Perec, Modiano, Raczymow
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Perec, Modiano, Raczymow
FAUX TITRE 315 Etudes de langue et littérature françaises publiées sous la direction de Keith Busby, M.J. Freeman, Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
Perec, Modiano, Raczymow La génération d’après et la mémoire de la Shoah
Annelise Schulte Nordholt
AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2008
Photographies couverture : Portrait de Georges Perec (juin 1978) par Anne de Brunhoff, © Anne de Brunhoff & Ela Bienenfeld. Portrait de Patrick Modiano (2001) par Jacques Sassier, © Gallimard. Portrait d’Henri Raczymow, propriété de l’auteur. Carte : Ménilmontant, Paris 20ème, ± 1970, avec l’autorisation de la Broer Map Library. Maquette couverture : Aart Jan Bergshoeff The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents Requirements for permanence’. ISBN: 978-90-420-2412-0 © Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2008 Printed in The Netherlands
A Hannie Wolff, à Marianne Willems-Hendrix, à ma grand-mère, aux rescapés
Table des matières
Remerciements
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Avant-propos
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Prologue Perspectives historiques, psychanalytiques et littéraires
23
1. Perspectives historiques : la résurgence de la mémoire 2. Perspectives psychanalytiques : mémoire et traumatisme 3. Perspectives littéraires I : la nouvelle littérature juive des années 80 4. Perspectives littéraires II : de la mémoire absente à une poétique de l’absence
23 29 39 45
Première partie Témoignage et fiction Chapitre 1 Un témoin qui n’a rien vu. Georges Perec : Un homme qui dort 1. Une exploration du sommeil ? 2. L’intertexte Proust 3. L’indifférence se déclare 4. L’inscription de l’autobiographie dans l’espace et dans les choses 5. La mise en scène de la répétition 6. Le périple de l’homme qui dort 7. « Tu n’as rien appris, tu ne saurais témoigner »
59 59 62 65 67 72 77 85
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Perec, Modiano, Raczymow
Chapitre 2 Le témoignage par le biais de la fiction. Patrick Modiano : Dora Bruder
91
1. « Ma mémoire précédait ma naissance » 2. « Avec Serge Klarsfeld contre l’oubli » 3. La structure temporelle de Dora Bruder 4. La figure du narrateur : (auto)biographe et romancier 5. W ou le souvenir d’enfance comme intertexte de Dora Bruder 6. Identification et distance
91 93 99 104 115 124
Chapitre 3 Ni victime ni témoin. Henri Raczymow et la difficulté d’écrire la Shoah
129
1. Un homme assis dans une chambre vide : La saisie 2. « La mémoire trouée »: Contes d’exil et d’oubli 3. Un cri sans voix 3.1. Esther et Matthieu 3.2. Les figures de la focalisation 3.3. La Shoah : le blanc, la solution de continuité 3.4. Sauver les noms ?
130 136 141 143 145 149 153
Seconde partie Ecrire le lieu
Chapitre 4 Un univers disparu
161
1. Le paradoxe des lieux 2. Un « semblant de shtetl » 3. Perec et la rue Vilin 4. Modiano : L’introuvable place de l’étoile
161 164 167 183
Table des matières
Chapitre 5 La mémoire absente
9
187
1. Retourner Proust ? 2. Perec, Modiano, Raczymow et l’utopie de l’enfance proustienne 3. Figures de l’oubli 4. Le devoir de mémoire 5. Le travail de la mémoire
190 194 198 201
Chapitre 6 Une remémoration qui passe par les lieux : Rue des boutiques obscures et W ou le souvenir d’enfance
213
1. Romans du père et de la mère ? 2. Une identité duelle 3. De l’amnésie à l’invention d’une mémoire 3.1. Le recours aux documents 3.2. Le recours aux lieux 3.3. Retour à la continuité ?
215 220 223 225 227 241
Chapitre 7 Ecrire l’espace
247
1. L’appartement 1.1. Un espace inutile (Perec, Espèces d’espaces) 1.2. Avant le déluge (Raczymow, Avant le déluge) 1.3. 15 Quai Conti (Modiano, Livret de famille) 2. Le quartier 3. La ville 3.1. Perec ou le lieu improbable (Espèces d’espaces) 3.2. Le Paris littéraire et intime de Raczymow 3.3. Modiano ou la topographie d’une double dérive (Accident nocturne)
188
249 249 253 257 263 273 274 275 276
10
Perec, Modiano, Raczymow
Epilogue Autobiographie et photographie
287
1. La quête autobiographique chez Perec, Modiano et Raczymow 2. La photographie : revivre ou remémorer le passé ? 3. Le livre de photographie : mémorial et autobiographie
289 294 304
Bibliographie
321
Remerciements
Au terme de ce travail, je tiens à remercier tout d’abord l’Académie Royale Néerlandaise des Sciences et des Arts, qui a généreusement soutenu ma recherche pendant cinq ans en m’accordant un poste de « Akademie Onderzoeker ». Merci aussi au Département de Langue et de Littérature française de l’Université de Leyde qui, en la personne du regretté Evert van der Starre, Professeur émérite de Littérature française, et de Paul Smith, son successeur, a favorisé et facilité cette recherche de multiples manières. Ce livre a pour origine une multitude d’autres livres, mais tout particulièrement l’essai Vervolging, vernietiging, literatuur du regretté Sem Dresden, Professeur émérite de Littérature française et générale à l’Université de Leyde, qui, depuis ma vingtième année, m’a honorée de son amitié et de ses conseils. Conjointement, au cours de cette recherche, j’ai pu bénéficier du contact fréquent avec quelques collègues, proches ou lointains, spécialistes en la matière : Elrud Ibsch, Manet van Montfrans et Efraïm Sicher, que je remercie de leur intérêt et de leur sollicitude. Chemin faisant, j’ai eu l’immense chance de rencontrer Henri Raczymow, qui m’a accordé son soutien constant et sa sollicitude, ce qui a beaucoup enrichi cette recherche. Un grand merci ! Merci aussi, en ordre alphabétique, à Ernst van Alphen, Geoffrey Hartman, Marianne Hirsch, Steven Jaron, Alan Morris, Susan Rubin Suleiman, Katarzyna Thiel-Janczuk et Froma Zeitlin qui, tous, à un moment ou à un autre, m’ont fait bénéficier de leur apport essentiel à cette recherche. Merci à l’Association Georges Perec qui, en la personne de Danielle Constantin et de Marcel Bénabou, m’a grâcieusement ouvert l’accès et au fonds documentaire et au séminaire de l’Association. Merci enfin à mon amie et collègue Christa Stevens, qui a bien voulu se charger de la mise en page.
Avant-propos
Si aujourd’hui, plus de soixante ans après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, on tente de survoler les textes littéraires d’expression française qui, de 1945 à nos jours, ont été consacrés à la mémoire de la Shoah, on est impressionné par la richesse de l’ensemble. Mais si, dans un premier temps, on s’en tient à la littérature de témoignage, écrite dans les années 50 et 60 par les survivants des camps, saurait-on parler d’une « mémoire de la Shoah » ? Chez les témoins de l’immédiat après-guerre, comme David Rousset, Robert Antelme et Charlotte Delbo, on ne trouve en effet ni le terme de « Shoah » ni la notion d’un génocide du peuple juif, du moins considéré comme un phénomène à part, différent de la mise à mort généralisée qui eut lieu dans les camps. Et pour cause : à l’exception d’Elie Wiesel, cette première littérature de témoignage fut surtout le fait de détenus politiques – communistes pour la plupart – qui tentèrent de démonter les mécanismes de « l’univers concentrationnaire ». Certes, leurs impressionnants témoignages contribuèrent à la prise de conscience générale de l’horreur des camps mais, comme l’a montré Annette Wieviorka, dans l’esprit du public, camps de concentration et camps d’extermination ont longtemps été confondus et, pour de multiples raisons, une mémoire spécifiquement juive des persécutions et des déportations tarda à se mettre en place1. Ce n’est que dans les années 70 que l’on peut parler d’une « mémoire de la Shoah » (le terme de « Shoah » n’apparaîtra d’ailleurs en France qu’en 1985, avec la diffusion du film homonyme de Claude Lanzmann) au sens d’une mémoire distincte de celle de Vichy ou plus généralement de la Seconde Guerre Mondiale. En effet, on voit alors deux phénomènes parallèles en France. D’une part, trente ans après les premiers témoignages, on voit une seconde série de textes, longuement retardée, de la part des survivants. Il s’agit en prévalence de ceux qui étaient fort jeunes pendant la guerre, des 1 Cf. A. Wieviorka, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Plon, 1992. Sauf indication contraire le lieu de publication est Paris.
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Perec, Modiano, Raczymow
survivants-enfants, comme Sarah Kofman, Marcel Cohen ou Georges Perec2. En même temps, et surtout, on assiste à la venue à l’écriture des enfants de survivants, de la deuxième génération, avec leur problématique spécifique : leur quête du passé – tout autant celui de la Shoah que celui, plus lointain, d’une culture juive disparue – est d’autant plus acharnée que ce passé est hors de portée pour eux, qui sont nés après. Longtemps, ils ont eu le sentiment que leurs aînés – les véritables témoins, les survivants – leur déniaient tout droit à la parole. En effet, de quoi pouvaient-ils témoigner, eux qui ne sont « ni victime, ni rescapé, ni témoin de l’événement »3 ? Aussi leur droit à la parole fut-il loin d’être un fait acquis. Aujourd’hui, on s’accorde sur le fait que, sans être des témoins oculaires, ils sont « témoins des témoins »4 (des survivants, leurs aînés, qui souvent n’ont pu parler). Mais aussi, enfin, témoins d’eux-mêmes, de la mémoire bien particulière qui est la leur. A la différence de leurs aînés qui, si on excepte de grands romanciers comme Schwarz-Bart ou Gary, s’interdisaient la fiction, ils (ou elles) font œuvre d’imagination. Ainsi, certains de leurs romans ont tenté de répondre au vœu exprimé par une survivante de Ravensbrück, au terme de son témoignage : « C’est au romancier qu’il faudrait faire appel pour orchestrer le schème de tragédie, pour faire des coupes en profondeur qui mettraient le lecteur, ne fût-ce que pour un instant, dans cette ambiance de fatigue, d’oppression et de crainte, dans ce jeu alterné de la lassitude, du dégoût et de l’attachement forcené à la vie. Le tableau serait peut-être plus diffus, mais aussi plus véridique ; moins complet, mais tellement plus émouvant. Seul un récit qui serait une œuvre d’art saurait restituer, dans son évocation ramassée et poignante, ce que fut véritablement notre existence en enfer. »5 Si on se limite cette fois à l’ensemble de textes d’expression française qui, des années 70 à nos jours, ont été consacrés à la 2
Il faut se rendre compte que Wiesel et Schwarz-Bart, tous deux nés en 1928, font également partie de cet ensemble, ce que peu de commentateurs ont remarqué. On voit combien les limites entre les générations sont fluides en réalité. 3 Henri Raczymow, « La mémoire trouée », Pardès 3, 1986, p. 180. 4 L’expression vient de Shoshana Felman : « a witness to the trauma witness », in Shoshana Felman & Dori Laub, Testimony. Crises of witnessing in Literature, Psychoanalysis and History, Londres, Routledge 1992, p. 58. 5 Elisabeth Will, « Ravensbrück et ses commandos », in De l’Université aux camps de concentration. Témoignages strasbourgeois, Strasbourg, La Faculté des Lettres de l’Université de Strasbourg, et Paris, Les Belles Lettres, 1947, p. 382.
Avant-propos
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mémoire de la Shoah, on s’aperçoit que, loin de tarir, cet ensemble ne cesse de grandir et de s’enrichir. A la voix des enfants de survivants, nés peu après la guerre, s’est ajoutée aujourd’hui celle des petitsenfants des survivants, comme Marianne Rubinstein dont le reportage, Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin6, a récemment suscité l’intérêt du public. Parallèlement, les années 80 ont vu une floraison de romans de jeunes écrivains d’origine ashkénaze ou séfarade à forte dimension identitaire 7 . La présente étude ne prétend pas faire la synthèse de ce vaste ensemble, mais se concentre sur trois auteurs : Perec, Modiano et Raczymow. Elle les réunit sous l’égide de la « mémoire de la Shoah » et de la « génération d’après ». Comme on sait, La génération d’après (1971) est le titre d’un film de Robert Bober sur les enfants cachés, sur les survivants-enfants. Comme Bober, Perec (né en 1936) fait partie de ce groupe. En reprenant le terme de « génération d’après » dans le présent ouvrage, je veux cependant lui donner un sens plus large, qui enveloppe à la fois les survivants-enfants et les enfants des survivants. Cela me permettra, tout en attestant la différence entre leurs expériences respectives, de dégager l’expérience commune qui relie l’œuvre de Perec à celles de Modiano et de Raczymow – celle d’une mémoire absente – et leur proximité par rapport à une poétique de l’absence qui vient tout droit des recherches formelles des années 60-70. Certes, les quelques critiques qui, jusqu’ici, se sont occupés des survivants-enfants, ont clairement montré que ceux-ci forment une catégorie à part, qui se situe à cheval entre la première et la deuxième génération. Steven Jaron, qui a consacré plusieurs articles aux œuvres littéraires des survivants-enfants en langue française, les désigne comme « la génération liminale » 8 . Leur condition est celle de « l’entre-deux » : entre la première et la deuxième génération, entre l’enfance et l’adolescence, entre le judaïsme et le christianisme, entre la mémoire et l’histoire, entre la fiction et l’historiographie »9. Susan Rubin Suleiman soutient la même thèse, en désignant les survivantsenfants comme « la génération 1,5 » : ils sont « trop jeunes pour avoir
6
Verticales/Le Seuil, 2002. Cf. Prologue, § 3. 8 Steven Jaron, « Autobiography and the Holocaust. An examination of the liminal generation in France », French Studies, vol. LVI, no. 2, Avril 2002, pp. 207-219. 9 Ibid., p. 209. 7
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Perec, Modiano, Raczymow
une compréhension adulte de ce qui leur arrivait mais assez âgés pour avoir été là pendant la persécution nazie des Juifs »10. La différence essentielle entre ceux qui sont nés après, comme Modiano et Raczymow, et ceux qui sont nés peu avant comme Perec, reste en effet que les derniers ont une expérience vécue, directe, des événements, alors que les premiers portent le lourd héritage d’une expérience qui n’a pu être vécue qu’indirectement, par le biais de la mémoire des survivants et des images. Pourtant, cette différence n’est pas aussi tranchée qu’il le semble ; en effet, les survivants-enfants ont vécu l’Occupation « avant la formation d’une identité stable »11, à un âge tendre où ils ne pouvaient vivre consciemment les événements, leur accorder une place par la réflexion. Certes, cela vaut dans une certaine mesure pour tous les survivants, adultes et enfants, qui furent traumatisés par les événements. Mais chez les enfants, le risque de demeurer traumatisé est beaucoup plus grand que chez les adultes. Chez Perec par exemple, le traumatisme enfantin causé par la séparation de la mère et par son expérience d’enfant caché s’est traduit par un effacement radical du passé. De l’avant-guerre, il ne conserve que des images fragmentaires et répétitives. A cause de ce blanc dans sa mémoire, on peut dire que Perec était là mais en même temps qu’il ne l’était pas, n’ayant pas vécu consciemment les événements. Il est un témoin absent et dans cette mesure, son expérience est comparable à celle de Modiano ou Raczymow. Même si les différences entre la génération liminale et la deuxième génération sont importantes, ils partagent donc l’expérience de l’absence et de l’après : par rapport à la première génération, celle des témoins des camps, ils viennent après, selon la formule de cet autre survivant-enfant, George Steiner : « we who come after »12. Ce terme de Steiner indique bien la condition des trois écrivains qui sont au centre de cet essai : absents de la scène, ils écrivent plus tard, après les témoins, dans un sens non seulement chronologique, mais aussi au sens où, dans leurs textes, ils dialoguent subrepticement ou ouver-
10 S. Rubin Suleiman, « The 1.5 Generation : Thinking about Child Survivors and the Holocaust », American Imago, vol. 59, no. 3, Automne 2002, p. 277. Cf. aussi son livre Crises of Memory and the Second World War, Cambridge MA, Harvard University Press, 2006. 11 Suleiman, art. cit., ibid. 12 G. Steiner, Language and silence, Londres, Faber and Faber, 1985, p. 189.
Avant-propos
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tement avec les livres des grands témoins13. Pour demeurer dans cette terminologie de l’après, leur mémoire est une « postmémoire », selon le terme forgé par Marianne Hirsch. Pour Hirsch, le terme s’applique uniquement à la deuxième génération, ceux qui sont nés après 45, mais on pourrait en étendre le sens à la « génération liminale » de Perec. La postmémoire est « vicarious and belated »14 . Elle est une mémoire retardée, différée, qui ne surgit qu’après coup, à propos d’événements que le sujet n’a pas vécu lui-même ou qu’il a refoulés ; il s’agit d’une mémoire par procuration (« vicarious ») car elle est empruntée aux récits des autres : « La postmémoire est l’expérience de ceux qui ont grandi dans la domination de récits d’avant leur naissance. Leurs propres récits différés sont évincés par les récits des générations précédentes et déterminés par des événements traumatiques qui ne sauraient être pleinement compris ni remémorés. »15 Le concept de postmémoire, par sa dimension imaginative et créatrice, se révèle extrêmement fécond pour la littérature. En effet si la postmémoire a son origine dans les récits des survivants, elle est à son tour productrice de récits et d’œuvres d’imagination : « elle crée lorsqu’elle ne peut recouvrir ; elle imagine ce qu’elle ne peut remémorer »16. Cette dimension de fiction, d’imagination est aussi ce qui distingue la littérature de la génération d’après de la littérature de témoignage, et ce qui rend celle-ci d’autant plus intéressante du point de vue littéraire. Pour Marianne Hirsch, la postmémoire est une mémoire « pleine » : « Le Czernowitz de ma postmémoire est une ville imaginaire, mais cela rend [l’image que j’en ai] non moins présente, non moins vivante et non moins fidèle. »17 Si pour elle, « il y avait parfois trop de récits » qui lui étaient transmis, c’est tout le contraire pour Perec, Raczymow et Modiano. Pour eux, l’expérience de l’après est celle d’une « mémoire absente » (le terme est de Raczymow), d’un rapport incontournable à un passé disparu, et transmis peu ou prou par 13 Je ne souscris pas l’opinion de Steiner selon laquelle seuls ceux qui « étaient là », ceux qui ont survécu aux camps, auraient droit à la parole (parole qui en plus se devrait d’être pénétrée de silence). 14 Marianne Hirsch, « Surviving Images: Holocaust Photographs and the Work of Postmemory », The Yale Journal of Criticism, vol. 14, nr. 1, 2001, p. 9. 15 M. Hirsch, « Past Lives: Postmemories in Exile », Poetics Today 17: 4, hiver 1996, p. 662; ma traduction. 16 Hirsch, ibid., p. 664. 17 Hirsch, ibid.
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Perec, Modiano, Raczymow
les survivants18. Cette mémoire absente est un premier élément qui relie en profondeur les œuvres de Perec, de Modiano et de Raczymow, et dont je développerai les différentes variantes. Mais il y a un autre élément fondamental qui fait que leurs œuvres sont proches. C’est la conception de l’écriture – et les pratiques d’écriture – qui résultent de cette mémoire absente. En effet, parce que déterminées par un vide, par une absence, autour duquel elles se sont construites, ces trois œuvres se sentent une affinité avec les recherches d’une modernité typiquement française qui, depuis Mallarmé et même Flaubert (le fameux « livre sur rien »), en passant par Proust, Blanchot, Oulipo ou le Nouveau Roman, a fait de l’écriture une expérience propre, qui crée, présente son propre univers imaginaire au lieu de représenter la réalité. Quels sont les rapports respectifs de Perec, de Modiano et de Raczymow à cette modernité ? Certes, c’est à Oulipo (dans le cas de Perec) et au Nouveau Roman (dans le cas de Raczymow) qu’ils doivent leur orientation première, mais dans un second temps, l’incursion de l’Histoire transformera cette orientation première, et les procédés formels de la modernité seront mis au service d’une entreprise tout à fait originale. Si l’on considère les travaux de recherche sur la « littérature de la Shoah » de langue française, on aperçoit un net décalage entre la France et l’étranger. Longtemps, c’est surtout à l’étranger que cette littérature semble susciter l’intérêt des chercheurs. La première étude systématique sur la question fut celle de Cynthia Haft, qui prétend à l’exhaustivité et propose une bibliographie étendue19. Comme l’indique le titre de son ouvrage, en ces années 70, il s’agit encore et surtout d’une mémoire des camps, donc de la littérature de témoignage, toutes provenances confondues. Suit, aux Etats-Unis surtout, pendant les années 80, un véritable déferlement d’études sur ce qui s’appellera désormais la « Holocaust literature ». Ouvrages de référence qui non seulement étudient cette littérature dans une perspective internationale, mais qui, en conjonction le plus souvent avec la « théorie du trauma » revisitée, proposent également une réflexion approfondie sur les présupposés théoriques d’une telle littérature. Je ne fais ici que mentionner le recueil collectif de Berel Lang et les études de James E. Young, Geoffrey Hartman, Sidra Dekoven Ezrahi, Allan L. Berger et 18
Je développerai plus amplement cette notion dans le Prologue, § 4. The theme of nazi concentration camps in French literature, La Haye, Mouton, 1973. 19
Avant-propos
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Dominick LaCapra20. Ces ouvrages cependant se consacrent majoritairement à la littérature d’expression anglo-saxonne. En même temps, quelques rares ouvrages, souvent publiés hors de France, et parfois même en anglais (ce qui diminue sérieusement leur réception en France), se consacrent entièrement ou partiellement à la littérature de la Shoah en langue française. Mentionnons, pour les années 80, le bel essai de Charlotte Wardi et les travaux d’Ellen Fine21. Dans les années 90, c’est en anglais que paraît le premier volume collectif qui, se concentrant sur la littérature de témoignage d’expression française, la situe dans le contexte de Vichy et de l’antisémitisme de souche française22. Les années 80 et 90 sont également l’époque où, aux EtatsUnis et en Israël, la problématique de la génération d’après se fait jour, ce qui donne lieu à de multiples travaux, sociologiques, psychologiques et littéraires23. La meilleure synthèse, à ce jour, de la littérature de la génération d’après est celle du volume collectif d’Efraim Sicher, Breaking Crystal, ouvrage qui considère cette littérature dans une perspective israélienne, opposant Israël à la diaspora24. En France, malgré la venue à l’écriture de la génération des enfants de survivants, la reconnaissance de la part des chercheurs se fait attendre. Ce n’est que depuis dix ans environ que la littérature de la génération d’après commence à susciter un intérêt discret en milieu universitaire. La thèse de doctorat d’Anny Dayan-Rosenman accorde une place importante à la génération d’après mais, à force de vouloir embrasser toute la littérature de la Shoah, l’ouvrage prend un caractère
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Cf. bibliographie. Charlotte Wardi, Le génocide dans la fiction romanesque, Presses universitaires de France, 1986 ; Ellen Fine : Legacy of Night. The literary universe of Elie Wiesel, Albany, State University of New York Press, 1982. 22 Lawrence D. Kritzman, éd., Auschwitz and After. Race, culture and the « Jewish Question » in France (Londres, Routledge, 1995). Les contributions de ce livre sont en prévalence américaines, ce qui étonne moins lorsqu’on songe que des historiens comme Robert Paxton et Zeev Sternhell, qui modifièrent profondément notre image de Vichy, étaient respectivement américain et israélien. 23 Cf. Prologue, § 2. La réception des recherches en prévalence américaines et israéliennes sur la psychologie des enfants de survivants a été faite notamment par Nathalie Zajde dans Enfants de survivants. La transmission du traumatisme chez les enfants des Juifs survivants de l’extermination, Odile Jacob, 1995. 24 Efraim Sicher, éd., Breaking Crystal. Writing and Memory after Auschwitz, Urbana and Chicago, University of Illinois Press, 1998. 21
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Perec, Modiano, Raczymow
un peu énumératif25. Signalons aussi toute une série de volumes collectifs et de numéros spéciaux de revue, où la littérature de la génération d’après en France est finalement étudiée dans sa spécificité26. Cependant – et c’est le danger qui guette toute recherche sur ce sujet – ces articles se bornent trop souvent à une étude monographique et thématique, sans prendre en compte les procédés formels et les choix théoriques de ces textes dans une perspective comparative. L’ambition de la présente étude est de considérer chacune des trois œuvres dans sa spécificité mais en même temps d’attester leurs rapports mutuels, parfois très étroits, notamment leur place respective dans le contexte des tendances modernistes des cinquante dernières années. Le plan de cet ouvrage est le suivant. Le Prologue a un double but : en esquissant les divers contextes de la littérature de la génération d’après – contexte historique, psychanalytique et littéraire – il donne également un aperçu des différentes approches choisies. En effet, mon approche des œuvres de Perec, de Modiano et de Raczymow ne saurait être exclusivement littéraire. Il faut également garder à l’esprit le moment historique très particulier où elles ont surgi : celle de la résurgence de la mémoire juive dans les années 70. Outre cette perspective historique, il est une autre perspective qui guidera cet ouvrage : c’est la perspective psychanalytique de réflexion sur le traumatisme et sur sa transmissibilité. Après ces perspectives générales, la première partie nous fera plonger en profondeur. Elle propose trois études monographiques qui s’attachent chacune à un seul roman – représentatif à mon sens – de l’auteur en question. C’est dans leur spécificité, et donc provisoirement sans souci comparatif que j’étudierai successivement Un homme qui dort de Perec (1967), Dora Bruder de Modiano (1997) et Un cri sans voix de Raczymow (1985). Afin de faciliter la comparaison, la seconde partie s’attache à une expérience-clef, commune aux trois œuvres, celle de l’espace devenu question. C’est la conscience d’une double perte, d’un double manque de l’espace : perte du lieu d’origine d’une part, avec la disparition de l’univers de la judéité d’Europe orientale, et d’autre part la conscience 25
Anny Dayan-Rosenman, Deuil, identité, écriture. Les traces de la Shoah dans la mémoire juive en Fance, thèse Paris VII, 1995, non publiée. 26 Notamment le volume du colloque de Cerisy de 1998, Vivre et écrire la mémoire de la Shoah. Littérature et psychanalyse, dir. par Charlotte Wardi & Perel Wilgowicz, Alliance Israélite Universelle, 2002.
Avant-propos
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du non-lieu qu’est l’univers concentrationnaire. Or la conscience aiguë de ces espaces à jamais absents va de pair, chez les trois auteurs, avec une véritable obsession de l’espace et des lieux parisiens. Comment comprendre ce mouvement paradoxal ? La topographie urbaine vient-elle suppléer aux lieux perdus ? Ou bien s’agit-il de la création d’un espace écrit, « encrage » plutôt qu’ancrage (pour reprendre le jeu de mots perecquien) capable de dire la disparition et la mémoire absente ?
Prologue
Perspectives historiques, psychanalytiques et littéraires
1965 : Les Choses de Georges Perec ; 1968 : La place de l’étoile de Patrick Modiano ; 1973 : La saisie de Henri Raczymow. En alignant ces simples dates, on s’aperçoit que tous trois, ces auteurs publient leur premier roman à une même époque, fin des années 60-début des années 70. Avant d’aborder leurs œuvres, il faut esquisser le contexte commun, la perspective dont elles naissent. Perspective historique commune d’abord : il s’agit de la résurgence de la mémoire de l’Occupation et de la Shoah, que ces œuvres contribueront à modeler. Perspective générationnelle aussi : c’est l’époque où, en s’appuyant sur la psychanalyse revisitée, les enfants de survivants prennent conscience d’une problématique commune, de l’existence d’une « deuxième génération », qui pourrait avoir hérité les traumatismes de ses parents. Enfin – et c’est la perspective qui compte le plus, pour un écrivain – il y a le contexte littéraire commun : celui d’une nouvelle littérature juive mais, plus fondamentalement, pour ces trois auteurs, le rapport aux recherches formelles des générations précédentes (Oulipo, Nouveau Roman, modernité sous toutes ses variantes).
1. Perspectives historiques : la résurgence de la mémoire Vers la fin des années 60, on voit en France une résurgence de la mémoire de l’Occupation et de la Shoah, que l’œuvre de Modiano notamment contribue à modeler. Sur le phénomène de cette résurgence, les historiens s’accordent désormais. Dans Le syndrome de Vichy (1987), Henry Rousso avait, le premier, avancé la thèse d’un oubli collectif, traumatique, de Vichy, dans les années 50 et 60, auquel aurait succédé, autour de 1970, après la mort de De Gaulle, le phéno-
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mène du « miroir brisé », c’est-à-dire de la démythification du mythe résistancialiste. Cette démythification conduisit à une prise de conscience de l’ampleur des déportations en France et de la Collaboration qui fut le fait d’une part importante de l’administration française. A partir de la seconde moitié des années 70, comme on sait, une suite d’« affaires » autour de fonctionnaires de l’administration de Vichy (Papon, Touvier, Darquier de Pellepoix, Bousquet) secouent la France ; en même temps, les publications historiques, littéraires et les productions cinématographiques s’accumulent : c’est la période que Rousso avait alors appelé « l’obsession », qui dure jusqu’à nos jours. C’est également l’époque d’une résurgence de la mémoire juive de la Seconde Guerre Mondiale, qui est fondamentalement une mémoire de la Shoah. Dans son ouvrage récent, Vichy. L’événement, la mémoire, l’histoire (2001), Rousso revient sur cette « anamnèse progressive de Vichy », qui dure depuis trente ans aujourd’hui, et tente de discerner ce qui caractérise en propre chaque décennie. Ainsi, après les années 70, marquées par la discussion sur les rapports entre Vichy et le « fascisme français », les années 80 sont à proprement dire la décennie de la résurgence d’une mémoire de la Shoah. Ce sont, dans le débat public, les années où la mémoire de la Seconde Guerre Mondiale va venir coïncider avec celle des persécutions antisémites et de la Shoah. En France comme dans le monde, il constate une « hégémonie de plus en plus nette de la mémoire du Génocide au regard d’autres catégories de victimes et d’autres lectures de la guerre. » 1 C’est également le constat d’un autre historien de la période, Pierre Nora, dans un très bel article qu’il consacre à la « Mémoire et identités juives dans la France contemporaine » : « la Shoah, à partir du milieu des années 1980, [devient] le pilier d’un type nouveau de religion séculière, le fondement de l’identité juive contemporaine. »2 Qu’il y ait une sacralisation de la Shoah, élevée au rang de critère moral universel, personne ne saurait le nier en voyant la « fièvre commémorative » 3 qui a marqué la création du Holocaust Memorial Museum de Washington, de nombreux monuments de 1
H. Rousso, Vichy. L’événement, la mémoire, l’histoire, Introduction, Gallimard, 2001, p. 42. 2 Pierre Nora, « Mémoire et identité juives dans la France contemporaine. Les grands déterminants », Le Débat, octobre 2004, p. 23. 3 Nora, art. cit., p. 25.
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commémoration, celui de Berlin notamment, et l’institution de nouvelles journées commémoratives, comme le 16 juillet en France4. Faut-il, comme Rousso, dénoncer cette vision morale de la Shoah comme pour le moins datée et susceptible de critique ? Peut-être, mais là n’est pas la question, dans notre perspective, car il faut faire une distinction nette entre cette mémoire nationale de l’Occupation et de la Shoah, dans l’opinion publique d’une part, et d’autre part la mémoire juive de la Shoah : phénomène parallèle chronologiquement, mais qui ne coïncide pas avec la première. Aussi faut-il critiquer et compléter la formule de Nora citée ci-dessus : à partir des années 80, la Shoah devient certes, dans la conscience nationale, en France comme ailleurs, « le pilier d’un type nouveau de religion séculière », mais devient-elle en même temps « le fondement de l’identité juive contemporaine » ? Il faut savoir que tout l’essai de Nora part du juste constat qu’aujourd’hui, « la mémoire et l’identité juives [ont] acquis une autonomie et une positivité spécifiques », autrement dit le constat d’une identité juive renouvelée. 5 Ce phénomène s’explique par une conjonction de facteurs, internationaux d’une part (depuis la Guerre des Six Jours à la Crise de Suez), nationaux de l’autre, comme l’arrivée massive en France des Juifs d’Afrique du Nord et, dans le sillage de Mai 68, le réveil des particularismes sociaux et régionaux6. Mais à l’intérieur de cette identité juive renouvelée, Nora distingue plusieurs composantes : non seulement ce que, d’une formule un peu malencontreuse, il appelle « la dimension génocidaire », mais encore la « dimension israélo-sioniste » et aussi « la dimension éthico-religieuse ». Par cette formule, il fait référence à tout le renouveau qui a lieu sur le plan de la spiritualité, de la pensée et de la littérature juives, en ces années 80. Identité composite donc, où la mémoire de la Shoah joue un rôle central certes, mais non exclusif. Voyons à présent d’un peu plus près cette résurgence d’une mémoire proprement juive de la Shoah, magistralement analysée par l’historienne Annette Wieviorka dans ses nombreux ouvrages. Dans Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, son ouvrage sur la perception collective de la Shoah dans la France de l’immédiat après-guerre (1944-1948), elle fait le même constat de la « présence 4 Depuis 1993, le 16 juillet est la « Journée nationale des persécutions racistes et antisémites commises sous Vichy ». 5 Nora, art. cit., p. 20. 6 Cf. Nora, art. cit., et Wieviorka, L’ère du témoin, Plon, 1998.
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obsédante du génocide des Juifs » depuis la fin des années 70. Pour expliquer ce phénomène, elle remonte à la période qui précède, qui enveloppe près d’une vingtaine d’années (de la fin des années 40 à la moitié des années 60) et constate, plus radicalement que Rousso, un « détournement de mémoire » : tout ce qui touche à Vichy et à la Collaboration tout autant qu’à la spécificité du génocide juif est frappé de tabou. Cependant, et c’est l’une des principales thèses du livre de Wieviorka, du côté des survivants, les toutes premières années après la Libération (1944-1948) furent celles non pas du silence, mais d’une masse de témoignages. Toutefois, s’adressant d’abord à la radio, ensuite à la presse et enfin aux éditeurs, les rescapés durent faire face à un intérêt vite épuisé et donc à un marché rapidement saturé. Suivent de longues années de silence et d’indifférence de la part du public, alors que les ouvrages sur la Résistance tiennent le dessus du pavé7. Les témoins d’ailleurs sentent très bien eux-mêmes cette immaturité de l’opinion : Charlotte Delbo par exemple, qui a écrit ses ouvrages dès 1946-47, mais ne les publie qu’à partir de 1966. L’espèce humaine de Robert Antelme paraît d’abord en 1947, Se questo è un uomo de Primo Levi la même année, mais les deux livres n’auront leur véritable impact que lors de leur seconde édition8. Ces grands témoins – Antelme, Levi, mais aussi Charlotte Delbo et Anna Langfus, qui publient leurs œuvres au cours des années 60 – sont très en avance sur une opinion publique qui longtemps refuse leur témoignage. Depuis 1945, pendant de longues années, la littérature de la Shoah et des camps se poursuit dans l’isolement, en retrait du domaine public ; elle anticipe sur l’évolution ultérieure de l’opinion, elle contribue à former celle-ci et surtout, nous le verrons, les grands témoignages serviront de modèles pour la nouvelle littérature de la Shoah qui naîtra autour de 1970. Pour que cette littérature soit entendue – celle des survivants comme celle de la génération d’après –, pour que le silence soit rompu, il faudra, en France comme ailleurs, un tournant au niveau de la conscience : il faudra l’avènement de ce que Wieviorka nomme « l’ère du témoin ». Il s’agit là d’abord d’un phénomène international. Comme elle le montre dans L’ère du témoin (1998), le silence sera définitivement rompu en 1961, avec le procès Eichmann. Avec ses 7 8
Cf. Rousso, Le syndrome de Vichy, I, chap. 2. 1978 pour Antelme, 1956 pour la seconde édition italienne de Primo Levi.
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cent onze témoignages, ce procès marque « l’avènement du témoin ».9 C’est le premier procès à être entièrement construit sur les témoignages des survivants : masse de témoignages qui fait qu’Eichmann luimême est plus ou moins évincé de la scène, en faveur de la « leçon d’histoire »10 que le procès veut donner aux nouvelles générations, en Israël comme ailleurs. Grâce à la télévision, cette « leçon » sera largement diffusée dans le monde entier, ce qui est également une nouveauté à l’époque. Ainsi, le procès Eichmann ouvre une nouvelle ère, celle du témoin. Au terme de plus de quinze années de silence, il a « libéré la parole des témoins »11, il a ouvert la voie à une deuxième vague de témoignages, audiovisuels pour la plupart, comme ceux qui sont recueillis par la Fondation des Archives Fortunoff de l’Université de Yale, aux Etats-Unis ou, à partir des années 90, par le vaste projet de Steven Spielberg, Survivors of the Shoah Visual History Foundation. En France, l’ère du témoin commence au début des années 80, avec la capture de Barbie (1983) et son procès (1987) qui, au niveau national, se veut une leçon d’histoire comparable à celle du procès Eichmann12. Elle se poursuit avec la création de l’antenne française des Archives Fortunoff, par Annette Wieviorka, en 199013. Parallèlement, la sensibilisation du public à la mémoire de la Shoah se poursuit de mille manières, fort diverses comme la diffusion de la série télévisée Holocaust en 197814 mais aussi du grand film de Lanzmann, Shoah (1985). 1978 est également l’année où Serge Klarsfeld et son équipe publient le Mémorial de la Déportation des Juifs de France, premier d’une longue série d’ouvrages qui archivent et publient les données biographiques essentielles des déportés juifs, adultes et enfants. Nous verrons l’impact qu’auront ces mémoriaux sur Patrick Modiano et le rôle qu’ils ont joué dans l’enquête de Dora Bruder. A la fin des années 60, et au cours des deux décennies qui vont suivre, grâce à l’avènement de « l’ère du témoin », la mémoire juive de la Shoah va enfin pouvoir se faire entendre. Comment caractériser cette mémoire ? Pour les survivants, la Shoah est « un 9
Pour ce qui suit, cf. Annette Wieviorka, L’ère du témoin, op. cit. Wieviorka, op. cit., p. 82. 11 Ibid., p. 117. 12 Sur Barbie, cf. Rousso, op. cit. p. 229-248. 13 A. Wieviorka, L’ère du témoin, op. cit., p. 97, note 2. 14 Sur l’impact de Holocaust, cf. Rousso, op. cit., p. 170. 10
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passé qui ne passe pas », pour reprendre le titre d’un autre ouvrage de Henry Rousso et Eric Conan sur la mémoire de Vichy15. « Un passé qui ne passe pas » : en grammaire, c’est la définition bien connue de l’imparfait, le temps d’un passé dont les conséquences se font encore sentir aujourd’hui. L’imparfait : le temps du traumatisme, de la performance répétée, obsessive, d’un événement du passé qui ne finit pas de nous travailler, dans un travail du deuil qui demeure imparfait dans tous les sens du terme. Si l’un des caractères essentiels du traumatisme, c’est d’être différé, de demeurer longtemps enfoui dans les profondeurs de l’inconscient, pour n’affleurer à la conscience qu’après un long laps de temps, cela explique pourquoi certains survivants n’ont pu prendre la parole que des dizaines d’années plus tard. 16 C’est le cas de Sarah Kofman qui, après plus de quarante années, a parlé de la déportation de son père dans Paroles suffoquées17, et de ses propres années d’enfant caché dans son récit Rue Ordener rue Labat18. Au moment où elle écrit ces deux ouvrages, elle a déjà écrit presque toute son œuvre philosophique, où son passé n’intervient que par des voies obliques. Autour de 1970, il y eut donc plusieurs mouvements très différents qui coïncidèrent et qui vinrent se renforcer, et c’est ce qui explique l’émergence d’une nouvelle mémoire de la Shoah. D’une part, au niveau national, le « miroir brisé » et « l’anamnèse progressive » du rôle joué par Vichy dans les persécutions, tel que le décrit Rousso. D’autre part, au niveau plus particulier de la mémoire juive de la Shoah, il y a ce qu’on pourrait appeler un deuxième élan, beaucoup plus incisif que le premier. Or cet élan est double. La deuxième série de témoignages de la part des survivants, dans les années 70 et 80, coïncide en effet avec l’accès à l’âge adulte et la venue à l’écriture des nouvelles générations, qui apportent un renouveau de la culture et de la littérature juives19.
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Vichy. Un passé qui ne passe pas, Fayard, 1994. Cf. plus loin § 2. 17 Galilée, 1987. 18 Galilée, 1994. 19 Sur tout ce contexte historique et la naissance d’une nouvelle conscience juive, cf. L. Kritzman (réd.), Auschwitz and After, op. cit. 16
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2. Perspectives psychanalytiques : mémoire et traumatisme Le schéma de Rousso (où il est question de « syndrome de Vichy », de retour du refoulé) mais aussi la réflexion récente sur la « mémoire de la Shoah », en Europe mais surtout aux Etats-Unis : tous ces éléments doivent beaucoup à Freud et à la psychanalyse, en particulier à la théorie freudienne du traumatisme, récemment revisitée et ré-élaborée par des historiens, des philosophes et des chercheurs dans le domaine des arts visuels et de la littérature. La théorie du traumatisme est devenue une perspective théorique indispensable, également dans les études littéraires, qu’elles concernent la littérature de témoignage ou celle de la génération d’après. Dans le prolongement de Freud, Geoffrey Hartman rappelle que le traumatisme se compose de deux éléments essentiellement contradictoires. Il y a d’un côté l’événement traumatique : un événement si incisif, si blessant qu’il n’a pu être vécu consciemment, être « reçu » par l’appareil psychique. C’est une expérience ou un événement manqué, c’est pourquoi il ne saurait être volontairement remémoré : le sujet ne conserve aucun souvenir du traumatisme. Cependant, l’événement a été enregistré, il en reste des « traces mnésiques » 20 et leur manifestation, dans « une sorte de mémoire de l’événement », constitue l’autre versant du traumatisme21. Hallucinations répétées, flashes, rêves, idées ou conduites, ces manifestations du traumatisme ont deux caractéristiques communes : leur caractère tardif, retardé – on le sait depuis les travaux de Freud sur les victimes de la Première Guerre Mondiale, les troubles ne se manifestent qu’après coup, après une période plus ou moins longue de latence – et leur caractère répétitif, obsessif. Dans un article antérieur à la Première Guerre Mondiale, « Remémoration, répétition et perlaboration » (1914), Freud avait désigné cet ensemble de manifestations traumatiques par le terme de « mise en acte » (Agieren), universellement adopté aujourd’hui (c’est le acting out ou re-enactment anglo-saxon). Celui 20
« [...] tous les processus d’excitation qui se produisent dans les autres systèmes y [dans la conscience] laissent des traces durables qui constituent le fondement de la mémoire, donc des restes mnésiques qui n’ont rien à faire avec le fait de devenir conscients », Freud, Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, Lausanne, Payot, 1981, p. 66. 21 G. Hartman, « On Traumatic Knowledge and Literary Studies », New Literary Theory, 26, 1995, p. 537.
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qui souffre d’une névrose obsessionnelle, dit-il, « n’a aucun souvenir de ce qu’il a oublié ou refoulé et ne fait que le traduire en actes. Ce n’est pas sous forme de souvenir que le fait oublié reparaît, mais sous forme d’action. Le malade répète évidemment cet acte sans savoir qu’il s’agit d’une répétition »22. Aussi, dans le prolongement de Freud, la plupart des théoriciens aujourd’hui font une distinction nette entre traumatisme et mémoire : dans le traumatisme, les images sont absolument claires et littérales, mais elles sont spontanées, elles ne peuvent être ni volontairement évoquées, ni refusées : elles sont subies par le survivant. Comme le formule Cathy Caruth, « être traumatisé c’est être possédé par une image ou un événement »23. Dès son article de 1914, Freud avait cherché, dans l’analyse, à faire face à la névrose obsessionnelle (ou à ce qu’il appellera plus tard le traumatisme) et c’est ici que surgit l’autre terme central de « perlaboration » ou celui, également employé en France, de « working-through » (Durcharbeitung) : c’est, selon la définition de Pontalis, le « processus par lequel l’analyse intègre une interprétation et surmonte les résistances qu’elle suscite. Il s’agirait là d’une sorte de travail psychique qui permet au sujet d’accepter certains éléments refoulés et de se dégager de l’emprise de mécanismes répétitifs. »24 Depuis Freud, la notion de perlaboration a été largement adoptée, aux Etats-Unis comme en France, pour désigner de multiples formes de prise de conscience du traumatisme, à l’intérieur aussi bien qu’à l’extérieur du cadre de l’analyse. Dans le contexte de la mémoire de la Shoah, elle a aussi été largement assimilée à cette autre notion freudienne, le « travail de deuil ». Dans plusieurs de ses publications, le théoricien Ernst van Alphen souligne à juste titre que depuis les années 80, il y a une évolution dans la manière dont le public perçoit, reçoit les diverses figurations de la Shoah dans la littérature. Après ce qu’on pourrait appeler l’ère de la représentation historique, où les genres documentaires (témoignages, journaux, mémoires) furent privilégiés, nous sommes à présent dans ce qu’on pourrait appeler l’ère de la visualité. 22 Freud, « Remémoration, répétition, perlaboration », in La technique psychanalytique, Presses Universitaires de France, 1981, p. 108. 23 Trauma. Explorations in Memory, Cathy Caruth ed., Chicago, The Johns Hopkins University Press, 1995, pp. 4-5. 24 J. Laplanche & J.-B. Pontalis, Vocabulaire de psychanalyse, Presses Universitaires de France, 2002, p. 305.
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Il ne s’agit pas là d’une prétendue dominance du visuel sur le verbal, mais du phénomène que des œuvres littéraires qui, loin de rendre compte après coup des événements, revivent et font revivre des aspects de la Shoah par des images obsédantes, traumatiques, sont devenues recevables auprès du public25. Phénomène qui semble lié à ce que Dominick LaCapra a appelé « the turn to trauma » (variante du « linguistic turn ») 26. C’est le cas de l’œuvre de plusieurs survivants, celle de Charlotte Delbo par exemple. Malgré le fait qu’elle ait attendu vingt ans avant de publier, dans les années 60, la trilogie Auschwitz et après, ces trois ouvrages n’ont véritablement été reçus par la critique et le public qu’à partir des années 80-90. Il en est de même des deux romans déjà mentionnés d’Anna Langfus, publiés au début des années 60 27 . Malgré le prix Goncourt attribué au second, Les bagages de sable, la réception de son œuvre reste longtemps confinée aux médias de la communauté juive, comme L’Arche, Pardès, Les Nouveaux Cahiers28. Dans Les bagages de sable, le récit sur la vie au jour le jour d’une jeune femme juive à Paris, aux lendemains de la Libération, est régulièrement interrompu par des hallucinations où son mari et ses parents déportés surgissent soudain à ses côtés, comme des êtres avec qui on converse et que le lecteur perçoit en première instance comme vivants : « Ils sont assis tous les trois, dans la pénombre, sur les deux chaises et sur mon lit. Ils tournent vers moi des visages vidés de toute expression – des masques préparés pour une éternelle attente. [...] Ils sont là, tous les trois, et comme ils ne cessent pas de me regarder, je répète : ‘Me voilà’ ».29 Dans la perception de la jeune femme et du lecteur, ces images obsessives du passé sont le seul présent. Pourtant, ni les livres de Charlotte Delbo ni ceux d’Anna Langfus ne sauraient être considérés comme pure figuration du traumatisme, de la névrose obsessionnelle. En effet la formule « figuration du traumatisme » est déjà une contradiction dans les 25
Cf. Ernst van Alphen, « Caught by images: on the role of visual imprints in Holocaust testimonies », Journal of Visual Culture, 2002, vol. 1 (2), pp. 205-221; cf. aussi son essai récent Schaduw en spel. Herbeleving, historisering en verbeelding van de Holocaust, Rotterdam, Nai Uitgevers, 2004. 26 D. LaCapra, Memory and History after Auschwitz, Ithaka NY, Cornell University Press, 1998, p. 23. 27 Le sel et le soufre (1960) et Les bagages de sable (1962). 28 Cf. la bibliographie fournie par le site internet www.up.univ-mrs.fr/oriental/bitton/ pages/notice/langfus.htm 29 Anna Langfus, Les bagages de sable, Gallimard, 1962, p. 10.
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termes, car le névrosé – le personnage de la jeune femme dans Bagages de sable – est muet, il n’exprime ni ne figure rien, il est enfermé dans ses images. En tant que narrateur par contre – et ce narrateur est une figure de l’auteur –, la jeune femme exprime bel et bien ses images obsessionnelles. Avec l’événement de l’écriture, la répétition compulsive d’images absolument particulières va de pair avec autre chose, avec ce qu’on pourrait appeler une « perlaboration » par et dans l’écriture. L’auteur de 1962 a pris conscience des résistances de la jeune femme de 1945-46. Pour ceux des écrivains de la première génération qui, comme Langfus, Delbo, ont tenté d’inscrire une trace du traumatisme dans leur écriture, la question est de savoir comment se fait cette inscription, comment elles arrivent à en faire un des enjeux de son œuvre ? C’est une des questions principales que je poserai à propos de Perec.
Traumatisme et deuxième génération Pour ce qui est des auteurs nés après, la question de la transmission du traumatisme se pose inévitablement. Est-ce que, et dans quelle mesure, les survivants ont transmis leur traumatisme à leurs enfants ? Et le cas échéant, ceux-ci souffrent-ils des mêmes maux que les survivants ? Les manifestations visibles du traumatisme – images obsédantes qui surgissent dans les cauchemars et dans le rêve éveillé, angoisses, conduites compulsives – seraient-elles transmissibles d’une génération à l’autre ? De nombreux psychiatres et psychologues, qui se basent sur du matériel clinique, tendent à l’affirmative. En France, Nathalie Zajde a fait une étude de cas qui la mène au constat suivant : « le fait traumatique perdure intact d’une génération à l’autre » 30 . Récemment, un groupe international de chercheurs a soutenu le contraire : « la transmission intergénérationnelle du traumatisme n’existe pas »31. Cependant, les diverses enquêtes sont difficilement 30
Enfants de survivants. La transmission du traumatisme chez les enfants des Juifs survivants de l’extermination nazie, op. cit., p. 123. Le corpus de Zajde est assez limité cependant. 31 Sagi, A., Van Ijzendoorn, M.H., Grossmann, K. e. a., Child Survivors – But not their Children – Suffer from Traumatic Holocaust Experiences, Haifa, University of Haifa (à paraître); une prépublication a eu lieu dans Van Ijzendoorn, M.H., « Drie generaties Holocaust ? », Amsterdam, Académie Royale des Sciences, 2002. Comme
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comparables entre elles, et ce n’est pas le lieu ici d’apporter une réponse définitive à une question aussi controversée. Il suffit de constater la présence insistante de cette problématique dans la littérature qui nous occupe : de manières fort différentes, la thématique de la transmission du traumatisme et de l’identification au passé surgit chez Raczymow comme chez Modiano. Aux Etats-Unis et ailleurs, depuis la fin des années 70, de plus en plus d’enfants de survivants se révélaient affectés par les traumatismes de leurs parents, et leurs expériences ont été décrites par les psychologues et les psychanalystes. Même si les romans de Raczymow et de Modiano sont bien loin de se résumer à cette problématique-là, il faut pourtant en dire un mot pour saisir le contexte de leur œuvre. La journaliste américaine Helen Epstein est l’une des pionnières dans ce domaine. Au cours des années 70, elle a interrogé des dizaines de Juifs américains de son âge, comme elle « obsédés par une histoire qu’ils n’ont pas vécue », et c’est grâce à ses travaux notamment qu’autour de 1980, la problématique de la deuxième génération est reconnue dans sa spécificité 32 . Dans le domaine psychologique comme dans le domaine littéraire ou artistique, les tenants de cette génération ont dû lutter, revendiquer leur légitimité et leur droit à la parole. A peu près à la même époque, en France, l’historienne Nadine Fresco publie son important essai « Diaspora des cendres », où elle fond huit récits anonymes d’enfants de survivants en un seul : approche tout à fait justifiée du fait que ces récits, mêlés au sien propre, forment « presque un seul récit », tellement leurs thèmes présentent de convergences.33 Un premier thème, bien connu, est celui de la nontransmission. C’est ce que Nadine Fresco appelle « l’emprise du silence ». Il s’agit du phénomène bien connu des parents qui ne parlent pas à leurs enfants de ce qui s’est passé, ou qui leur racontent une histoire filtrée, fragmentaire : « les morceaux choisis de la le titre anglais l’indique, cette enquête diffère des autres en ce qu’elle a pour objet les survivants-enfants et leurs descendants, et non les survivants qui ont vécu l’Occupation à l’âge adulte, et dont les enfants sont nés dans l’immédiat après-guerre. De plus, il s’agit d’un groupe de survivants-enfants qui a émigré en Israël peu après la Libération. 32 Helen Epstein, Children of the Holocaust. Conversations with Sons and Daughters of Survivors, New York, Putnam, 1979. 33 Nadine Fresco, « La diaspora des cendres », Nouvelle Revue de Psychanalyse, no. 24, Automne 1981, pp. 205-220.
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guerre » (209). Dans les deux cas, la guerre, la Shoah restent « le trou noir, béant, vertigineux d’années indicibles » (206). Lourdement traumatisés, les survivants sont dans l’impossibilité de parler d’une expérience qui pour eux demeure un interdit, un sujet-tabou, sur lequel il faut garder le silence non seulement pour épargner ces horreurs aux enfants, mais encore et surtout pour préserver un fragile équilibre psychologique. Quelles que soient les causes de ce silence, les enfants grandissent dans le « noir mystère d’avant leur naissance » (209). Dans les témoignages recueillis par Nadine Fresco, l’emprise du silence va de pair avec un sentiment d’exclusion par rapport au passé. Sans exception, les interviewés se sentent « les Juifs de l’après », des « Juifs posthumes » (215), des « Juifs retardataires » (211). C’est l’expérience que résume l’expression de Raczymow déjà citée, celle « d’avoir raté un train ». Devant le sentiment que l’essentiel, le tout-déterminant a eu lieu avant leur naissance, ils vivent dans « l’intense frustration qui découlait pour eux et de l’impossibilité de s’identifier aux victimes et de la quasi-certitude de n’en jamais faire partie » (211). Cependant, préalablement à ce constat d’impossibilité, les enfants sont bel et bien exhortés par les parents à s’identifier avec les victimes. Et cette exhortation se fait, tacitement pour la plupart, dès la naissance, notamment en donnant à l’enfant le prénom de son frère ou de sa soeur déportés. Aux Etats-Unis, ces enfants sont appelés des « memorial candles » : ils sont littéralement des chandelles allumées à la mémoire de l’enfant déporté, qu’ils sont censés remplacer. Ils ont « l’impossible devoir de réparation d’une perte irréparable » (217). Pour les enfants des survivants, l’identification aux victimes est donc loin d’être un choix ; pour emprunter le terme heideggerien, ils sont d’emblée « jetés » dans cette situation, qui est pour eux incontournable. Jetés, menés à vivre une vie qui n’est pas la leur, une vie « par procuration » impossible à assumer (cf. 215216). Très souvent, la formation de leur personnalité propre et leur rapport aux parents s’en trouvent gravement troublés. Il importe de voir que la question du traumatisme ne se pose pas de la même manière pour les survivants que pour leurs enfants. Pour les premiers, la mise en acte du passé et la répétition d’images et de conduites peut être compulsive, incontournable, même si celles-ci se doublent, dans bien des cas, d’une perlaboration et d’un travail de deuil avancés. Chez ceux qui sont nés après, des formes extrêmes
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d’identification aux survivants ont été observées34. Celles-ci révèlent ce que Judith Kestenberg, dans ses travaux sur les enfants de survivants, a appelé la transposition : la tendance qu’ont ceux-ci à s’approprier les faits passés (qu’ils n’ont pas vécu) et à les revivre dans l’actuel35. Cependant, cette tendance à la transposition se double chez nombre d’entre eux de principes éthiques et esthétiques. Un aspect bien connu de la problématique de la deuxième génération est en effet qu’elle se sent moralement appelée à prendre sur elle les souffrances des aînés, jusqu’à les revivre dans l’imaginaire. D’autre part, plus les événements se font lointains, plus il devient nécessaire esthétiquement de recréer le passé dans le présent, « par des formes de mise en acte (modes of reenactment), même de réanimation par lesquelles le moi qui « n’était pas là » prend le rôle de présence active, directrice »36. La littérature, œuvre d’imagination, est évidemment une des voies royales d’une telle mise en acte ou transposition. Le roman en effet est éminemment apte à devenir une « lived performance », c’est-à-dire une représentation – au sens théâtral du terme – qui enveloppe également le lecteur/auditeur, en lui faisant revivre le passé37. Cependant, comme le souligne à juste titre le théoricien Dominick LaCapra, la tendance à la transposition et à la mise en acte peut prendre des proportions excessives, surtout si elle est le fait d’un écrivain né après. Dans Memory and History after Auschwitz, il fait une distinction nette entre deux formes de mémoire : la mémoire primaire et la mémoire secondaire. La mémoire primaire « appartient à une personne qui a vécu les événements et qui s’en souvient d’une 34
Dans The War After: Living with the Holocaust, (Londres, Minerva, 1996), Ann Karpf décrit comment elle a souffert d’un grave eczéma qui est selon elle le symptôme psychosomatique d’une détresse posttraumatique qu’elle a héritée de ses parents. Sur Ann Karpf, cf. Efraim Sicher, « Tancred’s Wound. From Repression to Symbolization of the Holocaust in Second Generation Narratives », Journal of Modern Jewish Studies, vol. 5, nr. 2, (section spéciale: Writing the Memory of the Shoah at the Turn of the Century, A. Schulte Nordholt éd.), juin 2006, pp. 189-201. 35 Cité par Nathalie Zajde, op. cit., p. 142. 36 Froma Zeitlin, « The Vicarious Witness. Belated Memory and Authorial Presence in Recent Holocaust Literature », History and Memory, vol. 10, no. 2, automne 1998, p. 6. 37 La postmémoire de Marianne Hirsch est aussi un tel « retrospective witnessing by adoption. It is a question of adopting the traumatic experiences – and thus also the memories – of others as experiences one might oneself have had, and of inscribing them into one’s own life story » (Hirsch, art. cit., 2001, p. 10).
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certaine manière », en prenant en compte des formes de déni, de refoulement et de suppression. La mémoire secondaire « est le résultat d’un travail critique sur la mémoire primaire ». Celui-ci peut être effectué par celui qui a vécu les événements ou bien par ce que LaCapra appelle un témoin secondaire, c’est-à-dire un analyste, un observateur. Les historiens appartiennent à cette catégorie, mais aussi les écrivains nés après38. On voit donc que la distinction entre mémoire primaire et secondaire ne recoupe nullement celle entre survivants et enfants de survivants. Un survivant peut parfaitement, au moyen d’une réflexion critique, transformer sa « mémoire primaire », traumatique, en une mémoire secondaire où la perlaboration rend possible le travail de deuil. C’est le cas par exemple de Saul Friedlaender, qui survécut comme enfant caché et devint plus tard l’historien qu’on sait39. Mais c’est le cas inverse qui nous intéresse ici : celui de l’écrivain ou de l’artiste né après qui pourtant s’identifie aux victimes jusqu’à devenir à son tour une « victime par procuration » (vicarious victim)40. Celui qui se limite à mettre infiniment en acte une mémoire primaire empruntée, tout en refusant toute réflexion, toute « mémoire secondaire », alors qu’il/elle est lui-même un témoin secondaire. Pour LaCapra, l’exemple-type d’une telle approche est le film Shoah de Claude Lanzmann, dont il fait la critique. Ce film de 9 heures et demie a été unanimement loué parce qu’il a pour sujet « non pas le génocide comme phénomène historique mais sa survivance et son inaltérable épaisseur dans le présent, dans la mémoire des témoins et des spectateurs » 41 . Or aux yeux de LaCapra, cette « épaisseur dans le présent » est justement ce qui en fait l’exemple par excellence de l’identification excessive avec les victimes, qui mène à un dangereux 38
Passage librement traduit d’après Dominick LaCapra, History and Memory After Auschwitz, op. cit., pp. 20-21. 39 Dans son article « Trauma, Transference and ‘Working Through’ in Writing the History of the Shoah », (History and Memory vol. 4, no. 1, Printemps-Eté 1992, p. 5155), Friedlaender élabore les formes concrètes que peut prendre la perlaboration en historiographie. 40 LaCapra, History and Memory after Auschwitz, op. cit., p. 124. 41 Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, op. cit., p. 272. Comme preuves de la sacralisation du film Shoah, on peut mentionner l’introduction de Simone de Beauvoir à l’édition en livre du script (Fayard, 1985) et Shoshana Felman, Testimony. Crises of witnessing in literature, psychoanalysis and history, Routledge 1992, ch. 7: « The return of the voice. Claude Lanzmann: Shoah ».
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transfert du traumatisme de ceux-ci sur le spectateur. Lanzmann, bien que né en 1925, n’est ni victime ni témoin des camps (il prend le maquis pendant la dernière année de l’Occupation42). Il n’a connu ni les camps de concentration ni les camps de la mort, or Shoah porte exclusivement sur ces derniers. Les témoins qu’il interroge sont les rares rescapés des chambres à gaz (membres des « Sonderkommando » notamment). Selon LaCapra, le film entier baigne dans une identification totale avec les victimes de cette expérience extrême. Une telle identification vise non pas à reconstruire l’expérience des camps – par des images d’archive par exemple – mais à « la réincarner, la revivre vraiment, dans une mise en acte compulsive du passé – en particulier de la souffrance traumatique qui lui fut propre – dans le présent »43. De là que le film consiste uniquement en témoignages de survivants : ceux-ci sont appelés, exhortés non à raconter mais à revivre, à « rejouer », si l’on ose dire, au sens théâtral du terme, la scène de leur déportation devant la caméra. Lanzmann en effet refuse que le témoignage prenne la forme du récit car alors la continuité entre présent et passé serait rétablie, or la Shoah telle qu’il la conçoit est le présent, un présent qui ne deviendra jamais passé, tant que les victimes seront là pour le répéter et le revivre sans fin. Pour LaCapra, la grandeur de ce film n’enlève rien au risque qu’il représente : celui de retraumatiser les victimes et, par un puissant transfert, de transformer en victimes les spectateurs et, plus généralement, toute la génération d’après-guerre. Loin de s’acharner à la mise en acte du traumatisme – à revivre et à répéter infiniment le traumatisme –, le témoin secondaire se doit de travailler à la perlaboration. Son empathie avec les victimes doit se limiter à « enregistrer un traumatisme atténué (muted trauma) et à le transmettre au lecteur ou au spectateur »44. Alors seulement, la mélancolie et la mise en acte peuvent être contrecarrées par des forces contraires, comme la réflexion et la perlaboration. En appelant historiens, artistes et écrivains à reconnaître les risques de la mise en acte du passé, LaCapra prend évidemment une position normative, prescriptive. Pour les écrivains, il est particulièrement difficile de 42
Données empruntées au lemme d’Annette Wieviorka sur C. Lanzmann dans Jacques Julliard & Michel Winock éds., Dictionnaire des intellectuels français. Les personnes, les lieux, les moments, Seuil, 2002, p. 817-818. 43 LaCapra, History and Memory, op. cit., p. 100, mes italiques. 44 LaCapra, op. cit., p. 135.
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répondre à un tel appel puisque l’imagination créatrice est au centre de leurs activités. La force propre de la littérature de la Shoah consiste justement dans cette capacité de recréer le passé, de susciter un instant l’illusion du présent. Cependant, la littérature dispose aussi de stratégies qui vont à l’encontre d’une identification totale: c’est ce qu’on pourrait appeler des procédés de médiation. La recherche de ce difficile équilibre entre recréation et médiation, entre mise en acte et perlaboration est un des éléments essentiels qui relient Perec, Modiano et Raczymow. Quels sont donc, dans les trois œuvres étudiées, les procédés d’immédiation autant que de médiation ? C’est là une des questions qui sera au centre du présent essai. Pour donner un exemple, il s’agit premièrement de l’autoréflexion, constante chez les trois auteurs. Comme le remarque Judith Klein, le métadiscours et l’autoréflexion sont une constante qui caractérise toute la littérature de la Shoah, celle des survivants comme celle de la génération d’après. Sans exception, ces auteurs s’interrogent sur le fonctionnement de la mémoire et sur l’oubli, sur l’écriture elle-même, sur sa possibilité ou impossibilité, jusqu’à douter du langage lui-même45. Cependant, si les survivants questionnent la possibilité et l’impossibilité de parler de la Shoah, leurs enfants posent plutôt la question de la légitimation de leur parole de témoins secondaires. Comme le formule Henri Raczymow : « Je ne pouvais pas, comme Elie Wiesel, poser la question : Comment parler ? Comment trouver les mots ? [...] Mais ma question était celle-ci : de quel droit parler, si l’on n’a été, comme c’est mon cas, ni victime, ni rescapé, ni témoin de l’événement ? »46 Le métadiscours sur l’écriture, nous le verrons, est très important dans le premier récit de Raczymow, La saisie, mais aussi dans Dora Bruder de Modiano et dans les fragments autobiographiques de W ou le souvenir d’enfance 47 . Un second exemple d’une telle procédure de médiation est le rapport intertextuel constant à la « littérature de témoignage ». La génération d’après se situe dans le prolongement de ses aînés. Antelme, Levi, 45
Judith Klein, Literatur und Genozid. Darstellungen der nationalsozialistischen Massenvernichtung in der französischen Literatur, Vienne-Cologne-Weimar, Böhlau Verlag, 1992, p. 166-174. 46 « La mémoire trouée », art. cit., p. 180. 47 On peut comparer le rôle du métadiscours ici avec une des propositions de S. Friedlaender pour l’historiographie, qui consiste à faire clairement entendre, au sein du discours historique, la voix du commentateur (« Trauma, Transference and Working Through », art.cit., p. 53).
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Rousset, Wiesel, la littérature des ghettos : c’est à eux que Perec, Raczymow et Modiano se mesurent et en même temps ils affirment leur indépendance.
3. Perspectives littéraires I : la nouvelle littérature juive des années 80-90 L’émergence des nouvelles générations, à partir de la seconde moitié des années 70, va de pair avec un important renouveau culturel et littéraire juif. Renouveau à la fois religieux et laïc. Bon nombre de jeunes Juifs, le plus souvent élevés sans beaucoup d’attaches avec le judaïsme, s’initient aux langues juives et aux grands textes de la tradition (ce qui résulte en une floraison de traductions du Talmud, du Zohar), inspirés par leurs aînés, par de grands penseurs juifs comme Levinas et Jacob Gordin48. Pour la plupart d’entre eux cependant, ce retour aux sources est intellectuel et culturel plutôt que religieux. Les jeunes tentent « de saisir l’envergure intellectuelle et universelle de la tradition juive », « sans pour autant redevenir orthodoxes »49. Ce renouveau des études religieuses n’est en fait qu’un aspect d’une effervescence qui se manifeste dans tous les secteurs de la culture juive : histoire, essai, cinéma, mais surtout littérature. En effet, les années 80 connurent un foisonnement littéraire sans précédent. En l’espace de quelques années, parut une multitude de romans à thématique juive, venant de jeunes auteurs inconnus pour la plupart, nés pendant ou juste après la guerre, tant ashkénazes que séfarades. Foisonnement tel qu’on parla un peu facilement, à un moment, d’un « roman juif français », ou même d’une « Ecole française du roman juif », en faisant le parallèle avec le roman juif américain des années 60-7050. Parallèle un peu rapide car cette nouvelle littérature juive ne formait nullement un ensemble homogène. Du côté ashkénaze, les enfants des survivants vivent leur avènement à 48
Sur la conversion des « maos » aux études religieuses, cf. Judith Friedlaender, Vilna on the Seine. Jewish Intellectuals in France since 1968, New Haven/Londres, Yale University Press, 1990. 49 « Le volcan juif », table ronde avec Shmuel Trigano, Charles Mopsik et Alain Finkielkraut, Libération du 22-23 décembre 1984, pp. 31-32. 50 Dans « Aujourd’hui, le roman juif ? », Traces no. 3, 1980, p. 71, Henri Raczymow cite et fait la critique de ce terme.
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l’écriture : fils ou petits-fils d’immigrants d’Europe de l’Est, Henri Raczymow, Guy Konopnicki, Myriam Anissimov, Paul Fuks, Claude Gutman et, à partir des années 90, Cécile Wajsbrot se ressourcent à la « yiddishkeit » de leurs aïeux. En même temps, mais non en consonance, une nouvelle génération de jeunes séfarades, fils et filles, eux, des immigrants du Maghreb, commence à publier. Ils ont le même âge que les premiers mais leur expérience est assez différente : c’est l’expérience « d’une enfance entre le souk et la plage, entre l’enclume arabe et le marteau colonial français ; celle aussi d’un exil difficile en France ; ils écrivent tous un premier roman où ils tentent avec différents bonheurs, mais toujours avec verve, humour, chaleur, de dire leur là-bas outre-Méditerranée. » 51 Paula Darmon, Gil Ben Aych, Ami Bouganin, Paula Jacques, Marco Koskas, Katia Rubinstein : c’est toute une nouvelle littérature judéo-maghrébine qui se manifeste, par des récits hauts en couleur. A ce jour, relativement peu de travail a été fait sur cette nouvelle littérature juive. La revue Traces – dont l’existence, brève mais intense, de 1981 à 1985, accompagna et stimula le renouveau littéraire juif de l’époque – fut la première, dès l’automne 1981, à lui consacrer un dossier : « Ecriture juive ?52 » Il est frappant de constater que dès alors, cette revue de signature surtout ashkénaze eut du mal à rallier la collaboration des écrivains séfarades… Suit, une quinzaine d’années plus tard, le numéro spécial de Pardès, Littérature et judéité dans les langues européennes qui, sans être centré sur la littérature d’expression française, fournit pourtant des éléments précieux du dossier53. Depuis, quelques travaux universitaires se sont attachés au phénomène de la littérature juive française des années 80-90. Dans sa thèse, Deuil, identité, écriture. les traces de la Shoah dans la mémoire juive en France54, qui dans son corpus ne se limite pas à la génération d’après, Anny Dayan-Rosenman commente un bon nombre de ces romans. Son travail est surtout descriptif et analytique, comme celui, beaucoup plus récent, du chercheur américain Thomas Nolden, qui publia en 2006 l’essai In lieu of memory. Contemporary Jewish Writing in France55. Cet essai brosse un riche portrait, bien documenté 51
Raczymow, ibid., p. 74. Traces, 1981, no. 3. 53 Pardès no. 21, Cerf, 1995, sous la direction d’Henri Raczymow. 54 Thèse Paris VII, 1993, non-publiée. 55 Syracuse, Syracuse University Press, 2006. 52
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quant au contexte historique et culturel, des œuvres des écrivains juifs français nés après 1945. Il présente le double avantage de couvrir plus de trente cinq années, et de réunir en un seul volume auteurs ashkénazes et séfarades. La richesse du corpus étudié, rangé par thèmes très généraux – filiations, expérience de la diaspora – a cependant pour corollaire un style passablement énumératif, qui fait que cet essai se transforme par moments en liste de compte rendus d’œuvres. Il lui manque la distance déjà si présente chez Lazare Bitoun, dès 1981 dans Traces, et chez Raczymow (dans Traces mais surtout quinze ans après, dans Pardès), qui tentent, dans l’espace beaucoup plus bref d’un article, un jugement critique. Pourtant, toutes ces études dégagent à peu près les mêmes constantes. Premièrement la revendication identitaire (ou « retour identitaire », Nolden) propre à cette littérature. Pour reprendre les termes d’Anny Dayan-Rosenman : « au cours des dernières décennies, se sont multipliées les œuvres littéraires où la langue française est le véhicule d’une affirmation identitaire juive. » 56 Tous ces romans posent la même question : qu’est-ce qu’être juif – d’ascendance polonaise, marocaine ou tunisienne – et vivre en France dans les années 80 ? Dans le prolongement des particularismes ethniques et régionaux des années 70, on est juif comme on est breton ou basque, et on écrit pour rendre compte de l’expérience juive en France ou dans le pays d’origine. L’expérience de l’immigration explique le thème persistant de l’exil dans ces récits qui chantent avec nostalgie parfois le shtetl d’Europe orientale ou le mellah marocain. Ce faisant, dit Lazare Bitoun, seuls quelques uns parviennent à éviter les pièges de l’exotisme et du « folklorisme de mauvais goût »57. Deuxième constante : le point de vue autobiographique. La plupart de ces ouvrages sont ouvertement autobiographiques ; dans certains, l’autobiographie est légèrement déguisée en roman ou en conte58. Il s’agit donc surtout de témoignages, directs ou indirects. Cette prévalence de l’autobiographie traditionnelle est intimement liée d’ailleurs à la dimension identitaire, comme l’explique Dayan-Rosenman : elle est dûe « à la situation historique d’une grande partie des Juifs en France, séparés des lieux et des mondes de leur enfance ou de celle de leurs parents, par des traumatismes aussi irréversibles que la Shoah ou que l’exil 56
Dayan-Rosenman, op. cit., p. 45, mes italiques. Ibid., p. 83. 58 Lazare Bitoun, « Israélites hier, juifs aujourd’hui », Traces no. 3, p. 82. 57
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colonial »59. Cette disparition à la fois d’un univers et d’une langue, d’une culture d’origine explique que, presque sans exception, les romanciers juifs des années 80 font œuvre de mémoire et de transmission. Leur écriture est en quelque sorte une « écriture filiale »60, qui frise parfois l’hagiographie. Ici, la vision de Thomas Nolden est plus subtile, qui allègue la notion, forgée par Robert Ouaknine, d’« autojudéographie », qui suggère que pour le romancier, c’est l’acte d’écrire sa vie comme Juif, plus que l’appartenance ethnique, qui est déterminant pour son identité juive61. Une œuvre de mémoire et de transmission, qui fait de l’écrivain un scribe, destiné surtout à être « un lien entre les générations » 62 : est-ce que cette formule peut s’appliquer indifféremment à tous les écrivains de la génération d’après ? Il faut, à mon sens, distinguer ici deux conceptions très différentes de la mémoire. D’une part ce qu’on pourrait appeler la « mémoire pleine », de l’autre la mémoire comme faille. Il existe des écrivains pour qui une mémoire juive « pleine » est une évidence, susceptible de transmission d’une génération à l’autre, et ce malgré les horreurs de l’Histoire. Parmi les aînés, les survivants de la Shoah, ce « devoir de mémoire » a donné lieu à de grandes œuvres, comme celles d’Elie Wiesel et d’André Schwarz-Bart. Redevables à une conception semblable, quoique moins universaliste, de la mémoire, les générations nées après-guerre ont publié des œuvres très diverses, mais souvent centrées sur un univers local : Belleville communiste (Guy Konopnicki), mellah marocain (Ami Bouganin), Juifs d’Egypte (Paula Jacques), de Tunisie (Marco Koskas, Katia Rubinstein) ou d’Algérie (Guy Sitbon, Gil Ben Aych)… Avec lucidité, Bitoun examine les qualités littéraires de ces romans, pour conclure que la plupart sont de facture traditionnelle et que « seuls quelques uns – Ben Aych, Koskas, Rubinstein, Raczymow, Sitbon – arrivent à trouver le ton juste qui renouvelle et enrichit le langage du roman et introduit un style à la limite des deux cultures [la culture yiddish ou judéo-arabe versus la culture française] »63. Il rejoint là les conclusions de Raczymow, qui constate dans Pardès que cette thématique de l’identité juive retrouvée s’est avérée assez limi59
Dayan-Rosenman, op. cit., p. 49. Ibid., p. 51. 61 Thomas Nolden, op. cit., p. 79. 62 Ibid., p. 52. 63 Ibid., p. 83, mes italiques. Lazare Bitoun, art. cit. 60
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tée, et donc vite épuisée pour la plupart de ces écrivains 64 . C’est comme si, au niveau de la génération d’après, la conception d’une mémoire « pleine » aboutissait à une impasse. Mais tous les jeunes écrivains juifs des années 80 partagent-ils cette conception de la mémoire ? Pour nombre d’entre eux, la Shoah a fondamentalement modifié les données de cette mémoire, et de l’identité juive. Survivants-enfants ou fils de survivants, et donc déterminés par un passé qui ne leur a été transmis que de manière fragmentaire, leur expérience de la mémoire et de la judéité est une expérience du manque, de la faille65. Impossible donc de se rallier à une « affirmation massive de l’identité » et à « la réappropriation d’une histoire, d’une culture, d’un destin et même d’une langue. »66 Dans sa thèse, sans d’ailleurs creuser ultérieurement la question, Dayan-Rosenman donne un excellent exemple d’une telle mémoire. Il s’agit, dans La vie mode d’emploi de Perec, de la figure étonnante de Cinoc (chap. LX), qu’elle appelle « le scribe inversé » 67 : « il travaillait à la mise à jour des dictionnaires Larousse. Mais alors que d’autres rédacteurs étaient à la recherche de mots et de sens nouveaux, lui devait, pour leur faire de la place, éliminer tous les mots et tous les sens tombés en désuétude. »68 Retrancher, effacer, raturer : nous sommes au cœur de la « disparition » qui, de multiples manières, traverse les textes de Perec. Un scribe inversé, qui retranche au lieu d’ajouter, ce serait également une bonne caractéristique de Mathieu, le narrateur de Contes d’exil et d’oubli de Raczymow (1979). Ce récit n’a rien d’un témoignage autobiographique. Par son titre même, il se situe en contre-point des multiples témoignages qui paraissent dans ces années-là. Dans Contes d’exil, un petit-fils demande à son grand-père de lui raconter la Pologne d’avant-guerre mais les souvenirs du grand64
Certains de ces auteurs n’ont jamais dépassé une première oeuvre, d’autres ont poursuivi une oeuvre romanesque en se délestant de ces attaches juives, d’autres encore se sont lancés dans d’autres genres comme la biographie et l’essai. 65 La faille, c’est également le terme dont se sert Raczymow pour caractériser la manière dont Modiano, Perec et Doubrovsky diffèrent du « roman juif français » des années 80, cf. Pardès no. 21, 1995, Avant-propos, p. 13. 66 Raczymow, ibid., p. 12. 67 Dayan-Rosenman, op. cit., p. 53. 68 La vie mode d’emploi, Hachette, 1978, p. 361. Il faut mentionner que plus tard, la retraite venue, Cinoc se reprochera ce travail de rature. ll va se mettre à collectionner les mots oubliés et à les réunir en dictionnaire.
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père sont fragmentaires et vagues : il a la « mémoire trouée ». De ce fait, il ne saurait produire que des « contes » ; avec son petit-fils, il invente une Pologne largement fictive, mythique. Ici, contrairement à certains récits du shtetl ou du mellah, nulle trace de nostalgie, nul sentimentalisme. Matériellement, le narrateur en est conscient, l’univers du shtetl a tout à envier à la vie actuelle, prospère, qu’il mène. Mais la raison profonde de cette absence de nostalgie est que la disparition de cet univers est précisément un des éléments qui a fait naître l’écriture de Raczymow. Ce détour par la fiction, indispensable lorsqu’il s’agit d’avoir accès à l’univers disparu d’avant-guerre et, à plus forte raison, nous le verrons, au traumatisme causé par la Shoah, Raczymow le partage avec Modiano et avec Georges Perec. Cette expérience de la mémoire et de la judéité comme faille, comme manque, c’est ce qui noue ensemble toute une série d’œuvres. Celles de survivants-enfants comme Perec, Serge Doubrovsky et Raymond Federman, et celles d’enfants de survivants, tels Raczymow et Modiano, mais aussi d’écrivains moins connus, comme Cécile Wajsbrot et Gérard Wajcman. Dans ce qui suit, je désignerai leur expérience de la mémoire par le terme de Raczymow, « la mémoire absente ». La mémoire absente, figurée par le biais de la fiction littéraire : c’est là le noyau qui m’a incitée à étudier ensemble ces trois œuvres69, à les considérer comme originales à la fois par rapport à la littérature de témoignage, qui les précède, et par rapport à l’écriture autobiographique des années 80, dont je viens d’esquisser les principaux traits.
69 La comparaison entre Perec et Modiano a été esquissée préalablement par plusieurs commentateurs. Cf. notamment Jeanne Bem : « La mémoire, l’écriture et l’impossible à dire : Robert Antelme, Patrick Modiano, Georges Perec », Colloquium Helveticum 27, 1998, pp. 25-41 ; Dervila Cooke, Present Pasts. Patrick Modiano’s (Auto)biographical Fictions, Amsterdam-New York, Rodopi, 2005, pp. 147-150, 177-178 (à propos de La petite bijou) ; Claude Burgelin, Les parties de domino chez Monsieur Lefèvre. Perec avec Freud. Perec contre Freud, Circé, 1996, p. 157 ss. et dans son article « Voyages en arrière-pays. Littérature et mémoire aujourd’hui », L’inactuel, no. spécial Etats de mémoire. Nouvelle série no. 1, octobre 1998 ; Manet van Montfrans, Georges Perec. La contrainte du réel, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1999. Timo Obergoeker est le seul à avoir systématiquement élaboré la comparaison dans son intéressante thèse de doctorat : Ecritures du non-lieu. Topographies d’une impossible quête identitaire : Romain Gary, Patrick Modiano et Georges Perec, Francfort-sur-leMain, Peter Lang, 2005.
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4. Perspectives littéraires II : de la mémoire absente à une poétique de l’absence La mémoire absente : le terme, profondément paradoxal, est d’Henri Raczymow mais sous diverses formes, il traverse de manière obsessive les romans et les récits des trois auteurs. Il est en effet le noyau central des préoccupations de tout un pan de la génération d’après : ceux pour qui la mémoire est vécue non comme plénitude, mais comme faille. En outre, chez Raczymow, Perec et Modiano, la mémoire absente donne lieu à une poétique particulière : poétique de l’absence qui est à la fois en harmonie et en rupture avec les théories et les recherches formelles des années 50-60 (entre autres le Nouveau Roman) et qui cherche sa place par rapport aux penseurs déterminants de la période, Blanchot notamment. Dans ce qui suit, on essaiera de discerner l’impact de ces théories chez les trois auteurs 70 . Pour ce faire, il faut d’abord creuser ultérieurement la notion de mémoire absente.
4.1. Raczymow : « j’avais à dire le rien » Dans son essai « La mémoire trouée », Raczymow caractérise son propre itinéraire – et plus généralement, celui de la génération d’après – comme la prise de conscience d’une double absence, d’un double « trou dans la mémoire » : trou dans la mémoire de la judéité et conscience de la disparition de l’univers juif d’avant-guerre, mais aussi, plus radicalement, trou dans la mémoire de la Shoah. Le premier phénomène, comme le rappelle Raczymow, est bien antérieur à la Shoah. Dès le XVIIIe siècle, la sécularisation et l’émancipation juives, qui allèrent de pair avec une véritable ère des Lumières dans la pensée juive (la « Haskalah »), vidèrent le judaïsme traditionnel de son contenu. Depuis, le Juif moderne est « orphelin du judaïsme »71, sa judéité est réduite à un rien, mais « un rien positif », au sens que ce 70
La question a également été posée par Judith Klein dans « ‘Littérature de l’holocauste’ et littérature moderne : filiation ou rupture ? » (in Catherine Coquio éd., Parler les camps, penser les génocides, Albin Michel, 2000, pp. 430-437) mais comme le titre l’indique, elle ne fait pas la différence entre la littérature de témoignage et celle de la génération d’après, distinction essentielle à mon sens. 71 « La mémoire trouée », Pardès no. 3, 1986, p. 178.
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vide est bien réel : il est ressenti comme un manque, que nombre de jeunes Juifs ont essayé de réparer dans les années 80, lors du renouveau culturel juif dont il a été question plus haut. Cette perte de la judéité traditionnelle se trouve renforcée par la conscience aiguë de la disparition de l’univers juif d’avant-guerre, de la terre et de la culture d’origine des ancêtres : les parents et les grands-parents de la génération d’après. Dans le cas de Raczymow et de Perec, il s’agit de la Pologne juive d’avant-guerre, avec sa culture yiddish. Cette culture, cet univers, définitivement détruits par la Shoah, Raczymow l’appelle « la préhistoire », car il est aussi lointain que l’ère des dinosaures72 ! Tout ce qu’il en reste, ce sont les histoires des aînés, et leur mémoire est fragmentaire, défectueuse : « mémoire trouée » comme celle du grand-père du narrateur dans Contes d’exil et d’oubli. Reste à en recueillir les traces, quitte à les réinventer, comme le fait Raczymow dans ce récit. Mais la génération d’après ne grandit pas seulement dans la mémoire absente de la judéité et de l’univers juif d’avant-guerre, mais encore avec une absence, un trou autrement insistant et béant : c’est le « trou dans la mémoire de la Shoah »73. Il faut ici différencier nettement entre les survivants et leurs enfants. Pour Raczymow et les enfants de survivants, cela signifie concrètement, d’abord, de grandir dans une famille « plein(e) de trous, d’absences, de cases manquantes : le nom des morts »74. Pour lui, les morts ne sont que des noms sans visage, des « cases vides » : il ne les a pas connus et souvent les portraits photographiques s’avèrent détruits ou disparus. L’absence, justement parce qu’elle est si peu nourrie de souvenirs, n’en est que plus profonde, et elle ne diminue guère avec les années. C’est ce qui se trouve puissamment exprimé à la fin d’Un cri sans voix : Puis la naissance de Mathieu, après la guerre, agrandit le cercle de famille. Le cercle de famille élargit le trou en son milieu. Le cercle de famille décrivait le pourtour d’un trou. Un trou que rien ni le temps ne combleraient. Ni la naissance de Yanick. Ni le mariage d’Esther avec Simon P. Ni celui de Mathieu avec Véronique Piquet. Ni la naissance de Julien :
72 « Qui encore s’intéresse aux dinosaures, aux brontosaures ? » (Contes d’exil et d’oubli, op. cit., p. 66) 73 « La mémoire trouée », art. cit., p. 181. 74 Ibid., p. 179-80.
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plus le cercle s’agrandissait, plus le trou, au centre, s’élargissait. Un jour, il deviendrait vaste comme la mer.75
Un puissant paradoxe sous-tend toute l’œuvre de Raczymow : c’est que ce trou dans la mémoire, cette absence est justement ce qui « fonde » l’écriture, c’est précisément l’expérience où elle trouve son origine. Il le dit sans ambages, dès 1981, dans « La mémoire trouée » : la mémoire absente « est chez moi le moteur de l’écriture. »76 Il en découle une poétique qui aspire à dire l’absence et le silence : « Et mes livres ne cherchent pas à combler cette mémoire absente – je n’écris pas, banalement, pour lutter contre l’oubli – mais à la présenter, justement, comme absente. » 77 Par cette formule, Raczymow se démarque de toute poétique réaliste, visant à représenter, à décrire une réalité préexistante, et plus particulièrement, on pourrait le supposer, du « roman du shtetl » ou du mellah dont on vient de parler, fidèle au « devoir de mémoire ».78 Dans cette écriture naissant paradoxalement du silence, du vide et de l’absence, on sent la proximité des recherches formelles des années 50-60. La proximité de Blanchot tout d’abord, jamais nommé, mais déterminant pour toute la génération de Raczymow. Dans le prolongement (et la radicalisation) de Hegel et de Mallarmé, Blanchot avait, dans L’espace littéraire notamment, caractérisé l’écriture comme un mouvement de négation infinie des choses comme des mots, une force de contestation à l’égard de toute représentation, de tout réalisme qui, poussée à l’extrême, débouchait sur une dimension d’absence, de vide et de silence : « l’autre nuit », « le dehors » ou « le neutre ». Ecrire, c’est alors à la fois se confronter à ce silence originel, et le dépasser, le « trahir » par la parole.79 Dans ses récits, Blanchot se débat avec le paradoxe qui tourmentait déjà Mallarmé : comment « faire du silence avec des mots »80 ? Ou bien, pour reprendre l’adage 75
Un cri sans voix, Gallimard 1985, p. 195. Ibid., p. 181, mes italiques. 77 Ibid., mes italiques. 78 On verra plus loin (I, chap. 3) que Raczymow, à sa manière – non-réaliste, créatrice – vise tout autant à préserver une mémoire, à « sauver les noms » des disparus, en les inscrivant inlassablement dans ses livres. 79 Parmi l’abondante littérature sur la poétique de Blanchot, je me permets de signaler mon ouvrage Maurice Blanchot. L’écriture comme expérience du dehors (Genève, Droz, 1995), I, chaps. 2-3. 80 Blanchot, La part du feu (Gallimard, 1949), p. 71. 76
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Perec, Modiano, Raczymow
de Flaubert, comment « faire un livre sur rien » ? A leur manière, les Nouveaux Romanciers reprendront ces problèmes : « ils se plaisaient à répéter que, dans leur travail, ils n’avaient rien à dire, qu’ils avaient à faire, à fabriquer des formes fictionnelles. » 81 A un moment, leurs théories ont pu séduire le jeune Raczymow qui « avai[t] un immense désir d’écrire, […] et dans le même temps, […] le sentiment de n’avoir rien à dire. »82 Comme nous le verrons, ses premiers romans – notamment La saisie – mettent en œuvre bien des techniques caractéristiques du Nouveau Roman, comme la mise en abyme et le métadiscours à outrance, mais tout en écrivant, Raczymow se rend compte que sa propre visée, quoique liée à celle des Nouveaux romanciers et, ajoutons-le, de Blanchot, est foncièrement différente : « je n’avais, sinon rien à dire […], mais j’avais à dire le rien » et qui plus est, que ce rien était « un rien positif, c’était ma propre judéité. Ma judéité n’était pas rien, elle était le rien, une sorte d’entité propre, avec un poids, une valeur, une forme ou des formes possibles, des contours, des couleurs, un ancrage. »83 Constat diamétralement opposé, on peut le dire, à la « judéité pleine », aux revendications identitaires que nous venons de voir. Mais c’est aussi un constat qui implicitement, se distancie des propositions formalistes des Nouveaux Romanciers : d’une abstraction vide, l’absence devient, chez Raczymow, une entité historique concrète, dont les racines plongent dans l’Histoire récente. En devenant le noyau de la judéité, l’absence perd son abstraction pour s’incarner historiquement ; comme l’observe Raczymow, le trou symbolique, propre à tout homme, « rejoint un trou dans le réel » 84 Inversement, l’apport des recherches formelles sur l’écriture est qu’elles ôtent à la thématique juive le côté anecdotique, folklorique qui est parfois le sien, sans pourtant réduire la judéité à un symbole, une image de l’écriture, comme c’est le cas chez Blanchot85. Une autre référence contemporaine qui est présente en filigrane dans la conception de la judéité comme « mémoire absente » et comme faille, c’est Edmond Jabès, dont la pensée est, à son tour, puissamment redevable à Blanchot. L’itinéraire que Jabès décrit
81
Raczymow, « La mémoire trouée », art. cit., p. 177. Ibid. 83 Ibid. 84 Raczymow, « La mémoire trouée », art. cit., p. 181. 85 Cf. notamment « Etre juif », dans L’entretien infini, Gallimard, 1969. 82
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comme le sien, « du désert au livre » 86 , implique une traversée du désert – image de la mort en même temps que du silence, de la page blanche – qui, in extremis, se renverse en avènement de la parole. On reconnaît le mouvement paradoxal qui est à la base de la poétique blanchotienne. Ce qui caractérise alors en propre l’entreprise de Jabès, c’est le surprenant parallélisme entre la condition de l’écrivain et celle du Juif. Ils se rejoignent dans la même expérience du désert, de l’absence et de la non-appartenance comme avènement et condition de la parole. Je rappelle la phrase souvent citée : « Je vous ai parlé de la difficulté d’être Juif, qui se confond avec la difficulté d’écrire ; car le judaïsme et l’écriture ne sont qu’une même attente, un même espoir, une même usure. »87 Sans aller jusqu’à une telle mise en équivalence, et sans vouloir à aucun prix faire du Juif un symbole (de l’écrivain et d’une souffrance universelle), comme le fait Jabès, Raczymow a pu être séduit à un moment par cette pensée qui allie si bien en elle judéité et écriture, toutes deux vécues comme faille, comme question. Nous verrons comment, dans ses premiers romans et récits, il reprend l’apport de Blanchot, de Jabès ou du Nouveau Roman tout en le mettant en question par la parodie et l’ironie.
4.2. Perec : dire la disparition Chez Perec, le rapport à la théorie et aux recherches formelles est beaucoup plus direct et plus visible que chez Raczymow. Son adhérence à Oulipo en 1967 lui donne une nouvelle impulsion, dont résultera notamment La disparition. Dans ce roman, la privation du e n’est pas seulement la contrainte, la méthode qui génère le texte, mais aussi son thème fondamental. En effet, dès sa première page, La Disparition est un véritable catalogue de toutes les formes possibles de mise à mort : mort par inanition, intoxication, guillotinage, pogrom, massacre… Le détective Aloysius Swann découvre que les victimes ont ceci en commun qu’elles appartiennent toutes à la même famille, ce qui a été vu par certains commentateurs comme une référence à la Shoah. Mais il y a une raison plus profonde à ce massacre généralisé, c’est le bannissement du e. La disparition est donc un roman qui 86
Pour reprendre le sous-titre du livre d’interviews élaboré par Marcel Cohen : Edmond Jabès. Du désert au livre, Belfond, 1980. 87 Jabès, Le Livre des Questions, Gallimard, 1963, p. 132.
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Perec, Modiano, Raczymow
raconte sa propre contrainte, son propre principe. Parce que le texte a pour thème son propre principe, il est en quelque sorte le miroir de luimême. Effet de miroir qui certes rappelle l’obsession d’autoréférentialité et de mise en abyme qui caractérisait le Nouveau Roman et Tel Quel. Pourtant, dès la fin des années 50, Perec polémique contre les théories du Nouveau Roman qui, du point de vue marxiste qui est alors le sien, lui semblent passablement gratuites88. Longtemps, La disparition a été lu comme un exercice oulipien brillant mais gratuit. Approche qui, depuis une décennie déjà, a fait place à une toute autre vision de Perec. Claude Burgelin89 et plus récemment Manet van Montfrans ont montré que les contraintes formelles de Perec sont loin d’être un jeu gratuit, une expérimentation pure avec le langage. Les contraintes sont intrinsèquement liées à la thématique fondamentale de Perec, elles constituent la seule voie pour y avoir accès. Or on pourrait résumer cette thématique par le terme de « la disparition » : c’est l’incontournable donnée autobiographique que, très jeune, Perec a perdu ses deux parents – son père étant mort au front en 1940 et sa mère déportée à Auschwitz en 1943. Aussi, comme l’a montré Manet van Montfrans, est-ce par cette « contrainte du réel » que tout commence chez Perec : par la réalité incontournable de la disparition, de la perte causée par « la guerre, les camps » (pour reprendre la formule bien connue de W ou le souvenir d’enfance ). « Contrainte » à la fois sentie et refoulée, c’est pourquoi elle ne saurait être directement exprimée, représentée par le biais d’un récit réaliste. La disparition fonctionne alors comme la « contrainte originelle » 90 de l’œuvre de Perec, comme son noyau générateur, car c’est d’elle que dérivent les contraintes formelles qu’il s’impose dans l’écriture. Comme il le dit dans une interview : en produisant un hasard contrôlé, les contraintes – règles, structures – « lèvent la censure, l’inhibition, le blocage, ils donnent la possibilité de construire à partir de ce vide, de cette sensation d’impossible. »91 La sensibilisation de Perec au fonctionnement de l’inconscient lui permet ainsi de retourner les « contraintes » de l’inconscient – le refoulement, la censure, la répétition,
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Sur cette critique du Nouveau Roman, cf. Manet van Montfrans, op. cit., chap. 1. Cf. ses nombreux articles et sa monographie Georges Perec (Seuil, 1990). 90 Manet van Montfrans, op. cit., p. 6. 91 Entretien avec Bernard Noël sur France Culture, 20 février 1977, cité par Van Montfrans, op. cit., p. 7. 89
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qui sont les caractères propres du traumatisme – en règles formelles de son écriture et par là même de les maîtriser. Thèse qui est confirmée par les recherches de longue date de Bernard Magné sur les « aencrages » – nœuds textuels où se rejoignent un procédé formel et un contenu thématique –, qui tournent tous autour du manque et de la cassure92. Il faut d’ailleurs signaler que, plus qu’aux violences de La disparition, le terme de « disparition » renvoie à un autre registre, moins spectaculaire mais non moins intense. C’est tout le paradigme de l’effacement, du vide, du manque, de l’absence, du blanc, dont Régine Robin avait déjà signalé l’omniprésence chez Perec93. Situation décrite dès La disparition, et que nous rencontrerons à plusieurs reprises. Tout paraît normal, mais tout est menacé d’effondrement : Tout a l’air normal, tout a l’air sain, tout a l’air significatif mais, sous l’abri vacillant du mot, talisman naïf, gris-gris biscornu, vois, un chaos horrifiant transparaît, apparaît : tout a l’air normal, tout aura l’air normal mais dans un jour, dans huit jours, dans un mois, dans un an, tout pourrira : il y aura un trou qui s’agrandira, pas à pas, oubli colossal, puits sans fond, invasion du blanc. Un à un, nous nous tairons à jamais.94
On voit que chez Perec comme chez Raczymow – mais d’une autre manière – c’est grâce aux recherches formelles des années 70 que l’absence, que la disparition pourra être dite.
4.3. Modiano : obsédé par une Histoire qu’il n’a pas vécue La mémoire absente : le terme ne se retrouve pas chez Modiano mais l’expérience d’une telle mémoire est centrale dans son œuvre. C’est l’expérience d’être profondément lié à une époque qu’il n’a pas vécue – qu’il a manquée, comme Raczymow parlait d’un train manqué – et qui ne lui a pratiquement pas été transmise, à cause du scénario familial qui est le sien : comme on sait, son père, Juif apatride traumatisé par son rôle ambigu pendant l’Occupation (à la fois persécuté et compromis par sa participation au marché noir), fut fort 92
Cf. Magné, Georges Perec, Nathan Université, 1999. Régine Robin, « Je ne parle pas la langue que mes parents parlèrent », in Le deuil de l’origine. Une langue en trop, la langue en moins, PUV, 1993. 94 La disparition, p. 31-32, mes italiques. 93
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absent dans la vie de son fils. Quant à sa mère, actrice de théâtre et de musical, elle s’occupa fort peu de son fils. Enfin, la mort prématurée de son frère Rudy acheva de compléter la solitude totale où il se trouva à partir de sa douzième année. C’est ce contexte familial traumatisant qui fait que, pas plus que Perec, mais pour d’autres raisons, Modiano n’a de souvenirs d’enfance. Son passé, introjecté et non élaboré, est infiniment repris, répété d’un roman à l’autre, inventé, imaginé, rêvé à travers le passé plus lointain de l’Occupation, qu’il se construit à partir de la mémoire des autres, des données qu’il réunit, bref de la « postmémoire ». « Trou dans la mémoire » donc, aussi bien celle de l’avant-guerre (nous verrons que Modiano en sait moins encore que Perec ou Raczymow sur les origines juives de sa famille) que celle de la guerre, de l’Occupation elle-même, et trou dans sa mémoire personnelle, celle de son enfance. A première vue, ce « trou dans la mémoire » est surtout présent au niveau thématique : quête obsessive du passé, oubli et même amnésie, identités vacillantes… A l’origine de l’écriture, chez Modiano comme chez Raczymow et Perec, il y a un malaise profond, un manque qui s’affirme bientôt comme hantise d’un passé vécu comme un blanc, comme un trou dont il faut inlassablement essayer de s’approcher. Mais, chez Modiano, cette mémoire absente se traduit-elle aussi en une poétique de l’absence, en rapport étroit avec les poétiques formelles des années 50 et 60 ? C’est beaucoup dire puisqu’il a longtemps été vu comme le romancier qui gardait ses distances par rapport aux expérimentations du Nouveau Roman et de la théorie littéraire. Ses romans sont universellement loués à cause du classicisme, de la sobriété de son style, bref d’une « clarté » bien française. Il est frappant pourtant que cette image de classicisme a été créée par Modiano lui-même, autrement dit, c’est une image stratégique. Dans ses nombreuses interviews, surtout à ses débuts, il attaquait volontiers les recherches formalistes des années 50-60 et leurs avatars contemporains : « La littérature pour la littérature, les recherches sur l’écriture, tout ce byzantinisme pour chaires et colloques, ça ne m’intéresse pas ; j’écris pour savoir qui je suis, pour me trouver une identité. »95
95 « Sur la sellette : Patrick Modiano ou le passé antérieur », interview avec JeanLouis Ezine, Les Nouvelles littéraires, 6-12 octobre 1975, p. 5.
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Mais cette réputation auto-fabriquée de classicisme correspond-elle à la réalité ? Modiano est-il l’auteur classique qu’il prétend être ? On ne peut le soutenir que si on laisse de côté ses trois premiers romans, en particulier son début, La place de l’étoile, qu’on peut à juste titre qualifier d’iconoclaste : ce roman rompt avec toutes les conventions classiques. C’est le récit de la vertigineuse quête d’identité d’un jeune Juif d’après-guerre, qui tente de trouver sa place dans la France contemporaine, contaminée par le virus de la Collaboration. Le style est loin d’être classique : long monologue délirant où dominent la parodie, l’hyperbole et l’ironie, La place de l’étoile pastiche à peu près toute la littérature française. Ce style fiévreux, loin de toute transparence et limpidité françaises – qui tout au contraire parodie celles-ci – se poursuit dans La ronde de nuit et Les boulevards de ceinture, mais au terme de cette trilogie, avec la parution de Villa Triste en 1975, il se renverse radicalement, faisant place au style classique dont se réclame Modiano. Comment expliquer ce renversement ? Modiano l’a lui-même expliqué dans ses interviews. La principale raison de ce retour à une phrase bien structurée, fluide et non hachée comme celle de La place de l’étoile, c’est que dans sa forme classique, le langage apporte un soutien. La stabilité du style est un support nécessaire pour pouvoir affronter l’univers trouble, instable qui est celui des romans de Modiano96. Mais le problème – d’ailleurs déjà thématisé dans La place de l’étoile – est que le jeune Modiano, malgré sa formation, ne saurait s’identifier entièrement à ce langage limpide qu’est le français classique. C’est un langage qui, selon Modiano, a été contaminé par un antisémitisme généralisé, qui touche tout aussi bien Gide et Paul Morand que des écrivains de droite comme Céline ou Drieu la Rochelle. Faut-il alors tourner le dos à ce beau style classique, comme l’a fait Proust ? Modiano a été un moment tenté de le faire mais en écrivant le brillant pastiche de Proust dans La place de l’étoile, il en est définitivement guéri, et choisit une autre voie. Il adoptera le style classique mais il s’ingéniera à le remettre en question, à le miner par tous les procédés techniques que la modernité a mis à sa disposition. 96
« [J’]écris dans la langue française la plus classique […] parce que cette forme est nécessaire à mes romans : pour traduire l’atmosphère trouble, flottante, étrange que je voudrais leur donner, il me fallait bien la discipliner dans la langue la plus claire, la plus traditionnelle possible. Sinon, tout se serait éparpillé dans une bouillie confuse. » (J.-L. Ezine, « Sur la sellette », interview citée)
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C’est pourquoi Charlotte Wardi qualifie à juste titre son écriture de « ‘pseudo-classique’, [d’]écriture de rejet hors de la langue, c’est-àdire hors de la communauté culturelle française » 97 . Sans sortir du contexte français, Jacques Bersani, dès 1977, signale la rupture de Modiano avec « le parfait récit à la française, modèle 1920, marque NRF »98. Sa subtile analyse, publiée de surcroît dans la Nouvelle Revue française, démasque Modiano comme « agent double », qui « trahit les Modernes avec les Anciens et les Anciens avec les Modernes »99. Qu’y a-t-il donc de si insidieux dans le style de Modiano ? Au moyen de quelles stratégies prend-il le lecteur au piège ? Ecrits à la première personne, ses romans sont, presque sans exception, construits autour d’un narrateur transparent, neutre. Mais ce narrateur n’est-il pas transparent au point d’être sans qualités, de n’être personne, une figure désorientée qui, pareille à un détective raté, tâtonne dans l’obscurité ? Les autres personnages sont tout aussi dénués de consistance que le narrateur, tout aussi insaisissables : ce sont des ombres qui ne surgissent que pour disparaître. Les nombreux effets de réalité – noms de lieux, données, adresses, documents – ont beau donner l’illusion d’une réalité tangible, historique. Mais il y a toujours une pièce manquante au puzzle, qui fait tout basculer dans l’irréel : univers ambigu, « entre chien et loup », aussi trouble que celui des collabos des premiers romans de Modiano. Modiano doit-il donc plus au Nouveau Roman qu’il n’ose le dire ? Certes, mais là aussi il y a anguille sous roche. Considérons par exemple Rue des boutiques obscures (1978). Le protagoniste a perdu la mémoire. Sa quête de son propre nom et de son identité passe par des séries d’entretiens avec les autres, où il cherche désespérément quelqu’un qui a pu le connaître autrefois. A première vue, on songe à tel roman de Robbe-Grillet ou de Butor où un narrateur anonyme erre dans un labyrinthe de demi-vérités, de mises en abyme, dans un espace instable, plein de métamorphoses, où le temps n’a plus grand chose à voir avec celui des horloges. Tous ces éléments, bien présents chez Modiano, prouvent qu’il a bien lu ses contemporains, mais il les 97
Charlotte Wardi, « Mémoire et écriture dans l’oeuvre de Patrick Modiano », Les Nouveaux Cahiers no. 80, printemps 1980, p. 42. 98 Jacques Bersani, « Modiano agent double », La Nouvelle Revue française no. 298, nov. 1977, p. 78. 99 Ibid.
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a lus pour « y trouver des ‘trucs’. Des trucs pour trahir, des trucs à trahir »100 en les parodiant, en les poussant à bout. Pourquoi ce besoin de parodie ? C’est qu’entre les Nouveaux Romanciers et Modiano, il y a une différence de taille : alors que les premiers visaient à créer un univers textuel autonome, en apparence coupé de l’Histoire, chez Modiano il s’agit de sauvegarder la mémoire du passé, même si c’est un passé qu’il n’a pas vécu. Cette mémoire absente n’en est que plus obsédante : c’est la mémoire de Vichy, de l’Occupation et par extension, des déportations, de la Shoah. Chez Modiano comme chez Perec et chez Raczymow, il est donc question d’une « contrainte du réel » (pour reprendre le terme de Manet van Montfrans), d’une donnée historique incontournable : celle d’être juif et écrivain dans la France d’après-guerre, d’être l’héritier de cette Histoire en même temps que de cette littérature, en positif comme en négatif.
100
Bersani, ibid., p. 83.
Première partie Témoignage et fiction
Chapitre 1
Un témoin qui n’a rien vu. Georges Perec : Un homme qui dort
1. Une exploration du sommeil ? A première vue, Un homme qui dort est un récit sur le sommeil et les rêves, et sur leur corrélat diurne, l’« indifférence ». Les chapitres alternés décrivent tantôt la vie nocturne tantôt la vie diurne d’un personnage anonyme, qui est désigné comme « tu ». Le récit se fait donc à la deuxième personne du singulier. On sait que ces descriptions cliniques très détaillées du sommeil et de l’endormissement furent inspirées par les recherches sur le sommeil menées dans le laboratoire de neurophysiologie de l’Hôpital S. Antoine, où Perec était documentaliste à l’époque. Dans le récit, on trouve des transpositions fictionnelles de ces recherches, qui vont jusqu’au pastiche et à la parodie. Mais Un homme qui dort n’est pas seulement un livre sur le sommeil. C’est également l’exploration systématique de l’indifférence, équivalent diurne du sommeil : un état de prostration, de rêve éveillé où le protagoniste s’est distancié de tout jugement de goût, de toutes valeurs, et erre comme un somnambule à travers Paris. Ce qui frappe dès l’abord, c’est qu’Un homme qui dort se limite à décrire une expérience, celle de l’indifférence, sans apporter le moindre élément d’explication. Le choix du terme neutre d’indifférence implique même le refus d’une telle explication. L’expérience, et rien qu’elle, ainsi que son évolution, est au centre du récit, qui constitue une tentative de décrire cette expérience telle qu’elle est vécue immédiatement par le sujet. Tentative qui se heurte d’emblée à un obstacle : comment relater l’expérience du sommeil et même de l’endormissement ? Elle ne saurait être relatée à la première personne car, comme le disait Roland Barthes, dire « je dors » revient à la
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même absurdité que de dire « je suis mort »1. Mais la troisième personne convient encore moins puisque je ne puis faire l’expérience du sommeil d’autrui. C’est là une des raisons du choix de la deuxième personne du singulier dans Un homme qui dort. Ce qui importe ici est que Perec cherche un point de vue qui adhère au sujet de l’expérience, sans pour autant se substituer à lui. Un homme qui dort relate donc une expérience tout intérieure, située dans le domaine psychique ; cette expérience respire une atmosphère parfaitement intemporelle : elle se situe dans un présent éternel où certains gestes, certains objets ou certains bruits se répètent sans fin. A première vue, le récit se situe au plus loin de son auteur, de son histoire personnelle et de l’Histoire en général. Pourtant, le texte est parsemé d’allusions et d’indices autobiographiques et historiques. Autobiographie et Histoire, inextricablement liées chez Perec, transparaissent dans nombre d’images, de noms de lieux, d’intertextes et dans l’inscription de dates-clefs dans les nombres. Il y a donc tout lieu de croire que, comme W ou le souvenir d’enfance mais de manière beaucoup plus indirecte, Un homme qui dort a pour centre dérobé le vide laissé par « la guerre, les camps ». Dans cette formule souvent citée de W, on a reconnu en effet une allusion aux destins conjoints du père, mort au front en 40 (« la guerre »), et de la mère, morte en déportation. Dans sa monographie de 1990, Claude Burgelin est le premier à montrer l’importance de ce noyau autobiographique, et à rapprocher l’expérience décrite dans Un homme qui dort à la condition de survivant qui est celle de Perec. Condition très spécifique, qui n’est ni celle du témoin adulte ni celle de l’enfant de survivant. Il s’agit précisément de la condition de ce que, dans l’Avant-propos de cet essai, j’ai appelé le témoin absent : témoin parce qu’il était là, parce qu’il a été le contemporain des événements, mais absent parce qu’il les a vécus enfant, hors d’état de les comprendre, et loin de l’épicentre des camps. Burgelin considère l’homme qui dort comme une figuration fictionnelle de cette condition contradictoire de témoin absent : il est « un témoin qui n’a rien vu ; comme un somnambule, il a erré les yeux ouverts aux prises avec une souffrance qu’il ne pouvait ni reconnaître ni dire ; un enfant ainsi absenté de son histoire peut
1
Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Seuil, 1984, p. 316.
Un homme qui n’a rien vu
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devenir un homme qui dort, cherchant à échapper par ce faux sommeil aux émotions qui pourraient déferler. »2 Cependant, Burgelin a raison de le souligner, « cette histoirelà n’est jamais évoquée », elle n’est racontée nulle part dans Un homme qui dort, dont le protagoniste est un personnage romanesque qui par bien des côtés, se différencie nettement de son auteur. En effet, la vie du protagoniste ne contient aucun drame caché, ni guerre ni parents disparus prématurément. Si l’autobiographie est présente, elle l’est de manière cachée, indirecte, oblique, pour reprendre les termes de Philippe Lejeune3, au niveau d’un hypotexte qu’il s’agira ici de dégager. Dans Un homme qui dort, la codification est à son degré le plus intense ; en disant « tu », ce roman semble au plus loin de toute autobiographie, et pourtant ce texte prépare le récit partiellement autobiographique qui va suivre, W ou le souvenir d’enfance, où le narrateur dira finalement « je » : « Pour qu’advienne le ‘je’ de W, il fallait en découdre avec ce ‘tu’, prisonnier d’une chambre de bonne, avec ce double qui dort dans une bulle blanche. »4 Un homme qui dort est donc le récit d’une expérience, d’un apprentissage. C’est là un deuxième aspect que je me propose d’analyser dans ce qui suit. Le roman en effet n’offre pas la description statique d’un état, mais esquisse un processus, une expérience évolutive, avec un début – le glissement dans l’indifférence –, un milieu – c’est l’apogée de l’indifférence, qui se situe exactement à mi-chemin du récit – et une fin : le retour à la normale. Dans ce périple de l’homme qui dort on peut lire, de manière oblique, le rapport de Perec à sa propre histoire, qui connaît lui aussi une évolution. Dans un article récent, Burgelin formule la même hypothèse : dans Un homme qui dort, « Perec dit de façon à la fois opaque et transparente quelque chose de sa relation à son histoire, à sa judéité et à son statut de rescapé. » 5 En effet si le refuge dans le sommeil et l’indifférence est en première instance une tentative de se protéger contre le passé, il semble aboutir à son exact contraire, à la douloureuse confrontation avec le passé. Paradoxalement, par l’intermédiaire de son personnage, 2
C. Burgelin, Georges Perec, Seuil, 1990 p. 71. Ph. Lejeune, La mémoire et l’oblique. Georges Perec autobiographe, POL, 1991. 4 Burgelin, op. cit., p. 72. 5 C. Burgelin, « Perec et la judéité : une transmission paradoxale », Revue d’histoire de la Shoah, no. 176, sept-déc. 2002, p. 173. 3
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Perec vit une expérience qui s’apparente à celle de ses proches, victimes de la guerre et des camps. Comme si, par l’indifférence, le protagoniste en quelque sorte mimait les horreurs de la Shoah, dans une « transposition » qui est caractéristique de la génération d’après. Encore une fois, Burgelin a été le premier à entrevoir cet aspect du récit. Dans Un homme qui dort il a vu une « tentative pour fantasmatiquement rejoindre les parents-ancêtres anéantis », « tentative contradictoire de s’identifier à eux »6. La formule est fort juste, mais il ne s’agit pas à proprement parler d’une tentative consciemment voulue. En effet, le protagoniste tente plutôt, par l’indifférence, de se protéger contre l’impact de la mémoire et de l’Histoire. Malgré lui, il sera acculé à la souffrance, à l’angoisse. Dans la lecture qui suit, je m’attacherai donc d’une part aux indices autobiographiques ou historiques et d’autre part au périple auquel ceux-ci renvoient.
2. L’intertexte Proust Comme l’ont observé plusieurs commentateurs, Un homme qui dort est un texte qui a été écrit « en grande partie si ce n’est entièrement, à partir d’autres textes »7. Kafka, Melville et beaucoup d’autres auteurs y sont présents à l’état d’intertextes, de citations implicites c’est-à-dire d’ « implicitations », pour reprendre le terme employé dans la critique perecquienne. Mais le récit fait tout d’abord résonner un autre intertexte : Proust. Comme on sait, Un homme qui dort contient une double référence à Proust. Il y a d’abord le titre, qui reproduit le début d’une phrase célèbre de la Recherche : « Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. »8 Phrase tirée des pages initiales du roman, sur l’insomnie et les demiréveils. Et, deuxième convergence avec Proust, les pages d’ouverture du roman de Perec décrivent elles aussi un homme dans le difficile processus de s’endormir. Titre et ouverture se conjuguent ainsi pour annoncer le thème principal du roman : le sommeil versus l’insomnie, qui sera au centre de la moitié des chapitres qui suivront. Comme toujours chez Perec, il ne s’agit pas là d’une simple citation de Proust, 6
Burgelin, ibid. Cf. Manet van Montfrans, La contrainte du réel, op. cit., p. 78. 8 A la recherche du temps perdu, Gallimard (Col. Pléiade), 1987, vol. I, p. 5. 7
Un homme qui n’a rien vu
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mais d’une référence intertextuelle, qui à la fois paye un tribut au texte de source et en bouleverse le sens en profondeur. Le rapport de Perec à Proust justifierait à lui seul une étude entière. Je me limiterai ici à en dire quelques mots, uniquement à propos d’Un homme qui dort. Jusqu’ici, les commentateurs ont surtout souligné l’opposition entre Proust et Perec, rapport à la mémoire et à l’endormissement.9 Pour Proust, les demi-réveils sont un des moteurs de la mémoire involontaire, alors que pour Perec ils sont facteur d’oubli et d’inconscience. Chez Proust en effet, malgré la confusion qui leur est propre, les demi-réveils correspondent à diverses formes de mémoire involontaire puisque spontanée (mémoire du rêve, mémoire du corps), elles constituent une sorte d’anamnèse dont émerge graduellement le moi, ainsi qu’un pan considérable de son passé10. Rien de tel dans l’ouverture d’Un homme qui dort, ni dans les autres sections sur le sommeil. Ici, l’endormissement ouvre un espace où aucun souvenir aussi ténu soit-il ne saurait s’insérer. Autant le sommeil est fécond chez Proust, autant il est stérile chez Perec. Pourquoi ? Manet van Montfrans a montré que les endormissements décrits par Perec restent à la surface : ils ne produisent que des images qui proviennent de vagues perceptions du monde alentour et d’impulsions du cortex cérébral ; tant que le sommeil profond se fait attendre, il n’y a ni rêves ni souvenirs 11 . En effet, dès ces pages d’ouverture, le sommeil ne dépasse pas le stade d’endormissements sans cesse interrompus, il y a échec de la tentative de s’endormir. Le protagoniste ne parvient pas à se hisser sur la « planche » du sommeil, l’unité de son corps se désagrège, et l’expérience se solde par une migraine12. Dans cette mesure, l’ouverture est d’ailleurs une mise en abyme du reste du roman : elle annonce clairement la suite, où chaque assoupissement, peuplé de cauchemars, ne fera qu’écarter encore plus le sommeil, le rendant enfin tout à fait impossible13. 9
Cf. M. van Montfrans, « Proust et Perec à Venise : Sainte Ursule de Carpaccio dans Albertine disparue et dans La vie mode d’emploi », art. en néerlandais (avec résumé en français), Jaarboek Marcel Proust Vereniging 1999-2000, no. 26-27, pp. 98-119. 10 Cf. mon Le moi créateur dans A la recherche du temps perdu, L’Harmattan, 2002, p. 69 ss. 11 Cf. Manet van Montfrans, « Proust et Perec à Venise », art. cit., p. 99. 12 Cf. Un homme qui dort, Gallimard Folio, 1999, pp. 15-16. Dans la suite du chapitre, Un homme qui dort sera désigné par l’abréviation HD. 13 La première partie du roman, divisée en onze chapitres non-numérotés, est construite sur l’alternance entre chapitres sur la veille et chapitres sur le sommeil,
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Or c’est là que se situe la proximité avec Proust : pas plus que le protagoniste de Perec, le Dormeur éveillé n’est un homme qui dort paisiblement. Tout au contraire, il est l’Insomniaque (c’est ainsi que Proust l’appelle dans les avant-textes). La Recherche s’ouvre au moment où ce que Barthes a appelé « le bon sommeil » – le sommeil « ouvert, inauguré, permis, consacré par le baiser vespéral de la mère »14 – a définitivement abandonné le narrateur. La phrase proustienne à laquelle le titre est emprunté – Claude Burgelin l’avait déjà observé – exprime donc « un rêve de maîtrise »15, qui n’est pas plus réalisé chez Proust que chez Perec. Ainsi, Un homme qui dort est peut-être un titre à lire par antiphrase, car la réalité décrite lui est diamétralement opposée : c’est la perte de toute maîtrise sur l’espace et le temps, allant de pair avec la perte du sommeil. Dans La Recherche, l’ouverture sur les demi-réveils précède immédiatement le célèbre « drame du coucher », et il y a entre les deux scènes un lien direct. Car si le narrateur adulte est insomniaque, c’est qu’enfant, il était incapable de dormir tant que sa mère n’était pas venue l’embrasser. Le texte est clair là-dessus : la hantise du petit Marcel était « de rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grandmère. »16 Adulte, et définitivement séparé de la mère par la mort de celle-ci, il sera donc à jamais insomniaque : c’est le « mauvais sommeil », le sommeil loin de la mère 17 . Or voilà qui révèle la dimension autobiographique cachée que pourrait avoir l’intertexte Proust chez Perec. L’insomnie du protagoniste de Perec serait-elle profondément liée à la « disparition » précoce de la mère de Perec, et au deuil différé qui en résulte ? A ce stade de l’analyse, ce n’est qu’une hypothèse, que seule la suite pourra corroborer, en particulier les marquages autobiographiques que comporte le texte. Le sommeil est donc, au début du roman, une fuite dans l’inconscience et l’oubli, mais plus le protagoniste progresse dans son expérience, moins il parvient à dormir. Insomniaque pareil au narrateur proustien, il est accolé au passé, au vide laissé par la mère disparue.
alors que dans la deuxième partie, l’insomnie est devenue dominante (cf. Van Montfrans, La contrainte du réel, op. cit., p. 80, 94). 14 R. Barthes, Le bruissement de la langue, op. cit., p. 316. 15 Georges Perec, op. cit., p. 17. 16 A la recherche du temps perdu, I, op. cit., p. 9. 17 R. Barthes, op. cit.
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3. L’indifférence se déclare L’indifférence, c’est par ce terme que l’état qui affecte le protagoniste est le plus souvent désigné. Par qui ? Par le narrateur, non par le protagoniste lui-même. Il faut ici dire un mot de la formule du « tu », et de la remarquable structure énonciative qui en résulte. Comme l’a montré Manet van Montfrans, « tu », ce n’est pas, comme on s’y attendrait, le pronom employé par un je qui se parle, ce n’est pas la formule du dialogue intérieur, mais la mise-en-scène de deux instances distinctes. Le « tu » en effet présuppose quelqu’un qui lui parle, qui s’adresse à lui en lui disant « tu ». Ce quelqu’un n’est pas à proprement parler un personnage : extra-diégétique, il n’est pas représenté au niveau de l’histoire, il se réduit à la fonction – décisive – de narrateur. Il y a donc d’une part un narrateur implicite, extérieur à l’histoire, de l’autre un « tu » qui par la même devient narrataire, celui à qui le narrateur raconte son histoire (celle du narrataire).18 Pourquoi cette formule énonciative passablement recherchée ? Elle constitue la réponse à un puzzle, à un casse-tête : comment représenter les expériences d’un homme qui dort ? D’un homme qui vit comme un somnambule, un être végétal, ayant banni toute réflexion et toute communication avec les autres ? Comment faire parler un homme qui ne parle pas ? Cependant, le narrateur invisible est loin d’être le narrateur omniscient, qui voit tout, tel qu’on le rencontre dans le roman du XIXe siècle. Sa position focale varie : il évolue tantôt au ras des cauchemars du « tu » – sans pourtant en pénétrer le sens – tantôt il prend ses distances et ébauche un début de réflexion19. C’est à un tel moment de réflexion que le narrateur introduit le terme d’« indifférence » : « tu es un dur noyau d’indifférence » (HD 29), terme qui va ensuite résumer à lui seul toute l’expérience narrée. Comme nous l’avons vu, le terme dénote la volonté de décrire l’expérience du « tu » dans toute sa nudité, telle qu’elle est vécue par le « tu » lui-même, avant toute interprétation, qu’elle soit psychologique, philosophique, religieuse ou idéologique. Parler d’indifférence, c’est refuser de coller une étiquette à cette « aventure » : crise, dépression ou au contraire expérimentation intellectuelle compa18 19
Cf. M. van Montfrans, La contrainte du réel, op. cit., p. 89 ss. Ibid., p. 93.
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rable au cogito cartésien, dont le texte contient quelques échos. C’est également laisser entrevoir que l’indifférence frappe en même temps toute interprétation, tout don de sens, donc toute possibilité de « coller des étiquettes ». Une dernière connotation d’importance, dans le mot « indifférence », est celle de la passivité. L’indifférence est au plus loin de tout volontarisme, de toute volonté mais aussi de tout refus. Ainsi, les nombreux « ne pas » par quoi l’indifférence se déclare (« Tu ne revois pas tes amis. Tu n’ouvres pas ta porte. Tu ne descends pas chercher ton courrier » etc., HD 25) ne sont pas le signe d’un refus, mais uniquement d’une abstention. Cette passivité est visible tout particulièrement dans la manière dont l’indifférence se déclare, au second chapitre 20 , qui constitue un condensé du roman entier. En première instance, il s’agit d’une sensation toute physique qui envahit le « tu » : une espèce de lassitude, de fatigue, comme si tu t’apercevais soudain que depuis très longtemps, depuis plusieurs heures, tu es la proie d’un malaise insidieux, engourdissant, à peine douloureux et pourtant insupportable, l’impression doucereuse d’être sans muscles et sans os, d’être un sac de plâtre au milieu de sacs de plâtre. (HD 17)
Sensation indéterminée qui se déclare à l’insu du sujet. La prise de conscience de cette lassitude vient bien après le moment où elle a envahi le sujet. Il est important de le souligner parce que ce sera seulement lorsque le protagoniste en aura pris conscience qu’il s’ingéniera à transformer cet état involontaire en tâche, de maîtriser cet état en le poussant à bout. Ce qu’il importe de souligner ici, c’est que l’indifférence ne commence pas par un mouvement de refus conscient de la part du « tu », mais par un glissement inconscient, et pour cela incontournable, vers la passivité. 21 C’est ce que souligne le présent qui ouvre le récit et qui persiste d’un bout à l’autre de celui-ci : « Tu es 20 Les chapitres d’Un homme qui dort ne sont pas numérotés, mais leur place dans la succession de chapitres a son importance, comme on le verra plus loin. 21 Dans son commentaire, fortement déterminé par les modèles littéraires du récit, notamment le Bartleby de Melville et le cogito cartésien, Manet van Montfrans (La contrainte du réel, op. cit.) me semble avoir une vue un peu volontariste de ce début du récit. Pour elle, le « tu » est « animé par une farouche volonté d’indifférence » (76), il « suspend ses occupations quotidiennes, rompt ses contacts sociaux, s’enferme dans sa chambre et essaie de vider son esprit de tout savoir préalable » (82), il « cherche la réclusion » afin de « faire l’apprentissage de l’indifférence » (82).
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assis, torse nu, vêtu seulement d’un pantalon de pyjama, dans ta chambre de bonne […] » (HD 17). Par ce présent initial, d’une puissance extraordinaire, voici le protagoniste, et le lecteur avec lui, plongés d’un seul coup dans cette chaude après-midi de mai, et dans l’indolence qui prélude à l’indifférence. C’est le présent d’un état de fait incontournable, il enferme irrémédiablement le protagoniste dans un présent aussi étroit et étouffant que la chambre, excluant toute projection dans l’avenir comme toute rétrospection vers le passé. Dès cette première phrase, le « tu » coïncide de manière absolue avec le présent, il y adhère immédiatement, sans aucune possibilité de prendre ses distances. La distance de la réflexion est en effet uniquement donnée au narrateur, et non au narrataire. Quel est donc cet état de fait incontournable dans lequel glisse imperceptiblement le protagoniste au début du récit ? Quelle est la nature de l’expérience qui s’amorce ici ? Sur ce point, rien n’est précisé. L’espace où évolue le protagoniste, et les quelques objets qui l’entourent, constituent les seuls indices laissant deviner la nature de cette expérience.
4. L’inscription de l’autobiographie dans l’espace et dans les choses La lassitude, l’indolence qui, imperceptiblement, envahissent le protagoniste semblent inséparables de l’espace exigu de la chambre de bonne et des rares objets qui la meublent : un livre de Raymond Aron, une étagère avec un bol et un paquet de cigarettes, une bassine en plastic rose avec des chaussettes à tremper, une banquette en guise de lit, un miroir brisé. Ces objets hétéroclites créent un espace d’un dépouillement extrême, où l’expérience de l’indifférence pourra être vécue dans toute sa nudité. Cette presque absence de tout objet, cette cessation de toute activité et de tout rapport à autrui rappelle certes la table rase cartésienne, comme l’ont observé plusieurs commentateurs. Dénué de toute distraction, le protagoniste en est réduit, dans sa chambre, à en mesurer sans fin les dimensions exiguës de la pièce, à passer en revue les quelques objets qui s’y trouvent, à écouter les menus bruits venus de l’extérieur. Méditation cartésienne, donc ? Mais le protagoniste ne cherche nul fondement du savoir.
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Le trait essentiel de la chambre de bonne du protagoniste, c’est son exiguïté. Au point que le protagoniste en donne les mesures exactes : « ce galetas long de deux mètres quatre-vingt-douze, large d’un mètre soixante-treize, soit un tout petit peu plus de cinq mètres carrés » (HD 23-24). Cet espace qui, en largeur, fait tout juste la taille d’un homme pas trop grand, ne permet pas à son habitant de bouger, de marcher. Deux positions seules sont alors possibles : être assis ou bien être couché sur la banquette, à partir de laquelle le protagoniste, comme le Malone de Beckett, peut atteindre tous les points de la chambre, de l’étagère au lavabo (cf. HD 18). Positions d’ailleurs également inconfortables : assis, le protagoniste est « coincé entre la banquette et l’étagère » (HD 22), couché, il ne peut étendre les jambes ni se retourner parce que la banquette est à la fois trop courte et trop étroite (HD 24). La banquette trop étroite : c’est là un des éléments qui sont répétés de manière obsessive tout au long du texte, huit fois au total22. Elle rappelle un des pires châtiments du Moyen Age : l’enfermement dans un espace trop bas pour la station debout, trop exigu pour être couché, qui ne permettait donc que la position assise… Ces détails en apparence comiques donnent donc en réalité l’image d’une torture, d’une « cruauté » qui, selon Claude Burgelin, parcourt toute l’œuvre de Perec : « L’homme qui dort, reclus dans sa chambre ou prisonnier du labyrinthe de la ville, vit une sorte de mort psychique [...] une souffrance mate, blanche, jamais hurlable, jamais hurlée »23. Souffrance blanche c’est-à-dire « irreprésentable, innommable », car « la mort de la mère est indatable et inimaginable. Il n’y a pas eu mort, mais disparition. »24 L’enfermement subi par le protagoniste d’Un homme qui dort s’apparente par là aux multiples formes de violence de La disparition. En imaginant cet espace de torture qu’est la chambre, Perec vitil sa propre version de l’enfer concentrationnaire souffert par ses aînés ? Les termes de « boyau » et de « soupente » sont alors particulièrement bien adaptés pour décrire cet univers. Auschwitz ne fut-il pas désigné comme l’anus du monde ? Burgelin, dans un article récent, semble de cet avis également : « S’enfermer dans sa chambre et faire le mort en cette ‘clôture’, c’est peut-être tenter d’approcher la 22
HD 17, 18, 22, 24, 27, 49, 89, 123. C. Burgelin, « Perec et la cruauté », Cahiers Georges Perec no. 1, P.O.L. 1985, p. 33. 24 Ibid. p. 32. 23
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‘chambre’ où a péri sa mère et la ‘clôture’ que représente sa disparition. »25 Dans l’espace exigu de la chambre, les objets sont rares autant qu’insignifiants à première vue. En raison même de cela, ils prennent paradoxalement un poids exorbitant, ils acquièrent une présence extraordinaire. Dans un constat récapitulatif, le narrateur invisible les élève même au rang de cause efficiente : il a suffi, il a presque suffi, un jour de mai où il faisait trop chaud, de l’inopportune conjonction d’un texte dont tu avais perdu le fil, d’un bol de Nescafé au goût soudain trop amer et d’une bassine de matière plastique rose remplie d’une eau noirâtre où flottaient six chaussettes, pour que quelque chose se casse, s’altère, se défasse […] (HD 26-27).
Certes, il y a un contraste comique entre cette théorie de la causalité (« l’inopportune conjonction ») et la banalité incongrue des objets qu’elle allègue. Impossible au lecteur de comprendre que ces quelques objets, même mis ensemble, puissent susciter une telle crise. A moins qu’ils ne soient les indices d’un événement-clef au niveau de l’autobiographie... Dans ce chapitre 2, et tout le long du récit, les quelques rares objets qui meublent l’espace apparaissent de manière répétée, jusqu’à l’obsession. Or la répétition est chez Perec l’indice le plus sûr permettant de déceler la présence d’un « aencrage ». Par ce terme, on le sait, Bernard Magné a désigné et défini un mécanisme majeur d’inscription du matériau autobiographique dans le texte perecquien. L’aencrage – comme le montre le néologisme – est un lieu rhétorique où se nouent deux choses : une forme, c’est-à-dire un procédé concret d’écriture (l’encrage) et un sens qui est un épisode-clef de la biographie de Perec : « la mort tragique de ses parents, en particulier celle de la mère déportée et disparue à Auschwitz » (l’ancrage) 26 . Dans sa monographie de Perec, Magné distingue plusieurs sortes d’aencrages : thématiques, arithmétiques, géométriques et linguistiques. Or l’aencrage qui nous intéresse ici est de nature arithmétique. Il s’agit de nombres privilégiés qui, mis en relation, constituent des signaux renvoyant à des dates-clefs de l’autobiographie. 25
C. Burgelin, « Perec et la judéité », art. cit., p. 178. Pour la définition de l’aencrage, cf. Bernard Magné, Georges Perec, NathanUniversité, 1999, p. 28.
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Revenons à présent au noeud formé par trois objets – un livre, un bol, une bassine avec trois paires de chaussettes –, qui semble déclencher le glissement dans l’indifférence. Deux de ces objets, mis à la suite, contiennent un tel aencrage. Il s’agit du livre de Raymond Aron laissé ouvert à la page 112 et des trois paires de chaussettes. Ces chiffres contiennent deux aencrages, le 11 et le 43, qui composent ensemble la date de la mort supposée de la mère : le 11 février 1943. Ils ne sauraient évidemment être reconnus comme aencrages que dans la mesure où ils font série, où ils se répètent à l’intérieur d’Un homme qui dort, et même de l’œuvre entière. Cela est surtout le cas pour les trois paires de chaussettes trempant dans la bassine : elles apparaissent de manière obsessive tout au long du récit, mais surtout dans ce chapitre deux, où on en trouve six occurrences27. Voyons d’abord le 11. C’est, à en croire Bernard Magné, un des aencrages les plus riches chez Perec. Or il surgit dès la première phrase du chapitre 2 : « Tu es assis, torse nu […] sur l’étroite banquette qui te sert de lit, un livre, les Leçons sur la société industrielle de Raymond Aron, posé sur tes genoux, ouvert à la page 112. » (HD 17) L’importance décisive de cette scène s’impose déjà au lecteur du fait que c’est la première image que nous entrevoyons du protagoniste, après l’ouverture passablement abstraite sur le sommeil. Nous le voyons non en train de faire quelque chose, mais en train d’arrêter de faire quelque chose : c’est le premier signe de l’arrêt, de la suspension qui va tout frapper. Manet van Montfrans a été la première à décomposer ce nombre 112 en 11 et 2, qui forment ensemble la date encodée de 11-2, c’est-à-dire du 11 février. Elle signale également la référence autobiographique contenue dans le titre du livre d’Aron, qui figurait au programme l’année où Perec commença (et abandonna) des études d’histoire en Sorbonne 28 . Le livre d’Aron perd ici son sens autobiographique direct (un livre étudié par Perec) pour acquérir une dimension autobiographique indirecte, mais d’autant plus riche. Le souvenir (si souvenir il y a) est présenté comme absent, enfoui dans un palimpseste littéraire difficile à déchiffrer. A première vue, les chaussettes trempant dans la bassine constituent un détail comique dans sa banalité, renvoyant à la vie 27 Il y aussi ici un jeu sur le nombre 6 : trois paires de chaussettes font six chaussettes, le chiffre 6 est répété 6 fois dans ce deuxième chapitre ; 6 fois 6 font 36 : 1936 est l’année de la naissance de Perec. 28 Van Montfrans, op. cit., p. 82, note 21.
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estudiantine. Pourtant, les références répétées aux chaussettes contiennent l’aencrage 43, qui renvoie à l’année 1943, année de la mort de la mère à Auschwitz. La première de ces références – « trois paires de chaussettes » (HD 20) – ne fait sens que si on la met en rapport avec le constat récapitulatif fait deux pages plus loin : «Tu as vingt-cinq ans et vingt-neuf dents, trois chemises et huit chaussettes » (HD 24). Alors seulement, les trois paires de chaussettes trempant dans la bassine nous apparaissent comme trois des quatre paires qu’il possède. Reste à faire l’inversion de 3-4 en 4-3 pour aboutir au 43 caché dans le texte29. Au chapitre 52 de La vie mode d’emploi, l’histoire de Grégoire Simpson constitue une reprise de celle d’Un homme qui dort. Ce Grégoire Simpson – dont le nom l’apparente au Grégoire Samsa de La métamorphose de Kafka – passe « des journées entières à faire des réussites ou à laver trois de ses quatre paires de chaussettes dans une bassine de matière plastique rose. »30 Ici seulement, nous trouvons la formule « trois des quatre », qui est absente d’Un homme qui dort. L’aencrage 43 se trouve donc doublement caché, encodé dans Un homme qui dort : pour reprendre les termes de Magné, non seulement il s’y trouve de manière indirecte, dissociée (le 4 et le 3 sont dissociés dans le texte, au lecteur de faire le rapprochement entre eux) mais encore sa découverte demande sa mise en rapport avec un autre fragment textuel, celui sur les huit chaussettes possédées au total. Un seul élément pourrait, selon Magné (qui ne mentionne d’ailleurs pas cette occurrence du 43), faciliter la tâche du lecteur : c’est que l’aencrage 43 se rencontre le plus souvent en association avec le 11, comme c’est le cas ici31. Reste à savoir pourquoi seule la date de la disparition de la mère se trouve encodée dans le texte. C’est là une donnée aussi maigre que les objets raréfiés qui meublent la chambre, mais c’est la seule donnée tangible qui reste à Perec : la date de sa déportation, non de sa mort, comme on sait32. Cette date n’est donc à son tour qu’un 29
Manet van Montfrans signale cet aencrage, mais l’opération arithmétique permettant d’y arriver reste implicite chez elle ; cf. La contrainte du réel, op. cit., p. 83, note 24. 30 La vie mode d’emploi, Hachette 1978, p. 303. Je remercie Bernard Magné de cette précision. 31 Magné, op. cit., p. 66. 32 Magné, op. cit., p. 57.
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renvoi indirect, elle n’est que référence à la disparition et à l’absence de toute date inscrite dans une pierre tombale. Dans ce sens, les livres de Perec rappellent, à un niveau individuel, le Mémorial de Serge Klarsfeld, ils constituent une sorte d’épitaphe en forme de livre, qui conserve indirectement le nom, les dates de quelques personnes (non seulement celles de la mère, celles du père aussi, et la date de naissance de Perec lui-même). Cette date est également un signe d’impuissance : elle dit l’impossibilité de commémorer, de remémorer la mère, dont il ne possède nul souvenir direct33. En examinant, ces deux aencrages – le 11 et le 43 – il y a lieu de conclure, pour reprendre les termes de Magné, qu’ils surdéterminent non seulement localement, mais globalement le texte d’Un homme qui dort. C’est dans ces allusions autobiographiques dérobées qu’il faut, à mon sens, chercher le sens général de l’« indifférence », de la crise qui affecte le protagoniste. Comme l’invention de l’espace exigu et étouffant de la chambre, l’inscription des aencrages dans le texte peut constituer une manière dérivée, indirecte de « vivre ce que mes parents ont vécu ». En dissimulant les dates de la disparition de sa mère dans des objets et des nombres, Perec vit en quelque sorte cette disparition au niveau du texte. Du moment où c’est lui qui la met en scène, il est comparable à l’enfant freudien qui, par son jeu du « Fort Da », va maîtriser l’absence de la mère.
5. La mise-en-scène de la répétition Dans le seul chapitre 2, nous l’avons vu, les chaussettes dans la bassine reviennent six fois. Dans l’ensemble du roman, le plafond et la banquette apparaissent non moins de huit fois, la goutte d’eau tombe au moins douze fois. Cette répétition d’objets, de gestes, de menus bruits n’a échappé à aucun commentateur. Elle s’inscrit dans l’espace solitaire et silencieux de la chambre meublée de quelques objets raréfiés. Dans ce lieu désertique, les objets se trouvent investis d’un poids extraordinaire, surdéterminés dans la mesure où ils contiennent souvent des « aencrages », que seule la répétition rend sensibles. 33
Comme le montre Burgelin, « le souvenir de sa mère n’existe que dans la métonymie : un lieu, un moment, un objet chargé de signes », c’est tout ce qui lui reste de la scène des adieux, en 1942 (Les parties de dominos, op. cit. p. 85).
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Comme corrélat de l’aencrage, la répétition renvoie au contenu latent – autobiographique, historique – du récit. Ainsi, pour Claude Burgelin, ce « parti pris des choses » – si différent de celui de Michaux –, exprime aussi l’absence de toute relation à soi et aux autres. Cette « relation insistante et inutile avec les objets », ces « ressassements, ces martèlements répétitifs et sourds » donnent à entendre « le travail de la cruauté »34. La répétition – les gestes ritualisés, les parcours immuables – renvoie au « trou, [au] blanc, [au] vide » laissés par la mort des parents. Mais qu’est-ce qui se répète dans Un homme qui dort ? Certes, ce sont des objets ou des bruits isolés, mais au delà, il s’agit surtout de mouvements et de gestes. Si la bassine avec les chaussettes revient sans cesse, c’est que le protagoniste la fixe : « Tu regardes la bassine, l’étagère, tes genoux, ton regard […]. Tu écoutes les bruits de la rue, la goutte d’eau au robinet du palier […]. Tu suis, sur le plafond, la ligne sinueuse d’une mince fissure […] » (HD 24, mes italiques). La structure énumérative du passage souligne cette primauté du geste compulsif, et le récit entier est bâti sur de telles séries de gestes, ce qui laisse une impression d’obsessive monotonie. Comme l’a observé Chris Andrews, Un homme qui dort est largement composé de listes (listes d’objets, de bruits, de lieux…), c’est même, à cause du rythme et des allitérations, l’essentielle dimension poétique du récit35. Récurrence obsessive d’objets isolés, séries de gestes répétés : tout porte à croire qu’au niveau de l’histoire comme à celui du récit, une véritable compulsion de répétition est à l’œuvre. Par bien des côtés, l’activité frénétique, monotone et ininterrompue du protagoniste rappelle la mise en acte compulsive qui, chez Freud, est l’un des symptômes de la névrose traumatique. « Agieren » : mieux que le substantif français « mise en acte », l’infinitif allemand exprime une activité constante, une agitation sans fin. Dans le récit, cette agitation se situe entièrement dans un présent absolu, dans une actualité incontournable, nous l’avons vu. C’est le présent comme temps où le passé « oublié » est infiniment revécu, répété, alors que pour le sujet, il est à chaque fois entièrement nouveau, premier. Et qui plus est, le passé est transféré sur « toutes ses autres occupations et relations
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« Perec et la cruauté », art. cit., pp. 33-34. Chris Andrews, « Puzzles and lists. Georges Perec’s Un homme qui dort », Modern Language Notes, vol. 111, no. 4, 1996. 35
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actuelles »36. Or le protagoniste de Un homme qui dort n’a plus de relations avec autrui. On comprend alors que le transfert s’effectue exclusivement sur les choses – les objets de la chambre – et les lieux, les rues de Paris notamment. Ce transfert sur les choses a été observé par plusieurs commentateurs. Ainsi selon Burgelin, dans « Les lieux d’une ruse », texte centré sur son analyse, Perec « s’arcboute sur les ‘choses’ (‘il y avait de la moquette sur le sol, des moulures au plafond, du tissu sur les murs’) pour ne pas parler des êtres [...]. Le transfert sur le lieu et le cadre est une façon de dire et de ne pas dire le transfert sur la personne. »37 Dans ce texte, Perec donne une description minutieuse du décor, mais ne révèle rien de ce qui s’y est dit. Alors, comme dans Un homme qui dort, ce décor devient surdéterminé. Un exemple : dans « Les lieux d’une ruse » comme dans notre récit, le plafond est un élément prédominant. Comme Perec sur le divan, le protagoniste passe de longues heures à fixer le plafond, véritable miroir de son visage et de son psychisme dissocié. Dans le prolongement de Burgelin, qui lit La vie mode d’emploi comme une « métaphorisation ludico-dramatique de la psychanalyse »38 (de la situation analytique), je propose un même parallèle pour Un homme qui dort : si le décor – banquette, plafond – est là, l’analyste, lui, se cache, ce qui sied bien à sa discrète présence. Est-il le narrateur implicite qui, au « tu », raconte son histoire ? Ou faut-il plutôt le chercher du côté de l’éternel voisin : muet, comme l’analyste, il ne signale sa présence que par l’occurrence répétée de sa toux, de ses pas : « Quelqu’un va et vient dans la chambre voisine, tousse, traîne les pieds, déplace les meubles, ouvre les tiroirs. » (HD 18) La question est alors de savoir s’il faut pour autant considérer Un homme qui dort comme une mise en scène littéraire, comme une dramatisation de la compulsion de répétition et de la mise en acte. On peut l’affirmer, à condition d’insister sur ce caractère de mise en scène, de mime, de dramatisation, qui implique une reprise ludique et par là même critique des processus psychiques décrits par Freud. Ce jeu peut aller jusqu’au pastiche et à l’impli-citation, comme dans le texte « Roussel et Venise. Esquisse d’une géographie mélancolique », où Perec cite sans référence des fragments entiers de l’article de 36
« Remémoration, répétition et perlaboration », art. cit., p. 109. Burgelin, Les parties de dominos, op. cit., p. 103. 38 Burgelin, ibid., p. 22. 37
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Nicolas Abraham et Maria Torok, « Deuil ou mélancolie ».39 Rien de tel dans Un homme qui dort, mais ici des notions-clefs de Freud, comme la compulsion de répétition, sont mises en scène. Dans le récit de Perec, il y a une forme de répétition où prime la différence, le déplacement et le déguisement des notions freudiennes. Jacques Lecarme a montré que le Freud de Perec est un Freud connu « de seconde main »40. Perec semble en effet avoir assez peu pratiqué Freud, mais plutôt ses commentateurs tels Marthe Robert, Olivier Mannoni et Nicolas Abraham. « De seconde main » : cette formule a un sens dépréciatif chez Lecarme, qui tend à minimaliser l’apport freudien. A mon sens, c’est au contraire une excellente formule pour caractériser la manière de travailler de Perec. Le fait que seuls des textes « secondaires » sur Freud soient repérables chez Perec confirme qu’il voit sa propre écriture comme un mime, une mise en scène aussi sélective, « déplacée » que ludique. Dans ce sens, il traite Freud exactement comme il traite « ses » autres auteurs (Kafka, Proust ou Melville) : en le trahissant à dessein. Dans sa reprise de la compulsion de répétition, il présente celle-ci non comme répétition du même, mais comme production de la différence. Par ce primat de la différence, Perec semble proche de Deleuze qui, dans Différence et répétition41, défend une conception semblable de la répétition. Dans cet ouvrage, Deleuze fait la critique de la théorie freudienne du traumatisme, qui resterait redevable au primat de l’identité, de la représentation42. Dans la névrose traumatique, le sujet revivrait sans fin un « événement traumatique » situé dans un lointain passé, mais réel. C’est cette conception réaliste, traditionnelle de la répétition comme répétition nue du même que Deleuze met sous accusation, en montrant les incohérences de Freud : tout en sachant que cet événement originaire n’a rien de réel, qu’il s’agit d’une scène fantasmatique, Freud reste pourtant réaliste et croit à la possibilité de ramener à la surface de la conscience cet événement dans sa nature originaire, comme un souvenir immuable. 39
Perec, Cantatrix sopranica L. Et autres écrits scientifiques, Seuil, 1991 ; N. Abraham & M. Torok, « Deuil ou mélancolie », in L’écorce et le noyau, AubierFlammarion, 1978. 40 « Perec et Freud ou le mode du réemploi », Cahiers Georges Perec no. 4, Editions du Limon, 1990, p. 123. 41 PUF, 1969. 42 Différence et répétition, op. cit., p. 136-137.
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Or dans Un homme qui dort, la répétition met en cause cette conception traditionnelle. Prenons l’exemple des six chaussettes et de la date que celles-ci recèlent. La répétition est ici un mouvement où l’événement – quelque massif, historique qu’il soit – régresse sans cesse, dans un déplacement infini. En effet, des six chaussettes, on régresse vers les chiffres qui y sont encodés, ensuite vers la date qu’ils composent, par le biais d’une opération arithmétique compliquée. Et la répétition de la date – encodée, déguisée, déplacée – ne renvoie à aucun événement vécu directement, puisque Perec n’a été qu’un « témoin absent », qui n’a rien vu. Les dates encodées dans ses textes ne font que témoigner du fait que « la mort de sa mère est indatable et irreprésentable », comme le dit Claude Burgelin 43 . Ainsi l’édifice entier de la répétition est bâti sur un vide intérieur où « il n’y a rien à voir […] parce qu’il n’y a rien, sinon un blanc, un effacement », d’où « même le chagrin originel a disparu »44. Etrange paradoxe – qui est peut-être celui de la génération d’après – : d’une part, le réel, l’Histoire « avec sa grande hache » a fait incursion dans la vie de Perec, la déterminant à jamais45. De l’autre, ce réel, cet événement par excellence n’a jamais été directement vécu par lui, il ne peut être que répété sur le mode du fantasme. C’est sur ce point que la répétition perecquienne, où rien ne se répète, sauf le vide et l’absence, me semble proche de Deleuze. Pour reprendre les termes de Différence et répétition : « la répétition est symbolique dans son essence », non réelle, elle ne répète rien de réel, « il n’y a pas de premier terme qui soit répété »46, pas d’événement originel qui puisse être isolé, vu séparément du mouvement même de la répétition, qui le constitue. Si un « ancien présent » est en jeu, il agit sur le présent actuel, mais non dans sa réalité objective, irrécupérable, mais « dans la forme où il a été vécu ou imaginé »47
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Burgelin, « Perec et la cruauté », art. cit., p. 32. Burgelin, Les parties de dominos, op. cit., p. 169. 45 Dans ce sens, M. van Montfrans a raison de l’affirmer, c’est lui, le réel, la plus grande contrainte pour Perec. 46 Différence et répétition, op. cit., p. 28. 47 Ibid., p. 137. 44
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6. Le périple de l’homme qui dort L’indifférence, nous l’avons vu, n’est pas un état statique mais un cheminement, une série de phases que traverse le protagoniste. Ainsi, ayant glissé dans une paralysie physique et mentale, il s’ingénie à transformer celles-ci en projet, en maîtrise, dans le but d’engourdir la douleur et de dominer la solitude (en en faisant une solitude délibérément choisie). C’est l’indifférence devenue projet : il s’agit alors d’une entreprise voulue, non subie, comme au début. Pour atteindre l’état désiré, le « tu » décide paradoxalement d’aller jusqu’au bout de l’indifférence : dormir, ou vivre comme un homme qui dort, mettre hors jeu non seulement toute émotion, mais toute sensation physique, plonger dans un bienheureux « oubli ». Mais paradoxalement, cette entreprise aboutit à l’effet contraire : au lieu d’offrir un carcan contre la douleur et contre le passé, l’indifférence accule le « tu » à cette douleur, à la mémoire. En fin de compte, loin de faire de lui « le maître du monde », l’indifférence le rendra semblable aux rats et aux monstres (HD 113). C’est le phénomène bien connu en psychanalyse : plus le refoulement se fait profond, plus le « retour du refoulé » sera violent, par la répétition et la mise en acte. Ainsi, de même que le sommeil s’était mué en insomnie et l’oubli en mémoire obsédante, l’indifférence elle-même se retournera en hypersensibilité, vulnérabilité. Par des images comme celle du rat, et par des noms de lieux, nous le verrons, ce cheminement a une dimension autobiographique cachée, qui touche au rapport de Perec à son propre passé et à la mémoire de la Shoah. En première instance, faut-il le rappeler, l’indifférence est une expérience subie par le protagoniste : de manière imperceptible, il glisse, il sombre dans une paralysie, une indolence qui reste longtemps sans nom. Ce n’est qu’en seconde instance, lorsque le narrateur aura mis un nom dessus – « tu n’es qu’une ombre trouble, un dur noyau d’indifférence » (HD 29) – que l’indifférence se mue en une entreprise voulue, en un projet. Paradoxalement, ce projet consiste à vouloir la cessation de toute volonté : « tu n’as pas besoin de parler, de vouloir » (HD 27) mais en même temps : « tu ne veux que l’attente et l’oubli » (HD 25). Comme l’indique également cette dernière citation, une composante essentielle de l’indifférence, c’est l’oubli : le « tu » rêve de devenir « amnésique errant au Pays des aveugles » (HD 28), « l’oubli s’infiltre dans sa mémoire » (HD 30). Oubli de quoi ? Si on en
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reste au niveau explicite du récit, il ne peut que s’agir de la vie passée du protagoniste : par l’oubli, le protagoniste vise à se défaire de son « histoire tranquille et rassurante d’enfant sage, de bon élève, de franc camarade » (HD 28), bref d’une vie socialement conditionnée. Par l’indifférence, le « tu » vise à se libérer de ce conditionnement-là. Mais il y a autre chose que le protagoniste aspire à oublier, même si c’est moins explicite, et c’est l’histoire : devenir « celui sur qui l’histoire n’a pas de prise » (HD 95), voilà le but, non-spécifié ici, de toute l’entreprise. Le protagoniste y aspire de deux manières au moins : par le sommeil et par la flânerie. Le sommeil est bien évidemment la voie royale de l’oubli ; il est, dans Un homme qui dort, l’image centrale de cette inconscience qui est au centre du récit. Et pourtant, relisons le prologue et nous verrons que, d’emblée, ce refuge contre la douloureuse mémoire lui est refusé. En effet, nous l’avons vu, l’homme qui dort est en fait un homme qui ne dort pas, un insomniaque qui reste infiniment au bord du sommeil, sans pouvoir y plonger48. « Parfois, maître du temps, maître du monde, petite araignée attentive au centre de ta toile, tu règnes sur Paris. » (HD 53) : régner sur Paris, c’est régner sur l’espace urbain, et la marche obsessive qui en résulte est une deuxième manière dont le protagoniste tente de se protéger contre l’histoire et le passé. Il y parvient en faisant de sa chambre son royaume. Ce boyau, cette soupente à l’atmosphère étouffante où il se sentait d’abord emprisonné, le « tu » va en faire « le centre du monde » (HD 49), à force d’en fixer les rares objets, de répéter infiniment quelques gestes quotidiens. De telle manière, l’espace exigu de la chambre – lui-même extension du corps du « tu » qui, étendu, le remplit presque entièrement – pourra s’étendre, se dilater énormément jusqu’à devenir un microcosme qui sera le reflet du macrocosme de l’espace urbain qui l’entoure. Alors, la ville ne sera plus ce monde extérieur menaçant contre lequel la chambre le protège (HD 27), mais elle deviendra une extension de lui-même et de son espace privé, espace urbain qu’il pourra arpenter, parcourir dans tous les sens pour s’en faire le maître absolu. Une manière privilégiée de se rendre maître de l’espace urbain, c’est d’en faire un espace de jeu, parcouru sans aucune finalité 48
Les occurrences de ce phénomène sont multiples : cf. HD 15, 35.
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(le « tu » ne va nulle part) mais selon un système compliqué de règles et d’interdits, dont le « tu » est le seul inventeur : « tu inventes des périples compliqués, hérissés d’interdits qui t’obligent à de longs détours » (HD 69). Comme le jeu de cartes, que le « tu » pratique seul, le jeu avec l’espace est à la fois compulsif et libérateur. S’il vise à éliminer tout hasard, c’est en transformant les contraintes de celui-ci en contraintes qu’il s’impose lui-même, contraintes auxquelles il est soumis, mais dont il est le seul maître.49 Au début, la marche du protagoniste s’apparente à la flânerie parisienne si souvent célébrée, d’Apollinaire aux surréalistes et à Walter Benjamin, dont on trouve des échos dans le texte de Perec. Marche au hasard, marche inlassable, sans but précis, où tous les lieux deviennent équivalents : « Tu t’enfonces dans l’Ile Saint-Louis, tu prends la rue de Vaugirard, tu vas vers Pereire, vers ChâteauLandon. » (HD 56). Parce que le flâneur cesse de se servir de l’espace dans un but utilitaire (pour aller d’un endroit à l’autre), il voit intensément ce qui, pour le passant ordinaire, n’est que le banal, le quotidien. La flânerie du protagoniste est déjà une expérience de l’infra-ordinaire, telle que Perec la décrira dans Espèces d’espaces et dans tant d’autres textes. Ainsi, la vertigineuse description du flot des passants vue par le « tu » assis à la terrasse d’un café est déjà une « tentative de description d’un lieu parisien » (HD 57). Découverte du quotidien, elle est également exploration de lieux cachés, désolés, soustraits au temps, sortie des sentiers battus : « Tu découvres des rues où nulle voiture jamais ne passe, où nul presque ne semble habiter, sans autre magasin qu’une boutique fantôme […] » (HD 59). C’est également le cas des passages, chers aux surréalistes et à Benjamin, où le temps semble s’être arrêté : « Passage Choiseul, Passage des Panoramas […], leurs marchands de modèles réduits, de pipes, leurs bijoux en strass, de timbres, leurs cireurs, leurs comptoirs à hotdogs. » (HD 60) Mais pour devenir « celui sur qui l’histoire n’a plus de prise », il ne suffit pas de somnoler et de flâner sans fin, encore faut-il accorder toute sa vie à cette indifférence à laquelle il aspire. Or 49
L’apparition du mot « contrainte », dans le passage sur le jeu de cartes (HD 73), montre à quel point toutes les formes de jeu dans ce roman – mots croisés, flâneries, règlements de son emploi du temps et de son budget (HD 119-120) – préfigurent déjà la conception de l’écriture comme jeu des contraintes, qui sera explicitement celle de Perec à partir de La disparition.
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l’indifférence, c’est se rendre insensible non seulement à toute douleur, mais aussi à toute jouissance. De manière systématique, le protagoniste va se priver de tout jugement de valeur, de toute discrimination, que ce soit en matière de nourriture ou de goût esthétique. Ainsi chaque bouchée va prendre « le même goût atone » (HD 55), les tableaux exposés au musée seront perçus « comme s’ils étaient des bouts de mur, de plafonds » (HD 56). Tout sombre dans la même grisaille de la neutralité. Dans cette décision de se priver de tout plaisir, dans cette existence dépouillée jusqu’à l’extrême – à l’image de la chambre où vit le protagoniste – y a-t-il une manière de revivre, de s’assimiler les privations infligées aux victimes de la Shoah, comme Burgelin semble le croire ? Rien ne permet, dans ces passages sur la nourriture ou sur d’autres aspects de la vie quotidienne, de trancher cette question. Exactement au milieu du récit, à la fin du chapitre 8, l’indifférence semble atteindre son paroxysme. Menée à son terme, elle suscite un sentiment de liberté et même « un bonheur presque parfait, fascinant », « un repos total, tu es, à chaque instant, épargné, protégé. » (HD 76-77). Bonheur, repos, « bienheureuse parenthèse » : on songe à l’ataraxie stoïcienne. Ne fût-ce que le bonheur total se situe en deçà de la vie, il consiste à ne plus exister, sinon comme une chose : tu n’existes plus : suite des heures, suite des jours, [...] tu survis, sans gaieté et sans tristesse, sans avenir et sans passé, comme ça, simplement, évidemment, comme une goutte d’eau qui perle au robinet d’un poste d’eau sur un palier, comme six chaussettes trempées dans une bassine de matière plastique rose, comme une mouche ou comme une huître, comme une vache, comme un escargot, comme un enfant ou comme un vieillard, comme un rat. (HD 77)
Ces images sont presque toutes empruntées à l’univers des animaux et des choses. Leur existence est associée à la non-existence. A l’exception de l’enfant et du vieillard, il s’agit ici d’êtres inanimés et de plus, dénués de parole (l’enfant et le vieillard – celui du Luxembourg, HD 61, – y inclus). Ailleurs, le protagoniste est fasciné par un arbre, qui se limite à être un arbre (HD 41) et sent approcher « ta vie végétale, ta vie annulée » (HD 52). S’il n’y a pas littéralement ici de retour à l’inorganique, on discerne cependant une forme d’entropie, de retour en arrière, vers un état antérieur (végétal, animal, chose).
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Entropie que Freud, comme on sait, a assimilé à cet « au-delà du principe de plaisir » qu’est la pulsion de mort. En effet, le sommeil, la somnolence constituent l’expérience en même temps que l’image par excellence de cette pulsion de mort qui affecte le protagoniste. Un indifférent est un homme qui, par le sommeil, tente d’éteindre la lumière de la conscience, de manière à engourdir la douleur, à enrayer toute sensation, toute émotion. Le sommeil, auquel le protagoniste se laisse aller, est ici un analgésique, stupéfiant : « Tu t’étends. Tout est lourdeur, bourdonnement, torpeur. Tu te laisses glisser. Tu plonges dans le sommeil » (HD 30). Le sommeil est à l’image de la mort à laquelle il aspire, mais dont il ne fait que rêver : « Parfois, tu rêves que le sommeil est une mort lente qui te gagne, une anesthésie douce et terrible à la fois, une nécrose heureuse : le froid monte le long de tes jambes, le long de tes bras, monte lentement, t’engourdit, t’annihile » (HD 132). Or, c’est cette mort justement qui, au cours du roman, s’avèrera de plus en plus impossible, de même que le sommeil dont il se trouve d’emblée privé. Mais la série de comparaisons de la citation ci-dessus révèle autre chose encore : c’est la dimension autobiographique cachée du récit. Au moment même où le stade du suprême oubli, de la libération semble atteint, celui-ci se trouve contrecarré par les éléments mêmes qui le constituent. En effet, la mention des six chaussettes trempées dans la bassine marque la ennième inscription, obsessive, de la date de la disparition de la mère. La plongée dans l’inconscience et l’oubli semble donc aboutir à son exact contraire : à l’émergence, aussi déplacée, déguisée soit-elle, du passé. C’est également le cas pour les autres éléments de la série, qui sont loin d’être aussi arbitraires qu’ils le semblent. Tous, ils constituent des références intratextuelles, des renvois en arrière ou en avant. L’huître renvoie à : « Tu es un oisif, un somnambule, une huître » (HD 25). La vache, dans son indifférence bovine, revient plus loin : « Parfois, tu ressembles à une vache » (HD 134). Quant au rat, image aux tonalités antisémites, il est une constante dans le roman : rat qui ne sort que la nuit, rat de laboratoire, il est une image de l’exclu, du paria que finit par devenir le protagoniste50. Le vieillard est encore celui du Luxembourg, envié par 50 Cf. resp. HD 25, 94, 113. L’image du rat est historiquement chargée, c’est la vermine que les nazis choisirent comme image du Juif, et qui est subtilement reprise par Art Spiegelman dans son roman-bande dessinée Maus (1986). Burgelin a analysé l’ambivalence de cette image: d’un côté, certes, le rat est une « image intériorisée (je
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le protagoniste pour sa vie végétative (HD 61-62). L’enfant serait-il l’enfant Perec ? Par leurs résonances autobiographiques cachées, ces images laissent donc entendre un tout autre message que le contenu explicite de cette citation, où il est question de libération et même de bonheur. En cette fin du chapitre 8, un renversement s’opère où s’amorce l’échec de l’indifférence. Au chapitre suivant, un même renversement s’annonce au niveau de la somnolence du protagoniste, qui se mue en impossibilité de dormir, d’oublier. Longuement repoussés, les souvenirs finissent par s’imposer dans les rêves du protagoniste, mais ils demeurent impossibles à identifier : ainsi lorsqu’il se voit sur un navire qui progresse sur la mer noire, cette image lui semble « un souvenir réel, exact dans tous ses détails », mais elle ne suscite aucune sensation chez lui, sauf celle de savoir « l’impossibilité et l’irréductibilité d’un tel souvenir » (HD 82-83). Ce souvenir qui tente de se frayer un chemin mais n’y parvient pas est indicatif du degré de censure qui affecte le passé de Perec, au moment où il écrit Un homme qui dort. S’y ajoute, dans ce rêve, l’image de la tête de panthère aux crocs acérés qui, par trois fois, se mue en étoile qui menace mortellement le protagoniste, puis l’évite de justesse (HD 83-84). Il est tentant d’y voir une figuration des dangers auxquels l’enfant Perec a échappé lorsque, pendant l’Occupation, il portait l’étoile, et de faire résonner ce passage avec la formule, vingt pages plus loin, des « invisibles porteurs d’étoiles » qui, elle, est plus facilement interprétable dans ce contexte autobiographique de la judéité. D’une manière générale, dans la seconde moitié du récit, les cauchemars produisent des images d’une rare violence : angoisse, traduite par l’image de la chute vertigineuse (HD 99-100), torture physique, où le corps se trouve écartelé, morcelé jusqu’à la liquéfaction (ibid.) par des bourreaux forts concrets qui, sur le mode comique, rappellent ceux de Kafka, outre toute l’imagerie médiévale de la torture des damnés : « L’un te fourre une éponge pleine de craie dans la bouche, l’autre te bourre les oreilles de coton ; quelques scieurs de long se sont installés dans tes sinus, un pyromane incendie ton estomac [...] » (HD 101). Nous sommes ici aux antipodes de
suis un rat) » mais « elle mobilise aussi un propos de rejet et de haine » : « l’horreur d’appartenir au groupe des vaincus », la révolte, la colère contre les siens de s’être laissé traiter comme de la vermine (Burgelin, « Perec et la judéité », art. cit., p. 176).
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l’indifférence, qui prétendait offrir une protection contre la souffrance. L’insensibilité, de toute évidence, s’est inversée en son contraire. Si le sommeil s’inverse en insomnie, en cauchemars qui réveillent, même imparfaitement, la mémoire, il en est de même pour la flânerie, qui prend un tout autre caractère dans la seconde moitié du récit : « Tu traînes, tu traînes, tu traînes. Tu marches. » (HD 86). Ici, le « tu » n’est plus ce flâneur surréaliste pour qui les lieux, quelque « déceptif(s), inepte(s) ou même provocateur(s) » qu’ils soient, restent pourtant « un but, c’est-à-dire une tension, une volonté, une émotion. » (HD 87). La marche devient errance, dérive, compulsion à marcher de jour comme de nuit. Toute la légèreté de la flânerie a disparu : Marche incessante, inlassable. Tu marches comme un homme qui porterait d’invisibles valises, tu marches comme un homme qui suivrait son ombre. Marche d’aveugle, de somnambule, tu avances d’un pas mécanique, interminable, jusqu’à oublier que tu marches. (HD 93).
L’homme qui dort est un homme qui marche sans savoir qu’il marche, il marche dans la mesure où il survit, entre la vie et la mort, comme telle ou telle figure de Beckett ou de Blanchot. Alors, l’espace urbain, d’espace immense de la liberté qu’il était, se mue en une prison blafarde comparable à la chambre de bonne initiale : « Tu marches dans les avenues désolées, longeant les arbres rabougris, les façades pelées, les porches noirs. […] Les squares dont les grilles t’emprisonnent, les marais stagnant près des bouches d’égout, les portes monstrueuses des fabriques » (HD 109). De « maître du monde », l’homme qui dort est devenu le prisonnier de cet espace urbain qu’il dominait jadis : « Comme un prisonnier, comme un fou dans une cellule. Comme un rat dans le dédale cherchant l’issue. Tu parcours Paris en tous sens » (HD 118). Par mille indices cachés, le « tu » va se retrouver acculé à la douleur qu’il s’ingéniait à engourdir et à maîtriser par la flânerie. A première vue, le passage suivant décrit une errance qui va parfaitement au hasard. Et pourtant, le passé, personnel comme collectif, revient : Tu te laisses aller, tu te laisses entraîner : il suffit que la foule monte ou descende les Champs Elysées, il suffit d’un dos gris qui te précède de quelques mètres et oblique dans une rue grise ; ou bien une lumière ou une absence de lumière, un bruit ou une absence de bruit, un mur, un groupe, un
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Perec, Modiano, Raczymow arbre, de l’eau, un porche, des grilles, des affiches, des pavés, un passage clouté, une devanture […], un escalier, un rond-point... (HD 88, mes italiques)
La conjonction des deux expressions soulignées – « Champs Elysées » et « rond-point » – fait disparaître tout arbitraire : nous voilà à nouveau sur « Les lieux d’une fugue », de la fugue faite par Perec à onze ans. Référence voilée à un épisode poignant de la vie de l’enfant Perec, étroitement lié à « l’Histoire grande hache » et à son état consécutif d’orphelin51. Le passé s’impose également dans les « papiers, lettres et photos » trouvées dans le caniveau, « qui t’ont presque tiré les larmes aux yeux » (HD 92) : traces de vies disparues, inconnues. Préludentelles aux photographies et aux documents commentés dans W ou le souvenir d’enfance ? De manière moins voilée, la persécution nazie, et la complicité de l’administration française, réapparaissent dans certains noms de rues : « la rue de la Pompe, la rue des Saussaies, la place Beauvau, le quai des Orfèvres » (HD 87). Comme l’avait déjà remarqué Claude Burgelin52, ce sont des références aux années noires : on y retrouve deux adresses de la Gestapo, celle du Commissariat aux Questions Juives et du Commissariat de Police. Adresses qui peu après, avec La place de l’étoile de Modiano (qui paraît en 1968, un an après Un homme qui dort), deviendront tristement célèbres. Pourtant, sur ce point, il y a une différence considérable entre Perec et Modiano : si le premier fait subrepticement allusion à ces lieux, littéralement entre parenthèses, le second les criera tout haut53, il les ressassera sans fin, en en faisant les protagonistes de ses romans54. Une autre référence autobiographique est celle, déjà citée, où le « tu » s’assimile aux « bannis, parias, exclus, porteurs d’invisibles étoiles » (HD 114). Cependant, il faut éviter de réduire cette formule à une référence à la judéité de Perec, alors qu’elle a une visée universelle : les bannis, les parias et les exclus sont les marginaux, les 51
« Les lieux d’une fugue », in Je suis né, Seuil, 1990. Le texte date de 1965, il est donc antérieur de peu à Un homme qui dort, ce qui rend l’hypothèse d’un écho dans le roman plus que plausible. Le rond-point des Champs-Elysées est aussi un des douze lieux revisités tous les ans pour le projet inachevé de Lieux. 52 C. Burgelin, Georges Perec, op. cit. p. 72. 53 Cf. le « RUE LAURISTON ! RUE LAURISTON ! », de La place de l’étoile, Gallimard-Folio, p. 203. 54 Cf. Deuxième partie, « Ecrire le lieu ».
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« Juifs » d’aujourd’hui, ils sont stigmatisés même s’ils n’en portent pas la marque concrète, comme les Juifs pendant l’Occupation. D’où aussi les références à des violences plus récentes, infligées par la police, que le nom seul de Charonne suffit à évoquer : « boulevard à flics », qui transforma Paris en « ville-charnier » (HD 118). L’ensemble de cette flânerie qui a dégénéré en fuite, dans une ville devenue un piège à rats, semble encore mimer, reproduire le sort réservé aux proches de Perec pendant l’Occupation : « Errer dans Paris en y rôdant comme un homme traqué, c’est peut-être retrouver la peur ou le sentiment d’abandon qui furent ceux de ses proches. »55 Cependant, ayant touché l’extrême de la souffrance et de l’insomnie, le « tu » se redresse : il règle sa vie, ses itinéraires et ses habitudes comme une montre et de telle manière, il échappe de justesse au destin de Bartleby, la mort : « c’est ainsi parce que je l’ai voulu ainsi, je l’ai voulu ainsi ou sinon je suis mort » (HD 122). Qu’est-ce qui déclenche ce tournant, ce retour à la normale ? Il est difficile de le dire. Selon une lettre de Perec à Paulette, citée par Hans Hartje, Perec a voulu une fin sans solution explicite, car apporter une solution à l’indifférence, c’eût été lui conférer un sens, alors que l’indifférence, c’est l’épuisement du sens et des signes. Perec a voulu éviter la « récupération logique » qu’il croyait discerner chez Sartre, Camus, Le Clézio et d’autres, qui avaient traité des thèmes proches. Il faut que l’indifférence « tombe » tout simplement, qu’elle cesse spontanément, telle qu’elle est venue56. Comme il avait imperceptiblement glissé dans l’indifférence, de même il se retrouve maintenant dans le monde ordinaire : « C’est un jour comme celui-ci, un peu plus tard, un peu plus tôt, que tout recommence, que tout commence, que tout continue » (HD 143).
7. « Tu n’as rien appris, tu ne saurais témoigner » Le récit se clôt par un épilogue qui offre quelques indices importants pour juger de la portée autobiographique de ce texte. Cet épilogue est une sorte de collage de références littéraires : noms de héros de 55
C. Burgelin, « Perec et la judéité », art. cit., p. 178. Lettre de Perec citée dans H. Hartje, « Un homme qui dort. Le lu et le tu », in Actes du colloque international Georges Perec de Cluj-Napoca, éd. Y. Goga, Cluj-Napoca, éd. Dacia, 1997, pp. 81-82. 56
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roman, citations ou plutôt « impli-citations », puisqu’elles ne sont pas signalées par des guillemets ou d’autres signes conventionnels. Ce sont plutôt des intertextes, dont certains parcourent le récit entier. Cette confrontation aux grands modèles littéraires, avec qui le « tu » eût pu comparer son aventure, aboutit presque dans tous les cas à relativiser sa propre aventure. Ainsi, l’énumération des héros littéraires de tous bords – Robinson, Roquentin, Meursault, Leverkühn – renvoie dos à dos ces héros, et dénonce leur aventure comme une « histoire modèle » trompeuse (HD 138). Comme l’a bien observé Manet van Montfrans, un seul modèle demeure en place, c’est la figure d’Ishmaël, du Moby Dick de Melville, qui revient dans deux citations de cet épilogue 57 . Après s’être longtemps miré à Bartleby, le « tu » se mesure maintenant à Ishmaël : la différence est certes de taille. Mais faut-il y voir « l’opposition entre la bibliothèque et la vie », la « fin d’un voyage livresque » et avec celle-ci, « l’invitation au vrai voyage »58? Il est difficile de le croire lorsqu’on relit le fragment final du récit qui, après la deuxième citation de Moby Dick, sur la « rêverie océanique », ne laisse rien transparaître d’une telle libération : « Tu as peur, tu attends. Tu attends, place Clichy, que la pluie cesse de tomber » (HD 144). Examinons de plus près la première citation : « Mais nulle errante Rachel ne t’a recueilli sur l’épave miraculeusement préservée du Pequod pour qu’à ton tour, autre orphelin, tu viennes témoigner » (HD 139). Le texte-source est la dernière phrase de l’épilogue de Moby Dick : « It was the devious-cruising Rachel that in her retracing search after her missing children, only found another orphan. »59 Cette phrase se réfère au sauvetage d’Ishmaël, après le naufrage du Pequod. Lorsque la baleine blanche et Ahab ont sombré dans les profondeurs, Ishmaël est en effet le seul rescapé ; il est recueilli par un navire qui porte le nom de Rachel. Or le Rachel était déjà « à la recherche de ses enfants disparus », en particulier du fils du capitaine, un enfant de douze ans, qui avait disparu en mer sur un autre baleinier. Pour retrouver cet enfant, le capitaine du Rachel avait demandé l’aide 57 « Mais nulle errante Rachel [...] tu viennes témoigner. » (HD 139) et « Regarde ! Regarde-les. [...] l’appel rauque des oiseaux de mer. » (HD 144) 58 Manet van Montfrans, La contrainte du réel, op. cit., p. 111. 59 Moby Dick, Harmondsworth, Penguin English Library, 1983, p. 687; la citation est identifiée et reprise dans M. van Montfrans, La contrainte du réel, op. cit., p. 110, note 64.
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d’Ahab, qui la lui avait refusée 60 . La nuit d’avant, les matelots du Pequod avaient entendu des cris étranges : c’étaient, à leur sens, les « voices of newly drowned men at sea »61 , signe précurseur car, le lendemain, un de leurs hommes était tombé en mer et s’était noyé. La dernière phrase de l’épilogue, sur le sauvetage d’Ishmaël, évoque donc non seulement le naufrage du Pequod, mais toute une série de naufrages, notamment celui de l’enfant de douze ans, cherché par le Rachel. Ishmaël est « another orphan » comme l’est le fils du capitaine, disparu, formule que Perec reprend dans le texte d’accueil (« autre orphelin »). Ce qu’il reprend aussi, c’est la référence à Rachel : « Nulle errante Rachel... » Si le lecteur non-averti croit à un personnage féminin, alors que le Rachel est un navire, il n’a pourtant pas tout à fait tort, car par cette formule, Perec ne fait que reprendre la personnalisation du Rachel par Melville. Par le biais du nom propre, qui renvoie à Rachel, l’une des matriarches de l’Ancien Testament, il transforme le navire en mère éplorée : « But by her still halting course and winding, woful way, you plainly saw that this ship that so wept with spray, still remained without comfort. She was Rachel, weeping for her children, because they were not. » 62 C’est cela, « l’errante Rachel » qui cherche « her missing children », selon la dernière phrase de Moby Dick. L’intertexte melvillien comporte donc non seulement un naufrage, un père et un enfant, mais aussi une mère. C’est une constellation qui a une puissante consonance autobiographique chez Perec. On imagine comment Perec a pu lire Moby Dick de manière autobiographique, et identifier son sort d’orphelin à celui d’Ishmaël, lui aussi orphelin et seul rescapé d’un naufrage. Cette interprétation se trouve confirmée lorsque nous lisons ce passage d’Un homme qui dort dans une perspective autotextuelle, en conjonction avec des pages écrites quelques années après par Perec : celles qui, au chapitre XI de W ou le souvenir d’enfance, décrivent le naufrage du Sylvandre, où périt la mère de Gaspard Winckler, ainsi que l’équipage, alors que Gaspard Winckler lui-même disparaît mystérieusement. Dans ce chapitre, nous retrouvons donc la même constellation que dans Un homme qui dort : enfant, mère, naufrage, navire. Dans une telle perspective autotextuelle, la référence au naufrage du Pequod, dans 60
Moby Dick, chapitre 128. Moby Dick, op. cit., p. 632. 62 Moby Dick, op. cit., p. 641. 61
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Un homme qui dort (et le naufrage de l’enfant du capitaine, allusé dans la mention du Rachel) fait corps avec le naufrage du Sylvandre dans W, et l’ensemble devient une des nombreuses figurations autobiographiques du « naufrage » qui a marqué la vie de Perec : la disparition de la mère et sa propre survie. Quant on reconnaît ce contexte, il devient plus difficile de lire les citations de Melville comme « l’invitation au vrai voyage ». Ne constituent-elles pas plutôt une allusion cachée au « naufrage » de l’enfant Perec, qui sera explicitement figuré dans W ou le souvenir d’enfance et au rapport compliqué du protagoniste à celui-ci, indirectement raconté dans le périple de l’indifférence ? Cependant, dans Un homme qui dort, l’histoire de la mère reste fortement censurée. La citation sur « l’errante Rachel » en effet affuble cette histoire d’une négation : « nulle errante Rachel » n’a sauvé le protagoniste, qui n’est donc nullement ce rescapé, cet « autre orphelin » qui pourra venir témoigner. Pourtant, cette constellation d’éléments et son rapport autotextuel à W ou le souvenir d’enfance nous amènent à lire cette négation comme une dénégation : une négation qui a valeur d’affirmation. C’est une manière, comme l’a montré Freud, d’admettre le refoulé tout en évitant de l’admettre entièrement. La dénégation est donc déjà un progrès par rapport à l’amnésie propre au refoulement total, c’est « un moyen de prendre connaissance du refoulé », « une sorte d’admission intellectuelle du refoulé alors que l’essentiel du refoulé persiste »63. Ici, Perec affirme tout en le niant qu’il est orphelin et témoin. Avec W ou le souvenir d’enfance, la censure aura beaucoup diminué, au point qu’au premier chapitre, Gaspard Winckler adulte pourra enfin dire : « je fus témoin », tout en ajoutant tout de suite la réserve : « et non acteur. Je ne suis pas le héros de mon histoire. »64 Cette absence d’héroïsme est peut-être à mettre en rapport avec celle de l’homme qui dort, dans l’épilogue, où il refuse de s’identifier à toute une série de héros littéraires. Gaspard Winckler au contraire affirme : « j’étais le seul dépositaire, la seule mémoire vivante, le seul vestige de ce monde » (W 10). C’est infiniment plus que le « tu » ne saurait en dire, et cela rappelle l’épilogue de Moby Dick, dont le 63 Freud cité et commenté par Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p. 114. 64 W ou le souvenir d’enfance, L’imaginaire Gallimard, 1993, p. 10. Dorénavant, dans les citations, l’abréviation W sera employée pour désigner le titre de ce roman,
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motto, tiré de Job, est le suivant : « And I only am escaped alone to tell thee. »65 Peut-être faut-il lire les dernières pages d’Un homme qui dort en étroite conjonction avec ces premières pages de W ou le souvenir d’enfance : bien des « sutures » les relient, dont les références à Moby Dick sont les plus apparentes. En effet, dans ce premier chapitre de W ou le souvenir d’enfance, le narrateur se compare lui aussi à Ishmaël : « Ce n’est pas la fureur bouillante d’Achab qui m’habite, mais la blanche rêverie d’Ishmaël, la patience de Bartleby » (W 10-11). La référence à Bartleby est une « suture » de plus, qui relie W à Un homme qui dort. Les deux textes, tous deux riches en métadiscours, semblent construits en miroir. Dans l’épilogue d’Un homme qui dort, le narrateur, parvenu au terme du long périple de son protagoniste, affirme que « rien ne s’est passé » (HD 141), que le protagoniste n’a été la victime d’aucun désastre, et en plus que l’indifférence ne l’a pas « rendu différent ». Cette page résonne, par contraste, avec les pages d’ouverture de W où, avant même d’amorcer son récit, le narrateur suggère une grande aventure : « les événements dont j’ai été témoin », qui « ont bouleversé le cours, jusqu’alors insignifiant, de mon existence » etc. Le silence que garde le narrateur sur ces événements les rend d’autant plus exorbitants. Un deuxième point où ces deux textes se reflètent, c’est que Gaspard Winckler, le protagoniste des chapitres fictionnels de la première partie de W, est témoin, « mémoire vivante » des événements, alors que l’homme qui dort est hors d’état de témoigner de quoi que ce soit, comme le dit notamment la citation de Melville que je viens de commenter. Comment expliquer cette mise en contraste ? Si nous considérons le périple de l’homme qui dort comme une descente aux enfers qui, loin de le protéger contre « l’histoire » et la souffrance, l’y expose physiquement, le retour à la normale qui suit apporte cependant au « tu » la conscience claire des limites de ce périple. Comme le dit la première phrase de l’épilogue : « Tu n’es pas mort et tu n’es pas plus sage. » Référence par contraste à Bartleby, dont l’histoire vient d’être racontée, et qui, lui, « s’est laissé mourir » (HD 136). Mais on peut aussi y discerner une référence autobiographique cachée, puisque cette phrase est la première du seizième chapitre d’Un homme qui dort. Même si les chapitres ne sont pas numérotés, le nombre de chapitres 65
Moby Dick, op. cit., p. 687.
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n’est jamais laissé au hasard par Perec et le 16, comme l’a montré Manet van Montfrans, constitue ici encore une référence à la date de la mort du père, le 16 juin 1940 66 . La mort du père au front (« la guerre ») frappe d’insignifiance le périple de l’homme qui dort. Cette insignifiance, cette absence de conséquences, ce caractère somme toute gratuit de l’indifférence revient à de multiples reprises : « Tu n’es pas devenu fou » (HD 142), « Tu n’es même pas malade » (ibid.), la vie continue comme avant. Chez Perec, témoin absent, qui a survécu loin de l’épicentre des événements, on sent l’étrange frustration, si commune chez ceux qui sont nés après, d’être resté hors du coup : « Les désastres n’existent pas, ils sont ailleurs. » (HD 142) Après s’être assimilé aux « porteurs d’invisibles d’étoiles » c’est-à-dire aux Juifs et aux autres persécutés, le « tu » se rend compte que sa situation à lui est tout à fait différente : « Nulle malédiction ne pèse sur tes épaules [...] Nul ne te condamne et tu n’as pas commis de faute. Nul ne te regarde pour aussitôt se détourner de toi avec horreur » (HD 142-143). On songe ici à Gregor Samsa métamorphosé en vermine mais aussi à l’antisémitisme le plus primitif, qui se détourne du Juif comme d’un monstre abject. Et si rien ne s’est passé, alors comment témoigner ? L’homme qui dort n’est témoin de rien : « tu n’as rien appris, tu ne saurais témoigner » (HD 138). On retrouve cette idée dans la seconde citation de Melville. Pour témoigner, il faut avoir vécu le naufrage, le désastre : « La plus petite catastrophe aurait peut-être suffi à te sauver : tu aurais tout perdu, tu aurais eu quelque chose à défendre, des mots à dire pour convaincre, pour émouvoir » (HD 142). Ce témoin-là, Perec ne le sera jamais, ni ici ni dans W ou le souvenir d’enfance. Avec W cependant, il franchira une étape décisive : en inventant l’île de W, il mettra en scène la catastrophe, qu’il n’a pas vu ; en dressant, face à cette fiction, le pan de sa propre histoire, et en la reliant au désastre par de multiples « sutures », il lui rendra la place qui lui revient, et à laquelle elle n’a pu accéder dans Un homme qui dort. Il deviendra ce témoin absent qui se trouve préfiguré dans ce récit.
66
Manet van Montfrans, La contrainte du réel, op. cit., p. 116.
Chapitre 2
Le témoignage par le biais de la fiction. Patrick Modiano : Dora Bruder
1. « Ma mémoire précédait ma naissance » Plusieurs commentateurs ont constaté le caractère répétitif de l’œuvre de Modiano1 : d’un roman à l’autre, depuis une trentaine d’années, l’auteur semble reprendre les mêmes thèmes (l’obsession par l’Occupation, la recherche d’une identité stable, le père absent, le temps destructeur), et qui plus est, la même formule narrative : celle d’un protagoniste-narrateur qui est en même temps l’enquêteur et, en dernière instance, l’objet de l’enquête. Dans une perspective psychanalytique comparable à la nôtre, ce caractère répétitif a été mis en rapport avec la mise en acte d’un passé traumatique : il résulterait de la nécessité existentielle, pour Modiano, de revivre au présent, de répéter sans fin les mêmes scènes afin de se faire le témoin absent du passé qu’il n’a pas vécu2. Ainsi, il met en œuvre une mémoire proche de la « postmémoire » (Marianne Hirsch) propre à tant d’écrivains de la génération d’après : « ma mémoire précédait ma naissance », dit le narrateur de Livret de famille3 . Cette mémoire se prolonge bien au delà de la mémoire personnelle, elle est alimentée non par des souvenirs personnels mais par l’enquête et par l’imagination.
1
Michèle Breut, « Un cirque passe. Un tour de passe-passe romanesque », in Patrick Modiano. Etudes réunies par Jules Bedner, CRIN no. 26, Amsterdam, Rodopi 1993, p. 103 ; Nathalie Rachlin, « The Modiano Syndrome : 1968-1997 », in Paradigms of Memory. The Occupation and other hi/stories in the novels of Patrick Modiano, Martine Guyot-Bender & William VanderWolk éds., New York, Peter Lang, 1998, pp. 121 ss. 2 Cf. N. Rachlin, art. cit., p. 128; Juliette Dickstein, « Inventing French Jewish Memory: the Legacy of the Occupation in the works of Patrick Modiano », in Paradigms of Memory, op. cit., pp. 145-163. 3 Folio, p. 116.
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Mais ce « passé qui ne passe pas », est-ce un passé personnel ou collectif ? Ici, les opinions divergent. Longtemps, avec Henry Rousso, Modiano a été vu comme un des premiers romanciers à mettre à nu un phénomène collectif : le « syndrome de Vichy », mais récemment Nathalie Rachlin a rétorqué que Modiano ne représente que lui-même, et que ses obsessions sont purement personnelles, liées à son propre passé, même si, avec La place de l’étoile, elles ont un moment coïncidé avec des obsessions collectives. Modiano souffrirait uniquement du « syndrome de Modiano » : du fait d’avoir eu un père à la fois juif et collabo, et par extension des événements vécus par le père pendant l’Occupation4. La persécution, l’arrestation, la presquedéportation, la planque, les complicités constituent un ensemble traumatisant qui a déterminé la conduite, souvent hostile, du père envers le fils. Modiano découvre très tôt, par lui-même, ce rôle ambigu joué par son père pendant l’Occupation. Comme on sait, le père, Juif apatride (et donc appartenant à la catégorie la plus menacée) a survécu grâce à différents trafics et au marché au noir. Cela le mit en contact avec des collabos, dont un lui sauva la vie lorsqu’il fut arrêté5. A la fois victime et coupable ou du moins complice, aux yeux du fils, la figure du père persistera à hanter les romans de Modiano, de la trilogie aux romans des dernières années. Obsession par « l’héritage paternel » qui, chez les narrateurs de Modiano, provoque souvent une crise d’identité : il leur est impossible de s’identifier au père, comme il se doit, mais en même temps une telle identification leur est nécessaire afin de trouver leur identité. Dans Livret de famille, les termes de ce conflit sont clairement formulés. Le protagoniste, lui-même à peine devenu père, aspire à découvrir qui est son père, à éclairer les zones d’ombre dans la vie de celui-ci afin de trouver son identité en tant que père. Dans les premiers romans de Modiano, notamment la trilogie, l’obsession par l’Occupation joue pleinement, explicitement. Le héros de La place de l’étoile, Schlemilovitch, un Juif né après, revit de manière fantasmatique le Paris de l’Occupation, où il est tour à tour Juif persécuté et Juif collabo 6 . Avec La ronde de nuit, qui met en scène un protagoniste à la fois résistant et collabo, l’ambiguïté atteint son paroxysme. Les boulevards de ceinture, enfin, met en scène un 4
N. Rachlin, art. cit. Cf. entre autres Fleurs de ruine, Points Seuil, 2002, 19901. 6 Sur La place de l’étoile, cf. II, chap. 4, § 4. 5
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protagoniste qui assume l’héritage paternel en se glissant dans la peau du père, en revivant par le biais de la fiction son attitude trouble, ses compromis, sa lâcheté, son humiliation pendant l’Occupation mais aussi, comme l’observe Alan Morris, en vengeant ainsi le tort fait à son père. Ainsi, par le biais de l’imaginaire, de la littérature, Modiano fait ce que son père n’a pu faire : riposter à ses persécuteurs.7 Aussi, lorsqu’on considère l’ensemble de l’œuvre, dans son évolution chronologique, comme le fait Alan Morris dans sa remarquable étude, faut-il se demander si elle prend sa source uniquement dans une mise en acte infiniment répétée du « syndrome de Modiano », comme le prétend Nathalie Rachlin. N’y a-t-il pas aussi chez Modiano une réelle « quête de l’exorcisme personnel » 8 qui se poursuit d’une œuvre à l’autre ? Dans les nombreux romans qui suivent la trilogie, la problématique du rapport au père et à l’Occupation n’est plus aussi explicite mais, de manière plus elliptique et allusive, elle n’en détermine pas moins, subrepticement, les termes. Car, que le roman soit situé pendant les années ’40 ou pendant les années ’60, lors de la Guerre d’Algérie, une même atmosphère trouble, menaçante règne, le changement n’est qu’apparent. Avec Dora Bruder9, l’Occupation refait pleinement surface, et de manière plus directe que jamais auparavant car, pour la première fois, l’enquête du narrateur concerne non un personnage fictif, mais une personne ayant réellement existé, Dora Bruder. De cette jeune fille juive persécutée et morte en déportation, Modiano esquisse la biographie. Et au delà de cette histoire individuelle, l’histoire collective de la persécution des Juifs parisiens est explicitement mise au centre d’un roman de Modiano, dans une entreprise de « travail du deuil » qui touche autant à l’histoire collective qu’à son histoire personnelle.
2. « Avec Serge Klarsfeld contre l’oubli » Dora Bruder a paru en 1997 et dès sa parution, le texte posa un problème de genre aux journalistes et aux critiques. Après tant de romans, Patrick Modiano venait-il soudain de se convertir au 7
Alan Morris, Patrick Modiano, Oxford-Washington, Berg, 1996, pp. 42-43. Morris, op. cit., p. 205. 9 Edition utilisée: Folio, 1999 ; abréviation : DB. 8
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témoignage historique ? « Enquête et non roman. » : telle fut la première phrase, lapidaire, du compte-rendu de Dora Bruder par Norbert Czarny dans La Quinzaine littéraire10. Les autres commentaires des médias furent du même ordre, proposant une lecture a priori réaliste. Et les critiques universitaires vinrent, en majorité, confirmer ces premiers compte-rendus. A juste titre, dans sa monographie, Akane Kawakami met en valeur le caractère fictionnel, construit des romans de Modiano. Au moment où elle clôt son ouvrage, Dora Bruder est le dernier livre en date. Or il lui semble en rupture avec le reste de l’œuvre. C’est pourquoi Kawakami y discerne un tournant dans l’œuvre de Modiano : « from fiction to témoignage » 11 . Cette lecture réaliste, c’est d’ailleurs Modiano lui-même, ainsi que son éditeur, Gallimard, qui y avaient incité le lecteur. En effet, comme le rappelle Denise Cima, l’édition originale comportait un bandeau de couverture, rouge, indiquant « née le 25/02/1926 à Paris, 12ème », comme pour certifier l’authenticité du personnage de Dora12. Malgré ces indices extratextuels, certains critiques se permettent de douter de l’authenticité de cette histoire, considérant ces indices comme des effets de réel. Ainsi, Geoffrey Hartman a montré comment à notre époque, l’autobiographie et le témoignage envahissent le champ de la fiction, « entremêlant la réalité et la fiction » (« blending reality and fiction »)13. A propos de Dora Bruder, il souligne à juste titre que si l’on se base sur des critères strictement intra-textuels, il est impossible de savoir si l’histoire racontée appartient à la réalité ou à la fiction, si Dora Bruder a réellement existé ou non14. Sans vérifier l’authenticité des nombreux documents reproduits, comment être sûr que ceux-ci ne soient pas des documents au moins partiellement forgés, comme dans Livret de famille ou Rue des boutiques obscures ? De telle manière, Hartman joue évidemment l’avocat du diable, car il serait moralement condamnable de forger des documents concernant la déportation. Ce qu’il vise à montrer, c’est qu’il s’agit ici d’un genre nouveau, qui joue 10
No. 714, 1997, p. 7-8. Akane Kawakami, A Self-conscious Art. Patrick Modiano’s Postmodern Fictions, Liverpool, Liverpool University Press, 2000, p. 121. 12 Denise Cima, Etude sur Modiano Dora Bruder, Ellipses, 2003, p. 24. 13 G. Hartman, Realism, « Authenticity and the New Biographical Culture », in Scars of the spirit. The struggle against inauthenticity, Palgrave, Macmillan, 2002, p. 58. 14 Ibid., p. 57. 11
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« le double jeu du fait et de la fiction » (« the double game of fact and fiction »)15. Et paradoxalement, c’est par le détour de l’imagination romanesque que le fait historique acquiert sa plus grande authenticité, sa plus grande vérité. Car, et Geoffrey Hartman ne l’ignore pas, Dora Bruder a bien existé. La preuve principale en est la mention de Dora Bruder et de ses parents dans le premier Mémorial de Serge Klarsfeld, et dans le Mémorial des enfants (à partir de la deuxième édition). Or malgré le rôle décisif que jouent ces deux mémoriaux dans Dora Bruder, malgré la citation, dans le roman, de l’extrait concernant Dora et ses parents, nulle part dans le roman, Modiano ne mentionne leur existence. Il faudra s’interroger sur ce silence. Il contraste fortement avec les interviews et les autres textes non-fictionnels de Modiano, en particulier l’article « Avec Klarsfeld contre l’oubli », publié dans Libération en 1994, à l’occasion de la parution du premier Mémorial des enfants16. Dans cet article, Modiano dit toute l’importance qu’ont eue pour lui les divers Mémoriaux de Serge Klarsfeld. On peut y lire en filigrane toute la genèse de Dora Bruder. Et déjà, on est frappé par un usage pour le moins singulier du document. Le premier Mémorial de Klarsfeld – Le Mémorial de la déportation des Juifs de France17 – dit Modiano, a été « un des plus grands chocs de notre vie » ; il l’a d’abord conduit à « douter de la littérature » car pour lui, « le seul livre qu’il fallait écrire, c’était ce mémorial, comme Serge Klarsfeld l’avait fait. »18 Ce Mémorial, Modiano l’a compulsé dès sa parution, en 1978, et dans les années qui suivent. Il a tenté de suivre son exemple, en cherchant des renseignements sur les personnes qui y sont mentionnées, des plus connues aux plus obscures, notamment les enfants : « d’autres, dont le seul nom figure dans le mémorial », alors que la date et le lieu de naissance font défaut (c’est le cas, entre autres, de Dora). Il y a donc eu en première instance chez Modiano une recherche dans le prolongement du Mémorial, mais elle n’était pas encore centrée sur Dora. Plus tard seulement, en 1988, il découvre l’annonce dans Paris-Soir, reproduite en tête de Dora Bruder : « On recherche une 15
Ibid., p. 60. Modiano: « Avec Klarsfeld, contre l’oubli », Libération du 2 novembre 1994, p. 8. 17 Le Mémorial de la déportation des Juifs de France, Paris, Association pour le jugement des criminels nazis qui ont opéré en France, 1978. 18 Modiano, « Avec Klarsfeld, contre l’oubli », art. cit. 16
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jeune fille etc. ». A ce moment-là, il consulte à nouveau le Mémorial et y retrouve le nom de Dora Bruder et celui de ses parents, avec la date et le numéro des convois qui les déportèrent à Auschwitz. Le fait qu’elle figure dans le Mémorial fournit deux données capitales à Modiano : la certitude qu’elle a péri dans les camps de la mort, et la date de sa déportation. Or ces données, celles du Mémorial, sont très exactement reproduites dans le récit : « j’avais lu son nom, BRUDER DORA – sans autre mention, ni date ni lieu de naissance – au-dessus de celui de son père BRUDER ERNEST, 21.5.99. Vienne. Apatride, dans la liste de ceux qui faisaient partie du convoi du 18 septembre 1942 pour Auschwitz. » (DB 54) Cette citation reproduit jusqu’à la typographie du Mémorial mais, fait étonnant, l’existence du Mémorial et de son auteur, Serge Klarsfeld, sont ici passées sous silence, ou peut-être sont-elles supposées connues du lecteur ? Pourtant, c’est la conjonction de ces deux documents – l’annonce de France Soir plus le Mémorial – qui a déclenché l’enquête de Modiano : depuis cette double trouvaille, dit-il, « ces parents et cette jeune fille […] ne cessent de me hanter. ». En 1994 enfin, un troisième élément entre en jeu : c’est la parution de la première édition du Mémorial des enfants19, et c’est à cette occasion que Modiano écrit l’article de Libération : « Grâce à Serge Klarsfeld, je saurai peut-être quelque chose sur Dora Bruder. Il a rassemblé dans le Mémorial 1500 photos. » On a l’impression, dans l’article, que Modiano a déjà feuilleté ce Mémorial au moment d’écrire son article mais encore ici, il omet de mentionner un fait crucial : Dora Bruder n’y figure pas ! Et il y a une raison toute simple pour cela, c’est que dans le premier Mémorial, celui de 1978, la date et le lieu de naissance de Dora étaient manquants. Klarsfeld ignorait donc à ce stade-là que Dora appartenait à la catégorie des enfants, et ne l’a pas inclue, en première instance, dans le corpus du Mémorial des enfants. Dans un article récent, Alan Morris reconstruit en détail tout ce rapport intertextuel à Klarsfeld20. Il a découvert que, si Dora ne 19 Le Mémorial des enfants juifs déportés de France, Paris, Les Fils et les Filles des Déportés juifs de France, 1994 ; réédité comme volume 4 de Serge Klarsfeld, La Shoah en France (Fayard, 2002). 20 Voir Alan Morris, « Avec Serge Klarsfeld contre l’oubli. Patrick Modiano’s Dora Bruder », Journal of European Studies,vol. 36, no. 3, septembre 2006, pp. 269-293. Je remercie l’auteur de m’avoir gentiment communiqué ces données.
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figurait pas dans la première édition du Mémorial des enfants, Klarsfeld a pourtant (à la demande de Patrick Modiano ?) fait enquête sur elle après 1994. Dans les éditions successives de ce Mémorial, et dans les additifs, figurent de plus en plus de détails sur la jeune fille, et également les photos qu’il communique, dès avant de les publier, à Patrick Modiano, et que celui-ci décrira dans le récit. Des passionnantes recherches d’Alan Morris, il résulte que Dora Bruder constitue, pour Serge Klarsfeld autant que pour Patrick Modiano, l’objet d’une quête permanente, et que leurs deux projets, quoique fort différents, se complètent dans une espèce de « covert joint venture », qui a un seul et même but : la lutte contre l’oubli. Reste à savoir pourquoi, dans le récit, Modiano omet toute référence à Serge Klarsfeld alors qu’en dehors, dans l’article de Libération et dans ses interviews, il lui accorde toute la place qui lui revient. A mon sens, cette manière de taire une source pourtant capitale montre une seule chose : c’est que Modiano a voulu faire de Dora Bruder autre chose qu’un simple rapport d’enquête. Le récit, comme souvent chez Modiano, met en scène un narrateur, figure autofictionnelle, qui mène l’enquête. Dès lors tous les documents seront présentés comme découverts par lui, le détective. Il faut d’ailleurs admettre que certains documents décisifs, comme l’extrait de naissance de Dora, ont été découverts par Modiano, non par Klarsfeld : c’est peut-être pourquoi il relate si longuement cette trouvaille. Présenter tous les documents comme découverts par le narrateur, cela fait partie du « modèle » modianien, sans quoi Dora Bruder aurait du mal à s’insérer dans l’œuvre de Modiano 21 . La référence explicite à Klarsfeld eût trop enfreint la liberté du romancier, en limitant son texte à un compte rendu d’enquête sur un sujet – Dora Bruder – objectivisé, extérieur à lui-même. Modiano veut au contraire intérioriser cette donnée, la transformer peut-être afin de la rendre plus proche de lui-même et du lecteur. Dans cette perspective, l’annonce de France Soir est un document plus important pour lui que le Mémorial : riche en romanesque, elle suggère une fugue d’adolescente. C’est cette fugue notamment qui a fait que Modiano, lui-même fugueur dans son adolescence, a pu s’identifier à Dora, et s’intéresser à elle, qu’elle a acquis une position privilégiée par rapport aux milliers d’autres jeunes Juifs parisiens déportés. Dans 21
Cette explication rejoint celle d’Alan Morris dans l’article cité.
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ce sens, c’est en premier lieu cette annonce qui déclenche l’enquête, en lui donnant une direction. Un dernier élément qui entre en jeu, ce sont peut-être les lacunes des premiers Mémoriaux de Klarsfeld. Elles incitent paradoxalement Modiano à se lancer dans une enquête tout à fait indépendante et personnelle : raison de plus pour ne pas se référer à Klarsfeld. Cet emploi singulier du document montre que Dora Bruder n’est pas la pure enquête historique pour laquelle elle a été tenue en première instance. La lecture a priori réaliste proposée par les journalistes n’est qu’une lecture assez partielle. Elle ignore le statut essentiellement ambigu de Dora Bruder : le récit n’est pas « enquête et non roman » mais enquête et roman, témoignage et fiction, témoignage qui passe par la fiction, par l’imagination, afin de pouvoir être pleinement témoignage. Une autre raison, pour les journalistes, de lire Dora Bruder comme une enquête ou un témoignage réaliste, c’est la dimension autobiographique du roman. Plus encore que les autres romans de Modiano, Dora Bruder donne l’illusion d’une osmose entre protagoniste, narrateur et auteur-romancier. Les multiples allusions à des faits biographiques, l’interrogation obsessive sur le rôle du père pendant l’Occupation, la dimension politique, le ton émotionnel, violent et direct : tout incite à lire Dora Bruder comme un roman autobiographique, comme le suggère Norbert Czarny. Pour lui, le roman est une confession dont le narrateur n’est autre que l’auteur22. Cependant, comme on sait, il est difficile chez Modiano de faire la part de l’autobiographie et de la fiction, ce qui a conduit les commentateurs à parler d’autofiction. Cependant, dans la discussion autour de ce terme complexe, contrairement à Thierry Laurent, qui considère que toute l’œuvre de Modiano est une « fictionnalisation de soi par et dans la littérature » 23, je souscris ici à la définition beaucoup plus nuancée de Dervila Cooke. Dans sa monographie Present Pasts, elle définit comme autofictionnels uniquement les romans qui, comme Livret de famille ou Remise de peine, « generate a sense of authorial self-fictionalization even for a single-text reader knowing nothing
22
Norbert Czarny, art. cit., p. 8. Thierry Laurent, L’œuvre de Patrick Modiano. Une autofiction, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1997. 23
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other than the text, the title and the name of the author » 24. Autrement dit, si même le lecteur occasionnel, qui ignore tout du contexte autobiographique, a le sentiment que l’auteur s’invente une vie et met en question la distinction entre réalité et fiction, alors et alors seulement on peut parler d’autofiction. Ce n’est pas le cas pour Dora Bruder qui ne contient aucun fait inventé, mais dont le style, nous le verrons, est éminemment romanesque. Mais même si aucun des faits autobiographiques, dans Dora Bruder, n’est inventé, cela n’empêche pas que, par l’intermède de Dora Bruder et en s’identifiant à elle, Modiano tente de revivre le passé dont sa naissance tardive l’a privé. Dora, née vingt ans avant lui, subit en effet un destin qui aurait pu être le sien. En elle, il reconnaît le même esprit de rébellion qui fut le sien à quinze ans. En variant sur le titre de Joyce, on pourrait donc dire que Dora Bruder est un « portrait de l’artiste en Dora Bruder ». Enquêter sur Dora Bruder lui permet de devenir le contemporain de son propre père. Or c’est là un procédé éminemment romanesque, qui rappelle les premiers romans de Modiano, notamment Les boulevards de ceinture où, journaliste collabo, le narrateur s’introduit dans la vie de son père avant sa propre naissance.
3. La structure temporelle de Dora Bruder Si l’on s’en remet au titre, Dora Bruder n’est autre que la biographie de Dora : c’est son histoire qu’on va lire. Parce qu’elle a péri à Auschwitz, elle n’a pas de tombeau25 ; cela nous mène à lire ce titre comme un nom inscrit sur l’épitaphe qu’est le livre. En tant qu’une telle épitaphe, le roman se situe effectivement dans le prolongement du Mémorial de Klarsfeld, donc du témoignage. Mais ce témoignage biographique n’est pas une simple reconstruction de l’itinéraire parcouru par la jeune fille. Certes, le récit retrace l’histoire de Dora ; il suit grosso modo les grandes étapes de la brève vie de celle-ci – 24
Dervila Cooke, Present pasts. Patrick Modiano’s (Auto)Biographical Fictions, Amsterdam-New York, Rodopi, 2005, p. 75. 25 Il existe cependant, au cimetière de Bagneux, un médaillon avec photographie (retrouvée par Serge Klarsfeld), et probablement une inscription, cf. Denise Cima, Etude sur Modiano, Dora Bruder, op. cit., p. 68, qui cite un portrait de Serge Klarsfeld par Marion van Renterghen dans Le Monde du 9 novembre 2001, p. 16.
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naissance, scolarité, internat, début des persécutions – pour se concentrer sur les années 1941-42 : les fugues successives de Dora, son arrestation et emprisonnement aux Tourelles, son transfert à Drancy et enfin sa déportation, le 18 septembre 1942. C’est donc l’inexorable temps de l’histoire qui structure le récit. Dans cette mesure, Dora Bruder est une enquête, un récit historique, une biographie, visant à reconstruire l’ordre des faits. Cependant, le roman n’a rien d’un récit linéaire. Dès la première phrase, le flou temporel est total : « Il y a huit ans, dans un vieux journal, Paris-Soir, qui datait du 31 décembre 1941, je suis tombé à la page trois sur une rubrique : ‘D’hier à aujourd’hui’. Au bas de celle-ci, j’ai lu : ‘Paris. On recherche une jeune fille, Dora Bruder […]’ ». Suit le signalement de la fugueuse. Remarquons tout de suite que cette citation comporte une seule date précise, celle du 31 décembre 1941 : la date de l’annonce dans Paris-Soir. Le moment de la narration, lui, est peu clair. Cinquante pages plus loin seulement, on découvre que le moment de la narration se situe en 1996, donc tout récemment (DB 53). La découverte de l’annonce a lieu huit ans auparavant, donc en décembre 1988. Pourquoi cet enchevêtrement de couches temporelles, ce flou dès la première phrase ? Ils indiquent, dès l’abord, que le narrateur – le sujet autobiographique ou autofictionnel – a une importance égale à celle de Dora Bruder. De même, le récit de l’enquête prime les résultats de celle-ci. En mettant ainsi au premier plan le narrateur et son enquête, cette première phrase laisse entrevoir que ce ne sera pas le temps de l’histoire, mais celui de la narration qui sera essentiel dans le roman26. Dans un récit où prédomine le temps de la narration, le présent de la remémoration prime le passé des faits remémorés. Or cette primauté de l’ordre de la narration est une constante chez Modiano, comme l’a montré Akane Kawakami27. Dans les romans de Modiano, l’ordre réel dans lequel les événements sont arrivés importe peu. Le récit suit l’ordre dans lequel ils apparaissent à la conscience 26
Le temps, ou l’ordre de la narration, c’est-à-dire, pour reprendre la définition bien connue de Genette, « l’acte narratif producteur et par extension, l’ensemble de la situation réelle ou fictive dans laquelle il prend place. » (Figures III, Seuil, 1972, p. 72). 27 « Les différents temps employés pour décrire un fait du passé peuvent être considérés comme l’expression de l’attitude du narrateur envers cet événement plutôt que comme des indices de la temporalité. » (Akane Kawakami, A self-conscious art, op. cit., p. 33).
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du narrateur au moment de la narration. Cet ordre, entièrement subjectif, est plutôt un désordre, dit Kawakami, une ronde folle où tous les niveaux temporels s’enchevêtrent. Pour le narrateur, ces niveaux ont tous la même présence, la même actualité, qu’ils soient proches ou éloignés dans le temps. Ainsi, dans Dora Bruder, les glissements temporels sont incessants : au sein d’une même phrase parfois, on glisse de 1941 à 1996, à 1957, 1965, 1988… Dans la conscience du narrateur, le passé – ces divers passés – est vécu comme présent. Pourtant, à la différence des autres romans de Modiano, dans Dora Bruder, le temps de l’histoire joue un rôle non négligeable, et ce malgré cette prédominance du temps de la narration. L’ordre de l’histoire et celui de la narration, l’enquête historique et le roman sont ici complémentaires. En effet, le plus souvent, le temps de l’histoire alterne avec le temps de la narration, qui ramène le fait raconté au récit de l’enquête menée pour le découvrir. Ainsi la naissance de Dora, soixante-dix ans plus tôt, est le récit des démarches actuelles du narrateur pour mettre la main sur son acte de naissance. Pour concrétiser ce jeu entre temps de l’histoire et temps de la narration, examinons de plus près le début de Dora Bruder.
Les différentes couches temporelles Le premier chapitre28 de Dora Bruder constitue comme une mise en abyme des couches temporelles dans le reste du roman. L’incipit, nous l’avons vu, contient à lui seul trois couches temporelles, dont deux implicites : 1941, 1988 et 1996. Cette accumulation se poursuit tout au long du premier chapitre qui, en quelques pages, donne un aperçu de la conscience temporelle du narrateur, véritable moi stratifié à la manière du narrateur proustien. A ces trois couches s’ajoutent au moins deux autres couches temporelles : 1958 (l’enfance du narrateur) et 1965 (sa jeunesse). Ces tranches de passé sont vécues comme un présent et en tant que telles, elles viennent interrompre, dès ces premières pages du roman, le fil de l’histoire de Dora.
28
En fait, il faudrait parler de fragments plutôt que de chapitres. Comme dans Un homme qui dort, ceux-ci ne sont pas numérotés.
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Paradoxalement, c’est la couche la plus éloignée dans le passé – 1941, l’Occupation – qui est la plus immédiatement présente. Cette présence est suggérée par une stratégie que Modiano adopte tout au long de cet ouvrage : l’insertion ou le collage de documents historiques dans le texte romanesque. Le premier document à être ainsi inséré et cité est l’avis de recherche déjà cité, daté du 31 décembre 1941 : « On recherche une jeune fille, Dora Bruder […]. Adresser toutes indications à M. et Mme Bruder, 41 boulevard Ornano, Paris. » (DB 7) Or le temps par excellence d’un tel document, c’est le présent. Par son insertion dans un roman dont le moment de narration est 1996, donc l’époque actuelle, le temps de l’histoire (qui appartient à un lointain passé) bascule d’un seul coup dans le présent. « On recherche » : aujourd’hui, et non en 1941. Cette annonce, le narrateur la considérera en effet comme un appel qui lui est personnellement adressé, et elle déclenchera l’enquête, bien actuelle, qu’il mènera sur Dora. C’est ce que vient confirmer la reprise poignante de l’annonce à la fin de ce chapitre, cette fois sans guillemets : « Adresser toutes indications à M. et Mme Bruder, boulevard Ornano, Paris. » (DB 9) Avec cet infinitif présent, qui a le sens d’une recommandation, la mission qui est à la base du livre se trouve énoncée. Cette insertion de document historique est la première manière dont le présent fait incursion dans un récit normalement raconté au passé composé et à l’imparfait. C’est l’adresse mentionnée dans l’annonce qui, dans le fragment suivant, fait surgir un autre niveau temporel, celui de l’enfance du narrateur : « Ce quartier du boulevard Ornano, je le connais depuis longtemps. Dans mon enfance, j’accompagnais ma mère au marché aux Puces de Saint-Ouen. » (BD 7) Remarquons d’abord ici, avec Akane Kawakami, que le principe d’association privilégié chez Modiano n’est pas le temps mais le lieu, la topographie29. Le rapport d’empathie du narrateur avec Dora Bruder naît d’abord par le lieu : par le fait d’avoir fréquenté les mêmes rues, les mêmes quartiers. Cette communauté de lieu ne vient-elle pas tout naturellement suppléer à une communauté de temps absente ? Car justement, Modiano n’est pas le contemporain de Dora Bruder, et c’est à ce manque de temporalité commune qu’il tente de pallier par son enquête. « Dans mon enfance » : cela reste, en première instance, 29
Kawakami, op. cit., p. 28.
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assez imprécis. Les visites au marché aux Puces sont relatées dans un imparfait à sens itératif : « Nous descendions de l’autobus […] » et descriptif : « En hiver, sur le trottoir de l’avenue, le long de la caserne Clignancourt, dans le flot des passants, se tenait, avec son appareil à trépied, un photographe […] » (DB 8). Mais le souvenir se précise au paragraphe suivant : « Je me souviens du boulevard Barbès et du boulevard Ornano déserts, un dimanche après-midi de soleil, en mai 1958. A chaque carrefour, des groupes de gardes mobiles, à cause des événements. » (ibid.) Ce n’est pas un hasard si c’est justement la guerre d’Algérie qui permet au narrateur de dater ce souvenir. Sur le quartier de Dora Bruder, elle laisse planer une atmosphère menaçante comparable à celle de l’Occupation. Ainsi, par le biais de la guerre d’Algérie, le narrateur revit cette autre guerre, à l’époque de laquelle il n’était pas né.30 Le paragraphe suivant, sans transition aucune, s’ouvre sur un troisième niveau temporel : « J’étais dans ce quartier l’hiver 1965. » (DB 8) Encore une fois, c’est par le lieu que se fait l’association mais après l’enfance, c’est la jeunesse qui est évoquée ici, l’amour à vingt ans : « J’avais une amie qui habitait rue Championnet. Ornano 4920. » (DB 8) Pour le narrateur (mais cela reste implicite à ce stade du roman), les moments d’attente et de solitude vécus alors sont comparables à ce que Dora Bruder a pu vivre dans ce quartier, lors de sa fugue, en 1942. Si l’évocation de ce souvenir est à l’imparfait de l’indicatif, le passé se fait présent d’une autre manière, par le style télégraphique propre au journal de bord : « Janvier 1965. La nuit tombait vers six heures sur le carrefour du boulevard Ornano et de la rue Championnet. […] » (DB 8) 31 . Par cette inscription d’une date précise en tête du souvenir, narrateur et lecteur le vivent comme au 30
C. Nettelbeck et P. Hueston soutiennent que chez Modiano, le Paris de l’Occupation est toujours une métaphore de notre société contemporaine, que la référence à l’Occupation est au fond une référence à aujourd’hui. A mon sens c’est l’inverse : pour la sensibilité du narrateur modianien, traumatisé par l’Occupation et par ses séquelles, les guerres et l’atmosphère menaçante d’aujourd’hui sont une répétition d’hier (cf. C. Nettelbeck & P. Hueston, Pièces d’identité. Ecrire l’entre-temps, Minard, 1986, p. 32). Il y a d’autres exemples de ce phénomène de répétition du passé dans Modiano, par exemple dans Livret de famille où la guerre de Corée et plus tard celle du Kippour suscitent les mêmes réactions chez le protagoniste que l’Occupation (cf. chaps. 6 et 8). 31 Un même style télégraphique, propre au journal ou à la chronique, est employé dans le récit du périple d’Ernest Bruder dans la Légion Etrangère (cf. DB 23-24).
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présent. En 1958, c’est l’atmosphère menaçante de la guerre d’Algérie qui planait sur le quartier ; en 1965, une automobile portant une plaque de « Grand Invalide de guerre » a le même effet : celui de faire fusionner le présent et l’Occupation vécue par Dora Bruder. Comme le narrateur le suggère plus loin, c’est comme si, par sa sensibilité à cette atmosphère menaçante, il avait senti la présence de Dora Bruder dans ce quartier avant même de connaître son existence : « Peut-être, sans que j’en éprouve encore une claire conscience, étais-je sur la trace de Dora Bruder et de ses parents. Ils étaient déjà là, en filigrane. » (DB 10-11) En trois petites pages, ce premier chapitre contient donc déjà au moins cinq couches temporelles : 1996 (le moment de la narration), 1988 (le moment de la découverte de l’annonce), 1941 (la fugue de Dora), 1958 (les promenades d’enfance boulevard Clichy) et 1965 (l’amour à vingt ans). En position stratégique, ce chapitre annonce clairement l’enchevêtrement des niveaux temporels dans le reste du récit. L’histoire de Dora sera racontée par un narrateur dans l’esprit duquel toutes ces couches temporelles se confondent, sans ordre ni hiérarchie : « Avec le recul des années, les perspectives se brouillent pour moi, les hivers se mêlent l’un à l’autre. Celui de 1965 et celui de 1942. » (DB 10) C’est la seule manière peut-être de vivre une époque où on n’était pas né…
4. La figure du narrateur : (auto)biographe et romancier Dans Dora Bruder, l’enquêteur, qui est en même temps le narrateur du récit et son auteur, est profondément impliqué dans l’histoire qu’il tente de reconstituer. C’est donc lui qu’il faudra à présent examiner, dans sa double dimension de biographe et d’autobiographe. A cette double mission – écrire l’histoire de Dora et écrire sa propre histoire – correspond une double approche, tantôt historique, tantôt romanesque. L’avis de recherche qui ouvre le roman, nous l’avons vu, est le document qui déclenche l’enquête. Sa position stratégique en tête du roman indique qu’écrire la biographie de Dora Bruder, cela présuppose d’abord une enquête historique, qui rassemble toutes les traces tangibles de la vie de celle-ci : documents officiels, photographies, témoignages oraux. Or, il s’avère vite que ces traces sont bien minces. Si Modiano s’en fût tenu aux documents découverts, son
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compte-rendu n’eût compté que quelques petites pages. En fait, il ne mentionne que trois ou quatre documents qui concernent personnellement Dora Bruder : l’avis de recherche, l’acte de naissance de Dora, l’extrait du registre de l’internat qui mentionne sa fugue, et la note de son arrestation et de son transfert à Drancy32. Ces quelques documents lapidaires sont les noyaux générateurs du récit : Modiano en a tiré un récit qui s’étend sur près de cent cinquante pages. Pour développer, littéralement ex-pliquer ces quelques sèches données administratives, il emprunte principalement deux voies : d’une part, la contextualisation historique, de l’autre l’imagination romanesque. Le narrateur (auto)biographe Après l’extrait de naissance de Dora Bruder, dont il sera question plus loin en rapport avec W ou le souvenir d’enfance de Perec 33 , le deuxième document qui déploie un pan entier du récit est l’extrait du registre de l’internat, attestant l’inscription de Dora et, en style télégraphique, sa fugue : « Date et motif de sortie : 14 décembre 1941. Suite de fugue » (cité deux fois, DB 36 & 55). Du point de vue autobiographique, nous venons de le voir, la fugue de Dora est un point de contact essentiel entre elle et le narrateur. Du point de vue de la biographie aussi, la fugue est le noyau dérobé de la figure de Dora. La rébellion et l’indépendance d’esprit qu’elle révèle constituent le seul trait de caractère connu de Dora. En même temps, cette fugue reste la lacune dans la biographie de Dora Bruder que Modiano ne parviendra jamais à combler, et qu’il s’interdit de combler par la fabulation, car elle constitue « le secret » de Dora Bruder, comme il appert du très beau paragraphe final du roman, souvent cité : « J’ignorerai toujours à quoi elle passait ses journées, où elle se cachait... » etc. etc. (DB 144-145). Comment alors ex-pliquer, développer ce document attestant la fugue ? Voyons comment, ici, Modiano a recours à la contextualisation et à l’invention romanesque, comment il reconstitue le contexte historique de cette fugue, mais aussi une multitude de circonstances particulières. 32 Comme je l’ai montré au § 2, il faut faire une place à part aux documents reproduits sans mention de leur provenance, comme l’extrait du Mémorial de Klarsfeld, qui fonctionne plutôt comme un intertexte. 33 Cf. § 5.
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Esquisser le contexte historique, c’est tenter de reconstituer tous les détails de la fugue de Dora. Ainsi, Modiano découvre que la fugue de Dora a lieu à un moment (décembre 1941) où l’étau se resserre : « Ce dernier mois de l’année fut la période la plus noire, la plus étouffante que Paris ait connue depuis le début de l’Occupation. » (DB 55) Et Modiano de rappeler le détail des couvre-feu, des rafles et des exécutions qui dominèrent ce mois de décembre 1941. La disparition, des mois durant, de Dora Bruder, dont le repaire reste inconnu de ses parents comme de ses persécuteurs, en est d’autant plus étonnante. Mais Modiano ne se limite pas à compulser les manuels d’histoire et les archives, il consulte également de vieux calendriers et les bulletins météorologiques de l’époque. Ainsi, il découvre que la fugue de Dora eut lieu un dimanche, donc un jour de sortie, ce qui a pu faciliter les choses : « Je suppose qu’elle avait profité de ce jour de sortie pour aller voir ses parents boulevard Ornano. Le soir, elle n’était pas revenue au pensionnat. » (DB 55) Ici, cette simple donnée de calendrier offre un début de reconstruction de l’aventure. A présent, la fugue de Dora est devenue plus concrète, le narrateur en connaît non seulement la date mais encore le lieu : le quartier de l’internat. C’est en parcourant dans tous les sens ces « lieux d’une fugue » que le narrateur va tenter de pénétrer plus avant dans l’aventure de Dora. On perçoit ici un écho de Perec, surtout dans la manière elliptique d’en traiter, en décrivant minutieusement les lieux à la place des faits et des personnes34. La proximité des lieux par rapport à la Gare de Lyon conduit le narrateur à supposer la visée possible de cette fugue : l’intention de tenter de passer en Zone Sud35. Même si le narrateur présente ses idées 34
Perec: « Les lieux d’une fugue », in Je suis né, Seuil 1990. Cette approche est encore plus frappante dans le film que Perec a tiré de ce texte, en 1978. Ici, une voix off lit le texte tandis que la caméra glisse lentement d’un lieu à l’autre, de la rue de l’Assomption (où Perec habita après la guerre) au Rond-Point des Champs Elysées, s’attardant sur les bancs, les lampadaires. Comme dans la version filmée d’Un homme qui dort (1974), on découvre un Paris désert, sans âme qui vive, des lieux parfaitement désertés et solitaires, à l’image de l’expérience du protagoniste. 35 Dans Les boulevards de ceinture, un autre personnage de Modiano, la collabo Sylviane Quimphe qui, comme Dora, hante le 12ème arrondissement, rêve à une fugue depuis la Gare de Lyon, non pour passer en zone libre, mais afin de faire de la « prostitution itinérante » dans les trains internationaux ! (cf. Les boulevards de ceinture, Folio, p. 75).
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sur le mode de la supposition (« J’ignore si […] », DB 74) et de la question, il y a cependant ici une part d’invention romanesque. Une des preuves en est la référence au roman de Modiano, Voyage de noces, où il a mis en scène une héroïne inspirée de Dora Bruder, et qui trouve refuge en Zone Sud. Ainsi, par la voie romanesque, Modiano a véritablement mis à l’épreuve ses hypothèses. Et il ne suffit pas au narrateur de connaître à fond ces « lieux d’une fugue », encore s’interroge-t-il sur le temps qu’il y faisait pendant l’hiver 1941-42. Or ces conditions atmosphériques ne font qu’approfondir le mystère de la disparition de Dora Bruder, pendant de longs mois, car c’était « le plus ténébreux et dur hiver de l’Occupation, avec, dès le mois de novembre, des chutes de neige, une température de moins quinze en janvier, l’eau gelée partout, le verglas, la neige de nouveau en grande abondance au mois de février » (DB 61). Plus loin, le narrateur fait, presque jour par jour, le détail des modifications des conditions atmosphériques entre le mois de novembre 1941 et le mois d’avril 1942, couvrant toute l’étendue des quatre mois de sa fugue (cf. DB 89). Ainsi, après les lieux d’une fugue, c’est le temps qu’il faisait qui vient se substituer à cette fugue elle-même, dont le narrateur ne sait rien : « Le seul moyen de ne pas perdre tout à fait de vue Dora Bruder au cours de cette période, ce serait de rapporter les changements du temps. » (DB 89). Le temps qu’il fait étant une donnée indépendante de l’Histoire, et de nature cyclique, sa résurgence est encore un manière de rendre présente, actuelle l’aventure de Dora, de l’arracher au passé. Au lieu et au temps qu’il y fait vient s’ajouter alors la dimension autobiographique, de taille : c’est la référence à la fugue du narrateur lui-même, le 18 janvier 1960, qui revient à plusieurs reprises dans le récit36. Tout en reconnaissant les différences fondamentales entre sa fugue et celle de Dora, le narrateur décèle pourtant bien des points communs, qui font qu’il s’identifie profondément à Dora, adolescente rebelle comme lui. La saison d’abord, l’hiver : « Il semble que ce qui vous pousse brusquement à la fugue, ce soit un jour de froid et de grisaille qui vous rend encore plus vive la solitude et vous fait sentir encore plus fort que l’étau se resserre. » (DB 57) L’hiver est ici l’image par excellence de la solitude et de la menace. Remarquons la forme du « vous » qui fait soudain incursion dans le texte : c’est le 36
DB 57 & 77-78.
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signe d’une identification avec Dora, une manière de se mettre dans sa peau, mais en même temps une généralisation, qui inclut le lecteur. Généralisation reprise plus loin, lorsque le narrateur recourt à la psychologie pour « expliquer » le phénomène de la fugue juvénile : « La fugue – paraît-il – est un appel au secours et quelque fois une forme de suicide. Vous éprouvez quand même un bref sentiment d’éternité. » (DB 78, mes italiques) Un deuxième point commun entre Dora et le narrateur, c’est évidemment leur sentiment de révolte et leur solitude (cf. DB 57 & 78). En relatant sa propre fugue, le narrateur devient un peu Dora Bruder : une Dora Bruder des années 60. Mais autobiographe, Modiano ne l’est pas seulement au sens où il supplée aux lacunes dans la vie de Dora par des fragments de sa propre vie. Il l’est encore et surtout en nouant ensemble trois vies : celle de Dora, celle de son père et la sienne propre. Entre ces trois vies, il opère une manière de surimpression, en esquissant de nombreux poins de contact entre eux. Dans cet enchevêtrement, Dora joue le rôle de médiatrice : née en 1926, elle se trouve, chronologiquement, à mi-chemin entre le père (né en 1912) et le fils (né en 1945). Par son intermédiaire, en partant sur ses traces, Modiano tente de pénétrer plus avant dans la vie que menait son père avant sa naissance. Ainsi, sur la scène de l’arrestation de Dora, qui met fin à sa première fugue se greffent deux scènes autobiographiques : d’abord, la scène récurrente, dans les romans de Modiano, de l’arrestation du père, pendant l’hiver 194237, ensuite celle de l’arrestation du père et du fils, vingt ans après, dans les années 60. Pourquoi le narrateur suppose-t-il en première instance que Dora a été arrêtée en février 1942 (DB 62) ? A cause du froid qu’il faisait à ce moment-là, qui rendait impossible toute fugue prolongée, mais surtout parce que le père du narrateur s’est lui aussi fait arrêter à ce moment-là, le 12 février 1942 (DB 89). Le narrateur se demande alors si son père et Dora se sont par hasard croisés, un soir d’hiver 1942, dans ce panier à salade, où se trouvait une jeune fille inconnue qui aurait pu être Dora (DB 63). Cette supposition romanesque est le point de départ d’une assimilation du père à Dora. Modiano a certes conscience des différences entre eux – la différence d’âge, qui est une différence de 37 Notamment dans Les boulevards de ceinture, dans Une jeunesse et dans Fleurs de ruine.
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chances – mais il met l’accent sur les ressemblances. Dora et le père sont tous deux « des réprouvés » (DB 63), ils n’ont plus d’existence légale, ce sont des sans papiers, comme on dirait aujourd’hui. Dans cette mesure, comme Dora, le père est une victime. De ce fait, sa conduite suspecte pendant l’Occupation – marché noir, trafics avec les collabos – se trouve justifiée par le fils : ce sont les autres (les nazis) qui ont fait du père un « hors-la-loi », ce qui lui donnait le droit de se conduire comme tel afin de survivre (cf. DB 64). On voit donc comment l’assimilation du père à Dora permet à Modiano de se resolidariser avec lui, au point de légitimer sa conduite, et même de l’innocenter. Pour Denise Cima, Dora Bruder marque un tournant dans le jugement de Modiano sur son père : de la réprobation indirecte et de la honte qui caractérisent les premiers romans, il passerait ici à une acceptation et même à une légitimation38. L’enquête sur Dora est, pour Modiano, une manière détournée d’assumer le passé de son père en se faisant l’impossible contemporain de celui-ci. Ici, l’autobiographie prime la biographie : c’est de Modiano et de son passé qu’il est question plus que de Dora Bruder.
Le narrateur comme écrivain et romancier Malgré ses recherches sur le contexte historique et les circonstances du périple de Dora, Modiano n’est ni un historien ni un chroniqueur. Il reste encore et surtout écrivain et romancier et se met en scène en tant que tel. L’art du roman, loin d’être le pôle opposé de l’enquête, est ici un des instruments de l’enquête, il est élevé au rang de méthode pouvant apporter des renseignements complémentaires. Pour combler les lacunes d’une enquête, Modiano accorde beaucoup de prix à l’imagination et à l’onirisme. Il s’agit peut-être moins d’une méthode que d’un don naturel du romancier, inhérent à son métier. C’est « le don de voyance » : « les efforts d’imagination, nécessaires à ce métier, le besoin de fixer son esprit sur des points de détail […] toute cette tension, cette gymnastique cérébrale peut provoquer de brèves intuitions ‘concernant des événements passés ou 38 Denise Cima, op. cit., p. 54-55. C’est également la thèse de Dervila Cooke, « Hollow Imprints : history, literature, and the biographical in Patrick Modiano’s Dora Bruder », Journal of Modern Jewish Studies, Vol. 3, no. 2, juillet 2004, p. 132. Article repris dans sa monographie Present Pasts, op. cit., chap. 7.
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futurs’ », dit Modiano en citant le dictionnaire Larousse à la rubrique « Voyance » (DB 52-53). Ces intuitions peuvent surgir de la fréquentation assidue d’un lieu. Ainsi Modiano manque de données sur ce qui s’est passé pour Dora entre le 15 et le 17 juin 1942, c’est-à-dire au terme de sa deuxième fugue, tout de suite après son arrestation et sa prétendue « remise à sa mère » (DB 101). Il se demande si Dora a pu quitter le commissariat pour rentrer chez elle avec sa mère. Pour le savoir, il retourne sur les lieux : « J’ai souvent suivi cette rue Hermel dans les deux sens, vers la Butte Montmartre ou vers le boulevard Ornano, et j’ai beau fermer les yeux, j’ai peine à imaginer Dora et sa mère marchant le long de cette rue jusqu’à leur chambre d’hôtel, par un après-midi ensoleillé de juin, comme si c’était un jour ordinaire. » (DB 109-110) Ici, la sensation du lieu le mène donc à exclure une hypothèse. Dans la plupart des cas, c’est la sensation contraire, celle de la présence de Dora Bruder, qui envahit le narrateur, par exemple lorsqu’il tente de connaître l’itinéraire que Dora a pu emprunter le soir de sa fugue. En 1996, en parcourant, deux dimanches durant, les alentours du pensionnat où habitait Dora, « J’ai eu la certitude, brusquement, que le soir de sa fugue, Dora s’était éloignée du pensionnat en suivant cette rue de la Gare-de-Reuilly. Je la voyais, longeant le mur du pensionnat. » (DB 129, mes italiques) L’autre manière pour l’écrivain de se faire voyant est, plus traditionnellement, l’écriture elle-même. C’est également en écrivant des romans et en lisant ceux des autres que Modiano fait avancer son enquête. En effet, en 1990, au tout début de l’enquête, lorsque ses connaissances sur Dora sont encore très limitées, il a eu recours à l’écriture romanesque. Dans Voyage de noces, il donnera à Dora Bruder – devenue le personnage d’Ingrid – la destinée qui lui manque encore dans la vie réelle. Ecrire ce roman, c’était, dit Modiano, « un moyen comme un autre pour continuer à concentrer mon attention sur Dora Bruder et peut-être, me disais-je, pour élucider ou deviner quelque chose d’elle, un lieu où elle était passée, un détail de sa vie. » (DB 53) Ce lieu, c’est précisément le quartier du pensionnat, décrit à la manière de Perec dans « Les lieux d’une fugue » : d’une manière extrêmement détaillée qui, des lieux, fait les témoins déserts et silencieux de faits impossibles à relater. Sans savoir encore qu’elle est passée par là, Modiano y situe une scène de Voyage de noces : « Je me
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rends compte aujourd’hui qu’il m’a fallu écrire deux cents pages pour capter, inconsciemment, un reflet de réalité. » (DB 54) Le roman devient ici un véritable exercice de voyance, qui ne consiste pas à inventer la vie de Dora, à lui donner une destinée imaginaire, mais à parvenir, par l’onirisme et la voyance, au savoir, à la connaissance de faits réels du passé. Réalisme et onirisme ne sont nullement en opposition pour Modiano. Ils se confondent presque dans la référence à Victor Hugo, le grand voyant. Dans les livres cinquième et sixième des Misérables, Modiano trouve un exemple parfait de cette voyance au sens habituel du terme, comme intuition d’un événement à venir. En fuite devant le commissaire Javert, Jean Valjean et Cosette traversent un « Paris imaginaire » que Hugo nomme le Petit-Picpus. Et c’est justement au sein de cette topographie imaginaire que surgit le couvent où ils se réfugient. Or ce lieu est en tout point semblable à l’internat de Dora, et en plus situé à la même adresse (cf. DB 51-52) ! Fuite d’une petite fille traquée par la police, refuge dans un couvent : c’est comme si Hugo avait, quatre-vingts ans avant l’heure, « vu », senti la présence de cette autre petite fille qui devait s’y réfugier au plus noir de l’Occupation. C’est cela la voyance, plus peut-être que la coïncidence des lieux, aussi frappante soit-elle. La description minutieuse qu’en donne Hugo ne fait que révéler que, dès 1860, il y avait à cet endroit un couvent, et que la topographie décrite est donc plus fidèle à la réalité qu’on ne le croit39. Entre le Paris imaginaire de Hugo et le Paris réel, il y a le même rapport d’étrangeté qu’entre les rues où on marche en rêve et les rues réelles (cf. DB 51). Ce qui provoque une « inquiétante étrangeté », ce n’est pas la différence radicale entre les deux univers, mais au contraire le fait que ces rues soient presque semblables aux rues réelles : « décalquées sur celles qui vous sont familières le jour » (ibid.). Or, c’est précisément ainsi qu’on pourrait caractériser la topographie des romans de Modiano : les rues sont les mêmes que dans la réalité, on les retrouve dans le Répertoire des rues, et en même temps, composantes d’un texte littéraire, elles se muent en autre chose, elles composent un univers imaginaire.
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Cependant, les critiques s’accordent à considérer le quartier imaginaire du PetitPicpus, dans Les Misérables, comme une transposition du quartier de la rue de Tournefort…
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Dans une certaine mesure, cela vaut également pour la figure de Dora Bruder : en la mettant au centre d’une œuvre qui, si elle n’invente rien, n’en est pas moins une œuvre littéraire, Modiano fait d’elle un personnage40 et la référence à Cosette et aux Misérables ne fait que renforcer cette dimension littéraire. S’y ajoute le fait que Modiano se met lui-même en scène comme écrivain-romancier, se situant dans la lignée d’une foule d’autres écrivains.
Le romancier et ses vies parallèles Dans Dora Bruder, Patrick Modiano se met en scène comme écrivain et plus précisément comme écrivain né après. Etre un écrivain né après, cela signifie que « Beaucoup d’amis que je n’ai pas connus ont disparu en 1945, l’année de ma naissance » (DB 98). Cette formule étrange contient tout le paradoxe propre aux écrivains de la génération d’après : ils vivent et écrivent dans le manque, dans le vide créé par la disparition de leurs aînés, morts avant l’heure, mais dont ils sont les héritiers, les successeurs. Au sens littéral d’abord : la vie de Modiano commence, à quelques mois près, là où la vie de ces écrivains s’est arrêtée, elle en constitue le prolongement. L’écrivain né après est donc appelé à poursuivre ces vies prématurément et brutalement interrompues : il doit préserver leur mémoire, « sauver les noms » ; c’est ce que fait Modiano en esquissant cinq ou six biographies d’écrivains qui ont péri pendant la Deuxième Guerre Mondiale. Comme celle de Dora Bruder, ces biographies d’écrivains ont une dimension fortement autobiographique : ce sont des vies parallèles à la sienne, par le biais desquelles Modiano tente de vivre la vie qu’il n’a pas vécue. Dans cette série de biographies brèves, un premier élément frappant est leur diversité : on y trouve des écrivains français – Roger Gilbert-Lecomte, Maurice Sachs, Albert Sciaky, Robert Desnos – dont Modiano a plus ou moins croisé le chemin, mais aussi deux écrivains 40
Pour Dervila Cooke, Dora Bruder est surtout un personnage pour le lecteur familier de Modiano, qui perçoit en elle des échos d’autres personnages féminins de Modiano (les narratrices de Des inconnues et de La petite bijou) ; elle l’est beaucoup moins pour le lecteur qui ne lit que ce récit-là, et qui est surtout sensible à l’aspect documentaire, historique. En définitive, Cooke lui confère le statut de « personnage » : les guillemets expriment le statut partiellement fictionnel de Dora Bruder (art. cit., p. 142).
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allemands, Friedo Lampe et Felix Hartlaub. Diversité politique aussi : si Maurice Sachs, le plus célèbre d’entre eux, est collabo, Sciaky et Desnos sont résistants, et les autres sont parfaitement apolitiques. Sans exception, ces auteurs trouvent la mort par suite directe ou indirecte de la guerre ou de la Shoah. Pour Modiano, quelle que soit leur appartenance politique (ou l’absence de celle-ci), ils ne sont pas les acteurs de l’Histoire. Ce sont des destins particuliers dont la mort est gratuite, comme celle de Friedo Lampe, abattu par erreur en mai 1945 à Berlin, ou obscure, comme celle de Roger Gilbert-Lecomte qui meurt du tétanos après s’être drogué pour apaiser la douleur causée par la déportation de son amie. Pris dans l’Histoire « grande hache », qui finira par les happer, ils sont « ailleurs », uniquement préoccupés de littérature et c’est là que Modiano se reconnaît implicitement en eux. En Friedo Lampe par exemple, dont la seule passion est de « décrire le crépuscule qui tombe sur le port de Brême, la lumière blanc et lilas des lampes à arc, les matelots, les catcheurs […] » bref « l’atmosphère » du lieu et du moment (DB 93). C’est par leur existence même d’écrivains, plus que par leur engagement politique, que ces figures constituent une protestation contre la violence de l’Histoire. Outre ce projet d’écrivain, tragiquement interrompu, c’est encore une fois par les lieux que Modiano communique avec eux. S’il ressent leur présence c’est, comme dans le cas de Dora, qu’il a marché sur leurs traces dans Paris, sans le savoir parfois. En Felix Hartlaub, militaire allemand stationné à Paris pendant l’Occupation, il reconnaît le poète « flâneur des deux rives », cher à Apollinaire et à lui-même. Ses flâneries sont décrites dans un caractéristique passage au présent : « Il prend le métro à la station Solférino. Il descend à Trinité. Il fait noir. C’est l’été. L’air est chaud. Il remonte la rue de Clichy dans le black-out […] » (DB 94-95). Passage qui pourrait être tiré de n’importe quel roman de Modiano. Parfois, la communauté de lieux est plus directe, comme pour Roger Gilbert-Lecomte : sans le savoir, Modiano a fréquenté les mêmes rues, les mêmes quartiers que cet écrivain (cf. DB 96). C’est le même phénomène de coïncidence que pour Dora Bruder : comme si les lieux pouvaient donner la sensation de la présence de quelqu’un, et en préserver les traces. Avec Maurice Sachs et Albert Sciaky, la communauté de lieux atteint son apogée puisqu’ils ont tous deux habité l’appartement du 15 quai Conti où Modiano a passé son enfance. Contrairement à La
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place de l’étoile, Dora Bruder ne contient qu’une brève allusion à Maurice Sachs, locataire de l’appartement pendant les premières années de l’Occupation, avant le père de Modiano. En revanche, c’est une autre figure, bien moins connue, celle d’Albert Sciaky, qui occupe l’avant-scène ici. Le lien avec l’auteur ne saurait être plus direct, puisque Sciaky aurait occupé, dans le même appartement du 15 quai Conti, la pièce qui devait, quelques années plus tard, devenir la chambre d’enfant de Modiano ! Figure paternelle, comme Maurice Sachs, car non seulement il est Juif italien de Salonique, mais encore il s’appelle Albert comme le père. Cependant, pour Modiano, la vie de Sciaky est plutôt une vie parallèle à la sienne qu’à celle de son père : non content de loger dans ce qui sera la chambre d’enfant de Modiano, il publie son premier roman chez Gallimard en 1938, donc exactement trente ans avant Modiano, qui publie La place de l’étoile en 1968 (cf. DB 99). La brève biographie de Sciaky met implicitement en valeur la ressemblance, mais aussi le contraste tragique entre ces deux destins : celui de Sciaky, dont la vie et l’œuvre se trouvent prématurément interrompues par la déportation, et celui de Modiano, né après, et destiné à une longue et fertile carrière d’écrivain. Une telle anecdote vient renforcer le sentiment de Modiano d’être « né sur le fumier de l’Occupation ». Si La place de l’étoile se fait, a posteriori, l’écho de ce premier roman de Sciaky, son titre reproduit inconsciemment celui d’un ouvrage de Robert Desnos : La place de l’étoile, publié de manière posthume après sa mort en déportation en 1945. C’est ce que Modiano découvre à vingt-trois ans, peu après la publication de son premier roman (cf. DB 100). Tous ces exemples, toutes ces coïncidences visent à montrer comment l’écrivain né après, selon Modiano, mène une foule de vies parallèles : par sa vie et son œuvre, il est appelé à prolonger celles de ses prédécesseurs, morts prématurément. D’où l’idée d’un sacrifice fait par ces écrivains, qui ont fait don de leur vie afin de rendre possible la sienne. Ainsi Gilbert-Lecomte : « Lui aussi, la foudre l’a frappé à la même période que les deux précédents [Lampe et Hartlaub], comme si quelques personnes devaient servir de paratonnerre pour que les autres soient épargnés. » (DB 95). Et plus loin, plus explicitement : « D’autres, comme lui [Sciaky], juste avant ma naissance, avaient épuisé toutes les peines, pour nous permettre de n’éprouver que de petits chagrins. » (DB 99), et Modiano d’alléguer
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l’épisode du panier à salade, qui s’est terminé de manière si inoffensive pour lui. Sacrifice qui est notamment à l’origine du devoir de mémoire que Modiano réalise en insérant ces biographies d’écrivain : il faut témoigner de « ceux qui faisaient le même métier que moi » (DB 92). Cependant, dans cette longue série d’écrivains qui ont péri dans la tourmente de la Deuxième Guerre Mondiale, et dont Modiano se sent proche, il en manque un, pourtant essentiel : il s’agit de Georges Perec. Certes Perec, lui aussi né avant la guerre, est l’un des rares à avoir été épargné, à avoir survécu. Il n’y a donc pas lieu de le commémorer aux côtés de ces écrivains disparus. Pourtant, pour Modiano, Perec est beaucoup plus qu’un prédécesseur à qui on rend grâces. Modiano le sent si proche que de W ou le souvenir d’enfance41, il fait un intertexte d’importance primordiale, surtout dans la première moitié de Dora Bruder. De multiples manières, le récit de Modiano récrit le roman de Perec, ce qui renforce encore la dimension littéraire de Dora Bruder.
5. W comme intertexte de Dora Bruder Comme les chapitres autobiographiques de la première partie de W ou le souvenir d’enfance, Dora Bruder est une tentative de reconstruire les premières années d’un enfant juif dans un quartier populaire de Paris, avant et pendant l’Occupation. Cependant, dira le lecteur, au delà de cette convergence thématique, tout sépare les deux récits. Alors que Perec, par le savant enchevêtrement entre autobiographie et fiction, tente de remonter à une enfance oubliée, mais qui est pourtant la sienne, Modiano, né après, ne peut que tenter de reconstruire l’enfance de quelqu’un d’autre. Biographie chez Modiano, autobiographie chez Perec ? Mais on ne saurait enfermer ces deux œuvres dans des oppositions aussi tranchées. D’abord, l’autobiographie n’est jamais loin, dans Dora Bruder, comme on vient de le voir. Tantôt elle supplée à l’absence de données biographiques, et Modiano offre des fragments de sa vie à Dora, tantôt c’est le mouvement inverse : l’enquête sur la vie de Dora est pour le narrateur une manière d’ajouter une autre vie à la sienne : une vie d’avant sa naissance. Du 41
W ou le souvenir d’enfance, Gallimard L’imaginaire, 1995.
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côté de Perec également, les choses sont loin d’être simples. Sur l’enfant Georges Perec, sur l’enfance de celui-ci, il est tout aussi ignorant que Modiano sur l’enfant Dora Bruder. Comme on le verra, les deux (auto)biographes, malgré leurs différentes positions de départ, sont également coupés, aliénés de ce qui fait l’objet de leurs recherches, c’est pourquoi ils adoptent la même approche par l’enquête et le document, mais aussi par la fabulation. Afin de cerner de plus près le rapport du biographe à son objet, dans les deux œuvres, il faut examiner la question du sujet de l’énonciation. Question fort complexe chez Perec, on le sait. Le double w du titre renvoie non seulement à l’île portant ce nom, mais également à toute une série de redoublements au niveau du sujet de l’énonciation. Dans la première partie, il y a d’abord les deux narrateurs des chapitres alternés : le je de Gaspard Winckler et le je autobiographique. Narrateurs eux-mêmes également dédoublés puisque Gaspard Winckler adulte est envoyé à la recherche d’un Gaspard Winckler enfant dont il porte le nom ; en outre, il y a un clivage entre le je autobiographique adulte et l’enfant dont il tente de reconstruire l’histoire. Cette complexité au niveau du sujet de l’énonciation a été l’objet d’abondants commentaires mais dans le cadre qui nous occupe, je retiendrai uniquement celui de Janneke Lam, particulièrement radical. Pour elle, les deux Gaspard Winckler constituent une seule et même personne, personnalité profondément clivée par le « traumatisme enfantin » dont souffre le jeune Gaspard Winckler (W 36). Ce traumatisme, dont son entourage ignore la nature – mais Lam constate, dans l’histoire du jeune Winckler, l’absence totale du père, et c’est le non-dit de cette « disparition » qui selon elle a pu causer le traumatisme – a pu causer un clivage ou une dissociation de la personnalité qui fait que pour Winckler adulte, Winckler enfant est un autre, un inconnu dont il lui faut (re)découvrir l’histoire42. Si, au début du chapitre IX où Apfelstahl lui raconte cette histoire, Winckler est encore bien convaincu de son identité immuable – « Que viens-je faire d’autre dans cette histoire que d’y avoir un homonyme noyé ? » (W 61) –, cette identité va devenir de plus en plus vacillante : « M’appelais-je encore Gaspard Winckler ? Ou devrais-je aller le chercher à l’autre bout du monde ? » (W 63). L’interprétation 42
Janneke Lam, Whose Pain? Childhood, Trauma, Imagination, Amsterdam, Asca Press, 2002, pp. 61-62.
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de Lam a l’avantage d’éclaircir le rapport entre les deux Gaspard Winckler, en même temps elle le simplifie et en méconnaît la dimension littéraire. En effet, en créant deux personnages qui portent le même nom, Perec n’a certes pas voulu inciter le lecteur à les percevoir comme un seul. Le redoublement, à tous niveaux d’ailleurs, et la double lecture qu’il exige, est au contraire une manière de déstabiliser toute identité, de miner toute tentative de retour à l’unité. L’existence de deux Gaspard Winckler, au rapport ambigu, constitue une image puissante du clivage du je autobiographique adulte, lui aussi radicalement coupé de son enfance. Par rapport à Modiano, un point nous intéresse particulièrement ici, c’est le dédoublement de personnages et l’ambiguïté de l’identité qui en résulte. Comme la première partie de W, Dora Bruder comporte deux protagonistes : Dora Bruder et le narrateur-enquêteur. Biographie de Dora Bruder en premier lieu, le récit est tout autant une autobiographie fragmentaire du narrateur. Au niveau de la structure du texte, nous retrouvons d’ailleurs une même alternance entre biographie et autobiographie. Certes, Dora Bruder n’a pas le caractère construit de W, où les chapitres fictionnels et les chapitres autobiographiques se relaient dans un ordre strict, rigoureusement séparés jusque dans la typographie. Dans le roman de Modiano, il n’y a pas de chapitres numérotés mais uniquement des sections plus ou moins longues. Leur structure même, dit Dervila Cooke, sert à souligner le caractère fragmentaire des connaissances disponibles. Les informations sont parfois tronquées, pour être reprises dans la section suivante, ce qui crée une sensation d’incomplétude. L’absence de numérotation dénote une même horreur des systèmes clos, assimilés à ceux de l’administration qui persécutent Dora43. Malgré cela, Dora Bruder est construit sur le même principe d’alternance qui régit W : alternance entre fragments biographiques et autobiographiques et, dans la seconde moitié du roman, entre l’histoire individuelle de Dora et l’histoire collective des victimes des persécutions44. Ici, les fragments se succèdent à un rythme beaucoup plus rapide que dans W. En conséquence, dans le texte, les deux sortes de fragments ne sont séparés que par une très petite « distance ». Ceci contrairement aux « sutures » de W, qui établissent des parallélismes 43 44
Cf. Dervila Cooke, art. cit., 138. Cf. Dora Bruder, pp. 83-130.
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séparés par les limites de chapitre45. Certes, dans Dora Bruder, l’effet de ces juxtapositions est très différent. Alors que dans la première partie de W, les récits de Gaspard Winckler et du moi autobiographique sont comme les deux fils d’une tresse, qui restent symétriques mais ne coïncident jamais, les fragments de Dora Bruder semblent constamment rechercher la coïncidence, par la surimpression de l’espace et du temps. Mais au delà de ces différences, Dora Bruder, comme W, est un récit double au niveau des personnages comme de la structure : le récit de Modiano, comme celui de Perec, raconte une histoire par l’autre et inversement, dans une complémentarité vertigineuse. Comme je l’ai mentionné au début de ce paragraphe, ces dédoublements au niveau des protagonistes résultent d’une même situation de départ, chez Modiano et Perec : l’ignorance totale concernant l’objet de leurs recherches. Pour Perec adulte, l’enfant Perec est un aussi grand mystère que l’est Dora Bruder pour Modiano. Dans les deux cas, cette vie d’un enfant juif qu’ils visent à reconstruire est désignée comme un blanc, un manque, un inconnu. C’est une vie effacée par l’amnésie : amnésie personnelle pour Perec, affecté du traumatisme d’enfance causé par la séparation de sa mère et par la disparition successive de celle-ci ; amnésie collective pour Modiano, due au traumatisme collectif de l’Occupation. On peut voir en Dora Bruder, comme en W, des tentatives de remédier à ce vide, de défier cet effacement, par l’écriture. Mais dans les deux cas, l’écriture n’est pas ce qui comble le vide mais plutôt ce qui le figure, ce qui le rend sensible. Pourquoi cette insistance à vouloir figurer le vide ? C’est que le vide, dans ces deux textes, n’est pas uniquement celui de l’ignorance et de l’oubli, il est encore et surtout celui de la disparition, au sens perecquien du terme. Au niveau le plus profond, ces deux textes communiquent parce que, tous deux, ils ont pour sujet la disparition. Série de disparitions dans W : au niveau autobiographique d’abord, disparition de la mère et de toute une partie de la famille ; au niveau fictionnel ensuite, disparition en mer de l’enfant Gaspard Winckler mais aussi, à la fin de la première partie, disparition abrupte de Gaspard Winckler adulte, qui en est le narrateur. Dora Bruder aussi tourne autour de la 45 Sur les sutures dans W, cf. Bernard Magné, « Les Sutures dans W ou le souvenir d’enfance », Cahiers Georges Perec no. 1, 1985, pp. 173-177.
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disparition : double disparition de Dora Bruder, par ses fugues d’abord, par la déportation ensuite ; mais aussi disparition des nombreux jeunes Juifs parisiens commémorés dans la seconde moitié du roman, et des collègues-écrivains du narrateur : tous ces « amis que je n’ai pas connus [et qui] ont disparu en 1945, l’année de ma naissance » (DB 98). L’écriture de Modiano, comme celle de Perec, est à mi-chemin entre la commémoration et le silence : un silence lourd, qui rend sensible l’absence. Parmi les multiples manières de dire le vide, le blanc laissé par leur absence, il y en a deux surtout qui rapprochent Modiano de Perec : ce sont les lieux et les documents, tous deux minutieusement décrits. Pour ce qui est des lieux, j’y reviendrai en détail dans la deuxième partie de cet ouvrage. Je me limite ici à rappeler le phénomène bien connu, chez Perec et chez Modiano, d’un « déplacement » des personnes et des événements vers les lieux. Faute de pouvoir raconter son enfance, de pouvoir décrire sa mère et ceux qui l’entouraient, Perec s’attache aux lieux de cette enfance, comme pour leur arracher un fragment de ce qui fut. Les pages sur la rue Vilin, dans W, on le sait, sont une récriture des nombreuses pages qui lui sont consacrées dans le manuscrit de Lieux46. Pour Modiano, les lieux sont, avec les documents, les seuls vestiges du passé. Il y a chez lui une même obsession de la topographie, une même aspiration à décrire les lieux de manière exhaustive, afin de leur arracher quelque détail sur le passé. Les lieux sont aussi des points de contact avec le passé, où s’opère la surimpression des personnes et des événements. Les lieux, dit Modiano, « gardent une légère empreinte des personnes qui les ont habitées » (DB 28-29). Ainsi le boulevard Ornano, où Dora a vécu avec sa famille, garde une empreinte en creux de ses habitants : « J’ai ressenti une impression de vide et d’absence chaque fois que je me suis retrouvé dans un endroit où ils avaient vécu. » (DB 29) Mais si Dora Bruder est proche de W, c’est moins par cet attachement aux lieux que par son emploi du document. Faute de pouvoir se baser sur des souvenirs directs, les deux enquêtes – celle de Modiano comme celle de Perec – sont de véritables chasses au document. L’acte de naissance de Dora et celui de Georges Perec d’une part, l’acte de mariage de leurs parents respectifs de l’autre : il y a un 46
Sur le projet de Lieux, cf. Philippe Lejeune, La mémoire et l’oblique, op. cit. Cf. également infra, II, ch. 4, sur les fragments de Lieux consacrés à la rue Vilin.
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parallélisme frappant dans la nature des documents sur lesquels ils se basent pour en tirer les rudiments de l’histoire de leur protagoniste et des parents de celui-ci (ou de celle-ci, dans le cas de Dora). En outre, il y a des correspondances frappantes entre les données de ces documents : dates, noms. En effet, quand on met côte à côte ces deux actes de naissance, on constate comme une surimpression des dates : 26 février 1926 – 7 mars 1936. Dora Bruder naît à la même heure que Perec, dix ans et une dizaine de jours auparavant ! Le même parallélisme se poursuivra pour ce qui est de leurs parents, qui se marient exactement à dix ans de distance : les parents Bruder en 1924, les parents Perec en 1934. Peut-on, à propos de ces textes, parler d’intertextualité ? Certes, dans les dates et les noms, il y a des correspondances frappantes, mais si on admet que Modiano n’invente rien au niveau des faits, il est difficile d’y voir autre chose qu’une étonnante coïncidence. Si intertextualité il y a, c’est plutôt dans une manière commune d’insérer le document dans le récit et de le travailler en détail. Dans les deux cas, ces documents officiels ont le statut de « pièces à conviction » : ce sont les seules preuves tangibles de l’existence d’êtres disparus. En outre, malgré leur aridité administrative, ce sont également des témoignages. Ainsi pour Perec, son propre acte de naissance constitue une des rares traces qui lui restent de sa mère disparue: parce qu’elle lui en envoya un extrait lorsqu’il se trouvait déjà à Villard, ce document « constitue l’ultime témoignage que j’aie de l’existence de ma mère. » (W 32) Voyons d’abord l’extrait de l’acte de naissance qui, dans les deux textes, joue un rôle si capital. Ses parents disparus, c’est la seule preuve concrète que Perec ait en main du fait qu’il est leur fils. Comportant les noms et dates de naissance des parents, l’acte de naissance est un condensé de l’histoire d’un individu, de sa genèse ou généalogie. Le paragraphe autobiographique qui ouvre le chapitre VI de W est basé sur cet acte de naissance, dont il reproduit le style officiel : « Je suis né le samedi 7 mars 1936, vers neuf heures du soir, dans une maternité sise 19, rue de l’Atlas, à Paris, 19ème arrondissement. » (W 31) Dans Dora Bruder, Modiano franchit un pas de plus en reproduisant littéralement le texte de l’extrait de naissance de Dora, qui fait une quinzaine de lignes : « Le vingt-cinq février mil neuf cent vingt-six, vingt et une heure dix, est née, rue Santerre 15, Dora, de sexe féminin, de Ernst Bruder, né à Vienne [...] » etc. etc.
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Chez Perec comme chez Modiano, l’établissement de ces données exactes a été précédé par une véritable enquête. C’est surtout le cas de Modiano, qui relate en détail l’épopée de sa chasse à l’extrait de naissance de Dora, comme une lutte contre « les sentinelles de l’oubli » (DB 16). C’est, moins visiblement, le cas de Perec qui ne relate pas ses recherches préalables. Pourtant, son texte, dans sa sèche exactitude, est également le résultat d’un établissement des faits, véritable lutte contre les « sentinelles de l’oubli » en lui-même. On s’en aperçoit lorsqu’on compare ce texte à ceux des Vilin-Souvenirs, écrits dans les années 1969-1974, années qui précédèrent immédiatement celles de la rédaction de W. Dans chacun de ces textes, Perec tente, de mémoire, de reconstruire les faits autour de sa naissance et de noter ses « souvenirs d’enfance » mais le résultat est pétri d’inexactitudes, jusque dans le lieu de naissance47. On peut en conclure que, pour le texte de W, Perec ne s’est pas uniquement basé sur sa mémoire, défaillante, mais a sérieusement vérifié les faits (ce dont témoignent les notes critiques qui suivent immédiatement ce chapitre VI). Dans les deux textes, on retrouve la même attention accordée au côté légal de la naissance, et au rôle du père comme celui qui donne son nom à l’enfant. Modiano, entre autres détails, cherche à expliquer le fait que le père n’ait pu déclarer son enfant à la mairie : « Il semble qu’Ernest Bruder n’ait pu s’absenter de son travail pour aller déclarer lui-même sa fille ce jeudi 25 février 1926, à la mairie du XIIème arrondissement. », DB 19). C’est un retraité qui le remplace, qui vivait dans l’hospice de Rothschild, non loin de l’hôpital Rothschild où Dora est née. Ce détail navrant fait déjà d’Ernest Bruder un exploité, ce qui sera confirmé par la biographie qui suit. Chez Perec, même attention portée à l’acte de déclarer la naissance, même flottement aussi sur le rôle du père (« C’est mon père, je crois, qui alla me déclarer à la mairie »), qui est précisé dans la première des notes qui suivent ce texte (W 32). Cette furie du détail administratif et cette tendance à citer ou à reproduire le style officiel du document donnent dans les deux cas la mesure de l’ignorance du narrateur sur un fait aussi vital, si l’on ose dire, que la naissance du protagoniste. Une immense distance semble séparer le narrateur de cet événement, qui a 47
Cf. « Vilin-Souvenirs. Georges Perec, par Philippe Lejeune », Genesis. Revue internationale de critique génétique de l’ITEM, 1992, no. 1. Je reviendrai en détail à cette question dans la IIème partie, ch. 4.
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pris la neutralité d’un événement historique. Pour Perec, coupé de tout ce qui concerne son enfance, sa naissance est comme celle d’un autre. Elle lui est aussi étrangère que la naissance de Dora Bruder l’est à Modiano. Dans le cas de Dora Bruder surtout, l’acte de naissance fournit une foule de détails précieux sur la provenance des parents, leur date de naissance, leur domicile et leur profession. C’est pourquoi ce document constitue le noyau générateur de l’enquête suivante, qui va aboutir à un second document : l’acte de mariage des parents Bruder et, à partir de ces deux documents, à leurs biographies respectives. Or c’est par les deux biographies des parents de Dora Bruder, que le récit de Modiano se rapproche le plus du roman de Perec qui, au chapitre VIII, contient deux biographies que l’on peut considérer comme des intertextes de Dora Bruder. Grâce à l’acte de naissance de Dora, Modiano sait qu’Ernest Bruder est né à Vienne, en 1899. De la jeunesse de celui-ci, il sait bien peu, c’est pourquoi il pourvoit Ernest Bruder d’un fragment de sa propre jeunesse : séjour à Vienne souvent évoqué par Modiano, notamment dans La place de l’étoile. Or cette biographie d’Ernest Bruder contient une allusion cachée à W ou le souvenir d’enfance, comme l’a fait remarquer Dervila Cooke : dans la Taubstummengasse, que Modiano aurait habité à Vienne en 1965, elle voit une allusion à Gaspard Winckler, l’enfant sourd-muet de la première partie de W. Par le biais de Gaspard Winckler, l’enfant qui souffre d’un « traumatisme enfantin », Modiano chercherait une manière d’exprimer ses propres sentiments de culpabilité du survivant. En même temps, l’allusion voilée (car en langue allemande) aux sourds-muets est particulièrement bien venue pour renforcer le thème de la lutte contre « les sentinelles de l’oubli » et contre l’administration récalcitrante48. Pour ma part, je considère cette allusion voilée à W comme une manière d’annoncer que toute cette section sur les parents Bruder se trouve sous le signe de W. Ernest Bruder est, comme Izie Perec, militaire, simple soldat. Tous deux de nationalité étrangère – l’un autrichien, l’autre polonais – ils s’engagent volontaires et luttent pour la France dans une guerre qui n’est pas la leur : Ernest Bruder en Afrique du Nord, Izie Perec dans la « drôle de guerre ». Ils partagent la même vie dure du « brave à trois 48
Dervila Cooke, art. cit., p. 136-137.
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poils » (W 43), le même destin tragique de la chair à canon. Ernest Bruder en sort mutilé à 100 %, Izie Perec meurt au front. Pour reprendre la biographie de Bellos : il « est mort dans un régiment volontaire exclusivement composé d’étrangers, qui s’est battu pour résister aux Allemands, mal soutenu, c’est le moins qu’on puisse dire, par ses collègues français en armes. » 49 Quant à Cécile Bruder, les coïncidences entre sa vie et celle de la mère de Perec ont frappé plus d’un commentateur : non seulement les deux femmes portent le même prénom, mais elles n’ont que six ans de différence50 . Toutes deux, elles sont originaires d’Europe de l’Est – Cécile Bruder est de Budapest, Cécile Perec de Varsovie – et partagent une enfance misérable de famille nombreuse, mais c’est le cas de dizaines de milliers de Juifs apatrides qui vivaient à Paris dans l’entre-deuxguerres. La seule véritable coïncidence, qui laisse rêveur, c’est qu’elles furent déportées à Auschwitz par le même convoi du 11 février 1943 (W 57 ; DB 144). On sait le rôle que jouent les chiffres de cette date dans l’œuvre de Perec. Pour ce qui est de Modiano, le fait que le destin de ces deux femmes, portant le même prénom, se soit croisé à Drancy et dans les trains de la déportation est une occurrence fascinante, dans la réalité cette fois, d’un phénomène qu’il poursuit tout au long du roman, dans les chemins croisés de Dora Bruder, du père de Modiano, du narrateur et des multiples écrivains d’avantguerre dont celui-ci se sent proche. Cependant si à propos du rapport de W à ces sections de Dora Bruder, on peut parler d’intertexte, ce n’est pas seulement parce que les faits et les noms semblent se répondre. Mais encore et surtout parce que les deux biographies des parents de Perec constituent un même mélange paradoxal de recherches consciencieuses et de fabulation que les biographies des parents de Dora, établies par Modiano. Dans les deux cas, les auteurs entourent les résultats de leur enquête de doutes et de précautions. Les deux biographies de W sont présentées avec tout un appareil critique : datation (il s’agit de textes écrits quinze ans auparavant), corps de notes plus long que le texte luimême. Et qui plus est, dans ces notes, toute « fabulation » (c’est le mot employé par Perec, W 56) est impitoyablement démasquée. Ainsi l’image de la mère enfant, vivant dans la misère dans le ghetto de 49
David Bellos, Georges Perec. A life in words, Londres, the Harvill Press, 1995, p. 46. 50 Cécile Bruder naît en 1907, Cécile Perec en 1913.
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Varsovie, « petite chose de rien du tout, haute comme trois pommes, enveloppée quatre fois dans un châle tricoté [...] » (W 46) lui semble tirée d’Andersen et de Victor Hugo plutôt que de la réalité (cf. W 56). Or c’est exactement à l’aide de telles visions que Modiano imagine, fabule lui aussi la vie du père et de la mère de Dora Bruder. Il met en scène le père dans la Vienne qu’il a lui-même connue à vingt ans (DB 22), et nous avons vu comment, en se basant sur la seule mention « 2ème classe, légionnaire français » (DB 23), il lui prête tout un périple dans la Légion étrangère en Afrique du Nord. Un métadiscours constant est ici l’équivalent des notes critiques de Perec (même si Modiano semble moins critique à l’égard de ses trouvailles que Perec). Il se traduit en questionnement, en profession d’ignorance, comme on le voit dans la citation suivante : « Peut-être était-il d’origine moins misérable que les réfugiés de l’Est ? Fils d’un commerçant de la Taborstrasse ? Comment le savoir ? » (DB 22).
6. Identification et distance Pour conclure, je ferai un bref retour à la perspective psychanalytique esquissée au début de ce chapitre. La puissante dimension autobiographique de Dora Bruder et les références récurrentes au père semblent en première instance confirmer la thèse de Nathalie Rachlin selon laquelle l’œuvre de Modiano est la manifestation d’un traumatisme non pas collectif mais purement personnel : le « syndrome de Modiano »51. Ici, le fait traumatisant n’est ni l’Occupation ni la Shoah dans leur généralité, mais celui, entièrement idiosyncrasique, d’avoir eu un père qui, Juif et collabo, se trouvait à la fois du côté des victimes et du côté des complices, donc des coupables. Rachlin parle de syndrome vu qu’il s’agit non d’un événement précis, mais d’un ensemble d’évévements traumatisants transmis au fils : la persécution, l’arrestation, la presque-déportation, la planque, les trafics… En plus, ces faits sont transmis au fils non par la communication verbale, mais par l’indifférence et l’hostilité du père envers lui : conduite propre à un être traumatisé. Cependant, il ne se désolidarise pas du père, mais s’identifie malgré tout à lui, dans sa quête de l’origine et de l’identité. Dans Les boulevards de ceinture par exemple, Modiano met en scène 51
N. Rachlin, art. cit., p. 129.
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un narrateur qui est le contemporain de son père : ainsi, par le biais d’un personnage, donc de la fiction, il rejoue la scène du traumatisme. Le cas de Dora Bruder est un peu différent : Dora Bruder n’est pas un personnage de roman, mais elle a réellement existé. La quête de Dora par Modiano témoigne d’une puissante empathie de l’auteur pour cette jeune fille persécutée. En reconstruisant l’itinéraire de celle-ci, Modiano s’identifie profondément à elle. Dans ce processus d’identification, plus directement encore que dans les romans précédents, il devient le contemporain de son père. Seule, une telle identification au père (par le biais de Dora Bruder) lui permettra d’assumer la culpabilité de celui-ci et en fin de compte d’exorciser cette faute, dans une mise en acte infiniment répétée52. A plusieurs reprises, Geoffrey Hartman a exposé les risques d’une telle mise en acte. En particulier chez les écrivains de la génération d’après, il perçoit la tentation de « se joindre à ceux qui ont disparu, d’imaginer leur fin en faisant fusion avec eux », dans un désir de solidarité et d’empathie qui peut aboutir à « chercher une union mystique avec les morts » ou du moins à transgresser les limites entre le moi et autrui53. Toute identification, dit-il, « frôle la sur-identification et mène à personnifier et à s’approprier l’identité des autres »54. A cette tentation de la sur-identification, Hartman oppose ce qu’il appelle le « témoin intellectuel », qui cherche le difficile équilibre entre identification et distance, et pour qui toute mise en acte vise en fin de compte la perlaboration du traumatisme et le travail du deuil. Cela m’amène à une question essentielle à poser à Dora Bruder : s’agit-il exclusivement ici, comme le soutiennent Nathalie Rachlin et Juliette Dickstein, d’une mise en acte infiniment répétée du « syndrome de Modiano » ? Ou, en tant que témoignage et commémoration, le roman dépasse-t-il cette tentation de la fusion avec une victime singulière (le père, Dora Bruder) pour amorcer le travail du deuil ? Il y a sur ce plan une ambiguïté dans le roman qu’il convient d’expliciter. Certes, bien des éléments dans Dora Bruder viennent confirmer la thèse de l’empathie et de l’identification. Il y a d’abord le 52
« […] by acting them out compulsively over and over again », N. Rachlin, art.cit., p. 130. 53 G. Hartman, « Shoah and intellectual witness », Partisan Review, Janvier 1998, p. 42 (ma traduction). 54 Ibid.
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rôle prépondérant du narrateur : plus que la biographie de Dora Bruder, le roman est le récit de l’enquête menée par celui-ci (cf. § 3). Les glissements continuels de la biographie à l’autobiographie font du roman un exemple de « lecture autobiographique », comme dirait Susan Rubin Suleiman 55 . Dans l’histoire de Dora Bruder, Modiano « lit », déchiffre, projette la sienne propre et celle de son père, au moyen de comparaisons constantes entre l’expérience de Dora et celle du père, jusqu’au point où leurs deux destins se croisent littéralement, dans l’espace exigu du panier à salade lors de l’arrestation du père (DB 62-63). La primauté du temps de la narration, avec ses multiples incursions du présent, renforce le processus d’identification. Lorsque passé et présent se confondent, toute commémoration du passé comme passé, tout travail du deuil devient impossible (cf. § 3). Un autre élément qui vient renforcer la thèse de l’identification est le rôle des lieux comme voie royale de l’association à Dora Bruder : c’est par le biais des lieux que s’accomplit la fusion la plus poussée du narrateur avec celle-ci. Enfin, si l’enquête garantit une certaine objectivité et distance du narrateur par rapport à son objet, la méthode romanesque, elle, a l’effet contraire : elle met en œuvre une fusion avec Dora Bruder et avec son objet. En effet, qu’est-ce que la voyance explicitée par Modiano sinon une fusion presque mystique avec les lieux et, par leur biais, avec des êtres disparus ? L’exemple le plus frappant de ce processus, ce sont les « vies parallèles » esquissées par Modiano, qui assimile sa propre vie à celles de romanciers péris sous l’Occupation, en fréquentant les mêmes rues, en écrivant un livre portant le même titre et en habitant les mêmes pièces du même immeuble que l’un d’entre eux (cf. § 4). Cependant, il y a également des éléments dans Dora Bruder qui impliquent une prise de distance, un « exorcisme », pour reprendre les termes d’Alan Morris, permettant la perlaboration et le travail du deuil. Le fait qu’il s’agit d’une biographie d’un être ayant réellement existé, et non du portrait d’un personnage romanesque, impose de fortes limitations à l’imagination, nous l’avons vu. Si Modiano donne 55 La « lecture autobiographique » consiste à lire les textes des autres comme si leur histoire eût été la nôtre, cf. S. Rubin Suleiman, Risking who one is, Cambridge MA, Harvard University Press, 1994, ch. 11. Il faut évidemment dans ce cas distinguer ceux qui, comme Susan Suleiman ou comme Georges Perec dans Récits d’Ellis Island, sont eux-mêmes des survivants, lisant leur histoire virtuelle dans celle d’autres survivants, de ceux qui, comme Patrick Modiano, sont nés après.
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libre cours à l’imagination pour ce qui est des détails de la vie de Dora, il ne comble pas les lacunes essentielles de cette vie, il ne viole pas le secret de sa fugue. Il ne cède pas non plus à la tentation de faire le portrait de Dora, même lorsqu’il décrit les photographies de famille. Les traits de Dora, ses préoccupations, ses activités quotidiennes : tout cela reste un domaine inconnu, un blanc au cœur même du roman. De telle manière, malgré tous les mouvements d’empathie à son égard, Dora n’est guère qu’une silhouette dans le lointain ; la distance entre elle et le narrateur (et le lecteur) est soigneusement maintenue. L’autre élément qui accentue cette distance, c’est toute la dimension de témoignage propre à ce roman. Dora Bruder est un livre-mémorial, une épitaphe à la fois pour la personne singulière de Dora et pour l’ensemble des Juifs parisiens, en particulier les enfants et les adolescents. Comme mémorial et comme chronique des persécutions, le roman effectue un travail du deuil qui implique nécessairement une prise de distance, car on ne peut commémorer des faits que s’ils appartiennent au passé. Loin de s’en tenir à une mélancolique mise en acte du passé, Modiano semble donc, dans Dora Bruder, chercher un équilibre précaire entre identification et distance, entre mise en acte et travail du deuil. Il en résulte une ambiguïté constante, qui est sensible dans la mise en œuvre de certains procédés, comme la photographie. En effet, d’une part, les photographies de famille sont des « pièces à conviction », qui nous relatent au réel. Ce réel, elles en attestent l’existence et le rendent à nouveau présent, immédiat et dans cette mesure, elles constituent un acte de répétition, une mise en acte. D’autre part cependant, Modiano ne donne aucune reproduction de ces portraits de famille56. Il se limite à les décrire verbalement, dans un style neutre qui fait sentir la distance, l’étrangeté des personnes décrites. Plus que de photographies, il s’agit donc, pour emprunter le terme à Marianne Hirsch, d’« images-texte »57. Rien ne prouve, tant qu’on s’en tient au roman uniquement, qu’elles constituent la
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Une de ces photographies est pourtant reproduite sur la première de couverture de l’édition américaine, je ne sais trop à l’initiative de qui (Dora Bruder, traduction de Joanna Kilmartin, Berkely CA, University of California Press, 1999). 57 Marianne Hirsch, Family Frames. Photography, narrative and postmemory, Cambridge MA, Harvard University Press, 1997, p. 3.
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description de photographies réelles.58 Comme commémoration d’un « Ça a été » (Barthes), elles font part intégrante du travail du deuil effectué dans Dora Bruder. Parvenue au terme de cette lecture de Dora Bruder, il me semble que l’ambiguïté signalée au début, entre réalisme et onirisme, rejoint cette double dimension de mise en acte et de travail du deuil. Dans sa dimension romanesque, autobiographique, onirique, Dora Bruder se situe du côté de la répétition et de la mise en acte ; par contre, dans la mesure où le texte est enquête, biographie et témoignage, dans son réalisme historique, le roman se situe du côté de la perlaboration du passé et du travail du deuil. Cette ambiguïté explique pourquoi, en ce qui concerne le statut de Dora Bruder – enquête ou roman – les avis des critiques persistent à être partagés. Dora Bruder est bien une enquête, mais c’est une enquête de romancier, non d’historien. Par les méthodes employées d’abord : si le narrateur, en cela pareil à l’historien, fait des recherches en archives, il fait cependant un usage particulier des documents qui en résultent. Ces documents, il ne les cite pas mais il les transforme en intertextes, il les tisse dans son texte. C’est ce que j’ai essayé de montrer à propos des Mémoriaux de Klarsfeld (§ 2), mais aussi à propos de l’extrait du registre de l’internat (§ 4). A ce travail de documentation, viennent s’ajouter des méthodes qui n’appartiennent, elles, qu’au romancier : l’imagination, la voyance et l’intertextualité littéraire, surtout avec W ou le souvenir d’enfance de Perec (§ 5). Quant au produit de cette enquête, le texte que nous lisons, il a beau avoir les apparences d’un simple rapport d’enquête, mais si on y regarde de près, on découvre un texte extrêmement travaillé, expérimental même dans sa construction fragmentaire. Cette fragmentation résulte notamment de la structure temporelle du récit : non-linéaire, elle va à l’encontre de tout récit chronologique traditionnel (§ 3). C’est en passant par la fiction, par l’imaginaire, que le témoignage acquiert ici sa plus grande force.
58
C’est encore une fois la genèse du roman de Modiano, et notamment sa collaboration avec Serge Klarsfeld, qui résout cette question. En effet, les photographies décrites dans Dora Bruder ont été découvertes par Klarsfeld et il les a publiées dans les éditions successives du Mémorial des enfants. Cf. sur ce point, Alan Morris, art. cit.
Chapitre 3
Ni victime ni témoin. Henri Raczymow et la difficulté d’écrire la Shoah
Chacun à leur manière, nous l’avons vu, Perec et Modiano sont des témoins absents, ils témoignent d’une mémoire absente. L’absence, le blanc s’inscrit au coeur même de leur écriture, dans ses techniques mêmes. Un homme qui dort est l’histoire d’un témoin qui n’a rien vu ; c’est un texte construit autour d’un grand vide : l’absence de la mère, qui se trouve encodée notamment dans les « aencrages ». Dans Dora Bruder, l’absence s’inscrit dans les failles de l’histoire de Dora, mais aussi dans la structure éclatée du récit, dans le flou temporel et dans la description des lieux. Ainsi, chez Modiano mais surtout chez Perec, on constate la paradoxale convergence entre d’une part une expérience historique – celle de la Shoah vécue comme « disparition » –, et de l’autre un moment de la littérature française qui se dit étranger à l’Histoire mais qui se révèle particulièrement apte à exprimer cette expérience de l’absence : celui, nous l’avons vu, des recherches formelles des années 50-60. C’est par le biais d’une telle convergence entre expérience historique et écriture que je voudrais aborder le troisième auteur qui est au centre de cet essai, Henri Raczymow. Chez lui, cette convergence trouve une forme des plus achevées. Raczymow, a dit Norbert Czarny, est à la fois « fils des livres » et « enfant de Belleville, donc des contes d’exil et d’oubli »1. Une telle formule résume bien la double dimension de l’œuvre de Raczymow qui, rappelons-le, est le petitfils d’immigrants juifs polonais arrivés en France dans les années 20. Comme cet autre grand écrivain d’ascendance juive-polonaise, JeanClaude Grumberg, il grandit dans le milieu artisan et populaire des ateliers de confection de l’est parisien, où le yiddish n’est pas encore lettre morte. Héritier de l’univers disparu du judaïsme est-européen, il 1
« De Belleville à la Lorrèze », La Quinzaine littéraire, no. 625, 1er juin 1993, p. 10.
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hérite du même coup de la mémoire absente, des blessures ouvertes par la Shoah dans sa famille et dans son milieu2. Mais il ne faut pas oublier que Raczymow est tout autant « fils des livres », et que ces livres sont loin d’être exclusivement juifs. Aussi Raczymow n’a-t-il rien d’un romancier juif américain comme Singer ou Malamud : certes, certaines pages de Contes d’exil et d’oubli semblent reprendre la tradition juive du conte (les contes hassidiques notamment) mais cette tradition, nous le verrons, est passée à travers l’ère du soupçon. Peut-on encore, tout simplement, raconter une histoire avec un début et une fin, des personnages bien définis ? Avec son premier récit, La saisie, Raczymow se situe d’emblée dans la continuité de la littérature à l’heure expérimentale des années 60. Tout questionnement juif semble absent ; le récit développe des techniques empruntées au Nouveau Roman, et qui resteront présentes dans les romans ultérieurs de Raczymow. Or, entre la mémoire absente, qui est le noyau de la conscience juive pour Raczymow, et ces techniques formalistes, il existe une convergence, comme il le découvrira quelques années plus tard, dans son essai « La mémoire trouée ». Comme on le verra, les techniques du Nouveau Roman lui permettront de dire ce rien, cette absence qui est au coeur de sa propre judéité. C’est pourquoi, avant d’aborder le commentaire d’Un cri sans voix, qui sera au centre de ce chapitre, j’examinerai ces premières œuvres de Raczymow.
1. Un homme assis dans une chambre vide : La saisie A première vue, la donnée de La saisie 3 est proche de celle d’Un homme qui dort, qui date de six années auparavant. Un homme se trouve assis sur une chaise dans une chambre, qui est tout son univers. Certes, cet enfermement dans l’univers clos d’une chambre est une donnée assez répandue dans la littérature de l’époque. C’est pourquoi il faut surtout s’attacher aux différences. Chez Perec, quelques objets raréfiés, lourds de sens comme on l’a vu, meublent l’espace de la 2
Tout ce contexte biographique a été très bien décrit dans l’article sur Henri Raczymow de Karein Goertz dans Holocaust Novelists, Dictionary of Literary Biography no. 299, Efraim Sicher ed., Detroit, New York et San Diego, Bruccoli Clark Layman, 2004, pp. 271-276. 3 Gallimard, Le chemin, 1973. Abréviation employée : S.
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chambre ; chez Raczymow par contre, une mystérieuse saisie a fait le vide dans l’appartement. Mais qui plus est, l’homme qui dort est muet, son expérience nous parvient par l’intermédiaire d’un narrateur dérobé, alors qu’Irtych, le protagoniste de La saisie, parle sans fin, à la première personne. On mesure déjà la différence de problématique : celle de l’indifférence chez Perec, et chez Raczymow l’interrogation de la possibilité du récit. Plus qu’Un homme qui dort, La saisie est une roman expérimental, proche du Nouveau Roman par ses techniques mais redevable à Blanchot et à Barthes peut-être pour ce qui est de ses vues sur l’écriture. Cependant, le ton de Raczymow est léger, l’humour fuse et on peut se demander si ce roman ne tourne pas en dérision les techniques ingénieuses d’un Robbe-Grillet ou la poétique du silence prônée par Blanchot et ses émules. Le propos du roman est aussi simple que déconcertant. Dans un style elliptique et chargé de métadiscours, un Je narrateur dénommé Irtych raconte comment, du jour au lendemain et sans raison apparente, « ils » sont venus saisir ses meubles et ses possessions, ne lui laissant qu’une chaise. « Nu comme un ver », il devient un homme assis sur une chaise dans une chambre vide aux murs dépouillés. Le terme juridique de « saisie », qui légalise et légitime l’opération, rapproche Irtych du protagoniste du Procès de Kafka : comme celui-ci, il se trouve pris dans un processus d’autoculpabilisation à cause d’une faute présumée. La cause de cette saisie, en effet, demeure peu claire, même si le protagoniste s’adonne à de multiples hypothèses, toujours enveloppées de propos métadiscursifs, qui minent son propos : « Dirai-je abruptement : Voilà ce dont il s’agit : Joshué et moi avons conclu de faire un mauvais coup à la Compagnie Générale, ce qui, étant donné notre échec relatif, a occasionné la Saisie dont je fus victime [...] » (S 106). Mais ce qui compte, au delà de toute explication, c’est que la saisie a fait table rase de la petite vie que menait le narrateur, entre le bureau et son appartement dont les murs étaient tapissés de photographies d’actrices. Elle a fait table rase de tout, laissant Irtych dans une enveloppe vide, confronté à son passé sur lequel il décide de faire le point, mais encore et surtout au langage. En effet, dans l’absence de tout, c’est le langage, ce sont les mots qui prennent le dessus. D’emblée, il y a un contraste flagrant entre la minceur du propos du roman, qui raconte la saisie, autrement dit le vide, et la logorrhée de mots que celui-ci suscite. Comment se fait-il que pour
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raconter l’absence et le blanc, on en soit réduit à cette surabondance de mots, même entrecoupés de blancs ? Le roman de Raczymow semble explorer le paradoxe si magistralement développé par Blanchot à propos de Mallarmé : écrire, c’est faire du silence avec des mots. Dans ses essais de La part du feu et du Livre à venir en effet, Blanchot avait soutenu que la seule manière de dire « l’absence de tout », c’était non d’observer le silence mais de redonner aux mots leur épaisseur sensible. Seul l’entrelacs de mots et de blancs qu’est le texte littéraire serait capable de suggérer le silence et l’absence originelle auxquels tend l’écriture. Dans le roman de Raczymow, dans une veine mallarméoblanchotienne mais dans un registre plus léger, humoristique même, l’absence, le silence et l’impossibilité de parler qu’il implique sont rendus sensibles par les blancs, qui abondent dans le texte. On assiste à une spatialisation de l’écriture typiquement moderne mais appliquée de manière si littérale qu’elle suscite le comique. Ainsi, les blancs dans le texte renvoient d’abord aux vides laissés dans l’appartement par la saisie des meubles. Lorsqu’il est question, dans la description extrêmement méticuleuse de l’appartement, de « l’emplacement de mon lit aujourd’hui disparu », le texte laisse un vide de trois-quarts de ligne : Mon lit est rangé contre le mur, à droite de la porte d’entrée de la chambre. (S 47)
Une autre manière de dire le vide est de remplacer le mot « blanc » par un blanc, comme dans la description des murs dépouillés des images d’actrices dont ils étaient tapissés : « Cela représentait vraiment pour moi une gêne insupportable, cela me gênait depuis longtemps d’avoir sans cesse ces quelque cinquante centimètres carrés de devant les yeux, ce blanc qui peu à peu s’est réduit, jusqu’à ne plus être que ces quelque cinquante centimètres carrés qui sur le mur faisaient tâche [...] » (S 26). Ici, l’espace de la chambre est devenu écriture, espace écrit et inversement, et encore comme chez Mallarmé, ce jeu des blancs accentue la dimension spatiale de l’écriture. Si la vision paradoxale de l’écriture qui transparaît dans La saisie, et qui y est d’une certaine manière parodiée, rappelle surtout Blanchot, les techniques employées, elles, nous renvoient plutôt au Nouveau Roman. Métadiscours, mise en abyme, descriptions méticu-
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leuses d’un univers d’où l’homme semble absent : autant de références aux œuvres d’un Robbe-Grillet ou d’un Pinget. Sur un ton léger et plein d’auto-ironie qui rappelle celui d’Histoire de Pinget, La saisie s’interroge constamment sur la possibilité du récit. Cette interrogation suscite un métadiscours qui diffère sans fin le récit, et par moments l’évince entièrement. Il n’est que de citer l’incipit du roman de Raczymow : « Puis-je dire sans ambages, sans précautions, sans la réflexion mûrie, sans doute si nécessaire pour ce genre de propos, et afin d’éviter le risque énorme, monstrueux, que constituerait l’arbitraire, cette peste à fuir : Ainsi c’est fait, le sort en est jeté, je me décide, c’est liquidé, bientôt je n’en reparlerai plus ? « (S 9) Dans cet incipit, il n’est encore aucunement question de ce qui eut lieu, il n’y a encore qu’une interrogation sur la possibilité, oui ou non, d’en parler. Interrogation contorsionnée, pleine de précautions oratoires, d’hésitations, ce qui contredit de manière comique le désir de « dire sans ambages, sans précautions ». Par un tel métadiscours, qui s’étend sur la première trentaine de pages, le récit de ce qui eut lieu – la saisie annoncée dans le titre – est infiniment différé, retardé, et les phrases s’enlisent dans un discours qui ne se réfère qu’à lui-même. En témoignent les nombreux déictiques qui ne renvoient à rien, du moins à aucun événement narré précédemment : « ce qui eut lieu » (S 9), « Mais déjà cela est dit » (S 10), « Enfin, c’est fait » (ibid., mes italiques). Déictiques qui se retrouvent d’ailleurs déjà dans la première phrase du roman, citée ci-dessus : « le sort en est jeté », « c’est liquidé, bientôt je n’en reparlerai plus ». Un tel début autoréférentiel, qui nie tout début, toute possibilité de commencer, et qui plonge brusquement le lecteur « in medias res » (sans pourtant que rien n’arrive), rappelle les incipits des récits de Blanchot. Qu’on se souvienne de l’incipit de Celui qui ne m’accompagnait pas : « Je cherchai, cette fois, à l’aborder », ou bien de celui de L’attente l’oubli : « Ici, et sur cette phrase qui lui était peut-être aussi destinée, il fut contraint de s’arrêter. » Le récit s’arrête avant même de commencer. Dans les deux cas, le narrateur parle, écrit toujours déjà (mais n’est-ce pas aussi le cas du narrateur de La saisie, malgré ses tergiversations ?) mais – et c’est un point commun avec Raczymow – les déictiques (cette, l’, ici) ne renvoient à rien, puisque rien ne précède. Cette abondance du métadiscours est signe que, chez Raczymow comme chez Blanchot et les tenants du Nouveau Roman,
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le protagoniste n’est plus un héros qui agit mais un romancier qui s’interroge infiniment sur la possibilité de parler, d’écrire. Le monde extérieur a fait place à un espace restreint : l’univers mental du créateur. Avec cette interrogation constante, au point d’en être comique, sur la création littéraire, Raczymow se situe bien évidemment dans le prolongement de Proust, avec qui son œuvre entretient des rapports étroits, nous le verrons. Par ailleurs, il suffit de relire L’ère du soupçon pour voir combien Proust, et avec lui tout le roman moderniste des années 10-20, constituait une référence centrale pour les Nouveaux Romanciers. Ce métadiscours de La saisie nous amène à une autre technique fort prisée par certains Nouveaux Romanciers : la mise en abyme. Comme celles de ses aînés, les premières œuvres de Raczymow présentent une architecture très concertée, qui se traduit en nombreux jeux de miroir et effets de répétition. Dans La saisie, c’est le métadiscours qui produit l’effet central de mise en abyme, car il transforme l’histoire en un récit dans un récit. Par l’abondant métadiscours qui l’entoure, la mince histoire de la saisie est mise en abyme dans une sorte de récit-cadre. A son tour, l’histoire mise en abyme sert de cadre à plusieurs intrigues secondaires : l’histoire de la première visite d’Irtych à M. Voisin (S 59 ss.), la tentative de séduire Mme Voisin (S 81 ss.) et enfin l’histoire de la sortie à vélo et de l’idylle avec la même (S 130 ss.). Chaque fois, le récit mis en abyme est introduit par la même formule : « Oyez donc la belle histoire ». La mise en abyme, on le verra, est un procédé très fréquent chez Raczymow, qui surgit également dans Contes d’exil et d’errance et dans Un cri sans voix. Un troisième élément dans La saisie qui renvoie le lecteur au Nouveau Roman, ce sont les descriptions très détaillées de l’espace et des choses. Prenons la « visite guidée de ma chambre », qui amène le lecteur à connaître de fond en comble ce qui n’est en fait qu’un studio avec cuisine et « lieu d’aisance » (S 52-56). Description, notons-le bien, de l’appartement avant la saisie. Il s’agit donc d’une reconstruction d’un lieu à présent vidé de son contenu. Plus qu’à son habitant et aux signes de sa présence, cette description s’intéresse à l’espace géométrique de l’appartement : emplacement des portes, des fenêtres, distances de l’un à l’autre et surtout dimensions des pièces. Est-ce pour autant un espace dépersonnalisé comme dans les premiers romans tant décriés de Robbe-Grillet ? Par la formule de la « visite
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guidée » et par la surabondance du détail, Raczymow parodie ce qu’on a pu appeler l’objectivisme du Nouveau Roman et montre que tout espace est habité, même si vidé de son contenu. Il est fonction des dimensions et des mouvements du corps de son habitant, bref il est « espace vécu » : « Si [...] vous faites brusquement ou précautionneusement volte-face [...] de façon à être à présent accoudé sur votre avant-bras droit, le corps orienté dans le même sens, en imprimant à votre tête un mouvement tournant de la gauche vers la droite, vous êtes susceptible [...] de distinguer infailliblement l’une des portes du meilleur lieu d’aisance de l’appartement » (S 53). L’effet comique vient du fait que la longue description assez compliquée ne débouche que sur la porte des toilettes! Cette manière d’arpenter les quelques mètres d’une chambre trop exiguë certes rappelle les descriptions de la chambre de bonne, dans Un homme qui dort. Cependant, si l’étouffement et l’angoisse dominent dans le récit de Perec, ici l’atmosphère est à la plaisanterie. Par le travail sur le métadiscours, sur la mise en abyme et la description, La saisie semble à première vue un exercice entièrement formel, une « recherche sur l’origine et la possibilité du récit », comme l’indique la deuxième de couverture. Dans ce premier récit de Raczymow, la thématique juive, qui deviendra prééminente plus tard, semble absente. Cependant il ne faut pas s’y tromper, la question de la judéité est présente en filigrane, notamment à travers le thème de l’étranger. « Irtych », le texte le suggère explicitement, est un nom « à consonance étrangère » (S 17), russe plus précisément4. Mais donner un nom russe à un protagoniste, c’est lui donner un nom exotique, nom de nulle part, ce qui reflète le registre général du récit, symbolique et abstrait comme les récits de Kafka. Comme ceux-ci, La saisie ne se situe en aucun lieu et en aucun temps précis. Ce qui importe, c’est qu’Irtych est un homme venu d’ailleurs, un immigré qui, d’une manière ou d’une autre, a « fait son trou » dans son pays d’accueil. Le seul lieu où il se sente chez lui, c’est son appartement : ses meubles et les nombreuses images de divas découpées dans les journaux illustrés, qui tapissent les murs sans laisser le moindre vide. Or, du jour au lendemain, « ils » lui enlèvent tout cela. « Ils » viennent 4
Selon une précision fournie par l’auteur, « Irtych » est le nom d’un fleuve de Russie. Il lui fallait un nom à consonance russe parce que son propre nom sonne « russe » aussi, comme on se plaisait à le lui dire dans son enfance.
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lui confisquer ses images et ses meubles, réduisant à zéro son difficile processus d’adaptation à son nouveau pays. « Ils ont tout effacé » (S 39), toute la modeste vie qu’Irtych s’était construite : « Tout était redevenu blanc comme aux temps primitifs de ma venue dans ce pays, et singulièrement dans ce quartier. » (S 38) Or, quel qu’abstrait, intemporel que soit le récit d’Irtych, cette saisie, pseudo-légitimée par un terme juridique, rappelle immanquablement le sort réservé aux Juifs étrangers en France pendant l’Occupation. Comme ceux-ci, Irtych est traité d’usurpateur, il est accablé d’« accusations sordides », de « sombres médisances » ; comme les héros de Kafka, il est amené à s’auto-accuser et à désirer l’auto-expiation (cf. S 44). Ainsi, de mesure en mesure, d’interdit en interdit, « progressivement leurs fils se resserraient autour de moi, m’étouffant » (S 46) : voilà encore qui rappelle de manière insistante les persécutions ordonnées par Vichy et par l’occupant, et exécutées par la police française. « Mon premier livre, La saisie, un récit sans thématique juive, disait le rien », a constaté après coup Henri Raczymow dans « La mémoire trouée ». Il y affirme avoir eu conscience, à l’époque, que ce rien lui venait de Flaubert et du Nouveau Roman, mais non qu’il constituait également le noyau même de sa judéité. Ce n’est que cinq ans plus tard qu’il écrira son premier « livre juif » : Contes d’exil et d’oubli5.
2. « La mémoire trouée » : Contes d’exil et d’oubli Le narrateur de ce récit s’appelle Matthieu Schriftlich. Comme dans les romans qui suivront, le nom du protagoniste-narrateur est ici la combinaison d’un prénom français, chrétien même, avec un nom de famille d’origine étrangère, à consonance juive peut-être parce qu’allemand. Par son sens, il confère une fonction symbolique au personnage qui le porte : par ce nom de « Schriftlich », celui-ci devient la figure de l’écrivain (« ein schriftlicher Mensch »), un homme qui consigne par écrit les histoires et les noms d’un monde disparu, bref un scribe ; il devient par là même un double de l’écrivain, de l’auteur. La combinaison entre prénom chrétien et nom de famille juif caractérise bien le protagoniste, petit-fils d’immigrés 5
Gallimard, Le Chemin, 1979. Abréviation employée : CE.
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juifs polonais, mais tout à fait français pourtant, qui vit à Paris dans les années ’60 ; elle peut également être considérée comme un marqueur autobiographique. Avec Matthieu Schriftlich, pour la première fois, Raczymow met en scène le Juif de l’après, coupé de la Pologne juive de ses ancêtres. Cet univers dont rien ne subsiste, Raczymow l’appelle la « préhistoire »6, pour marquer que ce temps est définitivement révolu, aussi lointain que l’ère des dinosaures, et aussi inconnu, sujet à l’oubli : « Qui parlerait encore de la vie d’avant, de là-bas, de cette vie effacée, gommée, vie préhistorique, importune même aux survivants ? » (CE 44). Aussi, le point de départ de son entreprise est-il le constat de sa totale ignorance : « Je ne sais rien de Konsk. » (CE 19) Le savoir sur ce monde disparu est à jamais perdu, et à rien ne sert de retourner sur les lieux, comme l’a fait l’oncle Noïoch Ochsenberg : « A Konsk par exemple, tout avait changé. A Kaloush, plus de quartier juif. Et plus de Juifs du tout. Et dans le petit cimetière juif où il se rendit, Noïoch eut grand peine à discerner les étoiles de David, les portraits dans les médaillons […] » : « Quelle tristesse, se dit-il, ils ont tout gommé, tout effacé. » (CE 30) Reste une seule voie : interroger les témoins, le seul témoin encore vivant, son grand-père. Aussi, la tâche de Matthieu Schriftlich sera-t-elle de mettre par écrit les bribes d’histoires, de légendes, de souvenirs qui lui sont relatés par son grand-père. Comme La saisie, Contes d’exil et d’oubli est donc une construction en abyme : il s’agit de Matthieu qui raconte les histoires racontées par son grand-père – histoires qui sont à chaque fois introduites par un rituel : « Simon raconte : ». Cette construction en abyme a d’ailleurs été remarquée par plusieurs commentateurs, dont récemment Mounira Chatti : « Dans ce texte onirique et fantasmatique, une structure en abyme donne à voir, par un procédé d’enchâssement, des histoires qui s’emboîtent les unes dans les autres comme des poupées russes. Chaque narrateur et chaque récit révèlent et dissimulent un autre narrateur et un autre récit. » 7 Ce commentaire montre déjà que l’introduction du grand-père comme
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« Préhistoire », tel est le titre de la troisième section, la plus longue, de Contes d’exil et d’oubli. 7 M. Chatti, « Le palimpseste ou une poétique de l’absence-présence », in La Shoah, témoignages, savoirs, œuvres, Claude Mouchard & Annette Wieviorka, éds, SaintDenis, Presses Universitaires de Vincennes, 1999, p. 298.
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témoin n’est qu’une première mise en abyme, qui en dissimule une série d’autres. Tentons par un exemple de cerner de plus près cette multiple mise en abyme : Simon Gorbatch, le grand-père, raconte l’histoire des amours de Shlomo Grünenflamm qui, à son tour, raconte « l’histoire du bouc ‘qui s’est fait connaître’, une légende que relate Yitzhak Leibouch Peretz d’après Rabbi Menahem de Kotzk. Et Simon Gorbatch de Kaloush raconte à Matthieu Schriftlich » (CE, 50-51). Simon Gorbatch, Shlomo Grünenflamm, Peretz, le rabbin de Kotzk : voilà déjà quatre emboîtements, et on oublie encore le cinquième, puisque c’est Matthieu Schriftlich qui relate ces histoires ! Le vertige saisit le lecteur, d’autant plus qu’il ne connaîtra jamais le fin mot des amours de Shlomo ni de l’histoire du bouc. Bref, le grand-père ne transmet plus aucune mémoire, mais uniquement des cadres vides, et il en est conscient : « Savez-vous, Matthieu, dit Simon, il me faut bien un peu inventer moi aussi, ça fait si longtemps » (ibid.). Ce recours à l’imagination est une invitation implicite à Matthieu d’y recourir à son tour. Et pour ce faire, il s’autorise d’une tradition narrative fort vénérable, où de telles mises en abyme abondent : citer Yitzhak Leibouch Peretz8, un des plus grands romanciers yiddish que connut la Pologne de la seconde moitié du XIXe siècle (Perec se réclamait son descendant), et Rabbi Menahem de Kotzk, le grand rabbin hassidique9, c’est faire appel à la longue tradition juive du conte, qui commence avec les parties midrashiques du Talmud, se poursuit avec les multiples livres haggadiques (Esther, Haggada de Pâques) pour être reprise par les rabbins hassidiques, fin XVIIIe siècle-début XIXe siècle, et enfin revitalisée comme légendes et folklore par les romanciers profanes yiddish, comme Peretz. Par son titre – Contes d’exil et d’oubli – et par sa forme, Raczymow place donc son ouvrage dans une tradition, ou plutôt dans la récriture d’une tradition perdue, propre à un univers disparu. Si la mémoire des rabbins hassidiques est à juste titre légendaire, celle du grand-père en exil, elle, est défectueuse : de l’énorme arsenal de personnages, de contes et de chansons, il ne lui reste que des bribes. « Simon, mémoire trouée » H(CE 61) : c’est cette formule que Raczymow reprendra en titre d’un essai pour caractériser 8
Isaac Leib Peretz (1851-1915). Sur le rabbin de Kotzk, cf entre autres. M. Buber, Contes hassidiques et E. Wiesel qui, dans ses Célébrations hassidiques, lui consacre un chapitre entier.
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la mémoire de la génération d’après. En s’entretenant avec son grandpère, le narrateur fait un voyage imaginaire dans la Pologne de ses ancêtres. Voyage qui le mène dans une Pologne elle aussi largement imaginaire, mythique. Mais imaginer ne veut pas dire inventer de toutes pièces, reconstituer, combler le vide de la mémoire absente. C’est plutôt, comme nous l’avons vu, présenter la mémoire comme absente, « restituer une non-mémoire, par définition irrattrapable, incomblable. »10 De tous les récits de Raczymow, Contes d’exil est le plus proche de cette intention-là. C’est un récit court et fragmentaire, parsemé de blancs. Les lieux ne sont pas décrits, mais inlassablement questionnés : « Où était-ce ? où étaient-ils ? » (CE 45, 105) Jusqu’à se demander si ces lieux ont véritablement existé. Ainsi le fameux lac de Kamenetz, appelé « lac imaginaire », ou les petits villages évoqués : « Cela a-t-il existé, Konski en Volhynie, Kaloush en Galicie ? Ou ne reste-t-il que cela : Kaloush, Konski, ces simples, pauvres mots ? » (CE 61). Communiquer avec cet univers disparu, c’est en être réduit à épeler les noms (cf. CE 45). A force de dire et de redire les mêmes noms, le narrateur en vient à une intense vision mentale, une sorte de rêve hallucinatoire. Ici, les lieux sont « rêvés plutôt que remémorés » (CE 53), dans un rêve éveillé capable de restituer toute une géographie défunte : La parole muette de Simon Gorbatch trace devant Matthieu un sillon ténu absent des cartes, le conduit, le prend par la main, par ses yeux bandés, lui, aveugle sur les routes absentes, enlisées, englouties, se repérant aux herbes, aux rosées, aux flammes fragiles des candélabres à sept branches des synagogues de l’Orient de l’Europe, synagogues-cimetières, lui, caressant du bout des doigts les inscriptions hébraïques sur les tombes des cimetières. Podolie. Lituanie. Biélorussie. Mazovie. Où était-ce ? Qui étaient-ils ? Cela a-t-il été ? (CE 86, mes italiques)
A juste titre, Chatti souligne la dimension poétique des noms dans ce récit de Raczymow. A son sens, il y a dans Contes d’exil et d’oubli une véritable « poétique du nom juif »11, c’est-à-dire du nom propre, qu’il s’agisse de noms de personne ou de lieux. Comme dans la citation ci-dessus, le récit abonde en énumérations, en listes de noms récités « telle une litanie ou un kaddish », psalmodiés avec une grande 10 11
« La mémoire trouée », art. cit., p. 181. Chatti, art. cit., p. 298.
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intensité poétique »12. Litanie, kaddish, psaume : par la répétition, il est clair que ces noms prennent un poids non seulement poétique, mais commémoratif. Faute de pouvoir redonner un visage aux défunts et aux lieux qu’ils habitèrent, reste à dire et à redire leurs noms – « les noms chéris » (CEO 60), les « noms bénis » (CE 114). C’est là la tache imposée par le nom de Schriftlich : « consigner les noms, en tresser les anneaux épars » (CE 71). Encore faudrait-il que les noms soient des entités stables ; or ils sont volatiles, incertains par excellence, ils échappent sans cesse au narrateur : « et à la renverse partent aussi les noms chéris, partent en rêve, partent en fumée crématoire : Mendel Zimmermann, Eva Albertstein, Rywka Apflowicz, Szymon Rozenbaum. […] Podolie, Galicie, Volhynie, Lituanie, Bessarabie, Polésie : mais sur quel atlas lirait-on Konsk, Kaloush ? L’ombre de Matl Oksenberg recouvre Mathieu qui peut enfin s’abandonner à l’absence de mémoire » (CE 60, mes italiques). Cependant, le rôle de Matthieu Schriftlich est loin d’être purement réceptif. S’il commence par recueillir les propos d’un témoin, son grand-père, il s’avère bientôt être celui qui les invente ; visionnaire, il recrée des lieux, des personnages, tout un univers haut en couleur évoqué avec poésie et humour. Mais Contes d’exil et d’oubli est beaucoup plus qu’un récit riche en couleur locale sur la « Yiddishkeit » d’Europe orientale. Ce livre n’a rien des romans nostalgiques qui mythifient la vie du shtetl. C’est un récit qui thématise la « mémoire trouée » de la génération d’après, qui s’interroge inlassablement sur la possibilité de se souvenir, de raconter, d’écrire. Et c’est cette métadiscursivité qui rapproche ce récit de La saisie. Dans les deux textes, on discerne un même mouvement du néant à la création. Dans La saisie, c’est la table rase, le vide qui paradoxalement déclenche l’écriture ; dans Contes d’exil et d’oubli, c’est la « mémoire trouée » du narrateur qui le conduit à inventer, à imaginer et en fin de compte à écrire : « mais peut-être cette distance, cette absence sont-elles nécessaires à Matthieu. Comment sinon [...] dessinerait-il ces traces monotones et approximatives ? « (CE 92). Ce passage auto-référentiel place clairement le récit dans la lignée de La saisie. Dans Contes d’exil et d’oubli, deux pistes se rejoignent donc chez Raczymow. Il y a convergence entre deux thématiques en 12
Ibid.
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apparence très différentes : d’une part celle de la « mémoire trouée » propre à la génération d’après. De l’autre la problématique de la modernité en littérature : la thématisation du manque, du vide comme origine de l’écriture, et conjointement la réflexion sur l’impossibilité et le silence, telle qu’elle nous vient de Mallarmé et de Blanchot. Chez Raczymow, les deux thématiques se modifient et s’enrichissent mutuellement. La thématique juive concrétise la problématique de l’écriture, lui enlève le côté intemporel et abstrait qu’elle a chez Blanchot ; dans les romans de Raczymow, le vide perd sa légèreté pour s’incarner historiquement, autrement dit, le trou symbolique, propre à tout homme, « rejoint un trou dans le réel »13. Inversement, la problématique de l’écriture ôte à la thématique juive le côté anecdotique, folklorique même qui est parfois le sien, sans pour autant réduire la judéité à un symbole, à une image de l’écriture, comme cela est le cas chez Blanchot14 et dans une certaine mesure chez Jabès, chez qui on trouve la même convergence entre judéité et écriture. Cependant, avec Contes d’exil et d’oubli, la trajectoire de Raczymow ne fait que s’amorcer. Après coup, il découvre que ce récit « dessinait une parenthèse marquant l’avant et l’après, l’avant-guerre et l’après-guerre, un cadre au centre duquel gisait le silence »15. C’est ce silence, ce blanc, cet « entre-deux » qu’il va s’agir d’exprimer dans Un cri sans voix16.
3. Un cri sans voix Si, pour Raczymow et pour beaucoup d’écrivains nés après 45, « Auschwitz » est désigné comme un silence, un blanc, ce n’est pas à cause de la prétendue impossibilité de dire l’indicible. Avec une belle simplicité, il se différencie de ceux qui, comme Wiesel et comme tant de théoriciens, ressassent infiniment la question de savoir comment parler de la Shoah: « Je ne pouvais pas, comme Elie Wiesel, poser la question : Comment parler ? comment trouver les mots ? Car on peut toujours trouver le comment, trouver les mots en accord avec
13
« La mémoire trouée », art. cit., p. 181. Notamment dans Le pas au delà et L’écriture du désastre. 15 « La mémoire trouée », art. cit., p. 179. 16 Gallimard, 1985. Abréviation employée : CV. 14
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l’éthique qu’on se fixe. »17 Ayant écarté cette question, Raczymow en arrive à la véritable cause de son long silence : « Mais l’entre-deux où tout s’était joué, où tout s’était effondré, cela me restait comme interdit ou plutôt, j’étais interdit devant cela : pas le droit de parler. [...] ma question était celle-ci : de quel droit parler ? De quel droit parler, si l’on n’a été, comme c’est mon cas, ni victime, ni rescapé, ni témoin de l’événement ? »18. En effet, pendant longtemps, on avait systématiquement refusé le droit à la parole à ceux qui étaient nés après. Qui, on ? Certains survivants, qui parfois réclamaient le droit exclusif à la parole, mais peut-être aussi l’opinion, qui longtemps n’accordait de valeur qu’au témoignage. Et les enfants des survivants avaient intériorisé cette censure jusqu’à en faire un interdit, un tabou. Le dépassement de l’interdit, comme le signale encore Raczymow, n’est pas le résultat d’un choix délibéré, mais d’une nécessité : « il faut à un moment ou à un autre se mettre à parler, se mettre à en parler. C’est le sens de mon dernier livre, pris en abîme entre, pour moi, la nécessité impérieuse de parler et l’interdit de parler. Ce que des psychanalystes anglais appellent une ‘double contrainte’ »19. Avec la parole, l’interdit n’est donc pas brisé, mais il est élaboré et exprimé : tout au long d’Un cri sans voix, nous le verrons, le protagoniste persistera à s’interroger sur son droit à la parole et sur la culpabilité impliquée par ce droit, culpabilité qui culminera dans la notion de l’écrivain-nécrophore. Mais de quelle manière Raczymow dépasse-t-il l’interdit qui, pour sa génération, pèse sur la Shoah ? Est-ce, comme Jean-François Steiner, en faisant concurrence aux survivants et aux témoins, en écrivant un (pseudo)roman documentaire, comme Treblinka ? Ou, comme William Styrone (Le choix de Sophie), en recréant l’univers concentrationnaire par la voie de la fiction, de l’invention ? Tous deux, ils abolissent la distance temporelle qui nous sépare des événements et font abstraction de la position du romancier, né après – comme Steiner – ou qui n’a aucun lien personnel aux événements – comme Styrone. Le roman de Raczymow est aux antipodes de ces deux textes. En effet, il ne témoigne pas directement (il ne témoigne que pour les témoins), il n’invente rien mais, de manière exemplaire, il
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« La mémoire trouée », art. cit., p. 180. Ibid. 19 Ibid. 18
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assume la position de la génération d’après, et l’expérience de l’écriture qui lui est propre. A ce titre, Un cri sans voix est aussi le roman de Raczymow qui a été le plus commenté, dans les pays anglo-saxons d’abord, et récemment aussi en France20. Du point de vue formel aussi, Un cri sans voix est aux antipodes des ficelles réalistes de Steiner ou de Styrone. Comme Contes d’exil et d’oubli, c’est un roman qui thématise l’écriture, et la difficulté de raconter, de témoigner de ce qu’on n’a pas vécu. Dans ce qui suit, je m’attacherai encore une fois aux techniques formalistes, dont certaines sont empruntées au Nouveau Roman : construction en abyme, métadiscours omniprésent, quoiqu’il ne présente pas la surabondance parodique de La saisie ; s’y ajoute un usage très concerté de la focalisation. Mais avant d’en venir à une analyse technique, voyons brièvement les données essentielles du roman.
3.1. Esther et Mathieu Par fragments, Un cri sans voix imagine et recrée l’histoire des Litvak, une famille parisienne d’origine juive polonaise, pendant et après l’Occupation : les Litvak. Le père, Charles, survit en s’engageant dans un réseau de résistance juive pendant que la mère se planque en Zone Sud avec Esther, leur fille, qui est née à Paris en 1943. Après la guerre, 20
Cf. Ellen S. Fine : « The Absent Memory: the Act of Writing in Post-Holocaust French Literature », in Writing and the Holocaust, ed. Berel Lang, New York, Holmes & Meier, 1988, pp. 41-57; ead.: « Transmission of Memory: the Post-Holocaust Generation in the Diaspora », in Breaking Crystal, op. cit., pp. 185-201; Juliette Dickstein : Born after Memory. Repercussions of the Second World War on Postwar French Jewish Writing, thèse présentée à Harvard University, 1997; M. Chatti, « Le palimpseste ou une poétique de l’absence-présence chez Henri Raczymow », in La Shoah. Témoignages, savoirs, oeuvres, éd. Annette Wieviorka, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1999, pp. 297-312 ; F. Zeitlin : « The vicarious witness. Belated memory and authorial presence in recent Holocaust literature », History and Memory, vol. 10, nr. 2, 1998, pp. 5-40; Anny Dayan-Rosenmann : « Héritiers d’un désastre sans mots », in La Shoah dans la littérature française, numéro spécial de la Revue d’histoire de la Shoah, no. 176, sept.-déc. 2002, pp. 147-166; Annelise Schulte Nordholt : « Ni victime ni témoin. Henri Raczymow et la difficulté d’écrire la Shoah », Lettres Romanes tome LVI, no. 1-2, 2002, pp. 127-142 ; ead., « Re-enacting the Warzaw Ghetto. Henri Raczymow : Writing the Book of Esther », Journal of Modern Jewish Studies, Vol. 3, nr. 2, juillet 2004, pp. 183-194.
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la famille est réunie à Paris et deux autres enfants naissent: Mathieu et son jeune frère Yanick. C’est autour d’Esther et de Mathieu (qui est également le narrateur), de leurs difficiles relations, que tourne le roman. En effet, Esther et Mathieu incarnent deux figures fort différentes de la génération d’après. Les quelques années qui séparent leurs deux naissances constituent un véritable abîme, faisant d’Esther une survivante-enfant, contemporaine des « événements » alors que Mathieu est né après et se trouve donc radicalement exclu de ce passé. Trop jeune pour avoir un souvenir précis de la guerre, Esther ressent vivement ce manque : comme le dit Mathieu avec un humour cynique, elle a « manqué » la guerre, « manqué » le train des déportations, et se sent pour cela profondément coupable. Esther s’imagine devoir son prénom à sa tante Esther, morte en déportation, dont elle se figure avoir à prendre la place, aux yeux de son grand-père. Son imagination vive et ses dispositions psychologiques l’amènent à s’identifier à cette tante dont elle ignore tout, et par son biais aux déportés. De fil en aiguille, elle s’échafaude une vie imaginaire: celle d’une jeune insurgée du ghetto de Varsovie, dont son père est originaire. Elle finit par ne plus distinguer l’imaginaire et la réalité, et se donne la mort par le gaz, à 32 ans. Ainsi, elle meurt de la même mort que son modèle imaginaire, déporté à Treblinka. Mathieu, son jeune frère, semble à première vue le pôle contraire de sa soeur. Fonctionnaire, marié, il tient rigoureusement à distance la vie de sa soeur et ne comprend pas ce qui l’affecte. Quitte à refouler le passé, il choisit l’avenir et la vie, jusqu’au jour où, sept ans après le suicide de sa soeur, un événement extérieur déclenche le souvenir. L’été 1982, pendant la guerre du Liban, les médias comparent insidieusement la situation des Libanais dans BeyrouthOuest occupée par l’armée israélienne à celle des Juifs dans le ghetto de Varsovie pendant l’Occupation (cf. CV 12). Alors, « la morte remonta à la surface » (CV 12) : c’est, au terme de sept années d’autocensure, le travail de la remémoration et du deuil qui s’amorce. Or Esther avait, de son vivant, des aspirations littéraires : elle rêvait d’un roman qu’elle n’écrivit pourtant jamais. Ce sont ces aspirations littéraires, et la vie imaginaire menée par Esther dans le ghetto de Varsovie, qui amènent Mathieu, son jeune frère, à écrire ce qu’on
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pourrait appeler le « roman d’Esther »21. Double génitif : il s’agit à la fois d’un roman sur Esther, dont elle constitue le sujet, et de son roman, du roman qu’elle aurait voulu écrire. Ce faisant, il n’écrira pas la « véritable histoire d’Esther », car il n’y a pas d’histoire véritable. Un cri sans voix est plutôt le point de conjonction d’une multitude d’ « histoires d’Esther », d’une multitude d’approches, de voix qui, toutes, s’emboîtent dans celle du narrateur, dans une perpétuelle mise en abyme. A cause de cette multitude de voix, il importe, dans ce qui suit, d’analyser tout particulièrement le rôle de la focalisation, qui évolue beaucoup tout au long du roman. D’un point de vue qui colle à Esther, dans la première partie, on passera en effet à des points de vue de plus en plus éloignés de celle-ci, au fur et à mesure que le roman progresse.
3.2. Les figures de la focalisation Le « roman d’Esther » proprement dit se concentre dans le « journal du ghetto » qu’est la première partie. De cette chronique au jour le jour, Esther est elle-même le focalisateur. Esther comme la figure imaginaire qu’elle aurait voulu être, la jeune femme de vingt ans vivant dans le ghetto de Varsovie. Tout, la vie et les événements quotidiens dans le ghetto, est vu par ses yeux. Le lecteur non averti sera vite séduit par ses fantaisies, tout comme son propre frère Mathieu qui, enfant, se demande si Esther a vraiment été mordue par Bari chien-loup, le chien de Treblinka (CV 128). Cette première partie est un brillant pastiche du journal du ghetto comme genre, tel qu’il a été pratiqué par Chaim Kaplan et Emmanuel Ringelblum. C’est une chronique au jour le jour, suivant le rythme des fêtes juives, un récit fragmentaire d’événements et de rumeurs, où surgit une multitude de figures historiques, telles le chef du ghetto, Adam Cerniakow, le poète Izhak Katzenelson et le pédagogue Janus Korzcak. La forme du journal est d’ailleurs tout à fait conforme à ce que nous savons des véritables habitants des ghettos, dont Ringelblum disait qu’ils « écrivaient tous », intellectuels ou non, adultes et enfants. En recréant un tel journal, Raczymow rend grâces aux héros du ghetto.
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Le titre de la traduction américaine va d’ailleurs dans ce sens : Writing the Book of Esther, trad. Dori Katz, New York, Holmes & Meier, 1995.
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Pour Mathieu, un tel pastiche – terme qui n’a ici rien de péjoratif – constitue une manière de replonger dans une réalité que ni lui ni Esther n’ont vécue. Ainsi, en écrivant « le roman d’Esther », au lieu de tenter une reconstruction historique après coup, il se met « en demeure de traverser ce que je crois qu’elle a traversé par la pensée : l’extermination des Juifs d’Europe par les nazis » (CV 14). Tentative de recréation qui touche donc non aux camps mais à l’univers du ghetto : l’antichambre de la déportation. Il est certain que cette manière de faire revivre le ghetto par le pastiche du journal personnel a un effet puissant sur le lecteur. Cependant, comment le lecteur est-il averti que ce qu’il lit n’est pas un journal trouvé dans une bouteille enfouie (comme c’est le cas de tant de journaux du ghetto) ? En réalité, le lecteur doit être bien distrait pour y croire, car les signes avertisseurs abondent. Le genre du journal se trouve systématiquement sapé, miné. Un premier élément à souligner est qu’Esther est ici le focalisateur – la vie du ghetto est vue par ses yeux – mais qu’elle n’est pas le narrateur. Ses intuitions sont décrites à la troisième personne du singulier par un narrateur invisible qui raconte l’histoire de l’intérieur. Mais il est clair qu’un récit qui n’est pas écrit à la première personne du singulier ne saurait être un journal. Aussi la première partie est-elle plutôt une mise en scène, sous forme de journal, de l’invention du « roman d’Esther ». En même temps, le narrateur commente sa propre écriture de cet imaginaire « roman d’Esther » (car il n’est pas sûr qu’Esther ait jamais écrit rien de tel) : métadiscours qui évidemment contribue à saper le genre du journal. Si le gros du récit est fait à la troisième personne du singulier – « Esther », « elle » – il y a, au moins une fois par page, un passage soudain à la première personne. Tout à coup, sans guillemets, c’est comme si un fragment de journal était directement cité. Ces passages au « je » semblent avoir lieu lorsque le sujet est particulièrement cause d’émotions pour Esther. Ainsi lorsque son père a fui le ghetto, abandonnant la famille : « Rosh Hashana. Papa me manque jusqu’à la douleur. Je n’aurais pas cru ça. » (CV 59) Au bout d’une centaine de pages, le « roman d’Esther » se trouve brusquement interrompu, ce qui est tout à fait conforme aux journaux qui nous restent des ghettos. Un blanc, dont il faudra interroger le sens, sépare la première de la deuxième partie, qui commence par un saut énorme dans l’espace et le temps. Brusquement, le lecteur se trouve transporté du ghetto de Varsovie au Belleville d’après-guerre. Au niveau narratif, il y a un changement radical de focalisateur. Esther n’est plus vue à travers ses propres yeux, mais à travers ceux d’une multiplicité de
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témoins. Cette deuxième partie a le caractère d’une véritable enquête menée par Mathieu sur Esther, et par son biais, sur l’histoire familiale avant et pendant la guerre. N’étant lui-même ni victime ni témoin, Mathieu donne la parole aux survivants, seuls habilités à raconter ce qui s’est passé. Dans la mesure du possible, il pallie ainsi à la « nontransmission » du passé si caractéristique de la génération d’après. Par son enquête, il retrouve les deux dimensions historiques manquantes : l’avant-guerre et la guerre elle-même. Le récit de Charles, son père, fait revivre des scènes de la vie dans la Pologne juive d’avant-guerre. Les récits parallèles des autres témoins – sa mère, Fanny, l’oncle Avroum et l’ex-mari d’Esther, Simon – restituent des fragments décousus des années sombres, en France et en Europe de l’Est. Ainsi, dans le cours du roman, le point de vue, après avoir coïncidé avec Esther, s’éloigne de plus en plus d’elle, pour se rapprocher progressivement de Mathieu, du narrateur. Voyons plus en détail les principales phases de ce mouvement. Dans le chapitre 1 de cette deuxième partie, Mathieu est le focalisateur, mais non le narrateur. Le récit est fait à la troisième personne du singulier : « il » ou « Mathieu ». Voilà qui suggère une distance entre narrateur et focalisateur. Distance qui a au moins deux aspects. D’abord, à partir des traces disparates qui lui restent de la vie de sa sœur (casquette, photographie, numéro tatoué sur le bras, Bari chienloup) et de fragmentaires souvenirs d’enfance, Mathieu tente d’interpréter la vie d’Esther. Il y a donc une distance dans le temps. Ensuite, par cette réflexion sur la vie et la mort d’Esther, Mathieu effectue sa « perlaboration » des événements, il va progressivement prendre ses distances par rapport à elle, opérer le travail du deuil. Ce travail du deuil s’effectue aussi en plaçant Esther dans un contexte plus large, en s’interrogeant sur la Shoah en général, sur ses prétendues causes. En effet, Esther est pour lui le représentant de tous les déportés : « ce fantôme [Esther] était la déléguée d’autres fantômes » (CV 14). Les chapitres 2 et 3 marquent un éloignement ultérieur d’Esther. Ayant examiné ses propres interrogations sur Esther, Mathieu va maintenant interviewer les survivants de sa famille comme témoins de l’histoire familiale. Comme dans le chapitre précédent, il n’y a aucune tentative de reconstituer une histoire cohérente, seuls les fragments d’une mémoire « trouée » sont exposés. Mémoire traumatisée, aussi, comme dans le cas de l’oncle Avroum. L’entretien fait explicitement acte, par la typographie, de tous les silences, les « trous » :
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Perec, Modiano, Raczymow On m’a inculpé comme prisonnier évadé et, quand on m’a relâché pour cette infraction, on m’a inculpé à nouveau comme Juif non recensé. Un silence. Et puis, on m’a déporté, on m’a déporté... Un silence. Là, ça ne passe pas. (CV 178)
Entre les diverses sections, nous voyons un glissement constant entre les pronoms, qui a son origine dans un glissement entre les focalisateurs : Charles, le père de Mathieu, Fanny, sa mère, son oncle Avroum, et Simon, l’ex-mari d’Esther. Tour à tour, ils racontent leur histoire, en disant « je ». Il en résulte un récit polyphonique, un entrelacs de voix, où le lecteur se voit contraint de sauter sans cesse d’un témoin à l’autre. Polyphonie qui met particulièrement bien en valeur la contemporanéité des expériences des divers témoins, et le contraste entre elles. Ainsi « Le jour où Charles alla déclarer sa fille [Esther] à la mairie, l’oncle de Fanny, Avroum, est à Birkenau, Häftling. » (CV 179) Implicitement, en comparaison avec les horreurs vécues par l’oncle Avroum, les années de planque en Zone Sud sont désignées comme une expérience relativement supportable22. Tous ces témoignages, rappelonsle, sont à la première personne du singulier. Mais face à cette première personne du témoin interrogé, il y a toujours la première personne du héros, de Mathieu, qui devient de plus en plus présent. C’est un hérosnarrateur : un héros qui n’agit pas, mais qui écoute, observe, transmet et met par écrit, bref c’est encore un Mathieu Schriftlich, un scribe ! Selon la formule de Dori Laub, il est « le témoin du témoin », il participe au processus du témoignage, il témoigne pour le témoin, pour le survivant23. Ce n’est que dans l’épilogue que le narrateur parlera enfin en son propre nom, et c’est pour définitivement clore son entreprise, pour constater qu’il en a terminé avec Esther et avec le passé. Ainsi l’histoire d’Esther décrit une trajectoire qui va du silence au silence. Mais ces deux silences, initial et final, sont de nature absolument différente. Juste après le suicide d’Esther, le narrateur et sa famille n’arrivent à éprouver ni douleur ni deuil ; d’Esther il n’est simplement plus question dans le 22 Ce qui est confirmé ailleurs : « Mais elle, Esther, qu’a-t-elle connu au juste ? De quoi, au berceau encore, a-t-elle été témoin ? Oui, elle a échappé à Drancy et au train. Mais elle y a échappé justement ! » (CV 129). Sur ce contraste entre les expériences d’Esther et celles de l’oncle Avroum, cf. aussi CV 185. 23 Shoshana Felman & Dori Laub, Testimony. Crises of witnessing in literature, psychoanalysis and history (Londres, Routledge, 1992), ch. 2.
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cercle familial. Silence plus profond que l’oubli : « ce fut davantage encore que l’oubli : rien n’avait eu lieu » (CV 11-12), c’est-à-dire aucun travail du deuil. Après coup, il est clair que ce silence stérile qui dure sept années, nombre biblique, est l’indice même du refoulement. Ce n’est pas en observant le silence, mais en enquêtant sur Esther, en écrivant « le roman d’Esther » que Mathieu pourra parvenir au véritable silence. Les mots, tout en préservant le nom d’Esther dans le livre (donc hors du narrateur), l’effacent également : à l’avenir, « son nom sera tu. Mon livre l’aura effacé. Il fallait des mots, curieusement, pour cela. Des mots, et non du silence. Les mots seuls sont à même d’effacer […] » (CV 214). Ce silence final ne ressemble en rien au silence du début : c’est le silence riche de sens de celui qui, par l’écriture, a parcouru tout l’itinéraire de la disparue et accompli par la même le travail du deuil. A propos d’Esther, Anny Dayan-Rosenman a introduit la notion de fantôme, empruntée à Nicolas Abraham et Maria Torok : « Esther servirait de sépulture, de crypte à cette tante morte. », elle serait habitée par le fantôme de sa tante morte en déportation24. On pourrait étendre cette notion à Mathieu qui lui, est possédé par le fantôme d’Esther, par le deuil inaccompli de sa soeur, qui l’habite comme un dybbuk. Or par son livre, il a réussi à la déloger, à la « désenclaver »25, en lui assignant sa place, qui est au cimetière : « Esther est inhumée. […] Son nom est sur la tombe, et son corps dedans. Localisé. Esther n’est plus en moi. Je l’ai expulsée, je saurai toujours la tenir à distance. » (CV 214) Ici, la tombe renvoie non seulement à la tombe matérielle au cimetière de Bagneux, mais encore et surtout au livre qui s’achève.
3.3. La Shoah: le blanc, la solution de continuité Entre la première et la deuxième partie d’Un cri sans voix, il y a un blanc, une solution de continuité. Coupure qui présente plusieurs points communs avec celle qui sépare les deux parties de W ou le souvenir d’enfance. Dans les deux romans, le blanc est l’indice du même événement crucial passé sous silence, celui de la déportation et des camps. Dans W, le blanc vient à la place d’un chapitre autobiographique qui aurait probablement relaté la déportation de la mère ; dans le roman 24 25
Anny Dayan-Rosenman : « Héritiers d’un désastre sans mots », art. cit., p. 161. Ibid., p. 165.
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de Raczymow, c’est la déportation de la famille Litvak de Varsovie vers Treblinka qui est tue et plus généralement, l’épisode tristement connu qu’est la « liquidation » du ghetto en 1943. Un cri sans voix reste donc au seuil de l’univers concentrationnaire, dont il ne sera question que par le biais des témoignages des survivants. Perec, lui, reste également au seuil : de l’univers concentrationnaire, il ne parle que par le biais de l’allégorie de l’île de W. Dans les deux romans, le blanc qui sépare les deux parties est non seulement une référence à un épisode manquant, mais également, à un deuxième niveau, il est une puissante image de la Shoah elle-même, que les deux auteurs désignent par des termes voisins : la « disparition » (Perec), « l’effacement » (Raczymow). L’effacement, pour Raczymow, c’est « la mort redoublée » : la mort qui se double de l’oubli. Comme nous le verrons plus loin, il s’agit là pour lui d’un phénomène très général, mais il concerne particulièrement les morts de la déportation qui, pour la génération d’après, ne représentent plus qu’une absence, un manque26. Enfin, à un troisième niveau, dans W comme dans Un cri sans voix, le blanc constitue une coupure narrative très forte, aux multiples conséquences sur le plan de la temporalité narrative comme des personnages et de la focalisation. Sur tous ces plans, il y a solution de continuité entre la première et la seconde partie de W, autant pour les chapitres fictionnels que pour les chapitres autobiographiques : ainsi, le Gaspard Winckler du début disparaît mystérieusement à la fin de la première partie, et rien ne nous dit qu’il a visité l’île de W qui, dans la deuxième partie, est décrite par un narrateur différent ; quant aux chapitres autobiographiques, le saut est immense entre Paris et le Vercors, entre l’enfant qui vit entouré de ses parents et l’enfant planqué, plus ou moins proscrit, de la deuxième partie, au point qu’une dissociation s’opère entre les deux, qui rend impossible la remémoration de la première enfance. Sans trop pousser la comparaison, on discerne chez Raczymow aussi un personnage – celui d’Esther – dont l’identité est en crise : entre son personnage imaginaire – la jeune combattante du ghetto de la première partie – et sa vie réelle, dans les années 60-70 à Paris, la dissociation est patente, et impossible à résoudre. Et c’est celleci qui entraîne un redoublement au niveau du temps et du lieu de 26 Cf. H. Raczymow, « Mémoire, oubli, littérature. L’effacement et sa représentation », in Vivre et écrire la mémoire de la Shoah. Littérature et psychanalyse, P. Wilgowicz & C. Wardi éds., Alliance Israélite Universelle, 2002 p. 49 ; cf. aussi, pour cette image de la case manquante, « La mémoire trouée », art. cit., p. 179.
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narration : Varsovie versus Paris, l’avant-guerre versus l’après-guerre. Dans Un cri sans voix, la portée essentielle de la coupure demeure pourtant le refus de toute représentation directe de la Shoah. Si Mathieu refuse de rien laisser voir des horreurs nazies, c’est que toute représentation directe lui paraît obscène, voyeuriste. Jamais ces horreurs ne sont mises en scène, elles seront seulement exprimées par le biais des témoins. L’essentiel est alors la difficile réception de ces témoignages par Mathieu, par la « génération d’après ». Ainsi, en écoutant le témoignage de l’oncle Avroum, rescapé des camps de la mort, Mathieu se dit : « Dans son récit, je ne le vois pas. [...] Je ne vois rien. Je ne peux rien voir. Je ne veux rien voir. Je ne dois rien voir. Vouloir voir me placerait du côté du S.S. chargé de voir par l’œilleton de la chambre à gaz l’état des gazés. » (CV 186) La représentation directe équivaudraitelle à la complicité ? Dans ce cas, un interdit la frappe. Interdit qui vaut d’autant plus pour la génération d’après, qui n’a pas été témoin de la Shoah. Comme Raczymow lui-même dans « La mémoire trouée », Mathieu pourrait ici se poser la question : « De quel droit parler, si l’on n’a été, comme c’est mon cas, ni victime, ni rescapé, ni témoin de l’événement ? »27 Pour quelqu’un qui, comme Mathieu, est né après, il semble à première vue n’y avoir que deux voies possibles: garder le silence, que symbolise le blanc entre les deux parties, et conjointement donner la parole aux témoins. Cependant, outre ces deux voies, une troisième s’esquisse, dans le roman : celle de l’ironie et du cynisme. Tout le discours de Mathieu sur les déportations et l’extermination nazie se fait sur ce mode: manière de garder ses distances par rapport à l’inimaginable, mais qui ne dénote aucun manque de compassion. Au contraire, l’ironie et le cynisme marquent ici une dénonciation féroce. Ils permettent également à Mathieu d’inverser les rôles : la victime, qui était auparavant le persécuté, l’underdog, est maintenant celui qui mène la partie. Je voudrais en examiner ici deux figures : l’ironie cynique dans le discours de Mathieu sur la Shoah et l’euphémisme dans le réemploi de la terminologie nazie. Dans Un cri sans voix, l’ironie a presque toujours le caractère d’une fausse louange. L’exemple le plus frappant en est le suivant : pour Mathieu, les Allemands « eurent le génie » d’inventer la notion de camp d’extermination et de la mettre à exécution, « Les Allemands, rendons-leur cette justice, eurent ce génie », après le génie 27
« La mémoire trouée », art. cit., p. 180.
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de la musique et de la philosophie (CV 162-163). Ironie frôlant le cynisme, car elle fait semblant de confondre tous les registres moraux. Elle renvoie à l’idée que l’invention de l’extermination au niveau industriel découlait logiquement d’une culture et d’une technique extrêmement développées, comme en Allemagne. Idée bien connue, qui est implicitement mise sous critique par l’emploi ironique28. Autre exemple de fausse louange : si les nazis brûlaient les cadavres, c’était « pour faire propre » (CV 112), et parce que même les cendres recueillies sont trop encombrantes, elles sont dispersées, mêlées « à la bonne et fertile terre polonaise », ou jetées à l’eau d’une rivière, « une abondante et claire rivière » (CV 113). De la Pologne, qui pour Esther est « un pays de cendres » (CV 207), il n’est parlé que sur le mode de l’euphémisme, de l’idylle. Ainsi le camp d’extermination de Treblinka, où périrent la plupart des Juifs du ghetto de Varsovie : « Treblinka, la jolie petite gare, les fleurs » (CV 115), « joli villageterminus » (CV 126). Mais ici, l’ironie est plus subtile, et elle vise en premier lieu Esther. Treblinka, c’est aussi le camp où Esther, dans son rôle imaginaire d’insurgée du ghetto de Varsovie, devait logiquement périr. Mais voilà, parce qu’elle est née après, elle a « raté le train des déportations ». Le terme « rater » annonce déjà toute une série de termes qui, ironiquement, vont présenter la déportation comme un sort enviable : être déportée à Chelmno ou à Treblinka, « non, ça n’aurait pas été possible, je regrette » (CV 115), alors que le lecteur attend : « Dieu merci ! » Chelmno, Varsovie, Treblinka : « tant de choses qu’elle n’a pu connaître ! » (ibid.), comme s’il s’agissait d’un site touristique à ne pas manquer. L’ironie implique un paradoxe : Esther aurait-elle été moins malheureuse, moins « malade » si elle avait pu partager réellement le sort des déportés, et non pas seulement en pensée ? Sur le mode ironique également, Mathieu réemploie la langue de bois nazie : Umschlagplatz, Sonderkommando, Sonderbehandlung, Himmelstrasse…Termes « simples et clairs » (CV 113), comme le dit ironiquement Mathieu, et souligne par la même combien ces termes sont dissimulateurs, mensongers. Le « Nazi Deutsch » auquel ils appartiennent forme un élément essentiel de l’immense opération de dissimulation 28 Chez George Steiner aussi, on trouve une critique de cette idée. Pour lui, il existe une irréductible solution de continuité entre la barbarie nazie et le haut développement culturel de ces mêmes nazis, amateurs de Bach et de Beethoven. Cf. par exemple Language and silence, Londres, Faber and Faber, 1985, p. 174.
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qu’est également la Shoah : aux victimes, qui croient par exemple à un « traitement spécial », les termes cachent la réalité ; devant la postérité, ils contribuent à effacer toutes traces écrites de l’opération. Pour faire référence à l’innommable, les Juifs aussi développent un langage spécial. Pendant la guerre, en Europe de l’Est, circulait le terme de Pitchipoï : lieu mythique provenant des contes yiddish pour enfants. Dans son innocence fantaisiste, ce nom va alors prendre la signification d’un lieu situé à l’autre bout du monde, où un mal inconnu menace les Juifs. Pitchipoï : « nom d’un lieu hors-la-loi, d’un lieu expulsé par l’anus hors du corps de la loi humaine, où cette loi n’opère plus, excrément inouï, sans nom jusqu’alors », comme le dit le narrateur (CV 153)29. Après la guerre, Pitchipoï reste un terme codé pour indiquer l’innommable, à présent tristement connu. Il s’apparente alors à cette autre expression elliptique employée par la mère du narrateur : `tu sais quoi’. En parlant d’elle-même et d’Esther, Fanny dit qu’« elle n’a pas été … enfin, il sait bien quoi. Il sait bien … Non, il ne. Ah oui, il sait quoi. » (CV 122)
3.4. Sauver les noms ? Si Mathieu veut écrire, c’est d’abord afin de comprendre et bien plus, de vivre, même si c’est par procuration, l’expérience de sa sœur. Il désire soutenir l’insoutenable: regarder en face le suicide d’Esther, mais aussi, avec elle, « traverser ce que je crois qu’elle a traversé par la pensée: l’extermination des Juifs d’Europe par les nazis. » (CV 14) Pourquoi s’infliger cette douloureuse expérience ? Premièrement, nous l’avons vu, se mettre dans la peau d’Esther est un stade nécessaire menant à la remémoration et au travail du deuil. Mais son désir d’écrire a également une autre cause : c’est qu’il aspire à préserver la mémoire d’Esther et de ce qu’elle a vécu, à arracher cette morte à l’oubli où elle est plongée. Ecrire, c’est obéir à l’antique impératif : « Souviens-toi ! » (Yishkor) ou à ce qu’on appelle aujourd’hui « le devoir de mémoire ». Mémoire qui a pour objet non pas une collectivité, mais l’individu dans son essence singulière. Dans un essai récent, c’est précisément là que Raczymow situe la tâche de l’écrivain telle qu’il la conçoit : « Pour moi, la tâche de l’écrivain est de renommer les morts, aussi les vivants, c’est-à-dire les 29
Sur Pitchipoï, voir également les Contes d’exil et d’oubli, chapitre 5.
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morts en puissance. » 30 Plus que l’histoire, qui « ne sauve que du collectif », la littérature semble apte à préserver les êtres dans leur individualité singulière, elle aspire à « désanonymer »31. Aspiration qui est présente, et parfois de manière explicite, dans tous les ouvrages de Raczymow. Ainsi dans Quartier libre : « C’est pour lui [l’oncle de l’auteur, dont il porte le prénom] que je fais des livres, pour inscrire son nom : Heinz Dawidowicz »32. C’est cette exigence qui sous-tend Un cri sans voix. Pour Mathieu, nous l’avons vu, écrire est une tentative de « sauver les noms » : c’est un thème qui est présent en filigrane dans de nombreux textes de Raczymow. Mais la littérature peut-elle sauver les noms, c’està-dire les êtres individuels, les sauver de l’oubli ? Elle ne le peut qu’en les transformant, en les transfigurant pour en faire des figures fictionnelles, c’est là le propre de la création littéraire. Dans Le Cygne de Proust33, Raczymow analyse ce processus de manière exemplaire. Cet essai sur Charles Haas, un des prétendus modèles de Charles Swann, est une réflexion pénétrante sur le processus de la fictionnalisation. Il montre comment, pour « sauver » l’individu Haas, Proust le dépouille d’abord de son nom (le « lièvre » – Haas en allemand – devient le « cygne » – swann en anglais) et ensuite de sa personnalité, comme on dévide un poulet pour le remplir d’une autre substance (l’image est empruntée à la Recherche), celle de l’auteur en l’occurrence. Au bout du compte, l’individu Haas est effacé plus que préservé. Dans la Recherche, son nom ne se retrouve qu’à l’état de palimpseste, lisible pour le seul bon entendeur. La littérature, loin de « désanonymer » les êtres, les plonge dans un anonymat encore plus profond : double anonymat, « mort redoublée » que Raczymow, appelle l’effacement34. C’est le même effacement qui frappe, nous l’avons vu au paragraphe précédent, les déportés qui, pour la génération d’après, ne sont plus que des « cases manquantes ». Tissé dans la Recherche à la manière d’un palimpseste devenu « définitivement illisible et indéchiffrable », Charles Haas – « [sa] figure, [son] nom » – est non seulement mort mais encore il est oublié, car transformé en un personnage sous les traits duquel on ne le 30
« Mémoire, oubli, littérature : l’effacement et sa représentation », art. cit., p. 50. Ibid., p. 57. 32 Quartier libre (Gallimard 1995), p. 13. 33 Gallimard, 1989. Sur cet essai, voir mon article « Henri Raczymow entre Flaubert et Proust », Neophilologus 86, 2002, pp. 363-385. 34 « Mémoire, oubli, littérature », art. cit., p. 51. 31
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reconnaît plus35. De cet « effacement » propre à la création littéraire, Proust avait d’ailleurs conscience. Dans Le Temps retrouvé, lorsque le narrateur réfléchit sur l’œuvre qu’il va écrire, il se fait d’amers reproches. Dans la conception proustienne, l’écrivain est celui qui, de sa propre souffrance et de celle des autres – qu’ils lui soient proches ou indifférents – extrait la vérité générale, la « loi » universelle. Cette généralisation se fait nécessairement dans un impitoyable oubli de ces êtres individuels et de leurs souffrances particulières. Aussi le narrateur proustien se reproche-til d’avoir « utilisé » leur souffrance : « Tous ces êtres qui m’avaient révélé des vérités et qui n’étaient plus, m’apparaissaient comme ayant vécu une vie qui n’avait profité qu’à moi, et comme s'ils étaient morts pour moi. » 36 . Dans la transfiguration qu’opère l’œuvre littéraire, les noms des individus s’effacent, comme il est dit dans le célèbre passage du Temps retrouvé : « un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés. »37 Et pourtant, avec Proust et le narrateur, il faut bien admettre que cette transposition est la seule manière de perpétuer la mémoire des êtres chers: leurs noms oubliés, il faut « les transcrire d’abord en un langage universel mais qui du moins sera permanent, qui ferait de ceux qui ne sont plus, en leur essence la plus vraie, une acquisition perpétuelle pour toutes les âmes »38. Les auto-reproches de Proust se soldent donc par un idéalisme rédempteur. Nulle trace d’un tel idéalisme chez Raczymow, qui médite régulièrement la phrase de Proust sur le roman-cimetière39, ni chez son alter ego, le narrateur d’Un cri sans voix, qui est travaillé par une profonde honte d’écrire. Dans le prolongement de Marcel, qui a le sentiment que les êtres chers qu’il a décrits sont en quelque manière « morts pour lui », Mathieu se compare au nécrophore. En exergue à la seconde partie, nous en trouvons la définition, tirée du Petit Robert: « le nécrophore est un insecte coléoptère qui enfouit des charognes, des cadavres de taupes, de souris, sur lesquels il pond ses oeufs. » Ainsi, la 35
Ibid., p. 52-53. A la recherche du temps perdu, Gallimard, Pléiade, 1989, vol. IV, p. 481, mes italiques. 37 Ibid., p. 482. 38 Ibid. 39 Notamment dans Le cygne de Proust (p. 61) et dans l’essai « Mémoire, oubli, littérature », art. cit., p. 52. 36
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vie nouvelle (l’insecte pond ses oeufs) se greffe sur de la matière en décomposition. Placée en position d’exergue et reprise dans le cours du roman (CV 144-45), cette définition résume à elle seule toute l’entreprise de Mathieu. En écrivant le récit de la vie d’Esther, en témoignant sur elle, il se sent comme cet insecte qui tire sa nourriture, donc sa vie, des cadavres, de la mort des autres : « écrire à partir de cette mort, sur cette mort, couché sur elle, faisant de cette pourriture sa nourriture […] » (CV 145). « Der einer Tod ist der anderen Brot », Mathieu cite ce dicton allemand dans le contexte des rapports entre déportés dans les camps (CV 212). Mais il s’applique tout aussi bien à l’écrivain: non pas parce qu’il battrait littéralement monnaie de sa « victime », mais parce que des souffrances et de la mort des autres, il tire la matière de son livre, il en tire « profit » : « Il lui vient parfois la pensée qu’Esther n’est que le fruit de son imagination. Qu’elle n’a jamais existé qu’en lui-même. Comme une partie de lui. Une partie morte » (CV 145), c’est-à-dire un cadavre qu’il parcourt et dont il se nourrit, pareil à l’insecte nécrophore. Le nécrophore est une image saisissante de la honte d’écrire qui l’envahit, au fur et à mesure qu’il avance. Il a honte de tirer profit de la vie malheureuse de sa sœur, mais aussi d’écrire le livre qu’elle eût voulu écrire : « C’est certain, il écrit à sa place. Il la vole, il lui vole son livre. » (CV 145) et par là même il lui vole et sa vie et sa mort (ibid.). Sa honte touche à la Shoah elle-même, à la passivité des victimes, qui le tenaille : « Oser parler de l’un ou l’autre [du suicide de sa sœur ou de la Shoah] constituait la pire des indécences. Il écrirait dans la honte le livre de la honte, le livre qu’Esther n’avait pas pu, pas voulu mener à bien, auquel elle avait préféré un silence définitif. » (CV 138) Le dilemme du narrateur d’Un cri sans voix se trouve admirablement résumé dans la citation suivante : « Mathieu Litvak tente impossiblement de prolonger le souffle d’une morte. Mais il a de plus en plus le sentiment de parler à sa place et, indécent ventriloque, d’être le seul à parler » (CV 142). Il veut dresser un « tombeau » de la morte, il veut « désanonymiser », « sauver les noms », mais il a la conscience aiguë qu’on ne saurait sauver les noms sans transfigurer, dénaturer l’être individuel dont on désire perpétuer la mémoire. La question est alors : comment échapper à ce dilemme ? ou plutôt comment composer avec lui ? L’œuvre entière de Raczymow constitue une réponse à cette question : dans Un cri sans voix ou Le cygne de Proust, il n’aspire pas à rendre présent, sous tous ses aspects, un être
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absent, disparu, il ne prétend pas faire revivre un mort (Esther, Haas). Il s’applique au contraire à l’évoquer dans son absence même, en en recueillant les bribes éparses, les maigres traces qui restent de cet être. Loin de combler le vide, il en accentue la béance, il accuse les lacunes, les « trous » qui persistent dans l’image qu’il trace de cet être : c’est la « mémoire trouée », ou absente. Mémoire qui est « chez moi le moteur de l’écriture », comme nous l’avons vu plus haut40. Alors, l’écriture devient un jeu de piste sur « les traces des morts », « jeu de piste où on sait d’avance qu’on n’aboutira nulle part : seuls importent en vérité le trajet, la démarche, la piste. Et l’inscription du parcours et des traces, ce qui est la littérature ellemême. » 41 C’est là encore un trait commun aux ouvrages de Raczymow : Un cri sans voix comme Le cygne de Proust forment le précipité d’une véritable enquête menée par un narrateur, qui pour cela joue un rôle si considérable. Mettre en scène les traces éparses d’une présence, ainsi que le parcours qui mène à elles : ce sont donc là deux voies empruntées par Raczymow afin de « représenter l’effacement », pour reprendre le sous-titre de l’essai déjà cité, « L’effacement et sa représentation ». De telle manière, « quelque chose malgré tout est sauvé, sans qu’on puisse vraiment dire quoi. »42
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Cf. Prologue § 4. « Mémoire, oubli, littérature », art. cit., p. 57. 42 Ibid. 41
Seconde partie Ecrire le lieu
Chapitre 4
Un univers disparu
1. Le paradoxe des lieux Chacune à sa manière, les œuvres de Modiano, de Perec et, de manière moins insistante, celle de Raczymow sont indissolublement liées à l’espace parisien. Dans ces romans, Paris est intensément présent : comme espace topographique d’abord, avec ses rues infiniment parcourues par les héros de Modiano, mais aussi par « l’homme qui dort » du roman homonyme de Perec ; comme espace symbolique ensuite : chez Modiano, les noms de rues comptent autant que ces rues elles-mêmes. Véritables formules magiques, ces noms ouvrent au lecteur familier de Modiano tout un réseau de connotations et d’intertextes. Quel lecteur ayant lu La place de l’étoile ou Dora Bruder pourra encore prononcer ou lire innocemment les noms de la Place de l’Etoile ou du boulevard Ornano ? Exemples qui montrent également comment cette surdétermination des lieux chez Modiano peut affecter n’importe quelle rue, qu’elle soit célèbre ou obscure. Et ce sont ici les lieux, plus que les personnages, toujours fuyants, ou l’intrigue, si mince, qui racontent l’histoire, qui structurent le récit, nous le verrons. Mais pourquoi cette obsession des lieux parisiens, chez Modiano ? Dans ses romans, nous l’avons vu, les rues sont le lieu d’ancrage de la postmémoire. Pour celui qui, comme Modiano, est né après, coupé d’un passé qui est pourtant le sien, les lieux sont les rares points d’attache d’une « mémoire » de ce qui précéda sa naissance. Par le biais des lieux, par leur fréquentation assidue, le narrateur modianien entre en contact avec des êtres disparus, dont il sent la présence dans telle ou telle rue, tel ou tel lieu. Le lieu est chez Modiano le support indispensable de la surimpression : d’une fusion ou d’un court-circuit où présent et passé se superposent dans une seule
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expérience1. Ainsi, le lieu actuel est-il d’autant plus intensément vécu qu’il renvoie à un espace, à des êtres et des événements absents ou oubliés par le narrateur. Il peut s’agir, comme dans Vestiaire de l’enfance, d’un visage oublié surgi de l’enfance du narrateur2, mais le plus souvent – comme dans la trilogie ou dans Dora Bruder – cet espace absent, englouti, c’est le Paris de l’Occupation, l’univers louche de la Collaboration mais aussi, comme dans Dora Bruder, celui de la persécution qui fut le prélude aux déportations. Le paradoxe, c’est que la conscience aiguë d’un espace à jamais absent, peuplé d’êtres disparus va de pair avec une véritable obsession de l’espace et des lieux parisiens. Comme si par la litanie des noms de rues et leur description détaillée, Modiano visait à pallier à l’oubli et à la disparition. Or un même paradoxe traverse l’œuvre de Perec et de Raczymow. Fils ou petits-fils d’immigrants juifs polonais, Raczymow et Perec ont, chacun à leur manière, conscience d’un lieu à jamais perdu, impossible à retrouver : il s’agit de l’« univers disparu » de la judéité est-européenne, pour reprendre le titre du célèbre album photographique de Roman Vishniac. Univers doublement disparu, car après l’émigration d’avant-guerre, la Shoah a définitivement fait le vide, effaçant jusqu’aux dernières traces de cet univers. Ainsi, comme nous l’avons vu, le narrateur de Contes d’exil et d’oubli de Raczymow ignore tout de la Pologne juive d’avant-guerre. Dans Un cri sans voix, à ce non-lieu de l’origine viendra s’ajouter le non-lieu qu’est Auschwitz, symbolisé par la page blanche qui sépare les deux parties du roman3. Il y a donc au départ chez Raczymow une double absence de lieu : à la perte du lieu d’origine – la Pologne juive d’avant-guerre – vient s’ajouter la (post)mémoire d’Auschwitz comme d’un lieu exilé de l’espace et du temps. Cette double absence de lieu, nous l’avons vu, trouve une expression puissante dans l’image de la saisie, dans le roman homonyme de Raczymow. Cependant, cette conscience aiguë de l’absence de lieu, loin de résulter en une œuvre abstraite et désincarnée, résulte au contraire en un ancrage solide de l’écriture dans l’espace parisien. Paris est ici plus qu’un décor, où évoluent les personnages de Raczymow. C’est le Belleville juif des années cinquante, où grandit le narrateur/auteur, quartier qui est au centre de Rivières d’exil et qui resurgit dans les œuvres des dernières années, 1
Sur la « surimpression », cf. II, chap. 2, § 5. Cf. II, chap. 2, ibid. 3 Cf. I, chap. 3.3. 2
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comme Reliques et Avant le déluge4. C’est encore le « Paris littéraire et intime » de Proust, mais aussi de Flaubert, figuré au travers de la fabuleuse invention de Bloom & Bloch5. On discerne un mouvement comparable chez Perec. C’est chez lui que le contraste entre le vide d’une part, et la pléthore de lieux, l’obsession de l’espace de l’autre, est le plus frappant. Chez Perec comme chez Modiano, si l’espace « devient question », s’il est sans cesse à conquérir, c’est que pour lui, il n’existe pas de « lieux stables, immobiles, intangibles […] enracinés » 6 . Faute de pouvoir raconter directement l’événement traumatique de la disparition et de la perte, l’écriture effectue une espèce de déplacement, de métonymie. Nous avons vu comment l’expérience de l’indifférence dans Un homme qui dort se traduit par des inventaires systématiques des rues parisiennes 7 . De même, la fugue d’adolescence sera déplacée vers « les lieux d’une fugue », et l’expérience ineffable de l’analyse vers « les lieux d’une ruse »8. Enfin, le traumatisme premier – la séparation d’avec la mère et la disparition de celle-ci – prend une multitude de figures, tout au long de l’œuvre. Celle des « aencrages » arithmétiques, d’Un homme qui dort à W ou le souvenir d’enfance, mais aussi du jeu obsessif avec les lieux, comme dans le projet des « Lieux où j’ai dormi », celui de Lieux ou Tentative d’épuisement d’un lieu parisien. C’est ce « paradoxe des lieux », commun aux trois auteurs, que je m’attacherai à analyser dans les trois chapitres qui suivent. Ce paradoxe n’est d’ailleurs pas une aporie sans issue : il s’agit plutôt d’un mouvement, où on peut discerner trois moments. Premièrement, la conscience d’un univers disparu et conjointement, le rêve d’un lieu d’origine perdu. C’est le thème de l’exil et de la diaspora : Pologne juive chez Raczymow et Perec, flou d’un Orient méditerranéen chez Modiano (ce chapitre). Second moment – et là nous touchons au noyau de l’aporie –, l’impossible figuration de la Shoah comme nonlieu, comme vide et absence. Nous en avons déjà vu une des figures
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Cf. II, ch. 7, § 1.2. Gallimard, 1993. 6 Espèces d’espaces, Galilée, 1974, p. 179. 7 Cf. I, ch. 1. 8 « Les lieux d’une fugue », in Je suis né ; « Les lieux d’une ruse » in Penser/Classer, Hachette, 1985. 5
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avec l’appartement vide de La saisie de Raczymow 9 . La chambre introuvable des « Lieux où j’ai dormi » de Perec nous en offrira une autre douloureuse occurrence10. Enfin, au cœur de cette figuration de la Shoah comme non-lieu, la lettre W qui, chez Perec, est à la fois la lettre et le lieu de la disparition11. A ce moment-là, « comment s’en sortir ? » (pour reprendre le titre de l’étude de Sarah Kofman sur l’aporie12) ? On ne saurait certes prétendre que l’aporie se résout, dans l’œuvre des trois auteurs en question, mais on pourrait penser qu’elle s’exprime, qu’elle s’extériorise à travers l’écriture de l’espace parisien : topographie de lieux à la fois imaginaires et réels, mais tout d’abord lieux écrits, ville-texte qui figure le manque, l’absence. C’est cet espace écrit – à la fois contre-poids à l’absence et au vide, et expression de celles-ci – dont je me propose en dernière instance de montrer les différentes formes, telles qu’elles apparaissent dans des œuvres assez diverses : Espèces d’espaces, de Perec, mais aussi quelques textes récents de Modiano et de Raczymow (chapitre 4).
2 Un « semblant de shtetl » Je voudrais ici revenir à Contes d’exil et d’oubli, pour le confronter, dans une perspective légèrement différente, à un autre récit de Raczymow : Rivières d’exil13 . Ces deux récits sont proches dans le temps, ils datent tous deux de la fin des années ’70 ou du début des années ’80. Ils sont proches surtout par leur titre, qui indique qu’ils racontent une même expérience : celle de l’exil. Mais quel exil ? de quoi ? Il ne s’agit pas ici, ou pas seulement, de la diaspora, de l’existence séculaire du peuple juif loin d’Israël. L’exil dont il s’agit ici n’est pas une donnée lointaine, mais une expérience actuelle, vécue. Celle des Juifs polonais qui se sont réfugiés en France dans les années ’20, comme les grands-parents du narrateur. Leur exil, et celui de leurs descendants, c’est l’exil hors de Pologne. L’univers disparu dont ils portent le deuil, c’est la Pologne juive d’avant-guerre. Or la Pologne, c’était déjà la diaspora, pour le peuple juif exilé de la Terre 9
I, ch. 3, § 1. II, ch.5, § 5. 11 II, ch. 6, § 3.2. 12 Sarah Kofman, Comment s’en sortir ?, Galilée, 1983. 13 Gallimard, 1982. Abréviation utilisée : RE. 10
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Promise. On comprend alors qu’en quittant la Pologne pour venir en France, le grand-père du narrateur se sente doublement exilé : « on vous exilait de votre exil même. » (CE, 115) Contes d’exil et Rivières d’exil racontent deux aspects différents de cet exil. Dans les Contes, nous l’avons vu, le narrateur, Matthieu, porte son regard sur ce qu’il appelle « l’avant-passé » : l’univers d’avant sa naissance, dont il ignore tout, c’est pourquoi cette Pologne juive d’avant-guerre est largement inventée, à travers la « mémoire trouée » qu’il emprunte à son grand-père. Nous sommes donc ici entièrement dans la postmémoire. Rivières d’exil, par contre, est l’évocation de Paris, Belleville dans les années 50. C’est l’univers d’après-guerre où grandit le narrateur, et dont il a une mémoire personnelle. Cet univers est profondément imprégné par la Pologne d’avant-guerre, dont il constitue en quelque sorte un simulacre : « ce semblant de shtetl et de yiddishkeit que fut le Belleville ashkénaze d’après la guerre, un shtetl et une yiddishkeit pleins de trous, d’absences, de cases manquantes : le nom des morts. » (RE 179-180). Ainsi, ce « semblant de shtetl », pourtant personnellement vécu par le narrateur, glisse lui aussi dans la postmémoire. Les rues de Belleville, qui portent les noms des rivières de l’exil, tout à la fois évoquent cet exil et lui donnent un lieu d’ancrage. Rivières d’exil, comme Contes d’exil et d’oubli, est un récit semi-autobiographique. Le même Mathieu est ici un enfant, qui grandit à Belleville en écoutant les contes du même grand-père Simon Dawidowicz. Ce sont encore des « histoires de Pologne » mais cette fois, ce n’est pas l’histoire familiale, mais le fonds collectif de légendes sur l’exil qui nous est légué par le judaïsme d’Europe de l’Est. Le récit est construit sur l’enchevêtrement de deux fils différents, qui s’alternent d’un chapitre à l’autre : d’un côté la vie quotidienne de l’enfant dans le Belleville des années 50, de l’autre les légendes de l’exil racontées par le grand-père. Cette alternance entre fiction et autobiographie rappelle un peu la construction de W ou le souvenir d’enfance de Perec – livre qui avait paru sept ans plus tôt. Ce n’est d’ailleurs pas le seul élément qui rappelle Perec, puisque le récit entier est situé dans le quartier où vivait Perec avant la guerre (mais c’est là un rapprochement a posteriori, qui n’est fait à aucun moment
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par l’auteur)14. Comme dans W, il est impossible de lire séparément les deux séries de chapitres de Rivières d’exil. Ce qu’il importe de discerner, ce sont les « sutures », les correspondances entre les deux. Belleville, c’est tout l’univers de l’enfant, son monde, dont il ne sort guère les premières années. C’est pourquoi on en trouve une topographie si détaillée, dans Rivières d’exil. Rue de la Mare, rue du Jourdain, rue des Cascades, rue des Rigoles... Pour l’enfant à l’âge des noms, toutes ces rues ont des noms de rivières, des « noms mouillés », dit Raczymow. Pourquoi ? Parce qu’elles « sont toutes situées en contre-bas de la grande rue des Pyrénées, comme si c’étaient de vraies rivières qui prenaient leur source là-haut dans la montagne » (RE 16). Par le biais des noms, le quartier – d’ailleurs réellement accidenté – est transformé en un paysage montagneux avec plein de rivières. Pour le jeune narrateur à « l’âge des noms », « la rue du Jourdain, c’est le Jourdain lui-même. Et le Jourdain, c’est la Palestine. » (RE 71) Ainsi, ce quartier populaire parisien prend comme un petit air de Terre Promise, et plus largement de Proche Orient. Car ces rues aux noms de rivières s’enrichissent également d’un autre réseau d’associations, créé par les histoires du grand-père. Ces rivières, comme le dit le titre, ce sont aussi les rivières de l’exil : de l’exil de Babylone, après la Destruction du Temple de Jérusalem en 597 avt. J.C. Comme le rappelle le grand-père, les Assyriens, après avoir occupé le pays, transplantèrent – déportèrent, dirions-nous – les dix tribus d’Israël au delà de l’Euphrate. C’est à partir de cette donnée que s’échafaude l’immense édifice de légendes sur les dix tribus perdues d’Israël, où puise le grand-père de Rivières d’exil. Des histoires de pérégrinations sans fin, jusqu’au delà du Caucase, au royaume des Khazars. Tout cet univers de légendes, le petit Matthieu et son frère le projettent sur les rues de Belleville, leur conférant une aura mythique. Et ce ne sont pas seulement les noms de rues – les noms des rivières de l’exil – qui font de Belleville une terre juive, mais aussi la configuration de ces rues. Sur le plan de Paris, elles ont une configuration en étoile. Toutes ensemble, elles forment une « minuscule petite place de l’étoile de David » (RE 47). Si « La place de l’étoile » de Modiano est quelque part, elle était là, du moins pendant les années 50, semble vouloir dire Raczymow. Or ce réseau de rues en 14 Pour un rapprochement entre le Belleville de Raczymow et celui de Perec, cf. II, ch. 7, § 1.2.
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étoile, c’est ce que le narrateur appelle « les rues de par chez soi » (ibid.). Même si, de multiples manières, ces rues renvoient à l’exil, il n’en reste pas moins que ce sont « les rues de par chez soi » : ancrage s’il en est. Belleville, restitué par la mémoire, constitue en quelque sorte un ancrage pour la postmémoire d’un univers disparu, qu’il s’agisse de la Pologne du grand-père ou de terres d’exil encore plus lointaines, comme Babylone ou les terres des Khazars.
3. Perec et la rue Vilin Chez Perec, on le sait, les racines le reliant à son passé, et à plus forte raison à l’univers disparu d’Europe de l’Est, ont été coupées plus radicalement que chez Raczymow. En 1945, il se retrouve orphelin, sans père ni mère qui puissent lui transmettre quoi que ce soit du passé ; élevé par sa famille paternelle, il se voit pourtant le dernier à porter le nom de Perec en France15. Ce sont ces deux expériences qui l’incitent peut-être à une quête plus urgente que celle qui transparaît à travers le récit de Raczymow que nous venons d’examiner. L’intérêt pour les ancêtres, pour l’univers juif-polonais d’avant-guerre : tout cela culmine dans deux projets de Perec, l’un au début de sa carrière d’écrivain, l’autre vers la fin. Le premier, celui de L’arbre, reste à l’état de projet, toute sa vie durant. Le second, Récits d’Ellis Island, résultera en un livre et un film16. Pour Perec, la quête des ancêtres et de leurs histoires sera plus difficile encore que pour Raczymow, puisqu’il grandit dans le milieu bourgeois et assimilé des Bienenfeld ; l’adoption en effet l’aliène du milieu populaire juif polonais qui était le sien à Belleville ; de ce fait aussi, la tradition juive et le yiddish ne lui sont pas transmis. « L’ARBRE. Histoire d’Esther et de sa famille. C’est la description, la plus précise possible, de l’arbre généalogique de mes familles paternelle, maternelle, et adoptive(s) » : c’est ainsi que Perec décrit originellement le projet dans sa « Lettre à Maurice Nadeau »17. Dans Le deuil de l’origine, Régine Robin a analysé ce projet d’assez près, et elle a recherché les causes de son échec. Selon elle, le projet a avorté parce que Perec n’avait pas assez d’affinité avec l’univers juif-polonais, qu’il en savait 15
Pour un arbre généalogique succinct des Perec, cf. David Bellos, op. cit., p. 17. Sur Récits d’Ellis Island, cf. Epilogue. 17 Je suis né, op. cit., p. 53. 16
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trop peu, et surtout parce qu’un tel projet ne laissait pas de place pour l’invention, pour la métonymie et le déplacement. Cependant, on vient de le voir avec les Contes d’exil et d’oubli de Raczymow, il existe des approches expérimentales d’un tel sujet, par la fiction et l’invention verbale. Cependant, le projet de Perec posait plusieurs autres problèmes : L’arbre était bel et bien un projet autobiographique, mais l’entreprise constituait une quête du passé collectif, non individuel : il s’agissait non d’écrire sa propre histoire, mais celle de ses familles. Mais en écrivant l’histoire de sa famille avant sa naissance, ne risquait-il pas d’escamoter sa propre histoire dans une telle entreprise, comme cela est par exemple le cas dans Le Labyrinthe du monde de Marguerite Yourcenar, où le récit de sa propre naissance n’occupe qu’une place très limitée ? Or pourquoi écrire l’histoire de ses ancêtres si ce n’est pour se construire une identité, une ascendance ? Si le projet de L’arbre a appris quelque chose à Perec, c’est peut-être que sa filiation est moins dans la chair que dans les livres, dans ses auteurs préférés dont il se sent descendre, comme il l’affirme vers la fin de W ou le souvenir d’enfance. Un autre problème de L’arbre, qui a été signalé par tous les commentateurs, c’est que la famille maternelle – les Shulewitz –, qui est présente dans la déclaration d’intentions de la Lettre à Maurice Nadeau, disparaît dans les versions suivantes du manuscrit, où Perec plonge surtout dans les Perec et dans les Bienenfeld, la famille paternelle. L’arbre bute donc sur le noeud, le problème essentiel qui caractérise toute quête autobiographique chez Perec : l’oblitération traumatique du versant maternel. Il s’agit du même noeud que dans « Lieux où j’ai dormi » où, comme on sait, manque la chambre parentale18, et dans Lieux qui, on le verra, peut être considéré comme une quête de la maison disparue de la rue Vilin. Faute de pouvoir être la quête de l’origine perdue, L’arbre manque son but et sera finalement abandonné, remplacé par d’autres projets. La quête de l’origine se traduit avant tout par la recherche, la nostalgie d’un lieu stable. Elle se trouve exprimée sans ambages dans un passage bien connu, à la fin d’Espèces d’espaces : J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des 18
Sur « Lieux où j’ai dormi », cf. II, ch. 5, § 5.
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références, des points de départ, des sources : Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l’arbre que j’aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts... De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence [...] L’espace est un doute ; il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête.
Ecrit en 1974, ce passage contient en filigrane tout le chemin parcouru par Perec depuis L’arbre. Avec L’arbre en effet, il s’est mis à la quête du « berceau de [sa] famille », c’est-à-dire de la Pologne de ses ancêtres. Avant même d’avoir matériellement visité les lieux (ce qu’il ne fera qu’en 1980), il sait que le pays de ses ancêtres a disparu et qu’il n’en reste qu’un mythe, c’est peut-être pourquoi il le désigne par le cliché « le berceau de ma famille ». Quant à « [son] pays natal », « la maison où je serais né », Perec en a été coupé aussi radicalement que s’il se fût agi de cette même Pologne de ses ancêtres. Certes, la rue Vilin, où Perec est né, est encore debout, en 1974, mais c’est assurément à elle que pense Perec lorsqu’il continue : Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire : rien ne ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs trahiront, l’oubli s’infiltrera dans ma mémoire, je regarderai sans les connaître quelques photos jaunies aux bords cassés. Il n’y aura plus écrit en lettres de porcelaine blanche collées en arc de cercle sur la glace du petit café de la rue Coquillière : « Ici, on consulte le Bottin » et « Casse-croûte à toute heure.
Cette enseigne disparue semble une référence directe à l’enseigne « Coiffures dames », aux lettres à demi effacées, au numéro 1 de la rue Vilin : seul vestige, aujourd’hui lui aussi détruit, de la vie qu’y avaient mené Georges Perec et ses parents, entre 1936 et 1942. Sans qu’il y soit fait aucune référence directe, ce texte contient tout le projet auquel Perec travaillait à la même époque : Lieux. Il en dit la raison d’être, plus clairement que les dossiers de Lieux eux-mêmes. Rappelons brièvement la nature de ce projet, tel que Perec l’annonce dans sa lettre à Maurice Nadeau : J’ai choisi, à Paris, douze lieux, des rues, des places, des carrefours, liés à des souvenirs, à des événements ou à des moments importants de mon existence. Chaque mois, je décris deux de ces lieux ; une première fois, sur place (dans un café ou dans la rue même) je décris « ce que je vois » de la manière la plus neutre possible, j’énumère les magasins, quelques détails d’architecture, quelques micro-événements (une voiture de pompiers qui
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Perec, Modiano, Raczymow passe, une dame qui attache son chien avant d’entrer dans une charcuterie, un déménagement, des affiches, des gens, etc.) ; une deuxième fois, n’importe où (chez moi, au café, au bureau) je décris le lieu de mémoire, j’évoque les souvenirs qui lui sont liés, les gens que j’y ai connus, etc.19
Cet exercice, Perec se proposait initialement de le répéter pendant douze ans, ce qui devait générer 288 textes, dont la moitié seraient des « Réels » – les descriptions écrites sur place –, l’autre moitié des « Souvenirs » – les textes écrits ailleurs, à un autre moment. Nous verrons que c’est dans cette scission entre Réels et Souvenirs qu’est la plus grande originalité de Lieux, mais aussi son caractère problématique. Au moment où Perec écrit cette lettre, qui date du 7 juillet 1969, il en est au septième mois de son projet, commencé en janvier de la même année. Mais comme on sait, cet ambitieux projet n’a été réalisé qu’à moitié : il a été interrompu définitivement en juin 1975, alors qu’il devait selon le programme originel mener Perec jusqu’en 1980. Dans La mémoire et l’oblique, Philippe Lejeune a décrit en détail le projet, son évolution et le corpus qui en résulta, qui n’a été que partiellement publié jusqu’à ce jour. Pour Lejeune, Lieux est « le tombeau d’un amour »20. En effet, le projet de Lieux est né, ou plutôt mis à exécution au lendemain immédiat de la rupture de Perec avec Suzanne Lipinska, la propriétaire du Moulin de Saint Andé, où Perec passa des moments heureux avec d’autres oulipiens. Or un des douze lieux n’est autre que l’île Saint Louis, où Suzanne avait son appartement parisien, et où Perec est désormais interdit de séjour. Ainsi, Lieux lui offrira comme un alibi pour aller « traîner » dans cet endroit au moins une fois par an. Plus essentiellement, le projet est selon Lejeune une tentative surhumaine de composer avec la perte de l’aimée, de faire le deuil de son amour, qui appartient désormais au passé. Dans les enveloppes cachetées de Lieux, « immense pyramide construite autour d’une chambre secrète »21 (celle de Suzanne), Perec va littéralement mettre sous scellé le passé, pour ne plus y toucher, il va l’enterrer. Mais, on le sait, tout tombeau est également un mémorial, à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’un projet aussi impressionnant, 19
Je suis né, op. cit., p. 58-59. La mémoire et l’oblique, op. cit., p. 146. 21 Ibid. 20
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même dans son inachèvement. Mettre sous enveloppe cachetée à la cire chaque bribe recueillie – description ou souvenir –, chaque ticket de métro, n’est-ce pas en même temps tenter désespérément de conserver quelque chose ? Revenir chaque année sur les lieux, n’estce pas tout d’abord commémorer ce qui a été ? Perec le dit d’ailleurs sans ambages dans un fragment de Lieux : « Je ne veux pas oublier. C’est peut-être ce qui est au fond de toute cette entreprise » 22 . Le texte-souvenir est souvent aussi un exercice mnémotechnique23. Pour reprendre le passage d’Espèces d’espaces cité plus haut, c’est parce que « l’oubli s’infiltrera dans la mémoire », c’est parce que « l’espace fond comme le sable coule entre les doigts » qu’il faut « essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose ». Dans notre perspective, qui est celle de la quête du lieu d’origine perdu, c’est la rue Vilin, plutôt que l’île S. Louis, qui est le lieu central. Selon Jean-Denis Bertharion, c’est là « le véritable centre de gravité de Lieux »24. Les retours à la rue Vilin, qu’ils se fassent littéralement, dans les Réels, ou par la mémoire, n’ont d’autre but que de ranimer la mémoire. Mais paradoxalement, Perec n’y retourne que lorsqu’il apprend que la rue est en cours de démolition. Est-ce parce que ce lieu de son enfance est en péril qu’il se précipite pour en fixer les restes ? Mais il y a plus. Dans un bel article sur Georges Perec et Robert Bober, Myriam Soussan va plus loin. Elle y oppose les lieux « intacts, mais muets », tel Lubartow, le village des ancêtres de Perec, en Pologne, aux « lieux en ruine », lieux en voie de démolition qui deviendraient pour cela fort éloquents, parce qu’ils mettent en branle la mémoire. Soussan allègue à juste titre l’exemple d’Ellis Island, dans le film et le texte homonymes, mais cite aussi la rue Vilin : ici, « la montée des souvenirs associés à ce lieu apparaît comme indissociable de l’état de délabrement avancé de la rue Vilin »25. Pour Soussan comme pour Bertharion, les lieux, et en particulier la rue Vilin, seraient donc des catalyseurs de la mémoire, des « tremplins pour la mé-
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Cité par David Bellos, op. cit., p. 418. Cf. Lejeune, La mémoire et l’oblique, op. cit., p. 196. 24 J.-D. Bertharion, « Des Lieux aux non-lieux : de la rue Vilin à Ellis Island », Le Cabinet d’amateur no. 5, juin 1997, p. 53. 25 M. Soussan, « La mémoire vivante des lieux : Georges Perec et Robert Bober », Le Cabinet d’amateur, décembre 2000, version électronique sur www.cabinetperec.org/ 23
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Perec, Modiano, Raczymow
moire », et l’objectif principal de Lieux serait de « contrecarrer l’érosion de la mémoire » 26. « Contrecarrer l’érosion de la mémoire » : voilà qui vaut peutêtre pour les autres lieux du projet. Pour la Rue de l’Assomption par exemple, le lieu de l’adolescence de Perec. Les Assomption Souvenir se trouvent résumés dans l’ouvrage de Philippe Lejeune. Au Souvenir no. 5, figure une « description systématique du contenu de chacune des pièces de l’appartement, faite dans le style ‘inventaire’ de La vie mode d’emploi : 1. le vestibule, 2. le grand salon, 3. le petit salon, 4. la salle à manger, 5 la chambre de David et Esther, 5.1 la salle de bains, 6 le couloir deux fois coudé. » 27 Or la série Assomption qui, selon Lejeune toujours, est « l’une des plus riches et des plus variées » de l’ensemble, contraste fortement avec les Vilin Souvenir, qui sont d’une extrême pauvreté. Parmi les douze lieux du projet, la rue Vilin est le seul lieu d’avant le déluge, d’avant la séparation de Perec de sa mère, séparation qui frappa d’amnésie tout ce qui précéda. « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance » : cette phrase célèbre de W ou le souvenir d’enfance vaut à plus forte raison encore, on le verra, pour les Vilin-Souvenir, écrits dans les années 1969-1974, donc dans les années qui précédèrent immédiatement celles de la rédaction définitive de W (décembre 1973-novembre 1974). Dans les Vilin Souvenirs, il ne saurait être question de contrecarrer une érosion progressive de la mémoire puisque cette mémoire a déjà été oblitérée, d’un seul coup, au moment du traumatisme. D’un moment à l’autre, tout ce qui concernait les six premières années de sa vie – les visages de ses parents, la vie commune, la configuration des lieux, de la maison et de la rue – tout a été effacé28. C’est à favoriser l’anamnèse que s’emploieront alors ces textes. Pour ce faire, Perec empruntera une fois de plus le détour des lieux. Dans l’incapacité de se souvenir des personnes et des événements, il aura recours aux lieux, il les décrira inlassablement et les reconstruira infiniment de mémoire. Cette stratégie du déplacement, 26
Bertharion, art. cit., p. 54 P. Lejeune, op. cit., p. 195-196. 28 Certains commentateurs soutiennent, à tort, que l’amnésie de l’enfant dans W est simplement le fait du jeune âge où il a vécu les événements. Mais comme le savent bien les psychiatres, la mémoire infantile fonctionne pleinement entre 6 et 8 ans, et même avant, et les enfants de cet âge-là ont des souvenirs au moins partiels des événements traumatisants. Cf. à ce sujet, Hans Keilson, Enfants victimes de la guerre, Presses universitaires de France, 1998. 27
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cette approche oblique est la même que dans « Les lieux d’une fugue » ou dans « Les lieux d’une ruse ». Dans les trois cas, c’est en décrivant l’espace extérieur – la rue Vilin, le square Franklin Roosevelt, la pièce où a lieu l’analyse – que Perec tente d’approcher une expérience intérieure difficilement accessible : la petite enfance, la fugue, l’analyse. A lire les Vilin Souvenirs, l’habitué de Perec retrouve les mêmes « souvenirs » que dans W : la lettre hébraïque, le don de la clef, le dessin de l’ourson brun... A cette différence près que ces « souvenirs » sont beaucoup moins nets, beaucoup plus vagues et incertains. On souligne toujours le caractère fragmentaire et maigre des souvenirs autobiographiques dans W, mais ils sont extrêmement nets et articulés par rapport à ceux de Lieux. Examinons Vilin Souvenir no. 1 (août 1969), qui est pourtant un des plus longs de la série. La ritournelle de ces pages, c’est la constatation de l’absence de tout souvenir. Après avoir mentionné la rue Vilin et l’habitation de la tante Esther, à Passy (dont il ne se rappelle pas l’adresse précise), il conclut : « je ne me souviens d’aucun de ces deux endroits »29. Deux pages plus loin : « Même compte tenu de ces diverses particularités, il reste inconcevable que je n’ai aucun souvenir de la rue Vilin où j’ai du pourtant passer l’essentiel des sept (ou six) premières années de ma vie ; j’insiste sur cet aucun cela signifie aucun souvenir des lieux, aucun souvenir des visages. » 30 Et les quelques données, souvent inexactes, qu’il fournit sont entourées de points d’interrogation, d’hésitations, de ratures : éléments tous visibles sur ce texte dactylographié qui n’a subi aucune correction (toute correction supposant une relecture, ce qui était contraire à la règle du jeu). Un exemple : « Pendant toute la durée de l’exode (mais combien de temps dura l’exode ?) je fus envoyé ‘à la campagne’, en Normandie peut-être ? chez une paysanne ? je crois me souvenir que [...] » 31. Ce premier Vilin Souvenir donne une image assez fidèle de l’état de la mémoire de Perec lorsqu’il commence le projet de Lieux : mémoire « trouée », où tout est vague, incertain, où il ne démêle pas les souvenirs personnels des témoignages reçus, des images fournies par des photographies. Ces données sont le plus souvent inexactes, 29 « Vilin Souvenirs. Georges Perec, par Philippe Lejeune », Genesis no. 1, 1992, p. 131. Cet article publie les facsimile des cinq Vilin Souvenirs. 30 Ibid., p. 133. 31 Ibid., p. 132.
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mais elles touchent à des questions d’intérêt vital, comme le lieu de naissance : « Je crois que je ne suis même pas né rue Vilin, mais, non loin, rue des Pyrénées (dans une clinique ? un hôpital ? un dispensaire ?). Je ne sais même pas si la rue Vilin est dans le 19ème ou dans le 20ème etc. »32 : c’est ainsi que commence le Vilin Souvenirs no. 1. Le contraste est frappant avec la première phrase de W : « Je suis né le samedi 7 mars 1936, vers neuf heures du soir, dans une maternité sise 19, rue de l’Atlas, à Paris, 19ème arrondissement. » (W 31). D’un côté la maîtrise, jusque dans la syntaxe et l’expression, de l’autre la vacillation totale. Ce flottement sur le lieu de naissance témoigne de la crise d’identité causée par l’oubli radical du visage des parents, donc de l’origine. Suit l’incertitude sur la période où il a habité la rue Vilin : « En principe, j’ai vécu rue Vilin de ma naissance – mars 1936 – [notons le vague de cette donnée par rapport à celle de W, qui mentionne jusqu’à l’heure de naissance] à ma 8ème ou 9ème année 42 ou 43, époque à laquelle je suis parti à Villard. » 33 L’année est ici partiellement exacte (1942) mais de manière inexplicable, Perec se donne huit ou neuf ans au lieu des six ans à peine qu’il avait au printemps de 1942. Des données élémentaires, comme le lieu de naissance, sont devenues incertaines. De plus, deux faits déterminants sont évoqués si brièvement qu’on peut les considérer comme escamotés : il s’agit de la déportation et du départ pour Villard. Après avoir énuméré ses grands-parents paternels et maternels et sa tante Fanny, qui habitaient tous rue Vilin, suit la phrase : « je crois qu’ils furent tous déportés très tôt, sauf ma grand mère Rose qui parvint à se réfugier à Villard. Il est possible aussi que pendant toute cette époque, je sois resté à la campagne. » 34 S’agit-il de la campagne où il était réfugié pendant l’exode ? C’est improbable puisque dans ce cas, Perec aurait « oublié » jusqu’à son séjour à Villard, qu’il mentionne pourtant au début du texte. Le « je crois » initial est d’un flou sidérant, ainsi que la neutralité de ton de cette phrase. Ce qu’il faut noter ici, c’est l’omission de toute allusion au destin de la mère. Elle intervient uniquement, vers la fin du texte, dans le récit, trop bref lui aussi, du départ de Perec pour Villard. Par contre, dans W, cette scène sera reprise plusieurs fois, jusqu’en son plus infime détail. Pourtant, la 32
p. 131. Ibid.; je reproduis tel quel le facsimile. 34 Ibid. p. 132. 33
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déportation de ses deux grands-pères et de la mère, en 1943, et le départ, dès 1942, de Perec lui-même sont à l’évidence les deux événements qui ont vidé la rue Vilin pendant la guerre, et qui en ont fait, après guerre, un « lieu de mémoire » pour Perec, seul survivant. Cette manière de dire sans dire la déportation et le départ est une expression on ne peut plus immédiate du traumatisme. On peut se demander pourquoi ce Vilin Souvenir est tellement plus flou, plus parsemé d’inexactitudes que les pages correspondantes de W. Les règles du jeu de Lieux y sont pour quelque chose. Elles prescrivent de rédiger le texte du premier jet, sans se relire. Cela implique que seules les corrections et ratures en cours de rédaction sont admises, mais non celles apportées après coup. Voilà qui explique que Perec ne soit pas allé vérifier certains faits, pourtant élémentaires : son lieu de naissance exact, l’arrondissement où se trouve la rue Vilin etc. L’écriture d’un souvenir doit se faire en improvisant, sans recherches préalables ni contrôle postérieur. C’est toute la différence avec l’entreprise de W, pour laquelle Perec a été chercher tous les documents disponibles et les a décrits méticuleusement. L’autre règle du jeu d’importance décisive est la séparation nette entre les Vilin Souvenirs et les Vilin Réels. Ecrits à des moments différents de l’année, puis mis sous scellé, ils ne communiquent d’aucune manière, sauf par le souvenir que Perec peut en avoir. Interdiction donc pour lui de consulter le Réel d’une année donnée pour rédiger le Souvenir de la même année, ou l’inverse. Or si on consulte la table des permutations établie par Perec, où on peut lire, pour chaque mois de chaque année (de 1969 à 1981), les deux lieux à décrire, on s’aperçoit que dans le cas de la rue Vilin, et pour les années où Perec a effectivement travaillé au projet (1969-1974), les Réels se situent le plus souvent avant les Souvenirs35. Ainsi, en 1969, la première année du projet, le Réel est fait au mois de février, le Souvenir au mois d’août36. Et qui plus est, dans les autres années, les Réels et Souvenirs sont très rapprochés dans le temps : en 1970, 1972 35 Sauf pour l’année 1971, où le Réel est fait au mois de janvier, le Souvenir onze mois plus tard, au mois de décembre, cf. la table des permutations reproduite dans P. Lejeune, La mémoire et l’oblique, op. cit., p. 156. 36 Cf. P. Lejeune, ibid. Il s’agit là évidemment du programme, non de son exécution ; mais il semble que dans le cas de la rue Vilin, Perec se soit plus au moins tenu aux dates qu’il s’était imposées.
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et 1974, ils se situent à un mois de distance ! En 1975, Réel et Souvenir devaient même « tomber » le même mois de septembre, mais Perec avait abandonné le projet depuis le mois de juin. Or malgré leur rapprochement dans le temps, Réels et Souvenirs ne semblent communiquer d’aucune manière. Ainsi en août 69, dans le premier Vilin Souvenir, Perec hésite sur le numéro où il habitait enfant, le rature alors qu’en février de la même année, il a dénombré et décrit toutes les maisons de la rue, numéro par numéro37. Qu’est-ce que cela prouve ? Cela prouve que Perec respectait scrupuleusement les règles du jeu, qu’il le jouait sérieusement, mais aussi que les deux axes de son entreprise restent radicalement dissociées, et que le mécanisme de censure restait fermement en place. C’est en cela que le projet de Lieux diffère fondamentalement de celui des « Lieux où j’ai dormi ». Dans la mouvance de Proust, il s’agissait de reconstruire de mémoire la configuration des lieux et cette « chambre retrouvée » devait, en seconde instance, faire resurgir les souvenirs de ce qu’il y avait vécu : Comme la plupart des gens sans doute, je me suis aperçu que je pouvais, quand j’étais couché dans l’obscurité, ressusciter presque sans effort une chambre ancienne, retrouver l’emplacement des murs par rapport au lit, des meubles, des portes et des fenêtres, et ressentir presque physiquement le souvenir cénesthésique de la position de mon corps par rapport à la chambre. Lieux où j’ai dormi va être une sorte de catalogue de chambres, dont l’évocation minutieuse (et celle des souvenirs s’y rapportant) esquissera une sorte d’autobiographie vespérale38.
Dans ce projet de mémoire du corps, très proustienne, il n’y a sans doute pas de retour effectif au lieu mais la description détaillée du lieu doit servir à ressusciter les souvenirs qui lui sont liés, elle est ici bel et bien un « tremplin pour la mémoire »39. Mais puisque le projet des Lieux où j’ai dormi, tout comme celui des Lieux tout court, est resté à l’état de projet, ce qui nous intéresse c’est l’intention, la démarche prescrite. C’est surtout là qu’est la différence entre les deux projets : dans le premier, le « Réel » est destiné à ressusciter les souvenirs, donc à produire le « Souve37 Comparer le Vilin Souvenir no. 1, Genesis, art. cit., p. 132 et, pour le premier Réel, « La rue Vilin », in L’infra-ordinaire, Seuil, 1989, p. 15-23. 38 Je suis né, op. cit., p. 61, c’est moi qui souligne. 39 Sur le projet des chambres, cf. II, 5, § 1.5.
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nir » ; dans le second, « Réel » et « Souvenir » restent rigoureusement séparés, dissociés, du moins au premier stade du projet de Lieux – or c’est le seul que nous possédions. Le montage des Réels et des Souvenirs devait suivre, en seconde instance. Dans le livre qui devait en résulter, Réels et Souvenirs devaient donc bel et bien communiquer. Il devait « décrire à la fois les souvenirs qui me rattachent à cette rue (la maison de mes grands-parents et le magasin de ma mère au numéro 24) et les vestiges chaque fois plus effacés de ce que fut une rue. »40 Toujours est-il qu’au stade du projet, par la contrainte qu’il s’impose, Perec rend impossible de dire à la fois les souvenirs et les vestiges (c’est-à-dire l’état actuel des lieux). Il ne peut que les dire tour à tour, et ainsi il « diffère l’activité mnémonique », il la remet à plus tard, comme le montre J.-D. Bertharion 41 . Selon Bertharion, l’échec de Lieux est dû à cette « coupure entre ‘réels’ et ‘souvenirs’ – coupure voulue, programmée par la sécheresse d’une matrice combinatoire, comme s’il était nécessaire de contenir l’effort de mémoire. » 42 Mais y a-t-il véritablement échec ? Est-il légitime de le dire uniquement parce que le livre projeté n’a jamais vu le jour ? Comme l’a montré Philippe Lejeune, le projet de Lieux a été arrêté en 1975 pour de multiples raisons, et cet arrêt a été libérateur : l’essentiel des textes était passé dans W, la cure psychanalytique de Perec était terminée, donc Lieux avait perdu sa fonction thérapeutique etc.43 Et il ne faut pas juger Lieux sur ce qu’il n’est pas devenu, mais sur ce qu’il est. Difficile d’ailleurs de juger de l’ensemble puisque les textes ne sont toujours pas publiés, pour la plupart. Limitons-nous donc à la rue Vilin. Selon Bertharion, les « Réels » de la rue Vilin, détachés par Perec de l’ensemble et publiés de son vivant44, auraient par la même changé de statut. De textes autobiographiques, ils seraient devenus des descriptions de l’infraordinaire, où les lieux, « théoriques soutiens de la mémoire, ne semblent plus être lisibles, déchiffrables » et où les détails « dépourvus de sens, [ils] n’ont aucune valeur de symptôme »45. Et il renchérit : « Les maisons de la rue Vilin sont détruites les unes 40
Lettre de souscription à La Clôture, Cahiers Georges Perec no. 5, 1992, p. 153. J.-D. Bertharion, art. cit., p. 56. 42 Ibid. 43 Lejeune, op. cit., p. 146. 44 Dans L’Humanité, 11 novembre 1977. 45 Bertharion, art. cit., p. 59. 41
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après les autres, et avec elles c’est le sens qui s’écroule. » 46 Au contraire, serais-je tentée de dire. En 1977 peut-être, le lecteur moyen, qui savait encore bien peu de chose sur Perec et sur son passé (à moins d’avoir lu W), a pu lire les « Réels » publiés comme le produit d’un regard neutre sur la réalité urbaine, comme une description de l’infraordinaire. Mais aujourd’hui que la lecture autobiographique s’est imposée pour pratiquement tous les textes de Perec, chaque maison, chaque détail de ces textes prend valeur de symptôme, de symbole. Il devient l’expression oblique de ce qui obsédait Perec dans ces descriptions : la recherche du lieu d’origine perdu. Prenons par exemple le Réel no. 1, écrit en février 1969. Notons d’abord la manière subreptice d’insérer ce qui fait la raison d’être de toute l’entreprise : le fait que l’auteur est né dans une de ces maisons et qu’il y a passé ses premières années. Perec passe en revue tous les numéros de la rue, en commençant par le numéro 1 : « C’était, m’a-t-on dit, l’immeuble où vivaient les parents de ma mère » (mes italiques). Suit une brève description de l’état actuel des lieux 47 . Arrivé à « sa propre maison », c’est uniquement entre parenthèses, donc de manière à demi dérobée, que ce fait est mentionné : « Au 24 (c’est la maison où je vécus) », et un peu plus loin : « (c’est dans ce bâtiment-là que nous vivions ; le salon de coiffure était celui de ma mère) »48. Le ton distant, objectif de cette information n’est nullement le signe de la neutralité de l’auteur, mais au contraire de son impossibilité à avoir accès à cette parcelle de passé qui le touche le plus. La description exhaustive de tous les numéros de la rue n’a rien d’une intention ethnologique, somme toute gratuite, mais dénote le besoin compulsif d’en arriver, par le biais de tous les numéros, à en savoir plus sur cet unique numéro où il a vécu. La mention, au numéro 27, d’un « magasin fermé, ‘La Maison du Taleth’, avec encore visibles, des lettres hébraïques et les mots MOHEL, CHOHET, LIBRAIRIE PAPETERIE, ARTICLES DU CULTE, JOUETS », s’érige en symbole de la vie juive disparue dans ce quartier. On a beaucoup glosé sur les deux angles qui pour Perec, donnent à la rue
46
Ibid., p. 60. L’infra-ordinaire, p. 16. 48 Ibid., p. 18-19. 47
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« l’allure d’un S très allongé (comme dans le sigle SS) »49. Si, comme le font la plupart des commentateurs, on interprète ce sigle comme le sigle nazi, la rue Vilin s’avère double, ambiguë : c’est à la fois le lieu de l’origine, le foyer perdu, et le symbole de « la disparition ». C’est le lieu où Perec a vécu quelques années heureuses avec ses parents, mais aussi le lieu qui a vu la déportation de sa mère et de ses grandsparents : paysage définitivement souillé, « coupable », selon la formule de l’artiste néerlandais Armando. A ce moment-là, la démolition progressive de la rue, décrite dans les Réels, devient l’image tangible, retardée de la catastrophe qui a frappé ce lieu dans le passé. Dans ce Réel no. 1, et plus encore dans ceux qui suivent, les termes dénotant la démolition abondent : « un magasin fermé », « une maison condamnée », « des fenêtres aveugles », « on a muré les trois portes »... Aveugle, muré, condamné : ce sont assurément là des termes techniques mais, répétés de manière obsessive comme ils le sont ici, ils reprennent leur sens littéral. Par le biais de la démolition progressive de la rue, Perec parle indirectement de la Shoah, ce qui ne le rend que plus douloureux. Dans son analyse des Récits d’Ellis Island, Myriam Soussan constate la même chose à propos de la description de ces lieux : « Perec décrit méticuleusement l’état de délabrement de l’île sur fond d’images de fenêtres grillagées et de salles vides » 50 , il fait l’inventaire détaillé de tous les objets hétéroclites qui encombrent ces lieux : « des monceaux de meubles, des piles de matelas, des amoncellements de d’oreillers crevés » 51 . Selon Soussan, « L’‘entassement’, le ‘tas’, les ‘monceaux’, les ‘piles’, les ‘amoncellements’ sont des termes qui fondent un réseau lexical récurrent dans le texte perecquien, et qui ancrent la spécificité du génocide juif en y inscrivant la mort anonyme, l’assassinat en masse. » 52 Or dans les Vilin-Réels, surtout dans les derniers, qui décrivent le paroxysme de la destruction, on trouve également de tels termes : « tas d’ordures amoncelées », des carcasses de voitures », « tas d’ordures non ramassées »53.
49 Remarquons que Robert Bober, dans son remarquable film « En remontant la rue Vilin » (1992), refuse cette interprétation. 50 Soussan, art. cit. 51 Récits d’Ellis Island, op. cit., p. 54. 52 M. Soussan, art. cit., p. 3. 53 L’infra-ordinaire p. 30, mes italiques.
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A propos des Vilin-Souvenirs, Bertharion répète sa première constatation : il s’agirait de cases vides que Perec ne parvient pas à remplir, de « traces illisibles, signes vacants que rien ne saurait expliquer, trous noirs à jamais insondables » 54 . On ne saurait lui donner tort quant à la pauvreté des souvenirs évoqués. En effet les Vilin Souvenirs des années suivantes ne diminuent en rien le flou du premier, au contraire même. Si les deux premiers Vilin Souvenirs sont les plus nourris, les suivants sont de plus en plus maigres. Mais de là à les qualifier de « traces illisibles, signes vacants » ! Au contraire. Par leur caractère spontané, non travaillé, les Vilin Souvenirs constituent une expression on ne peut plus directe des préoccupations de Perec, préoccupations largement inconscientes. Ainsi le Souvenir no. 2 s’ouvre par une réflexion extrêmement articulée sur la nostalgie du lieu stable, dans des termes très proches de ceux d’Espèces d’espaces. Au point de départ, la villa sur le lac d’Annecy, où il écrit ce texte. Elle offre une image éclairante du lieu d’origine, du foyer : c’est « la demeure ancestrale » dont rêve Perec, mais qu’il a définitivement perdu. A cette absence de « lieux d’ancrage » il oppose, dès ici, « ma seule tradition, ma seule mémoire, mon seul lieu [qui] est rhétorique : signe d’encrage »55. Après quelques paragraphes sur la rue Vilin comme image de la perte du « lieu d’ancrage », le texte saute à la description d’un fantasme : Il y a eu la guerre et vingt ans ont passé (ils ont évidemment tout broyé) et repasse par hasard, un jour, à St. P. du V. je descends (je me souviens que je venais souvent, jadis), je crois même reconnaître la gare, le chemin... J’arrive au Moulin ; il est peuplé par des étrangers, jolis, à peine hostiles, indifférents, ils ne savent pas. Personne ne se souvient de S., ni de ses enfants, ni de rien. [sic]
Il s’agit, bien évidemment, du fantasme d’un retour au Moulin d’Andé, et à S[uzanne Lipinska], la maîtresse des lieux et la compagne de Perec dans ces années-là. Pourquoi évoquer, tout de suite après la rue Vilin, le Moulin d’Andé ? C’est que le Moulin d’Andé est, tout autant que la rue Vilin, le prototype de la « demeure ancestrale », du « lieu d’ancrage ». Et, comme la rue Vilin, le Moulin d’Andé n’existe plus qu’en tant que disparu, depuis que l’amour est terminé. Il est assimilé à la rue Vilin au point que dans le fantasme, le 54 55
Bertharion, art. cit., p. 57. P. Lejeune, art. cit., Genesis, p. 136.
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retour au Moulin d’Andé a lieu après la guerre : « Il y a eu la guerre et vingt ans ont passé (qui ont évidemment tout broyé) ». Ainsi la catastrophe de la rupture avec S. – rupture également avec « son » lieu – est inconsciemment assimilée à la catastrophe de la séparation avec la mère et de la perte du foyer familial. En termes psychanalytiques, on pourrait dire que Perec « répète », remet en acte le traumatisme qui est le sien depuis sa sixième année : dans la perte d’une femme aimée, indissolublement liée à un lieu qu’il a fait sien, il revit la perte de la mère et du lieu d’origine. Suit une référence à Villard-de-Lans, autre « non-lieu de l’enfance » puisqu’en y retournant, « 2 ou 3 ans après, je n’ai rien reconnu. Où est le collège Turenne ? »56. Ainsi, après la rue Vilin, Villard-de-Lans est lui aussi éliminé comme possible lieu d’origine. Le texte devient alors fragmentaire, ne consistant plus qu’en une liste de noms de lieux détachés : Blévy Druyes Nivillers ! (il faudrait se souvenir de Nivillers : le lieu où je dormais avec son immense salle étroite et ses étains)57
On reconnaît deux des trois « chambres retrouvées » décrites dans Penser/Classer. Blévy est la maison de campagne de l’oncle et de la tante Bienenfeld, où Perec passa mainte vacance de son enfance. C’est la chambre où il lut « pratiquement tous les romans policiers que j’aie jamais lus »58 : ici, le « lieu d’ancrage » qu’est cette demeure de campagne se mue en « lieu d’encrage », où Perec forge ses premiers « lieux rhétoriques ». Quant à Nivillers, dont Perec se propose de faire la description en 1970, dans ce Vilin-Souvenir, son cas est plus complexe. Certes, c’est l’exemple même de la « demeure ancestrale » où Perec aimerait se retirer, « comme Athos » sur ses terres59. Dans « Trois chambres retrouvées », la chambre de Nivillers, avec son immense cheminée, est en effet décrite comme « une reconstitution plus vraie que nature de ces salles sombres et patinées où Athos confiait à d’Artagnan ses peines de coeur (la lecture des Trois Mousquetaires était encore pour moi assez fraîche) »60. Mais dans la 56
Art. cit., Genesis, p. 137; cf. aussi W ou le souvenir d’enfance,p. 125. Ibid. 58 Penser/Classer, p. 26. 59 Art. cit., Genesis, p. 136. 60 Penser/Classer, p. 28. 57
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mesure où Perec y retrouve l’univers de ses lectures de Dumas, c’est déjà aussi un « lieu rhétorique » comme l’est Blévy. Ce Vilin Souvenir no. 2, malgré sa carence sur la rue Vilin elle-même, n’est donc nullement un texte fait de « traces illisibles », de « signes vacants ». Il est au contraire d’une très grande richesse, puisqu’il offre une véritable distribution des lieux perecquiens, en opposant les « lieux d’ancrage » perdus – rue Vilin, Villard de Lans, Moulin d’Andé – aux « lieux d’encrage » retrouvés : Blévy, Nivillers. L’ambiguïté de ce dernier lieu montre bien qu’en dernière instance, et par le projet même de Lieux, les premiers se muent également en lieux d’encrage, lieux rhétoriques, devenus habitables du fait même que Perec les a inscrits dans ses textes comme « un sillon, une trace, une marque ou quelques signes » 61 . Certes, maint texte de Lieux, et en particulier ceux qui concernent la rue Vilin, ne parvient pas à retenir plus que ces « quelques signes ». Vu de l’extérieur, c’est peu, comme le constate également Perec lui-même à la fin du Vilin-Souvenir no. 362, mais n’est-ce pas là l’écriture elle-même, telle qu’il la définit dans le célèbre dernier paragraphe d’Espèces d’espaces ? Certes, Lieux n’est jamais sorti du stade du projet, le montage qui aurait mis fin à la dissociation entre Réels et Souvenirs n’a jamais eu lieu. Mais dans cette dissociation, il ne faut pas voir une contrainte erronée, ayant causé l’échec du projet. Elle est au contraire la manifestation expresse de la dissociation entre présent et passé propre au traumatisme. L’autre contrainte principale du projet – celle de revenir une fois par an sur les lieux – est elle aussi dictée par le traumatisme. Elle en reflète deux aspects bien connus : d’une part la compulsion de répétition – double répétition, puisque le retour se fait dans la réalité et par la pensée, induite à ressasser les mêmes souvenirs, année après année –, de l’autre le déplacement (Verschiebung) déjà mentionné, c’est-à-dire le détour par l’espace extérieur, par les lieux. Les Vilin Réels et les Vilin Souvenirs sont donc un témoignage imposant du traumatisme, de la « fracture » qui est à l’origine de l’écriture chez Perec. La fracture est en effet « le lieu essentiel dont est sorti ce livre », comme le dit le romancier à la quatrième de couverture de W. Or si W, tout en portant la fracture inscrite dans sa structure même, bipartite, dépasse cette fracture en 61 62
Espèces d’espaces, p. 180. Art. cit., Genesis, p. 144.
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l’élaborant, en la perlaborant, par le moyen des sutures, Lieux, lui, en est resté au stade de la fracture. Ici le traumatisme est immédiatement inscrit dans le texte, dans les contraintes qu’il s’impose, notamment dans la dissociation radicale entre présent (Réels) et passé (Souvenirs).
4. Modiano : l’introuvable place de l’étoile Si, chez Perec comme chez Raczymow, le « berceau familial » a disparu, et si ceux-ci ignorent à peu près tout à son sujet, ils en connaissent néanmoins les coordonnées dans la Pologne d’avantguerre. Perec, on l’a vu, a pu se rendre dans le village de Lubartow, lieu d’origine des Perec, et s’informer à son sujet. Raczymow, lui, a pu réunir les témoignages familiaux sur la Pologne mythique des ancêtres, et la réinventer dans Contes d’exil. Rien de tel chez Modiano : pour lui, le « berceau familial » est devenu totalement inaccessible, que ce soit par le voyage ou par la récolte de témoignages et l’imagination. Certes, la Shoah a détruit radicalement la communauté juive de Salonique, dont son père était originaire : « A Salonique, berceau de ta famille, tu remarquas la même désolation, la colonie juive de cette ville avait vivement intéressé les Allemands » 63. Mais les véritables raisons de l’ignorance de Modiano sont autres : le lieu d’origine est introuvable et l’histoire familiale n’a pas été transmise. En effet, le père ne saurait être dit originaire de Salonique puisqu’il est Juif italien né à Alexandrie d’Egypte. Son histoire est déjà un « conte d’exil et d’errance », mais de manière plus radicale que dans le récit de Raczymow. Si lieu d’origine il y a, il est donc plus flou chez Modiano que chez Perec et Raczymow. Alexandrie, Salonique... Ces noms décrivent non un lieu précis, mais une région : l’Orient méditerranéen. D’ailleurs la référence ne surgit que très rarement chez Modiano, notamment dans Livret de famille où, sur la côte d’une Tunisie paradisiaque, « le ressac de cette mer et le vent m’apportait les derniers échos d’Alexandrie et de plus loin encore, ceux de Salonique et de bien d’autres villes avant qu’elles n’aient été incendiées. J’allais me marier avec la femme que j’aimais et j’étais enfin de retour dans cet Orient que nous n’aurions jamais dû quitter »64. 63 64
La place de l’étoile, op. cit., p. 160. Livret de famille, Gallimard Folio, p. 194, mes italiques.
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Ce sont peut-être ces origines floues qui font que le père de Modiano, tel qu’il apparaît dans les romans, se caractérise surtout par la non-appartenance : il n’a pas de racines en France, son histoire est ailleurs, et c’est de cette non-appartenance qu’hérite le fils, né en France. Etrangers, fugitifs, apatrides : les personnages de Modiano le sont à peu près tous, comme on sait65. S’y ajoute le phénomène de la non-transmission, qui prend ici une forme particulière. Chez Raczymow, nous l’avons vu, la transmission est incomplète, certes, mais elle a lieu. Chez Perec, elle est pratiquement absente à cause de la mort des deux parents, mais à l’époque de L’arbre, il mène une enquête assez poussée auprès de ceux qui ont survécu. Chez Modiano par contre, le père survit à la guerre : il eût pu être le seul et unique témoin familial pour le fils, mais il est hors d’état de parler du passé, et disparaît bientôt définitivement de la circulation, laissant le fils dans l’ignorance, passionné par un mystère d’autant plus fascinant qu’il en sait peu de chose : celui de la vie de son père avant sa propre naissance, pendant d’Occupation. Dans le contexte de cette problématique du lieu, La place de l’étoile, occupe une place privilégiée. Par son titre d’abord, aux connotations contradictoires. La Place de l’Etoile désigne le quartier où résida l’Occupant mais encore et surtout, où les divers organes de la Collaboration avaient leur quartier général. Quartier sinistre, hanté par les divers narrateurs de Modiano, qui se sentent « né[s] sur le terreau de l’Occupation ». Mais le titre est également une référence à l’étoile jaune, à la persécution dont le père a été la victime, et le fils si, comme il l’imagine souvent, il était né quelques années plus tôt. C’est de cette conjonction paradoxale, du heurt entre ces deux connotations, que naît tout le questionnement dramatique de ce premier roman : quelle est, aujourd’hui, dans les années 60, la place de l’étoile ? Comment peut-on être, non pas Persan, mais Juif français, Juif dans la France, dans le Paris d’aujourd’hui : paysage « coupable », surdéterminé par le passé ? La place de l’étoile, cela a souvent été dit, est une quête d’identité qui débouche sur l’impossibilité de toute identité, l’impossibilité pour le protagoniste de trouver son lieu, de coïncider 65
Voir à ce sujet l’article de Jules Bedner, « Patrick Modiano. Visages de l’étranger », CRIN 26 (1993), qui offre une belle analyse de cette thématique récurrente. Je ne crois pas, en revanche, que cette thématique renvoie chez Modiano à « l’aliénation de l’homme moderne » (44) et que, dans l’œuvre postérieure à la trilogie, il se trouve élargi à « une allégorie de la condition humaine » (52).
Un univers disparu
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avec lui-même. Raphaël Shlemilovitch est un Juif qui cherche désespérément sa place, son lieu, et ce faisant, passe à travers une série de métamorphoses, d’identités imaginaires. Identités qui échouent les unes après les autres : images stéréotypées du Juif, elles seront successivement démystifiées, et renvoyées dos à dos. Le périple de Schlemilovitch est proprement vertigineux. Pris dans un tourbillon temporel et spatial, où passé et présent se confondent, Schlemilovitch revit de manière fantasmatique deux mille ans d’Histoire, en s’identifiant tour à tour à toutes les figures du Juif à travers l’Histoire, ou plutôt à toutes les projections, à toutes les images antisémites du Juif. Dans son « autocritique », faite à mi-chemin de cette hilarante épopée, Schlemilovitch résume ainsi ces diverses figures : « Après avoir été un juif collabo, comme Joanovici-Sachs, Raphaël Schlemilovitch joue la comédie du « Retour à la terre » comme Barrès-Pétain. A quand l’immonde comédie du juif militariste, comme le capitaine Dreyfus-Stroheim ? Celle du juif honteux comme Simone Weil-Céline ? Celle du juif distingué comme Proust-Daniel Halévy-Maurois ? Nous voudrions que Raphaël Schlemilovitch se contente d’être un juif tout court... »66. Cette longue série de métamorphoses, de masques assumés et successivement rejetés, est une quête d’identité désespérée, car comment être juif dans la France d’aujourd’hui, comment trouver sa place entre le Scylla de l’assimilation et le Charybde du particularisme juif ? Si, pour Shlemilovitch et pour Modiano à travers lui, « La place de l’étoile » demeure introuvable, si tout lieu d’origine est de l’ordre d’un mythique Orient, à jamais perdu, on comprend mieux la dénonciation virulente de l’idéal sioniste, dans le roman. Dans une danse folle où les époques et les lieux se confondent, la dernière figure, et la plus récente, celle du juif sioniste israélien, est scandaleusement assimilée à celle du nazi et violemment condamnée. Cet anti-sionisme est d’ailleurs déjà annoncé dans le roman par quelques remarques tranchantes, par exemple lorsque la disparition de Maurice Sachs est expliquée : « Peut-être renouvelle-t-il son expérience du S.T.O. dans un kibboutz israélien. »67 Ainsi, tous les « lieux » auxquels le Juif pourrait s’identifier sont renvoyés dos-à-dos, qu’il s’agisse du cosmopolitisme ou de son 66 67
La place de l’étoile, p. 115. Ibid., p. 45.
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Perec, Modiano, Raczymow
contraire, de l’enracinement dans le terroir, ou encore, troisième variante, du retour à la Terre Promise, qui est caractérisé comme un nouveau mythe de l’origine. Restent la non-appartenance et l’exil. La quête d’identité effectuée dans La place de l’étoile met à l’épreuve et écarte toutes les positions d’identité stéréotypées (cosmopolitisme, assimilation, sionisme), ce afin d’accéder à une quête personnelle qui, chez Modiano, est tout entière centrée sur le père absent, et sur l’espace de cette quête : Paris. En effet, si tant est qu’on peut parler d’un « univers disparu » chez Modiano, il ne s’agit pas de l’Orient mythique de ses ancêtres mais bien plutôt, nous le verrons, de l’espace urbain en tant que porteur de traces, « lieu de mémoire » des années noires de l’Occupation.
Chapitre 5
La mémoire absente
Introduction Impossible de parler de la génération d’après sans parler en même temps de la mémoire, de ce que, avec Henri Raczymow, nous avons appelé la mémoire trouée, ou la mémoire absente. Etre né après, comme il est dit à la fin d’Un cri sans voix, c’est « être né de ce trou, de [...] cette mer de cendres » qu’est la Shoah, trou qui ne cesse de s’élargir, « vaste comme la mer » (CV 195-196). Trou ouvert dans le vif des générations, et tout particulièrement dans la mémoire. Pour la génération d’après, la Shoah est un vide, un blanc dans la mémoire, non pas parce qu’il s’agirait là de l’« indicible », mais parce qu’elle ne peut en témoigner elle-même, et de plus parce que la mémoire, si elle lui est transmise, est fragmentaire, criblée de trous. On comprend alors le rôle que la mémoire, à la fois obsessive, nécessaire et impossible, joue dans ces trois œuvres. La mémoire en constitue le point névralgique, où se croisent les fils de l’oubli, jusqu’à l’amnésie, et de la difficile remémoration, sous toutes ses formes. Cette obsession par la mémoire et par le passé explique la référence fréquente à Proust, dans les trois œuvres. Les textes de Raczymow, de Modiano et de Perec non seulement dialoguent constamment avec Proust, mais ils le récrivent, l’imitent, le pastichent. C’est dans une confrontation à la mémoire proustienne que j’essaierai de faire ressortir les caractères propres de la mémoire absente. Nous verrons comment, dans l’oubli et même l’amnésie – thèmes récurrents chez Perec et Modiano – un « travail de la mémoire » s’esquisse qui, sans restituer le passé absent, institue néanmoins un rapport à celui-ci. Rapport qui, chez Modiano comme chez Perec, passe immanquablement par l’espace, par le lieu : rues parisiennes, « lieux où j’ai dormi ».
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Perec, Modiano, Raczymow
1. Retourner Proust ? La marche irrévocable du temps et de l’oubli, le recours à la mémoire et à la rêverie : à ce niveau purement thématique, ce sont les romans de Modiano qui sont le plus proches de Proust. Dès son premier roman, La place de l’étoile, Modiano met son œuvre sous le parrainage de Proust : le protagoniste, Shlemilovitch, en effet emprunte temporairement le masque de Proust, il joue le type du Juif snob d’avant-guerre, ce qui donne lieu à un brillant pastiche où Modiano à la fois paie son dû à Proust, et affirme son indépendance par rapport à lui. Dans les romans de la maturité, cela lui permettra de se confronter librement à Proust, par une communauté de thèmes et une multitude de références1. On retrouve un ludisme comparable chez Raczymow : dans son roman Bloom & Bloch, il met en scène un Albert Bloch qui, transplanté dans la France contemporaine, se révolte contre l’image dénigrante et antisémite qu’a brossée de lui son auteur. Roman qui contient également plusieurs pastiches fort comiques de la Recherche. L’essai de Raczymow Le cygne de Proust, déjà mentionné, constitue une autre manière de récrire Proust, non moins critique que la première. L’auteur y reconstruit la vie de Charles Haas, le modèle de Swann, en montrant comment celui-ci fut évincé, vidé de sa substance par la création de ce personnage fictionnel. Par le biais de la figure de Charles Haas, Raczymow explore les limites entre réalité et fiction au point de devenir lui-même le narrateur de la Recherche2. Perec enfin, le champion de la récriture, de l’intertextualité et de ce qu’on a pu appeler « l’implicitation », se frotte fréquemment lui aussi à la Recherche, depuis le titre et le récit d’Un homme qui dort3 jusqu’au projet des chambres et jusqu’au subtil travail du texte proustien dans certains passages de La vie mode d’emploi 4 . Chez Perec, comme chez Modiano, le pastiche n’est jamais loin, comme dans l’exergue du chapitre d’Espèces d’espaces intitulé « Le lit » : 1
Sur La place de l’étoile et Proust, cf. mon « Pastiches de Proust. La place de l’étoile de Patrick Modiano », Marcel Proust Aujourd’hui no. 3, 2005, pp.11-31. 2 Sur ces deux textes de Raczymow, cf. mon « Henri Raczymow entre Proust et Flaubert », Neophilologus 86, 2002, pp. 363-385. Cf. également infra, I, ch. 3,. § 3.4. 3 Cf. I. chapitre 1, § 2. 4 Manet van Montfrans, « Proust en Perec in Venetië : de Heilige Ursula van Carpaccio in Albertine disparue en La vie mode d’emploi », Jaarboek Marcel Proust Vereniging no. 26-27, 2002, p. 110 ss.
La mémoire absente
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« Longtemps je me suis couché par écrit. [signé] Parcel Mroust. » 5 Cette variante de la première phrase de la Recherche contient une double inversion. Tout d’abord, elle indique que pour Perec, ce n’est pas l’espace, et la mémoire qu’il suscite, qui sont premières, comme dans l’ouverture de la Recherche. Chez Perec, nulle expérience autonome de l’espace : celui-ci n’est découvert que dans la mesure où il est parcouru, tracé par l’écriture. Aussi le premier chapitre d’Espèces d’espaces s’intitule-t-il « La page » : « L’espace commence ainsi, avec seulement des mots, des signes tracés sur la page blanche. » 6 La signature « Parcel Mroust » vient à point nommé confirmer cette inversion. Faut-il pour autant en conclure, comme le fait Claude Burgelin, que Perec est « l’anti-Proust » ?7 La confiance, chez Proust, en une mémoire qui coule de source, est en contraste flagrant avec une mémoire qui, pour Perec, ne saurait être que trompeuse, manipulatrice et donc, sujet à soupçon. Faut-il donc, d’une manière générale, situer Perec, mais aussi Raczymow et Modiano, par opposition à Proust plutôt qu’en accord avec lui ? Il est vrai que dans les romans de Modiano par exemple, la résurrection de « l’édifice immense du souvenir » fait place à des bribes éparses, à un flou persistant. Cependant, il est difficile, à mon sens, de souscrire à une telle opposition tranchée, sans adopter une vision pour le moins simpliste de Proust, car la Recherche est le roman de l’oubli tout autant que de la mémoire. Ailleurs, dans une analyse du « Dormeur éveillé », j’ai tenté de montrer l’importance, souvent sous-estimée, des demi-réveils et des plongées initiales dans l’oubli : c’est de ces ténèbres initiales que naît la première anamnèse de la Recherche, qui résulte dans la rêverie des chambres et Combray I8.De multiples manières, la Recherche révèle l’impact de l’oubli : depuis le sentiment amoureux qui s’use puis finit par se muer en indifférence jusqu’à l’oubli comme analgésique visant à tempérer la douleur de la perte d’un être cher. Bref si avec Perec, Raczymow et Modiano, la mémoire se fait problématique, douloureuse, on ne saurait y voir un retournement par rapport à Proust. Plutôt, la mémoire qui, chez Proust, était déjà intrinsèquement liée à l’oubli, se creuse chez ces auteurs d’après ’45 5
Espèces d’espaces, op. cit., p. 31. Ibid., p. 26. 7 Les parties de domino chez Monsieur Lefèvre, op. cit., p. 66. 8 Le moi créateur dans A la recherche du temps perdu, op. cit., pp. 84-85. 6
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Perec, Modiano, Raczymow
d’un vide, d’une absence qui fera que, force centripète de leurs œuvres, elle se fera « mémoire trouée », mémoire absente, selon le mot de Raczymow.
2. Perec, Modiano, Raczymow et l’utopie de l’enfance proustienne J’ai cité plus haut le passage à la fin d’Espèces d’espaces où Perec dit sa nostalgie d’une enfance, d’un passé enraciné dans un lieu : J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources : Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l’arbre qui m’aurait vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts... (EE 179)
Mon pays natal, le berceau de ma famille : ce sont là évidemment des clichés, reproduits avec un sourire ironique, mais je ne puis m’empêcher d’y voir également un clin d’oeil à Proust, d’un Proust lui-même un peu cliché peut-être : celui de Combray, qui se délecte dans la résurrection d’un univers magique, du « vert paradis des amours enfantines ». A cette plénitude du grenier de l’enfance « empli de souvenirs intacts » répond le constat on ne peut plus sec de W : « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance. » Alors que chez Proust, il y a Combray, avec ses deux côtés comme points de référence longtemps intangibles, qui structurent l’espace et la mémoire, rien de tel chez Perec. Le lieu-source, point de départ, foyer par excellence – la maison de la rue Vilin – lui a été dérobé et sous le coup de cette dépossession, il a été effacé de sa mémoire. C’est lui que, dans le projet de Lieux comme dans celui des chambres, Perec s’ingénie infiniment à retrouver. Chez Modiano aussi on sent régulièrement, avec une pointe d’ironie, ce manque, cette nostalgie d’un passé, d’une enfance stables, à la Proust. Dans l’univers cruel et déboussolé de La ronde de nuit, le protagoniste, Swing Troubadour, imagine une enfance idyllique, proustienne, avec ses amis imaginaires Coco Latour et Esmeralda : « Rien n’a changé ici [au bois de Boulogne], depuis notre enfance. Te rappelles-tu ? Tu jouais au cerceau le long des allées du Pré Catelan. Le vent caressait les cheveux d’Esmeralda. Son professeur de piano
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m’avait dit qu’elle faisait des progrès. Elle apprenait le solfège par la méthode Beyer et bientôt jouerait de petits morceaux de Wolfgang Amadeus Mozart. » 9 Plus loin il est même question d’une mère qui vient lui dire bonsoir, mais en se penchant sur lui « comme chaque soir, avant d’éteindre la lumière », loin de lui dire des douceurs, elle lui glisse à l’oreille : « Tu finiras sur l’échafaud ! »10 En se mettant dans la peau de Swing Troubadour, l’agent double, Modiano tente de revivre un passé antérieur à sa propre naissance, dont il ignore tout mais qui l’a profondément déterminé. Ainsi, selon le mot souvent cité, il tente de « se créer un passé et une mémoire avec le passé et la mémoire des autres »11. Cette enfance idyllique à la Proust, dont Modiano et Perec ne peuvent que rêver, Raczymow est peut-être le seul des trois à l’avoir vécue, pendant ses premières années. Dans son récit autobiographique récent, Le plus tard possible, il décrit, en termes très proustiens et avec humour, l’amour exclusif qui le liait à sa mère, pendant les quelques années qui précédèrent la naissance de son frère : « Cabourg, Houlgate, Trouville où ma mère m’emmenait enfant, alors que j’étais encore son fils unique et que mon père restait à Paris pour gagner des sous. »12 Symbiose qui prend fin avec la naissance de son frère, pour faire place à la jalousie et, vis-à-vis de la mère, d’un rapport ambigu d’amour-haine. A la différence de la Recherche, où les thèmes de l’amour-haine, de la cruauté, bref de ce que Proust appelait « les mères profanées » restent à l’état oblique, caché, Le plus tard possible est un récit d’après Freud. Il y a ici une claire conscience de ces thèmes, et même un sentiment de déjà vu, grâce à Freud mais aussi à Proust. Grâce à eux, dans son amour exclusif et déçu pour sa mère, le narrateur reconnaît « la bonne vieille oedipienne névrose des familles »13, et peut la considérer avec ironie et humour. Cependant, Le plus tard possible est d’abord le livre du deuil et du souvenir, écrit en mémoire de la mère, mais aussi du frère mort prématurément. Et c’est là que se révèle le côte profondément proustien de l’entreprise : semblable au narrateur lors de la mort de la grand-mère, le narrateur 9
La ronde de nuit, Gallimard Folio, p. 21. Ibid., p. 46. 11 E. Berl, « Interrogatoire par Patrick Modiano » suivi de « Il fait beau, allons au cimetière », préface p. 9, Gallimard, 1976. 12 Le plus tard possible, Stock, 2003, p. 168-169. Abréviation : PTP. 13 Ibid. p. 127. 10
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de Raczymow vit la maladie et la mort de sa mère comme à distance, sans parvenir à éprouver de la douleur. Ce n’est que de manière différée, après une « intermittence du cœur », que revient la douleur, mais surtout qu’il reconnaît la haine et en analyse les motifs. C’est alors seulement que le travail du deuil pourra progressivement se faire. Jusque là, rien que de très proustien dans ce récit de Raczymow. Cependant, la trame oedipienne se complique, elle est renforcée par la problématique de la génération d’après. En effet, comme Esther dans Un cri sans voix, le protagoniste du récit est un « enfant de remplacement » : il porte le prénom d’un oncle qui a péri à vingt ans dans les camps. Cela explique sa relation privilégiée à sa grand-mère, qui se l’est plus ou moins approprié dans sa petite enfance : « De mes grands-parents, j’ai tenu lieu du fils qu’ils avaient perdu. » (PTP 100-101). Les conséquences de cette substitution furent multiples : d’abord, un problème à la fois de loyauté et d’identité. Qui suis-je ? Le Henri né après la guerre ou bien cet oncle mort dans les camps, auquel il est voué à s’identifier ? Et comment aimer à la fois deux mères, qui vous revendiquent toutes les deux ? Le rapport à la mère s’en trouve durablement troublé. La haine de la mère, qu’il tarde à s’avouer, s’explique également par ce phénomène de substitution, si typique de la génération née après14. En résumé, pour Perec comme pour Modiano et pour Raczymow, la plénitude de l’enfance proustienne, liée à un lieu stable, est surtout une image utopique, au verso de laquelle ils inscrivent leurs différentes visions du passé et de l’enfance : sous le signe de l’absence et du vide chez Perec, de la solitude et de l’abandon chez Modiano, et enfin du déchirement et de la crise d’identité chez Raczymow. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que ces auteurs n’en viennent que tardivement à parler de leur propre enfance. Cela vaut pour Perec qui, tout en faisant très tôt des projets autobiographiques15, n’y parvient qu’avec W, et encore par des voies obliques et détournées. 14
Ce rapport en quelque sorte triangulaire entre la mère, la grand-mère et le (petit-)fils est également au coeur du récit Le cygne invisible, où l’auteur questionne quatorze fois le tableau de Léonard de Vinci, « La Vierge, l’enfant Jésus et Sainte Anne » (Melville éditeur, 2004). A ce sujet, cf. également mon « Henri Raczymow romancier : judéité et modernité », in Sjef Houppermans e.a. (ed.), Territoires et terres d’histoires. Perspectives, horizons, jardins secrets dans la littérature française d’aujourd’hui, Amsterdam, Rodopi, 2005, pp. 340 ss. 15 Cf. la Lettre à Maurice Nadeau, in Je suis né, op. cit.
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« L’Histoire grande hache » a, de sa hache, tranché la « petite histoire » de son enfance. Cela vaut également, de manière moins radicale, pour Modiano : les « années noires », et en particulier le trouble passé de son père, lui ont longtemps barré l’accès à sa propre enfance, non moins traumatique. C’est avec ce passé, avec « la vie et la mémoire des autres », qu’il a longtemps bâti son identité, qui ne saurait être autre chose qu’une identité d’emprunt. Comme le montre Alan Morris, ce n’est qu’au bout de vingt ans, avec son onzième roman, Remise de peine, qu’il aborde de front son enfance délaissée et met en scène son frère Rudy, mort à dix ans 16 . Le titre d’ailleurs contient l’idée d’une partie remise, d’une histoire différée. Alors seulement, l’instabilité et le sentiment d’insécurité de la jeunesse ont apparemment rétrocédé. Chez Raczymow aussi, c’est dans l’œuvre récente seulement que l’enfance et la jeunesse en sont venues à occuper une place prépondérante : dans Quartier libre en particulier (1995), qui contient déjà bien des thèmes qui resurgissent dans Le plus tard possible. Certes, Rivières d’exil était déjà axé sur l’enfance de Henri et de son petit frère, mais ce qui importe ici, ce sont les légendes transmises par le grand-père : tout un univers, celui de la Pologne juive d’avantguerre, qui pour eux est la « préhistoire ». On dirait que Raczymow, avant de parler de sa propre enfance, de son propre passé, s’est senti tenu à parler d’abord de l’univers disparu de Contes d’exil et d’oubli et de Rivières d’exil, et ensuite à édifier l’impressionnant mémorial qu’est Un cri sans voix, où il se confronte à l’Histoire elle-même, l’Histoire « grande hache » : « la guerre, les camps », selon la formule de Perec. Ainsi la mémoire, qui coule de source chez Proust, devient problématique, elle est différée chez les trois auteurs, et surtout, le passé qu’elle fait resurgir est bien loin de l’enfance utopique décrite par Proust. A la mémoire heureuse, spontanée de Proust, on pourrait opposer ici une mémoire douloureuse, une quête obsessive du passé. Il n’est pas étonnant que l’oubli, radicalisé, prenne alors une double dimension. Il n’est plus seulement l’amnésie contre laquelle s’élève le devoir de mémoire, mais il est également un état enviable, une utopie impossible à atteindre. 16
A. Morris, Patrick Modiano, Oxford, Washington D.C., Berg, 1996, pp. 142-143.
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3. Figures de l’oubli Chez Proust, on le sait, l’oubli joue un rôle crucial, il est intrinsèquement lié à la mémoire. C’est à partir du sommeil comme oubli total que naissent la mémoire et la conscience, et inlassablement, tout au long de la Recherche, Proust s’interroge sur ce qu’il appelle « le miracle » de cette résurgence. La mémoire, qui resurgit au réveil, est pour lui l’effet d’un don, non d’un travail : c’est un « don subit », spontané donc involontaire17. L’oubli total du sommeil est un « coup d’éponge » venu effacer « de mon cerveau les signes des occupations quotidiennes qui y sont tracées comme sur un tableau noir »18, et cette table rase, le narrateur proustien est loin de la percevoir comme une perte angoissante. C’est plutôt pour lui une libération salutaire, signe du véritable repos, c’est pourquoi elle est accueillie avec émerveillement : « Alors, de ces sommeils profonds, on s’éveille dans une aurore, ne sachant qui on est, n’étant personne, neuf, prêt à tout, le cerveau se trouvant vidé de ce passé qui était la vie jusque là. »19 Dans Un homme qui dort de Perec, nous l’avons vu, le sommeil est décrit dans les mêmes termes que chez Proust : oubli, amnésie, à cette différence près qu’ici, l’oubli est consciemment recherché, désiré, car il constitue une voie pour se protéger contre le passé, une manière d’engourdir la douleur, de « devenir celui sur qui l’Histoire n’a pas de prise » (HD 95). Dans ce récit de Perec, l’oubli se transforme en véritable projet, qui se réalise à la fois dans le sommeil et dans l’attitude générale de l’« indifférence » : « tu ne veux que l’attente et l’oubli » (HD 25). Mais, et c’est encore un écart important par rapport à Proust, ce projet se renverse en son contraire : loin d’apporter la sérénité et le détachement, le sommeil – qui se mue en cauchemar puis en insomnie – et l’indifférence constituent une confrontation intensifiée au passé. La mémoire qui surgit alors, ce ne sont pas les heureuses retrouvailles proustiennes avec le moi, c’est une
17
A la recherche du temps perdu, Gallimard Pléiade, 1988, vol. III, p. 630. Ibid. p. 628. 19 Ibid. p. 371. Sur cette question du rôle de l’oubli et de la mémoire dans les demiréveils, cf. mon « Le Dormeur éveillé comme figure du moi proustien », Neophilologus 80, 1996, pp. 539-554. 18
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mémoire douloureuse, un retour du refoulé qui se traduit par la répétition et l’obsession20. Chez Modiano on retrouve cet étonnant désir d’oublier. Par exemple dans Livret de famille où le protagoniste, désireux de se délivrer « d’une mémoire empoisonnée », se réfugie en Suisse, le pays « qui n’avait pas connu les tourmentes ni les souffrances du siècle »21. Comparable à l’homme qui dort de Perec, qui rêvait de devenir « amnésique errant au Pays des aveugles » (HD 28), le narrateur aurait « tout donné au monde pour devenir amnésique » (LF 116). Or en Suisse, « J’étais heureux. Je n’avais plus de mémoire. Mon amnésie s’épaississait de jour en jour comme une peau qui se durcit. Plus de passé. Plus d’avenir. Le temps s’arrêterait et tout finirait par se confondre dans la brume bleue du lac Léman. J’avais atteint cet état que j’appelais ‘la Suisse du coeur’ » (LF 117) 22 . Mais même en Suisse, cet état de béatitude ne tient pas longtemps. Ayant entendu à la radio la voix d’un certain Robert Gerbauld, « de nouveau, le passé me submergeait » (ibid.). En cette voix, il croit reconnaître celle de D., « l’homme de la rue Greffulhe », le commissaire de la Police des Questions Juives qui, en mars 1942, vit comparaître le père du narrateur, arrêté dans une rafle, et le fit envoyer au dépôt, qui était l’antichambre de la déportation (LF 127)23. Le narrateur va traquer cet individu mais, tout en ayant organisé une rencontre où il veut le confronter au passé, il renonce au dernier moment à l’aborder. On ne saura donc jamais s’il n’y a pas eu erreur de personne, et tout demeure dans un flou typiquement modianien. Réalité ou « mirage » (LF 145) ? Mais, se dit le narrateur, même si Gerbauld et D. sont une seule et même personne, les événements sont si éloignés dans le temps qu’il a probablement tout oublié : « La mémoire elle-même est rongée par un acide et il ne reste plus de tous les cris de souffrance et de tous les visages horrifiés du passé que des appels de plus en plus sourds, et des contours vagues. Suisse du coeur » (LF 144). Ici, la Suisse du coeur n’a plus rien d’enviable, elle est au contraire un scandale : le scandale de l’oubli. Cet épisode contient en concentré tout le problème de la persécution des 20
Cf. I, chap. 1. Livret de famille, Gallimard Folio, p. 116. Abréviation : LF. 22 Sur cette « Suisse du cœur », cf. F. Salaün, « La Suisse du cœur », CRIN Modiano, no. 26, 1993, pp. 15-42. 23 L’initiale D. renvoie à Darquier de Pellepoix. 21
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criminels nazis ou collabos : au bout de cinquante ou soixante ans, à supposer qu’ils soient encore vivants, l’oubli a tout effacé. C’est de ce poids de l’oubli qu’il s’agit dans cet épisode. Un an après Livret de famille, comme en écho à cet épisode, Modiano publie Rue des boutiques obscures, où il met en scène un véritable amnésique 24 . Ici, il s’agit d’une tout autre dimension de l’amnésie : ni béatitude de l’oubli, ni scandale de l’oubli. Le protagoniste, Guy Roland – c’est le nom qui figure dans ses nouveaux papiers, car il a oublié jusqu’à son nom – loin d’aspirer à l’oubli, comme le narrateur de Livret de famille, n’a qu’une seule obsession : retrouver la mémoire, retrouver le passé, savoir qui il est et quelle est son histoire. Loin d’être un état de béatitude, l’amnésie est pour lui un état d’inquiétude permanente, de malaise, causé par son manque d’identité. Comme le dit la première phrase du roman : « Je ne suis rien. Rien qu’une silhouette claire, ce soir-là, à la terrasse d’un café. » On se souvient d’un autre premier chapitre de roman, celui de Dora Bruder : « Janvier 1965. La nuit tombait vers six heures sur le carrefour du boulevard Ornano et de la rue Championnet. Je n’étais rien, je me confondais avec ce crépuscule, ces rues. » (DB 8, mes italiques) L’amnésie qui a frappé Guy Roland n’est pas non plus coupable, comme celle de Robert Gerbauld. A première vue, l’amnésique de Rue des boutiques obscures semble en effet être du côté non des coupables mais des victimes. Pedro Stern, le personnage à qui il s’identifie, est un proscrit qui, pendant l’Occupation, se cache, emprunte un faux nom et, avec sa compagne, se réfugie dans les Alpes, à Mégève. Innocent ? C’est là sans doute une conclusion hâtive car, lors de leur tentative de passer en Suisse, il abandonne sa compagne aux mains d’un passeur qui s’avère après coup un collabo. Denise Coudreuse, sa compagne, disparaît sans laisser de traces. Sous le choc de cette disparition, l’amnésie eût pu se déclarer. Or, et c’est l’un des mystères que pose le roman, ce n’est qu’en 195525, douze ans après, que celle-ci se déclare : « j’avais brusquement été frappé
24
Je reviendrai en détail à ce roman au chapitre suivant. Cette date ne saurait être déduite du premier chapitre, mais les lettres de Hutte au protagoniste, citées par la suite, sont datées 1965, ce qui nous permet de dater l’action (cf. RBO 43). 25
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d’amnésie »26 (RBO 11). Avec Dervila Cooke, on peut imaginer que Guy Roland alias Pedro Stern, sous le choc de cette disparition, aspire d’abord à oublier et que ce désir d’oublier est si profond, si radical qu’il se mue, progressivement, en une impossibilité de se souvenir, en amnésie : « Thus, it seems more than likely that an initial desire for blankness and a voluntary disappearance in Mégève in 1943 may have predated Roland’s loss of memory in 1955. »27 En définitive, chez Modiano, et encore moins chez Perec, l’oubli n’est jamais simple, ni innocent. Il est à lire comme la trace d’un événement traumatique, de ce qui n’a pu être vécu consciemment, et qui est pour cela infiniment répété, revécu. Certes, on trouve un mécanisme semblable dans les « intermittences du cœur », chez Proust, où la douleur causée par la mort de la grand-mère se trouve censurée, différée d’une année, mais à la différence de Proust, Modiano et Perec sont d’après Freud, et leur écriture témoigne d’une conscience aiguë du fonctionnement de l’inconscient. La disparition de Perec est naturellement le maître d’œuvre d’une telle conception de l’oubli : ici, la disparition, la censure du e entraîne un massacre généralisé, une souffrance sans cause apparente. Absence de lettre, lettre-trou, elle fait tout basculer dans le vide et dans l’oubli, tout en gardant les apparences de la normalité : « […] tout a l’air normal, tout aura l’air normal, mais dans un jour, dans huit jour, dans un mois, dans un an, tout pourrira : il y aura un trou qui s’agrandira, pas à pas, un oubli colossal, puits sans fond, invasion du blanc. »28 Chez Raczymow, l’oubli occupe une place moins prépondérante que chez Modiano ou Perec, mais Un cri sans voix est un roman tendu entre deux oublis, entre deux silences très différents. Le premier est l’oubli que cause un événement traumatique. Il ouvre le roman, c’est le suicide d’Esther : « Sa disparition ne provoqua chez nous aucun chagrin, en tout cas visible. » (CV 11) Chez la famille Litvak, cette mort violente n’a qu’un impact assez léger. Bien vite, la vie reprend le dessus, comme si de rien n’était : « Ce fut davantage encore 26
Rue des boutiques obscures, Gallimard Nrf, 1978, p. 11. Abréviation employée : RBO. 27 Dervila Cooke, Present Pasts, op. cit., p. 185. De manière nuancée, Cooke allègue également les multiples occurrences, ailleurs dans l’oeuvre, d’un hiatus semblable de douze années, qu’on peut mettre en rapport avec des périodes de vide au niveau autobiographique, comme après la mort de son frère Rudy, en 1957, ou après la disparition de son père en 1968 (cf. ibid. p. 187). 28 La disparition, L’imaginaire Gallimard, p. 31, mes italiques.
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Perec, Modiano, Raczymow
que l’oubli : rien n’avait eu lieu. Dans notre silence au sujet d’Esther, nulle volonté délibérée de ne plus évoquer son souvenir. [...] Il semblait si naturel, ce silence, si peu le résultat d’un effort, qu’il fallait croire qu’Esther, vraiment, n’avait jamais existé. » (CV 12) L’essence du traumatisme, dit Freud, c’est qu’il est causé par un événement si douloureux qu’il n’a pas pu être vécu, assumé par la conscience, c’est pourquoi il est (temporairement) effacé de la mémoire. Et pourtant, « un jour, la morte remonta à la surface. » (CV 12) Des événements extérieurs provoquent le retour du refoulé, donnant lieu à la recherche obsédée, par Mathieu, de la vie de sa soeur. Cependant, à l’autre extrême de ce roman-mémorial, celui-ci se referme également sur l’effacement et l’oubli. Mais il s’agit là d’un oubli qui a un tout autre caractère. Comme il existe un oubli d’avant le souvenir, il existe un oubli d’après le souvenir, qui l’absorbe et en même temps en prend congé. Dans l’épilogue d’Un cri sans voix, je l’ai montré29 , Mathieu décide, au terme de son enquête sur Esther, après lui avoir rendu hommage, de « tourner la page », et le livre écrit est paradoxalement l’instrument de cet oubli : en assignant à Esther sa place, qui est dans le livre, il l’expulse de lui-même, comme on exorcise un homme possédé par un dybbouk (auquel Mathieu se compare d’ailleurs à un moment de sa quête). Contrairement à l’oubli qui ouvre le roman, ce second oubli est bénéfique, salutaire et durable.
4. Le devoir de mémoire Face à l’oubli, et pour lui faire échec, s’érige le « devoir de mémoire ». Chez Perec, Modiano et Raczymow, le devoir de mémoire a peu à voir avec les monuments et les commémorations, il a lieu non dans la sphère publique mais dans l’intimité du texte littéraire. C’est là que chacun commémore ses morts, dans leur particularité, leur singularité absolue. Pour Raczymow, comme il le rappelle très clairement dans un essai récent, il s’agit tout d’abord de nommer les morts, afin de les arracher à l’anonymat. A propos de Modiano – mais la phrase s’applique tout autant à lui-même, il affirme : « l’écrivain se donne alors la tâche, comme une mission un peu sacrée, de renommer
29
Cf. I, ch. 3, § 3.
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l’anonyme, de désanonymer. »30 C’est ce que fait le protagoniste d’Un cri sans voix, en écrivant l’histoire d’Esther, et en recueillant les témoignages de sa famille. C’est aussi ce que se propose Raczymow, dans une veine plus directement autobiographique lorsque, dans Quartier libre, il renomme l’oncle Henri dont il tient son prénom : « Il figure dans le Livre de Klarsfeld. Il ne figure pas ailleurs sauf, parfois, dans mes livres à moi. C’est pour lui, entre autres, que je fais des livres, pour inscrire son nom : Heinz Dawidowicz. »31 D’ailleurs, les récits autobiographiques de Raczymow contiennent une foule d’autres noms provenant de ses familles paternelle et maternelle32. Pourtant, il ne faut pas en conclure que ses récits ne sont qu’une sorte de mémorial familial. L’ensemble de ses récits autobiographiques certes commémore une ou deux familles d’origine juive-polonaise, dans le Belleville d’après-guerre, mais ces familles sont représentatives d’un milieu, d’une ambiance : milieu populaire, ouvrier ou artisan, immigré juif-polonais, des années 50 et 60. C’est aussi à ce milieu, dont il est issu, que Raczymow rend hommage. D’ailleurs, ce « devoir de mémoire » ne se limite pas chez Raczymow à une famille, à un milieu. Comme on sait, il est également le biographe de figures isolées, souvent un peu oubliées, aussi diverses que Charles Haas (dans Le cygne de Proust), Maurice Sachs (dans la biographie homonyme) et Christian Didier, dans L’homme qui tua René Bousquet. Chez Perec, c’est surtout sur les figures disparues du père et de la mère que porte le devoir de mémoire. Si, dans W, il dit explicitement leurs noms et construit leurs biographies respectives, ailleurs il fait référence à eux de manière beaucoup plus indirecte, par des jeux complexes sur le nom et surtout par ce que, avec Bernard Magné, j’ai appelé des « aencrages » : repères à la fois textuels et autobiographiques, qui peuvent être thématiques (la récurrence de la thématique du vide, de la négation etc.) ou arithmétiques (comme les 30
« Mémoire, oubli, littérature : l’effacement et sa représentation », in Vivre et écrire la mémoire de la Shoah, op. cit., p. 57. 31 Quartier libre (Gallimard, 1995) p. 13. Heinz Dawidowicz figure également dans Le plus tard possible et, de manière oblique, dans Reliques (Gallimard, 2005, 32). 32 Contes d’exil et d’oubli (le grand-père, Simon Dawidowicz, le grand-oncle Noïoch Ochsenberg) ; Rivières d’exil (les mêmes, plus la mère, Anna, et la grand-mère, Mania Dawidowicz) ; Quartier libre, qui est construit autour du père, Etienne, et de la mère Anna ; Le plus tard possible, enfin, comme on l’a vu, reprend tous ces noms, et y ajoute celui du frère, Alain.
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nombres qui, dans Un homme qui dort et ailleurs, renvoient à la date de la disparition de la mère33). Rarement, le devoir de mémoire, la nécessité et en même temps l’impossibilité de commémorer, a pris une forme plus explicite que dans ce passage souvent cité de W : J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leurs corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie. (W, 59)
On verra plus loin les formes que prend cette commémoration impossible, qui passe par une écriture de la disparition34.Chez Modiano enfin, le devoir de mémoire prend une forme qui est proche à la fois de Raczymow et de Perec. On a souvent observé l’abondance des noms propres chez lui : tous ses romans sont truffés de noms propres, réels ou imaginaires, et qui plus est, dans un grand nombre d’entre eux, il s’agit d’une enquête visant à établir la biographie d’un inconnu35. C’est le cas de Harry Dressel dans Livret de famille, de Guy Roland dans Rue des boutiques obscures, d’Ambroise Guise dans Quartier perdu, et j’en passe. Dervila Cooke d’ailleurs considère l’œuvre dans son ensemble comme une œuvre de « fiction (auto)biographique » (comme l’indique le soustitre de sa monographie) : en effet le narrateur modianien – enquêteur, interprète, détective, scribe – est toujours le biographe de quelqu’un, et qui plus est, il transforme son lecteur en biographe et détective. Cependant, lorsqu’il s’agit du devoir de mémoire relatif aux victimes de la Shoah, c’est encore et toujours à Dora Bruder que nous sommes renvoyés. Comme on l’a vu, avec son livre, c’est en premier lieu la jeune fille inconnue – son nom, son histoire – que Modiano a voulu, au prix d’une longue enquête, arracher à l’oubli mais plus largement, l’ouvrage est également un mémorial qui rend grâces à tous les jeunes Juifs parisiens de son âge, arrêtés et déportés36. Dans l’œuvre de Modiano, Dora Bruder prend la même place centrale que la mère disparue chez Perec : elle est présente explicitement dans le roman qui porte son 33
Cf. I, ch. 1, § 4. Cf. II, ch. 6, § 1 & 3. 35 Cf. Dervila Cooke, Present pasts. Patrick Modiano’s (Auto)biographical Fictions, op. cit. 36 I, ch.. 2. 34
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nom, mais également de manière oblique, dérobée dans Voyage de noces où, par la voie romanesque, Modiano tentait déjà de « concentrer [son] attention sur Dora Bruder, et peut-être [...] élucider ou deviner quelque chose d’elle, un lieu où elle était passée, un détail de sa vie. » (DB 53) Nous avons montré les multiples relations intertextuelles entre Dora Bruder et W ou le souvenir d’enfance37. Si l’urgence du devoir de mémoire saute donc aux yeux, chez les trois auteurs, le poids de l’effacement et de l’oubli contrecarre cette exigence. Reste à savoir alors quelles sont les voies qu’emprunte la mémoire, et comment elles se jouent avec et contre Proust.
5. Le travail de la mémoire Au miracle proustien de la mémoire involontaire s’oppose, chez Perec, Modiano et Raczymow, ce qu’on pourrait appeler le travail de la mémoire, en empruntant le terme à l’entretien de Perec qui porte ce titre 38 . Certes, nous le verrons, la mémoire spontanée, involontaire, joue un grand rôle autant chez Perec que chez Modiano mais, plus que chez Proust, elle va de pair avec un travail de la mémoire : terme qui chez Perec prend le sens d’une recherche consciente, volontaire, d’une « mémoire active » (JN 82). C’est le cas pour le mécanisme des souvenirs de Je me souviens, décrit ici : « J’essaie de me souvenir, je me force à me souvenir. » (ibid.), et aussi du projet des Chambres, nous le verrons. Plus largement, dans le cas de W, le terme de « travail de la mémoire » se réfère au « travail autobiographique [qui] s’est organisé autour d’un souvenir qui, pour moi, était profondément occulté, profondément enfoui et d’une certaine manière, nié » (JN 83). C’est l’« exploration minutieuse » et la description des traces – photographies, documents – telle que Perec l’a menée pour W (JN 84). Compris comme une telle quête ou enquête, le terme de travail de la mémoire s’applique également à Modiano et à Raczymow. Alors que, dans la Recherche, la mémoire volontaire est assez vite écartée, comme étant improductive et stérile, fragmentaire, incomplète, elle joue un rôle important chez ces trois auteurs. Beaucoup des ouvrages commentés dans la présente étude, je le 37 38
I, ch. 5, § 5. In Je suis né, op. cit. Abréviation employée : JN.
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rappelle, ont la forme d’une enquête : Un cri sans voix de Raczymow est une enquête sur Esther et plus généralement sur le sort des Litvak pendant l’Occupation, impliquant une recherche de documents, de photographies, l’interrogation de témoins. Il en est de même du Cygne de Proust, qui est une enquête sur Charles Haas et sur son milieu. W ou le souvenir d’enfance de Perec – la partie autobiographique du roman – appartient le plus explicitement au genre de l’enquête, qui se prolonge dans les projets, restés inachevés, de Lieux et des « chambres où j’ai dormi ». De Modiano, enfin, il est difficile de citer un titre en particulier car presque tous ses romans appartiennent au genre de l’enquête. Cependant, il importe de rappeler que l’enquête, chez les trois auteurs, est inséparable de la rêverie (Modiano), de la « mémoire fictionnelle » (JN 85), ou encore de l’invention du passé (Raczymow).
La surimpression L’enquête, que l’on pourrait apparenter à la mémoire volontaire de Proust, est souvent déclenchée par une mémoire spontanée, proche de la mémoire involontaire proustienne. C’est surtout le cas chez Modiano, où on trouve un phénomène très proche du souvenir involontaire tel que le décrit Proust : la « surimpression ». Le terme provient de Modiano lui-même et il semble reprendre l’« impression » proustienne, qui est l’équivalent de la réminiscence. La surimpression est le fait qu’un événement, ou un visage, une sensation, une atmosphère, un nom ou une localité du présent fait un instant fusion avec un phénomène semblable dans le passé, qu’il fait par la même revivre. Le protagoniste de Vestiaire de l’enfance, Jimmy Sarano, s’est réfugié, sous un faux nom, dans une ville indéterminée et lointaine qui est pour lui une sorte de « Suisse du cœur » : il y vit « dans une sorte d’intemporalité – ou plutôt [...] de présent éternel. » 39 C’est cette béatitude de l’oubli que viendra rompre l’apparition d’une jeune femme dont le visage lui rappelle quelque chose : « Il me semblait déjà avoir vu son visage, mais où ? » (VE 12) En première instance donc, rien d’autre qu’une sensation de déjà vu. De même que le narrateur proustien devra répéter plusieurs fois l’ingurgitation du thé 39
Vestiaire de l’enfance, Gallimard Nrf 1989, p. 37. Abréviation : VE.
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avec la madeleine, avant de pouvoir identifier son impression, il faudra à Jimmy Sarano des rencontres répétées avec la jeune femme avant qu’un déclic n’ait lieu. Celui-ci a lieu, fort proustiennement, pendant le demi-sommeil : il a alors une vision du visage de la jeune femme qui « se détache maintenant sur un fond de velours bleu et je ne sais plus si je le vois dans mon sommeil ou si je suis encore éveillé. » (VE 68) Or c’est ce fond de velours bleu qui permettra à Jimmy Sarano d’identifier la jeune femme : « Mais ce visage est celui d’une enfant que j’ai connue il y a longtemps. Son prénom n’était-il pas : Marie, comme l’autre ? » (ibid.) Comme chez Proust encore, une personne est inséparable du lieu qu’elle habite, comme un cadre dont elle ne peut être détachée et qui lui confère son identité (que l’on songe aux jeunes filles en fleur qui se détachent sur un autre fond bleu, celui de la mer). Le visage de la jeune femme actuelle fait donc fusion avec celui, vingt ans auparavant, de la petite fille d’une amie de sa mère, dont Jimmy Sarano avait été le gardien. Pourtant, après tant d’accords parfaits, il y a une différence de taille avec Proust : c’est que chez Modiano, le moment présent ne coïncide jamais entièrement avec le moment passé. La Marie de l’hôtel Alvear est-elle la petite fille rencontrée à Paris vingt ans auparavant ? Voilà qui demeurera à jamais incertain. Chez Proust, la madeleine certes exige un certain travail de la mémoire mais au terme de celui-ci, le souvenir jaillit avec une clarté et une certitude absolues : « Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin, à Combray... etc. »40 Cela est plus encore le cas pour les autres souvenirs involontaires, surgis à la fin de la Recherche, dans « L’adoration perpétuelle ». Ainsi pour le pavé mal équarri, qui suscite « une vision éblouissante et indistincte » (RTP, IV, 446) : « Et presque tout de suite je la reconnus, c’était Venise [...] » (ibid., mes italiques). Rien de tel dans Vestiaire de l’enfance. Tout au long du roman, les souvenirs spontanés affluent, se précisent, ramenant le narrateur à sa propre enfance et aux rapports complexes à sa mère, mais rien n’est tranché, tout demeure dans le flou, dans l’incertitude : « C’était la même lumière de fin de jour, en été, lorsque je surveillais, de la fenêtre de chez sa mère, la petite qui faisait rebondir son ballon sur le trottoir de l’avenue Junot. Tout se confondait par un phénomène 40
A la recherche du temps perdu, Gallimard, Pléiade, 1987, vol. I, p. 46, mes italiques. Dans la suite, j’emploierai des abréviations sur le modèle suivant : RTP, I, 37.
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de surimpression – oui, tout se confondait et devenait d’une si pure et si implacable transparence... » (VE 144-145, mes italiques). De même, dans Rue des boutiques obscures, l’identité entre Guy Roland et Pedro Stern demeurera à jamais incertaine, malgré la masse de souvenirs involontaires qui surgissent dans la seconde moitié du roman.41 Il n’est pas étonnant alors que la mémoire modianienne n’ait rien du bonheur de la mémoire proustienne. Si le goût de la madeleine provoque « un plaisir délicieux [...], isolé, sans la notion de sa cause » (RTP I, 46), que le narrateur n’hésite pas à qualifier de « puissante joie », de « félicité » (ibid.), rien de tel chez Modiano. L’impression de déjà vu suscite une sensation d’inquiétante étrangeté, un malaise. Ce malaise a au moins deux causes. D’abord, la surimpression ne fait surgir qu’un souvenir incomplet, incertain, elle suscite un sentiment non de plénitude, comme chez Proust, mais de vide : « La sensation de vide m’a envahi, encore plus violente que d’habitude [...] il y avait une telle absence dans l’air... De tout ce que j’ai pu éprouver au cours des années où j’écrivais mes livres à Paris, cette impression de vide et d’absence est la plus forte. » (VE 95-96) Mais il y a aussi une autre raison au malaise qui accompagne la mémoire. C’est que la surimpression, où le passé surgit dans le présent sans jamais coïncider avec lui, provoque un clivage, une dissociation au sein du sujet. C’est le cas pour le protagoniste de Vestiaire de l’enfance. Les diverses surimpressions qui font resurgir le passé font que le protagoniste sera désormais non seulement le Jimmy Sarano actuel, mais aussi le moi qu’il a voulu oublier en se réfugiant dans cette île : Jean Moreno, un Parisien qui s’est exilé « pour m’alléger d’un poids qui augmentait au fil des années et d’un sentiment de culpabilité que j’essayais d’exprimer dans mes livres. » (VE 48). Culpabilité du fait d’avoir, suite à un accident d’automobile, quitté la voiture qui s’enfonçait dans l’eau, en abandonnant son compagnon ? (ibid.) ? C’est là le rêve qu’il a fait pendant longtemps. Le lecteur pourra donc aisément supposer que suite à cet accident, sa vie mais aussi son moi se sont brutalement clivés. Mais cela, de manière typique, Modiano ne le dit pas.
41
Cf. II, ch. 6, § 3.
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L’hypermnésie La dissociation du moi, comme on le sait, est aussi au centre du travail autobiographique qu’est W ou le souvenir d’enfance42. Elle s’origine, comme chez Modiano, dans une amnésie, un trou de mémoire, à laquelle Perec oppose ce qu’on a appelé une hypermnésie : une obsession de la mémoire, une mémoire obsessive qui vise à tout retenir, tout archiver, lieux, noms, et jusqu’aux plus menus événements quotidiens 43 . Comme le remarque Claude Burgelin, « l’amnésie a été colmatée par une impressionnante hypermnésie » 44 . Le projet des « Lieux où j’ai dormi » – plusieurs fois décrit, mais dont Perec n’a exécuté que quelques fragments – est l’exemple par excellence d’une telle entreprise. Cette tentative de faire l’inventaire exhaustif de toutes les chambres où il a dormi, plusieurs commentateurs l’ont interprétée à partir de l’impossibilité pour Perec de se rapporter à la mort de sa mère dans les chambres à gaz. Pour Régine Robin, « la fétichisation des lieux chez Perec est liée à une chambre impensable, infigurable, chambre de mort, vouée à la mort, celle précisément dans laquelle la mère a disparu. » 45 Par le biais de l’essai-pastiche que Perec, avec Harry Mathews, fit du texte d’Abraham et Torok sur l’incorporation et l’introjection46, elle rapporte cette chambre à la crypte où le mélancolique enferme à jamais son deuil. Claude Burgelin, à quelques années de distance, reprend et développe l’idée d’un Perec cryptophore et lit les chambres dans ce sens, comme une image de la chambre absente qui est celle de la mort de la mère : « C’est toujours à la chambre de mort où a péri Cyrla Szulewicz qu’on en revient. [...] Cette chambre de mort serait devenue crypte creusée et enterrée en lui.
42
Sur ce clivage du moi, qui résulte en une identité duelle, chez Perec comme chez Modiano, cf. II, ch. 6, § 2. 43 Cf. par exemple la « Tentative d’inventaire des aliments liquides et solides que j’ai ingurgités au cours de l’année mil neuf cent soixante-quatorze », in L’infra-ordinaire, Seuil, 1989. 44 Les dominos de Monsieur Lefèvre, op. cit., p. 77. 45 R. Robin, « Georges Perec. ‘Je ne parle pas la langue que mes parents parlèrent’ », in Le deuil de l’origine. Une langue en trop, la langue en moins, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1993, p. 220. 46 Perec & Mathews, « Roussel et Venise », repris dans Cantatrix sopranica, est un pastiche de Nicolas Abraham et Maria Torok, « Deuil ou mélancolie. Introjecter/incorporer », repris dans L’Ecorce et le noyau, Aubier-Flammarion, 1978.
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Lieu du deuil à jamais impossible à élaborer [...] »47. Or, si les deux commentateurs en arrivent à la même conclusion, c’est qu’ils puisent tous deux à la même source : il s’agit des écrits de Pontalis sur « le cas Perec ». Leur interprétation des chambres est basée sur un bref passage de L’amour des commencements, de Jean-Baptiste Pontalis, dénué de toute ambiguïté : « les chambres de Pierre : plus je les voyais remplies d’objets, plus elles me paraissaient vides [...]. Il n’y avait là que des reliques. Il n’y avait personne [...] La mère de Pierre avait disparu dans les chambres à gaz. Sous toutes ces chambres vides qu’il n’en finissait pas de remplir, il n’y avait que cette chambre-là. [...] Sous toutes ces reliques, une mère perdue sans laisser de traces. »48 Sans vouloir écarter a priori l’interprétation de Pontalis, on peut constater que ni Robin ni Burgelin ne soumettent les textes des chambres à une analyse plus approfondie, ce qui eût pu les mener à une toute autre perspective. Et si, au lieu de renvoyer à cette image terminale et impossible de la chambre à gaz, les chambres étaient une référence à cet autre lieu « oublié », la chambre de la première enfance, rue Vilin, lieu qui était loin d’être vide, où l’union du fils et de la mère était encore en place ? Il faudrait à ce moment-là se demander pourquoi cette chambre d’enfance a été évincée par la mémoire : évincée par le traumatisme que fut la déportation de la mère ? et donc indirectement par cette autre chambre, la chambre à gaz ? Cependant, sauf les spéculations de Pontalis, rien ne nous prouve que c’est à cela que renvoie le projet des chambres. Mettre en valeur la référence à la chambre d’enfance, absente, c’est aussi faire une lecture plus proustienne des chambres, plus proche donc de l’intertexte qui marque cet ensemble. Le but premier du projet des chambres est proche de celui de Lieux : c’est celui, bien proustien, de faire resurgir un passé oublié. Dans Lieux, en essayant tantôt de décrire l’état actuel d’un lieu (le « réel »), tantôt de faire resurgir des souvenirs liés à ce lieu, et cela pendant douze années de suite, Perec tente de forcer la mémoire, de la débusquer du trou où elle se tapit.49 C’est le même espoir qui anime le projet des chambres. Dans un article récent, « Perec et Proust : le travail de la mémoire », Danielle Constantin a, la première, fait l’analyse du 47
Les dominos de Monsieur Lefèvre, op. cit., p. 141. Jean-Baptiste Pontalis, L’amour des commencements, Gallimard, 1986, cité par Régine Robin, op. cit., p.219. 49 Cf. II, ch. 4, § 3. 48
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dossier génétique du projet des chambres, en le différenciant de ce que, à la suite de Gérard Genette, elle appelle les « épitextes » : les textes programmatiques et descriptifs sur le projet des chambres, tel celui dans Espèces d’espaces50. Bien que je m’en tienne, dans ce qui suit, aux « épitextes », mes conclusions rejoignent souvent les siennes. Le chapitre « La Chambre », dans Espèces d’espaces, est un des textes les plus importants où Perec présente et décrit des fragments de son travail sur les chambres. Le texte s’ouvre par un double constat : « Je garde une mémoire exceptionnelle, je la crois même assez prodigieuse, de tous les lieux où j’ai dormi, à l’exception de ceux de ma première enfance – jusque vers la fin de la guerre – qui se confondent tous dans la grisaille indifférenciée du dortoir de collège. » (EE 43) En apparence, la « mémoire prodigieuse » prédomine : elle est en tête de la phrase, et l’oubli semble occuper une place secondaire, comme l’exception à la règle. Il est presque banalisé, comme si ces quelques années de la « première enfance » étaient de peu de conséquence. En vérité, c’est l’inverse, comme on sait : c’est la « mémoire trouée », l’amnésie pour tout ce qui touche à la première enfance qui, chez Perec, a mené à un excès de mémoire (hypermnésie) pour ce qui est de tout le reste, de tout ce qui est venu après. Hypermnésie qui n’est pas seulement à lire comme une compensation, mais aussi comme un accès que Perec tente de s’ouvrir vers ce hiatus de sa mémoire. En faisant l’inventaire de « tous les lieux où j’ai dormi », en aspirant à l’exhaustivité, comment ne pas espérer qu’un déclic se fera, que par un prodige quasi proustien, surgira la chambre oubliée, celle de la rue Vilin ? Cependant, « la guerre, les camps » n’ont pas seulement oblitéré cette chambre-là, celle où l’union avec la mère était encore en place, mais aussi, comme le dit la citation, celles qui ont immédiatement suivi : chambres de pension ou de dortoir où, de 1942 à 1944, planqué, Perec était coupé de toute famille, isolé. A l’origine, une chambre heureuse, habitée, et ensuite, des chambres malheureuses, indifférenciées : c’est là ce qui a déclenché le travail sur les chambres, mais en même temps ce qui rend ce travail à jamais impossible. En effet, et Perec le savait, l’accumulation de chambres ne
50 Danielle Constantin : « Perec et Proust : le travail de la mémoire », à paraître dans Mémoire et culture, sous la direction de Claude Filteau et Michel Beniamino, Presses Universitaires de Limoges. Je remercie Danielle Constantin de m’avoir communiqué la version manuscrite de cet article.
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pouvait mener à la seule chose qui importât : la résurrection de la chambre de la première enfance Au moment où il écrit Espèces d’espaces, cependant, Perec a l’air d’avoir confiance en son projet. Dans une phrase elle-même de style proustien, il souligne la facilité du travail de mémoire autour des chambres : Pour les autres [c’est-à-dire les chambres d’après la guerre], il me suffit simplement, lorsque je suis couché, de fermer les yeux et de penser avec un minimum d’application à un lieu donné pour que presque instantanément, tous les détails de la chambre, l’emplacement des portes et des fenêtres, la disposition des meubles, me reviennent en mémoire, pour que, plus précisément encore, je ressente la sensation presque physique d’être à nouveau couché dans cette chambre.51
Chez Proust, on le sait, il s’agit d’une mémoire du corps : « la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi. » (RTP I, 6) Même phénomène chez Perec : « La seule certitude coenesthésique de mon corps dans mon lit [...] réactive ma mémoire [...], « ici, le seul fait de savoir [...] que mon lit était à ma droite [...] fait surgir un flot de détails. » (EE 46) Le procédé est simple, a l’air de dire Perec, et il donne lieu à un afflux de souvenirs. Le passé ressuscite non comme passé, mais comme présent, il redevient un instant présent, il est revécu dans sa dimension physique. Tout cela est très proustien et en effet, Perec aime à laisser croire au lecteur que son projet « ne voudrait rien être d’autre que le strict développement des paragraphes 6 et 7 du premier chapitre de la première partie (Combray) du premier volume (Du côté de chez Swann) de A la recherche du temps perdu. » (EE 47). L’espace, dit encore Perec, « fonctionne chez moi comme une madeleine proustienne » (ibid.) 52 . Pourtant, plusieurs aspects importants de cette expérience séparent Perec de Proust. 51 Cette phrase reprend la fin de la phrase suivante de Proust : « Et avant même que ma pensée [...] eût identifié le logis [...], lui – mon corps – se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais [...] » (RTP I, 6). 52 Danielle Constantin souligne à juste titre qu’il ne s’agit pas ici d’une « croyance en l’hégémonie de la mémoire involontaire, mais bien plutôt que la chambre perecquienne, comme la forme en expansion de la coquille Saint-Jacques qui moule le petit gâteau, ressuscite par métonymie tout le contexte spatio-temporel [...] », art. cit., p. 8.
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D’abord, le contexte et les conditions de cette expérience ne sont pas les mêmes. Chez Proust, il y a un contexte naturel, celui des demi-réveils, du « miracle » de la résurgence de la conscience et de la mémoire au sortir du sommeil. Le Dormeur éveillé se demande où il est, qui il est, et la mémoire du corps lui offre une première série de réponses. Rien de tel chez Perec, où la situation de départ est purement artificielle, elle est créée afin de stimuler la mémoire. Significativement, il n’y a ni sommeil ni réveil mais une simulation de sommeil, par le fait de s’étendre « quelques instants » et de fermer les yeux (EE 46). Attitude assez proche en fait de celle de l’analyse, où l’analysant s’étend, ferme les yeux (ou fixe le plafond, comme Perec l’a décrit dans « Les lieux d’une ruse ») et laisse libre cours à ses associations. Alors que la mémoire du corps de Proust est un procédé spontané, une forme primitive de mémoire involontaire, il s’agit chez Perec d’un procédé délibéré, du moins en ses débuts (« fermer les yeux et penser avec un minimum d’application à un lieu donné [...] »)53. Il y faut une certaine tension de la volonté et c’est en quoi les rêveries de Perec sont plus proches du passage qui suit immédiatement les demi-réveils, dans Combray, d’ailleurs communément appelé « la rêverie des chambres » : « [...] je finissais par me les rappeler toutes [les chambres] dans les longues rêveries qui suivaient mon réveil » (RTP I, 7). Une autre différence touche à la nature et à la qualité de ces souvenirs. En se basant sur les esquisses qui se trouvent dans le dossier génétique, Danielle Constantin souligne à juste titre la pauvreté de ces souvenirs : « bribes de souvenirs, fragments du passé, détails anodins, fugaces, banals [...] » 54 . Le projet des chambres marque en fait un « échec de la mémoire »55 et c’est ce qui, à mon sens, le rapproche du projet de « Lieux » : là aussi, en étudiant le dossier génétique, Philippe Lejeune a constaté l’extrême pauvreté des souvenirs56. En outre, il y a une différence nette quant à la nature de ces souvenirs. Chez Proust, la première chambre qui renaît grâce à 53
Cf. Danielle Constantin, art. cit. : « le travail prérédactionnel [...] suggère la pratique d’une mémoire artificielle, une ‘mémoire exercée’, pour reprendre l’expression de Paul Ricoeur », bref d’un « art de la mémoire » (art. cit., p. 10). 54 Art. cit., p. 8. 55 Ibid., p. 9. 56 Cf. « Vilin Souvenirs. Georges Perec, par Philippe Lejeune », art. cit. Cf. à ce propos, infra, II, chap. 4, § 3.
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cette mémoire du corps est celle de Combray, et elle occupe largement un alinéa (RTP I, 6). Suit celle de Tansonville, qui est elle aussi étroitement liée à Combray, donc à l’enfance, même si le souvenir date de l’âge adulte. Mais chez Perec, nous l’avons vu 57 , un « Combray » est justement ce qui fait cruellement défaut, et cet oubli est la raison d’être du travail sur les chambres. Faute de pouvoir évoquer la chambre de sa première enfance, rue Vilin, Perec a « entrepris [...] de faire l’inventaire, aussi exhaustif et précis que possible, de tous les Lieux où j’ai dormi » (EE 47), et il en a recensé « près de deux cents » (ibid.). Au défaut de la mémoire, il supplée donc par la quantité, mais aussi par la classification, autre forme de maîtrise. Dans le dossier génétique, Perec a projeté une classification géographique 58 mais, dans Espèces d’espaces, il rêve à d’autres critères de classification, et projette une véritable « typologie des chambres à coucher » (EE 48). Relevons seulement que le seul ordre de classification qu’il exclut est l’ordre chronologique (ibid.). La raison, passée sous silence, pourrait être qu’en adoptant un tel ordre, l’absence de la chambre primitive apparaîtrait de manière trop évidente. Pour Perec donc, nul « miracle » de la mémoire involontaire, je crois l’avoir assez montré. La mémoire perecquienne est un « travail de la mémoire », un dur labeur de la mémoire. Dans l’entretien qui porte ce nom, le terme est d’ailleurs bientôt suivi de celui d’« anamnèse ». C’est dire que, dans le contexte perecquien, il ne s’agit pas d’un simple travail d’enquête mais qu’il faut donner au terme de « travail » son sens psychanalytique : il est en fait l’équivalent du « Erinnerungsarbeit » freudien, travail au sens d’une transformation de matériau psychique (comme dans le « travail de deuil »), qui s’effectue dans le cadre de l’analyse, et qui présuppose la collaboration de l’analysant. Le terme de travail s’oppose ici à la compulsion de répétition : il consiste non à se livrer au flot répétitif, obsessionnel, des souvenirs mais à effectuer un travail conscient, critique sur le souvenir, une « perlaboration ». Ce travail conscient est très net dans le cas de Je me souviens, ensemble de « micro-souvenirs » collectifs. Plus encore que dans le cas des chambres, il s’agit ici de « souvenirs qui sont provoqués » (JN 57 58
Cf. ce ch., § 1. Cf. D. Constantin, art. cit., p. 6.
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81), par un processus conscient, voulu : « pour moi, tout cela c’est une sorte de mémoire active. J’essaie de me souvenir, je me force à me souvenir. » (JN 82). Pour ce qui est de W ou le souvenir d’enfance, Perec souligne également la dimension de travail qui lui est sousjacente : cette « autobiographie de l’enfance s’est faite à partir de descriptions de photos [...]. En fait elle s’est faite à travers une exploration minutieuse, presque obsédante à force de précisions, de détails. » (JN 84) Décrire, analyser, décomposer : « à travers cette minutie dans la décomposition, quelque chose se révèle. » (ibid.), tout en restant profondément occulté, car « Tout le travail d’écriture se fait toujours par rapport à une chose qui n’est plus, qui peut se figer un instant dans l’écriture, comme une trace, mais qui a disparu. » (JN 91) A la différence de Proust, l’écriture perecquienne fait resurgir non le passé lui-même, « l’édifice immense du souvenir », mais uniquement sa trace.
Chapitre 6
Une remémoration qui passe par les lieux : Rue des boutiques obscures et W ou le souvenir d’enfance
Trois années seulement séparent W ou le souvenir d’enfance (1975) et Rue des boutiques obscures (1978). Proches dans le temps1, ces deux romans sont également très proches quant à leur thématique : celle de l’amnésie et du lent travail de construction de la mémoire. Tous deux, ils mettent en scène un protagoniste qui a perdu la mémoire. Au « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance » du moi autobiographique de W semble répondre le « Je n’ai aucune mémoire, monsieur » de Guy Roland, dans le roman de Modiano. A cette différence près, essentielle, que W comporte une partie ouvertement autobiographique alors que Rue des boutiques obscures se présente explicitement comme roman2. Dans le roman de Modiano, la dimension autobiographique est présente de manière beaucoup moins directe. Comme nous le verrons, il met en scène une vie inventée non de Modiano lui-même 1
Dans Les parties de domino (op. cit., pp. 157-160), Claude Burgelin consacre plusieurs pages intéressantes aux ressemblances frappantes entre W et Villa Triste, romans, cette fois, publiés la même année 1975 : le narrateur apatride, déserteur et vivant sous un pseudonyme du roman de Modiano resemble en effet comme un frère à Gaspard Winckler, il souffre de la même « pathologie de la mémoire », des mêmes « balancements entre amnésie et hypermnésie sélective ». C’est dire que Modiano n’est nullement le disciple de Perec, mais plutôt son contemporain ; il élabore, au même moment, une problématique semblable (mais non identique). Cependant, dans Rue des boutiques obscures, la problématique de la mémoire et de l’oubli est beaucoup plus élaborée que dans Villa Triste, d’où le choix de ce roman dans ce chapitre. 2 L’édition Nrf porte le titre « roman » ; et qui plus est, la figure du narrateur ne porte pas le nom de l’auteur, comme dans les autofictions comme Livret de famille ou Remise de peine. Dans son essai sur Modiano, Dervila Cooke est la première à faire une distinction claire entre ces deux genres de textes chez Modiano : d’une part les récits autofictionnels, de l’autre les romans à thématique autobiographique, cf. Present Pasts, op. cit., p. 75-76.
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mais de son père. On revient là à la différence de génération qui sépare Perec et Modiano : le premier est un survivant en quête de son propre passé, le second, né après, ne peut être en quête que d’un passé emprunté, celui de son père. Cela n’empêche pas que les deux textes suivent la même voie : celle de l’imagination, de l’invention et de la création du passé. Cette construction a lieu non seulement au niveau du récit fictionnel – histoire de Gaspard Winckler, dans W, histoire de Guy Roland, dans le roman de Modiano – mais également au niveau du récit autobiographique de W. Si l’autobiographie, chez Perec comme chez Modiano, passe par la fiction, il y a une différence de taille entre les deux textes. Elle touche à la forme. Chez Perec, avec l’enchevêtrement du récit de fiction et du récit autobiographique, la structure compliquée de correspondances, de « sutures » entre les deux, nous sommes encore en plein dans la modernité, dans la littérature expérimentale. Car si cette double structure interrompt sans cesse le récit, le brisant en mille fragments épars, en même temps, par sa symétrie, elle semble aspirer à l’unité : les deux fils de l’histoire sont complémentaires, ils tissent un réseau, comme le dit Perec (W 14). Or chez Modiano, rien de tel. Après l’expérimentation caractéristique de ses premiers romans, il est revenu ici à une forme classique, peu remarquable en fait, mais qui a l’avantage d’être élastique et ouverte. Cependant, comme Jacques Bersani l’avait remarqué dès l’époque de Villa Triste, ce classicisme est pure apparence, vernis qui cache une subversion de la forme traditionnelle du roman 3 . Dans Rue des boutiques obscures, cette subversion se traduit notamment par une parodie du roman policier et de l’enquête qui la caractérise. On y trouve un élément ludique qui allège le sérieux de la quête de soi. Comme l’a bien montré Dervila Cooke dans son essai récent, il y a une auto-ironie certaine chez Modiano qui, en accumulant les indices et les coïncidences, en manipulant son lecteur, souligne le caractère construit, littéraire de l’enquête de Guy Roland, tournant par la même en dérision les autres récits autobiographiques de Modiano4.
3 J. Bersani, « Patrick Modiano, agent double », Nouvelle Revue française, no. 298, novembre 1977, p. 78. Sur la question de la modernité de Modiano, cf. aussi infra, Prologue § 4.3. 4 D. Cooke, Present Pasts, op. cit., p. 178 sq.
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1. Romans du père et de la mère ? Le titre de Modiano, comme souvent, est à lire à plusieurs niveaux. Comme l’ont souligné plusieurs commentateurs, il contient un clin d’oeil à Perec, à La Boutique obscure, son livre sur les rêves5. Ce titre annonce le rôle des rêves, de la rêverie dans le roman de Modiano : en effet, il n’est pas sûr que Guy Roland, par son enquête, retrouve le passé ; n’est-il pas plutôt en train de le rêver, de l’inventer ? C’est l’imagination, et non le réel, qui fournit la clef du mystère à résoudre. Le terme de « boutique obscure » est peut-être aussi une référence au fait que, chez Modiano, le mystère – ici celui de l’identité de Guy Roland – reste insoluble. Et la clef s’en trouve, justement, rue des Boutiques Obscures, à Rome – lieu lié à la mélancolique figure de l’ex-roi Farouk d’Egypte qui, dans Livret de famille, y donne rendezvous au narrateur pour se gaver de sandwiches (cf. LF 148)6 ! A un autre niveau, qui dit rêve dit inconscient. Le titre annonce également le rôle de l’inconscient, autre correspondance avec Perec : comme celui-ci dans La boutique obscure ou dans W, Modiano est en quête de ce qui a été censuré dans l’amnésie, « oublié » dans le traumatisme. Si, chez Modiano, l’enquête est inséparable de la rêverie et de l’imagination, on comprend pourquoi elle passe par la fiction et le roman. Chez Perec, on voit un même détour par la fiction afin de réveiller la mémoire : l’histoire de l’île de W, inventée à dix ans et réinventée à quarante, en conjonction avec les fragments autobiographiques, est la seule manière pour Perec de reprendre contact avec son histoire. La question qui se pose alors est celle de la dimension autobiographique des deux romans. Dimension tout à fait claire chez Perec, qui l’affirme ouvertement dans les chapitres autobiographiques de W. Chez Modiano, les choses sont moins nettes, du moins dans Rue des boutiques obscures, qui se présente comme une œuvre de pure fiction, mettant en scène un protagoniste qui, contrairement à bien d’autres romans de Modiano, n’est pas un alter ego qui porte jusqu’à son nom et prénom. Une histoire inventée donc ? Ce serait fermer les yeux devant un certain nombre d’indices, de correspondances frappantes : Pedro 5
La boutique obscure. 124 rêves, Denoël, 1973 ; cf. D. Cooke, op. cit., p. 178. La rue des Boutiques obscures, qui constitue l’une des limites de l’ancien ghetto de Rome, est également une référence à la judéité de Jimmy Pedro Stern alias Pedro McEvoy.
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Stern, en qui Guy Roland croit se reconnaître, est, comme le père de Modiano, né à Salonique en 1912, il est de nationalité grecque comme lui (RBO 152). Comme Albert Modiano encore, l’Occupation fait de lui une bête traquée, l’obligeant à prendre un faux nom et en fin de compte à se réfugier à Mégève, en vue de passer la frontière suisse. Sa judéité ne se trouve nulle part mentionnée, elle est à la fois absente et présente dans la combinaison (qui caractérise également le nom d’Albert Modiano et de son fils) entre un prénom non-juif, espagnol même, et le nom de famille Stern qui, comme l’a remarqué Charlotte Wardi, nous ramène à la « place de l’étoile » 7 . Comme le montre également Alan Morris, la dimension autobiographique est renforcée par les correspondances implicites entre Rue des boutiques obscures et le roman qui le précède immédiatement : Livret de famille. Morris souligne la similitude entre le prénom emprunté de Guy Roland et celui assumé par le père de Modiano pendant l’Occupation : Guy Jaspaard de Jonghe (LF 12). En outre, dans Livret de famille, le narrateur découvre que ses parents se sont mariés en 1944 à Mégève et se demande pourquoi. Pourquoi ne pas considérer le roman qui suit comme une réponse – imaginaire – à cette question, donc comme une vie imaginaire de son père ?8 Comme semble également l’indiquer la dédicace « Pour Rudy. Pour mon père », Rue des boutiques obscures est, comme Les boulevards de ceinture, un roman du père, où Modiano, à travers un personnage romanesque, se glisse dans la peau du père afin de découvrir, de rêver le passé de celui-ci, qu’il ignore. Dans ce contexte, on ne s’est jamais demandé pourquoi Modiano met en scène son père comme un amnésique en quête d’identité. L’amnésie ferait-elle référence au silence observé par le père sur son passé, à son refus ou son impossibilité de rien transmettre à son fils ? Dans ce cas, avec Rue des boutiques obscures, Modiano à la fois tente de comprendre le sens de ce silence et de lui trouver une alternative imaginaire : celle d’un 7 Selon Ch. Wardi, la « spécificité juive » du narrateur est révélée « par le nom symbolique, vrai patronyme du narrateur, Stern, qui signifie étoile, étoile jaune comme dans La place de l’étoile et dont la lumière le guide. » (« Mémoire et écriture dans l’oeuvre de Patrick Modiano », Les Nouveaux Cahiers, no. 80, printemps 1985, p. 46). Mais comment être sûr que Stern est le « vrai patronyme » de Guy Roland ? Cela, justement, le roman ne nous le confirme pas. 8 A. Morris, Patrick Modiano, op. cit., p. 87: « the memories of the années noires which, through Guy, Modiano recalls are those which belong to his father, or those which might well belong to him. »
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personnage qui, contrairement au père réel de Modiano, tente de briser ce silence et de retrouver son propre passé. Cependant, Rue des boutiques obscures n’est pas seulement un roman du père, mais aussi de la mère, et là, un autre parallèle s’esquisse avec W, car la disparition de la mère est le point de fuite des deux romans. Si un parallèle apparaît ici, le thème révèle également toute la distance qui sépare Modiano de Perec. C’est, encore une fois, ce qui distingue l’expérience du survivant de celle de la génération d’après, vouée à réinventer, par l’imagination, des événements qu’elle n’a pas vécu. Pour Perec en effet, la disparition de la mère est un fait incontournable, une donnée historique. C’est, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Manet van Montfrans, « la contrainte du réel » : la contrainte première, dont toute son œuvre est une élaboration. Dans W, il la met en scène de multiples manières, dans les chapitres autobiographiques comme dans les chapitres fictionnels. Chez Modiano par contre, nulle « contrainte du réel » sur ce plan strictement autobiographique : sa mère Luisa Colpeyn, non-juive, n’est pas en danger pendant l’Occupation, à laquelle elle survit sans problème. Elle est bien un des modèles du personnage de Denise Coudreuse, avec qui elle partage l’initiale de son nom de famille : C. Non-juive comme la mère de Modiano, Denise partage pourtant le sort de son compagnon Pedro Stern, persécuté, en se réfugiant avec lui à Mégève et se trouve par là elle-même en danger. Lorsque Pedro et elle tentent de passer la frontière suisse, ils sont victimes d’un passeur collabo qui les sépare et à partir de ce moment-là, Denise disparaît de la circulation. C’est surtout par cette disparition sans traces que son sort est proche de celui de la mère – des mères – dans W. Mais avant d’y venir, il faut se demander pourquoi une telle mise en scène de la figure de la mère, chez Modiano. Est-ce une image radicale du rôle évanescent – c’est le moins qu’on puisse dire – que joua la mère pour l’enfant Modiano ? Là encore, on songe à Remise de peine et à tant d’autres récits où la mère, absente, néglige l’enfant, où elle disparaît pendant des mois sans laisser d’adresse. La mère disparaît, le père est un amnésique, qui finit par disparaître lui aussi, le petit frère meurt prématurément : voilà qui pourrait expliquer que l’enfant, né après, se sente absolument coupé du passé et que, se glissant dans la peau du père, il parte à la recherche de ce passé, tentant de vaincre l’amnésie, la neige blanche de l’oubli et de la disparition.
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Loin de faire le récit de la Shoah, les deux romans y font allusion par la figure de la disparition, du blanc. Chez Perec comme chez Modiano, nous l’avons vu, la Shoah c’est le blanc, c’est un trou, une omission, une absence qui s’impose par son absence même. Pour écrire cette disparition, ils se servent de multiples procédés formels. Tout d’abord, il y a le blanc qui s’impose à la place du récit des événements. Dans W, comme on sait, le récit autobiographique s’interrompt au chapitre X, après le récit du départ de Georges (W 76-77). Les quelques détails sur le sort de la mère ont déjà été consignés plus haut, au chapitre VIII : sa tentative de passer en Zone Sud, les dates de son internement à Drancy et de sa déportation (W 48-49). Demeure le constat de l’ignorance totale quant à ce qui s’est passé après. Même le camp où elle a péri demeure inconnu (W 57) : « Nous n’avons jamais pu retrouver de trace de ma mère ni de sa soeur » (ibid.). Cette absence de traces et ce vide ne sont pas seulement constatés, mais encore et surtout, ils sont inscrits dans le texte sous la forme des points de suspension qui séparent la première et la seconde partie. Ces points de suspension ont été amplement commentés par les critiques. Selon Manet van Montfrans, ils renvoient, dans le récit autobiographique comme dans le récit fictionnel, à un changement de lieu qui n’est pas raconté, dont ils constituent l’indice. Dans le premier cas, il s’agit du voyage de l’enfant de Paris à Villard ; dans le second, le lecteur passe sans transition de l’Allemagne à la Terre du feu, et en plus Gaspard Winckler « disparaît et cède le pas au narrateur hétérodiégétique qui entame la description de l’île de W ».9 Van Montfrans signale par là même le paradoxe d’un « récit de voyage » qui « passe tout simplement sous silence le déplacement des personnages-narrateurs »10. Comment expliquer ce paradoxe ? Peut-être marque-t-il l’impossibilité de raconter cet autre voyage qui, structurellement, ne saurait être raconté : celui de la déportation de la mère vers Drancy et Auschwitz ? Dans le récit fictionnel, il y a un élément qui semble le confirmer, c’est le récit de la mort horrible de Caecilia, lors du naufrage du Sylvandre (W 80-81) : sans vraiment suppléer à cet épisode absent, il en constitue pourtant une trace. Cette mort en mer a un point commun avec la mort dans les chambres à gaz : c’est une mort par enfermement dans un lieu clos, dont le prisonnier cherche 9
Manet van Montfrans, La contrainte du réel, op. cit., p. 162. Ibid.
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désespérément à s’évader : « ses ongles en sang avaient profondément entaillé la porte de chêne » (W 81). Détail qui fait un point de suture avec la fin du chapitre XXXV, où Perec raconte sa visite d’une exposition sur les camps de concentration : « Je me souviens des photos montrant les murs des fours lacérés par les ongles des gazés [...] » (W 213). Dans Rue des boutiques obscures aussi, le sort de Denise Coudreuse demeure inconnu, il est laissé en blanc. Même contraste, ici, entre ce blanc et le récit détaillé du départ, au chapitre XXXVII. Le départ de Paris d’abord, le voyage ensuite, le séjour à Mégève et enfin, la tentative de passer la frontière suisse. Alors que les autres chapitres du roman consistent en un récit suivi, ce qui se traduit par un texte compact, ce chapitre-ci est fait de fragments séparés par des blancs : c’est une première manière d’écrire le blanc, la disparition, dans le chapitre même où il atteint son climax du point de vue de l’histoire. Par cette écriture fragmentaire, ce chapitre s’apparente bien évidemment à W, où une telle « écriture non liée » (W 93) est une constante. Tout ce qui précède la disparition de Denise est décrit en détail, après quoi plus rien. Elle se laisse emmener seule par le passeur, qui s’avère après coup être collabo. Un baiser de la main, semblable au mouchoir blanc agité par la mère de Perec, est son dernier signe de vie (W 48). Le paragraphe suivant fait absolument silence sur son sort, il ne donne que son signalement, comme si Denise était déjà une personne disparue, recherchée : « Elle était habillée, ce matin-là, d’un manteau de skunks, d’un pull-over Jacquard et d’un pantalon de ski que lui avait prêté Freddie. Elle avait vingt-six ans, les cheveux châtains, les yeux verts, et mesurait 1,65 m » (RBO 196). On croirait lire l’avis de recherche de Dora Bruder ! Dans le roman de Modiano, la disparition de Denise Coudreuse est renforcée par l’image de la neige, image d’une très grande richesse symbolique11. La neige tombe d’un bout du chapitre à l’autre, non seulement dans les Alpes mais aussi à Paris, mais sa signification change progressivement. A Paris, la neige rend la ville 11
Comme le montre Alain Boni, la neige n’est que « le dernier avatar du blanc », d’un « sémantisme de la blancheur » qui parcourt d’un bout à l’autre le roman, et dont il mentionne des dizaines d’occurrences. Ainsi l’amnésie, la disparition et l’absence sont-elles inscrites non seulement dans l’intrigue, mais encore et surtout dans la trame des images (« Suite en blanc », Critique no. 468, vol. XLII, 1986, p. 653-667).
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méconnaissable, repoussante même, avec « son odeur de terre mouillée et de pourriture » (RBO 177). Cette odeur de mort pousse le protagoniste à partir pour sauver sa vie. Alors, la neige change de signe : à l’arrivée en Savoie, le « paysage blanc de neige » se fait « doux » et « amical » (RBO 183). Comment expliquer ce changement de valeur ? C’est que la neige, conjuguée à un « brouillard blanc et cotonneux », est protectrice. Elle permet à Pedro et à sa compagne de devenir invisibles, de se fondre dans le paysage, jusqu’à disparaître : « peut-être finirions-nous par nous volatiliser », par devenir « cette buée qui recouvrait les vitres » (RBO 184). Pourtant, il ne faut pas s’y tromper, cette neige n’est pas moins mortifère que la neige parisienne. Lorsque, après la disparition de Denise, le protagoniste se couche dans la neige, il ne désire rien de moins que de mourir. S’il survit, c’est que la neige est également l’image d’un désir d’oubli : comme celui de Livret de famille, le protagoniste de Rue des boutiques obscures cherche une « Suisse du coeur ». Il la cherche même littéralement, puisqu’il essaie de passer en Suisse ! Comme d’autres commentateurs l’ont signalé, le désir exprimé dans Livret de famille – « J’aurais tout donné pour devenir amnésique » (LF 116) – semble exaucé dans Rue des boutiques obscures. Cet aspect volontaire de l’oubli vient confirmer la thèse déjà mentionnée de Dervila Cooke sur le décalage temporel étonnant entre la disparition de Denise Coudreuse (en 1943) et l’amnésie qui ne se déclare qu’en 1955, douze années plus tard. Elle soutient en effet que, chez Guy Roland, le refus conscient de se souvenir se mue peu à peu en amnésie, en impossibilité de se souvenir.12
2. Une identité duelle L’amnésie, dans les deux romans, donne lieu à une quête d’identité acharnée. Car chez Modiano comme chez Perec, l’identité fait problème, elle est vacillante, duelle même. Un des symptômes en est l’abondance des faux noms. De manière frappante, les deux romans s’ouvrent par la réception d’un faux nom, ou du moins d’un nom emprunté. Ainsi Gaspard Winckler, le héros du récit fictionnel de W, porte le nom de l’enfant Gaspard Winckler, disparu en mer. Ce nom 12
D. Cooke, op. cit., p. 185; cf. infra, I, ch. 2, § 3.
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que, déserteur, il a reçu de la part d’une organisation suisse de soutien, n’est pas un faux nom, ses nouveaux papiers sont loin d’être des faux, car ils lui viennent d’un enfant qui a réellement existé (cf. W 36-37). Or cette découverte fait vaciller son identité nouvellement acquise : « M’appelais-je encore Gaspard Winckler ? Ou devrais-je aller le chercher au bout du monde ? » (W 63) La révélation d’Otto Apfelstahl l’oblige à se demander « ce qu’il en était advenu de l’individu qui [lui] a donné [son] nom » (W 29), à partir en quête de celui-ci. Certes, on a pu soutenir que les deux Gaspard Winckler sont une seule et même personne. Ainsi Janneke Lam, dont la lecture basée sur la théorie du traumatisme, considère à juste titre le double w comme « une invitation à lire le livre de Perec comme un ‘doubletexte’, consistant en deux ‘textes dédoublés’, dont les ‘convolutions complexes’ tracent l’histoire de son enfance » 13. Dédoublement qui se prolonge au niveau du narrateur, où Lam discerne une véritable duplication, ou dissociation de personnalité : entre le narrateur autobiographique et le narrateur fictionnel d’abord, mais ceux-ci se dédoublent à leur tour. Gaspard Winckler adulte se double de Gaspard Winckler enfant, dédoublement qui reflète la dualité de Georges Perec adulte et de Georges Perec enfant. Pour Janneke Lam, le surdo-mutisme de l’enfant Gaspard Winckler et son « traumatisme enfantin » constituent des indices de la dissociation de personnalité de Gaspard Winckler. Le double w est donc pour elle le signe d’une « doublevie » (W 62) : « les deux Gaspard Winckler incarnent une seule personne, et le récit de W concerne un seul et unique Gaspard Winckler » 14 . Cependant c’est là une lecture un peu hâtive, qui se montre peu sensible au point de vue choisi par Perec. En effet, ce n’est pas celui de l’analyste, qui après coup et de haut, tire ses conclusions, mais celui de l’analysant et du romancier que fut Perec : de l’intérieur, il exprime la distance qui le sépare, adulte, de l’enfant qu’il fut ; de cet enfant, il est éloigné, aliéné au point qu’il met en scène l’adulte et l’enfant comme deux personnes, deux personnages différents (Gaspard Winckler adulte et Gaspard Winckler enfant). Au niveau du texte, et c’est justement là sa force, rien n’indique que les deux coïncident, leur relation demeure au contraire mystérieuse, indécidable. Si on fait foi au chapitre I de W, la quête de Gaspard Winckler 13
Whose Pain? Childhood, Trauma, Imagination, Amsterdam, Asca Press, 2002, p. 34. 14 Lam, op. cit., p. 62.
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est restée sans aboutissement (« peut-être, cette mission ne fut pas accomplie », W 9), l’enfant n’est pas retrouvé et qui plus est, au terme du chapitre XI, le témoin disparaît lui aussi, comme l’indique l’interruption prématurée de son récit15. Or on trouve un phénomène comparable dans Rue des boutiques obscures. « Je ne suis rien. Rien qu’une silhouette claire, ce soir-là, à la terrasse d’un café. », tel est l’incipit du roman. On ne s’étonne pas alors d’apprendre, deux pages plus loin, que cet homme, frappé d’amnésie jusqu’à avoir oublié son nom, a reçu un nom et une identité d’emprunt de la part de Hutte, le détective privé à qui il s’était adressé pour l’aider à retrouver « des témoins ou des traces de [son] passé » (RBO 11). Guy Roland, je l’ai déjà mentionné, porte le prénom qui figurait également dans les faux papiers d’Albert Modiano. Le nom de Guy Roland est donc probablement un faux nom ; contrairement à celui de Gaspard Winckler, il n’a appartenu à aucune personne vivante. C’est le vrai nom de Guy Roland qui, en dernière instance, constitue l’objet de la quête qu’il entreprend. Mais cette quête paradoxalement débouche sur une personne – Pedro Stern – qui, elle aussi, a probablement pris un faux nom, par souci de sécurité, pendant l’Occupation. Guy Roland, Pedro Stern, Pedro McEvoy...: voici trois noms dont le lecteur pourrait supposer qu’ils se réfèrent à une seule et même personne. Ne lit-il pas ceci, à la fin de la fiche de signalement de Pedro McEvoy : « Il peut aussi s’agir d’un individu ayant usé d’un nom d’emprunt et de faux papiers, comme il était courant à l’époque » (RBO 153) ? Mais dans ce cas, quel est le vrai nom, McEvoy ou un nom non-mentionné ici ? Par la disposition face-à-face des deux chapitres, XXIX et XXX, qui fournissent le signalement des deux Pedro, Modiano accentue la complémentarité, mais aussi la non-coïncidence entre les deux. Par ce dédoublement, la question centrale – celle du vrai nom de Guy Roland – devient définitivement insoluble. L’identité de Guy Roland demeure vacillante, duelle comme celle de Gaspard Winckler, dans W. Et Freddie Howard de Luz, le seul à pouvoir confirmer cette identité, demeure sur l’île de Padipi en Polynésie et lorsque le protagoniste l’y cherche, il s’avère avoir disparu dans des circonstances qui rappellent la disparition du jeune Gaspard Winckler dans l’archipel d’îles de la 15
Comme on sait, le narrateur de la deuxième partie du récit fictionnel, c’est-à-dire de la description de l’île de W, n’est pas Gaspard Winckler, mais un narrateur beaucoup plus général et impersonnel, hétérodiégétique de plus.
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Terre du Feu... Freddie est d’ailleurs une figure paternelle : selon le signalement du chapitre XXXIX, il est né le 30 juillet 1912, donc le même jour que Patrick Modiano, mais la même année que le père de Modiano – et que Pedro Stern ! (RBO 200). Il semble par là voué au rôle du médiateur mais, par sa disparition, cette médiation tourne court. Comme toujours, le père disparaît. Comme on voit, les points de contact entre W et RBO sont nombreux. Un autre point de contact, dans ce chapitre consacré à la mémoire et à l’oubli, est bien évidemment le mouvement d’anamnèse qui est décrit dans les deux romans : de l’amnésie à la construction de la mémoire, bien des liens se tissent entre les deux textes.
3. De l’amnésie à l’invention d’une mémoire W ou le souvenir d’enfance16, Rue des boutiques obscures : les deux romans décrivent un même mouvement, une même évolution, de l’amnésie totale à la quête d’une mémoire, qui s’avèrera construite, inventée plutôt que retrouvée. Comment le moi autobiographique de W, et le protagoniste du roman de Modiano, tâtonnent-ils dans le blanc de l’amnésie ? Et sur quels supports s’appuient-ils dans leur travail de la mémoire ? Dans Rue des boutiques obscures, nous l’avons vu, l’amnésie est la plus radicale : non seulement elle touche à une période beaucoup plus étendue que dans W, mais surtout elle est une absence totale de souvenirs, ce qui n’est pas le cas chez Perec. L’image par excellence de cette absence de mémoire, c’est le brouillard : ce « brouillard blanc et cotonneux » (RBO 184), le protagoniste s’y enfonce dès son arrivée en Savoie, et il y tâtonne encore vingt ans après, lorsqu’il amorce son enquête, à Paris (cf. RBO 41). Dans cette première phase de son enquête, entièrement privé de souvenirs, il s’en remet à ceux des autres, mais la mémoire des autres est aussi défectueuse que la sienne : « Oui... oui... Je crois que j’ai déjà vu Monsieur », balbutie Heurteur, le propriétaire du restaurant que visite le protagoniste en compagnie d’une autre vague connaissance, Paul Sonachitzé (RBO 16).
16
Dans ce qui suit, je me limite presque exclusivement au récit autobiographique.
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Souvenirs absents ou indistincts : la situation dans Rue des boutiques obscures est assez différente de celle de la première partie de W, même si dans les deux cas la mémoire est soumise à critique, démystifiée. Perec adulte ne tâtonne pas entièrement dans l’obscurité mais, de l’avant-guerre, il ne possède que deux ou trois souvenirs : il s’agit notamment de la lettre hébraïque et de la clef (W 22-23). Ces deux souvenirs ont été abondamment commentés par les critiques17 ; je m’attache uniquement ici au fonctionnement de la mémoire, non à son contenu. Parce que rares, ces souvenirs sont devenus obsessifs : ici mais également dans d’autres écrits18, Perec les analyse, les décortique et les retourne infiniment dans tous les sens. Dès l’abord, le chapitre IV spécifie que les souvenirs qui seront narrés ont une histoire. Ce n’est pas la première fois qu’ils sont relatés, et ce processus de répétition et de reproduction, loin d’enrichir ces souvenirs, de les préciser, les appauvrit. Avant même de les raconter, Perec les qualifie d’« improbables », de « pas entièrement invraisemblables », « profondément altérés, sinon complètement dénaturés » par ce processus (W 22). Ainsi, le premier souvenir est narré sur le mode conditionnel (« Le premier souvenir aurait pour cadre [...] »), ce qui n’ajoute pas à sa crédibilité. Les deux souvenirs sont donc d’emblée soumis au soupçon, et Perec s’exerce à en rechercher les sources, et à décrire le déplacement subi par celles-ci dans le « travail de la mémoire » (terme que j’emploie ici par analogie avec le travail du rêve freudien). Ainsi, dans le cas de la lettre hébraïque, Perec discerne une source double : le déchiffrement de lettres dans un journal français, avec la cousine Fanny (W 24) mais aussi le topos pictural de la « Présentation au Temple ». En signalant que le souvenir de la clef a tous les traits d’un rêve, d’une fabulation, Perec semble prêter le flanc à une interprétation freudienne, ce dont les critiques ne se sont en effet pas abstenus. Bref, dans ces quelques pages, Perec procède à la démystification de ses propres souvenirs.
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Cf. notamment Philippe Lejeune, « La lettre hébraïque. Un premier souvenir en sept versions », repris dans La Mémoire et l’Oblique, op. cit. ; Mireille Ribière, « L’autobiographie comme fiction », Cahiers Georges Perec no. 2 (1988). 18 Dans les « Vilin-Souvenirs », on retrouve la lettre et la clef, de manière répétée, cf. infra, II, ch. 4, § 3. Mais la répétition infinie de ces quelques souvenirs n’apporte aucun élément supplémentaire. Au contraire, il renforce le sentiment de stérilité de ces souvenirs.
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3.1. Le recours aux documents Absence totale de souvenirs (Modiano) ou faux souvenirs, fabulations (Perec) : dans leurs textes, les deux romanciers y font face en ayant recours aux documents et à la photographie : s’agit-il là d’une source sûre ? Rien n’est moins certain : « [...] je n’ai pour étayer mes souvenirs improbables que le secours de photos jaunies, de témoignages rares et de documents dérisoires », dit Perec (W 22). Si la présence de documents – souvent reproduits tels quels dans le texte romanesque – est une constante dans les romans de la génération d’après, Perec et Modiano en font pourtant un usage tout à fait différent. Dans la première partie du récit autobiographique de W, il y a relativement peu de documents et ils ne font guère avancer la quête biographique. Ils n’en ont pas moins une importance capitale. Ainsi, à propos de sa déclaration de naissance, Georges Perec relate en détail les circonstances mais aussi les données administratives et légales : « En fait, cette déclaration, répondant aux dispositions de l’article 3 de la loi du 10 août 1927, fut souscrite par mon père quelques mois plus tard [après sa naissance le 7 mars 1936], très exactement le 17 août 1936, devant le juge de paix du 20e arrondissement. » (W 32) Pour aussitôt ajouter qu’il possède « une copie certifiée conforme de cette déclaration, dactylographiée en violet sur une carte de correspondance datée du 23 septembre 1942 et expédiée le lendemain par ma mère à sa belle-soeur Esther [...] » (ibid.). Pourquoi tous ces détails ? Pourquoi cette manie de la précision ? D’abord, la légalité de toutes ces données et l’aspiration à « être en règle » qui caractérisait les parents de Perec (comme tant d’autres Juifs dans la France d’avantguerre) contraste douloureusement avec le traitement qui leur fut infligé, et qui fut méticuleusement exécuté par la même administration française. Mais surtout, comme Perec le mentionne lui-même, la copie conforme « constitue l’ultime témoignage que j’aie de l’existence de ma mère » : autrement dit, c’était son dernier signe de vie. A l’orphelin que Perec était en passe de devenir, ce signe de vie donnait deux choses capitales : un nom, donc une identité, et la nationalité française (cf. W 31). Dans Rue des boutiques obscures, les documents occupent beaucoup plus de place. Fiches d’identité, correspondance, pages de Bottins téléphoniques et mondains, extraits d’archives, coupures de journal : de tels documents occupent des chapitres entiers dans le
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roman de Modiano 19 . C’est qu’ils constituent autant de jalons dans l’enquête quasi policière de Guy Roland, des données précieuses qui rapprochent le narrateur de son but. Certes, le lecteur en est conscient, tout est inventé dans ces documents. Sauf peut-être les extraits du Bottin téléphonique d’avant-guerre : s’il arrive à Modiano de citer des numéros réels, ce sont des numéros auxquels aucun abonné ne répond plus. Ainsi, le protagoniste retrace Hélène Pilgram – étape essentielle de l’enquête – à l’aide de son ancien numéro de téléphone, qu’il retrouve dans une annuaire d’avant-guerre (cf. RBO 86). Par cette abondance de documents, Modiano tourne en dérision à la fois le « docu-novel », basé sur des documents « réels » et le roman policier, toujours à la recherche de « pièces à conviction ». Le document par excellence, c’est évidemment la photographie, dont le roman de Modiano fait également ample usage. Elle a pour fonction de construire une identité qui n’existait pas préalablement. Dans Rue des boutiques obscures, à deux reprises, en effet, Guy Roland reçoit une boîte de photos. S’il les examine, c’est dans le but exclusif de se reconnaître dans ces photos et par là de définir son identité. Cependant, ceux qui lui offrent ces photos se déchargent sur lui d’un passé qui leur pèse, ils lui passent littéralement le flambeau (cf. RBO 39). Ainsi, Guy Roland hérite d’abord du trouble passé russe de Stioppa de Djagoriew (RBO 36-37), ensuite de celui de Freddie Howard de Luz (RBO 80-81), et enfin de celui des mystérieux sosies Pedro Stern et MacEvoy. En définitive, comme le faisait Modiano luimême en se plongeant dans la vie d’Emmanuel Berl, Guy Roland, qui affirme être sans identité, « se fabrique une histoire, un passé avec celui des autres »20. Avec cette problématique, typique de la génération née après 1945, nous sommes à des milles de celle d’un survivant enfant comme Perec. Pour Perec, les photographies qui lui restent ne sont pas un moyen de s’identifier – même si, nous l’avons vu, il y a dissociation entre son moi actuel et son moi passé – mais une manière d’en savoir plus sur cette vie d’avant-guerre dont il a perdu toute mémoire, et surtout sur ses parents. Les photographies doivent suppléer aux souvenirs absents : il espère, en les déchiffrant, raviver une mémoire 19
Selon Alain Boni, le livre lui-même est transformé en document : « Les papiers d’identité, ce sont les pages du livre, avec la trace laissée par l’écriture, noir sur blanc. » (« Suite en blanc », art. cit., p. 665), cité par D. Cooke, op. cit., p. 179. 20 Emmanuel Berl. Interrogatoire, op. cit., p. 9.
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qui refuse le service. Ce but est-il atteint ? On en doute, en lisant les descriptions détaillées de photographies dans W. En décrivant de manière exhaustive les vêtements, l’attitude, le regard du père ou de la mère sur les diverses photos, Perec ne se heurte-t-il pas à la surface lisse, impénétrable de la photographie, à l’impossibilité justement de dépasser ce stade de la description neutre, extérieure ? D’autre part, ces descriptions révèlent également que commenter, déchiffrer une photo, c’est déjà orienter le regard, fabuler sur son contexte et par conséquent, fausser la photo. Donc, comme il le fait pour ses souvenirs, Perec affuble son commentaire de la photo du père d’un appareil de notes critiquant et corrigeant les erreurs de sa description, qui date d’une quinzaine d’années auparavant (W 42 & 49). De la mère, Perec décrit trois photos différentes. Ici, nulle trace de commentaires critiques. Ces trois photos sont en position isolée dans le texte, mais ensemble, implicitement, elles racontent une histoire : celle qui, du bonheur de la symbiose maternelle (photo no. 1, W 6970) mène au deuil (photo no. 3, W 74), qui prélude à la séparation. Si ces photos ne réveillent chez lui aucun souvenir concret, elles portent pourtant la trace d’un rapport, d’une « mémoire » qui passe par la chair, et qui s’exprime dans des attitudes, des gestes communs à la mère et à l’enfant, par quoi précisément il est son enfant : ainsi le fait que la mère et l’enfant penchent légèrement la tête à gauche (W 70, 71 et 72) pourrait être considéré comme une des preuves « que nous avons vécu ensemble [...], [qu’] ils [les parents] ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture [...] » (W 58).
3.2. Le recours aux lieux Dans cette première phase de l’anamnèse, où le moi autobiographique de W comme le narrateur de Rue des boutiques obscures tentent de s’arracher à l’amnésie, les documents – et les photographies en particulier – jouent donc un rôle très différent. Si, pour Perec, les documents constituent un véritable témoignage, pour Modiano ce sont surtout des indices, des données qui font avancer l’enquête. Comme on sait, la brève description de la rue Vilin au début du chapitre X de W est en rapport d’intertextualité étroite avec les différents « Réels » de la rue Vilin rédigés par Perec dans le cadre du projet de Lieux, dans les années qui précèdent immédiatement celles de la rédaction de W.
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Si ces descriptions annuellement répétées n’ont pas mené à la résurgence du souvenir, tant espérée, elles ont pourtant constitué un travail de commémoration et de deuil. Elles ont également permis à Perec de prendre conscience de la profondeur de l’oubli de la rue Vilin. Dans ce sens, la suite du chapitre X est non pas le souvenir de la rue Vilin, mais plutôt l’histoire de l’oubli de cette rue : « J’aurais été incapable, alors, de simplement situer la rue et je l’aurais plus volontiers cherchée du côté des métros Belleville ou Ménilmontant que du côté du métro Couronnes. » (W 68) Lorsque enfin, quinze années après la guerre, Perec y revient, « la rue n’évoqua en moi aucun souvenir précis, à peine la sensation d’une familiarité possible » (ibid., mes italiques). Ici, Perec tâtonne autant dans l’obscurité de l’oubli que Guy Roland au début de son périple, où le parfum poivré des cheveux de la jeune mariée lui rappelle quelque chose, « mais quoi ? » (RBO 23). Si, dans W, les lieux – la rue Vilin en particulier – ne font donc que confirmer et approfondir la conscience de l’oubli, il en est tout autrement chez Modiano. Dans Rue des boutiques obscures, comme dans les autres romans de Modiano, les lieux jouent un rôle primordial dans la résurgence, ou plutôt dans la production, l’invention de souvenirs. D’ailleurs les découvertes importantes, dans le cours de l’enquête, sont souvent ni plus ni moins qu’une adresse (dont la découverte justifie parfois un chapitre à part, cf. ch. XIX, XLI). Et qui plus est, le premier « déclic » de la mémoire – qui amorce sa résurgence – est intimement lié à un lieu, la rue Cambacérès, où Guy Roland est reconnu par Hélène Pilgram comme étant Pedro MacEvoy (ch. XV). Cependant, tout au long de ce chapitre, Guy Roland, lui, ne reconnaît rien de lieux qui devraient pourtant lui être familiers ; c’est à la fin seulement que, seul dans la chambre qu’il avait occupé avec Denise, en contemplant la vue qui s’offre de cette chambre, dans le crépuscule, et les agents de police qui y sont en faction, « une sorte de déclic » a lieu en lui : « Ces façades, cette rue déserte, ces silhouettes en faction dans le crépuscule me troublaient de la même manière insidieuse qu’une chanson ou un parfum jadis familiers. Et j’étais sûr que, souvent, à la même heure, je m’étais tenu là, immobile, à guetter, sans faire le moindre geste, et sans même allumer une lampe. » (RBO 103) Dans un langage très proustien, c’est encore le souvenir involontaire, suscité par une sensation – sensation visuelle en l’occurrence –
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qui surgit ici. Avec ce premier « déclic » du souvenir, l’anamnèse s’amorce dans le roman de Modiano. Nous en arrivons à une différence essentielle entre les deux romans : chez Modiano, il y a bel et bien un « déclic » du souvenir, une résurgence du passé oublié (mais la question de l’identité de Guy Roland ne sera jamais résolue), alors que chez Perec, rien de tel. Comme le dit Claude Burgelin, « l’‘aveu’ [de W] qui n’est jamais vraiment énoncé dans toute sa brutalité [est que] Georges Perec n’a, au bout du compte, aucun souvenir de sa mère »21, ni de sa première enfance. C’est cela surtout qui ressort de la première partie du récit autobiographique. Les photographies, nous l’avons vu, ne font qu’imposer de manière insistante l’absence de souvenir de la personne vivante. Le souvenir de la mère, dit encore Burgelin, « n’existe que dans la métonymie : un lieu, un moment, un objet chargé de signes. »22 De là l’attachement de Perec à la rue Vilin, sa description détaillée des photographies de la mère. On pourrait même avancer, comme le fait Burgelin, que le « souvenir d’enfance » du titre touche non seulement à l’histoire de W, oubliée et retrouvée, mais également, indirectement, au souvenir de la mère : « Mais on peut se demander si la négation d’un souvenir n’est pas là pour en désigner-cacher une autre, celle du souvenir éjecté – et nié d’une certaine manière – de la mère. »23 Ni l’écriture de W, ni l’analyse à laquelle Perec se soumet dans les mêmes années, ne donnent lieu à un « retour du refoulé », à un foisonnement du souvenir tel qu’on le voit dans Rue des boutiques obscures. Elles donnent lieu à une autre expérience, non moins capitale : la pleine conscience du blanc, de l’absence de tout ce qui touche à ce passé, et conjointement la décision de dire ce blanc, cette absence, en guise de commémoration. C’est ce à quoi s’emploie W, comme Perec le dit lui-même dans un passage bien connu : « [...] je sais que je ne dis rien [...] ; je sais que ce que je dis est blanc, est neutre, est signe une fois pour toutes d’un anéantissement une fois pour toutes. C’est cela que je dis, c’est cela que j’écris et c’est cela seulement qui se trouve dans les mots que je trace [...] » (W 58-59). La grande découverte de W c’est que, faute de pouvoir commémorer des personnes, des faits, on peut commémorer, exprimer leur absence. 21
C. Burgelin, Les parties de domino chez Monsieur Lefèvre, op. cit., p. 82. Ibid., p. 85. 23 Ibid., note 12. 22
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D’ailleurs, Perec n’avait pas cessé de le faire depuis Un homme qui dort et La disparition. Cependant, ce blanc, ce silence absolu, il faut le préciser, concernent surtout la première partie du récit autobiographique. Avec la première phrase du premier chapitre autobiographique de la seconde partie, Perec se démarque nettement de cette absence de souvenir initiale : « Désormais les souvenirs existent, fugaces ou tenaces, futiles ou pesants, mais rien ne les rassemble » (W 93, mes italiques). Une deuxième phase s’amorce ici : celle de la « planque » à Villard, du printemps 1942 à la Libération, en août 1944. Phase d’incertitude extrême, où l’enfant, séparé de sa mère, sous un faux nom, erre d’un pensionnat à l’autre. L’« écriture non liée » à laquelle Perec compare ses souvenirs de l’époque est bien plus qu’une image puissante de la nature de ces souvenirs. L’incapacité, pour l’enfant, de faire se souder les lettres les unes aux autres, conjugué aux « dessins dissociés, disloqués » de « l’époque de W » constituent des symptômes de cette brisure des « fils qui me rattachent à mon enfance » (W 21).
Le X et le W. Noms de pays : le nom Comme de multiples commentateurs l’ont montré, en l’absence de souvenirs de scènes et de personnes, l’enfant Georges Perec se souvient de lettres et de signes. Sa mémoire, s’il en est, est donc d’emblée langagière, scripturale, depuis la lettre hébraïque (ch. IV) jusqu’au X (ch. XV) 24 . Or ce qui fascine l’enfant dans la croix de Saint André, image tangible du x, c’est précisément le caractère performatif de cette lettre : ce qui distingue le x des autres lettres, c’est qu’« il est le seul à avoir la forme de ce qu’il désigne » (W 105). Le x fait ce qu’il dit. Mais que dit-il, au juste ? quel est son signifié ? Sans doute serait-il plus juste de demander : que désigne-t-il dans l’imaginaire perecquien ? Il y réunit toute une isotopie de la négation, de 24
A-t-on jamais remarqué que ce fameux passage sur le X et le W apparaît précisément au chapitre XV, « ix vé », dont les chiffres romains tracent précisément les lettres x et v ? L’abondance des X et des V est peut-être un élément qui explique la prédilection de Perec pour les chiffres romains, dont il se sert non seulement ici, mais également dans La vie mode d’emploi.
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l’effacement (mot rayé, ablation), qu’il performe en biffant, en barrant, bref en effaçant. Le X est donc le signe visible de l’effacement, de la disparition. Le X constitue l’extraordinaire coagulation, en un seul signe, de tout l’imaginaire perecquien de la disparition. Il exprime à la fois l’impossibilité d’imaginer la disparition (le x est aussi « l’inconnu mathématique et, osons le dire, l’inconnu tout court, l’irreprésentable) et la paradoxale expression ou mise en scène de celle-ci. Si le X permet une telle mise en scène, c’est grâce à toute la configuration de lettres et de signes qu’il déploie. En effet, Perec semble affirmer clairement la primauté du X, au sens où c’est lui qui produit, génère le W et les autres signes : il est « le point de départ d’une géométrie fantasmatique dont le V dédoublé constitue la figure de base et dont les enchevêtrements multiples tracent les symboles majeurs de l’histoire de mon enfance » (W 106). Ce qui est étonnant dans le passage qui suit, si souvent commenté, c’est que le W est désigné (« le V dédoublé ») et même défini dans son rapport au X (« deux V accolés par leurs pointes dessinent un X »), mais toujours indirectement. Nulle part dans ce passage la lettre W n’est proprement tracée. Est-ce encore une instance de sa performativité, au même titre que celle du X ? Comme le X, le W se désigne par son effacement. On peut aussi alléguer que W – qu’il s’agisse du nom, du lieu (l’île de W) ou de l’histoire – ne saurait apparaître dans le récit autobiographique, dont il constitue la partie non-nommée, innommable25. Tout autant, sinon plus que le X, le W exprime, et performe donc la disparition. Dans La contrainte du réel, Manet van Montfrans analyse en détail la surdétermination de la lettre W : à la fois titre du livre, initiale du patronyme de Gaspard Winckler, patronyme de l’île et, ajoutera-t-on, désignation à la fois d’« une histoire de mon enfance » (W 14) et du feuilleton de la Quinzaine littéraire. Mais ce qui nous intéresse ici ce sont les multiples manières dont le W connote l’Allemagne : par le biais de la date de naissance de Gaspard Winckler, le 25 juin, qui coïncide avec la fête de Saint Guillaume, Van Montfrans en arrive à l’équivalent allemand de Guillaume : Wilhelm, et de là à l’empereur Wilhelm et à tout l’imaginaire de l’Empire prussien, ce qui permet également à l’auteur de donner un nom à la ville de K., où s’effectue la rencontre avec Otto Apfelstahl. 25
Cf. cependant le ch. II, où « W » se trouve introduit sous toutes ses formes (W 14).
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K. comme Koblenz, où le Rhin et la Moselle se joignent de surplus dans un confluent « sous la forme d’un V renversé » 26 , confluent dénommé le « Deutsches Eck » et qui portait jusqu’en 1945 une statue équestre de l’empereur Wilhelm ; l’emplacement de ce monument existe toujours et est doté d’« une prolifération de W, taillés dans le granit au-dessus des blasons »27. Manet van Montfrans a trouvé confirmation de son interprétation dans une interview de Perec où il affirme qu’il voulait que dans le récit, « l’Allemagne soit présente », non par la thématique mais surtout par les mots, notamment les noms de lieux et de personnes. Il suffit de songer à des noms comme Winckler, Otto Apfelstahl et à la mention explicite de l’Allemagne comme lieu de résidence de Gaspard Winckler. A travers les W, c’est donc l’Allemagne qui est présente, mais de manière codée, plus indirecte que dans les noms propres. W comme Wilhelm ou Winckler : cela confirme encore la thèse d’une origine étrangère – germanique en l’occurrence – de la lettre w, soutenue par Van Montfrans. Mais il y a un tout autre aspect de la lettre qui a pu fasciner Perec, c’est sa structure double. Le w est la seule lettre double en français, comme elle le remarque également, sans pour autant se demander quel rôle cela a pu jouer pour Perec28. Or il semble que c’est surtout l’aspect graphique qui intéresse Perec : le w est littéralement un « double vé », un « v dédoublé » (W 106), comme par un effet de miroir (ce qui est bien figuré dans la première de couverture de l’édition de poche du roman, où on voit un W avec son ombre derrière). Le double vé performe donc le redoublement et la répétition qui caractérisent le texte à tous ses niveaux : celui de sa double structure (l’enchevêtrement du récit fictionnel et du récit autobiographique), de son énonciation plusieurs fois dédoublée (l’instance énonciatrice se dédouble en je autobiographique et en je fictionnel : celui de Gaspard Winckler qui à son tour fait place au narrateur extradiégétique de la seconde partie) et enfin au niveau des innombrables effets de redoublement, comme par exemple les deux textes autobiographiques juxtaposés au chapitre VIII. Aussi faut-il peut-être prendre tout à fait à la lettre la constatation à la fin de ce chapitre : « Quinze ans après la rédaction de ces deux textes, il me semble toujours que je ne pourrais que les 26
Van Montfrans, op. cit., p. 177. Ibid. 28 Van Montfrans, op. cit., p. 173. 27
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répéter […], il me semble que je ne parviendrai qu’à un ressassement sans issue » (W 58, c’est moi qui souligne). Constatation d’impuissance ? ou plutôt prise de conscience que le redoublement et la répétition constituent la seule manière de dire l’indicible ? Car le redoublement, qui scinde infiniment et le texte et ses narrateurs, n’estil pas aussi le principe des « sutures », au sens où l’entend Bernard Magné, c’est-à-dire de « lexies similaires, par récurrence ou par ressemblance, situées dans deux chapitres contigus appartenant à des types de texte différents (fiction et autobiographie) »29. Terme particulièrement approprié puisque faire une suture, c’est littéralement recoudre les bords d’une plaie. La suture renvoie donc à la fois à la cassure ou rupture et à une forme d’unité recouvrée : par la répétition, d’un texte à l’autre, des mêmes éléments, le récit fictionnel et le récit autobiographique se rencontrent, s’enchevêtrent et entretiennent mille rapports, comme le signale la quatrième de couverture, souvent citée. Or la lettre W, la double graphie de la lettre W, à mon sens constitue l’image visible de l’entreprise de « suture », de rejointoiement qui est à l’origine du roman. Dans cette mesure, dans une fabuleuse mise en abyme, la lettre W résume et reflète le texte entier et la technique de répétition qui l’a produit. Mais bien entendu, le W est loin de n’être qu’un signe, une lettre, il est aussi le titre du/des textes qui s’y réfèrent30. Des textes, des titres, au pluriel : là aussi, on observe un dédoublement vertigineux. En effet, W est non seulement, en premier lieu, le titre du roman dans son entier, mais il se dédouble, lui aussi, selon les deux niveaux, autobiographique et fictionnel, du roman, et à l’intérieur de ceux-ci. Au niveau autobiographique, il se réfère comme on sait au récit que le lecteur a en main, ainsi qu’à l’histoire inventée et écrite à treize ans et au feuilleton publié dans La Quinzaine littéraire en 1969-70 (cf. W 14). Au niveau fictionnel, le titre se dédouble en faisant référence au récit tronqué qui a été écrit par Gaspard Winckler adulte : le récit de son voyage à W, qui occupe les chapitres fictionnels de la première partie. A travers tous ces titres, nous sommes incessamment renvoyés à W comme nom de lieu. Après « nom de pays : le nom », « nom de pays : le pays ».
29 B. Magné, « Les sutures dans W ou le souvenir d’enfance », Cahiers Georges Perec no. 2, p. 28. 30 Pour une analyse de « l’appareil titulaire » de W, cf. Vincent Colonna, « W, un livre blanc », Cahiers Georges Perec no. 2, p. 5.
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W. Noms de pays : le pays Dès la première phrase de W – « J’ai longtemps hésité avant d’entreprendre le récit de mon voyage à W » – il est clair que W est (aussi) un nom de lieu. C’est d’ailleurs la seule mention de W dans toute la première partie, absence qui fait contraste avec la précision géographique avec laquelle, au chapitre XI, Otto Apfelstahl localise le naufrage du Sylvandre. C’est que, nous le savons depuis le chapitre II, W n’est pas un lieu réel, mais le nom d’« une histoire de mon enfance », et de l’imaginaire îlot de Terre de Feu où elle se situe. Au chapitre I, le lieu dit W reste entouré de mystère, les références qui sont faites à lui sont elliptiques : « ces villes fantômes », « ces courses sanglantes », « ces souvenirs », et enfin « ce monde englouti ». Emploi singulier du déictique : à quoi renvoie-t-il ici ? eh bien, précisément à rien, à aucun passage qui précéderait en tout cas, puisque nous sommes à la première page du livre. Dans les premières pages de La saisie de Raczymow, nous avons rencontré le même phénomène31. Chez Perec comme chez Raczymow, il s’agit de faire partager au lecteur la quasi-impossibilité de dire l’indicible dont l’île de W et la saisie sont tous deux des figures. Ces déictiques qui ne renvoient à rien sont une manière de dire : de « ce monde englouti », en tant que les témoins absents que nous sommes, nous savons à la fois tout et rien. Par la confrontation obsessive aux livres de témoignage et aux photographies des camps, cet univers a pour nous une certaine familiarité, mais en même temps il nous est parfaitement inconnu. Comme disait Blanchot : « Le vœu de tous, là-bas, le dernier vœu : sachez ce qui s’est passé, n’oubliez pas, et en même temps, jamais vous ne saurez. » 32 D’où « l’incompréhension, l’horreur et la fascination » (W 9) qui habitent Gaspard Winckler. Pour lui comme pour tout lecteur né après, la mémoire des camps est une mémoire transmise, indirecte, une « postmémoire » (Marianne Hirsch) d’événements à la fois proches et infiniment lointains. Ici encore, la lettre W est l’indice de l’effacement, de la disparition qui frappe tout, à tous niveaux. En fait, la remarquable accumulation de disparitions qui marque la première partie de W ne le cède en rien à celle de La Disparition, même si celle de W a été 31 32
Cf. infra I, ch. 3, § 1. L’écriture du désastre, Gallimard, 1980, p. 131.
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nettement moins commentée. Tout d’abord, comme le stipule Mireille Ribière, si Perec fait naître Gaspard Winckler en 194333, il est logique que celui-ci n’ait pu voir W que comme « ce monde englouti », où « les lianes avaient disjoint les scellements, la forêt avait mangé les maisons ; le sable avait envahi les stades […] » (W 10). Il faut mettre ce passage en rapport avec le paragraphe qui clôt le dernier chapitre fictionnel de W : « Celui qui pénétrera un jour dans la Forteresse n’y trouvera d’abord qu’une succession de pièces vides, longues et grises […] les vestiges souterrains d’un monde qu’il croira avoir oublié : des tas de dents d’or, d’alliances, de lunettes, des milliers et des milliers de vêtements en tas, des fichiers poussiéreux, des stocks de savon de mauvaise qualité… » (W 218). Par ces deux passages, les chapitres I et XXXVI se répondent d’un bout à l’autre du récit fictionnel, comme deux indices de ce qui est en jeu dans le roman. Ces images évoquent celles du film Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, qui montre les camps dans leur abandon et leur délabrement d’après 1945. Gaspard Winckler, comme Perec lui-même mais pour une autre raison (sa naissance tardive), n’a pu voir les camps que comme un univers déjà en décomposition, et de plus il ne les voit que par le biais des autres, de leurs témoignages (récits, photographies, films). L’île de W, qui est au centre du récit fictionnel de la deuxième partie, est donc dès les premières pages du livre un « monde englouti », disparu. Cette disparition initiale se prolongera avant la fin de la première partie par toute une série de disparitions, au niveau du récit fictionnel. Tout d’abord, au moment du récit, l’enfant Gaspard Winckler a déjà disparu suite au naufrage du Sylvandre, et sa mère s’est noyée, engloutie par les flots. Ensuite, et cela est annoncé dès la première page du roman, Otto Apfenstahl disparaît : « celui qui me la confia [la mission] a lui aussi disparu » (W 9). Or sans lui, qui est le point de liaison entre les deux Gaspard, la mission devient impossible. Enfin, après l’enfant, l’adulte Gaspard Winckler disparaît lui aussi sans laisser de traces. Il ne sera plus question de Gaspard Winckler et de sa mission, le témoignage annoncé n’aura pas lieu : manière de dire que le témoignage direct, que ce soit par la fiction ou par l’autobiographie, est impossible. Les points de suspension, si abondamment commentés34, entre les deux parties, renforcent l’idée d’une solution 33 34
M. Ribière, « L’autobiographie comme fiction », art. cit., p. 26. Cf. notamment Janneke Lam, op. cit., chap. 2.
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de continuité entre Gaspard Winckler adulte et Gaspard Winckler enfant, entre Georges Perec adulte et l’enfant qu’il fut. Solution de continuité qui touche tout particulièrement les lieux. Comme l’a bien montré Manet van Montfrans, dans W quatre lieux s’enchevêtrent, entre lesquels le texte tresse de multiples correspondances35. Dans la première partie, l’Allemagne de Gaspard Winckler adulte se juxtapose au Belleville de Georges Perec enfant. Dans la seconde partie, changement abrupt de lieu : l’île de W va alterner avec le Vercors de l’enfant caché. Par une analyse détaillée des noms de lieux, Van Montfrans montre comment l’Allemagne nazie est subtilement connotée dans ces noms, depuis la Nurmbergerstrasse jusqu’à la rue Vilin avec sa forme en S (« comme dans le sigle nazi ») et le châlet des Frimas, à Villard. La mise à nu des sutures confirme l’étroit entrecroisement de ces quatre univers, si différents en apparence. On peut cependant se demander si l’image d’entrecroisement et de juxtaposition, avancée par Perec lui-même (quatrième de couverture de W ), convient vraiment à ce qui se passe ici. N’y a-t-il pas raison de conclure à une véritable contamination des lieux « innocents » par des lieux « coupables », par analogie avec les « paysages coupables » du peintre et artiste néerlandais Armando36 ? Les deux lieux du récit fictionnel – l’Allemagne nazie, omniprésente dans les premiers chapitres fictionnels de la première partie, et l’île de W – ne contamineraient-ils pas les deux autres lieux – Belleville et Villard –, jusqu’à les envahir ? Il faut bien voir le caractère stratégique de cette contamination : par le biais du personnage de Gaspard Winckler, elle permet au non-témoin qu’est Georges Perec, à Paris mais tout particulièrement à Villard, de vivre
35
Manet van Montfrans, op. cit., p. 174 ss. Dans « Schuldig landschap », Armando explique lui-même cette notion, centrale dans son œuvre de peintre comme d’écrivain : « Dans la première moitié des années 70, Armando commença à peindre des séries de tableaux et de dessins qu’il intitula ‘Paysage coupable’. Un paysage coupable, c’est un paysage qui a vu arriver, car dans les paysages, dans la nature, il arrive souvent des scènes horribles. Des batailles. Des meurtres. Une lutte d’homme à homme. La construction et l’entretien de camps. Des baraquements. Des lieux destinés à torturer des créatures innocentes. », Uit Berlijn, in Armando, Schoonheid is niet pluis [recueil de proses], Amsterdam, De Bezige Bij, 2003, p. 448 (ma traduction). Chez Armando, il s’agit en particulier de paysages naturels, en quelque sorte maculés par l’action humaine.
36
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d’une certaine manière, de mimer ce que sa mère a pu vivre, dans sa déportation et disparition. Lieux innocents, lieux coupables… A-t-on jamais observé comment la scène du départ de l’enfant, plusieurs fois recommencée au cours de la première partie, constitue comme le reflet inversé de la scène entre toutes absente du texte37 : celle du départ, de la déportation de la mère ? Si le convoi de la Croix Rouge emporte l’enfant vers la Zone Libre, et permet ainsi sa survie, le convoi de la mère l’emporte vers la mort, et c’est peut-être cet incompréhensible contraste même qui incite à rapprocher les deux. En effet, en suivant l’interprétation que leur donne Perec après coup, les fantasmes de bandage herniaire, de bras en écharpe ou d’appendicite traduisent un « besoin d’étai » bien compréhensible pour un enfant de six ans qui vient d’être séparé de sa mère. Or cette précipitation dans le vide, cette rupture de tous les fils, cette chute « seul et sans soutien » (W 77) n’apparentent-ils pas son expérience, si différente soit-elle, à la déportation solitaire de sa mère ? On comprend alors que, dans la seconde partie, de multiples sutures induiront le lecteur à faire le rapport entre l’expérience de l’enfant, caché dans le Vercors, et celle des habitants de W. Examinons à présent quelques unes de ces sutures concernant les lieux. Les deux premiers chapitres de la seconde partie (XII et XIII) contiennent la première de ces correspondances de lieu : « Il y aurait, là-bas, à l’autre bout du monde, une île. Elle s’appelle W. » (ch. XII, W 89) Comme d’autres lecteurs l’ont remarqué (Montfrans), cette phrase fait suture avec un fragment du chapitre XIII, concernant les multiples transferts subis par l’enfant caché dans le Vercors : « On était là. Ca se passait dans un lieu qui était loin, mais personne n’aurait très exactement pu dire loin d’où c’était, peut-être simplement loin de Villard-de-Lans. » (W 94, mes italiques) Le mot « là », lu en conjonction avec « là-bas », prend une connotation spatiale : il désigne non seulement une durée dénuée de chronologie (« rester là ») mais aussi un lieu indéterminé, en quelque sorte hors-lieu38. Ce que con37
Cet événement-clef est mentionné explicitement une seule fois (W 49). Sa date – celle du 11 février 1943 – est à la base de bien des aencrages arithmétiques, comme on le sait depuis les travaux de Bernard Magné (cf. son Georges Perec, Nathan 1999, ch. 4). 38 Remarquons que la désignation « là-bas », prise dans ce sens absolu, se retrouve régulièrement dans la littérature concernant les camps, par exemple dans Contes d’exil et d’oubli de Raczymow, qui reprend le nom de Pitchipoï, originaire de contes yiddish, pour en faire le non-lieu de la disparition, qui correspond en bien des points
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firme la phrase suivante, où l’adjectif « loin » prend un sens absolu, sans terme de comparaison. Ces phrases se réfèrent à un double exil de l’enfant : non seulement il est exilé loin de Paris, loin du foyer familial, mais encore, dans un deuxième temps, il est exilé loin de Villard, dans diverses maisons d’enfants, loin du foyer de substitution qu’il avait en première instance trouvé chez son oncle et sa tante (cf. W ch. XVII). Ces lieux d’exil de l’enfant ont encore ceci en commun avec l’île de W qu’ils sont sans nom et sans position précise sur la carte : « Les choses et les lieux n’avaient pas de noms ou en avaient plusieurs […] » (W 94, mes italiques). Après coup, Perec aura du mal à retrouver le nom et l’emplacement précis du home d’enfants où il se réfugia avec sa grand-mère en 1944, à Lans-en-Vercors : « Je ne me souviens ni de son nom ni de son aspect et quand je suis revenu à Lans, c’est en vain que j’ai essayé de l’identifier […] » ( W 171). Un lieu sans nom et introuvable sur la carte : c’est également le cas de l’île de W dans le chapitre XII déjà cité : « sur la plupart des cartes, W n’apparaissait pas ou n’était qu’une tache vague et sans nom dont les contours imprécis divisaient à peine la mer et la terre » (W 90, mes italiques) 39 . Libre au lecteur d’associer ce non-lieu aux camps de concentration, nazis ou autres, eux aussi introuvables sur les cartes ordinaires, dont les noms mêmes demeuraient secrets, codés. Lieu introuvable et sans nom, inconnu au monde extérieur, W est l’expression par excellence de l’isolement par rapport à ce monde extérieur. Evidemment, c’est là que l’image de l’île est particulièrement appropriée, et d’ailleurs nullement nouvelle, il n’est que de penser à l’ « archipel du goulag » de Soljenitszyne, qui venait alors de paraître en traduction française40. D’ailleurs on retrouve dans toute la littérature des camps cette idée d’un univers à part, étranger au monde réel, et tout particulièrement dans la formule de Rousset, « l’univers concentrationnaire », or on sait l’importance de ce texte dans la genèse avec le Villard/W de Perec : « Pitchipoï, précisément, c’est nulle part. Ou alors très loin, plus loin encore que loin. C’est un lieu si distant que personne encore n’a réussi à y parvenir. […] C’est un lieu impossible. un lieu mythique. Un lieu dérisoire. […] C’est un lieu d’aucune carte » (Contes d’exil et d’oubli,op. cit., p. 111). 39 Le caractère d’être sans nom revient, lui aussi, régulièrement dans la littérature concentrationnaire, cf. par exemple Charlotte Delbo qui parle d’une d’« une gare qui n’a pas de nom » (Aucun de nous ne reviendra, Minuit 1970, p. 12) ; plus loin : « La plaine était glacée et la ville n’avait pas de nom » (p. 25). 40 A. Soljenitszyne, L’archipel du goulag, Seuil, 1974.
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de W. Entre les deux univers de la seconde partie de W – l’île et le Vercors – cet isolement ne donne pas lieu à des sutures proprement dites, mais certainement à des correspondances thématiques. Ainsi, l’île de W est pratiquement inaccessible pour le non-initié (« aucun point de débarquement naturel », bas-fonds dangereux, falaises abruptes, « marécages pestilentiels », W 89) : ce paragraphe est comme une explication a posteriori de l’échec de l’entreprise de Gaspard Winckler. L’isolement des habitants de W est donc absolu, ce qui est également le cas de l’enfant Georges Perec dans la pension d’enfants d’abord (« Du monde extérieur, je ne savais rien, sinon qu’il y avait la guerre […] », W 118). Au collège Turenne, où l’enfant ne voit plus sa famille d’adoption (qui elle aussi s’est réfugiée ailleurs), cet isolement s’aggrave : « c’était un lieu terriblement éloigné, où nul ne venait jamais, où les nouvelles n’arrivaient pas, où celui qui en avait passé le seuil ne le repassait plus. » (W 125) Isolé, coupé du monde et de surplus, emprisonné : n’est-ce pas exactement là la condition de l’habitant de W ? Je mentionne une dernière suture touchant aux lieux, celle qui relie « le paysage constamment glacial et brumeux » qui entoure et interdit l’approche de W (W 90) et les associations de l’enfant Perec avec les noms des villas de Villard habitées par sa famille : les Frimas, l’Igloo. Dans l’imaginaire de l’enfant, l’igloo et les frimas se conjuguent pour connoter « la blancheur de la neige et la rigueur du climat » (ibid.). C’est plus tard seulement, au moment où il écrit, que Perec découvre le vrai sens de « frimas » : « le brouillard givrant » (ibid.) et c’est alors seulement que se dessine une suture de plus entre les chapitres XII et XIII. On pourrait aller plus loin en disant que ce qui était à l’origine l’imaginaire d’un lieu innocent – l’igloo, la neige, le froid – se trouve contaminé, envahi par le lieu coupable qu’est l’île de W, et ne pourra par la suite qu’être lu sous son signe. Manet van Montfrans, qui signale déjà cette suture, met cette connotation de froid et de brouillard en rapport avec une réalité extratextuelle, celle du décret « Nacht und Nebel », expression suggestive qui avait déjà inspiré le titre du film d’Alain Resnais41 et qui en est venue à désigner toute la condition du déporté, entre le froid et l’oubli. On pourrait ajouter à l’appui que l’expression se réfère non seulement, comme le rappelle Van Montfrans, à un décret nazi fort 41
M. van Montfrans, op. cit., p. 184.
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précis, mais encore à une catégorie bien particulière de détenus politiques, les N.N, instaurée par ce décret. Comme l’observe Haïm Vidal Sephiha, N.N. est le sigle de l’anonyme, il se réfère à une personne qu’on ne peut ou qu’on ne veut pas nommer (nomen nescio). Le détenu marqué du sigle N.N était déporté sous le sceau du secret le plus strict, il était soumis à des poursuites pénales particulières (les « N.N Prozesse »), tout cela dans le but d’effacer radicalement toute trace de son existence (la famille non seulement ignorait où il se trouvait, mais de plus ne recevait jamais aucun avis de décès42. Bref, le N.N. est littéralement un disparu, il a disparu dans le brouillard, sans laisser de traces. Voilà qui explique peutêtre l’occurrence répétée du brouillard dans les chapitres XII et XIII. De l’expression « nuit et brouillard », c’est le brouillard que Perec retient, parce que apte à figurer la disparition : au « paysage constamment glacial et brumeux » répond « le brouillard givrant » des Frimas. Pour l’adulte qui écrit, l’enfant – et tout particulièrement celui des premières années parisiennes – est un disparu, au même titre que les autres, des deux Gaspard Winckler à la mère fictive et réelle. Il est celui dont le moi autobiographique n’a conservé aucun souvenir. De telle sorte, par le biais de l’enfant de Paris et de Villard dont il cherche les traces, Perec cherche une manière de mimer l’expérience de la disparition, d’y participer indirectement. Ici encore, l’espace brumeux de W vient contaminer celui, en apparence innocent, de Villard. Toutes ces sutures et correspondances ne font que confirmer mon hypothèse initiale : le récit autobiographique de la seconde partie écrit en creux, en négatif sa propre version de l’univers concentrationnaire et de la disparition. De telle manière, en laissant l’île de W contaminer l’espace en principe innocent de Villard, Georges Perec tente de revivre par substitution l’expérience des siens. Comme l’a bien montré Claude Burgelin, ce n’est pas la même expérience, la même souffrance qu’il vit, mais c’est « une souffrance mate, blanche, irreprésentable, innommable »43, dont on pourrait encore rapprocher les images de blancheur suscitées en l’enfant par les noms de l’Igloo et des Frimas.
42
Haïm Vidal Sephiha, « Nuit et brouillard », www.sefarad.org/publication/lm/022/ nuit/html (consulté le 26-02-06). 43 Burgelin, « Perec et la cruauté », art. cit., p. 33.
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A propos d’Un homme qui dort, j’avais déjà abouti à la même conclusion 44 . Nous avons vu comment la tentative, de la part de l’homme qui dort, de se protéger contre le passé, en se réfugiant dans le sommeil et l’indifférence, avait abouti à l’effet contraire, à une confrontation douloureuse avec ce passé. Ainsi, par l’intermédiaire de son personnage, Perec s’était déjà, insensiblement, rapproché des horreurs vécues par ses proches, il avait vécu, dans l’écriture, une expérience proche de la leur. Dans le prolongement de Claude Burgelin, j’avais lu le récit comme « une tentative pour fantasmatiquement rejoindre les parents-ancêtres anéantis »45. A la fin de cette analyse, j’avais mis en contraste Un homme qui dort et W ou le souvenir d’enfance : dans le récit de 1967, le témoin demeure absent, la censure subsiste, l’expérience se solde par l’impossibilité de témoigner (« tu ne saurais témoigner », HD 138) et par toute la série de négations de cette dernière section : « Tu n’es pas mort et tu n’es pas plus sage » (137), « Tu n’as rien appris » (140), « Mais rien ne s’est passé » (141) etc. Mais W fait-il vraiment contraste avec Un homme qui dort sur ce point ? Certes, Gaspard Winckler se dit, au chapitre I, « le seul dépositaire, la seule mémoire vivante, le seul vestige de ce monde » (W 10) mais, nous l’avons vu, ce témoin disparaît sans laisser de traces, et sans avoir témoigné. Tout témoignage direct est par définition impossible, seul demeure le témoignage qui transparaît à travers l’enchevêtrement de la fiction et de l’autobiographie, c’est-àdire dans les sutures : dans la contamination notamment des lieux par le biais des sutures, comme nous venons de le montrer. La suture est donc ici un extraordinaire instrument d’identification : identification d’un lieu (Villard, Paris) à l’autre (W, l’univers concentrationnaire), identification de l’enfant Perec à la mère disparue. 3.3. Le retour à la continuité Au terme de cette analyse du X et du W, revenons aux autres souvenirs isolés de cette deuxième partie de W, et à leur éventuel équivalent dans le roman de Modiano. On a souvent commenté la présence insistante d’accidents causant des cassures physiques de tous genres : le bras en écharpe le jour du départ, l’omoplate cassée (W 44 45
Cf. I, ch. 1. Burgelin, « Perec et la judéité », art. cit., p. 173.
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109-110), la cicatrice (W 141)...46 Comme souvent dans W, le souvenir est inséparable du « texte déchiffré de ce souvenir » (W 77) qui, subrepticement, révèle le travail de l’inconscient sur le souvenir. Ainsi le souvenir du départ est lié à la triple image du parachute, du bandage herniaire et du bras en écharpe. « Faux souvenirs », fabulations, mais Perec montre ici le caractère fonctionnel de tels souvenirs « fabriqués » par l’inconscient : par la séparation de la mère et le départ, « je fus précipité dans le vide ; tous les fils furent rompus ; je tombai, seul et sans soutien. Le parachute s’ouvrit. La corolle se déploya, fragile et sûr suspens avant la chute maîtrisée. » (W 77). Ainsi, l’inconscient est capable de se créer ses propres prothèses, son propre « étai » (ibid.), et de pourvoir ainsi à la conservation de soi. Cette seconde phase, celle des souvenirs isolés, dissociés, pourrait être comparée, dans Rue des boutiques obscures, à la période qui suit le premier « déclic » de la mémoire. Là aussi, l’amnésie totale a fait place à des bribes de souvenirs, sans continuité, qui ne forment pas encore une histoire. Chez Modiano cependant, ce caractère isolé des souvenirs a une toute autre cause : il est lié à la nature proustienne de ces souvenirs, nous l’avons vu. Ainsi, un deuxième « déclic » se produit lorsque, dans le vestibule de l’immeuble de la rue Cambacérès, Guy Roland est aveuglé par la lumière : « Une impression m’a traversé, comme ces lambeaux de rêve fugitifs que vous essayez de saisir au réveil pour reconstituer le rêve entier 47 » (RBO 104). Et l’image lui revient de ses retours dans le même immeuble, le soir, il y a de longues années. Les premiers souvenirs qui reviennent sont des éclairs aussi fugitifs, et aussi isolés, que les « impressions » sensibles, auxquelles ils sont liés. Ensuite, les souvenirs, de plus en plus longs, s’enchaînent : première rencontre de Denise, randonnée commune à Versailles, soirées d’été, anniversaire de Denise... Enfin, la continuité du souvenir est rétablie : « Maintenant, il suffit de fermer les yeux. Les événements qui précédèrent notre départ à tous pour Mégève me reviennent, par bribes, à la mémoire. » (RBO 176). Le chapitre XXXVII, qui relate le départ et le séjour à Mégève, est le seul à présenter une structure qui
46 Cf. à ce sujet, Geneviève Mouillaud-Fraisse, « W. La maldiction », dans Les fous cartographes. Littérature et appartenance (L’Harmattan, 1995) ; Bernard Magné sur l’aencrage de la cassure, Georges Perec, Nathan Université, 1999, pp. 48-49. 47 On le voit, la « boutique obscure » n’est pas loin.
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ne soit pas fragmentaire, nous l’avons vu. Le fil du passé, des souvenirs est donc renoué, ce qui n’est pas le cas chez Perec. Cependant, ce passé n’est-il pas entièrement imaginaire, construit par Guy Roland ? A ce moment-là, pas plus que chez Perec, la mémoire modianienne ne restitue une identité, un passé préexistants. Aucun « temps retrouvé », nous le constations dès le début de ce chapitre, et c’est une différence essentielle avec Proust. L’identité, le passé sont bien plutôt quelque chose qu’on construit comme on construit une œuvre littéraire, et la mémoire, dans son fonctionnement conscient comme inconscient, est une faculté de fabulation, d’invention fort proche de l’imagination (à laquelle elle se confond facilement, surtout chez Modiano). C’est ce qui explique le caractère éminemment littéraire, langagier, de l’identité qui se révèle à la fin de W comme de Rue des boutiques obscures. En effet, on l’a souvent remarqué, dans les derniers chapitres autobiographiques de W, c’est par la lecture que le jeune Georges Perec se (re)construit une identité, une origine. Les romans-feuilleton, les romans d’aventures : ils sont d’une immense importance pour Perec parce qu’ils « racontaient des histoires. On pouvait suivre ; on pouvait relire et, relisant, retrouver, magnifiée par la certitude qu’on avait de les retrouver, l’impression qu’on avait d’abord éprouvée » (W 193, mes italiques). Suivre, relire, retrouver : nous sommes ici aux antipodes des souvenirs « non liés » de la période de planque. La discontinuité a fait place à la continuité. La littérature va-t-elle permettre à Perec de relier le fil brisé de ses souvenirs ? Il ne serait pas tout à fait exact de le dire car ce ne sont pas ses souvenirs, son histoire qu’il retrouve, c’est l’histoire des autres, de personnages inventésqu’il s’approprie. Il vivra désormais par le biais de ses héros, et de leurs auteurs : Dumas d’abord, et plus tard Flaubert, Jules Verne, Roussel, Queneau, Kafka et Leiris (W 193). Ces écrivains prendront en quelque sorte la place des parents qui lui ont manqué. Le plaisir de les lire et de les relire sera celui « d’une complicité, d’une connivence, ou plus encore, audelà, d’une parenté enfin retrouvée » (ibid., mes italiques). Comme le remarque à juste titre Claude Burgelin, les écrivains jouent ici le rôle du père et de la mère retrouvés : « Le point ombilical à partir duquel se déroulerait le fil de son écriture, c’est le couple de ses parents enfin réunis. »48 Mais le passé que Perec sera amené à se construire par leur 48
Burgelin, op. cit., p. 82.
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biais n’en est pas moins purement imaginaire. A cet égard, la double structure de W est significative : face à la maigre histoire du moi autobiographique, surgit l’histoire imaginaire de Gaspard Winckler, reprise dans La vie mode d’emploi. Dans Rue des boutiques obscures, il se passe quelque chose de comparable. C’est à partir du moment où Guy Roland va s’assimiler à Pedro Stern/MacEvoy qu’il va retrouver peu à peu une identité, un passé. Mais s’agit-il là d’une identité retrouvée ? De la sienne propre ? Ou d’une nouvelle identité empruntée (comme le nom qu’il porte), construite, créée par le biais des résultats de l’enquête : documents, photographies etc. De manière typiquement modianienne, le lecteur restera incapable de trancher, car le témoignage décisif, celui de Freddie, reste hors de portée. Et d’ailleurs, même si on assume que Guy Roland est Pedro, est-il Pedro Stern ou Pedro MacEvoy ? Et les deux Pedro sont-ils une seule et même personne ? Cette incertitude renforce le caractère construit de l’identité de Guy Roland. En effet, le roman n’est pas seulement le récit d’une telle construction d’identité, mais également une réflexion sur le processus de cette construction, qui s’avère comparable à l’invention littéraire d’un personnage. A propos de Guy Roland, comme le fait Dervila Cooke, on peut encore une fois reprendre la fameuse formule d’Emmanuel Berl. Interrogatoire : il « [se crée] un passé et une mémoire avec le passé et la mémoire des autres », et il le fait « in an ironic commentary on Modiano’s urge to create alter egos for himself by identifying with other people, both fictional and real. »49 Au terme de cette comparaison, les deux romans – de Perec et de Modiano – s’avèrent encore plus proches qu’au début. En effet, non seulement, les deux romans décrivent un itinéraire semblable, de l’amnésie à une problématique tentative de remémoration, mais encore ils se soldent tous deux par la même impossibilité de recouvrer le passé disparu. Chez Perec comme chez Modiano, tous les efforts du protagoniste convergent autour d’une mémoire, d’une expression de l’absence, de la disparition. Mémoire trouée, absente, pour reprendre le terme forgé par Henri Raczymow. La découverte principale de ce chapitre est alors que cet itinéraire, cette mémoire trouée passe en prévalence par les lieux. Ce sont eux qui constituent la seule trace 49
D. Cooke, Present pasts, op. cit., p. 181.
Une remémorisation qui passe par les lieux
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visible, mais également muette, du passé disparu. Chez Modiano, les lieux – parfois réduits à des adresses – provoquent parfois un véritable déclic de la mémoire, mais en fin de compte tout demeure dans le flou et l’incertitude. Chez Perec, de manière très différente, c’est l’écriture, ce sont les lettres, le W et le X – à la fois nom de lieu et lieu rhétorique – qui sont la seule véritable expression de la disparition et de l’absence. Ce rôle prépondérant des lieux nous mènera, au chapitre suivant, à parcourir, avec Perec, Raczymow, et Modiano, toutes les dimensions de l’espace urbain, si central dans leurs œuvres.
Chapitre 7
Ecrire l’espace
Introduction Dans son « Vilin Souvenir no. 2 », Perec joue sur les homonymes, établissant une distinction nette entre « signe d’ancrage » et « signe d’encrage ». La villa d’Annecy où il écrit ce texte ravive chez lui le regret d’un « pays natal », d’une « demeure ancestrale » telle que celle-ci, porteuse de « signes d’ancrage ». Ainsi, « même et surtout le carrelage des chiottes, carreaux blancs aux coins écornés par des petits losanges bleus […] suffirait à enraciner une existence, à justifier une mémoire, à fonder une tradition ». Tout cela est en contraste flagrant avec sa propre condition : « ma seule tradition, ma seule mémoire, mon seul lieu est rhétorique : signe d’encrage. »1 Avoir pour seul lieu l’écriture, les chiffres et les lettres : telle est la condition non seulement de Perec, mais de Raczymow et de Modiano. Condition qui est peut-être celle de tout écrivain, mais chez eux elle prend un sens particulier. Dans les trois œuvres, on l’a vu, on trouve une même expérience de l’univers disparu (disparition à la fois d’un pays natal et d’une langue des origines), une même conscience douloureuse du vide béant ouvert par la Shoah. Vide, absence qui a battu en brèche toute expérience heureuse de l’espace, comme espace habitable, où on peut se sentir chez soi. « Ecrire l’espace », tel est le titre d’un bel essai de MarieClaire Ropars-Willeumier2. L’idée centrale est que la littérature relève de l’espace, dans la mesure où l’œuvre littéraire produit un espace propre. Idée proche de la notion d’espace littéraire élaborée jadis par Blanchot, dans le prolongement du « Livre » de Mallarmé : le livre devenu « l’espace de son déploiement », « l’espace qui n’est pas, mais 1
Toutes ces citations sont extraites de Ph. Lejeune, « Vilin Souvenirs », art. cit., p. 136. 2 Ecrire l’espace, Presses universitaires de Vincennes, 2002.
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‘se scande’, ‘s’intime’, se dissipe et se repose selon les diverses formes de la mobilité de l’écrit », bref « l’espace même du livre »3. Cette conception par excellence moderniste de l’écriture comme espace propre, est le plus clairement visible dans Espèces d’espaces de Perec, mais elle est également présente dans les premiers récits de Raczymow, comme La saisie. Cependant, entre Perec et Raczymow d’une part, et leurs prédécesseurs modernistes de l’autre, il y a une différence de taille : si dans Espèces d’espaces, « l’espace commence ainsi, avec seulement des mots, des signes tracés sur la page blanche » (EE 26) – pourtant cet espace est d’emblée étonnamment concret, c’est l’espace urbain sous tous ses aspects : la chambre, l’appartement, la rue, le quartier… Les observer de près, les décrire, les dénombrer jusqu’à les épuiser, jusqu’à ce que l’ordinaire vire en infra-ordinaire, voilà le but que se pose Perec. Et on retrouve chez Modiano, et chez Raczymow dans une moindre mesure, une même attention obsessive à l’espace urbain. On peut se demander s’il y a là un mouvement de substitution : cet espace urbain vient-il suppléer au « pays natal » disparu, au « terroir » dont tant de narrateurs modianiens ont la nostalgie ? Il n’en est rien, si l’on songe que ce mythique « pays natal » de Perec ou de Modiano est par excellence rural : la villa d’Annecy du « Vilin Souvenir » est le type de la demeure de campagne, et chez Modiano on trouve divers exemples de telles demeures rurales 4 . Le « pays natal » étant donc d’essence rurale, et par là définitivement disparu, au point d’être mythique, l’espace urbain ne saurait se substituer à lui. Il est plutôt l’espace qui, par le biais de l’écriture – en devenant espace écrit, ville-texte – est capable d’exprimer, de traduire l’expérience, fondamentale chez les trois auteurs, de la perte, de l’univers disparu, et donc de l’errance. L’espace urbain – Paris, ses quartiers, ses rues – constitue comme la figure tangible de ce manque primordial, de l’absence d’un espace habitable, c’est pourquoi chez les trois auteurs, l’expérience de cet espace est essentiellement douloureuse, mélancolique.
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Blanchot, Le livre à venir, Gallimard Idées, 1971, p. 351. Cf. par exemple dans Livret de famille le moulin « en style anglo-normand » de l’oncle Alex, qui rêve de s’établir à la campagne, dans « un ravissant petit village » (LF 136). Tous ces lieux sont d’ailleurs passablement stéréotypés, et tournés en dérision, rendant tout « lieu d’ancrage » d’autant plus inaccessible.
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Espèces d’espaces fonctionnera comme le pivot de ce chapitre, cela à plusieurs égards. Non seulement le texte de Perec – qui est le seul des trois à avoir consacré un ouvrage entier à l’espace – servira souvent de point de départ à la comparaison mais, de manière sélective, je lui emprunterai sa structure emboîtée, ce qui nous permettra de nous arrêter successivement à plusieurs dimensions de l’espace urbain, de l’appartement au quartier et du quartier à la ville. La ville comme le lieu d’une flânerie qui prend des allures très différentes : celles de l’obsession, d’itinéraires à contraintes (Perec), celles d’une dérive d’une rive à l’autre (Modiano) ou bien celles d’une flânerie amoureuse comme communion dans les lieux littéraires (Raczymow).
1. L’appartement 1.1. Un espace inutile A tous niveaux, dans Espèces d’espaces, on sent une tension entre l’aspiration à l’ordre, à la maîtrise de l’espace, d’une part, et de l’autre le défi lancé à cet esprit de géométrie. Comme le constate RoparsWilleumier, l’écriture perecquienne explore à la fois, ou tour à tour, « deux mouvements contraires. L’un développe une prise d’espace, confiée à la capacité structurante de l’écriture, qui recense, ordonne, oriente et approprie le monde en le couvrant d’’un ruban continu de texte » (EE 21) ; l’autre, qui est consubstantiel au premier, fait dans la page l’épreuve d’une surface sans profondeur, d’une blancheur proche du vide »5. Le chapitre « L’appartement » est également construit sur la tension entre ces deux mouvements ou tendances. Par bien des côtés, comme l’ouvrage dans son ensemble, ce chapitre a l’allure d’un traité scientifique, ou plutôt d’un pastiche de traité scientifique 6 . Comme les autres, il contient plusieurs listes et inventaires : celle de ce qu’on trouve dans un aéroport international (EE 56) et celles, vertigineuses, entièrement au mode infinitif, respectivement intitulées « Déménager » et « Emménager » (EE 70-72). La liste, l’inventaire : ils correspondent au plaisir de mettre de l’ordre, de recenser, de clas5
Ropars-Willeumier, op. cit., p. 25 & 27. On sait que c’est un genre que Perec appréciait, et qu’il a pratiqué ailleurs, comme on le verra plus loin.
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ser. Tendance à la maîtrise, donc, mais qui se trouve immédiatement mise en question par ce qu’on pourrait appeler l’excès d’inventaire, et par les principes de classement, parfaitement farfelus. En outre, comme tout chapitre d’Espèces d’espaces, « L’appartement » comporte une série de définitions : « une chambre, c’est une pièce dans laquelle il y a un lit ; une salle à manger, c’est une pièce dans laquelle il y a une table et des chaises, et souvent un buffet [etc] » (EE 57-58). Simples lapalissades en apparence, ces définitions donnent pourtant un air savant au texte, ils constituent un autre aspect du persiflage du traité scientifique. Que nous apprennent donc ces définitions ? Tout d’abord, le fait que les différentes pièces d’un appartement ne se définissent, et ne se différencient que par leur seule fonction, car « au départ toutes les pièces se ressemblent peu ou prou […] : ce ne sont jamais que des espèces de cubes, disons des parallélépipèdes rectangles » (EE 59). Les termes savants – cube, parallélépipède mais aussi, plus loin, « nycthémérale » (ibid.) – forment d’ailleurs partie intégrante de la parodie du traité scientifique. Pour transfigurer le quotidien, et rendre l’espace habitable, c’est cette fonctionnalité toute-puissante qu’il s’agira de mettre en question, de transgresser. Fonctionnalité qui s’exprime tout particulièrement dans le plaisant emploi du temps qui, de quart d’heure en quart d’heure, recense les activités des trois membres d’une famille bourgeoise (EE 60-62). Cet emploi du temps est tout aussi bien un emploi de l’espace. Pour aller au delà de ces lois de l’existence bourgeoise, Perec commence par inventer de nouveaux principes de distribution des pièces au sein de l’appartement : en fonction des visites qu’on reçoit, en fonction des jours de la semaine (cf. EE 64). Mais, remarque-t-il, « cela ne nous sortirait guère du fonctionnel » (EE 65). « Comment chasser les fonctions, chasser les rythmes, les habitudes, comment chasser la nécessité ? » (EE 66) Ce qui fascine Perec, c’est l’idée d’un espace inutile, qui échappe à toute fonction. Nous touchons là au deuxième mouvement esquissé par Ropars-Willeumier : celui qui « fait dans la page [et dans l’espace qu’elle déploie] l’épreuve d’une surface sans profondeur, d’une blancheur proche du vide ». Car penser un espace sans fonction, c’est « penser le rien » (EE 67), c’est, pour revenir à la carte de l’océan de Lewis Carroll reproduite au seuil du livre, penser le blanc, le vide, sans le cadre qui est autour. Tâche impossible, car « comment penser le rien sans automatiquement mettre quelque chose autour de ce rien,
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ce qui en fait un trou, dans lequel on va s’empresser de mettre quelque chose, une pratique, une fonction, un destin, un regard, un besoin, un manque, un surplus… ? » (EE 67). C’est pourtant à « décrire ce rien, ce vide » – tâche à laquelle « le langage lui-même s’est révélé inapte » (ibid.) – que Perec va s’évertuer. Les images qui alors surgissent en lui – Tolstoï, Borges, Escher, Magritte, boîte de Skinner, Pyramides, Saenredam – lui révèlent qu’aller au delà du fonctionnel, c’est forcément en arriver à des espaces d’où « la notion même d’habitat aurait disparu » : espaces inhabitables, fantasmatiques, vertigineux. Espaces où il est impossible de trouver son assise, son lieu, son ancrage, comme le vieux prince Bolkonski qui, inquiet du sort de son fils, ne trouve plus de chambre où il puisse séjourner, trouver le repos (EE 68-69). Le fantasme central est ici celui de l’enfermement, de l’étouffement : chambre-boîte de Skinner, « entièrement tendue de noir », « pièce sans portes ni fenêtres » du texte de Heissenbuttel (EE 69) et enfin, « dans mon propre appartement, une pièce que je ne connaissais pas » (EE 69). Ces deux images d’une chambre-boîte, sans voie d’issue, de plus tendue de noir, nous renvoient à la crypte telle que la conçoivent Nicolas Abraham et Maria Torok dans « Deuil ou mélancolie », texte qui comme on sait a été parodié et pastiché par Perec et Matthews dans « Roussel et Venise. Esquisse d’une géographie mélancolique »7. Dans Les parties de domino chez Monsieur Lefèvre, Claude Burgelin a analysé et commenté tout cet ensemble intertextuel. Je ne ferai ici qu’en reprendre quelques points essentiels. Le « cryptophore » est le sujet qui n’ayant pas pu faire son deuil d’un être aimé, a enfoui et l’objet et sa perte – « incorporé » au sens littéral d’avaler – au plus profond de lui-même, où il a construit une crypte, un caveau autour de celui-ci. Ce caveau sera parfaitement scellé, fermé, l’objet ainsi que la souffrance s’y trouvent à jamais enfermés, « conservés », rendant impossible toute communication : « Tous les mots qui n’auront pu être dits, toutes les scènes qui n’auront pu être remémorées, toutes les larmes qui ne pourront être versées, seront avalés, en même temps que le traumatisme, cause de la perte. Avalés et mis en conserve. Le deuil indicible installe à l’intérieur du sujet un caveau secret ». Ce passage
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N. Abraham et M. Torok : « Deuil ou mélancolie », in L’écorce et le noyau, AubierFlammarion, 1978. G. Perec, « Roussel et Venise. Esquisse d’une géographie mélancolique », in Cantatrix sopranica L. et autres écrits scientifiques, Seuil, 1991.
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d’Abraham et Torok, cité par Burgelin 8 , résume admirablement la situation personnelle de Perec. Tout d’abord le mutisme et l’amnésie qui chez lui, affectent tout ce qui touche à la mère et à la première enfance : « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance ». Ensuite le phénomène, bien connu en psychanalyse, que l’événement qui a causé le deuil – la disparition de la mère – est lui-même devenu inaccessible : il s’agit d’un événement traumatique, qui n’a pu être consciemment vécu au moment où il a eu lieu et qui ne pourra donc être remémoré. Il est d’emblée enfoui dans la crypte intérieure. Revenons à l’espace inutile, aux chambres sans portes ni fenêtres, à la boîte tendue de noir d’Espèces d’espaces. Comme la chambre manquante des « Lieux où j’ai dormi »9, ils ne sont pas une image directe de la chambre de mort où a péri la mère, comme le soutient Claude Burgelin, mais plutôt une image de l’espace mental, intérieur, de la crypte où Perec a pu enfermer à la fois le traumatisme et le « souvenir effacé » de la mère10. Qu’est-ce qui permet donc de l’affirmer ? Tout d’abord, les images évoquées sont presque toutes liées à la mort, donc au deuil : le titre de la nouvelle de Borges, L’immortel, évoque un espace entre la vie et la mort, la chambre « entièrement tendue de noir » de Skinner et les Pyramides sont tous deux des tombeaux, de même que la « pièce sans portes ni fenêtres » (EE 69). En outre, devant l’idée d’un espace inutile, Perec se heurte à un mur, il se sent voué à la paralysie et au mutisme : « Il m’a été impossible, en dépit de mes efforts, de suivre cette pensée, cette image, jusqu’au bout. Le langage lui-même, me semble-t-il, s’est avéré inapte à décrire ce rien, ce vide, comme si on ne pouvait parler que de ce qui est plein, utile, fonctionnel » (EE 67, mes italiques). Les mots que j’ai mis en italiques révèlent un dernier aspect, déterminant, du rapprochement : c’est que l’espace inutile, comme la crypte de Nicolas Abraham, est structurellement vide. Comme le souligne en effet Claude Burgelin, dans la crypte, « il n’y a rien à voir parce qu’il n’y a rien, sinon un blanc, un effacement. Ce qui était à cacher, c’est qu’il n’y avait rien en ce lieu du secret désigné »11. La crypte ellemême, sous toutes ses formes, n’est qu’un vaste échafaudage destiné à cacher le fait qu’il ne cache rien, qu’il n’y a pas de secret enfoui en 8
Cité par Burgelin, op. cit., p. 144. Sur les « lieux où j’ai dormi », cf. II. chap. 4, § 5. 10 C. Burgelin, op. cit., p. 141. 11 Ibid., p. 150. 9
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son fond : « A l’intérieur, il n’y a que du disparu et le chagrin originel lui-même disparu. »12 Dans Ecrire l’espace, Ropars-Willeumier observe que chez Perec, « l’espace se dérobe au fur et à mesure que les lieux se déterminent »13. L’espace est l’objet introuvable d’une quête impossible. La dimension psychanalytique de cette quête explique peut-être pourquoi l’espace – vécu comme vide, blanc – à la fois attire et rebute Perec, dans ce texte. Par la multiplication, l’éclatement de l’espace en lieux, par leur description minutieuse et détaillée, par les listes et les inventaires des lieux « pleins » (littéralement pleins à craquer, comme l’immeuble du dessin de Saul Steinberg, EE 82 ss.), il édifie une vaste crypte intérieure apte à dérober à la vue le secret qu’ils enveloppent : celui d’un vide, d’un blanc qui est l’espace même. Espèces d’espaces : maître-œuvre du cryptophore, donc ? Mais en même temps, décrire minutieusement ces espaces, ce n’est pas uniquement fuir, refouler l’espace, le vide central, c’est également, par l’écriture, par les encrages donc, tenter sans fin de s’en approcher, de s’y frotter. Forger une conscience aiguë, douloureuse du vide : « arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes » (EE 180). Et donc reconstruire, édifier un espace fait de mots.
1.2. Avant le déluge Pour Perec, « le souvenir de la mère n’existe que dans la métonymie : un lieu, un moment, un objet chargé de signes » 14 . Ce lieu par excellence, c’est bien évidemment la rue Vilin, et la chambre de l’enfance, celle d’avant le déluge. Le projet de « Lieux », celui des « Lieux où j’ai dormi » et Espèces d’espaces constituent autant de tentatives (toutes vouées à l’échec) de s’approcher de ce lieu, somme toute intérieur. Or si Perec eût été encore vivant aujourd’hui, il eût pu lire l’essai récent de Henri Raczymow, Avant le déluge. Belleville années 5015. Et il se fût peut-être dit, comme nous aujourd’hui, qu’un autre écrivain, lui aussi d’origine juive polonaise, né douze ans 12
Ibid. Ropars-Willeumier, op. cit., p. 23. 14 Burgelin, op. cit., p. 75. 15 Philéas Fogg, 2005 ; abréviation AD. 13
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seulement après lui, a fait, plus de soixante ans plus tard, la description minutieuse de quelques pièces – à peine un appartement – dans une rue à deux pas de la rue Vilin, dans ce même bas Belleville, toujours aussi misérable, aussi malsain qu’avant la guerre. Même quartier, même milieu populaire d’émigrés juifs polonais, même misère. Et peut-être, de même que par les interviews à la fin de Récits d’Ellis Island, en écoutant les histoires des immigrants, Perec se construisit une « mémoire potentielle » de ce qu’eût pu être la vie de ses parents ou de ses grands-parents, s’ils avaient choisi l’Amérique, il eût pu se construire une « autobiographie probable »16 en empruntant à Raczymow la mémoire de l’appartement des grands-parents de celuici, tel qu’il était dans l’immédiat après-guerre. Comme le rappelle en effet Burgelin, « la mémoire est une pillarde, une voleuse et une tricheuse » : « si la mienne défaille, ne peut ou ne veut se dire, celle d’autrui peut venir la relayer ou s’y substituer »17. C’est un phénomène bien connu, et fort répandu chez les écrivains de la génération d’après. Cependant, cette idée de « mémoire potentielle » ne doit pas nous empêcher de lire Avant le déluge comme un texte autonome, occupant une place propre dans l’univers romanesque de Raczymow. Comme pour le texte de Perec, nous nous demanderons : comment les encrages – comment l’écriture – ont-ils pu exprimer des ancrages disparus ? comment l’écriture a-t-elle pu, dans ce texte, transformer, transfigurer l’espace réel jusqu’à en faire un espace, un lieu écrit ? Considérons le titre tout d’abord. En jouant avec humour sur l’hyperbole, le « déluge » renvoie à un double passé disparu : le Belleville d’avant les transformations urbanistiques des années 70 et 80, d’avant la démolition de rues entières (comme la rue Vilin) et d’avant le réaménagement radical du quartier ; mais aussi d’avant la transformation sociale, qui fit définitivement disparaître le Belleville populaire des années 30-50, où les artisans et les ouvriers prédominaient, qu’ils fussent Français de longue date ou récemment immigrés d’Europe de l’Est. Aujourd’hui, d’autres immigrés, du Maghreb et d’Afrique noire, sont venus les relayer. Le Belleville de Raczymow est donc un Belleville disparu, aussi radicalement que la 16
Pour ces deux termes, cf. Récits d’Ellis Island, p. 55. Burgelin : « Comment la littérature réinvente la mémoire », article paru sur Internet : www.11101.net/Writings/Essays_Research/La_Recherche/claude_burgelin.php (3 avril 2006). 17
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Pologne juive de Contes d’exil et d’oubli. D’où la nécessité d’en recueillir les traces, photographiques mais aussi textuelles, d’écrire un espace qui n’existe plus. Le texte est bâti autour de deux portraits, ceux des grandsparents maternels de l’auteur, Simon et Mania Dawidowicz. C’est une ode émouvante au grand-père, chiffonnier, et à la grand-mère, toujours à sa machine à coudre. Le grand-père, grand narrateur d’histoires, était déjà la figure centrale de Contes d’exil et d’oubli et de Rivières d’exil, où il était le maillon reliant le narrateur au passé disparu. Dans ces deux récits, l’auteur était l’auditeur privilégié, qui recueillait – et réinventait – les histoires racontées par son grand-père. Ici, les rôles sont inversés : c’est lui qui, à son tour, se fait narrateur pour nous raconter ses grands-parents et son univers disparu à lui : non la Pologne d’avant-guerre, mais le Belleville des années 50. Cela implique un changement radical de style : après le style écrit, poétique de Contes d’exil, truffé de métaphores, voici un style parfaitement oral, familier même, fait de phrases courtes, simples, qui interpelle régulièrement son auditeur, comme le grand-père jadis interpellait son petit-fils. Mais pourquoi, se demandera-t-on, le grand-père et la grandmère plutôt que les parents de l’auteur ? Il est vrai que Raczymow leur a consacré de belles pages ailleurs, dans Quartier libre notamment, et récemment dans Le plus tard possible. C’est que « je l’aimais, mémère, je l’aimais comme une mère, plus qu’une mère, plus que ma mère peut-être » (AD 38). Dans ces termes d’une grande simplicité et franchise, il fait allusion à ce qui a été douloureusement élaboré ailleurs : élevé les premières années – avant la naissance du frère – par la grand-mère, c’est avec elle qu’il aura une relation privilégiée, renforcée du fait que ce petit-fils vient littéralement prendre la place de son fils Henri, mort dans les camps, et dont l’auteur porte le prénom18. C’est donc l’appartement du 34, rue Bisson, longuement décrit ici, qui était le lieu de la petite enfance de Raczymow, au moins autant que l’appartement des parents, rue de la Mare, auquel il ne fait que quelques allusions19. Dans cette mesure, cette description peut être mise sur le même plan que la rue Vilin de Perec ou bien, nous le 18 Pour ces rapports complexes de substitution, cf. Le plus tard possible, et cf. infra, II, chap. 5, § 2. 19 Appartement qui est d’ailleurs décrit dans d’autres récits de Raczymow, comme Rivières d’exil.
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verrons, l’appartement du quai Conti pour Modiano. Mais contrairement aux appartements de Perec et de Modiano, vides, désincarnés, où règne un silence de mort, celui de Raczymow est rutilant de vie, de bruits et d’odeurs. Faute d’avoir pu entrer, avec Perec, dans sa chambre d’enfance, entrons à présent dans celle de Raczymow. Dans cet appartement, le lecteur est en effet emmené comme en visite guidée, par l’auteur âgé de huit ans : « Voilà, c’est un jeudi matin de 1956 et tu me suis sans faire de bruit, sans te faire remarquer, sans poser de questions, sur mes pas […] » (AD 38). La visite guidée permet évidemment de parcourir la maison de fond en comble, systématiquement, depuis « la porte déglinguée qui donne sur une courette où j’ai jamais mis les pieds », par les escaliers sombres et défoncés et les toilettes à la turc décrites en détail, jusqu’au deux pièces exigu avec coin cuisine d’un mètre carré « à tout casser ». Sans oublier les odeurs – « pisse de chat » dans la cour, effluves des toilettes – et les bruits : la musique des « postes de téssef qui résonnent derrière toutes les portes » (AD 39), les chansons de Tino Rossi et de Philippe Clay. Une telle « visite guidée » permet également d’assimiler ironiquement l’immeuble à un haut-lieu culturel, comme le palais de Versailles (AD 38). En filant la métaphore, les toilettes creusées à même le mur seront des maisons troglodytes (AD 39), les escaliers ressemblent à ceux de Chambord, « tout en spirale », « en finesse d’architecture » (ibid.), les murs suintent « comme une caverne de Cro Magnon, mais là pas de dessins de bestiaux qui s’abouchent cul à cul comme aimaient en dessiner les préhistoriques » (AD 40). Ailleurs, l’appartement, avec « ‘salon’ entre guillemets », est assimilé à une demeure de luxe, avec sa cuisine qui est « cuisine tout confort et salle de bains en même temps, tout intégré, fonctionnel, à l’américaine, moderne, quoi » (AD 41), et « attention aux tapis persans, aux porcelaines de Saxe, aux Tanagra. On pose pas ses pattes sur les tableaux des maîtres. Oui, c’est des vrais, parfaitement. » (AD 45) L’ironie fonctionne à plein ici comme une stratégie qui renforce la misère, le délabrement de l’immeuble et du quartier – stratégie infiniment plus puissante que les constats directs, en style parlé : « chez eux, rue Bisson, faut dire, c’était pas brillant » ou bien, « ces saletés de rues » (AD 35). C’est avec la même ironie mordante qu’ici,
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comme dans Un cri sans voix, on s’en souvient peut-être 20 , il est question des Allemands et de la guerre. Par exemple lorsqu’en trois mots, Raczymow raconte l’émigration de ses grands-parents : « il parlait allemand, pépère, couramment, […] parce qu’il y avait vécu deux ans, pépère, en Allemagne, c’est-à-dire quand ils ont quitté la Pologne, après la guerre de 14-18. C’était devenu un pays pas possible, alors, la Pologne, pour les Juifs. Ils sont allés en Allemagne, à Düsseldorf, un pays vachement mieux pour les Juifs, et c’est là qu’est né mon oncle. Heinz ils l’ont appelé, mais ça c’est une autre histoire » (AD 32-33, mes italiques). L’histoire, à laquelle il est fait allusion quelques pages plus haut, de son arrestation par un gendarme français, dans les Charentes où il se cachait avec sa mère et sa sœur, et de sa déportation (AD 26). Mais revenons pour finir à l’appartement « franchement moche » des grands-parents, rue Bisson. Par l’ironie et l’humour mises en œuvre dans l’écriture, cet espace est transfiguré jusqu’à devenir, comme la rue Vilin, deux rues plus loin, un espace mental, qui n’existe plus que dans l’imaginaire, bref un « point d’encrage »21.
1.3. 15, quai Conti Le titre, les documents d’état civil qui y sont reproduits, un jenarrateur qui porte le nom et le prénom de l’auteur (LF 30) : tous ces éléments ont conduit en première instance les commentateurs à faire une lecture strictement autobiographique, réaliste de Livret de famille. Il est vrai que le récit date de 1977 et qu’il n’était que le quatrième en liste de Modiano. Aujourd’hui, trente ans et une vingtaine de romans après, on est devenu plus sensible à la dimension littéraire, construite des romans de Modiano, et on a accordé à l’invention et à la fabulation la place qui leur revient. Ainsi, pour Alan Morris, malgré l’abondance de détails autobiographiques, Livret de famille demeure une « autobiographie imaginaire », un roman plutôt qu’une autobiographie, à cause de sa structure éclatée (tout le contraire de la structure chronologique qui caractérise l’autobiographie courante) et à cause de la construction complexe de thèmes récurrents 22 . Dervila 20
Cf. I, chap. 3. Raczymow, Reliques, Gallimard, 2005, p. 12. 22 Cf. A. Morris, Patrick Modiano, op. cit., p. 70. 21
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Cooke, dans sa monographie récente, analyse en détail comment Modiano joue avec les conventions de l’autobiographie et de la fiction, et quelles stratégies il déploie pour créer la confusion chez le lecteur. Pour elle, Livret de famille est une autofiction23. Or ce qui vaut pour le roman dans son ensemble, vaut également pour le traitement des lieux. Comme tout roman de Modiano, Livret de famille est truffé de noms de rues, de lieux réels, mais ceux-ci ne sont souvent que des effets de réel, constituant le point de départ d’un espace imaginaire, rêvé et par là même écrit. Ici comme chez Perec et Raczymow, le point d’ancrage n’existe que dans la mesure où il devient point d’encrage, lieu surinvesti, transfiguré par l’écriture. C’est par excellence le cas du 15, Quai Conti, qui est au centre du chapitre XIV de Livret de famille. Tout lecteur averti sait qu’il s’agit de l’appartement où Patrick Modiano a passé son enfance. Dans ce chapitre, vingt ans après, le narrateur visite l’appartement en étranger, soi-disant en acheteur potentiel. A première vue, la visite de l’appartement semble mettre en branle une mémoire proustienne, qui fait resurgir l’enfance du narrateur mais en particulier son adolescence, vécue souvent seul avec son père : les réveils du samedi, le soleil… ( LF 199). Atmosphère sécurisante ? Il n’en est rien. Ces éléments ne sont là que pour contrecarrer une lourde atmosphère de menace : « la catastrophe que je craignais, sans très bien savoir laquelle, n’avait pas eu lieu » (ibid.). Quelle catastrophe ? On découvre alors que cette catastrophe ne renvoie pas au passé, à l’enfance du narrateur, mais à un passé bien plus lointain, aux « années qui avaient précédé ma naissance » (LF 200). L’appartement du Quai Conti a donc ici la même fonction que le 41 Boulevard Ornano dans Dora Bruder : ces lieux constituent des points de contact avec un passé qui précède immédiatement la naissance du narrateur : celui des « années troubles » de l’Occupation. Dans Livret de famille, le narrateur a une excellente raison de vouloir remonter à ces années, c’est qu’elles constituent le « terreau dont je suis issu » (LF 202) : « Sans cette époque, sans les rencontres hasardeuses et contradictoires qu’elle provoquait, je ne serais jamais né » (LF 207, mes italiques). En effet, dans ce récit, le narrateur, récemment devenu père, est plus que jamais en quête de ses origines, de sa genèse familiale. Comment être père sans savoir qui furent son père et sa mère ? Et sans savoir 23
D. Cooke, Present Pasts, op. cit., p. 93 ss.
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comment ils se rencontrèrent et comment ils vécurent jusqu’à sa naissance ? Or l’appartement du Quai Conti sera le lieu privilégié qui lui permettra d’entrevoir a posteriori quelques pans de cette vie d’« avant le déluge ». Voyons donc comment les lieux se font porteurs de ce passé inconnu, largement inventé, de cette « postmémoire ». L’appartement, tout d’abord, est vide, comme le signale innocemment l’annonce : « Vide. Appartement quai Conti […] » (LF 195). En intégrant stratégiquement une annonce immobilière, dans toute sa banalité, au texte littéraire, Modiano vise certes un effet de réel, mais surtout, il met l’annonce au service de la fiction, il s’en sert pour annoncer l’expérience du vide faite par le narrateur en entrant. L’appartement devenu une enveloppe vide, un ensemble d’espaces et de volumes, sans rien pour les remplir, met en scène l’absence, la disparition du passé : l’enfance du narrateur mais au delà, le passé d’avant sa naissance. Effet de vide qui se trouve renforcé par la lumière du soleil et par le silence (« pas un bruit », LF 197), jusqu’à former l’espace pur, blanc et vide dont Perec a si peur qu’il se tourne vite vers ce qu’il y a autour : « l’espace alentour », les lieux. Pour le narrateur, l’espace vide évoque, ressuscite les meubles qu’il contenait, dans un mouvement assez proche de la mémoire corporelle de Proust et de Perec : en se promenant dans l’appartement, « je me rappelais l’emplacement des meubles ; les deux grands globes terrestres de chaque côté de l’œil de bœuf. Sous celui-ci, la bibliothèque vitrée qui supportait la maquette d’un galion » (LF 197). Suit une description détaillée de la disposition des meubles. A cette différence près que la mémoire de Proust et de Perec est in absentia, par la seule force de l’imagination, alors que Modiano est sur les lieux. Dans sa visite du bureau du père, le narrateur modianien rencontre des meubles-fantômes, disparus mais présents dans leur absence : « Plus de canapé, ni de rideau dont le tissu assorti était orné de ramages grenat. Plus de portrait de Beethoven au mur, à gauche, près de la porte. Plus de buste de Buffon au milieu de la cheminée. Ni cette odeur de chypre et de tabac anglais. Plus rien. » (LF 198) Une fois les meubles disparus, ce sont les murs nus qui, devenus visibles, se font le support du passé, avec leurs lambeaux de tissus ou de papiers peints, qui forment comme les sédimentations fort proustiennes du passé, que le narrateur va déchiffrer comme un texte, un palimpseste. Ainsi, la disparition des boiseries bleu ciel de la
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chambre à coucher du narrateur révèle des « lambeaux de toile de Jouy, vestiges des locataires qui avaient précédé mes parents et j’ai pensé que si je grattais ces lambeaux de toile de Jouy, je découvrirais de minuscules parcelles d’un tissu [et donc d’un passé] encore plus ancien. » (LF 198) On voit que le narrateur n’est guère à la recherche de sa propre enfance, mais d’un passé qui est bien plus lointain. A propos de ces locataires qui ont précédé ses parents, on se souvient que Modiano a raconté ailleurs comment sa chambre d’enfant avait été occupée par Maurice Sachs, qui fut quelque temps le propriétaire de l’appartement. Comme le père de Modiano, il était juif et, les premières années de l’Occupation, il survécut en se lançant dans le marché au noir24. Par tous ces éléments, l’appartement vide met en branle une « postmémoire » qui, par des flashback, permet au narrateur de voir des scènes d’un passé qu’il n’a pas vécu. Ainsi, par une voyance comparable à celle qui est déployée dans Dora Bruder 25 , il voit soudain la scène de la première arrivée de sa mère, jeune fille, quai Conti : « A la fin d’une journée de juin 1942, par un crépuscule aussi doux que celui d’aujourd’hui, un vélo-taxi s’arrête, en bas, dans le renfoncement du quai Conti, qui sépare la Monnaie de l’Institut. Une jeune fille descend du vélo-taxi. C’est ma mère. Elle vient d’arriver à Paris par le train de Belgique. » (LF 200) Le passage au présent, la précision des détails sur le lieu, la date et l’heure, tout contribue à l’impression cinématographique que fait cette scène. C’est comme la scène d’ouverture d’un film que le narrateur se plaît à reconstruire. Analogie peu étonnante lorsqu’on songe que la mère de Modiano était actrice et que pendant l’Occupation, elle « travaillait au service ‘sychronisation’ de la Continental, une firme de cinéma allemande, installée sur les Champs Elysées » (LF 201). De plus, comme souvent chez Modiano, la scène a le caractère d’une surimpression : c’est comme si au doux crépuscule d’aujourd’hui se superposait un crépuscule analogue, dans le passé. La présence du narrateur dans l’appartement aujourd’hui devient alors comme la répétition de cette première arrivée de la mère. 24
La figure de Maurice Sachs hante l’univers de Modiano. Elle resurgit notamment dans Dora Bruder, pp. 98-99. Sur Maurice Sachs, cf. la monumentale biographie par Henri Raczymow : Maurice Sachs ou Les travaux forcés de la frivolité, Gallimard, 1988. 25 Cf. I, chap. 2, § 3.
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Remonter le fil du temps, se glisser dans l’appartement tel qu’il était en 1942-43 et y voir vivre ses parents avant sa propre naissance : tel est en fait le but ultime du narrateur. C’est ce que fait déjà le narrateur des Boulevards de ceinture qui, par le biais du portrait photographique entrevu dans le bar du Clos Fourré, entre dans l’univers de ce portrait et traque la vie que menait son père avant sa naissance. Or dans Livret de famille aussi, c’est une photographie qui déclenche la seconde scène de voyance de ce chapitre. Il s’agit de la photographie de ses parents assis sur le divan du salon, « ma mère un livre à la main droite, la main gauche appuyée sur l’épaule de mon père qui se penche et caresse un grand chien noir dont je ne saurais dire la race » (LF 207). Certes, la photographie est une pièce à évidence, un effet de réalité, qui vise à convaincre le lecteur de la vérité des faits, mais en même temps, elle est profondément ambiguë : tout d’abord, ce n’est pas la reproduction d’une photographie, mais uniquement une « image-texte », c’est-à-dire une description de photographie, qui nous est donnée (le terme est de Marianne Hirsch). En outre, la photographie est si petite que le narrateur est contraint de se servir d’une loupe pour en discerner les détails (LF 206) ; enfin, malgré l’abondance de détails, le mystère demeure entier, car le narrateur ignore « qui a bien pu prendre cette photo, un soir de l’Occupation ? » (LF 207) Toujours est-il que cette photographie, grâce à son effet d’immédiatisation et d’identification, déclenche une seconde surimpression chez le narrateur. Maintenant, il voit – comme un voyant encore, comme s’il y assistait – une soirée-type de ses parents dans l’appartement du quai Conti, pendant l’Occupation : « Soirs où ma mère, dans la chambre du cinquième, lisait ou regardait par la fenêtre. [...] Ils dînaient tous les deux, dans la salle à manger d’été du quatrième. Ensuite, ils passaient au salon [...] Ils parlaient, ils faisaient des projets. Ils avaient souvent des fous rires. » (LF 207) Image d’harmonie conjugale, en apparence. Mais il n’en est rien. Ce que lui communique la photographie, c’est plutôt la « vague inquiétude » du père, le « climat d’expectative, de gestes en suspens, qui précède les rafles » (LF 208). C’est cette inquiétude-là que par ses silences, le père a transmis au fils, d’où sa crainte d’une catastrophe indéterminée, mentionnée plus haut. Cependant, à cette vie de ses parents pendant l’Occupation, le narrateur n’a pas accès uniquement par la « voyance », il dispose
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également d’un certain nombre de données, d’anecdotes qui ont dû lui être transmises par ses parents eux-mêmes. Par exemple l’histoire de leur première rencontre, chez une amie commune (LF 200-201), ou celle des menaces qui précédèrent l’arrestation du père. A ce propos, citons une dernière surimpression : « Un jour, à l’aube, le téléphone sonna et une voix inconnue appela mon père par son véritable nom. On raccrocha aussitôt » (LF 208). L’anecdote a dû lui être racontée à un moment ou à un autre par son père. Mais ce qui nous intéresse dans la perspective des lieux, c’est que la surimpression est déclenchée par la coïncidence des lieux : « je m’étais assis entre les deux fenêtres, au bas des rayonnages. La pénombre avait envahi la pièce. En ce tempslà [c’est-à-dire du temps de l’Occupation], le téléphone se trouvait sur le secrétaire, tout près. Il me semblait, après trente ans, entendre cette sonnerie grêle et à moitié étouffée. Je l’entends encore. » (LF 208, mes italiques) Comme chez Proust, c’est la seule position du corps dans l’espace qui fait renaître la position des meubles, et la sonnerie du téléphone n’est pas sans évoquer le tintement de la clochette de la grille de Combray, qui annonçait le départ de Swann, et que le narrateur proustien, lui aussi, entend encore de longues années après26. Il y a cependant deux différences importantes, qui font que la plupart des références modianiennes à Proust procèdent par parodie 27 . D’abord, alors que la clochette de Combray annonce enfin la venue rassurante de la mère auprès de l’enfant, la sonnerie du téléphone dans Livret de famille est lourde de menaces ; ensuite, alors que la réminiscence proustienne fait revivre l’enfance disparue, la surimpression modianienne renvoie à un passé plus lointain, au delà de la naissance. Comme l’appartement d’Espèces d’espaces et comme celui de Avant le déluge, le 15, Quai Conti existe uniquement comme texte, par l’écriture. Nous venons de voir comment l’écriture transforme l’espace, comment les ancrages font place aux encrages. L’espace vide de l’appartement, au début de ce chapitre XIV de Livret de famille, nous l’avons vu, est comme la page blanche où le texte va s’écrire. Les murs avec leurs multiples couches de papier en lambeaux sont comme des textes, des palimpsestes à déchiffrer. Ainsi, Modiano a inséré des images qui invitent à lire le texte à un niveau métadiscursif. Enfin, la série de surimpressions que nous venons de 26
A la recherche du temps perdu, Gallimard, Pléiade, 1989, IV, p. 623. Cf. notre article « Pastiches de Proust. La place de l’étoile de Patrick Modiano », art. cit. 27
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commenter confère une structure discontinue au chapitre, où il y a un constant va-et-vient entre descriptions de l’état actuel et scènes de voyance qui transfigurent l’espace actuel, le peuplant de fantômes. Ce chapitre contient d’ailleurs, en vrac, plusieurs autres couches temporelles : l’enfance avec le frère Rudy (LF 209), l’adolescence solitaire du narrateur (LF 199), la visite en Tunisie en 1976 (LF 203) et se termine en 1945, avec la Libération (LF 210). Ainsi, un passé fragmenté s’enchevêtre avec le présent dans une complexité temporelle qui rappelle le premier chapitre de Dora Bruder28, et qui donne à toute sensation le même degré d’actualité.
2. Le quartier Pour Perec comme pour Modiano, et dans une moindre mesure pour Raczymow, il s’agit, par l’imaginaire et par l’écriture, de structurer l’espace, de le maîtriser pour le rendre habitable. Or une manière de structurer l’espace c’est de le diviser : il en ressort un Paris structuré en quartiers, et nous verrons l’importance du quartier, notamment chez Modiano. Dans Espèces d’espaces, Perec rappelle que le quartier, c’est littéralement le quart d’un arrondissement (EE 113). Surtout chez Modiano, on le sait, l’unité administrative qu’est l’arrondissement prend les dimensions d’une entité symbolique, avec ses frontières, ses zones neutres, ses connotations historiques et personnelles. Chez Perec, on trouve très peu en fait sur le quartier, c’est un chapitre d’Espèces d’espaces qui semble l’embarrasser un peu. Une seule question, de taille, le préoccupe à ce sujet : le quartier – traditionnellement une image de rassemblement – peut-il aussi être vécu dans la dispersion ? Ainsi, Perec tente de briser l’image, tentante pour certains, d’une vie claquemurée dans l’univers familier du quartier, insuffisante à son sens : « mais on aurait beau faire, ça ne ferait pas une vie, ça ne pourrait même pas donner l’illusion d’être une vie » (EE 114). D’où cette merveilleuse fantaisie libératrice : pourquoi ne pas vivre simultanément dans plusieurs quartiers ? « […] pourquoi n’aurait-on pas, éparpillées dans Paris, cinq à six chambres ? » (ibid.), une en fonction de chaque activité (dormir, écrire, écouter de la mu28
Cf. I. chap. 2, § 2.
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sique, manger…). D’une certaine manière, des projets tels que « Lieux » ou « Projet de description des chambres où j’ai dormi », tout en tentant de rassembler les divers lieux en un seul texte, confèrent cet effet de dispersion, de vie en plusieurs endroits. La vie du grand-père Dawidowicz, par contre, dans Avant le déluge de Raczymow, constitue une image saisissante de vie rassemblée, claquemurée dans le quartier : « il sortait jamais de son quartier, mon grand-père. Sauf quand il allait chercher des shmattès [chiffons] à Saint-Ouen. » (AD 10) Son accoutrement misérable, semble dire son petit-fils, le rendait irrecevable ailleurs qu’à Belleville. Son accoutrement mais aussi sa démarche : « les bras écartés, les paumes des mains retournées, tournées vers l’arrière quand il cheminait, lui, vers l’avant » (ibid.). Tournées vers l’arrière, « d’où il venait », c’est-à-dire vers « sa Pologne natale, « au fin fond du trou du cul du monde, un lieu très sombre forcément » (AD 16). Autrement dit, la démarche du grand-père n’est pas celle d’un homme qui n’a jamais vu autre chose que son quartier, mais au contraire celle d’un exilé, de l’immigré juif polonais qu’il est – voué à la dispersion, à la diaspora ! On retrouve donc ici la même dichotomie que chez Perec, celle du rassemblement et de la dispersion. Dans l’œuvre romanesque de Raczymow, Belleville est le seul quartier qui soit présent de manière récurrente, surtout dans les récits autobiographiques. Nous avons vu plus haut comment, dans Rivières d’exil, par la métaphore, il transfigure les points d’ancrage jusqu’à en faire des encrages : par les histoires racontées par le grand-père – toujours lui –, les rues de Belleville, aux noms de rivières, deviennent les rivières de la Terre Promise, et le quartier finit par devenir en quelque sorte un « chez nous » 29 . Cependant, dans les essais de Raczymow aussi, les rapports complexes entre réalité et fiction – lieux réels, lieux écrits – sont au centre d’une réflexion originale. Dans mon analyse de Un cri sans voix, j’ai montré comment, dans Le cygne de Proust, Raczymow s’interroge sur le travail de transfiguration qui du modèle, mène au personnage30. Avec Le Paris littéraire et intime de Proust31, Raczymow donne une suite à cet essai, même si c’est dans un tout autre style : celui d’un album de photographies, accompagné d’un essai. Malgré ses apparences de « beau livre », il s’agit bien d’un 29
cf. II. chap. 4, § 2. Cf. I, chap. 3, § 3.4. « Sauver les noms ? » 31 Parigramme, 1995. 30
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prolongement du Cygne de Proust : en parcourant, un par un, tous les quartiers proustiens de Paris (Auteuil, Plaine Monceau, Champs Elysées, Faubourg S. Germain…), l’auteur visite et décrit en détail les lieux qui ont pu servir de modèle à Proust, depuis ses propres demeures successives jusqu’à celles de ses modèles. Cependant, si ces lieux réels intéressent Raczymow– comme ils intéressent tout lecteur de Proust – c’est parce que Proust les a transformés, transfigurés pour en faire des lieux littéraires, des lieux écrits, comme l’explique l’auteur dans un bref essai en fin de volume intitulé « La surpuissance de la littérature ». Ici, Raczymow compare le travail de l’écriture à celui du rêve, qui crée ses images par condensation et par déplacement. Ainsi, comme le personnage naît de la fusion de plusieurs modèles, de même le lieu proustien est le produit de la « condensation » de plusieurs lieux en un seul32, ou bien d’un déplacement : comme on sait, la maison de Combray est modelée sur celle d’Illiers mais plus encore, sur la maison rue La Fontaine, dans le 16ème arrondissement, où Proust est né. Si l’écriture proustienne transfigure, « magnifie, mythifie » le lieu, c’est parce que « chez lui, le lieu, comme la personne, est un objet de désir ». Investi par le désir, surdéterminé, le lieu devient un lieu « habité, enchanté », grâce à « la surpuissance de la littérature »33. Il en résulte un phénomène de « métonymie » entre le lieu (ou le nom de lieu) et le personnage, qui deviennent interchangeables : « tel nom de rue est l’équivalent de la personne dont nous sommes amoureux et qui l’habite ». Ainsi, dans son essai, Raczymow voit chaque quartier à travers le prisme de La Recherche, des personnages proustiens qui l’ont habité. Il consacre un chapitre particulièrement réussi aux Champs Elysées. Si nous parcourons aujourd’hui l’allée Marcel Proust, nous songerons que pour le narrateur de Du côté de chez Swann, c’est « ‘le douloureux quartier qu’elle habitait’. Elle : la fille de Swann, qu’il aime, auprès de qui, éloigné de qui, surtout, il apprend que l’amour est une douleur […] » 34 . Ici comme ailleurs dans la Recherche, le désir, la douleur du narrateur déteint sur le lieu, lui laisse son empreinte, et le rend par là même enchanté. Or, avec cette conception proustienne du lieu, du quartier qui, par l’écriture, devient hanté, habité par le personnage, nous sommes 32
Le Paris littéraire et intime de Proust, p. 119. Ibid. Raczymow emprunte le terme à Roland Barthes. 34 Paris littéraire, op. cit., p. 59. 33
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au plus près de Modiano et de sa capacité à créer des lieux enchantés, qui fascinent le lecteur (même si cet enchantement est le plus souvent aussi douleur, menace, hostilité). Comme j’ai tenté de le montrer ailleurs, Modiano est parfaitement conscient de cette proximité, et à intervalles réguliers, il paie son tribut à Proust35. Dans Quartier perdu par exemple, où Rocroy, une des figures du père, habite 45, rue de Courcelles : l’adresse où a vécu Proust à partir de 1900 ! Dans Le Paris littéraire et intime de Proust, on trouve une photographie du superbe escalier de cet immeuble. Et Raczymow de nous offrir la citation suivante tirée de la Recherche : « Nous étions venus y habiter parce que ma grand-mère ne se portant pas très bien […] avait besoin d’un air plus pur. »36 Est-ce un hasard si le protagoniste de Quartier perdu, Ambrose Guise, lorsqu’il se rapproche de la rue de Courcelles, sent « Paris redeven[ir] peu à peu ma ville » (QP 49) ? Les commentateurs s’accordent pour dire qu’il s’agit d’un filial coup de chapeau de Modiano à Proust, référence voilée à la communauté de thèmes entre les deux romans : en effet dans Quartier perdu, par le biais d’une mémoire parfois involontaire, un homme est à la recherche d’un lointain passé, dans une « descente à travers le temps » qui l’amène à « visiter les ruines et tenter d’y découvrir une trace de soi » (QP 29)37. Chez Modiano le quartier est beaucoup plus qu’un quartier, il devient un espace symbolique, chargé de connotations historiques et personnelles, surdéterminé au point que, dans les romans ultérieurs, il suffira de mentionner tel nom de rue du 16ème arrondissement pour que le lecteur familier de son œuvre ait à l’esprit toute l’atmosphère de sourde menace qui est élaborée dans la trilogie. Par le phénomène de métonymie ou de déplacement déjà signalé par Raczymow à propos de Proust, le quartier se substitue au personnage, qui chez Modiano reste la plupart du temps inconnu, et en vient à coïncider avec lui : le quartier est devenu le personnage qui est l’objet de désir du narrateur, l’objet de sa quête et de sa fascination. On se souvient de Dora Bruder, dont Modiano sait si peu mais qu’il finit par faire fusionner avec les divers quartiers où elle a vécu : le quartier du boulevard Ornano mais aussi le 12ème arrondissement, le quartier de l’internat. Nous avons vu comment, en parcourant et en reconstruisant les 35
Cf. à ce propos mon article « Pastiches de Proust », art. cit. Paris littéraire, op. cit., p. 36. 37 Sur la référence à Proust, cf. Alan Morris, Patrick Modiano, op. cit., pp. 124-125 ; Dervila Cooke, Present pasts, op. cit., p. 158. 36
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itinéraires de Dora dans ce quartier, Modiano en déduit presque le désir de fugue de Dora. La proximité de la Gare de Lyon le conduit à imaginer un des motifs possibles de cette fugue : le désir de passer en Zone Libre (DB 74). Or il existe un autre personnage féminin de Modiano qui hante ce 12ème arrondissement et qui finit par faire une fugue en prenant un train à la Gare de Lyon : il s’agit de Sylviane Quimphe dans Les boulevards de ceinture. Elle est membre de la bande de journalistes collabos fréquentée par le père du narrateur. Ce qui rapproche ces deux personnages autrement antagonistes (Sylviane Quimphe persécutrice, Dora Bruder persécutée), c’est cette implantation, typiquement modianienne, dans un quartier précis de Paris, qui est comme leur terre nourricière. Chez Modiano, le personnage est profondément lié au lieu, inséparable du quartier qui est le sien, et qui semble en large partie déterminer sa destinée. Sylviane Quimphe « passa toute son adolescence dans un quadrilatère limité au nord par l’avenue Daumesnil, au sud par les quais de la Rapée et de Bercy. […] Par endroits, vous vous croyez perdu au fond d’une lointaine province […]. Devant l’immeuble, il y avait un petit square où se condensaient, à la tombée du jour, tout l’ennui et le charme désolé du 12ème arrondissement. » (BC 74) Au milieu de cette désolation, pour Sylviane Quimphe comme pour Dora Bruder, la Gare de Lyon est « une zone privilégiée qui aimante les rêves » (ibid.). C’est comme si la désolation de ce quartier déterminait le destin sordide qui sera le sien, celui de la « prostitution itinérante » sur les trains de nuit internationaux (BC 75). De cette métonymie du lieu et du personnage, les exemples sont légion chez Modiano. Mentionnons encore celui de la rue LéonVaudoyer, dans le 15ème arrondissement, qui dans Livret de famille, constitue l’habitat de la grand-mère du narrateur. Bien qu’écrit vingt ans avant Dora Bruder, ce chapitre décrit une quête en tous points semblables. Comme Dora Bruder, la grand-mère est une parfaite inconnue pour le narrateur : « D’elle, je ne sais presque rien. Je ne connais pas son visage car toutes les photographies – s’il y en avait – ont disparu. » (LF 43) Outre quelques maigres données familiales, le seul élément concret c’est en fait cette rue où elle habitait avant la guerre (et encore il ignore à quel numéro). A cette rue, à ce quartier, le narrateur va donc attacher toutes ses conjectures, toutes ses questions, jusqu’à en faire un véritable personnage de substitution. Ainsi, une
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correspondance s’esquisse entre la position prétendument marginale de cette rue, « enclave incertaine » entre le 7ème arrondissement (le Faubourg S. Germain, le quartier aristocratique) et le 15ème (l’Ecole militaire) et la position sociale de la grand-mère, marginale elle aussi à cause de son caractère d’étrangère, d’immigrée (« fille d’un tapissier de Philadelphie »), de plus mariée à un immigré (comme le père à d’autres occasions, le grand-père est associé à Alexandrie et au Venezuela). Ici comme dans Dora Bruder, le narrateur construit une série de surimpressions et d’associations, qui par le biais de cette rue, tissent des liens étroits entre l’objet de sa quête – dans Livret de famille, ce sont ses parents, leur vie hasardeuse d’avant-guerre et, par extension, celle de ses grands-parents – et lui-même. Il s’agit, déjà, du même processus que dans Dora Bruder : arpenter les mêmes rues, « sous le même soleil et le long du même trottoir » (LF 44), c’est atteindre à un degré extrême d’empathie, d’identification. Par là même, comme celles du 12ème, cette rue somme toute banale, inconnue de la plupart des Parisiens, se trouve d’un coup transfigurée, rehaussée au statut d’un lieu hanté. Pour le lecteur familier de Modiano, il n’est guère étonnant que celui-ci s’invente des racines sur la rive gauche : somme toute, depuis ses premiers romans, c’est là le « bon côté » de Paris, par opposition à la maléfique Rive Droite. Et comme on sait, Modiano a passé son enfance et sa jeunesse dans l’appartement du quai Conti, également sur la rive gauche. Le Paris de Patrick Modiano, plusieurs commentateurs l’ont montré de manière convaincante, est un univers bipolaire, divisé en deux par la Seine38. La rive droite et la rive gauche sont deux zones non pas complémentaires, mais antagonistes, entre lesquelles règne une tension continue, ce qui transforme Paris en un véritable champ de bataille, avec des rapports de force (qui, on le verra, peuvent se modifier), des frontières, des zones neutres (les ponts notamment), des bastions avancés…39 Depuis La ronde de nuit, texte fondamental à cet égard, la rive gauche – il s’agit ici surtout des 14ème et 15ème arrondissements – est l’habitat du réseau résistant des « Chevaliers de l’Ombre », qui y ont leur quartier général. Sauf leur chef peut-être, aucun de ces résistants n’atteint le statut d’individu : ils restent sans visage, parfaitement inconnus du lecteur (comme du 38
Cf. notamment l’article de Manet van Montfrans : « Rêveries d’un riverain », CRIN 26, 1993, pp. 85-102. 39 Pour ce vocabulaire guerrier, cf. l’article de M. van Montfrans sus-cité.
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narrateur). Anonymat stratégique, certes, mais Modiano en fait habilement usage pour établir, encore une fois, une fusion entre ces personnages et le quartier. Ainsi les noms de guerre des membres du réseau sont des noms de stations de métro dans les 14ème et 15ème arrondissements (cf. RN 104), et ils habitent tous à des adresses de la rive gauche, où ils seront arrêtés, après la dénonciation par Swing Troubadour (cf. la liste de noms de rue, RN 66). Un être c’est, encore une fois, une adresse, et par extension, un quartier, celui de Vaugirard, qui va se faire la caisse de résonance des « chevaliers de l’ombre ». Cette fois, Modiano construit une analogie entre l’innocence, la naïveté des résistants, qui rêvent à la révolution et à un monde plus juste, et la tranquillité provinciale du quartier qui est le leur : « Le quartier de Vaugirard s’y prêtait admirablement [à cultiver leurs chimères]. Calme, réservé, on aurait dit une petite ville de province. Le nom même de ‘Vaugirard’ évoquait les feuillages, le lierre, un ruisseau bordé de mousse. Dans une telle retraite, ils pouvaient laisser libre cours aux imaginations les plus héroïques. Sans aucun risque » (RN 115). Ici, comme souvent, l’étymologie (« vau » signifie val) vient à point nommé confirmer les associations personnelles de l’auteur40. Association, analogie, correspondance : ces termes visent à souligner deux aspects de cette comparaison entre le personnage et le quartier. Premièrement, son caractère construit, inventé : le quartier, comme le personnage, est un espace transfiguré par la littérature et par là devenu imaginaire, non réel. Deuxièmement son caractère réciproque : il n’y a pas d’abord la naïveté des résistants, ensuite l’innocence provinciale du quartier, qui en serait le reflet, mais dans l’imaginaire, les deux coexistent, et se contaminent mutuellement. L’autre terme de l’univers bipolaire de Modiano, la rive droite, est suffisamment connu pour ne pas être repris in extenso ici. Depuis son premier roman, le 16ème arrondissement est « la place de l’étoile », avec toutes les connotations menaçantes que l’on sait. Dans ce premier roman comme dans La ronde de nuit, c’est le quartier de l’Occupant mais encore et surtout des collabos : trafiquants, tortionnaires, pilleurs, criminels de toutes sortes, qui dans le Paris déserté d’après l’exode de ’40, tiennent « le haut du pavé ». Nous nous 40 Un autre exemple, plus récent : dans Accident nocturne, Jacqueline Beausergent – l’objet de la quête du narrateur – est originaire du village de Fossombronne-la-Forêt, en Sologne. Nom propre qui a les mêmes connotations de forêt, de vallées, de l’ombre des feuillages… mais aussi de la fosse !
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interrogerons uniquement ici sur les origines d’un tel réseau d’associations. Si les associations d’innocence avec la rive gauche sont largement subjectives, personnelles, la surdétermination de la rive droite, elle, a bel et bien des racines historiques. Et l’on sait l’immense travail de documentation qui est à la base de ces deux premiers romans. Cependant, même à l’époque où Modiano publie ses premiers romans, à la fin des années ’60, personne n’associe plus le 16ème avec les trafics louches qui y avaient lieu pendant l’Occupation. Dans une large mesure, Modiano réanime donc un passé oublié. En ressuscitant cette atmosphère, il fait du 16ème un quartier hanté, surdéterminé, il quadrille l’espace des points de repère que sont les noms de rues, de places, les adresses précises. Or cette surdétermination des quartiers du 16ème, tout en ayant des racines historiques, a elle aussi un caractère puissamment personnel. En effet, c’est en fouillant le passé du père, pendant l’Occupation, que Modiano est devenu sensible à cette dimension du 16ème arrondissement41. Mais quelles qu’en soient les origines – historiques ou personnelles, les deux sans doute – on peut se demander si cette topographie bipolaire est un fait éternel et immuable chez Modiano. Dans une analyse détaillée d’Un cirque passe (1992) – qui était alors le dernier roman en date de Modiano – Van Montfrans a montré que dans ce roman, les rapports entre les deux s’étaient considérablement modifiés : « la rive gauche a perdu sa fonction de refuge et est cette fois entièrement livrée à l’attraction fatale de la rive droite »42. Malgré le fait que ce roman se passe pendant les années soixante, il y règne la même atmosphère angoissante que dans les années ’40, telles qu’elles sont décrites dans la trilogie. Ainsi l’époque trouble que furent les années ’60 (avec la Guerre d’Algérie) « ne se substitue-t-elle pas à celle de l’Occupation mais s’y superpose, l’une étant vécue par l’autre »43. Dans Un cirque passe, comme le remarque Van Montfrans, on trouve relativement peu d’allusions à l’Occupation et cependant la même atmosphère trouble règne, comme si Modiano faisait confiance
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Le père en effet avait ses bureaux dans les alentours des Champs Elysées, qui forment l’épicentre de ses louches activités. 42 M. van Montfrans, art. cit., p. 89. 43 Ibid., p. 87.
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au « lecteur multiple », familier de son œuvre, pour établir lui-même les analogies qui s’imposent44. On rencontre un phénomène semblable dans Quartier perdu (1984). La « recherche du temps perdu » d’Ambrose Guise, revenu à Paris au bout de vingt ans d’absence, est à la fois une recherche d’une identité perdue (quête du Jean Dekker qu’il était il y a vingt ans) et du « quartier perdu » du titre. Ce quartier, c’est encore le 16ème arrondissement : repaire, terroir de la bande de noctambules dont il a fait partie autour de 1965. A dessein, Modiano situe donc cette histoire dans une période bien postérieure à l’Occupation, il fait naître son protagoniste, Jean Dekker alias Ambrose Guise, en 1945 (comme lui-même) et pourtant, le 16ème arrondissement y est décrit sous des couleurs nocturnes et menaçantes qui évoquent La ronde de nuit. Comme la bande de collabos de La ronde de nuit, le groupe de noctambules de Quartier perdu est basé sur une bande réelle, la « bande de la Pompe »45. Dans la seconde moitié de Quartier perdu, grâce à la visite des lieux et les dossiers de Rocroy, Ambrose Guise reconstitue peu à peu ce « monde interlope » (QP 31), en bien des points semblable à celui de La ronde de nuit : « virées nocturnes » d’un café à l’autre, alcool à outrance, drogue (QP 149), jeu (QP 151), amour vénal, violence… Dans ce contexte, le meurtre mystérieux dont Dekker est le complice involontaire n’a rien d’étonnant. Un « quartier perdu », le 16ème arrondissement ? C’est une épithète qui risque de surprendre. Pourtant, elle est pertinente dans plusieurs sens. Tout d’abord, pour Modiano, c’est un quartier moralement perdu, sous l’Occupation où il était le quartier général des Allemands et des collabos, mais également plus tard, pendant les années ’60, où la « bande de la Pompe » y règne. Perdu aussi au sens où, comme le souligne Dervila Cooke, pour la mémoire collective, ce passé est bien oublié, enseveli aujourd’hui46. Or un tel « oubli » est également la clef de la vie de Jean Dekker qui, en s’échappant en Angleterre, sous une nouvelle identité, a radicalement coupé tout lien 44
Dervila Cooke, dans sa monographie récente, est la première à exploiter systématiquement cette différence de réception entre le « lecteur de textes multiples » (multiple-text reader) et le « lecteur-de-texte-unique » (single-text reader). Cf. Cooke, op. cit., p. 13 pour ces notions. 45 M. Guyot-Bender, « Making sense of narrative ambiguity », in Paradigms of Memory: the Occupation and other Hi/stories in the Novels of Patrick Modiano, M. Guyot-Bender & W. vander Wolk, éds., New York, Peter Lang, 1998, p. 19. 46 Cooke, op. cit., p. 161.
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avec ce passé, avec ce quartier qui était le sien. Par sa quête, comme le suggère la quatrième de couverture de l’édition Folio, c’est donc « tout un quartier perdu de la mémoire qui est ainsi revisité ». Enfin, on peut donner un sens temporel à la formule, comme le fait Cooke, qui renvoie au « quart d’année perdu » (les trois mois occultés dans la vie du narrateur, la période de sa relation avec Carmen, cf. QP 149). Ce qui me semble plus convaincant, c’est de lire ce « quartier » comme la part oubliée de la vie du protagoniste : part qui constitue environ le quart de sa vie (les premiers vingt ans). C’est ce « morceau de ma vie » (QP 51), ce quart(ier) perdu qu’Ambrose Guise s’ingénie à retrouver dans le cours de sa quête. Il faut souligner pour finir que le 16ème, tel qu’il apparaît dans Quartier perdu, présente une tonalité positive qui était absente dans la trilogie. Le 16ème n’y est plus uniquement le quartier d’un « monde interlope », mais il est également celui de Carmen Blin, la figure féminine dont le jeune Jean Dekker est secrètement amoureux. Papillon nocturne, elle est certes membre de la bande de noctambules qui, pendant un temps, porte le nom de son mari (la « bande de Lucien Blin »). Mais vu qu’elle a vingt ans de plus que le narrateur, les commentateurs s’accordent à la considérer comme une des nombreuses figures de la mère, chez Modiano 47 . Un indice en est que Carmen prend Jean Dekker pour le fils de son premier amant, Bernard Farmer (cf. QP 120) et éprouve pour cela un amour filial pour lui, que lui rend jalousement ce jeune homme toujours en quête d’une mère qui ne l’abandonne pas48. Or c’est comme si cet amour pour une mère de substitut rayonnait sur tout le quartier, lui conférant une autre tonalité. Si le 16ème de la bande est un quartier nocturne, désert, ici au contraire le quartier est vu de jour, animé, ensoleillé ; l’impression d’étouffement a fait place à un sentiment de fraîcheur et de liberté : « Place de l’Alma, pas une seule table libre aux terrasses des cafés, sous le soleil. J’ai marché au hasard, croisant des groupes d’hommes et de femmes, tous habillés – si j’ai bonne mémoire – de costumes clairs et de robes en voile et en mousseline. Le vent agitait les feuillages des arbres de l’avenue Montaigne – un vent vif qui vous donnait l’illusion de suivre une promenade de bord de mer. » (QP 110) Pour la première 47
Cf. Cooke, op. cit., p. 160. Cette quête de la mère n’est nulle part explicite dans Quartier perdu, elle n’est connue que du « lecteur de texte multiples », qui soit également au courant de la dimension autobiographique de l’œuvre.
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fois dans l’œuvre de Modiano, grâce à l’intimité retrouvée avec une figure maternelle, le narrateur commence à se sentir chez lui dans le louche 16ème : « Je me confondais avec cette ville, j’étais le feuillage des arbres, les reflets de la pluie sur les trottoirs, le bourdonnement des voix, une poussière parmi les millions de poussières des rues. » (QP 121) En somme, chez Modiano, la coloration d’un quartier n’est pas éternelle et immuable. Un même quartier peut changer de signe selon le personnage qui l’habite et selon l’époque, ce qui confirme le caractère fictionnel, littéraire des lieux dans l’univers romanesque de Modiano. Chez lui comme chez Perec et Raczymow, les lieux sont plutôt des encrages que des ancrages, malgré le réalisme apparent. Le Paris de Modiano est un espace écrit, qui transfigure l’espace urbain. C’est ce que nous verrons tantôt lorsque nous examinerons la troisième et dernière dimension de cet espace : la ville dans son ensemble.
3. La ville En considérant la série de textes qui précède – textes aussi divers qu’Espèces d’espaces de Perec, Avant le déluge et Le Paris littéraire et intime de Proust de Raczymow, Livret de famille, La ronde de nuit et Quartier perdu de Modiano – on constate que les narrateurs qui sont au centre de ces textes ont comme un air de famille : non seulement ils ont tous une dimension autobiographique certaine mais encore et surtout, ils sont tous des flâneurs, parcourant inlassablement Paris. « Flâneurs des deux rives », ils diffèrent pourtant considérablement d’un Apollinaire ou d’un Breton. Au premier chapitre de cet essai, nous avions déjà vu comment le héros d’Un homme qui dort de Perec 49 , loin de se laisser porter par un heureux hasard, tentait désespérément, par les règles et les contraintes, de contrôler le hasard : « Ton tourisme, même désabusé et dérisoire, malgré le souvenir lointain des Surréalistes, restait source de vigilance, emploi du temps, mesure d’espace. » (HD 87) Ses déambulations nocturnes, selon des itinéraires obsessifs, répétitifs, circulaires, n’ont rien des flâneries rêveuses d’un Breton, à la recherche du merveilleux. Pour Perec 49
Cf. I, chap. 1, § 6.
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comme pour Modiano (et pour Raczymow, dans une moindre mesure sans doute), la déambulation imaginaire dans Paris exprime un rapport obsessif à l’espace urbain, visant à établir des rapports nécessaires entre les quartiers, à structurer et par là même à maîtriser l’espace à l’échelle de la ville. Les divers parcours de leurs héros, décrits en détail, forment un réseau qui quadrille, qui structure cet espace et qui le transfigure, le transformant en un espace littéraire, un espace écrit.
3.1. Perec ou le lieu improbable Dans Espèces d’espaces comme dans Un homme qui dort, maîtriser l’espace c’est d’abord explorer les circuits qui existent dans la ville : déchiffrer les itinéraires des autobus et tenter de saisir le système qui leur est sous-jacent (cf. EE 103), ou la rationalité mathématique des numéros des lignes (ibid.). C’est – degré supérieur de maîtrise – parcourir la ville selon un itinéraire établi à l’avance, qui obéit à certaines contraintes inventées : « Si j’en avais le temps, j’aimerais […] trouver un trajet qui, traversant Paris de part en part, n’emprunterait que des rues commençant par la lettre C. » (EE 124) Et si le voyage peut fasciner Perec, c’est un voyage lui aussi à contraintes : « On pourrait s’imposer de suivre une latitude donnée (Jules Verne, Les enfants du Capitaine Grant), ou parcourir les Etats-Unis d’Amérique en respectant l’ordre alphabétique (Jules Verne, Le Testament d’un excentrique), ou en liant le passage d’un Etat à un autre à l’existence de deux villes homonymes (Michel Butor, Mobile) » (EE 153). Avec ce dernier exemple, par un mouvement d’extension qui est également celui qui structure la recherche de Perec, nous avons déjà transcendé l’échelle de la ville pour aller vers l’échelle du « monde », du globe terrestre. Dans le chapitre intitulé l’espace, nous retrouvons la fascination de Perec pour « les positions et les distances de n’importe quel objet de l’univers » (EE 162). Calculer sa position dans l’espace, en latitude et longitude, et par rapport à certains points de repère universellement reconnus (le cercle sur le parvis de NotreDame « à partir duquel se calculent en France toutes les distances routières », ou le « centre de la France métropolitaine », EE 162163) : y a-t-il meilleure manière de maîtriser l’immensité de l’espace ? De le parcourir selon des itinéraires préfixés, comme un navire s’oriente sur la mer ? S’orienter, calculer sa position topographique
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dans la ville grâce à une boussole, c’est encore dépasser l’ordinaire (on croit toujours savoir où on est : « on est chez soi, on est à son bureau, on est dans le métro, on est dans la rue », EE 164) pour aller vers l’infra-ordinaire, l’inhabituel, vers une expérience de l’espace où « le lieu devient improbable », étranger, où on se sente précisément déboussolé (EE 105). L’obsession de la position topographique dénote donc, paradoxalement, le sentiment général d’être perdu dans l’espace, comme un navire à la dérive, toujours en quête de « lieux stables », et dans la conscience que « de tels lieux n’existent pas », pour reprendre la fin d’Espèces d’espaces.
3.2. Le Paris littéraire et intime de Raczymow La flânerie dans Paris n’a pas une place centrale dans l’œuvre de Raczymow, comme elle l’a chez Perec ou Modiano. Cependant dans son roman récent, Le plus tard possible, elle a une fonction structurante. En effet, l’histoire d’amour du narrateur avec Lilah est d’emblée liée aux lieux parisiens, et plus précisément à des lieux de mémoire à la fois littéraires et personnels. Séduire Lilah, essayer de gagner son amour, c’est communier avec elle dans les lieux littéraires, au cours de longs périples dans Paris. Communion qui a pour point de départ les lieux littéraires – ceux du narrateur bien entendu, non ceux de Lilah... Dans ce récit à forte coloration autobiographique, il s’agit du « Paris littéraire et intime » de Raczymow, qui recouvre en grande partie celui de ses deux auteurs préférés, Proust et Flaubert. Ainsi, avec Lilah, le narrateur parcourt l’Allée Marcel Proust : « J’ai évoqué auprès de Lilah les jeux ambigus de Marcel et de Gilberte, lui ai montré le buisson même où Marcel avait connu le plaisir… » (PTP 83). L’humour résulte de la distance qui sépare la naïveté du protagoniste, tout à son jeu de séduction, d’imitation de l’amour proustien, et l’ironie du narrateur relatant après coup l’aventure, tout à fait conscient des causes de son échec : « Au cours de nos rencontres, j’ai expliqué des choses à une Lilah attentive. J’ai revêtu spontanément le masque d’un vieux professeur, et elle d’une élève, d’une première de la classe. » (ibid.) Dans tout le récit, le narrateur se moque gentiment de sa propre idolâtrie esthétique, fort proustienne elle aussi : de sa manie des voyages à Cabourg ou Houlgate, de sa veste achetée sur le quai
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Gustave-Flaubert, à Trouville, où il a logé à l’hôtel Flaubert ( !). Cependant, au delà de cette ironie, l’idolâtrie esthétique prend un sens nouveau ici, plus positif. Certes, dans ce récit, le narrateur vit tout événement – amour, jalousie, solitude, vieillissement, mort d’un être cher – à travers la littérature, celle de Proust, de Flaubert, de Joyce. Lorsque Lilah lui échappe, sa jalousie prend explicitement des allures proustiennes : il rêve de rôder sur les lieux où elle habite, à la Goutte d’Or et ce faisant, « je pensais à Swann » (PTP 189). Mais pour Raczymow, cette attitude, loin d’être à éviter pour l’écrivain, est au contraire une preuve de la « surpuissance de la littérature », de sa faculté d’investir, d’envahir le réel jusqu’à effacer les limites entre réel et littérature, entre espace urbain et espace littéraire, écrit. Ainsi, dans Le cygne de Proust – essai tout entier centré sur ces rapports ambigus entre réalité et fiction – le narrateur, à force de périples et de recherches, finit par rencontrer l’« arrière-petite-fille de Haas » et par se sentir lui-même devenir Marcel50. Aussi, face aux déboires amoureux, Le plus tard possible se clôt-il sur les potentialités infinies de l’écriture : « Quel était mon bien propre ? me répétais-je. C’était d’écrire. » (PTP 212)
3.3. Modiano ou la topographie d’une double dérive Parcours proustiens (souvenons-nous du 45 rue de Courcelles, mis en scène dans Quartier perdu), itinéraires obsessifs : on retrouve tout cela chez Modiano, mais dans une proportion infiniment supérieure à ce que nous venons de voir chez Perec et Raczymow. En effet si le roman modianien, comme on l’a souvent observé, est le plus souvent le récit d’une quête, cela se manifeste par un héros toujours itinérant, errant dans Paris, selon des parcours décrits dans un détail extrême. Parcours qui structurent le récit, et déploient l’espace imaginaire du roman. Ces parcours sont foncièrement de deux sortes : les parcours circulaires d’un héros qui hante un lieu, un quartier, une zone précise d’une part, et d’autre part les trajets qui passent d’une zone à l’autre, embrassant tout l’espace urbain. Le protagoniste modianien, on l’a vu, hante certains lieux parce que, par métonymie, ils incarnent l’événement ou le personnage 50
Le cygne de Proust, op. cit., p. 155. Cf. infra I. chap. 3, § 3.4. « Sauver les noms? ».
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(le plus souvent inconnu) qui fait l’objet de son désir, de sa quête. On en trouve un exemple-type dans Quartier perdu : il s’agit de la course nocturne en voiture du protagoniste, Ambrose Guise, avec Tintin Carpentier 51 . Filature digne de Tintin, en effet, qui a pour objet la fantômatique Lancia blanche de Georges Maillot, un des membres de la bande de Lucien Blin, qui hantait le 16ème arrondissement vingt ans auparavant. Car ce parcours obsessif, répété chaque nuit, selon le même itinéraire, s’effectue entièrement dans le 16ème, dans l’étroit triangle Etoile-Trocadéro-Concorde. Autrement dit – c’est ce qu’on découvre en consultant un plan topographique – ce parcours est parfaitement circulaire, la voiture tourne en rond, enfermée dans le quartier. Cela est d’ailleurs confirmé par d’autres détails. En arrivant Place de l’Etoile, Tintin Carpentier raconte : « Là, il risque de faire plusieurs fois le tour de la place […] Une nuit, j’ai tourné, comme ça, quatorze fois de suite derrière lui… » (QP 72-73). De plus, à plusieurs reprises, la voiture fait demi-tour, reprenant le même chemin. Une voiturefantôme ? Georges Maillot, tout l’indique, est un revenant : donné pour mort, il hante le quartier la nuit, dans une voiture blanche, ses cheveux et son imperméable sont blancs – « sémantisme de la blancheur » amplement analysé par Alain Bony52. Comme dans certains romans policiers, il est voué à revenir de manière obsessive sur le « lieu du crime » : dans ce 16ème arrondissement qui est le lieu des « virées nocturnes » de la bande mais aussi le quartier où Ludo Fouquet finit par être assassiné. En faisant la filature de Georges Maillot, Ambrose Guise est, lui aussi, malgré lui, voué à la pulsion de répétition, à la mise en acte différée des événements traumatisants de vingt ans auparavant. C’est le prix à payer pour sa « descente dans le passé », à la recherche de son identité perdue. En restant dans le contexte psychanalytique, on peut observer que, dans Quartier perdu, le travail du deuil et la perlaboration ont bel et bien lieu, et ce par l’écriture, mise en abyme dans le roman (le « livre de souvenirs » auquel travaille Jean Dekker, dont il est ironiquement question au début, QP 22). Cependant, même le périple nocturne se solde par une expérience de libération momentanée dont le lieu, comme souvent chez Modiano, est un pont: le pont Alexandre III, où Ambrose Guise et Tintin Carpentier sortent de leur voiture et 51 52
Cf. Quartier perdu, pp. 72-79. A. Bony : « Suite en blanc », art. cit.
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s’accoudent au parapet : « J’avais toujours aimé la vue qui s’offrait de ce pont. […] Il faisait moins chaud ici et l’air était plus léger à respirer. » (QP 80)53 Dans Accident nocturne54, vingt ans après Quartier perdu et plus de trente ans après Ronde de nuit, Modiano revient sur cette problématique d’un Paris bipolaire et des circuits et réseaux qui relient une zone à l’autre. Ici, comme dans Quartier perdu, mais de manière plus radicale encore, les zones changent de signe : comme dans les romans de la trilogie, Accident nocturne tourne explicitement autour de la figure du père et de « son » quartier, mais ce quartier s’avère marqué par un tout autre personnage, Jacqueline Beausergent. Comme souvent chez Modiano, le roman est le récit d’une anamnèse mais cette fois-ci, elle est déclenchée non par des lieux ou des documents trouvés mais par un événement précis, l’accident du titre. Ou plus précisément, par le souvenir, vingt ans après, de cet accident, qui a eu lieu « à une date lointaine où j’étais sur le point d’atteindre l’âge de la majorité » (AN 9). La structure temporelle est donc la même que dans Quartier perdu : là aussi, vingt ans séparent la quête du protagoniste et les événements qui en font l’objet. Et dans les deux cas, le roman replonge dans l’adolescence du protagoniste, dans sa phase la plus instable, où le père n’avait pas encore tout à fait disparu. Place des Pyramides, au milieu de la nuit, le protagoniste se fait renverser et blesser au pied par une voiture. La femme qui était au volant, Jacqueline Beausergent, est également blessée et son louche compagnon, Solière, les accompagne tous deux à l’hôpital de l’HôtelDieu dans un car de police-secours. Là, on lui administre de l’éther, ce qui lui fait perdre connaissance. Il se réveille tout seul, dans un autre hôpital ; aussi bien Jacqueline Beausergent que son compagnon ont disparu, lui laissant une dérogation à signer, ainsi qu’une grosse somme d’argent, comme pour acheter son silence. C’est à partir de ce moment-là que, fasciné par Jacqueline Beausergent, il se met en quête 53 Le pont en effet, comme l’a montré Manet van Montfrans, a une signification particulière chez Modiano. Comme les îles, le métro aérien et les quais, il est une zone franche, une zone neutre, où on est un instant à l’abri des zones d’attraction que sont les deux rives (art. cit., p. 93). Ainsi le pont de Passy, dans La Ronde de nuit, constitue un « no man’s land entre les deux rives », un non-lieu où le protagoniste est certes à l’abri de l’hostile rive droite comme de l’innocente rive gauche, mais où il ressent fortement que Paris est devenu inhabitable pour lui : « Je n’avais ma place nulle part. Pas plus rue Boisrobert que Square Cimarosa. » (RN 137-138) 54 Gallimard, 2004. Abréviation : AN.
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de celle-ci et de sa Fiat vert bouteille. Le lecteur-de-texte-unique se demandera pourquoi. Est-ce pour tirer au clair cette « ténébreuse affaire » ? Pour mettre la main sur celle qu’il croit un instant coupable ? Mais le héros modianien n’est jamais d’humeur vengeresse. C’est plutôt parce qu’il sent en elle une figure amie, complice et qu’il désire protéger contre son compagnon peu fiable, qu’il associe avec l’« univers interlope » de son père. En effet si ces deux figures fascinent le protagoniste, c’est qu’il y sent une fois de plus l’univers louche qui est celui de son père. Une autre raison pour essayer d’entrer en contact avec Jacqueline Beausergent, c’est que le choc de l’accident et l’administration de l’éther ont affecté sa mémoire. D’une part, ils affectent la mémoire à court terme en effaçant les événements récents (le transport de l’Hôtel Dieu à l’hôpital du 16ème) et en le plongeant dans la béatitude de l’oubli – oubli associé, comme souvent chez Modiano, avec la Suisse55. D’autre part cependant, le choc et l’odeur persistante de l’éther semblent activer la mémoire à long terme. Spontanément, il revit une série d’accidents tous situés dans la période de l’enfance. D’abord, dans la petite enfance, quand il a vu un chien écrasé par une voiture (AN 10, 16). Par la suite, un autre accident se greffe sur le premier. Cette fois-ci, il en est lui-même la victime. Enfant, il est renversé par une camionnette, après la classe. Ce qui compte, ce n’est pas cet accident lui-même, mais la manière dont il resurgit : d’abord, pendant le transport à l’Hôtel-Dieu, comme un souvenir imprécis (le visage de Jacqueline Beausergent lui rappelle quelque chose, qu’il associe « à une maison où [il] avait passé [son] enfance », AN 16) ; plus tard seulement, le souvenir se précise, évoquant l’image d’une femme qui s’occupait de lui à l’époque de l’accident, AN 86)56. Nous sommes ici en présence d’une véritable réminiscence proustienne, suscitée par une sensation physique : l’odeur de l’éther. Réécriture ironique de Proust, comme souvent, car cette odeur est en contraste flagrant avec le parfum proustien des aubépines ou des lilas ! A travers la quête de Jacqueline Beausergent, le narrateur est donc, 55
Par exemple la sensation de se trouver dans un hôtel de montagne (AN 17), de glisser sur la neige (ibid., p. 18) et le mot « Engadine » (ibid., p. 20). Sur cette association de l’oubli avec la Suisse, cf. II, chap. 4, § 3. 56 Pour le lecteur de textes multiples, quelques détails (la rue du Docteur-Kurzenne, à Jouy-en-Josas, AN 86) amènent à considérer cet épisode d’enfance comme un renvoi à Remise de peine, et donc comme un fragment d’autobiographie.
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comme souvent chez Modiano, en quête d’un visage du passé, connu, aimé mais disparu. L’accident nocturne est donc un accident à répétition : il déclenche le souvenir progressif d’une série d’accidents du passé. Or le lieu de l’accident, la place des Pyramides, renvoie, dans l’œuvre de Modiano, à une série d’événements traumatisants. Tout d’abord, dans La ronde de nuit, nous l’avons vu, le quartier est la zone frontière entre le 16ème arrondissement et le quartier Châtelet-Halles, qui est le lieu de la « décomposition morale », les bas-fonds où le réseau résistant est attiré dans un guet-apens. Zone frontière, donc : « Place des Pyramides. L’automobile roule plus lentement, comme si elle était parvenue aux abords d’une frontière. Passé la rue du Louvre, la ville semble s’affaisser tout à fait. » (RN 56) Mais on peut se demander pourquoi, dans La ronde de nuit comme dans Accident nocturne, le quartier de la place des Pyramides est maléfique chez Modiano. Un élément autofictionnel entre en jeu ici : c’est ici, dans l’hôtel Tuileries-Wagram, situé Place des Pyramides, qu’a eu lieu un autre guet-apens, relaté notamment dans Les boulevards de ceinture. Un soir de février 1943, le narrateur accompagne son père qui y a rendezvous avec un homme qui lui avait proposé de lui faire passer la frontière belge. Cet homme est un donneur, le père est arrêté et embarqué dans un « panier à salade » (cf. BC 178-180). C’est cette scène-là qui, implicitement et par surimpression, détermine bien des détails de l’accident nocturne, notamment la présence du panier à salade. En termes psychanalytiques, on pourrait donc dire que le narrateur d’Accident nocturne revit, répète inconsciemment l’« accident » vécu par son père pendant l’Occupation, que son traumatisme est transmis à la génération suivante. Cependant, l’accident est « répété » sur un autre mode, beaucoup moins dramatique : alors que le père était en danger de mort, le fils, lui, « n’avai[t] même pas une jambe cassée » (AN 20). Reste que l’accident nocturne qui fait l’objet du récit est implicitement mis en rapport avec l’arrestation et la presque-déportation du père, qui constitue un thème récurrent dans l’œuvre de Modiano. L’accident déclenche une anamnèse qui mène le narrateur à se demander pourquoi il se trouvait, cette nuit-là, Place des Pyramides (cf. AN 43). Anamnèse qui le ramène cette fois-ci non à l’enfance mais à l’adolescence, aux années qui précédèrent immédiatement l’accident. Années de longues déambulations dans Paris, toujours en
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rapport avec le père et avec les dernières rencontres avec celui-ci, avant qu’il ne disparaisse définitivement de la vie de son fils. Or ces rencontres successives avec le père dessinent une topographie particulière de Paris. Elles esquissent la courbe d’une double dérive, qui touche autant le père que le fils. Il en résulte deux trajectoires symétriques, en forme de chiasme : le père, du 16ème qui était son domaine traditionnel, va dériver vers la rive gauche, qui va perdre son innocence alors que le fils, dont le repaire traditionnel était la rive gauche, va se réfugier rive droite, Place des Pyramides justement, et même dans le 16ème qui deviendra le domaine de la femme aimée, Jacqueline Beausergent. Trajectoires décrites en détail par le narrateur, qui a recours à un plan topographique : « Je m’étais souvent demandé pourquoi, en l’espace de quelques années, les lieux où je rencontrais mon père s’étaient peu à peu déplacés des Champs Elysées à la Porte d’Orléans […] Tout avait commencé dans une zone dont L’ETOILE était le centre de gravité, avec des échappées à l’ouest, vers le bois de Boulogne. Puis l’avenue des Champs Elysées. Nous avions glissé imperceptiblement par la Madeleine et les grands boulevards vers le quartier de l’Opéra. Plus bas encore, vers le Palais Royal. » (AN 4344). Pourquoi est-il question de « dérive » (AN 44) ? C’est que cette trajectoire est celle de la déchéance sociale et morale : « j’avais remarqué pour la première fois le costume élimé, les boutons qui manquaient au pardessus bleu marine » (ibid.), le père devient de plus en plus « un type louche », destiné à mal finir. Et en effet la trajectoire se termine Porte d’Orléans : « une dernière fois, j’avais vu sa silhouette se perdre dans un matin brumeux de novembre – un brouillard roux – du côté de Montrouge et de Châtillon. Il marchait tout droit vers ces deux localités dont chacune possède un fort où on fusillait les gens à l’aube » (AN 45, mes italiques). La couleur rouge – couleur de sang – du brouillard, du nom de lieu et de l’aube, du sang des fusillades (allusion à l’Occupation) : tout concourt à évoquer une atmosphère de perdition, qui envahit toute la rive gauche, incitant le narrateur à « suivre le chemin inverse » (ibid.). Jusqu’à l’accident, il habite rue de la Voie-Verte, du côté de la Porte d’Orléans (AN 31), donc au beau milieu de la zone d’influence du père : « Des couleurs grises et noires, une atmosphère qui me semble étouffante rétrospectivement, un automne et un hiver perpétuels. » (AN 32) C’est en effet « la zone où mon père m’avait
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donné un dernier rendez-vous » (ibid.). Il y vit dans la zone d’influence du père : constamment confronté au louche passé de celui-ci, il reçoit des coups de fil de collègues de son père, parfaitement flous, il est poursuivi par une vieille femme dont le visage lui rappelle Leni Riefenstahl (AN 63). Bref, « la vie est un éternel retour » (AN 66). Comme maints héros modianiens, il tente d’abord d’oublier sa propre identité, assumant de fausses identités ou se dépouillant de toute identité. En errant à travers Paris, il craint de perdre la mémoire : « J’avais l’impression de me fondre dans ce brouillard qui annonçait la neige. » (AN 52) Pour échapper à cette zone d’influence, le narrateur fait donc des promenades nocturnes sur la rive droite : « Vers neuf heures du soir, je quittais la rive gauche en traversant la Seine par le Pont des Arts et je me retrouvais au Corona [un café place Saint-Germain-l’Auxerrois où il rencontrait jadis son père]. […] Je commençais à ressentir un soulagement. J’avais laissé derrière moi, de l’autre côté du fleuve, une zone marécageuse où je pataugeais. J’avais pris pied sur la terre ferme. Ici, les lumières étaient plus brillantes. J’entendais le grésillement du néon. Tout à l’heure, je marcherais à l’air libre, le long des arcades, jusqu’à la Place de la Concorde. La nuit serait limpide et silencieuse. L’avenir s’ouvrirait devant moi. » (AN 45, mes italiques) Grisaille/lumières brillantes, étouffement/air libre, marécages/terre ferme, automne/été : toute cette série d’oppositions, au sein de la même page, construit l’univers bipolaire modianien. A cette différence près qu’ici, les deux zones ont changé de signe. Le 16ème, si hostile à l’origine, est maintenant devenu une « zone magnétique » pour le narrateur (AN 114) : il s’y sent irrésistiblement attiré, s’y établit même dans un hôtel, afin de mener à bien sa recherche de Jacqueline Beausergent. Celle-ci est un personnage parfaitement inconnu, qui existe en fait surtout par métonymie : par le lieu où elle habite (cf. les nombreuses tentatives du narrateur de découvrir son adresse), par sa voiture, la mythique Fiat vert bouteille. C’est d’ailleurs cette voiture qui permettra en fin de compte au narrateur de la retrouver. Quand il entre dans le café où elle se trouve, nous sommes en présence d’un des rares moments harmonieux de l’œuvre de Modiano. Contrairement à la plupart des autres romans, ici la quête atteint son objet, la tension se résout. Après un long entretien, dans une atmosphère de confiance et d’intimité, ils gagnent l’appartement de Jacqueline Beausergent. Le roman se termine sur une séquence très
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cinématographique, où on voit le couple s’engouffrer dans un ascenseur et la lumière s’éteindre tout d’un coup. Comme les commentateurs l’ont observé, il y a dans les romans de Modiano de nombreux pères de substitution (pour nous en tenir à Accident nocturne : Solière mais aussi le philosophe Bouvière – remarquons la consonance de leurs noms !) ; parallèlement, nous y trouvons des figures féminines qui jouent le rôle maternel. Et autant les pères de substitution sont des types louches, terrifiants, autant les « mères » symbolisent l’innocence, la pureté, l’harmonie perdues. « Mères » parfois idéalisées, par rapport à l’image esquissée de la mère du narrateur, toujours absente, introuvable 57 . Chez Jacqueline Beausergent – dont le nom comme le prénom semblent choisis pour leur consonance purement française, par opposition à la multitude de noms étrangers qui peuplent les romans de Modiano – s’y ajoute le fait qu’elle est née dans cette « France profonde » où les héros modianiens rêvent de s’enraciner : dans un village de Sologne, Fossombronne-la-Forêt. Bref, elle est en possession d’un « terroir », d’un « lieu d’ancrage », ce qui fait cruellement défaut au narrateur : « j’avais le sentiment qu’un homme sans paysage est bien démuni. […] Aucun village. Pas de terroir. » (AN 140) Mais est-ce que Jacqueline Beausergent est véritablement capable de libérer le narrateur de son passé, du marécage où il est plongé ? Est-ce qu’elle incarne vraiment cet état de grâce où tout se résoudrait ? Autrement dit, est-ce que, par sa présence, la rive droite changera définitivement de signe, perdant toutes les connotations maléfiques qui étaient les siennes ? Il y a lieu d’en douter. Tout d’abord, Jacqueline Beausergent est trop jeune pour pouvoir être la femme qui s’occupa du narrateur après son accident d’enfance (cf. AN 138). Et, quelles que soient ses connotations bénéfiques, elle est bel et bien l’employée de Solière, figure soupçonnée d’appartenir au « monde interlope » du père (cf. AN 124-125). De plus, la réunion de Jacqueline et du narrateur a lieu dans l’appartement de Solière, donc dans sa zone d’influence. Le nom de Fossombronnela-Forêt a d’ailleurs des connotations pour le moins ambiguës : terroir retrouvé, certes, mais Modiano a également dû choisir ce nom à cause de ses sonorités menaçantes : la fosse et l’ombre, au sens des ténèbres. 57
Dans sa monographie L’œuvre de Patrick Modiano : une autofiction, Thierry Laurent consacre un chapitre à la figure de la mère (Presses Universitaires de Lyon, 1997), chap. 5.
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Enfin, il y a un élément qui, tout à fait à la fin du roman, en inverse le signe : en effet, le narrateur découvre que Jacqueline Beausergent n’habite pas rive droite, mais rive gauche, dans le 15ème (AN 141) ! Ainsi, conclut le narrateur, « nous n’habitions pas très loin l’un de l’autre. Porte d’Orléans. Porte de Vanves. Avec un peu de chance, nous aurions pu nous rencontrer là-bas, dans cet arrière-pays. Cela aurait simplifié les choses. Nous étions tous les deux du même monde. » (AN 142, mes italiques) Découverte rassurante ? Loin de là. En fin de compte, et malgré sa quête, le narrateur se trouve rejeté à son point de départ, à cette rive gauche contaminée par la dérive du père. Pareil à tant de héros modianiens, il a donc tourné en rond, pour être à nouveau happé par le « monde interlope » du père, et reste éternellement hanté par l’ombre de l’Occupation. Comme l’a observé Manet van Montfrans à propos de Un cirque passe, « la rive gauche a perdu sa fonction de refuge et est cette fois entièrement livrée à l’attraction fatale de la rive droite. »58 Et de plus, la rive droite, qui a semblé un instant changer de signe, reprend les connotations maléfiques qui étaient depuis toujours les siennes. Comme l’affirme Modiano dans une interview récente, à propos d’Accident nocturne, l’espace urbain est pour lui parfaitement imaginaire et fictif, Paris est « une ville intérieure, rêvée, qui n’a rien à voir avec le Paris réel. La vraie réalité réside dans cette atmosphère de rêve. »59 En devenant espace écrit, ville-texte, l’espace urbain, sous toutes ses dimensions – appartement, quartier, ville – parvient donc, dans les textes des trois auteurs, à se faire lieu d’encrage, venu se substituer aux points d’ancrage absents. L’analyse qui précède confirme cependant la distance qui sépare Modiano et Raczymow, nés après, de Perec, lui-même survivant. En effet, si pour les premiers, l’espace écrit offre de véritables points de contact avec le passé d’avant leur naissance et aussi, parfois, avec leur propre enfance, il n’en est rien chez Perec pour qui l’espace, même écrit, demeure la forme extérieure d’un vide, d’une béance qui est celle de la disparition. Cependant, il y a une constante qui persiste à relier intimement les trois œuvres : c’est le travail de l’écriture qui, par mille procédés, transfigure l’espace 58
Art. cit., CRIN, p. 89. « Op papier krimpt alles in elkaar », interview avec Yra van Dijk, NRC Handelsblad, 22 octobre 2004, p. 28. 59
Ecrire l’espace
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urbain et transforme les ancrages en encrages, en lieux rhétoriques, purement textuels.
Epilogue
Autobiographie et photographie
Chez Perec, Modiano et Raczymow, l’espace urbain, à tous ses niveaux, devient un espace écrit, Paris devient une véritable villetexte, point d’encrage qui vient prendre la place des ancrages absents. Si les lieux parisiens viennent prendre la place de l’univers disparu, ils ne viennent pas en combler l’absence. Bien au contraire, que ce soit le Belleville de Raczymow, ou la rive droite, si hantée par le passé, de Modiano, ces espaces constituent une référence vivante au passé, qu’ils expriment et rendent tangibles. Les lieux parisiens sont donc l’expression, la mémoire visible et sensible de l’absence et de la disparition. S’il faut, au terme de cet ouvrage, dégager quelques lignes de force qui traversent ces trois œuvres, il s’agira premièrement de cette dimension mémorielle des lieux : si mémoire il y a, quelque absente et trouée qu’elle soit – mémoire de la Shoah mais aussi de l’univers disparu qui la précède – elle passe par l’écriture de l’espace parisien. En deuxième lieu, et il en a peu été question jusqu’ici, ces trois œuvres présentent une dimension autobiographique discrète, mais insistante, qui devient plus explicite au fur et à mesure que l’œuvre progresse. Conjointement, dans les œuvres de la maturité, cette autobiographie a fait alliance avec la photographie. Certes, depuis toujours, les photographies jouaient un rôle considérable chez les trois auteurs : que l’on songe à la photographie de l’héroïne du ghetto, dans Un cri sans voix, ou aux boîtes de photos léguées au protagoniste de Rue des boutiques obscures, ou encore au travail sur les photographies du père et de la mère, dans W ou le souvenir d’enfance. Cependant, dans les trois cas, qu’il s’agisse à l’origine de photographies réelles (Perec, Raczymow) ou imaginaires (Modiano), ces photographies sont des « images-texte » (pour reprendre le terme de Marianne Hirsch),
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Perec, Modiano, Raczymow
des photos écrites, des commentaires de photos. La photographie réelle, si elle existe, n’est jamais reproduite. Mais, parvenus à un stade plus avancé de leur œuvre, Perec, Modiano et Raczymow ont tous trois produit leur « album photo », véritable autobiographie par l’image, où photographies et texte vont de pair. Paris Tendresse1, signé Modiano Brassaï, est un hommage au photographe Brassaï, à l’extraordinaire corpus de ses photographies du Paris d’avant-guerre. C’est avec cette mémoire photographique des autres que, cette fois-ci, Modiano va tenter de se construire sa propre mémoire, son propre passé. Mémoire oblique, indirecte, touchant un univers et des êtres qu’il n’a pas connus : c’est en quoi Paris Tendresse ressemble à l’album publié par Perec et Robert Bober en 1978, Récits d’Ellis Island. Album qui est d’abord un film, comme on sait, un film documentaire sur l’île et sur les millions d’émigrés qui passèrent par là entre 1880 et 1950 – Juifs polonais entre autres, comme ses parents, à travers qui Perec se construit une « mémoire potentielle », une « autobiographie probable » 2. Le troisième volet du triptyque est le plus récent en date, il s’agit de Reliques de Henri Raczymow3. Des trois, c’est l’ouvrage le plus proche de l’album de famille : série de photographies et de documents, rangés en ordre chronologique, qui sont autant de « strates géologiques » (4ème de couverture) de sa mémoire personnelle. Cependant, et c’est un des éléments qui permet de le rapprocher des deux autres textes, ce mince ouvrage s’ouvre sur une photographie prise à Konskie, Pologne, en septembre ’39 : « point d’ancrage et d’encrage » de tout le volume, comme on verra (R 12). Dans cet épilogue, c’est à travers ce triptyque – Récits d’Ellis Island, Paris Tendresse, Reliques – que je tenterai de dégager la dimension à la fois autobiographique et photographique que prend la mémoire absente dans l’œuvre mûre des trois auteurs.
1
Brassaï Modiano : Paris Tendresse, Hoëbeke, 1990 (abréviation : PT). Georges Perec avec Robert Bober, Récits d’Ellis Island. Histoires d’errance et d’espoir, POL, 1994 (Editions du Sorbier, 19801) (abréviation : REI). Le film, lui, porte la date 1978-1980, et fut diffusé par l’Institut National de l’audiovisuel. 3 Henri Raczymow, Reliques, Gallimard, 2005 (abréviation : R). 2
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1. La quête autobiographique chez Perec, Modiano et Raczymow Avant d’en venir à ces textes, récapitulons ce que les analyses qui précèdent nous ont appris sur la dimension autobiographique de ces trois œuvres. A l’origine de la « quête autobiographique » des trois auteurs, on ne trouve nul « fol désir de se peindre ». L’autoportrait, l’introspection : ces éléments sont pratiquement absents de l’œuvre de Perec comme de celle de Modiano et de Raczymow. On se souvient du calembour de Perec sur la fameuse formule platonicienne « gnôthi seauton » (connais-toi toi-même) dans son titre Les gnocchis de l’automne. Ce n’est pas un excès de moi, d’identité mais plutôt un manque initial du moi, une identité défectueuse qui, dans les années de jeunesse, provoque une véritable crise d’identité. Un homme qui dort, nous l’avons vu, est l’expression d’une telle crise, qui porte le protagoniste à se détourner du temps et de l’Histoire pour se réfugier dans un immobilisme mortifère4. C’est en effet chez Perec que la crise est initialement la plus forte, lui qui, en tant que survivant-enfant, est affecté à la fois par « la disparition des parents et [par] la disparition du souvenir de cette disparition », comme le dit si bien Bernard Magné5. Perec, comme Modiano, a mis de longues années avant de publier son premier récit partiellement, mais ouvertement autobiographique : W ou le souvenir d’enfance. Cependant, le travail de Philippe Lejeune sur les inédits révèle une extraordinaire concentration de projets autobiographiques dans les années 19661975, donc entre l’achèvement de Un homme qui dort et la publication de W. Il en conclut que l’écriture autobiographique est chez Perec une phase : « elle correspond à la phase médiane, à une crise, à une métamorphose, après laquelle elle s’est effacée, est revenue au second plan. » 6 Les textes que j’ai commentés dans la présente étude appartiennent, pour la plupart, à cette phase de crise de l’autobiographique, où Perec tenta, par de multiples voies obliques, de se frayer un chemin vers un passé profondément censuré. C’est le cas de Lieux. Loin d’être les catalyseurs de la mémoire, comme les onze autres lieux du projet, les Vilin Souvenirs sont plutôt l’expression nue de l’amnésie en ce qui concerne l’avant-guerre chez Perec. La pauvreté 4
Cf. I, chap. 1. B. Magné, Georges Perec, op. cit., p. 27. 6 Lejeune, op. cit., p. 30. 5
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de ces Vilin Souvenirs et leur dissociation par rapport aux Réels en font un témoignage de la mémoire trouée de Perec. Les Réels, eux, en décrivant le processus de démolition de la rue dans les années ’70, se font la trace tangible de la destruction qui frappa la rue trente ans plus tôt, entraînant la déportation de la famille de Perec et de tant de Juifs parisiens. L’écriture de Lieux, par la dissociation de sa forme, exprime puissamment la mémoire de Perec, scindée entre présent et passé 7 . Dissociation qui, jusqu’à W, rendit impossible toute autobiographie directe. L’inventaire des « Lieux où j’ai dormi », lui, révèle un autre aspect de cette impossibilité : l’hypermnésie qui a pris la place de l’amnésie de Lieux. Cette chambre introuvable n’est pas, comme le soutiennent certains commentateurs, la chambre à gaz d’Auschwitz où disparaît la mère, mais elle est bien plutôt, comme dans Lieux, la chambre de la première enfance, où l’enfant était encore uni à sa mère. Retrouver cette chambre, c’est là le but implicite, et irréalisable, du projet8. Tous ces projets inachevés, ou transformés en autre chose, aboutissent à W, où le projet autobiographique semble enfin se réaliser ouvertement, même si de manière oblique, dans l’enchevêtrement du récit autobiographique et du récit fictionnel et le dédoublement des narrateurs respectifs des deux récits. Cependant, la « résolution » de la crise autobiographique ne se fait pas seulement dans W, mais également dans un texte contemporain de celui-ci, mais moins commenté : Espèces d’espaces. Texte construit sur un paradoxe, sur la tension entre deux tendances contraires : d’une part, la tendance à faire, par les mots, l’inventaire exhaustif, le catalogue de l’espace, de manière à le maîtriser, à le structurer, de l’autre, la tendance à explorer les espaces inutiles, vides, qui sont à l’image de la « crypte » de Nicolas Abraham où Perec a enfoui son deuil. Cependant, et c’est le propos de mon commentaire de cet ouvrage, l’espace urbain ainsi décrit devient espace écrit, ville-texte éminemment capable de se faire la trace tangible de la disparition9. L’autobiographique, nous l’avons vu, n’est pas uniquement le fait de la « phase de crise » décrite par Lejeune, il est l’un des fils conducteurs de l’œuvre entière de Perec, depuis Un homme qui dort jusqu’aux textes postérieurs à W ou le souvenir d’enfance, comme les Récits d’Ellis Island. 7
Cf. II, chap. 4, § 3. Cf. II, chap. 5, § 5. 9 Cf. I, chap. 4. 8
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Une telle crise d’identité initiale est également sensible chez Modiano lorsque, dans ses romans ou ses interviews, il campe le jeune homme de vingt ans qu’il fut dans les années soixante : perdu, sans accès au passé de sa famille, qui ne lui est pas transmis, déraciné, socialement marginalisé. Il n’est pas étonnant alors que ses protagonistes, si souvent, s’effacent presque à force de n’être personne, comme le narrateur au début de Dora Bruder : « Je n’étais rien, je me confondais avec ce crépuscule, ces rues. » (DB 8). Ils sont, comme Modiano l’affirme de lui-même dans son entretien avec Emmanuel Berl, des récipients vides qui ne demandent qu’à se remplir du passé et de l’histoire des autres. Dans La place de l’étoile, c’est bien évidemment autour de l’identité juive que se joue toute la quête d’identité. A la fin, comme on sait, toutes les figures du Juif, successivement assumées par Shlemilovitch, sont renvoyées dos à dos et il reste les mains vides10. Chez Modiano comme chez Perec, l’autobiographie est longtemps restée à la fois une aspiration et une impossibilité. Après la publication de La place de l’étoile en 1968, vingt années se sont écoulées avant Remise de peine (1988), le premier roman où Modiano parle de son enfance. Le caractère traumatique de cette enfance – quasi-abandon de l’enfant par ses parents, mort prématurée du frère – est une cause importante de cette impossibilité à en parler. Dans une interview, Modiano a affirmé qu’il avait voulu écrire son premier livre sur ce sujet de l’enfance et du jeune frère mais qu’il n’a pas pu, qu’il ne l’a fait que vingt ans plus tard, avec Remise de peine11. La difficulté de parler d’un proche prématurément disparu et l’absence d’identité stable que ce deuil et son enfance solitaire ont laissé ont certes pu mener à l’enquête obsessionnelle sur le passé qui caractérise ses premiers romans. Cependant, cette configuration familiale ne saurait, à elle seule, expliquer l’impossibilité initiale de Modiano à parler de lui-même. Chez lui comme chez d’autres auteurs de la génération d’après, la raison en est plus générale : en tant que fils de survivant, il lui fallait, avant de parler de son enfance, d’abord raconter « la préhistoire » c’est-à-dire l’avant-guerre et les années noires, faire la biographie des autres, du père notamment. Cette exigence d’être « le témoin du témoin », de parler pour le père et pour 10
Cf. II, chap. 4, § 4. J.-F. Josselin, « Mondo Modiano », Le Nouvel Observateur, 8-14 janvier 1988, p. 59. 11
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tous les autres disparus, est le noyau de la quête biographique qui caractérise tous les romans de Modiano. En effet, comme nous l’avons vu, la quête de Modiano est biographique tout autant qu’autobiographique, ses romans sont parsemés de biographies, le plus souvent imaginaires : que l’on songe aux multiples vies imaginaires que se construit Shlemilovitch, dans La place de l’étoile, aux fiches d’identité qui, dans Rue des boutiques obscures, fournissent les données essentielles d’une vie, ou encore, dans Livret de famille, au narrateur, véritable biographe, en train d’écrire la vie d’Henri Dressel. Reprenons, enfin, l’exemple de Dora Bruder, seul exemple d’une biographie non-fictionnelle, sans un détail inventé, entièrement basée sur des recherches en archives et des rapports de témoins. Cependant, nous l’avons vu, cette enquête, malgré son caractère historique, est entièrement animée, portée par une tendance à vouloir revivre le passé, à le mettre en acte, c’est-à-dire à s’identifier à Dora Bruder, aux disparus, à se glisser dans leur peau, et c’est là la dimension profondément autobiographique de ce texte. Le narrateur veut d’une certaine manière devenir Dora Bruder, il fait son autoportrait en Dora Bruder12. Cette tendance autobiographique est pourtant sans cesse contrecarrée par la tendance contraire, par la tendance biographique : elle régit l’enquête, conduisant le narrateur à garder ses distances par rapport à Dora, à freiner son désir d’identification à elle, à insister sur sa propre ignorance et à inscrire le blanc et le silence au cœur du récit. C’est elle aussi qui mène le biographe-archiviste à élargir son enquête bien au-delà de Dora, à tous les enfants juifs parisiens de l’époque. Au terme de cet ouvrage, je constate donc une tension, chez Modiano, entre biographie et autobiographie : d’une part, il se sent appelé à « sauver les noms », les vies des autres de la disparition ; de l’autre, il s’agit de pénétrer plus avant dans un douloureux passé personnel, intimement lié à celui de son père. C’est ce conflit qui explique peut-être les choix formels de Modiano : chez lui, l’autobiographie, si elle est présente, reste indirecte, elle passe par la vie et la mémoire des autres et par le rêve et la fabulation sur son propre passé. Paris Tendresse en est l’exemple par excellence. Chez Raczymow enfin, on retrouve la même distance initiale par rapport à l’autobiographie. Distance qui chez lui semble liée à une forclusion de l’identité juive, une résistance inconsciente qui pendant 12
Cf. I, chap. 3.
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longtemps, l’a empêché d’assumer la « mémoire absente ». Comme il l’affirme dans « La mémoire trouée », c’est elle qui serait à l’origine des tâtonnements initiaux de sa vie de jeune écrivain, et de son attirance par le « roman sur rien » de Flaubert. Cette occultation de l’identité juive fait que, dans ses premiers romans, comme La saisie par exemple, la dimension autobiographique se trouve tout à fait escamotée. Les personnages, nous l’avons vu, semblent n’être que des « effets de récit », et le récit, comme le souligne la deuxième de couverture, « est avant tout le prétexte romanesque à une recherche sur l’origine et la possibilité du récit »13. Raczymow ne croyait pas si bien dire, puisque quelques années plus tard, avec Contes d’exil et d’oubli, il découvrirait que sa propre identité juive n’était justement pas autre chose que ce rien, cette pure possibilité vide, comme entité propre14. Et c’est cette identité juive comme vide, comme « mémoire absente » qui deviendra alors la condition de possibilité même de l’écriture. Du coup, l’autobiographique fait explicitement son entrée, le narrateur n’est plus cet être désincarné, pure fonction du texte, mais un être en chair et en os, appartenant intrinsèquement à l’Histoire : un jeune homme juif des années ’60 qui interroge son grand-père sur l’univers disparu de la Pologne. Avec Contes d’exil, le protagoniste, Mathieu Schriftlich, devient, comme son nom l’indique, le scribe de cet univers disparu, de ce qu’il appelle « la préhistoire ». C’est cette fonction-là de l’écriture qui paraîtra toujours essentielle à Raczymow : la fonction de mémoire, qui consiste à conserver le nom des êtres disparus. Ecrire, comme « sauver les noms », c’est parler non pas de soi, mais des autres, pour les autres, et tout particulièrement pour ceux – disparus, victimes de la Shoah – qui n’ont pu témoigner. C’est cette conception de l’écriture comme « témoignage par procuration » (« vicarious witness », selon la belle expression de Froma Zeitlin 15 ) qui a fait que, longtemps, les écrivains de la génération d’après n’ont pas pu parler d’eux-mêmes, n’ont pas pu faire autobiographie. Ou s’ils se sont tournés vers l’écriture autobiographique, c’est sur le tard et de manière indirecte. Chez Raczymow, cette écriture autobiographique a emprunté plusieurs voies.
13
Cf. I, chap. 3, § 1. « La mémoire trouée », art. cit., p. 177. 15 « The vicarious witness », art. cit. 14
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Rivières d’exil est encore à mi-chemin entre le roman et le récit autobiographique : les noms des personnages principaux sont inventés et Belleville se trouve transfiguré par l’imagination romanesque du protagoniste et les légendes juives du grand-père 16 . Avec Quartier libre, Raczymow écrit son premier récit d’enfance, plus ouvertement autobiographique que Rivières d’exil : c’est un récit d’enfance où le pacte autobiographique est respecté (les noms propres sont fidèles à la réalité, le narrateur s’identifie ouvertement avec l’auteur) mais encore une fois, il est centré non sur l’enfant lui-même mais sur son univers familial et son quartier : le Belleville juif des années 50. Ces récits d’enfance trouvent leur prolongement dans les récits des dernières années – Le plus tard possible, ou Le cygne invisible – : pour la première fois, Raczymow parle moins du passé et des autres que de lui-même, notamment du deuil difficile qui a suivi la mort de sa mère. Ici encore, nous l’avons vu, à travers le deuil, c’est la problématique de la génération d’après et de son rapport au passé qui revient à la surface17. Dans Reliques, ces trois fils se rejoignent : récit de la Shoah, récit d’enfance et récit autobiographique de l’âge mûr, construisant une véritable autobiographie par l’image.
2. La photographie : revivre ou remémorer le passé ? Dans le prolongement des thèses de Roland Barthes, Marianne Hirsch met l’accent sur le statut d’index de la photographie18. Trace tangible de la personne ou de l’objet, la photographie a une relation matérielle avec ceux-ci, elle est, comme disait Roland Barthes, une « émanation du référent ». Emanation qui atteste que l’objet a été, mais aussi qu’il n’est plus, et c’est là son rapport à la mort. Par tous ces caractères, la photographie occupe une place privilégiée dans la « postmémoire » qui est le propre de la génération d’après. Lorsque les témoins ont disparu ou bien sont hors d’état de témoigner, lorsque les livres sont épuisés, reste la photographie qui, selon Hirsch, participe à la fois de la mémoire et de la postmémoire : en montrant ce qui a été, avant ma naissance, elle me permet d’avoir un accès direct à un passé que je 16
Cf. II, chap. 4, § 2. Cf. II, chap. 5, § 2. 18 Marianne Hirsch, Family Frames. Photography, Narrative and Postmemory, ch. 1, « Mourning and postmemory », Harvard University Press, 1997. 17
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n’ai pas connu, elle me donne une mémoire empruntée. En même temps, nous le verrons, pour celui qui est né après, la photographie n’est pas seulement un document sur le passé, elle est bien plus encore un point de départ pour l’imagination, elle va l’inciter à rêver. Faute de pouvoir s’en souvenir, il va revivre le passé en l’inventant, et c’est là la puissance créatrice de la postmémoire. Il n’est donc pas étonnant que, à un moment ou à un autre de leur « carrière » d’écrivain, Perec, Modiano et Raczymow se soient tournés vers la photographie. Par le biais de la photographie, ils se tournent tous trois vers un passé lointain, d’avant leur naissance. Passé qui, dans le cas de Perec, n’a aucun lien apparent avec son histoire personnelle : il s’agit des émigrés d’Ellis Island, entre 1880 et 1950. Modiano, lui, par les photos de Brasssaï, plonge dans le Paris des années 30 : l’univers où son père a vécu dans sa jeunesse. Dans Reliques de Raczymow – collage de photographies et de documents personnels rangés en ordre chronologique – le lien autobiographique est le plus direct. Or un bon tiers de l’ouvrage couvre la période cruciale d’avant sa naissance : les années 30 et la Seconde Guerre Mondiale. Si autobiographie il y a, chez ces trois auteurs, elle plonge donc ses racines bien au delà de la vie personnelle de leurs auteurs. On peut se demander alors quel est le rapport qu’ils entretiennent à leurs passés respectifs : la photographie les appelle-t-elle à revivre, à rejouer indéfiniment un passé qu’ils n’ont jamais vécu ? Ou bien peut-elle les conduire à remémorer le passé, à le perlaborer et finir par en faire leur deuil ? Pour répondre à cette question, il faut commencer par une question plus concrète : s’agit-il uniquement de photos d’archive, ou bien y a-t-il également des photos d’aujourd’hui dans ces ouvrages ? Chez Modiano, pas une seule photographie d’aujourd’hui, puisque l’immense majorité des photos choisies de Brassaï date des années 30 (à quelques exceptions près : la plus récente est de 1951). Paris Tendresse a souvent été qualifié de nostalgique, mais le terme est erroné, car toute nostalgie implique une conscience claire de la distinction entre présent et passé. Pour qu’on puisse désirer y revenir, il faut que le passé soit à jamais révolu. Or selon la formule déjà mentionnée bien des fois dans cette étude, il s’agit chez Modiano d’un passé qui ne passe pas, d’un passé éternellement présent. C’est un livre non pas nostalgique mais mélancolique, au sens freudien du terme, au sens donc d’une perte dont on ne saurait faire son deuil, et qui pour cela persiste à nous obséder. Plus que les photographies, c’est
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le texte qui convie cette sensation de « passé devenu présent ». Certes, il est naturel de décrire une photographie au présent, comme il le fait pour la seule photo de la Libération (PT 37) : « Six heures du matin, le 25 août 1944. Des jeunes gens, debouts sur le lion de Belfort, place Denfert-Rochereau, saluent l’arrivée des chars de Patton et de Leclerc. » (PT 12). Il s’agit là pour ainsi dire d’un présent narratif, ou historique. Il en est autrement de la photographie des bals du 14 juillet, place de la Contrescarpe, en 1932, selon la légende en fin de volume (PT 67). Sur cette photo qui porte pourtant une date, Modiano va projeter une toute autre date : « Sur la photo, c’est peut-être le 14 juillet 1939 […]. Les parasols sous la lune, les bouteilles d’eau de Seltz, les chaises cannées, les pailles dans les verres et tout au fond, les couples sur la piste… Cette nuit, Paris ressemble à Juan-les-Pins. » (PT 22). Et nous voilà plongés dans la gaieté insouciante de l’immédiat avant-guerre, coupés de tout contact avec le présent. Cependant, en modifiant la date de cette scène, Modiano lui impose l’atmosphère menaçante d’une guerre imminente et ce faisant, il lui confère ce que Susan Sontag a appelé l’ironie posthume19 : c’est le phénomène, particulièrement apparent pour les photographies de l’immédiat avant-guerre, que nous projetons sur elles un savoir a posteriori. Contrairement aux gens sur la photo, nous savons, nous, que ce bal du 14 juillet 1939 était le dernier avant l’Occupation, que la guerre arrivait, que les personnes sur la photo devaient bientôt être happées par elle, qu’elles allaient peut-être mourir etc. L’ironie posthume marque notre impossibilité à voir ces photos autrement. Cela vaut tout autant pour les photos de Roman Vishniac dans Un univers disparu ou pour les portraits d’enfants dans le Mémorial des enfants de Serge Klarsfeld : la connaissance a posteriori de leur mort rend ces photos, souvent simples portraits de famille, d’autant plus poignantes. Nous verrons le même phénomène pour la photographie qui ouvre Reliques de Raczymow. Pour en revenir à Paris Tendresse, cette ironie posthume est peut-être le seul élément qui relie encore le récit de Modiano au présent. Un autre aspect qui éclaire le rapport de l’auteur au passé évoqué par la photographie, c’est son éventuelle présence sur cellesci. Il est clair que Modiano ne saurait figurer sur ces photographies 19
Susan Sontag, On Photography, New York, Anchor Doubleday, 1989, p. 70.
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prises pendant les années trente. C’est là une différence, nous le verrons, avec Perec et Raczymow qui, en figurant eux-mêmes sur plusieurs photos, rétablissent le rapport du passé au présent. Modiano, lui, fait le contraire. En se projetant dans certains personnages des photos de Brassaï, loin de prendre ses distances, il se glisse dans cet univers disparu. Ainsi, le photographe, qui figure sur de nombreuses photos dans l’album, renvoie non seulement à Brassaï, mais à Modiano lui-même : avec le photographe, le romancier partage le même regard. En suivant Dervila Cooke dans le bel essai qu’elle a consacré à Paris Tendresse, on pourrait également considérer les gargouilles, qui contemplent Paris du haut de Notre Dame (PT 9-11), comme des images de l’artiste observateur20. Si la structure temporelle de Paris Tendresse est fort simple – c’est la présence éternelle du passé – celle des Récits d’Ellis Island, comme film et comme livre, est plus complexe. Comme le titre l’indique, Perec propose plusieurs récits sur Ellis Island : ceux des émigrés d’abord, interrogés dans les interviews en fin de volume (et de vive voix dans le film), ensuite ceux des visiteurs d’aujourd’hui, et particulièrement des visiteurs privilégiés que sont Georges Perec et Robert Bober. Le film comme le livre ne sont autres que le récit de leur séjour à Ellis Island. Plus que le film peut-être, le livre raconte l’histoire du film : sa préparation et les épisodes du tournage etc. C’est dire que Perec et Bober en sont les protagonistes, au même titre que les émigrés d’autrefois. Cela explique que, dans Récits d’Ellis Island (et ici, je parle du livre), il y ait trois sortes de photos : d’abord, les photos prises aujourd’hui, au moment du filmage, ensuite, les photos d’archive et enfin, celles qui conjuguent les deux. L’ouvrage entier se situe fermement dans le présent en exhibant, dès les pages d’ouverture, le double portrait de Perec et Bober sur arrière-fond de New York. Ailleurs, on voit l’équipe de tournage en train de déjeuner sur le pouce (REI 98). L’équipe a aussi abondamment photographié les lieux tels qu’ils sont au moment du filmage, en 1979: salles sombres, délaissées, parsemées de gravats et d’objets désaffectés, où filtre une lumière verdâtre d’une extrême mélancolie. Le texte – prononcé en voix off dans le film – accompagne et détaille cette décrépitude, énumérant les objets devenus inutiles : 20
Dervila Cooke : « Paris Tendresse by Modiano (with Photographs by Brassaï) : a Photobiographical Creation », Australian Journal of French Studies, vol. 42, no. 2, 2005, p. 145.
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Ce que nous voyons aujourd’hui est une accumulation informe, vestige de transformations, de démolitions, de restaurations successives entassements hétéroclites, amas de grilles, fragments d’échafaudages, tas de vieux projecteurs des tables, des bureaux, des armoires-vestiaires et des classeurs rouillés, des montants de lits, des bouts […] (REI 53)
Pourquoi décrire si méticuleusement un lieu en ruines ? Plusieurs commentateurs se le sont demandé. Pour Myriam Soussan, l’espace d’Ellis Island « invite à se souvenir » mais il a aussi une dimension plus sinistre. Dans la citation ci-dessus, et ailleurs dans le texte, elle met en valeur le réseau lexical autour de l’idée d’accumulation d’objets hétéroclites, devenus inutiles : accumulation, entassements, amas, tas, monceaux, piles … Réseau qu’elle met justement en rapport avec « le génocide juif, la mort anonyme, l’assassinat de masse »21. Il faut cependant être plus précis. Quelques pages plus haut, Perec insiste : c’est ce que l’on voit aujourd’hui et l’on sait seulement que ce n’était pas ainsi au début du siècle mais c’est cela qui nous est donné à voir et c’est seulement cela que nous pouvons montrer (CEI, 45, mes italiques)
La photo qui, à la page précédente, montre Perec assis au milieu de cet amas d’objets hétéroclites est tout aussi éloquente : « me voici, moi qui n’ai été qu’un témoin absent des camps, sur les lieux, mais tout ce que je puis voir, et faire voir, ce sont les traces, les reliques des camps, de la destruction en masse » (REI 44). C’est à la fois une déclaration d’impuissance et toute une poétique qui se déploie : poétique de la disparition et de l’absence dont nous avons vu tant d’exemples dans les textes de Perec. Pour ce qui est du réseau lexical de l’entassement, 21 Myriam Soussan : « La mémoire vivante des lieux : Georges Perec et Robert Bober », Le Cabinet d’amateur, www.cabinetperec.org, décembre 2000, p. 3.
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il est à mettre en rapport avec le dernier paragraphe du récit fictionnel de W : Celui qui un jour pénétrera dans la Forteresse n’y trouvera d’abord qu’une succession de pièces vides, longues et grises. Le bruit de ses pas résonnant sous les hautes voûtes bétonnées lui fera peur, mais il faudra qu’il poursuive longtemps son chemin avant de découvrir, enfouis dans les profondeurs du sol, les vestiges souterrains d’un monde qu’il croira avoir oublié : des tas de dents d’or, d’alliances, de lunettes, des milliers et des milliers de vêtements en tas, des fichiers poussiéreux, des stocks de savon de mauvaise qualité… (W, 218)
Par son côté vétuste, abandonné, témoignant des millions de personnes qui ont passé par là, disparues pour la plupart, Ellis Island, c’est encore W, cette terrible image de l’univers concentrationnaire, ou plutôt de ce qu’il en reste, lorsqu’on revient sur les lieux, des années après. Comme l’on sait, la description de W était inspirée notamment par le film d’Alain Resnais, Nuit et brouillard (1946), qui en effet consiste en une série d’images des camps vus après coup, par l’œil d’un non-témoin : monceaux de cadavres, mais aussi piles de vêtements, d’objets devenus inutiles. L’image se retrouve d’ailleurs chez Raczymow : dans « Mémoire, oubli, littérature », il raconte comment, par le biais du film de Resnais, il en est venu à associer les montagnes de « shmattès » où il jouait, enfant (les chiffons revendus par son grand-père) avec le Canada à Auschwitz, où étaient empilés les vêtements des gazés22. Ellis Island, c’est encore W, mais c’est aussi tout à fait autre chose que W ; Ellis Island ouvre de nouvelles perspectives, par rapport à W. Car, nous l’avons dit, le livre ne comporte pas uniquement de telles photos de lieux désertés ; il est surtout fait de photos d’archive : photos du départ, du voyage, de l’arrivée, de l’attente dans les halls de Ellis Island, des examens médicaux et autres, et surtout toute une série de magnifiques portraits d’émigrés. Portraits anciens mais aussi portraits récents, dans la partie finale, « Mémoires », qui contient les interviews avec les témoins réalisés par Perec et Bober. Certes, de telles photos d’archive forment une part intrinsèque du documentaire qu’est également Ellis Island. Mais ils ont un autre sens encore : tous ces visages plein d’appréhension et d’espoir semblent dire : « nous voici, nous avons réussi à émigrer, à 22
Raczymow, « Mémoire, oubli, littérature », art. cit., p. 64.
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arriver dans le pays des libertés, à échapper à la misère et dans certains cas, aux pogromes et aux persécutions ». Quoique d’archive, ces photos ne sont en rien figées dans le passé, comme celles de Paris Tendresse. Perec les actualise de multiples manières, par les interviews finales notamment, et, au niveau de la photographie, en les confrontant avec les photos d’Ellis Island aujourd’hui, et avec les photos du tournage. Ce sont elles qui arrachent ces photos d’archive au passé où elles sont plongées, par une technique de montage originale23. Considérons par exemple, dans le livre, la photo où Perec et Bober ont placé le portrait du couple avec enfant, qui contemplent la Statue de la Liberté24, contre une caméra avec trépied (REI 35). La photo en noir et blanc se détache sur fond de photo en couleur, où on voit une prise de vue d’Ellis Island aujourd’hui : les tas de ferrailles, le ferry délabré (cf. également REI 108-109). Tout à fait à la fin du volume, il y a une autre photo qui montre la même « remise en situation » de cette photo d’archive, en vue du film (REI 158). Remettre en situation une photo d’archive, la remettre sur le lieu où elle a pu être prise, lui redonner un espace concret : voilà une manière non de restaurer le contexte historique de la photo, mais de montrer qu’une telle restauration est impossible, et de plus indésirable. Le noyau d’Ellis Island, ce n’est pas uniquement ce qu’il fut aux alentours de 1900, mais ce qu’il représente pour Perec et Bober en 1979, et pour nous aujourd’hui. Si Perec fait un savant montage entre photos d’archive et photos d’aujourd’hui, Raczymow, dans Reliques, les range tout simplement en ordre chronologique. A première vue, c’est un classique album de famille qui se déploie sous nos yeux, depuis les parents avant leur mariage, aux photos d’enfance, de jeunesse, et pour finir celles de la maturité. Certes, quant à la présence de l’auteur, ce livre est tout le contraire de Paris Tendresse. Toutes ces photos, de visages amis ou de lieux familiers, ces documents, ce sont des « temps de ma vie », ils n’ont de raison d’être que par rapport à l’auteur. Et pourtant, il y a quelque chose qui cloche dans cette chronologie, car elle ne saurait trouver son fondement en elle-même. Là où toute 23
Dans le film, c’est uniquement par cette technique de « remise en situation » des photos d’archive, que celles-ci nous sont montrées. 24 Une lecture à la Modiano nous conduirait presque à y voir une image utopique de Perec avec ses deux parents, fraîchement débarqués d’Europe, à la fin des années 30….
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autobiographie traditionnelle commence par l’événement de la naissance, ici tout commence par une photo floue, prise en Pologne en septembre 1939, bien avant la naissance de l’auteur. Comme il le dit dans la préface : « le point de départ de ce livre ne se confondra pas avec mon point de départ à moi, car d’une certaine façon il me préexiste : il a commencé avant moi. Il ne faut pas confondre point d’ancrage et point d’encrage. » (R 12, mes italiques). Autrement dit, l’origine de cette autobiographie par la photographie est ailleurs, dans un événement dont elle ne saurait témoigner directement, ne l’ayant pas vécu. Ce jeu de mots sur encrage/ancrage, nous l’avions également rencontré chez Perec dans le Vilin Souvenir de juillet 1970, où il distingue les « signes d’ancrage » (pays natal, demeure ancestrale, où s’enraciner) des « signes d’encrage », exclusivement langagiers 25 . En l’absence d’ancrages spatiaux, Perec s’était tourné vers les encrages de l’écriture. Chez Raczymow, le sens est un peu différent : ses points d’ancrage (quartier, parents, lieux familiers) ne lui font pas défaut, comme à Perec, mais ils ne sont pas le point de départ de son écriture, ni dans Reliques ni dans le reste de son œuvre. Ce point de départ – véritable moteur de l’écriture, chez Raczymow – s’incarne ici dans une photo et un document : la carte postale écrite à sa grand-mère maternelle par la mère de celle-ci, restée à Konskie, en Pologne (R 19). Certes, cette photo, comme il l’observe immédiatement, est tout à fait opaque en elle-même, elle ne dit rien, ne nous parle pas, aujourd’hui, sinon par l’intermédiaire d’un commentateur, et même de plusieurs commentateurs. La photo, avait également dit Roland Barthes, fort présent dans ce volume, « ne sait dire ce qu’elle donne à voir » 26 ; non-interprétée, elle reste floue, littéralement « in-signifiante » (R 15). C’est dire toute l’importance du commentateur comme intermédiaire, qui seul permet de « lire » cette photo : le grand-oncle Noïoch Oksenberg tout d’abord qui, revenu dans les années 60 à Konskie, est le récipiendaire de la photo et son premier commentateur. C’est lui en effet qui y a mis la légende : la liste, en yiddish, des noms de ces hommes accroupis sur un talus qu’on voit mal, et qui attendent on ne sait quoi. C’est lui qui, le premier, a « sauvé les noms ». Mais, soixante ans après, ce yiddish, de plus manuscrit, n’est plus lisible ni pour Raczymow, son arrière25 26
Philippe Lejeune : « Vilin Souvenirs de Georges Perec », art. cit., p. 136. La chambre claire, op. cit., p. 156.
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neveu, ni pour nous. Un deuxième intermédiaire apparaît alors : c’est le traducteur Szulim Rozenberg (R 17), pour la légende de la photo, et un ami traducteur, lui aussi nommé, pour déchiffrer le polonais de la carte postale (R 20). Et enfin, il a fallu un troisième intermédiaire, qui est Raczymow lui-même : en tant qu’écrivain, il a pu publier cette photo dans une de ses œuvres tout en restituant le contexte. Cette importance de l’exégèse, bien conforme à la tradition juive, explique peut-être pourquoi la structure de Reliques est si différente de celle de Paris Tendresse. Là où Modiano écrit un texte autonome, qui rêve les photos plutôt que de les commenter, Raczymow opte pour la didascalie classique, en face à face avec la photo ou le document. Maintenant qu’est-ce qui fait l’horreur de cette « scène de massacre » ? C’est qu’elle contredit toute attente qu’on peut avoir d’un tel sujet. Loin de montrer des monceaux de cadavres, d’exhiber ouvertement l’horreur et la mort, elle montre une horreur indirecte, muette en quelque sorte, sensible uniquement à celui qui sait. Par rapport aux photographies des camps, auxquelles on arrive trop facilement à se fermer, à force de les avoir eues sous les yeux, l’effet d’une telle photo, qui ne révèle pas immédiatement son sens – le massacre – est paradoxalement plus puissant. C’est un effet qui est retardé, différé par le savoir. Dans ce sens, cette photographie participe elle aussi de l’effet d’ironie posthume déjà mentionné à propos de Modiano. L’horreur, au fond, c’est de savoir que ces hommes attendent la mort, qu’ils seront bientôt exécutés dans les fosses communes qui précédèrent les camps de la mort : « Que lire sur le visage de ces hommes ? Résignation ? Attente passive ? Peut-être ne savent-ils pas qu’on va les tuer. Ne savent-ils pas cette absolue évidence ? Moi je sais qu’ils savent. » (R 17) C’est ce savoir posthume, postérieur à leur mort – savoir à la fois de leur mort imminente et de leur conscience de celle-ci – qui rend sans doute insoutenable de regarder une telle photo aujourd’hui, surtout si, comme Raczymow, on est leur descendant direct. Mais il y a un autre élément qui rend notre regard insoutenable. Comme le mentionne à juste titre l’auteur, cette photo – comme toutes celles de son genre – a été prise par un soldat allemand, donc par les coupables, non par les victimes. Nous oblige-t-elle par là à prendre la position de l’exécuteur, du coupable ? Marianne Hirsch pose cette question à propos de photos très semblables à la nôtre, celles des exécutions de masse qui eurent lieu en Russie, en Lettonie
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et en Ukraine dans les premières années de l’Occupation allemande, avant la construction des chambres à gaz. Ce sont des photos qui montrent la même scène que celle de Reliques, mais à un stade un peu plus avancé dans le temps : les victimes « font face à la caméra quelques instants avant d’être mis à mort »27. Ici, on peut dire à juste titre, comme Susan Sontag l’avait déjà fait, que la caméra est l’équivalent d’une arme, et que le regard photographique est « monolithique et potentiellement létal » : les victimes sont « shot before they are shot »28. Une telle vision radicalise celle de Barthes qui avait déjà insisté sur le statut mortifère de la photographie : par elle, je deviens « la Mort en personne »29. Cependant, demande Marianne Hirsch, comment échapper au « regard assassin du nationalsocialisme »30, à cette vision de la caméra-mitrailleuse ? A première vue, cela n’est guère possible. De telles images « résistent au travail du deuil. […] Elles ne peuvent être sauvées par l’ironie, par le savoir ou par la compréhension. On ne peut que se confronter à elles, encore et encore, avec la même douleur, la même incompréhension, la même distortion du regard, la même mortification. »31 Certes, face à la photo initiale de Reliques, le regard seul ne saurait aller au delà de cette distortion, de cette impuissance, mais en intégrant cette photographie à son livre, Raczymow va au delà de ce simple regard : il rétablit le contexte, il sauve les noms, il commente l’image, grâce à d’autres intermédiaires – commentateurs, traducteurs – qui lui en ouvrent l’accès. Par leurs efforts conjoints, la photo, initialement criminelle, ou pour tout le moins floue, opaque, reprend sens, recommence à nous parler et peut même devenir témoin (mais uniquement en rapport étroit avec le commentaire qui l’entoure). C’est d’ailleurs ce que dit Marianne Hirsch en conclusion : « Ce n’est que lorsqu’elles [ces images] sont redéployées dans de nouveaux textes et de nouveaux contextes qu’elles redeviennent capables de produire la perlaboration propre à la postmémoire »32. 27
M. Hirsch : « Surviving images : Holocaust photographs and the Work of Postmemory », art. cit., p. 24. 28 Ibid. Jeu de mots sur « to be shot », qui signifie à la fois « être photographié » et « être exécuté » par une arme à feu. 29 R. Barthes, La chambre claire, op. cit., p. 31. 30 M. Hirsch, art. cit., p. 28. 31 Ibid. 32 Ibid., p. 29.
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Face à la photo prise par les coupables, il y a, dans ce premier chapitre de Reliques, la carte écrite par une des victimes : l’arrièregrand-mère maternelle de Raczymow. Pareille aux hommes de la photo car elle aussi, victime future, imminente d’un meurtre qu’elle suppute déjà ? Cette carte n’est déjà plus purement celle d’une victime : elle est censurée d’avance, par cette étrange obligation d’écrire, dans la langue non des victimes – le yiddish – mais dans la langue du pays, le polonais, donc dans un alphabet – l’alphabet latin – qui ne lui est guère familier. Voilà qui explique l’écriture enfantine, et la grammaire hasardeuse, qui se conjuguent à rendre ce texte encore plus poignant. La crainte de la censure et des représailles en fait la « lettre combien nécessairement pudique et prudente, au début de l’extermination » (R 22). Mises face à face à l’intérieur d’un même texte, la photo et la carte sont des traces matérielles, des index, des reliques (je reviendrai plus loin au sens que prend ce terme sous la plume de Raczymow). Des traces de quoi, témoignant de quoi ? Du « crime incommensurable qui s’apprête à être commis là » (ibid.), certes, mais aussi d’une « origine, [d’] une provenance. Un point d’ancrage et d’encrage. Un encrier où je trempe ma plume. D’où mon sang prend sa source. J’aurais pu naître américain, argentin, australien, mon sang d’encre eût coulé de là, de cette source. » (R 22-23)
3. Le livre de photographies : mémorial et aubiographie Rien d’autobiographique, à première vue, dans Récits d’Ellis Island. Le livre et le film de Perec sont en apparence purement documentaires, centrés comme ils le sont sur les masses d’émigrés qui passèrent par cette île au large de New York. Il en est de même pour Paris Tendresse. Dans les deux cas donc, on discerne la tendance primaire à documenter, à préserver un lieu et une époque, et surtout des êtres, des visages disparus. C’est également le cas de Reliques, qui est une véritable galerie de portraits, visant à remémorer les visages d’êtres chers disparus. Ainsi, si autobiographie il y a, elle est dérobée, et ne se fait que par le détour de la biographie, du mémorial. Ce caractère de mémorial est très sensible chez Modiano. Paris Tendresse est un véritable monument au Paris des années 30, avec ses types : l’horloger, le boucher des Halles, ses artistes ambulants, son music hall, ses cafés chantants… Les photos de Brassaï sont
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toutes anonymes, il n’est pas – du moins pas dans cet album – le photographe des célébrités, mais celui des gens ordinaires, et c’est peut-être pour cela que Modiano se sent attiré par son œuvre. Des inconnus, et de plus à leur insu, c’est eux qui forment l’objectif privilégié de Brassaï. C’est ce qui donne leur naturel à ses instantanés, souvent en gros plan, découpés de manière à parfois amputer l’image. Le texte de Modiano, quant à lui, est très loin d’être un commentaire, une didascalie. Il s’agit d’un texte parfaitement autonome, rêverie qui tente désespérément de percer l’anonymat des personnes photographiées, de restituer ou d’éclaircir leur histoire individuelle. Pour lui, la photographie n’est pas la trace d’une époque révolue, historique, mais un appel, une exigence à vivre ce passé au présent, à s’y immerger. Examinons la photographie titrée « Au bal Tabarin, 1932 » (PT 73). Sous une affiche d’une danseuse vêtue dans un style provocateur, et l’écriteau « Une tenue correcte est de vigueur », un agent de police lit paisiblement son journal. Loin de commenter ce « punctum » qui eût plus à Barthes, Modiano enchaîne immédiatement : « J’aimerais bien savoir ce que sont devenues deux danseuses de cet établissement qui figuraient toujours dans les revues de Dubout et Sandrini, les directeurs de l’époque. Elles s’appelaient Gysèle Hollerich et Lydia Rogers. » (PT 12) Suivent l’adresse et jusqu’au numéro de téléphone, puis la phrase lapidaire : « J’attends des nouvelles. » On croirait lire l’avis de recherche au début de Dora Bruder ! Ainsi, la photographie est un appel à reconstruire des histoires individuelles et surtout à les mettre par écrit, dans l’archive, le mémorial que devient alors le livre. Autre exemple, la photographie de Wanda, la petite saltimbanque, qui s’exhibe sur une estrade ouverte à tous les vents (PT 59). Une seule artiste de rue suffit à Modiano pour réveiller le souvenir d’une multitude de tels artistes, aux noms exotiques, oubliés pour la plupart, dont il nous fait la liste, avec adresses respectives, comme dans ses romans : « Djorye Bruss, la belle Finlandaise. Les Bréato ‘deux drôles de loustics’ 130 rue Oberkampf (11ème). Albert et Jean-Jacques. Renalda la Mystérieuse. » (PT 39) Ainsi, archive de visages, le livre de photographie devient une véritable archive de noms et d’histoires. D’où vient cette hantise d’être complet, exhaustif, de mettre par écrit toutes les données disponibles ? C’est, d’un côté, la volonté de faire revivre le passé, les êtres disparus, de résoudre tel mystère
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d’une vie, mais de l’autre la conscience vive que la photographie ne saurait restituer leur absence. Modiano est ici proche de Barthes qui insistait sur le fait que « la photographie ne remémore pas le passé (rien de présent dans une photo) […] elle ne restitue pas ce qui est aboli »33. Malgré toutes ces données précises, il sent qu’il ne saura jamais rien de ces vies disparues, qu’elles resteront plongées dans leur mystère premier, et c’est ce mystère qui le fascine également dans la photographie. Il lui permet à la fois de donner libre cours à l’imagination, et d’exercer une certaine retenue, dans sa volonté à préserver le mystère d’une vie. Car ces noms et ces histoires, qui semblent tout droits sortis des journaux de l’époque, sont loin d’être tous historiques. La commémoration est toujours mêlée à l’invention, chez Modiano. Ainsi, à propos de Gysèle, une des danseuses du Tabarin, il suggère que son père l’aurait rencontrée une dernière fois « en août 40, aux Sables d’Olonne, après qu’il se fut échappé d’une caserne d’Angoulême, cernée par les Allemands » (PT 12). Impossible ici de distinguer ce qui est réel de ce qui est inventé, mais la coïncidence d’une rencontre avec le père à un tel moment est invraisemblable, c’est le moins qu’on puisse dire 34 . La liste d’artistes inconnus qui surgit à la vue de la photographie de Wanda semble elle aussi, miimaginaire : les noms semblent en effet sortis d’un roman de Modiano, avec la référence au père dans le nom d’Albert. Deux références au père en trois lignes, cela met le lecteur sur la voie de la dimension autobiographique de Paris Tendresse : les photographies de Brassaï ne sont-elles pas un moyen, pour Modiano, de remonter au delà de sa naissance, et d’errer dans ce Paris d’avantguerre où son père fut jeune ? C’est tout un univers familial idéal – tel qu’il eût pu le connaître s’il était né plus tôt, si sa famille n’avait pas été bouleversée par la guerre et par la mort de Rudy – que Modiano crée ici de toutes pièces, et qu’il projette rétroactivement sur ces photos : père, mère, frère, et l’auteur lui-même, enfant. Certes, c’est le père qui est de loin le plus présent, dans les photos comme dans le texte 35 . Ce Paris des années trente, avec ses cafés dansants, c’est 33
R. Barthes, La chambre claire, op. cit., p. 129. D’ailleurs l’épisode d’un emprisonnement du père à Angoulême ne surgit dans aucun autre roman de Modiano. 35 Comme l’a bien montré Dervila Cooke, « Paris Tendresse by Modiano », art. cit. 149-151. 34
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d’abord son univers. En témoigne la photo de couverture du couple qui s’embrasse dans le café : photo remarquable à la fois par son découpage et par l’effet des miroirs, qui redoublent deux fois leur image. Le père, c’est le beau jeune homme aux cheveux brillantinés, aimé des femmes, mais de manière significative, il nous tourne le dos, et ce n’est que le reflet qui nous permet d’apercevoir un fragment de son visage. Cette image toujours de biais, jamais de face, du père correspond bien à son personnage, tel qu’il est esquissé dans les romans de Modiano : être double, aux multiples visages, toujours sur le point de se volatiliser. Cependant, même pour cette photo pourtant mise en couverture, le lien autobiographique reste très indirect : il n’est mentionné que tout à la fin de l’ouvrage : « Sur la banquette d’un café, un homme a rapproché son visage de celui d’une femme qui sourit. Il va l’embrasser et leurs deux visages se reflètent dans les glaces. J’ai cru reconnaître mon père, à cause des cheveux noirs plaqués en arrière et brillantinés. » (PT 86-87). On peut supposer qu’il en est de même pour les autres photos de couples amoureux. La photo nocturne du banc public par exemple (PT 56) où un couple s’embrasse dans une heureuse insouciance, malgré la présence d’un clochard derrière eux et, de manière plus inquiétante, d’un homme vaguement voyeur qui se tient dans l’ombre. Ou bien le gros plan du couple, qui offre une image d’une intimité attendrissante : Modiano rêve-t-il ici, comme dans Livret de famille, comment ses parents ont pu se rencontrer dans le Paris nocturne d’avant-guerre ? (PT 57) Dans le texte aussi, les allusions au père abondent. Nous en avons déjà vu quelques unes, dans des passages cités plus haut : ainsi, les danseuses du Bal Tabarin sont rattachées directement au père de Modiano, qui les aurait connues (PT 12), et dans la liste d’artistes de variété qui seraient ses « anciens amis », le nom d’Albert surgit tout à coup, allusion souterraine au père. Globalement, l’univers du père, c’est cet univers de petits escrocs, de louches hommes d’affaires qui tentent tant bien que mal d’échapper à la faillite, pendant la crise des années 30. C’est par compassion pour son père que Modiano s’intéresse tant à eux. L’univers de la mère lui fait pendant : celui des artistes du variété, du cabaret et du music hall, qui occupent une place si importante dans Paris Tendresse. Des modestes artistes de rue – le montreur de chats savants (PT 20-21) ou « la petite saltimbanque » qui fait la roue (PT 58) – jusqu’aux danseuses de la « séance pour adultes à partir de 16 ans » (PT 60). Les photos de Brassaï montrent égale-
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ment une tout autre image qu’on pourrait rattacher à la mère : c’est la photo intitulée « Batifolage », où on voit une mère avec un petit garçon nu de deux ans à peine, qui se serre contre son dos (PT 65). L’enfant se serre contre elle mais elle lui tourne le dos et semble se crisper, poings fermés : est-ce à lire comme une image des rapports ambigus de tous les narrateurs modianiens avec leur mère ? De la mère à l’enfant. Tout lecteur est frappé par le nombre d’enfants sur ces photos : il y a tout d’abord le petit garçon, presqu’invisible dans l’ombre, chez l’horloger déjà mentionné (PT 13). Et le boucher des Halles, si grand et si gros, pris en contre-bas, n’est-il pas tel qu’un enfant le verrait (PT 14) ? Dans le public du montreur de chats, il y a deux petits garçons vêtus de manière identique, tous deux coiffés d’un bonnet : deux frères ? et l’on songe immédiatement à Patrick Modiano et à son frère Rudy… Il en est de même des trois photos qui semblent former une séquence, intitulés « L’événement » (PT 63). Deux petits garçons vêtus d’un tablier d’écolier, puis trois, puis quatre, regardent par la fente d’une palissade un spectacle interdit : est-ce la « séance pour les adultes à partir de 16 ans » que nous voyons à la page précédente ? Encore une fois, ce n’est qu’à la fin du texte que Modiano fera explicitement une telle suggestion : « Et les enfants qui regardent à travers les fentes de la palissade, c’était nous. Leurs vêtements et leur coupe de cheveux sont-ils si différents de ceux des enfants du début des années cinquante ? » (PT 85, mes italiques). « C’était nous » : ce n’est qu’à la fin du texte que Patrick Modiano suggère la portée de ces photos, dans leur enchevêtrement avec les textes : comme Perec avec Récits d’Ellis Island, il écrit en quelque sorte son « autobiographie probable », il dessine les contours d’une « mémoire potentielle ». Ce faisant, il fait doublement œuvre d’autobiographie, par le biais des photos de Brassaï. Certes, il se projette dans l’enfant qu’il aurait pu être dans les années 30, si au lieu de naître en 1945, il était né aux alentours de 1925 : quelle aurait été sa vie, son univers s’il etait né plut tôt, s’il avait été l’enfant de ses parents dans les annees 30, au lieu des annees 50 ? C’est-à-dire à une époque innocente, sur laquelle ne planait pas encore l’ombre de l’Occupation ? Mais Modiano s’identifie non seulement aux enfants de Paris Tendresse, mais aussi à la figure du père, au jeune homme populaire auprès des femmes. Comme dans La ronde de nuit, il se
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glisse dans sa peau, il veut vivre la vie de celui-ci, afin de savoir enfin, de connaître le passé. Un phénomène semblable, nous le verrons, a lieu dans Récits d’Ellis Island, mais avant d’être une « autobiographie probable », le livre et le film sont eux aussi à caractère biographique, documentaire : ils relatent et documentent les vies des millions d’émigrants qui passèrent par l’île entre 1892 et 1954. Ils racontent d’une part leur histoire collective : leur provenance, leur voyage, leur arrivée à Ellis Island, le traitement qui leur est réservé… La deuxième partie du livre, « Description d’un chemin », contient la majeure part des chiffres, dates et autres données. Texte éminemment littéraire cependant, qui fait l’effet d’un poème en prose. Prenons par exemple la liste des nombres d’émigrants, par pays. La typographie d’abord – la disposition du texte sur la page, les blancs, l’absence de majuscules et de ponctuation – renvoie tout droit à la poésie, au vers libre: cinq millions d’émigrants en provenance d’Italie quatre millions d’émigrants en provenance d’Italie […] (REI 21)
En outre, les termes répétés – chiffres, « émigrants », noms de pays – donnent à l’ensemble le rythme d’un poème en prose. Dans son goût des listes, Perec fait également ample emploi de la magie des noms de lieux, qui donne un rythme redondant au texte : ils partaient de Rotterdam, de Brême, de Göteborg, de Palerme, d’Istanbul, de Naples, d’Anvers, de Liverpool, de Lübeck, de Salonique, de Bristol [...] (REI 27)
Dans le livre, le texte est imprimé directement sur les photos d’archives, et parfois même manuscrit, ce qui renforce le lien mutuel entre le texte et l’image. Au début du film, on voit Perec en train de feuilleter l’album qui est à la fois le manuscrit du livre et le script du film : il y a réuni les photographies et les documents sur l’île et inscrit le commentaire de ces images. Les multiples listes – liste des noms de villes et des noms de bateaux, liste des diverses traductions de « l’île aux larmes », listes des objets hétéroclites, liste des maladies des émigrants… – sont ainsi un instrument à double tranchant : gages d’exactitude, de précision, ils expriment en même temps, de manière littéraire, l’envergure du phénomène qu’est Ellis Island.
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Si le livre raconte une histoire collective, il s’efforce aussi de raconter des histoires individuelles, et c’est là qu’il devient à proprement dire biographique. Faute de pouvoir dire « ce que furent ces seize millions de vies individuelles, ces seize millions d’histoires identiques et différentes » (REI 51), Perec a rajouté une dernière partie, « Mémoires », où avec Robert Bober, il a interviewé un bon nombre d’émigrants encore vivants. Le plus souvent, il s’agit d’entretiens intégralement transcrits, tels qu’ils furent prononcés. Or la seconde partie, « Description d’un chemin », ne retrace pas seulement le chemin des émigrants, mais également celui de Perec lui-même, et de Robert Bober : « pourquoi racontons-nous ces histoires ? que sommes-nous venus chercher ici ? » (REI 55) Les « récits d’Ellis Island, on l’a dit, sont ceux des émigrants tout d’abord, mais aussi ceux de Perec et de Bober, le récit de leur expérience de tournage dans l’île. Si pour les émigrants et pour leurs descendants, Ellis Island est devenu « un lieu de leur mémoire » (REI 36), il n’en est rien pour Perec et Bober dont les ancêtres, précisément, n’ont pas passé par là (voyez la magnifique photo de l’arrière-grand-père de Bober, refoulé à cause d’un trachome, REI 61). Mais, et c’est là ce qui les rattache à l’île, nos parents et nos grands-parents auraient pu s’y trouver le hasard, le plus souvent, a fait qu’ils sont ou ne sont pas restés en Pologne, ou se sont arrêtés, en chemin en Allemagne, en Autriche, en Angleterre ou en France. (REI 55)
Hasard qui n’a rien de banal, qui est au contraire déterminant : il a fait que, restés en Europe, les parents de Perec ont péri, ainsi que ses deux grands-pères (cf. W 57), et que, dans « le pays de mes ancêtres, à Lubartow ou à Varsovie » (REI 59), rien ne subsiste des Perec. Certes, tout cela reste parfaitement implicite, dans Récits d’Ellis Island. Mais cela explique que Ellis Island soit, pour Perec comme pour Bober, le lieu d’une « mémoire potentielle, d’une autobiographie probable ». (REI 55). C’est là un mouvement de pensée qui rejoint celui de Modiano devant les photos de Paris dans les années 30 : « si, au lieu de s’arrêter à Paris dans les années vingt, mes parents eussent poursuivi leur émigration jusqu’en Amérique, quelle eût été ma vie aujourd’hui ? Citoyen américain, écrivain américain peut-être, j’aurais visité Ellis Island avec eux aujourd’hui, écouté et transcrit leur
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témoignage ». En faisant ces interviews, Perec s’est en quelque sorte glissé dans le rôle rêvé du fils qui interroge son père ou sa mère sur le passé36. Ce faisant, comme Modiano, il rêve à une autobiographie qui eût été autre, où ses parents auraient échappé à « la guerre [et aux] camps » (ou au traumatisme de la persécution, dans le cas de Modiano). Mais ce rêve, Perec ne se laisse pas séduire par lui, il ne se laisse pas aller jusqu’à imaginer une espèce de retour à un utopique chez soi. Car ce qui le lie intimement aux émigrés – ceux qui sont juifs tout particulièrement – c’est un destin commun : celui de l’exil et de l’errance: ce que moi, Georges Perec, je suis venu questionner ici, c’est l’errance, la dispersion, la diaspora. Ellis Island est pour moi le lieu même de l’exil, c’est-à-dire le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, le nulle part. (REI 56)
C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre les descriptions détaillées du délabrement : ces lieux déserts, parsemés d’objets devenus inutiles, nous parlent non pas tant de l’univers concentrationnaire, mais du vide qui existe du fait d’avoir été arraché à « la continuité d’une tradition, d’une langue, d’une communauté » (REI 59) et de vivre dans la diaspora. La notion de diaspora prend donc ici un tout autre sens que dans la tradition juive. Elle n’est pas dispersion, exil par rapport à la Terre d’Israël, mais par rapport à « l’univers disparu » que fut la Pologne juive d’avant guerre. Exil donc qui exclut toute possibilité de retour, d’une quelconque « aliyah » : « quitter la Pologne, être exilé de l’exil même », comme le dit aussi Raczymow dans Contes d’exil et d’oubli37. La judéité de Perec est loin de tout utopisme juif comme de tout sionisme. Si pour le sioniste, la diaspora et l’exil sont un état de manque, à surmonter, pour Perec, c’est l’exil comme « scission ou coupure » (REI 56), comme non-appartenance, qui est au centre du « fait même d’être juif » (ibid.). « Judéité », « être juif » : de tels termes, dans la mesure où ils contournent le terme traditionnel de « judaïsme », montrent bien que pour Perec, « ce n’est pas lié à une croyance, à une religion, à une pratique, à un folklore, à 36
C’est en particulier le cas de la photo de M. et Mme Merow, Juifs russes émigrés en 1921 (REI p. 106). 37 Op. cit., p. 45.
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une langue » (REI 58). Ni la religion juive, ni les rites qui en restent, ni le yiddish d’ailleurs, ne jouent un rôle ici : je ne parle pas la langue que mes parents parlèrent, je ne partage aucun des souvenirs qu’ils purent avoir, quelque chose qui était à eux, qui faisait qu’ils étaient eux, leur histoire, leur culture, leur espoir, ne m’a pas été transmis. (REI 59)
L’identité juive paraît purement négative, en creux, sans racines en profondeur. Comment peut-elle échapper au risque de devenir nonentité, de s’effacer tout à fait ? De deux manières. Premièrement, malgré son caractère creux, elle est « une évidence », une « certitude » : « celle d’avoir été désigné comme juif, et parce que juif victime » (REI 58). La judéité n’a donc rien d’un choix à assumer librement ou à refuser, elle s’impose de l’extérieur, par l’Histoire, et c’est là la seule composante solide d’une judéité comme celle de Perec, entièrement déterminée par la Shoah et ses séquelles. Deuxièmement, la judéité subsiste en tant que moteur de l’écriture, d’une écriture puissamment formaliste qui, de multiples manières, tente de figurer le vide et l’absence, de dire le blanc et la disparition. C’est ce que j’ai tenté d’explorer tout au long du présent travail38. C’est ici que l’expérience de Perec s’apparente à la « mémoire trouée » de Raczymow, mais aussi à la judéité telle qu’elle se trouve exprimée par Edmond Jabès. Ce n’est qu’avec son exil forcé en France que celui-ci perçoit pleinement la nature de sa condition juive, comme exil et non-appartenance : « c’est précisément dans cette coupure – dans cette non-appartenance en quête de son appartenance – que je suis sans doute le plus juif. »39. Comme Perec, Jabès met au centre de sa judéité un questionnement qui est à l’origine de l’écriture: « N’ayant plus d’appartenance, je pressentais que c’était à partir de cette non-appartenance qu’il me fallait écrire »40. Dans cette mesure, Récits d’Ellis Island raconte la même histoire que Lieux, qu’Espèces 38
Sur le rapport entre écriture et judéité, chez Perec, lire aussi le bel article de Claude Burgelin, « Perec et la judéité : une transmission paradoxale », Revue d’histoire de la Shoah, numéro spécial « La Shoah dans la littérature française », no. 176, septembredécembre 2002, pp. 167-182. 39 Edmond Jabès, Du désert au livre. Entretiens avec Marcel Cohen, Belfond, 1980, p. 95-96. 40 Jabès, op. cit., p. 79.
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d’espaces, et même que W : c’est l’absence d’ancrages qui, très tôt, a conduit Perec à se tourner vers les encrages, vers l’écriture comme seul moyen non de combler cette absence, mais de la dire, de dire sans fin la disparition. Cependant – l’homonymie entre ancrages et encrages le confirme – les encrages restent toujours liés au lieu, même s’il s’agit d’un lieu devenu métaphore : « lieu rhétorique », « lieu comme l’absence de lieu, non-lieu, nulle part » (REI 56) mais tout de même toujours un lieu. Mémorial et autobiographie, ce sont là aussi les notions clefs de Reliques. Comme Paris Tendresse et Récits d’Ellis Island, le petit livre de Raczymow est une autobiographie qui passe par un hommage aux disparus, mais aussi par des lieux, des visages d’aujourd’hui. L’autobiographie est ici beaucoup plus directe que chez Perec et Modiano : ces lieux et ces visages – vivants ou disparus – forment une puissante unité en ce qu’ils sont « un point de ma vie » (R 12, mes italiques). Et ce malgré le fait que, de manière fort proustienne, ces « temps de ma vie » sont si éloignés dans le temps qu’ils sont devenus ceux d’« un autre moi-même », mort depuis longtemps (ibid.). Mais, comme nous l’avons vu en commentant la photo de la scène de massacre à Konskie, « mon point de départ à moi […] d’une certaine façon […] me préexiste : il a commencé avant moi » (ibid.). Or cette première photo est pour ainsi dire l’emblème des pages suivantes, qui élaborent, développent cette période cruciale d’avant la naissance de Raczymow. En effet, tout le premier tiers du livre couvre cette période de « l’Histoire avec sa grande hache », qui ne saurait être approchée que par le biais de la mémoire des autres, pour l’auteur né après. Pour Raczymow comme pour Modiano et pour Perec, la photographie est une manière extraordinaire de répondre à cette question qui les hante : « quelle fut la vie de mes parents en cette période cruciale que fut l’Occupation, avant qu’ils ne deviennent mes parents ? ». Ou plus simplement, quelle tête avait mon père « avant qu’il ne soit mon père » (R 25) ? Cependant, dans Reliques, la réponse de Raczymow est très loin de celle de Modiano : chez lui, aucune fiction, aucune tentative de « rêver » ses parents, d’inventer leur vie à cette époque d’avant sa naissance. Reliques est une série de photos d’archive personnelles, dotées d’un commentaire qui n’invente rien, même s’il reste nécessairement un commentaire a posteriori, qui projette sur la photo le savoir d’aujourd’hui.
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Prenons le portrait du père, à seize ans, avec son ami Jacques Wais (R 24). Ici, tout le « punctum » est dans le contraste entre l’image heureuse et la date qu’elle porte : 23 septembre 1941. Entre la légèreté insouciante du portraituré – il se fait photographier « pour se faire plaisir » (R 27), élégant, brillantiné – et en même temps, mais cela, c’est un savoir a posteriori, un ou deux mois plus tard, il partira en Zone Libre, ce qui fera de lui le seul rescapé de sa famille : « Sa mère avait insisté pour qu’il parte en zone libre : à Paris, on commençait à rafler les Juifs. Il ne reverra jamais sa mère » (R 25). C’est encore l’ironie posthume qui, sur ce naïf portrait de jeunesse, projette tout le poids de l’Histoire. Entre cette photo et celle, quelques pages plus loin, du père qui pose avec son groupe de résistants juifs, trois ans à peine ont passé (R 34). Le jeune homme pommadé est devenu un maquisard communiste armé 41 : extraordinaire raccourci d’une vie, par le biais de deux photos. Et ici, même ironie posthume : « A quoi pense-t-il, Etienne, tandis qu’il pose comme un jeune paon ? Sait-il à ce moment que sa mère est morte à Auschwitz depuis plusieurs mois ? Ou bien sait-il seulement qu’elle a été déportée deux étés plus tôt, conduite du camp français de Pithiviers dans le Loiret au camp allemand d’Auschwitz-Birkenau » (R 36-37). A la photographie du père, à seize ans, fait pendant celle de la mère, au même âge, prise en novembre 1944, donc peu après la Libération (R 38) : voilà la mère « avant qu’elle ne soit ma mère ». Ici comme pour la photo du massacre, Raczymow s’intéresse à l’itinéraire de transmission de cette photo : il nous livre également le verso, qui révèle que cette photo est signée par la mère et destinée à une amie d’enfance. C’est un des rares endroits où Raczymow fait des suppositions, comme ailleurs Modiano : « Cette photo est-elle destinée à Suzanne Rozenbaum, sa meilleure amie restée à Paris, rue Ramponeau, tout le temps de l’Occupation ? » (R 39-40). Page modianienne qui lui permet d’évoquer une autre disparue, plus oubliée que sa mère, puisque Suzanne n’a eu ni mari ni enfants. Raison de plus pour que « je la renomme. Pour sa renommée en quelque sorte, je l’inscris ici à nouveau. » (R 41). Et finalement, on peut s’en étonner, dans ce bref chapitre, on en apprend plus sur Suzanne Rozenbaum que sur la mère… Détour qu’il faut peut-être vouer aux rapports difficiles de 41
Pas forcément moins naïf, d’ailleurs, comme le montre Raczymow dans Quartier libre, où avec une gentille ironie, il parle du passage de son père dans le réseau résistant des FTP-MOI à Lyon et à Grenoble (QL 91).
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Raczymow avec sa mère, étroitement liés à la problématique des « enfants de substitution », et qu’il a élaborés dans Le plus tard possible. Avant de passer à sa propre enfance, Raczymow donne un dernier document lié à la Seconde Guerre Mondiale. Il s’agit du facsimile d’une des dernières lettres de Maurice Sachs, écrite dans la prison d’Hambourg, en janvier 1945 (R 42). Quel rapport avec les documents clairement autobiographiques qui précèdent ? Aucun, à première vue. Cette fois-ci, le lien n’est pas familial, mais c’est un lien qui passe par l’écriture. Raczymow, comme on sait, a publié en 1988 une volumineuse et passionnante biographie de Maurice Sachs 42 . Passionnante par son sujet, si plein d’ambivalences et de contradictions, passionnante aussi par sa dimension autobiographique, clairement explicitée dans Reliques : « ma biographie sur Maurice Sachs (j’allais écrire : mon autobiographie) » (R 44). Ici, Raczymow atteste que Maurice Sachs est une autobiographie oblique, indirecte, par le biais de la biographie, d’une autre vie. Dans cette mesure, elle se rapproche des tentatives entreprises par Modiano, dans Dora Bruder notamment. Modiano qui fut d’ailleurs tout aussi fasciné par Sachs, alter ego du père qui hante plusieurs de ses romans, et la maison du 15 Quai Conti. Comme je l’ai montré ailleurs, Raczymow s’est souvent intéressé à des écrivains qui, d’une manière ou d’une autre, se confrontent à l’échec. Sachs est un de ceux-là, comme le « pauvre Bouilhet », dans l’essai homonyme, ou comme le personnage proustien de Bloch, si brillamment mis en scène dans son roman Bloom & Bloch43. Mais ici, Raczymow se sent un autre point commun avec Maurice Sachs : « revenir sans cesse sur l’écriture de ma propre vie. Comme si quelque chose s’était mal goupillé au départ, au tout départ, et qu’il fallait passer tout le reste de sa vie à rajuster, à rattraper, à réparer cette bévue : sa venue au monde. » (R 44). En ce qui concerne Sachs, ce qui s’est « mal goupillé » au départ, Raczymow l’explique dans sa biographie, c’est une configuration familiale comparable à celle de Modiano, en dix fois pire : père disparu de la circulation dès 42
Maurice Sachs ou les travaux forcés de la frivolité, Gallimard. Pauvre Bouilhet, Gallimard, série L’un et l’autre, 1998 ; Bloom & Bloch, Gallimard Nrf, 1993 ; sur ce thème, cf. mon article « Henri Raczymow entre Flaubert et Proust », art. cit., 2002. Cf. aussi de Cécile Hanania, « Bloom & Bloch d’Henri Raczymow : du roman au ‘judan’ », The French Review, vol. 79, no. 5, avril 2006, pp. 1024-1035. 43
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ses cinq ans, mère toute à ses nouvelles amours, qui se débarrasse très tôt de lui44. Mais dans ce passage de Reliques, c’est surtout lui-même, Raczymow, que concerne cet aveu. Qu’est-ce qui s’est donc « mal goupillé » au départ, dès la naissance, comme semble le dire Raczymow ? Dans quel sens a-t-il pu ressentir sa propre naissance comme une « bévue » ? Cela touche, comme chez Sachs, à la configuration familiale, mais de manière bien différente, certes. Comme il le dit ici, Raczymow est souvent revenu là-dessus, dans tous ses récits autobiographiques (dont c’est peut-être la raison d’être), depuis Rivières d’exil et On ne part pas jusqu’à récemment, Le plus tard possible et son essai Le Cygne invisible, où il questionne longuement le tableau de Léonard de Vinci, « La Vierge, l’enfant Jésus et sainte Anne ». Tableau qui le concerne profondément car, dans son enfance, comme l’enfant Jésus entre deux femmes aux traits semblables, il s’est trouvé déchiré entre mère et grand-mère. Dans un essai récent, « Histoire : Petit h et grande hache », il explique en termes fort sobres ce déchirement, qui est en étroit rapport avec la problématique de la génération d’après : « Mon hypothèse fut de me dire que dès ma naissance, quelque chose fit qu’elle et moi ne devions pas nous entendre, ne devions pas nous aimer. Cette « chose », c’était sa mère à elle. Sa mère à elle avait un fils, Henri, qui était mort en déportation, à l’âge de vingt ans. Quand je suis né, il était évident que je m’appellerais Henri, en raison du prénom de l’autre fils, mort à Majdanek. Cette identification alla beaucoup plus loin. Ma mère me donna à sa mère, qui me réclamait, pour remplacer l’autre, son fils Henri. J’eus deux mères, ainsi. Et j’ai détesté ma mère parce qu’elle m’avait abandonné à sa mère à elle, pour remplacer un mort, un autre fils, un autre Henri, qui était mort. »45 Avec cet « accident de parcours » (ibid.), nous touchons à l’origine du fonds autobiographique, chez Raczymow. Fonds toujours présent, depuis le commencement de l’œuvre, mais qui s’affirme plus ouvertement que jamais avec Reliques, grâce aux photographies. Après ce premier tiers du livre où, par le biais de l’image et des 44 Sur la mère de Sachs, qu’il suffise de citer le passage suivant, lapidaire : « Andrée Sachs s’occupa bien de son fils mais celui-ci mort. Alors seulement elle revint d’Angleterre. De son vivant, elle ne s’en soucia pas. » (Raczymow, Maurice Sachs, op. cit., p. 14). 45 Raczymow : « Histoire : Petit h et grande hache », à paraître dans Annelise Schulte Nordholt (éd.), Ecrire la mémoire de la Shoah, CRIN, Rodopi, Amsterdam, 2008.
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documents, l’essentiel est dit sur un ton le plus souvent anodin, humoristique même, le reste de l’ouvrage consiste en un collage fascinant de portraits et de documents touchant des ami(e)s d’enfance et d’après. Comme nous l’avons vu plus haut, il s’agit comme souvent chez Raczymow de « sauver les noms », de les sauver de l’oubli mais ce sans combler le vide laissé par la disparition des êtres. C’est pourquoi, à la différence de Modiano, Raczymow n’invente rien. A propos de la petite Lydia par exemple, partenaire de danse de la première enfance sur une photographie attendrissante (R 51) : « Ma partenaire s’appelle Lydia. C’est tout ce que je sais d’elle », avoue-t-il dès la première phrase. Aussi, rien de nostalgique, pas de questions, de suppositions à son propos : « Donc, de ce qu’est devenue Lydia, à vrai dire je me moque pas mal. » (R 52). Et cela n’est pas de l’indifférence ostentatoire, mais la simple constatation que, si toute photographie est une trace, elle n’est pas nécessairement trace de quelque chose, de quelqu’un : « Donc cette photo n’atteste rien. C’est la trace de rien. » (ibid.) Est-ce juste un peu de provocation, pour tromper toutes les théories sémiotiques de la photographie ? Ou bien ce simple exemple vise-t-il à illustrer, sur un ton bonhomme, le fait que dans certains cas, le commentaire est hors d’état de faire revivre la photographie, et qu’il ne doit pas y prétendre ? C’est aussi ce que Raczymow semble vouloir nous dire à propos de Lise, l’amour de jeunesse disparu prématurément d’un cancer. A la place d’une photo d’elle, qu’il ne possède pas, il exhibe la photo d’une petite danseuse de cirque (R 98) : « Ce pourrait être Lise, cette petite fille du cirque d’Izis. Mais non. » (R 99) C’est tout le contraire de ce qui se passe dans Paris Tendresse : là, la danseuse de la photo « est » celle qu’a connu le père de Modiano, qui projette son autobiographie sur elle, effaçant sa singularité. Chez Raczymow par contre, la retenue prime l’invention : « Le portrait que je fais d’eux est nécessairement partiel et partial » (R 13), car il refuse d’entrer dans un mort « comme dans un moulin », comme le dit Sartre cité à ce propos (ibid.). Seul un portrait qui préserve le disparu dans sa singularité, sans percer le mystère de son anonymat, peut être une relique au sens où l’entend Raczymow. Le titre de « reliques », à consonance catholique, a surpris plus d’un lecteur. Ces photos, ces documents sont-ils donc comme les restes tangibles, visibles des saints, adorés, entourés d’or, sertis de boîtes et
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de décorations ? Le titre est plutôt à rattacher à la reproduction de couverture : « Boîtes de biscuit étiquetées jour par jour », par Christian Boltanski. Dans son essai « Mémoire, oubli, littérature », Raczymow parle de l’œuvre de Boltanski : « ses installations d’urnes (parfois sous forme de cartons à chaussures, ces cartons où on range pêle-mêle ses photos de famille), de photomatons assortis de noms, de dates lacunaires, ou d’installations de photos d’amateurs anonymes entassés, surmontées de petites auréoles de lumière rasantes comme pour leur conférer de la sainteté, des ex-voto anonymes »46. L’œuvre reproduite sur la couverture de Reliques consiste, elle, en des piles inégales de boîtes appuyées au mur, ne portant aucune étiquette, ni auréole de lumière. Impossible de savoir si elles contiennent quelque chose, si elles ne sont pas simplement vides de tout contenu. Et c’est là justement leur originalité, car loin d’être un mémorial visant à sauver des noms, des visages, elles sont plutôt un monument à l’anonymat, un hommage à « la sainteté de l’anonymat, du déchet, de ce qui est voué à la mort et plus encore à l’oubli, l’effacement […] »47. Et c’est en cela précisément qu’elles sont des boîtes à reliques : elles parlent non de la présence des disparus, mais de leur absence, de leur « effacement », dont elles sont la trace. C’est dans cette mesure que les boîtes de Boltanski correspondent parfaitement aux documents et photos présentés dans Reliques : reliques au sens de chers restes, chéris, adorés, seuls restes tangibles de « mes morts ». En renommant ces visages, Raczymow en même temps, consciemment, témoigne de leur disparition, de l’oubli qui est « la mort à l’œuvre dans la vie »48. Mais la comparaison va plus loin que Reliques lui-même, jusqu’à envelopper la littérature entière, pour Raczymow. Les boîtes de Boltanski offrent une image parfaite de l’effacement, de la « mort redoublée » qui est le propre de la littérature. Déjà dans Le cygne de Proust, et encore une fois dans cet essai, Raczymow déploie ce qui pour lui est le paradoxe inhérent à la littérature : comme l’entrevoyait déjà Proust à la fin de la Recherche, le roman, tout en s’ingéniant à « renommer l’anonyme, [à] désanonymer » 49 , par la même replonge les êtres dans l’oubli. En les transformant en personnages de roman, il rend leurs noms « défini46
« Mémoire, oubli, littérature », art. cit., 2002, p. 53. Ibid. 48 Art. cit., p. 55. 49 Art. cit., p. 57. 47
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tivement illisibles, indéchiffrables ». Pour reprendre la fameuse phrase de la fin du Temps retrouvé, « un livre est un grand cimetière où on ne peut plus lire les noms effacés » 50 . En dernière instance, loin de vouloir « réparer » cet oubli, de vouloir combler cette absence, l’écriture telle que la pratiquent Raczymow, Modiano et Perec, tente de les figurer, de mettre en scène le blanc, de telle manière que « quelque chose, malgré tout, est sauvé, sans qu’on puisse vraiment dire quoi »51.
50 51
Cf. I, chap. 3, § 3.4. Raczymow, « Mémoire, oubli, littérature », art. cit., p. 57.
Bibliographie des œuvres citées ou consultées 1. Œuvres de Henri Raczymow1 Romans et récits : La saisie, Gallimard Le chemin, 1973 : S. Contes d’exil et d’oubli, Gallimard Le chemin, 1979 : CEO. Rivières d’exil, Gallimard Nrf, 1982. On ne part pas, Gallimard Nrf, 1983. Un cri sans voix, Gallimard Nrf, 1985 : CV. Bloom & Bloch, Gallimard Nrf, 1993. Quartier libre, Gallimard, 1995. Le plus tard possible, Stock, 2003 : PTP. Le cygne invisible, Melville, 2004. Essais et articles : « La mémoire trouée », Pardès no. 3, 1986, pp. 177-182. « Aujourd’hui, le roman juif ? », Traces, 1981, no. 3, p. 71-78. Maurice Sachs ou Les travaux forcés de la frivolité, Gallimard, 1988. Le cygne de Proust, Gallimard, 1989. La mort du grand écrivain. Essai sur la fin de la littérature, Stock, 1994. Avant-propos à Littérature et judéité, numéro spécial de Pardès, no. 21, Henri Raczymow éd., pp. 7-16, Cerf, 1995. Pauvre Bouilhet, Gallimard, L’un et l’autre, 1998. Le Paris littéraire et intime de Proust, Parigramme, 1997 ; réédité sous le titre Le Paris retrouvé de Proust, Parigramme, 2005.
1
Sauf indication contraire, le lieu de publication est Paris.
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