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Préface du directeur de la Collection
La Collection Monographique Rodopi en Littérature Française Contemporaine vise à offrir une série d’études critiques, concises et cependant à la fois élégantes et fondamentales, consacrée aux écrivain/e/s français/es d’aujourd’hui dont l’oeuvre témoigne d’une richesse imaginaire et d’une vérité profonde. La plupart des études, choisissant d’habitude d’embrasser la pleine gamme d’une oeuvre donnée, s’orienteront vers des auteur/e/s dont l’écriture semble exiger tout de suite le geste analytique et synthétique, que, je l’espère du moins, la Collection accomplira. Prononcer le nom de Jacques Dupin, c’est plonger dans les viscères mêmes de la poésie, ses énigmes troublantes, ses obscurs marmonnements, la revivifiante intensité aussi de son « attente/attentat », entre jaillissement aveuglant et justesse lumineuse. Cendrier du voyage (1950), Gravir (1963), L’Embrasure (1969), Dehors (1975), De nul lieu et du Japon (1981), Une apparence de soupirail (1982), jusqu’à Échancré (1991), Éclisse (1992) et Le Grésil (1996), voici une œuvre d’une densité et d’une persistance exemplaires, œuvre tragique et exaltante à la fois, que viennent compléter de grands livres et essais sur les artistes qui ont joué un rôle déterminant dans la vie de Dupin : Miró, Giacometti, Tàpies, Riopelle, Malévitch. Œuvre d’éclat et d’écart, d’écoute et d’échancrure, d’éboulement et d’éclisse, l’œuvre du poète des Mères et de De singes et de mouches est lieu de profondeur mythique et de « ressurgiss[ement] lavé, bleu, et sans nom… » L’étude que nous propose ici Maryann De Julio cherche à creuser ce qui, au sein de l’illisible et du nécessairement opaque chez ce grand poète, révèle, illumine, éclaire, fidèle au paradoxe du désir de « ne rien dire, ne rien taire ». Michaël Bishop Nouvelle-Écosse, Canada février 2005
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Introduction
Le premier colloque consacré à Jacques Dupin a eu lieu à Lille en avril 1994. C'était l'occasion d'une grande rencontre autour du poète – l'homme, sa poésie, son théâtre et sa critique d'art. On a fait des communications sur la présence charnelle dans son écriture aussi bien que sur les tensions et les dislocations du désir, pulsion génératrice de toute son oeuvre. La voix poétique de Jacques Dupin telle qu'on l'entend dans Les Mères (1986) a été mise en scène, et interprétée par une comédienne et un musicien, ensemble.1 Le poète lui-même a présenté un choix de ses textes récents et moins récents, accompagné d'une actrice, dans l'espace d'un théâtre.2 On se souvient de sa voix, tantôt "râpeuse," tantôt "adoucie," qui cherche à faire entendre l'en-dessous des mots. Ailleurs, et sur un autre ton, Jacques Dupin a caractérisé la poésie, si elle existe, comme l'absente (Le Débat, 1989). La question qui importe pour lui en tout ce qui touche à la poésie, c'est celle de "l'être dans le monde, et de l'autre dans la langue" (Eclisse 10). Prenons donc ce propos du poète comme point de départ d'une étude qui parlera de sa poésie, de son théâtre, de sa critique d'art, tout en suivant la trace chronologique des textes.3 Si continuité il y a entre les 1
Les Mères de Jacques Dupin, adaptation et mise en scène de Jacques Guimet (créateur, en 1982, de L'Eboulement de Jacques Dupin), avec Karin Romer, comédienne, et Jean-Paul Auboux, musicien. Co-production du Centre d'Art Contemporain de Quimper et du "Jardin du Fleuve." Théâtre du Biplan, Lille (7 avril 1994). 2 Jacques Dupin et Martine Pascal ont lu des textes parmi les oeuvres récentes du poète, depuis Une apparence de soupirail jusqu'aux poèmes encore inédits de Tramontane, vendredi 8 avril, 1994, dans le Théâtre de la Verrière, à Lille. 3 Pour d'autres approches de la question de l'altérité, voir Poésie et altérité (Paris: Presses de l'Ecole normale supérieure, 1990), textes recueillis et présentés par Michel Collot et Jean-Claude Mathieu lors des quatrièmes Rencontres sur la poésie moderne, qui se sont tenues en juin 1988 à l'Ecole normale supérieure. De même, John E. Jackson traite de cette question dans son livre La Poésie et son autre (Paris: José Corti, 1998), qui comprend un chapitre sur Jacques Dupin ("Dupin: 'L'Infinie dissonance unanime'").
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Jacques Dupin
premiers et ceux qui suivront, tâchons, dans la mesure du possible, de la mettre en valeur, n'hésitant jamais pourtant à la mettre en question. Comment entamer l'écriture de Jacques Dupin pour qu'elle nous laisse apercevoir "l'être dans le monde et l'autre dans la langue"? Il me semble qu'on peut reconstruire la double nature de la parole de Dupin qui se trouve à la base de cette formule. Admettons que "l'être" chez Jacques Dupin est à la fois ontologique et ludique – c'est-à-dire que "l'être" est un jeu de mots qui nous mène à une série d'associations telle que "lettre," signe gravé et envoyé; et que "l'être" est un "je" poétique qui rime avec "naître / n'être." Bien sûr, "lettre" nous relie à "l'autre," à ce qui reste ouvert dans le texte, cette partie de nousmêmes qui nous échappera à jamais. "Lettre" nous relie aussi à tous ceux qui nous ont précédés dans l'usage de la parole et de la langue. Le premier texte de Jacques Dupin, "Comment dire?," publié dans Empédocle (numéro 2, mai 1949), se présente comme l'avantpropos de son oeuvre entière.4 Plus proche de nous, Eclisse, paru pour la première fois dans Le Débat, mars-avril 1989, 40 ans après Empédocle, résonne toujours des premiers mots de ce premier texte. A maintes reprises, Dupin nous parle de naître dans un monde où "le chaos extérieur s'accordait à la discorde du coeur" (CD 93). A la fin des années 40, "les princes noirs de l'art et des lettres," les Rimbaud et les Kafka, régnaient sur une nouvelle génération "né[e] d'un bouleversement, d'une cascade de catastrophes" (CD 93). Comment être dans un monde pareil? Ni "recettes occultes," ni "magies fabriquées" ne guériraient "un mal d'enfance sans remède." Puisque la "quête passionnée du bonheur" paraissait une "farce si grossière," on embrassait le désespoir: "ironique et tranquille, sûr de soi, parce que conscient de reposer sur la base vivifiante et vraie du vide" (CD 94). Pour ceux qui subissaient "la nécessité de parler, de gaspiller une énergie excédente" (CD 93), il ne restait qu'à "vivre dans le présent" (CD 94) dans une "sorte d'ascèse blanche que l'ironie préserve extérieurement" (CD 94). Attentif "aux moindres pulsations de vie sans leur prêter de signification particulière, sans leur imprimer de directions préméditées" (CD 95), le poète nous avoue que la rigueur est sa passion. Dès le début, l'"autre" impliquait la mort dans la poésie de 4
Empédocle, revue littéraire mensuelle (Paris: 1949-50), où font partie du comité de rédaction Albert Béguin, Albert Camus, René Char, Guido Meister et Jean Vagne. Six numéros par an; la publication s'arrête avec le volume deux, numéro 11 (juillet-août 1950).
Introduction
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Jacques Dupin; pourtant, l'autre c'est aussi la liberté, un "lieu désert [...] le centre d'où bifurquent tous les chemins, qu'il est alors possible de prendre sans risquer de se perdre" (CD 95). Reflet peut-être de certaines des préoccupations de Mallarmé ou des Variétés de Valéry, l'autre prend la figure d'une "danseuse immobile" avec son "inquiétante ou rassurante ambiguïté" (CD 95). De toute façon, l'autre chez Dupin est privé de sens; il nous guette, nous fait perdre connaissance tout en nous autorisant à prendre conscience (CD 95). Pour écrire il faut s'adresser à l'autre, "à l'inconnu de tout lecteur," nous rappelle Dupin lorsqu'on lui demande, de nos jours, si la poésie est en voie de disparition (Eclisse 22-23).
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I Les Premiers Pas: De Cendrier du voyage à L'Epervier
Si le premier texte de Jacques Dupin a été publié dans Empédocle, revue importante de l'après-guerre, n'y a-t-il pas aussi trace d'Empédocle dans le choix du titre de sa première plaquette, Cendrier du voyage (1950)? Rappelons qu'Empédocle d'Agrigente est l'auteur de deux grands poèmes: De la nature, traité sur le fonctionnement de la nature, et Les Purifications, traité moral et politique qui avance des règles de vie pour se purifier l'âme et le corps. Pour dépasser la condition humaine, on dit qu'Empédocle se précipita dans le feu de l'Etna, ne laissant qu'une sandale sur le bord du cratère. Evidemment il n'est pas question de disparition pour Jacques Dupin qui débute dans le monde de la poésie muni d'une "triple caution, et forte," comme nous le fait très bien remarquer Georges Raillard:5 la première plaquette de Dupin est publiée chez Guy Lévis Mano, "un éditeur, poète-typographe, attentif au rare, et au consistant" (Raillard 11); André Masson a donné un dessin pour le frontispice; René Char a écrit un avant-propos. On aura souvent l'occasion de parler de cette triple caution chez Dupin: il travaillera plus tard, dès 1955, pour la Galerie Maeght, et deviendra directeur des éditions Maeght en 1966; d'autres frontispices, de Miró et de Giacometti, par exemple, illustreront d'autres plaquettes, de même que d'autres peintres collaboreront avec Dupin en créant d'autres livres d'artiste; Dupin parlera, à son tour, de René Char, "l'ami et l'aîné," dans un numéro de L'Arc consacré au poète de Fureur et mystère.6 On est même parfois tenté de dire que Jacques Dupin est le disciple de René Char à cause de la densité de ses premiers textes et des repères partagés d'une terre, d'une existence provençale,7 mais on aurait tort de ne pas reconnaître l'originalité d'une voix qui frôle la folie pour faire 5
Georges Raillard, Jacques Dupin (Paris: Seghers, 1974) 11. "Dehors la nuit est gouvernée," L'Arc 22 (été 1963): 64-68. 7 Voir Raillard, pages 12-14, et Robert W. Greene, Six French Poets of Our Time (Princeton: Princeton UP, 1979) 143-44. 6
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naître sa parole nue. Char nous le signale en sourdine lorsqu'il s'adresse au jeune poète Dupin dans l'avant-propos de Cendrier du voyage: "Nous t'écoutons, cher compagnon, mais t'avisons que nous serons exigeants avec toi. Presque autant que tu nous l'as recommandé." Enfants du glas, le premier cycle de Cendrier du voyage, manifeste tout de suite les deux faces de l'être chez Dupin: l'ontologique et le ludique. Une suite de textes numérotés de 1 à 6, chacun présenté sous forme rectangulaire, ressemble aux poèmes en prose dont le ressort est un noyau sémantiquement dense qui fait obstacle au lecteur qui cherche à s'accrocher à la matière difficile de la parole. Si le retour de certaines suites de mots nous fait avancer dans la lecture, nous trébuchons parfois sur la brusquerie d'un terme rare. Ces textes témoignent d'un être qui assiste à sa propre naissance parce que Dupin a choisi cette fois-ci, et malgré tout, d'observer l'éclosion de la vie qui entame et pénètre sa conscience et son corps. Pour affirmer sa voix poétique, le poète assiste au "brisement de sa voix d'incomprise ou d'étrangère" (CV 11); il est à l'écoute de cette voix mais de si loin qu'elle devient la voix d'un autre (CV 16). Certains textes dans Enfants du glas nous renvoient à un contexte historique: il serait difficile de ne pas penser à la guerre des années 40 où les enfants portaient "le noir avec tant d'élégance que l'agressive nudité traversait l'ordre des ténèbres" (CV 12). D'un geste qui résiste, d'un geste de résistant, le poète nous apprend que les enfants avaient tellement grandi, mais que leurs maîtres n'avaient rien appris... (CV 12). Pourtant "l'historique" chez Jacques Dupin fait toujours partie d'une plus grande "histoire" qui est celle de nous tous, celle de l'être-dans-le-monde. Lorsque le poète déclare dans le troisième texte que "Rien ne passera vivant qu'à travers notre corps," il nous implique dans son monde où "Le plus haut regard de l'amour nous crie son nom: REVOLTE!" (CV 13). Chez Dupin pour être-dans-le-monde, il nous faut le désir réalisé d'un amour rigoureux sinon distant, le désir violent d'un amour qui s'éclate dans l'inouï et l'éphémère. L'enfant dans ce monde est le lieu d'attente d'une plénitude qui ne nous comblera jamais. L'enfant fait songer à l'aspect ludique de l'être où le sens cède au son dans les jeux de mots et où l'on entend double: "Enfants du glas, enfants du large, je dors afin que nous rêvions ensemble" (CV 14). Les dix autres textes qui complètent Cendrier du voyage portent des titres singuliers tels que "La Femme armée," "Qui verra
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ira," et "L'ordre du jour," qui clôt d'ailleurs ce premier petit recueil. Dans tous ces textes l'autre prend souvent la forme d'une femme où l'on retrouve "le grand chaos primitif" et son "double noir" (CV 17). L'autre aboutit à la rupture lorsqu'elle émerge du tumulte intérieur (CV 18). Bien des fois, l'autre est interpellé dans un dialogue où c'est le "tu" qui accueille le Chant (CV 28). La voix qui en sort nous permet de mieux entendre l'autre dans la langue: Car la fleur que ta lèvre attire en secret, c'est d'une inconnue la bouche incestueuse qui, pénétrant ta chair et ton refus, te confie les musicales réticences et l'inintelligible aveu de sa voix qui se récuse... (CV 28)
En fait, la voix du poète est vouée à autrui: elle est la foule et "le moment d'oubli qui fonde la mémoire" (CV 30). Le "je" poétique est "le noeud d'asphyxie formelle" (CV 31) dans "la longue saignée des siècles" (CV 30). N'être que l'absence semble donc le projet de Dupin qui s'exclame "Ignorez-moi passionnément!" (CV 31) Les Brisants, suivi de Suite basaltique,8 est la deuxième plaquette de Dupin à paraître chez GLM. Cette fois, en 1958, le frontispice qui accompagne les textes est une eau-forte de Miró, ce qui marque le début d'une longue collaboration entre l'artiste et le poète. Encore une fois, on a affaire à des poèmes en prose dont la densité métaphorique échappe parfois à tout effort de symbolisation rationnelle. Mais justement, il ne faut pas qu'on "comprenne" cette langue; il faut plutôt que cette langue nous heurte. On n'a qu'à regarder les titres de ces textes pour apprécier la densité des images où règne une poétique de l'obstacle, de la dureté, de l'indocilité: "Parmi les pierres éclatées," "Par des barreaux nouveaux-nés," "Source murée," "Suite basaltique" et ainsi de suite. Le paragraphe liminaire qui précède les textes des Brisants évoque la source ténébreuse d'où naît avec "sueur" et "larmes," le cri du poète:9 Arachnéenne sollicitation qui menez de ténèbre en ténèbre ma faux jusqu'à l'orée du cri, ce noeud qui vante la récolte, dites-moi pour qui brilleront ma sueur et mes larmes, toute une nuit, sur cette gerbe hostile, près de la lampe refroidie. (B 9) 8
Suite basaltique, suite de huit poèmes, est antérieure aux Brisants. Dans le recueil Gravir (1963), elle retrouvera sa place chronologique, et sera augmentée d'un neuvième poème: "L'Air" (Raillard 23). 9 Ce paragraphe sera repris dans Gravir (1963) à la fin du recueil.
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Agressivité de l'être, de la parole également peut-être, mais rébellion, persistance au coeur même d'un brillant aveuglement, d'une incompréhensibilité clignotante. Dès le premier texte des Brisants, "Parmi les pierres éclatées," Dupin soulignera le rapport fabuleux entre un "je" qui narre et son interlocuteur. L'autre, un "tu" qui incarne et le silence et la réplique, prend la figure cette fois-ci d'une "vipère vigilante," figure de l'origine de notre désespoir mythique. Dorénavant, selon l'histoire de la Genèse, l'être est condamné à labourer la terre à la sueur de son visage. Pourtant, de ce travail sort le bien modeste de tous les poètes: J'ai voulu te confier mon bien le plus secret, le plus frivole, et ce n'était qu'une hirondelle volant bas pour que les labours soient profonds. (B 10)
Inutile de souligner à quel point l'emploi de la figure "labours" fait résonner toute une tradition littéraire dans le poème en prose de Dupin.10 Le rapport fabuleux entre narrateur et interlocuteur change dans le texte qui s'intitule "Par des barreaux nouveaux-nés" où il s'agit maintenant de la représentation d'une femme devant une fenêtre, topos lyrique classique. L'impression que nous donne la voix de ce texte, c'est celle de la distance critique qui la sépare d'une scène dramatique, et à l'intérieur de cette scène même, celle d'une autre distance comprise comme celle du désespoir. Dans un texte qui est à la fois drame et tableau, ces deux statuts différents se résument bien dans son titre: les barreaux servent de cadre et empêchent le dehors et le dedans de se rejoindre tandis que l'adjectif "nouveaux-nés" suggère une naissance, une mise au monde, ou au moins une issue. Nous ne savons plus s'il s'agit ici dans ce texte d'une ouverture ou d'un obstacle. Cette notion d'un dehors et d'un dedans dont on n'est jamais quitte se retrouve dans le texte "Source murée." Des chutes, "clartés vénielles" (B), nous font penser encore une fois au mythe de la Genèse 10
Voir Colette Camelin, "Didactique du texte poétique," Ecole des lettres des Collèges 9 (1992-93), pour une discussion de la spécificité du texte poétique et du recours aux étymologies latines (l'opposition entre "prorsus" et "versus") chez de nombreux critiques: "La première distingue la prose "prosa oratio" (prorsus: tout droit) – discours qui va en ligne droite – des vers qui tournent, se retournent comme le laboureur au bout du sillon. Cette distinction met l'accent sur la forme métrique du poème: structure prédéterminée par des règles établies selon la tradition littéraire" (130).
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et à l'aspect ontologique de l'oeuvre de Dupin. Nous ancrons ainsi la pertinence du titre dans la fatalité qu'illustre le poète aussi bien que dans le paysage qui l'entoure, dans les sources, dans les chutes, dans les veines des pierres. Les "traits" dont parle le poème sont à la fois les figures qui se reflètent dans les miroirs et les ratures du poète qui essaie de se désaltérer. Puisqu'il est toujours question d'un sujet qui se dédouble chez Dupin, je et jeu se scindant, s'étreignant simultanément, l'occasion est bien tentante d'insister sur la valeur du mot "Temple," le seul mot en majuscules de ce texte.11 A-t-on encore une fois ici recours à un récit d'origine sacrée, la suite d'une genèse fatale qui se termine par la suppression de tout un ordre, ou est-ce plutôt, mieux simultanément, le récit du poète lui-même qui habitera le quartier du Temple à Paris et parlera plus tard dans Rien encore, tout déjà (1990) des "longues enjambées la nuit / qui prolongent jusqu'à la mer / les Archives et le Temple" (51)? Suite basaltique, série de huit poèmes qui fait suite aux Brisants, présente d'une façon même plus concise les figures denses de la terre sur lesquelles la langue du poète déferle comme si c'était les lames de la mer qui s'y brisaient. Le rapport fabuleux entre un je et un tu devient, dès le premier texte, une union qui se traduit par le pronom nous. Dans "Le Règne minéral" l'être et le monde s'interpénètrent jusqu'au point où le poète écrira dans les deux derniers vers: "Le feu jamais ne guérira de nous, / Le feu qui parle notre langue" (32). Ici l'on se purifie et s'illumine dans le vers. Voici une métaphore, caractéristique, obsessionnelle même, qui évoque cette écriture qui embrasse le mouvement de l'être ardent dans "Le Passeur,"12 où de longues phrases onduleuses imitent l'allure d'une solitude inassouvie mais éclairée, reflet d'ailleurs du motif au coeur des Brisants, celui de paroles qui courent le risque d'échouer: Du moutonnement de la solitude qu'une vague trop haute éclaire en se brisant l'humain visage de l'amour, étoiles, je sais ce qui vous surpasse en éclat: votre reflet sur des chaînes brisées, votre infini dans d'autres yeux comme une larme irremplaçable. (27)
L'Epervier, qui paraît en 1960, est la troisième plaquette de 11
Les Brisants (1958) comprend la version du poème "Source murée" dans laquelle le mot "Temple" paraît en majuscules. Gravir (1963) comprend une version sans majuscules. 12 Le dernier poème qui précède Suite basaltique. Poème non repris.
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Dupin publiée chez GLM. Une eau-forte de Giacometti accompagne les exemplaires de tête. Avec L'Epervier on commence à mieux voir comment Dupin tisse son oeuvre: le poète prend souvent le titre d'un poème dans un recueil précédent pour en faire le titre du recueil suivant où il en creuse, en approfondit la pertinence à la fois viscérale et conceptuelle, ontologique (Raillard 44). L'Epervier emprunte son titre à un texte de la Suite basaltique dans Les Brisants. L'oiseau de chasse, le filet tendu dans le courant, le terme "épervier" tel que Dupin le fait jouer ici, dans ce recueil, "sur deux acceptions du mot," "sur deux agents de capture" (Raillard 34) fournit la structure même du recueil. Pour Raillard, L'Epervier affecte "la forme d'un tableau grammatical: au centre le sujet et le prédicat nommés, tout autour les manoeuvres obliques des circonstances par lesquelles il vient à l'être: un espace de parcours qui, par nécessité de langage, est l'épreuve d'un espace syntaxique. Cette épreuve ne peut se risquer que dans l'économie. Le maigre, le peu y est donc moins le résultat thématique de telle situation existentielle qu'une expérience des structures du langage" (35). Ainsi, l'itinéraire de la quête marque-t-il le recueil où dominent le cri et le désir. L'image de l'épervier ou de l'oiseau reviendra fréquemment dans l'écriture dupinienne. On y trouve peut-être l'indice de sa signification lorsque le poète s'exprime à propos de l'artiste Miró et de l'insistance dans l'oeuvre de Miró du thème "femme et oiseau": "la femme n'est-elle pas cette déesse mère, familière et envoûtante, et l'oiseau n'est-il pas le peintre lui-même qui cherche auprès d'elle refuge, mais surtout puissance du vol et intensité du chant?"13 Il paraît aussi que l'épervier est un de ces oiseaux qui cherchent leur proie aux environs de Privas, en Ardèche, région connue pour la chasse et lieu de naissance de Jacques Dupin. "Chasse," "puissance du vol," "intensité," ce sont des termes qui rappellent René Char, compagnon de cette terre provençale, termes à souligner surtout dans une poésie qui touche aux tensions et aux dislocations du désir, au manque et à l'excès. L'Epervier comprend plusieurs parties: "Le Chemin frugal," poème exceptionnel dont la première strophe se répète pour le clore; Lichens, cycle de neuf textes symbiotiques et numérotés; A L'Aplomb, cinq poèmes qui suivent "le versant abrupt" tel qu'il se conçoit dans Lichens (13), et y désignent l'abîme qu'on ne peut combler; Le Coeur par défaut, sept poèmes de disposition typographique plus allégée, 13
Jacques Dupin, Miró (Paris: Flammarion et Galerie Lelong, 1993) 354.
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mais où pèsent le temps et le souffle; Ce Tison la distance, neuf textes aphoristiques, autrefois intitulés "Art poétique."14 Le poème "Le Chemin frugal" nous rappelle les moyens fondamentaux du poète – revenir et repartir poussé par un désir chauffé à blanc, par une violence lucide – qu'identifie Dupin dès sa première publication, "Comment dire?" Une "sorte d'ascèse blanche que l'ironie préserve extérieurement" (CD 94) devient maintenant "Blanche écriture tendue, / Au-dessus d'un abîme approximatif" (E 10). Etre poète ressemble ainsi à une chasse à l'être; être veut dire exister au coeur d'une tension suspendue où l'on se sent parfois autre;15 être, être de l'être ou lettre, double lecture qu'autorise le texte où "la balle d'un mot" qui touche "au moment voulu" donne corps (E 10), et suggère une suite de traces qui mènent à une proie. Ainsi, dans "Le Chemin frugal," nous suivons les traces du poète, "sa soif échancrée, la sorcellerie, l'ingénuité" (E 9), dans son ascension difficile vers l'expression, ascension qui se répétera plus tard lorsqu'il reprendra ce poème dans le recueil Gravir (1963) dont le titre souligne et la trace et l'ascension.16 Cette répétition fait preuve encore une fois de la nature de la pratique textuelle de Dupin qui exige que nous le suivions, "mais innombrable et ressemblant" (E 9), multiforme et même. Le principe de la répétition se manifeste partout dans le cycle de Lichens. Dès le premier texte, les formules d'hypothèse et de réponse se répètent: "Même si la montagne se consume, même si les survivants s'entretuent . . ."; "Sur le versant clair paissent nos troupeaux. Sur le versant abrupt paissent nos troupeaux" (13). De cette façon, la montagne et les survivants, le clair et l'abrupt, se présentent comme interchangeables, intimement entrelacés. Il y règne une atmosphère de substitution et de ressemblance qui imprègne tout le cycle. Dans le deuxième texte, par exemple, on retrouve l'image de l'épervier, généralisée, amplifiée, devenue principielle: "L'événement devance les présages, et l'oiseau attaque l'oiseau" (14) – image qui montre, d'ailleurs, que cette amplification n'exclut pas le paradoxe, n'a aucune fixité symbolique. Le troisième texte avance grâce aux pronoms relatifs qui présentent des contradictions qui se soutiennent 14
Voir Philippe Denis, Bibliographie des écrits de Jacques Dupin (Université Charles de Gaulle - Lille 3, 1994) 5 (#24). 15 Voir Alan Wilde, Horizons of Assent: Modernism, Postmodernism, and the Ironic Imagination (Baltimore: The Johns Hopkins UP, 1981) 128. 16 Poème repris dans Gravir (1963), à la fin de Suite basaltique.
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et se répètent: "Ce que je vois et que je tais m'épouvante. Ce dont je parle, et que j'ignore, me délivre. Ne me délivre pas" (15). Constance et devenir, obsession et ouverture. Pareillement, le texte numéro quatre procède par juxtaposition de notions contradictoires qui se reflètent et s'engendrent tout en élaborant leur indépendance référentielle et sémantique: Les gerbes refusent mes liens. Dans cette infinie dissonance unanime, chaque épi, chaque goutte de sang parle sa langue et va son chemin. La torche qui éclaire et ferme le gouffre, est elle-même un gouffre. (16)
Bref, comme Georges Raillard le constate à propos du premier texte de Lichens, il s'agit de la coexistence de "mouvements de contradiction qui résultent des mécanismes les plus simples de la grammaire: exemples plus qu'épreuves" (39). Nous ajouterions pourtant que si jeu il y a, jeu de lettres, ce jeu constitue aussi un jeu ontologique des plus sentis, un jeu urgent de tout l'être dupinien, site de rire, de négation, de dissonance, mais site dynamique se reconstituant sans cesse. Dans les derniers textes du cycle, le poète s'interroge et la répétition paraît moins axée sur la langue, plus centrée sur une thématique de la méconnaissance, de la déception ou de la tromperie. Pourtant le poète nous avoue que le monde a besoin de ses contradictions qui, ainsi, n'ont rien de gratuit: Depuis que ma peur est adulte, la montagne a besoin de moi. De mes abîmes, de mes liens, de mon pas. (20)
Enfin, dans le texte numéro neuf, celui qui clôt le cycle, nous imaginons le poète heureux dans une lutte existentielle qui ressemble à la tâche incessante de Sisyphe: Vigiles sur le promontoire où je n'ai pas accès. Mais d'où depuis toujours, mes regards plongent. Et tirent. Bonheur. Indestructible bonheur. (21)
Fragilité de l'inachèvement, de l'inaccomplissement, peut-être, mais curieuse certitude d'une joie qui jaillit, inattendue, étrange, in medias res.
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A L'Aplomb, série de poèmes dont le titre cette logique de la distance entre le haut et le bas chez Dupin, retrace le parcours de son écriture. Dans "La Patience," par exemple, Dupin nous donne les étapes de sa maturation langagière: Je vivais sans être né. Le sang clair qui s'égoutte à présent sur le tambour n'était pas encore à l'ouvrage. (23)
Au-delà de l'enfance et de "l'abîme adolescent," le poète va reprendre son souffle (23). "Obsidienne," "La Diluvienne," "La Herse," et "La Superstition," les quatre autres poèmes que comprend la série, et qui portent tous des titres à la forme féminine, se prêtent à ce thème de la renaissance. En effet, les titres des poèmes fournissent une sorte de commentaire elliptique sur toute la création: "Obsidienne," nom de diverses variétés de laves, pousse le poète vers la rencontre – idylle possible dans l'étonnement et la fraîcheur?; "La Diluvienne," débordement de paroles parmi la rumeur desquelles se retrouve la voix calme et acérée du poète; "La Herse," image féconde qui porte à l'esprit l'éclairage et la vitesse, l'épure et l'instrument; "La Superstition," idée de ce qui nous habite et nous possède et dont nous arrivons parfois à tirer des conséquences purement théoriques, relatives. Dans les sept poèmes du Coeur par défaut Dupin insiste sur la part de l'absent dans la création. La notion de défaut, "cette différence en moins d'une quantité à une autre" (Robert 421), illumine et fait sentir ce qui nous manque et qui, pourtant, nous lie au monde. "L'Initiale," le dernier poème du cycle, nous ramène à la genèse de tout être en semant un commencement dans la mort, dans la poussière dont le monde est fait. Le poème nous ramène aussi à la genèse des lettres, aux inscriptions gravées dans la mort, à ce par quoi commence l'écrit: Poussière fine et sèche dans le vent, Je t'appelle, je t'appartiens. Poussière, trait pour trait, Que ton visage soit le mien, Inscrutable dans le vent. (37)
Insistons enfin sur Ce Tison la distance, art poétique à caractère aphoristique où se trouvent exprimés sous une forme infiniment compacte et microcosmique les moyens et les fins du
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poète. Ce Tison la distance constitue effectivement une espèce de résumé lapidaire de la poétique exposée à travers tout le recueil, poétique évoquée par Georges Raillard dans le commentaire qu'il consacre au premier texte du recueil, "Le Chemin frugal": "une présence à distance, un cheminement ascétique en ceci que les mots, loin de profiter d'un accroissement de sens par la jonction phonique, se défont à ce point de jonction, ne laissant autour d'eux que l'éclat (écharde plus que scintillement) de leur commune déflection, de leur embrasement contraire" (37-38). En effet, l'image de l'épervier se mêle à l'inscription d'une douleur qui s'ouvre sur d'autres étapes à franchir ou à gravir, étapes qui s'élaborent dans les grands recueils à venir et que nous chercherons maintenant à caractériser.
II Les Grandes Voies de la poésie: de Gravir au Grésil
Gravir (1963) marque l'entrée de Jacques Dupin chez Gallimard. Le recueil reprend et réorganise Suite basaltique, Les Brisants, L'Epervier, et A L'Aplomb, plus Saccades, pour les regrouper en un seul volume. Dupin est devenu, comme Michel Deguy nous le dit, "un des grands poètes 'de la maison'... et pas seulement de la maison."17 L'Embrasure (1969); L'Embrasure, précédé de Gravir (1971); Dehors (1975); et Une apparence de soupirail (1982) paraissent tous chez Gallimard. Ballast (Le Collet de Buffle, 1976), De nul lieu et du Japon (Fata Morgana, 1981),18 Le Désoeuvrement (Orange Export Ltd., 1982),19 De singes et de mouches (Fata Morgana, 1983)20 et Les Mères (Fata Morgana, 1986)21 paraissent, par contre, chez d'autres éditeurs. Contumace (P.O.L., 1986), qui reprend Ballast et Le Désoeuvrement, avec de nouveaux textes et des textes qui ont paru ou dans des revues ou comme livres d'artiste, signale une nouvelle direction pour la poésie de Jacques Dupin.22 Par la suite, paraissent Chansons troglodytes (Fata Morgana, 1989), Rien encore, tout déjà (Fata Morgana, 1990),23 Echancré (P.O.L., 1991) et Le Grésil (P.O.L., 1996). Comme Cendrier du voyage, Les Brisants, et L'Epervier, les trois plaquettes de Dupin publiées chez GLM, Saccades a d'abord paru accompagné des images d'un artiste: Saccades (Paris: Maeght, 1962) 17
Michel Deguy, Le Comité (Seyssel: Champ Vallon, 1988) 44. De nul lieu et du Japon a d'abord paru dans la revue Argile XV (printemps 1978), pp. 5-17, puis dans une édition illustrée par Jean Capdeville (Céret, aux dépens de l'artiste et de l'auteur, 1978). 19 Le Désoeuvrement a été illustré par Raquel (Malakoff: Orange Export Ltd., 1982). 20 De singes et de mouches a paru comme livre illustré, accompagné de reproductions d'encres de Pierre Alechinsky et de deux eaux-fortes originales pour les exemplaires de tête. 21 Les Mères a paru dans une édition illustrée de gravures d'Eduardo Chillida. 22 Voir Deguy, Le Comité 45. 23 Rien encore, tout déjà a paru comme livre illustré par Jan Voss (Fata Morgana, 1990). 18
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fait partie des trois livres d'artiste (avec eaux-fortes de Miró) qui s'intitulent Trois Poètes.24 Saccades, qui clôt le recueil Gravir, nous fait voir encore une fois que les anciens textes et techniques lancent un pont vers les nouveaux. D'ailleurs, Georges Raillard remarque que Saccades "signale peut-être une innovation formelle qui, à l'exception de Corps clairvoyant [1963] qui le suit, restera désormais constante: l'absence de titres à chaque poème" (49). Prenons l'image de "saccades" pour exposer la double nature de la parole, toujours en jeu, dans l'oeuvre de Jacques Dupin: Saccades, les pulsations du sang qui traversent le corps, ce qui fait vivre; saccades, les dernières secousses du corps en train de mourir. C'est le corps même ici qui induit une des modalités d'altérité comme Paul Ricoeur nous l'explique dans Soi-même comme un autre, oeuvre philosophique qui traite de la question de l'identité.25 D'un seul coup, l'image de "saccades" embrasse l'être-dans-le-monde et la différence de rythme qui le fait paraître comme autre. Ne s'agit-il pas d'une altérité irréductible, d'une expérience de la négation de l'être par l'écrit, par les cris ("la rauque jubilation"), d'un souffle saccadé que le poète cherche à nous faire sentir par le compte irrégulier des syllables dans certains vers: Il reste une enclave inconnue dans ce corps séparé, Une route dans ma route, Et la rauque jubilation de l'espace affamé. (69)
Nous nous souvenons du lieu qu'a évoqué Dupin antérieurement où "bifurquent tous les chemins" (CD 95), le lieu où soit la mort soit la liberté sont accueillies au choix. Ne s'agit-il pas d'un moi impersonnel qui prend sa place parmi cette jouissance textuelle dont nous parlera Roland Barthes plus tard dans Le Plaisir du texte (1973) où "ce n'est pas 'la personne' de l'autre" qui est nécessaire, mais l'espace: "la possibilité d'une dialectique du désir, d'une imprévision de la jouissance: que les jeux ne soient pas faits, qu'il y ait un jeu" (11). L'image de "saccades" évoque toute possibilité d'association au niveau du rythme. Il y a longtemps qu'André Breton nous a annoncé que la beauté – et nous entendons aussi bien l'amour, la 24
Voir Denis, Bibliographie 8 (#36) et 10 (#47). Ricoeur constate dans Soi-même comme un autre (Paris: Seuil, 1990) que l'expérience d'autrui et celle de la conscience induisent les deux autres modalités d'altérité au plan des "grands genres" (410).
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poésie – sera convulsive ou ne sera pas. Henri Meschonnic estime que le rythme aide à inscrire "une subjectivité qui se configure dans le poème à un niveau bien plus radical que celui de l'intention ou de la conscience."26 Chez Jacques Dupin le rythme est lié à un principe de la répétition où la voix se répète et se corrige par approximation à force de faire éclater la "parole déchiquetée," (82) des "parcelles de vérité" qui criblent la langue (70). Saccades, qui s'adresse au lecteur sur un ton intime, constitue une espèce de prose rythmique qui déploie des couplets, des tercets, et, aussi, des strophes ponctuées, de temps en temps, de vers uniques pour insister. Bâties sur le principe de l'approximation, les premières images dans Saccades reviennent mais modifiées: la route est effacée, puis redressée; l'espace se change en brèche; l'affamé a soif. La différence sensible entre deux adverbes telles que "longtemps" et "soudain," ou celle comprise dans des figures de "battement," de "scansion" et d' "attente," rendent paradoxalement possible une stabilité là où s'expose la "fureur des retours" (79). De même que le recueil Gravir, qui reprend et réorganise d'anciens textes en ajoutant des nouveaux, L'Embrasure (1969) regroupe plusieurs textes antécédents: Le Corps clairvoyant (1963),27 Proximité du murmure (1967),28 La Nuit grandissante (1964),29 Moraines (1968), et L'Issue dérobée (1969),30 et aussi quelques poèmes plus brefs déjà parus dans la revue L'Ephémère (1966-73) à laquelle, d'ailleurs, Dupin contribuait et dont il fut un des fondateurs.31 26
Cité par Jean-Claude Pinson, Habiter en poète: Essai sur la poésie contemporaine (Seyssel: Champ Vallon, 1995) 215. 27 Le Corps clairvoyant a aussi paru comme un livre d'artiste avec 12 estampilles d'Etienne Hajdu (Paris: Aux dépens de l'artiste, 1963). En 1999, Gallimard a regroupé sous le titre Le Corps clairvoyant les quatre premiers livres de poésie de Jacques Dupin: Gravir (1963), L'Embrasure (1969), Dehors (1975) et Une apparence de soupirail (1982), préfacés de Jean-Christophe Bailly, avec l'étude de Jean-Pierre Richard (1971), et l'annexe de Valéry Hugotte. 28 Proximité du murmure a d'abord paru dans la revue L'Ephémère, numéro 2 (printemps 1967) pp. 60-68, puis dans une édition illustrée de Raoul Ubac (Paris: Maeght, 1971). 29 La Nuit grandissante a d'abord paru dans La Nouvelle Revue Française, 12e année, numéro 144, 1er décembre 1964, pp. 1022-1026. Les poèmes repris dans L'Embrasure ont fait l'objet d'une édition originale avec lithographies d'Antonio Tàpies (Saint Gall, Suisse: Erker Press, 1968). 30 L'Issue dérobée a d'abord paru dans la revue L'Ephémère, numéro 10 (été 1969) pp. 219-231, puis dans une édition illustrée de Joan Miró (Paris: Maeght, 1974). 31 L'Ephémère, revue de littérature fondée en 1966 par Jacques Dupin avec André du Bouchet, Yves Bonnefoy, Gaëton Picon, et Louis-René des Forêts, et qui a paru aux
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Lorsque L'Embrasure sera republié, précédé de Gravir, dans la collection Poésie/Gallimard en 1971, il contiendra deux suites de poèmes inédits, La Ligne de rupture et L'Onglée (Denis 19). Le titre du Corps clairvoyant nous donne l'impression qu'il s'agit de celui qui voit clair sans distinction entre voir (phénomène) et corps (le réel).32 C'est une espèce de corps à corps dans ce cycle de textes où écrire fait partie de voir. Dans "Le Raccourci," par exemple, il est déjà question d'écrire contre, et d'atteindre une fraîcheur quelque part. Les images de la "table renversée" et de la "porte du toril" font penser à Leiris, futur membre du comité de rédaction de L'Ephémère, pour qui l'acte d'écrire, pour qu'il soit authentique, doit ressembler à une tauromachie où la corne acérée du taureau, "menace matérielle" pour le torero, "confère une réalité humaine à son art."33 Pareillement, la violence dans le texte de Dupin nous donne la mesure de l'être et le goût du réel. Puisque "Le Raccourci" marque le début du cycle du Corps clairvoyant, on pense tout de suite au chemin le plus court pour aller quelque part. Il s'agit aussi d'une poétique ou d'une façon ramassée et elliptique d'exprimer quelque chose: "Il n'y a pas d'oeuvre d'art sans raccourcis," nous dit Gide. Et cette poétique ne se manifeste-t-elle pas, ici, comme ailleurs dans d'autres textes de Dupin, sur le plan phonétique où l'être et la lettre se relient: "raccourci" nous mène au "raclement" (un bruit; une trace), puis au je qui énonce "J'écrirai"? Atteindre "la clarté qui transparaît à travers les chairs" semble bien le projet du poète dans les textes de ce cycle. Voir l'image de la "pythie sur son gril" dans le poème "Rubrique," image qui combine habilement cette clairvoyance physique et une anxiété morale: "pythie," prêtresse de l'oracle d'Apollon à Delphes; "gril," ancien instrument de supplice, mais aussi claire-voie, clôture à jour. Dès son titre, "Le Point du jour" nous annonce que voir s'attache à la "parole neuve" (90) tandis que "Vindemiatrix," l'Epi de la Vierge parmi les éditions Maeght. Voir Yasmine Getz, "Au lieu de 'L'Ephémère,' L'Injonction silencieuse: Cahier Jacques Dupin (Paris: La Table Ronde, 1995) 184-98, et Gabriele Bruckschlegel, L'Ephémère: Eine französische Literaturzeitschrift und ihr poetisches Credo (Wilhelmsfeld: Verlag, 1990). 32 Dans l'essai "Une écriture sans fin," dans lequel Dupin présente les écrits de Giacometti (Paris: Hermann, 1990), il semble que le corps clairvoyant soit la mort: "La mort étant le fond, moins l'ombre que la lumière qui découpe, qui déchiquette et moins la lumière qui baigne les silhouettes du vivant, ou de la vivante, que la clarté qui transparaît à travers les chairs" (xxiv). 33 Michel Leiris, "De la littérature considérée comme une tauromachie," L'Age d'homme (Paris: Gallimard, 1946) 10.
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constellations, fait voir le rapport entre le poète, "avare de scintillements" (91), et ses gisants, "ce feu qui n'est pas encore" (91). Si les deux poèmes, "Le Harnais" et "La Répétition," se composent de vers dont le miroitement figuratif suggère la source où puisait la voix, "cela qui dans la parole scintille et se tait" (93), le poème "Tremblement" présente ce qui ressemble à l'espèce de transformation dont parle le linguiste Chomsky où la matrice grammaticale se manifeste à travers les images de surface: "langue rocheuse révélée / Sous la transparence d'un lac de cratère" (94). Pourtant, c'est dans "L'Etang dans la forêt," qui "a été joint, dans Poésie (Gallimard) au Corps clairvoyant, perdant la place isolée qu'il avait dans L'Embrasure" (Raillard 55), que la source primordiale prend le dessus sur l'apparence, et que la lumière et les paroles se changent en "alluvions régressives," indices d'ailleurs d'un cycle de poèmes à venir: Moraines. Proximité du murmure insiste sur la présence de l'autre dans le "murmure" de son titre, bien sûr, mais aussi dans la conjonction "comme," premier mot du texte, qui nous réfère déjà aux voix d'autrui – aux "tête-à-tête," aux "émissions de silence," aux "balbutiements," aux "vocalises meurtrières," aux "rires," aux "soliloques," aux "cris," aux "syllabes muettes." Dans ce texte de 17 pages, composé de vers de longueur inégale, le poète fait alterner deux séries d'images grâce à l'emploi parallèle d'expressions telles que "ou plutôt" (97) et "malgré" (113), mais, surtout, grâce à l'emploi itératif de la conjonction "comme," afin que ces séries d'images qui tournent autour d'un paysage, d'un lieu ou d'un espace, soient parallèles mais ne coïncident que dans la violence ou dans l'érotisme. De cette façon, l'autre, qui se personnifie ici en femme, et que le poète essaye de dénuder pour en extraire sa parole, ne s'expose guère, restant surtout à l'état du désir. Ce que le poète entend de cet autre qui lui échappe toujours s'exprime dans une "chaîne imprévisible" d'images telluriques dont la "musique éclatée" siffle dans l'interstice (106-7). Lorsque le sifflement, "modulé jusqu'au silence," se change en "scintillante écriture" (107), le murmure en question s'étouffe. Ainsi comprend-on ce que Blanchot a signalé dans L'Espace littéraire: pour écrire il faut imposer le silence au murmure inépuisable.34 La Nuit grandissante vise toujours à ce murmure soutenu et inépuisable, le poète s'efforçant d'articuler quelque chose de "sa 34
Maurice Blanchot, L'Espace littéraire (Paris: Gallimard, 1955) 245.
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phrase qui s'obscurcit" (125). Le poème, "Ouvert en peu de mots," témoigne de la violence et de la volonté qui assistent au drame de cette passion d'écrire: "embrasure" fait penser aux deux gestes "embraser" et "embrasser" qui ne se distinguent guère; "embrasure" signifie également un endroit protégé entre les parois du mur où peuvent s'asseoir parfois deux amoureux, et un créneau qui sert aux fortifications militaires (Greene 145). A force d'une seule parole, le poète maintient à distance la nuit où l'on risque la perte ou la rencontre: Ouverte en peu de mots, comme par un remous, dans quelque mur, une embrasure, pas même une fenêtre pour maintenir à bout de bras cette contrée de nuit où le chemin se perd, à bout de forces une parole nue (118)
Les trois textes qui précèdent cette naissance de la parole, cette annonce, espèce d'annonciation possible, nous la préparent: dès le premier vers de La Nuit grandissante le poète s'exclame "de retour parmi vous" (115); dans le deuxième texte "la fatalité du retour le blesse" et pourtant il s'agit d'une "seconde source" (116); et dans le troisième, les choses telles que le rocher et une route inaccoutumée se réveillent violemment dans la lumière dévorante où "au bord des lèvres le mot duel donne sa forme au silence" (117), "duel" se comprenant ici comme rencontre, échange ou combat. Dupin continue à approfondir ce qui le pousse à écrire, il va toujours "vers la compréhension de la lumière et de son brisement" (127) quand il s'interroge dans Moraines sur l'activité de ces gestes: Ecrire, est-ce un sommeil plus mobile et qui s'entoure de comparses? Ou le mouvement excessif d'une veille qui pulvérise ce qui la supporte, en nous jetant au centre immensément ouvert de sa pupille envenimée? (131)
Nous reconnaissons tout de suite "l'énergie excédente" dont parle Dupin dans un but semblable dès sa première publication, "Comment dire?," la crise de l'expression et de la conscience qui met le rêve surréaliste en question.35 Le terrain que suggèrent ces images n'a pas 35
Voir James Petterson. Postwar Figures of L'Ephémère: Yves Bonnefoy, Louis-René
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tellement changé non plus: "moraines," débris hétéroclites, tout rappelle la destruction de l'après-guerre. Pourtant, l'agent, le glacier, compris dans l'image des "moraines," insiste davantage sur une accumulation à long terme que la pression due à son propre poids transforme, et dont le mouvement, à son tour, transforme le paysage. L'autre à qui s'adresse le poète dans Moraines ne joue pas forcément le rôle de l'interlocuteur, et la "consummation" de la parole n'est pas garantie. Il se peut qu'il n'y ait ni embrasement ni embrassade: Si je cesse alors d'être exclu, séparé par quelque rempart transparent, c'est pour bouleverser ce que j'aime, saccager ce qui m'est offert, nouer en fagots les branches mortes pour le feu de ceux-là qui peut-être ne viendront pas. Car l'écriture ne nous rend rien. La consumation même est imparfaite. (133)
Pourtant l'opération poétique a pouvoir d'inverser la violence, la faiblesse et l'incohérence dont parle le poète, qui se déclare "pas un homme moins minuscule, moins indigent et moins absurde que les autres" (135); "par un retournement fondamental qui le consume sans le grandir, [le poète renouvelle] le pacte fragile qui maintient l'homme ouvert dans sa division, et lui rend le monde habitable" (135). Le poète est celui qui exerce un métier: il est "plus près du bûcheron que du promeneur solitaire" (146); comme le cadastreur, il "arpente le sol de sa base" et "jalonne l'étroitesse de [son] territoire" (144). Lorsqu'on demande à Jacques Dupin dans un entretien récent comment il assume son héritage littéraire, il répond qu'il "serait plus adéquat pour évoquer ce qui se passe en réalité de parler d'imprégnation, d'immersion, de greffes et de branchements, de décantation, de cristallisation, de fusion, et de toutes les éventualités d'une combinatoire du fond."36 Aux noms des amis poètes tels que René Char, Pierre Reverdy, Henri Michaux et Francis Ponge proposés par l'interlocuteur, Dupin ajoute les noms d'Artaud, de Leiris, de Blanchot, de Bataille, de Louis-René des Forêts et de Jean Tortel (43). Moraines témoigne de cette pratique textuelle dont parle Dupin où nous retrouvons dès le premier passage une combinatoire, surtout ici, des Forêts, Jacques Dupin, André du Bouchet (Lewisburg: Bucknell U.P., 2000) 118. 36 "Entretien avec Jacques Dupin," par Valéry Hugotte, Prétexte 9 (Printemps 1996): 44.
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des lectures de Blanchot et de Bataille: se demander si écrire est un sommeil, rappelle l'espace littéraire de Blanchot où le sommeil est "l'intimité avec le centre";37 se demander si écrire pulvérise en nous jetant au centre sous la forme d'une "pupille envenimée," rappelle la violence comprise dans l'image de l'oeil en éruption dont parle Bataille.38 Dans L'Issue dérobée nous retrouvons ce que Blanchot nomme "le dehors," le sens des mots devenu chose, et ce dont il est impossible de sortir:39 Détaché de la nudité balistique dehors, dedans se rétracte neutre inondé rasant les murs de son ombre violente écriture d'arpenteur pour rejoindre la horde besogne de bornage et d'illusion autour des foyers qu'elle résorbe indice, la lèpre du mur avancé, du mur volatil dont nous sommes solidaires jusqu'au bout, jusqu'aux commissures du brouillard... retour au signe, à la pierre équidistante – et le mètre étalon pour un arpent de félicité
(176-77)
L'être-dans-le-monde qui importe pour Dupin se présente dans L'Issue dérobée comme une écriture qui mesure des surfaces et des relèvements de terrains pour cerner des limites et s'en détacher. Dehors et dedans coïncident, et la nudité, l'énergie vitale du corps,40 37
Maurice Blanchot, "Le Sommeil, la nuit," L'Espace littéraire (Paris: Gallimard, 1955) 363. 38 Georges Bataille, "Dossier de l'oeil pinéal," Oeuvres complètes, vol. 2 (Paris: Gallimard, 1970) 14. 39 Voir Maurice Blanchot, "La Littérature et le droit à la mort," La Part du feu (Paris: Gallimard, 1949) 333. 40 Voir Valéry Hugotte, "La Poétique de la rupture dans l'oeuvre de Jacques Dupin,"
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retombe dans le quotidien pour redevenir indice, indication qui sert à exprimer un rapport, et signe, ancienne mesure de bonheur calme et durable. A la recherche d'un for intérieur impossible à saisir, nous sommes solidaires dans la langue. Les images des foyers et de la horde rappellent le quotidien que frôle la parole. De surcroît, anatomique, l'image des "commissures" rappelle une rencontre ou un assemblage où l'on est mis en contact avec l'autre. Dehors, recueil dont le titre est tiré d'une image précédente, selon la pratique textuelle coutumière de Dupin, suit L'Embrasure et reprend les deux suites de poèmes, La Ligne de rupture et L'Onglée, qui ont paru dans la collection Poésie/Gallimard en 1971. Sept autres textes y sont ajoutés: Le Soleil substitué,41 Sang,42 Chapurlat, Le Lacet, Trait pour trait, Un récit,43 Ou meurtres, Pour cassure de fond44 et Malévitch. Tout comme nous comprenons Blanchot dans l'image et le titre, "dehors," nous pensons surtout à ce que Bataille nomme "l'expérience intérieure" en lisant Le Soleil substitué:45 Si près, cette nuit, de l'étouffement pur et simple, entre quatre murs, entre deux montagnes, si près de sortir, d'être hors de soi, d'échapper à la morte distinction du dedans et du dehors, toujours abusivement remaçonnée par les larves du dedans, si près de vomir et d'être vomis, d'être soulevés et brisés, d'être désunis, de changer de corps… (26)
Il s'agit de "l'instant où, brisant la chrysalide [l'homme] a conscience de se déchirer lui-même, non la résistance opposée du dehors."46 Dedans, "entre quatre murs," et dehors, "entre deux montagnes," ne se distinguent plus dans la mort d'un être discontinu qui cherche à thèse de doctorat, Université de Paris X – Nanterre, 1996, p. 128. 41 Le Soleil substitué a d'abord paru dans la revue L'Ephémère, numéro 19-20 (hiverprintemps 1972-1973), pp. 450-459. 42 Sang a d'abord paru dans la revue L'Ephémère, numéro 18 (automne 1971), pp. 190-201. 43 Un récit a d'abord paru dans Argile VI (printemps), pp. 32-47. 44 Pour cassure de fond a d'abord paru dans La Revue de Belles-Lettres, numéro 2 (1975), pp. 25-36. 45 Voir l'essai de Glenn W. Fetzer, "Dupin, Bataille and the Sense of the Sacred," Literature and Spirituality, éd. David Bevan, dans lequel Fetzer étudie, en partie, le poème "Le Soleil substitué" de Dupin du point de vue de l'expérience intérieure d'après Bataille. 46 Georges Bataille, L'Erotisme (Paris: Les Editions de Minuit, 1957) 45.
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atteindre la continuité où mène la poésie (L'Erotisme 32). "Si près de vomir," d'avoir peur, cette angoisse d' "être" selon Bataille (OC 1: 438), et si près "d'être vomis," par une éruption volcanique dans le contexte des montagnes, mais aussi par le ver(s), métamorphose d'une larve en chrysalide: écrire et changer de corps pour dépasser la conscience objective dont on est prisonnier. Plus loin dans Le Soleil substitué, Dupin écrit, "A la 'haine de la poésie' succède la trahison de la poésie" (27), référence directe, à La Haine de la poésie de Bataille pour qui "la poésie n'avait de sens puissant que dans la violence de la révolte."47 Pour Bataille la poésie n'atteint la violence qu'en évoquant l'impossible (OC 3: 101). Or, comment comprendre "la trahison de la poésie" chez Dupin?48 Est-ce vouloir la communication dans le sens de Jakobson où la parole poétique ne communique pas, mais est? Ou est-ce plutôt justement à force de trahison qu'on arrive à la poésie? Est-ce l'écart? L'image du titre "Le Soleil substitué," exprime bien la trahison sur le plan imaginaire – nous songeons au dernier vers de "Zone," le poème d'Apollinaire,49 à l'image "soleil cou coupé," où il s'agit d'une image de clôture mais aussi d'un horizon de renversement,50 à savoir, "l'axe du renversement du réel" chez Dupin (31), cet axe qu'ajoure le nouveau poème. Dans La Ligne de rupture et L'Onglée, "la question a cessé d'être celle du fondement du langage, et de l'être, pour devenir, au niveau des rues des cités: que peut-on faire ici et là avec des mots? Quelle oppression peut se loger dans le passage de l'un à l'autre, dans les interstices des lettres?" (Raillard 68).51 La destinée du Black 47
Georges Bataille, Oeuvres complètes, vol. 3 (Paris: Gallimard 1971) 101. Publié en 1947, La Haine de la poésie a été réédité et augmenté d'une préface en 1962 sous le titre L'Impossible. 48 Voir Fetzer, "Dupin, Bataille and the Sense of the Sacred," 55. 49 Voir Dominique Viart, L'Ecriture seconde: La pratique poétique de Jacques Dupin (Paris: Galilée, 1982) 38. 50 Voir Michel Collot, La Poésie moderne et la structure d'horizon (Paris: Presses Universitaires de France, 1989). 51 Voir aussi L'Irréversible dans L'Ephémère, numéro 6 (printemps 1968) pp. 12-16 (Texte sur les événements de mai 1968. Non repris.) Dans un entretien récent, Dupin répond à propos de son activité politique qu' "elle est pour moi présente dans chaque mot que j'écris. Mais je ne crois pas pour autant qu'il faille que l'écrivain s'enrôle dans un parti, dans un groupe, et signe à la volée toutes les protestations qui circulent, manifestes, et pétitions. Un seul avait du sens, Le Manifeste des 121, j'allais signer. René Char m'en a dissuadé. On ne peut, de son fauteuil, et sans grand risque, disait-il, appeler à la désertion les garçons du contingent. Il avait raison." (Prétexte 9, printemps 1996, p. 46.)
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Panther, George Jackson,52 cause célèbre à Paris en 1973, a sensiblement marqué Dupin, qui a écrit dans Sang:53 Imaginons que s'écroule la prison alors le souffle se dégage et se perd, se plante en pleine terre pour resurgir, s'égailler
(44)
De même que nous pensons à l'éparpillement et à l'ensemencement de la parole libérée par le souffle, nous pensons aussi à l'enracinement et à la "lignée d'ancêtres," qui, comme le constate ailleurs Dupin, "n'ont pas rendu les armes" (Dehors 38). Se peut-il que "les survivants s'entre-tuent..."? (Gravir [A L'Aplomb 53])54? Ecrire contre la norme, vers l'autre, c'est ce que fait Dupin dans Chapurlat, ensemble de vers dont le titre se réfère au "dou fou barbu du nom de Chapurlat" qu'employaient à leur service les parents de Jacques Dupin:55 Courbe prise au lacet comme une simple colline chaque pensée le contourne, ici, ou s'allonge devant son pas, pur nombre inscrit dans le regard, abîme (64)
Nous reconnaissons le détour de la pensée qui s'allie aux traits d'un paysage, ce qui sera repris dans Le Lacet, poème qui suit Chapurlat. Le lacet – cordon, succession d'angles aigus de part et d'autre, zigzag, noeud coulant, tresse – cette "trahison de la ligne," "l'impénétrable flexion," "où l'intense écriture s'aiguise" (71). Ensuite, Trait pour trait, 52
Voir George Jackson par Jacques Dupin [Illustration de:] Paul Rebeyrolle [Paris, Maeght, 1973]. Poème et lithographie en couleurs. Poème non repris. Voir aussi Soledad Brother: The Prison Letters of George Jackson par George (Lester) Jackson (1941-1971), qui a paru chez Coward-McCann, Inc. (New York, 1970) avec une préface de Jean Genet (traduit par Richard Howard). 53 Cité par Viart, p. 66. Voir aussi Petterson, Note 77, p. 218. 54 Rappelons la double nature du je(u) chez Dupin. Si l'image des survivants paraît en premier dans la suite de textes sous le titre A L'Aplomb, l'expression "à l'aplomb" est jointe ici à l'écriture dans l'image "à l'aplomb de l'encrier" (39), en face de l'image des ancêtres. On pense aussi au fait que Privas, lieu de naissance de Dupin, "a joué pendant les guerres de Religion un rôle de premier plan," et qu'en 1629, "la ville est prise d'assaut, pillée et brûlée, les habitants massacrés" (Vallée du Rhône, 2nd ed. [Paris: Michelin et Cie, 1972] 123-24). 55 Voir Jean Frémon, "Brisées," L'Injonction silencieuse 274.
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Un récit, Ou meurtres et Pour cassure de fond, poèmes dans lesquels la poésie continue à se poser "radicalement contre" (Entretien 46). Dupin aime l'exception à la parfaite exactitude dans Trait pour trait: "le lieu d'une dérive," "études déroutées," "parodie"; il écrit "contre soi," "à rebours," "à travers le rire," "le pour du contre." Dans Un récit la double nature du je(u) expose l'absence des limites du sujet. A la question que pose le poète plus d'une fois: "... un récit?," nous pouvons répondre que oui, en citant Foucault à propos des récits de Blanchot: "la fiction consiste donc non pas à faire voir l'invisible, mais à faire voir combien est invisible l'invisible du visible."56 Si l'identité du je, sujet lyrique et instable, est illisible dans Un récit, le poète s'obstine à poursuivre la silhouette de sa mémoire à travers le temps. Comme dans la tragédie classique, il cherche à exposer ce qui n'est pas représenté sur la scène. Ou meurtres relance le rapport entre l'être et l'autre comme celui que peut produire un récit: "en le récrivant il détruit, – il détruit sans l'effacer... un récit?" (Dehors 98). Enfin, dans Pour cassure de fond le nom détruit s'éclaire (137), et dans Malévitch, poème d'une ponctuation richement variée, le nom Malévitch, répété trois fois à l'intérieur de la composition, s'expose surtout comme marque typographique sur la page dont dispose le poète pour réagir devant le réel: / le conflit encore qui se projette blanc et noir / ou inversement blanc sur blanc / hors du rouge surgi refoulé du rouge poussé au blanc cristal abstraction carré du sang arraché à sa douleur l'attente / l'attentat de l'impossible espace
(155)
Marques ou blessures, dont la source est impensable et illimitée, elles nous font sentir ce que veut la poésie comme l'exprime Edmond Jabès: "devenir transparent, n'être plus que cristal, univers cristallin" (Bâtir au quotidien 59).57 La fascination de la marque typographique qui s'illumine dans le vers se manifeste ailleurs dans le choix du titre d'un nouveau 56
Michel Foucault, "La Pensée du dehors," Critique 229 (juin 1966): 529. Il est à remarquer qu' Edmond Jabès a constaté sa "lecture suivie" de la poésie de Jacques Dupin dans Le Livre des marges III: Bâtir au quotidien (Fata Morgana, 1997), pp. 81-83. 57
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recueil, Une apparence de soupirail, citation directe du dernier vers du poème "Enfance" qui figure dans les Illuminations de Rimbaud. Illuminations: une lumière extraordinaire et un trait (de génie), aussi bien que, repris à l'anglais, enluminures, et par association à Rimbaud, ce recueil de poèmes en prose qu'on connaît. En fait, toutes ces significations sont comprises dans le recueil de Dupin: Dessinant une écriture disparue. Estompe devenue lumière par un fil. Enoncé musical par sa brisure. Itération de l'autre à soi, instruisant sa disparition. (38)
Le trait se change en lumière à travers le fil du récit interrompu; la musique entre dans les interstices des lettres où se perd l'autre à soi, l'enfant. Puisqu'une apparence est un phénomène mais pas de l'être, et qu'un soupirail est le signe d'une ouverture, les vers sont voués encore une fois à faire voir comment est invisible l'invisible du visible. Etre absent, à la recherche d'un lieu hors de tout lieu, sinon utopique, s'avère le projet qui s'élabore dans De nul lieu et du Japon, recueil qui s'ouvre sur une image de quête où l'être et la lettre se confondent sans fin dans le geste d'écrire: Plonger entre ses genoux ouverts reconquérir sur le blanc le sang heurté de sa naissance à parfaire dans le geste d'encre l'instabilité de l'éclair indéfiniment maîtrisé
Dans ce qui est particulier au Japon – une ruelle à Ginza, la cérémonie du thé, l'écran de papier, un arrangement de fleurs, le gong du Temple, par exemple – nous retrouvons l'impersonnel du geste soit de filer un son, soit de filer une scène où, dans l'un et dans l'autre gestes, le poète reprend le fil de l'écriture. Le "nul lieu" du titre rappelle le "non-lieu,"58 demeure de tout poète, ce qui fait résonner de plus en plus fort "la trace alternative," "la question," "le nombre," et 58
Voir Michel Deguy, Figurations, surtout "Non-lieu," pp. 177-191 (Paris: Gallimard, 1969).
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"la terreur," qui ponctuent le volume. L'image d'"un sublime singe métissé d'encre et de mort" résume parfaitement le jeu entre perdition et perfection à la base du livre, car le singe (cynocéphale), dans la culture orientale, est symbole du scribe, tandis que le sublime, dans la culture occidentale, marque la réaction exaltée de celui qui maîtrise sa peur devant la mort. L'épigraphe du recueil suivant, De singes et de mouches: "A poem is not made of words," épigraphe empruntée à George Oppen, réplique, justement, "à la célèbre formule de Mallarmé pour nous rappeler que la poésie 'peut exister sans les mots,' qu'elle naît d'un surgissement, ou d'une éclipse, ébranlant la vie du poète avant que les mots ne s'imposent" (Hugotte, "Singe" 39). Or, sous le signe d'un singe, Dupin met en jeu une première expérience de la mort qui laisse une marque indélébile: "un ouistiti offert à son père par un ami fut le compagnon du poète dans son enfance; et la mort de l'animal, qui avait le même âge que l'enfant, une douleur ineffaçable. Puis, une perpétuelle rémanence, un définitif encrage. De sorte que le singe est non seulement ce qui, par un jeu sur le signifiant fait surgir le signe, mais aussi, et d'abord, ce qui suscite une résurgence de l'enfance perdue, et secrètement oriente l'écriture" (Hugotte, "Singe" 40).59 Tout comme Leiris dans Biffures (1948), qui fait revenir l'enfance par le jeu de la paronomase, ce que Genette nous expose dans son interprétation lumineuse,60 Dupin retrouve l'autre, son double en négatif, dans "le non-sens en filigrane dans l'épaisseur de la langue" (SM n. pag.). Nous constatons que le poète sait singer des signes jusqu'à l'onomatopée dans De singes et de mouches; il sait y faire mouche avec "la flexibilité d'un idiome transposé du monstrueux" (SM n. pag.). En quoi consiste le monstrueux chez Jacques Dupin? Comme nous venons de le voir, tout ce qui touche à la terreur et à l'excès devient source d'écriture pour Dupin. Dans le recueil Les Mères (Fata Morgana, 1986), par exemple, ce sont les mères, figures anormales ou excessives chez Dupin, d'où proviennent toutes les combinaisons des mots du poète. Figure à la fois ludique et ontologique – "Mère 59
Il est à noter que Sartre emploie l'image du singe dans un but semblable lorsqu'il évoque son enfance dans Les Mots (1964). Pourtant, chez Sartre, l'image rappelle l'imposture de son enfance, stage à dépasser mais formation fatidique pour l'écrivain futur et authentique. 60 Voir Gérard Genette, "Signe: singe," Mimologiques: Voyage en Cratylie (Paris: Seuil, 1976) 351-375.
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montgolfière, astromère, glossolalie éphémère de la dérive et du soupçon..." (30) – le poète souligne l'image de la mère surtout comme source primordiale et absolue de l'être et de l'écrit: "Mère alpha, mère omega" (23), "magna mater, matière première" (34), "les mots-mères" (44). Pour articuler sa présence comme écrivain, Dupin introduit la notion du temps dans le mythe des mères, "Moi, l'aiguillée de temps pur" (23). Il reprend le fil de son histoire dans le recueil Les Mères pour que ces voix immergées montent à la surface, "les voix tues qui nous sont chair" (36) et qui imprègnent toute son oeuvre.61 Pour écrire il lui faut s'enfoncer dans "l'encre amère" (36), rejoindre les voix noyées de la langue-mère, et apprendre, comme il nous le dit, "à hurler, à balbutier, à chanter dehors, debout, devant la nuit, le soleil..."; "à négotier les méandres, les démences, les cailloux d'un rauque chemin" (43) – des images fondamentales, celles qui se rapportent à l'opération poétique dans les divers recueils du poète. En parlant de l'écriture poétique de Jacques Dupin, MarieAgnès Kirscher constate que le titre Contumace (P.O.L., 1986) "répond de quelque manière à l'invocation de Saint-John Perse, 'Et, toi, Poète, ô contumace et quatre fois relaps,' et peut-être, en deçà, à la pièce des Amours jaunes de Tristan Corbière, 'Le poète contumace.'"62 Jacques Dupin, lui-même, nous fait parfaitement comprendre le sens de ce titre lorsqu'il répond à la question, "Absence de la poésie?" (Le Débat, 1989) – "Pour parler simplement, je n'ai pas de réponse à vos questions" (178). Le poète refuse de comparaître devant le tribunal où il est appelé. "Absente, la poésie l'a toujours été. L'absence est son lieu, son séjour, son lot. Platon l'a chassée de sa République. Elle n'y est jamais retournée. Elle n'a jamais eu droit de cité. Elle est dehors. Insurgée, dérangeante toujours, plongée dans un sommeil actif, une inaction belliqueuse, qui est son vrai travail dans la langue et dans le monde, envers et contre tous, un travail de transgression et de fondation de la langue" (178-79). Le poète est donc coupable et chassé; il écrit par défaut. Contumace se compose de plusieurs textes: Histoire de la 61
Dans son essai perspicace, "Jacques Dupin: La question du singe" (Prétexte, numéro 9, printemps 1996), Valéry Hugotte nous explique que Dupin se délivre de "l'emprise de l'héritage" en singeant "la poésie des livres consacrés" (41). Ici, il est question de singer Verlaine. Voir aussi Michael Brophy, Voies vers l'autre: Dupin, Bonnefoy, Noël, Guillevic (Amsterdam: Rodopi, 1997) 32-46, pour une discussion lumineuse des Mères. 62 Marie-Agnès Kirscher, "L'écriture poétique de Jacques Dupin ou la conversation souveraine," L'Injonction silencieuse 214.
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lumière,63 Ballast, Le Désoeuvrement, Deuil,64 La Double Jarre,65 et Bleu et sans nom.66 Dans tous ces textes, il s'agit d'une voix à la recherche de la musique qu'enfante la voix avant qu'elle ne se casse.67 Toutes ces démarches pour rendre présente l'absente, nous mènent vers l'inspiration pure, la lumière, ce que Blanchot appelle dans L'Espace littéraire, le désoeuvrement dans lequel erre le poète (24243). Dans les recueils précédents Dupin nous fait entendre ce qu'il ne cherche ni à taire ni à dire (Une apparence de soupirail 19). Contumace continue le travail du poète: il nous fait voir les traces de "sa native fiction éclatée" (19) – "écrire / incise la corne / coche / une enfance" (La Double Jarre 77) – à travers lesquelles nous témoignons du processus difficile par lequel le poète tire l'enfant mort, cette ombre, vers la lumière (Histoire de la lumière 14). L'errance du poète ressemble parfois à "un sommeil migrateur sans argument" (Ballast 27), et écrire, c'est "une perpétuelle foudre du gisement vers l'élucidation du labyrinthe" (Ballast 39). Rappelons que la structure labyrinthique de l'être humain telle que Bataille la reconnaît, c'est une foule de connaissances et de phrases dans lesquelles l'être est médiatisé par les mots, arbitrairement "autonome," mais profondément "en rapport" (OC 1: 436-37). Si musique il y a dans ces parcours répétés des mots chez Dupin, elle provient de la "sonore chaîne, aux maillons brisés en chaque mot, clivage, blessure, gravière" (Ballast 29). Puisque "on est refoulé de l'autre" (72), comme Dupin nous l'annonce dans Deuil, on est constamment dehors, gravitant autour d'un noyau où le sens des mots devient chose: "ce bleu de fonte, béant, de substance musicale" (Bleu et sans nom 109). Dans Chansons troglodytes (Fata Morgana, 1989), Dupin 63
Histoire de la lumière a d'abord paru dans la revue L'Ire des vents, numéro 2 (décembre 1978) 10-23, et a été ensuite tiré à part: Histoire de la lumère (Paris: L'Ire des vents, 1978). 64 Deuil a d'abord paru dans L'Ire des vents, numéro 11-12 (février 1985) 51-63. 65 La Double Jarre a d'abord paru dans La Revue de Belles Lettres, numéro 2-3 (1983) 69-82, et des extraits ont paru dans Bulletin du bibliophile, numéro 3 (septembre 1985) 283-86. Ce numéro du Bulletin du bibliophile est un numéro d'hommage à Jacques Dupin et comporte une première bibliographie de l'auteur couvrant les années 1949-1985. 66 Bleu et sans nom a d'abord paru dans la revue Argile, numéro 23-24 (printemps 1981) 99-106. 67 Pour une discussion du lien entre la musique et l'aspiration à une origine, voir JeanLouis Pautrot, "De La Leçon de musique à La Haine de la musique: Pascal Quignard, le structuralisme et le postmoderne," French Forum 22 (1997): 343-58.
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nous donne une nouvelle perspective sur le labyrinthe que son écriture cherche toujours à élucider. Par le biais des repères avérés autobiographiques, le poète fait croiser les traditions poétiques et les traditions familiales. La chanson, la romance, et le lai, poèmes à forme ancienne, auxquels fait allusion le recueil (le titre, "Chansons troglodytes," évidemment; "Romance aveugle"; "Lai de la serpillière"), se prêtent naturellement à l'expression de la vie du poète. Poème épique du moyen âge, divisé en strophes, la chanson s'entend dans "Traille de l'aïeul," premier poème du recueil, où Dupin remonte dans le temps pour que son paraphe à lui, le poète, se mêle à celui de l'aïeul, le notaire: la liasse du grand-père se change en laisse du petitfils. "Pièce poétique simple, assez populaire, sur un sujet sentimental et attendrissant" (Robert 1572), la romance dans les Chansons troglodytes fait entendre la musique déchirée, à savoir, le cri retentissant d'"une enfance troglodyte" devenue ici "une enfance rougeoyante dans sa caverne asilaire" (26).68 Et, poème narratif, "Lai de la serpillière" se sert d'un objet quotidien, la serpillière, pour poser le dilemme du poète: "comment s'éveiller jamais / de la perfide imprégnation / de l'enfance serpillière" (48). Comment dire le mot, rompre le fil, prendre son essor? Rappelons que dans un entretien récent lorsqu'on cherche à le faire parler de l'influence littéraire, Dupin répond, en partie, qu'il serait plus adéquat de parler d'imprégnation et d'immersion (Entretien 44). Ainsi le poème, "Glauque," image d'un vert qui rappelle l'eau de mer, joue-t-il sur l'homophonie des deux mots, vert et vers, pour que le poète replonge au tréfonds où agonise une écriture. La sonorité de la figure liquide, et sur le plan imaginaire et sur le plan phonétique, de "l'opéra-bouffe des grenouilles," se répète dans l'image orphique "des premiers ronds de l'eau ridée de l'enfer" (35), image qui rappelle également la ronde – chanson, danse, écriture – et le rondeau, poème à forme fixe du moyen âge. Dans les trois derniers poèmes du recueil, Chansons troglodytes, nous assistons toujours à la raucité des paroles qui résultent d'une rupture violente. "Une matinée ordinaire" présente une scène pastorale pleine de fracas et de rudesse, "Ravir" fait des acrobaties sur le phonème "râ" ("ils me ratent je rature," 74), et "Fruits de la passion" se termine sur "le ranci de la mort" (84). La musique 68
Voir l'image de "mon enfance troglodyte" dans Proximité du murmure (Poésie / Gallimard, 1971, p. 111). "Troglodyte" veut dire aussi un oiseau, un passereau dont le cri est retentissant.
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annoncée dès le titre, Chansons troglodytes, s'avère de plus en plus certaine jusqu'à ce dernier poème, espèce d'oratorio ("ça sent la dièse et le bémol," 84) ou de drame lyrique ayant pour sujet la passion, à savoir, les souffrances et le supplice du poète: "écrire c'est trépasser" (81). Rien encore, tout déjà (Fata Morgana, 1990) revient toujours à la trace autobiographique de Jacques Dupin, et au processus difficile et poétique d'extraire les vers des profondeurs du soi. "Lises, lisières, liseron": premier poème du livre, nous fait penser à la phrase ludique de Raymond Queneau, "c'est en lisant qu'on devient liseron," que met en épigraphe Pierre Bourdieu dans Les Règles de l'art: Genèse et structure du champ littéraire (Paris: Editions du Seuil, 1992); compris comme substantif, "lises" veut dire "sable mouvant," rappel du dernier poème qu'ait écrit Pierre Reverdy à la demande de René Char, deux poètes qui ont beaucoup marqué Dupin.69 "A la lisière du soupçon pour accueillir toutes les versions du geste," écrit également Dupin dans La Ligne de rupture (Embrasure 193). "Lisières" comporte donc, ici, le sens d'un seuil, d'une limite à dépasser sur plusieurs plans: sur celui de la nature et sur celui de la couture – deux sources suivies de l'oeuvre dupinienne – aussi bien que, grâce à un usage vieilli, sur celui de la tutelle. Le liseron, plante à tige volubile, qui a besoin d'un support pour qu'il puisse s'élever, enlacer l'autre, tressant sa présence, preuve de la mortalité. Dans Rien encore, tout déjà, Dupin parcourt l'espace intimement vécu; nous reconnaissons le retour au pays volcanique où il a grandi comme écrivain: la lumière, la garrigue, la vigne, les oiseaux. "Un hiver de neige dans le Vivarais" (23): sources murées, pentes ravinées, défilés et gorges grandioses; la mémoire retrouve son idiolecte et descend dans la pureté. Changement de perspective – "ayant cessé de croire au cendrier de l'enfance70 / le poème ne se lève qu'en s'arrachant / de votre emmêlement tenace, motte de chiendent / tresse et détresse de la lumière" (25). Dans "L'Esclandre," deuxième poème de Rien encore, tout déjà, Dupin excède les limites qu'il vient de nous présenter: "à l'extrême de l'écriture de la nuit / rien n'arrête, et manquer la cible est un premier pas" (31). Comme Orphée, il lui faut descendre au fond de 69
Voir A La Rencontre de Pierre Reverdy et ses amis, avec préface de Jacques Dupin (Fondation Maeght, 1970) 191. 70 "Cendrier du voyage" est le titre de la première plaquette de poèmes par Jacques Dupin (GLM 1950).
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l'oeil.71 Rien ne l'empêche d'avoir tort, d'écrire dans le vide, d'écrire dans la nuit (35). Bruyante et scandaleuse, la tentative d'écrire transparaît sous les images d'aboiements (33), d'explosion (34), de cajolerie (35), de sifflement (36), de musique (37), de querelles et de rixes (41). "Les Enfants rouges," dernier poème du recueil, emprunte son titre au marché dans le quartier du Temple à Paris où habite maintenant Jacques Dupin. Pendant la Révolution, on a séparé le roi Louis XVI de son fils, le dauphin, dans la tour du Temple, édifice qui a été rasé en 1808 pour supprimer la possibilité des pèlerinages monarchiques. Au début du vingtième siècle, il y avait un asile sur le site pour des enfants abandonnés: sur le territoire du Temple il y aurait le Donjon et la Geôle, et la Chapelle il y aurait le Charnier – sur leurs ruines mal éteintes pousseraient les Enfants Rouges aujourd'hui les enfants blêmes avec les traces des foyers et mon orgue de Barbarie (65)
Les repères historiques se mêlent au passage quotidien du poète en train d'exercer son métier. La couleur rouge se détache du corps de l'autre – enfants abandonnés, dauphin séparé du roi – sur un étal au marché où l'on vend la crevette et la mangue. L'enfance propre au poète est revendiquée dans le labyrinthe d'une autre langue cassée. La démarche du poète: s'amuser aux jeux d'enfants, attendre, mettre en pièces, tourner à grandes enjambées la nuit jusqu'à ce que tout se change en poème du marché. Avoir marché pour qu'"on écrive dehors / le rien, le tressaillement" (61). La musique toujours présente dans la langue de Dupin s'entend dans l'impromptu de Schubert, mal joué par une voisine impudente (55), dans la chanson satirique de Béranger,72 ancien habitant du quartier dont témoigne une statue (56), et dans l'orgue de Barbarie que réclame le poète comme sien (65), soufflet actionné pour régler l'admission de l'air. 71
Voir Maurice Blanchot, "Le Regard d'Orphée," L'Espace littéraire 227-34. Pierre-Jean Béranger (1780-1857) a écrit Chansons morales et autres (1815); Chansons, 2e recueil (1821), contre les abus du pouvoir sous la Restauration -- on a condamné et emprisonné Béranger à cause de ce recueil; Chansons nouvelles (1825), Chansons inédites (1828), et Chansons nouvelles et dernières (1833). 72
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L'ouverture sur la vie de Jacques Dupin continue dans le recueil Echancré (P.O.L., 1991), titre dont le sens, "creusé en dedans," s'entend dans plusieurs parties constitutives: "Tiré de soie," "Fragmes," "Chanfrein," "L'écoute," et "Une écharde." Dans "Tiré de soie," par exemple, nous constatons comment toutes les étapes de la fabrication de la soie, même les étapes les plus techniques, sont des sources possibles des images du poète qui est né à Privas, chef-lieu de l'Ardèche, anciennement renommé pour la fabrication de la soie.73 A travers une série d'homonymes et de dérivations – les images se métamorphosant toujours dans le même sens pour que le poète tienne le fil de son histoire comme fils de cette région – Dupin passe d'"une enfance allant de soi" (12) – entourée de moulins, de plantations de mûriers anciens, de magnaneries – à un linceul de soie, à la mort, à la nuit. Le jeu poétique consiste à faire renverser, transmuer, le moment, dans l'élevage d'un ver à soie, où on écrase le ver, en moment d'une naissance où surgit le vers. Les deux moments qui coïncident dans ce poème sont également violents puisqu'il faut que le ver meure pour que le fil scintille, et il faut aussi "casser le filage des mots, pour qu'il vive, lui, le vers, qu'il surgisse et qu'il étincelle, à l'état naissant..." (20). Dans "Fragmes," Dupin paraît exorciser les préoccupations du geste d' écrire. Fragme, n'étant qu'une partie de l'image du fragment, suggère "la partie d'une oeuvre dont l'essentiel a été perdu ou n'a pas été composé," et aussi, "le morceau d'une chose qui a été cassée, brisée" (Robert 742). Fragme: le cocon filé par le ver à soie, ce qui a été percé par la chrysalide, lors de sa métamorphose en papillon. Ces "Fragmes," fragments, débris, éclats, varient les tournures qui dominent dans Moraines (1969). Au lieu de commencer par une question, comme dans le recueil antécédent, Dupin reprend la dernière image de Moraines, "vivants poissons dans la mer," et la relance dans "Fragmes" comme activité poétique: "écrire le fond de la mer..." (25). Une image telle que "les barreaux des fenêtres de la folie" (27) reprend le fil de l'histoire personnelle du poète,74 et son devoir, déjà à 73
En 1959 Dupin a acquis et restauré une ancienne magnanerie dans le hameau des Sallèles, en basse Ardèche. 74 Il y a à Privas l'asile d'aliénés, Sainte-Marie, dirigé par des religieuses, où Pierre Dupin, père de Jacques Dupin, était psychiatre et médecin-chef. Jacques Dupin y est né en 1927. En 1931, le père meurt et la mère quitte Privas pour emmener l'enfant à Saint-Quentin dans sa famille. 1939, à la déclaration de guerre, la mère et le fils retournent à Privas, et retrouvent l'asile (Voir Jean Frémon, "Brisées," L'Injonction
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un très jeune âge, "d'être seul, d'écrire à genoux dans le sable pour atteindre le jour, pour jouir du corps et du jour..." (27). Même à l'âge mûr, nous constatons que le devoir du poète reste pareil lorsqu'il rend hommage aux poètes Francis Ponge, Antonin Artaud, et Michel Leiris: écrire à travers le corps. Plus le tracé d'autres poètes s'inscrit ouvertement dans l'écriture de Dupin, plus le poète s'extrait du récit de ses propres lectures pour que nous entendions mieux l'autre dans sa langue, et qu'enfin l'écriture déplace tout, et en devienne le sujet même: "Ecrire que tu étais moi, que tu étais nue, que je n'étais rien [...] – que la même phrase à l'infini, reprise, biffée, répudiée – écrite..." (37). Même procédé: marquer le moment où le temps envahit l'espace: Ecrire contre les cordes . écrire, comme à vingt ans, sur un ring, dans les banlieues, arcade ouverte, dans le décompte des secondes... à présent, dans le décompte des années, plus sordides, plus échancrées, sans coquille sur le sexe, sans résine sous le pied ... (55)
Même procédé sauf que le temps s'exprime dans les images – "le décompte des secondes," "le décompte des années" –; le verbe reste à l'état virtuel et non conjugué: écrire. Le tracé du poète, les bribes de souvenirs, et les fragments d'un texte perdu, en visant le réel, restent donc illisibles, "à l'inconnu de tout lecteur," pour reprendre l'expression même du poète lorsqu'il répond à l'enquête où l'on lui pose la question: "Absence de la poésie?" (Le Débat, 1989). Le fragment continue à jouer son rôle dans "Chanfrein," "L'Ecoute," et "Une écharde," les trois autres poèmes que nous offre le recueil Echancré. Même si Dupin n'invoque le nom de Parménide, poète et philosophe présocratique, qu'à la fin du recueil, dans "Une écharde," nous pensons déjà aux Fragments de Parménide, poème dans lequel le héros, guidé par Mnémosyne, traverse la nuit dans un char, mené par deux juments, et perce les secrets des Ténèbres.75 première douceur décrochée dans la lumière, avancée de toute figure, par l'oubli qui grésille à l'extrémité de la faille . et ruisselle sur les fragments . excédant l'image . écrivant les lointains . acérant le trait qui traverse la bouche – les saccades de la bouche...
silencieuse 270, 276-77). 75 Voir Florence Tellier, "Jacques Dupin: De l'éclisse à l'écharde," L'Injonction silencieuse 80.
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Jacques Dupin une ébriété ascendante, la frayeur de la langue irritée, dans le tremblement et la précipitation de la course, pur-sang contre le vide qui cisaille ses jarrets... (73)
Dupin a recours à la figure de Parménide dans "Une écharde," pour énoncer sa démarche poétique à lui, qui ressemble beaucoup à la logique du philosophe grec: soit, je ne sais rien . je n'ai avancé que dans l'ignorance de tout. ce que je sais, je le dilapide en marchant et je suis au bout du chemin . je ne sais rien . il faut l'écrire...
(112)
Etre, naître, n'être pas, ce sont des verbes qui reviennent constamment dans l'oeuvre de Dupin. Marcher, pratique nécessaire et désespérée chez lui, représente la contradiction inhérente de toute son écriture: le pas, est-ce un mouvement en avant, ou est-ce la négation de celui-ci? Les vers d'André Du Bouchet et de Jean Tortel que choisit Jacques Dupin pour servir d'épigraphes respectivement, dans "L'Ecoute," et dans "Une écharde," sont aussi des fragments: citations, extraits. Ces deux amis poètes sont des compagnons de route: Du Bouchet est membre, comme Dupin, du comité de rédaction de la revue littéraire, L'Ephémère;76 Dupin et Du Bouchet (avec Yves Bonnefoy, Paul Celan, Louis-René des Forêts et Gaëton Picon, les autres membres du comité de rédaction, dont "il fallait un accord unanime à chaque fois"77) publient "l'admirable Jean Tortel" (Entretien 43).78 "L'écharde, elle aussi, est un fragment," résume Florence Tellier lorsqu'elle examine le rapport entre "Une écharde" et 76
L'Ephémère fut fondée "à l'initiative de Gaëton Picon et d' Yves Bonnefoy, financée par Aimé Maeght, avec qui les négociations se tinrent, grâce à l'intermédiaire de Jacques Dupin" (Getz 186). A l'origine, dirigée par André Du Bouchet, Louis-René des Forêts et Gaëton Picon, "la communauté que constituait le comité de rédaction connut des changements. Mai 1968 ne fut pas sans effet: Jacques Dupin sort finalement de la coulisse dans [le numéro 8] de la revue, à l'automne 1968 (non qu'il n'ait pas publié mais son nom n'apparaissait pas jusqu'alors comme membre du comité), il apparaît comme gérant au printemps de 1969 dans le numéro 9, tandis que Gaëton Picon quitte la revue. Dans les mêmes temps, deux autres grands poètes, Paul Celan et Michel Leiris, entrent dans le comité de rédaction" (Getz 187 [Note 7]). 77 Citation de Jacques Dupin à propos des conditions de création de la revue L'Ephémère. Voir Getz, "Au lieu de L'Ephémère," L'Injonction silencieuse 190 (Note 15). 78 Voir "Critique d'un langage," poème de Jean Tortel, dans L'Ephémère, numéro 7 (automne 1968) 105-110.
Les Grandes Voies de la poésie: de Gravir au Grésil
43
"L'Eclisse," repris du texte, "Absence de la poésie?":79 En somme, une écharde est une éclisse plantée dans la chair, et qui fait mal. Mais ce n'est pas cette seule parenté sémantique entre les titres qui m'invite à envisager ces deux textes en parallèle. L'un et l'autre, à des moments très proches si l'on considère leur date de parution, disent sur des modes très différents une seule et même chose. (Tellier 73)
Ecrire à partir de "la seule et féroce nécessité de jouer sa vie, de lancer les dés dans l'abîme" (113), c'est le projet mallarméen réécrit par Dupin, dans Echancré, où l'empreinte du corps et la trace autobiographique s'avèrent surtout présentes: "je travaille les sources, les boues, les eaux de roche, les corps monstrueux imbibés, les feuilles mouillées et pourries, les têtards, et l'allégorie..." (123). Le rauque terrain, les feux éteints, et les éclats des bassins lumineux, tous les contrastes du Vivarais, imprègnent cette suite d'images arrachées à vif d'une langue irritée. Le Grésil (P.O.L., 1996), dernier recueil de Dupin à paraître, emprunte son titre à une image précédente, d'après la pratique déjà notée du poète: "L'oubli qui grésille à l'extrémité de la faille" (Echancré 73), image qui porte sur tout le recueil. Le grésil, variété de grêle, fine, blanche et dure, est la cristallisation de l'oubli sur le plan imaginaire. L'oubli, chez Dupin, est, à l'instar du désir, ce qui nous permet de recommencer sans fin. Dans "Tramontane," premier cycle de poèmes du Grésil, nous reconnaissons le terrain rocailleux du paysage dupinien, le geste familier d'écrire le versant nord, les "coupes," et tout ce qui souffle. Depuis que Dupin a pris la décision de s'exposer de plus en plus dans ses écrits,80 il le fait pour s'en défaire: T'étreindre écrire le versant nord
79
"L'Eclisse" a d'abord paru dans la revue Le Débat (mars-avril 1989), et a été repris par les éditions Spectres familiers en 1992. 80 Voir l'introduction de Serge Gavronsky dans Six Contemporary French Women Poets: Theory, Practice and Pleasures (Carbondale: Southern Illinois U.P., 1997), dans laquelle Gavronsky présente la pratique actuelle des poètes, qui est "typified by a far more open consideration of everyday events that implies a (re)turn to a lyrical mode, to a subjective `I"'(xx).
Jacques Dupin
44 abruptement – dans la langue des forestiers coupe claire veut dire forêt sombre
dans la mienne appuis secrets, transparents
c'est par ce sentier qu'on se tait qu'on se dénude à couvert les odeurs de chien s'incrustent dans les souliers et la voix s'étrangle manière noire du trait incisé dans la lumère la lumière, la douleur
(15-16)
A l'encontre de la langue des forestiers, dans laquelle "coupe claire" veut dire par contraste "forêt sombre," comme Dupin nous le dit, "coupe claire," dans sa langue à lui, signifie autrement. Les coupes pratiquées dans les vers de Dupin insistent sur la structure labyrinthique de la foule de phrases et de connaissances, d'où naît enfant de cet espace ténébreux, le poète. Le poète erre à la recherche d'un sentier qui coupe vers la lumière; la voix du poète a de la peine à sortir. Ne pas perdre la tramontane, gravir sans perdre le nord, écrire le vers, écrire vers. Remonter la pente, "et l'ubac et l'adret" comme dans "Nacelle," prochaine suite de poèmes, traverser la nuit, à l'aide d'une soufflerie d'air (45): voici le projet symbolique tel qu'il se développe.81 81
Dupin a expliqué cette image dans une lettre personnelle adressée à l'auteur (7 mars 98): Je souffre d'années du sommeil, c'est à dire d'arrêts respiratoires pendant que je dors. Pour y remédier on m'a prescrit une petite machine qui souffle de l'air par le moyen d'un masque appliqué sur le nez, attaché par des sangles, et relié à la soufflerie par un tuyau en matière plastique. C'est assez
Les Grandes Voies de la poésie: de Gravir au Grésil
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Ce que le poète cherche à accomplir pour que respire l'autre, la nuit?: "retrouver / le souffle des mots perdus / hors de la cage d'air" (42). Fasciné par "d'insoupçonnables gisements d'images," pulsations "d'air machinique"(48); pourtant, "ce qui reste, ce qui respire": "beaucoup d'ombre / quelques pierres / écrites dans le soleil" (51). Il s'agit ici de "la géologie du vers de Jacques Dupin" comme l'explique Emmanuel Laugier dans Strates: Cahier Jacques Dupin (10) où "parler des strates" veut dire comprendre "un étagement de couches séparées (stratifiées), mais d'abord [...] ce qui s'étend (stratum), constitue un sol en devenir (sternere viam), une foule (stratos), une voie (strata), une rumeur de voix qui s'avancent et se croisent" (11). Le paysage dupinien comporte peu de couleur; nous apprenons pourtant dans "Nuit de la couleur" que c'est, en fait, la nervure du mot qui porte la couleur, et, dans "Orties," que porter des couleurs est un geste équivoque: "Le poète – il n'existe pas – / est celui qui change / de sexe comme de chemise" (69). "Nuit de la couleur," l'espace de l'impossible, car nuit (le noir) est, par définition, l'absence de couleur, évoque donc une nuit blanche (blanc: toutes les couleurs possibles) et l'immense difficulté qu'éprouve le poète dont la tâche est de faire vibrer la lumière dans l'espace écrit, ouvert. Traverser la nuit, otage de l'autre, "de l'inceste et du cristal / sans offusquer l'entassement de charognes" (56) – on pense à Baudelaire – "au delà des fleurs / pillées absentes rebelles" (57) – à Rimbaud, à Mallarmé, et, aussi, à Jean Paulhan, qui téléscope fleurs et terreur82 – afin que, "du fond de leur fermentation [...] creuset de nul lieu" (56), jaillisse le poème. Pour dépeindre l'aventure d'écrire dans "Impromptu," composition sur-le-champ, nous retrouvons "le noir le point le trait / la trace le signe et la lettre / le mot le nombre le carré blanc" (83) – signes tracés, pour rien, pour que l'enfant naisse, grandisse, et pour qu'ils dansent, ensemble. Une scène pastorale avec des abeilles parmi la lavande, parmi le jasmin, souligne l'"ellipse du vol" et la "perte du sens" (90), ce qui rend vibrante et odorante la couleur. Et justement dans "Belladone," contrepoison au mal d'écrire, il s'agit du "parfum des choses nommées" (102). Belladone: soeur, belle dame personnifiée, "le contrechant clair" (96), double du poète qui traverse inhumain et j'ai réagi en écrivant ce poème qui est une sorte d'exorcisme. La révulsion du corps et du poème contre un instrument de torture quotidien. 82 Voir Jean Paulhan, Les Fleurs de Tarbes ou la terreur dans les lettres (Paris: Gallimard, 1941).
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la nuit, "la parole à découvert" (97), jusqu'à ce que la musique sourde en lui et que la douleur s'apaise. Pour ne pas conclure, "Chien de fusil" remonte à ce qui fonde le poème: le poète à l'âge de quatre ans lors de la mort du père. Entre la première page de ce recueil, Le Grésil, "je ne sais pas qui j'oublie, / qui je laisse..." (11), et le dernier vers, "je dors en chien de fusil" (121), Dupin risque sa vie: il enfouit, désenfouit, déterre, dessine et danse dans la "tentation de vivre" (109). Une panoplie d'images surgies du fond retrace pour nous cette vie que le poète a exposée, et qui fait le sujet de l'essai de Jean Frémon, Brisées: "la cuvette de sang," "Sainte Marie la Folle," "la procession," "les barreaux," "le comble du vert," "le découvert."83 Si nous reprenons l'idée de la coïncidence de l'ontologique et du ludique dans l'oeuvre de Dupin, nous comprenons que le vers avait comblé le poète, et que ce qu'il avait découvert, l'échancré, s'est accompli, réalisé, en creusant en soi vers l'autre de soi. Né le quatre mars, entre l'hiver et le printemps, il a cru vivre selon cette "astrologie"; la crue du torrent de son pays natal reflète sa démarche. L'oscillation soutenue à travers toute l'oeuvre du poète nous rappelle que l'approche de la mort est un geste itératif dans l'écriture de Jacques Dupin pour qui "le poème est la trajectoire / de la vie vraie dans un corps mort" (119); que le poète n'a commencé à vivre que lorsqu' il s'est regardé comme l'autre, comme un homme mort.
83
Brisées a été écrit à l'occasion du Colloque Jacques Dupin (L'Injonction silencieuse 269-77).
III L'Option du théâtre: L'Eboulement
Dupin a toujours été attiré par le théâtre et il a fait plusieurs tentatives de satisfaire à cette fascination.84 Nous pouvons compter parmi ces tentatives "L'Oeil Oiseau," argument d'un ballet, dont le texte témoigne des échanges fructueux entre Dupin et Miró,85 et L'Eboulement, "une commande, venant d'une jeune compagnie et de son animateur Jacques Guimet" (lettre, 7 mars 98). L'Eboulement (Paris: Editions Galilée, 1977) a paru dans la collection dirigée par Claude Broussouloux, "théâtre / rupture," et la pièce a été représentée d'abord à Paris, en 1982,86 et plus tard, "en forme de lecture espacée par Brigitte Bentolila en 1991 au Centre Georges-Pompidou et en 1992 à Fécamp."87 Voir le compte rendu (Annexe 2) paru dans Le Monde (9 février 1982) 16, pour une critique de la mise en scène de Jacques Guimet. Comme tous les titres des recueils de poésie de Jacques Dupin, le titre de L'Eboulement trouve sa source dans un texte antécédent. L'image de "l'éboulement" remonte au poème "La soif," qui a paru pour la première fois dans L'Epervier (1960), où le poète 84
Dupin (lettre, 7 mars 98). En 1964, Miró a chargé Dupin de s'occuper de ses notes et dessins pour une danse commencée dans les années trente, afin que Dupin "en [tire] 'quelque chose,' c'est à dire l'argument d'un spectacle chorégraphique, poétique et musical" (3). "L'Oeil Oiseau," le ballet qui en résultera a failli être monté à la Fondation Maeght (SaintPaul-de-Vence) en 1968, lors d'une rétrospective des peintures de Miró, "mais pour d'obscures raisons budgétaires et administratives," (6) le projet sera abandonné. Ce n'est qu'en 1980 que la Biennale de Venise s'intéresse à la réalisation de ce ballet, qui aura lieu, finalement, sous le titre, "L'uccello luce," le 25 septembre 1981, "dans un lieu superbe et mythique, le Teatro La Fenice, à Venise" (7). [Inédit, voir Annexe 1] 86 La pièce a été représentée pendant quelque temps à Paris: "Elle devait s'inscrire dans une série confiée à des écrivains étrangers au théâtre (un ethnologue, un comédien, un militant politique, etc). Mais le théâtre a été transformé en discothèque et [la] pièce a été montée dans la salle de restaurant d'une école d'architecture, rue de Flandre à Paris. Avec un décor de Tàpies" (lettre, 7 mars 98). 87 Cité par Sieghild Bogumil, "L'Amplification spectaculaire de la voix poétique," L'Injonction silencieuse 224 (Note 8). 85
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avance pour "altérer quelque chose de pur." Suivons le réseau des sources: le poème récent, "Belladone," donne le nom de "soeur" au "scintillement de la soif," ce qui coïncide avec la dramatisation de la parole poétique à travers la voix d'un des cinq personnages de la pièce, Ottilia, soeur du protagoniste Thomas. S'inspirant toujours des grandes questions qui fascinent Dupin, celles de notre être-dans-le-monde, et de l'autre dans la langue, L'Eboulement tourne autour d'une absence qui relie cinq personnages – Gabrielle, Ottilia, L'Irlandais, Thomas, et La Vieille – dans l'oubli d'un crime et l'attente d'une personne: on attend le retour de Thomas, banni pour le meurtre du père de Gabrielle. Thomas et Gabrielle sont amoureux. Gabrielle et Ottilia sont amies; Thomas et Ottilia sont frère et soeur; L'Irlandais et Ottilia sont amoureux; L'Irlandais et Thomas sont amis; La Vieille les captive tous.88 La pièce comporte treize scènes dont le décor simple rappelle un de ces lieux d'attente qui peuplent l'écriture de Dupin: un rocher, des murs, des arbres, un jardin, un livre ouvert, effeuillé... Dans la scène V, on entre dans la cuisine de la Vieille, dans la maison qui domine le jardin, où la Vieille agite toujours les mêmes images: des images surgies de la mémoire et qui résonnent à travers la voix des personnages. Bref, la pièce représente "toutes les éventualités d'une combinatoire du fond," représentation dont parlera plus tard Dupin dans un entretien avec Valéry Hugotte (Entretien 44). De la rencontre des personnages jaillit la dislocation du désir, pulsion génératrice des scènes qui suivront. L'échange de paroles entre les personnages, par lequel l'un reprend la parole de l'autre, mais pour casser le fil des idées, et pour repartir dans une nouvelle direction, ressemble beaucoup à une (dé)composition musicale, à une fugue (mais quasi postmoderne) où les différentes parties semblent à la fois se fuir et se poursuivre l'une l'autre (cf. Rousseau, que cite Robert 755). Aussi les voix répètent-elles, à force d'inflexions, l'action de la pièce. Si l'on accepte l'idée qu' "à l'intérieur de la parole poétique elle-même vibrent des voix qui se pressent, qui suppriment la voix du poète, la brisent, la fendent, la multiplient pour se faire entendre" (Bogumil 221), nous pouvons lire les voix réparties dans L'Eboulement comme l'amplification de la seule et même voix du poète qui déploie son écriture pour soulever des questions, toutes les questions ontologiques essentielles, qui dramatise l'être du logos, du 88
L'intrigue de la pièce repose sur un fait divers (Bogumil 223 [Note 7]).
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verbe, "pour jouer son jeu, ses jeux d'amour, de langue et de mort" (Eclisse 24). Parmi toutes les questions qui se posent à travers l'oeuvre de Dupin, celle du rôle qu'y joue la femme reste constante, critique, et parfois troublante. Lorsque Denys C. de Caprona parle de l'accueil de l'autre chez Dupin, il croit y voir une relation amoureuse, une "écoute si profonde de la présence et de la voix féminines," où "le sentiment d'une altérité [...] prend de plus en plus le visage de l'absence."89 Dans L'Eboulement cet accueil se vérifie sur le corps. En effet, ce qu'aime le protagoniste, Thomas, chez sa soeur, Ottilia, c'est l'obsession du désert, sa stérilité. Ce qu'il désire découvrir chez son amante, Gabrielle, "c'est la blessure de la terre ouverte" (17). Comme Gabrielle l'explique à la Vieille, "un corps de femme / la plante la plus vivace enracinée dans la lumière / un corps toujours futur / toujours inconnu..." (85), voilà ce qu'il cherche: connaître l'énigme de l'autre, tâche impossible. La violence des rapports interpersonnels soulève d'autres questions. Le monologue de l'Irlandais, l'ombre qui précède le protagoniste Thomas, peut nous aider à élucider la visée du poète : "Il n'y a pas encore de justice /ici / maintenant / ni de poème // et leur action n'est pas éteinte... // Il n'y a que le jeu de la vérité à plusieurs voix / à plusieurs voix qui plongent / dans un corps unique / pour être absorbées et dissoutes / après l'instant de grâce de leur vol" (10). Aussi le poète exclut-il de l'écriture tout équilibre fondé sur un principe moral quelconque; il insiste, par contre, sur la volatilité du jeu, son essor et sa chute. Au fond de l'oubli commun, tout peut recommencer: les rivalités, les passions, la discorde (40). Le retour de Thomas sert à transformer, à perturber tous les rapports dans le village: "il revient simplifier le sang / rectifier les labours / rajeunir les monstres..." (20). Pourtant Thomas reste hors d'atteinte, et ses proches vivent dans l'attente. Le fait qu'il naît d'une légende, d'une chanson, fait peur à la communauté qui l'avait presque effacé de sa mémoire. Si bonheur il y a, il provient de l'espace le plus profond, le plus bas en nous, d'un fond presque rimbaldien d'où l'inconnu peut rebondir d'un coup sur la scène: sous la lettre et le sang, l'impossible ruisselant (89). Mise en scène d'images-paroles à travers la voix des personnages qui se regroupent constamment, L'Eboulement est sans morale. L'image d'une toile d'araignée, que personnifie la Vieille, 89
Denys C. de Caprona, "Le Dehors," Revue de Belles-Lettres 2 (1976) 72.
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dramatise cette espèce de poétique matricielle où "il n'y a pas de fin / pas de cercle fermé... // La mort de l'un / ou de l'autre / ouvre au flux et au reflux du dehors / à leur moutonnement insipide..." (92). La reprise des images qui nous sont familières, l'image de ce "moutonnement," mouvement caractéristique, déterminant dès Les Brisants ("Le Passeur"), l'image de la "toile" – suite enchevêtrée de choses, piège de la mort et fils tirés de soi(e), tableau, chanson, et ici, aussi, décor de théâtre, "toile de fond," cadre où se détachent les événements – tout nous rappelle le fond qu'agite de plus en plus Dupin, la source intarissable de son théâtre de rupture.
IV Art et Poésie: d'Ernst à Giacometti, Miró, et Tàpies
Art Criticism by French Poets since World War II (1991), numéro spécial de Dalhousie French Studies dirigé par Robert W. Greene,90 peut nous servir de point de départ pour une présentation des écrits de Jacques Dupin sur l'art moderne. Greene préface cet ensemble de textes critiques et esquisse les grandes lignes de l'histoire de la poésie critique en France. Résumant les contributions dans une optique qui remonte jusqu'au dix-huitième siècle, avec Diderot, et ensuite Stendhal, les Goncourt, Huysmans et Baudelaire, Greene constate que ce sont surtout les poètes français du vingtième siècle qui écrivent sur l'art: Apollinaire, Reverdy, Breton, Eluard, Aragon, SaintJohn Perse, Char, Ponge, Bonnefoy, Frénaud, Jouve, Du Bouchet, Esteban, Deguy, Noël, Pleynet, et Dupin. Pour tous ces poètes critiques, selon Greene, il est question d'une grande émotion qui surgit à la rencontre de l'artiste. La première publication de Jacques Dupin à se consacrer manifestement à l'art, "Les Dernières peintures de Max Ernst," date de 1953.91 Il écrit par la suite des textes de poésie critique ou des poèmes 90 Le volume de Dalhousie French Studies, Art Criticism by French Poets since World War II 21 (Fall-Winter 1991) réunit les contributions suivantes: D. Sears (Bracketing Painting: Ponge's Criticism of Braque), P. Broome (L'abstraction dynamique: Henri Michaux vers Zao Wou-Ki), M. Worton (Windows onto Painting: Char's Writings on Art), R. Stamelman (The Presence of Light / The Light of Presence: Yves Bonnefoy), A. Pearre (The Peasant's Labour: Bonnefoy and Frénaud on the Work of Raoul Ubac), D. Fisher (Garache/Bonnefoy, Tal Coat/Du Bouchet: de la tâche à l'espace de la mouvance), A. Sampon (Du Bouchet et Tal Coat: de Lascaux à la Chine de Han, ou la chasse aux signes), M. De Julio (Jacques Dupin and L'Espace autrement dit), R. Hubert (Antoni Tàpies Between History and Mysticism), R. Greene (For Landscapes: Claude Esteban's Writings on Art), M. Bishop (Michel Deguy and Some Artists), S. Winspur (Eleven Ways of Looking in Bernard Noël), A. Russo (Marcelin Pleynet: Mediating Surrealism -- The Poet as Polemicist). 91 "Les Dernières peintures de Max Ernst," Cahiers d'Art, 28.1 (juin 1953) 93-94. Texte repris dans L'Espace autrement dit sous le titre: "Max Ernst, peintures du désert," 43-52 (cité par Denis, p. 3).
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qui sont centrés sur l'activité créatrice d'autres artistes modernes et dont la plupart seront repris, en 1982, dans L'Espace autrement dit. La liste des fascinations est longue: Giacometti, Laurens, Braque, Hajdu, Kandinsky, Tàpies, Calder, de Staël, Miró, La Brocquy, Adami, Sima, Pol Bury, Steinberg, Maselli, Riopelle, Madden, Capdeville, Chillida, Bram van Velde, Michaux, Pollock, et Malévitch.92 D'autres textes 92
"La Réalité impossible," préface de l'exposition rétrospective d'Alberto Giacometti, Fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence, juillet-septembre 1978; "Les Papiers peints de Henri Laurens," 29.2 Cahiers d'Art (1954); Braque: "Le Nuage en échec," 85-6 Derrière le miroir (avril-mai 1956) et "L'Accomplissement," 144-46 Derrière le miroir (mai 1964); "La Sculpture d'Etienne Hajdu," 31-2 Cahiers d'Art (1956-57); "L'Univers plastique de Kandinsky," 27 XXe siècle (décembre 1966) et "Conjonction," texte de présentation du programme des Nuits de la Fondation Maeght, 2e Festival de musique et d'art contemporain, Saint-Paul–de-Vence, 31 juillet-7 août 1966; "Antoni Tàpies," préface du catalogue de l'exposition des peintures récentes d'Antoni Tàpies à la galerie dell'Ariete, Milan, 1958; "Papiers et cartons de Tàpies, préface du catalogue de l'exposition de papiers et cartons de Tàpies à la galerie Berggruen, Paris, mai 1963; "Devant Tàpies," 168 Derrière le miroir (novembre 1967); "Tàpies aujourd'hui" et "Post-scriptum," 200 Derrière le miroir (novembre 1972); "Calder: les flèches," 173 Derrière le miroir (octobre 1968); de Staël: "Le Trajet le plus court," 4 L'Ephémère (septembre 1967); "Joan Miró," 1 Quadrum (mai 1956); "Les Peintures sur carton de Miró," 151-52 Derrière le miroir (mai 1965); "L'Impromptu, l'intempestif," et "Couleurs à l'improviste," (poèmes) 19394 Derrière le miroir (1971); "Miró sculpteur," Miró sculpteur (Barcelone: Editions Poligrafa, 1972); "Les Peintures récentes de Miró au Grand Palais," texte publié dans le catalogue de l'exposition rétrospective de Miró (Paris: Editions des musées nationaux, 1974); "Anachronique anniversaire…," texte paru dans le catalogue de l'exposition des oeuvres récentes de Miró à la Fondation Maeght, Saint-Paul-deVence (été 1968); "Louis Le Brocquy," préface du catalogue (Londres: La Galerie Gimpel) 1er-26 mars 1966; "Valerio Adami," 188 Derrière le miroir (novembre 1970) et "'Théâtre,' divagation devant un tableau d'Adami," (Bonn: La Galerie Wunsche) 1972; Sima: "La Rivière souterraine," (poème) dans le catalogue d'une exposition de peintures (Paris: Le Point Cardinal) novembre 1971; Pol Bury: "Les Pièges de la lenteur," 178 Derrière le miroir (avril 1969); "Steinberg 1971," 192 Derrière le miroir (juin 1971); "Titina Maselli," préface du catalogue (Saint-Paul-deVence: Fondation Maeght) mars 1972; "La Traversée du tableau," 160 Derrière le miroir (juin 1966); "Un peintre au présent," préface du catalogue (Musée du Québec) été 1967; "Arctique," 208 Derrière le miroir (février 1974); "Suite forestière," dans l'album Sablier de Jean-Paul Riopelle (Paris: Maeght, 1979); Madden: "La Pierre qui livre passage," préface du catalogue (Paris: La Galerie Darthea Speyer) 4 mars-2 avril 1976; Capdeville: "La Coupure et la couture," préface du catalogue (Musée d'art moderne de Céret) été 1975; Chillida: "Répétitions autour du vide," publié en espagnol, traduit par José Corredor-Matheos, dans le catalogue d'une exposition de sculptures récentes (Madrid: La Galerie Iolas-Velasco) novembre-décembre 1972; Bram van Velde: "Une respiration," Celui qui ne peut se servir de mots (Montpellier: Fata Morgana, 1975); "Contemplatif dans l'action," préface du catalogue de l'exposition rétrospective de Henri Michaux (Saint-Paul-de-Vence: Fondation
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non repris traitent de Klee, de Chelimsky, de Mitchell, d'Ubac, et de Chagall. Pourtant, Dupin est surtout connu pour ses écrits sur Miró (Miró, Flammarion, 1961),93 et sur Giacometti (Textes pour une approche, Maeght, 1963).94 Matière du souffle, qui a paru en 1994, chez Fourbis, offre une méditation sur l'oeuvre d'Antoni Tàpies;95 Dessins de Claude Garache offre des textes de Jacques Dupin sur le regard du peintre.96 Et Ecart (P.O.L., 2000), recueil de poésie, rend hommage à Pablo Palazuelo, à David Fernandez, et à Lars Fredrikson, dans un cycle de poèmes qui s'intitule "Ateliers." Lors d'un entretien, en 1996, Dupin explique que les livres et les textes qu'il a consacrés à tous ces artistes contemporains naissent tous du même désir: J'écris donc sur les artistes comme j'écris sans eux. Mais quand ils sont là, il y a autour d'eux et comme intégrés, des couleurs, des odeurs, des matières, des outils, et cette carapace protectrice, et cet autre univers vivant, l'atelier. Ecrire sur l'art, ce n'était jamais pour moi contempler ou analyser des oeuvres, mais accompagner leur élaboration, leur apporter une ponctuation, des remarques marginales, leur donner l'écho, la réaction de l'écrivain dont les artistes ont, on ne sait pourquoi, un vrai besoin. En retour j'ai beaucoup appris. Ma façon de voir et d'écrire en a été fondamentalement modelée. (45)
Nous nous retrouvons donc devant les mêmes préoccupations que nous avons pu constater tout au long de l'oeuvre dupinienne. C'est
Maeght) 3 avril-30 juin 1976; Pollock: "La Part du lion," texte paru dans le catalogue de l'exposition (Paris: Centre Georges Pompidou) janvier 1981; "Malévitch," Dehors (Paris: Gallimard, 1975). 93 Miró (Paris: Flammarion, 1961, repris et révisé en 1993). Le prix du Mai des libraires a été attribué au Miró de Jacques Dupin: "Un hommage de son ami poète à l'auteur, dix ans après sa mort et cent ans après sa naissance, à travers une iconographie superbe" (Le Monde des livres 23 juin 1993). 94 Alberto Giacometti (Tours: Farrago, 1999) reprend "Textes pour une approche," "La réalité impossible" (préface du catalogue de l'exposition rétrospective Alberto Giacometti, Fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence, 1978), et "Une écriture sans fin" (texte de présentation du livre: Alberto Giacometti, Ecrits, Paris, Hermann, 1990). En 1965, Jacques Dupin collabore, avec Ernst Scheidegger, au tournage d'un film de trente minutes sur Giacometti dans l'atelier de la rue Hippolyte Maindron et à Stampa. 95 La première parution du recueil date de 1991, dans une édition illustrée de 15 eauxfortes originales d'Antoni Tàpies aux Editions T, à Barcelone, et Daniel Lelong, à Paris. 96 Jacques Dupin, Dessins de Claude Garache (Paris: Adam Biro, 1999).
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la même passion rigoureuse qui interroge la matière, la même mise en question de l'autre que représente cet "accompagnement" d'un oeil critique. Dupin s'intéresse toujours à la double nature de l'oeuvre, au moment où le dedans et le dehors ne se distinguent plus. L'approche du poète insiste sur l'attente de ce moment et le désir de l'embrasser; il lui faut une participation vive pour bien ressentir l'espace qu'a généré l'oeuvre, et dont le créateur s'est retiré. Comment dire autrement l'espace du pictural devient alors le propos du poète, même si écrire, ce n'est pas transformer, analyser, dé-construire, mais toujours accompagner, rester dans les marges... Comme Michael Bishop le fait remarquer, les écrits de Jacques Dupin sur l'art moderne démontrent une grande sensibilité à l'égard du statut de l'art, sa valeur, et ses visées.97 Ce qui intéresse Dupin chez Max Ernst, par exemple, c'est justement le fait que "la mise en question perpétuelle qui était l'essence même du mouvement [surréaliste] répondait exactement à sa propre exigence et à son intime tourment" (43). Pareillement, chez Giacometti, des objets à fonctionnement symbolique mettent en question le langage même de la sculpture, tandis que chez Miró "la mise en question de toute expression artistique" (139) fascine Dupin. Peindre l'oppression, chez Valerio Adami, "c'est la mettre en question," constate Dupin, "au nom de tous et non d'un seul, et la faire objectivement éclater" (200). "Si la peinture est en question, la peinture est la seule réponse exprimable" (Tàpies 99). Dupin ne cesse de soulever des questions que provoque le travail de ces artistes: "Quel gouffre [Kandinsky] s'est-il ouvert et la prise de conscience de quel déchirement l'a-t-elle poussé à une rupture aussi complète?" (93); "Comment échapper aux projections stylistiques, c'est-à-dire à la tyrannie du Musée?" (Steinberg 223); "Comment la suivre sans la perdre, cette ligne prodigieuse qui nous échappe déjà, nous ressaisit toujours, qui nous enveloppe et nous entraîne dans ses réseaux ondoyants et nous traverse du souffle même de l'espace qu'elle a engendré..." (Pollock 282). Aussi, faut-il souligner avec Michael Bishop la fragilité de la solution artistique devant de grandes questions ontologiques, la tension et le paradoxe que rend nécessaires la lutte de l'artiste aux prises avec la matière. Pour Dupin, l'espace de l'oeuvre est autre, "en tous points différent de l'espace réel" (73). Et pourtant, explique-t-il, il faut unir la réalité à l'espace plastique "pour qu'elle soit ressemblante, et qu'elle 97
Michael Bishop, "Jacques Dupin: Art and Poetry," Contemporary Literature 21.4 (1980) 615.
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soit transmissible" (129). Faire naître la forme essentielle du réel à force de maints attentats, c'est révéler un nouvel espace (64). L'altérité de l'espace pictural dont parle Dupin se rapproche de l'espace littéraire que Blanchot qualifie comme le lieu de "la rencontre de la liberté qui [nous] fait libre de l'être, de la séparation décidée qui [nous] permet d'échapper à l'être par le défi, la lutte, l'action, le travail et de [nous] dépasser vers le monde des autres" (L'Espace littéraire 217). Pour le dire autrement, c'est la femme que Garache a créée, selon Dupin, le pur mouvement qu'il a su capter dans le dessin, qui n'est ni femme ni espace, mais la rencontre de l'une et de l'autre. Partager, sortir de sa solitude, participer "au mouvement de l'énergie de l'univers" (86), paraît un grand besoin de l'être humain. Dans L'Espace autrement dit, Dupin parle beaucoup de l'appel de l'oeuvre, et de sa capacité de nous en rendre des complices actifs (97). L'artiste ne fait que mettre en marche ce dont "l'interprétation plurale, contradictoire, incombe au spectateur, au lecteur que nous sommes" (203). Ce que nous reconnaissons dans l'oeuvre de Tàpies, par exemple, et qui nous attire, "ce sont les marques du temps humain révélé dans sa profondeur et sa simplicité" (100), ce que nous avons tous vécu, c'est-à-dire les traces de notre passage sur terre, et l'envers de ce passage, le labyrinthe souterrain. Comme Dominique Viart l'explique: "Il semblerait […] que le regard sur l'art – du moins celui de Jacques Dupin – se nourrisse plutôt d'une amplification fantasmatique, et non cognitive, d'une mémoire sans fond, véritable remontée du temps vers le geste initial et plus loin encore aux origines confuses de la matière, où se fondent et se confondent images d'enfance et rêveries archaïques."98 Dupin ne cherche à parler ni d'influence ni d'emprunts dans les oeuvres qu'il médite mais plutôt de rencontres fécondes qui incitent à la métamorphose et à l'ouverture, du rapport entre l'artiste et l'objet qui "fait place à notre propre relation à l'oeuvre" (175). Lorsque Dupin réagit à la spécificité de l'oeuvre devant lui, il parle de comment Giacometti "traduit les conflits intérieurs en oppositions dynamiques de formes et de volumes" (54), de comment Adami peint "la proximité des choses [en se situant] à une extrême distance de soi" (202), de comment Braque met en oeuvre "non seulement formes et couleurs, mais le poids des objets, leur vibration [...] et surtout le réseau infini de leurs rapports" (80). Le mode quasi sériel 98
Dominique Viart, "M'attire et me récuse," Strates: Cahier Jacques Dupin (Tours: Farrago, 2000) 80.
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qu'emploient Miró (143), Riopelle (239) et Capdeville (257), semble surtout fasciner Dupin qui y distingue une respiration pulsionnelle. Le génie de chacun sait attendre jusqu'au moment où l'intervention créatrice fait surgir l'énergie de la matière à travers la syncope, ce qui fait éclater l'oeuvre, phénomène que note souvent Dupin, et qui nous rappelle le court-circuit de l'image reverdienne.99 Parfois la justesse des rapports d'où sort l'énergie sous forme de lumière, trace de deux réalités lointaines et juxtaposées, voire alternées, semble remonter à une "mémoire millénaire" (197), à "l'inconscient de la ville" (118). Si nous y retrouvons une "terreur ancienne," ses racines communes sont pourtant nourricières (274). Il serait aisé de "repérer une parenté thématique entre Dupin et les peintres dont il parle avec les mots de ses poèmes" (Raillard 76), mais ce n'est pas ici notre propos. Soulignons, plutôt avec Georges Raillard, que "cette thématique même rend nécessaire la réflexion-enmots sur une poétique différentielle." Un langage qui suit les manoeuvres d'un art continue à faire sa propre recherche même si les données du problème sont les mêmes (77). Tenter d'exprimer avec les mots comment l'artiste travaille la matière nous plonge dans une écriture qui s'obstine à montrer l'illisibilité de cette matière. "Nous sommes dans la peinture, ce n'est pas n'importe où," nous explique Dupin dans Matière du souffle, et "ce qui se donne à voir devance d'un jour ce qui se donne à lire" (21). L'écriture seconde la peinture dont l'immédiat prime la médiation des lettres. Pourtant, Dupin avoue que ce n'est peut-être que lui, "lecteur intempestif, qui préfère [se] livrer à la jouissance du bond et de sa vacance injectée, et céder à un transport intraduisible..." (21). Il préfère réagir plutôt que de réfléchir: prendre le risque, sauter dans le vide, retrouver l'éros primitif. Tout comme le traducteur dont Walter Benjamin illumine la tâche,100 Dupin embrasse le mode de signification qui inhère à l'oeuvre plutôt que de fixer l'oeuvre dans un système esthétique et mort. Il assiste à l'opération qui met l'oeuvre au monde; il entre dans l'espace de l'atelier, par fascination, pour apprendre et travailler en présence d'un autre, de l'autre. A l'écart, exclus ou chassés de la communauté depuis toujours, le poète et l'artiste partagent de multiples préoccupations. Ce 99 Voir Dupin, préface au catalogue de l'exposition A la rencontre de Pierre Reverdy (Saint-Paul-de-Vence: Fondation Maeght, 1970). 100 Walter Benjamin, "The Task of the Translator," Illuminations, trans. Harry Zohn (New York: Schocken, 1968) 69-82.
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que le poète retrouve chez l'artiste, comme Dupin nous l'a déjà dit, ce sont des couleurs, des odeurs, des matières, et des outils. Ce que l'artiste retrouve chez le poète, c'est la ponctuation d'une réaction: "la même quête d'une forme toujours plus proche de ce qui est à dire, jusque dans la destruction de formes anciennes, et la même tension vers une parole future où se dise le devenir de l'être dans le mouvement d'une écriture nouvelle."101 Dans "Ateliers" (Ecart), le cycle de poèmes dédiés aux artistes Palazuelo, Fernandez, et Fredrikson, mais aussi au poète Octavio Paz, Dupin nous fait comprendre la relation réciproque, quasi fusionnelle, qu'il a pu fonder entre le pictural et le verbal. Répondre à l'appel de l'oeuvre, et devenir complice actif, c'est se trouver "aux bords extrêmes de la peinture, de la voix" (85). Faire débuter le cycle par les paroles "L'atelier comme" nous annonce tout de suite le parti du poète qui tente de rapprocher l'espace de l'atelier de celui de son écriture. Par le mot "comme" commence la comparaison de circonstances et la simultanéité de plans où "les flux et les liens d'une énergie spectrale passent et se croisent" (77). Ici, il faut comprendre "l'énergie spectrale" comme le réseau fantomatique, la mort qui précède la vraie vie de l'oeuvre, aussi bien que la décomposition de la lumière (blanche), la suite ininterrompue de couleurs disponibles à l'artiste. Comment arriver "aux bords extrêmes de la peinture, de la voix"? On commence par errer dans l'espace de l'atelier, lieu par excellence de la lumière, de l'inspiration pure. En parlant de l'atelier de Giacometti, Dupin a écrit que "l'atelier n'est qu'une fragile prison transparente suspendue dans le vide et refermant le vide," et que l'"on doit à chaque instant le fonder et le rebâtir" (Alberto Giacometti 65). "Du travail de Giacometti," fait observer Dominique Viart, "Dupin retient surtout la répétition. Ce trait-là suffit sans doute à identifier une affinité particulière: Jacques Dupin entreprend d'en penser l'inachèvement, l'inaccessible, et l'élan toujours relancé."102 L'atelier de Lars Fredrikson, tel qu'il apparaît dans le cycle de poèmes "Ateliers," insiste sur ce trait, le geste toujours à reprendre ou dans l'oeuvre plastique ou dans la poésie: il fallait gravir des pierres
101
Dominique Viart, L'Ecriture seconde: La Pratique poétique de Jacques Dupin (Paris: Editions Galilée, 1982) 12. 102 Dominique Viart, "Avons-nous commencé d'écrire? Penser l'art et l'écriture selon Jacques Dupin," 5, communication envoyée à l'auteur.
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58 pour accéder à l'atelier, il fallait devenir pierre tendre, poreuse et ponce infiniment pour être vu et touché (101)
Gravir, ce mot-clé qui résonne si fort dans le corpus dupinien, nous rappelle, avec Valéry Hugotte, "la volonté de traduire une expérience brute du réel."103 La trace du poète, son écrit gagné par la difficulté même de sa tâche, absorbe l'empreinte du corps aux prises avec la matière: il fallait disparaître pour être vu. La part de l'autre dans cette langue si physique n'est que l'espace de l'attente d'une communication absolue et impossible, c'est-à-dire, l'espace de l'atelier. Si l'on comprend, comme Dominique Viart, que Jacques Dupin "préfère les ateliers aux musées," c'est parce que "les matières s'y prennent à bras le corps,"104 et qu'il peut y "écrire l'espace naissant" selon la belle expression de Jean-Claude Mathieu.105 La parole de Jacques Dupin, dans ses poèmes ou dans ses écrits sur l'art, se montre nue, à bout de forces, à la recherche d'un rapport qu'il faut infiniment renouveler avec le monde.
103 Voir l'article de Valéry Hugotte, "Jacques Dupin," (2) Dictionnaire des écrivains de langue française (Larousse, 2001), sur remue.net. 104 Voir Dominique Viart, "M'attire et me récuse: Jacques Dupin et les matières de l'art," Strates 80. 105 "Ecrire l'espace naissant," c'est le titre de l'essai que Jean-Claude Mathieu a contribué à La Revue de Belles-Lettres, numéros 3-4, consacrés à Jacques Dupin.
Conclusion
Comment dire la contribution de Jacques Dupin à la poésie moderne, et à la poésie critique? Figurant dans la génération des poètes des années 50 que Jean Paris réunit dans une Anthologie de la poésie nouvelle (Editions du Rocher, 1957), Dupin constate qu'on le place maintenant parmi les "Fifties's."106 Pourtant, le poète se déplace constamment: il écrit en compagnie des poètes disparus aussi bien qu'avec ceux encore à s'affirmer. Les Cahiers de la bibliothèque littéraire Jacques Doucet, revue dirigée par Yves Peyré, réservent une place importante à Dupin dans leur deuxième livraison (novembre 1998).107 Déjà en 1986, La Revue de Belles-Lettres avait reconnu, dans un numéro consacré à Jacques Dupin, la probité d'une oeuvre qui dépasse ses propres limites avec chaque nouvel écrit. L'Injonction silencieuse, cahier dirigé par Dominique Viart, rassemble les interventions de ceux qui ont témoigné de l'apport de cette écriture, surtout à l'occasion du Colloque Jacques Dupin, à L'Université de Lille III en 1994.108 La jeune revue Prétexte consacre à Dupin un dossier,109 et Strates, cahier d'hommage à Jacques Dupin sous la direction d'Emmanuel Laugier, "fait une large place au dialogue que Dupin n'a pas cessé d'entretenir avec l'art."110 En 1996, au musée de Gravelines, l'exposition de la totalité de l'oeuvre poétique de Jacques Dupin a mis en avant de nombreux textes du poète qu'ont illustrés de nombreux artistes. Dans une belle 106
"Entretien avec Jacques Dupin," 45. "Louis-René des Forêts, Yves Bonnefoy, Jacques Dupin sont présents en ouverture [... Plus], Jean Tortel, Gherasim Luca, Michel Fardoulis-Lagrange... et aussi Henri Bergson, avec quelques lettres [...] à Charles Du Bos" (Le Monde des livres 13 novembre 1998). 108 L'Injonction silencieuse rassemble les Actes du Colloque, augmentés de textes d'André Du Bouchet, José-Miguel Ullán, Yves Bonnefoy, Claude Esteban, Paul Auster. 109 Prétexte 9 (Printemps 1996) 30-46. 110 P.K., "STRATES, Cahier Jacques Dupin, sous la direction d'Emmanuel Laugier," Le Monde 18 août 2000. 107
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introduction ("Jacques Dupin, Rencontres à contre-espace") au catalogue d'exposition du musée, Jacques Dupin: L'Image prise au mot, Georges Raillard précise le rapport entre le poème et la peinture dans les livres illustrés de cette exposition: "entre les deux, seulement un espace d'accointance, un espace de différend" (11). Raillard continue plus loin que, dans sa poésie critique, Dupin "a mis en branle la dynamique du différend," qu'il a "ouvert cet espace du double" (24). Les Ecritures Croisées, en collaboration avec La Fondation Saint-John Perse à Aix-en-Provence, ont organisé une rencontre avec Jacques Dupin (8-9-10 mars 2001), et une exposition, "Un poète et des peintres" (8 mars – 4 mai 2001); l'exposition "Peinture et poésie" à la Chapelle de la Sorbonne (27 mars – 29 juin 2002) comprend parmi les 126 livres d'artiste exposés, ceux de Jacques Dupin.111 Comme nous l'avons constaté dès le début de notre étude, Jacques Dupin est toujours sensible à la part de l'autre. La solitude du poète est féconde, riche de la voix d'autrui dès ses toutes premières lectures tirées de la bibliothèque paternelle, "notamment Baudelaire, Rimbaud, Verlaine et Mallarmé, mais aussi Balzac, Proust et les premiers livres de Freud traduits en français" (JD 125). La portée des rencontres est multiple depuis son installation à Paris, ainsi que ses "visites répétées du Louvre, du Musée d'Art moderne, des galeries," en 1944 (JD 125). L'avidité de la rencontre se manifeste sous maintes formes, telles que la création de L'Ephémère, fondée avec André Du Bouchet, Yves Bonnefoy, Gaëton Picon et Louis-René des Forêts en 1966, à la suite de la disparition du Mercure de France. Le souci de la matière s'avère toujours présent chez Dupin, soit comme éditeur de livre d'art, de revue littéraire, soit comme poète censé travailler la langue. En 1950, Dupin a appris de Christian Zervos aux Cahiers d'Art le métier d'éditeur d'art. L'exigence qu'on constate depuis dans son écriture ne cherche à saisir que l'instant vrai de toute expérience. Cette écriture intensément physique, assoiffée de découverte, proche du réel mais sensible à tout ce qui l'en sépare, riche dans la multiplicité de ses interrogations à la fois précaires et insistantes, a été couronnée en 1988 du Prix national de poésie. Il s'agit d'"une voix de masse, ventrue et profératrice," remarque Nicolas Pesquès le soir où Jacques Dupin, en compagnie de Jean Daive, inaugurait Le Refuge, ancien couvent à Marseille, avec 111
Voir le livre lumineux d'Yves Peyré, Peinture et poésie: Le dialogue par le livre 1874-2000 (Gallimard 2001), qui accompagne l'exposition des livres conservés par la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.
Conclusion
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des textes pour Tàpies.112 On demande souvent à Dupin de mettre sa voix à la disposition de l'autre: Hugo Santiago et Christophe Bident font lire par Jacques Dupin des textes de Maurice Blanchot dans un film qu'ils ont realisé en 1998.113 Au Printemps des Poètes, mars 2001, Dupin participe aux ateliers de lecture, et certains étudiants expriment l'intensité de l'émotion vécue au moment de la rencontre.114 Il existe, d'ailleurs, des textes d'étudiants de l'IUFM Créteil qui préfacent le livre Rien encore, tout déjà de Jacques Dupin, réédité dans la collection "Poésie d'abord," chez Seghers (2002). Pourtant le poète se sent "tout à fait en dehors" de l'enseignement de la poésie; il pense que "les adolescents ou les enfants ou les adultes trouvent ce qu'ils ont besoin de trouver, tout seuls."115 Cette voix, multiforme, plurielle, libre, accompagne ceux qui l'entendent. C'est une parole dense et dénuée que nous offre la voix de Jacques Dupin; mais c'est un étonnant foisonnement qui nous atteint.
112
Nicolas Pesquès, Balises (Paris: Fourbis, 1994) 91. Couvent du Refuge – 1, rue des Honneurs – à proximité de la Vieille Charité, est un centre international de poésie à Marseille. 113 "Maurice Blanchot, portrait d'un absent; un siècle d'écrivains" (Le Monde 28 septembre 1998). 114 Voir le texte écrit par Juliette Fisliewicz, sans solicitation préalable, au sujet de la rencontre avec le poète (http://www.remue.net/creteil/T08DupinJF.html). 115 Voir "Dix questions à Jacques Dupin," entretien avec Daniel Delas qui a paru dans Le Français aujourd'hui; revue de l'Association française des enseignants de français 62 (juin 1983) 105.
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Annexe 1
L'OEIL OISEAU
L'aventure de Jeux d'enfants, en 1932, avait laissé dans l'esprit de Joan Miró, selon ses dires, une marque profonde et un vif désir de travailler à nouveau pour la scène et pour la danse. Il évoquait avec nostalgie les semaines passées à Monte-Carlo, sa collaboration avec Massine, le chorégraphe, et son travail de peintre et d'inventeur d'objets, d'accessoires et de costumes dans le théâtre même, parmi les danseurs et les danseuses et en intelligence avec le mouvement des corps et les accents de la musique de Bizet. Un chantier rêvé, des journées de jubilation et une immersion dans l'univers de la danse où il était un participant actif, et plus encore un centre rayonnant, une autorité silencieuse. Créateur solitaire, Miró on le sait, a souvent éprouvé le besoin de sortir de son atelier de peintre et de chercher de nouvelles forces au dehors en allant chez le céramiste, chez le lithographe ou chez le graveur. Echanges, partage, amitiés fructueuses qui l'enrichissaient et le stimulaient. Mais la rencontre avec la musique et la danse lui semblait hors de portée. Jeux d'enfants l'avait comblé, il rêvait à d'autres ballets. En attendant la chance, il multiplia dans des Carnets des notes, des dessins de personnages, des idées pour la scène en vue d'un spectacle diffus et tourbillonnant qu'il laissait consciemment ouvert. Avec son ami le poète J.V. Foix, s'esquissa le projet d'un ballet "Ariel" que les menaces et l'explosion de la guerre civile ont étouffé dans l'oeuf. Le grondement des canons, les horreurs de la guerre et l'effusion du sang ont eu raison de la légèreté d'Ariel. On sait combien les idées créatrices de Miró sont profondes et tenaces. Des oeuvres esquissées dans ses carnets ou même sur la toile, peuvent tranquillement dormir des années ou des décennies avant de ressurgir et d'être accomplies, sans rien perdre de leur fraîcheur ni de l'impulsion initiale, mais en intégrant les apports du temps vécu. Il en est ainsi des notes et dessins pour la danse commencés dans les années
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Jacques Dupin
trente, et souvent repris, précisés, augmentés. Mais il fallut presque vingt ans pour qu'ils réapparaissent, les trois cahiers jaunes, auxquels deux autres s'ajoutèrent. Une attente marquée par l'exil du peintre à Paris, la guerre mondiale, l'invention d'une langue nouvelle, l'installation à Palma en 1955 et l'ouverture de son grand atelier, dessiné par Sert, en 1956. Quelques années plus tard, vers 1960, le peintre se décida à exhumer ses carnets pour la danse, à revoir notes et dessins, à les passer au crible, à les compléter, à monter d'anciens dessins sur de nouvelles feuilles, à réveiller un chantier endormi. Après l'ajout de nouvelles séquences dans de nouveaux carnets, il était à la tête d'une somme d'idées dessinées, peintes ou écrites, dénombrées, paginées, datées, comportant des indications, des retours, des renvois qui semblaient ordonner un spectacle, mais n'en livraient que l'illusion, l'apparition, mais surtout le désir qu'il en avait et l'obscure nécessité qui le dirigeait. Lui-même en avait perdu la clef, ou n'avait jamais voulu l'imposer, ni même la trouver. Dans l'atelier de Palma, en 1964, sur les tables réservées au dessin, dans l'espace du haut, nous avons feuilleté ensemble les carnets et interrogé chaque page, nous avons longuement conversé. A mes questions, ses réponses, et plus encore ses questions qui s'adressaient autant à lui-même qu'à moi. Il m'a demandé de lui proposer ma lecture, de tenter une approche. Enfin il m'a remis les carnets et m'a dit qu'il comptait sur moi pour en tirer "quelque chose," c'est à dire l'argument d'un spectacle chorégraphique, poétique et musical. J'y ai travaillé pendant l'hiver 1964-65, et mes dernières notes sont datées 3 mars 65. Je renonçais très vite à trouver un fil conducteur dans la littérature ou la mythologie, même d'un livre dont Miró serait familier. Quand il veut illustrer Ubu il le dit et il le fait. Rien de tel, ici, rien d'autre que lui, Miró seul, Miró et son monde, l'incarnation et la métamorphose de ses fantasmes, et l'énergie de son oeil, et le fonds de sa rêverie, et la percée de son regard à travers les réalités et la transmutation du réel. Le désir surtout de traverser les murs de son atelier de peinture pour rejoindre l'imaginaire de la danse et se reconnaître dans le mouvement des danseurs.
Annexe 1: L'Oeil Oiseau
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J'ai donc pris le parti de ressaisir ses images et ses mots et de les faire participer à une sorte d'élucidation de l'oeuvre de Miró et de son procès créateur. En les regardant, en les associant, en les combinant, en m'efforçant de leur trouver un sens dans la logique de Miró, je tentais de projeter dessins et idées dans l'espace réel de la scène et de les intégrer aux successifs mouvements d'un ballet. Ce travail sur des signes et des figures de Miró, sans directives ni direction imposées, était cependant facilité par l'étroite parenté du langage plastique de Miró, comme on l'a souvent montré, avec la musique et la danse. Le texte, et surtout l'articulation des moments, des scènes, des actions chorégraphiques fut soumis à Miró dont l'approbation chaleureuse mais aussi les remarques, les suggestions, les adjonctions furent les bienvenues. Le titre a surgi un jour d'une conversation: L'oeil oiseau. Miró suivait la ligne directrice de mon argument, mais intervenait souvent pour supprimer un détail, infléchir une scène, insister pour maintenir des "idées" que j'avais laissées de côté. Le texte écrit était pour lui une matière vivante et une oeuvre en cours d'élaboration qu'il se plaisait à modifier, à amender, à enrichir. Je peux dire que le texte à la fin est le fruit d'un échange intense avec Miró. Aimé Maeght s'est enthousiasmé pour ce projet et a entrepris de le réaliser dans sa Fondation de Saint Paul, en 1968, en même temps qu'une rétrospective de peintures dont j'étais chargé. Il a pris des contacts avec le Ballet de l'Opéra de Marseille, dirigé par Joseph Lazzini, a négocié une coproduction avec la Mairie de Marseille, et a commandé la musique à Patrice Mestral, la chorégraphie à Joseph Lazzini, la scénographie à Jacques Polieri. L'idée m'est venue d'adapter l'argument que j'avais esquissé au lieu où le ballet serait donné, un lieu habité déjà, et de manière prépondérante, par des oeuvres in situ de Miró. J'ai donc imaginé de prendre en compte les Miró de la Fondation Maeght, surtout le Labyrinthe, avec son Arc, sa Fourche, ses gargouilles, l'oeuf du basin, le mural de céramique, l'oiseau en haut de la tour, l'immense lézard accolé au mur, l'oiseau lunaire et l'oiseau solaire en marbre blanc, et toutes les sculptures qu'on connaît. Je ne m'attarderai pas sur le découpage et les diverses phases du spectacle, le texte qui suit est assez clair. Simplement j'ai tenté de ne rien perdre des images et idées de Miró, ni de mon élucidation visuelle de son monde pictural, en les adaptant aux lieux successifs de la Fondation Maeght où Miró était déjà installé, où ses
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Jacques Dupin
oeuvres attendaient la musique, les mots du poème et le mouvement de la danse. J'ai donc revu mon texte en fonction des lieux. Patrice Mestral a composé la musique, Jacques Polieri a dessiné et organisé la scénographie, Joseph Lazzini a fait répéter son corps de ballet sur sa chorégraphie et les ateliers de l'Opéra de Marseille ont travaillé à la réalisation des costumes, décors et objets. Mais pour d'obscures raisons budgétaires et administratives, obscures comme elles le sont toujours, et à la grande déception de Miró, le projet sera abandonné. Tout de même, en juillet 1968, le soir du vernissage de la grande exposition Miró à la Fondation Maeght, on pourra voir dans la cour du musée une ébauche de ce qu'aurait pu être L'Oeil-Oiseau: des personnages de Miró, les costumes qu'il avait dessinés, de la musique et des lumières, un feu de paille dont il reste quelques photos. L'Oeil-Oiseau s'est endormi pour longtemps, de longues années pendant lesquelles se sont multipliés les approches, les démarches, les contacts, ici ou là, avec des institutions, des chorégraphes, des compagnies de ballet. Mais sans résultat concret. Je conservais dans un tiroir les précieux carnets jaunes. Miró, nullement découragé, jamais découragé, m'envoyait des messages, des dessins, de nouvelles idées qu'il désirait intégrer au projet. Il fallut attendre 1980 pour que la Biennale de Venise s'intéressât à la réalisation de ce ballet, et plus précisément son directeur Luigi Carluccio dont la volonté enthousiaste eut raison de toutes les difficultés. Miró lui transmet son accord à l'automne 1980 et le travail commence. Le Maggio Musicale Fiorentino est associé à la production. Le compositeur italien Sylvano Bussotti compose la musique, Joseph Russillo est chargé de la chorégraphie et sa compagnie de ballet, de la danse. Contacts, échanges, réunions, à Gêne, à Paris, à Florence et à Barcelone. Je dois transformer mon argument pour l'adapter à une scène à l'italienne, celle du Teatro La Fenice, à Venise, celle du Teatro Communal, à Florence. Les ateliers de ce théâtre réalisent costumes et décors, supervisés par Joan Gardy Artigas qui réalise des agrandissements de sculptures. Miró, fatigué déjà, s'enthousiasme pour le projet mais ne participe personnellement à sa réalisation, comme il ne pourra pas assister aux représentations. Tous ces préparatifs vont pourtant se concrétiser autour de lui, à Barcelone, en juillet 1980. Autour d'un mémorable déjeuner de fruits
Annexe 1: L'Oeil Oiseau
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de mer et de poissons, à la Casa Leopoldo, Miró va s'entrenir avec tous les participants de la Fête Uccello Luce: Luigi Carluccio, de Venise, Luciano Alberti, de Florence, Russillo et Bussotti, Gardy Artigas et Carlos Franqui, moi-même et ceux que j'oublie. Luigi Carluccio dont nous devions déplorer la mort quelques années plus tard, emportait dans son sac les cinq carnets de Miró. J'ai collaboré étroitement et dans un esprit amical avec le compositeur et le chorégraphe non sans avoir à lutter pour défendre l'esprit de Miró et à résister aux suggestions des uns et des autres comme aux impératifs techniques de l'organisation. "L'oeil oiseau" est devenu "L'uccello luce" et le changement de titre est assez significatif. Ma création mondiale eut lieu le 25 septembre 1981 dans un lieu superbe et mythique, Le Teatro La Fenice, à Venise. JD
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Annexe 2
Dupin dans un hangar
[…] mais ne manquez pas une production qui, d'ailleurs, n'obéit pas vraiment à la loi du genre, n'est pas présentée chez quelqu'ancien de 1968 au sommet de sa réussite. L'éboulement, de Jacques Dupin, mis en scène par Jacques Guimet, est donné dans une sorte d'atelier, un peu hangar, plus que rustique, au fond d'une cour, près de l'unité pédagogique d'architecture no. 6 (144, rue de Flandres). Le peintre Antoni Tàpies a tendu, à l'arrivée de la charpente, un large drap comme il aurait mis à sécher une voile blanche, une voile dessinée de deux chiffres. Au sol, sur le ciment, il a peint deux empreintes de pieds nus, la trace très rouge d'un pas sans suite. Sur le mur latéral, il a marqué, comme au goudron, un cercle coupé de lignes obliques, séparant, délimitant des noms: Thomas, l'Irlandais… Cinq personages au total habitent le texte de Jacques Dupin: deux hommes donc et trois femmes, qui ont souci et tourment de cet Irlandais exilé volant entre deux terres, ce "danseur" qui mourra de n'avoir pu traverser la mer, déchirure qui sépare son île d'un inaccessible finistère. Il y a entre les lignes de Dupin des nuages de signes, des espaces de silence, des cassures de sons. Il y a des couleurs, beaucoup de couleurs, et des odeurs (parfums des êtres et senteurs des arbres et des labours). La musique de ce poète-là, qui fait penser peut-être à Daumal et à Char, est d'une veine, d'une seule et même veine. René Guimet n'a rien changé à son registre particulier. Il a traité les dialogues comme on déchiffre une partition. En leur laissant leurs secrets, leurs instants d'ombre, et des points de chute. Et c'est bon à écouter. A regarder aussi: la mise en scène entrecoupée de "noirs" ressemble à un cérémonial, à la célébration a cappela de scènes d'un film japonais. Jacques Guimet joue lui-même l'Irlandais, et Francis Arnaud interprète Thomas, celui qui s'enfuit aussi, autrement. Il y a aussi Florence Carrière, Ottilia, la jeune encore prisonnière de
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l'exaltation. Et surtout Monique Terret, la vieille au magnifique visage qui sait tout, distillant malheur et sagesse face à des tisons mourants, et Martine Pascal, Gabrielle d'équinoxe, dont les mains, les pas, la voix se posent en toute justesse. (Malthilde La Bardonnie, Le Monde, 9 février 1982: 16)
BIBLIOGRAPHIE CHOISIE
Nous mentionnons ici surtout les écrits de Jacques Dupin publiés en recueil ou en livres. Il existe une bibliographie des écrits de Jacques Dupin, établie par Philippe Denis et publiée dans le Bulletin du Bibliophile, numéro 3 (Université de Paris, Bibliothèque Jacques Doucet), couvrant la période de publication 1949-1985. La bibliographie fut augmentée des écrits de 1985-1993 à l'occasion du Colloque Jacques Dupin (Université de Lille III). Dupin, Jacques. "Comment dire?" Empédocle 2 (mai 1949) 93-95. ---. Cendrier du voyage. Paris: Guy Lévis Mano, 1950. ---. Les Brisants. Paris: Guy Lévis Mano, 1958. ---. L'Epervier. Paris: Guy Lévis Mano, 1960. ---. Miró. Paris: Flammarion, 1961, éd. Rév. 1993. ---. Saccades. Paris: Maeght Editeur, 1962. Illustré de Joan Miró. ---. Textes pour une approche. Paris: Maeght, 1963. ---. Le Corps clairvoyant. Paris: Fequet et Baudier, 1963. Illustré d'Etienne Hajdu. ---. Gravir. Paris: Gallimard, 1963. ---. L'Issue dérobée. Paris: Maeght, 1963. Illustré de Joan Miró. ---. La Nuit grandissante. St. Gall: Erker Press, 1968. Illustré d'Antoni Tàpies. ---. L'Embrasure. Paris: Gallimard, 1969. ---. L'Onglée. Paris: Gallimard, 1971. ---. Proximité du murmure. Paris: Maeght, 1971. ---. La Ligne de rupture. Paris: Gallimard, 1971. ---. Dehors. Paris: Gallimard, 1975. ---. Ballast. Paris: Le Collet de Buffle, 1976. ---. L'Eboulement. Paris: Editions Galilée, 1977. ---. Alberto Giacometti. Saint-Paul: Fondation Maeght, 1978. Tours: Farrago, 2002. ---. De nul lieu et du Japon. Montpellier: Fata Morgana, 1981. Tours: Farrago, 2001.
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Jacques Dupin
82
Abréviations
CD: "Comment dire?" CV: Cendrier du voyage B: Les Brisants E: L'Epervier SM: De singes et de mouches JD: Jacques Dupin: L'Image prise au mot OC: Oeuvres complètes
Table des matières Préface du directeur de la Collection Introduction
7
Chapitre I Les Premiers Pas: de Cendrier du voyage à L'Epervier
11
Chapitre II Les Grandes Voies de la poésie: de Gravir au Grésil
21
Chapitre III L'Option du théâtre: L'Eboulement
47
Chapitre IV Art et Poésie: d'Ernst à Giacometti, Miró, et Tàpies
51
Conclusion
59
Annexe 1 L'Oeil Oiseau
63
Annexe 2 Dupin dans un hangar
69
Bibliographie choisie
71
Abréviations
82
Table des matières
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