Présence de Lorand Gaspar
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Présence de Lorand Gaspar
Collection Monographique Rodopi en Littérature Française Contemporaine sous la direction de Michaël Bishop
XLVIII
Amsterdam - New York, NY 2009
Présence de Lorand Gaspar
Suzanne Allaire et Muriel Tenne
Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de “ISO 9706:1994, Information et documentation - Papier pour documents Prescriptions pour la permanence”. The paper on which this book is printed meets the requirements of “ISO 9706:1994, Information and documentation - Paper for documents Requirements for permanence”. ISBN: 978-90-420-2591-2 © Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2009 Printed in The Netherlands
Préface du directeur de la Collection
La Collection Monographique Rodopi en Littérature Française Contemporaine vise à offrir une série d’études critiques, concises et cependant à la fois élégantes et fondamentales, consacrée aux écrivain/e/s français/es d’aujourd’hui dont l’œuvre témoigne d’une richesse imaginaire et d’une vérité profonde. La plupart des études, choisissant d’embrasser la pleine gamme d’une œuvre donnée, s’orienteront vers des auteur/e/s dont l’écriture semble exiger tout de suite le geste analytique et synthétique, que, je l’espère du moins, la Collection accomplira. Grand poète, auteur de Sol absolu, d’Égée et Judée, de Patmos, Lorand Gaspar nous a donné également d’importants essais sur les rapports entre la poésie et l’expérience de la vie, Approche de la parole et Feuilles d’observation notamment, et il est aussi traducteur de Rilke, de Séféris, de Pilinszky, de D. H. Lawrence. Loin de privilégier les prestiges illusoires de la forme ou une théorisation fondée sur de sèches intellectualisations, Lorand Gaspar choisit de voir dans l’acte et le lieu de la poésie l’occasion d’une pénétration ouverte des étranges, à la fois réjouissantes et troublantes, manières d’être de l’humain au cœur de la matière, celle, « ronces et chardons », « rides et ravins dans la peau sèche de l’été », phénomènes telluriques qui l’entourent partout dans leur si extraordinaire richesse, celle, intérieure, aussi, du corps et de l’esprit inextricables, « œuvres de l’amour » tout comme « tant de regards que l’horreur t’a confiés ». Le poème s’offre ainsi comme acte de connaissance, de célébration et de sobre étreinte de la totalité, dans ses manifestations les plus sereines, douces, mais aussi sous ses formes les plus brutes, violemment offertes. Poète de la ferveur et de l’amplitude au cœur de l’expérience de la fragilité, mais aussi d’une improbable mais profondément sentie unité ontique, la solennité et la justesse accompagnent pourtant chacun de ses gestes. « Traîner dans la pénombre des quartiers peu sûrs », réellement et métaphoriquement, n’empêche nullement de puiser dans la vastitude de l’être « amour…sagesse…connaissance de la beauté ».
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Présence de Lorand Gaspar
La double étude que nous proposent Suzanne Allaire et Muriel Tenne, élégante et perspicace, centrée sur la haute pertinence de ce sentiment de plénitude qui se dégage du récit poétique de cette inlassable quête éthique et ontologique qu’est celle de Lorand Gaspar, réussit à nous permettre précisément de pénétrer avec discrétion et empathie dans l’univers à la fois musclé et étonnamment subtil d’une de nos grandes œuvres contemporaines.
Michael Bishop Nouvelle-Écosse, Canada novembre 2008
Avant-propos Fascinante aventure que la rencontre des poèmes de Sol absolu, d’Egée et de Patmos. Et non moins fascinante la lecture des textes de réflexion que Lorand Gaspar intitule Approche de la parole, Feuilles d’observation ou Feuilles d’hôpital. Les pages qui suivent sont nées de cette fascination, celle que suscite le cheminement d’une pensée qui, centrée sur la compréhension de l’humain, s’attache en interrogeant la parole de poésie à montrer qu’elle est un acte de connaissance, un acte qui conduit là où ne va pas la démarche rationnelle, mais qu’elle est aussi et en cela un acte de vie, et un acte inséparable d’une soif de lumière, inséparable plus encore de « la conscience profonde d’appartenir à un tout », « de faire partie d’un intertissage infiniment complexe », « d’un même déploiement, corps, esprit, monde », d’une même source d’énergie, celle des eaux, des montagnes, celle du corps et de la pensée. Ainsi est advenu le désir d’entrer en dialogue avec l’œuvre d’un poète dont la réflexion en sa quête de clarté accueille tout à la fois le dynamisme de la pensée et l’évidence lumineuse de l’intuition poétique, et qui, associant au riche apport de l’univers sensible et affectif la recherche du sens à donner à l’existence, puise dans la densité de son questionnement comme dans la ferveur de l’émotion que suscitent, « tombés de l’apparence », les signes venus du monde du dehors, la force de sa présence et son pouvoir d’éveil. Au lecteur attentif à l’intensité de cette parole nouée sur le travail de la langue – parole escarpée dans la tension de ses images, parole lapidaire, rythmée par ses silences, parole mouvante dans l’énergie qui porte de l’avant son élan créatif –, au lecteur que capte l’acuité critique d’une pensée qui ne cesse de se nourrir de ses interrogations sur le langage et sur la vie, ou sur le corps-esprit en ses « terres inconnues », d’entendre cette insurrection pour la vie dont se réclame le poète : la poésie, « pour se garder dans l’ouvert ». Parole vitaliste que celle de Lorand Gaspar. Et parole vivifiante pour qui engage dans la rencontre quelque chose de sa propre vie, de ses émotions, de ses questions, de sa traversée des pesanteurs et des contradictions de l’existence, quelque chose aussi de ces instants de plénitude où jaillit l’intuition de l’illimité.
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Présence de Lorand Gaspar
Encore faut-il pour qu’advienne le lien de la complicité que le souci de découvrir l’emporte sur celui d’expliquer, et que dans la transposition d’une parole en une autre parole, l’activité de la lecture – sa « dynamique vivante », dit Lorand Gaspar –, œuvre au rapprochement des univers de pensée pour que de l’échange des mots jaillisse l’entente qui annule l’écart : partage d’une terre mentale dans le travail de la compréhension, et transfusion d’énergie, d’idées, d’images, de chaleur affective. Prise et don d’un vivant à un autre vivant. Car Lorand Gaspar nous le rappelle avec insistance : les mots « ne sont rien en dehors de nos vies » mais ils « résonnent dès qu’ils sont pris dans le champ d’un corps conscient ». C’est cette résonance que dans la vigilance de l’écoute perçoit le lecteur, et c’est elle que sa propre parole a la responsabilité de transmettre. A la condition, ainsi que le souligne le poète, de fuir « la servilité d’une technique qui se satisfait de la fidélité extérieure, de la reproduction de formes, oublieuse de l’esprit, de la nature libre du mouvement par quoi les choses sont vivantes ». Et Lorand Gaspar, on le sait, a condamné résolument toute analyse de ses poèmes qui s’en tienne à la forme, comme il a condamné tout emmurement de leur élan dans les frontières d’une grille conceptuelle. Nos pauvres édifices de mots, ces corps de notre parole, on nous les montre soigneusement disséqués, découpés : muscles, vaisseaux et nerfs, vis, roues et ressorts bien isolés, catalogués. Nettoyés des timbres, des températures et des couleurs, de l’opacité et de la transparence qui sont nôtres, bref de tout ce que notre vie ajoute à leurs figures dans la mémoire.
Tenir « ensemble l’esprit et la forme », se garder de la glose et de son tournoiement dans l’immobile, ce surplace où s’enlise la pensée « sous la dictée des modes et des modèles », épouser les lignes de force d’une écriture poétique lovée dans « l’épaisseur charnelle du vivre », là est la démarche de lecture qui s’impose. Encore se peut-il, à en juger par le verdict du poète, qu’elle passe à côté de l’essentiel, en raison même de la contradiction que discerne Lorand Gaspar dans toute lecture qui cherche à transposer un langage « occulte, étranger », celui du poème, en un langage « clair ». Ce « piège » où tombent « commentaires, analyses, explications, explicitations » et toute « exégèse des textes poétiques » lui semble enfermer le lecteur dans l’incompréhension du mouvement vital où se situe le combat du poète, lui qui, pris dans « le gisement inconnu »,
Avant-propos
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dans « la poussée du mouvement sans nom », dans « la pâte obscure où la lumière n’est qu’un élancement », cherche sa parole, « comme le poumon sa respiration ». Le risque est là : de creuser la distance qu’entre deux paroles on tente de réduire. Un risque à courir cependant, dans la conviction que la densité de la poésie de Lorand Gaspar et sa résistance à la facilité appellent un effort d’élucidation, inséparable de sa compréhension, et que dans l’œuvre de traduction qui s’opère le lecteur ne saurait, luttant contre l’altérité des consciences et des regards, que tendre vers un impossible consensus : tendre vers, sans espérer jamais y parvenir. Lui reste, dans sa lecture, la tâche de dialoguer avec le texte et, demeurant en rapport étroit et actif avec lui, d’accompagner le mouvement d’une écriture qui se veut « tessiture ample d’énergie, de mobilité ». Lui reste aussi, faisant effraction dans un univers d’images dont la puissance renvoie à la vie profonde de son créateur, à ne pas trahir la vibration d’une voix qui donne à la pierre, à l’eau, à la lumière, à l’immensité silencieuse du désert, la force d’un enracinement dans l’être. Et parce que cette voix, dans son souci d’allier l’expérience du vivre à la construction de sa raison d’être, scrute chacun des termes en jeu – la vie, la nature, le langage, la poésie – pour lui donner place dans la cohérence d’une réflexion en rupture avec le dualisme de la pensée occidentale, comme elle est en rupture avec l’explication par la transcendance de l’homme et de l’univers, lui reste dans la parole échangée à sauvegarder un peu de la lumière que « creuse » et « renvoie » le poème. Cette lumière que dispense la poésie au lecteur dont parle Jean Sulivan, un lecteur qui ne sépare pas la littérature de la vie : « C’est un homme au désert qui cherche une source. (…) Ce n’est pas la vie immédiate et ruisselante qu’il demande à la littérature. La vie, il suffit de se jeter dedans : pas besoin de la littérature. Il guette l’instant vertical recréé par le langage, chaque fracture qui ouvre sur le bruissement de l’inconnu, cela né de la vie, porté par elle mais guéri de la contingence. (...) S’il est happé, c’est par un ton, une respiration ». De ce ton, de cette respiration, de ces instants verticaux sont comptables les lectures qui suivent. Ces lectures se divisent en deux moments. En premier, celles qui cheminent aux côtés de Lorand Gaspar et qui, situées au croisement des textes de réflexion et des poèmes, accompagnent les parcours de la pensée et de l’écriture
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Présence de Lorand Gaspar
poétique, tels que les donne à lire un poète qui toujours devance son lecteur, dans la formulation de sa poétique comme dans l’affirmation de ses convictions, éthiques ou ontologiques. En second, les pages qui, adoptant un regard en surplomb, éclairent à travers le prisme d’un foyer critique, la vision que le poète porte en lui de l’espace, et du silence, et de son rapport au dire. Lectures complémentaires, dont la démarche témoigne d’une même dette envers la parole de Lorand Gaspar, comme envers l’unité profonde de sa quête. S’y inscrivent les mêmes prises de parti, le refus notamment d’isoler la construction du poème du mouvement d’esprit qui l’oriente, la volonté d’associer l’élan poétique à la réflexion intellectuelle qui en assure la cohérence, et le souci de cerner cet acte de conscience sans le couper de ses forces vives : la brûlante intuition d’un « réel » présent sous l’épaisseur des apparences, « réel » dont l’invisible lumière, défiant tout ce qui la nie, monte des profondeurs de l’être. Tension de la poésie, « brûlante et fraîche tunique tissée dans la chair, tournée et retournée entre nuits et matins », et tension de la lecture qui, en quête de consonance, se coule dans la circulation jaillissante des poèmes : et personne ne sait jusqu’où sera sienne ce peu de clarté qui se montre dans le toi et le moi des gestes et des mots –
Personne ne sait jusqu’où sera sienne la clarté. Mais dans les mots entretissés par le poète, et dans le réseau que par aimantation mutuelle en construit la lecture, le bonheur à tout le moins d’un partage, le bonheur du regard d’habiter ces traits qui volent et dessinent leurs arcs innombrables lumière sur lumière –1
1
Pour les citations incluses dans ce texte d’introduction voir successivement Lorand Gaspard, Feuilles d’hôpital, Cahier seize, p. 127 ; Apprentissage, p. 53-54, 71-74, 100, 125, 139, 150-151 ; Approche de la parole, p. 13, 34, 64-65, 141 ; Feuilles d’observation, p. 23, 57 ; Yves Bonnefoy, L’imaginaire métaphysique, p. 31 ; et Jean Sulivan, Petite littérature individuelle, p. 80-81. Puis Patmos, p. 119 et 185.
Première partie (Suzanne Allaire)
Chemins de lecture « Sois l’écoute en même temps que le geste, inachevables et indissociables. Mais que ton geste soit soudé à son dialogue d’élan et d’obstacle, à sa texture énergétique qui est pesanteur et translation, usure et métamorphose de cette usure. » Lorand Gaspar, Approche de la parole, p. 140
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Présence de Lorand Gaspar
Lire Lorand Gaspar… Consacrés à l’œuvre de Lorand Gaspar, plusieurs ouvrages collectifs (1983, 1988, 1989, 1995, 2002, 2004, 2005) sont là pour témoigner de l’intérêt que suscite, dans sa singularité, une démarche poétique exemplaire. En témoignent aussi, la concernant, les articles disséminés nombreux dans les revues de poésie ou ceux qui, prenant appui sur l’exemple que propose cette oeuvre, font partie d’une réflexion plus générale sur le regard, l’imaginaire ou le sacré dans la poésie contemporaine. Mais pas de livre critique centré sur Lorand Gaspar hors celui qui vient de paraître dans la collection Seghers (novembre 2007) alors qu’étaient achevées les pages qui suivent. Dans cet ouvrage, Jean-Yves Debreuille reconstruit avec vigueur, en introduction à un choix de poèmes et de proses, le parcours du poète, tel que permet de le saisir le mouvement conjoint de l’œuvre et de la vie. Travaux d’inspiration diverse, où ce sont le plus souvent les thèmes qui retiennent l’attention du lecteur : le voyage, la lumière, l’expérience du désert et du vide ou du silence. Quelques textes cependant explorent plus avant les liens de la pensée de Lorand Gaspar avec celle de Spinoza ou bien, se tournant vers l’étude d’un recueil, tel Sol absolu, Egée ou Patmos, s’attachent à en éclairer la genèse, le mouvement de réflexion ou l’élan créatif. Le propos des pages qui s’ouvrent ici, simples chemins de lecture, est plutôt de suivre le regard que porte Lorand Gaspar sur le langage et par lui sur l’écriture afin de montrer comment se met en place dans la réflexion du poète une conception de la poésie (chapitre 1) qui associe le faire et l’être, et le corps et l’esprit, la parole et la vie, la quête de connaissance et la soif d’illimité dans une recherche centrée sur la compréhension de l’humain. Ainsi pensée, se construit une œuvre exigeante qui, forte de son pouvoir de figuration (chapitre 2), forte aussi de son combat contre toute forme de clôture ou de division (chapitre 3), part à la rencontre de ses lecteurs en « un immense désir de lumière partageable ». Œuvre toute de tension et de gravité, et dans son questionnement habitée par l’énergie d’être en marche, vivante toujours, fondée qu’elle est, passionnément, sur le pouvoir des mots et leur force d’éveil.
Chemins de lecture
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A l’écoute de cette œuvre et de sa parole vive, trois lectures orientées par l’appel que lance la poésie. dissonances, accords et silence – le feu de ces grands ciels rouges du soir, cherchant quand la braise se couvre de cendre le geste et la parole pour celui qui passe – (Lorand Gaspar, Patmos, p. 148) Des mots. Quelque chose pourtant de notre chimie y bouge, les lie, les oppose, les tend, les disperse. Leur donne une vitesse, une intensité, un timbre, un poids. L’étonnant est qu’un autre puisse parfois y détecter ces choses qui ne sont pas dans les mots. Le front, les yeux appuyés contre leurs vitres. (Lorand Gaspar, Feuilles d’observation, p. 43)
La parole de poésie
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De puits en puits de bouche en bouche nous maintenions la foi d’un jardin profond gisement de sèves odeurs enfouies bourgeonnement sous les reins de la terre d’un puits à l’autre cependant l’absence s’aiguisait. L’eau fébrile de la halte lui donnait son éclat d’ange exterminateur. (Sol absolu, p. 120)
comme si une main venait tendre l’unique corde sur l’arc de silence et l’autre allumer l’entraille de la pierre – comme si une oreille pouvait entendre le soufflet de forge dont parle Lao tseu ou les nappes d’eau sous les dalles du temps – comme si le rêve pouvait résister à l’acier du soc et du couteau chaque jour à l’aube aiguisés – comme si l’œil pouvait déchiffrer la dentelle de l’eau, la vapeur qui roule sur les bords de nos plages désertées – (Patmos, p. 19)
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La parole de poésie
pour apprendre à vivre, à souffrir, aimer être un visage du vivant – Patmos, p. 169
Approche de la parole : un livre majeur où se dessinent les lignes de force d’une réflexion, la plus dense qui soit, sur la notion de poésie. Situé à un haut degré d’exigence, le parcours réflexif du poète se porte là, dans la tension de sa lucidité critique, vers la compréhension d’une démarche qui est pour lui d’ordre vital, aussi nécessaire que la respiration et l’eau ou la lumière ; si nécessaire même que Lorand Gaspar ne saurait en écrivant sur la parole séparer la pensée de la poésie du « geste modeleur » du poème et que dans la gravité de son propos se donne à lire l’élan créatif d’une écriture habitée par la vibration et l’intensité de la soif qui la porte de l’avant. De ce parcours au travers des questions que pose la poésie, on retiendra ici les grandes orientations, celles où se découvrent les fondements d’une poétique qui lie au plus étroit le regard sur la parole de poésie au regard sur la vie. Poétique centrée sur la présence de l’homme au monde – « comprendre vraiment ce qu’est être ici » – et sur le pouvoir des mots chargés de dire cette présence dans sa singularité, comme dans sa quête d’unité : poétique centrée sur « l’humain de l’homme »1. Point de départ pour la réflexion, l’interrogation, attentive, obstinée, de ce qu’est le langage tel que le cernent en le déconstruisant les travaux de la linguistique structurale2.
1
Patmos, p. 59. Pour les citations de l’œuvre de Lorand Gaspar on se réfère ici à l’édition Gallimard (NRF) – Approche de la parole, Feuilles d’observation, Egée suivi de Judée, Patmos et autres poèmes –, à l’édition Flammarion – Gisements –, à l’édition Poésie/Gallimard – Sol absolu et autres textes –, à l’édition Deyrolle – Apprentissage, Arabie heureuse et à l’édition Le temps qu’il fait pour les pages intitulées Sciences, philosophie et arts et Feuilles d’hôpital. Rappelons que sous l’intitulé Sol absolu se rassemblent Le quatrième état de la matière, Sol absolu, et Corps corrosifs et que La maison près de la mer fait désormais partie, tout comme Amandiers, de l’ensemble Patmos. 2 Soulignons ici la position dominante, sinon hégémonique, du formalisme linguistique dans la décennie où Lorand Gaspar publie Approche de la parole (1978) : un formalisme alors résolument attaché à saisir dans les mots l’ordre taxinomique de la « langue », au sens saussurien du terme. Pour les citations empruntées, un peu plus
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Présence de Lorand Gaspar
Parole, langage C’est à l’organisation conceptuelle du logos3 que d’emblée songe le poète quand il dénonce la projection sur le réel, ou ce qu’il est convenu d’appeler ainsi, d’un réseau d’oppositions distinctives qui enferme la pensée dans « le cercle frigide » d’un ordre abstrait où disparaît la mouvante épaisseur de la vie. Dans la rationalité de ce découpage par où la linguistique définit le signe et par lui le concept, se lit notamment la présence d’une mise en rapport qui par différenciation délimite dans le champ de la pensée une grille de notions mutuellement exclusives – identité / altérité, unité / pluralité, limité / illimité, continuité / discontinuité mais aussi corps / esprit, parole / silence –, alors que tout dans l’expérience humaine vient démentir ce partage de frontières, cette organisation sans faille dont le principe fondateur est le rejet de la substance. Impossible pour le poète de partager cette vision, ce regard qui s’enfuit loin du tremblement des choses, et de l’expérience du manque : « Qu’est-ce en effet à tant de rouages sans défaut qu’une couleur qui hésite, qu’un mot qui manque quand s’attarde au soir la lumière sur les eaux ? ». Lorand Gaspar le rappelle avec force : pour qui parle ou écrit, les mots « ne sont jamais de simples signes, encore moins des signes abstraits ». En eux vient se dire l’intensité de la vie, et dans le battement de ses désirs, dans le tremblement de ses couleurs, dans l’élan de ses commencements, c’est la fluctuante richesse d’une traversée de l’espace et du temps qui fait de la vie une vie et de la parole un entrelacs de pensées et d’affects, d’images et de connaissances, d’où l’expression verbale tire sa densité et la vitalité d’une démarche toujours singulière. A cette richesse la « froide rigueur » du système conceptuel demeure étrangère, attachée qu’elle est, en son « incorruptible pureté », à soumettre les mots, tels qu’elle les classe et les catégorise, les construit ou les hiérarchise, à l’ordre d’une logique qui œuvre dans l’abstraction4 et qui par la négation du magma existentiel bas, à ce livre (Approche de la parole), voir successivement p. 38, 49-50, 51, 54, 59, et 81. 3 Sous le mot langage il importe en effet de distinguer d’une part le logos et la logique qui lui est inhérente, une logique à laquelle, sur fond d’abstraction grammaticale, est imputable l’organisation du système conceptuel, et d’autre part la langue qui, relevant de l’usage et de ses variations, ne cesse de s’inscrire dans la dynamique de l’échange. 4 Une abstraction dont le poète signale le danger avec la menace d’incompréhension : « Les langages hautement abstraits de la science (…) perdent non seulement toute la
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s’écarte résolument du vivant, de son tumulte et de son épaisseur, de ses contradictions ou de ses paradoxes, de ses appels et de ses inachèvements : « Laissons ce signe vidé de substance, cette cosse vide où le goût du sang et de la poussière s’est altéré ». Mais dans l’élan de sa dénonciation critique, Lorand Gaspar songe aussi aux forces de standardisation à l’œuvre dans la langue, sachant que, prise dans le mouvement des échanges inhérents à la vie sociale, la parole l’est aussi dans le jeu des conflits de pouvoir, en un « commerce » qui porte gravement atteinte à sa liberté. Risque d’aliénation, par allégeance à des normes – genres, discours attendus, jugements convenus ou formes de raisonnement conformes, formules stéréotypées et locutions en usage –, et risque plus encore d’atrophie de la pensée si elle se laisse happer par l’immobilisme de la redite ou la facilité de la copie : « Lorsqu’on se contente de répéter, de reproduire, de fabriquer, plus rien ne parle ». Danger pour la parole menacée de sclérose, privée d’ouverture et de liberté, coupée de la créativité inhérente à la vie, à l’intensité du désir, à la force de l’imaginaire5. Tout particulièrement meurtrière en ce cas la soumission aux discours du savoir, ces discours qui dans le circuit fermé de leur conceptualisation fondent sur des principes d’ordre explicatif toute connaissance du langage, emprisonnant alors la réflexion dans l’enchaînement ordonné d’une argumentation rationnelle, et réduisant à ce mode de pensée la soif de comprendre qui habite la parole : « comme si le cerveau était fait uniquement pour raisonner ». C’est loin de « la sécurité » des constructions mentales baptisées théories que se joue le libre devenir de la parole et de la pensée qu’elle porte en elle. On le voit, Lorand Gaspar songe moins en ce lieu de sa réflexion au discours des sciences dites dures qu’à celui du « langage sensibilité du vivant, mais, réservés à un nombre de plus en plus restreint, deviennent impropres à la communication » (Approche de la parole, p. 81). 5 Aux yeux de Lorand Gaspar la science, et il entend par là la science du langage, est incapable de rendre compte de l’existence de la poésie : « Quand elle n’ignore pas l’existence d’une langue de poésie, celle-ci ne peut être pour elle (la science) que le produit d’une technique démontable et explicable, tout au plus du hasard » (Approche de la parole, p. 11). Et l’ironie du poète se donne libre cours : « Reste à savoir si les apôtres de la science exclusive arriveront un jour à convaincre les hommes de vivre et de penser strictement dans ce domaine de pureté conceptuelle incorruptible » (p. 49). Voir aussi p. 54, 56 et 59.
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sur les langages » qui, dit-il, divise, « établit des fragments, des circuits, des classes, des espèces, des genres de langage et leurs fonctions », une théorisation qui « délibérément écarte du langage ce qui est impropre à formuler l’outillage de son interrogation, de ses formulations, de ses propositions de fonctionnement ». Dans le repli de ce discours appauvri le poète lit alors plus qu’une mutilation, une forme d’hégémonie : Usine de clefs, de moules et de pièges, atelier d’armes et de machines savantes, matrice de formules « magiques » découplant les leviers d’exploitation de toute sorte. 6
Que la parole se laisse prendre à ce discours totalitaire, d’autant plus envahissant que dans la lutte sourde entre marchands et hommes de science il ne cesse d’étendre ses pouvoirs, et tout n’est plus dans la pensée qu’enfermement et dépendance. De cet avilissement meurt la poésie, tout comme elle meurt, on l’a vu, des « significations conformes » qui l’engluent dans le déjà dit déjà pensé des discours établis : « Quand est venu le temps des spéculations et des catéchismes, de l’abstraction et du puritanisme mécanique, le geste modeleur se nécrose, il nous reste le calcul, la froideur de la répétition, l’avènement des répliques, pas même le plomb d’un cliché ». Le bilan est sans concession ; et sans appel la sentence que prononce le poète, en la résumant dans la formulation lapidaire d’une condamnation qui englobe dans son rejet « le fatras de discours » où s’enlise la pensée contemporaine : Parole d’armistice et de ruse. Revêtement de facilité, glissière de l’habitude par où l’on échappe à la gravité. Refuge, mensonge, fuite. Parole institution. Outil de commerce, de domination, de pillage.
Pas d’issue, sinon dans l’insoumission, l’insoumission « aux frontières du convenable et du concevable, du mesurable et de l’explicable »7. Si poésie il y a, ce sera dans le refus des analyses, des explications, dans la négation des limites qu’instaurent les systèmes, les codes et les théories. Et la vigueur du rejet vient de l’intime 6 7
Approche de la parole, p. 10 et 11. Approche de la parole p. 14 et 23, et plus bas p. 13, 9 et 24-27.
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conviction que « la poésie est le langage de la vie. Elle innerve tous les langages de l’homme, les irrigue et les bouleverse quand ils s’installent dans la sécurité des systèmes et des dogmes ». Aussi le regard de Lorand Gaspar se tourne-t-il vers ce mot, la vie, qui dans sa pensée joue un rôle central. Un mot sur lequel il s’attarde pour en cerner les implications dans le domaine de l’écriture et de ses propres choix d’écriture.
Parole, langage, vie Nourrie des acquis d’une riche expérience médicale, la réflexion du poète prend appui, en son souci de préciser ce qu’est « l’humain », sur les connaissances qui lui viennent de la biologie et de la biochimie, là où le terme de vie, scruté, déplié, creusé, s’élargit aux dimensions du cosmos. Car l’homme n’est pas seulement porteur de la parole, et doué de langage et de raison, il est aussi une partie de la nature. Et c’est en observant le développement de la membrane cellulaire, c’est en lisant dans le devenir des cellules vivantes une « combinatoire infatigable », en méditant face à l’activité du cerveau8 sur la souplesse des stratégies de régulation, de coordination, d’articulation ou d’interaction de l’ordre cellulaire, tout en songeant aussi aux mutations qui bouleversent cet ordre, provoquées par les hasards de l’environnement ou la pression sélective de la concurrence, c’est en revenant vers les « lois immanentes à un mouvement qui s’invente à l’infini »9 que Lorand Gaspar se pose la question du « plan directeur » qui préside à cet ordre mouvant : « Il y a sans doute quelque part une matrice aux règles mobiles de l’évolution », une matrice « organisatrice » qui serait aussi une matrice « germinative » pour la totalité du vivant, pour tout ce qui « vient à un ordre et le transforme »10. Alors, considérant dans le corps 8
Sur l’activité cérébrale qui oblige à concevoir l’unité en l’homme du corps et de l’esprit, mais aussi celle de l’idéation et de l’imaginaire, le poète revient souvent : « Le cerveau engendre des idées, fait surgir des représentations qui heurtent la raison, que pour sa sécurité elle (…) nomme absurdes, folles, fantasmatiques, irrationnelles. Pourtant tout ce grouillement dit imaginaire est la réalité de notre cerveau, de son activité. Nous sommes devant une propriété de la vie, telles la respiration et la reproduction » (Approche de la parole, 95). 9 Arabie heureuse, p. 41. 10 Approche de la parole, p. 27, 128 et plus bas, p. 33, 96, 110.
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humain le rôle de l’activité cérébrale, il voit en elle l’œuvre de forces constitutives qui sont les forces inhérentes à la matière, cette matière dont l’homme est une parcelle : forces qui animent les éléments premiers, l’eau, la lumière, le feu, le vent, ces éléments qui dans leur énergie ont pouvoir de destruction et de construction. De ces forces témoigne aussi le corps humain : « Il y a un « savoir » dynamique dans les épaisseurs du corps, une veine d’énergie, une soif d’invention immémoriales ». Partout « c’est la même Nature, la même chose sans nom qui vibre, circule, pense et se déploie, « invente », produit »11, le même poïeïn à l’œuvre, le même mouvement de construire et de défaire, le même élan qui porte de l’avant. La même intensité. Et la même précarité12. « Circulation commune du vivant », « force ordonnante de l’ensemble homme et d’ensembles plus vastes qu’à travers lui (lui = le vivant) l’homme construit », il y a, se dit le poète, une « veine d’énergie (…) qui chemine continue depuis les dispersions cosmiques et plissements géologiques » jusqu’aux « mouvements les plus libres de la pensée et du chant », une « même lame de fond qui prononce l’écume et les danses de la lumière », un « jaillissement venu de tellement plus loin que nous ». Et c’est comme un gisement de sèves qui monte d’une racine commune, racine « de nos corps, de nos esprits, des arbres, des mers, des airs », qui monte et qui vient irriguer la parole, cet organe du corps et de la pensée. Une parole qui, fondamentalement liée à la « logique » de la vie, fait et défait elle aussi, et combine, échange, invente, brûlant du même « feu liquide qui embrase la vie, la matière-énergie de l’univers »13. 11
Feuilles d’hôpital, p. 128-132 et plus bas, 124. Fondamental dans la pensée de Lorand Gaspar, le « faire », en ce qu’il est inhérent à la nature : « Le même poïeïn est à l’œuvre dans les codes et constructions non linguistiques de tout mouvement, de toute matière et dans leur reflux dans un signe négatif. La même respiration dans la trame de toute action… » (Approche de la parole p. 16). Et dans Feuilles d’observation : « C’est en écoutant, en interrogeant le langage en tant que force parmi d’autres de notre corps (conscient ou inconscient), en palpant ses articulations, ses rapports irrécusables avec la vie que sont nos cellules, nos molécules, nos idées, que surgit une certaine poésie » (p. 65). Voir aussi Approche de la parole, p. 12, 28, 31-33, 136, et Feuilles d’observation, p. 24, 131. 13 Approche de la parole, p. 32-37, 92, 96, 110 puis 16, 30, et 13 ; Feuilles d’hôpital, p. 124. Même méditation dans Feuilles d’observation : « Nous restons des parties de la nature, des visages de son activité, des façons d’être de son énergie » (p. 24). Ce que soulignait déjà Approche de la parole : « Les langages de l’homme sont non seulement sous-tendus par l’oeuvrement biologique, ils s’en inspirent dans leur 12
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Dans la pensée de Lorand Gaspar, on le voit, c’est le même élan, le même déploiement d’énergie qui se lit dans le monde, dans le corps, dans l’esprit : intuition d’une continuité entre « la matière dite inerte ou vive » et l’activité humaine ; conviction que la puissance qui habite la moindre pierre est aussi celle qui habite l’homme, son aptitude à vivre, à faire, à créer, à penser. Et c’est par là que pris dans la « trame commune du vivant », dans ce « flux sans bornes », dans cette « poussée » toujours à l’œuvre, dans ce mouvement « incoercible », « inextinguible », l’homme éphémère est dans sa finitude lié à la totalité infinie du monde 14. Lié mais en tant que partie prenante, agissante, de cette totalité : l’infini de la vie dans l’infini du monde. Là est au plus profond le point d’ancrage de la réflexion du poète : dans l’évidence d’une participation de l’humain à l’infini du mouvement de la vie. Et là le point de départ d’une méditation qui, abordant de front le problème du langage, est appelée à prendre appui sur les sciences du vivant pour comprendre ce qu’il en est de la parole dans ce mouvement de circulation de la vie à l’œuvre dans l’univers ; car « le monde parlé et écrit prend bien son souffle à la vie, à ses matériaux ; mais les pulsations de son corps ne s’animent que suspendues dans le regard complice du vivant ». Dès lors le poète en Lorand Gaspar ne pouvait que s’interroger aussi sur son expérience d’écrivain et sur les raisons d’une « écriture » qu’il charge de porter en l’inscrivant dans les contours du langage la force vitale du poïeïn, ce faire qui déborde de toutes parts le geste d’écrire mais qui n’en est pas moins au principe de son existence : « Ce que j’essaie de communiquer sous des formes diverses c’est le déploiement de la même expérience fondamentale, de la même circulation organique perçue comme une évidence à court de mots. Si j’insiste, si cette tâche apparemment insurmontable m’apparaît nécesconstruction propre comme dans celle de leurs objets ; tout au long de leur développement, ils tirent directement ou indirectement leur matière première et l’organisation de leur démarche de la vie. » (p. 36). 14 Revue Europe, p. 35 et Approche de la parole, p. 69. On invoque volontiers la rencontre de la pensée du poète avec celle de Spinoza. Sur ce point voir Lorand Gaspar, Cahier seize, Le temps qu’il fait, p. 110-111. Dans les pages qu’il intitule Sciences, philosophie et arts, Lorand Gaspar précise sa dette à l’égard du philosophe en rappelant que Spinoza « avait osé attribuer une puissance infinie à la nature (…) dans la mesure où, pensait-il, nous ne pouvons la concevoir qu’existante, c’est-à-dire sans cause extérieure et sans limitation d’aucune sorte ». Une dette qui englobe aussi, le poète le souligne, l’idée de l’unité du corps et de l’esprit.
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saire, c’est que la mise en langage, la recherche d’une forme adéquate de parole est partie intégrante de l’expérience »15. Recherche d’une forme adéquate de parole : le poète sait la gravité de l’enjeu ; il s’agit de fonder une langue « enracinée dans une dynamique intense et obscure », et cependant « lisible à la conscience »16. Défi ou pari, la langue de poésie.
Parole, langue, poème Au poème de donner corps à ce moment de la parole où les mots vont tenter de porter en eux l’intensité de la vie, l’énergie qui la pousse de l’avant et qui, perceptible dans la vivacité du feu, de la lumière ou de la source, l’est aussi dans la vitalité d’un regard, d’un geste, dans l’élan de la marche, dans le désir de savoir ou de creuser et de comprendre. Charger de vie les mots, c’est d’abord les lier au plus étroit à l’expérience concrète, leur confier le soin de porter le faisceau des sensations et des mouvements affectifs qui donnent à la rencontre d’un lieu, d’un visage ou d’une parole ses couleurs, sa saveur, sa musique : la vibration d’une présence, la force d’un surgissement de vie, la chaleur d’une irradiation lumineuse17. Et la démarche du poète ne saurait 15
Espaces de Lorand Gaspar, p. 32. Revue Europe, p. 17 ; Apprentissage, p. 23 et plus haut 141. Le terme d’écriture qui, supplantant celui de style, envahit désormais le champ de la critique littéraire offre l’avantage d’éviter toute distinction entre forme et contenu. Mais il favorise aussi, et fâcheusement, la confusion entre l’acte d’écrire et son résultat, l’écrit. Si l’on en croit les guillemets dont l’entoure Lorand Gaspar dans Feuilles d’observation (p. 19), ce mot suscite en lui la méfiance de qui voit dans la poésie « un cheminement à l’œuvre », « une vivacité qu’on sent éternelle ». Le recours au terme de langue est d’autant plus heureux que, si on le distingue du mot langage pour désigner ce qui en lui (dans le langage) relève de la praxis verbale, on se donne le moyen de comprendre qu’il y ait dans la parole des forces de particularisation auxquelles toute œuvre poétique doit de se donner sa propre langue. On gardera ici le terme d’écriture essentiellement pour désigner par ce mot le travail du poète sur la langue dont il hérite : « l’incarnation d’une langue dans une existence particulière » (Feuilles d’observation, p. 19). 17 « Quand je dis mon corps, douleur, angoisse, amandiers, eau, désert, ces mots me parlent d’abord d’expériences concrètes, de sensations et de sentiments, de rencontres en moi et autour de moi avec la réalité ». Des mots « qui sont couleurs, toucher, musique, pensers, saveur et silence ». D’où l’exigence d’être à l’écoute : « Je reste 16
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là séparer le corps de l’esprit, car il s’agit, en accompagnant le mouvement de l’activité perceptive, d’en saisir le retentissement intérieur, ce retentissement qui donne aux mots leur pouvoir de résonance : Accompagne la perception à l’ouvrage, le vent qui construit ses gestes avec l’arbre, la colline, la plaine, les vagues. L’oiseau qui érige la trame de l’air en son vol, le vacillement du bleu18. Mots. Brèves partitions sonores, visuelles et même musculaires qu’imprime en nous l’usage. En dehors de nos vies ils ne sont rien. Et comme ils résonnent, se modifient de mille façons dès qu’ils sont pris dans le champ d’un corps conscient ! Et ce champ est avant tout langage, réseau visible et invisible de nos forces19.
Essentiel est alors le travail sur les mots. Car les mots dans le poème ne sont pas là pour évoquer tout uniment les moments d’une existence, ils ont, en ressuscitant l’intensité de ce qui brûle au fond de soi, à porter trace de la force qui impulse la vie, et par elle la « geste de l’espèce » : Un mot a sa lumière, son timbre, son épaisseur, sa texture articulée dans le mouvement de nos vies, dans la mélodie chimique de nos cellules, dans la geste de l’espèce ; un mot est une qualité donnée à la lumière, au goût, au toucher, à la voix. Un mot, c’est la légèreté de l’air ; la porosité d’un soir20.
Geste de l’espèce qui est aussi « la geste de la matière ». Quand le poète donne vie aux mots du poème, quand il les charge d’intensité, quand il retrace la richesse de l’existence dans la chaleur de ses rencontres, il répond à des forces profondes, celles qui en lui l’incitent à « renouer dans l’arbre de la vision, de l’ouïe et du toucher avec les travaux fervents de chaque molécule de terre et de lumière qui gardent la mémoire d’un feu »21. Et, songeant aux lois qui animent l’univers, « lois de l’activité sans limites d’une genèse sans point de départ et sans clôture », Lorand Gaspar lit en elles, et tout d’abord, la force de la lumière, cette lumière qui au désert brûle la pierre, mais vigilant à ne jamais couper les mots des choses, le langage de sa source vive » (Apprentissage, p. 61 et 72). 18 Approche de la parole, p. 125. 19 Feuilles d’observation, p. 166. 20 Approche de la parole, p. 106. 21 Feuilles d’observation, p. 83, puis Feuilles d’hôpital, p. 128 et plus bas Apprentissage, p. 128.
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dont le feu est aussi en l’homme : dans le désir de penser clair et de comprendre. Une « qualité donnée à la lumière » : tel est le mot quand par son pouvoir il permet de rejoindre en les nommant ces fonds secrets de l’être, là où battent les pulsations de joie ou de détresse, de refus ou d’acquiescement, là où s’éprouvent la fluidité, la résistance ou l’effritement, la violence ou la nudité des forces de vie, là où se dissimule « la vérité » de l’émotion. Et ce pouvoir est celui de l’image : image de l’eau, de la lumière, et de la flamme ou du vent pour dire ce primordial, ce socle élémentaire qu’est le battement de l’énergie vitale22. Lumière de loin. Je voudrais t’insuffler la fraîcheur capillaire par capillaire que t’enfantent le glissement de l’air et le resserrement des papilles te faire des mots verts au matin des mots que tu aies envie de toucher de broyer t’écrire avec les ongles dans l’âge paresseux des roches dans les yeux – te convaincre de la terre.23
On le voit : mobilisant en eux « les forces de la mémoire et de l’imagination », les mots qui participent de l’ordonnancement du poème forment par le jeu de leur aimantation mutuelle le réseau des figures où circule le sens, un réseau d’autant plus souple et mobile que, rythmé par la respiration du corps, porté par les inflexions d’une voix que module le silence des pauses, ils épousent la courbe d’un mouvement musical. Alors le souffle donné à la langue se fait souffle de vie. Et par la variation de ses cadences, par l’espacement de ses silences, par l’inachèvement de son flux, comme par le déport de ses
22 « Le signe du poète, par sa tension soudaine, par sa coloration, et plus encore par sa « décoloration », sa matité qui ne renvoie plus mais absorbe, nous restitue dans la vivacité native de la matière du monde. Plus encore qu’à voir, il nous donne à toucher, non pas l’objet en son être-là construit, mais son surgissement continu » (Approche de la parole, p. 124). 23 Sol absolu, p. 51.
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images et le rebond de leurs alliances, le poème ne cesse d’inscrire en lui le « geste modeleur » qui le tient dans l’ouvert. L’ouvert d’un sens qui se cherche, car il s’agit toujours d’y voir plus clair, d’écarter « l’ignorance et l’approximation » et, liant la parole à une expérience de dévoilement, d’œuvrer pour une meilleure compréhension de soi, et de l’autre, de la nature et de la vie : de faire que les mots du poème, sans cesser de traduire la richesse et l’intensité de l’émotion qu’ils donnent à vivre dans son immédiateté, soient aussi partie prenante du mouvement de la pensée. Une pensée qui dans « son tâtonnement nocturne » s’élabore au fil du texte, vigoureusement serrée, tendue vers plus de justesse et de précision, de « rocheuse précision », mais non moins vigoureusement tendue, serrée sur son exigence première : rester dans le vif de sa construction, demeurer mouvement, procès (processus), poïeïn, afin que par la respiration du poème, par le creux des silences au cœur de la parole, par le glissement des images où se disent la montée, le jaillissement ou la circulation de la vie, les mots soient « rendus à la trame d’énergie », celle du moi profond, que la parole tente de mettre à nu. Et de cette énergie « je suis seul, dit le poète, à connaître les racines, les ancrages, les réseaux de circulation, le seul à pouvoir comprendre, en m’y réinvestissant, si cela peut aboutir à une figure, à une vérité de ma vie »24. Tel qu’on le saisit sur la page, le poème n’est donc dans cette parole en recherche que le moment d’un accord, l’instant où, par l’ordonnancement des mots et dans la silencieuse plongée qui s’opère vers les fonds obscurs du moi, se vit la montée d’une présence, cette présence qui, sous la « poussée souterraine » de la vie, accède à la lumière : Lumière native dans l’évidence qui fuse sous les dalles arides de l’été… Parole passante : haut lieu où se consume la hâte du mouvant… Grande page du matin aux rives de pierres où le jour nous vient de l’aveugle citerne des yeux, où tu marches et respires sans retour.25
Trois complexes d’images pour dire la poussée et, d’elle indissociable, la mobilité de la vie. Aussi le poème n’est-il qu’un moment du parcours, la halte d’un instant sur le chemin sans fin de la 24 Revue Europe, p. 21. Un peu plus loin, Lorand Gaspar insistera sur ce qu’il appelle « l’ensemble interactif corps-cerveau-affections-réflexion » (p. 24). 25 Approche de la parole, p. 70, 112, 145.
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quête. Lié à un faire, il l’est aussi à un défaire, emporté qu’il est dans l’incessante transhumance de la vie et de la pensée : de la vie pensée. Parole « passante », « parole-mouvement à chaque instant accordée et défaite », la poésie échappe à tout enfermement, elle ne connaît aucune entrave à sa liberté : portée par « la virulence de la circulation d’un influx », elle est trajectoire et force vive. Ainsi se dessinent les contours d’une poétique qui voit dans le poète un « ouvrier » de la langue, un ouvrier qui travaille sous l’impulsion vitale d’une exigence : faire que la parole épouse la « logique » de la vie, cette loi de la vie qui veut qu’en l’homme « tout parle sans frontière » – corps, langage, esprit – et qu’en lui passe « l’ample courant » d’une force motrice dont le « surgissement continu » renvoie à la puissance qui est à l’œuvre dans la matière du monde26. A la parole de poésie de s’inscrire dans ce mouvement vital, d’être « dans les artères de cette mobilité le rythme insécable ». Et l’image du sang qui pulse et court dans les artères dit bien ce qu’est pour le poète l’œuvre de poésie : une œuvre qui s’enracine dans les forces vives du moi et qui travaille à en garder l’élan en portant plus loin toujours le pouvoir de ses mots et de ses rythmes et par eux le pouvoir de comprendre l’être-là de l’homme dans l’infini de la genèse du vivant. C’est dire que dans sa conception de la poésie Lorand Gaspar reste dans la droite ligne de la lecture qu’il fait de la vie au sein de l’univers. Nul clivage, nulle distorsion entre le regard qu’il porte sur la parole et le regard qu’il porte sur la « puissance motrice » à l’œuvre dans le monde. En nourrissant la réflexion du poète, l’expérience du marcheur au désert a rejoint celle de l’homme de science dans ses recherches sur le vivant. Sol absolu, la vie. La vie nue, dans son énergeia première, dans sa force unitaire27. 26 Approche de la parole, p. 12, 124, 135. Et plus bas Feuilles d’hôpital, p. 128. Puissance de la lumière et de ses propriétés physiques (photons, électrons, ondes), puissance de l’eau dans son jaillissement et dans son ruissellement. Là est « la même réalité insondable dont je suis solidaire comme la lumière de sa source » (Apprentissage, p. 72). Et Lorand Gaspar dit et redit sa confiance « dans la continuité d’un tissage visible et invisible derrière tant de déchirure et d’incohérence à nos yeux ». 27 L’essor des sciences neuro-cognitives conduit aujourd’hui vers l’élaboration de modèles cognitifs liés aux propriétés physico-chimiques du cerveau. Sur ce point, voir Approche de la parole, p. 32, et les pages intitulées Sciences, philosophie et arts dans le cahier seize du Temps qu’il fait. Signalons au passage la construction par Jean
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Parole, poésie, poétique De cette conception de la poésie l’orientation majeure tient en trois mots que Lorand Gaspar lie étroitement l’un à l’autre afin que dans la densité de leur formulation se dise au plus serré l’exigence qui gouverne l’écriture lorsque par le travail de la langue elle se tend vers l’expression de la vie nue. Au poète de « donner à l’ordinaire force de gravité et de métamorphose ». Trois mots, force, gravité, métamorphose, mais trois mots qui, solidement noués, ont ensemble pouvoir de cerner en sa visée première la démarche d’écriture qu’on appelle poésie : œuvrer pour que la parole, se déployant « hors lieu, hors connaissance administrée »28, soit parole de genèse, « jeu natif de la langue ». S’imposent tour à tour le mot force, qui met l’accent sur la dynamique de l’écriture, liée à l’effort d’élucidation, de mise en lumière de la vie profonde, le mot gravité, où se lit l’exigence de concentration et de dépouillement, la nécessité d’un élagage pour que se dégagent « un fond, des racines, une lueur », et le mot métamorphose, qui souligne le mouvement de la parole à l’œuvre, une parole qui compose et recompose, et qui, nouant et dénouant ses images, ses rythmes et ses silences, sans cesse « défait et refait le jeu de son tissage de signes ». Et si de ces trois mots l’enchaînement dit bien le caractère inséparable, la priorité reste (grammaticalement établie) à celui – la force – qui évoque l’impulsion première, « l’influx » d’énergie dont l’œuvre tire son devenir et la langue son pouvoir d’ouverture. Un pouvoir qui est tout à la fois de creusement et de déplacement, d’ablation et de translation, accordant à la parole de poésie d’être d’un même élan repli et dépli : « trame d’ardeur et de circulation ». Ainsi naît l’œuvre poétique sous la poussée d’un mouvement continu par où s’inscrit en elle l’incisive énergie qui préside à sa création. Encore faut-il que dans son parcours le travail d’écriture trouve, dé-couvre, « invente » les voies de son passage. Et le poète sait Gagnepain, et en liaison avec la vérification clinique qu’autorise l’étude des aphasies, d’un autre modèle soucieux d’expliquer le fonctionnement de l’esprit. Ce modèle théorique est dans la revue Le débat, 140, mai-août 2006, l’objet d’une présentation attentive à la parole de son concepteur. 28 « Lave de poésie, langue. Hors lieu, hors connaissance administrée. C’est en ce cratère de la voix que naît l’espoir insensé d’une autre expérience ». (Approche de la parole, p. 92). Pour les citations suivantes, voir Approche de la parole, p. 59, 32, 140, 87, 65, 135, 77, 124, Apprentissage, p. 74 et Sol absolu, p. 124, 62, 214.
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combien la tâche est difficile : « De cette pâte obscure où la lumière n’est qu’un élancement, une étrange et fragile certitude, il lui faut former le signe nu d’un matin où rien ne fut interrompu, où tout peut être déchiré »29. Appel au travail du créateur qui est de lier le poème à la pulsion de vie qui « fuse » des profondeurs obscures de l’être. Et il y faut des mots nus, de ceux qui, par l’image, ouvrent à l’élémentaire de la vie : Pour une science ardue de nos obscurités : le silence, la foudre, l’artère. La force-oiseau, calme flocon de braise fascine les encres du gros temps, parole de matin dans les gorges de pesanteur elle tient en laisse la dispersion.30
Mais il y faut aussi des mots qui bougent, témoignant par leur déport du flux perpétuel de l’élan de vie : souci d’une poésie qui ne sépare pas la tension de l’écriture de l’acte de connaissance, ni la pratique de la parole de son soubassement vital. De là le choix des termes par lesquels se définit la tâche poétique : érosion, circulation, dénudation. Autant de notions qui portent témoignage de ce continuum que lit le poète entre la vie de la matière, celle de la parole et celle de la pensée.
Erosion Travailler « dans l’aigu, le serré », éroder, inciser, émonder la parole, faire qu’ « à force de maigrir » elle vive de « la frugalité rebelle de l’influx », telle est, primordiale, la tâche du poète : tendre vers l’abrupt d’une parole où les mots, des mots « sans discours », des mots « mats », mais d’une matité « qui ne renvoie pas mais absorbe », soient dans leur rigueur, dans leur dépouillement, les médiateurs d’une présence, celle qui habite le poème quand, dans « son ordonnance incisive », par la tension de ses ellipses, par le silence de ses pauses, par le suspens de ses inachèvements, il témoigne de « l’essentielle taciturnité »31 de la parole de poésie : 29
Approche de la parole, p. 65. Sol absolu, p. 217. 31 Laurent Jenny, La parole singulière, Belin, 1990, p. 164. 30
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le silence non pas en tant qu’insonore paysage mais la densité de se taire, un silence musclé, vigoureux d’avant les miroirs.32
Or ce mutisme33, qui est sensible dans les silences du poème, se révèle aussi dans le rôle que joue l’image au cœur de cette écriture ramassée, nouée sur elle-même et forte de sa vibration intérieure. Car le mot qui porte l’image, le mot-image, est là le point de rencontre ou de convergence d’une pluralité d’effets de sens, devenant ainsi, en raison même de la concentration qui s’opère en lui, le lieu d’une économie de parole. Et ce, au moment où, conciliant en lui plusieurs possibilités de référence, il réunit ce qui dans l’univers conceptuel demeure séparé, différencié (matière / esprit, corps / pensée, nature / homme) : au moment où il rejoint dans son indivision l’indivision que revendique le poète dans son regard sur la vie. D’être en effet ce condensé de sens, ce « corps composé », dit le poète, le mot-image permet par sa simple présence de renvoyer à la poussée de vie, qu’elle soit à l’œuvre dans le cosmos ou dans l’homme, et dans le corps ou dans l’esprit. Indistinctement34 : poussée sans halte ni puits qu’elle-même circulant librement dehors et dedans toi n’ayant que ce temps et ce lieu ici dans les pierres pour l’éclairer.35
Pour exemple l’image de la lumière ; par elle, par son « couperet », se dit la mise à nu de la pierre ou de la parole, celle aussi de la pensée ou du foyer de l’être : un seul mot, une même image pour dire la force qui érode ou décape et, jaillissant ou ruisselant, « invente l’algèbre de la chaux ». Même polyvalence et même richesse de 32
Gisements, p. 93. L’un des poèmes de Corps corrosifs (p. 213) en rappelle l’exigence en évoquant : « l’égout des mots bavards et leur lymphe drainée aux rivières du mutisme ». Mais beaucoup de poèmes dans l’œuvre insistent aussi sur « la force » du silence, celui de la réflexion comme celui des mots qui la portent. « Le silence est peut-être une plénitude de la langue », songe le poète dans Approche de la parole, p. 116. 34 Alors « les valeurs séparées, dûment cataloguées, qui créent le va et vient entre rives opposées sont, pour un instant de lucidité, prises dans l’élan du fleuve » (Approche de la parole, p. 35). 35 Sol absolu, p. 135. 33
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lecture dans l’image de l’eau, l’eau qui lave ou corrode, et qui, fluide ou bondissante, recueille la clarté de la vision du dedans. Et parmi tant de constellations qui se forment autour de ces images matricielles, il faudrait placer celles dont les termes gravitent autour des mots désert, aube, et chaux, toutes liées entre elles par le même regard sur l’exigence de nudité. Pour mémoire la meule, le sel « qui entame l’écorce », le silex, l’acier, tout ce qui lime et coupe ou délite, tout ce qui évoque le geste d’incision, ce geste qui permet « d’aller au creux » et de faire advenir, au cœur de la matière ou du moi ou du langage, le vide, le rien, le silence, « la force de silence / dont ces déserts à l’aube / sont la feuille dépliée / la fraîcheur crissante – ébruitée – 36 ». Rôle majeur de l’image dans le désencombrement de la parole, dès lors que Lorand Gaspar, fuyant l’imposture de l’ornement verbal, fait d’elle le foyer d’une ouverture de sens, le lieu d’une parole « dite et entendue sans division », le creuset où fusionnent ensemble le sensible, l’intelligible et l’imaginaire, donnant figure à l’impensable alliance du dire et du silence37. Mais dans cette économie de l’image comme dans l’économie des silences au sein du poème, il faut lire plus qu’un travail de resserrement de la parole et plus qu’une volonté de concentration ou de densification des mots de la langue ; il y a dans ce geste d’ascèse et de dépouillement la démarche de qui « se dérobe à l’entreprise de saisie et d’entassement »38, de qui est en quête de l’essentielle nudité : invente sans répit en t’effritant le simple, le peu, le rien.39
« Soif immense » d’un espace « sans limite » ni mesure, « faim intarissable de naître », la vie encore est là, dans cette soif, dans cette 36
Sol absolu, successivement p. 102, 131, 201, puis 172, 98, 176, 178. A ces images il faut joindre celle du fer ou du métal, celle du blanc qui annule, du vent qui abrase. Notamment. 37 Approche de la parole, p. 77. C’est cette « conjonction du signe et du silence » que recherche dans sa parole le poète : et Lorand Gaspar cite alors le célèbre propos d’Héraclite évoquant « celui qui ne dit, ni ne cache, mais indique » (Approche de la parole, p. 10). Voir aussi ce qui est dit de l’image et de son pouvoir de synthèse dans la méditation de la page 71. 38 Approche de la parole, p. 77, 133. 39 Corps corrosifs, in Sol absolu, p. 216.
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faim, c’est elle qui donne à vivre le manque, et qui insuffle le désir, la tension vers le « vide médian », vide matriciel, « cette plénitude presque » où se love l’unité de l’être. A cette tension peut seule donner accès la densité d’une langue qui d’être érodée, émondée, accueille en elle « la montée du fond blanc dans les mouvements de l’encre »40.
Circulation C’est à cette écriture resserrée, dépouillée, lapidaire, que l’élan du poïeïn dans sa force d’énergie vient donner le mouvement de la vie, celui d’un faire, qui est travail et travail sans relâche de la langue, et qui, se coulant dans le flux qui l’impulse et le porte de l’avant, entre dans l’incessant mouvement d’une création, de la création. Ecriture de chaux : écriture nomade. Entre le creusement qui entaille et le déplacement qui ouvre l’espace, la parole de poésie a pour vocation d’être perpétuellement en chemin. Foulée d’une « marche » qui, dans l’ascèse de son nomadisme, se solidarise avec les forces de migration de la vie. C’est ainsi que l’acte par où s’écrit et prend forme le poème ne saurait se dissocier de celui qui en suspend la clôture : « Le destin des formes (…) est changement (…). Le monde est événement et non pas assemblage d’unités indépendantes. La poésie, qui est faire, se confond avec l’influx de ce changement. Cette poésie-là ne s’accrochera jamais à aucune forme exclusive ; sa vertu première est la mobilité »41. Claire est la pensée : il s’agit d’ « écrire pour dissiper l’écrit », et, donnant au poème « un destin de fenêtre », de briser « les cages et les plâtres » qu’il se constitue : « Le miroir que pose devant lui-même ton discours, brise-le, brise-le sans relâche. » « Briser l’horizon pour un autre / le même plus loin »42. Un autre, le même plus loin : c’est sur ce paradoxe – apparent – que se fonde la poétique de Lorand Gaspar : « inventer » une parole qui, portée par le souffle de la vie, le « souffle de ce qui vient à un ordre et le transforme »43, soit « d’un même geste » création de formes et de 40
Feuilles d’observation, p. 45 ; Sol absolu, p. 86, 131, 138, 149. Approche de la parole, p. 52, 143 et plus bas p. 17, 53, 63, 87, 138, puis 130. 42 Sol absolu, p. 131. 43 Lorand Gaspar songe là, rappelons-le, à l’élan de la vie biologique : « Sevré de sa matrice organique, le langage humain le plus inventif, le plus chargé de connaissances 41
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« l’espace qui les change, les oublie ». Parole seule possible dans le mouvement de la vie qui emporte « le faire » et qui n’est vie que d’être source et courant, racine et sève : de se couler dans le flux d’une circulation qui porte toujours plus loin la lumière de son commencement. La nature, l’homme, son corps, sa pensée, sa parole : « du même qui change et qui s’efface indéfiniment » ; impossible de songer à la vie sans songer à l’immanence en elle d’un pouvoir de métamorphose. Ainsi pensée, la poésie est « cheminement à l’œuvre », tissant de poème en poème la trame de son devenir. Trame de « résurrection »44 : résurrection, résurgence, remise en vie, c’est par le jeu de la réécriture que la parole poétique, loin d’isoler le poème pour l’ajouter à d’autres, de l’un à l’autre tend, patiemment noué, le fil de la continuité. Le fil que l’on saisit notamment dans l’image de la lumière quand le mouvement de son déport en lui accordant de devenir autre lui accorde aussi par le renouvellement de ses alliances de rester dans « la croissance », d’être sans fin dans l’élan de la genèse : « Ces liens que nous coupons, voici notre pas. Ces liens que nous lions, voici l’amplitude. »45. Alliance de l’image de la marche et de l’image du tissage pour dire ce qu’est la parole de poésie : une parole qui se cherche et qui, se maintenant « à la pointe changeante du mouvement », demeure néanmoins, par l’étroite solidarité des liens que noue de poème en poème le travail d’ajustement et de réajustement des mots, dans la continuité, l’« indissécable » continuité de sa trajectoire : celle que tisse le désir d’ouverture, le désir que sous le déjà dit il y ait toujours de l’encore à dire. Parole-respiration, rebelle à tout ce qui, une fois écrit, se fige dans le dit, la poésie ne cesse en sa « libre énergie modelante » de composer et de recomposer, remaniant, réinventant les mots et les rythmes et les phrases, pour que perdure dans le mouvement de leur transformation le travail d’ouverture. Ainsi s’élabore une écriture où et d’émotions est coupé net » (Approche de la parole, p. 48). Aux yeux du poète, en effet, « indissociables (sont) nos deux visages de nature et culture », et ce qu’il s’agit d’approcher par l’écriture, c’est « cette interdépendance profonde, cette solidarité nécessaire, (…) ces entrecroisements actifs, entre forces, mouvements, pensées, langages. » (Apprentissage, p. 70). 44 Sol absolu, p. 71. 45 Approche de la parole, p. 131.
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circule l’élan d’une genèse, celle qui par le geste de nommer se fait créatrice de « parole vive » : « Nommer, c’est d’abord susciter le réel, mettre en marche le destin, c’est créer »46. Jadis ce souffle, ce mot ce geste à l’orée de son propre mouvement germa d’une pareille douceur de solitude brisée47
Pouvoir démiurgique de la parole de poésie dès lors que prenant racine et force de migration dans l’énergie vitale qui la dynamise, elle reçoit de la vie – la vie qui est commencement et sans fin ouverture – le don de faire advenir un autre monde : un autre regard sur le monde « quand se vident les yeux / et l’on voit l’espace à travers ». La vie : source et soif indissociables. Car dans cette écriture où le poète, en œuvrant sur la langue, en défaisant la rigidité des mots, en leur accordant « souplesse et mobilité », œuvre aussi sur lui-même, se donne à lire, sous « les mots recommencés » et sans cesse refondus, remis en vie, rechargés d’énergie, la constance d’un creusement, « l’effort souterrain » d’un travail d’élucidation.
Dénudation Dénuder : élucider la poussée souterraine où prend source l’exigence de comprendre, œuvrer pour qu’au plus vif de sa figuration le poème fasse advenir des fonds obscurs de l’inconnaissable la lueur d’une connaissance, partir à travers les mots à la rencontre du moi en ses « terres inconnues », là est aussi, toujours inachevée, la tâche du poète : Le même visage allant à son absence de visage apportant sa fraîcheur menacée, sa tiédeur de nuit en ce séjour nu.
Une tâche toujours inachevée parce qu’elle est déchiffrement ; non plus parole qui se cherche mais parole qui cherche et qui, dans 46 47
Approche de la parole, p. 57. Sol absolu, p. 111, puis 49 et plus bas 214.
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« l’épaisseur incalculable de notre obscurité », tente une percée vers la clarté, celle qui permettrait de voir là où « on ne faisait que regarder »48. Voir49 : « faire effraction là où la logique du langage tourne court », et tracer sous le chemin de la langue un autre chemin, celui qui tourne la pensée vers « ce qui fuse et fait signe par en dessous », la rendant attentive à la montée d’une lueur, la lueur qui « lie au-dedans le lisible et l’illisible ». Lueur cachée, lueur qu’il faut chercher, à tâtons, car elle est là dans le « jardin profond » du moi, mais enfouie, obstruée par le tourbillon des tumultes de l’existence, masquée par l’épaisseur de l’ignorance, inaccessible au regard qui s’en tient à l’apparence. A dégager toujours : tu cherches comment la lumière respire dans tant d’obscur tâtonnement.
Et même à construire, et c’est, on l’a vu, par l’exigeant travail d’une mise en mots qui épouse dans sa force de concision, dans sa silencieuse nudité, le silence de la plongée vers le foyer de l’être. Une plongée qui appelle la patiente ascèse d’un dépouillement intérieur : « s’évider, s’excaver, s’exfolier », faire taire le tumulte de la vie immédiate, faire le vide en soi – « à nu les ligaments de ta pesanteur » – pour qu’advienne des fonds obscurs la fugitive lumière de l’indivis, de l’insécable, et de l’incommencé : la lumineuse évidence d’une « lumière native » : la vie nue, la vie une, ce « flux sans césure, identique dans ses visages discontinus ».50 un coup de lance sur cette nudité de craie et de chair le souffle indissécable d’une pulsation 51
48
Approche de la parole, p. 15, 72, 105 ; Feuilles d’observation, p. 50. Il s’agit de fouiller, d’écouter « ces fonds où tant de douleurs et de joies, d’images et d’idées, anciennes et récentes oubliées par la conscience mais point par le corps (…) continuent à vivre et agir dans le silence et l’anonymat » (Feuilles d’hôpital, p. 122). 49 « Au-delà d’une certaine intensité (…), la vision est connaissance » (Apprentissage, p. 151). 50 Sont ici successivement évoqués Sol absolu p. 187, Egée p. 32, Approche de la parole p. 135, Gisements p. 120, Feuilles d’observation, p. 84 et 157, Patmos p. 177. 51 Sol absolu, p. 176 et plus haut p. 214 et 220.
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L’image alors, et c’est comme un mot en deçà des mots, a le pouvoir de dire cette évidence dans l’affleurement de sa venue : « eau vive sous le torrent », « aube d’espace », « artère de tant de pesanteur », « rougeur profonde en-toi-en-moi sans gouvernail » : pluralité de l’image pour dire tout à la fois la poussée, la simplicité du jaillissement, et l’intensité de ce moment de « rencontre avec soimême », avec soi-même et avec toute vie, avec l’infini de la vie dans l’à jamais de la vie du monde.52 Et parce qu’en se démultipliant l’image en aimante d’autres, c’est dans la composition de complexes toujours nouveaux que se lit, nouée au plus serré, l’évocation de l’instant, intuitivement vécu, où surgit la claire présence d’une unité, d’une cohérence : « pulsation d’une flamme qui cherche celle de l’œil », « courant d’air de clarté indivise », « lueur qui draine la ferveur des espaces », « glissement d’une eau de lumière », « respiration de flûte dans le poids du calcaire », « bruissement d’aubes dans les pierres », tout du modelage et du mouvement des figures s’unit pour dire dans sa « poussée irrécusable » le moment d’un accord où se vit, hors pesanteur, hors clôture, hors division, hors toute contradiction, « l’impression de tomber en son propre centre », là où le silence, congédiant la parole, n’est plus que « la brûlure du rien », et, dans « le creux où se désécrit le jour », « l’abrupt d’une évidence sans nom ». Mise à nu d’une essentielle nudité, « nudité sans corps et sans lieu », « l’indessinable pure jouissance d’être »53 : un cri de silence dans l’idée d’infini – 52
54
Sol absolu, p. 78, 170, Patmos, p. 191, Feuilles d’observation, p. 139. C’est l’intensité de cette rencontre que désigne le poète quand il parle de la lumière « inondant de clarté un moment hors durée, un lieu sans lieu de notre vie, de notre pensée, de nos rapports avec ce qui nous entoure et aussi avec ce qui nous échappe, nous ouvrant à la claire intuition d’une unité, d’une cohérence » (Feuilles d’hôpital, p. 138). Alors jaillit cette eau « si rare de la pensée, allant sans espace ni mémoire » (ibid. p, 134) : « présence sans mot », « épaisseur du mystère de l’Un » (Patmos, p. 120 et 158). 53 Approche de la parole, p. 12, 96, 131, 115 ; Sol absolu, p. 186 ; Feuilles d’observation, p. 92 , 126 ; Egée, p. 33, 150, 153 ; Patmos, p. 33, 105, 161 ; Feuilles d’hôpital, p. 138. Dans Arabie heureuse, le poète évoque « la virulence d’un nom silencieux qui scintille dans nos corps, dans nos images, comme dans les particules dans la lumière » (p. 41). 54 Patmos, p. 70.
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Et c’est comme le « chez soi de tout ce qui bouge et ne bouge pas », comme « le souffle d’une respiration simple qui se passe de mesures », comme « une poussée sans halte ni puits qu’elle-même » : « le bruissement de la vie soudain rétablie en sa fluidité native, en son congé de discours ». Sous les mots du poète, ce qui alors se lit, au-delà d’un instant de dilatation intérieure, – « levée de fraîcheur », « approfondissement d’espace », « une eau soudain parmi les pierres », « tout un jardin d’espace et d’air » –, au-delà même de l’intuitive saisie du lieu focal en son unicité et sa fluidité première, c’est la conscience d’une appartenance à une unité infiniment plus vaste, celle de la nature, la vie de la nature (« tout ce qui bouge et ne bouge pas ») et l’intime conviction que là se situe, socle absolu, la « force ordonnante » et réordonnante qui jaillit dans l’activité humaine, dans les gestes et la parole humaine, comme elle jaillit dans le monde, dans la lumière et l’eau et le vent. Force nue, poussée inexpliquée, inexplicable : « rien que cette flamme qui consume sa venue »55. Et parce que cette force se donne à voir dans la nudité de la pierre et du désert, dans la nudité de la flamme et du souffle ou de la lumière, parce qu’elle se donne à vivre aussi dans la nudité du silence intérieur, tous ces mots entrent en équivalence dans les poèmes, gravitant autour du mot source ou fusionnant dans le mot rigueur. Aussi est-ce vers ces mots, ces mêmes mots que se tourne le poète quand il songe à la poésie et non seulement à son travail d’artisan de la langue mais aussi à la soif de dépouillement qui le met en marche vers ce qui se dérobe : force nue de la poésie quand le mouvement de la parole « reflue à ses sources », et quand, accueillant cette nudité « qui apparaît tour à tour comme une grâce ou une pauvreté, comme une libre et irrésistible énergie modelante, remaniante, comme un accord qui se dissout sans traces », le geste d’écrire n’est plus que l’élan d’une marche « en vue de rien »56: être présent à l’abandon à l’absence 55
Approche de la parole, p. 13, 61, 96, 135 ; Sol absolu, p. 135 ; Egée, p. 150 ; Patmos, p. 120. 56 Approche de la parole, p. 15 ; Egée, p. 30. Ailleurs Lorand Gaspar, pensant à ces instants « où mouvements du corps et fenêtres de l’esprit s’ouvrent à leur source, à un « vent » qui n’est ni espace ni idée », songe aussi que « tout se passe comme si à certains moments privilégiés, cette réalité finie que nous sommes pouvait avoir accès à quelque chose d’éternel » (Feuilles d’hôpital, p. 138).
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parent du silex et du grès des chemins non tracés du délitement des aubes l’ardeur du silence au foyer nocturne57
Parole de poésie, parole « de flamme », parole en chemin, « désancrée-dévorée de vide », parole du marcheur au désert qui vit l’« espace-source », ses matins « fous d’étendue », et le silence qui se creuse au-dehors, au-dedans. La nudité muette de musique la seule respiration des choses jour qui monte dans le jour d’être ici à cette heure temps que nos corps composent d’aires d’attente ou d’étonnement blancs patios de la mémoire58
L’écriture poétique n’a d’autre raison d’être alors que de bâtir par un interminable travail de déchiffrage « les fondations fragiles d’une clarté humaine » ; et, dans la nuit de l’inconnaissable, c’est une écriture sous tension, la « haute tension d’une parole perdue » : une écriture en quête d’un passage vers plus de lumière, et de vérité59. « Et si les mots s’avèrent parfois impuissants à communiquer un moment de « vraie vie », à faire partager ce qui nous est apparu comme une connaissance vive, puissent-ils du moins témoigner d’un immense désir de lumière partageable »60.
Ecrire C’est en quelques mots dès lors que Lorand Gaspar définit sa démarche de poète : « Ecrire, c’est s’inscrire soi dans le mouvement du monde ». La formule est lapidaire et dans la brièveté du propos elle 57
Sol absolu, p. 176. Image du foyer, image de la flamme : « Parole de flamme qui la mène verte d’absence à nulle part » : fulgurance de ce raccourci ; là, par le pouvoir de l’adjectif qui en évoque le tout premier jaillissement alors que le verbe en souligne la continuation, se dit l’arrachement de la parole au vide, ce vide qui l’accompagne et la prolonge. Voir aussi Sol absolu, p. 36 et Patmos, p. 141. 58 Feuilles d’observation, p. 53. 59 Approche de la parole, p. 144. 60 Feuilles d’observation, p. 115.
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donne à lire tout à la fois le lien qui se noue entre la parole et la « matière vive du vécu » (s’inscrire soi), et le lien qui par là-même unit l’humain à ce « réel » du monde qui inclut toute vie et toute parole dans le mouvement de son devenir. Penser l’acte d’écrire, c’est donc, on l’a vu, le situer dans les forces de vie qui donnent à l’homme, à ses gestes, à sa parole, à sa pensée le même élan que celui dont témoignent les forces élémentaires à l’œuvre dans la matière ; car la nature est partout, en l’homme comme en l’univers où il vit, et la vie aussi est partout, dans la matière comme dans le corps et l’esprit ou la parole humaine. Tout est là de l’ordre d’un faire où se manifestent dans leur pluralité les forces d’action et de transformation qui animent la nature : construire, détruire, composer et recomposer, créer, déployer ou creuser, dénuder, rien en cela qui puisse distinguer le devenir de la parole du devenir de l’univers du vivant : Etre soi-même, c’est d’abord prendre conscience de cette parcelle de vie qui est nôtre, différente de toute autre, mais l’océan se meut dans chacune de ses vagues, est océan dans chacune de ses gouttelettes61.
Immersion d’une vie dans l’infini de la vie. Dès lors, rappelons-le, le geste d’écrire qui donne forme à la parole ne saurait se dissocier du geste qui travaille à sa transformation et qui par « l’oeuvrement » de la langue la place sur une trajectoire : vie d’une mise en ordre dans la vie d’une mise en marche, « voyage rendu au voyage ». Et seul l’oxymore a le pouvoir de dire, en associant des mots contraires, cette in-stance, cette insistance, cet infrangible de la vie dans la tension d’un faire qui, organisant-désorganisant, composant-effritant, liant et déliant mots, images et rythmes, doit à la conjonction de ces activités de rester solidaire de la force d’énergie – pulsion et flux, surgissement et écoulement – qui sous-tend le mouvement. « Ossature liquide », « fluidité nerveuse du tissage », « virulence tranquille d’un ordre », « eau de granits, ininterrompue », telle est la parole de poésie, cette parole où « le feu de plein vent rencontre le feu qui jaillit »62.
61
Feuilles d’observation, p. 132. Successivement Sol absolu, p. 107, 135 ; Egée, p. 27 ; Feuilles d’observation, p. 176. Puis Egée, p. 41. Sont par nous posés en italiques les termes de l’oxymore.
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Tout le montre alors : pour qui écrit en poète, l’enjeu n’est pas d’exprimer le réel, ni même de rendre compte de « l’être-là construit » que la parole projette dans le texte63. Ecrire, c’est « apprendre à parler » dans « le bouillonnement opaque » d’une « épaisseur nocturne infranchissable » en essayant d’entrevoir sous les empreintes qu’ont laissées souvenirs, regards et paroles ou rencontres, la mélodie, la lumière intime de la vie, son ordonnance souterraine, le centre d’où jaillit « la sève des corps et des pensées » quand « reflue à ses sources le mouvement », quand « la langue remonte vers la trame du calcaire / au grain de ferveur qui meut les migrations »64. Et, pour qui a soif de comprendre, c’est aussi, par et dans le creusement de la réflexion, vivre le désir vivant de dire « ce qui rend possible de vivre et de penser » : Quelle ardeur dans ton âme nomade à poursuivre, errant, son pays natal !
L’œuvre poétique n’a donc nul souci en rassemblant textes de réflexion et recueils de poèmes de les séparer par une cloison, quelle qu’elle soit65. Nul souci non plus d’étonner, ni de plaire. « La seule ambition jamais atteinte est d’approcher un libre mouvement mis à nu en nous-mêmes, dans les choses, dans l’espace insondable qui les lie, le temps qui les défait ». Bien plus qu’une façon de vivre, on le voit, et le poète y insiste, écrire est « un geste nécessaire pour dégager (au fond de soi) la vie ». Et pour « retrouver à la racine (…) le même gisement ininterrompu », la même nappe phréatique66. Reste que dans l’intensité de cette méditation sur l’acte d’écrire, se rencontrent, formant pour elle autant de lignes directrices, trois mots qui, sous la plume du penseur, se distinguent en toute clarté.
63
Sur ce point lire Approche de la parole, p. 65 et 123 ; Apprentissage, p. 120. Approche de la parole, p. 67 et 134 ; Egée, p. 30 et 41 ; Patmos, p. 89. Et plus bas Feuilles d’hôpital, p. 137. 65 « Ce que les poètes ont à dire de la poésie, c’est encore de la poésie. C’est la poésie et rien d’autre. Si réponse il y a aux questions que pose l’existence du phénomène poétique, elle ne peut être que dans la chair vive de cette venue, et seulement par une sorte de négation dans les analyses et les explications ». (Approche de la parole, p. 52-53). Heureuse formulation qui, de la conception à la pratique de l’écriture, et de la poésie à la définition du projet poétique, affirme la continuité du passage, dans l’interdépendance. 66 Approche de la parole, p. 55 et Apprentissage, p. 71. 64
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Poésie, poème, poïeïn En premier, le poïeïn : sous ce mot se lit l’énergie créative qui emporte la parole dans le flux de l’œuvre à venir et qui, mue par une insatiable exigence de lumière, lancée à la poursuite du sens à donner à l’humain, tente, face à ce qui se dérobe, de dé-couvrir dans l’immobile noyau au cœur de l’être, dans la lueur qui monte de ce foyer quand se troue l’obscurité, « le même gisement ininterrompu », la vie, à la racine de tout ce qui naît et bouge et se transforme en se perpétuant. Sur le chemin de cette quête, le poème n’est qu’une halte, le temps d’un pas, « un instant d’accord et de déchirure dans l’âme de l’invention », le moment où le poète compose ses mots et son souffle pour donner forme à la vie du dedans, à tout « ce qui se tait d’un silence infini » « quand la barque au large écoute ses racines ». Poèmeinstant, « brève floraison parmi d’autres sans nombre d’une fugue unique », « encre brûlée, rompue, éclaboussée ». Poème jaillissement, mais aussi, dans l’événement qu’il est, porteur de sa dissolution, de « l’absence où il tombe indéfiniment ». « Tout poème est un poème perdu, l’obscurité d’une parole à jamais oubliée »67. C’est dire combien sont liés poème et poïeïn, l’un participant du devenir de l’autre, et combien cependant les disjoint le temps de l’écriture, l’un pris dans la ponctualité de l’événement et l’autre dans la durée où prend vie, en s’orientant, le mouvement de l’œuvre ; l’un donné à lire comme la « pierre immobile d’un accord » et l’autre comme l’espace, toujours ouvert, d’une activité sans limites quand le travail de la langue est aussi le long travail sur soi de qui se sait aux prises avec l’obscur. A l’image une fois de plus de rendre présente la mobilité de cette parole en recherche : Parole libre, parole qui flue dans les veines du rocher, dans le dessein de l’œuvre à venir. Parole dépliée au plus fort du refus, le ventre vif au large où rôdent les vents abrasifs.68
Image du grand large où le vent a force de dépouillement, mais image indissociable de celle de la nage qui emporte au loin, vers l’élan de la plongée et le vif de la prédation. Et là se lit l’essentiel du projet 67 68
Approche de la parole, p. 130 et 131, 144 et 145. Patmos, p. 67, 88 et 151. Approche de la parole, p. 134.
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poétique, un projet qui, d’être en gestation permanente, épouse le souffle d’une respiration, le « rythme insécable » de la vie, quand, porté par son insatiable faim de lumière, une lumière qui « irrigue les choses au lieu de les éclairer », le poète tente d’en capter aussi l’irradiation dans sa chair, dans sa vie, dans son esprit69. Ecriture de vastes mouvances minérales et de transgressions marines, cheminement du discours créateur d’un espace qui franchit sa respiration, dévale ses amplitudes, ses géométries, dénonce, éparpille ses signes. Seule grandit la brûlure de cette joie, de cette douleur, jetées sans fond sur un fragment de sol dur à la dérive. Nageur sans rives dans la nuit sans lit de notre inconnaissance70.
La poésie cependant ne saurait se confondre avec l’univers de la parole, fût-ce la plus attentive aux mouvements secrets d’où monte la lueur de la vie profonde. La poésie jaillit dès que dans un geste, dans un rire, dans une herbe, un caillou, un visage, un silence, un regard, une œuvre d’art, passe silencieuse la lumière de l’infini, « l’obscur foudroiement » d’une transparence, « la corrosion de l’illisible où filtre l’étonnement d’une vie ». Et c’est parce qu’elle est « indissociable de ce qui ne s’exprime pas dans la langue », que la poésie, débordant le langage, se fait pour l’homme « source de chaleur et de luminosité », quand s’ouvre pour lui un de ces moments « d’accord mystérieux » avec « les mouvements de la terre, du ciel et de la mer »71. Poème, poïeïn, poésie : trois mots qui ne se recouvrent pas et trois mots sur lesquels Lorand Gaspar jette la lumière de son expérience de poète dans des livres qui, habités par la tension d’une réflexion sur l’enracinement de l’élaboration poétique, lient cet enracinement à la dynamique intense de la vie. Force d’une pensée unitaire qui dans son acuité pose l’immanence de la vie comme source et loi de toute activité humaine. Que dans cette activité multiforme l’écriture ait une place de choix, le poète en voit la raison dans l’exigence de clarification présente en l’homme, cette exigence qui 69
« Les poètes accordent leur parole au souffle d’une respiration, à une circulation de sève où vieillit la lumière. Ils n’ont souci de prendre mesure de la nouveauté des formes et des règles de leur démarche. Ils ne sont attentifs qu’à cette âme du mouvement qui forme d’un même geste l’événement qui « vient », la manifestation qui se dissout. » (Approche de la parole, p. 52). 70 Approche de la parole, p. 42. 71 Approche de la parole, p. 60, 61 et 65, et 134 ; Apprentissage, p. 42 et 72.
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dans « le pain de mots » trouve aliment et qui cherche en eux de quoi faire reculer la nuit de l’insaisissable et de l’impensable. Rien que ces mots maladroits, incertains, discutables pour accrocher la lumière, donner une figure à ce qui n’en a pas. Que cette phrase qu’il faut sans cesse recommencer, non pas pour toucher à une perfection chimérique, mais pour en extirper, exciser autant que possible les bouts mal irrigués, inertes, étrangers. Le jaillissement qui s’éclaire dans la conscience et dont s’enfle et se vide tour à tour la langue, que pouvons-nous en donner à percevoir ? Mais qu’importe que les figures déforment le courant, s’altèrent en passant d’un corps à l’autre, que la température et le goût varient. De la poussée d’une vie quelque chose est reçu.72
* Ainsi se construit une œuvre qui dans la densité de son questionnement vit de l’interrogation que pose à la pensée la nécessité de dépasser le dualisme de la science dès lors que, séparant le corps de l’esprit, il enferme la connaissance de l’homme dans l’impasse d’une dichotomie : d’un côté l’anatomie et la biologie et la biochimie, de l’autre l’étude des opérations mentales en jeu dans le savoir et dans la conscience. Une interrogation d’autant plus vive dans l’œuvre de Lorand Gaspar qu’elle implique en lui tout autant le chirurgien, confronté chaque jour à la détresse des malades face à l’épreuve de la souffrance et de la mort, que le poète, conscient de l’échec du formalisme dans l’étude du fonctionnement de l’esprit, ce fonctionnement dont est tributaire le langage ; et par lui la pensée. Pour sortir de l’impasse, Lorand Gaspar choisit, on l’a vu, le chemin d’une réflexion qui, faisant confiance à l’énergie vitale, – « Haineux de l’existence s’abstenir » –, renvoie l’humain au « tout » dont il fait partie dans le vaste et complexe intertissage de la vie. Ainsi voit-il dans la parole de poésie une langue organiquement liée aux stratégies de la vie et dans l’expérience poétique un mode de rassemblement, de « réordonnancement » de soi, et même un mode d’ouverture, par la plongée de la pensée dans ces profondeurs où « respirent ensemble dehors et dedans », là où, « fonds essentiel »,
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Feuilles d’observation, p. 178.
La parole de poésie
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affleure « une vie qui monte de nulle part à jamais » : là où surgit « l’éclair de ce qui simplement est »73. Force novatrice de cette réflexion qui dans sa cohérence et dans son vitalisme donne figure et clarté à la soif de poésie et qui, trouvant une parole à la mesure de son exigence, offre en partage la ferveur d’une écriture où se dit, entre ombres et lumières, peines et joies, adhésions ou refus, « le clair jaillissement de vivre » : aimer quand même dire oui à une herbe à un caillou à l’esprit au corps humains cherchant un peu de lumière malgré l’horreur la folie, « oui » comme une lampe au soir – 74
73
Feuilles d’hôpital, p. 131 et Entretiens sur la photographie, Cahier seize, Le temps qu’il fait, p. 162. Voir aussi Sol absolu, p. 66 ; Approche de la parole, p. 72 ; et Patmos, p. 163. 74 Patmos, p. 183.
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La rougeur de crier lavée dans le bleu l’aiguille ouvrière des mots cousant décousant le sac des heures des images des vents labourent un lac de pensée –
comme si le mouvement en nous inclivable de la floraison et du désastre laissait à nu notre esprit –
Feuilles d’observation, p. 116
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quelque part c’est toujours le même bruissement d’aubes dans les pierres. Patmos, p. 33
L’œuvre poétique de Lorand Gaspar ouvre aujourd’hui à son lecteur l’un des grands espaces de réflexion sur le sens, celui de la présence de l’homme au monde. Face à l’énigme de la vie, le poète s’interroge et, songeant au chaos de l’existence, à la profusion des désirs, des doutes, des bonheurs et des souffrances, des visages et des lieux que porte toute vie, il tente par l’écriture de déceler sous la surface des apparences et dans leur mobile multiplicité quelque chose de l’être, dans son unité, dans son unicité. Chaque page du recueil intitulé Patmos1 dès lors rappelle à l’esprit les pouvoirs qu’il détient quand par le poème se donne à découvrir une terre mentale où se cherche dans le déchiffrement de l’obscur et sur fond de vide et d’absence une voie vers la connaissance : « travail infime d’un très lent savoir / dispersé par le flux d’une eau nocturne » (151). Recueillement du regard dans la volonté de comprendre, « comprendre vraiment ce qu’est être ici » (145), mais refus, et refus obstiné, de ce qui ne serait que langage et développement rationnel. Là où s’ancre la recherche il importe, au-delà des concepts qui classent et mesurent, divisent et fragmentent l’univers, de retrouver dans les mots ce qui de l’esprit et du corps entre en dialogue : le lieu, ou le moment, où la conscience se fait sans rupture passage du visible à l’invisible. Ainsi s’instaure dans la parole poétique tout un réseau de figures dont le déploiement dit la richesse du monde sensible, dans la saveur de son immédiateté, mais dont l’orchestration permet de saisir l’élan d’un cheminement de l’esprit. Car le poète est en marche, « en 1
Sauf mention particulière, les chiffres qui paraissent, entre parenthèses, en fin de citation renvoient aux pages du recueil intitulé Patmos et autres poèmes dans l’édition NRF / Gallimard, 2001. Le recours ici au terme d’image plutôt qu’à celui de métaphore est lié au souci d’éviter les malentendus susceptibles de se produire lorsque, parlant de métaphore, on songe à un trait de style, voire à un trait de style inhérent à la poésie, au lieu de désigner une activité de l’esprit centrée sur l’instauration du sens. Ajoutons que le mot image permet d’évoquer à la fois ce qui relève de la vision et du monde sensoriel, et ce qui relève de la pensée et du monde spirituel. Or comme le souligne le poète dans Approche de la parole (édition 1978) : « Sevré de sa matrice organique, le langage humain le plus inventif, le plus chargé de connaissance et d’émotions est coupé net » (p. 48).
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chemin vers l’inconnu » (183), et, « cousant », « décousant le sac des heures des images »2, il travaille en les composant et recomposant à rejoindre « l’espace-source » de sa quête : d’une infinie patience il te faut réapprendre à aimer un feu comme naguère perdu au loin t’arrêtant à la tombée du jour quelque part dans l’inconnu d’un désert – (152)
Et s’il revient à ces figures de témoigner d’une existence incarnée, dans la vibration d’instants, sombres ou lumineux, tissés de rencontres qui font signe, il leur revient aussi par leur pouvoir de gravitation et d’essaimage de dire les parcours d’une pensée attachée dans son implacable exigence à faire surgir une secrète vérité, celle qui ordonne en un ensemble unitaire les fragments et les contradictions du moi.
La quête « au bord d’un savoir insoumis » (59)
Sans fin dès lors est la tâche du poète qui dans le silence d’un creusement de sa pensée tente de « porter l’obscur vers plus de lumière », un obscur d’où monte, lancinante, l’interrogation sur « le mystère d’être là / puisque Dieu ne parle pas – » (163, 181). Et la question se porte au nœud même de l’énigme : comment comprendre « la présence / inimaginable de l’infini / dans les corps, dans toute pensée » (171), cette « quête d’étendue, la même / sans bornes dehors ni dedans » (200), quand tout de l’existence n’est que débris, éclats et finitude – « brin de clarté et de deuil nous passons » – quand dans ces « battements de braise de nos vies » (146, 141) il n’est que discontinuité, ruptures et précarité : dans le jour mes yeux une eau qui se brise – des gouttes d’espace 2
Feuilles d’observation, p. 116. Que Lorand Gaspar recoure toujours à un verbe d’action – coudre, lier, tisser – pour évoquer son rapport à l’image dit bien que sa poésie ne sépare pas le travail de la langue de la tension de la pensée affrontée au questionnement du vivre.
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sans fin rebrisées – (72)
Insoluble contradiction en l’homme du fini et de la soif d’infini. Et dans le déchirement de l’épreuve, entre vide et plénitude, entre la dispersion et l’un, violent paradoxe que le rassemblement de ces contraires dans le lieu qu’une conscience a bâti, là où du sensible au spirituel il n’est pas de frontière, là où dans l’expérience du vivre entre altérité et identité s’efface la distinction, là où s’éprouve au travers de la pluralité la force et la compacité d’un singulier : grappes de pensées dans la nuit du corps ouvertes aux mots levés dans le cœur pulsation du même perlement continu (72)
Ecrire, ce sera dès lors tenter d’ouvrir une porte, « la porte / où respirent ensemble dedans et dehors », tenter plus encore « d’aller à la sève des corps et des pensées »3 (163, 89), tenter même d’inscrire dans les mots cette conscience d’un centre, d’un foyer, où rien n’est jamais séparable : Comment séparer ce qui danse dans ta vue et le frisson ou la paix d’un muscle de lumière ? (47)
Une exigence alors : que les mots du poème passent par le creuset d’une langue « jamais née »4, une langue où le mot nuit, où le mot jour, le mot lumière, en se situant au point de jonction de l’expérience sensorielle et de l’intelligence du moi profond, devien-
3 La formulation est vigoureuse : par le singulier, la sève, auquel se lient par coordination les deux pluriels, corps et pensées, le corps et l’esprit sont vus comme relevant d’une seule et même source, d’un seul et même principe vital. Ce que vient dire aussi la richesse des alliances de mots de poème en poème. Pour témoin, citée un peu plus bas, l’expression « le frisson ou la paix d’un muscle de lumière » ou bien encore ces « gouttes d’espace sans fin rebrisées ». Et bien d’autres dans l’écriture des poèmes. 4 Carnets de Jérusalem, Le temps qu’il fait, 1997, p. 112.
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nent le « champ d’énergie »5 d’où monte toute compréhension, toute pensée sur ce moi où s’enclôt le monde : …sans tous ces corps et herbes bougés par la même montée de sèves de vents de lueurs dans l’œil, dans la main je n’aurais jamais rien pensé – ni senti le jasmin dans la nuit. (163)
Et parce que ces mots, le jour, la nuit, la lumière, bien d’autres encore, sont dans la lecture qu’en fait le poète soumis à la mobilité de leur valeur sémantique, parce qu’aucun d’entre eux dans la plongée ontologique qui s’opère n’est coupé de ses virtualités sensorielles ou affectives, c’est de cette mise en tension que naît « l’image », une image qui dans la richesse de sa polyvalence donne à lire tout à la fois le bruissement de la vie – perceptions ou sensations, émotions ou sentiments – et l’élan de la pensée éprise de clarté. De ce travail sur les mots l’écriture du poème demeure indissociable : épeler lentement sur la table rugueuse ces images dont sombre le dessin ceci n’est pas, cela est. Et tout ce que ta parole avait pouvoir de lier se délite, se fragmente, se sépare. Peu de chose, débris. Règne tout autour la sereine démesure. (12)
Peu de chose, débris ; mais c’est de ce travail qu’entre liaison et déliaison va naître le poème quand nouée à d’autres l’image entre dans une constellation de figures qu’un autre poème recomposera pour 5
Dans les mots du poème Lorand Gaspar souhaiterait retrouver « la richesse d’associations, de scintillement de la signification » des idéogrammes. « Heureux poètes de la Chine ! Leurs mots ne sont jamais de simples signes, encore moins des signes abstraits. Ils sont champ d’énergie, lieu où surgit la puissance native du geste. (…) Ces signes de « reconnaissance », sorte de traversée de couches d’expérience et d’émotion en profondeur, signes qui sont aussi, telle la souveraineté d’un rythme, la dynamique interne des choses, nous les retrouvons épars dans nos langues de plus en plus soumises à la linéarité de nos systèmes logico-rationnels, érigés en garde-fous contre l’hésitation, le tremblement d’une couleur » (Approche de la parole, p. 57). C’est cette « dynamique interne des choses » que par l’image et par le mouvoir des images, par l’espace de jeu et de tension qu’elles ouvrent dans le poème, le poète cherche à inscrire dans sa parole.
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épouser dans la mobilité de l’écriture la mobilité du regard sur l’humain. A la récurrence de l’image, la même alors et autre cependant, tout à la fois une et innombrable6, de témoigner de l’élan d’un faire qui de poème en poème s’engage dans une dure confrontation avec l’inconnaissable et qui dans la hantise d’un intelligible qui résiste à la prise s’attache par l’insistance d’un retour vers le même, le jour, la nuit, la lumière, l’eau, le désert, à saisir, le tenter du moins, quelque chose de l’unité pressentie : Comme si le souffle ouvrant le poème Pouvait dans la douleur tenir le cap De notre certitude dispersée – (190)
Douleur du savoir qui bute contre ses limites : douleur de la finitude. Mais force d’un souffle qui doit au pouvoir des images de donner présence à la parole de poésie quand « le dire s’enracine en son vivre » (145), et que l’emporte le mouvement du poïeïn : « comme si le mouvement de la vie, sa trajectoire incalculable se dépliaient / dans la substance même d’une infrangible unité – » (185). Car l’image n’est pas seulement dans l’œuvre de Lorand Gaspar et par le lien qu’elle noue étroitement entre le mot et la vie le lieu d’une opération d’ouverture du sens, elle est aussi de poème en poème l’enjeu d’une reprise qui en infléchit la lecture et qui, la modifiant ou l’approfondissant par le renouvellement de son interprétation, confère à l’écriture un pouvoir de germination, la force d’une énergie, cette énergie dont est constitutive la matière au sein de l’univers7.
6 Patmos, p. 163. La coordination de ces termes antinomiques, un et innombrable, renvoie ici au jeu de la réécriture et au retour du même mot, l’eau, la lumière, la nuit, dans des contextes qui en déportent la valeur. Mais cette alliance des contraires, sur laquelle revient souvent le poète, est au cœur de sa réflexion sur l’humain : comment comprendre, dans l’innombrable des lieux et des moments que traverse la vie, le mystère de l’un et en lui celui de la conciliation des inconciliables ? 7 « Cette force qui invente est une force inventée par la nature qu’elle « réinvente » (Feuilles d’observation, p. 49).
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L’image parle-nous clarté vêtue de mille images (90)
C’est du côté des forces élémentaires que la parole poétique trouve alors un vivier de mots intensément présents à la vie et tout à la fois à la pensée de la vie, plus denses aussi d’être en lutte contre les vocables qui conceptualisent le rapport à l’espace et au temps et qui, dans leur rationalité, ne sont plus que froide abstraction. Plutôt l’eau et le vent, la braise et la sève, la poussière ou la neige, pour dire à la fois le multiple, ce foisonnement de la vie en son perpétuel rebond – « roule sans frein la braise d’une vie » (146) – et aussi, et plus intuitivement, la certitude d’une négation du discontinu par le continu et du différent par l’identique en ce noyau de l’être où s’abolissent les limites, où s’effacent les contradictions, où dans « les plis du mouvant » se recueille « ce qui toujours fut là » (161). De ces images il serait vain de faire l’énumération : ce n’est pas d’une somme qu’il s’agit mais d’un patient tissage où se lit dans les mots et par l’éveil de leur pouvoir d’évocation un long travail de compréhension de soi. Toutes ne sont là que pour retracer dans la quête d’essentiel le drame caché de la conscience où par le combat contre l’absence s’éprouve fugitivement de la présence : Parfois, on ne sait comment une clarté mûrie dans la chair d’une longue leçon de ténèbres éclôt et l’esprit peut toucher un instant ce que ni mots, ni musique, ni rien ne peuvent imaginer, ni dire – (167)
A l’écriture du poème d’affronter l’indicible de cette intuition, ce que ni les mots ni la musique ne peuvent dire – « un cri de silence / dans l’idée d’infini » (70). A elle de repousser les limites du langage et recourant à une langue « mimant l’inimaginable » (168), de tendre le réseau de ses images pour rejoindre « l’ardeur, la brûlure de ce rien »8 :
8
Egée suivi de Judée, Gallimard, 1980, p. 150. Entre les poètes et l’inimaginable « quelques battements du cœur » (116).
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et qu’y a-t-il de plus clair pour l’esprit que de s’ouvrir sur l’inimaginable que tout ce que j’ignore et le peu que je comprends soient un et innombrable (163)
Dans sa liberté l’écriture poétique vit alors de ses figures, de leurs alliances et de leur ramification tout en les nourrissant par leur déport ontologique9 d’une exigence intérieure qui leur donne visage de clarté. Car c’est en renvoyant au primordial, aux grandes figures archétypales que sont la nuit et le jour, et la pierre et l’eau, la lumière et le vent, que ces images se font inséparables de l’aventure d’être homme, une aventure qui, lovée au cœur de la réflexion, appelle, avant tout, dans son mouvement comme dans l’élan de ses commencements, le rapprochement avec la vie jaillissante de l’eau.
L’image de l’eau « Fleuve en mouvement sans fin des choses » (146), le temps est là qui emporte le monde et dans le flux de ses eaux la barque d’une vie, de toute vie humaine : mois et années passent dans toi devant toi qui vas nulle part (131)
Et déjà l’image de l’eau porte en elle, liée à celle de la marche, l’évocation de l’énergie vitale – « le désir est une eau si jeune » (136) – mais aussi en ce parcours vers l’horizon qui se dérobe la quête au fond de soi d’une source invisible, la source qui dans l’errance, dans la fuite en avant de la vie, dit l’affleurement d’un « être là indivis /
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Cette plongée ontologique par quoi, note Bonnefoy, « la chose se fait présence et l’évidence mystère » (Sur un sculpteur et des peintres. Carnets, Plon, p. 113). Dans Approche de la parole, Lorand Gaspar songe à cette exigence qui habite le poète et qui est à la fois soif de comprendre, appel du manque, besoin d’éprouver dans la langue la virulence d’une circulation, d’un influx. Et il poursuit : « Matériel et méthode de son expérience : sa vie creusée, usée jusqu’à transparence, ici et là, d’une parole. Son corps et sa langue brûlés par le même obscur foudroiement » (p. 60).
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irriguant cailloux et fugues » (177), et dans la nuit d’« humaine ignorance » (166) la montée d’une clarté désaltérante. Mais l’image de l’eau évoque aussi la nappe phréatique de ces moments où « tout se retend /sans plis sans couture » dans « les eaux sans commencement » (196, 48) : souveraineté d’un hors-temps, où il n’est ni début ni fin, ni rien qui altère ou emmure, souveraineté de l’un dans la pluralité des battements de la vie10. La vie, « musique d’un seul tenant dans les corps » (111). Et l’eau est cette musique, celle qui court dans la pensée, « coud et découd le silence / érode le fond de l’angoisse »11, celle aussi qui dans l’écriture « charrie des mots friables » (146) et traverse « sans s’interrompre / les corps et les choses qu’un rien déchire » (138). Toute cette eau « amassée, pliée, rompue, précipitée » (116) où prennent figure des instants de vie, ceux où se dit quelque chose de « la part insondable en chacun » (200). A l’écoute du bruit de l’eau, le poète. Dans le noir : et j’écoute longuement dans le noir le bruit de l’eau, ma seule pensée – (153)
Car il y a le noir, « la très vieille douleur / où l’esprit creuse sans relâche / à la rencontre d’une eau vive – » (142). Long et dur combat pour qui tente de percer le mur de l’inconnu, l’épaisseur des roches de l’opaque. Et lutte sans fin contre la résistance des mots que, férue de logique, la raison pétrifie. Et cependant dans tout ce noir il arrive que jaillisse l’eau vive, que par la grâce d’un moment, dans le silence d’une méditation contemplative ou dans le déchiffrement d’un signe – un vol de martinets, une herbe sous le vent, un caillou poli par la mer, un souvenir qui monte – s’éprouve, arrachée à l’ombre de l’inéclairé, l’intensité d’un élargissement intérieur : surgissement de la plénitude, ce « bruit de source sans origine / d’un coup d’aile déplié dans l’esprit du vent » (84). Alors en cet instant où s’abolit toute limite, où s’opère au fond de soi comme une « grande levée de frontières »12, c’est 10
C’est la même image qui se lit dans Approche de la parole où le poète songe à « la fraîcheur inconnue des nappes phréatiques du mouvement inentamé » (p. 130). 11 Carnets de Jérusalem, p. 112. 12 Gisements, Flammarion, p. 118. « Celui qui n’a jamais ressenti cette dilatation qui s’éveille quelque part au plus profond milieu du corps et qui demande qu’on s’ouvre, rien que cela, qu’on livre son sang à l’étreinte hors mesure (…), celui qui a manqué ou refusé cette expérience, que lui dire ? » (Approche de la parole, p.75).
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comme une genèse, « c’est toujours Dieu n’étant personne qui marche / et respire sur les eaux de l’aube ou du soir – » (118) : il y a si longtemps que j’essaie de toucher la nuit les fronces légères que fait l’eau dans le silence – toucher dans le corps frileux, froissé le souffle de Dieu sur les eaux cette chose qui éclaire mes images et parfois de si loin les déchire les yeux de nuit un instant grand ouverts regardent chaque son ou battement brûler d’un insoutenable qu’il faut soutenir – (23)
Eau lustrale, toute de légèreté tactile, eau vive de la poésie qui est cette source, force de départ et d’ouverture et de dépliement intérieur, « comme le bleu respiré à même l’ouvert » (168), une force qui habitera le poème s’il rencontre les mots « justes, clairs et mortels » où se diront « la chair, l’angoisse et le bonheur d’une vérité »13.
L’image de la lumière Se croisant dès lors avec celle de l’eau, l’image de la lumière a plus encore pouvoir d’aimanter les figures et, irriguant la parole poétique de Lorand Gaspar, d’évoquer cette respiration de l’âme14 quand survient la « trouée de tant de choses incomprises », quand surgit le « bonheur d’entendre le vent au-dedans » (109). Alors, 13
Feuilles d’observation, p. 51. « Cette fluidité vivace que nous appelons âme parfois » (Approche de la parole, p. 55). Dans le glissement des images de poème en poème, le poète associe volontiers la fluidité et la clarté de l’eau, sa fraîcheur, sa légèreté et sa musique, à l’essor de la pensée qui émerge de l’obscur. Mais pour être privilégié par lui, ce lien n’a rien d’exclusif : sombre ou nocturne est l’eau du doute ou de l’enlisement quand s’efface ou se perd la lumière. C’est que tout dans la poésie de Lorand Gaspar se refuse au figement, celui de l’image ou de l’écriture comme celui de la pensée dans la parole où elle se dit : « La poésie est le langage de la vie ; elle innerve tous les langages de l’homme, les irrigue et les bouleverse quand ils s’installent dans la sécurité des systèmes et des dogmes. Langage d’intensité et de crise, discours d’insécurité, de doute où jaillit la certitude instantanée, menacée du vivant » (ibid. p. 12).
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lueur sur la mer ou clarté qui s’allume à une feuille, pâleur de l’aube ou blancheur de la chaux sur les murs, flamme du jour qui monte ou simple rayon tombé sur la table, la lumière captée par les yeux dit aussi le franchissement de la surface, la percée au-delà de l’apparence : l’accès à cet instant où s’éprouve « l’indessinable / pure jouissance d’être », où « une fois encore c’est matin / le frôlement d’une aile sur les eaux – ». Et c’est, fugitivement, « comme si le silence d’être ici savait / se savait porteur bref de clarté indivise » (105, 88, 89). Formant seuil, on le voit, entre le visible et l’invisible, entre l’univers sensoriel et l’univers spirituel, les mots lumière, clarté, matin, se chargent de dire le monde dans l’immédiateté de sa présence, « la force tranquille d’être là des choses / la respiration d’à peine une couleur » (85), et tout à la fois, sur les chemins de la pensée, le dépassement du fugitif et du multiple dans l’expérience de l’un, quand l’esprit désentravé, dépouillé de l’inessentiel, accède au foyer de l’être, « nudité sans corps et sans lieu – » : Paysages dont seul persiste l’élan La montée des sèves dans la soif Les plus nues collines de l’esprit La seule respiration de la fugue – (190).
Elan, soif ou respiration : mise à nu du « clair jaillissement de vivre » (153). Et parce que dans cette mise à nu l’image de la lumière a comme celle de l’eau le pouvoir de dire la force de l’érosion, c’est elle qui vient donner corps à la passion de l’intelligible : Maîtresse lumière, corrosif amour, nudité accomplie par la flamme battements immobiles dans la pierre – (195)
Passion d’un intelligible toujours recherché, quêté, et toujours pris dans les réseaux d’une absence, d’une soif, d’un manque, toujours arraché à la nuit, une nuit15 qui « n’a pas de fond / ni toit ni murs ni fenêtres – » : Que nous puissions voir et souvent être aveugles, toucher à un mot si simple dans nos corps
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Patmos, p. 149.
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porter certains jours au plus clair de la pensée un caillot de nuit trop lourd à nos cœurs (comme on creuse un puits à sa soif au désert – ) Que nous soyons ces corps opaques, mais pénétrables tels les flancs érodés des massifs calcaires où fermente une clarté le soir – il arrive pourtant que cernés de ténèbres nous tournions nos visages du côté du néant – (195)
C’est que dans « l’obscure mêlée de corps de mots de couleurs » qui compose la vie, le noir comme le blanc forme « le clavier » de « nos âmes » (14, 90, 104)16. Et noirs sont les moments de défaite, quand la nuit s’épaissit, se fait dure et rocheuse, quand s’éteint le bruit de la source, quand au désert le puits est tari, quand, cerné par l’ombre de l’inéclairé, l’esprit dans les ténèbres ne rencontre plus que le vide. Seule alors l’image de la mer battue des vents a pouvoir de dire la violence de la détresse intérieure : mer retournée par les vents de l’aube de fonds entrouverts sans mot sans amour tant de douleur fouillée sous les blancs de peaux et de pensées qu’abandonnent les nuits de tourmente sur les rochers – (142)
Dans ce paysage de l’âme où les vents de tourmente saccagent les clartés de l’aube, où le corps et l’esprit, peaux et pensées, sont pris dans le tournoiement d’une fouille sans issue ni apaisement, où le noir de l’échec met le blanc en lambeaux, – épaves ou débris de ce qui fut attendu et cherché et parfois pressenti –, l’image de la mer autour de laquelle gravitent les mots nuit, aube, vents et rochers est l’image même de la déréliction, quand se perd, toujours fuyante, la lumière, quand la pensée « erre en vain oublieuse de sa source » (166), quand il n’est plus au fond de soi qu’enlisement et pesanteur.
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Entre le noir et le blanc, l’ombre et la lumière, la nuit et le jour il se peut qu’en se construisant l’image exploite l’opposition. Mais il lui arrive d’allier les deux termes, de les assimiler, ou de les fusionner : mobilité de l’image, mobilité du geste d’écriture, mobilité du regard qui reste libre de la mise en rapport fondatrice de l’image : « fluidité nerveuse du tissage » (Egée, p. 27).
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D’image en image Ainsi dans le dessin de ces images opposées où se fait sombre ou claire et nocturne ou lumineuse l’eau qui habite la pensée viennent se prendre, riches et vivantes, bien des images encore, en un tissu serré de correspondances où se glissent la pierre et le feu ou le vent et ses « grands coups d’aile ». Mais aussi la paille « jetée dans la lumière », le jardin « dans une eau verte de feuilles / si claires de pensées », et la terre, et la mer à nouveau, « sans un pli /peau tendue d’un immense fruit mûr », tout ce qui renvoie ou arrache au « dur noyau de peser, de pourrir », tout ce qui dans « la nuit pierreuse » jaillit et fermente et flamboie : tout ce qui est sève et source (116, 146, 166, 129, 84). Tissu serré mais mouvant « comme si à travers l’étoffe des figures courait obscur, l’influx de leur foulée »17. Car il s’agit de dire au plus près, au plus juste, en sa ligne spéculative, « cette part / nomade de l’âme levée dans la pierre / dans les fosses et les failles impensées » (12). Et parce que cette part de l’âme est au travers des mots-images présentée comme inséparable de ce que lui apporte le corps, point d’ancrage des richesses sensibles, affectives ou spirituelles de l’expérience du vivre, se découvre sous la pluralité des figures qui l’évoquent l’insistance d’un retour vers le fondamental, l’élan de l’énergie vitale, de la force qui emporte la nature et qui dans son devenir inscrit toute vie dans le flux de la vie : la Vie, excès du nonfini sur le fini de l’existence. Alors tout dans l’image qui se démultiplie – montée des « sèves sans bornes du vivre », éclosion d’envols en ce jardin « d’espace et d’air », écoulement de ces « eaux nues de l’ardeur d’aller / encore et encore plus loin dans l’ouvert / (et même et surtout quand la nuit se referme) » (109, 120, 124), tout vient dire, montée, éclosion, écoulement, le mouvement de la vie qui dépasse infiniment les limites d’une vie. Et tel est bien le mouvement sans cesse recommencé de la parole. Tel sera aussi celui de l’écriture qui de partout déborde les contours du poème où elle s’enclôt. Car c’est au tissage de toutes ces images, des images tour à tour nouées et dénouées, et dissociées ou 17
Approche de la parole, p.10 et, plus loin, p. 135 : « Ton œil clair de l’inexorable, du brûlant face à face dans la nuit pierreuse. Celle où tu viens indéfiniment à ta rencontre. Toi qui n’arrives. ».
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combinées, opposées ou fusionnées, mais prises toujours dans la mobilité des transferts de l’analogie18, c’est à l’éveil de leur pouvoir d’essaimage, de leur force d’aimantation et de glissement et de resserrement que l’œuvre du poète doit le visage qui est le sien, celui d’une parole lentement pesée dans le silence de la réflexion et qui ne cesse, sur le trajet sans fin repris, retracé, réinventé, de l’écriture du poème, de renvoyer à l’exigence qui la fonde et, la fondant, l’accompagne dans son mouvement : le fruit est mûr, mais jamais assez ô toujours insuffisante clarté, encore un peu de force et de durée pour essayer de mieux comprendre cette part en moi que souvent je perds – (137)
Arracher le poème « au fond jamais atteint de la nuit », « peu à peu tout donner à la lumière » (136), c’est à cette exigence, qui est tout à la fois source intérieure et force agissante que répond le poème ; à elle aussi qu’il doit d’être bien plus qu’un « enchantement de couleurs et de formes » (195) : l’instant où dans le cours « inaltérable » de la parole jaillit la « puissance native » du geste qui crée. Foi en la poésie qui est faire et qui dans la mobilité de l’écriture trouve à la fois « son lieu » et « son insuffisance »19.
18 Insistons sur le mouvement de la démarche analogique dans ce déport de la signification des mots, une démarche que souligne ici ou là la présence de l’adverbe de comparaison comme et, le précédant, celle du verbe d’identité c’est, un c’est comme pondéré parfois par le si, c’est comme si, qui, présupposant devant l’hypothétique un éventuel – c’est comme (ce serait) si –, signale l’incursion dans l’imaginaire, ce domaine où s’abolit l’impossible. C’est dans ces glissements de l’analogie et dans le fort pouvoir d’identification qu’elle détient que se lit notamment l’effacement de la distinction corps / esprit. Et peu importe l’orientation de la démarche qui va tantôt du monde sensible au monde de l’esprit et tantôt du monde spirituel au monde sensoriel. L’essentiel est dans le mouvement d’un rapprochement par où les mots sont pris dans « le jeu natif » de la langue. Une langue « neuve » qui doit beaucoup aussi, on l’a vu, à la créativité dont témoignent les alliances de mots. 19 « La poésie qui est faire, se confond avec l’influx de ce changement. Cette poésie-là ne s’accrochera jamais à aucune forme exclusive ; sa vertu est la mobilité. (…) Ce qu’il y a dans la poésie de vivant et de vrai trouvera, ici comme là, son lieu – son insuffisance » (Approche de la parole, p. 52).
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Le poème brève floraison parmi d’autres sans nombre d’une fugue unique (67)
Si, prenant figure sur la page où il s’isole, le poème se ramasse autour d’un point focal qui est comme son centre de gravité, la forme toujours singulière que lui donne l’ordonnancement des mots et des phrases autour de ce noyau central ne va pas sans le patient travail de la langue et, dans le parcours des images comme dans leur composition, sans le souci d’en éroder les contours pour les densifier de l’intérieur : poids des silences et modulation du souffle, mesure du rythme et maîtrise des sons qui attestent les droits du corps et de la voix sur le geste d’écriture modeleur du poème. Parmi ceux que rassemble le recueil intitulé Patmos, il en est trois qui seront ici pris à témoin de la vitalité du poïeïn, trois exemples parmi d’autres d’une poétique qui dans sa rigueur et son désir de clairvoyance ne cesse de faire et de défaire et de refaire « le jeu de son tissage de signes »20 : travaux de même ardeur que la cohérence de la matière la langue aux rythmes innombrables déployée effritée recomposée
Cette page d’abord où le poète, distribuant sa parole en distiques que prolonge l’élan d’une strophe de cinq vers, isolée par le grand silence de la ponctuation blanche21, un silence lui-même relancé par le tiret final, évoque dans la richesse d’une apposition imagée la silencieuse montée, venue du corps ou de l’esprit, de ces fonds – rumeur, pensées – qui, « matériaux » ou « mouvements », viennent s’offrir au travail d’une écriture qui se cherche, tendue vers le poème à venir22 : 20
Approche de la parole, p. 32. Et pour la citation qui suit, Sol absolu, p. 97. Sur la notion de ponctuation blanche voir Michel Favriaud, La ponctuation : la phrase – dans la poésie contemporaine, Lille, Septentrion, 2001, et du même auteur, dans Lorand Gaspar, Le temps qu’il fait, Cahier seize, « La poétique de Lorand Gaspar : entre ponctuation noire et ponctuation blanche », p. 223. 22 Lorand Gaspar songe à ces « mines profondes de l’inconscient commun au corps et à l’esprit » où se cherchent les « mouvements » et les « matériaux » du poème à naître. (Feuilles d’hôpital, Le temps qu’il fait, cahier seize, 2004, p. 122). 21
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tant de rumeur de ton corps que tu n’as su dire tant de pensées qui furent sans mots lueurs d’abîme et cet autre silence dans la rugueuse lumière au matin et quand tombe le soir, cet autre jour des fonds qui fermente aux flancs nus des montagnes désertes
parle-nous clarté vêtue de mille images, ombres profondes, claviers de nos âmes, que ta voix brille au cœur même du néant, que l’écho sans fond tourne nos visages lavés de la peur vers plus d’acquiescement – (90)
Là, par le mouvement de la composition rythmique, (les trois mesures qui découpent la phrase nominale (1-6) formant contraste avec le souffle unitaire (7-11) de la phrase verbale), et par le jeu de l’alternance, (passage d’une exclamation (tant de) à une injonction par trois fois modulée (parle, que ta voix brille, que l’écho tourne…) et d’un tutoiement, celui de l’adresse à soi, à un autre tutoiement, celui de la prière de demande), le poème donne à lire et à entendre l’appel à une parole qui sache, au-delà du silence d’où elles montent, accueillir ombres et lueurs : appel à la parole de poésie, centre de gravité de la vie, qui, par le pouvoir de l’image et de la voix, et du fond de l’obscur où se guette la lumière, peut seule accorder la quiétude d’une acceptation de la finitude : « aimer être un visage du vivant – » (169). Ainsi va, clos sur lui-même, et dans le souple équilibre que lui donne sa régularité métrique, ce poème à écouter dans son rythme propre sur le socle des silences d’où s’élèvent les mots, « musique où le silence aussi s’entend / – celui qui étoffe le moindre son – » (123)23.
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Dans Feuilles d’observation, p. 23, Lorand Gaspar, on le sait, condamne vigoureusement tout travail d’analyse de ses poèmes (texte déjà cité). Même ironie, même violence dans Approche de la parole : « Nos linguistes se sont longuement penchés sur les fonctions de la langue, sur celles de la poésie. Planches admirables d’anatomie, développements ingénieux de cycles de chimie, de mécanismes de physiologie. On peut s’en tenir là. Qu’est-ce en effet à tant de rouages sans défaut qu’une couleur qui hésite, qu’un mot qui manque quand s’attarde au soir la lumière des eaux ? » (p. 38). Mais cette couleur qui hésite, cette lumière des eaux, le lecteur qui entre dans la parole du poète peut-il en partager l’intime présence sans accorder son attention au mouvement d’une écriture qui, les arrachant par la créativité de l’image et par la
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Mais il est une autre page qui dans la densité de sa texture imagée laisse affleurer l’intime conviction du poète : que le monde, ce monde tout à la fois un et innombrable, image contradictoire du limité et de l’illimité, est tout entier présent en chacun, en chaque existence et qu’il n’est de savoir sur l’humain que saisi là, entre « sang et pensée », dans le noyau de l’être : Depuis tant d’années je lave mon regard dans une fenêtre où ciel et mer depuis toujours sont sans s’interrompre où leurs vies sont un, sont innombrables sont une fois encore dans mon âme un champ magnétique d’épousailles une goutte de lumière-oiseau. Depuis tant d’années je demande à la première couleur si fraîche sur les lèvres humides de nuit d’être la peau et d’être la pierre où mes doigts rencontrent le secret, ce savoir qu’ils sont et celui qui est des tonnes infinies de lumière. Du plus pâle au tranchant du plus sombre sans s’interrompre entre sang et pensée entre feuille pinceau étendue corps de liquide musique à jamais – (45)
Suivre au fil du texte le mouvement de la récurrence où par deux fois, s’ouvrant à l’identique (1-7, 8-15), une phrase de sept vers affirme le rassemblement dans la conscience du dehors et du dedans et par deux fois médite sur le mystère de l’union des inconciliables (l’un et le multiple, la peau et la pierre, la nuit et la lumière) tout en soulignant le paradoxe de cette union par la richesse des alliances de mots24, puis, à la faveur de ce parallélisme, prêter l’oreille à la vibration du ton en lisant, isolés par la ponctuation et prolongés par le tiret de clôture, les quatre derniers vers, ce sera rencontrer dans le densité des silences qui l’entourent, au sens communément admis, leur insuffle la vie, et la force, l’abrupte clarté d’une évidence ? 24 Citons notamment, soulignée par les mots champ magnétique et épousailles, l’alliance des termes goutte, lumière et oiseau dans le vers 7 et plus bas, vers 17, celle des mots qui associent l’écriture des idéogrammes (feuille, pinceau) à l’espace sans limites (étendue). Associations qui renvoient à « la claire intuition d’une unité, d’une cohérence » (Feuilles d’hôpital, op. cité, p. 138).
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glissement des images25 qui montent vers le vers final l’inébranlable certitude de Lorand Gaspar : que la poésie, « corps de liquide musique à jamais », est le lieu où d’un seul tenant, hors toute contradiction, hors toute division, se vit, arrachée à l’éphémère et au discontinu, la plénitude d’un espace-temps « indivis », et c’est « comme à certains moments la présence inimaginable de l’infini » (171). Et peut-être doit-on dans la modulation de cet autre poème, dans tout ce qui se tait « d’un silence infini / dans l’ajustement un jour des syllabes – » (88), dans tout ce blanc où prend respiration la parole, tendre l’oreille et, porté par la cadence d’une phrase qui se découpe à l’extrême, accueillir à la frontière des mots le défi lancé au langage et à sa logique : l’appel au regard intérieur, celui qui seul ouvre à la fulgurance de l’instant où le beau n’est pas séparable du vrai (104), l’instant où dans le jaillissement de la lumière ou de la source la poésie n’est plus qu’une « évidence à court de mots »26: il se tient debout face à la mer les yeux fermés on dirait depuis toujours comme s’il attendait que telle une sève la lumière monte d’on ne sait quels fonds – comme s’il avait compris que ni les mots ni les rayons ne suffisaient pour voir vraiment – (128)
Et c’est le poète, c’est tout poète qui prend visage sous le il, le visage de qui attend « depuis toujours » de « voir vraiment », sachant que n’y suffisent ni les mots ni la lumière perçue par les yeux. Depuis 25
A la faveur de la répétition (sans s’interrompre), l’image de l’eau et de la lumière rejoint peu à peu celle de la musique : même fluidité, même don d’espace et d’étendue. 26 « Ce que j’essaie de communiquer sous des formes diverses de paroles, c’est le déploiement de la même expérience fondamentale, de la même circulation organique perçue comme une évidence à court de mots. Si j’insiste, si cette tâche apparemment insurmontable m’apparaît nécessaire, c’est que la mise en langage, la recherche d’une forme adéquate sont partie intégrante de l’expérience » (Lorand Gaspar dans Espaces de Lorand Gaspar, Sud, 1983, p. 32).
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toujours car sans frontières est la poésie ; il n’est ni temps ni espace, ni forme ni genre de parole, qui puisse la contenir, et c’est dans le défi qu’elle lance ainsi, en sa liberté souveraine, en cette insoumission native qui est sa force, que la poésie s’identifie avec la soif d’infini qui habite l’homme. Mais on lira aussi, au creux des mots de ce poème et dans l’image de la sève et des fonds d’où elle vient, que cette soif est inhérente au vivre quand, face à lui-même, « les yeux fermés », l’homme écoute monter en lui une mer intérieure. Et dans le fini de son existence, alors : verts et bleus âme ou aile déplient la haute étendue (49)
Haute étendue de l’immense, « cette brusque liberté en toi du large » . De tels poèmes, on le voit, se composent, liant rythmes et sons, images et silences, en un acte de parole toujours différent et par là même unique en sa singularité. Chacun d’entre eux est porteur d’une pensée lisible dans l’instant, porteur aussi dans sa modulation d’une forme qui lui est propre, cette forme à laquelle il doit son unité28. Mais si ces poèmes témoignent à eux tous et par leur dissémination du temps disjoint et pluralisé de l’écriture, on voit bien que, soustraits par la mobilité de leur changeant visage à la forme qui les fige, ils sont actes de vie et comme tels pris dans l’insistance d’un questionnement qui est celui de la poésie et de la parole qui la porte : 27
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Egée suivi de Judée, p. 68. Et dans Patmos, c’est le même appel au départ vers l’espace sans limites que chante le poème de la page 157, hymne au vent « surgi d’un grand silence / où l’esprit et le cœur / tout un monde nocturne / se désaltéraient » : « et les herbes, les arbres, la maison / l’homme qui cherchait à entendre le silence / sans gouvernail s’embarquent vers le large ». Grand vent qui emporte vers le « lieu sans lieu » où il n’est plus de finitude. Lieu ou moment : « Tout se passe comme si à certains moments privilégiés cette réalité finie que nous sommes pouvait avoir accès à quelque chose d’éternel » (Feuilles d’hôpital, p. 138). 28 Dans La parole singulière, Laurent Jenny analyse ce « dispositif inépuisable de figuralisation », lisant en lui une poétique qui nous achemine « vers le temps d’une parole sans réserve qui brigue en chaque moment du dire l’immédiateté de l’événement » (p. 115). Mais pour Lorand Gaspar tout relève, différemment, d’une poétique dont le faire est pris dans le mouvement de la vie ; la vie, « une veine d’énergie, d’invention et de soif immémoriales ». (Feuilles d’observation, p. 57).
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inquiétude de la pensée affrontée au mur du langage, et obstinément habitée par la conviction que le poétique ne saurait, le débordant de toutes parts, s’identifier à lui (poème 1 et 3), mais non moins violemment interrogée par la présence en l’homme de cette force sans limites où il puise le souffle de sa parole et le sans fin de son désir d’élucidation (poème 1, 2 et 3). C’est que la quête de clarté ne saurait connaître de terme et qu’à l’énigme du vivre il n’est d’autre réponse que de continuer à chercher dans l’inlassable interrogation d’un sens qui se dérobe : et comme la clarté fouille dans les plis ! comme elle bondit dans l’obscure mêlée de corps de mots de couleurs où ces labours ces membres brisés trouveront-ils leur visage ? (14)
Où ces labours, ces membres brisés trouveront-ils leur visage ? Butant sur le vide de la réponse, l’interrogation s’adosse au silence qui la condamne à demeurer question, lutte sans fin contre le vide. Entre « enlisements et lucidités »29. Car l’énigme n’est pas levée de cet espace-temps vécu et pensé dans la contradiction ; énigme de la conciliation des inconciliables dans ce moi indivis où dans la complicité de leur rapport et sans solution de continuité fusionnent et se réduisent toutes les antinomies : mais où est la ligne de partage entre ce rien qui coule sans bouger une feuille et la houle qui emporte la nuit, la maison, le nageur ? (110)
Rebondissement sans fin de la question face à l’immobile mouvement de cette eau insécable qui change et flue et reste cependant, inexplicablement, la même. Et parce que le labour de la pensée – labour, labeur – ne va pas sans celui de la langue, il ne va pas non plus sans cette expérience extrême de la parole où se cherche « du même qui change et qui s’efface indéfiniment »30.
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Lorand Gaspar (notes 1971) dans Espaces de Lorand Gaspar, p. 34. « Le problème de l’activité poétique d’un langage n’est que secondairement un problème de structure et d’organisation. La genèse est dans les forces de liaison, dans les échanges, la circulation, l’influx. Glissement insensible vers une différence qui est 30
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Poésie et parole écriture ample, d’un seul trait qui démontre sa source et son élan – martinets – (185)
Parole exigeante, toute au refus de se laisser emprisonner dans les figures figées de la doxa, royaume du communément admis,31 et parole intransigeante en ce qu’elle lutte en permanence contre les limites où l’enferme le langage ; mais en cela parole mobile qui s’invente et se réinvente « à la pointe changeante du mouvement »32. Car les mots ne sont que « cendre blanche » (159) quand s’éteint en eux le jaillissement de la pensée, ou l’illumination de l’intuition d’infini. Aussi est-ce, on l’a vu, dans la vivante cohabitation des images et dans leur mouvante alliance avec rythmes et silences que prend forme le poème ; et c’est en donnant corps « dans le ravin étroit du chant » (36) à l’élan de la vie pensée qu’il doit d’être seuil et passage, note par-dessus le vide tenue puis dissoute dans la lumière (164 )
Et parce qu’alors les images et le poids des silences dont elles s’entourent abattent le mur qui sépare le vivre du dire, parce qu’elles renvoient par leur présence vigilante à la pérennité de l’élémentaire quand par elles l’esprit se ressource dans la coïncidence avec soi d’une présence qui le dépasse – « rappelle-toi ce que tu as perçu d’invisible au désert » – (186), le poème dans sa halte fait signe. Mais c’est au devenir de la parole de poésie, parole passante, qu’il revient par le déplacement des images de poème en poème de les garder dans l’ouvert, et c’est dans le continuel mouvement de leur déport que l’écriture, allant toujours plus avant dans le déchiffrement des mots par où l’image donne forme à la pensée, se voue à un travail illumination du même ; du même qui change et qui s’efface indéfiniment. Peut-être. » (Approche de la parole, p. 53). 31 De ce « lieu appelé commun », Lorand Gaspar note qu’y « sèchent des mots, des images épinglés dans leurs vitrines, empaillés, plastifiés » (Approche de la parole, p. 55). Au poète de rendre à ces mots leur « vie secrète » en modelant « la matière des signes à leur naissance » (p. 56) : « sentiment que (…) dans le bouillonnement opaque, quelque chose du mouvement incoercible doit dans un signe éphémère passer » (p. 67). 32 Approche de la parole, p. 138.
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d’ « essorage » pour atteindre dans sa nudité33 le mot des mots, l’image ultime où se lovera « percé à blanc » le « flocon d’évidence » (86), ce « rien » aux dimensions de l’infini dont le désert est dans son dépouillement l’image la plus juste, celle qui seule peut dire, la serrant au plus près, la force essentielle du vide. Tension de la parole de poésie qui aux mains de « l’ouvrier de la langue »34 vit de la conjonction de deux forces, celle qui déplace et transforme, celle qui érode et creuse. Ecriture nomade. Ecriture « de chaux » (108). Pas d’image qui ne réponde à cette double exigence et qui ne se déplace de poème en poème, en allant plus profond toujours, et plus serré, plus dépouillé, vers « l’abrupt d’une évidence sans nom », comme si une main venait tendre l’unique corde sur l’arc de silence et l’autre allumer l’entraille de la pierre – (19)
Or parmi ces images il en est une qui plus que d’autres insiste, et c’est vers elle que le poète fait retour35 lorsqu’il songe à ces forces vives de son « travail » d’écriture, et à ce que leur doit dans l’œuvre la continuité d’une trajectoire unitaire. L’image de l’eau à laquelle est dédié l’un des poèmes de Patmos, le plus vibrant peut-être : A l’eau sombre qui là-bas recueille le vert ferment d’une aube sur terre – à l’eau qui va riant dans les pierres dissiper la ferveur des images – à la goutte d’eau claire dans mon œil mémoire d’une aveugle fraîcheur quand l’âme vérifie le désert – A ce qui me dit indivis et fluide chant levé dans l’essor du chant essaim de lueurs que rien n’interrompt mots et gestes brefs tissés dans l’ouvert –
33 Souveraineté du vide né du dépouillement : le silence. « Espoir insensé qu’un jour dans une phrase s’enfle irrémédiablement le chant – le silence qui ne repose sur rien » (Approche de la parole, p. 123). Rêve d’un geste qui serait « pris dans la nudité d’un faire sans nom » (Feuilles d’observation, p. 67). 34 Approche de la parole, p. 56 et plus bas p. 12. 35 Patmos, p. 111, 116, 118, 126, 200.
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Présence de Lorand Gaspar Sur la rive rêche et endolorie fruits tombés que décompose la mer lambeaux de brumes, pansements jetés. (81)
Une eau dont les pouvoirs sont ceux de la poésie, du vivre en poésie tel que l’évoque, par son balancement rythmique et par la ferveur de l’insistance répétitive (à l’eau qui recueille, à l’eau qui va dissiper, à la goutte d’eau claire), le mouvement de la première strophe, où, dans le glissement de l’image qui passe sans frontière du sensoriel au cérébral et de la pensée de la vie à la pensée de l’écriture, s’affirme la fusion de tout ce que dans sa logique sépare le filtre conceptuel du langage. Mais il revient à la seconde strophe et à l’élan d’une énumération centrée sur le pronom de la première personne de dire la force de ce pouvoir, force d’ouverture et de brisement des clôtures36, quand l’eau devenue chant et lumière est jaillissement de l’être « indivis et fluide » et que tout est essor, essaim, ouverture. Et c’est à la dernière strophe qu’il appartient d’évoquer à la chute du poème cette autre chute qu’est le moment où tout n’est plus que fermeture et fragments ou lambeaux quand, revenu « sur la rive », le poète vit, dans le choc du retour à la pesanteur et aux rugosités de l’existence, l’épreuve de la rupture, du manque et du délitement. Alors, l’une après l’autre, et dans leur masse décroissante, à la frontière des silences qui les séparent, ces trois strophes miment par la modulation de leur souffle la montée (sept vers), le surgissement (quatre vers) et la perte (trois vers) de cet instant de plénitude. Et si dans le mouvement énumératif du phrasé la juxtaposition nominale est reine, c’est que verbes et phrases logiquement organisés trahiraient une pensée qui se voudrait « lisible un instant sans mot et sans trace »37. L’eau : un terme tout simple, venu de la langue la plus usuelle, mais enrichi de tout ce que lui apporte le regard réflexif de Lorand Gaspar quand par son « faire », par la richesse inventive des alliances de mots et par la tension du contraste que provoque au sein de la construction du poème le déséquilibre de ses deux parties (onze vers /
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Soif du poète : « Creuser jusqu’à cette eau qui ignore nos cloisons, corrode nos lumières. » (Approche de la parole, p. 90). « Cette eau (…) si rare de pensée allant sans espace ni mémoire » (Feuilles d’hôpital, p. 134). 37 Patmos, p. 185.
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trois vers)38, le poète réussit à créer de son rapport à la poésie l’image la plus dense : celle d’une eau vive dont la présence est plénitude et la perte privation, blessure douloureuse; celle plus encore d’une eau vitale, aussi nécessaire à la vie que le sont le souffle et la lumière. Et de la poésie c’est à la fois la force, l’énergie, que suggère l’image, et tout ensemble l’impérieux besoin que d’elle éprouve quiconque, tel le marcheur au désert, traverse la vie en assoiffé d’espace et de nudité : vie brûlée vive d’une soif implacable – (10)
Ainsi pour le poète « à jamais sans racines au-dehors / autres que l’eau », pour lui qui se sait « étranger, sauf en cette roche / où affleure une eau impensée » (200), il n’est de parole que dans le tissage toujours inachevé et toujours recommencé de ces mots porteurs d’images, des mots « qui sont nerfs, qui sont chair », des mots scrutés, sondés, dépliés, repliés, qui s’en vont là « où l’ouvert les porte », des mots où s’entend « la pulsation claire / d’une voix qui cherche / encore dans les pierres » (125, 65, 131). Mots-images : la parole de poésie ne saurait se passer de l’espace qu’ils ouvrent à la pensée quand, poursuivant la démarche poétique « en ses derniers retranchements », elle travaille, par le jeu de la réécriture, à élargir le champ de leur interprétation. Mots devenus points d’ancrage pour de « patients travaux d’approche »39 qui en font, de traduction en traduction, comme la terre, comme le sol, où s’enracine le devenir de la parole. 38
Un déséquilibre que souligne l’opposition syntaxique (A l’eau / sur la rive) et sémantique (à l’eau qui va riant / sur la rive rêche endolorie) en même temps que tonale (élan de l’exclamation / sécheresse du constat d’abandon), mais que souligne aussi dans leur cumul la gradation des termes « euphoriques » contrastant avec le poids « dysphorique » de la strophe finale, qui s’achève sur une cadence mineure. Ces considérations stylistiques tombent sans nul doute dans le « piège » de la « contradiction interne » que dénonce Lorand Gaspar quand au nom de la « pâte obscure » où se cherche la lumière il récuse (Approche de la parole, p. 64) tout commentaire, toute explicitation du texte poétique. Ce qu’il nous importe ici de dire, et on le fera avec les mots du poète, c’est que dans l’image de l’eau au sein de ce poème « viennent converger comme dans un échangeur de haute tension, les fibres jusqu’alors éparses de tant de sentir, pour que se manifeste la nudité d’une mélodie » (Approche de la parole, p. 86). 39 Approche de la parole, p. 12 et 124, et pour les citations qui suivent, p. 48, 142, 116, 33 ; puis p. 35, 112, 34 et 141.
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Présence de Lorand Gaspar
Mots-images mais aussi mots-racines et gisement de sèves, force d’éveil et d’élan pour la pensée, tremplin pour la démarche poétique qui en explore inlassablement les virtualités. Et en cela gage de vie pour la parole de poésie qui, dans l’inépuisable « œuvrement »40 de la langue, se coule, en accueillant le déjà dit, dans le mouvement sans fin de l’encore à dire : Tant de tiges qui s’élancent, se plient et se déplient, se cassent sans se rompre, d’un même mouvoir en lui-même enraciné (185)
Plus rien dès lors n’est séparable dans la lecture de l’image. Car c’est là que s’opère de poème en poème la fusion que cherche le poète, entre matière, vie et pensée41. « Parole-mouvement », « fleuve d’énergie », « ardeur à vivre en corrosion de ses limites », la démarche poétique, dans la tension de son devenir, travaille, en accueillant les mots venus de la vie, – le désert, la lumière, le vent, l’eau, – des mots qui vibrent encore de l’intensité et de la richesse d’une rencontre émotive, à les mettre en communication avec la dynamique de la matière, énergie, érosion, circulation, tout en leur donnant leur poids de gravité par la présence en eux d’une pensée qui cherche et creuse et se cherche, en quête de savoir : « savoir de ta vie si tu peux la comprendre – » (31). Pouvoir de la démarche poétique quand « la barque au large écoute ses racines » (88), et quand, se serrant sur la densité de ses images, la parole de poésie renvoie à ce qui la brûle.
40 Un « oeuvrement » qui, allant vers l’encore à dire, s’attache, en un travail sans fin, à faire du déjà dit un autrement dit. « Ecrire pour dissiper l’écrit. (…) Je ne vois de terme à ces départs » (Approche de la parole, p. 143). 41 « Ce feu liquide qui embrase le mouvement de la vie, de la matière-énergie de l’Univers, est aussi en nous. En deçà des conclusions hâtives du discours : lave de poésie, langue. Hors lieu, hors connaissance administrée. C’est en ce cratère de la voix que naît l’espoir insensé d’une autre expérience. Là, rien ne peut être dit et pourtant le mouvement qui s’y invente est parole. » (Approche de la parole, p. 92). Ou plus haut (p. 33) : « Matière, vie pensée, la même précarité, le même mouvement de construire et de défaire, les mêmes matériaux de fond développant leurs partitions de plus en plus touffues, jusqu’au fastidieux pullulement qui se dévore ».
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Les pouvoirs de l’image
« comme un air devenu soudain lisible » (154) Parole de Lorand Gaspar, parole secrète, éloignée du récit et de la confidence, même si de recueil en recueil y affleurent, avec leur poids d’émotions et de sensations, le souvenir des marches au désert ou de l’éblouissante beauté des îles de l’Egée, la mémoire aussi de l’ancrage lumineux dans la maison près de la mer. Parole nourrie en son énergie première d’un questionnement que relance obstinément l’exil métaphysique. Parole où se cherche le centre de gravité de l’humain dans l’intime conviction que donne, en sa lumière « native », « l’évidence qui fuse » d’une primauté de l’être, dans la personne, sur les catégorisations rationnelles du concevable et de l’explicable. Et parce que cette parole, cherchant « au large son souffle » explore ses propres limites en se faisant recherche et déchiffrement pour que « sourde l’inconnu du visage » (76), on comprend qu’en elle, et jusqu’aux résistances que par le continuel rebond de sa créativité les images suscitent (mais il n’est de langue « étrangère » que de rester dans l’isolement, coupée de l’élan du partage), tout appelle la vigilance d’une lecture qui s’ouvre à l’imprévisible du cheminement comme à l’ascèse du creusement. * « Accueil, circulation, jaillissement » : force agissante du lire quand par le dialogue s’efface la distance qui sépare, quand se cherche l’entente, quand dans le partage d’une exigence s’écoutent des silences, quand, sous les mots partis à la rencontre de l’obscure vérité de l’être, se lève une présence. Alors puisse la saveur du jour dans la gorge portée par l’ouverture trouvée pour d’autres parmi les herbes renaître – (145).
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Hésiter, trembler, frêles images du temps. Le dur noyau de peser, de pourrir et ce bruit de source sans origine d’un coup d’aile déplié dans l’esprit du vent ! la hâte qu’avions d’entendre dans nos voix la muette origine de parole – nous reste à présent l’humble labeur d’épeler ce qui de plus simple s’échange dans nos vies – Patmos, p. 84 fluide et cloué tour à tour l‘esprit peu à peu se retrouve dans le silence qui mûrit et s’ouvre aux battements du corps, brève floraison parmi d’autres sans nombre d’une fugue unique élancements, défaites et rebonds vigoureuse clarté d’effroi dissonances que tu ne peux résoudre – Patmos, p. 67
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Infini. Avec quels yeux Avec quels mots. Gisements, p. 83 La ferveur qui bout paisiblement dans l’épaisseur des choses est aussi dans la pensée Feuilles d’observation, p. 73
Clair est le souci du poète, et par lui lucidement formulé1 : créer une parole qui soit mobilisatrice d’énergie et qui s’attache, dans sa poursuite du mouvant, à témoigner de la vie, la vie dans son jaillissement, la vie dans son flux, dans la continuité de son flux, la vie qui « irrigue » êtres et choses, et le corps et l’esprit, la vie une, la vie nue. Une parole qui, dans la tension de son dynamisme, sache garder vive la force de son désir de clarté. Car c’est ce désir, on l’a vu, qui fait de la langue « un chantier de fouilles et de construction, d’interrogation, d’observation et d’intuition », un chantier où le travail des mots, passant par « la matière vive du vécu », œuvre au déchiffrement du moi « nocturne » pour que « sourde l’inconnu du visage »2. Et de cette soif de lumière l’image de la fouille vient dire l’intensité: Le silex du lever du jour allume les montagnes dans leurs racines Nous fouillerons les pierres claires jusqu’à l’extrême limite de l’obscur3 1
Dans la formulation de sa poétique, Lorand Gaspar, on le sait, précède toujours son lecteur ; et dans cet incessant mouvement de retour sur ce qu’est le geste poétique et sur ce qu’il signifie, il faut lire la pointe la plus extrême du désir de clarté qui porte le poète : désir de comprendre, autant que faire se peut, l’aptitude de l’esprit à penser et notamment à penser cette part du langage qui échappe à l’abstraction du système conceptuel et qui, se penchant sur les profondeurs du moi, ouvre à la poésie des « terres inconnues ». Ecrire, c’est alors « une sorte de nettoyage », un effort de creusement pour dégager des racines. Est poète « celui qui oppose une résistance sauvage à tout ce qui empêche l’homme d’être nu dans l’éternel recommencement de l’aventure » (Apprentissage, p. 111 et 117). 2 Approche de la parole, p. 80, Apprentissage, p. 16, puis Patmos, p. 200. 3 Sol absolu, p. 102. Poème écrit en caractères majuscules.
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Tout alors dans la tâche du poète répond au besoin de creuser pour que s’ouvrent les portes « où respirent ensemble dehors et dedans », pour qu’arrachée à l’univers conceptuel comme à l’insignifiance de la parole atone, l’écriture du poème, fuyant l’ornière du déjà dit, fuyant aussi l’enfermement dans l’esthétisme, se fasse « prise de conscience d’un fonds essentiel ».4 Or c’est ce travail de déchiffrement, c’est cet effort d’élucidation, cette tension de la parole pour accéder à « une respiration profonde, fondatrice »5 que l’on saisit dans l’œuvre de Lorand Gaspar quand le retour sur le même épisode encore vivant dans la mémoire s’enrichit d’une réflexion de plus en plus serrée, quand aussi la récurrence d’une image disséminée de livre en livre indique la force d’un enracinement, ou quand sous la reprise d’un poème le mouvement de métamorphose révèle l’insistance d’une quête. Alors « l’oeuvrement » de la langue donne à lire, nourrie du silence de la pensée et mue par la soif de comprendre, la vigilance d’un regard qui fait de la réécriture le mode d’expression de son exigence de lumière : « Conscience, pensée, langage parlé. Mince écume de jour sur la houle profonde et obscure »6. Dire et redire, composer et recomposer, mettre en circulation, c’est toujours, revisitant, dépliant ou déportant, faire un pas en avant, sachant bien que dans le cheminement de la parole, – « parole passante », « espace inachevable » – se joue l’activité de la pensée et qu’il n’est pas de dit qui ne s’offre à réinterprétation, pas de mot qui ne s’ouvre à d’autres effets de sens si l’interroge un esprit toujours en éveil. Sachant aussi qu’en récusant l’opposition que trace l’ordre du langage entre le même et l’autre comme entre l’un et le multiple, l’écriture poétique se fraye un chemin vers l’insaisissable, vers l’impensable7. 4
Patmos, p. 163, Apprentissage, p. 162. Apprentissage, p. 32. Dans la revue Europe, Lorand Gaspar parle ainsi de son désir d’accéder « à une vie guidée par l’intelligence, une vie libérée par la conscience claire et distincte de sentiments dont notre raison n’est pas maître » (p. 25). 6 Approche de la parole, p. 34 et plus bas p. 70. 7 Apprentissage, p. 72. Rappelons que Valéry, voyant dans le poème « une durée de croissance et comme une figure dans le temps », jugeait qu’ « un beau vers renaît indéfiniment de ses cendres, il redevient, comme l’effet de son effet, cause harmonique de soi-même ». (Variété III, Gallimard, 1949, p. 14 et 75). Dans la pensée de Lorand Gaspar cette renaissance d’un mot ou d’une image ou d’un vers est plus 5
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Patients travaux d’approche d’un fragment On a vu déjà combien l’œuvre de Lorand Gaspar fuit le récit de vie : si dans le tissu de sa réflexion se glisse l’évocation de souvenirs, c’est toujours celle d’instants où le poète a perçu « qu’une même intensité brûle et éclaire au-dedans ce que nous sommes »8. temps que nos corps composent aires d’attente ou d’étonnement blancs patios de la mémoire
S’attachant alors à retracer la scène qu’il vit par le regard – le geste d’un maçon qui bâtit un mur de pierres sèches, la vitalité des corps que rythment les mouvements sur l’aire de battage, l’attente de l’aube dans le regard d’un moine – le poète se penche attentivement sur ce moment qui fait signe car il lui faut aller plus loin que l’émotion ressentie, aller jusqu’à la compréhension de l’étonnement ou de la joie intuitivement éprouvés, faire affleurer à la conscience ce qui se joue dans l’obscurité de l’informulé. Passant dès lors du récit à la méditation, il revient à plusieurs reprises sur l’événement, cherchant à mieux savoir ce qui s’est passé à la fois sous son regard et dans sa sensibilité en ce moment où « terre et regard soudés dans le même mouvement communiquent la vibration »9. Et c’est, advenu là, comme un accord entre soi, l’activité humaine et la matière des choses, comme une rencontre dans la lumière, « la même, commune à tous »10. Suivre dans la réécriture d’une scène et sous le mouvement de la parole en quête de clarté ce travail de la pensée qui cherche et creuse et se tend pour qu’à la faveur des mots émerge un savoir, un savoir sur soi mais aussi sur l’homme et sur la vie, telle est la démarche vers laquelle le poète en progressant dans son investigation entraîne son lecteur. résolument liée, on l’a vu, à la poussée irrécusable de la vie, en l’homme comme dans la matière-énergie. Et la réécriture ne prend sens que d’être prise dans le mouvement sans fin d’une recherche qui est au cœur de l’expérience poétique. 8 Feuilles d’observation, p. 69 et 54. Le titre qui précède est emprunté à Approche de la parole, p. 12. 9 Communiquer, mettre en commun : force expressive du terme choisi pour dire comment le monde de l’esprit communie avec celui de la matière. 10 Feuilles d’observation, p. 63.
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L’aire de battage Pour exemple, tirées de trois livres différents11, les versions de cette scène où se lisent tout à la fois l’activité du regard que capte la splendeur du tableau regardé, et dans l’élan de sa recréation la puissance des images l’une à l’autre nouées pour dire la force du sentiment qui a surgi, un sentiment de luminosité et de vitalité jaillissante lié au scintillement rythmé des gestes du travail : Le peu de blé qui pousse entre les pierres a été moissonné et les gerbes rassemblées autour des aires de foulage qui s’animent. Les paysans y font tourner des sortes de traîneaux tirés par des mulets, qu’ils encouragent à grands cris de hé et de hua. Le dépiquage terminé, ils se mettent à deux ou à trois, jetant avec leurs fourches de gros paquets de blé foulé, dans le soleil. L’aire est une fontaine rythmée de jaillissements d’or sombre dont le vent arrache des nuées plus légères. Les visages et les bras nus sont couverts de ce scintillement.12
Mais c’est en revenant un peu plus loin sur ce tableau vivant que Lorand Gaspar, songeant à la résistance de la pierre par où se défie le temps, songeant aussi à l’activité des eaux et des vents et aux « travaux sans clôture » de la matière-énergie, voit dans les mouvements de l’aire « cette sorte de musique ou de rayonnement » où se perçoit le dynamisme d’une énergeia qui « monte à jamais de nulle part », « poussée sans halte ni puits qu’elle-même »13 : Une aire de battage dans la lumière : de grandes pierres dont on fait les meules, d’autres où l’on grave une pensée, un regard, un nom transitif. D’autres encore où l’on recueille le sang. Eaux et vents lavent les yeux, la terre, les nuages et ouvrent sur des travaux sans clôture. Pourtant dans l’aire, des mouvements se lient, se conjuguent, se courbent. Cette sorte de musique ou de rayonnement qui embrasent ainsi la clôture, rien au-dehors ne les perçoit.14
L’impression est là de « toucher quelque chose de l’immatériel et de l’infini »15. Et c’est ainsi que le poète, prenant appui une fois
11
Egée, p. 95 ; Feuilles d’observation, p. 75 et 165 ; Carnet de Patmos, p. 42. Feuilles d’observation, p. 75. 13 Patmos, p. 135. 14 Feuilles d’observation, p. 165. 15 Carnets de Jérusalem, et plus bas Approche de la parole p. 34. 12
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encore sur la même scène, en vient à méditer sur la vie humaine, et sur l’irréversibilité du temps qui passe et disperse et fragmente : Près de Meloï, Iorgo et son fils vannent le blé dans l’aire de foulage. Foulage et dépiquage se font encore à l’aide d’une sorte de traîneau lesté d’un homme que font tourner des mulets résignés. La fonction des cris à intervalles irréguliers est sans doute plutôt de lutter contre la monotonie somnifère et le vertige. A présent que les fourches lancent les paquets de paille mêlée au grain, c’est la danse, les gestes rythmés qui relient ciel et terre. L’écume pailletée de nos jours, irréversible dans le vent. 16
Vent du temps qui emporte et altère et détruit ou transforme, posant à la pensée la question de savoir comment en l’homme s’effectue le passage entre envol et pesanteur, la pesanteur, « notre plus clair héritage », comment s’opère en lui la transformation de cette pesanteur en force vive; et c’est encore la même scène qui pour l’esprit forme tremplin : Au début de juin, le maigre blé qui pousse entre les pierres est déjà moissonné, lié, les gerbes rassemblées autour des aires. Le dépiquage est fait au traîneau, lesté par le paysan qui encourage à grands cris de hé et de hua l’âne ou le mulet qui tourne. On ne procédait pas autrement du temps d’Isaïe en Judée. Cette opération terminée, les hommes jettent avec leurs fourches des paquets de blé foulé dans le ciel, laissant au vent et à la pesanteur le soin du partage. L’aire devient alors une fontaine de lumière incarnée d’où jaillissent par saccades des nuées d’or sombre. Byzance rustique. Notre pain, cette part qui pèse. Qu’y a-t-il, que se passe-t-il entre ce qui tombe et ce qui s’envole ? Entre ce qui pénètre dans la bouche de l’homme et ce qui en sort ?17
Ainsi la réflexion va-t-elle en se creusant, et le poète, évoquant la finitude de l’homme face à la vie sans limites, songera dans Patmos18 au « blé des corps dans la meule des ans / farine que mélangent les lois éternelles / pour d’autres pains et d’autres dents ». On le voit : c’est à la réécriture que Lorand Gaspar, « homme d’attention et d’étonnement »19, confie le soin de cerner progressivement sa pensée, celle qu’appelle la méditation sur le temps et la vie, sachant que « seule la mobilité et l’intensité de l’acte de penser 16
Carnet de Patmos, p. 42. Egée, p. 95. 18 Patmos, p. 124. 19 Approche de la parole, p. 13. 17
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peut accomplir ce travail de compréhension » et que c’est « en prenant appui sur ces signes qui renvoient à des choses perceptibles »20 que s’éclaire le regard sur le devenir humain, un regard, dit le poète, dans la fenêtre taillée à même la source du vivant de ma vie –
21
Dès lors, se détachant de la scène qui lui donne vie, l’image de la paille de l’aire de battage vient irriguer les poèmes. C’est elle qui dans Egée dira la lumineuse légèreté de l’envol de la poésie tout en intimant à la parole d’être tout à la fois dénudée et dénudante : A nu les ligaments de ta pesanteur, nue la voix éclairée par la paille de l’aire à fouler –
C’est elle aussi qui dans Patmos soulignera la fugace montée des instants de clarté quand « la paille sous les doigts / craque dans la boue / d’un continent de nuit – »22. Et c’est elle encore qui, s’alliant à d’autres images dans la riche série énumérative de brèves phrases nominales, jaillira dans le poème où Lorand Gaspar évoque le cours sinueux de sa rêverie, une rêverie qui s’émiette, souvenirs, songes, pensées : mémoire de neige sur la peau flocons fondus d’images passées nuit sans bord bordant le souvenir nuées qui se serrent se dilatent la paille jetée dans la lumière pluviers dorés qui virent sous le vent j’écoute encore ce que tirent un instant l’oreille, la voix les doigts le cerveau du fleuve en mouvement sans fin des choses
20
Apprentissage, p. 65. Fidèle à sa conception du substrat vital, Lorand Gaspar note qu’aucun organisme ne peut développer son ordre de contre-courant sans un « dialogue » permanent avec le « dehors ». (Approche de la parole, p. 37). 21 Patmos, p. 132, puis 146. 22 Patmos, p. 22, Egée, p. 32.
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Inépuisable la richesse de l’image et des sons qui la portent, « paille effritée du miracle du jour », « dispersion de la paille d’un émerveillement », « rire pailleté de soleil des korés » , « paille où se love tout ce qui n’est pas encore », « paille brisée du rayonnement dans le poreux des pierres »23. Inépuisable surtout le pouvoir de germination des mots qu’a nourris le vécu et qui se sont gravés au fond de la mémoire et du corps. De cet essaimage de mots devenus images et de leur pouvoir d’aimantation pour la pensée on reparlera24 car c’est par là que se tissent de recueil en recueil les liens qui témoignent d’un enracinement du geste d’écrire non seulement dans la matière du vécu, mais aussi dans les profondeurs de l’être, là d’où monte la soif de vivre, dans les sèves sans bornes du vivre la fureur de la vie déchirant la vie –25
Hors cette soif, hors ce pouvoir de germination, tout ne serait dans l’image que jeu avec les mots et simple figure de style. Mais en se déplaçant, l’image reste prise dans l’élan de la vie et, toujours neuve, elle participe de l’intense désir de lumière qui habite la poésie26. La lumière, ce désir de la pensée qui est vie elle aussi. Comme en témoigne plus encore le devenir d’une autre scène.
Le travail du maçon Parmi les tableaux vivants dont le poète a besoin « pour accueillir quelque chose de l’inconnu qui leur donne vie »27, il en est un qui appelle la même patiente approche, et c’est le souvenir que retrace un fragment d’Egée : Regardé Spiros, le maçon, bâtir un mur de pierres sèches. Dans le tas de pierraille, l’œil et la main piquent la pierre qui s’encastre exactement dans la
23
Voir notamment Sol absolu, p. 76, Egée, p. 32, 57, Patmos, p. 99. Voir plus loin l’étude des images lovées autour du souvenir d’Amorgos. 25 Patmos, p. 109. 26 Lorand Gaspar sur ce point : « Etonnante richesse des liens et des effets entre l’objet à investir et le langage qui se crée pour telle ou telle investigation au fur et à mesure du creusement dont il est l’initiateur invoqué » (Apprentissage, p. 102). 27 Carnet de Patmos, p. 46. 24
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Présence de Lorand Gaspar place vide. Cette pierre quelconque, pierre du hasard, raboteuse, indécise, devient brusquement l’évidence.28
Centré sur la précision du coup d’œil et sur la vivacité du geste de la main, le récit réussit à dire en quelques mots l’étonnement que suscite en son observateur la qualité d’un savoir-faire. Mais la pensée est à l’œuvre déjà et c’est en songeant au hasard et à la nécessité, ces antinomiques, que Lorand Gaspar lit dans l’œuvre du maçon l’annulation de leur opposition, une annulation liée au jaillissement de « l’évidence ». L’évidence : un mot qui est pour Lorand Gaspar au cœur de l’expérience poétique29. Et c’est bien le même terme qui réapparaît, occupant la même place, décisive, au sein du texte, dans une autre version de cette scène30 : Bâtir un mur de pierres sèches est une sorte de rite réglé par le jeu du regard, des mains et de la respiration. Dans le tas de pierres brisées, ramassées au hasard, le maçon cueille celle qui s’ajuste, celle qui remplit exactement l’espace vide préparé par les précédentes. Cette pierre apparemment informe, mal définie, raboteuse, devient l’évidence.
Version d’une scène dont l’acteur n’est pas nommé car il s’agit cette fois de réfléchir, d’emblée, à l’intelligence d’un faire qui implique dans le rapport au matériau non seulement le regard et les mains mais aussi la respiration : geste où se lit dans le nœud d’énergie où s’engage tout le corps la tension d’un dynamisme, celui de qui sait sous « l’apparemment informe » discerner l’élément nécessaire, la pierre qu’exige pour son équilibre formel la construction de l’ensemble. Et c’est ce savoir, cet art d’aller à l’essentiel, cette aptitude à « maîtriser le hasard » qui retient l’attention de l’observateur, appelant en lui le mot l’évidence. Un mot que le poète charge de dire, ici comme ailleurs quand il envisage son rapport à la poésie, l’abrupt de l’intuition et le surgissement de lumière, de la lumière « native » 28
Egée, p. 94. Notamment Approche de la parole, p. 12 et 112. 30 Feuilles d’observation, p. 75. Version postérieure à l’autre ? La publication d’Egée porte la date de 1980. Les fragments de Feuilles d’observation, livre publié en 1986, sont pour ce qui concerne notre passage situés par l’auteur entre 1980 et 1982. Sur l’ordre chronologique de ces versions on se gardera de décider. Toutes ont leur intérêt et toutes vont « là où l’ouvert les porte » (Patmos, p. 65). Même remarque pour l’étude de la scène de battage. 29
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qui innerve le geste de création : « l’adhérence de l’acte à son essence »31. Mais c’est à une troisième version de l’événement qu’il revient de porter plus loin encore le creusement de la pensée. Autre scène, située cette fois non plus à Patmos mais à Jérusalem où Lorand Gaspar regarde travailler sous la voûte de l’église des Croisés le maître maçon qui œuvre à sa réfection : Il m’arrive, quand j’ai un peu de temps libre, de m’asseoir là dans un coin à le regarder travailler. Sa façon d’approcher, de manier, d’ « interroger » une pierre, de monter une voûte me fascine. Il me semble être le témoin d’échanges très rapides entre un savoir lentement élaboré et jamais achevé (toujours en mouvement, en communication), le toucher des doigts, le travail des yeux sur les images des choses existantes actuellement ou nonexistantes, et une pulsation d’énergie habituellement inapparente dans la pierre. Je perçois des chuchotements, des frôlements, des transvasements, toute une circulation de je ne sais quelles sèves. Il y a dans ces mouvements qui s’entr’éclairent de se rencontrer, de s’entretoucher, une musique simple, mais aussi autre chose, d’indéfinissable. L’alliage mystérieux de ces microrencontres, de ces gestes parfois réduits à une hésitation, un tremblement infinitésimaux, je le retrouve dans tout ce que nous appelons art.32
La fascination que les mains du maçon exercent sur le poète témoin de la scène – une scène tout à la fois différente de l’autre par le lieu et le moment évoqués mais très semblable cependant par la force du spectacle observé et de son retentissement intérieur – sert de point de départ à une réflexion qui demande à la pensée d’aller plus loin dans la compréhension de ce qui se vit là, en ce moment où la tension de l’acte de regarder répond à la tension du geste regardé. Et ce n’est plus seulement sur ce qu’il voit, lui, et ressent et comprend du geste de l’artisan qu’alors se concentre le poète. Ce qu’il saisit, c’est l’intensité de l’échange qui s’opère sous ses yeux entre la pierre et la main, ces mouvements qui « s’entr’éclairent », ces « micro-rencontres ». Affleurement à la conscience de l’intuition qu’entre la matière et l’homme, c’est d’une aventure partagée qu’il s’agit, née de la même « pulsation
31
Feuilles d’hôpital, p. 125. Lignes de force d’un faire que manifeste aussi la langue de poésie comme le souligne un fragment d’Approche de la parole situé p. 63. Sur la maîtrise du hasard dans le travail du maçon on lira dans l’évocation des moments passés avec Georges Séféris l’émouvant passage consacré à Delphes (Egée, p. 101). 32 Carnets de Jérusalem, p. 29.
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d’énergie », l’aventure d’un « enracinement commun dans la trame du vivant »33. Alors, face à cet « alliage mystérieux », face à ces mains et ces pierres unies dans leur danse, Lorand Gaspar, liant dans sa pensée art et artisanat, songe à la présence en profondeur d’une circulation de sèves : la vie une, la vie commune à la matière et au corps et à l’esprit, cette vie qui se manifeste dans la capacité de créer : de construire et de transformer, de faire et de défaire et de refaire, cette capacité inhérente à la nature et que l’homme ne cesse de réinventer34. Et si dans le mouvement de cette réflexion la lecture du poète s’est déportée loin de son point d’ancrage, loin du souvenir qui remonte d’un moment de rencontre intense dans l’église romane de Jérusalem, c’est qu’il assigne à la parole une tâche beaucoup plus exigeante que celle d’une résurrection mémorielle, fût-ce la plus émouvante ou la plus riche affectivement35. En travaillant à comprendre ce qui s’est alors passé en lui, en faisant émerger, même si elle n’est ici qu’allusivement évoquée, la pensée qui oriente sa conception de la poésie et de l’écriture poétique, Lorand Gaspar nous montre que c’est en passant du regard fasciné au regard de l’intellect, et de la vie vécue à la vie pensée, qu’on saisit la raison d’être d’un faire dont tout créateur est « l’initiateur » quand entre la matière et lui s’instaure, mystérieux, un accord, celui qui lie le geste du corps-esprit à « la geste de l’univers », « l’accord entre soi et les mouvements de la terre, du ciel et de la mer »36.
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Arabie heureuse, 4è de couverture. « Nous oublions volontiers que la nature ne s’arrête pas aux paysages et aux figures que nos sens et notre cerveau en captent » (Feuilles d’observation, p. 24). Et plus loin : « Je ne crois pas qu’il y ait une différence fondamentale entre les « interprétations », les « découpages » que font nos sens, nos mots, nos pensées quotidiens en digérant les rencontres avec tous les mouvements de l’environnement, et la production de nos œuvres d’art » (97) ou bien encore : « Entre la beauté que notre esprit octroie à ses visions de la nature et celle qu’il produit, je vois certes une différence d’activité, mais non de nature » (49). Cohérence d’une pensée qui voit dans l’activité humaine le flux d’une énergie lisible dans l’art aussi bien que dans la matière au sein du cosmos. 35 Sur cette exigence qui sépare entre eux les poètes, Approche de la parole dit l’essentiel, p. 123. C’est aussi cette exigence qui forme frontière entre le visage altérable de la poésie et ce qui en elle échappe au transitoire (ibid. p. 61). 36 Apprentissage, p. 131. « Qu’il y ait une vie indivise à la source de ces figures que nous tirons vers la somnolence de nos habitudes, n’est-ce pas justement ce que nous 34
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Exigence d’élucidation qui passe par le creusement de ce qui a été vécu, et senti, pensé, rêvé, attendu ou refusé, une exigence sur laquelle le poète ne transige pas comme en témoignent dans leur fulgurante brièveté les injonctions d’Approche de la parole37 : Ecrire pour dissiper l’écrit… N’être plus que trajectoire déshabillée de mauvais soucis… Inciser cette forme bavarde et aller au creux où se désécrit le jour… Etre en même temps la rupture et le flux imprenable dans la faille… Que ta parole déchire toute parole de revêtement.
Mais cette intelligence du vivre est toujours à conquérir, arrachée toujours à « l’indéfinissable » de l’existence. Et le poète sait, partant de la vie et de ce qu’elle à d’indéchiffrable dans l’immédiat, qu’il lui faut tâtonner, écrire, réécrire, construire et reconstruire, dans l’espoir, dans la difficulté, dans l’incertitude de trouver une parole à la mesure de son désir de clarté. Une parole qui sache cependant « ne pas rester trop en deçà de la force de ravage d’un étonnement », et qui demeure porteuse de « cette fluidité vivace que nous appelons âme parfois »38. Escarpé est le chemin, ardue la marche, qui contraint de « quitter à tout moment certitude et sécurité ». Mais tenace est la volonté d’aller, de risquer la parole, d’ouvrir les mots à l’étendue, de leur donner « la souplesse et la fugacité d’une respiration ». L’espace, le souffle, des mots qui reviennent avec insistance sous la plume du poète, et qui dans une écriture toujours en migration se présentent comme autant de lieux de transhumance39. De cette liberté de la parole dans l’aventure du langage, quand s’ouvrent les possibles d’un mot, une autre scène témoigne qui par son rôle matriciel occupe dans l’œuvre une place de premier plan. rappellent, nous font apparaître d’époque en époque les artistes qui les régénèrent ? » (Feuilles d’observation, p. 23). 37 Successivement p. 143, 128, 131, 90. 38 Approche de la parole, p. 55 puis 71. Et dans Feuilles d’observation : « Notre écriture n’est pas une simple suite de signes tracés par la machine main-cerveau. Ni cette « machine » ni les signes ne seraient rien sans le mouvement qui tisse » (Feuilles d’observation, p. 59). 39 Image, on le sait, qui a force de vie pour Lorand Gaspar. « Un mot c’est la légèreté de l’air ; la porosité d’un soir. Lieu de transhumance, citerne sèche et citerne d’abondance de ta migration » (Approche de la parole, p. 106).
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Amorgos Amorgos, mémoire de chaux Dans les ténèbres de l’été40
Jaillissant elle aussi d’un souvenir dont le poète revit avec force le choc émotif, cette scène-matrice s’impose moins par le retour sur elle du récit que par la dissémination de ses motifs, une dissémination qui par la récurrence de mots devenus thèmes, tisse dans l’œuvre, et bien au-delà de la sauvegarde d’un instant dont l’éblouissante beauté a fait signe, les liens d’une circulation où lire l’insistance d’une pensée en quête d’un « peu de clair / dans le silence du visible »41. Deux moments dans cette scène qui s’ouvre sur l’évocation du choc de la première vue, celle du monastère de la Panaghia dans l’île d’Amorgos : Cri blanc dans la chute sombre d’une falaise. Nudité brûlante, prière. Dans le bleu absolu, l’entêtement d’une poignée de chaux.
Dans ce premier fragment textuel42 quelques mots apparaissent qui de recueil en recueil accompagneront le travail du poète, élargissant, enrichissant l’écriture dans son désir de « déplier un noyau d’obscurité, un éclair d’intuition, un étonnement »43. La chaux, le blanc, le cri, et plus encore la brûlure de la nudité : des mots qui ne sont pas seulement sujets à réécriture mais qui, soumis à la mobilité de leur variation contextuelle, vont en se disséminant se densifier et, se transformant, porter en eux, par le mouvement de leur reformulation, les orientations majeures de la réflexion poétique. Le blanc, ce blanc qui est celui du calcaire, celui aussi des îles grecques, dalles, chapelles, murs chaulés de frais au printemps, où la lumière, l’intensité de la lumière se fait « matière palpable », devient l’emblème de l’écriture quand jaillit la nudité sans nom de l’intuition,
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In Cahier seize, p. 104. Gisements, p. 84. 42 Egée, p. 98. 43 Apprentissage, p. 93. 41
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« flamme blanche dans l’idée de neige », quand, « la langue brûlée de silences », le poète sur la page « écrit blanc sur blanc »44, quand un flocon d’évidence est percé à blanc dans le visage qui voit tout à coup –
Mais la chaux, le blanc de la chaux dit aussi l’érosion, la brûlure, l’exigence d’un dépouillement qui met à nu, ou qui « dévore » la nuit : « tant de nuit mangée à blanc ». Et c’est dans la chaux, que demeure « un peu de beauté vivante encore », la beauté d’une luminosité, d’une nudité, qui éclairent la vie45. La chaux, cet « interlocuteur inexorable ». Alors le cri blanc du monastère dans la chute sombre de la falaise donne corps à l’opposition de la lumière et des ténèbres qui court à travers les recueils de poèmes pour dire les combats de l’écriture, « écriture de chaux / dont on peint dans les îles / les dalles de la nuit »46, pour dire aussi les « ressacs » de l’élan poétique : Clairière d’esprit dans le corps du matin brûlé distraitement par les feux de midi – ainsi la chapelle chaulée frais des îles et la craie fluide d’un dieu qui dessine la route incalculable d’un goéland tout le blanc entre les mots que gardait ta voix et les fruits, ô les fruits que tant de déserts, de nudité promettaient au marcheur comme ils se replient doucement dans l’ombre ! comme leurs pigments étincellent dans la gorge !
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Feuilles d’observation, p. 176, Gisements, p. 89 et Patmos, p. 86. Le poème de Gisements serait à citer en entier. 45 « La chaleur des mots dispersée, recommencée » (Feuilles d’observation, p. 84). Pour témoin, Gisements, p. 50, 52, 89 et 102, Egée, p. 65 et 74, Sol absolu, p. 46, Feuilles d’observation, p. 176, Patmos, p. 14, 15, 18, 30, 75. Notamment. 46 Patmos, p. 108 et 82. Nous soulignons par la mise en italique les termes de l’opposition qui traverse l’œuvre, de variante en variante.
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Fidélité au réseau de ces mots47, qui par leur retour et leur pouvoir imagé soulignent l’obstination de la recherche, non sans former pour elle, au fil des poèmes, un vivier de termes où prend appui la pensée : et dans ce vivier, « citerne d’abondance »48, le noir et le blanc, tissés et retissés, liés ou déliés, et toujours là, présents toujours pour d’autres aventures : Ce noir et ce blanc, qui pourrait les épuiser ?
La scène d’Amorgos cependant se prolonge, laissant apparaître dans un second volet d’autres thèmes et d’autres images pour le devenir du poème : Office. Dans la fenêtre minuscule Orion est plus proche que la mer. L’abbé et un très vieux moine psalmodient à la lueur d’une seule bougie. Deux longues heures de récitation monotone, entrecoupée de chants aussi peu mélodieux que possible : une voix démunie s’égare sur les eaux. De temps en temps l’officiant encense les icônes, un siège vide. Il court à la fenêtre guettant avidement la première pâleur, comme si l’aube pouvait nous délivrer d’un combat inégal.
Attente du moine qui dans le noir guette la montée du jour, telle est aussi l’attente du poète qui guette la montée des mots en ces instants où ils sont encore « tout froissés d’obscurité », mais laissent pressentir la blanche clarté d’un savoir : J’entends grincer très pure la craie d’un mot dans le vent toujours nuit –
Semblable au moine d’Amorgos à ce moment d’avant l’aube où la lumière du jour n’est encore que promesse, le poète éprouve, précédant l’écriture, comme un fourmillement, comme un élancement, l’approche pressentie d’une compréhension, cette approche qui
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Patmos, p. 82. Dans les mots soulignés par nous l’opposition du blanc et de l’ombre se croise avec celle de la lumière et du mutisme de la parole. Et, comme le dit superbement Lorand Gaspar dans l’un de ses poèmes, chacun de ces mots, là comme ailleurs, « reçoit par bonds successifs un développement immense de son noyau de lumière. Tel est au fond de l’aube ce travail tenace, indéfectible à trouver son chemin, à émonder les épaisseurs » (Gisements, p. 34). 48 Approche de la parole, p. 106 puis Feuilles d’observation, p. 28 et 153.
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devance en lui le moment où « une lucidité poreuse prend corps »49. Ainsi est-ce en s’intériorisant et en s’épurant que le souvenir de l’office monastique prête ses images à l’évocation de l’expérience poétique. Les mots-images alors échangent leurs réseaux, ou bien encore les combinent, répondant à cette « dynamique de communication fusionnelle » dont parle le poète50 et qui fait de la langue de poésie un lieu de concentration, et d’ouverture du sens. Pour exemple, le glissement du thème de l’attente de l’aube à celui de l’attente du puits vers lequel va le marcheur au désert, « comme si le puits imprenable » était « déjà et sans commencement le bruit d’une eau sur les lèvres ». Eau ou lumière, et puits ou aubes, c’est la même « source » qui se guette, dans le désert, dans la nuit, dans les mots, la source qui délivre de la soif et de l’ombre et de la pesanteur : Là où s’est levée la fraîcheur, de nouvelles épaisseurs se font nuit. Puis une fois encore ce moment qui précède l’aube. Sur la margelle où viendra boire ce qui ne vient pas, ce qui est déjà dans la sombre lueur du matin : approfondissement d’espace, appel d’air qui se tient immobile, le visage vide.
Et dans cet entrecroisement de termes où se dit « seulement la flèche de clarté / du désir sur les pistes de nuit – »51, un mot forme nœud qui par son pouvoir fédérateur entre tous établit le lien : le matin. Le matin : ce moment-seuil « entre l’opaque et le lumineux, entre les membres gourds et l’esprit de la danse ». Le matin, moment inaugural d’où part le mouvement de la vie. Le matin, instant où tout commence, où tout peut advenir. Et c’est la lumière du matin qui est à 49 Feuilles d’observation, p. 126. « Fermentation d’une promesse de savoir » (ibid. 165) qui fait du poète un guetteur, le guetteur de ce qui en lui « cherche le jour » (ibid. 89). 50 « Ces textures (…) qui se forment et se transforment selon une dynamique de communication fusionnelle, sont des écritures dont le bonheur et le désastre viennent de ce qu’elles n’interprètent pas : elles se contentent d’agir en échangeant, en combinant, en dispersant leurs mouvements, leur matière, leur potentiel » (Approche de la parole, p. 142). Même densité de la réflexion quand Lorand Gaspar, parlant de la construction des images, note que, nées du corps, elles doivent leur intelligibilité tout autant au « tissu des choses » qu’au tissage verbal de leurs rapports et de leurs mouvements (ibid. p. 68 et 145). 51 Approche de la parole, p. 13 ; Feuilles d’observation, p. 174 et plus bas p. 105, 126, 181, 92, 86.
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l’orient de la quête quand le poète cherche son souffle, « matin que nous n’avons jamais quitté » : De cette pâte obscure où la lumière n’est qu’un élancement, une étrange et fragile certitude, il lui faut (lui, le poète) former le signe nu d’un matin où rien ne fut interrompu, où tout peut être déchiré.52
Vers ce mot convergent la soif d’ouverture et le rêve d’une genèse, quand tout est encore intact, dans le blanc de l’indivis, dans l’absolu du mouvement qui là s’origine. Aube pour l’écriture quand « la prestesse, la brûlure de la première flèche » de lumière qui touche la mer figure aussi celle qui « touche la page en friche du cerveau » : chaque matin quelque part sur une vitre dans un œil la fraîcheur immaculée d’aller – 53
Les matins, « comme une réserve d’eau dans la sécheresse ». Et Lorand Gaspar de songer à sa vie, à ces heures où il observe « la progression de l’aube sur la mer ». Des herbes et des voix bougent dans mon sang. Poussée immémoriale que j’accueille dans ma mémoire et habille inlassable de tout ce qui me tient chaud. J’ai besoin de ce seuil, de ces portes, de cet enclos pour toucher ce qui dans mes gestes, dans mes eaux, dans mes herbes est sans mémoire.
Mes gestes, mes eaux, mes herbes : ma vie dans le flux de la vie, car « la vie qui passe un instant de nuit à lumière est en marche depuis toujours ». La vie en marche, celle de la lumière à l’aube, celle de la pensée, celle de la mémoire, celle de la langue quand elle accompagne « la croissance et la fugacité du mot ». Celle de la poésie, « aube d’espace ». Et il revient à un poème de Corps corrosifs de donner à lire dans le saisissant raccourci d’une strophe ce travail d’entrelacement thématique où se noue autour du souvenir du couvent d’Amorgos la réflexion sur la longue attente de la première lueur, l’attente de qui, dans l’expérience de l’écriture, devance le jour « d’une longueur de lumière »54: 52
Approche de la parole, p. 65 et plus bas p. 134. Feuilles d’observation, p. 109 et plus bas p. 107-108, puis p. 171. 54 Sol absolu, p. 212 et 219. 53
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Courbe musicale qu’une lampe au-dedans compose sans effort, la vallée du chant éclaire l’épaisseur de l’officiant. La chair opaque allumée par la chair ouvre ses ravines dans l’assurance de saisir. Couvent de Cyclades dans la nuit abrupte – notre chaux crie longtemps dans la falaise.
Cri de la chaux dans la falaise, lampe du chant qui éclaire l’épaisseur, musique de la poésie dans l’opacité du savoir, les mots reviennent, et ce sont les mêmes, et ils sont autres d’avoir trouvé sens autrement, pris dans d’autres rapports, ces rapports que crée la mouvance de leur devenir. Sans qu’ils cessent pour autant de se situer à la jonction de la vie du dehors et de la vie du dedans. Dispersion, réitération, recomposition, « éternel recommencement de l’aventure » : il s’agit, pour garder la parole de poésie en son état naissant, pour la garder aussi en marche de vie, parole libre, « parole qui flue dans le dessein de l’œuvre à venir », de faire bouger les mots et par leur réécriture de les porter sans cesse de l’avant : Rien en ces pages ne put être conduit à son achèvement. Je le ressens comme un bonheur d’espace qui, à l’aube, devance et signifie le souffle, le pas (…). Je ne vois de terme à ces départs. 55
Reste qu’il est des mots-racines, ancrés dans la mémoire et dans le moi profond, des mots où « se reconnaît » le poète ; et ce sont eux – l’eau, la lumière, le souffle – qui appellent dans le déport de la réécriture cet incessant travail de remise en cause.
Sur les sentes d’une transhumance « Reprendre refaire multiplier les versions »56 d’un tableau, d’une image, d’un composé d’images et par cela, dans le travail de maturation qui s’opère, avancer dans la compréhension de l’humain tout en fouillant à la recherche des racines qui, portant la vie du moi dans son unicité, portent aussi le mouvement « incoercible » de la vie qui dans son flux charrie l’éphémère, tel est le destin, et tel le dessein de l’œuvre de poésie.
55 56
Approche de la parole, p. 143. Revue Europe. Le titre retenu ci-dessus est emprunté à Egée, p. 40.
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Que l’activité de l’écriture s’inscrive ainsi dans un mouvement sans limites, le poète le dit et redit : « Ta main, tes yeux, ta langue ne font que recomposer, rapiécer, recoudre, rapetasser une circulation, l’idée d’une circulation. L’entêtement de cette lueur ».57 Un entêtement dont témoigne, moins visible que celle des mots, la reprise d’une figure rythmique dès lors que la modulation des phrases et des sons répond dans sa récurrence à l’élan d’une métamorphose. Pour exemple, aux deux bords de l’œuvre de Lorand Gaspar, ces poèmes, l’un venu de Sol absolu (165), et l’autre de Patmos (81), deux poèmes qui l’un et l’autre chantent les pouvoirs de la poésie en saluant l’avènement de sa venue : Pour ce torrent sans lit ce chant immobile de pierres Pour cette douleur étroite ce chemin de nul nerf Pour ce feu austère dont nul arbre ne brûle Pour cette flamme jamais née qui charrie l’obscur de ma voix Pour ton nom muet qui enchante mes oreilles Pour ce qui me reste de fraîcheur Pour ce repas de poussière
A l’eau sombre qui là-bas recueille le vert ferment d’une aube sur terre à l’eau qui va riant dans les pierres dissiper la ferveur des images – à la goutte d’eau claire dans mon œil mémoire d’une aveugle fraîcheur quand l’âme vérifie le désert – A ce qui me dit indivis et fluide chant levé dans l’essor du chant essaim de lueurs que rien n’interrompt mots et gestes brefs tissés dans l’ouvert – Sur la rive rêche et endolorie fruits tombés que décompose la mer lambeaux de brumes, pansements jetés. (Patmos)
Pour cette eau qui monte dans la clarté des pierres (Sol absolu)
57 Feuilles d’observation, p. 103. Rappelons ici, déjà cité, l’un des textes fondamentaux d’Approche de la parole (p. 53): « Le problème de l’activité poétique d’un langage n’est que secondairement un problème de structure et d’organisation. La genèse est dans les forces de liaison, dans les échanges, la circulation, l’influx. Glissement insensible vers une différence qui est illumination du même ; du même qui change et s’efface indéfiniment ».
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Les images, d’un poème à l’autre, restent les mêmes : la poésie est eau et fraîcheur, elle est feu, elle est chant. Et d’un poème à l’autre la composition du phrasé repose sur la juxtaposition de séquences nominales alors que la ferveur que suscite l’épiphanie poétique, sensible dans le jeu de la récurrence à l’ouverture des vers ou des groupes de vers, est contenue, maîtrisée par la sobriété du choix des mots les plus simples. Mais d’un poème à l’autre se métamorphose le texte. Visible le déplacement de la préposition sur laquelle s’articulent les vers (pour / à) et visible non moins le passage dans le déterminant nominal du deictique au générique (pour cette eau / à l’eau). Or tout montre que sous ces modifications apparentes s’opère un changement décisif : la parole est passée d’une évocation (ce feu, cette clarté) à une invocation, ou plus exactement d’un chant dédié à la poésie (pour cette clarté qui monte) à un chant de salutation qui, à elle adressé, en souligne intensément la présence, et plus intensément que ne le faisait le démonstratif. D’autant que, renouvelant la forme du poème, le travail de construction qui, dans la version initiale, reposait sur l’alternance de distiques et de vers isolés et qui par le découpage des blancs typographiques composait un poème aéré où se glissait comme estompé le thème du manque et de la perte (pour cette douleur étroite), conduit, dans la seconde version, à une facture très neuve : les strophes où se rassemblent par trois fois les vers, ordonnent les images dans le cadre d’une opposition vigoureuse (l’eau qui va riante / la rive rêche, endolorie) tandis que la figure rythmique, épousant ce contraste (deux strophes liées dans leur ampleur décroissante par le partage du même mot / une strophe qui dans sa brièveté en exclut la présence), se subdivise (sept vers opposés à quatre vers) pour cerner au plus près la force, violente, de l’événement intérieur quand se vit, dans l’éphémère, le jaillissement de l’intuition poétique. Ainsi, tous effets conjugués, le poème de Patmos va-t-il plus loin dans la saisie de « ces forces qui travaillent à l’ombre de notre corps conscient »58 ; car ce qui est par lui mis en mots, et porté par la respiration des strophes, c’est le drame du vivre en poésie quand le surgissement de l’évidence par où se déchirent les clôtures se voit à 58
Feuilles d’observation, p. 22. Ce poème de Patmos, qui a déjà fait l’objet d’un commentaire dans la première partie, retient ici notre attention pour la dynamique qui en lui assemble mots, images et rythmes, puisant dans l’interdépendance de ces (ses) composants la justesse de la saisie, au fond du moi, de ce qui est, ce « flux sans césure, identique en ses visages discontinus » (ibid. p. 84).
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nouveau cerné d’obscurité, quand la pesanteur bloque « l’éclosion d’envols / source vive d’oiseaux »59, quand « là où s’est levée la fraîcheur, de nouvelles épaisseurs se font nuit »60. Mais se dit aussi dans ce poème et à la faveur de son leitmotiv, la profondeur d’un enracinement : comme si l’eau, toujours mouvante et cependant la même, était la seule image possible pour dire dans l’univers des mots ce qu’est l’être, l’être indivis et fluide ; comme si, d’écho en écho, les poèmes de Patmos répercutaient le même regard sur le cheminement souterrain, en l’homme, d’un courant qu’alimente l’inépuisable d’une source : un homme se penche sur la page d’eau lisible dans son sang – avance sans que rien ne bouge vers une source que tu ne vois pas dans les eaux sans commencement.
De Sol absolu à Patmos la pensée demeure ainsi en vie. Et si « les formes trouvées servent d’outils pour continuer », c’est que, tendue vers « la corrosion de l’illisible », l’écriture reste prise dans l’élan d’une secrète circulation, à la recherche d’une exactitude qui n’est plus seulement celle des mots ou des phrases mais qui englobe aussi dans son exigence le souffle du poème et la « vérité » de la vie que sa justesse aura pouvoir de communiquer : et c’est, liée à la respiration poétique, « une exactitude plus escarpée que celle de nos mesures »61. De poème en poème, la parole ainsi se fait tension, tension pour bâtir « les fondations fragiles d’une clarté humaine », tension « à la recherche de racines dans les crevasses de pesanteur », « tension de lame » pour que « dans le bouillonnement opaque », passe « quelque chose du mouvement incoercible ».62 Or dans cette expérience de la réécriture, ce qui se donne plus encore à voir, orientant la langue dans son œuvre de transformation, c’est la soif de dépouillement, une soif inextinguible. Répéter, mais 59
Patmos, p. 144 et plus bas p. 48. Approche de la parole, p. 13. 61 Approche de la parole, p. 14 et Apprentissage, p. 60. 62 Feuilles d’observation, p. 63, Gisements, p. 9, Approche de la parole, p. 67. Trois lignes de force que nouent entre elles l’image de la barque (Patmos, p. 88, notamment) et celle du vent, de la fenêtre, de la trouée (Patmos, p. 109, 116, 135) ou celle de la citerne. 60
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répéter pour aller vers plus de nudité, migrer, se mettre en marche, tel le nomade, « sur la route en vue de rien »63. Une telle recherche, – la « nudité même érodée » – , passe certes par l’écriture, mais elle passe aussi chez le poète par la rencontre toute intérieure d’une « mutité » dont « la gravité anéantit chaque mot » : si rigoureuse est l’issue du combat que reflue à ses sources le mouvement et s’annule l’empire de l’étendue laissant là l’étrange nudité qui se creuse incoercible et se troue – 64
Expérience de la nudité : expérience du silence. Un silence qui n’est dicible qu’au prix d’un long travail d’ablation. Qu’est le possible latent sans la corrosion du regard ? 65
Dans les meules de l’infiniment répété S’impose alors l’image de la meule, une image qui parle de décapage et de lame aiguisée : ainsi la parole de poésie se fera-t-elle « lame laconique », Pour que vivent les mots et les images par la force de leur présence et le poème par le souffle de sa respiration. Mais c’est dans la redite de ces mots « lavés d’une respiration »66 que la parole, épousant la tension du silence intérieur, donne à lire le travail d’élagage et de condensation qui, d’ellipse en ellipse dans le poème, lui fraye un chemin vers « le simple, le peu, le rien », « ce rien de clarté / lisible parfois au creux de la main »67. Un rien de clarté dont la saisie doit beaucoup aussi à la mémoire, à l’œuvre de la mémoire qui décante et trie et reconstruit:
63
Sol absolu, p. 95 et Approche de la parole, p. 92. Egée, p. 30. 65 Approche de la parole, p. 108. 66 Approche de la parole, p. 107 (et 106 pour le titre de ce passage). Mots lavés, mots essorés, l’image est familière, qui renvoie tout à la fois au thème de l’eau et de l’érosion, non sans dire aussi le bonheur de la montée de clarté, l’eau vive de la lumière. « Jour de lessive pour les mots / odeur d’herbe et de draps essorés / on peut toucher des mains la lumière » (Feuilles d’observation, p. 89). 67 Cahier seize, p. 103. Et Sol absolu, p. 216. 64
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Présence de Lorand Gaspar Laver son œil, sa bouche et son ouïe, ce corps qui touche – pour qu’elles respirent – l’ombre et la lumière, on ne le peut que dans une eau oubliée. Dans l’odeur de sel d’un matin, d’un soir où lève le pain de notre mémoire ensommeillée.68
Pour témoin, le poème intitulé Monastère tel qu’il paraît dans Egée (p. 73-75) et tel que le poète le réécrit dans le Cahier seize (p. 101-104). Deux longs textes en vers qui signent leur parenté par l’identité de leur titre, et, au-delà d’un tissu commun d’allusions aux moments vécus dans le couvent d’Amorgos, par la reprise de certains vers, certes différemment distribués et par là-même réinvestis autrement, mais bien présents dans les deux poèmes. Plus encore cette parenté est soulignée par le retour de deux strophes, dont l’une apparaît, reprise à l’identique hors quelques modifications ou allègements de détail, et placée identiquement en position finale, au lieu même où se clôt le poème69. Or en signant ainsi le caractère de redite de son travail, le poète ne montre pas seulement son refus d’achever, de clore une œuvre, il donne aussi à voir la transformation qui par là-même s’opère d’un poème à l’autre : la force du dépouillement dont le second poème est tributaire. Alors que le poème d’Egée se caractérisait dans la compacité de ses strophes par la profusion de ses images et par l’entrelacement de ses thèmes dans le va-et-vient de la pensée, la version postérieure fait œuvre de condensation, abrégeant, élidant, resserrant les données de la réflexion : Fleuve dans le fleuve, bouche dans la bouche, la nage secrète dans l’immobile nageur. L’homme et la bête, dans l’aigre écume de la course scellés, remontent la faille qu’ils fendent dans les soubassements du jour jusqu’aux biles vertes qui le purgent aux marches basses d’une autre nuit. Ta parole soudain riante, insensée dans le faste et rêche sous le cuir des aubes corroyé.
68
Approche de la parole, p. 55. De cette parenté entre deux poèmes que leur longueur interdit de citer, il conviendrait d’affiner l’étude par une analyse plus détaillée du tissu verbal et de ses modifications. On se borne ici à une présentation rapide des orientations du travail de reprise tel que l’accomplit Lorand Gaspar. Ou, du moins, tel que le discerne notre lecture. 69
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Cette strophe d’Egée plus tard s’aère, s’épure et disperse ses images en les renouvelant : fleuve dans le fleuve, chant dans le chant nage secrète dans le corps du nageur – … Et nos mots sont pareils à un bateau dans les glauques profondeurs de la mer Sur les algues emmêlées de nos voix glisse la paume paisible des eaux.
Mais il y a plus et plus remarquable. Entre l’image qu’ont captée les yeux et dont les mots ressuscitent le souvenir, et celle que forme l’esprit quand il songe à l’expérience de l’écriture poétique, s’opère dans le second poème une fusion si totale qu’entre la vision du monastère – la faille, le flanc rocheux, le corps sombre des basaltes –, le souvenir de l’office de nuit – la lueur de la bougie, le va et vient des icônes, de l’encens, le chant et les voix qui vacillent –, et la vision de l’esprit qui songe à la poésie – sifflement d’aile dans un mur de nuit, fenêtre éclose dans nos mots, chant dans le chant, mots plongeant dans les glauques profondeurs de l’oubli –, il n’est plus dans le texte d’alternance ni d’opposition discernable mais l’unité d’une seule et même saisie. Ne s’entend plus dans la voix du poète que la « pulsation » de la vie, la vie une, celle du souvenir et de la réflexion, et celle du regard sur un espace où la pierre et le blanc sont nudité et cri et brûlure, un espace où souffle l’esprit. D’un poème à l’autre, le mot monastère est ainsi devenu lieu de catalyse, foyer magnétique pour la pensée où s’associent au plus étroit la méditation sur la poésie, – expérience de vie, expérience d’écriture– , le travail de la mémoire et la résurgence d’un lieu et d’un moment privilégié. Pouvoir d’appel d’un mot qui devient fil tendu où se prennent les images du passé et du présent, comme celles des yeux et de l’esprit70. Mais d’un poème à l’autre surtout la parole a bougé et « plus rien n’est même »71 : dans l’agir de la parole le dépouillement, « acide silencieux », a fait son œuvre, et dans le souffle du poème 70
Effacement de la frontière entre le récit qui en appelle à la mémoire d’un moment vécu et le travail de l’esprit sollicité par la mémoire des textes qu’il retravaille. Ascèse de l’écriture et plongée de son mouvement dans le mouvement de la réflexion, inséparablement. 71 Approche de la parole, p. 66.
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passent les blancs de ce silence, le silence « qui cimente les sons de la musique »72 : un son qui t’accompagne, une lame d’éclair deux heures du matin quelque part dans l’espace syllabes de lueurs, bougies qui dérivent le chant est un tortueux labyrinthe creusé dans les corps solitaires – nous conduira-t-il jusqu’à l’aube ?
Passe aussi la tension créatrice de l’image dans la simplicité des mots qu’elle noue autour de l’oxymore : Nous sommes les eaux de l’immobile voyage les faîtes et les creux du temps serrant la barre du cri sur le ventre – dans les labours de mer des ombres blanches fous, pétrels, frégates, fulmars fouillent l’écume des eaux déchirées –
Et c’est l’immobile voyage du creusement intérieur qui trouve là autour du mot mer et des images qu’il aimante sa forme d’expression la plus dépouillée. Loin de sa version antérieure : Les profondeurs soudain clémentes nous déposèrent sur ce sable. Nous fûmes la trouée de l’immobile voyage, serrant la barre brûlante sur le ventre, ouvrant aux mouettes l’oxygène des artères. L’écume avançait au faîte des visages, sur des grèves avivées de bonds de lumière et ta main chantante d’étés, de semences, s’usa à force de creuser.
En reprenant ce passage extrait du premier Monastère (Egée), le poète, dans la splendeur lapidaire d’une recréation où se cristallise sa vision de la poésie, a donné à son poème, en l’émondant, la tension 72
Patmos, p. 32.
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d’une image qui s’ajuste au plus étroit à son exigence intérieure. Or c’est cette exigence que cerne la dernière strophe de chacun des poèmes en recourant – le point est à souligner – aux mêmes termes73, et au même suspens d’une question sans réponse : souci de dire l’impérieux désir, un désir ou plutôt, ainsi que le montre le tour interrogatif, un espoir, celui de saisir l’unité de la vie, en son « acte infondé », par la création d’une parole où s’efface la contradiction entre silence et langage comme entre mouvance et stabilité, entre délitement et flux continu : Qu’y a-t-il d’autre dans nos langues qui s’usent, se désagrègent si vite pour que nous apercevions sous la dalle friable son acte infondé ? Greffes, prolongements, échos défaits, la nudité même érodée, sentirons-nous sous nos muscles le clair mutisme de l’os et le vif du fleuve ?
Soif d’une poésie qui sache, sans division, dire la soif qui monte en l’homme d’une parole de genèse74, parole où se conjoignent « le clair mutisme de l’os » et « le vif du fleuve ». Et c’est à cette poésie que travaille le poète en oeuvrant au dépouillement de l’écriture tout en assurant par la métamorphose d’un texte en un autre texte la continuité de son cours. Non sans souligner ainsi la présence dans l’image du monastère d’Amorgos d’un potentiel de vie pour le devenir du poème. Exemplarité d’un travail qui ne dissocie pas le geste qui donne existence au poème du geste qui le reprend et le recompose pour l’arracher à son isolement et le placer sur la trajectoire de son avenir. Mais s’il revient ainsi à la parole de poésie de s’ouvrir à l’amplitude de la vie en écartant toute formulation arrêtée, il lui revient aussi, en creusant pour que recule l’inconnu, d’être toujours en partance car l’œuvre est sans fin, dans la béance du vide sur lequel bute le chercheur de mots :
73
Négligeons ici les ajustements de détail qui tous concourent au resserrement de l’expression dans la seconde version du poème. 74 Ainsi la poésie est-elle, comme l’écrit Steiner, « la plus haute des œuvres humaines, celle qui imite au plus près l’énigme originelle de la création » (Extraterritorialité, p. 21).
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Présence de Lorand Gaspar chiffres et mots vides sous la lampe l’effort souterrain tant de fois brisé rallumée la soif les mots recommencés – 75
Dans l’affrontement aussi avec ce qui ne se laisse pas inscrire dans les mots, avec ce qu’il n’est pas dans le pouvoir du langage de dire. Et demain, pourtant, nous repartirons à la conquête du lieu sans nom, du nom imprononcé.
Repartir. Ainsi le veut la vie, et l’appel de la vie dans le geste d’écrire76. D’où la tension d’une écriture qui, en les construisant, garde les « formes » – mots, rythmes ou poèmes –, en puissance de vie et qui, attentive à leur devenir, ne cesse en les reprenant, en les redistribuant pour d’autres alliances, de tisser de poème en poème les liens d’une continuité. Et ce au prix d’une intense activité de la langue, et dans la volonté, affirmée, d’échapper au définitif. Ainsi se fonde une poétique résolument centrée sur l’ouvert. Conçue comme une lutte, toujours inachevée, contre les bornes qui limitent la connaissance, elle est aussi et alors réponse au désir d’accéder à cette part de l’être qui « fait que nous sommes vivants77 » et qui, formant racine, porte témoignage de l’unité de l’esprit et du corps. On le voit, et le poète le souligne, « ce qui est en jeu est bien plus que l’efficacité d’un outil formel ». Il y va de la mobilisation d’une énergie qui, reliant la pratique de la langue à la force vitale du corps-esprit, a souci de témoigner, par la création du poème et au plus vif de sa figuration, de la vie qui anime l’univers, cet univers dont l’homme par nature fait partie. Sachant que dans la précarité du sens il appartient à l’ouvrier de la langue qu’est le poète de chercher sans fin, pour que recule la finitude du savoir. L’inachèvement est alors au cœur du projet poétique, et la réécriture un acte de vie qui en se
75
Feuilles d’observation, p. 50. Approche de la parole, p. 127. Parlant de la poésie, Bonnefoy dit aussi et avec vigueur : « Le texte n’est pas son vrai lieu, ce n’est que son chemin de l’heure d’avant, son passé » (Entretiens sur la poésie, p. 228). 77 Apprentissage, p. 62 et plus bas Feuilles d’observation, p. 65, puis « Entretien avec Lorand Gaspar, propos recueillis par Madeleine Renouard », Europe p. 8-9. Et pour la citation suivante, ici légèrement modifiée, Feuilles d’observation, p. 101. 76
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Une écriture en devenir
renouvelant accompagne le mouvement de la pensée sur les chemins de sa quête car « ce qui cherche à s’exprimer est sans limites ». *
Et c’est l’élan de cet acte de vie que chante Lorand Gaspar dans un verset où fusent les images qu’il appelle à dire la force d’énergie – mouvance, transgression, brûlure – de l’expérience poétique : Ecriture de vastes mouvances minérales et de transgressions marines, cheminement du discours créateur d’un espace qui franchit sa respiration, dévale ses amplitudes, ses géométries, dénonce, éparpille ses signes. Seule grandit la brûlure de cette joie, de cette douleur, jetées sans fond sur un fragment de sol dur à la dérive. Nageur sans rives dans la nuit sans lit de notre inconnaissance78.
Une expérience dont le poète sait qu’elle implique en lui bien plus que le combat de chaque jour avec les mots : une manière « de s’éclairer, de donner un visage au monde, de se rassembler ».
78
Approche de la parole, p. 42. Lignes déjà citées à propos du mot poésie (p. 45).
Deuxième partie (Muriel Tenne)
Au risque de lire « une si simple écriture »
Cette lumière, cet accord, qui s’effacent dans le bonheur qui les prononce, dans l’absence où ils tombent indéfiniment – la grande page du matin aux rives de pierres où le jour nous vient de l’aveugle citerne des yeux, où tu marches et respires sans retour. Mais qui lira une si simple écriture ?1
1
Lorand Gaspar, Approche de la parole, Gallimard, 1978, p. 145.
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Présence de Lorand Gaspar
Lorand Gaspar place souvent son écriture sous le signe de la simplicité (voir citation page précédente), de la nudité : Au creux du soir elle venait dispersant les chemins venait dévêtue de distances venait du non-pays venait mélodie nue dans sa chair imprononcée.2
Il est donc important d’approcher cette simplicité, de comprendre cette nudité, pour mesurer ce qu’elles révèlent quant à la relation au monde mise en place par l’écriture poétique. Pour cela, il est nécessaire d’étudier comment le poète inscrit la rencontre entre le sujet et le monde dans ses poèmes ; c’est l’objet de la première partie de l’analyse proposée ici, partie intitulée « Autour du paysage ». Cette rencontre, fréquemment suggérée par la « danse », conçue comme manifestation d’un élan, d’une sympathie, se développe paradoxalement – cependant on le constatera il ne s’agit que d’un paradoxe apparent – sur le mode du silence, celui de « la mélodie imprononcée ». La deuxième partie de l’analyse est donc logiquement consacrée au silence. Celui-ci apparaît effectivement primordial pour mesurer le travail à l’œuvre dans l’écriture de Lorand Gaspar : ce dernier se propose en effet de décentrer la parole quotidienne, la parole de tous, pour aboutir à cette simplicité, cette nudité qu’il revendique. La dernière partie de l’analyse étudie donc ce mouvement qui décentre la parole poétique. Par le cheminement suivi dans ce travail, le risque est donc pris de « lire une si simple écriture » et cela dans le plaisir de la lecture d’une parole poétique qui s’approche au plus près de l’essentiel, c’est-à-dire une parole qui cherche à atteindre la présence immédiate, sans que celle-ci soit défaite par un discours. Dans cette analyse, il s’agit donc de montrer le pouvoir poétique du langage :
2
Lorand Gaspar, Sol absolu et autres textes, collection « Poésie », Gallimard, 1982, p. 221 (nos italiques).
Au risque de lire « une si simple écriture »
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On n’aura pas idée du pouvoir du langage tant qu’on n’aura pas fait état de ce langage opérant ou constituant qui apparaît quand le langage constitué, soudain décentré et privé de son équilibre, s’ordonne à nouveau pour apprendre au lecteur, – et même à l’auteur, – ce qu’il ne savait ni penser ni dire.3
3
Maurice Merleau-Ponty, La prose du monde, collection TEL, Gallimard, 1969, p. 22. C’est nous qui soulignons.
Autour du paysage
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Présence de Lorand Gaspar
Terre dévêtue Terre usée Lumière friable Saveur sans fond Etrange saveur de chair nue Ruinée, moulue Comme un blé nouveau Déjà mûr de sa musique Qui monte dans les tiges du couchant – Paysages dont seul persiste l’élan La montée de sèves dans la soif Les plus nues collines de l’esprit La seule respiration de la fugue – Le toucher rond d’un geste maternel Comme si le souffle ouvrant le poème Pouvait dans la douleur tenir le cap De notre certitude dispersée – 1
1
Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes, collection Poésie, Gallimard, 2004, p. 190.
Autour du paysage
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Evacuons avant toute chose une possible méprise, nous n’envisageons pas de constituer le « dépliant touristique » de la poésie de Lorand Gaspar ; ici ne sera tenté aucun itinéraire avec halte prolongée dans les lieux favoris…même si Lorand Gaspar a souvent choisi des noms de lieux comme titres de ses livres (poèmes, « récits » de voyage, essais, prose) : Patmos, Egée, Judée, Carnets de Jérusalem, Arabie heureuse, …La notion de paysage à laquelle nous voudrions nous intéresser s’appuie au départ sur les analyses de Michel Collot et, à sa suite, nous la considérerons dans un premier temps comme « une construction imaginaire et littérale, qui participe à l’élaboration de la forme et du sens. »1. Interroger le paysage dans les écrits de Lorand Gaspar revient alors à étudier la rencontre d’un être de parole avec le réel muet, ou pour reprendre une expression de Lorand Gaspar, à s’approcher de « la pensée incarnée dans la rencontre du monde. »2 Le paysage apparaît comme une construction, une mise en mots de perceptions, de sensations ; il est « l’activité la plus juste d’un corps-esprit dans son travail de produire des formes, des choses, au dehors. »3 C’est donc bien au travail poétique que nous nous attacherons puisque le mot « paysage » implique un agencement du sujet face à ce qui, sans lui, n’a pas de formes : « un paysage : non pas une donnée brute, mais une construction pour laquelle nous nous efforçons de structurer ce qui n’a pas de forme et confine à l’indistinct. »4. La constitution du paysage, la création de « l’effet paysage » (expression reprise à Michel Collot), à l’intérieur de la démarche créatrice de Lorand Gaspar, ne peuvent être dissociées de la relation qu’il établit avec les arts visuels, mais surtout avec la photographie qu’il pratique et qu’il intègre à son activité poétique, comme en témoigne, entre autres, la parution du livre Mouvementé de mots et de couleurs. Dans les deux cas, il s’agit de « renaître à l’Etendue »5, à savoir se situer dans la vie : « Vivre, qu’est-ce que c’est sinon se sentir 1
Michel Collot, Paysage et poésie, du romantisme à nos jours, José Corti, 2005, p. 87. Il est impossible si l’on veut conserver la clarté du propos de restituer ici la richesse de la réflexion de M.Collot à propos de cette réalité qu’est le paysage littéraire et nous invitons à la lecture de son ouvrage et plus particulièrement de la première partie intitulée Parcours. 2 Lorand Gaspar, Apprentissage, Deyrolle Editeur,1994, p. 141. 3 Ibid., p. 145. 4 Jean-Yves Debreuille, Tardieu, Œuvres, collection Quarto, Gallimard, 2003, p. 57. 5 Lorand Gaspar, Apprentissage, opus cité, p. 139.
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Présence de Lorand Gaspar
être à chaque instant le foyer d’une force variable, se dépliant dans une arborescence de mouvements, d’appétits, de sentiments et de pensées tissés au développement d’une infinité d’autres « forces », nous apparaissant plus souvent contraires, voire menaçantes que favorables à notre épanouissement. »6 Se situer dans la vie, c’est donc inévitablement se situer dans le monde. Nous reprenons ici la définition du monde proposée par Hannah Arendt, à savoir « la maison humaine édifiée sur terre ». Cette définition souligne effectivement que c’est la manière dont les êtres humains « habitent » l’univers qui représente l’enjeu de la réflexion. Lorand Gaspar désigne cette perspective lorsqu’il affirme à propos de la peinture de Arpad Szenes : « Et plus la lumière des couleurs avance au large, et plus il me fait comprendre que l’étendue est, certes, ces choses qui sont là – arbres, cailloux, eaux, nuées et feux qui brillent dans l’épaisseur de la nuit –, mais aussi l’indicible et l’inimaginable qui les forge, qui fait qu’il y a des choses plutôt que rien. »7 Le paysage se présente donc bien comme une « tentative de réunification des champs du sensible et du cognitif. »8 En posant « l’idée du corps dans le monde »9, Lorand Gaspar unit une approche sensible et concrète du monde à une perspective intellectuelle et philosophique, c’est la présence d’un corps– esprit qui se joue dans le paysage et Lorand Gaspar cite volontiers Tong K’I-ch’an : « Si l’on traite de la peinture en tenant compte de son aptitude à rendre l’effet de la distance, il faut admettre qu’un tableau n’égale pas le paysage naturel. Si au contraire, on prend pour thème le merveilleux travail du pinceau et de l’encre, on constate alors que le paysage n’égale certainement pas le tableau.»10. Mais cette présence ne résulte pas d’une place privilégiée qui serait faite à l’homme. « En tant que scientifique, aussi bien qu’en tant que philosophe, il y a bien longtemps que je n’accorde aucune place privilégiée à l’homme dans l’essence de l’Univers ou de la Réalité, que je ne peux – quel que soit le nom qu’on lui donne – concevoir qu’infini (e), et cet infini qu’en tant qu’immanent, c’est-à-dire non transcendant, pas extérieur au peu que nous sommes capables de
6
Ibid., p. 62. Ibid., p. 148. 8 Ibid., p. 111. 9 Ibid., p. 140. 10 Ibid., p. 150. 7
Autour du paysage
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percevoir, de penser. »11 L’homme n’est qu’un parmi d’autres dans l’univers et par son refus de la transcendance, Lorand Gaspar refuse tout discours qui chercherait à lier des aspects de la réalité par des relations de causes à effets ; c’est par son humilité, sa modestie que l’homme peut comprendre, au sens étymologique, c’est-à-dire faire partie du tout : « Univers ou réalité que nous ne connaissons que très partiellement et relativement à nos sens, aux images et aux idées qu’en fournit notre cerveau, informé par notre corps. Pour avoir une idée modeste de la disparité qui existe entre ce que nous connaissons de la réalité physique et ce qu’en « fabriquent » nos sens et notre cerveau de mammifère, il suffit de remarquer, par exemple, que les couleurs n’ont pas d’existence propre. »12 Le refus de la transcendance conduit alors à des paysages, à un paysage, dépourvu(s) de figuration, c’est le corps – esprit qui seul « informe ». Cependant historiquement ce refus du sacré, de la transcendance a été beaucoup commenté : faillite des idéologies, désenchantement, inhumanité, barbarie des conflits ; or Lorand Gaspar, lui, ne veut pas le justifier, il ne cherche aucune explication, mais de manière plus efficace, plus forte, il l’inscrit dans la mise en forme d’un paysage profondément marqué par la minéralité. Cette dernière n’exclut pas le mouvement, l’élan : bien que minéral, le paysage de Lorand Gaspar n’est pas figé. Enfin ce paysage trouve sa profondeur, sa puissance de suggestion, d’évocation dans la lumière qui le baigne, donc aussi dans le regard dont il émane tout autant que dans le regard qu’il appelle.
Le corps « Dans l’épaisseur qui se déchire, le corps, le mot et l’idée s’allument en même temps. Alors commence la véritable aventure qui exige de nous une inépuisable fraîcheur d’esprit. »13 Lorand Gaspar ne cesse d’unir le corps et la pensée, ils sont pour lui consubstantiels l’un à l’autre et dans Mouvements, il affirme que « le corps sensible, ses affections n’excluent pas la pensée, ils sont même nécessaires pour y
11
Lorand Gaspar, Entretien sur la photographie avec Georges Monti, in Lorand Gaspar, Cahier seize, Le temps qu’il fait, 2004, p. 162. 12 Ibid. 13 Lorand Gaspar, Feuilles d’observation, Gallimard, 1986, p. 25.
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Présence de Lorand Gaspar
accéder. »14Enfin dans Feuilles d’observation, il formule ainsi cette unité du corps et de l’esprit : « Qui éclaire qui ? La source est partout et nulle part. Les corps, les choses et l’air et l’au-delà de l’air ne sont qu’une seule corde qui résonne. »15 Si Lorand Gaspar revient si régulièrement sur cette réalité, c’est qu’elle détermine évidemment la vision du monde qu’il propose. Pour lui, ça ne peut être qu’à partir d’un corps – esprit que le poète, mais au-delà, tout sujet, va à la rencontre du monde : pensée arrête-toi et accueille cet instant de fraîcheur que ton corps compose avec la terre – 16
Edouard Glissant, développant cette même vision, va jusqu’à affirmer qu’il est possible de considérer « les paysages comme catégories de l’étant. » Il précise ensuite cette formule : « Nous commençons à fréquenter les paysages non plus seulement comme de purs décors consentants, propices ou non, mais comme de véritables machines à induire, très complexes et parfois inextricables. Ils nous conduisent au-delà de nous-mêmes et nous font connaître ce qui est en nous. Ils sont solidaires de nos fatalités. Ils vivent et meurent en nous et avec nous. Ainsi pouvez-vous fréquenter un paysage avant d’y être allé. De telle sorte qu’il n’y a pas réellement de « catégories » de paysages, ce serait triste. »17 Le paysage possède donc une réalité anatomique, dans la mesure où il renvoie au corps, à une expérience physique : Soir, rien. Pourtant le noir se construit, circonspect, minutieux. De proche en proche, procédant par gangrène dans la Massive clarté, Par hémorragie.18
Lorand Gaspar unit continuellement l’expérience physique et la saisie du monde, cette dernière ne peut effectivement se réaliser à 14
Lorand Gaspar, Apprentissage, opus cité, p. 131. Lorand Gaspar, Feuilles d’observation, opus cité, p. 118. 16 Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes, opus cité, p. 113. 17 Édouard Glissant, La cohée du lamentin, Gallimard, 2005, p. 92. 18 Lorand Gaspar, Sol absolu et autres textes, collection Poésie, Gallimard, 1982, p. 220. 15
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partir de l’abstraction : ce qui est saisi du monde, c’est ce que le corps en donne à percevoir dans sa réalité la plus concrète : « le corps est notre ancrage dans un monde. »19 Il n’y a donc pas de rupture, d’écart entre l’esprit et le corps puisque par ce dernier passe tout acte de conscience : « Le corps est le véhicule de l’être au monde, et avoir un corps c’est pour un vivant se joindre à un milieu défini, se confondre avec certains projets et s’y engager continuellement. »20 On comprend alors que le mot corps ne renvoie pas seulement à une enveloppe charnelle mais qu’il est le seul moyen possible d’être dans le monde : « Quand je dis : mon corps, douleur, angoisse, amandiers, eau, désert, ces mots me parlent d’abord d’expériences concrètes, de sensations et de sentiments, de rencontres en moi et autour de moi avec la réalité.»21. Il n’y a donc pas de solution de continuité à partir de laquelle on pourrait, désengagé, observer le monde, il est impossible de s’exclure, de se mettre en retrait. Il faut ici se souvenir de l’affirmation de Spinoza dans L’Ethique : « Qui a un corps apte à un très grand nombre de choses, a un esprit dont la plus grande partie est éternelle. » C’est pourquoi le poète aspire, veut apprendre, à « aimer être un visage du vivant ».22 C’est aussi la raison pour laquelle Lorand Gaspar associe l’acte de préhension et l’acte de parole : « Ce lieu et ces choses je les touche, les nomme et les lie dans ma part de fluidité : musique de mon corps, de ma pensée, – de proche en proche un monde qui respire. L’ai-je inventé ? Ou ai-je « trouvé » pour un instant l’angle de l’âme, la position des astres ou des neurones placés dans une forêt de notes sur les portées corticales ? Ces découpes, ces ajointements, ces échanges que suscitent au-dedans l’intensité d’une attention, d’un désir sont-ils réels ou imaginaires ? Question sans intérêt. Et mon imagination où se trouve-t-elle ? Ses précisions seraient-elles hors du réel, donc inexistantes ? N’est-elle pas plutôt affirmation de la même mobilité, des mêmes énergies qui vibrent dans 19
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, rééd. Collection TEL, Gallimard, 1945, p. 169. 20 Ibid., p. 97. 21 Lorand Gaspar, Approche de la parole suivi d’Apprentissage, Gallimard, 2004, p. 193. 22 Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes, opus cité, p.169. On notera l’humilité de l’emploi de l’article indéfini qui confirme bien que, pour le poète, il n’y a pas de forme vivante « supérieure » aux autres, c’est évidemment un moyen de formuler l’unité du vivant en dehors de toute présomption humaine.
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Présence de Lorand Gaspar
toutes mes cellules, dans chaque parcelle du monde ? Et que cherchet-elle sinon à tracer des sentes, à composer des rencontres, des lieux où puisse habiter, s’étendre le feu jailli d’une gerbe de mouvements ? Car tout cela bouge, respire et fait lumière. Cette joie du moins est vraie. »23 La joie renvoie ici évidemment à Spinoza et indique un accroissement de l’être : « La joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection. » Par conséquent, adhérer au monde signifie vivre, dans l’acception que Lorand Gaspar confère à ce verbe et que nous avons rappelée au début de cette réflexion. Il n’y a donc pas un « temps de la vie dans le monde » et un temps de la parole, ils sont unis dans un seul et même acte. C’est aussi ce que Pierre Reverdy affirme d’une autre manière en répondant à la question de l’engagement : « Tous les hommes sont engagés irrémédiablement dans la vie en y entrant. L’engagement volontaire est notre inéluctable condition commune. »24 Le poète ne peut donc s’extraire artificiellement du monde qui l’environne et l’on doit se souvenir ici des affirmations répétées de Lorand Gaspar contre toute forme de transcendance et donc pour affirmer sa volonté de toujours s’inscrire dans le monde, et même dans le présent : « Se sentir étranger à ce monde, venu d’ailleurs, d’un monde d’une autre nature, voilà un sentiment autant que l’idée, qui me sont décidément étrangers. »25 Cette adhésion au monde a comme revers la difficulté de rendre compte de l’appréhension de ce dernier. Pour tenter de résoudre une telle situation, le poète prend appui sur le constat d’une « identité » entre le corps et le monde, l’un et l’autre sont vivants, l’un et l’autre sont des tissus : « Je ne vois pas d’interruption entre le langage de la matière, celui de la vie, le discours de l’homme et celui de la société. Niveaux d’émergence, de vitalité et d’assèchement, de maladie peutêtre, d’une même parole qui se manifeste en signes discontinus, pris dans le jeu d’une formidable combinatoire, un jeu dont ils sont en même temps la matière, les règles et l’énergie ; le texte, la syntaxe et l’écriture. »26 Le poète élabore donc une parole qui restitue ce constat, une parole qui exprime une relation directe et concrète entre le sujet et 23
Lorand Gaspar, Feuilles d’observation, opus cité, p. 14-15. Pierre Reverdy, Sable mouvant, Au soleil du plafond, La liberté des mers suivi de Cette émotion appelée poésie et autres essais, collection poésie, Gallimard, 2003, p. 166. 25 Lorand Gaspar, Feuilles d’observation, opus cité, p. 63. 26 Lorand Gaspar, Approche de la parole, Gallimard, 1978, p. 12. 24
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le monde, de façon à toujours réaffirmer la continuité ontologique qui les unit : « Je n’ai rien fait d’autre en écrivant qu’essayer dans les mots d’accueillir la rumeur d’une respiration, quelque chose de cette fluidité qui « innerve » les corps et les choses les plus obscurs en apparence. »27 Il s’agit donc bien d’une véritable expérience au sens où l’entend Maurice Merleau-Ponty : « Etre une conscience ou plutôt être une expérience, c’est communiquer intérieurement avec le monde, le corps et les autres, être avec eux au lieu d’être à côté d’eux. »28 L’unité du vivant prend forme dans le tressage du médical, et plus largement du scientifique, et du poétique (pour les besoins de l’analyse, de sa clarté, nous sommes amenés à distinguer ce que justement Lorand Gaspar ne veut pas différencier), ainsi, par exemple dans Approche de la parole, il fait se côtoyer, comme appartenant à la même démarche, à la même dynamique, les textes écrits et un fragment de la formule chimique de l’acide désoxyribonucléique et une transcription des ARN ribosomiens. Il apparaît alors que, par exemple, appréhender un paysage, ausculter un corps appartiennent à une même activité, cela relève toujours d’un acte de compréhension, et rappelons-le d’adhésion, c’est la même recherche de lumière dans le cadre d’une participation effective au monde. C’est pourquoi le poète travaille à mettre en place une parole incarnée : « Ce qui fait la vigueur d’une ‘écriture’ c’est l’incarnation d’une langue, chose générale, dans une existence particulière, l’appropriation des signes communs par l’intensité d’un désir. Cette irrigation de l’universel inerte par le mouvement d’une vie, c’est bien ce qui permet tous les jours et à chaque instant à une langue de vivre. Mais à de rares moments le particulier et le général se composent dans un rapport si juste que nous dressons l’oreille. »29. La volonté d’incarner sa parole révèle donc que le poète est dans le monde, par l’irrigation entre l’universel et le singulier, mais d’une certaine manière on peut aussi affirmer qu’il est le monde puisqu’il n’y a alors pas de rupture entre les choses, les corps et leurs rencontres : « Cette lumière que je cherche à tâtons dans les choses, dans les corps et leurs rencontres, celle qui bouge parfois dans la parole, comment pourrais-je la chercher si sa nature était étrangère à la
27
Lorand Gaspar, Feuilles d’observation, opus cité, p. 115. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, opus cité, p. 113. 29 Lorand Gaspar, Feuilles d’observation, opus cité, p. 19. 28
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Présence de Lorand Gaspar
vivacité du tissage, à l’épaisseur de la nuit ? »30. Néanmoins entre cet engagement dans le monde et le travail poétique apparaît une difficulté, le réel résiste à l’expression, effectivement ce qui reste ‘extérieur’ pour le poète – ‘le dehors’ – correspond à cette face du monde dont les représentations et les expressions habituelles sont inaptes à rendre compte et c’est pourtant bien ce que veut justement saisir le poète. Effectivement, c’est ce qui semble étranger à l’écriture qui la fait naître et la fait se développer (cet aspect sera repris et développé dans l’analyse consacrée au silence) : « Cette chose qui nous glisse entre les mains c’est la chair et les mouvements de nos mains. Cette chose qui échappe à nos mots c’est la nature même de la parole. Notre entêtement de dire. »31 Les paysages de Lorand Gaspar se situent donc entre cette incarnation et cette volonté de formuler, sans le conceptualiser, ce qui échappe à l’expression : « Il me semble que c’est bien à un approfondissement, à un élargissement de l’expression – qui en devient à la fois déploiement du vivant, élucidation et tentative de réunification des champs du sensible et du cognitif – que tendent souvent ceux qui apprennent à se servir de quelque langage de l’art.»32 L’engagement physique du poète dans le monde influe donc nécessairement sur les ‘paysages’ proposés, ils ne seront pas constitués en un ensemble signifiant mais résulteront de l’approche sensible. Un poème de Linaria évoque bien ce que nous appelons approche sensible : Une chapelle blanche une vieille en noir y brûle de l’encens. Une taverne des bras d’hommes pèsent sur les tables, lourds de filets et de rames. Ombres immenses jetées sur les murs odeurs de poisson, des rires, des jurons — l’huile vivace court dans les membres, la danse !33
30
Lorand Gaspar, Egée Judée, collection Poésie, Gallimard, 1993, p. 161. Lorand Gaspar, Feuilles d’observation, opus cité, p. 90. 32 Lorand Gaspar, Apprentissage, opus cité, p. 111. 33 Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes, opus cité, p. 54. 31
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Il n’y a pas ici à proprement parler de paysage mais il y a création d’un effet paysage avec très peu d’éléments (auxquels, sans doute, le lecteur ajoute la connaissance qu’il possède de l’œuvre de Lorand Gaspar) : la chapelle blanche, l’évocation de la mer (par les mots filets, rames, poissons), la taverne et la danse. Mais ce qui crée surtout cette atmosphère, que nous pouvons qualifier de méditerranéenne, c’est l’appel aux sens : vue, odeur, ouïe, toucher et goût. De cette manière, le poète donne moins à voir qu’il ne donne à vivre cet instant ; c’est un partage d’expérience qu’il propose puisqu’il restitue un espace vécu tel que le définit Gaston Bachelard (voir cidessous). Ce poème provoque donc à la fois chez le lecteur une résonance et un retentissement. Rappelons ici la manière dont Bachelard les distingue et dont il montre qu’ils coexistent dans l’écriture poétique : « Les résonances se dispersent sur les différents plans de notre vie dans le monde, le retentissement nous appelle à un approfondissement de notre propre existence. Dans la résonance, nous entendons le poème, dans le retentissement nous le parlons, il est nôtre. Le retentissement opère un virement d’être. La multiplicité des résonances sort alors de l’unité d’être du retentissement. (…) Cette saisie de l’être par la poésie »34 montre qu’à l’approche sensible du monde doit s’ajouter évidemment le fait qu’elle provoque les sens, tout comme ces derniers peuvent être à l’origine et guider la quête. Il y a une interdépendance, une interrelation, étroite entre les sens et l’écriture, les uns ne cessant de renvoyer à l’autre et réciproquement ; le lecteur peut ici se souvenir de ses lectures de l’œuvre de Marcel Proust. Sans refaire une longue démonstration, rappelons que le toucher apparaît comme le sens fondamental de l’approche sensible : « Le signe du poète, par sa tension soudaine, par sa coloration, et plus encore par sa « décoloration », sa matité qui ne renvoie plus mais absorbe, nous restitue dans la vivacité native de la matière du monde. Plus encore qu’à voir, il nous donne à toucher (nos italiques), non pas l’objet en son être–là construit, mais son surgissement continu. »35. La main, par ses facultés de saisie, de déplacement, apparaît effectivement comme un agent de connaissance essentiel et cela devient d’autant plus vrai si l’on prolonge l’énumération des attributions de la 34 35
Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, PUF, 1957, p. 6. Lorand Gaspar, Apprentissage, opus cité, p. 124.
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main en rappelant qu’elle est aussi celle qui note, celle qui écrit. Elle est donc bien un élément fondamental du tissage, qui forme la densité du vivre, entre voir, toucher, écrire, comprendre… : Minoen ancien La main épèle au sommeil des roches des noms et des rythmes pour une incantation. Et si claire est cette voix tirée de l’opaque, si simple la gorge qu’elle ouvre en ce qui pèse, que la main frissonne sur les pentes évidées. Adossée à la nuit, elle hésite encore, tant de bruits fins des eaux dans les doigts, elle suit une ligne encore inconnue dans le monde, de point en point où son toucher respire, où l’onde de pierre déboutonne son corps, délace au ventre le bonheur du plein, elle redit la ligne déjà inconnue dans le monde, dans la chaleur du même ravage oublié.36
Le toucher ouvre alors aux autres sens et c’est à un paysage sensible que conduit la parole poétique. On sait que certains lieux dans les textes de Lorand Gaspar sont plus évoqués que d’autres (la Grèce, le désert, Sidi Bou Saïd, …), mais ce sont surtout des instants, comme on a pu le constater avec le poème Linaria, des objets qui, chez lui, signifient cette sensibilité : l’amandier, la barque, l’aube, … Effectivement, ils sont toujours le sujet d’un étonnement, et nous voudrions d’abord préciser la signification avec laquelle nous utilisons ce terme. L’étonnement doit être entendu comme une attitude permanente d’interrogation face à ce qui environne le sujet, face à ce qu’il vit ; une telle attitude apparaît alors comme nécessaire à la quête du poète pour mieux se situer dans le monde : « L’acharnement, la vitesse obligée de l’action quotidienne. Je survis grâce à ces haltes devant une herbe, un caillou, quelques mots, un visage. L’étonnement d’être là. De voir. De voir avec des yeux obscurcis d’horreur le monde fermenter. »37 Cet étonnement est donc lié à l’ouvert : matins où le monde s’étonne mu par la main d’un nouveau-né entre un rai lumineux et la bouche 36 37
Lorand Gaspar, Egée suivi de Judée, Gallimard, 1980, p. 22. Lorand Gaspar, Feuilles d’observation, opus cité, p. 90.
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et chaque reflet est un cri nouveau de surprise d’exister – et les mélodies, les voix telles des pinceaux et des ailes qui vont où l’ouvert les porte – 38
L’étonnement ne signifie évidemment pas une acceptation béate, mais révèle une capacité d’émerveillement qui permet d’accroître l’intensité de la rencontre avec le monde : « l’étonnement d’être toujours là, vivant, le lieu de cette respiration qui monte en toute chose, on peut la toucher dans une vibration de tout le corps, note claire qui résonne, liée à une infinité d’autres, conviée à la danse. »39 L’étonnement est donc la forme que prend l’expérience sensible dans la saisie du réel, il s’agit d’une attention accrue portée à ce qui nous entoure et donc aussi à nous-mêmes. En ce sens nous ne pouvons qu’affirmer que le paysage dans les textes de Lorand Gaspar, plus qu’une description détaillée d’un lieu, est un véritable « espace vécu » tel que le définit Gaston Bachelard dans La poétique de l’espace : « L’espace saisi par l’imagination ne peut rester l’espace indifférent livré à la mesure et à la réflexion du géomètre. Il est vécu. »40 Le passage ‘obligé’ que représente le corps est donc la manifestation explicite que, dans son approche du monde qui l’environne, le poète refuse l’a priori, le déjà pensé, le recours au concept qui viendraient se surimprimer à la réalité et par conséquent la faire disparaître. C’est pourquoi un des éléments caractéristiques des paysages de Lorand Gaspar est la minéralité.
La minéralité Michel Collot développe l’idée qu’après la seconde guerre mondiale certains poètes ont eu recours au paysage pour « rétablir une ‘relation perdue’ avec le monde, sur lequel pesait la menace d’un anéantissement total (…) Le retour à l’expérience sensible et concrète qu’il proposait leur permettait d’échapper à l’emprise des idéologies et 38
Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes, opus cité, p. 65. Lorand Gaspar, Arabie heureuse et autres journaux de voyages, Deyrolle éditeur, 1997, p. 31. 40 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, opus cité, p. 17. 39
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des abstractions dominantes. »41 Il affirme ensuite que ces poètes ont valorisé un paysage dénudé, c’est-à-dire non-porteur de pittoresque ou d’illusion ; ce paysage dénudé permet alors d’approcher la ‘densité du réel’ et Michel Collot constate que de nombreux poètes « partagent une véritable fascination pour le minéral. »42 Cela permet de mettre en évidence des paysages que l’homme n’a pas façonnés, et de cette manière « le sujet moderne affronte l’épreuve de sa propre défiguration, et cessant de contempler un visage absent, est appelé à se dépasser vers son possible et son futur. »43 Michel Collot rappelle que Francis Ponge espère fonder, dans ce mouvement vers les objets et les paysages les plus inhumains, un nouvel humanisme. Si Lorand Gaspar s’inscrit bien à l’intérieur de cette dynamique, analysée par Michel Collot et que nous avons rapidement résumée, il s’agit pourtant d’étudier plus précisément ce qui est en jeu dans l’œuvre de Lorand Gaspar. Si effectivement les pierres et le désert apparaissent comme des éléments essentiels, le fait que Lorand Gaspar ait aussi recours à la photographie infléchit l’analyse, puisque cette minéralité est toujours perçue en relation avec le mouvement, qu’elle semble pourtant a priori nier, et la lumière. Si les pierres reviennent si fréquemment, c’est qu’elles ne sont pas, comme l’affirme Roger Caillois dans la dédicace de son recueil, transformées, elles sont une pure présence : « Elles sont demeurées ce qu’elles étaient, parfois plus fraîches et plus lisibles, mais toujours dans leur vérité : elles-mêmes et rien d’autre. »44 En tant que telles, elles deviennent alors, si ce n’est un interlocuteur privilégié, du moins un support de la quête poétique : « ainsi, à mon tour, négligeant la minéralogie, écartant les arts qui des pierres font usage, je parle des pierres nues, fascination et gloire, où se dissimule et en même temps se livre un mystère plus lent, plus vaste et plus grave que le destin d’une espèce passagère. »45 C’est à propos de l’œuvre de Jean de Maisonseul que Lorand Gaspar précise la haute valeur de l’intérêt accordé aux pierres et c’est paradoxalement par l’activité qu’il le fait : « Les pierres, pour ceux qui savent les regarder sont tout sauf des morceaux de matière inerte, expulsés de la vie géologique de la Terre 41
Michel Collot, Paysage et poésie, opus cité, pp. 123,124. Ibid., p. 125. 43 Ibid., p. 126. 44 Roger Caillois, Pierres, collection Poésie, Gallimard, 1989, p. 8. 45 Ibid., p. 9. 42
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ou de l’Univers. Maisonseul nous montre qu’on peut toucher en elles le ferment actif d’une ardeur, qui fait la beauté des choses et de corps nus. »46 Activité qui, comme nous l’avons déjà signalé, correspond à celle du tout, ce qu’indiquent les verbes déployer, s’articuler, communiquer dans le texte suivant : « Pierres de soleil et de nuit, éclatées ou levées, elles déploient à mes yeux un espace où physique et métaphysique, connu et inconnu, visible et invisible, s’articulent, communiquent, aussi naturellement, et non moins mystérieusement qu’une image dans notre esprit, les idées, les mots que nous y attachons, et les modifications physico-chimiques qui se produisent dans notre corps face à l’objet. »47
Il n’y a finalement pas de meilleure médiation que celle de la pierre pour signifier que le mutisme du monde est particulièrement expressif : dans les gorges, sur les regs délabrés – quelqu’un en moi écoute sans relâche l’inaudible battement dans les choses – 48
Elle permet notamment de mettre en place une saisie plus aiguë du temps. Effectivement, en mettant en évidence « l’ardeur » qui est à l’œuvre dans les pierres, le poète montre que la pierre, comme n’importe quel autre élément, n’échappe pas à l’ordre du temps mais est bien inscrite à l’intérieur : quelque part c’est toujours le même bruissement d’aubes dans les pierres.49
En choisissant une valorisation du minéral, le poète présente la poésie comme une saxifrage : la migration des sources, cette part nomade de l’âme levée dans la pierre dans les fosses et les failles impensées.50
46
Lorand Gaspar, Apprentissage, opus cité, p. 153. Ibid., p. 152. 48 Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes, opus cité, p. 147. 49 Ibid., p. 33. 50 Ibid., p. 12. 47
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La parole n’éclôt que sur cet environnement d’éternité relative que figure la pierre. Ainsi dans Gisements, Lorand Gaspar utilise-t-il l’expression « mémoire minérale » (p.53) pour indiquer cette relation particulière au temps qu’établit la pierre. Par conséquent, s’il est impossible de figer la pierre dans un instant, elle n’en appartient pas moins à l’ordre du temps dont elle connaît les deux états : la dissémination et la constriction. Derrière son caractère immuable, son aspect d’éternité, la pierre « a eu un commencement, quand l’agglomération des particules s’est effectuée par sédimentation, par réaction chimique ou par le feu des volcans. Et elle aura une fin, – l’érosion, infiniment lointaine, ou la désintégration qui en rendront les éléments à leur liberté originelle. Issue du sable, elle redeviendra sable. »52 La pierre, davantage qu’une figure poétique, devient un élément important de la perception temporelle du poète, elle signifie effectivement l’impossibilité d’isoler « une fraction de temps mis à nu »53. Cette impossibilité tient au fait que la perspective temporelle est « confusion des lointains »54 et que « la synthèse du temps est une synthèse de transition, c’est le mouvement d’une vie qui se déploie, et il n’y a pas d’autre manière de l’effectuer que de vivre cette vie, il n’y a pas de lieu du temps, c’est le temps qui se porte et se relance luimême. »55 Mais, simultanément, « dans le présent, dans la perception, mon être et ma conscience ne font qu’un, non que mon être se réduise à la connaissance que j’en ai et soit clairement étalé devant moi, – tout au contraire la perception est opaque, elle met en cause, au-dessous de ce que je connais, mes champs sensoriels, mes complicités primitives avec le monde, – mais parce que « avoir conscience » n’est ici rien d’autre que « être à… » et que ma conscience d’existence se confond avec le geste effectif d’ex-sistence. »56 Il se produit une déformation de la perception de la temporalité qui empêche le poète d’isoler par la 51
Lorand Gaspar, Gisements, Flammarion,1968, p. 15. Marcel Girard, « L’anabase de Lorand Gaspar » in Espaces de Lorand Gaspar, Revue Sud, Hors série, 1983, pp. 118-119. 53 André du Bouchet, Qui n’est pas tourné vers nous, Mercure de France, 1972, p. 59. 54 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, opus cité, p. 483. 55 Ibid., p. 484. 56 Ibid., p. 485. 52
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parole poétique l’instant d’apparition, de mise en lumière de ce qui ne peut être nommé, car ce qui est en train d’apparaître ne peut être dit dans le moment même où la temporalité devient essentiellement subjective. C’est pourquoi le « souffle », « l’air » manquent, ce qui oblige alors le poète à reprendre sa recherche inlassable de ce moment d’ek-stase que le poème n’a pu que suggérer sans le désigner ni le signifier : Paysages dont seul persiste l’élan La montée de sèves dans la soif Les plus nues collines de l’esprit La seule respiration de la fugue – Le toucher rond d’un geste maternel Comme si le souffle ouvrant le poème Pouvait dans la douleur tenir le cap De notre certitude dispersée – 57
L’instant présent est saisi à l’intérieur d’une perception du monde tenant compte de l’épaisseur et de l’embrasure mais ne peut être signifié par des mots : « Il nous suffit d’ouvrir une fenêtre à même l’absence58». L’instant présent ne peut être saisi poétiquement que dans le cadre d’une mise à distance : de la perception à l’écriture, il y a sortie de cette temporalité subjective. Et cette mise à distance est signifiée poétiquement par la pierre : Nous franchissons en contrebande les lisières du voyage, Par chemins de mots, de pierres et de chairs.59
Et l’on peut constater que, dans ce dernier vers, apparaissent les trois éléments dont nous avons montré qu’ils étaient les éléments essentiels du « paysage » tel que l’élabore Lorand Gaspar : le corps, la pierre et les mots. Le paysage minéral apparaît donc comme le signe qu’il existe un lien indissoluble entre une partie du monde, un sujet et un temps ; ce paysage doit être alors lu comme la rencontre de ces trois éléments. La pierre apparaît donc toujours sous un aspect dynamique, elle illustre le mouvement de connaissance que dessine la 57
Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes, opus cité, p. 190. Lorand Gaspar, Gisements, opus cité, p. 39. 59 Ibid., p. 35. 58
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poésie. La pierre est souvent mise en relation avec l’écriture poétique, elle en est une image, toutes les deux risquent l’usure : travaux de même ardeur que la cohérence de la matière la langue aux rythmes innombrables déployée effritée recomposée60
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le paysage tel qu’il est abordé par Lorand Gaspar doit donc être aussi conçu comme une recherche pour inscrire le temps dans son écriture, pour exprimer l’épaisseur temporelle. La pierre polarise un temps sans mémoire, parce qu’immémorial mais il s’agit d’un temps qui rejoint dans le présent du monde et de l’énonciation poétique l’origine, mais donc aussi, comme l’affirme le poète, la fin : « Au commencement, – mais au commencement il y a la fin. »61 C’est aussi la raison pour laquelle de nombreux textes évoquent des vestiges, des ruines et même la section Fouilles, du recueil Egée, y renvoie totalement, on peut certes constater que Lorand Gaspar a vécu et beaucoup voyagé dans ces régions méditerranéennes fortement marquées par l’histoire. Mais on peut aussi constater que, dans certains poèmes du recueil, le poète « redouble » ce travail sur l’épaisseur du temps en conjuguant aussi sa parole à celle des auteurs de l’Antiquité par le biais de la citation. De même l’ensemble Sefar, en évoquant les peintures rupestres du Tassili, témoigne de cet intérêt pour le signe d’humanité que représentent ces réalisations. C’est à la suite de Georges Bataille que nous les lisons comme une affirmation d’humanité : « Ces hommes ont rendu sensible pour nous le fait qu’ils étaient devenus des hommes que les limites de l’animalité ne bornaient plus, mais ils l’ont rendu sensible en nous laissant l’image de l’animalité même dont ils s’évadaient. Ce qu’avec une force juvénile annoncent ces fresques animales, ce n’est pas seulement ce que l’homme qui les a peintes cessa d’être en les peignant, mais qu’il cessa d’être animal en donnant de l’animal, et non de lui-même, une image poétique, qui nous séduit et nous semble souveraine». Les peintures préhistoriques situent une origine mais aussi un lien avec l’actuel, ce dont témoigne gram60 61
Lorand Gaspar, Sol absolu et autres textes, opus cité, p. 97. Lorand Gaspar, Egée suivi de Judée, opus cité, p. 107.
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maticalement l’emploi du présent et ce que formule explicitement l’exclamation suivante : « mais la joie en nous de ces vies qui revivent ! »62 Il ne s’agit pas ici d’interroger l’origine pour apporter une réponse – perspective reconnue comme impossible : « Le poème n’est pas une réponse à une interrogation de l’homme ou du monde. Il ne fait que creuser, aggraver le questionnement. »63 Mais il s’agit pour celui qui interroge de retrouver dans une temporalité fondamentalement objective ce mystère de l’être au monde, de la présence : « Etrange et envoûtante présence ! Des mouvements qui coulent d’une source de vie, quelques couleurs sobres que n’impressionnent pas le morcellement du temps, les chiffres des millénaires. »64 Effectivement les peintures rupestres sont interrogées en tant qu’écriture, c’est-à-dire en dehors de toute circonstance particulière, comme art qui ne se connaît que dans ses résultats. Peu importe ce qu’elles représentent, peu importe leur fonction sociale, le poète n’est pas un ethnologue, mais par la nature de son regard, il révèle une signification où l’origine et le présent ne s’excluent pas mais s’enrichissent. Le regard que pose le poète est l’intention qu’il a de s’orienter vers ce qu’il n’est pas : que de rumeur jamais perçue dans le souffle offert à l’image ou quand soudain s’envole un trait — 65
En s’orientant, en focalisant son regard vers ce qu’il n’est pas, le poète s’ouvre à une temporalité qu’il n’a pas vécue mais à l’intérieur de laquelle il pénètre grâce à l’œuvre d’art et dont il s’enrichit : « Mon présent vivant peut ouvrir sur des temporalités que je ne vis pas et avoir un horizon social, de sorte que mon monde se trouve élargi à la mesure de l’histoire collective que mon existence privée reprend et assume. La solution de tous les problèmes de transcendance se trouve dans l’épaisseur du présent préobjectif, où nous trouvons notre corporéité, notre sociabilité, la préexistence du monde, c’est-à-dire le point d’amorçage des « explications » dans ce qu’elles ont de légitime – et en même temps le fondement de notre 62
Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes, opus cité, p. 99. Lorand Gaspar, Approche de la parole, opus cité, p. 35. 64 Lorand Gaspar, Arabie heureuse, opus cité, p. 49. 65 Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes, opus cité, p. 96. 63
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liberté.66 » Ce qui importe est la nature du regard que pose le poète dans cette mise à distance qu’il opère en s’ouvrant au mystère de l’origine. Face aux fresques préhistoriques, le monde n’est pas encore celui dans lequel le poète est engagé mais il est déjà le réel, c’est-àdire ce que manque la parole. Le poète, mais plus généralement l’homme, reste seul face à ce qui a été créé par l’homme. Et dans le cas particulier de la fresque préhistorique, rien n’est à côté de ce qui a été créé par l’homme pour l’exploiter, le signifier, le voiler enfin. Mais de cette confrontation naît « une étrange et fragile certitude »67, il appartient désormais au poète de « former le signe nu d’un matin où rien ne fut interrompu, où tout peut être déchiré. »68La fresque préhistorique est à la fois commencement et fin, dans la mesure où elle fait débuter ensemble le temps, l’espace et les mots, elle est creuset de la conscience du monde pour le poète qui retrouve dans une temporalité non vécue sa temporalité subjective. C’est bien ce qui apparaît lorsque le poète évoque sa découverte des peintures du Tassili : « Oubliant toute fatigue, nous allions d’abri en abri, portés par la force d’un désir né avec le premier homme qui se mit à dessiner, à danser ou à chanter. Nous marchions, ravis, sous les voûtes utérines de la mémoire de l’espèce, excités par un bonheur pareil à un geste ou une parole retrouvée. Que de joies dans ces images produites par des corps, par des natures semblables aux nôtres et qui, en rencontrant nos corps se mettaient à bouger, à pulser, à rayonner. »69 Le temps n’est pas pur écoulement, il est aussi épaisseur, tout comme le lieu, et la préhistoire permet de mesurer cette épaisseur silencieuse sur laquelle s’inscrit l’expérience poétique : « Les dessins et les peintures préhistoriques sont la trame de poèmes rituels, magiques. Notation chorégraphique plutôt qu’expression figurative. Écriture multidimensionnelle qui ne fixe pas une scène, ne raconte pas une histoire : elle est le support formel d’un cérémonial sacré, à la fois verbal et gestuel, doté d’un arrière-plan d’une grande richesse émotive, ordonné par l’expression qui lui propose un sens. »70 Par ce retour au « point d’amorçage » que représente la peinture rupestre, le poète échappe à la « synthèse de transition » qu’est la perception de la 66
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, opus cité, p. 495. Lorand Gaspar, Approche da la parole, opus cité, p. 65. 68 Ibid., p. 65. 69 Lorand Gaspar, Arabie heureuse, opus cité, p. 49.50. 70 Ibid., p.56. 67
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temporalité pour restructurer cette dernière en fonction non pas d’un « temps qui se porte et se relance lui-même » mais d’objets ou de lieux qui, bien qu’inscrits dans le temps, accueillent « le temps soustrait au temps »71. Par ce biais, la structuration du temps ne se fait plus en fonction d’un déroulement linéaire ou chronologique mais selon une volonté d’inscrire la profondeur du monde, l’engagement dans le monde, à l’intérieur du sédiment temporel. Le paysage de Lorand Gaspar se conçoit alors comme la mise en forme non seulement d’un espace mais aussi d’un instant dans ses relations avec le passé, ce qui revient d’une certaine manière à faire apparaître l’éternité. Celle-ci ne se présente évidemment pas comme une abstraction mais comme une perception, c’est-à-dire une agglomération d’éléments divers. La pierre signifie alors bien cette ambiguïté de l’éternité humaine, si l’on se permet cette expression paradoxale, c’est-à-dire de cet ordre du temps que le poète ne cesse d’interroger pour pouvoir s’extraire d’une figuration subjectiviste et de la déformation qui lui est inhérente pour approcher la présence. La pierre condense bien cette volonté de saisie du réel en dehors de toute dénaturation, mais cette saisie ne peut être envisagée que comme tension asymptotique, le poète sachant qu’il ne lui sera pas possible de restituer l’absolue présence, sachant aussi que c’est dans l’effort pour l’atteindre que son acte créateur prend sens : « La pierre brute est non seulement un élément rudimentaire, mais aussi le signe de la perfection de l’état primordial, l’union originaire de la matière et de la lumière »72.
Le désert Dans le cadre du développement de cette haute exigence, le désert devient alors un lieu qui permet de continuer à cerner la notion de paysage selon Lorand Gaspar. Le désert est un lieu fortement présent dans l’œuvre de ce poète, il est effectivement présenté comme un lieu de connaissance : « Si le désert est l’espace où l’homme se découvre seul, on s’y reconnaît en même temps solidaire du silex et des étendues de lumière, de ce courant secret qui va du minéral à 71
André du Bouchet, Peintures, Fata morgana, 1984. Ana Paula Coulinho Mendes, « Lorand Gaspar et le retour aux éléments primordiaux », in Lorand Gaspar, Cahier seize, Le temps qu’il fait, 2004, p. 266.267. 72
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l’homme et de l’homme aux galaxies lointaines. La moindre nervure, la moindre arête nous écrivent, nous dévoilent. La plus infime variation des beiges et des bruns nous fait avouer des gisements inconnus. »73 Le désert conduit donc le sujet à ne plus mesurer le monde par rapport à sa taille humaine, il l’oblige à sortir de l’accidentel, du contingent pour s’approcher de l’évidence du déploiement du réel : « A chaque pas dans la nudité rigoureuse des courbes, à travers les variations infinies des rapports de la lumière, du regard, de tout le corps sensible et de la pensée, se dégage, se précise l’intuition d’une vérité, vécue dans l’apprentissage que propose à certains le désert, son mouvement et son immobilité, sa lumière et sa nuit. Intuition d’une continuité, la même dans le déploiement de la matière dite inerte ou vive de la pensée. Un monde perçu dans son fond sans fond, débarrassé de toute superstructure, de tout ornement capable de distraire le regard et la réflexion. (…) Les gouffres métaphysiques ne risquent de détruire que notre ego illusoire qui prétend être extérieur à l’unité de ce qui sous nos yeux et dans notre pensée, sans répit se déploie.»74 Le désert confronte donc le sujet à l’unité même du vivant sans la recouvrir de voiles, qu’ils soient d’ordre idéologique ou d’ordre social. Cette « nudité » apparaît comme un véritable apprentissage dont la parole poétique se nourrit : « Grelottant, sur le point de perdre connaissance, je comprenais très viscéralement ce que signifiait d’être dans un vrai désert – dans la solitude – à mille lieues des secours de la civilisation. Ce n’était certes pas la première fois que j’éprouvais cette sorte de « déréliction » en ces lieux dont la nudité, la pauvreté, le silence m’apparaissaient par ailleurs comme une nourriture essentielle. »75 Le désert apparaît effectivement comme le lieu qui permet de cheminer vers le Dehors, donc vers ce qui est inhabituel, non pas au sens de ce qui serait exotique mais de ce qui n’est jamais pris en compte dans l’ici auquel le poète appartient et qu’il ne peut appréhender et comprendre (au sens étymologique du terme) qu’à partir d’une cohérence improbable. Le désert est un lieu sur lequel la faible activité humaine n’a pas apposé de grilles préétablies, il n’y a pas recouvrement du désert par des discours préconçus, tout y conserve sa signification, sa valeur et le poète peut alors y exercer son 73
Lorand Gaspar, quatrième de couverture de Quatrième état de la matière. Lorand Gaspar, « Approche d’un désert vivant », inédit, cité par M.Ledoux in Lorand Gaspar, revue Europe, n°918, octobre 2005, p. 129. 75 Lorand Gaspar, Arabie heureuse, opus cité, p. 73. 74
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regard et son ouïe. Par conséquent, dans le désert, il est inutile de restructurer l’espace : l’écoute et le regard n’y étant pas déformés par des concepts a priori, la parole poétique peut s’y développer en échappant aux diverses grilles des langages humains. Cependant, en intégrant à ses poèmes sur le désert des textes d’autres auteurs, le poète indique que le désert n’est pas « ce lieu sans nom », ce « sol absolu », mais qu’il est un moyen de partir à sa recherche. Les citations effectuées permettent de comprendre le choix du désert comme lieu emblématique ; en effet « non moins important est le fait que ces textes, tout en étant des documents qui permettent au lecteur de suivre les associations d’idées de l’auteur, prennent en charge aussi les significations du pèlerinage intérieur, et, insérés qu’ils sont dans un discours poétique, deviennent eux-mêmes véhicules de la poésie et, en fin de compte, poèmes »76. Le désert permet de construire une image de la poésie : elle est mouvement à la recherche d’un lieu vacant qui puisse élucider le mystère de la présence, mais un mouvement fondé sur une reprise inlassable : Comme ton mutisme s’aggrave au visage de mon éloquence ! Comme tu te voiles de transparence quand je poursuis tel mot dans tes nervures !77
Le dialogue avec le désert, et plus généralement avec l’espace, conduit alors à s’interroger sur des notions plus abstraites qui apparaissent dans les poèmes. Si la poésie est « comme un voyage physique et spirituel à la fois : une marche à travers le désert de l’aube jusqu’au soir, la montée de la soif et du désir, la nuit et le pressentiment du matin, le retour de l’aube d’où jaillit la morale de l’ascèse et du renoncement, et d’où recommence le jour »78, il faut aussi interroger les paysages de l’esprit et de la connaissance qu’elle parcourt et qu’elle longe : « Là, arrête-toi. Ce lieu sec, ce désert… » Là sont les portes –79 76
Gyula Teller, « Les absolus du désert », in Espaces de Lorand Gaspar, opus cité, p. 196-197. 77 Lorand Gaspar, Sol absolu et autres textes, opus cité, p. 137. 78 Claude Debon, « Tu es pierre », in Espaces de Lorand Gaspar, opus cité, p. 218. 79 Lorand Gaspar, Egée Judée, opus cité, p. 32.
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Il reste que le désert est aussi perçu par le poète comme un véritable corps, indiquant ainsi ce tissu inextricable qu’est le monde ; effectivement Lorand Gaspar tisse continuellement, ainsi que nous l’avons évoqué précédemment, ce lien essentiel entre toutes les formes de vie à l’aide de la réalité première qu’est le corps : Corps si prompt, si obscur des années mains qui ont tant cherché la lumière si proche, si tremblante sur la peau soudain vieillie80
Le désert, comme unité vivante, témoigne alors que le paysage, chez Lorand Gaspar, n’est pas appréhendé comme réalité statique, fixe et par conséquent dans ses poèmes ne se pose pas la question d’éviter le piège de la description car le paysage est toujours conçu comme un véritable organisme. De cette manière, l’émotion vécue se diffuse dans l’écriture par le biais de cette mise en forme d’un organisme, possédant sa respiration, son chant, son rythme : « Chaque grain de minéral émet une vibration, et l’œil qui voudrait en saisir la source se perd comme dans l’étendue. La rumeur monte, l’air devient visible, on peut toucher la musique qui bout doucement dans les alvéoles. »81
La photographie De la même manière, les photographies, que Lorand Gaspar propose, participent de ce désir de saisir, de restituer la présence. Ainsi Mouvementé de mots et de couleurs est un livre qui se présente comme le lieu d’échanges « entre l’œil du photographe et l’œil du poète, entre la poésie et la réflexion, entre la matière de la photographie et la mémoire des mots, ou encore entre matière et mémoire de l’une et l’autre. »82 Cependant cet échange conduit à bien mettre en valeur l’écart irréductible qui existe toujours entre ce qui est photographié et ce que la photographie donne à voir. En inscrivant son activité de photographe à l’intérieur même de sa démarche poétique, Lorand Gaspar insiste donc sur cette difficulté foncière que représente 80
Lorand Gaspar, Feuilles d’observation, opus cité, p. 88. Ibid., p. 16. 82 Elza Adamowicz, « Qu’est-ce que la photo emporte ailleurs ? », in Europe, opus cité, p. 182. 81
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le paysage : il n’est jamais rejoint dans son absolue présence. Aujourd’hui les poètes se tournent vers la photo « pour soumettre l’écriture au double défi d’un paysage indicible et d’un langage nonverbal. »83 Mais en associant l’art photographique à la mise en forme par les mots, le poète signale certes son désir d’atteindre la présence, mais aussi et surtout le lieu même de sa quête ; il donne ainsi à observer cette tension permanente entre ce qui est vu, perçu, et ce qui peut en être restitué ; enfin, plus précisément ce que veut désigner le poète c’est ce qui n’en est pas restitué. Pour tenter de résoudre le défi, pour dépasser la résistance, le poète s’attache à maintenir la lumière et le mouvement, deux caractéristiques essentielles du paysage pour Lorand Gaspar. Le terme même de lumière révèle bien l’association étroite qui peut exister entre le langage verbal, la poésie, et le langage non verbal, la photographie. « Je me dis parfois que ce que nous appelons beauté, si cela existe, et je ne crois pas que ce soit un leurre, ne peut être que la lumière inondant de clarté un moment hors durée, un lieu sans lieu de notre vie, de notre pensée, de nos rapports avec ce qui nous entoure et aussi avec ce qui nous échappe, nous ouvrant à la claire intuition d’une unité, d’une cohérence. »84 Cette association devient d’autant plus forte dans le cas particulier de Lorand Gaspar qu’il a choisi de proposer de préférence des photos en noir et blanc. Mais ce que Lorand Gaspar s’attache à mettre en relief de cette manière, c’est ce mouvement permanent auquel nul n’échappe, ce que révèlent ses photos, toutes habitées d’une formidable présence, liée certainement au sujet percevant, au regard qui en est à l’origine.
Le mouvement Un poème de « Poèmes d’été à Sidi-Bou-Saïd » fait bien apparaître non seulement la volonté de restituer le mouvement mais aussi la signification de celui-ci dans les « paysages » que propose Lorand Gaspar. Ce poème, bien que sans titre, pourrait s’intituler le vol des martinets. Pour les besoins de l’étude, nous le citons intégralement. 83
Michel Collot, Paysage et poésie, opus cité, p. 189. Lorand Gaspar, « Feuilles d’hôpital », in Lorand Gaspar, Cahier Seize, opus cité, p. 138.
84
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Ecriture ample, d’un seul trait qui démontre sa source et son élan – martinets – se dépliant par d’immenses caresses, épousant les pleins, les creux et les failles du corps invisible des vents. Tant de tiges qui s’élancent, se plient et se déplient, se cassent sans se rompre, d’un même mouvoir en luimême enraciné, mouvoir, telle une pensée lisible un instant sans mot et sans trace coulé dans la pleine jouissance de son être indivis tout un ciel d’afflux de sèves, de rumeurs d’éclosion ô certitude d’être ici sans reste exprimé dans son faire ! Plongées et rejaillissements souples, toujours légers, infiniment légers, torsades et dislocations tracées avec la même assurance fluide, comme si le mouvement de la vie, sa trajectoire incalculable se dépliaient dans la substance même d’une infrangible unité – Le gracieux don de bâtir ces hautes voûtes éphémères où résonne mêlé aux brefs appels pointus le bonheur du regard d’habiter ces traits qui volent et dessinent leurs arcs innombrables lumière sur lumière – C’est la seule écriture que tu puisses lire aujourd’hui. Comme si ta rétine et les neurones gris où s’élaborent et se dissolvent ces dessins purs d’un seul élan tracés ( dans le bruissement discret de courants et de chimies) comme si les plus fins rameaux de ton souffle et de ton sang tout ce que ton esprit croit comprendre et ignore, les espaces et une pensée infiniment ouverts étaient fondus dans le même déploiement en cette musique où chaque note est un cœur au rythme, harmoniques et timbre singuliers – Sois tolérant pour tes failles et faiblesses, accueille le silence dans les mots qui s’accroît tout comme le dépouillement des vieux jours rappelle-toi ce que tu as perçu d’invisible au désert –
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la brise du petit matin cueille en passant l’odeur des genêts et soulève le rideau –85
Ce poème est tout à fait remarquable pour bien mesurer le tissu, au sens où il entrelace différents fils pour constituer un objet homogène, que représente tout poème de Lorand Gaspar. Immédiatement ce qui est donné à lire, à voir, c’est le vol des oiseaux : la phrase se fait ample à l’image du vol, amplitude qui se retrouve y compris dans la disposition typographique, les verbes de mouvement dominent et particulièrement sous la forme pronominale. L’emploi du mot « écriture » en ouverture indique donc que ce vol est un « modèle » pour l’écriture poétique, d’abord parce qu’il s’agit de « la seule écriture que tu puisses lire aujourd’hui » mais aussi parce que, dans la fin du poème, quand l’écriture se transforme en un dialogue du poète avec lui-même, l’amplitude se perd dans l’injonction. Enfin, parce qu’il y a un lien permanent entre le vol des oiseaux et l’expression d’une intimité qui ne peut être que celle du poète, intimité qui apparaît dans les termes suivants « jouissance, certitude, bonheur ». Cela semble signifier que les oiseaux fournissent la preuve qu’une présence peut se manifester dans toute son évidence – « ô certitude d’être ici sans reste exprimé dans son faire ! » – , évidence d’une présence qui provoque chez le poète un état d’accomplissement, de plénitude qui explique les termes de jouissance et de bonheur. Et ce d’autant plus qu’il n’est besoin ici d’aucun langage, ni d’aucune inscription dans l’espace : « lisible un instant sans mot et sans trace ». Le poème exprime donc le bien-être ressenti d’avoir vu scintiller une présence qui se donne à elle-même sa propre signification. Cette force de l’instant présent, c’est ce que le poète cherche toujours à saisir pour pouvoir affiner sa connaissance du réel et pour pouvoir intensifier son sentiment d’exister. Le vol des martinets devient alors pure manifestation de la vie et, en tant que telle, elle génère un profond et immédiat sentiment d’exister : « le bonheur du regard d’habiter » (il est ici à noter que Lorand Gaspar utilise le même verbe que Friedrich Hölderlin, et à sa suite Martin Heidegger, pour indiquer ce que doit être le mode d’existence). Le lecteur comprend alors de manière aisée pourquoi cette écriture du vol des martinets est la seule signifiante aux yeux du poète. Effectivement, contrairement au « clair regard d’Epicure », à « la rigueur de Spinoza » qui « sont réponse sans ré85
Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes, opus cité, p. 185, 186.
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pondre »86, le vol des martinets développe un sentiment d’adhésion, d’acquiescement au monde : « aimer quand même dire oui .» 87 Le vol des martinets apparaît donc comme un mouvement fondamental dans la mesure où, au-delà des interrogations, des ignorances, des faillites éventuelles, il témoigne de cette unité de tous et particulièrement du poète, dans « ce même déploiement. » Se trouvent alors liés au vol des martinets non seulement un espace (ciel, plongées et rejaillissements, voûtes) mais aussi une atmosphère sonore (brefs appels pointus, musique, note, rythme, harmonique, timbre, silence) et olfactive (l’odeur des genêts). Il s’agit donc bien d’une véritable expérience sensible qui trouve son origine dans le vol des oiseaux et l’écriture parvient à conserver et transmettre ce mouvement, qui apparaît comme étant celui-là même de la vie. Finalement, n’est-ce pas dans ce tissu très étroit que se développe le paysage que Lorand Gaspar nous donne à vivre davantage qu’à voir, à savoir dans l’association de l’évidence de l’immédiat et des épaisseurs des sensations et des pensées qu’il fait naître ? Enfin si dans le poème, les notions de regard et de lumière sont mises en relief, c’est toujours pour témoigner de la volonté permanente de restituer la spécificité, la beauté – telle que la conçoit Lorand Gaspar, c’est-à-dire comme lumière (voir ci-dessus) –, d’un instant singulier qui ouvre à l’universel. Les paysages de Lorand Gaspar rompent donc avec la fixité et restituent la permanente agitation des choses, de leur devenir, de leur existence. Le poète, par cette recherche, figure en permanence l’échange entre l’homme et le monde et pour cela il introduit fréquemment l’idée de la danse. Cette notion, dont les occurrences sont très nombreuses, devient un véritable élément poétique, au sens de ce qui est constitutif du caractère littéraire, et elle a pour fonction de signifier que l’homme, le poète, fait corps avec le monde qui l’entoure, qu’il participe pleinement à la vie. « Un instant je ferme les paupières et je vois sur l’écran la danse indéfinie des changements : des figures se lient et se délient, les rapports sont bousculés, les positions bradées, les règles réinventées, – autre chose s’élabore, se défait, tout cela dans une fluidité inaltérable. Et chaque détail est vrai, infiniment précis, irremplaçable en son lieu
86 87
Ibid., p. 183. Ibid.
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et temps, chaque scintillement de la mer est juste, simplement est. »88 « L’immense, l’innocente, l’inhumaine danse »89 de tout ce qui existe.
88
Lorand Gaspar, Feuilles d’observation, opus cité, p. 14. Lorand Gaspar, Carnet de Patmos, textes et photographies, Le temps qu’il fait, 1991, p. 45. 89
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étranger Sauf en ce silence oublié où se meut l’ardeur d’être ici clarté confiante en sa source. Etranger, sauf en cette roche où affleure une eau impensée, le cri nocturne de l’effraie. A jamais bégayant, boiteux à jamais sans racines au-dehors autres que l’eau, autre qu’aller dans le cœur ouvert du désir au battement propre des choses la part insondable en chacun
visages de mots à jamais dissonants, mités, maladroits toujours éperdus de clarté en quête d’étendue, la même sans bornes dehors ni dedans1
1
Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes, opus cité, p. 200.
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Dans certains cas, c’est la nature de ce que l’on est incapable d’exprimer qui donne presque toute sa valeur à ce que l’on parvient malgré tout à exprimer.2
Henri Bergson définit l’intelligence, non par la fonction spéculative que les philosophies passées lui ont attribuée, mais par une expérience pratique fondamentale car enracinée dans l’organisme. Avant de spéculer, il faut vivre et la vie exige que nous tirions parti de la matière, soit avec nos organes, soit avec des outils naturels, soit avec les outils proprement dits qui sont des « organes artificiels ». L’intelligence dispose donc de moyens en vue d’une fin, celle-ci est la vie et les moyens sont sinon matériels du moins calqués sur la matière dans la mesure où il n’est pas de vie sans maîtrise de la matière, maîtrise médiate par l’instrument qu’est la science – et l’on connaît l’importance de ce domaine pour Lorand Gaspar. Mais ainsi il n’y a d’intelligence que du solide, l’intelligence achoppe donc sur ce qui n’est pas solide. Dans cette perspective, le langage constitue un obstacle supplémentaire, car par la verbalisation, l’intelligence se détache de la réalité à laquelle elle n’adhère pas à cause d’un asservissement au mot, maître de la chose mais nullement son substitut, puisque l’intelligence impose une forme ignorant alors tout ce qu’elle ne recouvre pas. Le langage éloigne par conséquent de la pénétration de la chose même et c’est pourquoi Henri Bergson introduit une seconde notion, celle de sympathie, qui entretient une relation d’immédiateté avec la chose. Si au lieu de vouloir maîtriser la matière pour satisfaire aux besoins vitaux, l’homme voulait sympathiser avec la vie même, c’est-à-dire en épouser le mouvement pro2
Pierre Reverdy, En vrac, Editions du Rocher, Monaco, 1966, p. 86.
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fond, alors une autre réalité, distincte de la matière solide et décomposable apparaîtrait. Ce qui est là en jeu est bien plus que l’efficacité d’un outil, formel, d’un relais ou d’un support que se donne l’intelligence logicienne, – c’est la puissance et la fragilité du corps- esprit qui sont interrogées, c’est toute l’ « intelligence», la totalité de l’acte de vivre qui s’y trouvent investies. 3
Ainsi apparaîtrait aussi un autre mode de pensée qui serait une spéculation différente de l’intelligence, celle que Henri Bergson appelle l’intuition. Pour Henri Bergson donc, qui s’oppose à la théorie kantienne de l’intelligence (modelée sur la matière), matière et intelligence, dans leurs rapports mêmes, ne peuvent épuiser la totalité d’un réel qui n’est ni logique ni géométrique. Si le langage rend maître de la matière ou permet cette maîtrise, comment pourrait-on involuer et renverser l’évolution qui en a fait cet instrument si parfait, instrument de libération tout autant qu’obstacle pour le rendre capable de rendre compte d’une réalité que nos moyens habituels ne permettent pas d’approcher ? Le langage est aussi un milieu, c’est-à-dire qu’il permet de découvrir l’autre côté – ce qu’il exclut, ce qu’il nie – et donc d’exprimer négativement un être dont la possibilité est différente de la matière. Tout dépend, selon Henri Bergson, de l’usage qui est fait du langage et donc des fins poursuivies par ceux qui l’utilisent mais en même temps le langage impose parce qu’il s’impose. Par conséquent, si la science peut aider à une approche différente du langage, et Lorand Gaspar en témoigne en montrant qu’elle ne fait pas qu’illustrer son caractère technique, il reste que l’exercice philosophique et la poésie mettent en jeu un autre aspect du langage, celui qui allie intelligence et intuition dans le mode de pensée et donc qui fait place au silence, c’est-à-dire à tout ce qui n’est pas solide, qui n’est pas de l’ordre de la matière. Rappelons ici qu’André Comte-Sponville affirme « le réel, c’est le silence »4. La poésie se présente alors comme une recherche de la parole pour dévoiler « les grands espaces infinis», dont parlait déjà Blaise Pascal, inaccessibles au langage, elle porte donc l’attention sur le silence comme composante à part entière du langage dans une relation 3
Lorand Gaspar, Feuilles d’observation, opus cité, p. 65. André Comte-Sponville, Une éducation philosophique, collection « Perspectives critiques », P.U.F, 1989, p. 340. 4
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de tension avec la parole. Aucune parole ne peut recouvrir ni représenter l’inconnu, l’insondable immensité, par conséquent chaque parole est accompagnée d’un silence, celui qui se déploie à l’horizon de la connaissance. Toute parole ouvre sur un silence qui sera peutêtre – ou pas – origine d’une nouvelle parole, dont l’horizon sera à nouveau le silence. La relation entre la parole et le silence se transforme en une tension, celle-là même sur laquelle repose tout mouvement de connaissance: le silence comme principe dynamique détruit les limites, c’est-à-dire illimite la parole. Conçue ainsi la parole poétique doit aussi prendre en compte le fonctionnement contradictoire du mot : il est inaltérable puisque transmis par la tradition d’une communauté linguistique mais il est aussi altérable par l’usage quotidien. Ce qui est en jeu, pour la poésie, est donc d’employer le mot en fonction à la fois de son origine, c’està-dire en le débarrassant des fonctions sociales imposées, des connotations momentanées, et de son dynamisme, c’est-à-dire en respectant le fonctionnement du mot tant dans son aspect diachronique que dans son aspect synchronique. Se met ainsi en place une tension, seconde, entre les mots et le silence, effectivement il s’agit alors de laisser l’initiative aux mots, expression qui fait évidemment référence à Stéphane Mallarmé : « L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots. »5 Est ainsi mise en évidence la résistance du mot, qui conduit à rechercher le surgissement de la parole détachée des limites de la subjectivité individuelle, mais aussi collective. La place accordée au silence devient alors une nécessité pour structurer une pensée dont la progression se fait à partir de significations élaborées par l’expérience singulière et non à partir de significations préétablies. Par conséquent, la poésie ne peut plus avoir recours à l’abstraction car l’idée abstraite est une fiction, puisque l’abstraction consiste à séparer des choses qui sont inséparables dans la réalité, et l’esprit n’a pas la puissance de séparer dans sa représentation du réel ce qui est en réalité inséparable. La poésie est donc conduite à être un dévoilement du réel et l’instrument de ce dévoilement est le langage singulier du poète, sa parole, c’est-à-dire celui qui aboutit à une élaboration en fonction même du silence. Effectivement, le souci de la poésie est de combattre 5
Stéphane Mallarmé, « Variations sur un sujet », Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1945, p. 366.
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l’impossibilité de la parole par une immersion dans la réalité, dont les mots sont chargés de témoigner à la fois la distance et la densité. Puisque le poète ne peut recourir à aucune vision générale de l’homme et du monde, les mots porteront le poids de cette impossibilité et de la rencontre singulière de l’homme avec la réalité. Ainsi interroger le silence, c’est convoquer les possibilités de connaissance en-dehors de la représentation, dans une relation de vérité, c’est-à-dire sans la médiation du référent ou du concept qui mettent toujours à distance soit par une parole trop référentielle donc anecdotique, soit par une généralisation qui étouffe toute possibilité de variations : Tu voudrais qu’en les aimant assez pour leur donner ta voix, la lumière se montre dans les choses plus qu’elle ne les désigne. 6
S’interroger sur le silence c’est donc bien poser la question de l’évidence poétique. En effet du regard à l’écriture, l’objet perd le pouvoir d’être unique et d’être là qu’il possède dans le cadre de la relation immédiate, instantanée que le sujet peut établir : C’est peut-être aux pièges innombrables de tant de beaux objets et de noms (bien ronds, bien « évidents ») donnés à notre désir par nature inachevable, que tente d’échapper ce qu’il y a de plus audacieux dans l’art et dans la pensée. 7
Il existe effectivement toujours un écart entre le langage et son objet. L’écriture poétique tendrait à le réduire le plus possible pour restituer l’objet dans son pouvoir d’être là et cette tension peut être appelée évidence poétique dans la mesure où l’objet y serait restitué d’une manière indémontrable mais jamais gratuite. Il s’agit donc d’étudier comment s’opère le déploiement du silence dans la parole. On peut affirmer avec ce qui précède que la poésie est le lieu d’une sublimation, dans la mesure où sont mis en évidence les impossibilités, les risques et l’inapaisement liés à la tension entre la parole et le silence et où, malgré cela, la poésie vise, dans l’acceptation de ces manques, un dépassement du silence et un maintien dans la parole poétique. Cette sublimation ne va pas sans mises en cause, sans doutes, mais ne s’en maintient alors que dans une plus grande densité. 6 7
Lorand Gaspar, Feuilles d’observation, opus cité, p. 182. Ibid., p. 67.
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Le silence Ce silence en toi par murs et par mers. Le jour nouveau désoeuvré sur les rives. N’avais-tu pas soufflé sur les braises, trouvé magnifiques ces flammes où les mots du jardin ne finissent pas d’expirer ? Retourne à tes terrains vagues que fuit le sommeil, à la pauvre luisance des entrailles sous une lampe à minuit. La triste claudication de ta langue, augure ! 8
Cependant cette densité a aussi partie liée avec le refus de toute liaison de la poésie avec le sacré et avec la volonté de s’extraire de tout a priori intellectuel de quelque ordre qu’il soit. La poésie n’est le symbole, au sens étymologique du terme, d’aucune pensée qui lui serait extérieure ou préexistante. Effectivement la parole poétique s’affirme comme parole d’homme engagé dans le monde et non comme parole d’idées, de concepts. Ceci n’exclut évidemment pas les références mythologiques ou bibliques que l’on peut trouver dans les poèmes de Lorand Gaspar. La Bible et la mythologie sont livres et comme tels, éléments de culture qui nourrissent la parole poétique. En rayant ainsi tout apport conceptuel reposant sur un a priori extérieur, la parole poétique se coupe de tout achèvement : elle se présente avant tout comme une expérience du désir d’un dire qui donne sens à la présence. Contrairement à tout autre expérience intellectuelle, elle ne peut s’élaborer en fonction d’un projet mais en fonction d’une attente : La poésie est ce sentier non tracé, ce sens encore inconnu, cette saveur d’aube qui menace les Grands Catalogues du Conservatoire Mental de l’Humanité. 9
Attente dont les circonstances ne sont pas déterminées ni définies préalablement, l’expérience poétique n’est pas expérimentation. Pour donner une image juste de cette attente, on peut faire référence à La recherche du temps perdu. Le narrateur, face aux trois arbres d’Hudimesnil10, fournit une représentation de l’état du poète. Il est dans l’attente d’une révélation mais il ne sait de quoi, cependant dans cette situation tout son « être est projeté en avant. C’est un désir, 8
Lorand Gaspar, Egée suivi de Judée, opus cité, p. 152. Lorand Gaspar, Approche de la parole, opus cité, p. 90. 10 Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1978, p. 717 et suivantes. 9
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une tension vers une réalité non présente encore et qui est une possibilité qui peut ne pas se produire (…). L’attente nous tient en suspens, comme hors de nous-mêmes. »11L’expérience poétique se présente donc davantage comme l’expérience de la projection hors de soi, c’est-à-dire que le sujet chemine vers cet inconnu dont la présence seule est dévoilée et qui recèle des possibles insoupçonnés. Le poète ne peut donc pas être enfermé, enserré dans une contemplation de la pensée, sinon il manquerait ces signes de la présence. L’expérience poétique est découverte non pas de quelque chose mais acte de découverte dans la mesure où peu importe ce qu’auraient pu signifier les trois arbres au narrateur, ce qui se maintient est la capacité à saisir le signe, la présence, dans l’instant et par conséquent ce qui débute est l’écriture mais aussi l’espoir, et aussi certainement la conviction, que dans ce cheminement, la parole atteindra ces signes, cette présence : Espoir insensé qu’un jour dans une phrase s’enfle irrémédiable le chant – le silence qui ne repose sur rien. 12
La parole poétique s’ouvre donc à l’inachèvement dans la mesure où elle désigne ce qui est inconnu dans ce qui est perçu par tous comme connu. Mais cet inconnu figure dans le poème même comme inconnaissable : comme s’il avait compris que ni les mots ni les rayons ne suffisaient pour voir vraiment –13
« Voir vraiment », c’est découvrir sans chercher à transformer ce qui est découvert en connaissance, donc sans le dénaturer. Le regard du poète est ce qui fonde sa singularité mais aussi l’inachèvement de sa parole. Parce que le poète est celui qui regarde toujours plus loin, il est aussi celui qui ne cesse d’avoir recours à la parole comme désir d’être. Cette dynamique apparaît grammaticalement sous la forme du complément de détermination : 11
Octavio Paz, L’Arc et la lyre, Collection « NRF Essais», Gallimard, 1965 ; traduit de l’espagnol par Roger Munier, p. 200. 12 Lorand Gaspar, Approche de la parole, opus cité, p. 123. 13 Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes, opus cité, p. 128.
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Le silence quelque chose du mouvement au fond du mouvement 14 Au commencement des commencements 15
Par cette revendication à l’inachèvement, le poète dépasse le silence puisque ne lui est apportée aucune signification, mais en le révélant, se trouve affirmée la primauté de la présence, donc de la vie. Le silence n’est plus dans ces conditions néant, mais il ouvre la perspective de la découverte dans la densité, dans l’épaisseur du réel : Poète est plus sévère que silence. Ne nommera pas ce visage, cette lueur qui excède le jour. Au fond de ta lecture il dénonce le révélé, te conduit à une dureté plus périssable ; cette fois encore il ne t’annonce pas le repos. De cette parole démembrée, dissoute, il élèvera encore la parole. 16
Inachevée, la parole poétique est aussi inapaisante puisqu’elle déplace sans cesse son « point d’amorçage » avant que celui-ci puisse être cerné car ce qui est interrogé n’est pas tel ou tel objet, parce qu’il serait plus essentiel mais l’homme dans l’interrogation de sa présence. Non pas une interrogation idéologique, religieuse, philosophique ou scientifique mais une interrogation pure qui ne vise et n’atteint à aucun enrichissement des « Grands Catalogues du Conservatoire Mental de l’Humanité » mais qui atteint le sujet, poète ou lecteur, en lui désignant sa liberté. C’est en étant sans restrictions ni réserves ce que je suis à présent que j’ai chance de progresser, c’est en vivant mon temps que je peux comprendre les autres temps, c’est en m’enfonçant dans le présent et dans le monde, en assumant résolument ce que je suis par hasard, en voulant ce que je veux, en faisant ce que je fais que je peux aller au-delà. Je ne peux manquer ma liberté que si je cherche à dépasser ma situation naturelle et sociale en refusant de l’assumer d’abord, au lieu de rejoindre à travers elle le monde naturel et humain. Rien ne me détermine du dehors, non que rien ne me sollicite, mais au contraire parce que je suis d’emblée hors de moi et ouvert au monde. 17
L’expérience poétique « s’inachève » sur l’homme non pas considéré comme un objet particulier mais comme une présence ouverte aux autres présences : 14
Lorand Gaspar, Approche de la parole, opus cité, p. 15. Ibid., p. 59 16 Ibid., p. 145. 17 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, opus cité, p. 520. 15
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Présence de Lorand Gaspar Dire et se perdre : il reste sur le sol d’homme le visage limé dans le torrent absolu. 18
De cette manière, la parole poétique est bien « la trame dénudée d’une chaude et charnelle ignorance »19 qui ne peut coexister avec une pensée préconçue sans être pervertie et sombrer alors dans l’achèvement qui ne peut être perçu que comme ruine de la poésie. La parole poétique semble donc se présenter comme un acte issu d’une tension entre mouvement et immobilité. Si nous utilisons le terme « acte », c’est pour faire référence à la démarche poétique, ainsi définie par Octavio Paz : « les significations du poème sont une chose, et une autre le sens de la démarche poétique : c’est le sens de cette démarche qui nous occupe ici – la création des poèmes par le poète et leur recréation par le lecteur – et non ce que dit tel ou tel poème »20. Le poème est effectivement mouvement, mais simultanément et paradoxalement, il est aussi arrêt puisque l’expérience de l’écriture n’appartient plus directement à l’expérience de la perception, elle représente un temps autre et en ce sens, elle est interruption. Comme telle, par le décalage dans l’expérience qu’elle introduit, elle est alors vécue comme manque, manque de ce qui se poursuit dans l’expérience et que le poète ne peut atteindre dans le poème : On peut rêver ainsi d’un trait de dessin ou d’un poème qui serait le déroulement de l’acte continu de sa source, sans cesse rompu, toujours resurgissant, ténacité claire, claire même dans la nuit à l’oreille. Étrange manie d’assembler des mots, de les serrer, essorer et étendre comme un linge tiré de son corps bruissant dans le noir. 21
De la tension entre la parole et le silence naît une tension entre le mouvement et l’immobilité, le mouvement de connaissance, le mouvement de perception ne peuvent trouver leur terme dans le poème et pourtant le poème existe pour et par ce terme impossible à atteindre et même impossible à situer. Effectivement mouvement et immobilité sont relatifs, ainsi que nous l’apprend l’expérience d’un voyage en bateau, immobilité et mouvement dépendent du sujet. Selon que le voyageur fixe son regard sur la rive ou sur le bateau, il aura 18
Lorand Gaspar, Approche de la parole, opus cité, p. 145. Ibid., p. 13. 20 Octavio Paz, L’Arc et la lyre, opus cité, p. 196. 21 Lorand Gaspar, Carnet de Patmos, opus cité, p. 49. 19
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Le silence
l’impression de sentir le bateau en mouvement ou de voir la rive défiler sous ses yeux. « La relativité du mouvement se réduit au pouvoir que nous avons de changer de domaine à l’intérieur du grand monde. Une fois engagés dans un milieu, nous voyons apparaître devant nous le mouvement comme un absolu. »22 Or le poète, comme tout homme, est un être engagé, le mouvement devrait alors perdre dans la poésie sa relativité puisque la perception du poète se réaliserait en fonction de cet engagement dans un domaine particulier. C’est ainsi que Maurice Merleau-Ponty poursuit : « A condition de faire entrer en compte, non seulement des actes de connaissance explicite, des cogitations, mais encore l’acte plus secret et toujours au passé par lequel nous nous sommes donné un monde, à condition de reconnaître une conscience non-thétique, nous pouvons admettre ce que le psychologue appelle mouvement absolu sans tomber dans les difficultés du réalisme et comprendre le phénomène du mouvement sans que notre logique le détruise »23. Cependant le domaine du poète n’est pas un monde mais le monde et la poésie ne se donne pas un monde, elle est mouvement vers lui, par conséquent l’engagement du poète dans le monde ne lui apporte pas ce sentiment de mouvement absolu. Sans cesse, en effet son regard le conduit de la rive au bateau, le poète ne peut alors dépasser, dans un premier temps, cette relativité du mouvement. C’est pourquoi Lorand Gaspar peut unir, sans que cela choque la logique, dehors et dedans à l’intérieur d’un même « lieu » : laissez-moi ouverte à jamais la porte où respirent ensemble dedans et dehors –
24
Le déplacement du regard du poète justifie cette union, c’est en prenant « dehors » comme point fixe et donc limité dans l’espace, qu’il est possible de ne pas le concevoir seulement comme contraire de « dedans ». C’est donc une subjectivité de la relation au monde qui trouve à s’affirmer ici, la revendication d’une autre manière de percevoir, comprendre et formuler ce qui entoure le sujet : en quête d’étendue, la même sans bornes dehors ni dedans 25 22
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, opus cité, p. 324. Ibid. 24 Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes, p. 163. 25 Ibid., p. 200. 23
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Présence de Lorand Gaspar
L’expérience poétique repose sur cette relativité du mouvement et sur le refus de le figer en choisissant un milieu ou un lieu à partir duquel s’organiserait le monde ; la poésie ne peut rester « mouvement sans nom » qu’en ne maîtrisant pas la tension entre le mouvement et l’immobilité : « N’existera-t-il pas toujours suffisamment de contradictions naturelles qui ne seront pas maîtrisées pour assurer l’existence éternelle de la poésie – et la poésie a-t-elle trait à autre chose qu’une contradiction non maîtrisée ? »26. En ne maîtrisant pas totalement cette relativité, la poésie permet d’affirmer que « l’espace naturel et primordial n’est pas l’espace géométrique, et (que) corrélativement l’unité de l’expérience n’est pas garantie par un penseur universel qui en étalerait devant moi les contenus et m’assurerait à son égard toute science et toute puissance. Elle n’est qu’indiquée par les horizons d’objectivation possible, elle ne me libère de chaque milieu particulier que parce qu’elle m’attache au monde de la nature ou de l’en-soi qui les enveloppe tous »27. Cette relativité du mouvement permet alors de préciser la nature de la tension entre le silence et la parole. Si « dehors » peut s’unir à « dedans », dans le poème de Lorand Gaspar, c’est parce que le mot « dehors » utilisé dans le cadre d’une perception particulière et singulière, n’est pas systématiquement et uniquement le contraire de « dedans ». Et c’est aussi parce que le mot engage un avenir de paroles qui peut être interrompu par l’émergence d’une autre perception, celle-ci ouvre alors à une possibilité autre que celle des catégories grammaticales admises, possibilité qui permet d’unir dedans et dehors, ou haut et bas : Eteins la parole éteins la pensée et va ! vole ! tombe ! sans haut ni bas aspiré, foulé dans les failles de l’air entre courbures d’une mélodie que personne ne joue – 28
26
André du Bouchet, Carnets 1952 – 1956, Choix et postface de Michel Collot, Plon, 1990, p. 21.22. 27 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, opus cité, p. 340. 28 Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes, opus cité, p. 156.
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Silence et parole interviennent alors simultanément dans ces ouvertures que provoque chaque changement perceptif. « Dans l’expérience d’une vérité perceptive, je présume que la concordance éprouvée jusqu’ici se maintiendrait pour une observation plus détaillée, je fais confiance au monde. Percevoir, c’est engager d’un seul coup tout un avenir d’expériences dans un présent qui ne le garantit jamais à la rigueur, c’est croire à un monde (…). Il y a certitude absolue du monde en général, mais non d’aucune chose en particulier. La conscience est éloignée de l’être et de son être propre, et en même temps unie à eux, par l’épaisseur du monde. »29 La parole et le silence, par la tension qu’ils entretiennent dans l’écriture poétique, unissent donc les différentes perceptions du poète et donnent ainsi forme à « l’épaisseur du monde ». Cependant, si la relativité du mouvement garantit ainsi l’engagement du poète dans le monde en général et permet d’éviter le repli dans un milieu particulier, elle transforme la signification de ce mouvement vers le monde. De quel mouvement s’agit-il alors ? Le titre d’un livre de Lorand Gaspar, Approche de la parole, nous fournit une perspective de réponse. Le mot « approche » possède plusieurs significations ; il peut désigner un mouvement par lequel on va à la rencontre de quelqu’un ou de quelque chose, en ce sens la poésie est bien approche puisqu’elle est mouvement vers « l’épaisseur du monde ». Ce mot peut aussi signifier le fait d’être sur le point de se produire, et la figure de l’horizon suffit alors à présenter la poésie comme approche. Il peut aussi indiquer une manière d’aborder un sujet de connaissance quant au point de vue et à la méthode utilisée, l’importance de la perception dans la poésie fait bien de cette dernière une approche. Enfin, et alors le mot n’indique plus directement un mouvement, il peut désigner la proximité. Rapidement dressé le champ sémantique du mot « approche » révèle qu’il contient deux possibilités, celle du mouvement et celle de l’immobilité. Révélation attendue du fait de la relativité du mouvement étudiée précédemment. Cependant, il ne s’agit plus ici du mouvement dans le cadre d’une relation du sujet au monde mais du mouvement qu’est l’expérience poétique, en tant qu’expérience du dire. Il s’agit alors de la relation du sujet à la parole. L’approche c’est donc l’itinéraire que forme l’ensemble des poèmes. Cependant lorsque Lorand Gaspar 29
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, opus cité, p. 343-344.
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Présence de Lorand Gaspar
intitule son livre Approche de la parole, l’imprécision du complément de détermination permet de faire apparaître simultanément à ce premier itinéraire, un second itinéraire dont la parole poétique ne serait plus le constituant mais l’horizon et qui est alors celui parcouru par le poète à travers les mots. Certes il n’apparaît qu’à travers l’écriture, mais la tension entre la parole et le silence relevée dans l’écriture poétique n’est-elle pas issue de ce double itinéraire que dit la poésie, de ce « mouvement sans nom » qu’est la poésie ? Comment concilier en un même acte de parole un univers ouvertement subjectif et un univers où la parole conquiert une autonomie, où elle s’extrait des circonstances de l’expression pour exister comme telle ? La multiplication des approches est bien un impératif du désir d’incarnation30 c’est pourquoi apparaît souvent dans les poèmes l’image du « chemin » : Félicité. Que la pesanteur se déplie au bout des ailes ! Nous franchissons en contrebande les lisières du voyage, Par chemin de mots, de pierres et de chairs.31
Avec ce début de poème, Lorand Gaspar unit en une même approche les « mots », les « pierres » et les « chairs » pour indiquer que l’itinéraire poétique se constitue d’une perception particulière formée par la fusion en une même expérience de l’exploration du langage, de celle de l’espace physique et de celle de la sensation. Les chemins du poète n’ont pas de destination ni d’origine précises, mais ils sont marqués par la disparition des limites habituelles : Terreur du voyage sans fond et sans parois.32
L’itinéraire que représente la poésie ne peut donc être suivi logiquement, il existe par la convergence de toutes les explorations vers la possibilité de dire. La parole poétique ne pouvant apporter une réponse qui n’interrogerait pas, qui donc recouvrirait le silence inhérent à la multiplicité des perceptions, le poète ne peut, en écrivant, 30
« Ce qui fait la vigueur d’une « écriture » c’est l’incarnation d’une langue, chose générale, dans une existence particulière, l’appropriation des signes communs par l’intensité d’un désir. », Lorand Gaspar, Feuilles d’observation, opus cité, p. 19. 31 Lorand Gaspar, Gisements, opus cité, p. 35. 32 Ibid., p. 8.
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Le silence
figer le mouvement ou plus précisément il ne peut atteindre à aucune vérité que celle qui se dégage de sa perception. Par conséquent il ouvre la voie – et un jeu de mots serait ici possible en ajoutant la voix – à d’autres possibilités et donc à d’autres silences à explorer. L’approche qui permet l’impossible synthèse des différentes autres approches est donc celle que constitue la parole poétique, il s’agit alors d’étudier l’écriture poétique comme un itinéraire pour construire les possibilités d’existence de ce désir d’incarnation du monde. Cet itinéraire est celui d’un parcours à travers les mots, mais un parcours dépendant de l’approche opérée. Il est donc un autre moment de l’expérience poétique dont il ne peut être disjoint, le temps de l’écriture n’est pas postérieur à l’approche, il en est un des aspects en tant que mouvement qui englobe : Et une fois de plus partis de cette première faille orange et verte qui couve sous la voûte nocturne de l’acier nous avons marché dans ce pays dur de la soif et des rêves, marché du front abrupt jusqu’aux flancs plus doux de la lumière, errants de combien loin ? et quelles distances parcourues sans jamais jamais avoir quitté le centre serré du silence ?33
La fin de ce poème, « le centre serré du silence », indique la nature de l’itinéraire, l’écriture est approche de ce centre. Chaque mot contient des possibilités qui ne peuvent être mises au jour que par un engagement total de l’être ; engagement essentiellement physique, ce dont témoignent les mots « marché, dur, soif, abrupt, errants, distances parcourues ». Simultanément le choix du mot « silence » indique qu’il s’agit aussi d’une relation à l’énonciation, l’engagement physique n’est pas indépendant du choix et de l’emploi des mots : chaque emploi du mot est creusement des possibilités qu’il contient mais aussi réactivation de celles-ci, car le mot n’est pas celui, « lisse » de l’emploi quotidien mais un mot chargé d’une subjectivité particulière, ce que rappelle l’utilisation du pronom « nous » dans le 33
Lorand Gaspar, Sol absolu et autres textes, op. cit., p. 201.
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poème. La découverte du mot est comparable à une expédition spéléologique pendant laquelle un spéléologue transforme un parcours raconté en un parcours vécu. Le mot est vivifié par la perception du poète ; l’engagement dans le langage, par cette prééminence de la perception, vise à faire se rejoindre, dans le poème, le langage et le monde perçu. « L’expression esthétique confère à ce qu’elle exprime l’existence en soi, l’installe dans la nature comme une chose perçue accessible à tous, ou inversement arrache les signes eux-mêmes – la personne du comédien, les couleurs et la toile du peintre – à leur existence empirique et les ravit dans un autre monde. Personne ne contestera qu’ici l’opération expressive réalise ou effectue la signification et ne se borne pas à la traduire. »34 Mais en la réalisant ou en l’effectuant, l’expression aboutit à l’immobilité, celle des mots qui disent une vérité perçue dans l’épaisseur du langage et qui disent donc le silence qui la constitue. Par ce creusement physique du langage, le silence se déploie donc dans la parole poétique comme ce qui constitue, dans une certitude impérative, l’épaisseur sur laquelle prend appui, s’inscrit le poème. Par conséquent, le renvoi immédiat qu’implique la notion de mouvement vers le corps, vers l’aspect physique du monde indique bien que la tension entre la parole et le silence prend sens en fonction de cet écart permanent de l’absence de symétrie entre la perception par le « corps propre » du poète et son désir de dire. La notion de « corps propre » est reprise de Maurice Merleau-Ponty qui la définit ainsi : Qu’il s’agisse du corps d’autrui ou de mon propre corps, je n’ai pas d’autre moyen de connaître le corps humain que de le vivre, c’est-à-dire de reprendre à mon compte le drame qui le traverse et de me confondre avec lui. Je suis donc mon corps, au moins dans toute la mesure où j’ai un acquis et réciproquement mon corps est comme un sujet naturel, comme une esquisse provisoire de mon être total. Ainsi l’expérience du corps propre s’oppose au mouvement réflexif qui dégage l’objet du sujet et le sujet de l’objet, et qui ne nous donne que la pensée du corps ou le corps en idée et non pas l’expérience du corps ou le corps en réalité.35
Dans l’extrait suivant Lorand Gaspar dit cet écart entre la perception et la voix du poète : 34 35
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, opus cité, p. 213. Ibid., p. 213.
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Cependant le matin Perçu dans la moindre cassure Se déplie dans nos mains et au creux du ventre Comme le maïs arbore ses dessous Et nous savons qu’il ne faut rien nommer On peut parfois glisser la voix Par une main entre deux corps heureux Pour se tatouer de cette lente éclosion De clairvoyance de la chair.36
L’asymétrie qui existe entre la perception du poète et sa parole transforme alors le poème, l’écriture poétique, en traces de ce bienêtre de la perception physique. Comme l’indique l’extrait précédent d’un poème de Gisements, cet écart n’est pas source de souffrance pour le poète et en cela Lorand Gaspar se distingue d’une grande partie de la poésie du dixneuvième, voire du vingtième, siècle. Cet écart ne provoque pas de rupture entre le poète et le monde ou entre le poète et les autres hommes. Au contraire la communication entre le poète et le monde est marquée par le dépliement, véritable déploiement, du matin dans le corps du poète et la relation entre le poète et les autres est inscrite dans l’emploi de l’adjectif possessif « nos » et du groupe nominal « deux corps heureux » ; il serait donc tout à fait possible ici de reprendre l’expression de Paul Claudel, ce poème réalise une véritable « conaissance ». Cependant deux groupes de mots inscrivent la nature de l’écart, « glisser la voix » et « se tatouer » ; ce qui n’appartient pas au dépliement est ce qui est de l’ordre de l’expression, qui ne peut apparaître que sous la forme de l’empreinte, de la trace. La locution « glisser la voix » indique que la parole ne peut pas être insistante, pesante, mais qu’elle ne peut qu’être limitée temporellement, « parfois », et spatialement, « entre deux corps heureux ». Le poème n’a pas pour fonction de détruire le déploiement du silence en produisant une parole non inscrite dans l’épaisseur du langage. La parole poétique est installation lucide dans la perception du monde, elle est donc inscription partielle, ce que Lorand Gaspar
36
Lorand Gaspar, Gisements, opus cité, p. 30-31.
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évoque lorsqu’il énonce l’idée d’élan permanent, de maintien du désir dans ses poèmes : A jamais bégayant, boiteux à jamais sans racines au-dehors autres que l’eau, autre qu’aller dans le cœur ouvert du désir au battement des choses la part insondable en chacun37
Ce maintien du désir, cet « ouvert », permettent alors de mesurer l’aspect essentiel du déploiement du silence dans la poésie. Il ne s’agit pas à partir de cet « ouvert » de reconstruire ; la lecture de la poésie n’est pas une investigation sur le mode de la reconstruction car l’écriture n’est pas codage ou chiffrage. Le silence n’est pas à détruire par une pensée extérieure qui formulerait ce qui n’a pas pu être formulé ou ce qu’il « ne faut pas nommer ». Il ne s’agit pas de ceci car la pensée n’est rien d’« intérieur », elle n’existe pas hors du monde et hors des mots. Ce qui nous trompe là-dessus, ce qui nous fait croire à une pensée qui existerait pour soi avant l’expression, ce sont les pensées déjà constituées et déjà exprimées que nous pouvons rappeler à nous silencieusement et par lesquelles nous nous donnons l’illusion d’une vie intérieure. Mais en réalité ce silence prétendu est bruissant de paroles, cette vie intérieure est un langage extérieur. La pensée « pure » se réduit à un certain vide de la conscience, à un vœu instantané.38
Les poèmes ne font pas appel à ce « silence bruissant de paroles », ou pour le moins ils n’y font pas plus appel que n’importe quel autre écrit à partir duquel le lecteur mais aussi l’auteur convoquent des pensées déjà constituées, donc leur culture. Ces « traces » que sont les poèmes renvoient à une réalisation effective, elles sont les marques de l’engagement du poète, mais celui de son « corps propre » dans le monde et dans le langage. De cette manière, le poème apparaît comme une véritable installation dans le réel, c’est-à-dire la manifestation de l’existence d’un sujet. Le poème, l’ensemble des poèmes, est alors marqué par la singularité d’un langage ouvertement singulier qui s’inscrit dans le déploiement d’une perception intime du monde, « le langage n’est plus un instrument, n’est plus un moyen, il 37 38
Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes, opus cité, p. 200. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, opus cité, p. 213.
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est une manifestation, une révélation de l’être intime et du lien psychique qui nous unit au monde et à nos semblables. »39 Mais la perception du corps propre apparaît aussi dans la singularité du langage et conduit ainsi à un autre niveau de parole. En effet entre le langage et la perception s’effectuent de multiples échanges. Ainsi dans l’ouverture du poème suivant, la perception physique apparaît dans l’expression, mais réciproquement le langage est modelé par cette perception qui révèle le monde : étranger. Sauf en ce silence oublié où se meut l’ardeur d’être ici clarté confiante en sa source. Etranger, sauf en cette roche où affleure une eau impensée, le cri nocturne de l’effraie.40
On peut affirmer que la parole poétique n’est alors pas tension entre la parole et le silence, elle est l’inscription de l’asymétrie foncière qui existe entre le monde perçu et le monde exprimé. Ainsi cette asymétrie fait de la poésie une parole qui ouvre la possibilité d’autres perceptions, qui donc ouvre la voie à de réels échanges, à la communication et donc à la participation. En effet si cette parole ne traduit pas mais réalise, par son aspect effectif, elle est participation au monde et nous reprendrons ici la précision effectuée par Maurice Merleau-Ponty à propos du terme « monde » : Le terme de « monde » n’est pas ici une manière de parler : il veut dire que la vie « mentale » ou culturelle emprunte à la vie naturelle ses structures et que le sujet pensant doit être fondé sur le sujet incarné. Le geste phonétique réalise pour le sujet parlant et pour ceux qui l’écoutent, une certaine structuration de l’expérience, une certaine modulation de l’existence, exactement comme un comportement de mon corps investit pour moi et pour autrui les objets qui m’entourent d’une certaine signification.41
Il s’agit maintenant en fonction de cette structuration de la perception de s’interroger sur la possibilité, évoquée précédemment, que contient ce déploiement du silence. Parole et silence sont dans le 39
Goldstein, L’analyse de l’aphasie et l’essence du langage, cité par Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, opus cité, p. 229. 40 Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes, opus cité, p. 200. 41 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, opus cité, p. 225.
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cadre du déploiement, deux aspects constitutifs d’un même acte, acte de participation au monde : il y a eu ces échanges si simples entre un silence en nous et quelques bruits ces brèves rafales de l’esprit couleurs et cris dans les choses il a suffi de voir, d’écouter l’olivier grandir et la mer recoudre ses filets dans la nuit – 42
La participation est indiquée ici par l’inscription du passage du temps (emploi des formes verbales composées, des verbes « grandir » et « recoudre »), effectivement participer au monde c’est vieillir, se transformer, progresser enfin. L’itinéraire du poète est donc aussi celui d’une acceptation du passage du temps qui constitue un facteur important de l’épaisseur du monde. En effet si le « corps propre » intervient, comme cela a été montré, ce « corps propre » se modifie dans le temps et, de cette manière, l’action du temps épaissit le monde et le langage de différentes strates de perception : j’entends longtemps dans le noir sans rien penser d’autre que ces riens parlant à mon âme et ma vie vieillit encore sans renoncer la lumière – 43
Ainsi la reprise du mot « rien », de l’adverbe au substantif, révèle que l’épaisseur reconnue dans le monde perçu l’est aussi dans le langage et, de cette manière, le silence et la parole ne se répartissent plus des deux côtés d’un axe de symétrie ; le dit et le non-dit ne forment pas les deux termes d’une alternative. En effet dans l’épaisseur du monde comme dans celle du langage, les contradictions n’existent plus comme telles, mais elles symbolisent l’espace du conflit aveugle des asymétries c’est-à-dire l’existence qui ne peut être ordonnée en fonction de coordonnées géométriques puisque tout y demeure. Par l’asymétrie, et, dans cette expression, le préfixe a – est privatif, s’évanouissent les idées de définitif et d’absolu au profit d’une attention vigilante et lucide à tout 42 43
Lorand Gaspar, Egée Judée, Gallimard, collection Poésie, p. 192. Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes, opus cité, p. 184.
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ce qui peut permettre de s’engager plus profondément dans le monde et dans le langage : Le signe du poète, par sa tension soudaine, par sa coloration, et plus encore par sa « décoloration », sa matité qui ne renvoie plus mais absorbe, nous restitue dans la vivacité native du monde. Plus encore qu’à voir, il nous donne à toucher, non pas l’objet en son être-là construit, mais son surgissement continu.44
La parole poétique apparaît alors comme une avancée prophétique dans le sens où elle parle toujours en avance d’un silence autre, d’un inexploré auquel elle propose les conditions de surgissement en lui offrant « ses couleurs ». La parole poétique se situe donc toujours en avant d’une autre parole non encore formulée et donc pensée ; elle est création du silence qui ne pourrait prendre forme sans elle : Pousser la démarche poétique en ses derniers retranchements, la précipiter par-dessus le dernier mur de mots qui rompent la foulée de l’annonciateur. Là où le discours, trop timidement se penche sur un abîme de parole.45
En ce sens, le silence est la possibilité de la poésie puisqu’en étant ainsi toujours créé, il interdit tout achèvement de la parole poétique. Mais en même temps, le silence garantit que la parole poétique réalise bien une vérité perçue : Et demain, pourtant, nous repartirons à la conquête du lieu sans nom, du nom imprononcé. D’où tenons-nous que seule cette impossibilité, perçue brûlante dans chacune de nos molécules, peut nous rendre habitable l’épaisseur ? Nous coucher sur la pierre nue de l’accouplement. Chair et lumière mêlées.46
L’affirmation de la subjectivité dans la vérité perçue permet d’indiquer que ce qui unit la parole et le silence dans ce mouvement de connaissance du monde c’est l’individu, le poète qui va à la rencontre d’une connaissance dont il ne prévoit pas le terme. 44
Lorand Gaspar, Approche de la parole, opus cité, p. 124. Ibid. 46 Ibid., p. 127. 45
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Au creux du soir elle venait dispersant les chemins venait dévêtue de distances venait du non-pays venait mélodie nue dans sa chair imprononcée. Deux mots courent dans nos veines, serrent et desserrent la croissance des bourgeons. Arbre et éclair de même espace du même pouls déplié rouge dans le vent. Une rose trémière très pâle s’est hissée dans le soleil. Les blés continuent à remuer derrière nos pupilles comme si l’espace criait doucement au secours. En été quand les grenades se fendent et pourrissent les puits entre les cigales qu’écrasent les bull-dozers la terre maintenue debout par de longues transfusions de nuits. Nos mains trouvent encore sous le vacarme solaire le serpent silencieux. Dans l’amande du cri qu’on n’a jamais ouverte le poids trop dense pour le nom, semence déposée dans l’estuaire de nos langues. Dans la nuit vulvaire fondée en volupté l’œuvre de souffle et de sang. Témoins certes, mais comment revenir lorsque s’écroulent les rives du sentier, s’écroule le chant dans le feu.1
1
Lorand Gaspar, Sol absolu et autres textes, opus cité, p. 211.212.
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« Le mystère musical n’est pas l’indicible, mais l’ineffable (…) est indicible (…) ce dont il n’y a absolument rien à dire, et qui rend l’homme muet en accablant sa raison et en médusant son discours. Et l’ineffable, tout à l’inverse, est inexprimable parce qu’il y a sur lui infiniment, interminablement à dire. »2 Cette distinction que Vladimir Jankelevitch opère entre l’ineffable et l’indicible nous permet de préciser ce que Lorand Gaspar entend lorsqu’il parle d’ « imprononcé ». Il s’agit de ce qui ne peut être totalement saisi par la parole mais dont le poète veut faire l’expérience et qu’il désigne parfois aussi avec le terme « silence ». Chercher à élucider ce que le poète affirme ne pas parvenir à élucider dans son œuvre, vouloir éclaircir un principe dont l’obscurité est un enjeu poétique, puisque l’élucidation de cette obscurité est la recherche poétique elle-même, relèvent d’une entreprise prométhéenne, mais il est au moins possible de reprendre la démarche du poète et d’étudier notamment le dialogue du poète avec la poésie tel qu’il apparaît à l’intérieur même de l’œuvre. Dans de nombreux poèmes apparaît une seconde personne qui semble désigner la poésie, la parole poétique, interlocuteur que se donne le poète. En effet en voulant compenser la perte de l’idée de cosmos, le poète a délivré sa parole de la conjuration des concepts qui ne peuvent plus recueillir les plus infimes bruissements de la vie dans leurs inventaires désincarnés, mais il a simultanément mis en évidence que pour recueillir cette vie, il lui fallait prendre comme horizon la poésie elle-même. Le terme horizon doit être ici précisé. La parole poétique et le silence sont de faux contraires, dans la mesure où ils sont indivisibles. La notion d’horizon permet alors, non plus de dépasser le paradoxe de la tension entre les mots et le silence, mais de le surpasser puisque prendre la parole poétique comme horizon, c’est situer la possibilité de la recherche poétique et donc l’élaboration d’une pensée à partir de l’ouverture que représente la langue poétique. En ce sens l’horizon « signifie à la fois la circonscription d’un champ objectal par l’activité perceptive du sujet, et son débordement par le fond infini du Monde. »3 Il est donc nécessaire d’étudier, dans un premier temps, la relation que le poète entretient avec la poésie et plus précisément avec sa parole poétique. 2
Vladimir Jankelevitch, La musique et l’ineffable, Le Seuil, 1983, p. 92-93. Michel Collot, La poésie moderne et la structure d’horizon, collection « Ecriture », PUF, 1989, p. 38.
3
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Le poète transformé par l’expérience poétique Dans ses poèmes, Lorand Gaspar utilise les première et deuxième personnes du singulier et la première personne du pluriel, mais les emplois de chacune correspondent à des réalités bien distinctes les unes des autres. Ainsi, dans le poème suivant, il utilise la deuxième personne du singulier pour « se parler à lui-même », mais cette deuxième personne révèle un état particulier. tu vas et tu viens tu attends tu es comblé tu désespères et tu tombes tel qu’en toi-même dans la clarté brutale – tu cours encore à une faille vérifier, comprendre, nommer ce vent, saisir une chose un regard qui t’ensanglante et tu creuses la douleur sous l’amas de boîtes vides l’oxygène dans la fumante épaisseur mal brûlée – souviens-toi de l’agrafe d’or d’un feu qui augmente et l’eau tremble dans l’œil penché sur un geste si simple qui déchire un temps un lieu la fièvre d’un vert allumé aux fonds si jeunes du toucher – 4
Les verbes « vérifier, comprendre, nommer, saisir » indiquent qu’ici Lorand Gaspar s’adresse à ce qui, en lui, est engagé dans l’expérience poétique et dans le monde. En effet par le dire poétique, le poète se distingue de celui qui inscrit son nom sur la couverture du recueil. C’est une manière de signifier qu’il accède à un autre mode de perception du monde, la relation de sympathie avec le réel étant facilitée par l’horizon cerné par les mots du poète. Cette deuxième personne désigne donc la parole poétique comme unité du monde et du poète que ce dernier convoite, ce qu’exprime le verbe « attendre », 4
Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes, opus cité, p. 21.
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mais qui se place comme « horizon » d’une recherche, ce que signifie le verbe « désespérer ». La coexistence de ce double état témoigne donc du fait que le poète, transformé par l’ouverture singulière que la langue poétique opère sur le monde, ne s’est pas donné comme but de représenter le monde et donc de le figer en un assemblage spectaculaire, mais de le connaître, en « un geste si simple », c’est-àdire de le révéler par une pensée. Le dialogue entre le poète et la poésie apparaît comme un dialogue cognitif dans la mesure où il a pour but une meilleure perception et donc une meilleure connaissance du monde. La poésie se révèle alors bien être une voie de connaissance depuis que les concepts ne peuvent plus recueillir la diversité et l’infinité de la vie. Cette conception de la poésie a véritablement débuté avec Stéphane Mallarmé et la publication de « Un coup de dés… », en effet par ce poème « Mallarmé proclame absurde et nulle la prétention de faire du poème le double idéal de l’Univers. (…) Le poème cesse d’être une succession linéaire. Il échappe à la tyrannie typographique qui nous impose une vision longitudinale du monde, comme si les images et les choses se présentaient l’une derrière l’autre et non pas, ainsi qu’il arrive en fait, en des moments simultanés et en différentes zones d’un même espace ou en des espaces différents. »5 Par l’injonction « souviens-toi », Lorand Gaspar témoigne que ce qui est à l’œuvre est une véritable recherche, le poème est « une jonchée de signes qui cherchent un sens et ne signifient rien d’autre que cette recherche»6, celle d’atteindre à l’épaisseur du monde, et l’utilisation de la deuxième personne explicite la nécessaire transformation qu’elle impose au sujet sous la forme d’un changement de personne grammaticale. En effet, si le poème n’est pas figuration, traduction, s’il n’est donc pas « double idéal de l’Univers », la parole poétique s’inscrit dans une relation aussi abstraite que l’algèbre avec le réel. Abstraite dans le sens où ce n’est plus sa capacité de figuration qui la garantit mais sa capacité d’élaboration, le poème effectivement « n’est pas une expérience que les mots traduisent après coup, mais dont les mots eux-mêmes constituent le noyau »7 et c’est pour cela que le pronom de deuxième personne signifie que le poème est création de réalités du fait de sa propre existence et non du fait de l’expérimentation d’un 5
Octavio Paz, L’Arc et la lyre, opus cité, p. 364-365. Ibid., p. 355. 7 Ibid., p. 208. 6
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Présence de Lorand Gaspar
seul individu. La présence de la deuxième personne indique donc que par le poème accès est donné à une forme de connaissance de l’ordre non pas de l’imitation mais de la confrontation. L’expérience qui se joue avec les mots conduit au-delà de soi-même, conduit vers ce qui est étranger, et l’utilisation du pronom « tu » marque alors cette ouverture qu’opère le poème. La recherche que représente le poème se déroule donc à partir de ce dialogue qui s’instaure entre le poète et sa parole, celle-ci obligeant celui-là à aller à la rencontre de lui-même. Le support d’une telle dynamique est évidemment la relation physique de confrontation directe avec le réel, ce que Lorand Gaspar exprime ainsi : Tu pousses les mots à la lueur de tes doigts.8
S’affirme donc clairement par cette figure du poète une domination de la perception du monde par les sensations. L’importance de la relation physique apparaît dans l’emploi du verbe « pousser » et dans la mention du corps sous la forme des doigts. Évidemment les doigts sont aussi nécessaires à l’acte d’écrire, mais la présence du mot signifie également le refus d’une écriture qui serait détachée de relations précises avec le réel. Le poète a donc à charge de confronter les mots et le réel, or ce dernier ne peut être saisi que physiquement dans la simultanéité de la sensation. L’utilisation de la deuxième personne du singulier montre finalement que c’est à l’intérieur d’une dynamique réflexive constante que s’élabore la création poétique : l’expérience sensible du monde devient parole poétique, mais cette expérience poétique enrichit à nouveau l’expérience sensible, mouvement que souligne bien le verbe « creuser » dans le poème cité au début de cette analyse. Dans cette activité de creusement, la deuxième personne indique alors que pour singulière que soit l’expérience sensible, l’expérience poétique est, elle, ouverte à tous. C’est ainsi que l’emploi de la première personne prend alors toute sa signification. Si le « tu » désigne le poète transformé par l’expérience poétique, la première personne, elle, semble désigner un être qui subit la séparation et l’impossible harmonie : Je reprends sans cesse cette piste qui se perd, qui me perd. 8
Lorand Gaspar, Egée Judée, opus cité, p. 157.
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Je reviens à cette impossible saisie, à l’annulation d’une main fermée dans la phrase, à la rigidité défaite dans la gaieté du mouvement. D’errement en errement reconduit à une parole de croissance, à ce bruissement dans les artères de l’attention.9
Que représente ce « je », inscrit comme origine de la parole poétique mais aussi comme destinataire ? L’homme qui éprouve en s’engageant peut-il être abstrait du monde dans lequel il s’engage ? Peut-il être abstrait du langage qu’il utilise, de sa parole singulière ? En effet c’est dans le statut de cette première personne, donc dans les réalités qu’elle recouvre, que peut se comprendre le fait que tout en révélant « une part du monde », le poème fait disparaître la première personne – « qui me perd » – bien qu’inscrite dans l’espace textuel. Quelles altérations le monde et le langage provoquent-ils sur celui qui a donné la voix pour qu’il en devienne insaisissable ?
Une première personne toujours étrangère Le hiatus qui écarte la première personne de l’harmonie désirée s’inscrit clairement dans le poème, de cette manière est révélée toute la difficulté à dire précisément les réalités que recouvre la première personne. Effectivement, le « je » désigne un être dans lequel se mêlent une personne engagée dans le monde (la répétition de « errement »), une personne disant le monde (« parole », « dans la phrase ») et ce qui est retenu du monde («saisie », «piste »). Ce pronom ne désigne donc pas une personne physique identifiable, réductible au nom de l’auteur. Mais si ce pronom est étranger au poète lui-même, s’il n’est pas identifiable, se pose alors la question de ce qui se joue dans l’écriture : un poète revendique une parole en inscrivant son nom sur un recueil, mais, dans ce même recueil, il signifie aussi que la parole trouve ailleurs qu’en lui ses sources. Un premier hiatus apparaît donc entre un pronom dont la signification grammaticale est la singularité et ce même pronom que le poète transforme en collectif. Ce parcours indique en fait que ce qui se joue dans l’acte d’écrire est moins de l’ordre d’une connaissance de soi que de celui d’une interrogation sur la validité de la parole qui ne doit pas être réduite à 9
Lorand Gaspar, Approche de la parole, opus cité, p. 30.
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une personne physique mais qui se propose d’accueillir le monde. La parole poétique doit donc être détachée d’une personne identifiable pour pouvoir se constituer comme acte dans le silence d’une énonciation qui ne peut tout dire. La première personne du singulier ne désigne donc pas un être réel puisque celui-ci cherche à « se retirer » c’est-à-dire que le poème n’est pas la parole d’un seul : Toute cette terre n’est qu’un seul et même chant, dévasté, rejailli au hasard de sa course.10
Le poème est comme la terre de Judée, il appartient à « un seul et même chant », même si en jaillissant sous une forme singulière il prend des traits particuliers. Le pronom personnel « je » renvoie alors à cette unité de la poésie, à cet « être poétique » insaisissable et indescriptible mais que chaque poème enrichit. Le poète est un artisan qui crée pour faire advenir un être indépendant de lui-même et c’est bien à cette fonction du poète que fait référence Lorand Gaspar lorsqu’il écrit : Ces métaux que je courbe dans ma voix pour que tu existes dans le noir.11
La première personne renvoie dans cet extrait au poète en tant qu’artisan des mots qui permet la création d’un être culturel désigné par le pronom personnel de deuxième personne et qui se construit dans la poésie. Mais lorsqu’elle ne désigne pas l’artisan, la première personne est étrangère au poète lui-même mais aussi au lecteur. La parole devient alors « sans maître » : Seule l’absence écoute ce moment de parole sans maître ramassée dans son erre. Et la flamme qui se penchait dans l’œil se transforme en fouet redoutable, délivrée de ses écoutes. Témoin heureux et terrifié, tu es l’ordonnance du désastre.12
La première personne apparaît donc comme dépendante du travail opéré sur les mots, en disant la difficulté du travail de l’écriture poétique, le poème énonce la difficulté à faire advenir cette première personne et à la maintenir. La communauté de sujets qui implique le 10
Lorand Gaspar, Egée suivi de Judée, opus cité, p. 133. Lorand Gaspar, Sol absolu et autres textes, opus cité, p. 55. 12 Lorand Gaspar, Approche de la parole, opus cité, p. 129. 11
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lecteur ne peut donc pas être exprimée à l’aide de ce même pronom personnel « je » ; par la poésie, le lecteur ne peut s’identifier à un « je » dont il sait qu’il ne représente pas un individu mais un être culturel, un être de mots. Lorsque le poème inscrit cette communauté de sujets, c’est le pronom personnel « On » qui apparaît, pronom qui renvoie très nettement, d’après son étymologie, à l’homme en général, et dans lequel le lecteur peut alors s’inclure : Longue tige clame des fruits de rêves. On devine des pulpes bleuies de sommeil un destin souple et cinglant, une fluidité si vaste dans les ailes qu’à force de s’étendre on devient blanc et plus blanc encore sur l’échine vibrante du calcaire.13
Le caractère indéfini du pronom « On » permet d’unir les sensations du poète à celles du lecteur et de parvenir ainsi à la construction de l’être culturel en permanent devenir à travers la lecture et l’écriture et dont la spécificité réside dans la singularité de la première personne du singulier. Au terme de cette réflexion, il est possible d’affirmer que la première personne signifie la puissance de l’énonciation, la puissance du poème qui se dégage du poète et qui ne signifie que lui-même sans retenir ce qui est du poète, celui-ci se retrouvant dans le pronom indéfini « On ». L’emploi du pronom « je », loin de correspondre à la poésie lyrique du dix-neuvième siècle, signifie que le poème appartient à la poésie et non au poète qui l’a écrit, c’est pourquoi Lorand Gaspar se déclare étranger sauf en ce qui constitue le grain du monde : étranger. Sauf en ce silence oublié où se meut l’ardeur d’être ici clarté confiante en sa source. Etranger, sauf en cette roche où affleure une eau impensée, le cri nocturne de l’effraie.14
13 14
Lorand Gaspar, Gisements, opus cité, p. 50. Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes, opus cité, p. 200.
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En instaurant ainsi une première personne toujours en devenir, la poésie accueille le silence sous forme d’inconnu et simultanément affirme que le poème est un « être de mots »15. Par l’utilisation de cette première personne, voix est donnée à la parole poétique sans qu’un être de chair ne la garantisse totalement, voix est donc donnée à l’inconnu. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, Lorand Gaspar substitue souvent à la forme personnelle, la forme impersonnelle, de l’infinitif : Ecrire un poème qui ne serait pas un relevé de traces, traduction de sens ou mise en forme, décruage des différentes couches du vécu, de ses arborescences prodigieusement entremêlées – écriture d’une lecture à un autre niveau –, mais croissance et mouvement simples, issus de nul centre et de nul commencement, ses branches, ses feuilles, ses fruits n’étant pas là pour renvoyer à autre chose, pour symboliser, mais pour conduire la sève et la vivacité de l’air, pour nourrir et ensemencer. Et la lecture ne serait plus déchiffrement d’un code, réception d’un message ; il ne s’agirait plus de lire de son poste d’observation prudemment extérieur, mais de se couler dans le cheminement imprévisible qui est, d’un même geste, invention des formes et de l’espace qui les change, les oublie. Cette écriture aurait une qualité de poreux, en même temps qu’une tessiture ample d’énergie, de mobilité. Accueil, circulation, jaillissement. Lire : circuler librement entre sujet et objet, entre règnes. Parler enfin.16
La forme infinitive permet ici de se dégager de tout ce qui relève de l’accidentel, du contingent, pour signifier l’acte d’approche de l’inconnu.
L’inconnu Maurice Blanchot définit ainsi l’inconnu dans L’entretien infini : L’inconnu est un neutre. L’inconnu n’est ni objet ni sujet. Cela veut dire que penser l’inconnu, ce n’est nullement se proposer « le pas encore connu », objet de tout savoir encore à venir, mais ce n’est pas davantage le dépasser en « l’absolument inconnaissable », sujet de pure transcendance, se refusant à toute manière de connaître et de s’exprimer. 15 16
Octavio Paz, L’Arc et la lyre, opus cité, p. 246 : « Le poème, être de mots. » Lorand Gaspar, Approche de la parole, opus cité, p. 141.
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Au contraire, posons (peut-être arbitrairement) que la recherche – celle où la poésie et la pensée, dans leur espace propre, s’affirment, séparées, inséparables – a pour enjeu l’inconnu, à condition toutefois de préciser : la recherche se rapporte à l’inconnu comme inconnu.17
La première personne du singulier, telle que nous l’avons analysée, maintient ainsi « l’inconnu comme inconnu » dans la mesure où elle signale une présence mais une présence qui ne renvoie à aucun référent. Par elle, le poème n’est plus seulement accueil du silence mais présence du silence dans la parole poétique, dans la mesure où la construction de cet être poétique résulte d’un mouvement sans terme qui s’ouvre à « un rapport étranger à toute exigence d’identité et d’unité »18 et donc qui ouvre « une fenêtre à même l’absence. »19 La relation qui unit alors le silence à la parole poétique ne passe plus par le poète mais résulte du fait que la poésie « retire à la vie tout centre »20, se met alors en place dans la parole « un silence de l’idée »21. Aucune possibilité n’existe donc de donner forme dans la parole poétique à un ego, c’est- à- dire à un moi en tant que principe unificateur de l’expérience interne. Dans une telle perspective, le silence de l’idée se met en place puisque le seul principe unificateur qui puisse persister dans le poème est celui de l’expérience d’une parole d’inconnu, ce que Lorand Gaspar indique ainsi : Ecrire pour dissiper l’écrit.22 Mais tout poème est un poème perdu, l’obscurité d’une parole à jamais oubliée.23
Ce qui laisse place à l’inconnu, c’est donc cette propriété que possède la parole poétique de pouvoir s’éloigner de la profération humaine pour exister en tant que telle : n’étant plus dépendante d’un individu ou d’une idée qui en serait le principe unificateur, elle se retrouve donc, au même titre que tout ce qui existe, dépendante du mystère de l’existence, c’est-à-dire à la recherche d’un support dans l’inconnu dont elle émerge. La parole poétique est alors définie par sa 17
Maurice Blanchot, L’entretien infini, Gallimard, 1969, p. 442. Ibid., p. 443. 19 Lorand Gaspar, Gisements, opus cité, p. 39. 20 Maurice Blanchot, L’entretien infini, opus cité, p. 444. 21 Lorand Gaspar, Gisements, opus cité, p. 70. 22 Lorand Gaspar, Approche de la parole, opus cité, p. 143. 23 Ibid., p. 144. 18
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vulnérabilité, elle ne peut apparaître comme une parole qui s’impose puisqu’elle ne peut advenir que par cet être de mots qu’est la première personne : Parole vulnérable, parole mortelle. Elle ne renvoie pas le tissage putrescible du corps et de la terre au rebut. Elle s’offre en eux, espace inachevable. Elle sait que hors ce lieu, nulle oreille pour l’entendre. Parole formelle, parole passante : haut lieu où se consume la hâte du mouvant ; l’inclémence divine brûle dans le chant.24
L’élaboration de la première personne est donc une condition nécessaire de l’existence de la parole poétique en tant que parole d’inconnu. Cette parole est aussi définie par son inachèvement nécessaire ; la parole poétique est effectivement pure présence : Comment est-il là-bas le soleil ? Comment est-elle la nuit ? Connais-tu ses plats-bords ses proues ses pierreries ? Ses larges bassins mangés d’eau, de sel et de coquillages ? Chez nous il y a de brèves révoltes dans l’indifférence élémentaire. Dans le désert nos voix nous quittent pour des temps comment dire Comment t’expliquer cet étrange arrêt de nos regards agraphés dans l’épure minérale du jour ? A défaut d’eau pour nos ablutions Nous déplions de longs gestes sinueux D’alluvions.25
La voix « quitte » le poète car elle devient parole d’inconnu, celle qui ne saisit pas, celle qui ne comprend pas mais aussi celle qui doit provoquer un mouvement de compréhension, d’ouverture : Tout reste ouvert c’est-à-dire devient : ce que tu as couché en ce lit est déjà autre.26 Mais ce n’est pas là un aboutissement, – le lieu même de toute ouverture, de tout départ.27
24
Ibid., p. 70. Lorand Gaspar, Gisements, opus cité, p. 108. 26 Lorand Gaspar, Approche de la parole, p. 143. 27 Lorand Gaspar, Feuilles d’observation, opus cité, p. 51. 25
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En instaurant une telle relation avec les mots, le poète se trouve alors dans la relation de sympathie définie par Henri Bergson et qui permet d’épouser le mouvement profond de la vie. C’est dans une telle perspective qu’il faut comprendre les nombreuses formes interrogatives et qu’il faut interpréter le terme « alluvions » dans le poème précédent : la poésie construit « l’épaisseur des espaces préalables. »28 C’est pourquoi, Maurice Blanchot affirme que « parler l’inconnu, l’accueillir dans la parole en le laissant inconnu, c’est précisément ne pas le prendre, ne pas le com-prendre, c’est se refuser à l’identifier, fût-ce par cette saisie « objective » qu’est la vue, laquelle saisit, quoique à distance. Vivre avec l’inconnu devant soi (ce qui veut dire aussi : vivre devant l’inconnu et devant soi comme inconnu), c’est entrer dans la responsabilité de la parole qui parle sans exercer aucune forme de pouvoir, même ce pouvoir qui s’accomplit lorsque nous regardons, puisque, regardant, nous maintenons sous notre horizon et dans notre cercle de vue – dans la dimension du visible – invisible – cela et celui qui se tient devant nous. »29 La relation d’étrangeté qui existe entre la poésie et le silence résulte donc de cet accueil de l’inconnu, de cette ouverture sur l’inconnu : Sur le pelage ocre-jaune amer dans la brume de septembre un homme se penche sur la page d’eau lisible dans son sang – avance sans que rien ne bouge vers une source que tu ne vois pas dans les eaux sans commencement.30
Pour aboutir ainsi à cette parole poétique qui installe en son centre même le silence comme inconnu, il s’opère une altération du sujet en tant qu’il ne peut plus être le centre autour duquel s’organise la parole. Notre obstination d’aller dans la lumière. Cette force que nous ne pouvons pas dénuder. Tout ou rien. Le vent de rien, la roche, le nerf. Ni d’où, ni vers où. Troisième personne de l’indicatif présent, singulier. 28
Lorand Gaspar, Gisements, opus cité, p. 106. Maurice Blanchot, L’entretien infini, opus cité, p. 445. 30 Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes, opus cité, p. 48. 29
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Présence de Lorand Gaspar Est, point. Brûle, tiret--------- 31
Dans ce texte, la disparition progressive de la structure syntaxique, des relations logiques explicites indique que la recherche d’exactitude et d’unicité dans le langage contient la poésie mais l’ouvre simultanément à une large perspective, celle qu’ouvrent « l’effraction »32de l’individu, du poète dans le monde présent aussi bien que l’effraction dans le poète de la présence du réel. Ainsi ce qui advient dans le poème fait silence sur tout ce qui est extérieur à cette recherche et s’ouvre au silence : Sois silence et silence de parole, action et immobilité, pluie et soleil, le geste qui t’invente selon le rythme et les saisons de toutes tes matières qui te font et te défont.33
L’alliance des contraires symbolise dans cet extrait la nécessité pour le poète de mettre en place une autre utilisation du langage : en bouleversant l’usage habituel des mots, le poète peut faire advenir par l’acte d’écrire une possibilité de rendre présent l’inconnu. En effet, le travail qu’effectue le poète sur les mots, sur les images, sur la syntaxe, sur le rythme et sur la signification aboutit à une mise en évidence de l’éloignement du monde : la parole ne peut atteindre le réel car les mots forment un milieu élaboré par celui qui les assemble et dans ce milieu, le réel, en tant que ce qui toujours échappe, apparaît dans son altération. Mais le poète lui-même y apparaît aussi et dans le même mouvement d’altération, puisque sa parole est à la fois parole singulière mais aussi parole de tous puisque élaborée avec les mots de tous. Il s’agit alors de détruire ce milieu que forment les mots pour dévoiler l’inconnu auquel se heurte la parole poétique, c’est-à-dire la simultanéité de l’identité, de la connaissance et de l’ignorance, de la création et de la destruction. Il s’agit donc de créer les conditions de surgissement dans la parole d’un seul de ce qui lui échappe et donc ainsi de lui rendre sa parole étrangère en le dessaisissant du pouvoir d’instaurer un « je » qui serait le centre et donc le garant de cette même parole.
31
Lorand Gaspar, Feuilles d’observation, opus cité, p. 52. Lorand Gaspar, Gisements, opus cité, p.15. « Effraction, notre seul point d’eau, notre seule ruse. » 33 Lorand Gaspar, Approche de la parole, opus cité, p. 140. 32
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Ainsi ses paroles sont et ne sont pas siennes. Le poète n’écoute pas une voix étrangère, sa voix même et sa parole sont des étrangères : ce sont les paroles et les voix de lui-même dans le monde, auxquelles il donne un sens nouveau. Et non seulement ses paroles et sa voix sont étrangères ; luimême, son être entier est sans cesse à lui-même étranger, continûment se fait autre. La parole poétique est révélation de notre condition originelle, parce qu’en elle l’homme effectivement comme autre se nomme, étant ainsi et dans le même mouvement, celui-ci et celui-là, lui-même et l’autre.34
C’est bien de cette révélation que parle aussi Lorand Gaspar quand il écrit : Il se peut que l’eau claire d’une langue entre les mots d’un poème nous renvoie aux origines de toute langue et de tout langage, domaine augural qui nous requiert comme un malaise inexpliqué.35
Par conséquent ce qui est en jeu est la certitude que possède le poète de pouvoir atteindre cet inconnu qu’il s’est fixé uniquement par une altération permanente de soi-même dans le langage. S’impose alors à lui la nécessité d’un travail incessant pour dépasser les limites des mots qu’il emploie : Je savais que n’importe comment nos mains allaient se défaire les jours se dissoudre le long des nuits et les étoiles s’étendre au-delà de nos pâturages de lumière. Derrière nos yeux l’étonnant silence de l’incommencé.36
Les mots « défaire », « dissoudre », « au-delà », « derrière » et « incommencé » témoignent de cette connaissance qui est même préalable à l’acte d’écrire comme l’indique l’imparfait de l’indicatif « savais ». Dans l’acte d’écrire, le poète se déprend en effet de luimême, à chaque nouvelle étape de son itinéraire pour accéder à un autre lui-même, c’est-à-dire qu’il doit favoriser une nouvelle relation
34
Octavio Paz, L’Arc et la lyre, opus cité, p. 238. Lorand Gaspar, Sol absolu et autres textes, opus cité, p. 29. 36 Lorand Gaspar, Gisements, opus cité, p. 120. 35
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avec les mots de façon à ce qu’ils permettent l’expression renouvelée de l’aspiration à l’inconnu, c’est- à- dire de la voix du désir : Le miroir que pose devant lui-même ton discours, brise-le, brise-le sans relâche. Reçois dans ta nage le rugissement du large, ta perdition, ta vigueur.37
La nécessité de cette dynamique est mise ici en évidence par l’emploi de l’impératif et par sa répétition, il y a comme un impératif vital à mettre en place ce travail incessant de destruction et de création pour, à la manière d’une asymptote, tendre vers l’essentiel qui toujours échappe, chaque poème se conçoit alors comme un moment, un état de ce qui finalement se présente comme le « centre », le « creux » : Que ta parole déchire toute parole de revêtement. Que la brutale déhiscence de la chair fasse entendre la rose de ton écriture. Inciser cette forme bavarde et aller au creux où se désécrit le jour, à l’aire d’un ciel qui débleuit de vertige. Là enfin être frappé de parole. Anathème.38
La section Chant qui clôt Approche de la parole peut alors être lue comme un art poétique que le poète formule pour donner forme à ce dialogue qui s’instaure entre « l’être du poème39 » et la poésie, c’est-à-dire la démarche poétique que nous avons évoquée précédemment, ce dont témoignent l’emploi de la forme impérative, le recours aux formes de l’injonction et le caractère métapoétique des fragments. Ces différents procédés indiquent alors très nettement que l’être du poème ne peut être le poète lui-même, cette distance étant indiquée par le choix de la deuxième personne du singulier : Mais parle, ô parle encore dans le lit opaque de la lumière !40
37
Lorand Gaspar, Approche de la parole, opus cité p. 130. Ibid., p. 131. 39 « Si l’on peut s’aventurer à parler de l’être du poème, c’est que justement le nœud de l’être se reforme exactement dans l’expression. », André du Bouchet, Carnets 1952-1956, opus cité, p. 62. 40 Lorand Gaspar, Approche de la parole, opus cité, p. 130. 38
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En effet, si ce qui s’exprime dans le poème est la voix du désir, alors la première personne du singulier utilisée dans les poèmes représente ce « pronom originel » qu’Octavio Paz définit ainsi : Les langues sont des métaphores de ce pronom originel que je suis, moi et les autres, ma voix et l’autre voix, tous les hommes et chacun.41
L’utilisation de ce « pronom originel » témoigne de la volonté permanente du poète d’interroger l’origine – et donc aussi bien l’horizon – puisque la présence du pronom « je » relie toujours une parole singulière à la parole de tous. Le simple fait de lire ce pronom contribue effectivement à engager dans un même acte le poète et le lecteur et donc à intégrer dans le silence que recouvre le pronom ce qui appartient au poète et ce qui lui échappe. « Ce pronom originel » renvoie alors à la totalité de l’être qui ne peut apparaître qu’ainsi mais qui ne peut être épuisé ni par le seul poète ni par le seul lecteur. C’est dans cette perspective qu’il faut entendre l’idée de « langue natale » que suggère fréquemment Lorand Gaspar : Au seuil de ce jour indécis : le poète avec son maigre paquet. Mis à nu en ce désert. Et nu à crier et désert à en perdre le sens. Qui l’entendra dans l’atelier des poussières inusables ? Ici même, dans l’affairement louable, qui percevra son creusement silencieux ? Quelle place escompter, avides que nous sommes d’éclairages, pour seulement une lampe qui respire ? Pour une parole qui enlève ? Cet homme n’a rien à proposer qui transmue l’excrément en or, qui transfigure la misère du dehors en monnaie de salut. Rien. Quelques mots en une rude langue étrangère qu’il entend comme une langue natale.42
Cependant cette voix qui s’élabore ainsi n’est pas une voix qui s’élève à l’écart du monde, elle est, comme en témoigne son élaboration, la voix d’un être au monde : Eau océane qui bruis si familière dans mes cellules, indifférente ta houle qui m’emporte. Et moi je bégaie. J’arrache avec peine des fragments d’herbes et de rochers, des sons mal dégrossis, cloués ici-là d’une joie étrange. Mais j’entends le chant. Il me bouge, il m’ouvre, me détruit. Et je l’entends encore.43
41
Octavio Paz, L’Arc et la lyre, opus cité, p. 245. Lorand Gaspar, Approche de la parole, opus cité, p. 113 (nos italiques). 43 Ibid., p. 103. 42
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La distinction entre les actions, présentées comme maladroites, de la première personne et le chant indique bien ce processus d’élaboration qui conduit à mettre en relief la distance qui se maintient entre le travail poétique et les sensations du poète : la voix, « le chant », est créée par les sensations ( « me bouge, m’ouvre, me détruit, je l’entends »). Il est en effet impossible d’envisager une voix «pure » : Un poème pur serait celui dans lequel les mots abandonneraient leurs significations particulières et leurs références à ceci ou à cela, pour signifier uniquement l’acte de poétiser – exigence qui entraînerait sa disparition, car les mots ne sont que significations de ceci ou de cela, c’est-à-dire d’objets relatifs et historiques. Un poème pur ne pourrait être fait de mots et serait littéralement indicible.44
Par conséquent, la première personne du singulier ainsi conçue signifie le rapport d’étrangeté qui existe entre l’être et l’inconnu, c’est-à-dire qu’elle signifie la difficulté voire l’impossibilité d’une relation apaisée avec le monde, donc d’une relation exempte d’interrogations, d’incessantes constructions de mystères, ce que signifient dans la phrase suivante la forme négative et la reprise de « sans » pour exprimer la privation : Nageur sans rives dans la nuit sans lit de notre inconnaissance.45
De cette manière, c’est donc aussi l’effraction du monde qui est exprimée, il est en effet impossible, dans l’acte d’écrire, de maintenir ce dernier à l’intérieur de « clôtures » intellectuelles, puisque la présence de la première personne du singulier interdit le recours à quelque forme de totalisation que ce soit : Quand est venu le temps des spéculations et des catéchismes, de l’abstraction et du puritanisme mécaniques, le geste modeleur se nécrose, il nous reste le calcul, la fadeur de la répétition, l’énervement des répliques, pas même le plomb d’un cliché.46
Le poète ne peut se contenter d’immobiliser artificiellement le monde comme objet en face de lui, dans la mesure où il en est lui44
Octavio Paz, L’Arc et la lyre, opus cité, p. 245. Lorand Gaspar, Approche de la parole, opus cité, p. 42. 46 Ibid., p. 56. 45
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même un élément, par conséquent comme il le fait avec les mots, il en provoque une altération : Je doute qu’à cet extrême il s’agisse d’exprimer, si exprimer est bien l’action de faire connaître par des signes, par un langage. J’écarte encore toute description, tout compte-rendu d’un « état intérieur ». Il se passe là des événements plus secrets, plus vitaux aussi. C’est le fondement du vivre qui est dans un même mouvement perçu, menacé et transgressé. Le tissu vivant est mené à sa faille et pourtant guéri pour un instant. Et ce peu de guérison a un retentissement insoupçonné, démesuré presque ; elle sécrète une lumière qui irrigue les choses au lieu de les éclairer.47
Les notions de transgression, de faille, indiquent la dissolution du monde dans l’inconnu. En effet, rendu étranger à toute vision préétablie, le monde ne peut plus à lui seul épuiser le sens du poème et ainsi renvoyer ce dernier à l’imaginaire, la fantaisie ou l’accessoire. En inscrivant le refus de toute forme d’anthropocentrisme, le poème témoigne de l’égalité du désir poétique face au monde, aux choses, aux mots et à soi-même. Cette égalité indique que ce qui est l’enjeu même de la démarche poétique est la vie : On peut refuser le but de signifier au langage de l’homme (en acceptant comme dernière signification ce refus), mais il est vain de vouloir le couper de la « syntaxe » des protéines de la vie.48
La dissolution – qui tend à retrouver cette « syntaxe » de la vie – du monde opérée par l’acte d’écrire garantit ainsi l’aspect essentiel de l’aspiration poétique vers ce silence de l’être en général, c’est-àdire du fait d’être : Oublier le « sujet », oublier l’instrument, le langage, pour accueillir quelque chose du mouvement au fond du mouvement : cette nudité qui apparaît tour à tour comme une grâce ou une pauvreté, comme une libre et irrésistible énergie modelante, remaniante, comme un accord qui se dissout sans traces. User de cette liberté sans l’interrompre. Lui prêter l’instant faillible d’un visage.49
Cette recherche n’est donc pas celle qui aboutirait à l’élucidation du mystère de l’homme, mais elle est celle qui se heurte 47
Ibid., p. 65. Ibid., p. 36-37. 49 Ibid., p. 15. 48
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aux mystères de l’existence sous quelque forme qu’elle apparaisse. En ce sens les mouvements de l’homme, de la pierre et du monde sont réunis dans une même interrogation, ce qui constituerait « le mouvement au fond du mouvement ». La première personne, caractérisée par son aspect indéfini, signifie que dans le poème voix est donnée à toute forme d’être. L’élaboration de cette première personne, indéfinie mais essentielle, garantit donc l’expérience comme expérience fondamentale dans la mesure où l’étrangeté instaurée par un tel pronom permet paradoxalement d’écarter toute tentation lyrique en la désignant comme impossible ( « Oublier le ‘sujet’ »). Le monde parlé et écrit prend bien son souffle à la vie, à ses matériaux ; mais les pulsations de son corps ne s’animent que suspendues dans le regard complice du vivant.50
Ce qui se maintient est la réalité physique du fait d’être puisque sans cette réalité, le risque est celui de la déréliction, de la perdition dans le vide et donc de la disparition de soi, c’est pourquoi Lorand Gaspar oppose deux types d’artistes dans l’histoire de l’art, ceux qui dématérialisent et ceux qui incarnent, c’est dans l’entreprise de ces derniers que se reconnaît Lorand Gaspar : Annihiler le caractère « traducteur » des langages, donner au signe la matière vive du vécu, y faire passer une plus secrète circulation, telle est leur ambition. Depuis toujours des hommes se sont attachés à l’espoir insensé de faire coïncider le signe avec la mobilité, la nature fondamentale des choses : faire que les gestes mêmes de la vie soient offerts à une « lecture », à une montée, au dedans, de lumière. Une telle « écriture » poussée à son extrême serait le devenir nu du monde. 51
En dehors de la porosité du mot, c’est-à-dire en dehors de sa tendance à être dilué dans le langage de tous, se maintient effectivement la matière – support physique – que ce soit celle du corps, des choses ou de la page et cette matière permet de toujours se maintenir dans une relation avec l’être. Ce constat conduit à l’affirmation paradoxale d’une nécessité du silence :
50 51
Ibid., p. 69. Ibid., p. 79-80.
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Les choses sont là, soudain familières, sont une façon de parler de l’absence. Notre discours les étouffe-t-il à la manière d’un poison dans l’air, d’une tumeur ? Il faut brûler les livres. Se taire, brisé dans la parole.52
Si l’inconnu de l’existence se maintient toujours comme tel et si s’efface le vain désir de nommer, s’impose alors la puissance même de l’existence et celle-ci ne peut être exprimée que par sa relation à la matière c’est-à-dire par sa réalité physique. Par conséquent dans ce dialogue qu’est la poésie, c’est la réalité physique de l’autre, au sens de tout ce qui est extérieur à soi, qui est convoquée. En effet, cette deuxième personne du singulier est preuve de l’existence dans la mesure où elle préserve du risque du vide, ce contre quoi ne se prémunissent pas les artistes qui dématérialisent : Des hommes qui s’emploient à dématérialiser, à épurer l’expression de tout ce qui est « corporel », corruptible, disons mortel. Ils rêvent de trouver des formes autonomes, indépendantes de l’univers palpable, inaccessibles à toute « souillure ». Des systèmes de signes « à part » qui poursuivraient une « existence » pure, imputrescible, vierge de toute gravitation nocturne.53
Les guillemets indiquent la pesée critique du poète vis-à-vis d’une telle conception, dont le manque essentiel réside dans le fait de ne pas mettre en place un dialogue nécessaire avec l’autre au profit d’un art « pur » incapable de s’approcher du « devenir nu du monde ». Par ce dialogue nécessaire avec l’autre, la parole poétique s’affirme donc comme parole de communication. Le poète, dans l’expérience poétique est nécessairement confronté à l’ouvert, c’est-à-dire à ce qui lui est étranger qui n’a besoin d’être ni révélé ni dévoilé, mais qui doit être mis en lumière et surtout pas recouvert par des questions et des tentatives de réponses métaphysiques. Telle que la conçoit Lorand Gaspar, la poésie, à la manière des maîtres chinois, serait un moyen de répondre à cette entreprise de dématérialisation par un coup de bâton ou par des insanités ! Les maîtres du Tch’an en Chine répétaient inlassables qu’ils n’avaient rien à révéler, à dévoiler ; qu’il n’y avait surtout rien à attendre de l’écriture, fûtelle sacrée. Aux questions précises concernant les grands problèmes
52 53
Ibid., p. 69. Ibid., p. 79.
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Présence de Lorand Gaspar métaphysiques, ils avaient l’habitude de répondre par un coup de bâton ou des insanités.54
Il apparaît donc que, bien qu’étrangère à toute forme de totalité, la première personne du singulier est fortement définie par la recherche que constitue la poésie : sa précarité est celle des mots assemblés en un poème, elle subit donc le même mouvement que celui qui anime la parole poétique, elle est chaque fois à ressaisir. Si une communication peut s’établir c’est donc bien dans le creusement dont parle le poète, qui est comme une sorte de déplacement muet qu’opère l’acte d’écrire entre le désir d’une présence et les lignes de fuite qui se dessinent à chaque tentative de saisissement. Une communication ne peut donc prendre forme que dans le cadre d’une formation incessante qui repousse à chaque fois le centre où pourrait s’établir « la cohérence du sens »55, ce qui est en jeu n’est pas de fixer une signification qui serait inutile car artificielle mais de donner à la langue le mouvement qui lui permet de rendre simultanément présentes dans l’acte poétique l’unité et la multiplicité et donc de faire apparaître la réalité sous la forme d’une présence qu’aucun mot ne peut épuiser. La présence apparue dans le poème n’est donc pas une simple question d’écriture, elle est aussi partage puisque « celui qui écrit » et « celui qui lit » interviennent dans son apparition. Le poème, comme tout écrit, est dialogue et comme tel s’inscrit à l’intérieur d’un système de communication.
Le dialogue poétique Le dialogue poétique ne s’inscrit pas à l’intérieur d’une communication « rentable » mais dans celui d’une investigation, le poète comme le lecteur sont face aux mêmes interrogations et face à la
54
Ibid., p. 80. « Au moment où l’œil appelé là-bas, au point de fuite, va s’apaiser dans la convergence des lignes, qui a mûri, la cohérence du sens, une force irrésistible l’appelle ailleurs, vers un autre centre, encore que, comment dire, ce mouvement de départ s’annule au moment même où il s’accomplit, d’où le sentiment que le nouveau point de fuite est à la fois très distant de l’autre et très proche, et que cet infini ne foisonne qu’au sein paisible de l’unité. », Yves Bonnefoy, Rue traversière et autres récits en rêve, collection Poésie, Gallimard, 1992, p. 23. 55
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même connaissance de la langue qui les contraint à ne pouvoir proposer que des réponses qui interrogent : Pourtant de grands arbres bougent dans la pensée, peut-être des eaux. Je me dis qu’il doit y avoir, aussi pauvre et dérisoire qu’elle soit, une lueur quelque part pour juger de ce noir, pour que je puisse le percevoir. Une lueur qui cherche les mots, le pain de mots.56
Dans ce poème, dont nous n’avons retenu que la fin, est fait le constat d’une défaite, celle de l’impossibilité de « rendre (le) juste mouvement », pourtant cette défaite n’aboutit pas à une déploration mais au contraire à un renforcement de la quête, c’est ainsi qu’il faut comprendre le fait que « les poèmes ne sont pas des réponses », ils enrichissent au contraire la dynamique de l’écriture, en instaurant un dialogue avec ce qui reste muet : Depuis tant d’années je demande à la première couleur si fraîche sur les lèvres humides de nuit d’être la peau et d’être la pierre où mes doigts rencontrent le secret, ce savoir qu’ils sont et celui qui est des tonnes infinies de lumière. Du plus pâle au tranchant du plus sombre sans s’interrompre entre sang et pensée entre feuille pinceau étendue corps de liquide musique à jamais – 57
La liaison, établie dans la fin de ce poème dédié à Arpad Szénes, entre le dialogue et le silence souligne la tension entre la parole et le silence, mais en même temps elle indique que le silence ne peut prendre son entière signification si le poème n’est pas dialogue, s’il n’est pas attention à ce qui dans la réalité peut constituer un principe dynamique de la recherche qu’est la poésie, « la première couleur si fraîche » par exemple. Ce dynamisme est mis en relief grâce à l’inscription du dialogue par le verbe « demander », du mouvement par le verbe « rencontrer » et enfin de l’incarnation du monde par les substantifs « lèvres, peau, doigts » mais aussi le mot « pierre » dont nous avons vu précédemment qu’elle concentre en elle les aspects d’une pure présence. La « demande » dont il s’agit relève donc 56 57
Lorand Gaspar, Egée Judée, opus cité, p. 154. Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes, opus cité, p. 44.
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bien d’une communication implicite qui n’est pas seulement celle qui unit le poète et le lecteur mais celle beaucoup plus vaste qui résulte de la confrontation de la parole poétique décentrée d’un moi particulier avec ce qui la fait exister, c’est-à-dire avec une présence, qui prend ici la forme d’une couleur, d’une pierre, de la lumière. Le poème provient donc de cette action qui consiste à se heurter à ce qui nous est extérieur, au monde pour en éprouver la présence en dehors de soi et pour en percevoir la réalité. En mettant ainsi en perspective cet apport de « la première couleur » s’établit si ce n’est une véritable opposition du moins une relation inégale entre la possibilité d’être et la puissance du langage ; par ce biais, le poème préfigure un autre mode d’existence où la signification donnée par les mots ne serait pas la norme unique et donc dominante. Laissons ce signe vidé de substance, cette cosse vide où le goût du sang et de la poussière s’est éventé. Derrière la forme desséchée se présente alors une autre forme et, dans sa fracture, encore un autre et indéfiniment. Où trouver la résistance, la trame ultime de l’épaisseur que voudrait franchir (d’où tente de surgir) la parole ? Elle s’élance sans répit contre les frontières répétées de l’apparence, n’écoutant que ce vent qui disperse l’espace, pour retrouver, ailleurs, un autre visage, peut-être.58
La préfiguration de cet autre mode d’existence inscrit ici sous la forme d’ « un autre visage » est suggérée par Ossip Mandelstam sous la forme d’un cinquième élément59, cette expression évoque évidemment au lecteur le titre de Lorand Gaspar, Le quatrième état de la matière. Dans une telle perspective, le statut du poète subit alors une modification, il ne s’agit plus d’être « voyant » mais d’être à l’écoute et de préfigurer cet « autre visage », cette « cinquième dimension ». Octavio Paz définit d’ailleurs le poète actuel comme un homme à l’écoute : Le poète écoute. Il fut, par le passé, l’homme de la vision. Aujourd’hui il affine son oreille et perçoit que le silence même est voix, murmure qui 58
Lorand Gaspar, Approche de la parole, opus cité, p. 81-82. « Clément nous est le règne des quatre éléments, Et pourtant l’homme libre en suscite un cinquième. N’est-il pas vrai : l’arche aux lignes vierges dément De l’espace la puissance suprême ? », Ossip Mandelstam, Tristia et autres poèmes, collection Poésie, Gallimard, 1975 et 1982, p. 46. 59
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cherche la parole en quoi s’incarner. Le poète écoute ce que dit le temps, même s’il ne dit rien. Sur la page quelques mots s’assemblent ou se dispersent. Cette configuration est une préfiguration : imminence et présence. 60
Se faisant préfiguration, le poème n’est plus annonce mais communication implicite avec l’autre qui sait que le silence inhérent à cette préfiguration ne renvoie pas à une absence mais à une approche de ce que les mots ne peuvent encore dire, c’est la raison pour laquelle Lorand Gaspar utilise à plusieurs reprises le terme « augure ». Le dialogue poétique conduit donc au silence qui est conscience de la recherche poétique : Que peut montrer tant de fièvre à déchirer ? Une autre et une autre fièvre jusqu’à la glace irréductible. Quelque part une lampe plus pauvre nous attend.61
Ce silence ne se propose donc jamais comme terme mais comme principe dynamique, c’est pourquoi le poème s’ouvre toujours à un avenir de paroles, qu’il se présente toujours comme fécond : parle-nous clarté vêtue de mille images, ombres profondes, claviers de nos âmes, que ta voix brille au cœur même du néant, que l’écho sans fond tourne nos visages lavés de la peur vers plus d’acquiescement – 62
Dans le dialogue poétique, l’écriture n’apparaît pas comme primordiale en tant qu’achèvement mais en tant que mouvement, c’est pourquoi le dialogue ne peut pas prendre forme par l’écriture comme effet mais par ce qui met en relation le poète avec l’extérieur, le dehors, selon un mode de questionnement et non d’apaisement. Ce qui est essentiel dans un tel dialogue est la parole et non l’écriture. Ce qui distingue la parole de l’écriture, c’est qu’elle ne peut être débordée et donc qu’elle ne peut restituer le mouvement de la recherche poétique alors que la parole surgie dans l’acte d’écrire – qui n’est pas simple écriture – instaure un rapport d’étrangeté qui permet d’atteindre à ce silence de la préfiguration. Écriture et parole se distinguent donc l’une 60
Octavio Paz, L’Arc et la lyre, opus cité, p. 384. Lorand Gaspar, Approche de la parole, opus cité, p. 82. 62 Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes, p. 90. 61
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de l’autre en tant que la première est totalité fermée sur ses propres effets alors que la seconde est ouverture, recherche. La présence apparaît de cette manière dans son aspect le plus véridique, celui d’une attention à l’autre, qu’il soit chose ou sujet, attention qui forme la synthèse entre la perception et la reconnaissance de ce qui échappe au sujet. Accueillir dans la parole poétique cette forme de présence c’est y accueillir « le grain du monde ». Cette expression signifie que le réel visé par le poème n’est pas une représentation « lisse » et aplanie mais un surgissement de « l’aspect rugueux » du monde : Comme notre attention est enfouie sous la hâte ! Sous la dictée des modes et des modèles, comme nous avons peur des terres sans chemin, de la nuit de notre ignorance, des aubes qui nous dévoilent ! Tenir, tenir. Qui guérira notre main qui se crispe ?63
63
Lorand Gaspar, Approche de la parole, opus cité, p. 91.
Conclusion
« Tout livre vrai est un » Heather Dohollau, Une suite de matins, p. 28.
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Faut-il vraiment conclure? Plutôt rester dans l’ouvert : en chemin vers l’inconnu humain trop humain bien sûr je puis tout de même aimer serrer cette chose claire tant que je peux dans ma nuit aimer quand même dire oui à une herbe à un caillou à l’esprit au corps humains cherchant un peu de lumière malgré l’horreur la folie, « oui » comme une lampe au soir – (Patmos 183)
Demeure la voix de Lorand Gaspar. Dans la ferveur de ses rencontres et la tension de ses attentes. Dans la gravité de sa réflexion. Dans la force d’appel de ses images. Demeure l’écoute et le partage d’une exigence, celle d’une parole nue, qui, en son dépouillement, rende « habitable l’épaisseur ». Demeure l’univers de la poésie, « ce lieu où un marcheur a touché une lueur indivise ». Et l’espoir qu’ « un jour d’autres hommes, égarés dans le désert de déchets d’un monde de discours, déboucheront en ce lieu obscur. Peut-être y découvriront-ils quelque chose de cette clarté que ne voient ni les projecteurs ni les microscopes électroniques. Une lumière de veines et de fibres dont la justesse sans équivoque ouvre à l’amplitude, à la fragilité d’une longue respiration. »1.
1. Approche de la parole, p. 111.
Biographie de Lorand Gaspar Nous renvoyons aux deux versions qu’en a proposé le poète : « Essai d’autobiographie inédit » dans Sol absolu et autres textes (p. 7-20) et « Petite biographie portative » dans Lorand Gaspar. Transhumance et connaissance (p. 11-16).
Bibliographie Œuvres de Lorand Gaspar Gisements, Flammarion, 1968. Approche de la parole, Gallimard, 1978. Egée suivi de Judée, Gallimard, 1980 et Egée Judée, Poésie/Gallimard, 1993. Sol absolu et autres textes, Poésie/Gallimard, 1982. Feuilles d’observation, Gallimard, 1986. Carnet de Patmos, textes et photographies, Le temps qu’il fait, 1991. La maison près de la mer, PAP, Lausanne, 1952. Apprentissage, Deyrolle Editeur, 1994. Amandiers, PAP, Lausanne, 1996. Arabie heureuse et autres journaux de voyage, Deyrolle Editeur, 1997. Carnets de Jérusalem, Le temps qu’il fait, 1997. Lorand Gaspar Georges Perros. Correspondance (1966-1978), La part commune, 2001. Mouvementé de mots et de couleurs, poèmes James Sacré, photographies Lorand Gaspar, Le temps qu’il fait, 2003. Patmos et autres poèmes, Gallimard, 2001 et Poésie/Gallimard, 2004. Approche de la parole suivi d’Apprentissage, Gallimard, 2004.
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Travaux critiques Ouvrages consacrés à Lorand Gaspar : Ouvrage de référence (Présentation de l’œuvre et textes choisis) Debreuille Jean-Yves : Lorand Gaspar, collection Poètes d’aujourd’hui, Seghers, 2007. Ouvrages collectifs Espaces de Lorand Gaspar. Textes réunis et présentés par Roger Little, Revue Sud, numéro hors série, 1983. Egée-Judée. Revue Aporie, n° 9, 1988. Lorand Gaspar. Poétique et poésie. Sous la direction d’Yves-Alain Favre, Pau, Cahiers de l’Université, 1989. Lorand Gaspar. Transhumance et connaissance. Textes réunis, établis et présentés par Madeleine Renouard, Jean-Michel Place, 1995. Lorand Gaspar. Revue La Chouette, numéro hors-série, 1995. Lorand Gaspar. Textes réunis par Daniel Lançon, Revue Nu(e), n° 17, 2002. Lorand Gaspar. Sous la direction de Daniel Lançon, Cahier seize, Le temps qu’il fait, 2004. Lorand Gaspar. Textes présentés par Madeleine Renouard, Revue Europe, numéro 918, 2005. Pour le contenu de ces ouvrages collectifs, on consultera la présentation détaillée qu’en fait Daniel Lançon, Cahier seize, Le temps qu’il fait, 2004, p. 402-412. Etudes choisies Bernier Michel : « Lorand Gaspar de Sol absolu à Patmos » in Le Jardin d’essai, n° 27, 2002. Blin Richard : « Lorand Gaspar, une poétique de la présence » in Le Mensuel Littéraire et Poétique, n°289, 2001. Davies Margaret : « L’Absence toujours présente : la poésie de Lorand Gaspar » in La Poésie française au tournant des années 80, Corti, 1988. Debreuille Jean-Yves : « Présentation de Lorand Gaspar » in Les cahiers de Poésie-rencontres, n° 43, 1997.
Bibliographie
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Deletroz Cécile : « Poésie et incarnation dans l’œuvre de Lorand Gaspar » in Le Courrier du Centre International d’études poétiques, n° 219-220, 1998. Favre Yves-Alain : « Lorand Gaspar : Egée » in La Nouvelle Revue Française, n° 354-355, 1982. Fontana Dominique : Lorand Gaspar : une poétique du désert, Presses Universitaires du Septentrion, 2000. Garrigues Pierre : « Anatomie, archéologie chez Lorand Gaspar : aux origines du logos poétique » in La mémoire en ruines. Le modèle archéologique dans l’imaginaire moderne et contemporain, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2000. Gourio Anne : « Le linceul de Laërte. Approche du monde tissé, retissé, inachevé de Lorand Gaspar » in Le Courrier du Centre International d’études poétiques, n°219-220, 1998. Jarrety Michel : « Lorand Gaspar : le monde écrit » in Ecritures contemporaines 4, l’un et l’autre, figures du poème dans la poésie contemporaine de langue française, Minard, 2001. Lançon Daniel : « Poétique de Lorand Gaspar à l’aube du siècle », in Dix-neuf vingt, n° 6, 1998. Leuwers Daniel : « Lorand Gaspar : Approche de la parole » in La Nouvelle Revue Française, n° 324, 1979. Little Roger : « Gaspar, chirurgien du silence » in La Revue de Belles Lettres, n° 3-4, 1976. Little Roger : « Sol absolu et autres textes » in La Nouvelle Revue Française, n° 361, 1983. Sojcher Jacques : « Lorand Gaspar », in La démarche poétique. Lieux et sens de la poésie contemporaine, U.G.E, 1976. Tache Pierre-Alain : « Les Fruits de l’être » in La Revue de Belles Lettres, n° 2-3, 1982. Torrens Frandji Martine : « Lorand Gaspar, lecteur de Spinoza » in Elseneur, n° 15-16, 2000. Van Rogger Andreucci Christine : « Regard et connaissance du réel dans la poésie de Lorand Gaspar » in Le Regard, Joëlle Sampy, 2001.
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Anthologies critiques Collot Michel : « Lorand Gaspar. Notice biobibliographique, commentaire et notes » in Anthologie de la poésie française XVIII° siècle, XIX° siècle, XX° siècle, Gallimard, 2000. Combe Dominique : « Lorand Gaspar » in Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, PUF, 2001.
Autres auteurs cités Bachelard Gaston : La Poétique de l’espace, PUF, 1957. Blanchot Maurice : L’entretien infini, Gallimard, 1969. Bonnefoy Yves : Rue Traversière et autres récits en rêve, Poésie/Gallimard, 1992. : Sur un sculpteur et des peintres. Carnets, Plon, 1989. : Entretiens sur la poésie (1972-1990), Mercure de France, 1990. : L’imaginaire métaphysique, Seuil, 2006. Du Bouchet André : Qui n’est pas tourné vers nous, Mercure de France, 1972. : Peintures, Fata Morgana, 1984. : Carnets (1952-1956), Plon, 1990. Caillois Roger : Pierres, Poésie/Gallimard, 1989. Collot Michel : La poésie moderne et la structure d’horizon, PUF, 1989. : Paysage et poésie. Du romantisme à nos jours, Corti, 2005. Comte-Sponville André : Une éducation philosophique, PUF, 1989. Glissant Edouard : La cohée du lamentin, Gallimard, 2005. Jankélévitch Vladimir : La musique et l’ineffable, Seuil, 1983. Jenny Laurent : La parole singulière, Belin, 1995. Mallarmé Stéphane : Œuvres complètes, Pléiade/Gallimard, 1945. Mandelstam Ossip, Tristia et autres poèmes : Poésie/Gallimard, 1975 et 1982. Merleau-Ponty Maurice : Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945. : La prose du monde, Gallimard, 1969. Paz Octavio : L’arc et la lyre, traduction Roger Munier, Gallimard, 1965.
Bibliographie
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Proust Marcel : A la recherche du temps perdu, Pléiade/Gallimard, 1978. Reverdy Pierre : En vrac, éditions du Rocher, Monaco, 1966. : Sable mouvant, Au soleil du plafond, La liberté des mers suivi de Cette émotion appelée poésie et autres essais, Poésie/ Gallimard, 2003. Steiner George : Extraterritorialité, Calmann-Lévy, 2002. Sulivan Jean : Petite littérature individuelle, Gallimard, 1971. Valéry Paul : Œuvres, Pléiade/Gallimard, 1960.
Table des matières Préface de l’éditeur
5
Avant-propos
7
Première partie (Suzanne Allaire) Chemins de lecture La parole de poésie Les pouvoirs de l’image Une écriture en devenir
13 17 49 77
Deuxième partie (Muriel Tenne) Au risque de lire « une si simple écriture » Autour du paysage Le silence Une parole décentrée
109 113 143 165
Conclusion
191
Biographie de Lorand Gaspar Bibliographie Oeuvres de Lorand Gaspar Travaux critiques Autres auteurs cités
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