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Presses de l’Université du Québec Le Delta I, 2875, boulevard Laurier, bureau 450 Québec (Québec) G1V 2M2 Téléphone : (418) 657-4399 • Télécopieur : (418) 657-2096 Courriel :
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Shirley Roy Roch Hurtubise
2007 Presses de l’Université du Québec Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bur. 450 Québec (Québec) Canada G1V 2M2
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Vedette principale au titre : L’itinérance en questions (Collection Problèmes sociaux & interventions sociales ; 34) Comprend des réf. bibliogr. ISBN 978-2-7605-1524-6 1. Sans-abri - Québec (Province) - Conditions sociales. 2. Sans-abri, Services aux Québec (Province). 3. Sans-abri - Politique gouvernementale - Québec (Province). 4. Jeunes de la rue - Québec (Province) - Conditions sociales. 5. Sans-abri - Psychologie. I. Roy, Shirley, 1949- . II. Hurtubise, Roch, 1958- . III. Collection.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIE) pour nos activités d’édition. La publication de cet ouvrage a été rendue possible grâce à l’aide financière de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC).
Mise en pages : Infoscan Collette-Québec Couverture – Conception : Richard Hodgson Illustration : Gaétan Beaudet, Le bout du monde I, Acrylique sur papier Arche, 97 cm × 127 cm.
1 2 3 4 5 6 7 8 9 PUQ 2007 9 8 7 6 5 4 3 2 1 Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés © 2007 Presses de l’Université du Québec Dépôt légal – 4e trimestre 2007 Bibliothèque et Archives nationales du Québec / Bibliothèque et Archives Canada Imprimé au Canada
REMERCIEMENTS Cet ouvrage collectif est le fruit des multiples travaux de recherche du CRI, le Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale. Nous avons, au cours des ans, bénéficié de nombreux appuis de la part d’organismes et institutions. Nous tenons tout d’abord à remercier le Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture (FQRSC), qui, depuis 1994, nous soutient en tant qu’équipe partenariale de recherche. Nous remercions aussi les Instituts de recherche en santé du Canada et le Secrétariat national des sans-abri à Ottawa pour l’aide fournie. Ces différentes contributions nous ont permis de consolider notre partenariat de recherche, de diversifier les thématiques de nos travaux et de multiplier nos activités de diffusion des résultats de nos recherches de formation. Nous tenons aussi à remercier l’Université du Québec à Montréal qui, depuis toutes ces années, nous accueille et nous fournit un ensemble de moyens matériels et organisationnels qui facilitent le travail de recherche. Plusieurs des recherches effectuées, et dont nous présentons ici les résultats, se sont faites grâce à la collaboration des personnes itinérantes ou encore des intervenants des différentes ressources qui les aident et les accueillent. Au nom du CRI nous tenons à témoigner notre gratitude à toutes ces personnes. Enfin, la parution d’un tel ouvrage demande un travail important de coordination, de correction, de mise en page et d’uniformisation dans la présentation des textes. Nous remercions tout particulièrement Carolyne Grimard, Céline Garneau et Ghislaine Thomas pour leur précieuse contribution à cet égard.
TA B L E D E S M AT I È R E S REMERCIEMENTS .................................................................................
VII
LISTE DES SIGLES ................................................................................. XIX LISTE DES TABLEAUX ET FIGURES ................................................. XXIII INTRODUCTION ................................................................................... Shirley Roy et Roch Hurtubise
1
1 RENCONTRE ENTRE RECHERCHE Partie
ET INTERVENTION Chapitre 1 DIALOGUER DE FAÇON DÉMOCRATIQUE AVEC LES JEUNES DE LA RUE Le potentiel du Dispositif Mendel ......................................................... Michel Parazelli, Annamaria Colombo et Gilles Tardif 1.1.
1.2.
31
LE DISPOSITIF DE CONCERTATION ET DE NÉGOCIATION DE GROUPE À GROUPE AUPRÈS DES JEUNES DE LA RUE À MONTRÉAL .................. 1.1.1. L’organisation du dispositif ............................................. 1.1.2. Le dispositif en chiffres ....................................................
33 35 37
ÉVALUER QUELS EFFETS ? D’UNE LOGIQUE DES RÉSULTATS À UNE LOGIQUE DE SENS..........................
38
X 1.3.
1.4.
L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
L’INCIDENCE DU DISPOSITIF SUR LE DIALOGUE ENTRE GROUPES D’ACTEURS AYANT DES INTÉRÊTS DIFFÉRENTS ..................................................... 1.3.1. Une réflexivité collective favorisant la confrontation des points de vue .............................................................. 1.3.1.1. Prendre le risque de réfléchir collectivement 1.3.1.2. L’écrit comme moyen d’exprimer un point de vue collectif .................................. 1.3.1.3. Transformations de la perception de soi et de son groupe ............................................... 1.3.1.4. La prise en compte des différences de point de vue plutôt que le consensus ........
40 43 44 44 45 46
UNE MEILLEURE COMPRÉHENSION DE LA PLACE DE L’AUTRE..................................................................................
47
LA RECONNAISSANCE DE LA PLACE SOCIALE DE CHACUN ................................................................................. 1.5.1. Révéler des relations de positions ................................... 1.5.2. Comprendre sa place dans le milieu de la rue............... 1.5.3. Sentir que sa place est reconnue .....................................
49 49 50 50
CONCLUSION ........................................................................................
52
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ...................................................
54
1.5.
Chapitre 2 VIE ET SEXUALITÉ DANS LA RUE Comprendre pour mieux intervenir auprès des jeunes........................ Hélène Manseau, Fanny Lemetayer, Martin Blais et Philippe-Benoît Côté 2.1.
2.2.
DES ADOLESCENTS EN CENTRE JEUNESSE : L’ATTRAIT DE LA RUE ET LES DANGERS POUR LA SEXUALITÉ................................................................. 2.1.1. L’offre de services à l’égard de la sexualité des jeunes de la rue ............................................................................ UNE ÉTUDE QUALITATIVE EXPLORATOIRE AUPRÈS DE 20 JEUNES HÉBERGÉS EN CENTRE JEUNESSE ............... 2.2.1. Collecte des données ........................................................ 2.2.2. Analyse et présentation des données .............................. 2.2.2.1. Vivre dans la rue : une expérience connue par plusieurs...................................................... 2.2.2.2. Des relations plus libres, mais limitées par les espaces et les contraintes de survie .....
57
58 61 63 64 64 65 66
XI
TABLE DES MATIÈRES
2.2.2.3. 2.2.2.4. 2.2.2.5. 2.2.2.6. 2.3.
Des descriptions négatives et stigmatisantes des personnes itinérantes ................................. Des points de vue variables sur la protection sexuelle dans la rue .......................................... Valorisation de l’accès aux condoms et à l’éducation sexuelle ....................................... La distribution de condoms sans condition d’obtention .......................................................
67 68 69 70
DISCUSSION ET CONCLUSION................................................
71
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ...................................................
74
Chapitre 3 VISION CLINIQUE, VISION SCIENTIFIQUE Regards complémentaires sur l’itinérance ............................................. Jean-Pierre Bonin, Hélène Denoncourt, Louise Fournier et Régis Blais 3.1.
77
LES DEUX PROJETS DE RECHERCHE À LA BASE DE LA COLLABORATION ..........................................................
78
DES HISTOIRES DE CAS PERMETTANT D’ARTICULER LES CATÉGORIES CONSTRUITES ET L’INTERVENTION .... 3.2.1. Les femmes atteintes de troubles affectifs ...................... 3.2.2. Les hommes atteints de schizophrénie ........................... 3.2.3. Les hommes ex-dépressifs et ex-alcooliques ................... 3.2.4. Les hommes ayant des troubles dépressifs actuels ......... 3.2.5. Les hommes présentant des signes de comorbidité ...... 3.2.6. Les hommes ex-itinérants ................................................
80 81 83 84 85 86 87
AU CŒUR DE LA RECHERCHE ET DE LA CLINIQUE, LA PERSONNE ..............................................................................
89
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ...................................................
92
3.2.
3.3.
Chapitre 4 FAIRE DE LA RECHERCHE C’EST DÉJÀ INTERVENIR................... Rose Dufour 4.1.
4.2.
UNE PERSPECTIVE D’ANTHROPOLOGIE : L’INSCRIPTION DANS SA PARENTÉ ET DANS SA FAMILLE .......................................................................
95
97
ABORDER LA DÉFAVORISATION AVEC UNE INTENTION D’ACTION ..................................................................................... 100 4.2.1. Comprendre une situation problématique : une recherche fondamentale .......................................... 100
XII
L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
4.2.2. Intervenir dans une situation problématique : une recherche appliquée ................................................. 102 4.2.3. Changer la situation problématique : une action-recherche........................................................ 104 CONCLUSION ........................................................................................ 109 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ................................................... 111
2 ENJEUX DE POUVOIR ET RÉGULATION
Partie
Chapitre 5 POUR UNE POLITIQUE EN ITINÉRANCE Se mobiliser pour améliorer la condition des sans-abri........................ 117 Nathalie Rech 5.1.
BÂTIR NOTRE MOUVEMENT ................................................... 118
5.2.
PORTER NOS REVENDICATIONS ............................................. 122
5.3.
CONTRIBUER À L’AVANCÉE DES DROITS ............................. 125
Chapitre 6 À LA RECHERCHE DE LA DANGEROSITÉ MENTALE Une nouvelle forme de régulation de la conflictualité et de la vulnérabilité psychosociales....................................................... 129 Marcelo Otero et Daphné Morin 6.1.
DU TRAITEMENT DE LA MALADIE MENTALE DANGEREUSE À LA GESTION L’ÉTAT MENTAL DANGEREUX ................................................................................ 133
6.2.
LES DANGEREUX « MENTAUX » : MOINS DANGEREUX QUE PAUVRES ET « MENTAUX » ....... 140
6.3.
FIGURES DE LA DANGEROSITÉ MENTALE : INCOHÉRENCE, CONFLICTUALITÉ PSYCHOSOCIALE ET PAUVRETÉ EXTRÊME ........................................................... 151
CONCLUSION ........................................................................................ 156 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ................................................... 159
TABLE DES MATIÈRES
XIII
Chapitre 7 LES SANS-LOGIS Une frontière mince avec l’itinérance .................................................... 161 Pierre Gaudreau 7.1.
LA CRISE DES SANS-LOGIS........................................................ 162
7.2.
UN PROGRAMME D’AIDE GÉNÉREUX ................................... 163
7.3.
UNE DISCRIMINATION FLAGRANTE ...................................... 164
7.4.
LOGEMENT ET ITINÉRANCE ................................................... 165
7.5.
DES BESOINS DIVERS ................................................................. 166
7.6.
DES FACTEURS CONVERGENTS .............................................. 168
EN GUISE DE CONCLUSION ............................................................... 169 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ................................................... 170
Chapitre 8 LA GESTION PÉNALE DE L’ITINÉRANCE Un enjeu pour la défense des droits ...................................................... 171 Céline Bellot et Bernard St-Jacques 8.1.
8.2.
LA JUDICIARISATION DES POPULATIONS ITINÉRANTES À MONTRÉAL : DES FAITS ......................................................... 8.1.1. Les outils de la judiciarisation ......................................... 8.1.2. Bref aperçu méthodologique........................................... 8.1.3. L’augmentation de la judiciarisation de l’occupation de l’espace public ............................................................. 8.1.3.1. L’augmentation de l’émission des contraventions ............................................ 8.1.3.2. Les infractions reprochées concernent principalement la paix et l’ordre publics ....... 8.1.4. Le recours généralisé à l’emprisonnement pour non-paiement d’amende......................................... 8.1.5. L’explosion des coûts pour les personnes itinérantes et le système pénal ............................................................ L’OPÉRATION DROITS DEVANT .............................................. 8.2.1. L’origine de l’Opération Droits devant .......................... 8.2.2. Les interventions de l’Opération Droits devant ............. 8.2.2.1. L’intervention directe auprès des intervenants et des usagers des ressources ..... 8.2.2.2. La défense collective des droits .......................
172 172 174 175 175 176 178 182 184 184 186 186 187
XIV
L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
CONCLUSION : UN PAS DE PLUS VERS DES SOLUTIONS ALTERNATIVES À LA JUDICIARISATION .......................................... 188 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ................................................... 190
3 ANALYSER L’INTERVENTION ET LA REPENSER
Partie
Chapitre 9 L’AIDE AUX PERSONNES ITINÉRANTES Un réseau pour agir ................................................................................. 195 Shirley Roy et Daphné Morin 9.1.
LE RÉSEAU : UN ESPACE ESSENTIEL AU DÉPLOIEMENT DE L’ACTION ............................................................................... 197
9.2.
LOGIQUES D’ACTION : COMPLÉMENTARITÉ, CHEVAUCHEMENT, SUPERPOSITION, COMME CONDITION D’EXERCICE DU RÉSEAU .................. 9.2.1. S’engager avec l’autre ...................................................... 9.2.2. Affirmer et défendre les droits citoyens .......................... 9.2.3. Recadrer les comportements de l’individu ..................... 9.2.4. Encadrer et contenir les risques ......................................
9.3.
201 203 205 207 208
LE RÉSEAU : UN DISPOSITIF ADAPTÉ AUX ANTAGONISMES DE LA SOCIÉTÉ CONTEMPORAINE ...................................................................... 211
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ................................................... 214
Chapitre 10 LES MAUX DE LA PSYCHIATRIE FACE À L’ITINÉRANCE ............. 217 Dre Marie-Carmen Plante CONCLUSION ........................................................................................ 229 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ................................................... 230
TABLE DES MATIÈRES
XV
Chapitre 11 LA TRANSITION À LA VIE ADULTE Un passage à risque ................................................................................. 233 Olivier Chanteau, Mario Poirier, Francine Marcil et Jérôme Guay 11.1. PERSPECTIVES ÉPISTÉMOLOGIQUES ET MÉTHODOLOGIE ................................................................. 235 11.2. ANALYSE DES RÉSULTATS ......................................................... 11.2.1. Réalités et représentations du placement ....................... 11.2.2. L’angoisse de l’enfermement .......................................... 11.2.3. Le dilemme institutionnel : entre la prise en charge et la gestion du risque. .....................................................
237 237 242 244
CONCLUSION ........................................................................................ 248 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ................................................... 249
Chapitre 12 VINGT FOIS SUR LE MÉTIER… Le renouvellement de la pratique infirmière auprès des personnes itinérantes ........................................................... 251 Hélène Denoncourt, Marie-Claude Bouchard et Nancy Keays 12.1. UN PEU D’HISTOIRE .................................................................. 252 12.2. PREMIERS PAS, PREMIERS CONSTATS .................................... 253 12.3. DE LA RÉFLEXION À L’ORGANISATION DES SERVICES ..... 256 12.4. VERS L’AMÉLIORATION DES SERVICES ................................. 263 CONCLUSION ........................................................................................ 265 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ................................................... 267
Chapitre 13 AU-DELÀ DU SYMPTÔME : DE L’ASSISTANCE À LA PRATIQUE D’URGENCE SOCIALE L’expérience du Centre Le Havre .......................................................... 269 Michel Simard 13.1. L’IMPASSE DE L’ASSISTANCE.................................................... 270 13.2. LE PASSAGE VERS UNE PRATIQUE D’URGENCE SOCIALE ................................................................ 273
XVI
L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
13.3. LA PRATIQUE D’URGENCE SOCIALE DU CENTRE LE HAVRE DE TROIS-RIVIÈRES ......................... 13.3.1. La philosophie .................................................................. 13.3.1.1. Accompagner des individus ............................. 13.3.1.2. Intervenir sur une situation ............................. 13.3.2. Le système d’hébergement d’urgence ............................ 13.3.3. L’organisation des services ............................................... 13.3.3.1. L’accueil ............................................................ 13.3.3.2. L’accompagnement et les services de base ..... 13.3.3.3. Le suivi............................................................... 13.3.4. Les « ingrédients » de base ............................................... 13.3.4.1. La ressource d’hébergement ........................... 13.3.4.2. L’équipe ............................................................ 13.3.4.3. L’approche ........................................................ 13.3.4.4. Les alliances ...................................................... 13.3.4.5. Les solutions durables ...................................... 13.3.5. Les résultats : 1994-2005 ...................................................
276 276 276 277 277 279 279 280 280 280 281 281 281 282 283 284
CONCLUSION ........................................................................................ 288
4 REPRÉSENTATION DE SOI
Partie
ET COMPRÉHENSION DES PROCESSUS Chapitre 14 LA PRÉVENTION DE L’ITINÉRANCE ET L’AUTONOMISATION DES JEUNES PLACÉS EN CENTRE JEUNESSE ................................. 291 Mario Poirier, Olivier Chanteau, Francine Marcil et Jérôme Guay 14.1. PERSPECTIVES ÉPISTÉMOLOGIQUES ET MÉTHODOLOGIE ................................................................. 293 14.2. ANALYSE DES RÉSULTATS ......................................................... 14.2.1. Désirs de liberté ................................................................ 14.2.2. L’ambivalence du dehors ................................................. 14.2.3. Un avenir incertain...........................................................
295 295 299 302
CONCLUSION ........................................................................................ 306 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ................................................... 307
TABLE DES MATIÈRES
XVII
Chapitre 15 L’INSTABILITÉ RÉSIDENTIELLE ET L’ITINÉRANCE EN RÉGION Le cas du nord des Laurentides ............................................................. 311 Paul Carle et Lalie Bélanger-Dion 15.1. NOS RECHERCHES SUR L’ITINÉRANCE ET L’INSTABILITÉ RÉSIDENTIELLE DANS LES LAURENTIDES ........................... 313 15.1.1. Le territoire ....................................................................... 313 15.1.2. Les approches privilégiées ............................................... 314 15.2. LE PHÉNOMÈNE DE L’ITINÉRANCE DANS LA RÉGION DES LAURENTIDES ................................... 15.2.1. L’itinérance « invisible » et la grande instabilité résidentielle ....................................................................... 15.2.2. Des stratégies de survie .................................................... 15.2.3. L’ampleur du phénomène et la question du logement 15.2.4. Les liens avec l’économie locale et la pauvreté en région ........................................................................... 15.2.5. Les services et leurs accès ................................................. 15.2.6. L’ampleur du phénomène chez les personnes âgées, les jeunes et les familles....................................................
316 316 318 320 323 323 324
15.3. RÉFLEXIONS SUR L’ITINÉRANCE ET LA RURALITÉ ........... 325 CONCLUSION ........................................................................................ 328 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ................................................... 330
Chapitre 16 VIVRE DANS LA RUE ET LA REPRÉSENTATION DE SOI DES FEMMES Une étude exploratoire ........................................................................... 333 Yves Lecomte, Marie-Ève Lapointe, Guillaume Ouellet, Jean Caron, Christian Laval, Emmanuel Stip et Jean Gagné 16.1. RECHERCHE SUR LES REPRÉSENTATIONS DE SOI ............. 336 16.2. SE QUESTIONNER SUR SOI DANS LA RUE............................ 16.2.1. « Style de vie » et catégories du soi................................... 16.2.1.1. Modalités de la vie dans l’itinérance ............... 16.2.1.2. Représentation du style de vie ......................... 16.2.1.3. Relation entre la représentation du style de vie et les catégories ...................................... 16.2.1.4. Désir de sortir de la rue ...................................
339 339 341 341 342 343
XVIII
L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
16.2.2. Les étapes du questionnement sur soi ............................ 16.2.2.1. Première étape : Je suis dans la rue ................... 16.2.2.2. Deuxième étape : une étape intermédiaire .... 16.2.2.3. Troisième étape : Quand t’es itinérant ............... 16.2.3. Relation entre les étapes et le questionnement sur soi.................................................................................
344 344 345 346 347
CONCLUSION ........................................................................................ 350 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ................................................... 351
Chapitre 17 AGIR SUR SA SANTÉ EN SITUATION D’ITINÉRANCE .................. 355 Roch Hurtubise, Shirley Roy, Marielle Rozier et Daphné Morin 17.1. DES AGIRS DIVERSIFIÉS EN MATIÈRE DE SANTÉ ET DE MALADIE .......................................................................... 17.1.1. L’agir paralysé : ne pas pouvoir faire ............................... 17.1.2. L’agir bricolage : faire avec............................................... 17.1.3. L’agir tactique : faire ce qu’il faut pour changer............ 17.1.4. L’agir contraint : devoir faire ...........................................
357 359 361 364 367
CONCLUSION : DES CONDITIONS MINIMALES DE L’AGIR.......... 369 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ................................................... 371 NOTICES BIOGRAPHIQUES ............................................................... 375
LISTE DES SIGLES ACJQ ACRS ARUC ASSS CAU CHSLD CIC CDPDJQ CHUM CJL CLSC CO CPLM CQCS CQRS CREMIS CRESAL CRI
Association des centres jeunesse du Québec Alliance communautaire pour la recherche en santé Alliance de recherche universités-communautés Agence de santé et de services sociaux Centre affilié universitaire Centre d’hébergement et de soins de longue durée Centre de crise Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec Centre hospitalier de l’Université de Montréal Centre jeunesse de Laval Centre local de services communautaires Centre opérationnel Centre de psychiatrie légale de Montréal Centre québécois de coordination sur le sida Conseil québécois de la recherche sociale Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté Centre de recherches et d’études sociologiques appliquées de la Loire Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté, l’exclusion sociale
XX CRSH CSSS CSST DPJ DRHC DRM DSM-IV FQRSC FRAPRU FRSQ GEIPSI GPS GRIP INSA IPAC ISASC ITS IVAC LJC LPJ LRQ MÉOS MRC MRHDC MSSS NDL ONSMP OSBL PDQ PQJ PROS PSBE
L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
Conseil de recherches en sciences humaines du Canada Centre de services de santé et de services sociaux Commission de la santé et de la sécurité du travail Direction de la protection de la jeunesse Développement des ressources humaines Canada Dernier Recours Montréal Diagnostic and Statistical Manual – Revision 4 Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture Front d’action populaire en réaménagement urbain Fonds de recherche en santé du Québec Groupe d’entraide à l’intention des personnes séropositives et itinérantes Genèse des perceptions de soi Groupe de recherche d’intérêt public Initiative nationale pour les sans-abri Initiative de partenariats en action communautaire Intervenant d’un service d’aide en situation de crise Infection transmissible sexuellement Indemnisation des victimes d’actes criminels Loi sur les jeunes contrevenants Loi sur la protection de la jeunesse Lois et règlements du Québec Médicament comme objet social Municipalité régionale de comté Ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences Ministère de la Santé et des Services sociaux Notre-Dame-de-Laval Observatoire national des pratiques en santé mentale et précarité Organisme sans but lucratif Poste de quartier Programme Qualification des jeunes Plans régionaux d’organisation des services Politique de la santé et du bien-être
LISTE DES SIGLES
RAMQ RAPSIM RRQ RRSSS RRVM RSIQ SAAQ SCHL SDF SHQ SNSA SPCUM SPVM STM TELUQ UDI UPS-J UQAM URHESS VIH
XXI
Régie de l’assurance maladie du Québec Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal Régie des rentes du Québec Régie régionale de la santé et des services sociaux Règlements refondus de la Ville de Montréal Réseau Solidarité Itinérance du Québec Société de l’assurance automobile du Québec Société canadienne d’hypothèques et de logement Sans domicile fixe Société d’habitation du Québec Secrétariat national pour les sans-abri Service de police de la Communauté urbaine de Montréal Service de police de la Ville de Montréal Société de transport de Montréal Télé-université de l’Université du Québec Utilisateur de drogue injectable Urgence psychosociale-justice Université du Québec à Montréal Unité hospitalière de recherche, d’enseignement et de soins sur le sida Virus de l’immunodéficience humaine
LISTE DES TABLEAUX ET FIGURES TABLEAUX 6.1 Profil des populations .................................................................... 142 6.2 Condition de domiciliation selon le territoire d’application des mandats .................................................................................... 146 6.3 Antécédents psychiatriques, de toxicomanie et judiciaires selon le territoire d’application des mandats .............................. 147 6.4 La situation-problème selon le territoire d’application des mandats .................................................................................... 153 8.1 Nombre de constats d’infraction par année ................................ 175 8.2 Les cinq infractions les plus fréquentes liées aux règlements de la Ville de Montréal .................................................................. 176 8.3 Les cinq infractions les plus fréquentes liées aux règlements de la Société de transport de Montréal ........................................ 177 8.4 Étape au dossier : durée moyenne et frais médians .................... 180 8.5 Montant de l’amende, augmentation des frais et prévisions...... 183 9.1 Logiques d’action ........................................................................... 202 15.1 Le processus de désinsertion ......................................................... 327 16.1 Modèle expérientiel-développemental ......................................... 338 16.2 Les relations entre le style de vie et les catégories du soi .......... 340 16.3 Étapes du questionnement sur la représentation de soi............. 348
XXIV
L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
FIGURES 8.1 Les motifs de la radiation pour les dossiers fermés .................... 181 8.2 Montant totaux des amendes initiales et frais de justice réclamés par année ........................................................................ 182 13.1 Le système d’assistance sociale ...................................................... 272 13.2 Le système d’urgence sociale ........................................................ 279 13.3 Admissions ...................................................................................... 283 13.4 Femmes admises ............................................................................. 285 13.5 Refus faute de places...................................................................... 285 13.6 Réadmissions ................................................................................... 286 13.7 Admissions et durées des séjours .................................................. 286 13.8 Durée des séjours ........................................................................... 287
INTRODUCTION
Shirley Roy Roch Hurtubise
La question de l’itinérance fait partie du débat public ; elle est en quelque sorte devenue incontournable. Alors qu’au tournant des années 1960 on croyait que le phénomène s’était résorbé, il est réapparu au début des années 1980 et n’a cessé de se développer depuis. La persistance et l’aggravation du phénomène, la diversification des populations touchées et la complexification des problématiques (Laberge, 2000) ont tour à tour contribué à en augmenter la visibilité. Par ailleurs, une diversité de programmes, de politiques, de mesures, d’organismes et de ressources ont cherché à aider, contrôler ou réprimer les populations itinérantes. On peut donc affirmer que le phénomène de l’itinérance a place dans la cité, même si cette place est peu enviable. L’itinérance est une question complexe qui ne peut se résumer ni s’expliquer par une formule simple. Depuis de nombreuses années, chercheurs et intervenants proposent des explications, des réponses et des modèles qui reposent à la fois sur leurs connaissances théoriques, livresques et empiriques du phénomène. Cette démarche a été, et est encore aujourd’hui, au cœur du projet qui guide le Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale (CRI) ; le présent ouvrage en est le fruit. Le CRI a ceci de particulier : il regroupe des chercheurs universitaires et professionnels de diverses disciplines et universités, des intervenants et des gestionnaires des milieux institutionnels et communautaires dont l’objectif est de produire une connaissance nouvelle, située à la jonction de ces différents univers.
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L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
L’itinérance en questions est donc le produit d’un travail collectif de réflexions et de débats que nous menons depuis de nombreuses années. Il nous permet de faire le point sur ce qui constitue, du point de vue de tous, les grandes questions de l’heure. Pour bien saisir la portée et la teneur de ce livre collectif ainsi que la diversité des propos tenus par une multiplicité d’auteurs venant d’horizons différents, cette introduction est divisée en trois parties. Dans une première partie nous ferons un détour par l’expérience unique qui est celle du CRI. Autant son histoire, les choix effectués depuis plus de quinze ans que les enjeux perçus et les défis à relever permettent de saisir la nature et l’originalité des travaux présentés. Dans une deuxième partie nous proposerons un bilan des connaissances produites par les chercheurs du CRI1 pour situer le présent ouvrage dans la continuité de ce que nous faisons depuis près de quinze ans. Ce choix permettra d’illustrer l’ampleur du champ de recherche exploré par les chercheurs, de cerner à la fois le chemin parcouru et les questions restées sans réponses. Enfin, dans une troisième partie, nous présenterons les différents textes de ce recueil, regroupés autour de quatre grandes thématiques transversales. Les dix-sept textes de ce recueil sont liés entre eux et construisent l’espace de questionnement et de réflexion en chantier au CRI. Ces textes ne constituent pas un aboutissement de la question de l’itinérance ; ils cherchent, au contraire, à ouvrir des pistes inexplorées et à approfondir davantage la compréhension du phénomène.
LE CRI : UNE HISTOIRE UNIQUE Dans cette première section, nous situerons quelques points saillants de l’histoire du CRI. Le CRI a d’abord été affaire de contexte, d’affinités et de complicité. Puis il a été confronté aux difficultés quotidiennes de la vie et de l’expérience de la recherche partenariale. Les enjeux théoriques et politiques qui se sont transformés au cours des ans constituent la trame à partir de laquelle ce livre a pu être pensé.
1. Dans le cadre d’un tel texte, un bilan de l’ensemble de la littérature scientifique s’avère impossible, vu la quantité impressionnante de publications qui paraissent chaque année sur cette question. Une évaluation sommaire des banques de données bibliographiques Medline, Sociofile, PsycLit nous indique que près de 4 000 articles ont été publiés de 1990 à 2005. Cela dit, dans d’autres types de publications, des synthèses partielles existent déjà.
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UNE AFFAIRE DE CONTEXTE, D’AFFINITÉS ET DE COMPLICITÉ Le CRI est une équipe de recherche partenariale formée, depuis ses débuts, de chercheurs universitaires et d’intervenants des milieux institutionnels et communautaires : le Centre local de services communautaires des Faubourgs (CLSC Faubourgs), le Centre de santé et de services sociaux Jeanne-Mance (CSSS Jeanne-Mance) et le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM). En 1992, la Politique de la santé et du bien-être (PSBE) du gouvernement du Québec fait état de problèmes sociaux jugés prioritaires et sur lesquels on doit, comme société, intervenir : la question de l’itinérance constitue l’un des axes prioritaires. Dans la foulée, un imposant programme de financement d’infrastructures de recherche est élaboré et le CRI est reconnu et subventionné comme équipe de recherche partenariale. Une aventure commence alors2. Au printemps 1993, des personnes et organismes engagés dans la lutte contre l’itinérance et des chercheurs se rencontrent et conviennent que le projet de croiser connaissances pratiques et connaissances théoriques constitue un défi exceptionnel et emballant3, et ce, malgré les difficultés d’arrimer différents univers (pratique et intellectuel ; institutionnel et communautaire) et en dépit de missions ou d’objectifs différents. De 1993 à 1995, c’est l’étape des premières armes, marquée par le démarrage de nombreux projets de recherche (près de quarante). C’est la période de discussion portant sur la définition et le rôle de chacun, avec ses spécialités, ses spécificités et ses forces particulières. C’est aussi la période d’apprivoisement des différents points de vue sur la question de l’itinérance (ses explications, ses solutions), de la culture organisationnelle (universités, institutions de santé et de services sociaux, milieux communautaires), du vocabulaire si diversifié (intellectuel, administratif, militant et qui renvoie à des univers explicatifs différents) et, enfin, de la temporalité (pour les milieux de pratique, demain est déjà trop tard ; pour les milieux universitaires, dix-huit mois est l’horizon réaliste pour arriver à produire des résultats qui correspondent aux normes scientifiques).
2. Pour la première fois au printemps 1994, le CRI obtient une subvention d’infrastructure de recherche, ce qui se poursuivra sans interruption jusqu’à maintenant. 3. Ce sont des acteurs clés du centre-ville de Montréal, là où la question de l’itinérance se pose de manière aiguë : le CLSC d’alors, dirigé par Jacques Gagné (devenu CSSS JeanneMance), le RAPSIM, coordonné par René Charest, et l’Université du Québec à Montréal (UQAM) par l’intermédiaire des chercheures Danielle Laberge et Shirley Roy qui avaient déjà effectué des travaux de recherche sur la question de l’itinérance.
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La période 1996-2000 est la phase d’expansion. Elle se concrétise par la multiplication des projets de recherche, la diversification et l’augmentation du nombre de chercheurs et de partenaires. La problématique s’élargit, on ouvre la réflexion à la réalité de l’exclusion sociale. On assiste alors à une multiplication des publications dans les revues scientifiques et professionnelles, dans des recueils de textes4. On participe collectivement ou individuellement à des colloques nationaux et internationaux. En 2000, c’est la publication du livre Errance urbaine. La période 2001-2004 est celle de la décentralisation et elle est marquée par des réaménagements majeurs. D’une part, les organismes subventionnaires québécois5 se réorganisent et changent leurs missions et, d’autre part, le gouvernement fédéral lance différents programmes6, dont l’Initiative de partenariats en action communautaire (IPAC)7. Du même souffle, on assiste à une ouverture sur le plan international8. Plusieurs chercheurs partent pour diverses raisons (nouvelles règles imposées par les organismes subventionnaires9, choix personnels ou de carrière) ; de nouveaux partenaires s’ajoutent, diversifiant10 et enrichissant notre expertise et nos compétences ; la direction scientifique change aussi de mains tout en assurant la continuité11.
4. Au cours de la période 1996-1999, les membres du CRI ont publié 31 articles, 10 rapports, 9 chapitres de livres, 2 livres. 5. Au plan du cadre général structurant la recherche, quelques événements sont à signaler. Tout d’abord, au Québec, le Conseil québécois de la recherche sociale (CQRS) disparaît et s’intègre au Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture (FQRSC), qui devient l’organisme de recherche chapeautant la recherche sociale au Québec. 6. Sur le front pancanadien, les organismes de recherche (CRSH et IRSC) se réorganisent et ouvrent aussi des programmes de recherche partenariale (ARUC et ACRS). 7. Le gouvernement fédéral crée le Secrétariat national des sans-abri et développe le programme IPAC (Initiative de partenariats en action communautaire) et un programme de contrats de recherche. 8. Sur le plan international, on assiste à un élargissement notable de cette problématique et le CRI inclut, dans son équipe, des chercheurs étrangers. 9. Les nouvelles règles interdisent à un chercheur de faire partie de plusieurs équipes de recherche, ce qui aura des conséquences sérieuses, chacun étant contraint de faire des choix et de partir s’il est responsable ou membre fondateur d’une autre équipe. Cette décision du FQRSC aura un impact important sur toute l’organisation de la recherche au Québec. 10. Des collaborations se sont développées avec plusieurs regroupements d’organismes en itinérance, dont le Réseau solidarité itinérance du Québec (RSIQ) et le Regroupement pour l’aide aux itinérants et itinérantes de Québec (RAIIQ). Dans ce contexte, la réalité différentielle des régions a été prise en compte, de même que les enjeux transversaux qui concernent tant les villes moyennes que les grandes villes. 11. Danielle Laberge et Shirley Roy ont assuré la direction scientifique jusqu’en 2002, puis Shirley Roy et Roch Hurtubise l’ont fait jusqu’à aujourd’hui.
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Cette période est aussi marquée par une sorte de course aux subventions12 dont certaines ne sont pas obtenues, ce qui aura un effet démobilisateur pour tous les membres du CRI. Depuis 2004, c’est la relance et la réorganisation. Après dix ans de travaux collectifs, de nombreux projets de recherche se poursuivent et d’autres, sur des thématiques complémentaires, se développent. Le bilan de nos activités est très positif et la publication du présent ouvrage marque la mi-temps de cette dernière étape. Au fil des années, les travaux de recherche et les différentes activités ont contribué à mettre la question de l’itinérance sur la place publique et à la rendre incontournable13.
VIVRE LE PARTENARIAT AU QUOTIDIEN Vouloir produire une connaissance nouvelle qui intègre différents points de vue (théoriques et empiriques ; universitaires, institutionnels et communautaires) ne va pas de soi. L’arrimage entre les partenaires, la création d’un véritable lieu d’échange et la transmission d’une culture de la recherche sont des dimensions importantes, voire essentielles. L’arrimage entre différentes cultures organisationnelles, intellectuelles et politiques est fondamental dans le développement d’une connaissance renouvelée, et il a constitué un enjeu depuis le début. Même si, au cours des ans, le CRI a vu se succéder quelques responsables du CLSC14, du RAPSIM15 et des directeurs scientifiques16, la grande stabilité des partenaires (communautaires, institutionnels et universitaires) a été un atout majeur. L’arrivée de nouvelles personnes nécessite des ajustements importants, sans compter le fait que chaque fois il y a des deuils à faire et de nouvelles complicités à bâtir. Ces personnes apportent de nouveaux points de vue et de nouvelles manières de faire ; les débats et les ajustements sont continuels.
12. ACRS, dépôt de la demande en septembre 2000, réponse en janvier 2001 ; ARUC, dépôt de la demande en juin 2003, réponse en novembre 2003 ; FQRSC, dépôt en octobre 2003, réponse en avril 2004 ; à nouveau FQRSC, dépôt en automne 2004, réponse en avril 2005, où nous obtenons une subvention pour une durée de quatre années. 13. Il s’agit d’un bilan partiel fait à partir des demandes de subventions déposées au cours des années. On le sait, de nombreuses activités et publications échappent à ce type d’exercice. Cependant, on peut affirmer que près de 250 projets de recherche ont été réalisés par les chercheurs universitaires et les chercheurs de terrain ; une vingtaine de colloques ont été organisés directement par le CRI ; près de 130 articles, 50 rapports de recherche, 90 chapitres de livres et une vingtaine d’ouvrages ont été publiés. 14. Jacques Gagné, Michel Fontaine, Sylvie Simard. 15. René Charest, Claude Chapdeleine, Pierre Gaudreau. 16. Danielle Laberge et Shirley Roy (1993-2001), Shirley Roy et Roch Hurtubise (depuis 2001).
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Au cours des ans, les organismes d’où viennent les partenaires de terrain ont affiné et politisé leurs positions ; pensons, entre autres, au CLSC qui a créé l’équipe itinérance et a changé de mission et à l’avènement du Réseau solidarité itinérance du Québec (RSIQ). Pour que le collectif puisse atteindre sa force dynamique, il fallait qu’un certain nombre d’activités et de processus s’autonomisent et que des liens forts entre partenaires, chercheurs et intervenants se consolident, que ces liens soient multiples, diversifiés et décentralisés. Les colloques annuels du CRI constituent à cet égard un bel exemple. En effet, au cours des douze dernières années les colloques du CRI, portant sur différentes thématiques17, ont réuni entre cent cinquante et trois cents personnes. Ces colloques constituent un moment de rencontre où chacun peut, pendant quelques heures, sortir de l’urgence pour s’intéresser à des questions plus larges touchant l’essentiel de son travail. La transmission d’une culture de la recherche partenariale dans les différentes ressources, regroupements et à l’université constitue un autre enjeu du partenariat. Jusqu’à présent on a réussi à maintenir le cap. Il faut faire partager l’importance de la recherche et de son rôle dans la compréhension du phénomène mais aussi sur le plan de l’intervention. Mieux comprendre permet d’agir plus adéquatement. Au moment du changement de garde dans nos institutions et organismes, il faut redoubler d’énergie pour s’assurer qu’il y a encore des porteurs et des défendeurs de la recherche partenariale.
DES ENJEUX THÉORIQUES QUI CONSTRUISENT LE PARTENARIAT L’histoire du Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale a été celle de ses débats théoriques. Trois d’entre eux nous ont davantage marqués. À travers eux et dans la foulée des enjeux qu’ils ont soulevés, le CRI s’est déplacé, réorienté et redéfini. La compréhension de ces enjeux est importante pour saisir le chemin parcouru et aussi pour situer le contenu du présent ouvrage collectif.
17. Les refuges à la croisée des chemins / Shelters at a crossroads (25 mai 2007) ; Itinérance et santé mentale. Réalité sociale, réalité psychique (26 mai 2006) ; L’itinérance en questions (4 juin 2004) ; Habitat. Ancrage dans la communauté ? (6 juin 2003) ; Agir avec les personnes itinérantes (7 juin 2002) ; Sortir de la rue ? (8 juin 2001) ; Mythes, contraintes et pratiques (9 juin 2000) ; La vie itinérante (4 juin 1999) ; L’itinérance sur la carte (18 au 20 mars 1998) ; L’itinérance. La place dans la cité (6 juin 1997) ; Deux faces de l’itinérance : judiciarisation et victimisation (24 mai 1996) ; Jeunes en difficulté. De l’exclusion vers l’itinérance (9 juin 1995). Pour plus d’information, veuillez vous référer à notre site Internet : <www.cri.uqam.ca>.
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Le premier grand défi concerne la dénomination du phénomène de la vie à la rue. Le choix du terme itinérance, plutôt que clochard, robineux ou sans domicile fixe (SDF) nous a permis de nous intéresser aux processus, aux politiques, aux contextes et dynamiques personnelles de la vie à la rue. Ce terme ne correspond pas à une catégorie administrative ou institutionnelle qui construirait la problématique à partir d’une logique gestionnaire induisant des contraintes et des « biais » dans lesquels devrait s’inscrire la recherche. Le terme itinérance est une désignation, une construction sociologique qui reflète à la fois la manière dont le milieu nomme le phénomène de l’errance et la misère associée à la souffrance et à la solitude de ceux et celles qui circulent dans les ressources. Il correspond, plus empiriquement, à une définition large qui englobe une diversité de problématiques (alcoolisme, santé mentale, toxicomanie, prostitution, etc.) rencontrées chez des populations privées temporairement de logis et dont l’inscription sociale est l’univers de la rue18. Bien que continuellement remis en question par les différents chercheurs du CRI pour son manque de précision, son flou, sa trop grande extension, le terme itinérance a été et est heuristiquement porteur du point de vue de la connaissance. À preuve, on le voit apparaître dans l’univers de la recherche en France et dans les pays francophones ; certains chercheurs étrangers ayant de plus en plus recours au terme itinérance plutôt qu’à celui, consacré, de SDF. Le deuxième défi théorique auquel a été confronté le CRI a été de construire une connaissance large au croisement de deux dimensions. La première touche les objets d’analyse distinguant les personnes itinérantes du phénomène de l’itinérance. Cette distinction, pourtant essentielle, est trop souvent absente des travaux de recherche, entraînant des confrontations sans fondement entre les tenants de diverses écoles. La deuxième dimension s’intéresse aux perspectives analytiques, dont les profils et les dynamiques (compréhension de la configuration, de la dynamique et de la genèse de l’itinérance), les réponses spécialisées (les interventions qui s’adressent exclusivement à l’itinérance) et les cadres de gestion des problèmes sociaux (politiques, règlements, mesures de contrôle, etc.). Ce questionnement nous a conduits à l’adoption d’approches analytiques complémentaires. Aujourd’hui, les explications uniques n’ont plus cours. La juxtaposition et l’interpénétration de différents modes explicatifs nous permettent de saisir la complexité des situations et des explications de l’itinérance. Cela suppose la prise en compte complémentaire d’explications
18. Ainsi, l’itinérance est expliquée comme forme exemplaire d’exclusion sociale (Roy), recréation du lien social (Poirier), présentation de soi (Pichon), forme extrême de désocialisation (Declerck), désaffiliation sociale (Castel), et la rue (non l’itinérance) comme lieu de socialisation marginalisée (Parazelli), etc.
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de nature structurelle19, institutionnelle20 et individuelle21 dans une perspective de complémentarité et non plus d’opposition. Les analyses des récits des personnes et de leurs trajectoires nous ont en effet permis de saisir l’interdépendance de ces explications. Aujourd’hui, les discours publics et scientifiques ne présentent plus l’itinérance comme une maladie ou une fatalité historique et, de moins en moins, comme un état ou un statut social. L’itinérance est plutôt comprise comme un mode de vie, résultant d’histoires sociales et personnelles complexes. Enfin, le troisième grand défi théorique du CRI a été de tenter de proposer un modèle explicatif large de l’itinérance, rien de moins. Malgré le fait que nous ayons exploré les divers aspects de la question et tenté d’articuler différentes entrées théoriques, force est d’admettre que notre projet théorique intégrateur rencontre des limites. Les écueils théoriques et épistémologiques se sont multipliés et le dépassement de la nature empirique du phénomène ne pouvait se produire sans une explosion et une réinscription de la question dans un cadre plus large. La considérer du point de vue disciplinaire, c’était accepter de réduire sa compréhension et son explication. L’interdisciplinarité s’est donc imposée comme réponse au problème posé par la fragmentation de la connaissance et par le fractionnement du processus de compréhension (Duchastel et Laberge, 1999). Cela dit, pour réaliser de véritables études interdisciplinaires, il faut dépasser sa discipline pour penser la complexité. Il faut élaborer des méthodes applicables
19. Pensons entre autres aux transformations des politiques sociales devant soutenir économiquement les personnes les plus démunies ou en absence de travail (aide sociale, assurance-emploi, etc.) ; aux transformations des formes du travail (augmentation de la précarité, disparition d’emplois non spécialisés, baisse des revenus en raison du pouvoir d’achat) ; au logement social non disponible, à l’augmentation du coût des loyers locatifs et à la diminution drastique du parc de maisons de chambre, particulièrement dans les zones où les personnes itinérantes vivent, à l’augmentation du nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, etc. 20. Pensons notamment à la désinstitutionnalisation des hôpitaux psychiatriques amorcée il y a quelques décennies et à son pendant actuel, la non-institutionnalisation en cas de difficulté et de dysfonctionnement majeurs ; à la judiciarisation et à la criminalisation accrues des actes sociaux qui entraînent l’apparition de dossiers judiciaires pour une partie des personnes et fragilisent l’insertion de celles-ci ; à la reconfiguration familiale et à l’apparition de nouveaux modèles conjugaux qui fragilisent les réseaux de solidarité et laissent une partie des femmes et des enfants abandonnés sans ressources. 21. D’une part, on constate qu’un certain nombre de personnes refusent ou se déclarent incapables de vivre dans une société qui ne leur fait pas de place en raison de son caractère hautement performatif. D’autre part, plusieurs individus sont confrontés à un ensemble de problèmes personnels non réglés (santé physique, santé mentale, dépendance à la drogue, à l’alcool et au jeu, déficience intellectuelle, etc.) qui rendent leur intégration difficile, voire impossible. Enfin, diverses situations (deuil d’un parent, abandon, violence familiale, placements répétés, nombreux déménagements) affaiblissent le réseau relationnel ou le rendent inadéquat ou inefficace.
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aux différentes disciplines. L’interdisciplinarité est fort prometteuse du point de vue de la saisie d’objets complexes, mais combien difficile ! Nous avons certes expérimenté et ouvert des avenues interdisciplinaires, mais le chemin est loin d’être entièrement parcouru. La théorisation de l’objet itinérance visait donc à inscrire le phénomène dans ses dimensions macrosociales et historiques ; les premières permettant de remettre en cause le caractère fondamentalement distinct de l’itinérance et de la resituer comme une forme parmi d’autres de disqualification sociale, et les secondes permettant d’invalider le postulat de la pathologie intrinsèque parce que le phénomène a pris des formes et des significations très différentes dans le temps (Duchastel et Laberge, 1999, p. 72). Parler d’inégalités sociales et d’exclusion sociale permettait d’élargir la compréhension du phénomène en prenant en compte son maintien et sa perpétuation, tentait de rendre opérante l’interdisciplinarité, reliait le phénomène à un univers théorique porteur et nous informait sur la nature de la transformation des rapports sociaux de nos sociétés contemporaines. Le terme exclusion sociale, qui se trouve au cœur d’intenses débats depuis de nombreuses années, constituait un possible. Surtout, l’association des trois termes itinérance, pauvreté et exclusion sociale nous semblait prometteuse. Loin de l’avoir tranché et sans être assurés de son issue, nous poursuivons ce débat. Ce qui nous paraît alors porteur, c’est la force évocatrice du terme exclusion sociale, malgré les nombreuses et pertinentes critiques dont il fait l’objet. Au-delà ou à travers la question de l’itinérance, il nous faut explorer ce qui est à l’œuvre dans notre société, à savoir : l’effet toujours important des inégalités sociales dans le contexte de sociétés globalement riches comme la nôtre ; la fragilisation de populations toujours plus importantes du point de vue du nombre ; la vulnérabilité des situations qui caractérise de plus en plus la vie en société ; la privation de certains droits et de la participation à diverses activités sociales pour des populations de plus en plus nombreuses ; le constat de populations qui, ayant un statut social stigmatisé, sont reléguées dans une zone de tolérance acceptable sans plus, ce qui en fait des citoyens de deuxième zone, sans reconnaissance aucune.
LES ENJEUX POLITIQUES D’UN PARTENARIAT DE RECHERCHE Le partenariat de recherche présente des enjeux que nous qualifierions de politiques. En effet, entre recherche et militance, entre partenaires aux pratiques, horizons et objectifs différents, les enjeux politiques se sont construits au fur et à mesure de notre développement.
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Tout d’abord, le CRI s’est historiquement présenté comme un relais, un passeur, un trait d’union entre la recherche et l’action. La recherche et la production de celle-ci sont une sorte de bien offert aux intervenants et aux groupes, pour faire avancer la cause de la lutte contre la pauvreté et celle de l’éradication de l’itinérance. L’objectif a été, et est encore aujourd’hui, de mettre la connaissance au service d’un changement social, au service des acteurs de première ligne, dont les institutions, les groupes et, ultimement, les personnes. De plus, l’inscription de la question de l’itinérance dans le débat public a toujours été l’un de nos objectifs. De ce point de vue, on peut dire que c’est mission accomplie. En effet, aujourd’hui, les acteurs locaux, les décideurs, les politiciens, les responsables et acteurs du secteur de la santé, les forces policières et les médias sont sensibilisés à la question de l’itinérance. Nous avons sorti l’itinérance de l’ombre, elle fait désormais partie du débat public et politique. Celui-ci est maintenant ouvert et différentes voix s’élèvent, même si elles ne sont pas consensuelles. Enfin, il nous a fallu nous démarquer des analyses partisanes, qu’elles soient de gauche ou de droite. Notre position en tant que collectif de recherche exigeait que la connaissance produite ou à produire ne soit pas partisane, tout en n’étant pas neutre. Même s’il y a des variantes et des options politiques différentes chez les membres du CRI, ce cadre large nous a toujours rassemblés et a guidé nos recherches. En même temps, le CRI n’a pas visé l’action de première ligne. Il s’est toujours situé en retrait de la lutte politique directe, même si, pour plusieurs, le choix que nous avons fait de travailler sur cette question, de même que la manière de le faire, constitue en soi une option. Cela dit, il ne faut pas confondre son action avec une action militante au sens d’action partisane visant des objectifs spécifiques et en usant d’une diversité de moyens. Au fil du temps, le CRI a cherché à produire une connaissance politiquement située (engagée) et non militante. Notre conviction a toujours été que la société doit changer, qu’elle doit faire une place à tous, reconnaître les droits de chacun et opter pour une redistribution des richesses qui vise à faire disparaître les inégalités sociales.
LA RECHERCHE EN ITINÉRANCE : LE CHEMIN PARCOURU La question de l’itinérance, problématique complexe sollicitant divers niveaux de compréhension, a constitué un véritable défi pour les chercheurs et les milieux de l’intervention. Qu’allions-nous investiguer prioritairement du point de vue des connaissances essentielles, tout en tenant compte des
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compétences particulières des chercheurs, de leur champ de spécialisation et de leurs intérêts, mais aussi au regard des préoccupations et des priorités du monde de l’intervention ? Sans que nous présentions l’ensemble des recherches menées par le CRI durant cette période, certaines thématiques nous apparaissent être des éléments importants pour la compréhension de la condition itinérante qui s’est développée à travers nos travaux au cours des ans. Dans certains cas, ces thématiques viennent confirmer ce qui n’était au départ qu’intuition ou hypothèse. Dans d’autres cas, elles nous semblent des percées originales qui ont contribué à élargir les préoccupations de recherche, de planification et d’intervention. Étant donné le nombre très imposant des projets de recherche que nous avons collectivement menés et les publications effectuées depuis près de quinze ans, nous nous risquons à résumer ces avancées de recherche à quelques grandes thématiques ; celles qui nous sont apparues majeures.
LA CONFIGURATION DU PHÉNOMÈNE DE L’ITINÉRANCE S’EST TRANSFORMÉE Au cours des ans un constat s’est imposé comme une évidence : la configuration du phénomène s’est transformée sur au moins trois plans. D’une part, depuis la fin des années 1980 on a pu constater une aggravation du phénomène dans les grandes villes (Montréal, Toronto et Vancouver), mais aussi dans des villes plus petites qui n’étaient pas touchées jusque-là par cette réalité (Laberge, 2000 ; Roy, Hurtubise et Rozier, 2003 ; Carle et Bélanger-Dion, 2003 ; Simard, 2000). D’autre part, le phénomène a été marqué par une diversification des groupes touchés. Alors qu’à la fin des années 1980 l’itinérance était principalement le fait des hommes, aujourd’hui on voit des femmes (Roy et al., 2002) et des jeunes (Parazelli, 2002 ; Bellot, 2001 ; Hurtubise et Laaroussi, 2000) qui vivent cette situation et on voit aussi apparaître le phénomène des familles itinérantes et celui de la hausse du nombre d’itinérants parmi les populations autochtones (Bellot, 2001). Enfin, on constate une détérioration des conditions de vie des personnes affectées par des problèmes multiples, et la combinaison de ces problèmes aggrave les difficultés auxquelles ces personnes doivent faire face, et cela, sur plusieurs plans (Poirier et al., 2000 ; Thibaudeau, 2000).
DES CAUSES OU EXPLICATIONS VARIÉES ET COMPLÉMENTAIRES Les premiers travaux que nous avons menés s’inscrivaient dans la recherche de causes opposant le plus souvent les explications structurelles et individuelles. On peut dire aujourd’hui qu’un certain consensus se dégage quant au fait que l’itinérance ne peut être analysée à travers un modèle simple,
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linéaire et progressif mais, au contraire, qu’elle se construit par la combinaison de facteurs sociaux et de facteurs individuels (Laberge, Poirier et Charest, 1998 ; Poirier et al., 1999 ; Roy, 1995). Les explications de nature structurelle peuvent se résumer ainsi : un processus d’appauvrissement engendré par les modifications des politiques publiques et du marché de l’emploi et qui s’est accentué au cours des vingt dernières années (Fecteau, 1995 ; Roy, 1995) ; des mesures sociales adoptées au Québec afin de réduire le déficit et qui ont conduit à supprimer ou à diminuer les prestations pour certains groupes de bénéficiaires, gonflant, de ce fait, le bassin des plus démunis ; la crise du logement, la précarité résidentielle et l’absence de logements abordables et salubres, causées notamment par la diminution radicale du parc de logements à prix modique, l’insuffisance de logements avec soutien communautaire, les préjugés de certains propriétaires (Roy, Noiseux et Thomas, 2003). Du côté des explications de nature individuelle, on peut souligner le cumul des problèmes relationnels (Laberge, Poirier et Charest, 1998) ou des carences d’apprentissage social et affectif résultant de traumatismes de l’attachement : deuils, conflits familiaux ou divorces problématiques, violence conjugale, agressions sexuelles ou inceste, négligence ou maltraitance, placements répétés, désengagement parental (Poirier et al., 1999 ; Poirier, 1996). Les explications de nature institutionnelle, pour leur part, se concentrent autour de la désinstitutionnalisation psychiatrique (Robert, 1990 ; Campeau, 2000) et sur le fait que les personnes ayant des problèmes de santé mentale ne reçoivent pas toujours le soutien nécessaire leur permettant de vivre de manière autonome dans la société. Enfin, on constate que la judiciarisation et la criminalisation de l’itinérance sont de plus en plus présentes et qu’elles apparaissent parfois comme la réponse la plus adéquate pour mettre fin aux tensions dans l’espace public (Bellot et al., 2005 ; Laberge et al., 1998 ; Laberge et Morin, 1997 ; Gagné, 1996 ; Legros, 1999 ; Poirier et al., 1999).
LA GENÈSE DE LA CONDITION ITINÉRANTE EST VARIÉE Les nombreux travaux sur la genèse de l’itinérance ont souligné la diversité des parcours possibles (Poirier, 2000). Deux pôles organisent la connaissance sur cette question. On observerait, d’une part, une désaffiliation progressive, une venue à la rue inscrite dans le temps à travers une diversité de difficultés et de ruptures ainsi que de nombreux allers-retours entre l’insertion et la non-insertion. D’autre part, des personnes qui connaissent des ruptures brutales et un passage extrêmement rapide à la situation d’itinérant. Par exemple, l’emprisonnement, généralement considéré comme une réponse à l’itinérance, est aussi un facteur expliquant la venue à l’itinérance, puisqu’il
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entraîne souvent la perte des biens personnels et la rupture des liens sociaux, ou encore le phénomène des jeunes qui, à la suite d’une fugue de la maison familiale ou du centre jeunesse, se retrouvent à la rue.
LES PERSONNES ITINÉRANTES SONT INSCRITES DANS DES RÉSEAUX ET LA FAMILLE OCCUPE UNE PLACE IMPORTANTE Itinérance, vie solitaire et isolement social sont indissociablement liés dans les représentations de l’itinérance22 (Roy, 1988 ; Roy et Duchesne, 2000). Cela dit, des figures différentes coexistent et, selon la définition retenue, on parlera de vie solitaire, de solitude, d’isolement social ; la figure type du clochard robineux aurait tendance à cumuler les trois, mais chez les jeunes ou parmi différents sous-groupes de personnes itinérantes l’un ne va pas nécessairement avec l’autre. Le discours recueilli après de personnes itinérantes, au fil des ans, nous a aussi appris que, pour certains, l’absence ou la faiblesse des liens avec leurs familles est marquante (Poirier et al., 1999 ; Fortier et Roy, 1996), tandis que pour d’autres la famille occupe une place importante dans leur vie. Ainsi, les conflits ou la rupture avec la famille, l’absence ou la nostalgie de la famille, la perte ou la recherche de la famille reviennent comme des leitmotivs. Du même coup, la famille sert de filet de protection contre la précarisation totale ou agit comme médiateur. Elle offre un dépannage temporaire (financier, affectif, de logement) et joue un rôle de caution auprès des institutions de justice ou de santé mentale (Hurtubise et Vatz-Laaroussi, 2000 ; Poirier et al., 1999). La famille prend aussi une signification particulière dans le cas des femmes itinérantes ayant des enfants ; elles sont souvent en situation de perdre leurs enfants et les chances de les retrouver sont quasi nulles, d’autant que les ressources consacrées aux femmes ne sont souvent pas organisées pour recevoir les enfants.
L’ESPACE N’EST PAS NEUTRE POUR LES PERSONNES VIVANT DANS LA RUE : ELLES SONT OBSERVÉES, JUDICIARISÉES, VICTIMISÉES La question de l’occupation de l’espace public par les personnes itinérantes a pris, au fil des ans, une importance de plus en plus grande ; elle est devenue ces derniers mois d’une très grande actualité. La rue est à la fois objet d’investissement, lieu de rencontre, de socialisation, de détente, Elle est apprivoisée et investie symboliquement par les personnes itinérantes.
22. Cette représentation se trouve tout autant dans l’univers de la recherche que dans celui de la pratique. Le RAPSIM est le réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal.
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Elle est, de ce fait, objet de confrontations et de conflits (Dufour, 1998 ; Charest et Gagné, 1997 ; Parazelli, 1997). Les personnes itinérantes, en raison de leur mode de vie et surtout du fait de l’absence de domicile, sont souvent contraintes de vivre dans l’espace public (Thomas, 2000 ; Laberge et Roy, 2001 ; Roy, Noiseux et Thomas, 2003). Elles sont sous le regard constant des autres. Deux conséquences ressortent clairement de nos travaux à ce chapitre. La première concerne l’importance que prend la judiciarisation comme mode de résolution de problèmes : contraventions, arrestations, incarcération à la suite de ces affaires (Laberge et al., 2000 ; Bellot et al., 2005). La seconde est le fait que les personnes itinérantes font l’objet de victimisations diverses : agression physique ou sexuelle, vol d’objets personnels, d’argent, de médicaments, abus de confiance, menaces, expulsions illégales. Ces victimisations affectent leur santé, leur sentiment de sécurité et leur capacité de survivre. Chez les femmes itinérantes la victimisation joue et a joué un rôle particulier dans leur vie adulte. Deux cas de figure se distinguent ici : les femmes qui, plutôt jeunes, fréquentent des milieux de consommation de drogues, travaillent dans des bars de danseuses nues, qui vivent de prostitution ou sont victimes de violence de la part de leur conjoint/souteneur/revendeur de drogues (Dufour, 2005) ; les femmes victimes de violence conjugale et qui décident de fuir dans des refuges afin de se protéger et de protéger leurs enfants. Bien qu’elles soient objectivement des sans-abri, ces femmes ne se voient pas comme itinérantes et ne veulent pas être perçues comme telles.
UNE APPROCHE DE L’ITINÉRANT, VICTIME D’UN SYSTÈME SOCIAL OU SUJET ACTEUR DE SA PROPRE VIE La diversité de nos travaux de recherche, de nos choix méthodologiques et éthiques ont fait et font coexister deux conceptions de la personne itinérante. D’une part, celle-ci peut être perçue, décrite et située en tant que victime des inégalités sociales, de formes de discrimination ou d’injustice. Dans cette optique, l’individu subit des situations sur lesquelles il n’a pas de prise et qui relèvent de conditions structurelles ou institutionnelles, il éprouve des difficultés à formuler une demande et à exprimer un besoin ou, encore, il est vu comme faisant partie d’un « groupe à risque », cible de politiques de santé publique par exemple. D’autre part, au-delà de la catégorie sociale stigmatisante, l’itinérant apparaît aussi comme personne, sujet, acteur social. Nos travaux sur les stratégies de survie (Lussier et al., 2002 ; Laberge et al., 2000a), sur les pratiques de soins (Carrière, Hurtubise et Lauzon, 2003), sur le rapport à l’espace (Parazelli, 2003), sur le travail (Hurtubise, Roy et Bellot, 2003 ; Roy et Hurtubise, 2005), sur les nouveaux modèles d’intervention – outreach (Denoncourt et al., 2000 ; Thibaudeau et Denoncourt, 1999), empowerment ou encore intervention par les pairs (Fortier
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et al., 2001) – nous révèlent un individu-acteur, ayant une prise sur son existence malgré sa condition d’extrême vulnérabilité. Certains modèles, des philosophies et des approches d’intervention lui reconnaissent ce statut. Cela dit et peu importe la figure retenue, nous considérons la personne itinérante comme une interlocutrice crédible dans la définition du phénomène et dans la production de la connaissance.
L’IDENTITÉ EST COMPLEXE, ELLE NE PEUT ÊTRE RÉDUITE À DES CARACTÉRISTIQUES « OBJECTIVES » Qui est perçu comme itinérant ? Qui se reconnaît comme itinérant ? À quoi reconnaît-on un itinérant ? Ces trois questions renvoient directement aux liens qui existent entre la définition de l’itinérant, les caractéristiques objectives qui sont retenues et l’identité personnelle et sociale. Nos recherches nous ont permis de constater qu’il n’y a pas toujours de relation directe entre conditions de vie et identité, qu’il s’agisse de sa propre identité ou de celle que les autres nous attribuent. Par exemple, on a constaté que parmi les personnes qui correspondent aux définitions de l’itinérance et utilisent les services qui leur sont destinés, certaines ne se considèrent pas comme telles ; elles récusent même activement cette identité (Laberge et Roy, 2003 ; Roy et Hurtubise, 2004 ; Roy et al., 2006) ; d’autres, au contraire, la revendique clairement. Ainsi, certaines personnes ne sont pas définies comme itinérantes, alors que d’autres le seront, malgré des caractéristiques personnelles et des conditions de vie similaires (Dufour, 2002). Par exemple, il semble y avoir beaucoup plus de résistance à considérer une femme comme itinérante qu’un homme vivant dans des conditions semblables. Il en est de même pour les jeunes de la rue qui, bien qu’ils soient sans ressources, sans logis, et qu’ils connaissent parfois des problèmes personnels graves, ne seront pas considérés comme des itinérants (Parazelli, 2002 ; Bellot, 2001). Enfin, en région, les utilisateurs de services destinés aux personnes itinérantes ne sont pas vus comme des itinérants, alors que ces mêmes personnes seraient perçues comme itinérantes à Montréal (Carle et Bélanger-Dion, 2003). Ces distinctions sont importantes et elles influent directement sur la définition des besoins, la dynamique de l’intervention et la planification des ressources.
POUR CHANGER LES CHOSES : L’INTERVENTION EN MATIÈRE D’ITINÉRANCE La complexité de la problématique étant établie, plusieurs recherches se sont développées sur les modes d’action auprès des personnes itinérantes, que ce soit à travers des modèles d’action spécifique (l’approche outreach), des formes d’organisation et de collaboration sur des enjeux spécifiques
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(l’action concertée, l’action intersectorielle) ou encore des formes de services (le logement avec soutien communautaire). Au début des travaux de l’équipe, les chercheurs sont surtout préoccupés du problème de la discrimination à l’égard des personnes en situation d’itinérance et de l’inadéquation de services trop souvent conçus pour la population générale. Avec le temps, les problèmes d’accessibilité des services et de continuité des actions sont perçus comme hypothéquant la qualité de vie des personnes et la possibilité que leur situation s’améliore (Laberge, 2000). L’intérêt de plusieurs recherches est de décrire des pratiques innovatrices en saisissant les référents théoriques de ces dernières, la manière dont elles constituent des réponses adaptées ou les enjeux liés à leur mise en œuvre. Dans un contexte de partenariat, il n’est pas toujours facile de prendre l’intervention comme objet de recherche. Les sensibilités sont grandes et les frontières entre le travail de recherche, la gestion et l’évaluation sont parfois plus difficiles à préciser et à vivre. Quoi qu’il en soit, l’enjeu soulevé par ces travaux est celui des finalités de l’intervention et de la raison d’être des pratiques, des services et des programmes pour les personnes itinérantes. Les intentions sont multiples (réponses aux besoins fondamentaux, réinsertion, réadaptation, réhabilitation, accompagnement, traitement, guérison), et elles constituent autant de positions à propos de ce que pourrait être la sortie de l’itinérance.
L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS OU LES QUESTIONS DE L’ITINÉRANCE L’histoire du CRI, les enjeux théoriques et politiques qui l’ont marquée ainsi que le chemin parcouru en matière de développement des connaissances sur la question de l’itinérance de la pauvreté et de l’exclusion sociale construisent l’espace que le CRI a occupé au cours des années. Les quelques repères que nous avons évoqués donnent à voir ce qui reste à explorer et à comprendre. Nous poursuivons donc, dans le présent livre, notre quête de savoir et la volonté, pour nous, de le mettre à disposition comme un bien disponible, disions-nous. Cela permettra aux acteurs concernés par cette question, aux citoyens intéressés et aux chercheurs interpellés de poursuivre la réflexion, de s’emparer de ces connaissances pour mieux comprendre et pour sensibiliser les décideurs à ce problème de société ou, encore, de revendiquer une place citoyenne pour ou par les personnes itinérantes. Nous avons regroupé les dix-sept textes du présent recueil sous quatre grandes questions transversales qui en constituent, en quelque sorte, le fil conducteur : la rencontre entre recherche et intervention ; les enjeux de
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pouvoir et de régulation ; l’analyse de l’intervention dans la perspective d’un questionnement ; les représentations de soi et la compréhension des processus. Ces thématiques sont à la fois distinctes et complémentaires. Dans les différents textes, les auteurs ont abordé un ou plusieurs aspects de ces thématiques. Cela dit, il nous a fallu choisir, classer et organiser la présentation des textes. Notre principe a été de mettre l’accent sur ce que les chercheurs et les praticiens considèrent comme les préoccupations de l’heure en tenant compte du travail passé et des débats larges dans le milieu de la recherche et de l’itinérance après plus d’une décennie de recherche partenariale. Reprenons chacune de ces thématiques.
RENCONTRE ENTRE RECHERCHE ET INTERVENTION Cette première thématique regroupe quatre textes qui interrogent les liens entre recherche et intervention dans le cadre du partenariat en tant qu’espace de production d’un savoir « autre ». Ces textes, chacun à leur manière, renvoient à des interrogations de nature épistémologique qui examinent la rencontre de savoirs différents : théoriques, empiriques ou pratiques. Cette rencontre ne poursuit pas principalement des objectifs d’efficacité ni de gestion des problématiques sociales ; elle cherche plutôt à donner un sens et une place spécifiques à ces savoirs, en plaçant au centre de la réflexion la pratique et les modèles d’intervention, l’un alimentant l’autre et vice versa. L’établissement d’un dialogue avec les jeunes et divers acteurs vivant des formes de discrimination et de marginalisation constitue, pour Michel Parazelli, Annamaria Colombo, Gilles Tardif et le Collectif DéSisyphe, la base qui permet de repenser les rapports entre les jeunes, les institutions et les organisations. Ces auteurs s’intéressent à un modèle d’intervention (nommé le « Dispositif Mendel ») qui suscite la rencontre entre différents acteurs en cherchant à dépasser, par de nouveaux modes de relations, les obstacles connus sur le plan des communications et qui bloque l’action. À partir de l’analyse d’un matériau empirique imposant, on est entraîné dans un univers de réflexion et de conceptualisation qui cherche à définir les balises et les paramètres d’une intervention renouvelée. On pourrait dire ici que le théorique informe l’intervention. Hélène Manseau, Fanny Lemetayer, Martin Blais et Philippe-Benoît Côté cherchent, pour leur part, à dévoiler la complexité de certains phénomènes qui, parce qu’ils sont méconnus, empêchent la mise en œuvre d’actions adaptées et pertinentes. En s’intéressant à la sexualité de jeunes vivant temporairement à la rue, ces auteurs enrichissent la compréhension de cette réalité pourtant incontournable. À travers une description fine de situations vécues par les jeunes, ces auteurs discutent du rapport idéalisé
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entre sexualité et rue et du choc ressenti devant une réalité qui, elle, est tout autre. D’où la nécessité de développer des approches de prévention non généralistes, qui ciblent spécifiquement les jeunes risquant de se trouver dans la rue. Ici, l’observation alimente la réflexion théorique autour de l’action, de la prévention et du développement de modèles d’intervention qui tiennent compte de situations spécifiques autour d’une problématique transversale. Les deux autres textes discutent de la rencontre entre recherche et intervention, mais en considérant la recherche comme une pratique socialement située. D’une part, Jean-Pierre Bonin, Hélène Denoncourt, Louise Fournier et Régis Blais s’intéressent à la rencontre et à la complémentarité des regards cliniques et scientifiques. Si, pour eux, la complémentarité des savoirs (scientifiques et pratiques) est essentielle, elle ne va pas de soi. Il faut analyser les processus de production de ces deux entités et en déterminer les barrières, notamment l’arrimage de données de nature différente (données chiffrées et textuelles, analyse de cas, etc.). Les auteurs proposent donc l’établissement d’un dialogue permanent entre chercheurs et intervenants et le métissage des savoirs à travers une réinterrogation d’approches différentes : la perspective clinique permettant de revoir les typologies construites à partir d’une grande enquête terrain. D’autre part, Rose Dufour interroge la rencontre entre un chercheur et une population touchée par une problématique sociale. À la suite de trois recherches qu’elle a menées, elle propose une réflexion sur la question que tout chercheur s’intéressant à la question de l’itinérance se pose, à un moment ou à un autre : Quoi faire ? Pour cette chercheure, la recherche doit favoriser une forme de coproduction de la connaissance. Cela permet aux personnes itinérantes, par la réappropriation de leur histoire, de se reconstruire une identité positive et de reprendre le fil de leur vie. Dans cette perspective, le défi est de trouver un juste équilibre entre le rôle d’accompagnateur qui aide individuellement les personnes à travers la construction de leur récit, et celui d’anthropologue qui produit une connaissance destinée à être partagée par un large public et qui doit respecter les critères de scientificité de la communauté scientifique ; autrement dit, l’équilibre entre la singularité de l’histoire de chacun et l’universalité de certains processus menant à l’itinérance.
ENJEUX DE POUVOIR ET DE RÉGULATION Même si, pour tous, l’itinérance est une question éminemment politique et reconnue comme telle, les enjeux de pouvoir et de régulation sont rarement directement abordés dans la littérature et les recherches sur
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l’itinérance et même dans l’analyse des politiques publiques. Une diversité d’explications existe : le contexte, les priorités dans la construction de la connaissance, la nécessaire solidarité entre les acteurs, etc. Cette deuxième thématique sera abordée par quatre textes qui traitent des aspects différents et complémentaires. Une première façon de poser la question du pouvoir est celle qui apparaît en filigrane de l’élaboration de ce qui s’est appelé la politique en itinérance et qui a été développée par le réseau des organismes communautaires œuvrant pour et avec les populations itinérantes. Celui-ci s’est donné comme projet de créer et de porter une plate-forme commune de revendications. Nathalie Rech présente, ici, l’exercice d’élaboration et de consultation qui a donné lieu au développement d’une telle plate-forme et qui touche les différentes dimensions de la vie itinérante. Cette politique vise aussi la reconnaissance de l’itinérance comme problème social, que ce soit par un financement adéquat des ressources, l’amélioration des services, la promotion des droits, etc. On sent, à travers le récit fait, les difficultés à arrimer les différents points de vue, à définir des priorités et à bâtir une vision commune de l’itinérance, ainsi que le défi qu’a constitué le développement d’un large consensus au sein même du milieu de l’itinérance. Une deuxième façon d’aborder les dynamiques de pouvoir dans les situations d’itinérance nous est proposée par Marcelo Otero et Daphné Morin pour qui une relecture des modes de régulation est à faire, surtout lorsqu’ils se croisent dans des situations qui interpellent simultanément l’intervention sanitaire et juridique. Au fil des ans, des modalités de prise en charge des populations ayant des problèmes de santé mentale et de judiciarisation ont été précisées. Non seulement ces populations faisaient face à des a priori sur le plan de l’intervention, mais elles interrogeaient les limites de chacune de ces dynamiques. Dans un contexte où les différents acteurs ne s’entendent pas sur les actions à poser et sur la nature du problème à résoudre, certaines populations auraient été catégorisées, des expertises reformulées et des cadres prescriptifs adaptés. Ainsi, les populations seraient plus dérangeantes que dangereuses et les situations plus chroniques qu’urgentes. S’opérerait alors un déplacement des approches basées sur le contrôle et le traitement des populations vers une approche centrée sur l’acceptation et l’accompagnement. Une troisième façon de s’intéresser aux questions de pouvoir et de régulation a pour objet l’étude de certaines politiques publiques, plus particulièrement là où l’État propose de s’interroger sur la problématique de l’itinérance par une fragmentation de celle-ci, fragmentation qui passe par une nouvelle catégorisation des populations. Pierre Gaudreau, s’intéressant à la question du logement social, suggère qu’il y aurait plus de
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proximité que de distance entre la question des sans-logis et celle de l’itinérance. Même si la nature des problèmes relève d’une logique semblable, on a plutôt tendance à les considérer distinctement. Cela entraîne une différenciation en matière de droits de chacun de ces groupes. Ce découpage tend à isoler une dimension de la problématique au détriment des autres et intègre une partie de la population en situation d’extrême pauvreté dans un groupe plus large. Ainsi, certaines dimensions spécifiques seraient masquées, ce qui risque d’entraîner l’adoption de solutions non adaptées et qui s’avèrent partielles. Enfin, une quatrième manière d’interroger les modes de régulation des populations itinérantes consiste en l’étude des mécanismes de judiciarisation de populations démunies ; approche qui a historiquement été privilégiée. Alors que le discours public nous amène à penser que ce mode de contrôle a été révisé, Céline Bellot et Bernard St-Jacques démontrent, au contraire, qu’il peut se dissimuler sous des formes nouvelles qui n’apparaissent pas, à première vue, comme des formes de répression. Ainsi, l’augmentation sensible du nombre de contraventions émises pour des comportements liés à la vie dans la rue laisse apparaître des pratiques de judiciarisation que l’on croyait disparues. Devant ce constat, des groupes de défense des droits proposent des solutions de rechange à la judiciarisation en tentant de déplacer cette question de la prise en charge pénale à la prise en charge sociale. Ces nouvelles modalités d’action interrogent alors les enjeux de pouvoir à l’œuvre dans la prise en charge des populations démunies et cherchent à les transformer.
ANALYSER L’INTERVENTION ET LA REPENSER Depuis plusieurs décennies, une diversité de pratiques et de modalités d’intervention coexistent dans le monde de l’itinérance. Dans cette troisième thématique, les auteurs constatent le changement continuel de celles-ci et la récurrence : comment aider individuellement, soutenir institutionnellement, agir politiquement, résoudre collectivement la question de l’itinérance ? Autant de questions qui traversent la réflexion sur l’itinérance et qui constituent un axe fort du lien entre chercheurs et praticiens. Cinq textes de nature et de facture très différentes abordent ces divers enjeux. On le sait, le monde de l’itinérance est marqué au coin de la maladie mentale. Bien que ce constat traverse l’ensemble des études sur la question, peu de praticiens psychiatres interviennent dans ce champ. Pour MarieCarmen Plante, les problèmes de santé mentale des personnes en situation d’itinérance interpellent ou interrogent les pratiques des experts en psychiatrie. La nosographie des maladies mentales est mise à l’épreuve, puisqu’aux problèmes psychiatriques s’ajoutent généralement des difficultés
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économiques, sociales et familiales ; la question de l’exclusion et de la stigmatisation devient alors centrale. Pour cette psychiatre, l’intervention en ce domaine exige de quitter le confort de la clinique et de partager son action avec d’autres experts. Pour que l’accessibilité aux services pour les personnes itinérantes ayant des problèmes de santé mentale puisse se réaliser, il faut qu’une importante reconfiguration des pratiques et des expertises soit opérée. Depuis longtemps déjà, la prévention de l’itinérance préoccupe les milieux de l’intervention. Pour Olivier Chanteau, Mario Poirier, Francine Marcil et Jérôme Guay, une des pistes fructueuses est de cibler la période de la vie que représente la transition à l’âge adulte. Dans leur étude touchant de jeunes usagers des centres jeunesse déjà aux prises avec des difficultés majeures, ceux-ci seraient à risque élevé de se retrouver en situation d’itinérance. L’absence de préparation à la vie hors les murs pour des jeunes qui passent souvent de longues périodes en institution constitue un écueil de taille. Entre l’idéalisation ou l’appréhension de la vie « dehors », les jeunes bricolent des images plus ou moins réalistes et adaptées de ce que sera cette vie, notamment sous la forme de projections. Le long temps passé en institution amènerait un désinvestissement du processus de réinsertion à la vie hors les murs et augmenterait la crainte de ne pas trouver ses repères ou celle de l’absence de filet de sécurité. Le travail infirmier constitue un axe majeur de l’intervention auprès des personnes itinérantes au regard des nombreux problèmes de santé physique auxquels celles-ci sont confrontées. Hélène Denoncourt, MarieClaude Bouchard, Nancy Keys ont une longue expérience de l’intervention infirmière dans le milieu de l’itinérance. Par leur travail, elles sont constamment à l’affût des transformations visibles du phénomène, de l’émergence de nouvelles problématiques, de l’augmentation de la clientèle, de l’explosion des situations de comorbidité. Les modèles, les techniques et les approches d’intervention font l’objet d’un renouvellement périodique. À partir d’une approche qualifiée d’outreach, le travail infirmier vise à la fois à rejoindre les personnes dans leur milieu et à rendre les différents services disponibles et accessibles. À cette fin, la formation des personnels infirmiers ne doit pas se faire seulement en visant l’acquisition d’une compétence technique mais aussi des compétences sociales, voire en favorisant un engagement citoyen. L’intervention se développe aussi à partir de lieux qui, traditionnellement, relevaient de logiques caritatives et assistancielles. Michel Simard affirme que l’assistance conduirait à une impasse et à un confinement dans l’itinérance. D’où la nécessité de s’interroger sur la situation des personnes qui fréquentent les ressources d’hébergement. L’absence de logement n’est
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pas le problème en soi, mais l’indice d’une difficulté plus grande : le lien avec les autres. La réintroduction de la temporalité dans l’analyse des situations de crise permet de saisir ce qui a mené à cette situation et d’identifier les trajectoires qui permettraient de s’en sortir. L’individu en situation d’urgence est dans une impasse. Il ne s’en sort pas tout seul, rencontrant un ensemble d’obstacles qu’il faut considérer dans les solutions proposées. Les pratiques d’hébergement d’urgence sociale se veulent une manière renouvelée de penser l’action auprès des personnes itinérantes. Historiquement, l’action et l’intervention auprès des personnes itinérantes s’inscrivent dans un réseau large et diversifié de ressources et de services. Pour Shirley Roy et Daphné Morin, plus qu’une addition de pratiques, le réseau se révèle être le dispositif qui permet d’intégrer, dans l’action, des logiques et des principes contradictoires ou antagoniques. S’y juxtaposent alors le clinique et le politique, l’individuel et le collectif, ce qui amène la déclinaison d’une série de pratiques dites : thérapeutiques, de défense des droits, de modification de comportements et de gestion de risques. Les interventions auprès des personnes itinérantes permettent donc d’atteindre différents buts : accueillir la souffrance, orienter les personnes vers les ressources adaptées, favoriser la réinscription sociale, la recréation de liens et le redéploiement d’habiletés. Dans la réorganisation actuelle des services aux démunis, l’enjeu pour le réseau est d’éviter de se substituer à l’État et de devenir le lieu de gestion des populations problématiques.
COMPRÉHENSION DES PROCESSUS ET REPRÉSENTATION DE SOI La quatrième et dernière thématique abordée dans le présent recueil porte sur les représentations de soi et sur la compréhension des processus qui ont mené à la rue. L’entrée par l’analyse des processus et des représentations sociales permet d’explorer de manière spécifique le point de vue des personnes concernées par l’itinérance et de mettre au jour des dimensions qui, jusque-là, étaient inexplorées. Les deux premiers textes se concentrent sur l’évocation de certains processus sociaux associés à la rue. Le premier texte, celui de Mario Poirier, Olivier Chanteau, Francine Marcil et Jérôme Guay, part du constat que, depuis quelques années déjà, la vie itinérante prend aussi la figure de jeunes en errance, ceux qui se trouvent sans lieu d’appartenance, sans inscription sociale et sans véritable chez-soi. Ces auteurs insistent sur l’idée que les jeunes qui ont connu une instabilité résidentielle caractérisée par une succession de placements en institution sont handicapés dans leur capacité à se projeter et à se définir ; l’expérience du placement pouvant être déterminante dans le passage à la vie adulte. Un séjour dans un établissement de prise en charge peut aussi se vivre comme une tension extrême entre
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la responsabilité légale de protection des institutions et le désir d’autonomie des jeunes. Le placement devient alors synonyme de coercition et ramène les jeunes à un type d’expérience familiale qu’ils ont trop souvent connu. Pour plusieurs, la rue devient alors le lieu tout désigné pour vivre le passage à la vie adulte. Le deuxième texte, celui de Paul Carle et Lalie Bélanger-Dion, part du constat que, si l’itinérance est généralement associée aux grands centres urbains, les régions ne sont désormais plus à l’abri de ce phénomène. Ces auteurs s’intéressent aux personnes qui ont recours à des formes précaires d’habitation dans une région du Québec : ressources d’hébergement, camping, ressources hôtelières, colocations contraintes, réduits ou garages. Se pose, dès lors, la question de la définition de l’itinérance. Même si les formes sous lesquelles elle apparaît sont spécifiques, elles évoquent des situations d’exclusion, de discrimination, de marginalisation, de précarisation de populations non initialement associées à l’itinérance. Cette réflexion, à partir des récits des acteurs, permet de saisir de nouveaux processus qui, dans leur aboutissement, peuvent ressembler à ce qui est déjà connu. Elle force cependant à revoir les conceptions et définitions traditionnellement associées à l’itinérance ainsi que les réponses jusque-là proposées. Les deux derniers textes se concentrent sur les représentations de soi qui constituent, pour plusieurs chercheurs, une entrée pertinente pour saisir certaines dimensions de la vie itinérante. Le texte d’Yves Lecomte, Marie-Ève Lapointe, Guillaume Ouellet, Jean Caron, Christian Laval, Emmanuel Stip et Jean Gagné s’est intéressé aux représentations de soi quand on est une femme vivant à la rue. En s’inspirant d’un modèle expérientiel-développemental du soi, ces auteurs constatent que, même dans une situation extrêmement démunie, ces femmes déploient une diversité de stratégies de préservation de leur identité. Ces stratégies se différencient au regard des différentes étapes du modèle retenu. Ainsi, les femmes interviewées apportent une réponse aux contradictions sous-jacentes à leurs représentations, montrant ainsi un besoin de donner une cohérence et un sens à leur parcours dans l’itinérance. La théorie transactionnelle, celle de la satisfaction des besoins et celle de la dissonance cognitive sont utilisées par les auteurs pour expliquer le passage d’une étape à l’autre. Enfin, Roch Hurtubise, Shirley Roy, Daphné Morin et Marielle Rozier discutent des représentations de la santé et de la maladie quand on vit à la rue. Souvent décrites du point de vue de leur grande vulnérabilité, les personnes en situation d’itinérance évoquent comment leurs conditions de vie ne permettent pas toujours de tenir la maladie à distance, la vie itinérante étant une vie à risque. Les pratiques en matière de santé peuvent être décrites sous quatre formes d’agir adaptées au contexte de l’instabilité
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vécue : contraint, paralysé, bricolé, tactique. Ces pratiques constituent tout à la fois des modes de compréhension de la vie à la rue et d’action. Elles permettent d’interroger certains des présupposés de la santé publique à propos des personnes en situation d’itinérance, dont la faible appropriation de l’information préventive et l’absence de souci de soi. Ces représentations de la santé et de la maladie, une fois mises au jour, suggèrent une relecture de la situation globale des personnes en situation d’itinérance et des services qui leur sont offerts. La santé pouvant alors devenir un des mécanismes de réinscription de soi dans le monde.
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INTRODUCTION
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E I T R A P
1 RENCONTRE ENTRE RECHERCHE ET INTERVENTION
C H A P I T R E
1 DIALOGUER DE FAÇON DÉMOCRATIQUE AVEC LES JEUNES DE LA RUE Le potentiel du Dispositif Mendel Michel Parazelli Annamaria Colombo Gilles Tardif1
Des jeunes de la rue, des policiers, des intervenants jeunesse et des élus municipaux2 qui dialoguent de façon continue en communiquant par écrit et dans des conditions égalitaires au sujet de la vie de rue : c’est ce changement sociopolitique qu’opère le Dispositif Mendel, appelé ici Dispositif de concertation et de négociation de groupe à groupe. Mis en place sous la forme d’un projet pilote de 1998 à 1999 à Montréal, ce dispositif a connu, depuis, deux autres applications dans cette ville, l’une de 2001 à 2004 et
1. Tous les auteurs du chapitre font partie du Collectif DéSisyphe et c’est en ce nom qu’ils signent le chapitre. Mis sur pied en 2001, le Collectif DéSisyphe est un groupe d’intervention s’inspirant de la sociopsychanalyse élaborée par le psychanalyste et sociologue Gérard Mendel dont nous parlerons plus loin. Ce collectif a pour objectif de veiller à l’application réfléchie du Dispositif Mendel au Québec. Il est composé de six personnes d’institutions différentes (chercheurs, psychologues, intervenants sociaux, intervenants communautaires, etc.) ayant toutes suivi une formation sur les fondements sociopsychanalytiques du dispositif. 2. Le groupe des élus municipaux a été élargi dans l’application 2004-2006 à un groupe de responsables institutionnels rattachés aux services sociaux, policiers et juridiques.
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l’autre de 2004 à 2006. Il s’agit d’une adaptation en milieu ouvert (le milieu de la rue) d’un dispositif conçu par le sociopsychanalyste Gérard Mendel (1992) et appliqué en France, depuis plus de 30 ans, par le groupe Desgenettes (Bitan-Weiszfeld et Rueff-Escoubès, 1997) et, depuis 16 ans, par l’ADRAP3 (Prades et al., 1999), de même qu’en Belgique, en Italie et en Argentine au sein d’institutions, telles qu’une entreprise de transport, une école, un hôpital, etc. Le but de ce dispositif est d’assurer les conditions organisationnelles qui permettent des échanges démocratiques entre différents groupes d’acteurs d’une même institution dans la perspective de développer leur autonomie sociale. Plus spécifiquement, ce dispositif permet à des personnes marginalisées, telles que les jeunes de la rue, de participer à la construction publique d’un monde commun. Nous concevons le milieu de la rue non pas comme une institution fermée, mais comme un complexe institutionnel, c’est-à-dire un système ouvert (Morin, 2005) composé d’organisations différentes qui établissent des rapports spécifiques avec ces jeunes et représentant des champs de pratiques différents (santé, socialisation, hébergement, juridique, etc.) ainsi que des approches diversifiées. Dans l’application de ce dispositif, certains de ces acteurs se rencontrent en groupes homogènes séparés (par exemple, les jeunes de la rue ensemble, les policiers ensemble, etc.) et communiquent de groupe à groupe par l’intermédiaire d’un écrit. Il n’y a donc pas de rencontre face à face entre les différents groupes d’acteurs4 et la composition de ceux-ci est anonyme. Cela permet une plus grande liberté d’expression à l’intérieur des groupes, condition essentielle pour favoriser la délibération. Le choix des thèmes de discussions revient à chacun des groupes et n’est pas soumis aux intérêts spécifiques d’un seul groupe. Il s’agit d’une transformation importante des rapports entre ces groupes d’acteurs qui entretiennent dans le milieu de la rue des relations inégalitaires, souvent conflictuelles ou centrées sur les besoins sociosanitaires de ces jeunes. Dans cet article, après avoir présenté le dispositif tel qu’il est appliqué à Montréal, nous décrirons les principaux effets que nous avons observés en ce qui regarde les objectifs du dispositif. Nous conclurons par une réflexion autour du potentiel et des limites d’un tel dispositif eu égard au contexte social actuel entourant le milieu de la rue.
3. ADRAP : Association de recherche et d’action psychosociologique. 4. Précisons que les acteurs d’un même groupe se rencontrent, eux, en face à face.
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1.1. LE DISPOSITIF DE CONCERTATION ET DE NÉGOCIATION DE GROUPE À GROUPE AUPRÈS DES JEUNES DE LA RUE À MONTRÉAL C’est à la suite d’un constat de non-prise en compte de la dimension identitaire et politique de la place des jeunes de la rue dans la ville (Parazelli, 1997) que l’idée d’appliquer ce dispositif au « milieu de la rue » à Montréal est née. Selon Parazelli (2000a ; 2002), l’intérêt d’un tel dispositif est de considérer la dimension politique de la place sociale des jeunes de la rue, dimension négligée par la plupart des interventions auprès de ceux-ci, non seulement à Montréal, mais aussi dans les autres grandes villes du Canada (Parazelli, 2000b, p. 195-209). Or, la prise en compte du politique s’avère essentielle si l’on veut éviter de reléguer ces jeunes dans une marginalité plus profonde, créant ainsi un écart plus net avec le reste de la société. D’ailleurs, la situation actuelle des jeunes de la rue découlant de la composante répressive de la dispersion urbaine et de la judiciarisation montre des indices d’aggravation des situations personnelles ainsi qu’un éclatement des solidarités sociales, ce qui augmente leur isolement (Colombo et Parazelli, 2002 ; Bellot et al., 2005). En interprétant le mépris social comme l’expression de l’injustice sociale, Renault révèle deux formes de violence politique qui, selon nous, sont à l’œuvre auprès des jeunes de la rue : Le mépris social peut lui-même prendre deux grandes formes (qui relèvent aussi de types-idéaux admettant toutes sortes de combinaisons) : celle de la domination culturelle, qui toujours impose une image dépréciée de soi-même, et celle de ce que nous nommons la fragilisation de l’identité, c’est-à-dire de la tendance sociale interdisant aux individus de voir confirmée leur identité. […] Le besoin de reconnaissance lié à l’estime, au respect et à la confiance en soi conduit à la révolte lorsqu’il n’est pas satisfait (2004, p. 117 et 130).
En effet, face à la présence de populations marginalisées dans les centres-villes, l’approche appelée « tolérance zéro » (Roché, 2002) adoptée par les autorités publiques contribue à fragiliser la construction identitaire des personnes marginalisées en transmettant un message sans ambiguïté de non-reconnaissance de leur valeur sociale. Dans un tel contexte, comment instaurer un contexte social où la reconnaissance de la valeur sociale d’acteurs marginalisés puisse avoir droit de cité ? C’est pourquoi, dès sa première application, le dispositif avait pour finalité de reconnaître l’existence de cette marge sociale (ici, le milieu de la rue) en rendant visibles les rapports de position entre les groupes d’acteurs sociaux qui y jouent un rôle. Par les conditions égalitaires qu’il pose, le dispositif permet à chacun de s’approprier sa place sociale et de tenter de
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comprendre la complexité des logiques sociales des autres acteurs qui traversent l’univers de la rue5. Certes, la complexité vient de la diversité des nombreuses interactions, mais, surtout, du type d’agencements institutionnels que peuvent produire les effets combinés des actions des diverses institutions qui ont des mandats différents et sont relativement autonomes par rapport aux autres. Si les acteurs institutionnels reconnaissent leur interdépendance, rien ne peut cependant les contraindre à orienter leurs actions auprès des jeunes de la rue dans un sens commun. En fait, sans représenter clairement une forme instituée, le milieu de la rue est plutôt ce type de lieu favorisant des contextes d’interactions interinstitutionnelles, c’est-à-dire le carrefour de plusieurs modes de régulation propres aux diverses institutions qui ont affaire avec le milieu de la rue dans ses dimensions tant marginales que non marginales (Parazelli, Colombo et Tavlian, 2006)6. Mais la relative autonomie des institutions en présence dans le milieu de la rue fait en sorte que les positions des acteurs ne sont pas structurées par une seule instance et que les relations entre les acteurs sont soumises à des déséquilibres fréquents, sans que le milieu de la rue puisse recourir à une forme de régulation spécifique. Quoique dynamique sur le plan social, cette forme d’« auto-organisation » pose des problèmes lorsqu’il s’agit d’exercer une pratique démocratique qui implique les principaux intéressés : les jeunes de la rue eux-mêmes. À Montréal, l’objectif de ce dispositif est donc d’amorcer un processus de socialisation démocratique qui favorise une appropriation de leur place sociale par l’ensemble des acteurs engagés dans un exercice actif (et non simulé) de la pratique démocratique. Un tel objectif se fonde sur l’idée que les jeunes de la rue sont des acteurs de leur vie de rue, et qu’un dialogue avec eux ne peut s’instaurer que si l’on accepte de reconnaître leurs
5. Précisons que les conditions égalitaires évoquées ici, de même que la dimension démocratique du dispositif, s’inscrivent dans un contexte de communication entre des groupes d’acteurs différents. Le Dispositif Mendel n’a pas pour objectif de se substituer au processus démocratique des institutions quelles qu’elles soient, mais de faciliter l’exercice d’expression en assurant à tous les conditions égalitaires de cet exercice dans un contexte d’échanges collectifs. Ainsi, il se peut – et c’est le souhait des participants et des participantes habituellement – que cet exercice ait un impact sur les processus décisionnels d’une ou des institutions concernées. Cette possibilité d’influence est plus une question de potentialité que de probabilité. Le dispositif tel qu’appliqué ici offre au moins un lieu de concertation aux institutions afin que les responsables puissent discuter des suites à donner aux échanges de leurs délégués. 6. Notons ici que l’attrait des jeunes pour les centres-villes, en ce qui regarde l’expérience d’une plus grande liberté qui leur est souvent attribuée, pourrait trouver sa source, en grande partie, dans cette idée de contexte d’interactions interinstitutionnelles où les possibilités de choix des modes de régulation du lien social se trouvent alors augmentées par la cohabitation de multiples façons de structurer les rapports sociaux. On y trouverait alors davantage de situation d’entre-deux (systèmes institutionnels) favorisant des marges de jeu dans l’élaboration de repères normatifs.
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efforts paradoxaux de s’insérer dans la société en s’appropriant la rue (Parazelli, 1997 ; Sheriff et al., 1999 ; Bellot, 2001 ; Colombo, 2004 ; Desmeules, 2005)7. Des recherches récentes sur les approches scientifiques et les modes d’intervention auprès des jeunes de la rue à Montréal (Parazelli et Colombo, 2004) et à l’étranger (Rivard, 2004) révèlent que l’on privilégie habituellement des approches victimisantes ou infantilisantes auprès des jeunes. Plutôt que de percevoir les jeunes vivant leur marginalité comme un échec personnel d’intégration dans la société ou comme des jeunes irresponsables qu’il faudrait protéger des risques qu’ils prennent, le dispositif de groupe à groupe est là pour établir, de façon collective, un « pont » de communication avec eux en les reconnaissant d’emblée comme des acteurs urbains. Il ne s’agit pas ici de nier les dangers réels de la vie de rue ou de banaliser les enjeux de ce milieu associés à la santé, mais de reconsidérer notre compréhension du phénomène à partir de l’expérience subjective des jeunes eux-mêmes, et non seulement selon les impératifs institutionnels ou de la morale ambiante. L’expérience des intervenants et des travailleurs de rue montre aussi que, sans cette considération des jeunes en tant qu’acteurs, aucun dialogue ne peut être maintenu (Boisclair, Bélanger et Paris, 1994 ; Dion et Picard, 2000, p. 14).
1.1.1. L’ORGANISATION DU DISPOSITIF Pour inscrire dans une pratique la reconnaissance de la place occupée par chaque groupe d’acteurs, le dispositif crée « artificiellement » des conditions d’échanges égalitaires entre des groupes qui entretiennent dans la réalité des relations inégalitaires. Il s’agit d’un cadre dont l’aménagement est structuré principalement par cinq règles méthodologiques qui assurent les conditions démocratiques du dialogue (Rueff-Escoubès, 1997, p. 191) : a) La réunion se fait autour de l’acte de travail8. Notons que le groupe Desgenettes parle d’« acte de travail » pour les travailleurs d’une institution. Dans le cas du « milieu de la rue », l’acte qui réunit les jeunes 7. Voir notamment Lucchini (1998) et Stoeklin (2000) pour des analyses similaires en ce qui regarde les enfants de la rue, respectivement en Amérique latine et en Chine, ainsi que Biaya (2000) et Chaniac (1996) pour l’Afrique. 8. Dans le contexte de la sociopsychanalyse, l’acte implique l’engagement de l’auteur dans son interactivité avec le monde extérieur (ce qui n’est pas lui). L’acte désigne non seulement cette rencontre incertaine avec le monde hors-soi, mais aussi l’idée qu’on avait au départ de cette rencontre et l’idée que nous nous faisons à la suite de cette rencontre. L’acte se décomposerait ainsi : pré-acte (planification, projet rationalisé) – per-acte (interactivité avec la réalité non-soi) – post-acte (bilan des effets et incorporation de l’expérience). L’appropriation de l’acte implique la réflexivité face à son insertion interactive avec la réalité non-soi.
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est leur acte social par rapport à la vie de rue. Les autres groupes homogènes réunissent des individus qui partagent le même acte de travail (p. ex., les policiers partagent leur acte de travail de maintien de l’ordre dans le milieu de la rue ; les intervenants partagent leur acte de travail d’intervention auprès des jeunes de la rue, etc.). b) Le groupe constitue l’unité de base. L’unité de base du dispositif n’est pas l’individu isolé, mais le groupe homogène institutionnel, ou groupe de pairs, soit un groupe d’acteurs qui occupent la même position au sein de ce complexe institutionnel qu’est le milieu de la rue. Cela permet d’avoir une prise sur les relations spécifiquement sociales et non sur des relations individuelles. c) Le groupe homogène n’est pas un huis clos. Il s’inscrit dans un rapport avec les autres paliers de l’institution, les autres groupes homogènes. Ces rapports se font exclusivement de groupe à groupe, ce qui est protecteur pour l’individu et conforte le sentiment d’appartenance et d’identité collectives. d) La communication entre ces différents groupes est indirecte : elle se fait par l’entremise d’un tiers, soit une équipe de deux régulateurs et d’un écrit. Cela favorise de part et d’autre une élaboration de ce qu’on souhaite dire plutôt que des impulsions, et protège les personnes. e) Il y a obligation de réponse. C’est le principe de réciprocité des relations, essentielle à la construction identitaire (Winnicott, 1975). Les groupes homogènes sont obligés de répondre de façon argumentée, y compris lorsque les réponses sont négatives. Il y a là, pour les participants, outre l’exercice du pouvoir par leur acte même d’écrire, le développement d’une approche rationnelle et pratique de la cohabitation urbaine. Une équipe de deux régulateurs9 garantit le respect de ces règles du jeu. Cette équipe accompagne le groupe (aide à dénouer les conflits, anime les rencontres, etc.) et transmet les communications écrites d’un groupe à l’autre. L’équipe de régulateurs soutient le groupe dans les aspects formels des communications, mais n’intervient pas sur le contenu des échanges. Ce n’est qu’en cas de blocage dans les échanges que les régulateurs interviennent, en tentant d’élucider le contexte qui favorise ce blocage. Mendel (1992) a d’ailleurs travaillé longuement sur l’un de ces blocages au dialogue démocratique. En effet, l’un des fondements théoriques du dispositif repose
9. Le terme régulateur est préféré au terme médiateur, car le travail des régulateurs consiste moins à faire la médiation entre différentes positions d’acteurs qu’à garantir le respect des règles méthodologiques favorisant des échanges égalitaires. Bien entendu, les personnes qui assurent la régulation ne doivent pas être liées à l’un ou l’autre des organismes partenaires.
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sur l’identification d’un obstacle majeur à l’appropriation de l’acte par les individus qui désirent avoir un pouvoir sur ce qu’ils font. Il s’agit de la projection familialiste dans les rapports sociaux. Selon Mendel (1992), nous avons tous tendance, de façon inconsciente, à reproduire en société un schéma familial de relations, c’est-à-dire à agir en tant que parent, en tant qu’enfant ou en tant que frère/sœur face aux autres. Ce type de relation peut être un obstacle à l’appropriation de l’acte, puisque, par exemple, un individu agissant en tant qu’enfant délèguera le pouvoir de ses actes à un « parent ». Tels qu’ils sont conçus, le cadre du dispositif et le travail de l’équipe de régulation visent à atténuer ce réflexe de projection familialiste pouvant créer de l’inhibition, de la soumission ou de la domination, et non un mouvement d’appropriation de l’acte. Bref, le dispositif peut créer des effets collectifs et individuels sur la personnalité sociale des participants. Dans le cadre méthodologique proposé, les individus sont libres de débattre des problèmes et des thèmes à discuter au sein de leur propre groupe, mais ils doivent en négocier l’intérêt auprès des autres groupes. En ce sens, il n’y a pas d’objectifs de résultats prédéterminés par d’autres acteurs que ceux des groupes eux-mêmes. Les discussions à l’intérieur des groupes sont strictement confidentielles ; seules les communications écrites sont publiques. Le soutien à la régulation, ainsi que la gestion et l’amélioration de ce dispositif, sont assurés par le Collectif DéSisyphe, dont font notamment partie les régulateurs. Un coordonnateur est aussi embauché spécifiquement pour assumer la coordination de l’application de ce dispositif.
1.1.2. LE DISPOSITIF EN CHIFFRES Pour une idée plus concrète des différentes applications du dispositif à Montréal, on peut dire que, lors du projet pilote d’une durée d’une année, 36 communications écrites10 ont été échangées entre les quatre groupes présents (deux groupes de jeunes de la rue, dont le deuxième n’a cependant été formé que sept mois plus tard, un groupe d’intervenants jeunesse et un groupe d’élus municipaux). Lors de l’expérience de 2001-2004, un groupe de policiers a été ajouté, à la demande des jeunes, et 129 communications ont été échangées. D’une durée variant entre une heure et demie et deux heures et demie, les réunions étaient espacées d’environ quatre à six semaines. Tous groupes confondus, 29 réunions ont eu lieu durant le projet pilote et 119 lors de la deuxième expérience. La composition des 10. Toutes les communications sont lues par tous les groupes, puisqu’en plus des communications qui lui sont directement adressées, chaque groupe reçoit une copie de toutes les communications échangées dans le dispositif et peut y réagir.
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groupes était d’une quinzaine de personnes pour les groupes de jeunes, et de trois à quatre personnes pour les autres groupes. Dans l’expérience en cours, le nombre de personnes par groupe a été ramené à douze pour les groupes de jeunes, et il était de quatre à dix pour les autres groupes. Les échanges entre les groupes peuvent déboucher sur des actions ultérieures si les groupes le décident au cours du processus, cette exigence n’étant pas imposée par le dispositif. Les résultats attendus ne s’évaluent pas d’abord en fonction des actions réalisées sur le terrain susceptibles de découler des échanges au sein du dispositif, mais surtout en fonction de l’appropriation par les participants d’un processus de communication démocratique. Autrement dit, ce dispositif ne constitue pas un mode de résolution de problème, bien que la résolution de problème puisse en résulter. Il n’est pas non plus un simple mode d’expression ne visant aucun changement (Parazelli, 2000b, p. 139).
1.2. ÉVALUER QUELS EFFETS ? D’UNE LOGIQUE DES RÉSULTATS À UNE LOGIQUE DE SENS On comprend alors que les résultats soient évalués en fonction des objectifs visés, en l’occurrence l’instauration d’un dialogue démocratique entre des groupes d’individus marginaux et non marginaux qui favorise la reconnaissance mutuelle de leur rôle social. Nous l’avons vu, les résultats d’actions visant la résolution de problèmes appartiennent alors aux groupes d’acteurs qui doivent s’impliquer pour utiliser le potentiel d’action collective offert par le dispositif. Même si le cadre du dispositif contribue à faciliter les conditions de cette implication, lorsque les acteurs se désengagent de leur propre groupe l’inertie peut, évidemment, s’installer. Bref, le dispositif ne « fabrique » pas l’implication, mais peut en faciliter l’émergence et le développement en mettant en question le sens des actes de chaque groupe homogène. Ainsi, évaluer les effets de l’application du dispositif sur les participants diffère d’une évaluation des impacts que le dispositif a pu avoir sur le milieu de la rue à la suite des applications du dispositif. Par ailleurs, si les résultats sur le plan collectif peuvent être plus facilement identifiés à travers l’évolution de la dynamique de groupe, les effets sur le plan individuel sont difficilement dissociables d’une série d’autres facteurs qui interviennent dans l’évolution d’un individu. À ce propos, Rueff-Escoubès souligne un point de méthode important : « […] le caractère structurellement collectif du dispositif implique que le bilan en soit dressé sous cette même forme de groupe, pour ne pas en perdre la dynamique propre » (1997, p. 193).
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En fait, les résultats attendus ne se situent pas dans ce que de Gaulejac (2005) appelle « l’éthique des résultats » en se référant à l’idéologie gestionnaire qui prévaut actuellement, où « [la] gestion tend à appliquer à l’homme des outils conçus pour gérer les choses » (2005, p. 243). Si nous ne désirons pas écraser la créativité et la liberté de penser des individus, ni orienter d’une certaine manière la finalité des actes des groupes d’acteurs impliqués dans le dispositif, il importe de sortir du cadre dans lequel les problèmes ont été créés, entre autres celui de la non-reconnaissance du sens que les jeunes attribuent à leur vie de rue. Lorsqu’il s’agit de penser des modes d’intervention, le désir gestionnaire actuel est d’instrumentaliser des intervenants en vue d’une réintégration des jeunes de la rue par des « programmes », de sorte que toute intervention sera évaluée selon des critères d’utilité dont la finalité est la disparition du problème ou de certains problèmes particuliers. Cela n’a pas nécessairement de sens dans l’intervention sociale du point de vue des personnes visées par ce type de gestion. Rappelons que de plus en plus de recherches montrent que la biographie de plusieurs de ces jeunes les amène à donner du sens à leur vie de rue et à ne pas percevoir ce mode de vie uniquement comme l’expression d’une errance. En se référant à la pensée d’Arendt, de Gaulejac établit une distinction entre le sens et l’utilité, qui rejoint tout à fait notre souci éthique en ce qui a trait aux enjeux paradoxaux de l’intervention auprès des jeunes de la rue : La distinction entre l’utilité et le sens est ici essentielle. Hannah Arendt en donne une illustration lumineuse (1958). D’un côté l’homo faber dont l’action et les raisons d’agir sont totalement soumises à des critères d’utilité, comme s’il fallait d’abord répondre à la question « à quoi ça sert ? ». De l’autre, le sujet qui « tourne le dos au monde objectif des choses d’usage pour revenir à la subjectivité de l’usage lui-même » (Arendt, 1961). Ce qui compte avant tout, ce ne sont pas les résultats de l’action mais l’action elle-même, la façon dont elle est menée. L’utilité instaurée comme sens engendre le non-sens. Dans le monde de la gestion où tout doit servir à quelque chose, le sens lui-même devient paradoxal. Car une fin, une fois atteinte, cesse d’être une fin et perd sa capacité de guider et de justifier l’action (de Gaulejac, 2005, p. 243).
Ainsi, notre choix méthodologique d’évaluation nous a conduits à analyser la façon dont les échanges se sont déroulés au cours des diverses applications du dispositif. Par conséquent, le projet pilote (1998-1999) et l’application du dispositif de 2001 à 2004 ont fait l’objet d’une évaluation à l’aide d’entrevues collectives au sein de chaque groupe homogène et d’une analyse des communications écrites qui ont circulé entre les groupes homogènes (Parazelli, 2000b ; Colombo, 2004). Il s’agissait de voir si, du point de vue des participants, des dialogues s’étaient bel et bien engagés
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de façon démocratique et dans le respect des règles énoncées, s’ils en avaient apprécié la pertinence et s’ils voyaient des effets particuliers ou des dynamiques que le dispositif aurait produits tout au long de leur participation, tant à l’intérieur de leur groupe qu’entre les groupes. Dans le cadre restreint de cet article, nous avons choisi de présenter une séquence d’un dialogue entre trois groupes homogènes (les élus municipaux et les deux groupes de jeunes de la rue). À partir du contenu et des dynamiques qui se dégagent des échanges de communications, nous relèverons un certain nombre d’effets du dispositif en situant quelques principes d’action qui ont concouru à leur manifestation.
1.3. L’INCIDENCE DU DISPOSITIF SUR LE DIALOGUE ENTRE GROUPES D’ACTEURS AYANT DES INTÉRÊTS DIFFÉRENTS Précisons d’abord que les communications écrites ne représentent que la partie de l’information que les groupes ont bien voulu rendre publique, le contenu des discussions au sein des groupes homogènes demeurant confidentiel. Néanmoins, à travers les sujets abordés, le sens des communications échangées, leur style, leur forme (information, question, réponse, etc.), leur argumentation, etc., il est possible de relever des pistes permettant de voir comment le dispositif aide des groupes d’acteurs qui ont des intérêts différents à produire du sens concernant leurs actes au sein d’un dialogue continu. Dans cet article, nous faisons le choix d’illustrer le potentiel du dispositif par une séquence de dialogue composée de sept extraits, et non de rendre compte, dans une perspective quantitative, de toutes les « productions » résultant des diverses applications, par exemple le détail de toutes les thématiques traitées. Pour bien comprendre l’effet de contexte créé par le dispositif, il est plus judicieux d’examiner ce qui se joue au cœur même des échanges ainsi encadrés. Voici une séquence de communications (2001-2002) qui sont chacune datées et identifiées dans le cadre d’un dialogue qui peut prendre la forme d’une question, d’une réponse ou d’un commentaire11. Notons qu’il existe un intervalle de onze mois entre cette première question et la réponse du groupe des élus, car ceux-ci ont rejoint le dispositif plus tardivement. Cela n’a cependant pas privé le deuxième groupe de jeunes de la rue d’une réponse à leur question :
11. Soulignons que, pour respecter le sens et le mouvement d’appropriation de l’acte des groupes, nous ne corrigeons pas les fautes linguistiques des communications.
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Question 1 du deuxième groupe de jeunes à tous les groupes (24 mai 2001) : Pour pouvoir mieux orienter les prochaines discussions, nous avons choisi de vous poser les deux questions suivantes : Quelles perceptions avez-vous des gens vivant en marge des lois et des modes de vie dictés par le système ? Pourquoi avez-vous décidé de participer à ce projet ? Quels sont vos intérêts ? Réponse des intervenants à la question posée par le deuxième groupe de jeunes le 24 mai 2001 (11 septembre 2001) : Nous croyons que la marge et les gens marginaux sont très importants dans toute société ; qu’ils l’aident à faire avancer, à évoluer, à créer, à apporter de nouvelles réponses. Nous trouvons ces individus très forts pour avoir passé à travers de nombreux obstacles, pour faire face à la grosse machine [au système] au quotidien. Néanmoins, tout n’est pas tout noir, tout n’est pas tout blanc. En effet les façons d’agir dans la marginalité ne sont pas toujours constructives ou acceptables. On constate également beaucoup de souffrance et son expression sous de multiples formes. Nous tenons à vous dire que la deuxième question sera répondue lors de notre prochaine rencontre. Salutations. Réponse 1 du groupe des élus à la question 1 du deuxième groupe de jeunes (10 avril 2002) : Chaque individu a une histoire unique qui l’amène a faire différents choix au cours de sa vie. Ses choix sont faits en fonction de la satisfaction d’un ou plusieurs besoins. Il s’agit en fait d’une stratégie qui lui est accessible pour satisfaire ses besoins. L’individu modifiera sa stratégie seulement s’il est convaincu que cette nouvelle façon de faire sera plus satisfaisante que la précédente. Or, chacun de nos choix entraîne des conséquences. Certains d’entre nous avons des adolescents, d’autres travaillent avec eux, mais notre rôle de représentants élus et de la race humaine nous amène à chercher à mieux comprendre le choix que vous avez fait de vivre dans la rue. Commentaire 1 du deuxième groupe de jeunes à la réponse 1 des élus (16 avril 2002) : Non, on a pas le choix, seulement ceux que vous nous proposé et ensuite vous nous obligez à choisir. Vous semblez penser que vivre dans la rue est notre choix mais non, on n’a pas le choix. Les seuls choix que l’on a sont ceux qui nous sont imposés et vous nous obligez à choisir l’un d’eux. Qu’advient-il si aucun de ces choix nous convient ? Pour nous, nos choix ne sont pas des stratégies accessibles pour satisfaire nos besoins non pas en fonction de ce qui est accessible mais bien pour essayer de ne pas brimer tout ce qui n’est pas la race humaine sur cette terre.
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Réponse 2 donnée par les élus (9 mai 2002) au commentaire formulé par le deuxième groupe de jeunes le 16 avril 2002 : Nous sommes surpris que vous considériez n’avoir pas d’autre choix que d’aller dans la rue. En effet, nous sommes convaincus que d’autres types de choix s’offrent à vous. Faute de choix qui vous conviennent, à vous de proposer d’autres alternatives. Ne croyez-vous pas qu’en étant proactifs, vous élargiriez votre éventail de choix ? Commentaire 2 du deuxième groupe de jeunes formulé le 18 juin 2002 face à la réponse de groupe des élus (9 mai 2002) :
(L’utilisation du « JE » représente le groupe) Me laisserez-vous créé mes alternatives ? Avez-vous le pouvoir de m’appuyer ? Car je suis en mesure de dire que vous ne seriez pas d’accord avec ce que représentent ces alternatives. J’ai déjà fait parti d’un journal subventionné par le gouvernement et ils ont interrompu la subvention car ils n’appréciaient pas le contenu. C’est un bel exemple qui montre que c’est ce que vous choisissez qui a le droit d’être et non ce que nous choisissons. Ce que je conçois comme étant créatif, positif, et bien pour mon apprentissage les élus le voit souvent comme une menace à leurs électeurs, à la société qu’ils ont créée et je crois que malheureusement mes besoins, mes choix et mes ambitions sont ceux de nombreuses personnes oubliées dans vos beaux projets. Alors si je vous tends la main afin de réaliser un projet qui me semble bon pour ceux qui me ressemblent, serez-vous en mesure de le prendre en considération et de me donner les outils pour le réaliser ? Sans trop me brimer car je refuse de tuer ma personnalité pour me mettre au service de ceux qui forme le pouvoir établi, ceux qui étouffe la régénération que chacun, chaque génération devrait avoir le droit et la total liberté d’apporté à la société. Comment voulez-vous qu’on soit coopérant avec les humains qui dirige et qu’on garde nos bonnes manières quand on est conscient qu’on est là pour se faire exploiter, sans pouvoir s’épanouir, sachant que la classe moyenne est en train de disparaître. Ne croyez-vous pas que l’on s’en retourne vers l’aristocratie, a peine modifier. Une autre chose Si vous voulez nous proposer des projets gouvernementaux, nous aimerions que vous laissiez tomber les programmes d’insertions car ces programmes existent pour nous guider vers des choix qui ne nous intéresse pas, des choix qui nous sont imposés et envers lesquels nous ne ressentons aucune appartenance.
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Commentaire du premier groupe de jeunes (15 juillet 2002) au deuxième groupe de jeunes à l’égard de la communication envoyée par le deuxième groupe de jeunes aux élus le 18 juin 2002 : C’est ben facile de vous plaindre. Vous critiquez ben plus que vous envisagez des solutions. Y’a des programmes et de l’aide par le « monde comme nous ». C’est sûr qu’il y en a qui marchent pas, ça on vous l’accorde. Mais c’est pas une raison pour les dénigrer. Y a plein de choix dans la vie, c’est votre choix de rester au point mort. C’est pas nécessaire de mordre la main qui te nourrit. Il y a une bonne volonté dans certaines branches du gouvernement. On n’est pas de leur bord, mettez-vous pas ça dans la tête. Êtes-vous capable de vous organiser et d’apporter des solutions au lieu de chialer ?
À partir de cette séquence, discutons de trois effets de contexte que le dispositif a eus sur les acteurs concernés, soit la réflexivité collective favorisant la confrontation des points de vue, une meilleure compréhension de la place de l’autre et la reconnaissance de la place sociale de chacun.
1.3.1. UNE RÉFLEXIVITÉ COLLECTIVE FAVORISANT LA CONFRONTATION DES POINTS DE VUE La réflexivité est cette capacité des individus de pouvoir réfléchir sur euxmêmes ou sur leur propre compréhension du monde. Une pensée réflexive est fondamentale dans un dialogue démocratique afin de sortir des lieux communs et d’engager un mouvement de la pensée avec les autres à partir de la conscience que chaque individu a de la situation abordée. Dans l’extrait présenté plus haut, on voit que le contexte d’interactions du dispositif instaure des jeux de langage résultant de discussions collectives au sein de chacun des groupes homogènes. Sur le plan du contenu, cette séquence de communications montre bien l’importance des motivations et de la connaissance de l’autre dans l’établissement d’un dialogue. Que le deuxième groupe de jeunes de la rue demande à ses interlocuteurs ce qu’ils pensent des gens vivant à la marge (comme eux) et qu’il vérifie leurs motivations à engager un dialogue montrent bien l’importance des différences de représentations de la position de l’autre lorsqu’il s’agit de négocier quoi que ce soit. Qu’il s’agisse de la réponse 1 des élus à la question du deuxième groupe de jeunes ou du commentaire 1 de ce groupe de jeunes aux élus en réaction à leur réponse, des échanges ont eu lieu au sein de chaque groupe pour, d’une part, bien comprendre les propos de leur interlocuteur et, d’autre part, développer une argumentation qui puisse exprimer leur propre point de vue collectif face à la question ou à la réponse. Lors d’une évaluation (Colombo, 2004, p. 37-38), des participants du groupe des policiers et de celui des jeunes ont bien exprimé le point de vue des participants face à l’écriture comme mode de communication :
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[L’écriture], ça ralentit énormément par contre, parce que je regarde, le temps qu’on pouvait prendre à répondre à une question, en quelque part […]. Mais finalement, on pouvait passer une heure à répondre à une question. Parce que bon, on essayait d’explorer toutes les avenues, pas laisser de trous, pas laisser de place à une mauvaise interprétation. C’était quand même ardu, là, c’était pas… (Groupe de policiers) (Colombo, 2004, p. 38) Le fait d’écrire, là, moi, je trouve ça bien, parce qu’on pense pas comme on écrit […]. Mais, le fait que tu prends le temps de réfléchir… ça donne [une communication ?] en accord avec toi… l’importance du poids des mots. (Deuxième groupe de jeunes) (Colombo, 2004, p. 38)
1.3.1.1. Prendre le risque de réfléchir collectivement Une réflexivité collective est à l’œuvre, car les participants doivent s’entendre pour transmettre une communication écrite, choisir les mots, la façon de le dire, anticiper la réponse à leur question, bref développer une stratégie de communication. Par un travail de délibération, ils doivent donc s’ouvrir au point de vue de chaque participant qui désire s’exprimer et, par la suite, construire un point de vue collectif à partir des points de vue individuels. Les jeunes de la rue, comme les élus municipaux, sont donc invités par l’équipe de régulation à revoir leurs idées face aux sujets abordés, et ce, dans un contexte où l’absence de face à face et la confidentialité des échanges verbaux autorisent les ratés et les idées pas encore claires, jusqu’au moment où le groupe se sent prêt à s’engager dans une direction. Au moment de l’évaluation de l’expérience-pilote, un jeune exprima bien cette fonction créative de l’appropriation de l’acte : Des fois, c’est juste après avoir parlé d’un sujet que tu vas te rendre compte combien c’était utile (Parazelli, 2000, p. 104). Prendre le risque de dire des choses qui ne peuvent pas se dire en face à face à cause de la menace que pourrait représenter l’autre ou de la peur d’une réaction constitue un pas nécessaire pour la constitution d’une position propre au groupe homogène.
1.3.1.2. L’écrit comme moyen d’exprimer un point de vue collectif Lorsque les communications sont rédigées par le groupe, elles reflètent la position du groupe. Il y a là un apprentissage du travail collectif susceptible de soutenir chacun des individus dans sa volonté de s’approprier le sens de ses actes. Lorsque nous nous retrouvons en situation de face à face, il n’y a que des individus faisant partie d’un groupe qui se trouvent en interaction avec d’autres individus qui ont des intérêts différents. Le travail de réflexivité est alors plus difficile à entreprendre, étant donné que la pensée est surtout mobilisée dans la construction d’une réaction aux interventions de l’autre, et où l’argumentation vise, plus souvent qu’autrement, à protéger
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une position ou une image de soi et du groupe auquel nous appartenons. Certes, la réflexivité collective n’échappe pas à ce désir de protection du groupe, mais elle a l’avantage de préciser l’argumentation à l’appui d’un point de vue collectif. Cela permet alors à tous les membres des groupes de mieux comprendre les logiques sociales qui traversent le milieu de la rue et, éventuellement, de modifier leur vision des réalités abordées ou de la confirmer. Cette meilleure connaissance permet de mieux comprendre son propre rôle parmi les autres acteurs. Lors de l’évaluation de l’application de 2001-2004, un intervenant allait dans ce sens : Par rapport à moi-même, c’est sûr que ça a peut-être renforcé mes valeurs, ma philosophie d’intervention, mais aussi ça a renforcé… Ça permet justement peut-être que ben, comme tu te connais plus, t’es plus en mesure de faire valoir justement qu’est-ce que tu veux défendre là-dedans (Groupe des intervenants) (Colombo, 2004, p. 54).
Ce travail de réflexivité n’est cependant pas facile à assurer dans le cadre du dispositif, surtout lorsque le groupe est composé de 15 individus. D’ailleurs, pour contourner la difficulté que représentait une réponse collective à la question contenue dans la réponse 2 des élus sur la question des choix de vie qui se présentent aux jeunes, les jeunes du deuxième groupe ont trouvé une façon particulière de communiquer leur point de vue collectif. Dans le commentaire 2 du deuxième groupe de jeunes, il est précisé, au début de leur communication, que l’utilisation du JE représente le groupe. Cela constitue une façon, pour eux, d’exprimer ce que pensaient les membres du groupe, en adoptant, avec une certaine adaptation, la formulation d’un témoignage personnel.
1.3.1.3. Transformations de la perception de soi et de son groupe Lors des deux évaluations, on a pu constater des effets du dispositif en matière de transformation de la perception de soi et de son groupe. Parce qu’il permet aux participants de véritablement éprouver la communication démocratique, le cadre du dispositif, avec ses règles du jeu, les confronte directement aux difficultés que cela peut poser. Un membre du groupe des élus s’exprimait ainsi lors d’une entrevue d’évaluation en 2004 (Colombo, 2004, p. 56) : On est toujours sur le principe qu’on veut toujours combattre, on veut toujours challenger l’idée de l’autre, on veut toujours la…pas la démantibuler, mais dire : Non c’est moi qui a raison ! C’était pas le but de la communication, mais veut, veut pas, on se ramassait là (Groupe des élus municipaux).
Illustrons plus précisément la dernière de la série à partir de la séquence de communications présentées plus haut. La communication du premier groupe de jeunes envoyée au deuxième groupe de jeunes exprime
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un désaccord en disant aux jeunes du deuxième groupe qu’ils se plaignent sans agir auprès des élus municipaux. La répartition des jeunes de la rue en deux groupes fait en sorte que le dispositif offre à ces jeunes la possibilité d’exprimer leurs points de vue différents sur la société, mais aussi sur euxmêmes. Cela est important pour le développement de l’autonomie sociale12 de ces jeunes, dont plusieurs tendent inconsciemment à reproduire entre pairs une famille fictive, entretenant ainsi un mythe de relation fusionnelle avec les autres jeunes de la rue (Parazelli, 2000a ; Plympton, 1997). Rappelons que, même si la formation d’une famille fictive peut protéger les jeunes dans ce milieu, ce type de représentation peut favoriser un plus grand repli dans le milieu de la rue en restreignant davantage leur contact avec le reste de la société. De plus, des rapports exclusifs de dépendance peuvent se développer au sein de cette « famille de rue », freinant ainsi le développement de l’autonomie sociale de ces jeunes. La configuration du dispositif encourage les individus de chacun des groupes à développer une meilleure compréhension de la place de l’autre groupe. Un travail de réflexivité devient nécessaire au sein de chaque groupe homogène pour faire le point sur ses rapports avec les autres groupes.
1.3.1.4. La prise en compte des différences de points de vue plutôt que le consensus Comme on le voit dans la séquence de communications présentées au début de cette section, le dispositif ne vise pas le consensus entre les acteurs, mais l’expression et la confrontation de points de vue différents. Soulignons que la confrontation n’est pas synonyme d’affrontement. La confrontation invite les acteurs à comparer les points de vue pour y discerner la spécificité des idées afin que puissent émerger des interprétations au plus près des réalités des uns et des autres. Quant à l’affrontement, seuls des rapports d’opposition dans un contexte de lutte des uns contre les autres peuvent en résulter. Le dialogue favorisant la confrontation (et non le consensus) permet de dépasser l’attitude réactionnaire. L’absence de rapport en face à face permet d’éviter des réactions émotives que peut susciter l’image de l’autre ; par exemple, un policier en uniforme peut rappeler à un jeune de la rue un contexte d’arrestation.
12. Nous inspirant de Castoriadis (1998), nous entendons par « autonomie sociale » le pouvoir que des citoyennes et des citoyens ont de choisir eux-mêmes leurs relations sociales de dépendance en atténuant les effets aliénants de ces dernières par la coopération. L’autonomie sociale devient, en fait, une association volontaire d’interdépendances individuelles désirant partager collectivement leur pouvoir respectif. Le familialisme s’oppose à ce concept étant donné qu’il impose de façon inconsciente une structure hiérarchisée de relations de pouvoir inégalitaires.
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Contrairement à une idée souvent évoquée, l’absence de face à face régulé n’empêche nullement les individus de s’exprimer. Il permet une écoute plus attentive de l’autre en recevant ses propos dans un contexte non menaçant. Ce contexte offre la possibilité de décristalliser les positions identitaires de chacun et de développer un autre regard, enrichi de l’interaction avec les autres. De plus, en réunissant plusieurs groupes d’acteurs différents impliqués dans le monde de la rue, la pluralité d’intérêts vient aussi interagir avec l’acte de travail de chacun, de sorte qu’il devient nécessaire pour chacun des groupes homogènes de considérer l’ensemble des champs d’action, et non seulement celui occupé par un seul groupe homogène. Autrement dit, le dispositif fait en sorte que des points de vue habituellement isolés soient exposés au regard des autres sans que les uns et les autres se sentent menacés dans le cours des interactions.
1.4. UNE MEILLEURE COMPRÉHENSION DE LA PLACE DE L’AUTRE La reconnaissance des positions de chacun au sein des groupes homogènes permet une confrontation des idées conduisant les groupes vers une meilleure compréhension de la place des autres groupes d’acteurs. Comme on le voit dans l’échange entre les élus et le groupe de jeunes, la confrontation entre leurs interprétations respectives de la vie de rue amène chaque groupe à préciser sa position en fonction de la position de l’autre. Dans notre exemple, le groupe des élus commence par expliquer qu’il considère la vie de rue comme un choix, ce qui amène le groupe de jeunes à préciser sa position par rapport à la notion de choix, qu’il conçoit comme trop restrictive au sens des élus. Cela conduit les élus à préciser leur pensée en intégrant la notion de « proactivité », à laquelle les jeunes répondent par l’idée de créativité. Ainsi, au cours des échanges, les groupes sont amenés à préciser leur position face à la vie de rue, ce qui permet aux autres groupes de mieux la saisir13. Lorsque les membres des groupes investissent le dispositif en interpellant les autres groupes, le dialogue qui s’ensuit enrichit la compréhension que les uns et les autres peuvent développer des divers enjeux et rôles joués dans ce complexe institutionnel qu’est le milieu de vie de la rue. Ainsi, dans un autre échange de communications, un groupe de jeunes s’est
13. Rappelons que lorsqu’une communication est reçue par le destinataire, les autres groupes, auxquels la communication n’est pas directement adressée, ont aussi accès à celle-ci en recevant une photocopie de manière à ce que chaque groupe puisse suivre ce qui circule dans l’ensemble du dispositif avec la possibilité de réagir.
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adressé aux intervenants en leur demandant de leur faire part de certains problèmes vécus dans leur milieu de travail. Ils leur ont aussi demandé, ainsi qu’à l’autre groupe de jeunes, de les informer sur l’objet de leurs discussions au sein de leur groupe respectif. Ce groupe a vraiment saisi l’occasion des échanges écrits pour tenter de mieux comprendre la réalité des autres groupes. Pour certains groupes, les échanges sont venus affiner leurs visions des jeunes de la rue, comme l’ont mentionné les intervenants et les élus lors de l’évaluation en 2004 : Ben au niveau des jeunes, ça confirme un petit peu l’idée que j’avais. Ils veulent être responsables, ils veulent créer leurs propres choses sans nécessairement avoir tout… Au niveau des élus, ben c’est comme qu’est-ce que je m’attendais un petit peu là (Groupe des intervenants) (Colombo, 2004, p. 56). Moi, honnêtement là, ça m’a appris exactement ce que je pense. C’est que les jeunes sont extrêmement intelligents, ok. Je pense que autant dans les deux groupes, ils savent exactement où ils s’en vont (Groupe des élus municipaux) (Colombo, 2004, p. 56).
Mais d’autres groupes ont pu être surpris par ce qu’ils apprenaient dans les communications, ce qui les a amenés à changer leur perception des autres. Par exemple, les jeunes ont reconnu que, si l’on passait pardessus les préjugés, une relation intéressante pouvait s’établir avec les autres groupes, notamment ceux des élus et des policiers : Ils ont des choses à nous apporter, on peut avoir une relation quand même, même si l’image… Parce que c’est vrai, t’as donné quand même une chance, tsé, la police moi… Je leur ferais pas confiance, là. J’avais jamais fait confiance, mais peut-être que ça a changé quelque chose… (Premier groupe de jeunes de la rue) (Colombo, 2004, p. 41).
Lors de ce même bilan, les policiers ont eux aussi affirmé avoir modifié positivement l’image qu’ils avaient des jeunes de la rue : Ça nous a permis de changer, ça nous a permis de voir que les jeunes ne sont pas nécessairement si [mauvais ?] qu’on peut voir… (Groupe des policiers) (Colombo, 2004, p. 58).
Par ailleurs, si le groupe tient à se faire comprendre, il est amené à se mettre à la place de l’autre. Lors de la rédaction d’une communication, les régulateurs vont encourager les groupes à se poser la question : comment ce que nous écrivons va-t-il être compris par l’autre groupe ? Est-ce que c’est vraiment le message que nous voulons passer ? L’exercice consistant à se mettre à la place de l’autre implique un effort de compréhension de celui-ci.
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Aussi bien les échanges de communications que les commentaires des participants lors des bilans nous permettent de dire que le dispositif a favorisé une meilleure compréhension des positions des acteurs concernés, une sensibilisation au travail et à la réalité des autres participants et un ajustement relatif des images respectives. Les ajustements de points de vue face à la position de l’autre se font souvent à la suite de critiques ou de nuances apportées par chacun des groupes et portant sur la façon d’être considéré ou jugé. À lire certains des échanges présentés plus haut, on pourrait avoir l’impression que le dispositif ne réussit pas à atténuer les projections familialistes entre les jeunes et les autres groupes d’acteurs. C’est pourtant parce qu’il y a eu atténuation de ces projections familialistes, grâce au cadre du dispositif et au travail de régulation, que les groupes d’acteurs peuvent risquer d’exprimer librement leurs propres représentations de l’autre. Représentations qui, effectivement, peuvent tout à fait être de type familialiste, mais qui ont l’avantage d’être explicites dans l’espace public plutôt qu’implicites dans les rapports quotidiens. Dans le cadre de communication égalitaire qui est celui du dispositif, l’explicitation de ces représentations offre ainsi une prise démocratique aux ajustements mutuels de points de vue sur les conditions d’existence de l’autre.
1.5. LA RECONNAISSANCE DE LA PLACE SOCIALE DE CHACUN Comme nous le disions plus haut, le dispositif rend volontairement visibles les rapports de positions qui existent entre les différents groupes d’acteurs. En attribuant, dans sa structure, une place aux groupes de jeunes de la rue, au même titre qu’aux autres groupes d’acteurs, soit les policiers, les intervenants ou les responsables institutionnels, le dispositif invite l’ensemble des acteurs à reconnaître formellement l’existence sociale de ces jeunes en tant qu’acteur collectif. Au sein de ce cadre, les jeunes ne sont donc plus simplement des clients, des bénéficiaires ou des usagers, ni des enfants, mais des sujets qui ont le droit de s’exprimer et de négocier démocratiquement leurs intérêts au même titre que les autres groupes de citoyens.
1.5.1. RÉVÉLER DES RELATIONS DE POSITIONS C’est comme si, en formant les groupes d’acteurs et en les mettant en relation, le dispositif révélait une structure de relations qui existe dans la réalité de la rue, mais dont la représentation d’ensemble échappe souvent aux acteurs qui la composent. En effet, en aménageant le cadre ainsi, le dispositif joue un rôle de « contenant » pour les acteurs de ce complexe institutionnel, car il identifie, nomme, regroupe, organise les rôles respectifs
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des différents acteurs qui œuvrent dans le milieu de la rue, tout en régulant les relations de pouvoir. Cette façon de rendre visible l’intervention auprès des jeunes de la rue s’avère indispensable dans un milieu ouvert comme celui de la rue, où les relations de positions ne sont pas toujours clairement identifiées. Dans le milieu de la rue, chacun effectue sa part du travail sans être forcément obligé de prendre en compte le travail des autres, ce que Parazelli (1997, p. 511) a appelé la « taylorisation sociale de la responsabilité politique » de l’intervention auprès des jeunes de la rue. Mais cette « taylorisation » est aussi présente dans une institution fermée où, comme le souligne Mendel (1980, p. 247), la division du travail peut être extrême, amenant chaque individu à n’effectuer qu’une infime partie du travail de l’entreprise. Dans ce contexte, le défi consiste justement à reconnaître la place et l’effet de cette infime partie de travail sur le fonctionnement de l’institution dans son ensemble.
1.5.2. COMPRENDRE SA PLACE DANS LE MILIEU DE LA RUE Ainsi, non seulement le dispositif permet de révéler une certaine organisation de ce complexe institutionnel de la rue, mais, en plus, il permet aux participants de mieux comprendre la place qu’ils occupent au sein de ce milieu et qu’ils partagent avec d’autres acteurs qui ont le même acte de travail ou acte social qu’eux. Cette prise de conscience permet de donner un sens à la place qu’ils occupent au sein de ce complexe institutionnel, puisqu’elle leur permet de comprendre ce qu’ils font et pourquoi. Selon Mendel (1980, p. 241), cette prise de conscience est inséparable d’une prise de pouvoir sur leurs actes, étant donné qu’en comprenant ce qu’ils font les participants se rendent compte aussi qu’ils peuvent le modifier. C’est pourquoi il parle de « prise en conscience » : « Aussi préférons-nous dire prise en conscience, et non simplement prise de conscience, dans la mesure où la conscience du réel et sa prise en charge sont, ici, inséparables. » Le fait même que tous les groupes acceptent d’échanger avec les autres groupes constitue une reconnaissance formelle de la place de ces autres groupes. Par exemple, que les autorités urbaines (policiers, élus) acceptent d’échanger avec les jeunes de la rue dans des conditions égalitaires, comme on le voit dans notre exemple de communications, est en soi une prise en compte de la place sociale de ces jeunes.
1.5.3. SENTIR QUE SA PLACE EST RECONNUE Que les groupes reconnaissent la place des autres acteurs est une chose, mais l’effet du dispositif serait incomplet si ceux-ci ne sentaient pas que leur place est reconnue. L’attitude des groupes de jeunes montre qu’au
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contraire, il semble bien qu’ils se sentent pris au sérieux dans le dispositif. En effet, malgré une attitude de méfiance exprimée à l’égard des groupes représentant l’autorité urbaine (policiers, élus ou responsables institutionnels), on peut constater, dans les trois applications, que les groupes de jeunes sont ceux qui ont le plus respecté leur engagement à tenir des réunions régulières. Attitude de méfiance, disions-nous, car les jeunes expriment leurs doutes face à la capacité de ces groupes à s’impliquer dans les échanges. Par exemple, dans une communication aux intervenants, ils écrivent que le retard des groupes des policiers et des élus à prendre part au dispositif leur semble confirmer le manque d’intérêt de ces derniers. Dans cette même communication, ils reprochent à ces groupes de faire du blabla, sans même encore avoir pu échanger avec eux. Cela exprime d’entrée de jeu un manque de confiance dans ces acteurs. Mais, paradoxalement, c’est surtout à ces groupes que s’adressent leurs communications. En plus, outre le fait qu’ils reçoivent une compensation financière pour leur participation, une réelle implication de leur part est perceptible à travers les communications. Ce sont toujours les groupes de jeunes qui amorcent des débats, qui prennent des initiatives et proposent des projets, comme un projet de livret demandé aux élus pour qu’ils soient mieux informés de leurs droits, un projet de coop de travail, un autre de ramassage de contraventions impayées, etc. Dans d’autres communications, on voit qu’ils s’appliquent à expliquer leur réalité et leurs besoins aux groupes des policiers et des élus ; comme leurs problèmes d’accès aux lieux publics ou la judiciarisation de leurs pratiques, par exemple. Ces communications témoignent d’une confiance minimale des jeunes dans l’écoute des autres groupes et dans l’assurance que leur place dans le dispositif sera reconnue. À ce sujet, l’obligation de réponse est une règle du dispositif qui leur assure cette reconnaissance, puisqu’elle garantit que l’expression de chaque groupe sera prise en compte et qu’on y réagira. De plus, le fait que tous les groupes soient soumis aux mêmes règles permet la reconnaissance mutuelle de tous les participants en tant qu’ayant tous les mêmes droits, mais aussi les mêmes obligations. Selon Honneth (2000), cette reconnaissance est essentielle, car elle permet le respect d’autrui considéré comme sujet de droit et, par conséquent, le respect de soi-même. En effet, un individu ne peut se comprendre comme porteur de droits que s’il a, en même temps, connaissance des obligations normatives auxquelles il est tenu à l’égard d’autrui. Lors de l’évaluation de 2004, un groupe de jeune a exprimé ce sentiment d’avoir pu occuper une place égale aux autres acteurs : [Le dispositif permet] de laisser la parole… Sans confrontation, vu qu’ils sont pas là, là. C’est égal pis juste pour tout le monde. Parce que dans la rue, là, c’est pas vraiment juste (Premier groupe de jeunes) (Colombo, 2004, p. 63).
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L’attitude paradoxale des jeunes nous permet de constater que le dispositif ouvre la possibilité, à la fois, de discuter des problèmes que créent des rapports de positions, qui sont inégalitaires dans la réalité, justement parce qu’il rend ceux-ci égalitaires dans l’acte même de communication. Ainsi, on comprend qu’il ne s’agit pas de nier les différences de positions, mais de créer des conditions qui permettent d’en tenir compte. C’est parce qu’ils sentent que leur place sociale est reconnue au sein du dispositif que les jeunes estiment avoir le droit d’exprimer leur sentiment de nonreconnaissance de la part des autorités urbaines. En effet, en exprimant leurs doutes quant à l’intérêt des policiers et des élus à participer au dispositif ou à leur fournir une réponse authentique, ils expriment leur sentiment de ne pas être reconnus par ceux-ci dans la réalité comme des interlocuteurs valables. C’est comme s’ils disaient : « Nous ne pensons pas qu’ils voudront échanger avec nous, parce que dans la réalité, leur attitude face à nous montre qu’ils ne nous reconnaissent pas. » Dans l’exemple d’échange présenté en début de section, les jeunes citent des expériences de programmes de réinsertion qui ne tiennent pas compte de leurs intérêts et besoins. Dans ce contexte, on peut comprendre que les jeunes ne sentent pas que leur place est reconnue. Mais ce que permet le dispositif, comme on le voit dans notre exemple, c’est non seulement d’offrir les conditions pour exprimer ce sentiment et l’argumenter, mais c’est surtout de pouvoir l’exprimer sur le mode de la confrontation des points de vue, et non de l’affrontement, comme c’est souvent le cas.
CONCLUSION Évaluer les effets de l’application du Dispositif Mendel adapté en milieu ouvert ne signifie pas évaluer les résultats du dispositif dans une perspective gestionnaire, à savoir s’il sert à quelque chose de spécifique au monde de l’intervention programmée. Notre objectif était d’examiner, au terme des diverses applications, si le potentiel du dispositif s’exprimait en fonction des attentes des participants et de voir ce que ces derniers avaient fait de ce cadre de communication. D’une part, il s’agissait de s’assurer, auprès des groupes homogènes, que les conditions démocratiques rattachées au cadre avaient bien joué leur rôle dans le processus en cours. D’autre part, nous avons vérifié si les diverses applications favorisaient l’appropriation d’un travail collectif d’élaboration de sens concernant les actes de travail des acteurs impliqués dans le milieu de la rue. En ce qui à trait aux retombées pratiques ou concrètes qui pouvaient en résulter, les organismes partenaires ont convenu, en 2005, de former un comité de concertation, composé des responsables de ces organismes, pour discuter des suivis institutionnels
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à donner aux divers dialogues entre les groupes homogènes. Cette initiative témoigne d’un pas supplémentaire vers une appropriation, par les partenaires, de cet espace d’échanges égalitaires, plutôt que de le « consommer » comme un service qui leur serait offert. À partir de l’analyse d’une séquence de communications exemplaire, nous avons identifié trois effets de contexte que le dispositif a eus sur les acteurs concernés : la réflexivité collective favorisant la confrontation des points de vue, une meilleure compréhension de la place de l’autre et la reconnaissance de la place sociale de chacun. Nous pourrions refaire le même exercice avec d’autres séquences et voir que ces effets varient sensiblement selon la thématique abordée. Nous verrions également que le Dispositif Mendel n’instaure pas seulement un processus de communication, mais aussi un cadre d’expression sociale, résultat d’un effort collectif des participants. En effet, « communiquer » consiste à faire part de quelque chose à quelqu’un, tandis que « s’exprimer » vise à se faire comprendre par l’autre. Mais, contrairement aux applications du Dispositif Mendel qui se déroulent à l’intérieur d’une seule institution, ce dispositif adapté au milieu de la rue est unique d’application en milieu ouvert. Les difficultés d’application sont accrues, d’autant plus que les acteurs qui se trouvent en milieu ouvert n’entretiennent pas les mêmes liens de coopération que ceux qui vivent en milieu fermé. La perspective de gains à obtenir pour chacun des groupes d’acteurs est alors plus difficile à anticiper, surtout si nous ajoutons le contexte de revitalisation urbaine où les jeunes de la rue, au centre-ville, sont constamment réprimés. Cette répression contribue à transformer le paysage de la marge sociale à Montréal, tant et si bien que les intervenants ont plus de difficulté qu’avant à rejoindre les jeunes. On le voit bien, les effets créés par le dispositif dépendent aussi de la façon dont les acteurs se servent du potentiel d’action collective offert par le dispositif. Celui-ci ne crée pas de l’implication, mais par le cadre égalitaire qu’il propose, il offre des conditions favorables à l’émergence de l’engagement et à son développement. Ainsi, comprendre les « effets » comme résultant de façon mécanique du dispositif d’intervention ne convient pas du tout dans ce contexte où l’appropriation différenciée du dispositif, selon les acteurs et les milieux d’application, vient moduler l’issue des échanges. Considérant cette part d’indétermination des résultats comme une clé du dispositif, nous préférons parler de « potentiel », car celui-ci peut ne pas exister selon la qualité de l’engagement des participants. Il est alors d’autant plus important que les participants comprennent bien le sens et la finalité de ce cadre d’expression pour que le potentiel du dispositif puisse s’actualiser. En conséquence, même si des résultats du point de vue des actions,
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des collaborations nouvelles ou de l’apprentissage du travail collectif peuvent être observés lors d’applications spécifiques, les suites et les impacts du dispositif ne peuvent être déterminés selon une logique technocratique d’objectifs de résultats. Lorsque les acteurs acceptent volontairement de poursuivre l’application du dispositif, comme cela s’est produit à chacune des trois applications, nous avons là une manifestation fondamentale de la pertinence du dispositif pour les acteurs qui désirent prendre la parole et s’exprimer de façon démocratique. C’est, d’ailleurs, au cœur de ce lieu d’expression que les groupes d’acteurs tentent de donner eux-mêmes du sens à leurs situations et à leurs pratiques. Dans une société hypermoderne (Aubert, 2004) où même la performance des administrations publiques se mesure selon la rentabilité financière, il peut être difficile de faire comprendre à des responsables institutionnels que les « extrants » du dispositif ne sont que les effets d’une « confrontation des subjectivités afin de définir un sens commun, acceptable par tous » (de Gaulejac, 2005, p. 244). Bref, il s’agit de traiter la personne humaine comme une fin en soi et non comme un « facteur » instrumentalisé dans un programme, qu’il soit de prévention ou de réinsertion. En d’autres mots, s’il est nécessaire de concevoir un dispositif pour créer un lieu susceptible de devenir un espace public, il faut qu’il y ait des citoyens et des citoyennes prêts à jouer le jeu de l’exercice démocratique.
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2 VIE ET SEXUALITÉ DANS LA RUE Comprendre pour mieux intervenir auprès des jeunes Hélène Manseau Fanny Lemetayer Martin Blais Philippe-Benoît Côté
La recherche exploratoire sur laquelle porte le présent chapitre a été réalisée auprès de vingt adolescents séjournant en centre jeunesse. Dans le cadre de l’évaluation d’un programme d’éducation sexuelle qui leur était adressé, nous avons interrogé ces jeunes au sujet de leurs expériences et de leurs points de vue sur la vie itinérante, et en particulier sur la vie sexuelle et amoureuse qui s’y rattache. Près de la moitié des jeunes interviewés nous ont confié avoir déjà eux-mêmes vécu dans la rue. Avant de faire état de la synthèse des témoignages recueillis, nous allons présenter un bilan sommaire des travaux qui permettent de saisir en quoi les jeunes vivant en internat dans un centre jeunesse sont à risque élevé de connaître des périodes d’itinérance. Il sera ensuite question d’informations plus générales sur la sexualité des jeunes de la rue. Un bilan des ressources existantes susceptibles de leur venir en aide sera tracé. Les propos des jeunes seront enfin présentés et analysés. Ils nous permettront de constater que les conceptions des jeunes au sujet de l’itinérance et de la sexualité méritent toute notre attention. Peu de travaux s’y sont consacrés jusqu’à maintenant et nous discutons finalement de l’importance de mener des travaux plus en profondeur qui inscrivent les
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perspectives et les points de vue des jeunes en difficulté d’adaptation comme des assises importantes pour fournir des services en prévention qui soient adaptés à leurs besoins et à leurs perceptions.
2.1. DES ADOLESCENTS EN CENTRE JEUNESSE : L’ATTRAIT DE LA RUE ET LES DANGERS POUR LA SEXUALITÉ Les jeunes placés en centre jeunesse le sont en vertu de la Loi sur les jeunes contrevenants (LJC) ou en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ). Parmi eux, certains expérimentent la rue lors de fugues ou à leur sortie du réseau des services sociaux. Des recherches ont révélé que les jeunes ayant vécu des placements étaient surreprésentés au sein de la population des jeunes de la rue (Côté, 1993 ; Parazelli, 1997 ; Poirier et al., 1999). En 2002, la Direction de la santé publique déclarait que les jeunes placés en institution sont deux fois plus à risque que les autres du même groupe d’âge « d’expérimenter des périodes d’errance ». Conscients de vivre dans un milieu de vie artificiel et de substitution (en retrait du monde extérieur), les jeunes qui séjournent en centre jeunesse1 ont souvent très hâte de quitter l’établissement (Marier, 2004). Mais, si certains s’affranchissent prématurément de ce milieu encadrant et disciplinaire en prenant le risque de fuguer, d’autres attendent impatiemment leur majorité avec néanmoins une certaine appréhension car, prêts ou non, tous doivent quitter le centre jeunesse une fois l’âge de 18 ans atteint (Marier et Robert, 2004). Tandis qu’un certain nombre peut compter sur la famille pour réintégrer graduellement la société, d’autres doivent faire face au vide ; ils sont sans emploi, sans ressources, sans diplôme, sans domicile, sans réseau, etc. Par ailleurs, l’institution ne représente pas un lieu d’ancrage ou de soutien sur lequel le jeune peut compter en cas de problème (pas de retour possible). Cette condition tend alors à augmenter l’insécurité vécue par ce passage brutal de la surprotection à l’indépendance totale. Même si l’ensemble des jeunes souhaitent prendre le contrôle de leur vie, cette liberté soudaine au sein d’une société qui semble étrangère à certains demeure une expérience déstabilisante. En effet, habitués à vivre en groupe dans un milieu où chacun de leurs gestes est supervisé, certains redoutent la solitude, d’autres appréhendent la perte totale d’encadrement, de soutien et, par conséquent, de repères.
1. Les différents lieux de placement sont les centres d’accueil, les centres de réadaptation et les familles d’accueil (Marier et Robert, 2004).
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Même si la mission des centres jeunesse vise à favoriser le développement du jeune, l’instabilité créée par divers bouleversements marque son expérience et peut expliquer les difficultés à retrouver un équilibre à la sortie de l’institution. Ces jeunes ayant souvent été victimes de négligence, d’abus physiques et d’abandon de la part d’adultes et de proches, les conditions de placement (déracinements) et la forte mobilité des personnes entourant les jeunes (mobilité du personnel et des compagnons de vie) alimentent leur méfiance face aux adultes et leur réticence à tisser des liens (peur de l’attachement aux personnes et aux lieux). Le placement suppose également une cohabitation marquée par la diversité des situations et des profils des jeunes. En effet, à l’intérieur des unités de vie résident des jeunes dont les motifs de placement (LPJ ou LJC), les problématiques (victimes de violence, abus, négligence, problèmes de comportement, problèmes de santé mentale ou physique, menace pour la société), l’âge, l’origine ethnique et les types de garde (de intensive/ fermée à régulière/ouverte) sont divers et variables. Cette cohabitation donne lieu à des échanges et, notamment, à des apprentissages non souhaités ou à de « mauvaises » influences comme l’initiation à la prostitution, aux techniques de vol, à la fugue, etc. (Marier, 2004). Par contre, si la cohabitation en centre jeunesse est marquée par une grande diversité des situations, elle n’inclut pas la mixité des genres. En effet, les contacts entre jeunes de sexe opposé sont très rares et sont rigoureusement encadrés lorsqu’ils se présentent. Les jeunes en viennent à entretenir des relations où les femmes sont perçues comme des objets ou des personnes insaisissables. Lorsque les jeunes hommes sont en contact avec des femmes et qu’ils ont des relations sexuelles, ils ne sont pas conscients des risques et n’utilisent le condom qu’occasionnellement (Manseau et Blais, 2003). La satisfaction des pulsions sexuelles semble primer la dimension relationnelle (apprentissage de l’autre, création d’un lien, etc.), celle-ci étant perçue comme plus risquée par ces jeunes (peur des liens, expériences de rupture, besoin de prouver sa virilité exagérément) (Manseau et Blais, 2005). L’environnement dans lequel ont évolué les jeunes qui ont vécu en centre jeunesse est marqué par l’instabilité. Il contribue à les fragiliser dans leur rapport au monde et peut alors favoriser un glissement vers la rue. Dans ce contexte, l’univers de la rue peut représenter le dernier lieu d’accueil, le dernier refuge pour certains jeunes. Ces jeunes chercheront parfois à reconstituer un univers encadrant et sécurisant en vivant en groupe, avec des pairs, et en fréquentant les organismes qui s’adressent à eux. Ils créeront ainsi des lieux d’attache, de rencontre et de soutien (liens significatifs avec
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des intervenants)2. L’univers de la rue peut également constituer le lieu d’expression d’une liberté sexuelle tant souhaitée et recherchée (affranchissement de l’institution parfois vécue comme une incarcération). Dès lors, le passage de l’institution vers l’univers de la rue se caractérise par la recherche à la fois de continuité (recherche de repères) et de rupture (recherche d’autonomie). Les jeunes projettent sur les grands centres urbains, et notamment sur Montréal, qui deviennent des pôles attractifs, des désirs d’aventure et de liberté exempts d’autorité parentale ou institutionnelle (Parazelli, 2002). En effet, la ville peut répondre à un désir de changement (quitter son milieu, vivre dans l’anonymat, repartir à zéro), mais aussi de découverte, d’expérimentation (sexualité, drogues, etc.) et d’émancipation (p. ex., exprimer son orientation sexuelle). Cependant, même si la plupart des jeunes témoignent de cette aura de liberté qu’offrent la rue et la ville (Bellot, 2001 ; Lemetayer, 2002 ; Parazelli, 1997), cette liberté n’est souvent que partielle, en raison des situations problématiques auxquelles ils peuvent être confrontés, notamment une dépendance aux drogues, à l’alcool, aux organismes, à la prostitution, etc. Certes, la rue est un lieu où la promiscuité et les rencontres ponctuelles sans autorité parentale ou contrôle institutionnel incitent à vivre des relations sexuelles. Toutefois, la sexualité n’est pas toujours liée à un sentiment amoureux ou à une volonté personnelle. Dans un contexte de survie, la relation sexuelle peut avoir une valeur marchande (sexe de survie/survival sex) (S. Roy et al., 2002). Dans une étude épidémiologique menée auprès de jeunes de la rue, É. Roy (2002) relève que 33 % des 445 jeunes interrogés âgés de 14 à 23 ans ayant eu des activités sexuelles volontaires avaient reçu en échange de l’argent, un cadeau, de la drogue, ou avaient obtenu une place où dormir ou de la nourriture (40,9 % des filles et 28,7 % des gars). De plus, la rue est un lieu où l’on peut subir des agressions physiques et sexuelles (S. Roy et al., 2002). La prostitution, par exemple, peut être parfois contrainte par la violence et les menaces d’un souteneur ou permettre, au contraire, d’obtenir une certaine protection. Dans ce contexte, la sexualité peut se révéler instrumentalisée et en décalage par rapport à ses dimensions hédonistes et relationnelles. Dans un contexte de survie, l’expérimentation sexuelle peut comporter sa part de risques. En effet, elle va souvent de pair avec la découverte et la consommation de drogues et d’alcool. La consommation de substances psychoactives est propice à des relations sexuelles sans protection. Les jeunes utilisent moins souvent le condom avec les personnes qu’ils connaissent et
2. Michel Parazelli parle d’« imaginaire familialiste » (2000).
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ceux qui se prostituent acceptent parfois de ne pas l’utiliser si le client propose un montant d’argent conséquent (King et al., 1989). É. Roy (2002) rapporte que les jeunes de la rue se protègent très peu lors des relations sexuelles et, par conséquent, s’exposent à des infections transmissibles sexuellement (ITS) et à des risques de grossesses non désirées (soit 44 % des jeunes filles). De plus, les risques de contamination sont multipliés au regard des caractéristiques des pratiques sexuelles des jeunes : partenaires multiples (spécialement dans la prostitution, S. Roy et al., 2002), partenaires de même sexe, pratiques sexuelles orales, génitales et anales (King et al., 1989). En 1995 dans une étude menée par É. Roy (2001), on enregistrait un taux de prévalence du VIH de 1,9 % chez les jeunes de la rue.
2.1.1. L’OFFRE DE SERVICES À L’ÉGARD DE LA SEXUALITÉ DES JEUNES DE LA RUE À Montréal, la question de la sexualité des jeunes de la rue est traitée principalement d’un point de vue médical dans un but curatif ou préventif. L’offre de services aux jeunes de la rue, tant par des organismes communautaires qu’institutionnels, se concrétise notamment par la distribution de condoms (Spectre de rue, Centre local de services communautaires des Faubourgs, L’Anonyme, Dopamine, GEIPSI, Action Séro Zéro, etc.) ; des campagnes de vaccination gratuites contre les hépatites A et B ; des tests de dépistage des ITS (CLSC des Faubourgs, Stella, Action Séro Zéro) ; des tests de grossesse (Grossesse-Secours, CLSC des Faubourgs) ; la présence d’infirmières dans les ressources, (Refuge des jeunes) ; la mise sur pied de cliniques médicales (Le Bon Dieu dans la rue, Stella), de services ou de programmes spécialisés dans les ressources publiques (services anonymes du CLSC des Faubourgs, l’Équipe-Itinérance et Clinique des jeunes, Centre universitaire de santé McGill–clinique pour adolescents3, Hôpital SainteJustine4, Hôpital de Montréal pour enfants5). La plupart de ces ressources offrent également des services d’information et de référence6.
3. 4. 5. 6.
Programme de médecine pour les adolescents et gynécologie. Programme pour les victimes d’agressions sexuelles. Programme du Département de service social pour les victimes d’agressions sexuelles. Action Séro Zéro est un organisme qui fait la promotion de la santé sexuelle auprès des jeunes hommes gais ou bisexuels. On y fait entre autres de l’intervention de rue auprès des travailleurs du sexe. Le Projet d’intervention auprès des mineurs prostitués (PIAMP) s’adresse aux jeunes prostitués de 12 à 20 ans. « Projet 10 » offre du soutien et de l’information aux jeunes de 14 à 25 ans qui s’identifient comme gais, lesbiennes et bisexuels, ainsi qu’aux personnes qui s’interrogent sur leur orientation sexuelle ou sur leur identité de genre.
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Bien que les questions de santé publique prédominent dans l’intervention, des activités ponctuelles proposées par certains organismes communautaires indiquent une ouverture à diverses dimensions de la sexualité7. En effet, certains organismes ont mis en place des ateliers ou des dînersdiscussions sur des thèmes liés à la sexualité en présence parfois d’un sexologue. Ces activités visent à créer des espaces de parole, répondant ainsi à une demande soutenue des jeunes de la rue en matière de sexualité. De même, les récentes formations offertes aux intervenants et portant, par exemple, sur l’hypersexualisation à l’adolescence, la prostitution et les gangs de rue semblent témoigner d’un réel souci d’intervenir dans ce domaine8. Cependant, les actions menées n’en sont qu’au stade de l’expérimentation et posent plusieurs défis si l’on souhaite donner une réponse adaptée aux besoins particuliers des jeunes de la rue. L’existence de certains services ne garantit toutefois pas l’accès à tous les jeunes en raison de diverses contraintes et conséquences. Tout d’abord, les jeunes de la rue sont souvent craintifs et méfiants à l’égard des professionnels, des intervenants, des institutions qu’ils ont parfois fuis, ou de toute forme d’autorité (King et al., 1989). Cette méfiance est souvent liée à de mauvaises expériences antérieures comme des expériences d’abus, d’abandon, de rejet, etc., et au contexte lié à la fugue ; pensons à la peur d’être dénoncé à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) et à la crainte d’être réintégré dans un centre jeunesse, etc. Les jeunes sont également confrontés à des barrières organisationnelles. Certaines règles d’admission peuvent limiter l’accès : avoir des papiers d’identité, détenir une carte d’assurance maladie, respecter les horaires de l’organisme, avoir de l’argent pour payer les médicaments, etc. Des jeunes ont également signalé des lacunes dans les pratiques d’intervention, dont le manque de temps des intervenants, le manque de continuité dans l’intervention, le manque de communication, des attitudes négatives et un manque de courtoisie à leur égard (Haley et Roy, 2002). Il est alors d’autant plus difficile pour les jeunes de se conformer aux exigences des services et des conséquences qui y sont associées, considérant la désorganisation qu’ils
7. Notons qu’aucun organisme d’hébergement pour les jeunes de la rue à Montréal n’accepte les couples. Cependant, la majorité de ces organismes accueillent des mineurs et se heurtent par conséquent à une limite légale. Le Bunker est une ressource d’hébergement mixte (dortoirs séparés) pour les jeunes âgées de 12 à 19 ans. En Marge 12-17 ans est une ressource mixte (dortoirs séparés). Le Refuge des jeunes est une ressource d’hébergement pour les jeunes âgés de 12 à 25 ans de sexe masculin. 8. Source : entrevue informelle avec une intervenante de l’organisme Le Bon Dieu dans la rue.
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vivent dans la rue (Roy et al., 2002). En somme, comme le constate É. Roy (2002), les jeunes de la rue reçoivent des services de santé qui peuvent être mal adaptés à leurs besoins. Après avoir énoncé quelques repères plus théoriques concernant la situation de la rue jeunes face à la rue, les rapports sexuels qu’ils y vivent et les pratiques d’intervention qui y sont rattachées, nous allons maintenant voir comment des jeunes vivant en centre jeunesse s’expriment sur ces questions. Notre but premier est de faire ressortir leur vision personnelle de l’itinérance et de la sexualité dans la rue afin d’être en mesure d’adapter les services et les efforts de prévention en conséquence.
2.2. UNE ÉTUDE QUALITATIVE EXPLORATOIRE AUPRÈS DE 20 JEUNES HÉBERGÉS EN CENTRE JEUNESSE Nous présenterons ici, sous forme de catégories conceptuelles, les propos tenus par vingt jeunes hommes résidant en centre jeunesse, plus exactement au Centre jeunesse Cartier de Laval, concernant la vie dans la rue et les conditions dans lesquelles peut être vécue la sexualité. Les données ont été recueillies lors d’entrevues individuelles. Les questions qui nous concernent ici ont été posées à la fin d’entrevues qui visaient l’évaluation de l’implantation d’un programme d’éducation sexuelle destiné à de jeunes hommes en difficulté (Manseau et Blais, 2007). Le contexte de cette étude impose donc une première limite : l’échantillon n’a pas été constitué en fonction des expériences de la rue qu’avaient vécues les jeunes, mais sur le fait qu’ils ont participé au programme qui s’adressait aux adolescents du Centre jeunesse Cartier de Laval. Deux jeunes par unité ont été sélectionnés. Vingt jeunes hommes représentent un nombre qui permet, en recherche qualitative, une certaine saturation des données. Aucune adolescente n’a été rencontrée puisque le programme s’adressait à des jeunes hommes seulement. L’âge moyen des adolescents interrogés est de 15,6 ans (entre 13 ans et 18 ans). Ces jeunes sont majoritairement québécois (douze adolescents sur vingt) ; les autres sont haïtien, portugais, égyptien, américain, marocain, amérindien, salvadorien et ukrainien. Pour ce qui est de leur situation familiale, quatorze adolescents ont des parents divorcés, trois ont des parents vivant en union libre, deux ont des parents séparés et un est orphelin de père. Neuf adolescents sur vingt nous ont affirmé avoir déjà vécu dans la rue, tandis que les onze autres ne se sont jamais retrouvés sans domicile fixe. Cela impose une seconde limite à cette étude. Les points de vue ainsi recueillis sur le phénomène des jeunes de la rue et leur mode de vie au
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plan sexuel ne sont pas tous ancrés dans une expérience concrète de la rue ; dans certains cas, il s’agit de données « réputationnelles », les jeunes rapportant les expériences que leurs camarades leur ont racontées ou présentant l’idée qu’ils se font de la situation. Toutefois, nous croyons que la manière de concevoir l’univers des jeunes de la rue, par des adolescents qui sont à haut risque d’y séjourner, est importante du point de vue de l’analyse, même si elle n’est pas systématiquement basée sur des expériences concrètes. La composition de notre échantillon permet néanmoins de voir qu’avant l’âge de 16 ans près de la moitié de ces jeunes ont déjà vécu dans la rue.
2.2.1. COLLECTE DES DONNÉES Les entrevues se sont déroulées de décembre 2004 à la fin janvier 2005. Les adolescents ont été interrogés sur une base volontaire et confidentielle. La partie du schéma d’entrevue qui nous intéresse ici était composée de trois questions : 1) As-tu déjà vécu dans la rue ? Si oui, qu’est-ce que ça signifie pour toi ? 2) Quels sont les impacts de la vie dans la rue sur les relations amoureuses et sexuelles ? 3) Quel type d’aide et quelles ressources pourraient amener les jeunes dans la rue à se protéger ? Tous les jeunes rencontrés ont accepté de nous parler de leur conception de l’itinérance et de l’impact réel ou présumé de ce style de vie sur les relations amoureuses et sexuelles. De plus, plusieurs ont formulé des suggestions pour aider les jeunes à « mieux se protéger » dans la rue.
2.2.2. ANALYSE ET PRÉSENTATION DES DONNÉES Les données qualitatives ont été traitées selon la méthode de codification préconisée dans l’approche par théorisation ancrée (Glaser et Strauss, 1967 ; Miles et Huberman, 1994). Le logiciel de traitement de données alphanumériques NUD*IST (v. 5)9 a été utilisé à cette fin. L’analyse a permis de déterminer, dans un premier temps, les thèmes abordés par les interviewés et les noyaux de sens qui se qualifient. Ces noyaux de sens sont constitués d’expressions, de syntagmes ou de phrases exprimant une même idée, opinion ou représentation sur un thème donné. Dans un deuxième temps, ces noyaux de sens ont été regroupés selon leur proximité de sens pour former des catégories conceptuelles. Ces catégories sont des descriptions analytiques succinctes qui désignent le plus fidèlement possible l’orientation générale d’un ensemble de noyaux de sens et de sous-catégories. En raison,
9. Non-numerical Unstructured Data Indexing Searching & Theorizing, Version 5 (QSR, 2000).
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toutefois, des limites inhérentes à un échantillon de convenance, nous ne pouvons prétendre ni à l’exhaustivité ni à la saturation des catégories présentées. À ce titre, cette étude se veut préliminaire et exploratoire. Il importe de préciser ici que les jeunes rencontrés n’ont pas été très loquaces. Cela peut être attribuable au fait que cette partie des entrevues suivait un entretien portant principalement sur une expérience (l’évaluation d’un programme). Malgré ces propos limités qu’ils ont tenus, nous avons tout de même pu analyser ceux-ci de manière exhaustive. Notre analyse, plutôt descriptive, n’est pas liée à une problématique particulière ou à des hypothèses formulées a priori, puisque nous nous inscrivons dans l’optique de la théorisation ancrée (Glaser et Strauss, 1967). Cette dernière vise essentiellement à découvrir de nouvelles manières d’envisager la réalité en étudiant les questions sociales à partir des points de vue des personnes qui l’expérimentent ou qui peuvent les comprendre in vivo. Les propos restreints des jeunes rencontrés ne nous permettront cependant pas d’élaborer une nouvelle théorie, comme cela est généralement recherché en théorisation ancrée. Notre démarche exploratoire de départ ne visait pas cela. De plus, il s’est avéré impossible de traiter séparément les propos des jeunes qui avaient déjà vécu dans la rue et ceux des jeunes qui n’ont pas connu de telles expériences, les propos tenus et le nombre de sujets étant trop limités. Cependant, même si nous traiterons toutes les données ensemble, nous tiendrons compte des différences et des points de convergence entre ces deux types de discours lorsque ceux-ci apparaîtront de manière manifeste. Les témoignages recueillis, malgré leurs limites et le caractère exploratoire de notre démarche, rejoignent sur plusieurs points les constats des travaux consultés, alors qu’ils en diffèrent sur d’autres. Notre analyse visera, en fin de compte, à faire ressortir ces différents aspects qui guideront l’élaboration de recommandations permettant d’intervenir de manière ancrée auprès de jeunes séjournant en centre jeunesse. Dans la section qui suit, nous présentons et discutons les six grandes catégories conceptuelles construites à partir des entrevues réalisées auprès des jeunes hommes rencontrés.
2.2.2.1. Vivre dans la rue : une expérience connue par plusieurs Parmi les neuf jeunes qui ont mentionné avoir expérimenté une forme de vie dans la rue, deux spécifient que, durant leur fugue du centre jeunesse, ils ont habité dans un appartement. Un jeune a vécu dans la rue à peine une journée, précisant qu’il avait eu si froid qu’il s’est laissé reprendre par les policiers pour retourner au centre jeunesse. Un jeune a fugué pendant trois jours. Les cinq autres ont vécu dans la rue à plusieurs reprises et, dans
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certains cas, pendant plusieurs mois. Ainsi, l’expérience de vie dans la rue n’est pas une situation exceptionnelle et certains des jeunes ont même fait des séjours prolongés, et ce, malgré le fait qu’en moyenne ils n’avaient pas atteint l’âge de 16 ans. Il est important de préciser que les termes qu’ils utilisent pour parler de ces expériences ne sont jamais en rapport direct avec le fait d’avoir été itinérants. Aucun des jeunes rencontrés ne fait référence à ce concept pour décrire son état pendant qu’il vivait dans la rue, même si certains ont été contraints d’y vivre durant de longues périodes et à plusieurs reprises.
2.2.2.2. Des relations plus libres, mais limitées par les espaces et les contraintes de survie En ce qui a trait à l’amour et à la sexualité dans la rue, sept des adolescents rencontrés précisent que la rue apporte une grande liberté : C’est sûr que c’est plus facile de baiser tous les jours quand t’es pas ici [en centre jeunesse]. Ici, tu ne peux pas faire ça, sauf que quand t’es en fugue, tu fais ce que tu veux : t’habites où tu veux, t’es avec qui tu veux. Justin (16 ans) Je sortais plus souvent [quand j’étais en fugue]. Pablo (15 ans) Quand je suis en fugue, je suis en fugue, c’est juste all right man ! Je suis libre ! Je ne suis pas au centre, that’s it ! Hugo (16 ans)
Ce sentiment de liberté teinte également la vie sexuelle des jeunes qui ont fait l’expérience de la rue. En effet, quatre jeunes, dont deux qui y ont vécu plusieurs mois ou à plusieurs reprises, soulignent que vivre dans la rue entraîne une grande promiscuité sexuelle. Voici leurs propos : [J’ai eu] 13 filles différentes et 13 relations sexuelles. C’est sûr que c’était dans une cabane, mais j’avais un matelas trouvé dans les poubelles, j’avais mis une grosse couverte que j’avais avec moi et je dormais là-dessus. L’hiver je m’arrangeais pour aller chez un de mes amis. Je pognais les filles dans la rue. C’était des filles toutes seules et elles avaient des relations avec moi. Fait que c’était genre des filles comme des prostituées, sauf qu’elles n’avaient jamais rien faite avec d’autres, mais elles ne se pognaient pas n’importe qui. Elles pognaient les plus matures. Vincent (13 ans) Les rapprochements sont plus faciles [dans la rue] vu que t’es soit tout le temps saoul, soit tout le temps gelé. C’est plus facile de cruiser quelqu’un. Pierre (17 ans)
Quatre autres jeunes précisent qu’il est difficile de trouver des lieux intimes. Leurs propos indiquent que les relations sexuelles se déroulent plutôt furtivement, dans les ruelles, les parcs et les toilettes publiques.
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Par contre, d’autres jeunes voient dans la sexualité l’occasion de trouver gîte et nourriture : Comme mon copain, il a fugué en hiver et [il m’a dit que] si une fille s’accroche le moindrement à toi, tu la prends pour au moins dormir une soirée au chaud et prendre une douche. Au moins, tu vas saisir l’occasion. Steve (17 ans) Peut-être qu’il [un jeune qu’il connaît et qui a déjà vécu dans la rue] voulait une fille pas juste nécessairement pour avoir son affection pis toute. Peut-être que c’était pour avoir un logement où aller, ou des affaires de même. Je n’ai jamais pris la peine de lui demander. Olivier (17 ans)
Pour Xavier, qui a déjà été en cavale, il apparaît clairement que le sexe, dans la rue, est l’occasion de faire de l’argent.
2.2.2.3. Des descriptions négatives et stigmatisantes des personnes itinérantes L’un des éléments frappants dans les propos des jeunes interviewés, c’est l’image très négative qu’ils entretiennent envers les personnes itinérantes. Pour les six jeunes qui s’expriment clairement au sujet des personnes itinérantes, celles-ci semblent avoir les pires défauts : une hygiène inadéquate, des odeurs nauséabondes, des parasites, la dépendance aux drogues, la prostitution, le vol, l’alimentation dans les poubelles et l’exclusion. Voici leurs propos : Eux autres, ils doivent être pleins de maladies. Luc (16 ans) Ils puent… ils sentent mauvais. C’est comme quand tu ne veux même pas le faire rentrer dans ta maison parce que ça empeste là. Justin (16 ans) Il [un ami qui a vécu dans la rue] se câlissait de tout. Il m’a dit : « Regarde, je suis un rejet de la société, fait que je me câlisse de tout… » Il ne peut pas vraiment avoir d’attentes face à ce qui peut lui arriver, alors il essaie de vivre au jour le jour et il se dit que demain est une autre journée. Alain (15 ans) [Les itinérants ne se protègent pas] parce que ça ne leur vient pas à la tête. Pourquoi ils ne prennent pas une seringue normale ? Parce qu’ils n’ont pas le temps, ils sont trop accros à ça. C’est la même affaire pour le sexe, ils n’ont pas le temps, ils n’ont jamais le temps dans la rue. Ils ont le temps de se doper, ils ont le temps de faire des vols, mais ils n’ont pas le temps de se protéger… On leur donne de l’argent pour qu’ils s’achètent des condoms pis qu’ils se protègent, mais ils se rachètent de la dope avec. Benoît (15 ans)
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Soulignons que ces descriptions ne sont pas formulées uniquement par des jeunes sans expérience de la rue. Ces adolescents marquent ainsi une distinction radicale entre les itinérants et eux, bien qu’ils soient susceptibles, dans les faits, de vivre des expériences et des difficultés similaires, voire d’en avoir eux-mêmes déjà vécues.
2.2.2.4. Des points de vue variables sur la protection sexuelle dans la rue Autant les images présentées des personnes itinérantes peuvent être qualifiées de négatives chez tous les jeunes qui les ont décrites, autant les propos sur l’usage du condom dans la rue sont plus nuancés. Treize adolescents s’expriment à ce sujet. Dans l’ensemble, six résidants avancent que les jeunes de la rue ne se protégeraient généralement pas, quatre (dont deux ayant vécu dans la rue) prétendent qu’ils se protègent tout le temps et trois autres estiment que l’absence de domicile fixe ne modifie en rien les habitudes de protection. Pour les jeunes qui croient que les personnes itinérantes ne se protègent généralement pas, c’est surtout la disponibilité des condoms qui poserait problème et le fait d’avoir consommé des drogues qui empêcherait de se protéger. Deux des jeunes qui s’expriment en ce sens ont déjà vécu des épisodes d’itinérance. Les raisons qu’ils invoquent pour justifier la non-utilisation du condom concernent leur non-disponibilité, le manque d’argent, le fait qu’ils soient peu accessibles et qu’il puisse être gênant d’en demander en pharmacie. Voici leur propos : Ils se protègent sûrement moins, parce que souvent ça leur tente pas d’aller chercher des condoms, parce qu’ils n’ont pas d’argent. Ils ne peuvent pas se protéger s’ils n’ont pas l’argent pour avoir des condoms. Jason (15 ans) Chez moi, les condoms, je les avais dans ma chambre. J’allais les chercher pis ça finissait là, tandis que quand t’es dans la rue, tu peux en traîner un dans ta poche, mais tu ne vas pas toujours en racheter. C’est peut-être moins à portée de main… Zachary (18 ans) Quand t’es au centre et que tu demandes à ton éducatrice des condoms, quand ça fait un petit bout que tu la connais, t’es beaucoup plus à l’aise de lui en demander que quand t’es en fugue. Il faut que tu ailles à la pharmacie et [devant] la belle petite fille de 22 ans qui travaille à la caisse… t’as quasiment les mains qui shakent. Fait que des fois, ils vont être plus [du genre à se dire] : « Ah non, tant pis ! » Steve (17 ans)
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Pour William, la protection est reléguée à l’arrière-plan dans des contextes où les besoins vitaux ne sont pas comblés : Ils n’ont pas le temps de penser à se protéger, parce que le monde en fugue pense à d’autres choses. Tu ne veux pas penser à te protéger quand ça fait une semaine que t’as pas mangé, quand tu fais de la poudre ou bien que tu fumes des joints tout l’temps ou que tu ne dors pas. Tu ne penses pas à ça, tu dis pas « attends minute là j’vais aller m’acheter des condoms » ! William (18 ans)
Deux adolescents qui ont vécu des expériences prolongées dans la rue affirment toujours se protéger, particulièrement lorsqu’ils font de la prostitution. Parmi les trois jeunes qui avancent que le fait de vivre dans la rue ne change rien aux habitudes de protection, un seul a déjà fait une fugue et il avait un endroit où aller dormir. Ces résidants semblent donc peu conscients des obstacles à la protection qui surgissent dans la réalité concrète de la rue. Les propos des jeunes rencontrés au sujet de la protection sexuelle dans la rue donnent à voir des images qui varient selon le type d’expérience qu’ils ont pu connaître. Il s’avère donc difficile de faire des généralisations à partir de ces propos. Il n’en reste pas moins que les adolescents de la rue auraient souvent de la difficulté à trouver des condoms.
2.2.2.5. Valorisation de l’accès aux condoms et à l’éducation sexuelle Quant aux pistes de solution pour favoriser la prévention auprès des jeunes de la rue, six jeunes préconisent avant tout de favoriser la distribution gratuite de condoms. [Les condoms] devraient être gratuits, ça devrait être le gouvernement qui paie. Hugo (16 ans) Il devrait y avoir un endroit où on donne des capotes et des dépliants. Ibrahim (16 ans) Distribuer des condoms gratuits, en mettre à plus de places, dans les dépanneurs et des endroits de même. Jason (15 ans)
Six autres jeunes, dont quatre ayant vécu dans la rue, croient que le fait de recevoir de l’éducation sexuelle serait un bon moyen de prendre conscience des ITS et du sida : Il faudrait renseigner les parents. Tu leur donnes un cours sur la sexualité et tu leur dis faites ça avec vos enfants. Justin (16 ans) Pour moi, les discussions dans le programme m’ont vraiment beaucoup aidé avec le sida et les ITS. Je suis certain que mes amis en viendraient à avoir très peur de ça, alors ils se protégeraient. Vincent (13 ans)
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Il faudrait avoir la chance de participer à un programme de sexe. Carlos (15 ans) Il faudrait peut-être plus justement faire plus de cours sur la sexualité pour que pas mal toutes les personnes soient renseignées. Olivier (17 ans)
Un de ces jeunes suggère même que de tels cours soient données à l’Accueil Bonneau : Peut-être qu’il faudrait donner des cours comme [Amour et sexualité chez l’adolescent], à l’Accueil Bonneau. Il pourrait y avoir des activités sur les relations sexuelles, comme avoir un petit cours, mais pas trop long parce que peut-être que certains jeunes ne viendraient pas à chaque cours. Tu pourrais le faire de quatre à neuf le soir. Luc (16 ans)
2.2.2.6. La distribution de condoms sans condition d’obtention Les adolescents rencontrés ne semblent pas dépourvus de connaissances en ce qui a trait aux ressources qui s’offrent à eux dans la rue. Ils mentionnent le CLSC, le Bunker et l’Accueil Bonneau. Ce sont ces ressources qui devraient, à leur avis, prendre en charge la distribution de condoms aux itinérants et aux jeunes de la rue. C’est néanmoins au CLSC que les jeunes font le plus souvent référence : C’est sûr que tous les CLSC donnent des condoms gratuitement. Au pire, tu peux te déplacer pour aller en chercher. Zachary (18 ans) Il y a le CLSC. Le CLSC en donne des condoms. Pablo (15 ans) Ceux qui vivent dans la rue, quand ils vont au CSLC pour aller chercher un condom, s’ils leur remettaient des dépliants sur les maladies, ils capoteraient de voir ça. Il faudrait leur montrer de quoi ont l’air les maladies pis tout ça, ils comprendraient qu’il ne faut pas niaiser avec ça. Alix (13 ans)
Bien qu’ils nomment certaines ressources, leur éventail apparaît des plus limités. À cette connaissance restreinte des ressources, s’ajoutent les contraintes des conditions d’accès à certains services. En effet, c’est à condition que l’on ne les contraigne pas à voir un médecin et qu’on ne leur fasse pas la morale qu’ils acceptent d’aller consulter : Quand même que tu peux en avoir [des condoms] au CLSC, il faut que t’aies une rencontre avec une personne pour en avoir un. Ce n’est peut-être pas nécessaire. Ils ne devraient pas faire une grosse rencontre si c’est vraiment juste pour un condom, parce qu’il a compris qu’il ne veut pas en avoir d’ITS ou d’enfant, ou des affaires de même. Pablo (15 ans) [Mon ami m’a dit] : « Tu viens chez le médecin avec moi. Je n’aime pas ça y aller tout seul. » « Bah ok, c’est beau, je vais y aller avec toi, je vais t’accompagner. » J’étais dans le bureau, il a voulu que je rentre avec lui dans le bureau du médecin. Je te dis je l’aurais frappé [le médecin], j’étais
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plus capable de l’entendre. Il faisait la morale au jeune. Ils te disent « va te confier, parle de tes problèmes, parle »… mais eux, ils sont là et ils te jugent. Steve (17 ans)
Ces jeunes soulignent donc l’importance de l’attitude avec laquelle on les accueille et la décrivent comme un obstacle potentiel à leur fréquentation des ressources.
2.3. DISCUSSION ET CONCLUSION Les jeunes rencontrés pour cette étude ont accepté de s’exprimer ouvertement sur la question de la sexualité dans la rue et, pour certains, de faire le récit de leurs propres expériences. Ce qui frappe d’abord, c’est le fait que plusieurs adolescents témoignent d’une vision idéalisée de la rue, allant jusqu’à la considérer comme une terre de liberté. En effet, ils disent spontanément que la vie dans la rue est une libération. Cette liberté les amènerait à profiter de la vie, à fréquenter des partenaires amoureuses, à sortir plus souvent et à avoir des relations sexuelles plus fréquentes. Ces points de vue rejoignent les observations de Parazelli (2002) quant au fait que les jeunes considèrent que les grandes villes constituent des pôles attractifs étant donné qu’elles offrent un espace de liberté. La rue apparaît attirante pour ceux que nous avons rencontrés, parce qu’elle est envisagée comme un espace de liberté, en dehors des règles considérées comme lourdes et contraignantes du centre jeunesse. Il faut mentionner que cette vision de la rue est surtout le fait des jeunes qui disent ne jamais avoir connu cette expérience. Toutefois, deux des jeunes qui ont vécu dans la rue soulignent aussi l’importance de s’y sentir plus libres pour avoir des relations sexuelles, voir leur copine, sortir plus souvent, tout cela sans être surveillés. Cette idéalisation de la sexualité dans la rue ne correspond pas pour autant à la réalité. À l’instar des constats de S. Roy et al. (2002) et de É. Roy (2002), la sexualité dans la rue est souvent contrainte par les impératifs de la survie. Ainsi, les relations sexuelles ne semblent pas avoir grand-chose de libérateur ; elles acquièrent plutôt une valeur marchande qu’on troque parfois contre un logement ou de la nourriture. Toutefois, cette stratégie de survie constitue elle-même une menace pour les jeunes, qui s’exposent ainsi à la violence (S. Roy et al., 2002). La sexualité en cavale n’est donc pas considérée par tous les jeunes, et cela à juste titre, comme une aventure qui permet de s’évader de la tutelle du Centre jeunesse. Certains jeunes décrivent des relations dont la finalité n’est pas amoureuse ou sexuelle, mais d’abord axée sur des besoins vitaux autrement difficiles à combler. Ainsi, alors que la rue apparaissait comme un espace de
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liberté prometteur pour la formation d’une subjectivité propre, elle peut, paradoxalement, constituer un frein au développement psychosexuel, au même titre que les règles du centre jeunesse que certains tentaient justement de fuir. Ce contexte général semble peu propice au développement de relations d’attachement et d’intimité, confinant ainsi ces adolescents à un certain isolement affectif et sexuel. Cet isolement survient dans une période généralement faite d’expérimentation et d’acquisition d’habiletés relationnelles et intimes importantes pour leur vécu affectif et sexuel ultérieur. Cette hypothèse n’est toutefois pas la règle, comme l’ont souligné deux jeunes qui, même dans la rue, sont parvenus à entretenir une relation amoureuse. Les représentations de l’amour mériteraient d’être approfondies compte tenu des limites des questions posées qui portaient davantage sur la sexualité, restreignant ainsi les propos sur l’amour. Par ailleurs, il importe de préciser que le fait de vivre dans la rue ne revient nullement à dire que l’on devient un itinérant, une personne à qui l’on attribue les caractéristiques les plus scabreuses et à laquelle aucun des jeunes ne dit s’identifier. Cette vision négative et stigmatisante de la personne itinérante est prégnante dans les témoignages des jeunes rencontrés. En ce qui concerne l’usage du condom, les jeunes sont partagés. Ceux qui ont vécu dans la rue insistent sur l’importance de se protéger, particulièrement dans les contextes de prostitution. Néanmoins, ces adolescents ont dit avoir observé plusieurs autres jeunes qui n’utilisaient pas le condom de façon constante. Ce constat confirme les résultats de É. Roy (2002) et King et al. (1989) qui suggèrent que les jeunes de la rue utiliseraient peu de moyens de protection sexuelle. À ce sujet, les principales raisons invoquées par les adolescents rencontrés sont la consommation de drogue, un manque d’éducation sexuelle et des ressources inadéquates permettant de se procurer facilement des condoms. L’éventail des ressources décrites par les adolescents demeure plutôt restreint par rapport aux ressources qui existent. En effet, la majorité des adolescents rencontrés font principalement référence au CLSC comme lieu privilégié pour se procurer des condoms. Ce n’est toutefois pas sans critiques qu’ils en parlent. D’une part, ils reconnaissent l’importance du CLSC, mais ils indiquent, d’autre part, ne pas vouloir être contraints de consulter un médecin susceptible de leur faire la morale. Cette contrainte perçue trouve un écho dans les conclusions de King et al. (1989) : les jeunes de la rue sont, dans bien des cas, craintifs et méfiants à l’égard des professionnels, des institutions et des intervenants. D’après ces auteurs, cette défiance découlerait directement des mauvaises expériences de vie des jeunes, telles que l’abandon et l’abus. Ainsi, les jugements anticipés, qu’ils soient justifiés ou non par de mauvaises expériences antérieures, constituent une difficulté
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de taille pour l’intervention auprès des jeunes de la rue (Haley et Roy, 2002). La crainte d’être trahis ou d’être dénoncés à la DPJ semble faire obstacle à un engagement confiant des jeunes en difficulté dans les services de santé. On peut enfin ajouter un autre élément susceptible de jouer en défaveur de la consultation des ressources de santé par les jeunes vivant dans la rue. Un paradoxe surgit entre la vision idéalisée de la rue chez les jeunes et les images négatives que ceux-ci entretiennent à propos des itinérants. À écouter leurs témoignages, les gens qui vivent dans la rue auraient les pires défauts, ce qui évoque l’idée que « l’itinérant, c’est l’autre ». En conséquence, ces jeunes – qui ne s’identifient pas au phénomène bien qu’ils le vivent – peuvent être plus susceptibles de rester à l’écart des ressources qu’ils perçoivent comme destinées aux itinérants. Cette mise à distance des adolescents par rapport à l’identité stigmatisée de l’itinérant semble constituer un obstacle supplémentaire à la prise de contact avec les ressources pourtant destinées à les aider. Cet obstacle est aussi à considérer au premier chef par quiconque voudrait déployer des efforts de prévention en centre jeunesse par rapport à l’itinérance. L’analyse des témoignages recueillis nous amène à promouvoir le développement d’une approche de prévention spécifiquement destinée aux jeunes en centre jeunesse et qui risquent fortement de vivre des épisodes d’itinérance. Maticka-Tyndale, McKay et Barret (2001) ont d’ailleurs signalé l’importance d’élaborer des programmes adaptés auprès de clientèles particulières, notamment les jeunes les plus isolés. Dans un premier temps, il nous semble que cette prise en charge doit être réalisée en amont de la rue, par exemple lors de l’hébergement en centre jeunesse, étant donné le risque élevé pour ces jeunes de se retrouver dans la rue. Ce premier volet devrait leur permettre d’acquérir des connaissances sur les ITS et la prévention, certes, mais également sur les dangers courus par les adolescents qui ont peu de lieux d’enracinement social. Il s’agirait également d’insister sur l’importance de développer des liens d’attachement malgré les difficultés passées à entretenir de tels liens. L’importance de développer ces liens et des lieux d’attachement devrait faire partie de tous les plans d’intervention individualisée en plus d’être intégrés à un programme spécial visant à réduire les méfaits et les risques associés à la vie dans la rue. À cet égard, des précisions sur les ressources stables qui visent précisément à aider les itinérants à mieux se protéger et à conserver leur dignité seraient essentielles. Aussi, il serait essentiel de développer, avec les jeunes, des habiletés de communication pour être en mesure de les aider à mieux utiliser les ressources disponibles et à connaître leurs conditions d’accès. Parallèlement, la prise en charge de ces adolescents devrait se faire en améliorant les
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ressources disponibles dans la rue afin de mieux tenir compte du vécu sexuel de ces jeunes et des limites qu’ils perçoivent, notamment, la morale et les protocoles compliqués dans ce contexte particulier. Par ailleurs, lorsque l’on constate à quel point les personnes itinérantes sont présentées négativement et de manière stigmatisante dans le discours des jeunes rencontrés, il apparaît essentiel d’amener ces jeunes à concevoir la possibilité pour les personnes itinérantes de conserver leur dignité et d’assurer leur sécurité. Des organismes, comme l’Itinéraire, qui visent précisément à amener la personne itinérante à recouvrer sa dignité et à se faire respecter dans la rue devraient contribuer à sensibiliser les jeunes, en particulier dans les centres jeunesse, à l’existence de cette réalité. Notre étude exploratoire sur ce vaste sujet comporte plusieurs limites. D’abord, nous avons rencontré ces jeunes à la suite d’une expérience de douze semaines dans un programme d’éducation sexuelle, ce qui les rendait probablement plus disposés à échanger sur le sujet de l’éducation sexuelle. De plus, comme nous l’avons déjà mentionné, les questions sur l’itinérance étaient posées à ces jeunes à la fin d’un entretien exigeant. Il se peut, dans ces conditions, que leurs propos aient été limités à cause d’un certain état de fatigue. Aussi, notre échantillon est restreint compte tenu du nombre et du sexe des interviewés : des adolescents. Par conséquent, nous ne prétendons nullement décrire ici de manière exhaustive les points de vue et les expériences des adolescents face à l’itinérance et à la sexualité. Cependant, il apparaît clairement que leurs points de vue doivent être pris en compte pour mieux intervenir auprès d’eux. D’autres études doivent néanmoins être menées afin de documenter précisément les enjeux relationnels et sexuels chez ces jeunes étant donné l’importance critique de cette période pour leur vie ultérieure.
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3 VISION CLINIQUE, VISION SCIENTIFIQUE Regards complémentaires sur l’itinérance Jean-Pierre Bonin Hélène Denoncourt Louise Fournier Régis Blais
En ces temps où l’on insiste de plus en plus sur l’utilisation de données probantes en soins infirmiers, sur des collaborations université-milieux cliniques et sur l’interdisciplinarité, et où la recherche se veut plus près de la réalité des infirmières, il importe de créer des liens entre la recherche et la pratique infirmière. Toutefois, selon Ferguson (2005), le défi de rallier la pratique et la recherche autour de la réalisation d’objectifs communs s’est souvent buté à plusieurs barrières qui limitent le partage des connaissances, notamment sur les plans institutionnel, communicationnel et philosophique. L’auteure propose plusieurs moyens de combler ces écarts : se connaître mutuellement, respecter l’autre, développer peu à peu un partenariat et prendre conscience que la connaissance scientifique n’est rien sans la connaissance pratique, et vice versa. Dans cet esprit, le présent article vise à décrire une expérience qui propose une articulation entre des données provenant d’une recherche et des interventions infirmières auprès d’une clientèle de personnes itinérantes
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atteintes de troubles mentaux. À partir des résultats de la recherche, une collaboration a été développée entre des chercheurs et des intervenants d’une équipe spécialisée en itinérance1. Un premier projet de recherche dirigé par Louise Fournier a porté sur les caractéristiques des individus fréquentant les ressources pour personnes itinérantes (Fournier, 2001). À partir des données issues de ce projet, une deuxième étude réalisée par Jean-Pierre Bonin (2002) a consisté à dégager des profils types de personnes itinérantes qui avaient des problèmes de santé mentale. Ces profils ont été dégagés à partir d’un travail d’analyse secondaire des données de Fournier (2001) qui consistait à retenir les cas les plus fréquents en tenant compte de plusieurs dimensions. Enfin, un travail avec une infirmière spécialisée de l’équipe itinérance du CSSS Jeanne-Mance a permis de saisir en quoi ces figures types trouvent un écho dans la pratique quotidienne et de discuter des pratiques infirmières qui ont été mises en œuvre dans ce contexte et auprès de ces populations.
3.1. LES DEUX PROJETS DE RECHERCHE À LA BASE DE LA COLLABORATION Les données de l’enquête de Fournier portent sur la clientèle des ressources qui accueillent des personnes itinérantes sur les territoires de la Régie régionale de Montréal-Centre et sur celui de la Communauté urbaine de Québec (Fournier, 2001). Cette enquête avait pour objectif de décrire l’ensemble de la population itinérante selon plusieurs aspects : 1) les caractéristiques sociodémographiques, culturelles et économiques ; 2) l’histoire et la trajectoire sur le plan de l’instabilité résidentielle ; 3) l’état de santé physique et mentale ; 4) les comportements de délinquance ; 5) le recours à différents types de services ; 6) le réseau et le soutien social ; 7) les habitudes
1. Les deux auteurs principaux de l’article, Jean-Pierre Bonin et Hélène Denoncourt, se sont connus au comité d’orientation de l’étude de Louise Fournier, lequel comité visait à fixer les objectifs de l’étude auprès des personnes fréquentant les ressources pour personnes itinérantes. Hélène Denoncourt, vu son expérience d’intervention directe auprès de la clientèle des ressources pour personnes itinérantes, apportait souvent des commentaires judicieux afin de rendre le projet conforme à la réalité quotidienne de la clientèle. Jean-Pierre Bonin, pour sa part, était à ce moment étudiant au doctorat en santé publique de l’Université de Montréal sous la direction de Louise Fournier et de Régis Blais. Il a pu élaborer son projet de thèse à partir des données de l’enquête, en insérant certains instruments ou certaines questions relatives à son projet. Tout au long du projet, il a collaboré aux diverses étapes de l’enquête. Plusieurs échanges formels et informels ont permis aux auteurs de mieux prendre connaissance des contraintes liées à chaque environnement.
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de vie ; 8) les aspects positifs susceptibles de contribuer à une réinsertion. Au total, 1 168 personnes ont été approchées pour participer à une entrevue et 757 ont accepté2. Les résultats de cette recherche constituent une référence pour plusieurs des acteurs qui offrent des services aux personnes itinérantes, puisqu’ils permettent de chiffrer des réalités jusque-là peu quantifiées. À partir des données de l’étude de Fournier (2001), Bonin (2002) a élaboré un deuxième projet de recherche ayant pour objectif, entre autres, de construire une typologie des personnes atteintes de troubles mentaux et fréquentant les ressources pour personnes itinérantes3. En effet, les personnes itinérantes atteintes de troubles mentaux présentent souvent plusieurs problèmes concomitants et constituent une population très hétérogène. Une telle typologie permet de préciser les caractéristiques et les besoins de groupes de clients, et ainsi, de pouvoir adapter les services qui leur sont offerts. Le modèle de Pescosolido (1991, 1992, 1996, 1998) a été choisi pour sélectionner les variables utilisées qui permettent de construire la typologie. Dans ce modèle nommé « modèle Épisode-Réseau » on travaille à partir d’une vision large des personnes atteintes de troubles mentaux et de leur entrée dans le système de soins. Ce modèle propose une approche, dite de carrière, qui permet de tenir compte des événements de façon dynamique en respectant les séquences et les multiples options disponibles. Pescosolido suggère l’utilisation d’analyses d’agrégats pour examiner, par exemple, s’il existe ou non un ensemble de combinaisons unique auquel la personne a recours durant un épisode grave de maladie. Six catégories regroupant les personnes itinérantes qui présentent des troubles mentaux ont pu être identifiées ; l’analyse d’agrégats a permis de prendre en compte les caractéristiques des personnes et leur utilisation des
2. Cette enquête inclut l’ensemble des personnes ayant fréquenté, durant une période d’enquête de neuf mois, les centres d’hébergement (n = 17), les soupes populaires (n = 7) et les centres de jour (n = 12) qui reçoivent des personnes itinérantes de ces régions. Toutes les personnes qui ont participé à cette enquête ont signé un formulaire de consentement à cet effet. 3. Aux fins du présent texte, l’échantillon étudié se limite aux personnes de l’enquête qui ont été atteintes de troubles mentaux au cours de leur vie, troubles répondant aux critères DSM-IV de l’un des troubles mentaux suivants : schizophrénie, autres troubles psychotiques, troubles bipolaires, dysthymie ou dépression majeure. Le Diagnostic Interview Schedule (DIS-IV ; Robins, Helzer, Croughan et Ratcliff, 1981) a permis d’évaluer ces différents troubles mentaux.
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services en santé mentale4. Les six catégories de la typologie se distinguent selon plusieurs caractéristiques. Premièrement, on note une séparation nette entre les hommes et les femmes, puis entre les diagnostics de schizophrénie et ceux de troubles affectifs. Ainsi, parmi les six types, on trouve un groupe de femmes atteintes de troubles affectifs et un groupe d’hommes atteints de schizophrénie. Les quatre types suivants sont formés d’hommes ayant eu des troubles affectifs au cours de leur vie, mais qui se distinguent selon leur situation domiciliaire et leurs troubles liés à l’alcool. Aussi, à certains égards, quelques groupes peuvent sembler vivre des problèmes plus graves ou une plus grande diversité de problèmes. À cet effet, il faut rappeler que, bien que des progrès aient été notés au cours des dernières années, la méthode d’analyse d’agrégats repose sur des statistiques qui, n’ayant pas de critères statistiques permettant une généralisation, demeurent à un niveau plutôt exploratoire et présentent quelques limites5.
3.2. DES HISTOIRES DE CAS PERMETTANT D’ARTICULER LES CATÉGORIES CONSTRUITES ET L’INTERVENTION La typologie construite par Bonin (2002) a été présentée aux membres de l’Équipe-Itinérance du CLSC des Faubourgs afin de vérifier si elle concordait avec sa perception de la clientèle. Il est apparu que, même si sa clientèle
4. Une analyse de régression logistique hiérarchique a été réalisée en posant l’utilisation d’un service quelconque (suivi professionnel actuel, utilisation d’une urgence, hospitalisation en psychiatrie, utilisation de psychothérapie, de programme de jour en santé mentale et de programme résidentiel) pour des problèmes de santé mentale au cours des douze derniers mois comme variable dépendante, et les autres variables liées au modèle de Pescosolido (1991) comme variables indépendantes. Les quatre groupes de variables indépendantes comprenaient : 1) les caractéristiques sociodémographiques ; 2) les caractéristiques de la maladie ; 3) la « carrière en tant que malade » ; 4) le réseau social. Ces variables ont été analysées à l’aide du logiciel SPSS pour Windows version 10. Les variables suivantes ont été conservées pour l’analyse de clusters : sexe, âge, situation domiciliaire, troubles de personnalité antisociale, troubles d’alcool, diagnostic à vie, nombre d’hospitalisations antérieures, nombre de personnes dans le réseau social. La méthode de Gower a été utilisée comme mesure de distance et la méthode de Ward, pour analyser les agrégats (Lorr, 1983). Le nombre d’agrégats a été déterminé à l’aide des dendogrammes et des données statistiques fournies par le logiciel SAS version 6.13, soit le R2, le pseudo F et le pseudo T2, qui permettent de déterminer les points de changement dans les agrégats. 5. En effet, Rapkin et Luke (1993) soulignent qu’on a souvent tendance à interpréter les profils d’agrégats en mettant l’accent sur des scores extrêmes pour certaines variables. Il faut tenir compte du fait que les personnes de chaque groupe présentent aussi des variables avec des scores intermédiaires qui se situent à la limite de certains groupes et qui, en utilisant une autre méthode, soit de distance, soit d’agrégats, auraient fait partie d’un autre groupe. On ne peut donc prétendre à une « pureté » des groupes. Les étiquettes permettent seulement de mieux saisir l’essence du groupe auquel l’individu semble le plus rattaché, et ce, en tenant compte d’un ensemble de variables.
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ne correspondait pas tout à fait aux données de l’enquête, du moins sur le plan des proportions, ces catégories s’avéraient assez représentatives des personnes qui fréquentent les ressources pour personnes itinérantes. Il nous est apparu intéressant de tenter de faire un lien entre les « clients types » et les interventions infirmières mises en place auprès d’eux. Dans un premier temps, l’infirmière a discuté avec les autres intervenants de l’Équipe-Itinérance afin d’obtenir quelques histoires de cas qui illustrent chacune des six catégories identifiées. Par la suite, un travail d’édition de ces histoires a été fait en amalgamant les caractéristiques de quelques individus en une seule histoire afin, d’une part, de préserver l’anonymat des personnes et, d’autre part, de permettre la description d’un ensemble d’interventions pertinentes dans un contexte large. Par exemple, le recours aux catégories de la typologie permet de voir comment l’infirmière peut intervenir pour maintenir les acquis et prévenir les rechutes possibles, et comment celle-ci travaille avec les autres professionnels qui interviennent auprès de cette clientèle. Cependant, le fait de déterminer des catégories types ne signifie nullement que l’on omet de considérer la personne comme un être unique avec ses façons de vivre ses problèmes liés à l’itinérance et aux effets qui en découlent. Ces types servent de base à une illustration de situations pour lesquelles on identifie des interventions appropriées. Les six types identifiés sont : femmes atteintes de troubles affectifs, hommes atteints de schizophrénie, hommes ex-dépressifs et ex-alcooliques, hommes ayant des troubles dépressifs actuels, hommes atteints de comorbidité, hommes ex-itinérants. Pour chacun des types, nous présenterons le contenu descriptif spécifique (résultant des agrégats), suivi des cas cliniques.
3.2.1. LES FEMMES ATTEINTES DE TROUBLES AFFECTIFS La recherche – Dans cet agrégat, les femmes ne souffrent pas de troubles de personnalité antisociale ni de troubles liés à l’alcool. Elles ont cependant présenté des troubles affectifs au cours de leur vie. Les femmes de ce groupe sont les plus âgées (moy. : 42 ans), elles disposent du réseau social le plus important des six catégories (moy. : 4,9 personnes) et utilisent les services plus souvent que le font les hommes. La clinique – Nicole (nom fictif) est une femme de 45 ans qui présente des antécédents de trouble bipolaire. Depuis cinq ans, elle ne prend plus aucune médication car elle se sent moins bien sous l’effet du lithium. Lorsqu’elle présente des épisodes de manie, elle se retrouve épisodiquement dans la rue pour des périodes de quelques mois et vit ensuite un épisode psychotique. L’infirmière la rencontre dans les refuges pour femmes itinérantes lors des activités outreach de l’équipe. L’infirmière tente de créer des liens avec Nicole en répondant à ses demandes concernant des problèmes de
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peau et des lésions aux pieds : elle lui fournit pansements et crème topique, organise des rendez-vous avec un médecin généraliste et l’invite à prendre une douche au CSSS6. Les intervenants de l’Équipe-Itinérance sont inquiets pour Nicole, car elle dort dehors et fréquente des milieux à majorité masculine. Ces comportements peuvent constituer une menace pour sa sécurité, car les femmes itinérantes vivant dans la rue sont souvent victimes d’assauts (Roll, Toro et Ortola, 1999). De plus, elle consomme des drogues intraveineuses pour se faire des amis. Malgré tout, au fil des rencontres, un lien de confiance se crée entre Nicole et l’infirmière : il est alors plus facile pour cette dernière d’aborder des questions relatives à la santé mentale de sa cliente. Nicole accepte de signer une autorisation pour que le CSSS obtienne une copie de son dossier psychiatrique, mais refuse toujours de rencontrer la psychiatre de l’équipe. Après plusieurs mois de vie dans la rue, elle accepte de résider dans une ressource d’hébergement transitoire où elle paie une pension et où elle peut se reposer pendant la journée. Depuis, elle ne se rend plus au CSSS, mais téléphone régulièrement à l’infirmière ou à la travailleuse sociale, et les intervenantes de la ressource d’hébergement communiquent elles aussi avec l’infirmière. L’infirmière constate que, depuis qu’elle bénéficie d’un hébergement, Nicole présente moins de symptômes psychotiques, dort et mange mieux, est moins fatiguée et se sent davantage en sécurité. Pour l’infirmière, il s’agit d’une étape importante et elle essaie de travailler avec l’organisme communautaire afin de bâtir un plan d’intervention commun visant à éviter le retour de Nicole à la rue. L’infirmière offre du soutien aux intervenantes ainsi qu’à Nicole à qui elle dispense des conseils sur sa médication. Si jamais la ressource met fin à cet hébergement, l’infirmière ne culpabilisera pas les intervenantes, mais verra plutôt s’il est possible d’entrevoir une réadmission ultérieurement, si la situation de la cliente évolue. Cette histoire montre comment les interventions de l’infirmière prennent en compte et respectent les choix de la personne itinérante en portant une attention discrète à ses symptômes psychiatriques. La continuité et la confiance dans le lien établi avec cette personne sont centrales et constituent un levier de l’intervention.
6. Les locaux de l’équipe itinérance du CSSS Jeanne-Mance sont équipés d’une douche destinée à la clientèle.
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3.2.2. LES HOMMES ATTEINTS DE SCHIZOPHRÉNIE La recherche – Les hommes de ce groupe sont assez âgés : 41 ans en moyenne. Ils possèdent un réseau social parmi les plus faibles (moy. : 3,0 personnes). Ils n’ont généralement pas de problèmes liés à l’alcool, ni de troubles de personnalité antisociale. Une majorité de ces personnes ont utilisé les services de santé mentale au cours de la dernière année. Près de 94 % des hommes de ce groupe ont eu des troubles mentaux au cours de la dernière année. La clinique – Pierre a 50 ans, il est diagnostiqué schizophrène et bénéficie de la curatelle publique aux biens et à la personne. Itinérant depuis de nombreuses années, il ne fréquente aucune ressource, dort dehors dans des abris de fortune et est bien connu des citoyens du quartier. Les infirmières de l’équipe reçoivent souvent des appels à son sujet : par temps froid comme par temps de canicule il porte toujours des vêtements d’hiver, peu importe la saison. Il se montre méfiant et refuse tout service. Après plusieurs années de travail auprès de Pierre, le lien avec l’infirmière est faible, l’homme n’acceptant qu’occasionnellement des vêtements et des bottes de sa part. À la suite des discussions en équipe, lorsque l’infirmière considère que Pierre présente un danger pour lui-même, elle entreprend des démarches légales afin d’obtenir une ordonnance d’examen psychiatrique auprès d’un juge. En général, ces événements se produisent l’hiver. Étonnamment, Pierre ne résiste pas à l’application des ordonnances et il collabore parfaitement lors des hospitalisations qui s’ensuivent. L’hiver dernier, l’état de santé de Pierre s’est passablement détérioré : il présentait de multiples plaies infectées, son état a exigé une hospitalisation de plusieurs mois et sa condition mentale s’est nettement améliorée avec la prise d’antipsychotique. Le printemps venu, Pierre a obtenu son congé de l’hôpital. L’équipe soignante considérait que la rue était le mode de vie qui lui convenait le mieux et qu’il n’était plus en danger avec la venue du beau temps. Pourtant, il aurait préféré demeurer à l’hôpital. Ni le représentant de la curatelle, ni les membres de l’Équipe-Itinérance n’ont pu intervenir en ce sens auprès du centre hospitalier. Depuis, les infirmières ont recommencé leur travail d’observation et de liens auprès de Pierre et, lorsque c’est nécessaire, elles cherchent à obtenir la collaboration des policiers sociocommunautaires du quartier pour s’assurer de sa sécurité. De retour à son ancien mode de vie, Pierre refuse toute médication et redevient rapidement psychotique. Immanquablement, il y aura une autre hospitalisation et les infirmières recommenceront leur travail de sensibilisation et d’advocacy auprès d’un centre hospitalier désigné. Elles devront à nouveau combattre les stigmates de l’itinérance et insister sur le « choix de vie » de Pierre.
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Ici encore, on constate que l’infirmière respecte les choix du client. Toutefois, lorsque ce dernier se met dans une situation qui pourrait compromettre sa sécurité et son bien-être, l’infirmière intervient, juste le temps nécessaire pour que la personne traverse la période difficile. Cette façon de faire s’inscrit dans la philosophie de réduction des méfaits et repose sur la recherche d’un équilibre entre l’autonomie de la personne et la contrainte jugée essentielle pour assurer une qualité de vie minimale.
3.2.3. LES HOMMES EX-DÉPRESSIFS ET EX-ALCOOLIQUES La recherche – Dans ce groupe, les hommes sont d’âge moyen (40 ans), ils ont un réseau social limité (semblable à celui des personnes atteintes de schizophrénie), mais ont souffert de troubles affectifs au cours de leur vie. Dans ce groupe, les hommes ne souffrent pas de troubles de personnalité antisociale, ils ont moins utilisé de services et ont aussi moins vécu de troubles mentaux au cours de la dernière année. La clinique – Jean est un homme de 35 ans bénéficiaire des prestations d’aide sociale. Il fréquente des ressources d’entraide parce qu’il s’ennuie et se sent isolé. Il habite une chambre au centre-ville qu’il qualifie de cellule de prison. Pour dormir, il fréquente les refuges de nuit durant le temps des Fêtes afin de ne pas réveillonner seul et il profite des repas offerts dans les ressources d’entraide pour arrondir son budget. Jean fréquente les Alcooliques Anonymes, son discours est articulé et, de prime abord, il ne semble pas avoir d’autres problèmes qu’un réseau social faible aggravé par une pauvreté économique. Cependant, même si Jean ne formule jamais de demandes claires, il consulte souvent lors des cliniques dans un refuge d’urgence, où il exprime diverses plaintes physiques non spécifiques. Pour l’infirmière, les problèmes physiques ne sont qu’un prétexte pour entrer en contact avec les intervenants du CSSS ; on choisira donc de discuter avec lui des problèmes liés à la qualité de vie. Après quelques rencontres, Jean révèle qu’il a un problème de jeu excessif et qu’il recommence à consommer de l’alcool lorsqu’il joue. Il croit aussi que son isolement social favorise ses épisodes de jeu. L’infirmière intervient en tandem avec la travailleuse sociale et explore, avec Jean, des moyens pour réduire les méfaits du jeu, approche privilégiée pour tout problème de dépendance. Jean accepte finalement une gestion volontaire de son argent par le service social d’une ressource d’entraide. Depuis, il bénéficie d’un hébergement avec soutien communautaire où il s’implique activement comme représentant des usagers au conseil d’administration. Il joue toujours au vidéopoker mais de manière plus modérée.
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Cette histoire illustre un volet important du travail des intervenants auprès des personnes qui ont déjà eu des problèmes de santé mentale, soit la prévention. En favorisant le maintien du contact au-delà des épisodes de crise, il est possible de cerner les problèmes dès leur apparition. Cette histoire illustre aussi un aspect moins visible du travail de l’infirmière, celui du volet psychosocial.
3.2.4. LES HOMMES AYANT DES TROUBLES DÉPRESSIFS ACTUELS La recherche – Dans ce groupe se trouvent les plus jeunes hommes de la population à l’étude (moy. : 37 ans). Ceux-ci souffrent ou ont souffert de troubles affectifs et ont peu utilisé les services au cours de la dernière année. Ces personnes sont généralement sans domicile fixe et ont, en moyenne, 3,5 personnes dans leur réseau social. Une forte proportion des personnes de ce groupe ont été atteintes de troubles mentaux au cours de la dernière année. La clinique – Claude a 40 ans. Il a été vu dans un refuge de nuit pendant environ six ans, où il saluait poliment les intervenantes du CSSS mais évitait toujours de leur parler. Les intervenants du refuge le décrivaient comme quelqu’un de tranquille qui ne « dérangeait jamais ». L’hiver dernier, il a commencé à consulter l’infirmière pour des symptômes grippaux. Peu à peu, il a développé des liens avec les deux intervenantes du CSSS et il était toujours d’accord pour que la travailleuse sociale soit présente lorsqu’il consultait l’infirmière. Lors d’une rencontre, alors qu’il s’informait à propos de la vaccination contre l’influenza, il a confié avec tristesse que son mode de vie n’était pas un choix sans toutefois donner davantage de détails. Au fil des rencontres, il s’est livré davantage. Un soir, il a admis être épuisé physiquement et avoir trouvé l’hiver particulièrement difficile. Néanmoins, d’une rencontre à l’autre, il remettait toujours à plus tard l’occasion d’entreprendre des démarches pour sortir de la rue. Lors des entrevues, les intervenantes ont constaté des signes de dépression, soit de l’apathie, une perte d’appétit et un sommeil difficile. Cependant, lorsqu’elles partageaient leurs observations avec Claude, jamais celui-ci ne reconnaissait son état dépressif. En respectant le rythme de Claude, les intervenantes ont réussi à l’amener à fréquenter les locaux du CSSS. Ces visites ont permis de renouveler sa carte d’assurance maladie. Elles ont aussi permis d’approfondir l’évaluation de sa situation et d’établir un lien de confiance. La travailleuse sociale a alors présenté à Claude différentes possibilités d’hébergement. Après un an et demi de consultations au CSSS, Claude habite un studio dans une maison d’hébergement avec support communautaire. Il reconnaît maintenant que sa venue à la rue coïncidait avec une dépression majeure dont il
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avait toujours nié les symptômes et pour laquelle il avait refusé tout suivi. Actuellement, il est suivi par la psychiatre de l’équipe et revoit régulièrement les infirmières. Une grande majorité des personnes souffrant de dépression ne reçoivent pas de services. Il importe que les infirmières, tout comme les autres intervenants, soient à l’affût de ce type de problèmes de déni des symptômes qui peuvent prendre des proportions inquiétantes chez une clientèle déjà vulnérable. En ce sens, il faut faire preuve de patience et de disponibilité puisqu’il n’y pas toujours l’expression d’une demande ou d’un besoin. Au travail de proximité et de maintien de la relation s’ajoute donc, pour les infirmières, une fonction de vigie et de surveillance qui permettra d’offrir une réponse adéquate, au moment opportun.
3.2.5. LES HOMMES PRÉSENTANT DES SIGNES DE COMORBIDITÉ La recherche – Les hommes de ce groupe sont très jeunes (37 ans). Ils souffrent de troubles affectifs et une majorité d’entre eux n’ont pas eu recours aux différents services au cours de la dernière année. Le réseau social se compose, en moyenne, de 3,5 personnes. Plus de la moitié de ces personnes ont souffert de troubles de personnalité au cours de leur vie, que ce soit au cours de la dernière année ou antérieurement. La clinique – Paul a 45 ans et il vit depuis deux ans des épisodes d’itinérance à la suite de l’accumulation de lourdes pertes. Il souffre d’un trouble bipolaire et présente plus d’épisodes de dépression que d’hypomanie. Ce diagnostic a été établi pour la première fois il y a un an par la psychiatre de l’Équipe-Itinérance. Lors de ses épisodes dépressifs, Paul a tendance à surconsommer de l’alcool. Cette année, pendant la période des Fêtes, il se sentait particulièrement triste et a bu énormément. Mal chaussé, il s’est gelé un pied et deux de ses compagnons l’ont amené à l’urgence d’un centre hospitalier. Le médecin a constaté qu’il présentait une engelure sévère, mais l’a dirigé vers l’Équipe-Itinérance du CSSS parce que Paul n’avait pas sa carte d’assurance maladie. Le lendemain, devant la gravité de l’engelure, les infirmières de l’Équipe-Itinérance l’ont dirigé vers un autre centre hospitalier déjà connu de Paul où il a été hospitalisé dans la soirée. Les infirmières ont demandé à leurs collègues travailleurs sociaux de commander d’urgence une carte d’assurance maladie temporaire. Le jour suivant, l’infirmière du CSSS a téléphoné à Paul et lui a demandé s’il acceptait qu’elle communique avec son infirmière soignante afin de l’informer de sa situation de santé générale, incluant sa situation psychosociale. L’infirmière du CSSS craignait que Paul ne présente des symptômes de sevrage à l’alcool et ne cherche à quitter l’hôpital. Paul a donné son accord pour que sa médication psychiatrique soit réévaluée et pour rencontrer
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une travailleuse sociale. Il était aussi d’accord pour discuter d’une éventuelle thérapie dans un centre de désintoxication après son hospitalisation. Au cours de son hospitalisation, Paul a dû subir l’amputation d’un orteil et une greffe de peau. Aux yeux des infirmières du CSSS, il apparaissait déprimé et très affecté par les conséquences de ses engelures. « J’ai encore perdu quelque chose », répétait-il souvent. L’équipe hospitalière n’a pourtant pas vu la nécessité de lui accorder un soutien psychologique particulier, ni de faire une demande de consultation en psychiatrie. Son hospitalisation a duré plus d’un mois, au cours de laquelle il a reçu d’excellents soins pour son pied. À la requête des infirmières du CSSS et de Paul, celui-ci a finalement rencontré une travailleuse sociale vers la fin de son séjour. L’ÉquipeItinérance a repris le suivi tant social que médical de Paul. Entre-temps, les infirmières, en partenariat avec le patient, ont entrepris des démarches et formulé une plainte pour dénoncer les préjudices subis par le patient à la suite de son congé précoce de l’urgence du centre hospitalier, au moment de son hospitalisation du temps des fêtes (parce qu’il n’avait pas sa carte d’assurance maladie). Cette histoire illustre bien l’approche de réduction des méfaits préconisée par les infirmières de l’Équipe-Itinérance. Elle permet aussi de constater les difficultés relatives à la continuité des services pour les personnes itinérantes atteintes de troubles concomitants dont la complexité constitue un défi majeur pour la pratique infirmière. Il faut alors pouvoir dresser un portrait global de la situation et identifier des étapes et des priorités pour une intervention qui se déroule toujours dans un contexte incertain.
3.2.6. LES HOMMES EX-ITINÉRANTS La recherche – Dans ce groupe les hommes souffrent de troubles affectifs. Ils ont une moyenne d’âge de 38 ans et un réseau de soutien social de 3,7 personnes. Les personnes de cet agrégat ne souffrent pas de troubles de personnalité antisociale. Une majorité d’entre elles n’utilisent pas de services. La clinique – Conrad est un homme de 68 ans, originaire des pays de l’Est. Il est itinérant depuis plus de vingt ans, dort dehors et ne fréquente qu’un seul centre de jour où il se présente pour un petit déjeuner. Il est solitaire et alcoolique, mais il contrôle sa consommation ; jamais il ne boit de façon démesurée. Il y a plusieurs années, les intervenants du centre de jour ont dû insister pour qu’il rencontre l’infirmière de l’équipe lors de ses visites hebdomadaires. Conrad présentait alors, comme bien des itinérants qui marchent excessivement, d’importantes plaies aux jambes causées par un problème de stase veineuse. Devant son refus de se déplacer au CSSS,
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l’infirmière a demandé au médecin de l’Équipe-Itinérance de rencontrer Conrad au centre de jour. Par la suite, celui-ci a accepté des soins pour ses plaies et a pris l’habitude de porter des bas élastiques fournis par le CSSS. Ses plaies ont guéri rapidement et un rituel s’est installé entre lui et l’infirmière : pendant plus de quatre ans, ils se sont rencontrés toutes les semaines pour des soins de pied. Au cours de ces rencontres, la travailleuse sociale discutait avec Conrad. Au fil des mois, elle a pu entreprendre des démarches pour obtenir ses cartes d’identité et lui procurer un revenu. Les intervenantes du CSSS ont même fait appel à un interprète parlant sa langue d’origine afin de mieux comprendre sa situation. Avec le temps, Conrad s’est montré moins secret et a révélé davantage son passé. Au cours d’une discussion d’équipe avec la psychiatre, il est apparu qu’il avait sans doute subi un choc post-traumatique non résolu dans son pays d’origine. Les intervenants constataient aussi qu’il subissait occasionnellement des agressions, mais ils ne parvenaient jamais à le convaincre de tenter de vivre en hébergement. Un matin d’hiver, les intervenants du centre de jour ont téléphoné à l’infirmière : Conrad était souffrant et fiévreux et il réclamait des soins. L’infirmière s’est rendue à la ressource et elle a constaté qu’il présentait des signes et symptômes compatibles avec une cellulite ou une thrombophlébite. Il a fallu plus d’une heure à l’infirmière, au médecin de l’équipe et aux intervenants du centre de jour pour convaincre Conrad de se déplacer vers l’urgence d’un centre hospitalier, tout en étant accompagné de l’infirmière. Conrad a été hospitalisé durant dix jours pendant lesquels il a reçu la visite régulière de l’infirmière et de sa collègue travailleuse sociale. Ces dernières tentèrent de le convaincre d’habiter une maison d’hébergement avec soutien communautaire située tout près du centre de jour qu’il fréquentait ; il a finalement accepté d’y habiter pendant un mois. Lorsque Conrad a reçu son congé de l’hôpital, les deux intervenantes du CSSS l’ont accompagné en taxi directement à la maison d’hébergement. Tout en habitant là, Conrad continuait sa routine au centre de jour et il y rencontrait l’infirmière, tous les mercredis, pour des soins de pied ; cela s’est poursuivi pendant plusieurs mois. Conrad est aujourd’hui résidant permanent de la maison d’hébergement et, depuis trois ans, il ne fréquente plus le centre de jour. Il est dorénavant suivi par l’équipe du soutien à domicile du CSSS et il n’est plus question pour lui de retourner à la rue. Cette dernière histoire permet de constater que l’établissement de la relation de confiance en vue d’aider la personne à sortir de l’itinérance est un processus qui peut parfois être long à mettre en place. Elle illustre aussi l’importance du travail de collaboration entre les différents services. Le travail de l’infirmière est aussi de connaître, développer et consolider le réseau de ressources auquel elle pourra faire appel au besoin.
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3.3. AU CŒUR DE LA RECHERCHE ET DE LA CLINIQUE, LA PERSONNE Cet article visait à décrire le résultat d’une collaboration entre chercheurs et intervenants cliniques auprès de personnes qui ont souffert de troubles mentaux graves au cours de leur vie et qui fréquentent les ressources pour personnes itinérantes. À première vue, on pourrait avoir l’impression qu’il s’agit d’un collage entre des histoires de cas et des agrégats identifiés dans le cadre d’une recherche quantitative. Pourtant, et Ferguson (2005) le décrit très bien, il a fallu composer avec diverses cultures institutionnelles, avec des façons de communiquer et des visions différentes de ce qui constitue la connaissance. Par exemple, le rythme de la recherche est souvent plus lent que celui de la clinique où l’on espère des résultats immédiats. Ferguson dit aussi que la recherche n’est rien sans la connaissance pratique et vice versa. De fait, l’enquête initiale qui a permis de créer des catégories et son jumelage avec des cas cliniques ont fait l’objet d’une collaboration à plusieurs étapes : de la conception jusqu’à la présentation des présents résultats dans des congrès scientifiques. La collaboration entre les chercheurs et l’Équipe-Itinérance ne s’est pas limitée à cela ; en effet, une demande de subvention concernant la psychiatre de l’équipe a été soumise à des organismes subventionnaires l’an dernier et d’autres le seront sous peu. Dans le cadre de la recherche, six catégories de personnes itinérantes ont été construites à l’aide de données provenant d’une vaste enquête réalisée à Montréal et à Québec (Fournier, 2001). Cette enquête émanait de divers milieux qui jouent un rôle auprès de cette clientèle, et les discussions menées tout au long de ce projet témoignaient déjà d’un désir réciproque de collaboration. La présente typologie se basait sur des facteurs reconnus comme jouant un rôle important au regard de l’utilisation de services en santé mentale. Toutefois, puisque les analyses d’agrégats ne produisent pas une solution unique implacable nous avons choisi une typologie qui permet, ainsi que le préconisent plusieurs auteurs (Mowbray et al., 1993 ; Morse et al., 1992 ; Kuhn et Culhane, 1998), de mieux cibler les services offerts à ces clientèles. Cette recherche pourrait donc représenter un premier pas vers l’adaptation de services aux groupes de clients décrits plus haut. Le volet clinique, d’une part, permet de mettre en relief sinon des visages, du moins des histoires de personnes qui vivent réellement ces situations et, d’autre part, nous met en garde contre une surspécialisation de la pratique infirmière auprès de cette clientèle. Tout d’abord, les histoires décrites permettent au lecteur de prendre conscience de la complexité des situations de soin auxquelles sont confrontées les infirmières de l’ÉquipeItinérance. En effet, ces infirmières doivent composer avec des clientèles
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variées pour qui la maladie se conjugue avec une extrême pauvreté, des conditions de vie difficiles, la stigmatisation et un faible réseau social. Dans ces circonstances, l’infirmière, malgré sa formation et sa vision globale de la personne et de ses divers besoins, doit absolument travailler en interdisciplinarité de telle sorte que le client puisse profiter de l’expertise de chaque professionnel. Cette collaboration interprofessionelle est de plus en plus valorisée dans les milieux de pratique, et les initiatives récentes telles que la loi 907 et le nouveau plan d’action en santé mentale8 visent à faciliter l’établissement de ces collaborations dans les pratiques professionnelles. Le présent texte lève donc le voile sur une pratique infirmière qui peut sembler « particulière » aux yeux de professionnels à l’œuvre dans d’autres domaines. Si les intervenants du milieu communautaire ne seront pas étonnés des approches ici décrites auprès des personnes itinérantes, le phénomène de l’itinérance, surtout lorsqu’il se conjugue à des troubles mentaux, reste encore méconnu et de nombreux préjugés subsistent dans plusieurs autres milieux. On porte rapidement un jugement sur les problèmes de santé des personnes itinérantes et sur leur volonté de se sortir de ce milieu. Nous avons voulu, par ce texte, nous éloigner des stéréotypes et nous approcher de la réalité quotidienne de la population itinérante atteinte de troubles mentaux, tout en mettant l’accent sur les interventions infirmières adaptées à leur condition. La pratique infirmière, dans un tel contexte, ne doit pas se limiter à identifier les troubles mentaux et à mettre en place des interventions adéquates. L’infirmière doit tenir compte des différents problèmes physiques dont peut souffrir la personne itinérante atteinte de troubles mentaux. Ainsi qu’on l’a vu dans les histoires de cas, ces problèmes permettent même aux personnes itinérantes d’établir avec l’infirmière un lien de confiance qui débouchera, à plus long terme, sur une reconnaissance de sa part de problèmes de santé mentale. Par exemple, les personnes atteintes de schizophrénie éprouvent de la difficulté à faire confiance aux professionnels, mais le fait de consulter pour des problèmes de plaies aux pieds ou d’autres problèmes du genre les amène à fréquenter le CSSS et à établir peu à peu une relation de confiance avec les intervenants de l’équipe. Enfin, la pratique infirmière de l’Équipe-Itinérance, toute singulière qu’elle puisse paraître à première vue, n’en repose pas moins sur les bases mêmes de la discipline infirmière. Cette pratique exige que l’infirmière
7. Gouvernement du Québec, Loi modifiant le Code des professions et d’autres dispositions législatives dans le domaine de la santé (LQ 2002, chapitre 33), 2002. 8. Ministère de la Santé et des Services sociaux, Plan d’action en santé mentale 2005-2010 : la force des liens, Québec, MSSS, 2005.
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voie la personne de façon holistique, en tenant compte des différentes facettes de sa personnalité, et qu’elle ne se limite pas aux problèmes de santé mentale. De plus, l’infirmière, en utilisant une approche de réduction des méfaits, doit prendre en compte et respecter les choix de la personne relativement à ses problèmes de santé. Ainsi, si la personne, pour quelque raison que ce soit, vit dans la rue et n’est pas prête à changer son mode de vie, il faut la soutenir en tentant de lui éviter les problèmes les plus graves. Il faut aussi prendre en compte les éléments de la vie quotidienne de cette personne qui dépassent les événements liés à sa maladie. Il faut tenter de travailler sur les aspects liés au rétablissement de la personne, un terme positif qui met l’accent sur la santé plutôt que sur la maladie (Everett et al., 2003) et qui constitue une approche importante pour les personnes itinérantes atteintes de troubles mentaux, mais aussi pour tous les types de clientèles. Cette approche part de la personne et vise à favoriser la mise en place d’éléments dont elle a besoin pour reprendre le contrôle sur sa vie et, de surcroît, sur sa maladie. La contribution originale du présent texte, au-delà des considérations liées à la recherche ou à la pratique, réside justement dans la mise en relation directe de ces deux types d’approches. En effet, à quoi peuvent servir des typologies de clients, si elles ne correspondent pas à ce que les intervenants rencontrent dans leur pratique ? Elles peuvent, en exagérant un peu, rester une lubie de chercheur qui, à l’aide de statistiques, trouve que ces groupes ont du sens. En effet, puisque l’analyse d’agrégats peut permettre d’identifier plusieurs typologies différentes, il importait de s’assurer que celle choisie trouve un écho dans la réalité de la pratique. Notre pari est que ces agrégats, ces catégories constantes, jumelés à des histoires concrètes, peuvent guider la pratique infirmière. Souvent les infirmières trouvent intéressantes les catégories proposées par les chercheurs, mais éprouvent de la difficulté à établir des liens avec leurs pratiques. Nous espérons que les exemples décrits dans leurs dimensions quantitative (agrégat) et clinique sauront inspirer non seulement les infirmières qui travaillent en milieu communautaire, mais aussi celles qui, dans la nouvelle réalité imposée par les récents changements dans le système de soins, auront besoin de plus de flexibilité et de collaboration interprofessionnelle. Ce projet constitue aussi le premier pas d’une collaboration entre le chercheur et l’Équipe-Itinérance. En effet, ce processus a été ponctué d’agréables rencontres et de moments magiques qui auront sûrement des répercussions sur l’établissement de partenariats pour de futures recherches. Cette rencontre établie entre des chercheurs de l’Université de Montréal et l’Équipe-Itinérance aura permis de mieux nous connaître et, nous l’espérons, nous mènera à élaborer des projets novateurs et ancrés dans la réalité. Nous espérons aussi que le processus décrit dans le présent texte, bien que
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la tendance soit déjà là, saura inspirer d’autres chercheurs de disciplines professionnelles quant à la nécessité de travailler en collaboration avec les milieux. La pratique infirmière développée auprès de personnes itinérantes, bien qu’unique, représente, enfin, une invitation à une pratique infirmière plus globale, davantage axée sur la personne, sur la promotion de la santé et sur la prévention. Peut-être alors y aura-t-il moins de personnes atteintes de troubles mentaux dans la rue et, on peut toujours rêver, plus du tout d’Équipe-Itinérance.
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C H A P I T R E
4 FAIRE DE LA RECHERCHE C’EST DÉJÀ INTERVENIR1 Rose Dufour
Pour donner la parole à ceux qui ne l’ont pas et parler à la place de ceux qui ne le peuvent pas. R.D.
Ce texte est un récit : celui de ma démarche de chercheure en quête d’un cadre théorique et méthodologique qui permette une approche globale des personnes et un accompagnement soutenu de celles-ci dans leur effort d’empowerment 2 en même temps qu’une recherche sur les processus d’insertion sociale des personnes. Il y a dans ce projet une double intention : une intention de recherche fondamentale et une intention d’action. C’est ce qui distingue ma démarche de celle habituellement suivie par les chercheurs qui s’investissent en général dans l’un ou l’autre type de recherche. Conquise par le projet d’autonomie et de développement d’une approche globale
1. Le financement du projet est l’action commune de la Direction des ressources humaines – Canada – dans le cadre du programme Initiative de partenariats en action communautaire (IPAC), du Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale (CRI) du Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal sous la coordination de Shirley Roy et de Roch Hurtubise et du Projet Intervention Prostitution Québec (PIPQ). Sans leur décision d’appuyer financièrement ce projet, il n’aurait jamais vu le jour. Je tiens à les remercier. 2. Je préfère le terme anglais à toute traduction, qui en réduit le sens.
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des personnes et de leur santé mis en avant par la première réforme du système de santé québécois dans son projet de santé communautaire3, qui fut un échec, j’ai orienté toute ma carrière de chercheure vers la recherche de ce modèle opérateur de globalité et d’autonomie des personnes. Dans toute recherche, l’intention du chercheur doit être clairement nommée, car c’est elle qui détermine la logique et qui commande la méthodologie spécifique4. Que veut le chercheur ? Comprendre une situation problématique, donc réaliser une recherche de type fondamental ? Agir sur une situation problématique et, en ce sens, effectuer une recherche appliquée ? Changer une situation problématique en s’investissant dans une rechercheaction (ou une action-recherche, comme c’est ici le cas) ? Pour rendre compte de mon expérience, je préciserai la spécificité de la démarche anthropologique. J’indiquerai ensuite le choix de mon cadre théorique et méthodologique pour enfin décrire ma démarche à travers trois recherches : d’abord celle avec des hommes itinérants, ensuite celle avec des hommes nés illégitimes, non adoptés et placés en institution (enfants de Duplessis) et, enfin, celle avec des femmes qui en sont venues à se prostituer. À ma première intention de mettre à jour des processus personnels, familiaux et sociaux d’insertion, de désinsertion, voire d’exclusion sociale, s’en ajoutait une seconde : celle bien arrêtée de vérifier s’il était possible, dans le cours de la recherche que j’effectuais avec ces personnes, de les aider d’une façon ou d’une autre à se mettre en mouvement vers une prise en charge d’elles-mêmes. J’avais la conviction que la recherche fondamentale rendait cet objectif possible sans pour autant pouvoir préciser comment. J’étais disposée à apprendre et à comprendre le « comment faire » en cours de route. J’avais minutieusement préparé le protocole de la recherche fondamentale sur les processus d’insertion sociale, mais je n’avais pas élaboré de méthode proprement dite d’empowerment, ni recensé les travaux sur ce sujet. L’expérience fut riche de résultats pour les personnes itinérantes, sujets de ces recherches, riche d’enseignement pour la construction scientifique et d’une richesse inestimable pour la chercheure, qui s’en est aussi trouvée transformée. Pour ces raisons, la démarche vaut d’être présentée et discutée.
3. Lié à la loi 65, à la suite des travaux de la commission Castonguay-Nepveu. 4. Toute activité de recherche suppose trois axes, qui sont la perception que le chercheur se fait de l’univers, au sens paradigmatique de Kunn, l’intention du chercheur et le choix méthodologique (Bouchard et Gélinas, 1990).
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Dans les trois recherches fondamentales qui sont présentées ici, c’est l’aspect action qui est central. Afin de bien saisir toute la portée de ce que j’ai voulu être une approche globale de la personne, j’indiquerai, sans les développer ni les expliquer, les résultats obtenus dans le volet fondamental de ces recherches, ceux-ci étant publiés et disponibles ailleurs. Je mettrai plutôt l’accent sur son aspect action. J’exposerai ma progression méthodologique d’une recherche à l’autre et développerai davantage la troisième étude, laquelle permet de montrer que la recherche peut être mise au service de l’action et qu’inversement l’action peut être un cadre pour la recherche. Ainsi actualisée, la recherche peut servir directement les personnes itinérantes.
4.1. UNE PERSPECTIVE D’ANTHROPOLOGIE : L’INSCRIPTION DANS SA PARENTÉ ET DANS SA FAMILLE La science n’est pas un acte de foi, c’est une construction, qui diffère selon la discipline d’étude. L’anthropologie est, historiquement, la plus jeune des sciences sociales, et la spécificité de sa pratique tient moins à son objet, car elle n’en a pas qui lui soit propre, qu’à sa démarche qui est une mise en perspective particulière5. Quelles que soient ses options théoriques, c’est à l’expérience personnelle et à l’observation directe des comportements sociaux fondés sur les relations humaines que l’anthropologie accorde sa priorité parce qu’on ne peut étudier l’humain qu’en communiquant avec lui (Bateson, 1984). Certaines caractéristiques spécifiques de cette perspective éminemment systémique servaient bien mon projet. 1. Plutôt qu’une mise à distance de son objet d’étude, l’anthropologie en cultive la proximité tout en préservant l’objectivité de l’observation. 2. Devant un problème qui lui est présenté, sa méthode est strictement inductive. 3. L’anthropologue, du fait de la spécificité de son mode de connaissance, répugne à une stricte programmation de son enquête et à l’utilisation d’un protocole rigide. Dans l’enquête anthropologique, il y a une part d’errance, d’essais avortés, d’erreurs commises sur le terrain, qui sont autant d’informations dont le chercheur se doit de tenir compte et de tirer parti.
5. Largement inspirée de Laplantine, 1995, 1996.
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4. Sans négliger les institutions susceptibles d’influencer le politique, l’économique, etc., l’anthropologie accorde une attention toute particulière aux détails, au quotidien, aux petites choses, et cela, toujours dans une perspective relationnelle et systémique. 5. À l’inverse de la démarche scientifique qui isole expérimentalement son objet d’étude, l’anthropologie tient à la totalité du phénomène qu’elle tente de saisir dans ses multiples dimensions. Elle relie son objet d’étude à la société tout entière dans laquelle ce phénomène est inscrit, au réseau des interactions qui le constituent, pour enfin passer à sa comparaison, intéressée qu’elle est par la logique des variations culturelles du même phénomène social. 6. L’étude anthropologique de la totalité d’un phénomène social suppose l’intégration de l’observateur au champ de son observation. S’il est nécessaire de distinguer celui qui observe de celui qui est observé, il est en revanche exclu de dissocier les deux. C’est un choix délibéré de l’anthropologie de partir de cette subjectivité. Cette réintégration du sujet observateur comme condition de l’activité scientifique vient de la découverte, en 1927, du principe d’incertitude (Fourez, 1992) de Heisenberg selon lequel on ne peut pas observer un électron sans créer une situation qui le modifie. 7. L’anthropologie est une science réflexive, c’est-à-dire une science des observateurs susceptibles de s’observer eux-mêmes et qui vise à ce qu’une situation devienne le plus consciente possible. Parce que les anthropologues s’intéressent particulièrement au traitement social des relations interpersonnelles, cet intérêt les prédispose à l’étude des processus d’inclusion et d’exclusion sociale d’une personne. Ainsi, plutôt que d’étudier l’exclusion en tant que résultat de l’éviction du milieu social, j’ai choisi de me situer plus en amont du phénomène pour étudier l’articulation entre la filiation de parenté et la désaffiliation sociale en approfondissant le système de parenté d’itinérants et leurs parcours de vie et en observant leurs manières de s’inscrire dans les lieux de résidence pour itinérants. Pour comprendre ces processus sociaux, j’ai retenu la perspective théorique de l’anthropologie de la parenté qui permet d’analyser l’insertion de la personne d’abord dans sa famille (Fox, 1972), puis, plus largement, dans sa société. Tenant pour acquis que, si des personnes sont privées d’inscription dans leur système de parenté, elles sont du même coup privées des apprentissages et des habiletés que celui-ci confère pour se lier, se délier, se relier de nouveau aux autres, la position du sujet devient donc centrale. L’étude des liens généalogiques et la théorie de la parenté permettent de bien comprendre la place qu’un individu occupe dans un groupe de parenté et dans un groupe social. Dans cette perspective, ce ne sont plus les caractéristiques sociologiques des personnes et de leur famille
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qui sont documentées, mais bien les liens et les façons de construire des liens d’appartenance avec la famille et avec les autres personnes de l’environnement social. Pour comprendre cette approche, il ne faut plus voir la famille comme une structure autonome, mais plutôt comme une structure à l’intérieur d’un système de parenté en affirmant que celui-ci n’est pas construit seulement autour des relations de filiation6, en ligne ascendante ou descendante, entre les parents et les enfants, mais aussi autour des relations d’alliance entre conjoints, des relations de germanité entre frères et sœurs, des relations basées sur la résidence des uns et des autres et, enfin, des relations fondées sur l’héritage entre les uns et les autres. Il est nécessaire d’ajouter encore que le système de parenté dépasse le triangle œdipien, défini par les trois termes : papa, maman, ego, pour englober l’ensemble des règles qui gouvernent les rapports entre les sexes et entre les générations des membres d’un groupe défini apparenté ; il s’agit d’une inscription dans ce que Lévi-Strauss a appelé « l’atome de parenté, un système quadrangulaire de relations entre frère et sœur, mari et femme, père et fils, oncle/tante/neveu/nièce, etc. » (1947/1973, p. 103) qui exige qu’un quatrième terme s’ajoute au triangle œdipien pour que la personne s’inscrive dans un réseau d’échanges (Garneau, 1988).
6. La filiation est la « règle sociale qui définit l’appartenance d’un individu à un groupe, […] et les positions réciproques de ses membres » (Héritier-Augé, 1994). La germanité, quant à elle, fixe les règles des rapports entre les frères, les sœurs et, par extension, entre les cousins et les cousines. L’alliance détermine les règles des échanges matrimoniaux qui « classent pour tout individu ses consanguins de l’autre sexe en épousables et en inépousables » (ibid., p. 17). Les règles de résidence définissent avec quels groupes de parents l’individu peut habiter, alors que les règles d’héritage (réduit ici à la transmission des biens et excluant la transmission des fonctions et des rôles) fixent le statut juridique des personnes apparentées. Ces règles concernent l’attribution du nom, définissent les termes d’adresse et de référence, désignent la place et le statut de chacun, agissent sur ses rôles et sur les relations avec le père, la mère, les grands-parents, les oncles et les tantes, et construisent la personne dans son identité personnelle et sociale. La filiation « est une donnée qui semble aller de soi dans la mesure où elle nous semble biologiquement fondée, ce qu’elle n’est pas » (Garneau, 1988, p. 19), car les modalités qui déterminent ceux qui sont apparentés de l’ordre de la culture (Lévi-Strauss, 1973). Dans la société québécoise, la filiation est bilatérale (traduction de bilateral descent qu’on désigne aussi par filiation indifférenciée ou filiation cognatique) et on reconnaît que nous sommes apparentés à nos pères et mères, à nos quatre grands-parents et à nos huit arrière-grands-parents, etc. (Maranda, 1974). Dans cette vision, la parenté est comptée dans les deux sens (du père ou de la mère), en ligne ascendante ou descendante, sans souci de linéarité sexuelle (Augé, 1975). Il faut retenir que cette façon de concevoir la filiation est loin d’être universelle, certains peuples ne reconnaissant que la filiation patrilinéaire, alors que d’autres n’admettent que la filiation matrilinéaire et d’autres encore la filiation bilinéaire (différente de bilatérale), avec des conséquences structurales fondamentalement différentes sur le plan de la désignation des consanguins.
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C’est l’approfondissement du système de parenté qui permet de mettre à jour, à l’intérieur du processus de socialisation de l’enfant, le processus qui lui donne ou lui refuse les clés qui le relient ou le délient du social en montrant son inscription ou sa non-inscription dans au moins trois générations en ligne ascendante, descendante et collatérale. Si l’on retient que l’individu s’inscrit socialement d’abord dans un système de parenté (Fox, 1972), c’est ensuite la qualité de sa socialité qui doit être examinée (Fortin et al., 1985). L’analyse du parcours de vie et la vérification des racines personnelles sont les moyens retenus pour comprendre l’insertion ou la désinsertion sociale de l’itinérant. Dans ce sens, j’ai documenté l’inscription de l’individu dans sa famille et dans son réseau de parenté par la narration du récit de vie, la construction de la généalogie, dont la finalité n’est pas la recherche des ancêtres mais l’identification de leur place dans la famille et le réseau de parenté, de même que l’intégration familiale et sociale de l’individu par sa participation à son réseau parental : invitation, acceptation, refus, visite, échange, etc., parcours résidentiel, parcours d’emploi, etc.
4.2. ABORDER LA DÉFAVORISATION AVEC UNE INTENTION D’ACTION J’ai introduit plus haut ma préoccupation pour une recherche au service des personnes itinérantes et mon intention de profiter du contexte de recherche pour saisir les possibilités de faire de celle-ci une occasion d’action, de mise en mouvement de la personne, tout en lui conservant son statut de recherche fondamentale. Cette intention s’est progressivement concrétisée, et c’est de cette action qu’il sera maintenant question.
4.2.1. COMPRENDRE UNE SITUATION PROBLÉMATIQUE : UNE RECHERCHE FONDAMENTALE Dans la première recherche, de type fondamental, qui cherchait à comprendre comment on devient itinérant, j’ai démontré que certains hommes itinérants n’étaient pas insérés dans leur famille d’origine et, par là même, n’avaient pas acquis les habiletés ni fait les apprentissages qui leur auraient permis de s’insérer dans la société plus large (Dufour, 2000, p. 137-159). J’ai démontré que l’explication de leur exclusion familiale résidait dans leurs secrets d’origine et leurs troubles de la filiation. C’étaient là des résultats nouveaux et très stimulants, différents de tout ce que l’on connaissait déjà. Mais au moment de la mise en place de la recherche un incident s’est produit qui m’a vivement interpellée dans ma façon même de faire de la recherche.
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Je fréquentais alors un refuge pour itinérants depuis quelques semaines. Je m’initiais à ce nouveau terrain et à cette nouvelle culture. J’allais à ce refuge un après-midi par semaine. J’y observais ce qui se passait, apprivoisant le contexte, le milieu, les personnes, lorsqu’un résidant m’a interpellée pour me demander qui j’étais. « Moi, je suis chercheure. Je n’ai rien à te donner. C’est moi qui ai besoin de toi, je voudrais comprendre comment on devient itinérant. » Ma réponse était sincère. Cette façon accidentelle de poser le problème de la recherche a provoqué une réaction chez mon interlocuteur. J’avais simplement voulu éviter de créer des attentes que je ne pouvais pas combler puisque je n’étais pas une intervenante. À ma réponse, son regard s’est allumé, son corps et sa tête se sont redressés : tout son être s’éveillait. Il retrouvait la maîtrise de lui-même : « C’est simple, j’vas te l’expliquer », a-t-il rétorqué. Ce qu’il a fort bien fait. Il a pris la parole et m’a expliqué comment il en était venu là. Il m’a expliqué, en fait, comment il s’expliquait à luimême son parcours vers l’itinérance. Ce jeune homme venait, du coup, de passer d’objet de recherche à sujet de recherche. C’est longtemps après que j’ai pu mettre des mots sur cette expérience. Il venait aussi de toucher le cœur de son problème et, simultanément, il m’avait propulsée vers une transformation de mes pratiques. Cet incident a complètement transformé mes rapports avec les itinérants en ravivant mon intérêt pour l’exploration d’une approche méthodologique qui rende possible la construction d’un modèle global des personnes. Ce modèle compréhensif et opératoire serait en mesure de soutenir leur autonomie et leur indépendance tout en permettant la réalisation du projet de recherche annoncé sur les processus d’insertiondésinsertion sociale. Ainsi, tout en menant une recherche de type fondamental, je me suis centrée sur l’effet observé chez ce premier interlocuteur et j’ai tenté de le reproduire chez d’autres personnes. Comment ai-je procédé ? Avec ce jeune homme, j’ai construit une relation interpersonnelle authentique et directe. Mon schéma d’entretien capable de positionner les personnes comme sujets de leur propre recherche était un outil précieux. Il ne s’agissait pas d’un questionnaire, ni d’une entrevue où il n’aurait qu’à répondre à mes questions, mais bien d’un entretien. Grâce à cet échange entre deux personnes, j’ai créé un nouvel espace où la question posée n’était plus seulement une question à laquelle répondre mais devenait, pour l’itinérant, une interrogation adressée à luimême et à sa propre expérience. Par exemple, « Comment tu t’expliques à toimême que tu en es là aujourd’hui ? », « Toi, comment tu as vécu cet événement ? », « Toi, tu t’es sentie comment dans cette situation ? », sont des questions qui obligent l’interlocuteur à entrer en contact avec lui-même, qui exigent la réflexion en provoquant un retour dans son histoire intime d’où émerge le sens qu’il donne aux événements qu’il a vécus, aux comportements qu’il a adoptés et
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à ceux que les autres ont adoptés à son égard. Ainsi formulées, ces questions l’obligent à faire des rapprochements, à mettre des mots sur ses émotions, sur ses sentiments. « Cette prise de parole à la première personne du singulier face à un interlocuteur direct est un moment extraordinairement dense d’émergence temporelle d’un sujet personnel » (Pineau, 2000, p. 179). Ainsi formulées, les questions devenaient, pour la personne interrogée, des outils de connaissance d’elle-même. Le questionnaire a disparu pour faire place à un entretien qui se déroulait à la manière d’une conversation où deux personnes échangent. Je ne posais pas seulement des questions, je faisais part de ma compréhension à l’interlocuteur par des commentaires et des explications. Je lui conférais le statut de sujet de sa propre compréhension. J’établissais, entre nous, une relation d’égalité et de réciprocité. Dans l’espace symbolique ainsi construit, les hommes qui ont participé à la recherche se différenciaient des autres hommes en se réconciliant avec eux-mêmes, en se reconnaissant, en intégrant leur passé, leur présent et leur futur. L’entretien fut l’une des clés précieuses, mais il y avait aussi l’atmosphère, l’attitude, la présence, l’écoute de la chercheure, que je ne développe pas ici pour des raisons évidentes d’espace. Notons seulement que, dans ce contexte et dans cette manière de faire, raconter l’histoire de sa vie n’est plus pour l’individu une simple narration, c’est sa propre construction en tant que sujet dans son historicité. Cette émergence est fragile, « elle a la fragilité d’instants créateurs » (Pineau, 2000, p. 178). Je n’avais alors pas encore compris les processus qui conduisent à se faire itinérant. J’aurais pu inviter ces hommes à s’inclure socialement en les remettant en relation avec leurs parents pour au moins faire cesser leur auto-exclusion, mais cette possibilité m’échappait encore. Je constatais cependant que le fait de se raconter, dans ces conditions, était bon pour eux et leur faisait du bien. Je le voyais dans le changement qui s’opérait en eux, dans leur façon de se tenir debout et dans l’expression heureuse de leur visage. C’était déjà un acquis. Je constatais aussi que les personnes se proposaient elles-mêmes pour participer à ma recherche ; je n’avais pas à les recruter. Un message passait : « Demande à madame Dufour de te faire une entrevue. A va te poser des questions que jamais personne ne t’a posées. Tu vas voir que ça va te faire du bien » (Dufour, 2004, p. 11).
4.2.2. INTERVENIR DANS UNE SITUATION PROBLÉMATIQUE : UNE RECHERCHE APPLIQUÉE Pour développer davantage l’étude des processus d’insertion-désinsertion sociale, je me suis jointe au personnel bénévole d’une soupe populaire afin de rencontrer davantage d’itinérants. Ce sont des enfants de Duplessis, garçons nés illégitimes, non adoptés et placés en institution à leur naissance,
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qui m’ont interpellée. Enfants laissés à l’État et élevés par l’Église en dehors de la famille, leur histoire d’insertion sociale mettait à mal le modèle que je venais de construire : si ce modèle anthropologique de la parenté s’avérait pertinent pour expliquer qu’il fallait d’abord être intégré dans une famille pour s’intégrer dans la société, comment des enfants sans famille et confiés à des institutions publiques pouvaient-ils s’intégrer à la société ? Plusieurs ont été internés leur vie durant dans des hôpitaux psychiatriques, d’autres furent employés toute leur vie dans les institutions religieuses et dans des institutions ecclésiastiques. Après leur désinstitutionnalisation dans les années 1960, plusieurs sont devenus des clochards, plusieurs sont morts de mort naturelle, plusieurs se sont suicidés, etc. Y en avait-il qui s’étaient intégrés dans une famille et dans la société ? N’avaient-ils comme seul ancrage que les institutions où ils avaient vécu ? Quels cheminements avaient-ils suivis ? Je ne pouvais pas construire la généalogie de ces hommes, faute de parenté connue. Pour étudier les mécanismes d’insertion sociale, l’accent fut donc mis sur l’analyse de leurs noms et prénoms, sur leur parcours résidentiel et sur les relations sociales qu’ils avaient établies dans les différentes résidences fréquentées. Leurs relations sociales ont été documentées à partir de l’instruction à laquelle ils ont eu accès, de l’éducation qu’ils ont reçue, du travail qu’on leur a fait accomplir, des talents qu’on leur a reconnus. Ces thèmes ont été retenus parce qu’ils représentent une valeur culturelle pour les Québécois. Comme les itinérants, ces enfants de Duplessis, plus ostracisés encore que les itinérants, ont pris la parole (Dufour, 2002). Cette parole a permis à ces garçons sans famille, extrêmement solitaires, de se raconter et d’occuper une place sociale. Sur le plan de la recherche fondamentale, l’étude a permis de définir l’insertion familiale complète pour un homme par la participation à un atome de parenté, constituée d’une relation de filiation (fils), d’une relation de germanité (frère ou sœur), d’une relation d’alliance (mari) et d’une relation d’avunculat (oncle) et de définir l’intégration complète par l’instruction, l’éducation, le travail et la reconnaissance des talents. J’ai démontré que ces garçons illégitimes confiés aux institutions religieuses n’ont été intégrés ni dans un groupe familial ni dans un groupe institutionnel religieux. De plus, les thèmes abordés ont permis d’approfondir de nombreux aspects inconnus de la culture québécoise, en particulier le poids des noms et prénoms sur la construction de l’identité personnelle ; l’influence des changements résidentiels sur l’insertion sociale ; l’importance de l’alliance entre un homme et une femme dans l’éducation d’un garçon. Enfin, tout en laissant aux auteurs de recherches ultérieures le soin de les valider, j’ai énoncé certaines lois qui apparaissent fondamentales à l’insertion familiale, sociale et institutionnelle des garçons, mais qui ne peuvent trouver place ici faute d’espace (Dufour, 2002, p. 302-303).
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Sur le plan de l’action et au-delà des effets d’une relation personnelle créée lors des rencontres, au-delà même du contenu et de la technique de l’entretien vécu comme une intervention qualitative, j’ai voulu dépasser les effets de la recherche avec des itinérants. J’ai, dans ce sens, fait trois interventions qui leur ont été profitables au point de vue de leur reconnaissance personnelle et sociale : je leur ai présenté à eux, qui sont pour la plupart analphabètes, les résultats de la recherche ; je les ai présentés individuellement lors du lancement du livre écrit sur eux et j’ai levé l’anonymat sur leur identité dans le livre écrit pour eux. C’est en rapportant les résultats obtenus à ceux-là mêmes qui étaient les sujets de la recherche qu’on réalise combien ce retour des résultats est valorisant pour eux. Il faut voir aussi comment il est beaucoup plus difficile et plus compromettant pour un chercheur d’expliquer ses objectifs, sa méthodologie et ses résultats à ses répondants qu’à la communauté scientifique. Ici, la production d’un ouvrage scientifique dont des enfants de Duplessis étaient les sujets fut une autre action de reconnaissance sociale. S’est ajoutée ensuite leur présentation publique. Lors des lancements du livre à Montréal et à Québec, j’ai présenté individuellement chacun de ceux qui avaient contribué à la recherche. Ce fut pour eux, qui souvent n’avaient jamais été présentés de leur vie, une façon de révéler leur histoire au monde, d’éprouver le sentiment d’exister. Par là même, c’était contribuer à leur inclusion sociale en insérant leur histoire dans le tissu sociétal dont ils s’étaient trouvés jusque-là exclus ou mis en marge. La levée de leur anonymat, avec leur autorisation, pour les identifier par leurs vrais noms dans le livre plutôt que par des pseudonymes, comme il est d’usage en recherche, allait dans le même sens. À mon invitation d’inclure des photos, la plupart ont répondu positivement. Le lancement du livre est devenu leur présentation au temple, une sorte de rampe d’accès au social. Ils prenaient une place, leur place. Il fallait voir leur fierté à montrer leurs photos et à signer des autographes pour saisir la portée de l’événement.
4.2.3. CHANGER LA SITUATION PROBLÉMATIQUE : UNE ACTION-RECHERCHE Portée par les résultats des deux recherches précédentes, j’ai pu aller plus loin encore lorsque j’ai été invitée à travailler avec l’équipe du Projet Intervention Prostitution Québec (PIPQ)7 qui trouvait, dans mon approche par le récit de vie, une similarité avec son approche centrée sur la personne8.
7. Projet Intervention Prostitution de Québec, organisme communautaire dont la mission est de venir en aide aux filles et aux garçons en lien avec la dynamique de la prostitution. 8. Des contraintes méthodologiques et financières ont limité la démarche à des femmes.
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On ne voit généralement pas la prostitution de rue comme une forme d’itinérance, parce que les personnes prostituées gagnent de l’argent et que l’idée qu’on se fait de l’itinérance est celle de clochards, d’itinérants sans travail, de jeunes dans la rue, de personnes qui quêtent et qui mangent dans les soupes populaires. Les femmes prostituées de rue présentent non seulement les mêmes caractéristiques individuelles que les itinérants − cumul de problèmes relationnels, carences d’apprentissage social et affectif résultant de traumatismes de l’attachement : deuils, conflits familiaux, séparations et divorces problématiques, violence conjugale, abus sexuels et incestes, négligence et maltraitance, placements répétitifs, désengagement parental (Laberge et Roy, 2001) −, mais leur réalité est encore plus complexe et problématique que celle des itinérants. Elles sont plus exposées à la violence parce qu’elles sont des femmes et plus en danger parce qu’elles sont des proies sexuelles. La rue avale les filles et le stigmate qu’imprime la prostitution fait de celle-ci une voie royale d’exclusion sociale. Il faut considérer la prostitution de rue comme une forme exemplaire d’itinérance. Le travail avec les femmes prostituées a consisté à les amener à se situer au cœur de leur vie par l’élaboration de leur histoire personnelle et la construction de leur généalogie. Sachant que beaucoup de personnes prostituées souffrent d’une dissociation de la personnalité allant jusqu’à la décorporalisation (Trinquart, 2002), dissociation qui a pu s’installer à la suite d’abus sexuels ou à cause d’un syndrome post-traumatique lié à des événements antérieurs comme les abus sexuels, l’inceste, etc., ou concomitant à la prostitution et s’accentuer avec la pratique de la prostitution, j’ai voulu, plus encore, leur fournir l’occasion et les moyens de reprendre contact avec elles-mêmes, de refaire momentanément l’unité en ellesmêmes, d’atteindre enfin ce lieu qui, en chacun de nous, est le fondement et le point de départ de la connaissance de soi et de la construction de la liberté (Jung, 1983). Les questions de l’entretien se voulaient en même temps une intervention qualitative, un outil de connaissance de soi, de prise de conscience et de transformation personnelles. Lorsque ces femmes voulaient « seulement participer à la recherche », je refusais, expliquant que j’étais là pour ELLES et que la recherche était secondaire. Avaient-elles de l’intérêt pour savoir où elles en étaient dans leur vie ? Voulaient-elles faire le point ? Je pouvais les aider dans ce sens. J’étais là pour ELLES si ELLES étaient intéressées à faire quelque chose pour elles-mêmes. Vingt et une femmes ont élaboré leur histoire de vie et construit leur généalogie9 ; l’une d’elles s’est retirée le lendemain du premier entretien. Quinze venaient du PIPQ, quatre du Centre de détention de Québec et
9. Non pour rechercher leurs ancêtres, mais pour se situer dans leur réseau parental.
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deux jeunes femmes m’ont été adressées par un médecin du CLSC BasseVille et une travailleuse sociale de mes connaissances. Leur participation était libre et volontaire ; les femmes pouvaient mettre fin à l’entretien en tout temps, sans rémunération, puisqu’il ne s’agissait pas de participer à une recherche mais de s’aider elles-mêmes. L’entretien se déroulait pendant plusieurs heures, était enregistré et transcrit verbatim. Se raconter n’est facile ni évident pour personne. J’ai donné la parole à ces femmes et, pour leur permettre de réaliser un entretien significatif et structurant, j’ai pris le temps de m’asseoir, de les écouter, de les amener à se « connecter » intérieurement. Je leur ai donné le temps de réfléchir. J’étais concentrée sur elles, intéressée par ce qu’elles avaient à me dire. J’étais vigilante à toute nuance dans le ton de leur voix, à la coloration de la peau, aux mouvements, aux attitudes, etc. Je gardais le contact constant des yeux, encourageant la personne par mon attitude à laisser advenir ce qui avait été vécu. En même temps, je savais qu’il devait leur être difficile de faire confiance à l’étrangère que j’étais. Ayant été trompées, abusées, trahies, ces femmes ont développé une extrême sensibilité. J’ai vite compris qu’avec elles on ne joue pas le jeu du social, que ce n’étaient pas mes sourires ou mes paroles qui pouvaient les convaincre, mais ma sincérité et mon authenticité. J’ai tout fait pour dépasser la relation sociale proprement dite en m’investissant dans la relation spécifique qui se présentait. Ces femmes n’étaient pas les objets de recherche, je les voulais sujets de leur propre recherche sur elles-mêmes. J’étais l’outil dont elles avaient besoin pour mieux se connaître, se découvrir. Ce n’était pas non plus seulement une relation affective où elles pouvaient se sentir aimées, acceptées telles qu’elles étaient, sans jugement, c’était plus encore d’être aimées d’une manière personnelle. Cela exige de la part du donneur « de donner à partir d’un lieu en soi où on est aussi pauvre que l’autre10 » ; c’est à partir de ce lieu en moi que j’ai travaillé avec elles. Construire ce type de relation suppose l’abandon du contrôle sur l’autre pour l’aider à mobiliser sa compétence et sa capacité à se prendre elle-même en charge. J’ouvrais invariablement l’entretien avec l’une ou l’autre question : « Où en es-tu dans ta vie ? » ou « Comment a été ta vie jusqu’à maintenant ? ». L’entretien se déroulait à la manière d’une conversation. Mes questions n’étaient pas des questions auxquelles répondre, mais des bougies d’allumage d’un processus d’introspection, pour l’émergence de la mémoire et des sentiments qui les accompagnent. Je témoignais aux femmes ma compréhension par des commentaires et des explications. Ainsi, lorsqu’une généalogie révélait des abus sexuels, incestes, viols, comportait des proxénètes 10. Expression transmise par Michelle Gosselin comme étant du père Normand Daigle, alors à la Maison de Lauberivière.
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ou des personnes souffrant d’alcoolisme ou de toxicomanie, parfois sur plusieurs générations, je rendais la chose visible en la désignant et en l’expliquant sur la charte généalogique. Je suscitais leurs réflexions, commentaires et explications sur ces caractéristiques et je reflétais, au besoin, ce qu’elles venaient de me dire pour approfondir leur histoire personnelle, mettre des mots sur des événements, des situations et des émotions afin qu’elles se voient actrices actives de leur vie. Ces développement rendaient visible ce qui ne pouvait l’être autrement, permettaient une prise de conscience en même temps que la nécessité d’une prise de décision que je nommais : toute situation indésirable ne cesserait pas d’elle-même mais seulement si elles le décidaient. Je terminais toujours l’entretien en ouvrant sur le futur, essayant de propulser la personne vers le changement : « Qu’est-ce que tu as perdu en commençant à te prostituer ? », « Qu’est-ce que tu as gagné en te prostituant ? », « Qu’est-ce que tu perdrais si tu cessais de te prostituer ? », « Qu’est-ce que tu gagnerais si tu cessais de te prostituer ? » En résumé, deux niveaux étaient considérés. Il y avait, d’abord, le regard que la personne portait sur elle-même et où il ne s’agissait pas seulement d’établir les faits et les événements marquants de son histoire et de sa vie, mais bien de l’amener à approfondir son expérience personnelle et intérieure de ces faits et événements, de retracer son cheminement intérieur vécu au cœur de son existence : « Toi, tu t’es sentie comment dans cet événementlà ? », « Comment tu t’expliques à toi-même que tu en es venue à te prostituer ? » Il s’agit là d’un discours subjectif, d’une perspective existentielle au sens où la personne est « avant toute chose concernée par la compréhension de l’expérience subjective des personnes et de leurs actions concrètes dans le monde, en étant attentifs aux événements, aux expériences et aux actions de la vie de tous les jours » (Pauchant, 1995, p. 329). Mais il y a, par ailleurs, des données objectives fournies par la mémoire généalogique et la construction des liens de parenté. Ainsi traitée, la recherche généalogique devient une méthode et un objet d’étude, une représentation personnalisée qui définit et légitime le statut de cette personne dans son réseau parental. C’est à la fois l’originalité, le défi et le parti pris de cette démarche par laquelle je tente de comprendre la désinsertion « sociale en reconnaissant valide le discours des exclus, habituellement objets de recherche, pour qu’ils prennent la place de sujets de leur propre histoire » (Binet et Sheriff, 1988). Je cherchais les clés structurales qui conduisent à se prostituer. Je cherchais, en même temps, à remettre des clés de changement aux personnes concernées. Ainsi, j’intégrais au fur et à mesure, à mon action et à ma recherche, les découvertes que je faisais, comme je faisais part de ces découvertes à des collègues privilégiés du PIPQ, avec qui j’entretenais une discussion constante ; j’en faisais part aussi à certaines jeunes femmes pour qu’elles en tirent profit pour elles-mêmes.
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Après chaque entretien, je procédais au classement méthodique et à l’analyse des données. Parce que chaque histoire est complexe, que l’analyse est longue et difficile, j’éprouvais le besoin de classer l’histoire en cours, de l’ordonner selon des catégories, même provisoires, avant de passer à une autre. J’ai entrepris de reconstruire chaque histoire de vie en dégageant le fil conducteur vers la prostitution, en structurant le récit à la première personne du singulier, en utilisant les mots des femmes, leurs paroles. Plusieurs mois plus tard, j’ai décidé de ramener ces récits reconstitués à leurs auteures. Je savais qu’elles découvriraient une histoire qui était la leur, mais aussi une histoire différente puisque je l’avais reconstruite à ma manière. Au-delà du désir de validation du contenu, j’entrevoyais des effets positifs à cette lecture parce que je savais que les femmes cherchaient à se comprendre, qu’elles essayaient de démêler les circonstances et les événements de leur vie et qu’elles ne pouvaient pas y arriver seules. À chaque nouvelle rencontre, j’avais le sentiment d’apporter un cadeau précieux, une sorte de surprise, car aucune de ces femmes n’était au courant du travail que j’effectuais sur le matériel issu des entretiens. Au-delà des effets structurants liés aux entretiens eux-mêmes, je cherchais encore comment aider ces femmes à faire un pas de plus, à donner une consistance à ce qui avait pris forme pendant l’entretien. J’éprouvais le besoin d’aller plus loin avec elles, sans savoir comment donner une suite à l’entretien. J’avais en effet appris, par mes autres expériences, que les effets positifs de l’entretien s’estompent avec le temps, s’ils ne sont pas poursuivis et soutenus par un accompagnement. La lecture du récit de leur vie fut particulièrement bienfaisante pour les participantes. Alors que je croyais le travail terminé, voilà que l’essentiel se produisait. Ce furent les moments les plus forts et plus émouvants de toute la démarche. J’éprouvais le sentiment d’être utile à ces femmes, de leur donner quelque chose issu de la recherche, inaccessible autrement. Toutes n’ont pas été touchées de la même manière, ni avec la même intensité. La différence tient à toutes sortes de petits détails liés à elles ou à moi, à l’humeur du moment, à l’environnement et au contexte, comme elle tient aussi à la sensibilité de celle qui reçoit le récit et à ma manière de le lui donner. Rien ne va de soi et il est clair que la manière d’agir est au moins aussi importante que le contenu. Ces rencontres réclamaient la plus grande intimité et, pour la première fois, plusieurs m’ont invitée chez elles ; c’était une marque de confiance qui me touchait beaucoup. Grâce à la lecture de ces récits, ces femmes, certaines plus que d’autres, se sont réapproprié leur histoire et leur vie. J’ai vu des larmes couler en silence, des larmes bien différentes de celles que j’avais vues au cours des entretiens précédents. J’ai senti momentanément que l’unification d’elles-mêmes se substituait à la dissociation. J’ai vu leur noblesse et leur fragilité. J’ai pu constater la justesse du miroir qui leur
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était offert et qui reflétait qui elles étaient. Cela a entraîné des effets considérables dont il m’est encore impossible de mesurer l’importance. Écrits, ces récits offrent à ces personnes une inscription dans le temps : elles peuvent se relire autant de fois qu’elles le désirent, se rappeler, se reconnecter intérieurement pour faire demi-tour vers elles-mêmes simplement en relisant ces récits. La double démarche d’une action et d’une recherche sur les processus de réinsertion sociale s’est révélée puissante. Elle a nécessairement entraîné des résultats eux aussi doubles. Sur le plan de la recherche, la pratique de la prostitution fut abordée sous l’angle du territoire en situant la personne à l’interface des territoires familial et urbain. C’est donc à partir de l’examen du double rapport de la personne à son premier territoire − celui de la famille d’abord −, par la documentation portant sur l’usage et l’apprentissage de l’espace physique et symbolique, que furent identifiées et analysées les conditions de la construction de l’intimité et de l’estime de soi ; et celui du territoire urbain, c’est-à-dire la rue et le monde extérieur à sa résidence11. Enfin, en répondant aux trois questions : Comment des filles en viennentelles à se prostituer ? Pourquoi des hommes sont-ils clients-consommateurs de prostitution ? Comment d’autres deviennent-ils proxénètes ? C’est le point zéro de la prostitution, ce lieu d’où partent les systèmes sociaux producteurs de prostitution, qui s’est trouvé documenté12.
CONCLUSION Aux fins de ce texte, l’accent fut mis sur les conditions d’une démarche, à travers trois recherches et trois populations différentes, portant sur les processus de la réinsertion sociale. Cette démarche m’a progressivement conduite à concevoir une méthodologie permettant de mettre la recherche au service des personnes itinérantes. J’ai supposé que la recherche constituait déjà en elle-même une intervention du fait de la communication et de l’interrelation qui s’établissent entre la chercheure et ses sujets de recherche (Bateson, 1977, 1980, 1984). Sachant que les personnes concernées étaient blessées sur le plan relationnel, j’ai fait l’hypothèse que la voie de la guérison passait par des contacts sains avec des adultes significatifs, par des relations d’interdépendance durables et qui impliquent la fidélité. Partant de là, j’ai construit une relation fondée sur un travail de proximité
11. Pour un développement de ce thème, voir Dufour, 2004, p. 16-23. 12. Pour ces résultats de l’analyse, voir Dufour, 2004.
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inscrit dans la quotidienneté et la stabilité, relation qui s’est maintenue pendant plusieurs mois, voire plusieurs années pour certains13. La démarche s’est révélée être un puissant et fécond facteur de changement. Sur le plan scientifique, cette action-recherche ouvre-t-elle une voie d’avenir pour donner plus de pouvoir aux personnes sur leur propre vie ? Son intérêt et sa contribution résident avant toute chose dans la mutation méthodologique qu’elle propose. Ainsi, la question : Pourquoi devient-on itinérant ? Pourquoi devient-on prostituée ? s’est transformée en : « Quel doit être le contexte relationnel au sein duquel être itinérant, être prostituée, constitue une réaction adaptée, sensée, voire la seule réaction possible ? » (Watzlawick et al., 1972, p. 43). Bien que ma démarche se réclame de l’anthropologie, est-elle essentiellement anthropologique ? Quelle est la nature de l’anthropologie telle que je la conçois et telle que je l’ai pratiquée ici ? Sur le plan de la recherche, il appert que j’ai réussi à clarifier les processus d’insertion et de désinsertion sociales et que ces résultats sont reproductibles. Cependant, sur le plan de l’action, la démarche relève d’un choix personnel, lequel, il faut bien le dire, n’est pas reproductible. De toutes les démarches anthropologiques possibles, la mienne se distingue du courant de l’anthropologie appliquée qui travaille avec des groupes, alors que j’ai travaillé avec des individus. Bien qu’il existe un courant américain d’anthropologie culturelle qui travaille avec les concepts de culture et d’individus, je ne m’inscris pas non plus dans ce courant. Alors que l’anthropologie tient aussi à garder une distance avec ses sujets, j’ai cherché à remettre les clés du changement de comportement aux personnes concernées. C’est d’ailleurs ce lien personnel, créé par mon intégration dans la relation à l’autre, qui a entraîné leur mise en mouvement. Malgré tout, je ne puis pas non plus qualifier ma démarche de psychologique ni même de psychologie anthropologique. J’ai cherché à développer une approche globale de la personne, une approche moins fragmentée que celles de la médecine ou de la psychologie, qui aborderait la personne simultanément dans toutes ses dimensions. Bien que cette action ne soit pas reproductible, il y a dans cette poursuite d’une totalité des aspects qui permettent de mettre en miroir la globalité de l’autre, des découvertes qui peuvent être utilisées par d’autres intervenants et d’autres chercheurs. Par exemple, la notion d’accueil, que je traite comme un rite d’entrée ou de sortie, est de nature anthropologique parce qu’elle permet la construction de l’identité de la personne, le passage d’une condition à une autre. Un autre exemple est la dissociation, la rupture des femmes prostituées avec elles-mêmes, avec leur conjoint, avec les autres, avec les 13. La recherche se poursuit depuis six ans et cherche actuellement à mettre au jour des processus pour sortir de la prostitution.
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organismes mêmes qui veulent leur venir en aide, etc. J’ai amené ces femmes à se réconcilier avec elles-mêmes en passant par l’intermédiaire de la relation que j’ai créée avec elles, allant même jusqu’à m’incliner devant leur nature profonde que j’ai vue et que j’exprime par le titre de mon ouvrage sur elles : Je vous salue… (Dufour, 2004), ce qui signifie : « Je vous salue parce que j’ai vu, de vous, quelque chose que vous ne connaissez probablement pas. J’ai vu votre beauté, votre grandeur et votre noblesse. J’ai vu votre vraie nature ! » En mettant l’accent sur les conditions de production des résultats d’une action-recherche qui rende possible une approche globale dans toute sa complexité et tente d’en exposer les mécanismes, j’ai indiqué l’existence d’une science réflexive, une science des observateurs aptes à s’observer eux-mêmes et qui fasse en sorte qu’une situation devienne la plus consciente possible. Une relation de ce type est susceptible de transformer tous les acteurs du système s’ils sont consentants. Aussi, l’actualisation de cette action-recherche a-t-elle supposé, de la part de la chercheure, de vivre dans un double mode de participation et d’observation, tout en reconnaissant, bien sûr, qu’il n’est pas facile de soutenir simultanément plusieurs niveaux d’expérience. Enfin, que répondre à la question de départ qui était : Comment peut-on aider une personne à s’aider elle-même davantage, à se construire et à se donner un meilleur être ? La réponse pourrait être : en la sollicitant plutôt qu’en la comblant.
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E I T R A P
2 ENJEUX DE POUVOIR ET RÉGULATION
C H A P I T R E
5 POUR UNE POLITIQUE EN ITINÉRANCE Se mobiliser pour améliorer la condition des sans-abri Nathalie Rech
Le Réseau Solidarité Itinérance du Québec (RSIQ) s’est constitué en 1998. Il cherchait alors à répondre au besoin des organismes québécois d’aide à l’itinérance dans les différentes régions d’échanger à propos de leur expérience, de leurs pratiques et des réalités auxquelles ils sont confrontés. Son effectif est constitué d’une douzaine de regroupements régionaux de concertation (communément appelés concertations régionales) en itinérance qui agissent comme relais dans leur milieu respectif entre la permanence du RSIQ et les groupes de base. Au fil du temps, le mandat du RSIQ s’est élargi. Il consacre aujourd’hui une grande partie de ses efforts à faire avancer la cause des personnes en situation d’itinérance et à promouvoir la reconnaissance des groupes qui leur viennent en aide. À plusieurs reprises dans le passé, des projets de loi ou de réformes ont amené le RSIQ à défendre le point de vue des personnes itinérantes. Pensons au projet de loi 57 sur l’aide aux personnes et aux familles. En commission parlementaire, le RSIQ a fait la démonstration qu’il existe des liens entre l’itinérance et la pauvreté à laquelle sont condamnés les
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prestataires de l’aide sociale1. Pensons au projet récent de la ministre Normandeau de faciliter les évictions par un projet de loi qui permettrait une accélération des processus d’éviction des locataires à la Régie du logement. Le silence inquiétant des conservateurs fédéraux sur les aspects sociaux de leur mandat nous force à revendiquer haut et fort la reconduction du financement destiné aux organismes qui viennent en aide aux sans-abri (Initiative de partenariats en action communautaire, IPAC). Plusieurs autres enjeux liés à l’itinérance exigent que l’on soit vigilant pour faire avancer la lutte à l’itinérance. Appelé à intervenir sur différentes questions liées aux conditions de vie des personnes en situation ou à risque d’itinérance, le RSIQ avait le devoir de préciser sa vision de l’itinérance et de la lutte à l’exclusion sociale.
5.1. BÂTIR NOTRE MOUVEMENT À différents moments de son histoire, le RSIQ a cherché à mieux définir ses positions à l’égard du phénomène de l’itinérance et des solutions à y apporter. Depuis sa création, le RSIQ a organisé plusieurs forums d’échanges, puis, en mai 2005, il a convoqué les premiers états généraux de l’itinérance au Québec. Cet événement a permis de réunir, à Montréal, plus de 220 personnes issues du milieu communautaire et institutionnel venant d’une douzaine de régions du Québec. L’objectif de cette rencontre était de discuter des grands enjeux liés à l’itinérance et de tracer le portrait actuel de celle-ci au Québec. Une série de rencontres régionales préalables (Québec, Saguenay, Vaudreuil, Longueuil, Drummondville, Lanaudière, Montréal et Sherbrooke) avaient permis, avec la collaboration des membres des regroupements régionaux de concertation, de préciser les caractéristiques des diverses situations, travail qui devait servir de base aux discussions des états généraux. À l’issue des états généraux, le RSIQ a déposé un document intitulé Le Droit de cité, qui constitue une déclaration commune inspirée des grandes déclarations et chartes, et qui met en lumière la situation préoccupante des droits des personnes itinérantes. À l’été et à l’automne 2005, un appui au document Le Droit de cité a pris la forme d’une campagne de signatures dans l’ensemble des régions du Québec. Celle-ci a connu quelques moments culminants. Lors du lancement de la campagne à Sherbrooke en juillet 2005, élus, acteurs en itinérance, itinérants, citoyens et citoyennes ont été
1. La Commission des affaires sociales a eu lieu en octobre 2004.
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invités à « se mouiller pour l’itinérance » en plongeant dans la rivière SaintFrançois. De plus, le dévoilement des signatures à Montréal en décembre 2005 s’est fait au parc Émilie-Gamelin, lieu symbolique de l’itinérance à Montréal. C’est là, en effet, que s’est ouvert le Refuge Meurling, en 1913, premier et seul refuge municipal de l’histoire du Québec. Ce lieu connu aussi sous le nom de « Square Berri » est encore et toujours occupé par des sans-abri. La campagne autour de la déclaration du « Droit de cité » a permis de recueillir près de 8 000 signatures d’individus qui se sont ainsi montrés solidaires de cette cause. Bon nombre d’entre eux sont des personnes en situation d’itinérance ou de pauvreté, car plusieurs organismes qui leur viennent en aide en ont fait un outil de sensibilisation à leurs propres droits. Parmi les individus signataires de la déclaration, on retrouve de nombreuses personnalités de différents milieux : éducation, recherche, politique, syndical, communautaire, artistique, de la santé, du monde religieux, etc. Nous n’en mentionnerons ici qu’un seul : Marc Favreau, dont la solidarité avec les sans-abri, dans sa vie comme à la scène, mérite qu’on lui rende hommage. Près de 400 organismes communautaires ont également apporté leur appui à « Droit de cité », démontrant aussi l’importance de la question de la défense des droits dans ces milieux où l’on travaille avec des personnes pauvres, marginalisées, exclues, et qui vivent toutes sortes de difficultés et de situations de vulnérabilité. La signature de cette déclaration constituait une forme d’engagement social. En ce sens, la personne ou l’organisme signataire acceptait de veiller au respect des droits des personnes en situation ou à risque d’itinérance et de travailler à l’amélioration de leurs conditions de vie en faisant la promotion du « Droit de cité » et des revendications qui y sont incluses. Le Droit de cité illustrait également l’importance, pour notre mouvement, de mener à terme un projet québécois de politique en matière d’itinérance qui reprendrait les droits énoncés dans la déclaration comme principes directeurs et qui interpellerait l’ensemble des paliers de gouvernement pour qu’ils fassent de l’itinérance une priorité d’intervention. C’est à ce travail que le RSIQ a consacré ses énergies pendant plusieurs mois, en mettant sur pied un comité dont le mandat était de rédiger un projet de politique. Ce comité réunissait des intervenants responsables d’organismes aux horizons différents et venant de différentes régions du Québec. Ils avaient une volonté commune : énoncer une vision globale de l’itinérance et proposer des solutions favorables aux personnes en situation ou à risque d’itinérance qui leur permettraient un plein exercice de leurs droits.
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Le comité a donc travaillé dans cette perspective avec comme point de départ les droits des personnes en situation ou à risque d’itinérance et avec la conviction que l’itinérance n’est pas une fatalité, qu’on peut lutter ensemble pour améliorer le sort des personnes dont la situation est inacceptable. Le projet de politique en itinérance est donc constitué d’un ensemble de revendications qui se veut le premier pas du RSIQ dans l’élaboration d’une plateforme nationale. Au terme de plusieurs rencontres, le comité de travail a produit une première version du projet de politique ; celui-ci a fait l’objet de consultations régionales. Une dizaine de rencontres ont eu lieu avec les regroupements régionaux de concertation membres du RSIQ et avec les organismes et les partenaires de ces regroupements. Près de 200 personnes y ont participé : responsables et intervenants d’organismes communautaires, agents des agences de santé et de services sociaux, des municipalités, des centres de détention, des centres jeunesse, etc. À certaines de ces rencontres, des personnes usagères de ressources étaient également présentes. Enfin, des rencontres spécifiques ont eu lieu dans quelques ressources avec les usagers et les intervenants. Ces rencontres régionales de consultation avaient pour objectif de présenter la démarche du RSIQ, d’exposer le contenu du projet de politique et de recueillir des commentaires et des propositions. Il en est ressorti un ensemble de propositions (nouvelles ou amendant le document de base) qui ont été discutées lors d’une rencontre nationale qui s’est tenue en avril 2006. Ce rendez-vous national a réuni 140 personnes venues de tous les coins du Québec. Là encore, une diversité d’acteurs étaient présents. Tous ont travaillé très fort pour construire cette plateforme. Nous avons cherché à articuler notre discours autour de grandes préoccupations : un plus grand partage de la richesse, une intervention plus poussée de l’État et une plus grande solidarité à l’égard des personnes itinérantes. Ce travail collectif mené au sein du RSIQ a permis d’élaborer des pistes de solutions que nous proposerons aux différents paliers de gouvernement comme base de réflexion et d’action. Il nous permet de ne pas limiter nos actions à des réactions aux politiques et pratiques publiques. Cette plateforme, bâtie grâce à l’expertise issue de notre mouvement, nous permet d’améliorer nos rapports de force. De plus, elle a permis de mettre en avant la parole des exclus, hommes et femmes. L’élaboration de cette plateforme nationale de revendications, notre projet de politique en itinérance, permettra de renforcer la cohésion de notre réseau autour d’une vision globale de l’itinérance (une vision qui dépasse le seul champ de la santé et des services sociaux) et de principes
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directeurs forts. Elle permettra également de développer une mobilisation autour de revendications fondées sur une lecture commune des réalités associées à l’itinérance. Certes, notre mouvement n’a pas le monopole de la question de l’itinérance. Sur certains aspects, le RSIQ agira comme leader en développant des alliances avec d’autres mouvements. Sur d’autres, il agira en appui à divers regroupements, ce qui permettra d’accroître le rapport de force. L’important pour nous à l’heure actuelle est d’occuper la place publique avec les enjeux liés à l’itinérance en avançant des propositions de solutions. À cette fin, dans les mois et les années à venir, une combinaison de moyens devra être mise en œuvre pour faire la promotion de notre plateforme et de nos revendications. Bien sûr, un exercice de détermination de priorités devra être fait en concertation avec nos membres. En effet, notre plateforme contient un nombre imposant de revendications pour lesquelles il est impossible de développer des mobilisations en même temps. Nos prochains plans d’action s’appuieront sur les demandes issues du milieu, milieu qui sera mobilisé afin de soutenir notre politique en itinérance. La force du RSIQ, ce sont ses membres régionaux qui mobilisent leurs équipes ainsi que leurs usagers et usagères. Mettre en évidence les réalités propres à l’itinérance, développer des positions et des actions communes aux groupes œuvrant dans le champ de l’itinérance, faire front commun avec d’autres acteurs qui mènent déjà des luttes, développer des collaborations avec des groupes canadiens et internationaux, augmenter notre rapport de force face aux instances gouvernementales, telles sont nos priorités pour les années à venir ; notre projet de politique n’est qu’un point de départ. Nous souhaitons que ce travail collectif incite les différents paliers de gouvernement à adopter une politique en itinérance, particulièrement le Québec, dont c’est le champ de compétence. Cependant, nous ne voulons pas n’importe quelle politique. Nous souhaitons une reconnaissance de l’itinérance, de la réalité des personnes qui la vivent et du caractère indispensable de l’intervention des groupes auprès de ces personnes. Nous attendons encore davantage des actions gouvernementales concrètes de lutte à l’itinérance, ce qui passe obligatoirement par un financement adéquat des groupes ainsi que par des investissements sociaux importants (dans le logement ou le soutien au revenu entre autres).
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5.2. PORTER NOS REVENDICATIONS La volonté politique de répondre aux problématiques de pauvreté, d’exclusion sociale et d’itinérance doit se matérialiser si l’on veut sortir de ces situations et offrir à tous un meilleur avenir au sein de la société et non à sa marge. Dans ce domaine, les problèmes sont immenses et les solutions doivent être adaptées. Quand on trace un portrait de l’itinérance, on voit que chaque histoire individuelle est unique. Le point commun de ces histoires est d’être l’aboutissement d’un processus d’exclusion et de marginalisation résultant de la combinaison de facteurs tant structuraux qu’individuels. Ainsi, les solutions doivent être multiples et prendre en compte la complexité des situations en combinant des mesures propres à différents niveaux (individuels et collectifs). Elles doivent donc porter sur différentes dimensions, l’itinérance n’étant pas qu’un problème de santé et de services sociaux. Dans nos interventions politiques, nous nous sommes attachés à dénoncer les violations de droits dont sont victimes les personnes en situation ou à risque d’itinérance et à identifier des moyens permettant de garantir à ces personnes un meilleur exercice de leurs droits fondamentaux. Le droit de cité constitue notre premier objectif et a été placé en tête de liste dans notre projet de politique, tant les préoccupations liées à la citoyenneté paraissaient importantes. Déjà, dans la déclaration du même nom, nous insistions sur le fait que l’exercice de la citoyenneté devait être garanti, notamment la liberté d’expression et l’accès à l’espace public. Trop souvent, les sans-abri sont l’objet de préjugés. Ils ne sont pas considérés comme des citoyens à part entière, ce qui conduit à un déni de leurs droits. Notre plateforme propose des voies pour améliorer l’accès des personnes itinérantes à l’espace public puisque, tout en y étant particulièrement présentes, elles sont l’objet d’intolérance, de pratiques discriminatoires, de répression et d’une importante judiciarisation. Au cours des dernières années, on a constaté que l’opposition aux projets touchant les populations itinérantes a grandi. Ce que l’on appelle communément le syndrome « Pas dans ma cour » se développe et force les organismes promoteurs à bâtir des stratégies de séduction ou de contournement dans le milieu dans lequel ces populations sont présentes. Nous avons donc intégré dans notre plateforme des revendications de nature législative ou réglementaire afin de contrer ce phénomène. Un deuxième grand objectif qui permettrait d’avoir un impact majeur sur la réduction de l’itinérance et de l’exclusion est le droit de tous à un revenu décent qui permettrait aux individus d’apporter une réponse adéquate à leurs besoins essentiels. Actuellement, un grand nombre de sans-abri
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ne reçoivent pas de prestations d’aide sociale et, pour ceux qui y en bénéficient, ce revenu équivaut au tiers du seuil de faible revenu. Garantir un revenu décent à tous afin que chacun puisse subvenir à ses besoins essentiels passe nécessairement par l’augmentation des niveaux de prestations de l’aide sociale et du salaire minimum (puisque de nombreux travailleurs vivent dans la pauvreté). C’est aussi s’assurer d’un accès plus grand au revenu. À long terme, il faut viser un changement plus radical dans la répartition de la richesse, par l’intermédiaire de la fiscalité, et aussi par la mise en place d’un revenu de citoyenneté universel, non discriminatoire et plus facile à gérer que l’actuel dispositif de mesures de soutien. Notre troisième objectif est le droit au logement. Les personnes itinérantes sont sans toit ou vivent des situations d’instabilité résidentielle, car elles n’ont pas accès à un logement financièrement abordable, adéquat, stable et sécuritaire. Le droit au logement ne peut s’exercer dans le contexte actuel du marché du logement. Collectivement, nous avons besoin d’un plus grand nombre de logements sociaux. Certains de ces logements devraient inclure un soutien communautaire pour les personnes qui ont besoin d’accompagnement transitoire ou permanent. On devrait voir se développer davantage de mesures de contrôle sur le marché privé de l’habitation, où l’on déplore une flambée des prix, un manque d’entretien et des pratiques discriminatoires. Quatrièmement, le droit à la santé constitue une revendication importante puisque les personnes itinérantes sont plus vulnérables que la population en général sur le plan de la santé mentale et physique. L’accès aux soins, traitements et services doit être amélioré, particulièrement dans le réseau public où certains itinérants ont de la difficulté à se faire entendre et soigner. Les questions liées à l’information, pour ce qui a trait à la confidentialité ou à l’accès de la personne à son dossier, doivent également être soulevées. Déjà, lors des états généraux de 2005, la question de l’accès des personnes à des soins de santé, à des services sociaux et à des ressources adaptées avait été abordée. Au regard de l’accessibilité et de la disponibilité de ces soins et services, on constate que, dans une diversité de milieux, les personnes sans abri sont confrontées à cette difficulté, particulièrement pour ce qui est des soins génériques. Des attitudes discriminatoires ainsi qu’une mauvaise compréhension des réalités et des conditions de vie des personnes itinérantes sont rapportées par les personnes elles-mêmes et par les intervenants. Une meilleure adaptation et une plus grande souplesse du réseau public sont souhaitables. Il faut aussi repérer les faiblesses et les manques de services dans le but de les combler.
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Un autre constat concerne le nombre toujours plus élevé de personnes aux prises avec des problèmes lourds auxquels il est difficile d’apporter des solutions rapides. Ces personnes vivent des situations particulièrement graves sur le plan de l’exclusion et se retrouvent même exclues du réseau d’aide. Elles vivent ce qu’on appelle la « porte tournante ». Elles sont particulièrement touchées par les problèmes chroniques et ont peu de perspectives de sortie de l’itinérance. Une intervention à long terme et qui met plusieurs ressources à contribution est particulièrement nécessaire pour ces personnes. La déclaration « Le Droit de cité » abordait la question de la santé sous trois angles. Tout d’abord, celui du soutien auprès des personnes ayant été victimes de négligence, d’abus et d’exploitation ; on le sait, de nombreuses personnes itinérantes ont vécu ou vivent ces situations, particulièrement (mais pas seulement) les jeunes et les femmes. Ce constat a amené le RSIQ à mettre en œuvre des mesures pour soutenir les familles et les jeunes en difficulté, tant au sein de la famille que dans les institutions. Ensuite, on affirmait le droit de bénéficier de ressources, activités et services gratuits, confidentiels et appropriés, notamment en matière médicale, psychosociale, psychiatrique, tout autant que juridique ou éducative. Enfin, le droit à une adhésion libre, c’est-à-dire non contrainte, doit être garanti dans les programmes, activités et services destinés aux personnes en situation d’itinérance. Cinquièmement, la plateforme du RSIQ revendique le droit à l’éducation pour laquelle des moyens favorisant l’insertion socioprofessionnelle des personnes doivent être développés. Il s’agit notamment de créer et de soutenir des groupes d’alphabétisation, des pratiques d’éducation populaire, des « écoles de rue », des plateaux d’insertion, etc. Étant donné la faible scolarisation et l’absence de spécialisation professionnelle d’une forte proportion des personnes sans abri, ces mesures sont absolument indispensables pour donner une chance réelle à ces personnes de se réinsérer. La dimension affiliation sociale doit être considérée dans ces processus et lieux d’éducation et de formation. Enfin, sixième et dernier objectif de la plateforme de revendications : la nécessité d’une reconnaissance du réseau d’aide et de solidarité. Les groupes communautaires formant ce réseau présentent une diversité de pratiques d’intervention, toutes nécessaires pour répondre aux besoins de différentes populations. Lors des états généraux de 2005, la nécessité du maintien de pratiques d’intervention plurielles et globales avait été affirmée en lien avec la diversité des situations et des problématiques vécues par les personnes itinérantes. De nombreuses pratiques coexistent ; de nouvelles
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apparaissent et permettent de répondre à des besoins émergents ou non comblés. Cette diversité doit être maintenue, l’ensemble de ces pratiques devant être reconnues et financées adéquatement. Au-delà des services offerts, les groupes communautaires en itinérance constituent des lieux importants de prise de parole citoyenne et de participation sociale. La défense des droits est aussi un élément important du travail de ces groupes. Il doit être valorisé, à la fois individuellement et collectivement. La reconnaissance de la mission des organismes doit nécessairement être accompagnée d’un financement adéquat qui respecte l’autonomie des groupes. Cela passe par une hausse significative des subventions actuellement accordées. En effet, l’insuffisance et la non-récurrence des sources de financement disponibles, tant gouvernementales que privées, font en sorte que la continuité de l’intervention auprès des personnes ainsi que la consolidation des pratiques et des groupes qui les mettent en œuvre paraissent souvent compromises. La reconnaissance, par les pouvoirs publics, de l’autonomie des groupes dans la définition de leur mission est une condition sine qua non de meilleures perspectives, de même que l’augmentation du financement public qui leur est accordé. Des stratégies d’autofinancement pourraient venir compléter le financement public sans pour autant constituer l’essentiel des revenus des groupes communautaires, alors qu’actuellement l’autofinancement est une obligation pour la survie de nombreux groupes. Les états généraux de 2005 ont été l’occasion de décrire la précarité financière des groupes et de souligner les nombreux défis qui en découlent pour la gestion des ressources humaines : conditions de travail difficiles (horaires trop lourds, faibles salaires, insécurité, stress), alourdissement des charges de travail, roulement important des personnels au sein des équipes, difficultés de recrutement et de rétention, etc. La supervision clinique et la formation continue doivent être développées et les conditions de travail rehaussées. La collaboration entre les organismes et le partage de l’expertise entre ressources sont aussi des éléments à renforcer. Ces changements ne pourront se faire sans une augmentation substantielle du financement des groupes.
5.3. CONTRIBUER À L’AVANCÉE DES DROITS Tout au long du processus d’élaboration de sa politique en itinérance, le RSIQ a eu deux préoccupations qui apparaissaient parfois contradictoires : prendre des décisions de façon démocratique et prendre des décisions
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rapidement. Les travaux sur la politique ont démarré en décembre 2004, se terminant en septembre 2006. Presque deux ans ont été nécessaires pour que naisse la plateforme nationale, plateforme dont on parlait déjà dès les premières années d’existence du RSIQ (en 1998). On aurait voulu que ce processus conduise plus rapidement à l’adoption de positions claires qui permettent au RSIQ de réagir à des événements marquant l’actualité (en cas de réforme légale, p. ex.) et d’être proactif dans ses propositions visant des changements structuraux. Ces propositions qui s’adressent aux différents paliers de gouvernement sont nécessaires pour lutter contre l’itinérance et la pauvreté. Si, dans certains dossiers, le RSIQ est intervenu de sa propre initiative, sans l’appui d’une plateforme (comme dans le cas du programme IPAC), dans d’autres il était nécessaire de mener cette vaste consultation pour connaître les points de vue du milieu et définir une position commune (p. ex., que doit-on revendiquer en matière de revenu ? d’insertion ?) Il fallait éviter de prolonger indéfiniment l’étape de consultation pour pouvoir passer à l’étape action/revendication. Bien évidemment, l’objectif ultime d’un tel processus était de porter des revendications auprès des décideurs politiques afin de faire avancer les questions de fond. Tout au long de ces deux ans d’élaboration de la politique, il y a eu des allers-retours constants entre la permanence du RSIQ et le comité de rédaction, entre le comité et les instances décisionnelles (comité de coordination et exécutif), entre l’instance nationale et les regroupements régionaux de concertation, entre les organismes, et, au sein des organismes, entre les personnes usagères. Ces allers-retours ont permis de faire avancer la réflexion sur des contenus, également sur la portée politique du document et, incidemment, sur la forme que celui-ci devrait prendre. Près de 300 personnes ont été consultées, à différents moments : 189 à l’occasion d’une tournée des régions, 140 lors de la rencontre nationale d’avril 2006 (la moitié d’entre elles n’avait pas participé à la tournée des régions), ainsi qu’une trentaine lors de rencontres dans les ressources communautaires. Cet exercice démocratique a permis de recueillir une diversité de points de vue et de façons de les faire valoir. Il a permis aux regroupements régionaux de concertation de présenter leurs réalités locales, aux organismes d’exposer leurs pratiques et aux personnes d’expliquer leur parcours. Malgré des différences régionales de situations vécues et de contexte local, les visages de l’itinérance ont des caractéristiques communes partout au Québec. On note un élargissement des populations itinérantes, autant du point de vue de l’âge que du genre et on retrouve des problématiques semblables. Partout, on constate un accroissement du nombre des personnes touchées par les phénomènes de pauvreté, d’exclusion et d’itinérance et
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qui vivent dans des situations marquées par l’instabilité résidentielle (ou l’absence de logement), l’absence ou l’insuffisance du revenu, l’isolement et la souffrance. Problèmes de santé mentale, abus et violence, consommation (alcool, drogues, médicaments) ainsi que jeu pathologique sont des problèmes fréquemment rencontrés au sein de la population itinérante. La grande diversité des situations vécues par les personnes itinérantes et la complexité du phénomène requièrent des solutions elles-mêmes diverses sinon complexes. Cette complexité est l’un des grands défis que nous avons dû relever dans notre travail de définition de la politique. Pour tenter de clarifier les enjeux, nous avons choisi de construire notre plateforme autour de six grands axes (les objectifs liés au revenu, au droit de cité, au logement, à la santé, à l’éducation et à un réseau d’aide et de solidarité) qui comprennent chacun une diversité de moyens d’action correspondant à leur tour à plusieurs types de revendications et de solutions à proposer. Notre plateforme est donc constituée de 94 revendications. C’est dire qu’il n’a pas été facile de simplifier la problématique de l’itinérance que nous n’avons pas de solution simple et immédiate à lui apporter. On peut facilement imaginer les difficultés liées à l’opérationnalisation de notre plateforme. À notre rencontre nationale d’avril 2006, François Saillant du Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) nous mettait en garde contre les dérives possibles liées à une plateforme qui couvre aussi largement les questions et au nombre imposant de revendications. On peut résumer ainsi ses remarques : premièrement, le danger existe que notre plateforme ne « finisse sur une tablette » et que personne ne s’identifie assez fortement à son contenu pour en être le défenseur ou pour s’en servir comme levier à la mobilisation et à l’action collective ; deuxièmement, se concentrer sur les dimensions globales de la plateforme sans établir de priorités entre elles risque de transformer celle-ci en une sorte de « liste d’épicerie » avec laquelle il sera difficile de travailler ; troisièmement, la hiérarchisation des thématiques les unes par rapport aux autres a tendance à exclure les revendications dont on sait qu’elles ne feront pas vraiment la manchette ; on abandonne alors des revendications importantes parce qu’elles ne coïncident pas avec l’actualité. Les remarques de François Saillant sont fort pertinentes et il nous faudra discuter collectivement pour savoir comment éviter ces écueils. Si nous y parvenons, notre plateforme nationale de revendications nous permettra d’agir de façon cohérente et de rendre visibles les enjeux liés à l’itinérance, et cela, grâce à des actions communes de mobilisation. Les efforts de notre mouvement pour bâtir une vision commune de l’itinérance et porter des revendications d’une voix unie sont à poursuivre. Nous nous sommes dotés d’une plateforme nationale ; il s’agit maintenant
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de la faire vivre et de l’actualiser dans des actions qui permettront de contribuer à une meilleure connaissance et au respect accru des droits des personnes en situation ou à risque d’itinérance. L’itinérance n’est pas une fatalité, et c’est notre responsabilité collective d’agir pour faire en sorte que personne ne se retrouve sans abri, sans ressource, sans soutien, condamné à une vie d’errance à la marge de la société. Il s’agit pour le RSIQ de définir des priorités, parmi les 94 revendications que comporte sa plateforme, et de se donner un plan d’action efficace pour chacune, car toutes n’ont pas la même importance et on ne peut lutter sur tous les fronts en même temps. Pour cela, il faut savoir aussi tenir compte de la conjoncture. Afin de guider le Réseau dans l’élaboration de son plan d’action pour l’année, chaque regroupement régional de concertation soumettra ses priorités régionales ; l’exercice collectif et démocratique se poursuit ainsi…
C H A P I T R E
6 À LA RECHERCHE DE LA DANGEROSITÉ MENTALE Une nouvelle forme de régulation de la conflictualité et de la vulnérabilité psychosociales1 Marcelo Otero Daphné Morin
Les interventions d’urgence dans des situations qui ont été définies, faute de mieux, en termes de problèmes de santé mentale, problèmes psychosociaux, voire problèmes psychosociaux de justice, se sont considérablement accrues au cours des trente dernières années un peu partout en Occident (Cardinal, 2001 ; Laberge, Landreville et Morin, 2000 ; Robert, 2001 ; Sicot, 2001). L’importance croissante de ces stratégies d’intervention est étroitement liée à la profonde réorganisation intervenue au sein des agences gouvernementales en matière de santé, services sociaux et sécurité pendant cette période, notamment en ce qui concerne les dispositifs de prise en charge des populations vulnérables, dangereuses et dérangeantes. Les
1. Cet article a été réalisé dans le cadre de projets de recherche soutenus financièrement par l’Agence de la santé et des services sociaux de Montréal (anciennement la Régie régionale de Montréal-Centre), responsable de la mise en application de la loi P-38.001 à Montréal, et par le Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture (FQRSC), programme d’appui à la recherche innovante.
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termes désinstitutionnalisation, sectorisation, rotation, communautarisation, virage ambulatoire, déjudiciarisation témoignent des multiples avatars de ces réorganisations. Dans ce contexte de profondes transformations institutionnelles, des populations2 ont été ré-catégorisées, des mandats d’intervenants (gouvernementaux, paragouvernementaux et communautaires) ont été redéfinis, des expertises (professionnelles, scientifiques, informelles, etc.) ont été reformulées et, enfin, des cadres prescriptifs (lois, règlements, protocoles d’intervention, etc.) ont été adaptés. Le tout pour répondre, dans le feu de l’action, à des situations problématiques dont le statut, les causes et, si l’on peut dire, le pronostic ne sont pas clairement établis ou, du moins, ne font pas l’unanimité chez les nombreux acteurs concernés. Ces remaniements institutionnel, socioprofessionnel, scientifique et légal ont été parfois précédés, parfois accompagnés et parfois suivis d’une modification profonde des représentations collectives des problèmes sociaux, des problèmes de santé mentale (mais aussi de la santé physique) et de certaines transgressions mineures de la loi. De ce fait, plusieurs questions ont été soulevées ou renouvelées : quelles sont les frontières entre problèmes de santé mentale, dysfonctionnements sociaux, vulnérabilité sociale et criminalité ? Quelles sont les stratégies les plus efficaces et légitimes pour faire face à ces problèmes dont le statut (mental, social, criminel, psychosocial, relationnel, etc.) est souvent défini au cours même de l’intervention ? Quand, de quelle façon et en fonction de quels critères (culturels, moraux, légaux, disciplinaires, etc.) faut-il intervenir ? Qui devrait le faire (policier, médecin, travailleur social, intervenant communautaire, etc.) ? Les sociétés libérales dans lesquelles nous vivons sont des sociétés où les conflits, les déviances, les dysfonctionnements, les inégalités, les vulnérabilités, voire les identités de leurs membres, sont régulés par des dispositifs complexes qui, tout en instaurant des clivages entre différentes catégories de personnes, font référence à des valeurs positives telles que la santé physique et mentale, le respect des normes communes, la protection de l’environnement, etc. Depuis trois décennies au moins, la référence à la santé mentale, au psychosocial et à la souffrance psychique joue un rôle capital dans la régulation des conduites qui posent problème ou qui sont reconnues, par les agences gouvernementales, par la communauté, voire par les personnes concernées elles-mêmes, comme problématiques.
2. Pauvres, désaffiliées, vulnérables, itinérantes, malades, aux prises avec des problèmes de santé mentale, toxicomanes, jeunes de la rue, chômeurs, clients des systèmes correctionnels, etc.
À LA RECHERCHE DE LA DANGEROSITÉ MENTALE
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Les sociétés libérales sont également des sociétés de droit. Pour cette raison, s’il est question d’intervenir auprès d’un sujet parce que son état de santé ou son comportement est jugé susceptible de produire des dommages graves à la personne ou à un tiers, il faut soit obtenir son consentement, soit disposer de normes légales encadrant de telles situations. En situation d’urgence, la question de la pertinence d’une intervention (faut-il intervenir, de quelle manière et pour quels motifs ?) et celle du droit d’intervenir (a-t-on le droit, voire l’obligation morale de le faire ?) se posent de manière encore plus délicate et complexe, car les variables risque, danger, temps, dommages potentiels ou réels pour la personne concernée ou pour autrui jouent sur le registre de l’immédiateté (il faut agir dans l’ici et maintenant) et de l’incertitude (informations inexistantes, insuffisantes ou imprécises sur la personne, la situation-problème, etc.). La disponibilité de la police comme service mobile d’urgence en tout temps ainsi que sa capacité légale de contraindre ont largement favorisé son intervention dans de nombreuses situations d’urgence associées à un danger réel ou potentiel, dont le statut (mental, social, criminel, psychosocial, relationnel, etc.) était mal défini. Dans un nombre non négligeable de cas, les interventions policières ont également favorisé la judiciarisation des populations, dont les caractéristiques relevaient plus des domaines social et mental que des domaines correctionnel et pénal (Laberge et Morin, 1995 ; Patch et Arrigo, 1999 ; Teplin, 2001). Au Québec, une politique de déjudiciarisation3 en santé mentale s’est développée, entre autres, avec la mise en œuvre de programmes d’intervention d’urgence, mobiles et disponibles en tout temps qui visent explicitement l’évitement du recours au système pénal pour les personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale. À Montréal, le service mobile d’intervention d’urgence en santé mentale-justice (Urgence psychosociale-justice, UPS-J) a été implanté en octobre 19964. La population cible de l’UPS-J a été définie à ce moment
3. Ce terme pose beaucoup de problèmes, notamment en raison du flou qui l’entoure, dont celui de laisser entendre que toutes les situations en question ont d’abord fait l’objet d’une définition pénale. Or, les situations sur le terrain ainsi que les pratiques d’intervention sont beaucoup plus complexes. Toutefois, nous le conservons étant donné son usage courant dans le milieu de l’intervention d’urgence et dans la terminologie des agences gouvernementales. 4. Dans son mandat initial de déjudiciarisation, l’UPS-J visait : 1) l’évitement de la judiciarisation de ces personnes ou encore leur incarcération ; 2) l’arrimage avec des ressources appropriées. En vertu de ce mandat, l’UPS-J dessert depuis lors le territoire de sept CLSC (Clinique communautaire de Pointe Saint-Charles ; Des Faubourgs ; Plateau Mont-Royal ; Hochelaga-Maisonneuve ; Métro ; Saint-Louis-du-Parc ; Saint-Henri ; désignations de CLSC qui correspondent à celles en vigueur avant la réforme de la santé en 2004) et de huit postes de police de quartier (les postes 18, 19, 20, 21, 22, 23, 37 et 38 ; désignations de postes qui correspondent à celles en vigueur avant la réforme du Service de police de la Ville de Montréal [SPVM] en janvier 2004).
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comme une population ayant des problèmes de santé mentale graves et persistants, et prises dans des situations-problèmes susceptibles d’entraîner l’intervention de la police, la judiciarisation ou, encore, l’incarcération. Bien que la référence au danger réel ou potentiel n’ait pas été explicite, elle sous-tendait, du moins en partie, le mandat de l’UPS-J, car certaines des situations-problèmes susceptibles d’entraîner une intervention policière étaient perçues comme dangereuses. La politique de déjudiciarisation s’est accompagnée de réformes majeures des lois d’internement civil involontaire, marquées par une tendance à restreindre l’application de la loi civile au seul critère de dangerosité. Entrée en vigueur en 1998, la Loi sur la protection des personnes dont l’état mental présente un danger pour elles-mêmes ou pour autrui (LRQ, c. P-38.001) redéfinit les règles, les pouvoirs et la procédure d’internement civil pour dangerosité au Québec. Parmi les principales modifications apportées à la loi, celle jugée la plus novatrice concerne l’article 8 qui met en avant une procédure explicite de déjudiciarisation. En effet, la loi autorise un agent de la paix à amener contre son gré et sans l’autorisation d’un tribunal une personne dans un établissement de santé (habituellement un centre hospitalier) « à la demande d’un intervenant d’un service d’aide en situation de crise qui estime que l’état mental de cette personne présente un danger grave et immédiat pour elle-même ou pour autrui ». À Montréal, la Régie régionale de la santé et des services sociaux5 a désigné en juin 2001 l’UPS-J à titre de service d’aide en situation de crise, pour réaliser ces estimations et, ainsi, rendre effective la nouvelle législation. D’autres services ont également été désignés pour réaliser ces estimations, mais uniquement pour leurs « clientèles connues et en présence » : le Centre Dollard-Cormier, les centres d’intervention de crise (CIC), la clinique externe de l’Institut Philippe-Pinel de Montréal, le Centre de psychiatrie légale de Montréal (CPLM). Le processus d’implantation de la loi ainsi que l’action concrète de l’UPS-J sur le terrain constituent des révélateurs des manières de définir et de gérer certaines situations que l’on considère appartenir à l’univers de la dangerosité mentale. Il s’est produit ainsi un déplacement, institutionnalisé par les agences gouvernementales et cautionné par le droit, de pouvoirs et de compétences d’intervention sociale dont les effets, sur le plan des pratiques et des cibles d’intervention, sont à la fois importants et complexes. Ce texte prétend rendre compte de certains de ces effets afin de mieux comprendre les formes de régulation de conduites associées à l’univers de la dangerosité mentale et plus largement au domaine des urgences 5. Depuis la réforme de la santé (loi 25) de 2004, l’Agence de développement de réseaux locaux de services de santé et de services sociaux.
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psychosociales susceptibles d’être judiciarisées. Nous nous concentrerons sur trois aspects complémentaires : la signification sociale et politique des changements juridiques récents ; le profil de la population concernée ; les figures de la dangerosité mentale qui se dessinent à partir des stratégies d’intervention déployées. Autrement dit, nous traiterons de la représentation de la dangerosité mentale, de l’identité des « dangereux mentaux » et des figures de la dangerosité mentale.
6.1. DU TRAITEMENT DE LA MALADIE MENTALE DANGEREUSE À LA GESTION DE L’ÉTAT MENTAL DANGEREUX Dans le champ de l’intervention juridique en matière de maladie/santé mentale, un vaste mouvement de réforme des lois d’internement civil involontaire s’est développé un peu partout en Occident depuis les années 1960-1970. Ces réformes sont marquées par une tendance généralisée à restreindre l’application de la loi civile au seul critère de dangerosité (Barreau du Québec, 1998 ; Dallaire et al., 2001). Au Québec, la Loi sur la protection du malade mental de 1972 permettait de priver de sa liberté une personne, présumée malade mentale, lorsque qu’elle présentait un danger pour elle-même ou pour autrui. En 1998, la nouvelle loi sur la dangerosité mentale, la Loi sur la protection des personnes dont l’état mental présente un danger pour elles-mêmes ou pour autrui (désormais loi P-38), maintient la centralité du critère de dangerosité pour procéder à la suspension des droits de la personne, mais elle modifie la définition juridique de la dangerosité mentale, le registre d’application de la loi et la figure de l’intervenant désigné pour l’estimer. Les études concernant les pratiques d’internement civil involontaire ont maintes fois souligné les contextes ambigus et complexes de ces interventions dans lesquelles interagissent différentes catégories d’acteurs (médicaux, psychosociaux, judiciaires, proches de la personne et la personne elle-même) et où se confrontent plusieurs lectures de la réalité. Si l’on parvient, en général, à s’entendre sur le fait qu’il y a un problème, souvent qualifié de problème de santé mentale, voire de crise psychosociale, la réponse peut varier selon les cadres interprétatifs (sens commun, expérience de terrain, savoirs scientifiques), les négociations qui s’engagent dans l’intervention concrète et la disponibilité des ressources pour la prise en charge de la personne (Cardinal, 2001 ; Morin et al., 2005 ; Patch et Arrigo, 1999 ; Teplin, 2001). On ne s’étonnera pas de constater que l’élément le plus
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controversé de ces pratiques concerne le passage du constat du « problème » à celui de la qualification de la personne comme « mentalement dangereuse » (Clément, 2001 ; Cohen et al., 1998 ; Morin et al., 1999). Si la notion de dangerosité, malgré les nombreux problèmes qu’elle pose, demeure le principal critère de l’application de la loi, d’autres notions semblent avoir mal vieilli, théoriquement, socialement et politiquement, pour désigner le caractère mental de la dangerosité. En effet, sur le plan de la terminologie, la loi P-38 utilise le terme d’« état mental » plutôt que celui de « maladie mentale ». En principe, on pourrait croire que la déjudiciarisation prévue explicitement par la loi se double d’une procédure additionnelle de démédicalisation. L’association malheureusement courante et non fondée entre dangerosité et maladie mentale est évacuée du texte de la loi. Toutefois, la volonté de déstigmatisation des personnes atteintes de maladie mentale s’accompagne d’un élargissement du champ d’application possible de la loi, somme toute une loi d’exception6, s’appliquant aux personnes dont l’état mental peut être perturbé au point de constituer un danger, sans que l’on puisse parler de maladie pour autant. Ce changement de registre symbolique et légal traduit une autre transformation plus large : le passage de la référence à la maladie mentale à la référence à la santé mentale comme ancrage symbolique de nombreuses interventions sociales, dangereuses ou non, urgentes ou non (Otero, 2003). Le déclin social, politique et scientifique de la notion de maladie mentale se fait sentir même à l’intérieur de la psychiatrie. En effet, la maladie mentale a été évacuée de la bible de la psychiatrie contemporaine, le Diagnostic and Statistical Manual – Revision 4 (DSM-IV), qui préfère parler de désordre, trouble ou dysfonctionnement. Le déclin de la notion de maladie mentale pour coder de nombreuses situations non clairement voire nullement psychopathologiques est intimement lié au succès social et scientifique de la notion de santé mentale. Alain Ehrenberg (2004) considère que nous assistons à une réorganisation des rapports entre maladie, santé et socialisation marquée essentiellement par un retournement hiérarchique majeur selon lequel la maladie mentale (phénomène en principe restreint au domaine médical) devient un aspect subordonné de la santé mentale et de la souffrance psychique (Fassin, 2004) (phénomène multiforme et ouvert à de multiples situations problématiques ou non). La condition d’application de la loi n’est plus la présomption de la présence d’une maladie mentale dangereuse, mais d’un état mental dangereux.
6. La loi P-38 permet de suspendre les droits fondamentaux d’une personne en raison de sa dangerosité mentale sans faire appel à un tribunal. Elle en est une d’exception puisqu’elle contrevient aux chartes des droits et libertés et doit être appliquée lorsque toutes les autres options ont été épuisées.
À LA RECHERCHE DE LA DANGEROSITÉ MENTALE
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De plus, et de manière complémentaire, la nouvelle loi abandonne la notion de cure fermée au profit de celle de garde en établissement (garde préventive, provisoire et régulière), choix qui tient compte de la dimension éthique du consentement aux soins. La loi P-38 n’autorise pas le traitement involontaire, ce que pouvait laisser entendre la notion de cure fermée de la précédente loi (Ménard, 1998). Le déclin de la notion de maladie mentale emporte avec lui celui de traitement et encore davantage celui de guérison. Un état mental dangereux se gère, et idéalement se résorbe (rétablissement de l’équilibre initial), une maladie mentale dangereuse se traite et, idéalement, se guérit. Cela signifie-t-il pour autant que la psychiatrie n’est plus au centre du dispositif de gestion de la dangerosité mentale ? On dira plutôt qu’elle n’est plus toute seule et, surtout, qu’elle ne joue plus le même rôle que par le passé. La loi P-38 introduit également un nouvel acteur et un nouvel acte à poser dans la prise en charge de la dangerosité mentale. Il s’agit de l’« intervenant d’un service d’aide en situation de crise », désormais ISASC, et de l’« estimation7 » de la dangerosité mentale. Il n’est pas nécessaire d’être médecin, ou encore psychiatre, pour estimer la dangerosité mentale, car l’estimer ne présuppose pas de diagnostic formel, ni d’autre acte réservé à telle ou telle corporation. Si, encore une fois, une procédure de démédicalisation caractérise l’application de la loi, l’acte d’estimation de la dangerosité mentale ouvre la porte, sans passer par les tribunaux, à une évaluation psychiatrique en bonne et due forme dans la logique juridicomédicale des types de gardes successifs8. En outre, lorsqu’aucun ISASC n’est disponible pour estimer la dangerosité en temps utile, c’est le policier, à la demande du « titulaire de l’autorité parentale, du tuteur au mineur ou de l’une ou l’autre des personnes visées par l’article 15 du Code civil du Québec », qui peut faire la demande de garde préventive. Ce ne sont plus
7. La question de savoir s’il s’agit d’estimer ou d’évaluer a fait l’objet d’un débat (Otero et al., 2005, p. 75). Dans le texte de la loi, c’est le terme estimer qui a été retenu. 8. Il existe aujourd’hui trois types de gardes : la garde préventive, d’une durée d’au plus 72 heures, peut s’appliquer sans qu’un examen psychiatrique ait été réalisé et sans le consentement de la personne. La garde provisoire, émise par un tribunal, autorise un établissement à ordonner ou à maintenir la garde sans le consentement de la personne pour qu’elle y subisse une évaluation psychiatrique (l’avis de deux médecins est obligatoire) pour déterminer si elle représente un danger pour elle-même ou pour autrui. Cette garde ne peut durer plus de 48 heures, ou bien 96 heures à compter de la prise en charge s’il n’y a pas eu de garde préventive. Dans le cas où les médecins sont d’avis que la personne représente un danger pour elle-même ou pour autrui, la garde peut être prolongée de 48 heures afin qu’une requête pour garde régulière soit présentée. La garde régulière, fixée par un tribunal, autorise le maintien des mesures de garde contre le consentement de la personne si celle-ci présente un danger pour elle-même ou pour les autres en raison de son état mental.
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L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
seulement les policiers et les ambulanciers qui jouissent de facto, ou en vertu d’autres codes, de cette prérogative, mais également un certain nombre d’intervenants en santé mentale de formations variées, les ISASC. La loi est tout de même ambiguë quant au partage de responsabilités entre la police et les ISASC. Le texte de la loi indique que le policier peut transporter la personne contre son gré après l’estimation du danger par l’ISASC et non qu’il doit le faire. Également, l’absence de définition demeure quant à l’identité professionnelle de l’ISASC. Les avis juridiques demandés par les différents acteurs concernés par l’application et l’implantation de la loi montrent les conflits interprétatifs aussi bien que les positionnements stratégiques dans le nouveau scénario établi en matière d’intervention en dangerosité mentale. Pour le SPVM (auparavant Service de police de la Communauté urbaine de Montréal, SPCUM), la loi n’a pas clarifié les bases du pouvoir d’intervention de la police au moment d’appels concernant des situations délicates qui seraient des soubresauts de la désinstitutionnalisation et des transformations sociales récentes (familles en détresse, personnes disparues d’un établissement alors qu’elles étaient en cure fermée, itinérants, jeunes en difficulté) (Daigneault, 1998). L’intention du législateur était-elle de subordonner l’action de la police à la demande d’un ISASC ou visait-elle à développer un travail de collaboration entre les policiers et les intervenants du milieu de la santé et des services sociaux ? Quoi qu’il en soit, les registres du social, du mental et du criminel, d’une part, et ceux de l’urgence et du danger, de l’autre, ne semblent pas clairement délimités. Les experts juridiques consultés par Urgences-santé9 attirent l’attention sur l’absence d’une hiérarchie claire dans le processus décisionnel impliquant le policier, le médecin et l’ISASC. Plus encore, ils trouvent impensable, voire insupportable, que l’instance médicale puisse être subordonnée à l’instance psychosociale. En effet, « il nous semble clair [disent-ils] que ceci est un oubli du législateur et que ce n’était pas l’intention de ce dernier de subordonner l’autorité médicale peu importe où elle se trouve à celle d’un intervenant en situation de crise ». L’avis juridique10 de l’Association des CLSC et des centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) prétend que le policier est subordonné à l’ISASC lorsqu’il est question de décider de la présence d’un danger mental grave et immédiat. Dans le cas où la demande provient d’un tiers plutôt que d’un ISASC, l’Association est d’avis que le policier doit faire appel à l’expertise d’un ISASC. 9. Azancot et Associés, Avocats et procureurs, Loi sur la protection des personnes… (Projet de loi no 39, Lois du Québec, chapitre 75), correspondance adressée à la Corporation d’Urgences-santé, 29 avril 1998. 10. Association des CLSC et des CHSLD du Québec, Conseiller juridique, Loi sur la protection des personnes dont l’état mental présente un danger pour elles-mêmes ou pour autrui (projet de loi 39), lettre aux directrices et directeurs généraux, 2 avril 1998.
À LA RECHERCHE DE LA DANGEROSITÉ MENTALE
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Pour l’Association des hôpitaux du Québec, le changement de titre de la loi ne devrait pas être interprété comme une transformation de son champ d’application11. Cette modification viserait plutôt à moderniser la terminologie pour mieux signifier la primauté des droits et libertés des personnes concernées. L’Association note, comme plusieurs autres groupes d’acteurs, que la loi, tout comme le Code civil, ne définit pas la notion du danger grave et immédiat. Il appartient donc, de son point de vue, au médecin, et non à l’ISASC de juger de la gravité de la dangerosité que présente l’état mental d’une personne. De plus, elle est d’avis que le médecin est tenu d’établir une association entre la dangerosité et l’état mental, comme c’était le cas dans l’ancienne législation. Même si la loi actuelle a exclu le terme de « maladie mentale », l’Association des hôpitaux du Québec affirme que le fait qu’une personne soit violente ne peut pas justifier la garde ; « il faut aussi que la dangerosité soit secondaire à la maladie mentale ». Et, on le sait, seul un médecin est habilité à établir la présence d’une maladie, c’est-à-dire à diagnostiquer. Ces avis juridiques, et les conflits socioprofessionnels dont ils témoignent, balisent les caractéristiques de la scène contemporaine en matière d’intervention dans le domaine du psychosocial dangereux, en danger et dérangeant, qu’on pourrait appeler « post-déjudiciarisation ». Cette scène se caractérise par la reconnaissance d’une certaine conflictualité et d’une vulnérabilité psychosociales difficilement codifiables dans les registres de la criminalité et de la maladie mentale. Dans ce contexte de « post-déjudiciarisation », la police est invitée par la loi à chercher un terrain d’entente, voire de partenariat, avec de nouveaux acteurs psychosociaux, les ISASC. La médecine, elle aussi, est invitée par la loi à partager (voire à déléguer) certaines de ses expertises (estimation de la dangerosité mentale) et de ses pouvoirs avec l’ISASC. En un mot, les liens entre conflit social, crime et maladie mentale sont reproblématisés et redéfinis en termes de vulnérabilité psychosociale, dangerosité mentale et crise psychosociale. L’acte à poser, lorsqu’il s’agit d’intervenir dans des situations de dangerosité mentale, semble triple : estimer le danger mental, désamorcer la crise mentale et diriger vers la ressource appropriée (de l’hôpital psychiatrique au domicile de la personne interpellée en passant par les diverses ressources disponibles). On ne sera pas étonné de découvrir que cet acte triple d’intervention (estimer, désamorcer, référer) constitue avant tout un travail de gestion. Lorsque la loi est bel et bien appliquée, il s’agit de garder (garde renvoie à « neutraliser » le danger) plutôt que de traiter (déployer des thérapeutiques, donner des remèdes, etc.) la personne visée. 11. Association des hôpitaux, La garde en établissement. Guide d’application de la Loi sur la protection, Document de référence no 6, juin 1998.
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L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
On est dans l’univers de la gestion et, par conséquent, de l’acceptation implicite du caractère en quelque sorte chronique d’une certaine conflictualité et d’une certaine vulnérabilité psychosociales, souvent associées à la pauvreté extrême des personnes concernées et pour lesquelles le codage en matière de dangerosité mentale semble une référence adéquate pour orienter et justifier l’intervention. Qui sont les ISASC évoqués par la loi et quels sont leurs pouvoirs réels ? Si la loi, et plus spécifiquement l’article 8, ne résout pas la question cruciale de la désignation de l’ISASC ni de son identité socioprofessionnelle, elle crée en revanche un nouveau champ d’action, en prescrivant à différents acteurs de travailler en collaboration et en spécifiant certains actes à poser. Or, parmi ces actes, certains sont familiers à la pratique des intervenants des centres de crise déjà en place (désamorcer la crise, diriger vers des ressources adéquates), tandis que d’autres, tels que l’« estimation du danger grave et immédiat en raison de l’état mental », le sont moins. Bien entendu, dans leur pratique de terrain les intervenants de crise n’ont pas attendu une loi spéciale pour trancher dans ce type de situations en estimant de facto le danger et en prenant des mesures en conséquence. Toutefois, l’un des effets de la loi est la formalisation de l’« estimation du danger grave et immédiat en raison de l’état mental », qui devient, sinon un acte réservé, du moins un geste spécialisé. Quels sont les critères les plus pertinents pour décider qui est le mieux placé pour poser ce geste spécialisé ? Depuis l’adoption de la loi, la Régie régionale de Montréal-Centre a joué un rôle central dans la clarification, et parfois la redéfinition, de ces critères. Au début, les CIC12 se présentaient comme les acteurs tout désignés pour devenir les ISASC au sens de la loi, ainsi qu’il est spécifié, par ailleurs, dans les plans régionaux d’organisation des services (PROS). Toutefois, le manque de financement de la part du ministère de la Santé et des Services sociaux pour développer les services de crise en santé mentale a modifié brusquement ce scénario. La décision finale de désigner l’UPS-J comme ISASC au sens de la loi s’appuiera formellement sur son statut d’institution publique directement imputable13, mais également sur son expérience de travail en collaboration avec la police dans le cadre du mandat de déjudiciarisation en vigueur depuis 1996. Le plan de mise en application de la loi doit être complété en 2006 avec la désignation de certains établissements publics du réseau (Centre Dollard-Cormier, Services externes de l’Institut Philippe-Pinel de Montréal, 12. Pour plus de détails, voir Otero et al., 2005. 13. D’autres logiques ont pu être à l’œuvre ailleurs au Québec puisque, dans certains cas, dont celui de la région de Québec, un organisme communautaire, PECH, dépositaire d’un mandat similaire à celui de l’UPS-J à Montréal (déjudiciarisation en santé mentale), a été désigné pour appliquer l’article 8 de la loi P-38.
À LA RECHERCHE DE LA DANGEROSITÉ MENTALE
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CPLM) ainsi que les centres d’intervention de crise (CIC) en tant que ISASC pour « leurs clientèles connues et en présence ». La dernière phase du processus d’implantation a été consacrée essentiellement à la création d’un comité spécifique, le « comité outil14 », chargé d’élaborer les instruments d’estimation de la dangerosité et de mettre sur pied un programme de formation. Les travaux du comité ont mis en évidence l’existence d’une tension socioprofessionnelle entre deux approches qu’on pourrait appeler « psychosociale-crise » et « nosographique-mentale ». Elles permettent d’interpréter et d’arrimer différemment les deux termes composant l’expression « dangerosité mentale ». Si les membres du comité s’entendent sur le caractère distinct de l’intervention commandée par la loi qu’on qualifie de psychosociale en opposition à psychiatrique, quel contenu donner à cette spécificité ? De manière générale, les représentants de l’UPS-J considèrent qu’un jugement portant sur le danger grave et immédiat passe avant tout par une estimation approfondie de l’état mental de la personne. Le point de vue des représentants des CIC est différent, voire inversé : l’estimation de l’état mental devrait être secondaire par rapport à celle de la « crise » et à celle de la dangerosité. Leurs arguments insistent sur la spécificité de l’estimation de la dangerosité en intervention de crise, différente de celle d’une évaluation psychiatrique. Pour les tenants de cette position, il y aurait une hiérarchisation claire entre la question de la dangerosité et celle de l’état mental, la première devant primer la seconde en raison du caractère d’exception de la loi et de la situation d’urgence. L’intervention de crise se concentre sur les questions du comment, où, quand (COQ)15 pour déterminer le risque suicidaire/ homicidaire/d’agression. En d’autres termes, en cas de doute sur le lien entre l’état mental et la dangerosité, c’est le jugement sur la dangerosité qui doit primer pour les ISASC, alors qu’il appartient au psychiatre d’établir clairement cette interrelation, et ce, au moment de l’évaluation psychiatrique de la dangerosité, et non dans le feu de l’urgence. Le comité a souligné l’absence de tradition de travail en intervention en situation de crise à l’aide du concept d’état mental. On a évoqué des concepts ayant une certaine parenté : déséquilibre psychologique, détresse psychologique, état de tension émotive ou de vulnérabilité, impact de la crise sur les sphères cognitives, somatiques, comportementales, affectives, etc. Pour les représentants des CIC, l’état mental, à l’instar de la maladie 14. Le « comité outil » est composé du conseiller au dossier de la santé mentale à la Régie régionale de Montréal-Centre, de deux représentants de l’UPS et de deux représentants de CIC. Nous avons assisté aux rencontres de ce comité à titre d’observateur. 15. Des éléments de cette approche sont inspirés des travaux du comité d’expertise clinique crise-suicidaire des Laurentides, 2002, qui, par ces questions, tente d’établir un degré de risque suicidaire.
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L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
mentale, est une question qui relève de la psychiatrie et qui nécessite un diagnostic. Pour les représentants de l’UPS-J, les intervenants désignés doivent documenter l’état mental, qui évolue dans le temps, pour aider les médecins-psychiatres à faire, en temps et lieu, leur évaluation. Pour les représentants des CIC, plus l’intervention psychosociale se rapproche de la psychiatrie, plus elle se fragilise, risquant ainsi de perdre sa spécificité. La loi, loin de régler le problème de la définition de la dangerosité mentale, remet en question les frontières entre les champs d’intervention médical, psychosocial et sécuritaire. En un mot, comment définir, identifier et gérer le « psychosocial dangereux, en danger ou dérangeant » ? À qui revient cette tâche ? Il n’est pas étonnant que la figure de l’intervenant en dangerosité mentale soit floue, discutée et discutable, car l’objet de l’intervention l’est également. Toutefois, les travaux du comité outil ont contribué à consolider l’identité psychosociale de l’ISASC vis-à-vis d’autres profils socioprofessionnels mieux établis.
6.2. LES « DANGEREUX MENTAUX » : MOINS DANGEREUX QUE PAUVRES ET « MENTAUX » Quel est le profil de la population touchée par les effets de la loi P-38 ? Depuis 1996, l’UPS-J a été désignée pour mettre en application un mandat de déjudiciarisation en santé mentale sur un territoire16, que nous appellerons le territoire initial, particulièrement touché par les phénomènes d’extrême pauvreté et de marginalité. En 2001, l’UPS-J est désignée également pour appliquer la loi P-38 à l’ensemble du territoire de l’île de Montréal, y compris le territoire initial. Ainsi, l’UPS-J exerce aujourd’hui un double mandat sur le territoire initial : la déjudiciarisation en santé mentale et le mandat P-38, alors que sur le reste de l’île de Montréal, que nous appellerons les nouveaux territoires, le service n’exerce que le mandat P-38. Nous avons procédé à l’analyse de la base de données informatisées de l’UPS-J portant sur une année complète d’intervention, soit de février 2003 à février 2004. Deux sous-populations ont été distinguées : l’une correspondant au territoire initial sur lequel l’UPS-J exerce le double mandat et l’autre correspondant aux nouveaux territoires où seulement le mandat
16. Ce territoire est délimité par huit postes de police de quartier (PDQ) – 18 ; 19 ; 20 ; 21 ; 22 ; 23 ; 37 ; 38, et par sept CLSC – Saint-Louis-du-Parc, Plateau Mont-Royal, HochelagaMaisonneuve, Métro, Saint-Henri, Verdun/Côte Saint-Paul, Des Faubourgs et la Clinique communautaire de Pointe Saint-Charles. Alors que les CLSC font maintenant partie de centres de services de santé et de services sociaux (CSSS), ce sont ces entités qui existaient au moment de la recherche et c’est pourquoi nous les désignerons comme telles.
À LA RECHERCHE DE LA DANGEROSITÉ MENTALE
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P-38 est appliqué. Les données de ces deux sous-populations sont ensuite comparées aux données de la population interpellée par l’UPS-J au cours de la période 1996-199917, que nous appellerons la première cohorte alors que s’exerçait seulement le premier mandat du service, celui de la déjudiciarisation. Cet exercice de comparaison de trois sous-populations est certes complexe, mais indispensable pour mieux analyser les données disponibles, car il nous permet d’avoir deux points de repère, l’un dans le temps et l’autre dans l’espace. Toutefois, les résultats devront être considérés avec prudence18 en attendant la production de données complémentaires. On gardera en mémoire qu’ils nous permettent d’amorcer la discussion concernant le profil des populations considérées comme mentalement dangereuses, en danger ou dérangeantes. Pour simplifier, désormais nous parlerons de sous-populations du territoire initial, des nouveaux territoires et de la première cohorte, pour désigner les trois sous-populations évoquées. Sur le territoire initial où s’exerce le double mandat, les hommes touchés par les interventions de l’UPS-J représentent environ 60 % de la population interpellée19 et les femmes 40 %. Ce rapport s’inverse presque exactement sur les nouveaux territoires : 60 % sont des femmes, 40 % sont des hommes. Dans la première cohorte (1996-1999), les hommes sont encore plus représentés que dans le territoire initial en 2003-2004 : environ 67 % des personnes touchées. Les francophones sont majoritaires dans les trois sous-populations à plus de 75 %, mais la proportion de personnes qui parlent une autre langue que le français et l’anglais est beaucoup plus importante dans les nouveaux territoires (7,8 %) que dans le territoire
17. La « première cohorte » de l’UPS-J correspond à la population qui a fait l’objet d’une demande d’intervention à l’UPS-J de l’ouverture du service le 15 octobre 1996 au 30 avril 1998, et pour laquelle nous avons recueilli toutes les nouvelles demandes acheminées à l’UPS-J jusqu’au 30 juin 1999. Au cours de cette période, l’UPS-J exerçait un seul mandat, son premier, qu’on désigne couramment comme celui de la déjudiciarisation en santé mentale. Aux fins de la présente comparaison, cette cohorte exclut les individus adressés au service uniquement par les tribunaux. 18. Pour la période 2003-2004, les demandes en provenance du territoire initial où s’exerce le double mandat concernent 783 individus, celles en provenance des nouveaux territoires où s’exerce le mandat rattaché à la loi P-38.001 concernent 150 individus, enfin, pour la période 1996-1999, celles du territoire initial où s’exerçait le mandat premier de déjudiciarisation en touchent 751. Les différences entre le nombre absolu d’individus des trois sous-populations d’étude commandent une plus grande prudence dans la comparaison des résultats, puisque les variations ne se comportent pas statistiquement de la même manière selon la taille de l’échantillon. Dans le cas qui nous occupe, la petite taille de la population des nouveaux territoires (mandat P-38) pourrait amener à surestimer l’effet de certaines variables. 19. Lorsque nous parlons de populations interpellées, nous nous référons à la population qui a fait l’objet d’une demande de service à l’UPS-J ; ce qui ne veut pas dire qu’il y a eu déplacement. En effet, l’action de UPS-J est complexe et variée, comme nous le montrerons dans la section suivante.
142
L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
Tableau 6.1
Profil des populations Territoire initial Double mandat 2003-2004 n = 783
Nouveaux territoires Mandat P-38.001 2003-2004 n = 150
Territoire initial Première cohorte 1996-1999 n = 751
Variable
N
%1
N
%1
N
%1
Sexe Homme Femme TOTAL
468 309 777
60,2 39,8
60 90 150
40,0 60,0
494 244 738
66,9 33,1
Langue Français Anglais Français et anglais Autres langues TOTAL
536 96 22 21 675
79,4 14,2 3,3 3,1
88 16 2 9 115
76,5 13,9 1,7 7,8
468 114 24 18 624
75,0 18,3 3,8 2,9
Statut civil Célibataire Marié Veuf Séparé ou divorcé Union de fait Autres TOTAL
205 22 10 33 6 2 278
73,7 7,9 3,6 11,9 2,2 0,7
26 8 4 9 2 – 49
53,1 16,3 8,2 18,4 4,1 –
135 12 8 29 2 1 187
72,2 6,4 4,3 15,5 1,1 0,5
Âge à l’intervention 17 ans et moins 18-24 ans 25-29 ans 30-34 ans 35-39 ans 40-44 ans 45-49 ans 50 ans et plus TOTAL
– 96 57 59 72 110 91 204 689
– 13,9 8,3 8,6 10,4 16,0 13,2 29,6
– 10 11 8 11 15 22 53 130
– 7,7 8,5 6,2 8,5 11,5 16,9 40,8
5 51 59 80 85 82 55 127 544
0,9 9,4 10,8 14,7 15,6 15,1 10,1 23,3
1
Les pourcentages sont calculés selon le nombre de valeurs présentes.
À LA RECHERCHE DE LA DANGEROSITÉ MENTALE
143
initial et dans la première cohorte (environ 3 % dans les deux cas). Cet écart pourrait refléter la combinaison de plusieurs effets possibles : les vagues récentes d’immigration20, la concentration des communautés ethnoculturelles dans certains quartiers en périphérie du centre-ville et le phénomène d’appauvrissement des populations immigrantes et des nouveaux arrivants21 depuis les années 1980. Dans l’ensemble, on observe que davantage de femmes (sur le territoire initial et sur les nouveaux territoires) et davantage d’immigrants (sur les nouveaux territoires) font partie des populations psychosocialement problématiques ou mentalement dangereuses touchées par l’UPS-J en 2003-2004 par rapport à la période 1996-1999. Les personnes qui font l’objet des interventions de l’UPS-J sont dans l’ensemble relativement âgées. Dans les trois sous-populations, le groupe d’âge le plus important est celui des 50 ans et plus. Cela dit, les personnes âgées de 24 ans ou moins représentent 13,9 % de la population du territoire initial, 7,7 % de celles des nouveaux territoires et 10,3 % de la première cohorte. À l’autre extrémité, les personnes âgées de 50 ans et plus forment 29,6 % du groupe du territoire initial, 40,8 % des nouveaux territoires et, enfin, 23,3 % de la première cohorte. Ces données permettent de constater que la population rejointe au cours de la première période (1996-1999) sur le territoire initial était plutôt concentrée dans les classes d’âge des 30 à 45 ans, qui rassemblaient presque la moitié des demandes (45,4 %). Sur le territoire initial, en 2003-2004, ces mêmes classes d’âge n’en regroupaient plus que 35,0 %, la différence allant vers les groupes des plus jeunes et ceux des plus vieux. Sur les nouveaux territoires, elles n’atteignent plus que le quart des demandes, la différence allant surtout vers les groupes des plus âgés. Autrement dit, dans le temps et sur le territoire initial, on voit un accroissement des demandes au sein des classes des plus jeunes et des
20. D’après les données du recensement pour l’année 2001 de Statistique Canada, les immigrants récents ne se répartissent pas uniformément sur le territoire de l’île de Montréal. Ils s’établissent principalement au centre de l’île. Ainsi, sur les 27 arrondissements de l’île, les 14 premiers en importance pour sa proportion de population immigrante se situent en dehors du territoire initial-double mandat (Ville de Montréal, Les arrondissements de Montréal, Répertoire sociodémographique et classement par variables, février 2004). Selon les observations d’un intervenant de la Cour du Québec, chambre civile, de plus en plus de gens des communautés ethnoculturelles auraient recours à la loi P-38 par le biais de la requête pour évaluation psychiatrique au tribunal pour un membre de leur famille (Otero et al., 2005). 21. Selon cette étude citée par le Forum régional sur le développement social de l’île de Montréal, Rapport sur la pauvreté à Montréal (2004), la population immigrante s’est appauvrie à Montréal dans une proportion de près de 12 % en vingt ans, passant de 29,3 % en situation de pauvreté en 1980 à 41,2 % en 2000 (p. 13).
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L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
plus vieux. La comparaison entre les territoires dans la période 2003-2004 fait ressortir l’importance significative des appels à l’UPS-J concernant une population âgée (50 ans et plus) sur les nouveaux territoires. Ces variations d’âge entre les trois sous-populations pourraient illustrer différents phénomènes combinés. D’abord, le vieillissement général de la population affecte sans doute l’augmentation de l’âge moyen des personnes interpellées. Certains intervenants de l’UPS-J interviewés ont attribué l’importance croissante du groupe d’âge de 50 ans et plus sur les nouveaux territoires à l’augmentation de cas des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, même si les données disponibles dans les dossiers de l’UPS-J ne permettent pas de confirmer cette supposition22. Les variations d’âge pourraient également traduire un effet de spécialisation des mandats se manifestant par des distinctions dans les populations rejointes dans chaque territoire et dans le type de « danger-dérangement » qu’elles sont susceptibles de susciter. En effet, le recours à l’UPS-J, en raison des problèmes de dérangement, plutôt que de danger grave et immédiat, concernant des personnes âgées est fréquent. L’ajout du mandat P-38 pourrait à son tour contribuer à compléter l’éventail de légitimations de l’intervention auprès de populations âgées, pauvres et socialement isolées qui dérangent leur voisinage. On le sait, le statut du dérangement est souvent mal défini : relève-t-il du domaine de la santé mentale, de la vulnérabilité sociale (pauvreté extrême, isolement social, etc.) ou de la « petite criminalité » ? Le cumul de mandats permet d’intervenir en s’appuyant sur plusieurs critères chevauchant les mandats déjà complexes à interpréter et à délimiter. L’isolement social des populations touchées par l’action de l’UPS-J est difficile à cerner avec précision. Le peu de données disponibles montrent que la majorité des individus sont célibataires. Cependant, on compte le double de personnes mariées et de personnes en union de fait dans les nouveaux territoires, comparativement aux deux autres sous-populations (territoire initial et première cohorte). Si d’autres données venaient confirmer cette observation, cela pourrait signifier que les personnes du territoire initial sont plus seules que celles des autres territoires, même s’il n’y a, bien entendu, pas d’équation simple entre l’isolement social, la solitude et le statut civil. Sur le plan de la domiciliation, il faut souligner que près de la moitié des demandes d’intervention concernent des individus en situation
22. De l’examen du champ ouvert du « diagnostic » psychiatrique pour le groupe des 50 ans et plus en 2003-2004 dans le territoire initial et dans les nouveaux territoires, on constate un seul diagnostic d’Alzheimer. Toutefois, il faut noter que ce champ est vide dans la majorité des dossiers. En effet, sur le territoire initial, parmi les 204 individus de 50 ans et plus, 116 n’ont aucune trace de diagnostic à leur dossier ; sur les nouveaux territoires, 36 des 53 individus de ce groupe d’âge sont dans la même situation
À LA RECHERCHE DE LA DANGEROSITÉ MENTALE
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de précarité résidentielle avérée ou potentielle23. Cela dit, sur le territoire initial, une proportion plus grande des demandes concerne des individus sans adresse (35,6 %), en refuge (6,6 %) ou encore en chambre (10,1 %), comparativement à la situation dans les nouveaux territoires (10,1 %, 0 % et 4,7 % respectivement). Le nombre d’individus qui occupent un logement autonome est presque deux fois plus élevé sur les nouveaux territoires que sur le territoire initial (79,1 % vs 42,6 %). C’est une autre caractéristique qui distingue les sous-populations des territoires d’application des mandats : celle du territoire initial semble plus isolée et mal logée que celle des nouveaux territoires. La condition de domiciliation est une donnée très importante, car elle contribue à définir non seulement la situation d’urgence ou de crise, mais également la suite à donner à l’intervention24. Par ailleurs, cette condition est susceptible de rendre difficile l’accès à certains services puisque l’adresse représente, dans certaines ressources du moins, une condition sine qua non d’accès25. En outre, certaines attitudes ou certains gestes (parler seul, crier sans raison apparente, poser certains actes d’incivilité ou d’exhibitionnisme, etc.) sont parfois sanctionnés parce qu’ils interviennent dans l’espace public, qui constitue également le lieu de vie d’une partie significative des personnes interpellées par l’UPS-J. La précarité résidentielle constitue ainsi l’un des principaux marqueurs des interventions en matière d’urgence psychosociale-justice.
23. D’abord, le fait d’être sans adresse touche les personnes dans près d’un tiers des appels adressés à l’UPS-J (32,1 %), ce qui signifie qu’au moment de l’intervention aucun abri n’est assuré. Ensuite, près de 10 % des appels concernent des chambreurs, une condition caractérisée, entre autres, par une faible protection quant au droit d’occupation des lieux. Enfin, 5,6 % des appels sont relatifs à des individus vivant dans les refuges pour personnes itinérantes, alors que 2,8 % le sont pour des personnes qui vivent dans des ressources intermédiaires, soit deux modes d’hébergement à occupation temporaire. Enfin, on remarque le nombre relativement élevé de données manquantes, ce qui pourrait traduire, pour une part du moins, un nombre plus élevé d’individus sans adresse et qui renforce la dimension de précarité présente dans ce type d’intervention. 24. Vers où diriger la personne qui vient de vivre une crise, ou encore de subir une interpellation, et qu’on peut supposer encore fragile, voire présentant un certain danger si elle n’a pas de domicile ou habite seule ? 25. Par exemple, pour avoir accès à certaines ressources d’hébergement, on exige de la personne qu’elle soit suivie par un psychiatre. Or, les services de santé mentale étant encore sectorisés, il est souvent difficile d’établir un tel suivi pour une personne itinérante, avec des problèmes de toxicomanie, plutôt réfractaire aux soins et qui, de surcroît, séjourne en prison pour de courtes périodes. Dans ces circonstances, le fait de ne pas avoir d’adresse rend extrêmement ardues les démarches pour établir ce suivi. Une fois dans la rue, cette condition n’étant pas remplie, l’accès à une ressource d’hébergement peut devenir d’autant plus aléatoire. Des difficultés similaires peuvent survenir aux urgences des hôpitaux malgré le dispositif de rotation entre les centres hospitaliers pour accueillir les personnes itinérantes.
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L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
Tableau 6.2
Condition de domiciliation selon le territoire d’application des mandats1 Territoire initial Nouveaux territoires Double mandat Mandat P-38.001 2003-2004 2003-2004 (n = 1068 appels) (n = 171 appels) Variable Condition de domiciliation Logement Chambre Ressources intermédiaires Autre Refuge Sans adresse TOTAL
Terrain initial Mandat initial Première cohorte 1996-1999 (n = 1196)
N
%2
N
%2
N
%2
397 94 27 21 61 331 931
42,6 10,1 2,9 2,3 6,6 35,6
117 7 3 6 – 15 148
79,1 4,7 2,0 4,1 – 10,1
370 92 4 33 205 289 993
37,3 9,3 0,4 3,3 20,6 29,1
Ce tableau est réalisé à partir du fichier « intervention » de la base de données de l’UPS-J où l’unité d’analyse est un appel. Il tient compte de la situation de la personne au moment de l’appel. Comme une même personne peut faire l’objet de plus d’un appel, il était plus pertinent d’utiliser cette base d’analyse. 1 Nous avons dû exclure 24 fiches d’appel pour lesquelles nous n’avions pas d’information quant au territoire de provenance de l’appel. 2 Les pourcentages sont calculés en fonction du nombre de valeurs présentes.
La présence ou l’absence de traces d’antécédents psychiatriques, de toxicomanie et judiciaires a également une importance capitale pour comprendre non seulement le profil des populations associées aux demandes d’intervention de l’UPS-J, mais également l’évolution des stratégies d’intervention, de prise en charge et de codification des comportements problématiques . Les antécédents de problèmes liés à la toxicomanie apparaissent plus souvent dans les dossiers de personnes du territoire initial (41,1 %) que dans ceux des nouveaux territoires (30,7 %). Pour l’ensemble de la population étudiée, les hommes (48,1 %) ont plus souvent des antécédents de toxicomanie que les femmes (28,1 %). Lorsqu’on introduit le territoire d’application des mandats, on remarque que les hommes et les femmes du territoire initial ont un peu plus de ce type d’antécédents que ceux des nouveaux territoires (48,7 % contre 43,3 % ; 29,8 % contre 22,2 % respectivement). Ces données vont dans le sens des caractéristiques que l’on attribue habituellement à la sous-population du territoire initial.
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À LA RECHERCHE DE LA DANGEROSITÉ MENTALE
Tableau 6.3
Antécédents psychiatriques, de toxicomanie et judiciaires selon le territoire d’application des mandats Territoire initial Double mandat 2003-2004 n = 783
Nouveaux territoires Mandat P-38.001 2003-2004 n = 150
Territoire initial Première cohorte 1996-1999 n = 751
N
%1
N
%1
N
%1
Antécédents psychiatriques Présence Absence TOTAL
417 366 783
53,3 46,7
77 73 150
51,3 48,7
301 450 751
40,1 59,9
Antécédents de toxicomanie Présence Absence TOTAL
322 461 783
41,1 58,9
46 104 150
30,7 69,3
n.d. n.d.
n.d. n.d.
Antécédents judiciaires Présence Absence TOTAL
317 364 681
46,5 53,5
44 85 129
34,1 65,9
299 252 551
54,3 45,7
Variable
1
Les pourcentages sont calculés en fonction du nombre de valeurs présentes.
L’analyse des traces d’antécédents psychiatriques introduit, quant à elle, quelques éléments qui mettent en évidence un certain nombre de transformations qui se sont opérées récemment et qui semblent affecter de façon similaire des sous-populations aux profils autrement hétérogènes, soulignant l’effet transversal possible de ces transformations. En effet, on retrouve des traces d’antécédents psychiatriques dans le dossier de 53,3 % des personnes qui ont fait l’objet d’une demande d’intervention sur le territoire initial, dans 51,3 % de celles des nouveaux territoires et dans seulement 40,1 % de celles de la première cohorte26. Deux constats semblent à première vue étonnants : 1) l’écart significatif (13 %) entre les deux périodes sur le territoire initial pour une population à laquelle on attribue des caractéristiques semblables ;
26. La différence dans la proportion d’individus avec des antécédents psychiatriques entre les deux périodes sur le territoire initial s’observe tant chez les hommes que chez les femmes.
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L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
2) le manque d’écart (à peine 2 %) entre les sous-populations du territoire initial et des nouveaux territoires censées être à bien des égards assez différentes. Plusieurs phénomènes non mutuellement exclusifs pourraient contribuer à expliquer cette situation. Une première hypothèse irait dans le sens d’un plus grand recours à la psychiatrie, et aux dispositifs psychosociaux qui y sont rattachés, au cours des dernières années pour gérer des situations problématiques à statut difficile à définir. Ou bien, on pourrait penser à l’arrivée d’un nouveau profil d’individus dirigés vers l’UPS-J, plus marqués par une histoire de contacts, épisodiques ou répétés, avec la psychiatrie27. Ou, encore, on pourrait penser à une transformation dans le temps de la population traditionnellement rejointe dont l’ampleur est suffisante pour produire un effet statistique. D’un autre côté, il faut tenir compte du fait que les pratiques d’intervention (policiers, UPS-J, ambulanciers, CIC, etc.) ont évolué au fil du temps et que l’interprétation/réinterprétation des mandats d’intervention (déjudiciarisation en santé mentale, estimation et intervention dans le champ de la dangerosité mentale, etc.) est plus souvent partagée et négociée entre les différents acteurs. La formation des policiers, ainsi que celle d’autres intervenants dans le dossier du mandat P-38, aurait pu contribuer à la diffusion d’une représentation des nombreuses situations problématiques comme faisant partie du registre du mental plutôt que de celui de la vulnérabilité sociale, du conflit social et de l’infraction criminelle. En outre, malgré la dissociation explicite entre maladie mentale et dangerosité opérée dans le texte de la loi, l’association entre état mental et danger grave et immédiat, sur laquelle on revient systématiquement dans la formation des intervenants, aurait un certain impact sur les plans pratique et symbolique lorsqu’il s’agit de prendre des décisions sous l’impératif de l’urgence. L’analyse complète des antécédents judiciaires, du moins en principe, confirme l’impression qui se dégage de l’analyse des antécédents psychiatriques quant à l’existence d’une tendance à une gestion différente de certaines situations problématiques en référence à l’univers fort inclusif du mental, qu’il soit considéré comme dangereux, en danger ou dérangeant. Ainsi, sur le territoire initial, 46,5 % de personnes ont déjà été condamnées
27. Pour certains intervenants interviewés, la période récente serait caractérisée par davantage d’hospitalisations psychiatriques mais de courte durée, sans continuité ou suivi, ce qui les amène à s’interroger sur l’idée même de psychiatrisation.
À LA RECHERCHE DE LA DANGEROSITÉ MENTALE
149
dans le cadre de poursuites judiciaires, alors que sur les nouveaux territoires il s’agit seulement de 34,1 % des personnes28. Pour la première cohorte, cette proportion atteignait plus de la moitié (54,3 %), et cela, seulement quelques années auparavant. Ces différences entre les trois sous-populations sont importantes, mais les variations significatives entre les deux périodes sur le territoire initial attirent particulièrement l’attention. Est-ce l’ajout du mandat P-38 en 2001 au mandat de déjudiciarisation en santé mentale qui fait affluer à l’UPS-J une population ayant un profil moins pénal ou, ce qui n’est pas mutuellement exclusif, est-ce qu’on s’appuie davantage sur le registre du mental dangereux, en danger et dérangeant pour définir les interventions concernant les situations problématiques rencontrées ? L’accroissement de la proportion de femmes et d’individus âgés de 50 ans et plus, deux sous-groupes caractérisés par un plus faible taux d’antécédents judiciaires, pourrait également contribuer à expliquer en partie cette tendance. Il ne faudrait pas oublier non plus l’effet de filtrage que les policiers pourraient effectuer en dirigeant vers l’UPS-J moins d’individus déjà judiciarisés, accentuant ainsi ce profil plus « psychiatrisé ». À la lumière de ces résultats, l’hypothèse d’une diminution du recours à la judiciarisation depuis quelques années comme mode de gestion des situations problématiques à statut difficile à définir et l’augmentation du recours à la psychologisation et à la psychiatrisation méritent d’être soulignées. Ces premiers résultats semblent indiquer que la loi P-38 agit effectivement, directement et indirectement, sur le profil des populations concernées par les stratégies d’intervention, en modifiant certaines dimensions de l’identité de ce qu’on a appelé traditionnellement, faute de mieux, les populations « psychiatrie-justice ». Ce qui ne veut pas dire que les effets de la loi soient conformes aux visées que celle-ci poursuit, ou encore que la loi soit explicitement évoquée pour guider certaines interventions. On l’a dit, les effets d’une loi telle que la P-38 sont complexes. Comme il s’agit d’une loi d’exception, les intervenants doivent épuiser les autres options possibles avant de l’appliquer. Cela dit, les pratiques sont affectées, réorientées, parfois bousculées, par l’arrivée de la loi, ne serait-ce que par l’effet de la formation reçue, par de nombreux patrouilleurs29, ambulanciers, intervenants psychosociaux, intervenants communautaires, etc., pour l’appliquer. Cela se vérifie, notamment, en ce qui regarde le développement d’une
28. Le nombre de données manquantes est le même entre les territoires : 13 %, territoire initial, et 14 %, nouveaux territoires. 29. Parmi tous les policiers du SPVM, 18 % ont reçu une formation en intervention en santé mentale incluant un volet sur l’application de la loi P-38. L’objectif a ainsi été atteint de former deux policiers par quart de travail dans chaque PDQ.
150
L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
expertise concernant l’estimation du danger grave et immédiat, d’une part, et la familiarisation avec la notion d’état mental (et non plus de maladie mentale) qu’on doit nécessairement relier au danger pour que l’application de la loi soit justifiée, d’autre part. On l’a déjà dit, estimer (ou évaluer) la dangerosité en raison d’un état mental (ou psychosocial) est une tâche fort complexe, encore davantage quand on travaille dans l’immédiat et en manquant d’informations, ce qui caractérise les situations d’urgence pour lesquelles l’intervention de l’UPS-J est demandée. Toutefois, on peut se demander si cette nouvelle loi contribue, plus par sa présence sur la scène de l’intervention que par son application effective, à gérer des phénomènes complexes, plus proches du dérangement que du danger, phénomènes qui, antérieurement relevaient d’autres formes de régulation et d’autres intervenants. Assiste-t-on à un codage psychosocial ou mental, en première instance, de problèmes hétérogènes en fonction de la référence au critère d’état mental inscrit dans la loi, mais qui, en dernière instance, aboutit dans le registre du psychiatrique par la dynamique des types de gardes successifs ? Comment ignorer que la psychiatrie contemporaine se trouve beaucoup plus présente qu’autrefois dans l’imaginaire des intervenants psychosociaux (psychologues, sexologues, travailleurs sociaux, criminologues, travailleurs communautaires, etc.) de par la diffusion inédite des manuels de psychiatrie (DSM-III, III-R et IV) qui ont multiplié les entrées pour troubles mentaux de manière spectaculaire30 ? S’agit-il d’un retour de balancier vers la psychiatrie par le truchement de l’expansion inédite de l’univers du mental et du psychosocial ? Si l’on répond par l’affirmative, il s’agit d’une autre psychiatrie (Otero, 2005) et d’un autre contexte que nous avons appelé post-déjudiciarisation.
30. DSM est le sigle du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders que publie l’American Psychiatric Association. Le DSM I (1952) inventoriait 106 catégories nosographiques, le DSM II (1968) 182 catégories, le DSM III (1980) 265 variétés de troubles mentaux, le DSM III-R (1987) 292. Enfin, le DSM IV (1994) comporte plus de 350 entrées. Il faut souligner que la présence de l’axe IV, à partir du DSM III, appelé Problèmes psychosociaux et environnementaux, de l’axe V nommé Évaluation globale du fonctionnement et du chapitre concernant les troubles de l’adaptation, montre l’impossibilité de dissocier clairement le normatif et le mental.
À LA RECHERCHE DE LA DANGEROSITÉ MENTALE
151
6.3. FIGURES DE LA DANGEROSITÉ MENTALE : INCOHÉRENCE, CONFLICTUALITÉ PSYCHOSOCIALE ET PAUVRETÉ EXTRÊME31 Pour quelles raisons appelle-t-on UPS-J ? Dès sa conception, entre 1994 et 1996, le projet du modèle d’intervention de l’UPS-J répondait au besoin d’interface entre différents systèmes et agences (services de santé mentale, agences du système pénal, organismes communautaires, etc.) qui intervenaient auprès des mêmes populations tout en ignorant, très souvent, le jeu complexe de va-et-vient de l’un à l’autre (Laberge et al., 1997). Ainsi, dès l’ouverture du service en 1996, l’UPS-J a répondu aux demandes d’intervention d’urgence des policiers, des ressources communautaires (refuges, centres de jour, etc.) et des services de santé (hôpitaux, CLSC, cliniques, etc.) plutôt qu’à celles des particuliers32. Dans tous les territoires et tous mandats confondus, la police demeure le principal requérant à l’UPS-J. Les appels en provenance des différents postes de police de quartier (PDQ)33 ou des centres opérationnels (CO)34 représentent 44,5 % de l’ensemble. Les ressources communautaires, principalement celles du réseau de l’itinérance, occupent le deuxième rang avec 34,1 % des appels. Enfin, les ressources institutionnelles du réseau des services de santé constituent le troisième groupe en importance avec 16,1 % des demandes. Sur le territoire initial, les trois principaux requérants sont les ressources communautaires (39,8 % des demandes), la police (36,4 %), et les services de santé du réseau institutionnel (hôpitaux et CLSC principalement) (18,7 %). Quant aux nouveaux territoires, où s’exerce le seul mandat P-38, tous les appels ont été classés comme provenant de la police.
31. Cette analyse porte sur l’ensemble des recours à l’UPS-J au cours de la période de l’étude (2003-2004), soit 1 263 appels ou demandes de service. En tenant compte du découpage territorial qui distingue les mandats de l’UPS-J, on dénombre 1 068 appels en provenance du territoire initial où s’exerce le double mandat de l’UPS-J, 171 appels en provenance des nouveaux territoires où s’exerce le mandat relatif à l’application de la loi P-38 et 1 196 appels du territoire initial de la première cohorte de l’UPS-J où s’exerce le premier mandat relatif à la déjudiciarisation en santé mentale. Ainsi, chaque appel codifié devient pour l’UPS-J un événement et c’est cet événement qui constitue l’unité d’analyse de cette section. 32. Malgré cette option, l’UPS-J reçoit, à l’occasion, des appels en provenance de citoyens (parents, concierges d’immeuble ou propriétaires, personnes elles-mêmes). Ces demandes représentent 2,8 % de tous les appels pendant la période 2003-2004. 33. Au cours de la période de l’étude, le SPVM compte 49 PDQ répartis sur le territoire de l’île de Montréal. Les territoires de PDQ sont ceux qui étaient en vigueur avant la réforme de janvier 2004. 34. Depuis l’avènement de la police de quartier en 1997, le SPVM compte quatre centres opérationnels (CO) qui servent, entre autres, de lieux de mise sous garde à la suite d’une arrestation.
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L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
Si l’on observe la catégorie « motif de la demande » saisie par les intervenants de l’UPS-J dans la banque de données informatisées du service, six choix sont possibles : conseil-information, intervention, suivi-liaison, information transmise sur le client35, mandat P-38, de même que la catégorie résiduelle « autre ». Dans l’un ou l’autre territoire, les deux principales catégories sont les demandes d’intervention et de conseil-information, qui regroupent 85 % de tous les appels. La proportion de l’un ou de l’autre motif est à peu près la même dans les deux territoires (environ 54 % pour l’intervention et 32 % pour le conseil-information). Il est toutefois frappant que la catégorie mandat P-38 représente seulement 1,1 % de l’ensemble des demandes. Or, après une année de déploiement sur les nouveaux territoires et deux années et demie sur le territoire initial, force est de constater que ce n’est pas par la formalisation en une nouvelle catégorie de « motifs de la demande » que la loi manifeste son influence sur les pratiques concrètes d’intervention. Or, qu’en est-il des situations problématiques concrètes à l’origine d’une demande de service ? Elles recouvrent une diversité de situations dont les différentes dimensions (urgence, immédiateté, mental, social, danger, gravité, contravention de la loi, crise, etc.) et leur hiérarchisation sont conditionnées par de multiples dynamiques d’ordre différent qui vont du type de service disponible pour gérer la situation au moment précis de l’interpellation jusqu’à l’identité socioprofessionnelle de l’intervenant qui évalue la situation, en passant par les caractéristiques du territoire où le problème survient. Pourrait-il en être autrement lorsqu’il s’agit d’un domaine d’intervention mal défini comme celui du psychosocial dangereux, en danger et dérangeant ? À partir des descriptions d’événements apparaissant dans les fiches d’appel de l’UPS-J, nous avons classifié, autant que faire se peut et en tenant compte de la grande diversité des situations, les événements à l’origine d’une demande de service en cinq catégories par ordre d’importance : 1) incohérence36 ;
35. La catégorie « information transmise sur le client » se rapporte le plus souvent aux cas où des intervenants d’une ressource communautaire s’inquiètent pour un « client » dont on craint que l’état se détériore et où les probabilités à court terme d’intervention sont élevées. Pour l’UPS-J, il s’agit en quelque sorte d’un signalement, d’une forme de « vigile ». 36. La situation d’incohérence comprend tous les comportements jugés bizarres, les problèmes psychiatriques manifestes ou la désorganisation lorsque rien d’autre (agression, menace, méfait, etc.) n’était spécifié. Par exemple, « perdu », « parle seul », « se croit menacé par des extraterrestres », etc.
153
À LA RECHERCHE DE LA DANGEROSITÉ MENTALE
2) conflit37 avec proches38 ; 3) autres situations ; 4) risque suicidaire ; 5) conflit avec étrangers. La catégorie résiduelle « autres situations » comprend un ensemble de situations très variées qui correspond davantage, mais pas seulement, à une intervention préventive alors qu’aucune infraction n’a été commise, dont on appréhende la dégradation de la situation dans le temps ou un passage à l’acte à un moment donné.
Tableau 6.4
La situation-problème selon le territoire d’application des mandats
Situation-problème Incohérence Conflit avec proches Autres situations Risque suicidaire Conflit avec étrangers TOTAL
Territoire initial Double mandat
Nouveaux territoires Mandat P-38.001
406 (38,0 %) 249 (23,3 %) 236 (22,1 %) 137 (12,8 %) 40 (3,7 %) 1 068 (100,0 %)
67 (39,2 %) 54 (31,6 %) 21 (12,3 %) 23 (13,5 %) 6 (3,5 %) 171 (100,0 %)
Les données de la première cohorte ne sont pas disponibles. Les variations observées sont statistiquement significatives mais l’association entre les variables est faible : chi deux = 11,084 ; ddl = 4 ; sig = 0,026 ; v de Cramer = 0,095.
Les situations les plus fréquentes sont les comportements incohérents, et ce, quel que soit le territoire de référence, à savoir 38,0 % pour le territoire initial et 39,2 % pour les nouveaux territoires. L’importance des cas de comportements incohérents par rapport à d’autres catégories de situationsproblèmes, de même que leur proportion équivalente dans les deux territoires (38 % contre 39,2 %), rappelle l’importance et la transversalité des antécédents psychiatriques dans les deux sous-populations hétérogènes analysées précédemment. Par ailleurs, il n’est pas difficile d’associer un comportement incohérent à l’univers de l’état mental (ou du psychosocial) perturbé, plus inclusif et imprécis que celui de la maladie mentale. Ainsi, la dimension mentale de la situation problématique, éventuellement estimée 37. Le terme conflit désigne des comportements d’agression envers des proches ou des étrangers, tels que menaces, voies de fait, vol, fraude, incendie, méfait public, etc. 38. Un proche a été défini comme faisant partie de l’entourage de la personne : membre de la famille, propriétaire du lieu de résidence de la personne, voisin, résidants ou personnel d’une ressource que fréquente la personne. Un étranger a été défini comme tous les autres qui n’entrent pas dans le groupe des proches (serveur de restaurant, policier, passant, etc.).
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comme dangereuse, en danger ou dérangeante, devient plus aisée à identifier et à définir lorsqu’il s’agit de poser, et également de justifier, un geste d’intervention. La deuxième catégorie en importance est celle des « conflits entre proches » : 23,3 % pour le territoire initial et 31,6 % pour les nouveaux territoires. Lorsque l’on sait que dans les nouveaux territoires la population interpellée par l’UPS-J apparaît moins isolée socialement et mieux domiciliée que celle du territoire initial, les possibilités de frictions avec des proches semblent alors plus élevées. Le fait que la catégorie conflits avec proches soit plus importante en termes de nombre d’interventions d’urgence psychosociale-justice que celles de risque suicidaire et de conflits avec étrangers attire tout particulièrement l’attention. Est-ce possible qu’un plus grand nombre de conflits familiaux, ou avec des connaissances, soient en train de relever de l’action de l’UPS-J dans le cadre de ses deux mandats ? Par ailleurs, en dehors du mandat qui désigne l’UPS-J pour appliquer la loi P-38 à l’échelle de l’île de Montréal, cette norme légale permet aux particuliers de se prévaloir d’une procédure spécifique, la « requête39 », pour demander la garde provisoire en établissement d’un proche en vertu de sa dangerosité mentale présumée. Si les centres hospitaliers demeurent les requérants de la garde régulière en établissement, ce sont les familles qui occupent le premier rang des requêtes de garde provisoire. En effet, selon une recherche effectuée au Palais de justice de Montréal par Action Autonomie40, il y a eu une augmentation de 37 % des requêtes de particuliers entre 1999 (218) et 2004 (300)41. Quel besoin cette loi d’exception est-elle en train de combler de manière de moins en moins exceptionnelle
39. La « requête » est une procédure légale qui permet à des particuliers, le plus souvent des membres de la famille ou des amis, de demander l’émission d’une ordonnance de cour afin de soumettre un proche à une évaluation psychiatrique parce qu’on estime qu’il représente un danger pour lui-même ou pour autrui (Code civil du Québec, art. 27 et 28). Si elle est acceptée, la requête donnera lieu à une ordonnance de garde provisoire dont la durée est limitée. 40. Action Autonomie (Collectif pour la défense des droits en santé mentale de Montréal), Des libertés bien fragiles. Étude sur l’application de la loi P-38.001 sur la protection des personnes dont l’état mental présente un danger pour elles-mêmes et pour autrui, District de Montréal 2004, mai 2005. 41. Les données que nous avons obtenues de la Cour du Québec, Chambre civile, pour les années 1997 à 2003, sont : total de requêtes pour examen psychiatrie, de garde pour « cure fermée » et de renouvellement de garde pour l’année 1997, 1 722 ; 1998, 1 775 ; 1999, 1 709 ; 2000, 1 848 ; 2001, 2 057 ; 2002, 2 136 ; 2003, 2 212. Alors que plusieurs inconnues demeurent, on peut observer un accroissement en nombre absolu de requêtes depuis 1997 à Montréal. La tendance semble être la même pour l’ensemble de la province : 1997, 3 896 ; 1998, 3 914 ; 1999, 4 056 ; 2000, 4 504 ; 2001, 4 785 ; 2002, 5 006 ; 2003, 5 086.
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à l’aide du codage de la dangerosité mentale ? Pourrait-elle devenir, sinon dans son esprit du moins dans les faits, un instrument juridique de gestion de certains conflits avec les proches dans la filière psychiatrique ? La troisième catégorie en importance est la catégorie résiduelle « autres situations ». En effet, 22,1 % des situations qui font l’objet d’une intervention sur le territoire initial et 12,3 % dans les nouveaux territoires peuvent être catégorisées comme autres. Si l’univers de l’urgence psychosociale-justice et de la dangerosité mentale est complexe, le sous-univers « autre » l’est encore davantage. Souvent, il s’agit de prévenir la dégradation d’une situation que le requérant appréhende comme potentiellement problématique ou mentalement dangereuse. Parfois, il s’agit de trouver la ressource adéquate, ou tout simplement la ressource disponible, pour des personnes qui se trouvent désemparées, sans ressources et sans domicile42. Bref, ces autres situations relèvent de la crainte d’un possible dérapage, du besoin d’aide ou de référence pour certains cas de grande vulnérabilité sociale, de détresse psychologique ou de pauvreté extrême, sans nécessairement qu’il y ait d’incohérence dans les comportements, de conflit explicite ou de risque suicidaire. L’importance relative de cette catégorie résiduelle (environ 20 % de l’ensemble des situations) fait écho à celle de conseil-information, qui comporte environ 32 % des motifs de la demande dans chacun des territoires. Ce fait pose la question de la complexité et de la variété des interventions de l’UPS-J et du sens donné, dans la pratique concrète, au mot urgence. La quatrième situation problématique en importance, le risque suicidaire, apparaît peu fréquente : environ 13 % de l’ensemble des situations, peu importe le territoire. Dans les nouveaux territoires, ce faible pourcentage étonne encore davantage, puisque cette catégorie devrait contenir les situations de danger grave et immédiat pour soi-même, telles que spécifiées par la loi. Ces résultats confirment la perception des intervenants de l’UPS-J concernant les pratiques policières dans les nouveaux territoires : lorsqu’il y a risque de suicide, il n’y aurait pas besoin d’estimation du danger grave et immédiat, car l’orientation immédiate à l’hôpital semble le seul choix judicieux. Les entrevues avec les intervenants de l’UPS-J nous apprennent que, lorsque certaines personnes sont dirigées immédiatement vers l’hôpital à cause d’un risque suicidaire, elles peuvent être obligées de quitter l’établissement quelques heures plus tard et, dans certains cas, de retourner à
42. Les cas d’espèce sont très variés : la crainte d’une réaction violente de la part d’un individu expulsé d’un logement ou d’une ressource ; le congé de l’hôpital d’un individu qui n’a nulle part où aller ; les refus multiples par différentes ressources des individus jugés trop problématiques ou non admissibles ; certains cas de toxicomanie et d’intoxication ; certains cas d’individus déprimés ; certains cas de manque de médicaments, etc.
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la rue. C’est dans ces cas particuliers que la fonction de conseil et de référence de l’UPS-J peut faire la différence en assurant un suivi plus serré de la personne encore fragile ou sans domicile. Enfin, les situations les plus susceptibles d’être judiciarisées, les conflits avec des étrangers, apparaissent très peu fréquentes (3,7 %, territoire initial, contre 3,5 %, nouveaux territoires), le mandat initial de l’UPS-J ayant été conçu pour y répondre. Il est certain que la faible importance des conflits avec les étrangers va dans le sens du constat de la diminution des antécédents judiciaires des populations interpellées par l’UPS-J entre les deux périodes 1996-1999 et 2003-2004, car ces conflits sont deux fois plus fréquents chez les individus qui ont des antécédents judiciaires. On peut donc faire l’hypothèse que dans le cas de la première cohorte les situations de conflits entre proches auraient été plus nombreuses, mais, malheureusement, ces données ne sont pas disponibles. Encore une fois, plusieurs hypothèses, sans doute complémentaires, peuvent être posées : l’UPS-J arrive à intervenir en amont avant que les situations dégénèrent et déclenchent leur judiciarisation. Ou, encore, la police filtre les situations les plus sérieuses en confiant la responsabilité de la décision aux intervenants judiciaires y compris à l’UPS-J volet cour43.
CONCLUSION Si les « dangereux mentaux » semblent manquer au rendez-vous du point de vue du nombre et des profils caractérisés, les stratégies d’interpellation sur la conflictualité et la vulnérabilité psychosociales, qu’elles soient urgentes ou non, semblent s’être transformées au cours de la période analysée. Il est possible de faire l’hypothèse que la scène actuelle de l’intervention dans le domaine du psychosocial dangereux, en danger et dérangeant soit marquée par les effets des politiques de déjudiciarisation mises en place au cours des dix dernières années. Après les effets successifs, complexes et contradictoires de nombreuses transformations institutionnelles évoquées précédemment (désinstitutionnalisation, sectorisation, rotation, communautarisation, virage ambulatoire, etc.), on pourrait parler de contexte d’après-déjudiciarisation ou de post-déjudiciarisation pour désigner la situation actuelle.
43. Dans son mandat de déjudiciarisation, l’UPS-J offre un service à la cour (c.-à-d. cour municipale de Montréal et Cour du Québec, Chambre criminelle et pénale) qui a pour but « d’évaluer la situation psychosociale et la dangerosité, suggérer des orientations cliniques et légales, arrimer et référer aux ressources du milieu, favoriser la réduction des détentions préventives et les éviter, lorsque pertinent, pour les personnes nécessitant des soins » (CLSC des Faubourgs, Urgence psychosociale – Justice, La collaboration est essentielle, dépliant, s. d.).
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Cette situation se caractérise par la reconnaissance de l’existence d’une certaine conflictualité et vulnérabilité psychosociales difficilement codifiables dans les registres de la criminalité et de la maladie mentale. De ce fait, la police et la médecine, pour simplifier, sont invitées (et parfois obligées par la loi) à collaborer avec d’autres intervenants du psychosocial dangereux, en danger et dérangeant, dont les ISASC mentionnés par la loi ne sont qu’un exemple. Les zones grises, les chevauchements et les redoublements entre conflit social, pauvreté extrême, criminalité et maladie mentale sont à la fois élargis et recodés en termes de vulnérabilité psychosociale, crise psychosociale, détresse psychosociale, conflictualité psychosociale et dangerosité mentale. Si dans de très nombreux cas de situations problématiques il ne s’agit pas de criminalité ou de maladie, il ne s’agira pas non plus, lorsqu’il est question d’intervenir, de répression ou de thérapeutique, mais de gestion des aspects les plus dérangeants et dangereux de la conflictualité et de la vulnérabilité psychosociales. Dans le cas spécifique de la loi P-38, les différentes étapes de l’intervention (estimer, désamorcer, référer) constituent avant tout un travail de gestion qui s’achève, si la loi est au bout du compte appliquée, par le geste de garder (et non traiter) la personne visée. On est ainsi dans l’univers de la régulation des conduites et, par conséquent, de l’acceptation implicite du caractère en quelque sorte chronique d’une certaine conflictualité et d’une certaine vulnérabilité psychosociales, associées très souvent à la pauvreté extrême et aux expériences pénibles de la vie, mais non forcément pathologiques ni criminelles. L’analyse du profil de la population touchée par l’UPS-J semble compléter notre hypothèse au sujet du contexte de post-déjudiciarisation. Si, dans l’ensemble de la population, on retrouve plus de femmes et de personnes âgées qu’il y a quelques années, et au moins autant de conditions de vulnérabilité sociale (précarité résidentielle, isolement social, etc.), le changement le plus significatif a trait à la diminution des antécédents judiciaires et à l’augmentation simultanée des antécédents psychiatriques. S’agit-il vraiment d’un retour du balancier vers la psychiatrisation ? La réponse n’est pas simple, d’autant plus que la psychiatrie n’est plus ce qu’elle était, car elle évolue dans l’univers sans limites de la santé mentale qui l’alimente formellement (p. ex., par les nombreuses entrées psychosociales, et carrément sociales, du DSM-IV) et informellement (p. ex., par le codage tous azimuts dans le registre du mental de multiples problèmes d’adaptation sociale ou des effets divers et complexes de la pauvreté extrême).
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Les contacts avec la psychiatrie semblent en effet plus nombreux qu’auparavant, car il paraît y avoir plus d’hospitalisations ponctuelles et de courte durée, bien que sans suivi ni continuité. Que signifie aujourd’hui un contact avec la psychiatrie ? On peut avancer qu’un contact ne constitue pas une trajectoire psychiatrique, ni ne fait de la personne concernée une personne psychiatrisée. Les populations interpellées, on l’a vu, semblent moins dangereuses, au sens de la loi, que « mentales » (au sens du codage large dans le registre du mental de situations d’inadaptation sociale très variées) et vulnérables (au sens de manque extrême de ressources matérielles et sociales). Quelle proportion y aurait-il de cas psychiatriques avérés parmi les personnes avec antécédents psychiatriques ? Se pourrait-il que la psychiatrie constitue aujourd’hui la référence symbolique centrale, plutôt que l’acteur central, d’un dispositif de régulation de la conflictualité et de la vulnérabilité psychosociales dont les véritables protagonistes sont les intervenants psychosociaux qui l’alimentent ? Autrement dit, qu’est-ce que psychiatriser veut dire aujourd’hui ? Le terme convient-il encore ? L’importance relative des différentes situations qui sont à l’origine des demandes de service de l’UPS-J amène à se demander si le profil du psychosocial dangereux, en danger et dérangeant n’est pas en train de se délester de ses figures les plus typées tant sur le plan du recours au médical (le risque suicidaire)44 que sur celui du recours au pénal (les conflits entre étrangers), nettement sous-représentées. En revanche, la surreprésentation des situations ambiguës concernant les comportements incohérents, les conflits entre proches et les situations « autres » semblent indiquer que le psychosocial dont il est question dans les interventions semble, d’une part, moins dangereux que dérangeant et, d’autre part, moins urgent que chronique. Le manque de ressources extrême peut devenir une condition chronique de la personne qui se traduit par des situations ponctuelles de dérangement qu’il est urgent de gérer.
44. Les données qualitatives ont aussi permis de voir que dans ces cas le recours à l’UPS-J n’était pas lié à l’estimation du danger grave et immédiat. En général, la police et Urgences-santé sont déjà sur les lieux, ont déjà pris la décision d’un transport vers un centre hospitalier et recourent à l’UPS-J davantage pour des fonctions de liaison et d’arrimage de la personne avec les différents services et ressources du milieu.
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C H A P I T R E
7 LES SANS-LOGIS Une frontière mince avec l’itinérance1 Pierre Gaudreau2
La pénurie de logements qu’a vécue le Québec dans la première moitié de la décennie du nouveau millénaire nous force à nous interroger sur les définitions des termes itinérance, sans-abri, sans-logis. Les différences entre ces populations sont parfois imprécises et, au-delà de l’absence de toit, les autres caractéristiques sont souvent semblables. Par contre, les mesures qui sont destinées à ces populations ne sont pas de même nature, allant jusqu’à être discriminantes pour certaines d’entre elles. Ainsi, des mesures spéciales d’aide au logement ont été mises en place pour les ménages sans logis. Dans ce cas, l’État juge que l’absence de toit nécessite une intervention d’urgence, alors que cette absence serait plus acceptable pour les personnes en situation d’itinérance. Cette question, loin d’être sémantique, interpelle le milieu qui se préoccupe de la défense des droits des populations. Dans ce texte nous soulèverons certains des enjeux liés à cette question, dont la crise des sans-logis, celle des programmes
1. Ce texte est une mise à jour de l’exposé fait au colloque du Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale (CRI) en mai 2004. 2. Coordonnateur, Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal.
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d’aide, les problèmes de discrimination au regard de l’accès au logement, le rapport à l’itinérance, la diversité des besoins et des explications valides pour ces divers groupes.
7.1. LA CRISE DES SANS-LOGIS Au début des années 2000, on observe une situation sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale en ce qui a trait au parc de logements locatifs. Le taux d’inoccupation des logements locatifs atteint un bas niveau, en-deçà du théorique taux d’équilibre de 3 % ; il franchit la barre des 1 % dans bien des quartiers populaires. Cette situation est vécue d’abord à Montréal et à Gatineau ; elle s’étend ensuite à presque tous les centres urbains du Québec. Cette situation peut s’expliquer par de nombreux facteurs. À Montréal, l’immigration internationale et la migration des autres régions du Québec accroissent le nombre de ménages et en conséquence la demande de logements. D’une part, l’apparition d’une nouvelle catégorie de ménages formée par les personnes vivant seules et, d’autre part, le départ tardif de la maison des enfants adultes augmentent aussi la demande et exercent une pression sur le marché locatif, tout cela dans un contexte de croissance économique soutenue. On considère, d’un certain point de vue, qu’il n’y a pas de problèmes : le marché se porte bien, le prix des maisons augmente, les loyers explosent, augmentant de 20 % entre 2000 à 2005. Cependant, les revenus des plus démunis ne suivent pas. Les problèmes liés au non-paiement du loyer s’accroissent, de même que l’intolérance des propriétaires qui ont des dizaines de candidats prêts à occuper un logement vacant. À la Régie du logement, les demandes et les jugements d’éviction pour non-paiement de loyer augmentent de 12 % ; cela représente, pour 2005, 45 000 demandes (FRAPRU, 2006, p. 5). Au début de l’an 2000, les logements sont plus chers et plus rares. On voit alors poindre une situation où des ménages, (familles avec enfants, couples, personnes seules) qui avaient jusque-là un logement et qui, l’ayant quitté pour différentes raisons (éviction, départ volontaire, transformation du ménage, etc.), se retrouvent sans logement. Jusqu’à cette période, ces types de ménages réussissaient à trouver un logement, souvent cher, insalubre et mal situé, mais un logement tout de même. Or, à Montréal, dès les premiers mois de l’an 2001, l’Office municipal d’habitation et les comités de logement se retrouvent devant un nombre croissant de ménages sans logis. Pour répondre à cette situation, le Front
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d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) (un regroupement d’organismes québécois de lutte pour le droit au logement) exige et obtient la mise en place de mesures d’urgence pour le 1er juillet (moment où légalement le bail annuel liant locataire et propriétaire entre en vigueur).
7.2. UN PROGRAMME D’AIDE GÉNÉREUX Pour cette catégorie de ménages qui se retrouvent nouvellement à la rue, la réponse gouvernementale prend la forme de ce qu’on appelle le supplément au loyer d’urgence. Les ménages admissibles à cette aide bénéficient d’une subvention, versée au propriétaire, pour la part du loyer qui dépasse 25 % du revenu du locataire. Les sans-logis se voient donc offrir la même aide que les ménages habitant en logement social, mais cette formule passe par le secteur privé locatif. Plusieurs propriétaires privés sont pourtant réticents même si le loyer, aussi élevé soit-il, est garanti par l’État. L’Office municipal d’habitation a travaillé très fort et usé de divers arguments afin de convaincre ces propriétaires. Ce programme d’aide pour les sans-logis, mis en place le 1er juillet 2001, sera reconduit en juillet 2002. On voit alors apparaître des programmes d’aide pour les villes qui établissent un centre de relogement temporaire et de l’entreposage pour les biens des personnes touchées. En 2003 et 2004, ce programme sera accessible toute l’année (et pas uniquement pour la période autour du 1er juillet). En 2005, toutefois, il sera malheureusement réduit. Au total, en cinq ans, 5 150 logements bénéficieront du supplément d’urgence au loyer. En 2006, aucun nouveau logement ne sera ajouté à ce programme, le gouvernement utilisant ceux qui se libèrent pour répondre aux besoins des ménages sans logis. L’aide gouvernementale aux sans-logis est alors limitée aux familles et n’est plus offerte aux personnes seules. La raison d’être de ces mesures d’aide est non seulement de ne pas laisser les sans-logis à la rue, mais de leur offrir un logement à prix abordable. L’aide apportée aux personnes en situation d’itinérance a aussi été présente. Au cours de la même période, le gouvernement a contribué financièrement à la création de 757 logements sociaux pour sans domicile fixe (SDF) à Montréal. Cet effort, non négligeable, a pris la forme de projets de logements associés à des grands refuges, à des Auberges du cœur et à d’autres ressources en itinérance. Malgré tous ces efforts, en aucun cas on n’a vu se développer un discours présentant un plan d’action ayant pour objectif que personne parmi cette population ne reste à la rue. Au contraire, au même moment, l’inaction gouvernementale dans le dossier des maisons de chambres entraînait la disparition de 1 674 logements.
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7.3. UNE DISCRIMINATION FLAGRANTE Il existe, certes, des caractéristiques différentes entre les ménages sans logis et les personnes en situation d’itinérance. Mais la différence réside dans l’aide apportée à ces personnes, cette aide étant franchement disproportionnée. D’une part, on assiste à une mobilisation, à un effort concerté de différents paliers de gouvernement pour faire face à l’absence de logement, alors que, d’autre part, la pénurie de logements pour les personnes itinérantes constitue certes un enjeu, mais ne se présente pas comme une urgence. C’est comme si l’on se trouvait en présence de deux catégories de citoyens, deux formes de citoyenneté parmi les personnes qui se retrouvent sans logement : une pour laquelle le droit au logement est reconnu, l’autre pas. Ainsi, en juillet 2006, la ministre responsable du logement, madame Nathalie Normandeau, et le FRAPRU comparaient leurs chiffres : on cherchait à savoir précisément si le nombre de ménages sans logis était plus près de 150 personnes ou de 400. Au même moment, plus de 900 personnes se retrouvaient dans les différents refuges pour hommes, femmes et jeunes, à Montréal, sans compter ceux qui passaient la nuit dehors, squattaient, etc. À ce nombre il faut ajouter les centaines d’autres qui se retrouvaient dans les refuges et les hébergements temporaires à Québec, Longueuil, Sherbrooke, Gatineau, Saguenay, Valleyfield, etc. On est donc confronté à deux logiques. D’une part, on reconnaît aux sans-logis, définis comme des personnes ayant eu un logement, le droit à un logement. On intervient alors pour que l’absence d’accès à un logement ne dure pas, voire n’arrive pas. D’autre part, l’offre de logement fait partie des objectifs dans l’aide aux personnes itinérantes, mais cela ne constitue pas une priorité et, surtout, les moyens et les mesures nécessaires ne sont pas mis en place. Pourtant, pour ces personnes, l’offre d’un toit est cruciale. Certes, le logement n’est pas le seul élément de solution à l’itinérance, mais il en constitue un élément clé. La situation des personnes itinérantes étant complexe il est souvent nécessaire d’offrir un appui à la réinsertion en logement sous la forme de soutien communautaire, auquel s’ajoutent une diversité d’interventions : hébergements temporaires, travail de rue et de milieu, centres de jour et de soir, etc. Cela dit, ces diverses formes de soutien peuvent aussi être utiles, voire nécessaires, pour des populations fragiles qui ne sont pas issues de la rue. En fait, on peut constater que les réalités de ces deux groupes – les personnes sans logis et les personnes itinérantes – sont souvent proches. En effet, dans un bilan de l’opération nommée Opération 1er juillet 2002, l’Office municipal d’habitation de Montréal décrivait ainsi les ménages sans-logis :
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Plusieurs personnes seules présentaient un profil de personne proche de l’itinérance : elles vivaient dans des chambres ; elles avaient souvent changé de domicile ; elles recevaient de l’aide de différents programmes gouvernementaux… Enfin un certain nombre de personnes vivaient des situations d’urgence sociale ; violence conjugale, séparation difficile, itinérance, toxicomanie, séjour récent en maison de transition après une période d’incarcération (DiChiario, 2002, p. 10).
Il ne s’agit pas ici d’affirmer que la situation des personnes qualifiées de sans-logis est identique à celle des personnes en situation d’itinérance, mais il est important de noter que la frontière entre les deux est parfois très mince.
7.4. LOGEMENT ET ITINÉRANCE La question du logement a un lien direct avec l’itinérance, cela va de soi. La crise permanente du logement doit être comprise comme une « crise structurelle, puisqu’elle renvoie à la façon même dont est organisée l’offre de logement dans notre société et à l’exclusion qu’elle provoque d’une partie de la population qui n’a pas les moyens de se procurer ce qui est considéré comme une simple marchandise » (FRAPRU, 2006, p. 2). Cette crise permanente est un facteur d’itinérance à un double titre : elle conduit des gens à la rue et, pour celles qui s’y trouvent, la sortie est de plus en plus difficile. Depuis l’Année internationale du logement des sans-abri, en 1987, au Québec, la définition de l’itinérance comprend, parmi ses caractéristiques, l’absence de toit ou l’instabilité résidentielle. En effet, une personne itinérante est celle qui : n’a pas d’adresse fixe et [ni] l’assurance d’un logement stable, sécuritaire et salubre pour les jours à venir ; a un revenu très faible ; une accessibilité souvent [marquée par la] discrimination à son égard de la part des services publics ; des problèmes soit de santé mentale, d’alcoolisme et/ou de toxicomanie et/ou de désorganisation sociale et est dépourvue de groupe d’appartenance stable3.
3. Définition adoptée par le RAPSIM en 1990, d’après celle retenue par le Comité des sans-abri de la ville de Montréal en 1987. Cette définition a aussi été reprise par le Regroupement pour l’aide aux itinérants et itinérantes de Québec.
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Cette définition, datant de 1987, demeure valable. Elle a été reprise par les acteurs montréalais en itinérance au moment de l’adoption du Plan communautaire 2006 visant à baliser les modes et modalités de financement proposés par le gouvernement fédéral concernant le problème de l’itinérance. Une seule autre caractéristique y a été ajoutée : le jeu pathologique. Au moment des débats, les mouvements sociaux intervenant sur les questions de logement et d’itinérance (groupes de défense du droit au logement, organismes œuvrant en itinérance) ont retenu cette définition malgré le fait qu’elle différencie les mal logés et les sans-abri, d’une part, et les situations d’itinérance, d’autre part, qui incluent, évidemment, la question du logement. Force est alors de constater que les réalités vécues par les populations démunies, mal logées, itinérantes, sans logis remettent en cause les définitions, les revendications et les programmes qui leur sont destinés. Si l’on croise différentes définitions – celle de la Ville de Montréal caractérisant les ménages sans logis en 2002, celle adoptée en 1987 par la Ville et reprise par le milieu communautaire –, on trouve des similitudes. Dans chacune, on parle de pauvreté, d’instabilité résidentielle, de la forte prévalence de divers problèmes sociaux, dont la toxicomanie, la judiciarisation, etc. Il est important de préciser que nous n’affirmons pas l’absence de distinctions entre la population itinérante et la population des sans-logis. Nous voulons cependant souligner qu’au Québec ce sont les interventions politiques qui ont accentué cette différence en proposant des réponses différentes aux besoins de logement de ces populations. Si les ménages sans logis n’ont pas tous des problèmes de dépendance, de santé mentale, d’absence de réseau stable, etc., c’est aussi le cas pour les personnes itinérantes.
7.5. DES BESOINS DIVERS Pour répondre aux besoins de diverses personnes, les sans-logis et celles qui sont en situation itinérance, une diversité d’interventions en logement social est nécessaire. Cela dit, comment justifier la manière différente de construire le problème et les solutions apportées aux besoins concernant le logement quand on sait ce que dit la déclaration Droit de cité : « Personne ne devrait se retrouver sans-abri… il en va de notre responsabilité collective » (RSIQ, 2005).
LES SANS-LOGIS
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Le logement social avec soutien communautaire est la forme d’intervention qui s’est développée, au cours des ans, auprès des personnes itinérantes. Une diversité de pratiques coexistent : création de contextes de socialisation dans les maisons de chambres existantes, développement de petits projets en dehors du centre-ville ou tout près des grands refuges, etc. En fait, les organismes communautaires, en tant qu’organismes sans but lucratif, gèrent un parc de logements composé de plus de mille appartements dans lesquels est offert un soutien communautaire. Les personnes qui ont connu la rue y trouvent un logement permanent avec un loyer abordable correspondant généralement à 25 % de leur revenu. Ils assument les responsabilités qui y sont associées : payer régulièrement le loyer, l’entretenir, s’entendre avec le voisinage, etc. La présence d’une intervenante ou d’un intervenant est alors importante. Cela permet de régler les conflits qui surgissent, de favoriser une bonne insertion des personnes visées et d’assurer ainsi leur stabilité en logement. La demande en habitations à loyer modique (HLM)4 est grande, car de nombreuses personnes sont actuellement privées de l’accès à un toit décent à un prix abordable. Déjà, depuis plusieurs années, l’Office municipal d’habitation loge de telles personnes. Dans son parc de logements comprenant 22 000 appartements, les personnes seules sont parmi celles qui sont privilégiées. Dans certains cas, l’Office a conclu des ententes avec des groupes communautaires pour s’assurer qu’un soutien communautaire est apporté aux personnes qui en ont besoin. Non seulement l’obtention d’un HLM permet aux personnes dans le besoin d’avoir un logement stable, elle leur permet aussi de se retrouver dans un milieu mixte et non entre pairs (personnes ayant connu la rue, la dépendance, ayant des problèmes de santé mentale) et d’échapper un tant soit peu à l’étiquetage et à la stigmatisation qui caractérisent souvent ces situations. Ce désir de vivre dans un certain anonymat est régulièrement évoqué par les personnes en situation d’itinérance. Par ailleurs, le soutien communautaire qui permet d’assurer la stabilité dans un logement n’est pas le propre de la population itinérante. En effet, si l’on s’intéresse aux ménages sans logis (à un certain moment) qui ont pu bénéficier d’un logement subventionné, plus de 40 % de ceux-ci avaient quitté les lieux après seulement deux ans (DiChiario, 2002, p. 18). Cela s’explique en partie par la mauvaise qualité des logements loués et par le secteur de localisation. Mais force est d’admettre que ce taux de stabilité en logement est très bas. Il est de fait inférieur à celui des 4. Au Québec, HLM est utilisé au masculin, même si l’on parle d’une habitation à loyer modique.
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organismes sans but lucratif (OSBL) qui logent des personnes itinérantes. On peut donc affirmer que, dans ce cas, l’offre de soutien communautaire est déterminante.
7.6. DES FACTEURS CONVERGENTS Entre le clochard alcoolique et l’usagère de drogue injectable qui se retrouvent à la rue et des locataires démunis qui se retrouvent sans logis, des différences sensibles apparaissent. Les besoins reconnus dans ces divers cas de figure sont influencés par des facteurs structurels. Le premier de ces facteurs est le logement. En rattrapant la réalité du marché immobilier canadien, l’accessibilité au marché québécois s’est rétrécie davantage pour les exclus. En effet, il est devenu quasi impossible de se trouver une chambre ou un logement à prix abordable dans plusieurs villes du Québec. On le sait maintenant, cette réalité perdurera même si les taux d’inoccupation des logements locatifs augmenteront. Plus encore, le nombre de logements à bas prix ne bougera pas. En effet, le stock de ces logements ayant diminué, il est largement inférieur au nombre de ménages à faible revenu qui en aurait besoin. Un deuxième facteur important est l’appauvrissement des plus démunis. La fin des années 1990 et le début des années 2000 ont été marqués par une période de croissance économique qui a, entre autres, renfloué les coffres de l’État. Les différents gouvernements en place au Canada, caractérisés par une politique néolibérale, ont adopté des mesures qui ont favorisé l’accroissement des écarts entre les pauvres et les riches. Dans son budget 2000-2001, le ministre canadien des Finances, monsieur Paul Martin, a accordé 95 milliards de dollars de réduction de l’impôt sur le revenu pour une période de cinq ans. Cette mesure ne touche cependant pas le tiers de la population qui est la plus pauvre, car celle-ci ne paie pas d’impôt ; ce sont donc des revenus qui lui ont échappé. Néanmoins, cette population a souffert de la baisse de prestations des programmes d’aide sociale et de chômage, conséquence de l’abolition du Régime d’assurance publique du Canada et du Régime d’assurance-chômage du Canada. De plus, le seuil de couverture des besoins essentiels a diminué, de 41 % à 33 %, pour une personne seule vivant de l’aide sociale et classée comme étant apte au travail (à Montréal). Très concrètement, en se basant sur le coût moyen d’un appartement de trois pièces et demie, le revenu disponible, une fois le loyer payé et les dépenses liées à la nourriture, à la santé, aux vêtements, au transport soustraites, est de 8 $ par mois (RSIQ, 2004, p. 3).
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Le rapprochement entre les situations en ce qui concerne le logement pour les personnes itinérantes et celles des sans-logis se vérifie aussi, depuis plusieurs années, dans les grandes villes canadiennes à l’ouest du Québec, où l’on observe une augmentation du nombre de familles, de travailleurs et travailleuses et d’enfants dans les refuges. Ainsi, tout près du Québec, dans la ville d’Ottawa, les refuges peuvent accueillir mille personnes. On y a réservé 250 lits aux familles. Les enfants représentaient 12 % des personnes itinérantes accueillies dans ces lieux en 2004 (Alliance pour mettre un terme à l’itinérance, 2005). Cette réalité se vit aussi au Québec, dans la région de Gatineau. Cependant, le réseau des ressources en itinérance travaille dans une optique un peu différente et cherche, par les mesures proposées, à atténuer les différences que nous avons évoquées ici. Ainsi, en juin 2006, on inaugurait un projet de logement social avec soutien communautaire qui offre aussi bien des logements permanents à des locataires démunis et à des personnes ayant vécu des périodes d’itinérance que des logements temporaires à des ménages se retrouvant sans logis.
EN GUISE DE CONCLUSION La réalité de l’itinérance est complexe et peut-être encore davantage dans les grands centres comme Montréal où l’on retrouve ce que l’on appellerait des cultures de la rue. Elle s’est aggravée avec la crise du logement, au début des années 2000. Cette nouvelle réalité force à interroger non seulement les définitions, mais aussi les stratégies, les politiques, les programmes et les revendications des organisations de défense de droits pour arriver à penser des solutions renouvelées. Jusqu’à présent, tous ces changements, tant ceux liés aux réalités des personnes que ceux associés aux caractéristiques des différents programmes d’aide, n’ont pas transformé les interventions des groupes. Des alliances se font ou se refont cependant dans des dossiers comme celui du développement ou du maintien des maisons de chambres ou du financement du soutien communautaire. Les interventions de l’État, particulièrement en matière de planification des services de santé, peuvent être analysées comme une tentative de contrôler le logement social pour répondre uniquement aux besoins en santé et pour faire face aux impacts d’une nouvelle vague de désinstitutionnalisation. Cela dit, au-delà des réalités différentes, bien que parfois semblables, le besoin fondamental d’un toit nécessite une intervention politique forte et commune pour garantir ce droit aux exclus.
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L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES Alliance d’Ottawa pour mettre un terme à l’itinérance (2005). « Être itinérant. Premier bulletin sur l’itinérance à Ottawa », Bulletin de l’Alliance d’Ottawa pour mettre un terme à l’itinérance, 16 p. <www.unitedwayottawa. ca/downloads/ateh_f.pdf>. DiChiario, D. (2002). Bilan provisoire de l’opération 1er juillet 2002, Montréal, Office municipal d’habitation de Montréal. FRAPRU (2006). La crise et nos stratégies, document du 26e congrès du FRAPRU, juin 2006. RSIQ (2004). Mémoire sur le projet de loi 57 sur l’aide aux personnes et aux familles, Montréal, RSIQ. RSIQ (2005). Droit de cité, déclaration émise par le Réseau SOLIDARITÉ itinérance du Québec à l’occasion des États généraux de l’itinérance, Montréal.
C H A P I T R E
8 LA GESTION PÉNALE DE L’ITINÉRANCE Un enjeu pour la défense des droits Céline Bellot Bernard St-Jacques
L’itinérance est un crime. Cette affirmation peut paraître déplacée. Pourtant, elle est séculaire. D’un côté, les lois qui ont fait, par exemple, un délit du vagabondage sont nombreuses (Castel, 1995). De l’autre, les liens entre pauvreté et enfermement ne sont plus à démontrer (Bellot, 2001 ; Bernard, 2005 ; Marchetti, 1997 ; Mary, 2003 ; Wacquant, 2004). Le contrôle pénal constitue donc l’une des réponses sociétales dans la mesure où l’itinérance apparaît comme une menace à l’ordre établi (Bellot, 2000 ; Laberge et al., 1998). Dès lors, punir, enfermer les personnes itinérantes serait légitime (Pirès, 2001). Cependant, si la rhétorique de la nécessité du contrôle pénal de l’itinérance est largement connue, la mise en œuvre de ce dernier l’est beaucoup moins aujourd’hui. En effet, l’itinérance n’est plus un délit. Pourtant, les témoignages de personnes itinérantes et les observations d’inter venants sociaux sont nombreux sur l’existence d’interventions pénales à l’égard de l’itinérance à Montréal (Laberge et Landreville, 2000 ; Landreville et al., 1998). Comment s’exerce le contrôle pénal ? Avec quels outils ? Quelles en sont les conséquences ? Ces interrogations ont été au cœur d’une recherche dont nous présenterons les résultats ici. Mais, au-delà de la présentation de l’état de la judiciarisation des personnes itinérantes,
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L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
il s’agit de montrer comment des stratégies d’action peuvent faire face à ce contrôle pénal en présentant les démarches entreprises par l’Opération Droits devant.
8.1. LA JUDICIARISATION1 DES POPULATIONS ITINÉRANTES À MONTRÉAL : DES FAITS2 Analyser la judiciarisation des populations itinérantes à Montréal impose, dans un premier temps, que l’on revienne sur les outils pénaux de cette judiciarisation pour mieux considérer les pratiques par la suite.
8.1.1. LES OUTILS DE LA JUDICIARISATION Pour comprendre les pratiques de la judiciarisation, il s’agissait d’abord d’appréhender les outils utilisés pour soutenir l’intervention juridique. À Montréal, cette pénalisation s’est construite à partir des règlements municipaux, des règlements de la Société de transport, mais aussi autour du Code de la sécurité routière, notamment dans le cadre de la pénalisation de la pratique du squeegee (Bellot, 2001 ; Bellot et al., 2005). Il s’agit donc d’infractions pénales. L’un des défis de cette recherche a d’abord été un défi méthodologique. En effet, contrairement aux infractions criminelles qui font l’objet d’une compilation statistique annuelle, organisée et structurée depuis de nombreuses décennies, les infractions pénales ne sont ni répertoriées ni comptabilisées. De ce fait, les mécanismes de connaissance des pratiques concernant les infractions pénales n’existent pas. Leur absence ou leur inexistence peut nous interpeller. Si, à l’instar de Robert (1977), on peut penser que les statistiques criminelles nous en disent plus sur les pratiques policières à l’égard de la criminalité que sur la criminalité elle-même, que peut-il en être de pratiques portant sur des infractions pénales qui ne sont
1. Le terme judiciarisation est un terme général qui qualifie l’utilisation du droit comme réponse à un problème social. Dans le cadre de ce chapitre, il renvoie à l’utilisation du droit pénal comme source d’intervention par la prise en charge judiciaire par la cour municipale de la situation des personnes itinérantes. Il est alors utilisé comme synonyme de pénalisation. 2. Pour un portrait détaillé de cette judiciarisation, voir le rapport de recherche : Bellot, Raffestin, Royer et Noël, Judiciarisation et criminalisation des populations itinérantes à Montréal, 2005. Sur le site du Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes (RAPSIM) : <www.rapsim. org>, dans la section Documents.
LA GESTION PÉNALE DE L’ITINÉRANCE
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même pas répertoriées ? Certes, dans l’appareillage judiciaire, ces infractions sont considérées comme mineures, tant par rapport aux comportements répréhensibles qu’elles qualifient que par rapport à l’ensemble du système judiciaire. En bref, il s’agit d’événements anodins auxquels le système pénal porte lui-même peu d’intérêt. Pour autant, les perspectives de la tolérance zéro3, inspirées par la théorie du carreau brisé4, postulent que, loin d’être mineures, ces infractions seraient la première étape d’une escalade vers la criminalité, tant pour les personnes qui les commettent que pour les communautés qui les vivent. Par conséquent, les pratiques de tolérance zéro se sont structurées autour de la pénalisation5 de certains comportements définis le plus souvent comme des incivilités, à partir d’un appareillage législatif de type municipal ou provincial. Ainsi, l’Ontario, la ColombieBritannique ont adopté des lois, de type Safe Street Act, qui définissaient un certain nombre d’infractions relatives à l’occupation de l’espace public (le flânage, la quête, le squeegee), tandis que le Québec laissait le soin aux municipalités de définir, avec leurs corps policiers, les lois à utiliser pour pénaliser l’occupation de l’espace public. Cette pratique contribue à rendre invisible la judiciarisation, puisqu’il n’est pas possible d’en cerner l’ampleur ni d’en connaître les contours. C’est dans ce « trou noir » alimenté par nos propres observations et les témoignages des intervenants et des personnes itinérantes que nous avons plongé.
3. La tolérance zéro désigne une stratégie politique, policière et judiciaire qui vise à judiciariser de nombreuses incivilités susceptibles d’affecter l’ordre social urbain en vue de les éradiquer. Ce mouvement parti de New York, soutenu par le maire Giuliani, s’est rapidement étendu à l’ensemble des villes et des pays occidentaux. Pour en savoir plus, voir C. Bellot, « La tolérance zéro », Politiques sociales, nos 1 et 2, 2002. 4. La théorie du « carreau brisé » ou « broken windows » a été développée par Wilson et Kelling dans un article paru en 1982 dans Atlantic Monthly. Elle postule que l’absence de réaction sociale ou pénale à de petites infractions ou aux incivilités contribue à renforcer la désorganisation sociale dans un quartier et à alimenter une criminalité plus grave. Pour un commentaire de cette théorie et la contestation de sa validité empirique, voir Harcourt (2006). 5. Au sens juridique du terme, la pénalisation consiste dans l’utilisation du droit pénal pour intervenir dans des situations qui jusque-là faisaient l’objet d’interventions sociales. Il s’agit donc d’une utilisation particulière du droit pénal et, par extension, parfois du droit criminel pour réagir à des situations problématiques. La criminalisation renvoie pour sa part au processus par lequel le législateur crée des infractions pénales ou criminelles. Au Canada, seul le législateur fédéral a le pouvoir de créer des infractions criminelles qui seront incluses dans le Code criminel. Les législateurs provinciaux comme les conseils municipaux peuvent créer des infractions pénales par le biais de lois provinciales ou de règlements municipaux.
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L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
8.1.2. BREF APERÇU MÉTHODOLOGIQUE Pour appréhender ce « trou noir », il s’agissait de bâtir une méthodologie qui se rapprocherait des méthodes utilisées pour bâtir les statistiques criminelles. Pour y parvenir, nous avons travaillé à l’aide de données publiques. La cour municipale de Montréal dispose en effet de banques de données qui compilent l’ensemble des constats d’infraction émis en vertu des différents règlements municipaux, mais aussi de lois provinciales, notamment celles relatives à la sécurité routière. Comme il s’agit de données publiques, toute personne peut y accéder à partir du nom et de la date de naissance d’un individu ou de son adresse de domicile. Mais dans le cas des populations itinérantes qui nous intéressaient, nous ne pouvions avoir ces informations. Nous savions, par ailleurs, que des personnes itinérantes utilisent l’adresse de certaines ressources comme domicile lors de l’émission d’un constat d’infraction. Nous avons donc construit une liste des adresses civiques de 16 ressources œuvrant auprès des populations itinérantes à Montréal en excluant les ressources qui avaient une adresse confidentielle. Pour extraire les constats d’infraction relatifs à notre étude, nous avons donc dû procéder à partir de l’adresse inscrite sur les constats. C’est pourquoi les résultats de cette recherche sont la pointe de l’iceberg de la judiciarisation des populations itinérantes, puisqu’on n’y retrouve que les contraventions des personnes qui ont donné l’adresse d’un organisme œuvrant auprès des personnes itinérantes à Montréal6. Nous avons pu extraire de la banque 22 685 contraventions émises entre le 1er avril 1994 et le 31 mars 2004. Ces constats d’infraction concernaient 4 036 personnes (3 732 hommes – 92 % et 303 femmes – 8 %). L’âge moyen au moment de l’infraction était de 33 ans. Quant aux infractions reprochées, 13 176 (58 %) constats relevaient de la réglementation municipale ; 9 285 constats (41 %) relevaient du règlement de la Société de transport et 225 constats (1 %) d’autres lois ou règlements, notamment la loi sur l’interdiction de fumer dans les espaces publics.
6. En outre, ils n’incluent pas les constats d’infraction émis en vertu du Code de la sécurité routière (comme la judiciarisation du squeegee, par exemple) ou les infractions relevant du Code criminel. Nous avons cependant rencontré 29 personnes itinérantes dans le cadre de cette recherche et obtenu leur autorisation pour obtenir l’ensemble de leur dossier judiciaire. À partir de ces 29 dossiers (ces personnes sont par ailleurs proches des caractéristiques sociodémographiques de l’autre banque de données), nous avons observé que les infractions pénales représentent plus de 75 % de l’ensemble des faits reprochés, 15 % des faits étant relatifs aux infractions criminelles, et un peu plus de 10 % relevant du Code de la sécurité routière.
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LA GESTION PÉNALE DE L’ITINÉRANCE
Les faits saillants de cette recherche sont l’augmentation de la judiciarisation pour la période 1994-2004 de l’occupation de l’espace public ; le recours généralisé à l’emprisonnement pour non-paiement d’amende et, enfin, l’explosion des coûts financiers pour les personnes itinérantes et le système pénal.
8.1.3. L’AUGMENTATION DE LA JUDICIARISATION DE L’OCCUPATION DE L’ESPACE PUBLIC L’analyse des constats d’infraction délivrés pour la période de dix ans a permis de constater la hausse des contraventions reçues par les populations itinérantes et l’augmentation de la judiciarisation de l’occupation de l’espace public.
8.1.3.1. L’augmentation de l’émission des contraventions L’analyse de l’évolution du nombre de contraventions émises à Montréal entre 1994 et 2004 révèle une forte augmentation. Ainsi, en 1995, 1 422 constats d’infraction étaient émis, alors qu’en 2003 on en compte 4 202 (voir le tableau 8.1). Les années 1994 et 2004 ne sont pas complètes, si l’on considère la période d’extraction des données déjà mentionnée. Mais l’émission de constats d’infraction pour le premier trimestre de 2004, soit 1 326, correspond pratiquement à l’émission de constats d’infraction pour l’année 1995 au complet, soit 1 422 constats.
Tableau 8.1
Nombre de constats d’infraction par année Année 1994 (1er avril au 31 déc.) 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 (1er janvier au 31 mars) TOTAL
Fréquence
%
1 069 1 422 1 608 1 275 1 727 2 203 2 036 2 583 3 234 4 202 1 326 22 685
4,7 6,3 7,1 5,6 7,6 9,7 9,0 11,4 14,3 18,5 5,8 100,0
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L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
Ces résultats montrent l’impact des pratiques de tolérance zéro, instaurées à partir des années 1998-1999, qui ont permis de quadrupler au fil du temps le recours à l’intervention pénale auprès des populations itinérantes. Pourtant, officiellement, aucune politique de tolérance zéro n’a été adoptée par la Ville de Montréal. Cette augmentation montre cependant que, sans aucune politique officielle, la police de Montréal, comme les agents de sécurité du métro, ont eu davantage recours à des outils de répression pour contrôler les populations itinérantes.
8.1.3.2. Les infractions reprochées concernent principalement la paix et l’ordre publics L’étude des infractions reprochées dans les constats analysés, que ce soit en vertu des règlements de la Ville de Montréal ou des règlements de la Société de transport, montre que la judiciarisation porte essentiellement sur l’occupation de l’espace public, puisque les faits reprochés et sanctionnés relèvent le plus souvent de l’ivresse publique et de la présence dans l’espace public. Les tableaux 8.2 et 8.3 présentent les fréquences des cinq principales infractions aux règlements de la Ville et de la Société de transport de Montréal (STM), ainsi qu’aux Règlements refondus de la Ville de Montréal (RRVM).
Tableau 8.2
Les cinq infractions les plus fréquentes liées aux règlements de la Ville de Montréal Infraction Avoir consommé des boissons alcoolisées sur le domaine public Avoir été trouvé gisant, flânant ivre sur une voie ou place publique Avoir gêné ou entravé la libre circulation, en s’immobilisant, rôdant, flânant sur la place publique S’être tenu sur le domaine public pour offrir ses services S’être trouvé dans un parc après les heures d’ouverture TOTAL
Fréquence
% RRVM
% Total
2 747
20,8
12,1
2 492
18,9
11,0
1 579
12,0
7,0
862
6,5
3,8
675 8 355
3,9 63,4
3,0 36,8
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Tableau 8.3
Les cinq infractions les plus fréquentes liées aux règlements de la Société de transport de Montréal (STM) Infraction Avoir gêné ou entravé la libre circulation en s’immobilisant, rôdant, flânant dans une station de métro Avoir obtenu ou tenté d’obtenir un voyage sans en avoir acquitté le prix S’être couché ou étendu sur un banc, un siège, le plancher d’un véhicule ou dans une station de métro Avoir consommé des boissons alcoolisées dans une station de métro ou un véhicule Avoir désobéi à une directive affichée par la STM TOTAL
Fréquence
% STM
% Total
2 334
25,1
10,3
2 057
22,2
9,1
1 277
13,8
5,6
701
7,5
3,1
448 6 817
4,8 73,4
2,0 30,0
Ainsi, il apparaît que la judiciarisation organisée par le biais des contraventions émises tend à faire des infractions de certaines formes d’occupation de l’espace public. La menace à l’ordre public tiendrait au fait de l’ébriété dans l’espace public comme de la présence dans cet espace des personnes itinérantes. Pourtant, le libellé des infractions tel qu’il se retrouve dans les règlements est le plus souvent très ouvert et sujet à interprétation. À partir de quand et comment gêne-t-on la circulation ? Que veut dire flâner ? À ces questions, la police de Montréal ou le service de sécurité de la Société de transport ne donnent pas de réponse si ce n’est de mentionner le pouvoir discrétionnaire des policiers dans leur évaluation de la situation. Or, la différence entre infractions pénales et infractions criminelles se situe aussi à ce niveau. En effet, un des principes de droit fondamental reconnus par la Charte des droits de la personne et les tribunaux consiste dans le fait que les infractions criminelles doivent faire l’objet d’une définition précise et d’une interprétation stricte. Pour qu’il y ait infraction criminelle, il faut que les éléments permettant de caractériser cette infraction soient présents dans la situation que le policier ou le procureur de la Couronne souhaitent qualifier. Sur le plan pénal, ces garanties ne semblent pas prévaloir ; il appartient donc aux policiers ou aux agents de sécurité du métro de définir à quel moment la personne est en situation d’ébriété ou entrave la circulation dans le domaine public. Il importe de préciser que le vagabondage ou
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l’itinérance ne constituent pas une infraction en soi. Les libellés des infractions analysées montrent qu’ils ne sont pas non plus spécifiques de la population itinérante en tant que telle. A priori, toute personne pourrait se voir reprocher de flâner ou d’être en état d’ébriété sur la voie publique. Au regard de l’ébriété publique dans le cadre des règlements municipaux, le policier a le pouvoir de décider de la situation sans aucun autre paramètre que son propre jugement. Si l’on compare cette situation avec celle de la conduite en état d’ébriété qui est une infraction criminelle, on notera qu’il faut, dans ce dernier cas, un test probant d’alcoométrie pour qualifier la situation. Ces pratiques de pénalisation montrent que l’interprétation de la situation appartient essentiellement au policier qui intervient. Il n’y a pas de guide ni même de cadre dans la législation qui permet de préciser, clarifier et qualifier le contenu de l’infraction. Pour autant, ce sont ces outils pénaux qu’on utilise pour définir comment la présence de certaines personnes, en l’occurrence des personnes itinérantes, devient une infraction, une menace à l’ordre public. Il s’agit de toute évidence d’une stratégie punitive « préventive » : on ne reproche pas, ou très rarement, à ces personnes des comportements particuliers ; on leur reproche d’être là, ou d’être intoxiquées sans aucune évaluation de cette intoxication. Le risque d’éventuels comportements criminels ne fait pas partie du spectre de décisions, même si les perspectives de la tolérance zéro s’ancrent dans une dynamique de prévention de la criminalité. L’ébriété dans l’espace public, le flânage seraient des infractions mineures qui, dans la perspective de la tolérance zéro, sont susceptibles de contribuer à accroître le développement de comportements criminels plus graves. L’émission de constats d’infraction n’est cependant que le premier élément du parcours judiciaire des contraventions. Nous avons cherché à comprendre le cheminement judiciaire de ces constats d’infraction et pu constater le recours généralisé à l’emprisonnement pour non-paiement d’amende.
8.1.4. LE RECOURS GÉNÉRALISÉ À L’EMPRISONNEMENT POUR NON-PAIEMENT D’AMENDE Puisque ces infractions sont définies comme étant mineures par le système judiciaire, les procédures qui y sont liées sont relativement simples. Ainsi, le fardeau de la preuve est renversé. Dès l’émission du constat d’infraction, la personne est réputée coupable à moins qu’elle ne conteste, dans les 30 jours, cette culpabilité. S’agissant de personnes itinérantes, celles-ci sont peu nombreuses à contester. Dans la très grande majorité des cas, le verdict définitif de culpabilité de la personne sera rendu par défaut, en l’absence de débat contradictoire, alors même que le libellé des infractions reprochées
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suppose interprétation. L’absence de la personne dans le processus judiciaire caractérise le parcours des contraventions dès le jugement. En effet, les contraventions vont cheminer dans un processus administratif-judiciaire où un juge intervient à chaque étape pour constater par défaut la défaillance du coupable dans le paiement de son amende : du jugement à la saisie, du mandat d’amener au mandat d’emprisonnement. Pour autant, ce processus a des conséquences : d’une part, il va accroître le coût financier de l’infraction ; d’autre part, il va s’étendre sur de nombreux mois, voire des années, pendant lesquels la personne demeure qualifiée de défaillante, puisqu’elle n’aura payé ni son amende initiale ni les frais de justice ultérieurs. L’analyse des constats d’infraction a permis d’étudier les montants et la durée de leur parcours judiciaire, comme le présente le tableau 8.4. Ainsi, au terme du processus, l’infraction a vu son coût financier tripler en moyenne, et son terme arriver plus de quatre ans en moyenne après l’émission du constat d’infraction. L’analyse du parcours judiciaire des constats d’infraction radiés (fermés)7 permet de dresser le constat suivant : dans 72 % des cas, soit 5 531 constats d’infraction, la radiation se réalise par l’exécution d’un mandat d’emprisonnement, c’est-à-dire par l’incarcération de la personne itinérante pour non-paiement d’amende, et environ 15 % par travaux compensatoires8.
7. Les constats d’infraction radiés sont ceux qui ont connu un aboutissement judiciaire, c’est-à-dire l’exécution d’une sanction pénale principale (l’amende) ou d’une sanction qui compense la non-exécution du paiement d’amende, c’est-à-dire les travaux compensatoires ou l’emprisonnement pour non-paiement d’amende. La radiation est donc l’événement juridique qui met fin au constat d’infraction par exécution. Les radiations possibles sont le paiement de l’amende, l’arrêt des procédures (en cas de décès par exemple de la personne), les travaux compensatoires, l’emprisonnement pour nonpaiement d’amende. La radiation pour créances douteuses est une radiation d’abord et avant tout comptable. Il s’agit d’une décision de gestion de la cour municipale de renoncer au recouvrement direct par paiement du constat d’infraction ou indirect par les aménagements comme les travaux compensatoires ou l’emprisonnement pour nonpaiement d’amende. Cette situation est relativement exceptionnelle, mais elle est apparue de manière importante (9,6 % de nos cas ; voir la figure 8.1) en raison d’une radiation comptable opérée au moment de la fusion des villes à la ville de Montréal en 2000. Pour pouvoir fusionner l’ensemble des banques de constats d’infraction avec les différentes autres cours municipales existantes, par exemple la cour municipale d’Outremont, les gestionnaires ont procédé à une radiation d’un certain nombre de créances dont l’espoir de recouvrement était minime. 8. Les travaux compensatoires sont des travaux exercés dans la collectivité par la personne reconnue coupable en vue de compenser le non-paiement de la sanction principale, c’est-à-dire l’amende et les frais de justice afférents. Leur organisation rappelle les travaux communautaires mais ils ne sont pas juridiquement une sanction principale, ils sont un aménagement de l’exécution de la sanction qu’est l’amende. Le terme compensatoire fait référence à cette logique de remplacement de la sanction principale.
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Tableau 8.4
Étape au dossier : durée moyenne et frais médians Durée moyenne
Total cumulé
Frais médians
Total
Constat
−
−
120 $
Jugement
236 jours (8 mois) 207 jours (7 mois) 104 jours (3 mois) 459 jours (1 an 3 mois) 792 jours (2 ans 2 mois)
236 jours (8 mois) 443 jours (1 an 3 mois) 547 jours (1 an 6 mois) 1 006 jours (2 ans 9 mois) 1 798 jours (4 ans 11 mois)
Amende initiale = 120 $ 60 $ 49 $
229 $
71 $
300 $
71 $
371 $
−
−
Bref de saisie Mandat d’amener Mandat d’emprisonnement Radiation
180 $
La figure 8.1 présente la fréquence des différents types de radiations pour les constats d’infraction qui ont eu un aboutissement judiciaire, c’est-à-dire les dossiers qui étaient fermés au moment de l’extraction des données. Cette figure montre qu’inexorablement le constat d’infraction émis pour contester la présence dans l’espace public d’une personne itinérante conduit celle-ci le plus souvent à être retirée de manière coercitive de cet espace, par son incarcération. Dès lors, entre la rue et la prison, il n’existe que le temps de ce processus judiciaire où la personne itinérante n’est jamais entendue. Elle ne le sera ultimement que lorsque les policiers l’arrêteront en vertu du mandat d’emprisonnement qui a été émis contre elle et qu’elle sera alors présentée devant un juge. Ce juge, constatant les défaillances dans le paiement des infractions et des frais de justice, aura alors l’occasion de « convertir » cette dette en journées de prison. La conversion actuelle utilisée par la cour municipale est d’une journée de prison par 25 $ de montant dû. Il importe ici de rappeler, d’une part, qu’il s’agit d’infractions pénales, donc qualifiées de mineures, et, d’autre part, que le Québec comme le Canada ont fait de l’incarcération une voie de dernier recours dans leurs politiques criminelles respectives. Cette philosophie de l’emprisonnement comme dernier recours ne parvient pas à s’appliquer dans le cadre des infractions pénales, notamment en raison de l’absence d’analyse de ces dernières. On est donc ici dans une situation paradoxale où, parce que les
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Figure 8.1
Les motifs de la radiation pour les dossiers fermés Emprisonnement 72,3 %
Créances douteuses 9,6 %
Travaux compensatoires 14,9 % Autre 3,2 %
Arrêt des procédures 0,1 %
infractions reprochées sont qualifiées de mineures, les mécanismes de protection de la défense et des droits judiciaires sont peu opérants et développés9 et où, en même temps, la grande majorité de ces infractions aboutissement à une incarcération au terme d’un processus plus administratif que judiciaire. Cette analyse des pratiques judiciaires nous a conduits à considérer les coûts financiers de la judiciarisation pour les personnes itinérantes et le système pénal.
9. Il faut rappeler ici que, s’agissant d’infractions pénales, celles-ci ne sont pas couvertes par l’aide juridique (ou dans de très rares exceptions). La personne itinérante a droit à un avocat de l’aide juridique au moment du débat sur son incarcération. Peu le demandent dans la mesure où le débat ne porte pas sur leur culpabilité, mais bien sur l’aménagement de leur peine principale, soit l’amende.
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L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
8.1.5. L’EXPLOSION DES COÛTS POUR LES PERSONNES ITINÉRANTES ET LE SYSTÈME PÉNAL L’analyse de l’ensemble des constats d’infraction et de leur parcours a permis aussi de considérer les différents coûts associés à cette judiciarisation. La figure 8.2 présente les montants totaux actuels pour chaque année. En 1995, les montants totaux réclamés pour les constats d’infraction étaient de l’ordre de 136 000 $, alors qu’ils étaient de plus de 828 000 $ pour l’année 2003. Cette figure permet, d’une part, de chiffrer le poids de l’augmentation de l’émission des constats d’infraction en termes de coûts pour les personnes itinérantes et, d’autre part, de considérer les enjeux relatifs au paiement de ces amendes.
Figure 8.2
Montant total ($) (somme)
Montants totaux des amendes initiales et frais de justice réclamés par année
Il devient dès lors important de considérer que les personnes itinérantes ont de plus en plus de dettes à l’endroit de la cour municipale. Cette situation de débiteur fait en sorte que le système judiciaire maintient un contrôle sur les personnes itinérantes, d’autant plus que la durée totale du processus judiciaire et l’augmentation des frais contribuent au cumul de ces dettes.
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Tableau 8.5
Montant de l’amende, augmentation des frais et prévisions Variables
Moyenne
Somme
Constats radiés (n = 7 651)
Le montant initial de l’amende Le montant total Ratio d’augmentation
123 $ 320 $ 3,2
942 004 $ 2 444 965 $ −
Constats actifs (n = 15 035)
Le montant initial de l’amende Le montant total actuel Le montant total prévisible
122 $ 185 $ 320 $
1 819 494 $ 2 788 015 $ 4 811 200 $
Considérant le parcours habituel de ces constats d’infraction (l’emprisonnement pour non-paiement d’amende comme forme de radiation la plus courante), la question des coûts judiciaires s’avère plus importante encore. Ainsi, pour les constats d’infraction radiés entre 1994 et 2004, le montant total des amendes perçues est d’environ 2,4 millions de dollars (plus exactement 2 444 965 $). Comme les montants moyens ne diffèrent pas significativement selon le statut du dossier (radié ou actif), on peut prédire que l’ensemble des dossiers ouverts à l’heure actuelle connaîtra une augmentation similaire, soit un ratio de 3,2. Il est donc possible de prévoir un montant total pour les dossiers encore ouverts de 4 811 200 $. En d’autres mots, au mois de janvier 2005, date de l’extraction de la banque de données, la population itinérante judiciarisée de Montréal devait à la cour municipale plus de 4,8 millions de dollars. L’analyse des constats d’infraction émis aux personnes utilisatrices de services pour les populations itinérantes a permis de constater l’augmentation importante de la judiciarisation et l’explosion des coûts liés à celle-ci, tant pour les personnes itinérantes que pour le système judiciaire et, par extension, pour la population en général. Bien que les gouvernements semblent avancer, dans leurs politiques, l’idée que l’incarcération doit être le dernier recours dans la gestion de la criminalité, il devient paradoxal de constater que l’incarcération demeure le mode privilégié de gestion des infractions pénales qui ne sont, de surcroît, même pas comptabilisées dans les statistiques criminelles. Face aux coûts de ce système, aux conséquences préjudiciables pour les personnes, n’est- il pas temps de trouver d’autres solutions que l’intervention pénale et l’incarcération pour répondre à la situation d’itinérance que vivent les personnes, notamment les jeunes en difficulté ? C’est à cette recherche d’autres avenues que travaille l’Opération Droits devant.
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8.2. L’OPÉRATION DROITS DEVANT Comme nous l’avons vu, la réponse régulièrement donnée à la présence de populations marginalisées dans l’espace public passe par une gestion pénale de l’itinérance, alors que les acteurs de la relation d’aide sont loin d’être outillés pour y faire face. Les ressources communautaires ne disposent pas de l’expertise dans le domaine judiciaire et encore moins des moyens financiers permettant d’impliquer des avocats dans le règlement de la piètre situation judiciaire de plusieurs personnes en situation d’itinérance. Voilà pourquoi les organismes communautaires de Montréal ont choisi de développer une pratique fondée sur la défense des droits pour faire face à cette judiciarisation. Nous présenterons l’origine de l’Opératon Droits devant pour décrire les actions réalisées.
8.2.1. L’ORIGINE DE L’OPÉRATION DROITS DEVANT L’Opératon Droits devant est une pratique développée par les ressources communautaires montréalaises. Cet accompagnement dans le domaine judiciaire est né d’une montée de la répression dans l’espace public montréalais, de même que de la collecte de contraventions en vue de documenter la situation de judiciarisation. En fait, l’idée première de l’Opération Droits devant découle d’une prise de conscience de la nécessité de mettre en commun et de promouvoir des pratiques déjà existantes pour faire face tant à l’absence de données sur le phénomène qu’à la judiciarisation elle-même. C’est au cours du mois de mai 2003 que l’Opération Droits devant s’est concrétisée par l’initiative du Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM) et de la Table de concertation jeunesse/ itinérance. Pour la trentaine d’organismes présents dès les débuts de l’Opération, la judiciarisation des personnes itinérantes constitue une stratégie discriminatoire à l’égard des plus pauvres et une stratégie vouée à l’échec en raison de ces multiples impacts sur les personnes itinérantes, mais aussi sur l’ensemble de la population. Il s’agit donc de développer une démarche de défense individuelle et collective des droits qui poursuive les objectifs suivants. • Orienter vers des ressources, assurer la formation des intervenants et les encourager à informer les personnes marginalisées de leurs droits et recours (comme celui de porter plainte). • Recueillir de l’information et la centraliser : contraventions émises ; cas de discrimination et de non-respect des droits (abus) ; constatations réalisées par les intervenants sur le terrain.
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• Se servir de l’information centralisée pour établir un portrait le plus fidèle possible de la situation, exercer des pressions politiques, recueillir des appuis et mener différentes actions (médiatiques et autres) de sensibilisation et de dénonciation. Plusieurs des activités des groupes de l’Opération Droits devant viendront confirmer que bon nombre d’infractions consistent en des actes posés par l’ensemble de la population, mais pour lesquels on ne sévit qu’auprès des personnes en situation d’itinérance. Dans tous ces cas de figure, les groupes affirment que les personnes marginalisées sont victimes de discrimination. L’une des réponses qu’ils reçoivent, à savoir que l’intervention policière fait suite aux plaintes déposées par des résidants, non seulement ne leur semble pas justifier l’exercice d’une telle discrimination, mais leur apparaît plutôt comme un aveu de la part des forces policières de la reconnaissance, voire de l’exercice, d’une forme de profilage10. Par ailleurs, les impacts de la judiciarisation sont nombreux. Si les impacts de l’incarcération pour non-paiement d’amende apparaissent évidents (aggravation de conditions de vie déjà fragiles et perte des quelques acquis existants, entraves aux démarches amorcées, frein à l’insertion, accentuation de la marginalisation, etc.), les impacts de la judiciarisation se font sentir dès l’émission du constat d’infraction. Les personnes itinérantes peuvent se considérer très rapidement comme des cibles et éprouver, en voyant l’ensemble de la population faire les mêmes gestes tout en demeurant impunies, un sentiment d’injustice. La perte de confiance à l’égard du système mène bien souvent à l’indifférence de la personne à l’égard de sa situation judiciaire ou, alors, à son déplacement dans d’autres quartiers pour éviter tout contact avec les forces de l’ordre, s’éloignant ainsi des intervenants qui lui venaient en aide. Cette perte de liens entraîne une dégradation automatique des conditions de vie de la personne, affecte davantage son estime de soi et nuit à la recherche de ressources visant à combler certains besoins, aspects auxquels les ressources pouvaient antérieurement contribuer. Ces déplacements et l’éparpillement des personnes
10. De nombreux auteurs (voir Harcourt, 2006) insistent sur le fait que les stratégies de tolérance zéro, en ciblant des populations particulièrement pour les réprimer, agissent de manière discriminatoire à leur endroit. Ainsi, l’utilisation d’infractions pénales peu précises dans leur définition contribue à faire en sorte qu’il revient à la police d’interpréter ces règlements. Dans ce contexte, l’accent mis sur telle population ou sur telle autre apparaît relever d’une logique de profilage, c’est-à-dire de ciblage de groupes particuliers. Ce terme de profilage prend sa source dans les logiques de discrimination à l’égard des minorités ethniques visibles. Il s’agit alors d’un profilage racial et de ses enjeux. Cette analyse est ici reprise pour montrer l’existence d’un profilage social où les personnes en situation d’extrême pauvreté seraient la cible d’interventions répressives.
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itinérantes, souvent le fruit d’un simple mécanisme de défense, accentuent un climat de peur et une détresse déjà bien présente chez une personne en situation de survie dans la rue. Ces constats rapportés par les intervenants dans leurs expériences du terrain viennent confirmer l’importance de faire échec à la judiciarisation des personnes en situation d’itinérance. À cela, on peut ajouter la dette financière, les expériences d’emprisonnement de ces personnes, les coûts énormes imposés au système pénal ainsi qu’à la population en général. Mais, plus que tout, « Si l’objectif est de sortir de la rue la personne en situation d’itinérance, il faut savoir que c’est le contraire qui se produit, car en les judiciarisant, on les marginalise davantage » (RAPSIM, 2005).
8.2.2. LES INTERVENTIONS DE L’OPÉRATION DROITS DEVANT La démarche de l’Opération Droits devant repose, d’une part, sur des interventions individuelles centrées sur les usagers des ressources et des intervenants qui les accompagnent dans leur formation relative à la défense de droits et, d’autre part, sur un volet collectif. Ce volet s’élabore autour d’une logique de rassemblement des acteurs préoccupés par la situation judiciaire en vue de centraliser des informations et autour d’une logique de construction d’une plate-forme en vue de mobiliser, sensibiliser et revendiquer des changements dans les pratiques de judiciarisation. Il n’en demeure pas moins que le centre de « l’Opération » passe par des rencontres collectives des représentants des organismes, lieu de premier plan pour aborder les enjeux liés à l’espace public et développer les activités visant la formation, la mobilisation et la sensibilisation. Une dizaine de rencontres par année peuvent servir à l’analyse de la situation sur le terrain tout en offrant un espace participatif et démocratique régulier, cœur de la pratique de défense des droits.
8.2.2.1. L’intervention directe auprès des intervenants et des usagers des ressources Une personne pour chaque ressource participante doit, tout d’abord, assurer la formation et la participation de ses collègues aux activités de « l’Opération ». Ces personnes, porteuses de la pratique, peuvent se déplacer et aller expliquer tant aux équipes de travail qu’aux personnes elles-mêmes certains rouages du système judiciaire ainsi que les différents recours possibles, particulièrement à la suite de l’émission d’une contravention. Une autre intervention consiste à accompagner des personnes dans les démarches judiciaires. L’accompagnement dans les démarches liées au revenu, à la santé physique et mentale et la référence constituent une bonne
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part du travail quotidien des intervenants communautaires. Parmi ses démarches, l’« Opération » tend à élargir ces expériences de prévention, d’accompagnement et de suivi dans la sphère légale en vue de contribuer au règlement des situations judiciaires. L’accompagnement s’effectue principalement à la cour municipale. L’intervenant ne peut plaider la cause d’une personne comme un avocat peut le faire ; il ne donne pas de conseils juridiques. Toutefois, l’accompagnement permet de soutenir la personne, de lui offrir une explication sur sa situation ; d’être avec elle, en somme, quand elle devra faire face à sa situation au moment de sa comparution ou, de manière volontaire, en se présentant devant le personnel judiciaire de la cour municipale (juge ou percepteur d’amende) pour régulariser sa situation.
8.2.2.2. La défense collective des droits Le travail collectif de base s’effectue aussi dans les organismes eux-mêmes par une collecte d’informations sur les pratiques de judiciarisation. Il s’élargit ensuite à la dénonciation de ces dernières et de leur caractère discriminatoire, à la sensibilisation de la population à l’existence de ces pratiques. Toutes ces activités sont réalisées dans un esprit de solidarité avec les personnes marginalisées en général, et avec les praticiens en particulier. Le travail collectif prend différentes formes. La collecte d’informations constitue une manière de faciliter l’intervention et l’accompagnement tout en permettant de saisir les pratiques de judiciarisation. Les forums, lieux d’échange et d’apprentissage sur les rouages complexes du milieu judiciaire et la reconnaissance des droits, sont d’autres activités visant à mobiliser les différents acteurs du milieu, où environ 70 personnes viennent témoigner d’un sentiment d’appartenance à une communauté de nouveaux défenseurs des droits. Des démarches médiatiques et de sensibilisation permettent de soutenir la diffusion de l’information sur la judiciarisation et ses effets, par exemple la distribution symbolique de contraventions. L’idée consiste en la remise, dans la rue, par des personnes marginalisées et des intervenants du milieu, de contraventions symboliques à la population circulant dans l’espace public. Les praticiens et les personnes judiciarisées se promènent, tels des policiers, avec des tracts où l’on retrouve l’explication de l’action d’un côté et, de l’autre, le billet de contravention avec l’infraction reprochée. Les participants remettent ces tracts, dans la majorité des cas, au moment où les personnes commettent l’une des infractions indiquées sur celui-ci. Si, à ce moment, un bon nombre de personnes découvrent l’existence de certaines des infractions qu’elles viennent de commettre, la majorité apprend qu’il y a des personnes (les personnes marginalisées ou en situation d’itinérance) qui sont pénalisées pour ces infractions pour le moins mineures.
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Finalement, au tournant des années 2003 et 2004, le RAPSIM et la Table de concertation jeunesse/itinérance du centre-ville disposaient, avec les compilations de données et les autres stratégies mises en place présentées antérieurement, d’éléments importants en vue d’appuyer des revendications exprimées depuis quelques années déjà par les ressources du milieu. Plus de 30 organismes réunis sous la bannière de l’Opération Droits devant, une documentation plus soutenue avec des données concrètes, des solutions à proposer qui passent d’abord par la consolidation de ressources existantes constituent des éléments mobilisateurs pour dénoncer plus généralement la judiciarisation. Après quelques années de pressions, une certaine inutilité et les impacts négatifs de la judiciarisation dans la gestion de l’errance et de la marginalité ont été reconnus, sans pour autant qu’on aille jusqu’à considérer cette situation comme en étant une de discrimination relevant d’une stratégie de profilage social. Dans la foulée des pressions exercées sur les décideurs publics, l’Opération Droits devant a interpellé la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec (CDPDJQ) afin de la sensibiliser à la problématique et de lui demander d’intervenir à propos de la situation judiciaire des personnes itinérantes et de la discrimination. Cette implication a permis la création d’un groupe de travail tripartite où siègent des dirigeants et des représentants du milieu communautaire, de la Commission ainsi que de la Ville de Montréal (élus, conseillers, fonctionnaires, service de police et Société de transport). Les problèmes complexes sur lesquels la Commission a décidé de se pencher sont la remise de contraventions, la judiciarisation et la marginalisation sociale ainsi que l’occupation de l’espace public et la cohabitation. On parle ici d’un travail de longue haleine, fruit des pressions exercées et de la documentation apportée concernant la problématique de judiciarisation et la situation sur le terrain. Le défi de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse porte sur une recherche de solutions globales et très concrètes.
CONCLUSION : UN PAS DE PLUS VERS DES SOLUTIONS ALTERNATIVES À LA JUDICIARISATION Les pratiques de judiciarisation, ancrées dans des stratégies de tolérance zéro, révèlent comment il est devenu légitime d’enfermer les plus pauvres, au nom de la sécurité et de la qualité de vie de certains citoyens, pour rendre les rues du centre-ville plus propres et attrayantes. Cacher la pauvreté en prison, telle est la réponse sociale de Montréal à l’itinérance et aux difficultés des individus. Pourtant, les personnes rencontrées ont témoigné des conséquences néfastes pour elles de ces pratiques. L’incarcération les
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conduit, en effet, le plus souvent à perdre le peu qu’elles ont sur le plan du logement, du revenu, des relations et à mettre un terme aux démarches qu’elles peuvent avoir entreprises pour s’en sortir : démarche thérapeutique, démarche d’insertion sociale et professionnelle. La judiciarisation est donc pour ces personnes comme une épée de Damoclès au-dessus de leur tête. Faire face à cette judiciarisation exige le développement de pratiques de défense des droits individuels et collectifs qui vont soutenir la mise en œuvre de solutions alternatives. En ce sens, les interventions découlant de l’Opération Droits devant peuvent se rapporter aux trois niveaux à partir desquels on peut définir les « alternatives à la judiciarisation ». Un premier niveau de définition consiste en une solution de remplacement à l’incarcération. Toujours dans le giron des institutions et de l’ensemble du système pénal, l’intervention aura pour objectif d’éviter l’emprisonnement indu des personnes. Parmi les exemples d’interventions possibles, on trouve les ententes de paiement, les ententes de travaux compensatoires et d’autres démarches pouvant impliquer les procureurs de la poursuite et de la défense (quand il y en a). La formation des intervenants en ce qui a trait au cadre légal et au fonctionnement des institutions judiciaires de première instance ainsi que l’accompagnement, principalement au service de perception de la cour municipale, font partie de ces types d’interventions faites par l’Opération. Le deuxième niveau consiste en une solution alternative à la prise en charge pénale, suggérant ainsi la mise en place d’une autre forme de prise en charge, sociale celle-là. Sans nécessairement remettre en question l’existence du problème, cette deuxième approche peut intégrer une quelconque forme de coercition qui découle d’un contrôle social formel différent. Bien que totalement volontaires, la prévention et le travail au quotidien exercés dans le cadre de l’Opération Droits devant répondent à ce niveau de définition. Ils contribuent, d’une part, à la responsabilisation des personnes face à leur situation judiciaire et, d’autre part, à leur compréhension de certaines normes sociales dont la transgression peut accentuer les tensions dans l’espace public et contribuer aux difficultés de la cohabitation. Un autre volet rejoint le caractère collectif de l’Opération Droits devant et les activités qui en découlent. Voici, en terminant, le troisième et ultime niveau de cette définition : Alternative à la judiciarisation qui va jusqu’à dénoncer le regard problématique et responsabilisant sur ces personnes marginales. Si ces dernières sont dans ces situations, c’est le plus souvent en raison de structures et de causes extérieures à elles. Les alternatives
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s’entendent donc au sens d’interventions qui vont viser plus largement la prévention, la sensibilisation et le développement social (Bellot et RAPSIM, 2003).
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E I T R A P
3 ANALYSER L’INTERVENTION ET LA REPENSER
C H A P I T R E
9 L’AIDE AUX PERSONNES ITINÉRANTES Un réseau pour agir1 Shirley Roy Daphné Morin
Le monde de l’itinérance est complexe. Des personnes aux trajectoires de vie singulières forment le contingent d’une population aux marges d’une société qui aménage des espaces pour contenir, accueillir, soutenir des individus, et pour gérer des situations qui dérangent, inquiètent. Ces personnes présentent un ensemble de demandes d’aide et manifestent une diversité de besoins auxquels la société tente ou non de répondre. Fournir des services adaptés aux demandes ou aux besoins des personnes vivant dans la rue est une dimension centrale du débat actuel concernant les actions à mener dans la lutte contre la grande pauvreté et l’exclusion sociale (Fortier et al., 2001 ; Fournier, 2001 ; Haley et al., 1999 ; Hwang et al., 2001 ; Laberge, 2000 ; Roy et al., 2006 ; Simard, 2005). Comment s’assurer d’avoir des réponses pertinentes et adaptées aux populations concernées ? Comment penser la continuité de l’aide face à des trajectoires de vie aussi diversifiées, aux multiples problèmes et difficultés que rencontrent ces personnes, aux ressources souvent limitées dont chacune dispose ? Existe-t-il des modèles plus efficaces au regard de la variabilité des situations et des problèmes 1. Cet article est tiré d’une recherche qui a été réalisée grâce au soutien financier du ministère des Ressources humaines et Développement des compétences Canada dans le cadre du programme Initiative de partenariats en action communautaire (IPAC II).
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rencontrés ? Est-il possible de concilier les demandes et les attentes souvent contradictoires exprimées par les différents groupes sociaux ? Comment penser l’aide dans une société où les mesures de protection sociale ont fait l’objet de réductions draconiennes au cours des vingt dernières années et où de nouveaux dispositifs et pratiques d’intervention se sont mis en place et réorganisés selon d’autres principes ? À partir d’entretiens2 réalisés avec des intervenants3 (cliniciens, coordonnateurs de ressources, gestionnaires de programmes, intervenants de ressources communautaires) travaillant auprès de personnes itinérantes, nous nous proposons de réfléchir au cadre dans lequel l’action se déroule et aux logiques d’action qui y apparaissent. Si la relation à l’autre occupe une place centrale dans l’univers symbolique des intervenants engagés auprès des populations itinérantes – le « face à face » – et est fortement présente dans le discours, le « réseau » comme espace sociopolitique et comme forme concrète d’intervention l’est tout autant. Mais nommer cette convergence de représentations ne signifie nullement que les intervenants ne butent pas sur des difficultés, voire sur des limites. Le réseau est traversé de fortes tensions en raison de la diversité des logiques d’action qui coexistent ainsi que des ressources (publiques ou communautaires, dédiées ou universelles, spécialisées ou non) qui le composent et qui ont des mandats, des missions parfois difficilement conciliables et des moyens pour le moins inégaux.
2. Comme il s’agit d’un vaste réseau dont l’offre touche à un ensemble de domaines, nous avons diversifié la composition du groupe de personnes interviewées selon certaines variables : le statut du réseau (public-communautaire) ; le champ d’intervention (santé, hébergement ; travail de proximité, sécurité publique, etc.), le statut professionnel (travailleur social, infirmière, médecin, psychiatre, policier) et le rôle dans l’organisation (intervenant, gestionnaire). Nous avons réalisé 23 entrevues. Nous avons procédé à des entrevues semi-dirigées qui ont été retranscrites intégralement et traitées avec le logiciel d’analyse de contenu NVivo. Il s’agit d’une analyse exploratoire du discours. La démarche ne vise aucunement une validation ou une généralisation des conclusions à l’ensemble des populations visées et des ressources concernées. Pour plus de détails concernant la méthodologie, voir Roy et al., 2006. 3. Dans cet article, nous utilisons le terme générique intervenant pour toutes les catégories d’acteurs qui œuvrent auprès de populations itinérantes, ce qui comprend des cliniciens, coordonnateurs de ressources, gestionnaires de programme, intervenants de ressources communautaires. Même si leurs lieux de travail sont différents, leurs mandats et leurs ressources différentes, cette désignation situe le lieu général d’où ils parlent – celui qui prodigue une forme d’« aide » dans le cadre d’une relation professionnelle – et donne une certaine unité à cette fonction sans pour autant en gommer les différences. Nous ne nous intéressons pas ici aux différences entre acteurs-intervenants dans leurs relations aux populations itinérantes, mais au rapport social existant entre une intervention engageant des personnes reconnues compétentes (les intervenants notamment grâce aux effets de l’institution), et des personnes en demande de services (les personnes itinérantes).
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Notre projet poursuit trois objectifs. D’abord, montrer que le réseau constitue le dispositif qui permet d’intégrer dans l’action des logiques et principes contradictoires ou antagoniques ; il en est même la condition de possibilité. Ensuite, s’attarder à chacune des logiques d’action pour démontrer qu’elles possèdent une certaine cohésion interne (principes, valeurs, etc.) et qu’elles constituent des ressources auxquelles les intervenants pourront recourir selon les contextes et les situations qu’ils rencontrent. Enfin, proposer une réflexion sur la spécificité de l’intervention créée par la rencontre d’une variété de logiques, elles-mêmes inscrites dans une diversité de ressources constituées en réseau. Cette analyse permet de repenser les modalités de l’intervention telle que pratiquée dans différents secteurs de l’action sociale. En raison même de la diversité des populations touchées, de la complexité des problèmes rencontrés et du nombre de ressources et d’acteurs mobilisés, le champ de l’itinérance peut constituer un terrain d’analyse de pratiques novatrices qui dépassent ce seul lieu d’observation, ainsi que des transformations sociales plus larges au regard des styles et des conditions de possibilité d’intervention sur les « problèmes sociaux » contemporains.
9.1. LE RÉSEAU : UN ESPACE ESSENTIEL AU DÉPLOIEMENT DE L’ACTION La question de l’itinérance et des réponses sociales à développer ou qui portent sur le phénomène se pense nécessairement, au Québec du moins, dans ce qu’il est convenu d’appeler le réseau. Différentes appellations – réseautage, concertation, partenariat, intersectorialité, continuum de services, arrimage, maillage – sont évoquées pour rendre compte d’un mode de régulation qui repose sur un principe d’horizontalité plutôt que de verticalité et où les espaces d’échanges, les occasions d’interpénétration se sont multipliés tant sur le plan des disciplines que des secteurs de l’action. Dans ce réseau, on compose avec une diversité d’acteurs (professionnels de la santé, intervenants psychosociaux, spécialistes, bénévoles, etc.), de ressources (institutionnelles, communautaires ou privées), de mandats (universels ou dédiés, ciblant ou non des « clientèles ») et d’instances de liaison (intra ou intersecteurs – Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal [RAPSIM], comité de liaison, table de concertation, etc.). Chacun est partie prenante de ce réseau, que ce soit directement ou indirectement, concrètement ou symboliquement, plus ou
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moins volontairement4. S’il n’y a pas d’unanimité sur les conditions ou les modalités de fonctionnement les plus efficaces du réseau, son existence et sa nécessité ne sont pas remises en question. Un consensus s’impose dans le monde de l’itinérance : il ne peut y avoir de rencontre avec la personne itinérante sans réseau. En d’autres termes, le réseau constitue le dispositif privilégié pour rendre possible l’action dans le champ de l’itinérance. Le réseau, dont la mise en œuvre s’avère difficile et souvent frustrante, est reconnu, voire revendiqué par tous les intervenants interviewés. Malgré ses failles, ses limites et ses paradoxes, il se présente comme un acquis ; tous ont un sentiment aigu de faire partie d’un ensemble plus large, seul garant d’une action qui présente une certaine efficacité auprès des personnes itinérantes. L’importance du réseau se comprend à travers un ensemble d’aspects que nous évoquons rapidement. Le réseau n’est pas une création récente (Comité des sans-abri, 1987 ; Gouvernement du Québec, 1993 ; MSSS, 1992 ; Parent, 1997). Même si son fonctionnement actuel est le fruit d’une longue expérience et d’une maturité certaine, il correspond à une pratique historiquement située. Depuis les années 1970, la pratique sociale au Québec s’est développée souvent en opposition au réseau institutionnel. L’approche communautaire s’est constituée dans le contexte d’une critique radicale des pratiques traditionnelles d’aide basées sur une approche caritative, médicale ou encore technicienne. Elle s’est posée comme une solution de rechange dans la manière de penser l’aide dans la foulée des mouvements sociaux de lutte contre les inégalités sociales (Lamoureux, 1994). Le réseau des ressources actives auprès des populations itinérantes s’est largement inspiré de cette conception critique de l’aide aux démunis (Charest, 2003, 2004 ; RAPSIM, 2004, 2005a, 2005b). Mais au cours des décennies suivantes, devant le constat des limites des différentes approches (approches caritative, institutionnelle, communautaire), devant l’ouverture des uns et des autres et dans le cadre de mesures étatiques soutenant (pour certains) ou forçant (pour d’autres) le réseautage, les diverses ressources et institutions ont développé des pratiques de collaboration dans une logique d’agrégation ou de coexistence, sans toutefois viser l’uniformisation (Agence de la santé et des services sociaux, 2006 ; CSSS, 2006 ; RRSSS, 2003). Le réseau se caractérise donc par une diversité de ressources qui présentent des caractéristiques spécifiques et complémentaires. Certaines ont des mandats généraux et répondent à des besoins vitaux (refuges, 4. Par exemple, assujettir le financement public de la ressource à son engagement formel dans le réseau (Agence, 2006), ou utiliser certaines ressources même si on les juge inadéquates faute de solution de remplacement ou, encore, faire comme si le réseau était parfaitement opérationnel (renvoi, relais, etc.) sans se soucier des disponibilités ou de l’adéquation entre besoins et services (pratique en silo).
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vestiaires, soupes populaires), d’autres sont plus spécialisées (services aux populations ayant des problèmes de santé mentale ou de santé physique, services de logement avec soutien communautaire, etc.) ou ont des caractéristiques populationnelles (femmes, hommes, jeunes). Certaines ressources proposent des actions ponctuelles (centres de crise, UPS-J), d’autres, des actions à plus long terme (logement avec soutien communautaire). Certaines offrent des structures ouvertes (centres de jour), d’autres, plus fermées (cure de désintoxication). Aucune ne prétend offrir la « totale », même si certaines semblent plus en marge que d’autres ou encore tentent de multiplier, en leur sein, des services de plus en plus diversifiés (hébergement d’urgence, hébergement à moyen ou à long terme, suivi thérapeutique, formation, etc.). Elles se conçoivent donc dans des rapports d’interdépendance qui supposent le renvoi, la circulation des individus de l’une à l’autre, notamment5. Pour que le réseau soit opérationnel, la diversité et la disponibilité des ressources doivent être effectives. Ces caractéristiques définissent ainsi un réseau « adapté », c’est-à-dire conscient qu’il s’adresse à des individus différents les uns des autres, avec des histoires complexes et aux prises avec une multiplicité de problèmes ; que ces individus changent dans le temps ; que certaines approches d’intervention sont plus efficaces que d’autres dans certaines circonstances. À cet égard, les intervenants reconnaissent que leur propre ressource (philosophie, approche, modèle, etc.) n’est pas la seule réponse porteuse possible ; d’autres sont essentielles afin d’offrir une gamme d’approches et de modèles dans une perspective de complémentarité. Dit autrement, il s’agit d’une attitude d’ouverture à l’autre – la personne itinérante, mais également les autres ressources – pour garantir non seulement le libre choix parmi une variété de services, mais aussi pour « rejoindre la personne », c’est-à-dire mettre toutes les chances de son côté en tant que « réseau » pour produire un « accrochage », indépendamment du « qui » (quelle ressource ou quel professionnel) y parviendra. On offre des possibilités pour composer avec des situations de plus en plus complexes. À ce chapitre, la position d’ouverture repose, en fait, sur une nécessité de compromis entre des valeurs plus ou moins compatibles mais sur lesquelles se fonde la société : liberté individuelle, protection de la communauté, contrôle et encadrement des risques, etc.
5. Si le réseau se définit en principe selon certains circuits préétablis, dans les faits il fonctionne rarement selon ces règles (par exemple, la « voie royale » – rue-refuge-hébergement moyen terme – logement avec soutien communautaire-logement autonome – se concrétise rarement, comme l’a bien démontré Firdion [2005], pour le cas de la France).
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Par ailleurs, le passage d’une ressource à une autre constitue parfois, pour les personnes itinérantes, une véritable course à obstacles. En effet, indépendamment de ce qui distingue les ressources entre elles (mandat, populations, approches, missions), chacune élabore et met en place une structure organisationnelle qui comprend des critères d’admission, une procédure plus ou moins formelle d’évaluation de la demande ainsi que des règles de fonctionnement. La mise en application de ces différentes modalités est source à la fois de discontinuité ou de continuité dans la prise en charge des individus au sein même du réseau. C’est dans l’interprétation et l’application de ces modalités que se jouent les entrées, les refus ou ruptures de services, les renvois, le suivi et que se dégage (ou non) une marge de manœuvre dans l’action auprès de populations marginalisées6. Ces modalités organisationnelles servent également à réguler les rapports des ressources entre elles à travers les processus de référence et de circulation des populations au sein de ce réseau. Même si ces critères, procédures et règles de fonctionnement sont souvent critiqués pour leur contenu même, leur efficacité ou leur légitimité, ils sont, par ailleurs, jugés comme étant des conditions « normales » et essentielles de la pratique. Enfin, pour que l’offre de service soit diversifiée et disponible, que l’arrimage soit efficace et que la créativité soit au rendez-vous, le réseau doit être assuré de sa pérennité. Pourtant, en raison des modes de financement variables dans le temps et dans ses modalités, le réseau s’avère fragile, particulièrement au regard d’un objectif de continuité. Tout en reconnaissant le besoin d’une certaine souplesse des ressources face à la transformation des populations desservies, force est aussi de reconnaître que leur stabilité est fondamentale. Or, celle-ci passe par un financement régulier afin d’assurer la consolidation de l’expertise, le recrutement et le maintien d’un personnel qualifié, la formation continue, l’approfondissement des relations inter-ressources, l’articulation du travail concerté, le développement d’un rapport de force équilibré, etc. Mais le réseau, on le sait, est actuellement confronté à un ensemble de difficultés liées à des pratiques de financement erratiques et qui tiennent peu compte des besoins identifiés. Pour les ressources de type communautaire, le temps consacré à chercher un financement stable est tel que ces démarches les fragilisent et limitent leur capacité à poursuivre leurs mandats. Elles sont parfois obligées de modifier leur mission et leurs objectifs, ce qui les force à redéployer de nouvelles expertises, jusqu’à la prochaine modification des règles et modalités de financement.
6. Sur ces processus, voir aussi Morin et al., 2005 ; Peyrot, 1982 ; Vagg, 1992.
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9.2. LOGIQUES D’ACTION : COMPLÉMENTARITÉ, CHEVAUCHEMENT, SUPERPOSITION COMME CONDITIONS D’EXERCICE DU RÉSEAU Le réseau présente donc différents contextes où se déploie l’action. Même si les ressources sont de plus en plus liées entre elles, l’approche n’est pas uniforme. Au contraire, le réseau offre les possibilités d’une intervention diversifiée qui cherche à répondre aux multiples besoins et demandes des personnes itinérantes. On y observe donc la coexistence de logiques différentes qui renvoient à diverses conceptions de l’aide inspirées du travail social plus traditionnel ou de l’expertise spécifique développée dans l’univers de l’itinérance. Ces logiques relèvent de positions politiques diversifiées face à la question de l’itinérance et s’inscrivent dans des univers éthiques rattachés à des philosophies d’action différentes. L’hétérogénéité des approches d’intervention correspond autant à un fait historiquement fondé sur le développement progressif de l’intervention auprès de ces populations qu’à une conviction profonde des intervenants selon laquelle il faut une diversité d’approches pour répondre aux besoins variés. À partir des discours recueillis, nous avons procédé à la construction d’idéaux-types qui, par définition, n’existent pas tels quels dans la réalité. Cet exercice de formalisation met en évidence les écarts entre les modèles construits, les limites de chacun et leur rapport d’interdépendance. Les idéaux-types constituent un champ de possibles auxquels les intervenants se rapportent pour donner de la cohérence à leurs actions ou à celles des autres (intervenants, organismes ou institutions). Ils y ont recours alternativement, successivement ou parallèlement. Les difficultés qu’ils rencontrent au quotidien sont autant de circonstances qui les amènent à recourir à l’une ou l’autre des logiques et constituent autant de nœuds ou de moments qui permettent de saisir les enjeux auxquels ils sont confrontés dans leur pratique. Les idéaux-types se structurent autour de deux axes : l’action s’exerce au nom de l’intérêt de l’individu ou de l’intérêt collectif ; l’action se fonde sur le soin socialisant ou sur l’affirmation et la défense (advocacy) des droits de la personne ou de la collectivité. Aux croisements de ces axes prennent forme quatre univers de représentations sociales de l’action, quatre logiques qui structurent l’action auprès de la population itinérante. Une première logique, fondée sur le soin (thérapeutique), s’exerce au nom de l’individu et vise un mieux-être. Le principe sous-jacent est l’engagement avec l’« autre » dans une démarche de (re)socialisation
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Tableau 9.1
Logiques d’action Logiques d’action
Action en direction de l’individu
Action en direction de la collectivité
Le soin socialisant
1. S’engager avec l’autre.
L’affirmation ou la défense des droits
2. Affirmer les droits citoyens.
3. Recadrer les comportements individuels. 4. Encadrer et contenir les risques.
« douce »7. Une deuxième logique d’action, l’affirmation des droits citoyens, repose sur l’idée d’advocacy. L’action s’adresse à l’individu et vise l’exercice de la citoyenneté. La troisième logique cherche à recadrer les comportements des individus. Tout comme la première, elle trouve sa légitimité dans le soin (thérapeutique), mais l’action s’exerce au nom de l’intérêt collectif. Enfin, la dernière logique, encadrer et contenir les risques, se fonde sur l’affirmation et la défense des droits. Elle s’exerce au nom de l’intérêt collectif et vise le rappel des normes communes et la protection de l’autre (citoyens, société, ordre social, santé publique, etc.)8. Chaque logique n’a pas le même poids dans le discours ; la première, fondée sur l’engagement avec « l’autre », apparaît nettement dominante9.
7. Cette logique d’action pourrait être associée à l’approche humaniste. Considérant que, dans le champ du travail social et dans une littérature abondante, l’approche humaniste a un sens précis et différent du présent contexte, nous n’avons pas retenu cette appellation pour éviter toute confusion. Notre propos n’étant pas de faire le débat sur les différents sens de l’approche humaniste, mais sur les différentes logiques d’action dans le champ de l’itinérance, nous avons plutôt mis l’accent sur la dimension plus sociologique des fondements de l’action menée. 8. Lorsque nous soutenons que l’action s’exerce au nom de l’intérêt de l’individu ou du collectif, il faut comprendre qu’il s’agit d’une attitude dominante adoptée dans le discours face à l’action à mener, ce qui ne signifie pas qu’il y ait absence de prise en compte de l’autre élément, c’est-à-dire de l’intérêt de l’individu ou, dans l’autre cas, de celui du collectif. Bien au contraire, ces deux moteurs de l’action sont toujours présents mais ne s’articulent pas de la même manière dans le discours. 9. Ce résultat pourrait traduire une tendance de fond dans la pratique de l’intervention sociale auprès de populations très marginalisées, comme l’ont laissé entendre certains auteurs français (Ion, 2000 ; Laval, 2000 ; Ravon et al., 2000), ou encore être le résultat d’un biais d’échantillonnage. En effet, tous les secteurs de l’intervention ne sont pas représentés, bien que les principaux l’aient été (voir le rapport Roy et al., 2006).
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9.2.1. S’ENGAGER AVEC L’AUTRE Dans cette première logique, on fait la promotion d’un engagement avec l’autre où l’action repose sur une « aide-soin » qui est menée au nom de l’intérêt de l’individu dans une perspective de (re)socialisation « douce ». Elle met à l’avant-scène la dimension « humaine » dans le rapport à l’autre (personne itinérante, intervenants, membres du réseau personnel, etc.). L’approche se veut inconditionnelle puisqu’il n’« y a pas de cas perdu ». La personne itinérante est avant tout un être humain comme les autres, même si elle se situe parfois à la limite de cette humanité. Ainsi, ni les chances de succès de l’action ni les limites des ressources ne devraient influencer l’engagement auprès de cet individu ; le temps est le meilleur allié. L’intervenant offre une présence à l’autre. On compte sur lui pour accueillir, prendre soin, venir en aide. Il doit comprendre le besoin de l’autre, manifester de l’empathie, accompagner. Il se doit de créer une alliance avec la personne, d’encourager « les petits pas ». Le travail de proximité apparaît comme une forme exemplaire de cette logique. Il permet de mieux saisir l’incapacité de la personne itinérante à faire confiance au monde. Perçue comme une victime de la société, notamment dans son rapport aux services, on dira que celle-ci est souvent traitée comme un citoyen de seconde zone ou qu’on l’infantilise10. On saisit alors la complexité de son rapport aux services, dont une tendance à n’y recourir que dans les situations d’urgence ou de crise, ou, encore, son refus de les utiliser. S’il est parfois difficile de comprendre les choix de la personne, il faut apprendre à les respecter, affirmant par là son statut de sujet. Le rôle de l’intervenant est d’informer et non de forcer. C’est ce qui permet d’établir et de maintenir une relation de confiance, seule garante d’une action porteuse d’espoir et de mieux-être. Le lien entre les différentes ressources est l’autre aspect important de cette logique. Sur ce plan, la complémentarité caractérise l’action et elle se matérialise par la reconnaissance d’une nécessaire collaboration avec les autres (par la référence téléphonique, l’échange d’information, etc.). Il faut éviter de court-circuiter l’action des autres et être capable de passer le relais en reconnaissant les limites de sa propre intervention. L’intervenant assume alors un rôle de négociateur, d’intermédiaire auprès des autres ressources : il cherche à ouvrir des portes, faire pression, sensibiliser les diverses ressources aux réalités des personnes itinérantes. Les obstacles rencontrés par ces dernières dans les contacts avec différents services
10. Par exemple, différentes personnes (professionnelles ou non) ne porteront aucune attention aux biens des personnes itinérantes ou, encore, auront tendance à s’adresser à l’accompagnateur plutôt qu’à la personne elle-même à l’occasion de démarches.
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mettent en évidence que ces « individus comme les autres » ne jouissent pas de la même reconnaissance et que le traitement équitable est ici pris en défaut. « S’engager avec l’autre » comporte toutefois son envers : l’ancrage de la personne dans l’univers de l’itinérance. Ainsi, il faut tisser des liens mais pas trop, ne pas se substituer aux « autres significatifs », faire en sorte qu’il y ait « passage » plutôt qu’« ancrage ». L’engagement avec l’autre a donc une limite temporelle. Le passage vers d’autres logiques d’action constitue alors un enjeu important. L’engagement inconditionnel passe à ce moment au second plan et le relais est pris par des ressources qui ont des objectifs susceptibles d’être mieux adaptés à la période de vie ou aux difficultés de la personne itinérante avec laquelle on est en interaction. Ces objectifs peuvent aussi être mieux adaptés à des considérations organisationnelles, idéologiques, pratiques, etc., propres à la ressource et à sa place dans le réseau11. La figure de l’expert est une déclinaison de cette première logique d’action. L’individu est un « être comme les autres », mais il a besoin de quelqu’un (un expert) pour décoder ses besoins. Dans cette double conception de l’individu (autonome et dépendant) émerge le thème de la responsabilité : celle de la sortie de l’itinérance. Ici, la personne itinérante a besoin d’un expert pour donner un sens (ou un autre sens) à ce qui lui arrive, pour l’aider à acquérir une vision claire de la situation afin de pouvoir agir. Si l’action est influencée par la capacité de l’intervenant à bien saisir la demande derrière les mots, les souffrances cachées, elle est tributaire de l’engagement de la personne itinérante vis-à-vis de l’expert. Celui-ci doit être en mesure de bien évaluer la situation. Mais le travail diagnostique n’est pas facile puisque l’expert dispose de peu : un individu peu fiable, ayant peu de traces de son histoire, sans contacts significatifs. Dans cette variante, la sanction apparaît, parfois, comme une action qu’il convient d’appliquer à des fins thérapeutiques : elle permet d’affirmer ou de rappeler les « limites ». Ainsi, la condition itinérante n’excuse pas tout, notamment les comportements de violence, l’agressivité, le manque de respect envers les autres et les règles de fonctionnement des ressources. Qu’elle prenne la forme d’une expulsion temporaire d’une ressource ou d’une privation de liberté dans le cadre d’une ordonnance de cour pour évaluation psychiatrique (de la dangerosité « mentale »), la sanction peut produire des effets positifs, thérapeutiques : des exclusions parfois, ça réveille,
11. Par exemple, quand des durées de séjour trop longues paralysent de nouvelles entrées et mettent en cause la survie même de la ressource.
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être privé de droit peut être positif 12. Une diversité de contrôles formels est décrite comme représentant autant de formes d’aide qui cherchent à éviter aux personnes itinérantes de se retrouver dans une spirale de difficultés (endettement, perte de leur place d’hébergement, etc.) qui viendraient dégrader leur situation déjà fort précaire. C’est au nom de la protection de l’autre, de ses acquis que de telles interventions sont menées. En somme, l’action s’exerce au nom de l’individu en difficulté qu’on veut aider à reprendre en main sa santé, à sortir de la marge doucement, à résoudre ses problèmes concrets, etc. C’est en ce sens que nous pouvons parler de « soin socialisant » ou encore de socialisation « à petits pas », au rythme de l’autre. Cette logique peut cependant être abandonnée dans le cas d’un trop fort ancrage ou, encore, se durcir, comme dans la figure de l’expert, où s’appliquent alors des contrôles plus formels pour empêcher la spirale de difficultés.
9.2.2. AFFIRMER ET DÉFENDRE LES DROITS CITOYENS Dans cette deuxième logique, l’action est fondée sur l’affirmation et la défense des droits de la personne et s’exerce au nom de l’individu. L’individu est vu ici comme un citoyen à part entière, libre d’exercer ses droits comme il l’entend et de disposer de son corps. La liberté individuelle et l’autonomie priment tout le reste, et c’est ce qui dicte l’action. Celle-ci vise avant tout à outiller l’individu pour qu’il puisse se confronter à l’autre (personnes itinérantes, intervenants, institutions, etc.), affirmer ses droits, prendre sa place, exercer sa citoyenneté. On favorisera une pratique d’empowerment susceptible de réaffirmer le pouvoir de la personne sur sa vie : informer, sécuriser, dédramatiser, favoriser la participation, prendre sa vie en main, exercer des choix, etc. En ce sens, l’action en est une de socialisation à la citoyenneté, visant l’apprentissage par un individu à se défendre par lui-même, ce qui rejoint des conceptions fondamentales de l’individualité dans les sociétés contemporaines13. L’action repose aussi sur un idéal de justice sociale qui prend racine dans les promesses d’un État-providence où chacun peut espérer améliorer sa condition et compter sur la solidarité collective. Pour affronter les aléas de la vie, il faut bénéficier d’une couverture sociale qui tient compte des besoins particuliers, notamment par la
12. D’autres interventions de ce type sont évoquées. Par exemple, le signalement à la Régie du logement au premier retard de paiement pour des personnes itinérantes vivant dans des ressources d’hébergement avec soutien communautaire. 13. « Être soi par soi » (Ehrenberg, 1998 ; Otero, 2005).
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défense du libre choix et des droits des citoyens vulnérables14. L’accès aux services est un droit et il revient à la société de s’assurer que les conditions sont réunies pour que chaque individu puisse l’exercer. On constate pourtant que ce n’est pas le cas. La logique d’affirmation et de défense des droits incarne alors la figure de la revendication sociale, rappelant à la société, et en particulier à l’État, ses négligences, attitudes réfractaires, actions autoritaires, face à des catégories sociales discriminées et vulnérables. Au regard des ressources existantes, l’intervenant joue le rôle d’informateur clé auprès de la personne itinérante plutôt que celui de « liaison » auprès des autres intervenants. Cette posture permet à la personne d’exercer ses propres choix et de développer son pouvoir de « citoyen agissant ». Ce rôle sous-tend, pour l’intervenant, une connaissance approfondie des différents services et de leur dynamique (programmes, services, approches, mode de fonctionnement, règles, etc.). Dans cette logique, le principe de confidentialité délimite le cadre des échanges entre les intervenants. Parfois perçue comme une limite ou un frein à l’action, la confidentialité des informations concernant la personne est définie comme une règle (positive) de pratique. Le partage d’informations avec d’autres intervenants est écarté même si cette position peut entraîner des difficultés d’accès aux autres services (quelquefois des demandes de références constituent une condition d’admission) et contrecarrer l’exercice du libre choix par la personne en situation d’itinérance. Le réseau est valorisé et reconnu en raison de l’étendue et de la diversité des services offerts, une des conditions assurant l’exercice du libre choix. On émet toutefois des réserves quant à l’idée de « continuum », dimension pourtant centrale du réseau, et qui renvoie à un parcours type au sein d’un système de ressources interconnectées. Cette dernière conception du réseau contredit les valeurs d’autonomie à la base de cette logique. Les principes susceptibles de protéger les espaces de liberté sont défendus, tant pour la personne itinérante que pour la ressource. La posture pragmatique est une déclinaison de la logique citoyenne. Devant la complexité des problématiques et des limites de l’intervention auprès de certaines personnes, les objectifs sont redéfinis en fonction des « possibles » et les attentes sont minimales. On convient que l’individu possède différents outils (acquis lors de cures, de thérapies, etc.) qu’il utilisera lorsqu’il sera prêt. On réaffirme ici le principe du libre choix des individus et on s’adapte à leur problématique personnelle et à leurs situations 14. Dans ce discours, on retrouve la vision selon laquelle d’autres groupes que les populations itinérantes ont des besoins particuliers qui ne sont pas toujours formulés en termes de besoins particularistes, alors que dans le cas de populations itinérantes cette vision est dominante (Roy et al., 2006).
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de vie ; on part de là où elles sont. Les problèmes reliés à la santé, en tant que réalité concrète vécue par les personnes vivant dans la rue, peuvent devenir un moteur de l’action. À défaut de poursuivre des idéaux de « réinsertion sociale » auxquels il n’est parfois pas possible de croire, on propose des actions dont les finalités sont plus modestes en attendant de passer à une autre étape.
9.2.3. RECADRER LES COMPORTEMENTS DE L’INDIVIDU Dans cette logique qui vise à recadrer les comportements de l’individu, les actions ont une visée thérapeutique mais dans une perspective ouvertement éducative. Même si l’individu est l’objet de l’intervention, comme dans la première logique, celle-ci s’exerce au nom de l’intérêt du groupe (autres bénéficiaires des services, autres citoyens, société) et vise la réhabilitation. Défendre l’intérêt du groupe comporte un double impératif : faire passer la cohésion du groupe en tout premier lieu ; réadapter l’individu afin de maintenir la paix sociale par une normalisation des comportements. Par ailleurs, contrairement à la première logique où tout est centré sur le « face à face » avec la personne, ici les moyens d’action sont prioritairement des interventions de groupe (par exemple, des rencontres de type thérapie de groupe, rencontres AA, etc.), des mises en situation de « vie en société » (par exemple, l’obligation de passer du temps « en communauté » pour (ré)apprendre à partager avec les autres des espaces [cuisine commune], des objets, des personnes [intervenants], etc.) qui permettront à l’individu de se réhabiliter, de se réinsérer. Contrairement à la première logique où l’individu vit des difficultés, dans ce cas-ci il appartient à une catégorie sociale (malade, dangereux) qui pose problème. L’individu est pensé comme porteur de « handicaps » surtout définis en termes de maladie (maladie mentale, problèmes de toxicomanie ou jeux compulsifs, troubles limites, troubles de personnalité, etc.) qui limitent sa capacité à vivre en société. Ces handicaps empêchent la personne de prendre des décisions éclairées. Celle-ci refuse le rôle d’expert de l’intervenant (celui qui sait ce qui est bon pour elle) et se montre en général réfractaire à l’aide qu’on veut lui apporter. Elle peut adopter une stratégie qui repose sur la circulation dans le réseau de services. Perçue comme l’exercice d’un choix et d’un droit dans l’approche citoyenne, cette stratégie apparaît ici comme une manière de se soustraire à l’aide proposée. La rue est vue par l’intervenant comme un milieu dangereux pour cette personne trop vulnérable, trop influençable, trop perdue. Celle-ci a besoin d’être guidée, pilotée ; quelquefois elle est contrainte dans ses actions, mais c’est pour son bien. Cette logique peut alors être qualifiée d’assistancielle-autoritaire.
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Pour aider l’individu, il faut établir « un lien de famille », un lien significatif. Une trop grande liberté lui est néfaste. À trop vouloir laisser les personnes choisir, on leur fait du tort. La personne a besoin de cadres qui laissent de l’ouverture ainsi que de la présence de personnes (les intervenants) capables de se montrer strictes et constantes dans leurs exigences. L’individu a besoin de discipline, de règles pour se repérer et s’inscrire dans la vie en société. Les ressources sont là pour lui réapprendre à assumer ses responsabilités. Les règles de fonctionnement, si elles sont présentées sous leur versant pédagogique (réapprentissage de la discipline des règles de la vie en société), sont aussi là pour protéger la ressource, le personnel, les autres utilisateurs. Devant des risques de débordement de ceux qui abusent, qui ne veulent pas s’aider, qui sont de mauvaise foi, il faut opposer le discours du respect total de la personne et de sa liberté à celui de l’intérêt collectif. Dans son rapport avec les autres ressources, l’intervenant cherche à faire bloc vis-à-vis de l’individu : il faut s’assurer d’envoyer le même message. Dans cette perspective, on compte donc sur la cohérence interne du réseau pour énoncer des règles et des normes communes de fonctionnement permettant d’atteindre son objectif de réhabilitation. Le réseau renforce alors son pouvoir d’action.
9.2.4. ENCADRER ET CONTENIR LES RISQUES La quatrième logique d’action vise à encadrer et à contenir les risques et trouve sa légitimité dans la défense des droits, mais, cette fois-ci, au bénéfice de la collectivité ou d’un groupe donné (résidants, associations de commerçants, etc.). Les droits dont il est question sont de deux types différents : le droit pénal et le droit civil (notamment la Loi sur la santé publique). Même si elles relèvent des mêmes principes, deux composantes de cette logique apparaissent : le traitement pénal des risques et la gestion des risques de santé publique ; la première étant plus présente dans les discours des intervenants interviewés que la seconde. Le traitement pénal des risques présente deux cas de figure que nous pourrions nommer nuisance publique et menace à l’autorité. Dans le premier cas, l’individu est perçu comme une nuisance publique, un être qui dérange les autres citoyens (résidants, commerçants, passants, utilisateurs de ressources, etc.). Sa seule présence dans certains espaces, la manifestation de comportements habituellement réservés à l’espace privé (dormir sur un banc de parc, uriner sur les murs d’un immeuble, boire de l’alcool sur le trottoir ou dans un parc, etc.), le fait qu’il mendie, qu’il circule accompagné de chiens, qu’il s’installe trop près de l’entrée de commerces ou flâne dans des espaces publics (métro, gares, etc.) provoquent des réactions. Dans le second cas de figure, l’individu est un frondeur, un effronté, un baveux qui
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défie l’autorité et, en particulier, celle des forces de l’ordre. Il prend essentiellement la figure du jeune qui s’oppose au père, réactivant par là une sorte de conflit de génération. Contrairement à l’adulte en situation d’itinérance qui cherche à se rendre peu visible et ne veut pas de trouble, le jeune de la rue est plutôt perçu comme appartenant à un groupe potentiellement dangereux. Il manifeste son opposition au monde, notamment à travers la confrontation avec la police dont il défie l’autorité : il refuse de circuler, de quitter les parcs après les heures de fermeture, de collaborer, bref, de se conformer aux normes sociales et aux ordres. Par son comportement de défi, le jeune suscite une réaction. Dans un certain nombre de cas, ces comportements donneront lieu à un signalement à la police. Tenue de répondre aux plaintes des citoyens, de faire respecter les règlements, la police agira d’une manière que l’on qualifiera de réactive. Cette action ne donne pas nécessairement lieu à une judiciarisation. Cependant, dans tous les cas, une action de type autoritaire (interpellation, rappel à l’ordre, détention ou emprisonnement) sera déployée. Cette action vise à encadrer la situation jugée problématique, à contenir le problème, et ce, même si l’effet sera le plus souvent de courte durée ; elle nécessitera des interventions répétées auprès des mêmes personnes pour les mêmes situations conflictuelles, le plus souvent mineures. Cette action est jugée peu efficace : elle cible des individus démunis qui n’ont pas les moyens de s’acquitter des amendes imposées. L’intervention ne vise alors pas tant à enrayer le phénomène qu’à l’encadrer, à le « gérer ». L’intervention pénale met en lumière diverses formes de réponses sociales à des confrontations entre groupes sociaux. D’une part, principalement axé sur des enjeux d’occupation d’espaces publics et de défense de la propriété privée, le recours au droit pénal est l’un des outils des pratiques du « pas dans ma cour15 ». On ne vise pas tant l’élimination du problème que sa gestion par des stratégies de mise à l’écart. D’autre part, la police peut servir d’intermédiaire entre citoyens ou groupes sociaux pour ramener l’ordre public, contenir les risques de débordement et appliquer, si besoin est, une sanction (principalement dans le cas des jeunes sous la forme d’amendes ou de mandats d’arrêt) ; le droit pénal devient alors l’une des parties de ce rapport de force. Dans tous les cas, on privilégie une approche
15. Cette logique n’est pas réservée à la police. Par exemple, des comportements jugés intolérables dans les ressources peuvent mener aux mêmes types de réponses, comme l’expulsion temporaire pour avoir été menaçant verbalement envers quelqu’un. À la différence de l’action de la police, toutefois, la punition n’a pas la même portée dans ses effets concrets et symboliques. Par ailleurs, le professionnel y attache en général une fonction thérapeutique, action en direction de l’individu, ce que ne fait pas nécessairement la police.
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de gestion des risques. Cela dit, ces interventions n’en demeurent pas moins fort coûteuses pour ceux qui en sont l’objet (Bellot et al., 2005 ; Laberge et al., 1998 ; Laberge et Morin, 1997)16. La gestion des risques de santé publique est la deuxième composante de la logique qui vise à encadrer et à contenir les risques. Ici, le bien-être de l’individu cède la place à celui de la collectivité. L’intervention fonde sa légitimité dans le droit des collectivités à être protégées contre des menaces réelles ou potentielles que peuvent représenter certains individus ou groupes sociaux par leurs comportements et leurs pratiques dites à risques. Les personnes en situation d’itinérance constituent l’un des groupes qui représentent une menace pour la santé publique. Dans ce cas, l’action menée vise la protection de l’ensemble des citoyens. Par exemple, des activités de dépistage de certaines maladies (tuberculose, ITSS, hépatites, etc.) sont menées dans les milieux fréquentés par les personnes itinérantes (les hébergements d’urgence, les centres de jour, entre autres) pour contenir et contrôler la menace. La mise en œuvre de cette logique repose sur une connaissance des ressources du réseau de l’itinérance ainsi que sur la capacité d’y accéder. Les intervenants du milieu de l’itinérance guideront alors ceux qui viennent de la santé publique (médecins et infirmières). Il est important de souligner que, si cette logique occupe une place centrale dans le discours des institutions publiques, elle est très peu présente dans celui des intervenants interviewés. Quelques pistes d’explication peuvent être avancées. En raison de la diversité des problèmes que présentent les populations itinérantes, il est souvent difficile, voire impossible, pour les intervenants de situer leur action ou de la privilégier au regard du champ de la santé publique. D’abord, le discours de santé publique, axé sur la prévention et le dépistage, trouverait peu d’écho dans le discours de la majorité d’entre eux valorisant la relation avec l’individu, d’autant plus que les conditions de cette prévention peuvent difficilement être réunies (Roy et al., 2002). Ensuite, les intervenants seraient peu en mesure d’observer les effets des politiques de santé publique sur la situation des personnes qu’ils rencontrent étant donné qu’ils mettent du temps à se manifester. Enfin, la situation multiproblématique qui caractérise la vie des personnes itinérantes ferait écran à une action directe ou à un lien direct entre santé publique et transformation des conditions de vie de ces personnes.
16. Des études ont démontré que les pratiques de judiciarisation de l’itinérance engendrent des coûts importants pour les individus qui en sont l’objet (stigmatisation, emprisonnement pour non-paiement d’amendes, ruptures de liens, etc.), pour le système judiciaire (coûts des procédures, p. ex.) et, par conséquent, pour l’ensemble des citoyens.
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9.3. LE RÉSEAU : UN DISPOSITIF ADAPTÉ AUX ANTAGONISMES DE LA SOCIÉTÉ CONTEMPORAINE Les logiques d’action que nous venons d’évoquer, ainsi que le cadre dans lequel elles se déploient, donnent à voir une pratique d’intervention intimement liée aux caractéristiques de la population itinérante à laquelle elle s’adresse : diversifiée au point de vue des variables socioéconomiques ; multiproblématique en termes de difficultés personnelles rencontrées ; multiple au regard des différentes trajectoires de venue à la rue. Les logiques d’action, qu’elles se déploient avant tout dans l’intérêt de l’individu ou du collectif et qu’elles s’exercent à des fins thérapeutiques ou au nom de la défense des droits, reposent sur l’importance de la « relation à l’autre ». En effet, c’est à travers le rapport singulier entre un intervenant et un individu, que ce dernier soit compris comme personne (logique 1), comme citoyen (logique 2), comme handicapé (logique 3) ou « à risque » (logique 4), que se mettent en œuvre les principales logiques d’action. La première logique, dans son engagement envers l’autre, est dominante mais non exclusive. Les logiques ne sont pas, non plus, le fait d’une ressource spécifique ; elles se présentent aux intervenants comme un ensemble de possibilités permettant de s’adapter aux personnes en fonction de leurs besoins ainsi qu’aux contraintes (professionnelles, organisationnelles, personnelles, sociales) du moment. La « rencontre avec l’autre », quoique au centre de l’action, est insuffisante pour rendre compte de l’intervention auprès des personnes itinérantes. En effet, elle ne peut être pensée en dehors du cadre dans lequel elle s’inscrit. L’existence du réseau et la croyance que la personne pourra, si ce qui est proposé ne convient pas (en raison de son parcours, de sa personnalité, de ses difficultés et de ses habiletés), trouver une réponse et du soutien ailleurs constituent un élément fort de la pratique. Autant l’espace de liberté et de choix est important pour les personnes « aidées », autant cet espace s’avère fondamental pour les intervenants et les ressources qu’il représente. Le réseau est un espace où coexistent différentes approches, visions de la personne, ressources aux mandats et aux modes de fonctionnement variés. Se concevant comme partie prenante d’un réseau (complémentarité entre les approches et les ressources, concurrence, chevauchement) et malgré le caractère imprécis des relations qui les unissent, les intervenants ne peuvent concevoir leur action en dehors de cet horizon. Ouverture, acceptation ou tolérance des autres sont à cet égard nécessaires et constitutives du réseau. Du même coup, ce dispositif permet à la ressource de conserver son identité, son idéologie, son approche spécifique, ses exigences.
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Les approches proposées et les services offerts dans les multiples organismes du réseau créent les conditions de la circulation des personnes (d’une ressource à l’autre) à la recherche d’une réponse significative et signifiante pour elles-mêmes. On peut penser, dans une perspective positive, que la circulation entre les ressources permet aux individus d’exercer leur libre choix en fonction de leurs besoins et constitue une manière de trouver une réponse adaptée et acceptable pour eux-mêmes. On peut aussi penser que cette possibilité constitue un danger, le réseau devenant alors un espace de fuite, un lieu d’enfermement, d’ancrage. La superposition, le chevauchement des logiques d’action et les antagonismes entre certaines ressources (en ce qui à trait aux mandats et aux règles de fonctionnement, par exemple) peuvent entraîner de la confusion dans les rôles exercés par chacun et avoir un effet déstabilisant chez la personne. Celle-ci peut avoir des difficultés à conserver ses repères quand le policier (communautaire) prend la figure du travailleur social, que l’intervenant communautaire expulse une personne en raison de comportements violents dans une ressource, que l’intervenant affirme être dans une relation égalitaire avec la personne quand l’une est parfaitement insérée socialement et l’autre n’a que la rue comme lieu d’inscription sociale, etc. Les circuits types que le réseau délimite sont également une source d’ancrage dans le milieu parce qu’ils provoquent de trop grands décalages dans l’application de logiques différentes. C’est notamment le cas lorsque le circuit fait passer d’une prise en charge longue et très « recadrante » à des lieux où domine la logique d’affirmation des droits, par exemple. Les interventions développées auprès des personnes itinérantes permettent donc d’atteindre trois buts qui peuvent, paradoxalement, se conjuguer entre eux. Premièrement, elles constituent un lieu d’accueil de la souffrance vécue par les personnes itinérantes. À l’occasion de la rencontre individuelle centrée sur le face à face, l’intervenant peut permettre à l’autre de déposer sa souffrance. La personne trouvera toujours, dans une ressource ou dans une autre, un lieu d’accueil qui, sans résoudre la multitude des difficultés associées à son histoire personnelle et sociale, constituera un temps d’arrêt et un possible point de départ d’une reprise en main de sa vie. Deuxièmement, la multiplicité des interventions et des ressources peut aussi constituer un mécanisme assurant la circulation des populations au sein de différents dispositifs. Le réseau devient alors un espace efficace de réponse à des demandes et à des situations différentes. Mais, ce faisant, il peut « contenir » les dérangements urbains dans un espace infrasocial où sont enfermées, des populations indésirables, pour lesquelles les solutions offertes sont inadaptées et inopérantes. Ces personnes circulent, « tournent en rond », se maintiennent dans un monde de services qui les soustrait à la vue des autres et aux préoccupations collectives. Enfin, la
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diversité des logiques d’action, des lieux de services et des mécanismes de liaison peut constituer un important dispositif de réinscription sociale, de recréation de liens, de redéploiement d’habiletés. À travers la complémentarité des approches et des ressources et en respectant le rythme de la personne, les étapes de son cheminement, et en lui permettant des phases de reprise en main et des rechutes, le réseau peut offrir à des personnes démunies et éprouvées par la vie un temps et un lieu nécessaires à leur sortie de la rue. Si le temps pour arriver à la rue peut être long, le temps pour en sortir peut l’être tout autant. La complexité, la complémentarité et les contradictions du réseau dans ses logiques et ses ressources en font la richesse. L’intervention prend non seulement une configuration nouvelle, elle en propose un sens différent et un dépassement des modalités et des finalités classiquement éprouvées. Le réseau compose alors avec des demandes contradictoires de la société contemporaine : protection des droits et libertés de la personne, protection des collectivités, contrôle et encadrement des dérangements urbains. Il se structure et intègre donc les dimensions normatives, légales, sanitaires, humanistes et citoyennes en cherchant à réguler des comportements jugés socialement problématiques. Il constitue une sorte de compromis où peuvent coexister les normes et leur contestation, l’intégration et l’exclusion, le pouvoir et la résistance. Devant l’échec de l’État à régler de manière durable les problèmes sociaux, dont celui de l’itinérance, le réseau peut apparaître comme un dispositif où, à travers des logiques complémentaires et contradictoires, il « gère » désormais les populations problématiques, vulnérables, dérangeantes et parfois dangereuses à l’aide d’une diversité de moyens (lois, règlements, normes, soins, aides, etc.). Ce nouveau mode de régulation que serait le réseau doit être mis en question, réfléchi et analysé. Car le réseau n’a ni les moyens, ni la capacité d’assumer ces responsabilités. Plus encore, il doit les refuser. Si les problèmes sociaux ne se règlent pas à travers une approche autoritaire du « tout à l’État », il ne peut non plus être le fait du réseau communautaire, si efficace soit-il. L’État ne peut ni ne doit se soustraire à ses responsabilités à l’égard des démunis ; le réseau ne peut ni ne doit devenir, bien malgré lui, le lieu d’aboutissement, de « parquage » des populations problématiques, vulnérables et dérangeantes, celles pour qui les conditions de vie se dégradent encore et encore. Il faut au contraire re-développer, inventer des lieux où l’on sera plus préoccupé de justice sociale. Le réseau pourrait être un de ces éléments ; il ne peut en être le seul. Ce sont là les enjeux cruciaux auxquels, comme communauté et comme société, nous sommes tous conviés.
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C H A P I T R E
10 LES MAUX DE LA PSYCHIATRIE FACE À L’ITINÉRANCE Dre Marie-Carmen Plante
Il y a dix ans maintenant, en accord avec les principes de la philosophie de psychiatrie communautaire qui a toujours été la mienne, j’ai choisi, de manière réfléchie et délibérée, de m’impliquer de façon active comme psychiatre consultante auprès de la nouvelle Équipe-Itinérance du Centre local de services communautaires (CLSC) des Faubourgs (devenu depuis le Centre de santé et de services sociaux [CSSS] Jeanne-Mance). Cet engagement s’est clarifié et raffermi, à la suite de l’épisode de Dernier Recours1, qui m’avait brutalement interpellée devant ce monde souffrant qui émergeait de plus en plus au centre-ville de Montréal : le monde des démunis, des itinérants, des personnes souffrant de maladie mentale et vivant complètement, ou presque, dans la rue. Un article de Richard. H. Lamb, psychiatre, membre de l’Association des psychiatres américains, disait en 1990 : « We will save the homeless mentally ill » ; ce texte me secoua profondément et fut, entre autres, un puissant déclencheur de mon engagement auprès de la clientèle des sans-abri. Durant les années 1980, cette population a numériquement augmenté et est devenue de plus en plus visible autour de l’hôpital Saint-Luc et dans ses environs immédiats. On y trouvait surtout des personnes souffrant de 1. Dernier Recours Montréal (DRM), mis sur pied en 1988 – et fermé en 1991 – se voulait un centre de référence sans critères d’exclusion. Pour plus d’information sur cette ressource, voir Charest et Lamarre (2000).
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problèmes psychiatriques chroniques et souvent sévèrement atteintes, des personnes alcooliques chroniques et une nouvelle population présentant des problèmes sérieux de toxicomanie liés à des problèmes de santé mentale. Cette population cherchait un refuge ou de quoi s’alimenter. Elle venait dormir en catimini dans la salle d’attente de l’urgence durant les grands froids de l’hiver. Elle se présentait aussi maintes fois à l’urgence médicale pour obtenir une réponse à de nombreux et multiples besoins autant psychosociaux que médicaux. Cette population physiquement visible demeurait invisible pour les services psychiatriques, qui n’entrevoyaient pas de rôle spécifique d’aide et de prise en charge de ces personnes porteuses d’aucune demande spécifique en santé mentale. Les problématiques liées à cette population faisaient l’objet de discussions entre les intervenants de différentes ressources, dont ceux de la Maison du Père, de l’Accueil Bonneau et de la Résidence du Vieux-Port, organismes que je visitais de façon régulière. Au cours de ces rencontres, d’importants problèmes rencontrés dans notre quotidien clinique et psychosocial surgissaient : barrières à l’accessibilité des soins en psychiatrie, fragmentation des services en santé mentale, manque de liaisons et de communication, sectorisation défensive et rigide des services en santé mentale, difficultés d’approche et de traitement de la comorbidité et de la polymorbidité, apparition de traitements biochimiques de plus en plus marqués, aux dépens du lien et de la relation thérapeutique, désinstitutionnalisation associée à des « coupures » de lits et de budgets, succession de politiques de santé mentale présentant peu de changements réels, manque de préparation pour les personnes itinérantes au moment de leur sortie de l’institution ; incompréhension, dans les plans de soins, de la réalité et des besoins spécifiques de la personne ayant des problèmes de santé mentale et se retrouvant dans la rue, nécessité d’un lieu d’habitation adéquat, organisé, soutenu par une équipe d’intervenants, qui permette une réinsertion et une réhabilitation dans ce monde difficile, éclaté et individualiste, etc. Les propos de la docteure Léona Bachrach (1997) tirés d’un article intitulé Breaking down the Barriers m’ont fortement marquée. Ils faisaient état de quelque 200 barrières à l’accessibilité des soins en psychiatrie, rejoignant les réflexions et les commentaires de plusieurs intervenants en itinérance qui travaillaient autour de moi. Ceux-ci se heurtaient souvent à des situations semblables dans notre système de soin, lesquelles rendent la tâche clinique lourde, pénible et sont source de frustrations et d’incompréhensions de part et d’autre. Ce travail auprès des personnes itinérantes m’a aussi amenée, au cours de ces années, à m’interroger sur les définitions de l’exclusion. Même s’il en existe plusieurs types, l’exclusion des personnes souffrant de problèmes de santé mentale me préoccupait particulièrement.
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Le Conseil de l’Europe a défini l’exclusion comme étant la dénégation et le non-respect des droits fondamentaux et notamment des soins sociaux. Or, l’exclusion, disait Viviane Kovess-Masfety : […] est d’abord un processus social qui commence par une privation précise (exclu de l’accès à l’emploi, exclu du droit au logement) ; cette rupture ne devient dangereuse que parce qu’elle active et révèle d’autres fragilités présentes dans l’histoire de l’individu ou des populations. L’exclusion est enfin une réalité dynamique caractérisée par l’absence, durant une période plus ou moins longue, de la possibilité de bénéficier des droits attachés à la situation sociale et à l’histoire de l’individu concerné. Le problème essentiel est que l’exclusion est intimement liée à des sentiments d’inutilité sociale, de dévalorisation de soi, qui entraînent une souffrance psychique et de la difficulté à s’insérer dans un tissu relationnel. Cette souffrance conduit au renoncement, y compris celui dévolu aux soins à son propre corps, et finalement à l’adoption de comportements pathogènes qui aggravent une vulnérabilité souvent importante aux maladies organiques et psychiques (2003, p. 3-4).
Cette définition de l’exclusion est formulée sous l’angle de la désocialisation, mais il y a d’autres éléments qui demeurent à considérer et montrent une atteinte sérieuse à la santé mentale des personnes exclues. En Amérique du Nord, on parle plutôt de désaffiliation : absence de liens amicaux, familiaux, de logements conventionnels, retrait des rôles de parent, des rôles de travailleur et de citoyen. Jean Maisondieu, psychiatre, rappelait que « cette trajectoire spontanément mortifère est reliée à un véritable syndrome d’exclusion qui associe : la honte, la désespérance et l’inhibition cognitivo-affective vers la réinsertion sociale » (2001, p. 14). Ces propos reflètent ce que nous observons dans le travail clinique quotidien auprès des personnes itinérantes. Ces dernières vivent de la honte. Elles sont impuissantes, désespérées, dépassées. Elles présentent des difficultés cognitives handicapant leurs possibilités de s’organiser, de surmonter l’état de crise et de se tourner vers des solutions adéquates afin de cheminer vers la normalisation. Jean Maisondieu ajoute : Les exclus sont victimes de l’indifférence collective. Ils essaient de s’y rendre indifférents pour ne pas trop souffrir en s’aidant de l’alcool et des drogues au risque de s’enfoncer un peu plus dans leur exclusion et de se faire rejeter davantage. Ils sont d’abord et avant tout des maltraités sociaux et, pour qu’ils changent de point de vue et acceptent des soins dont ils ont souvent besoin, nous devons comprendre, avant de les aborder, qu’on peut souffrir à en mourir sans être malade : il suffi d’être exclu… (2001, p. 14).
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Parmi les écrits récents sur cette question, se trouve la définition du psychiatre Jean Furtos sur l’autoexclusion qui nous démontre à quelles extrémités peut mener l’exclusion : Le sujet humain est obligé, pour survivre dans certaines conditions, de s’exclure lui-même de sa propre subjectivité et il se coupe de sa propre souffrance pour ne pas souffrir l’intolérable et s’anesthésie. Pour vivre, il s’empêche de vivre. C’est un paradoxe gravissime et cette conduite peut aller jusqu’à l’incurie qui devient une pathologie de la disparition, de l’abandon et du désinvestissement de soi-même. Ces pathologies extrêmes de l’autoexclusion, de la disparition, seraient importantes à notre époque (2005, p. 21).
La stigmatisation et l’exclusion, qui sont souvent le quotidien des personnes que nous avons à rencontrer et à évaluer, caractérisent l’intense problème social qui est le leur, les souffrances qui en découlent et qui se multiplient au jour le jour, s’aggravant lorsque s’ajoute une problématique sévère de santé mentale. Nous voyons alors jusqu’où peut aller cette souffrance paradoxale et combien il est urgent et prioritaire de s’en préoccuper et de s’en occuper. Je suis appelée au cours de notre travail quotidien à rencontrer des clientèles différentes de celle de la clinique habituelle en psychiatrie. Le psychiatre Georges Nauleau parle de sa pratique en ces termes : Bien que les personnes que nous rencontrons dans la rue ou dans les divers centres d’hébergement d’urgence présentent des troubles psychiques les plus divers, souvent traversés par l’addiction (alcool, toxicomanie, drogues de rue, etc.) mais pas nécessairement, allant de la souffrance psychique reliée directement aux conditions d’existence précaire aux pathologies mentales les plus sévères, il n’y a pas de généralisation possible lorsqu’on s’intéresse aux parcours de vie et aux trajectoires de ces personnes (2001, p. 80).
De plus, il ajoute, à propos de son expérience auprès de ces personnes, que, « de façon régulière, la prise en charge du patient dont l’espace de vie est établi de façon permanente dans les rues, chez qui nous identifions un vécu psychotique ou non, demande une attention et une patience toute particulière » (2001, p. 80). De plus, comme le souligne ce psychiatre : il nous faut saisir le niveau et le rythme de l’univers de vie de ces personnes qui ne demandent rien, que leur monde soit psychotique ou non, et nous devons tenir compte, avant toute initiative intempestive, de la distance relationnelle autorisée par la personne rencontrée, à défaut de cela, tout le travail d’approche et d’habituation,
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souvent très long et indispensable à l’instauration d’une relation thérapeutique ou même simplement aidante, est à refaire (2001, p. 80).
Dans notre travail clinique, nous vivons et vérifions les propos du psychiatre Nauleau quotidiennement. Nous connaissons bien les exigences de l’approche outreach (que nous nommons ici, en Amérique, repérage proactif). Il nous a fallu apprendre à connaître cette approche novatrice et à la pratiquer dans le plus grand respect de la clinique et de l’éthique. Les exclus dont je me suis occupée étaient souvent des personnes souffrant de pathologies mentales. Ils étaient « chronicisés », démunis, incapables de s’organiser et de vivre dans la communauté. Sans adresse, sans code postal ou sans carte de la Régie d’assurance maladie du Québec (RAMQ), ils étaient de « mauvais patients » qui avaient souvent rompu tous les liens avec les équipes de soins antérieures ou avec les médecins soignants et qui, pour différentes raisons, ne désiraient, d’aucune façon, se retrouver dans le type de soins et de traitements offerts. Les premiers modèles de soins spécialisés qui m’ont inspirée viennent de confrères psychiatres américains qui, en 1984 et 1992, démontrant un « leadership » éclairé, professionnel et responsable, ont proposé des solutions pratiques. Ces psychiatres souhaitaient fortement influencer les autorités gouvernementales et les politiques de différents États américains et du Sénat en matière de santé mentale. Pour eux, les malades mentaux et chroniques et, de surcroît itinérants, devaient être la priorité majeure du système de santé et des fonds publics qui devaient leur être consacrés. C’est ainsi que le document Treating the Homeless Mentally Ill fut mon livre de chevet pendant des années (APA, 1992). Durant la même période (les années 1984-1992), le Dr Richard Lamb prônait l’établissement d’un système complet et intégré de soins de haute qualité pour les patients sans abri atteints de maladie mentale sévère et persistante. Il suggérait un nombre adéquat et une variété de ressources de logements supervisés avec des équipes de soutien. Il proposait l’établissement d’un système de « case manager » (intervenant Pivot fonctionnel), des interventions de crise adéquates et accessibles dans la communauté et à l’hôpital et une loi de protection du malade mental moins restrictive au regard des ordonnances de traitement involontaire. Il mettait l’accent sur des services de traitement mobiles et de réhabilitation intensive par l’approche outreach, de même que sur la mise sur pied de services de réhabilitation et de consultation en réseau avec les ressources communautaires (Lamb, 1992, p. 7-8). En 2000, lors d’une présentation à l’Institut des services psychiatriques à Philadelphie, le Dr William Breakey a livré un témoignage important qui continuera de m’influencer et d’orienter mon travail. Je résume ses propos :
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la désaffiliation est la question la plus préoccupante de l’itinérance. Aucune étude épidémiologique, même la mieux menée, ne peut nous dire combien de personnes vivent dans cette situation. On trouve des cas de maladies mentales sévères et en nombre élevé, de même que des désordres d’abus de substance. Parmi ces personnes exclues se trouvent : des gens de la rue, des alcooliques chroniques, des patients atteints de syndrome mental sévère et persistant, des personnes sans abri de façon situationnelle, des femmes et des enfants qui n’ont pas d’attache. On rencontre aussi dans la rue des individus ayant des traits schizoïdes et paranoïdes : il est très difficile d’entreprendre un traitement avec eux, à cause de leur manque d’autocritique, de leur hostilité à l’égard de la psychiatrie et de leur manque de soutien. Le Dr Breakey énonce neuf principes à partir desquels on doit développer les services de soins pour ces patients, principes qui ont toujours guidé mon travail jusqu’à maintenant. Il insiste beaucoup sur les interventions de prévention pour éviter de créer de nouveaux exclus, entre autres chez les patients atteints de maladie mentale sévère, les familles monoparentales, les femmes enceintes qui ont très peu de revenus, les toxicomanes, les ex-prisonniers et les enfants qui quittent leurs familles d’accueil (2000, p. 6). Il insiste sur la pertinence d’un « nouveau paradigme thérapeutique » où l’on retrouve la condition suivante : outreach ou repérage proactif pour engager le patient dans un traitement : respect de l’individualité de chaque personne ; flexibilité dans l’offre de service ; attention spéciale portée aux besoins de survivance de base ; offre de services intégrés et de case manager (intervenant pivot) ; expertise clinique spécialisée ; large éventail d’options de logement, travail dans une perspective longitudinale ; participation active du patient nommée empowerment ; défense des droits du patient associée à l’advocacy ; recherche et enseignement. En parallèle à ces questionnements sur la précarité, la stigmatisation et l’exclusion, d’autres sont apparus portant sur la notion, les définitions et les causes de l’itinérance. Les réflexions suscitées par les nombreux colloques et recherches du CRI, la lecture de nombreux articles sur les malaises actuels au sein de la psychiatrie, la présence du virage ambulatoire qui prend de plus en plus d’expansion et qui amène d’autres réalités ont transformé ma pratique et ma réflexion sur l’itinérance. Durant ce temps, le visage de l’itinérance s’est modifié, on observe l’arrivée accélérée de jeunes aux prises avec des problèmes de plus en plus sévères, dont la comorbidité, la toxicomanie, la petite criminalité, la délinquance, la prostitution, le trafic de drogues, etc. De même, il y a de plus en plus de personnes qui sortent de prison où elles ont parfois reçu des soins, mais qui arrivent démunies, non réhabilitées, sans médication, sans toit, sans diagnostic et vivant une souffrance
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bien réelle. Les refuges accueillant les femmes sont complets et on constate souvent, chez ces dernières, la présence de stress post-traumatiques, de souffrance due à des délires paranoïdes. On observe aussi, dans la rue, la présence de plus en plus forte de personnes souffrant de déficience intellectuelle (à différents degrés). Les victimes du jeu pathologique sont de plus en plus nombreuses parmi cette population et, à notre grand désarroi, les personnes âgées aussi. Enfin, on rapporte une augmentation de situations de violence parmi les sans-abri. Pour aider ces personnes, nous misons beaucoup sur le travail en réseau entre les ressources communautaires, les ressources de désintoxication, les multiples services, dont l’administration des chèques d’aide sociale, la supervision étroite de la médication, les ententes avec les pharmaciens, l’utilisation de la curatelle, etc. Bref, dans nos interventions, nous utilisons tous les moyens à notre disposition. Il nous faut être débrouillards, et prendre des initiatives afin de cheminer avec ces personnes en grand besoin. Malheureusement, pour un psychiatre, travailler dans un CLSC veut dire qu’il est difficile, voire impossible, d’obtenir des ordonnances légales de traitement et d’hébergement qui pourraient être nécessaires et salvatrices pour des clientèles particulièrement dans le besoin. Ces ordonnances ne peuvent être exécutées qu’à partir d’un hôpital. Notre travail en CLSC nous amène donc à participer à l’élaboration, à l’enrichissement et à l’accompagnement des différents dossiers des personnes concernées. Par ailleurs, l’obtention d’une ordonnance d’évaluation psychiatrique exige d’être proactif auprès des urgences psychiatriques, des équipes d’urgence psychiatrique et de faire valoir les raisons qui mènent à une telle demande d’évaluation. Les demandes peuvent être une observation prolongée, la précision d’un diagnostic, une brève hospitalisation, un plan de soins qui nous permettrait de travailler de façon étroite avec l’équipe du secteur et d’assurer un retour sécuritaire satisfaisant et bien orienté en fonction des besoins des personnes. Dans certains cas, un placement définitif ou des ordonnances de traitement ou de logement peuvent être essentiels. Nous devons d’ailleurs compter sur les psychiatres d’établissement pour obtenir ces ordonnances spécifiques. Ce travail complexe, à la fois de gestion des crises et d’urgence, d’évaluation diagnostique et clinique, peut se poursuivre pendant plusieurs mois auprès des urgences médicales et psychiatriques. L’élaboration d’un plan de soins peut être entrecoupé de départs, de disparitions soudaines ou d’absences de certains patients, et ce, pour des périodes plus ou moins prolongées, suivies d’une réapparition après une incarcération, par exemple.
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Le psychiatre peut aussi être appelé à accompagner l’équipe dans la rue, dans les hébergements ou en d’autres lieux où se trouvent des personnes sans abri, déjà vues par l’équipe ou signalées comme présentant des comportements tels qu’une évaluation rapide est nécessaire. L’évaluation d’urgence peut mener à la décision d’une hospitalisation, à l’offre d’un traitement immédiat, à une entente pour une rencontre au CLSC, ou simplement à l’établissement d’un premier lien avec la personne pour démystifier nos services et la familiariser avec notre équipe. La décision d’une hospitalisation, dans ces circonstances, devient un moment très important et constitue une étape essentielle de notre travail. Le fait d’être un membre actif du département de psychiatrie du Centre hospitalier universitaire de Montréal (CHUM) octroie certains privilèges. Cela permet, lorsque c’est nécessaire, de diriger et d’accompagner à l’urgence certaines personnes. Cela permet aussi de préparer le dossier d’une personne qui a besoin d’une hospitalisation rapide et d’obtenir des soins adéquats à l’hôpital, soins impossibles à prodiguer à l’extérieur de ce cadre. Cependant, l’ampleur des problèmes psychosociaux, émotifs et psychiatriques est telle que souvent il est difficile, même après un travail d’évaluation exhaustif avec l’équipe du CLSC, de donner de façon précise tel ou tel diagnostic tant la symptomatologie est diverse et complexe. L’expertise de confrères psychiatres est alors nécessaire dans les cas ambigus et complexes. Parfois, les problèmes qui se présentent vont audelà d’une expertise clinique et nous avons des difficultés à clarifier la position et le rôle exact de la psychiatrie devant le tableau présenté. Nous ne parvenons pas toujours à obtenir un consensus sur ce qui appartient à cette spécialité. Nous sommes alors confrontés à ce que Jean-Pierre Vignat (2002) appelle le « malaise actuel en psychiatrie ». Il nous dit que la psychiatrie, de plus en plus sollicitée par les problèmes de société, a d’abord répondu avec les outils qui ne sont pas les siens avant de s’apercevoir qu’il faudrait en inventer de nouveaux. En effet, dit-il, que connaît-on du processus de socialisation, de création, de développement du lien social ? Jean-Pierre Martin, psychiatre, a publié un texte intitulé « Santé mentale en transition » (2000) qui va dans le même sens. En résumé, il dit que le symptôme de souffrance psychique prend fréquemment la forme de la souffrance physique ou encore l’accompagne. La souffrance psychique s’associe à des formes de souffrance sociale et familiale. Il faut donc développer des liens entre les médecins généralistes, les urgences hospitalières et de terrain, les services sociaux, mais aussi entre les intervenants du monde adulte et celui de l’enfance. Le psychiatre Martin nous dit aussi que l’aggravation de la
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souffrance sociale liée au chômage, au manque de ressources et de logement, à la déstructuration des familles et des entités d’appartenance fait de ces situations de précarité un enjeu de santé publique et que les réponses structurelles relèvent évidemment de choix politiques, économiques et sociaux (Martin, 2000, p. 207-213). Ces différentes dimensions font apparaître les limites de l’action psychiatrique et thérapeutique. Les propos du Dr Jean-Pierre Martin me confortent cependant dans le travail quotidien. Celui-ci nous dit que les effets de la crise sociale, en termes de détresse et de souffrance psychique, concernent de façon éthique et politique tous les soignants. Ceux-ci ne peuvent se dérober à cette tâche sous peine de laisser à l’action humanitaire un champ qui relève du service public. C’est cet engagement éthique qui nous pousse à aller vers les personnes en grande précarité, qu’elles soient à la rue ou dans les hébergements sociaux, afin de mettre nos compétences au service de l’écoute psychologique sur le terrain. Ces premières écoutes méritent d’être répétées et il faut inventer de nouveaux dispositifs qui remettent en cause les fonctionnements d’une institution soignante traditionnelle. Voilà résumées la situation et l’impasse où je me retrouve très souvent. Voilà aussi des discours qui devraient être repris et discutés par l’ensemble des psychiatres des grandes villes, car nous avons, de plus en plus, à faire face à ces types de situations. Les réponses ne sont ni simples ni claires, elles sont à construire. C’est dans ce sens que le Dr Jean-Luc Roelandt (2005) décrit l’état de la situation de la psychiatrie. Il nous dit que la psychiatrie traverse une crise d’identité et que cela passe par le redécoupage des disciplines qui se partagent le pouvoir dans ce champ. La tension entre les tenants d’une approche médicale basée sur les neurosciences et les psychothérapies de toutes sortes serait très grande. Il ajoute, en corollaire, que la demande sociale explose et que le social et le politique semblent avoir réglé la question des inégalités en la transformant en souffrance psychique pouvant être soignée par la psychiatrie. On assiste alors à une demande de soins pour des populations précaires auxquels la psychiatrie devrait répondre dans le cadre de l’extension du champ de la santé mentale. Tous ces questionnements et ces malaises marquent mon quotidien. Ils m’amènent à une profonde réflexion sur chacun des gestes que je pose, sur les décisions à prendre, les dispositifs à mettre en place et les conclusions qui s’imposent. Le Dr Bugerol explique cette possible et inéluctable transformation que doit subir le travail du psychiatre. Pour lui, l’extension des modes de prise en charge, au plus près du lieu de vie des patients, est un complément naturel aux soins hospitaliers. La psychiatrie est aujourd’hui dans une mutation inéluctable mais inquiétante. Il faut créer ces conditions et ces liens entre un travail de réflexion et un travail de recherche qui ne soient pas déconnectés du terrain (2002, p. 3).
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Comment la psychiatrie doit-elle maintenant faire son travail ? Elle doit s’intéresser à la précarisation sociale sans la cautionner. En même temps, comment intégrer cette précarisation croissante dans nos dispositifs et nos modèles de soins ? Le Dr Jean-Pierre Vignat (2002) se demande si le terme souffrance psychique permet de saisir le social. Pour lui, le concept de « santé mentale », même s’il est de plus en plus utilisé, n’est pas d’un grand recours. Soit il désigne la psychiatrie en tant que discipline médicale et dispositif de soins, soit il évoque la santé publique. La clinique gagne donc à s’inscrire dans une démarche spécifique d’analyse des cas et des situations. À titre d’exemple, le rapport au temps et à l’espace « déformé » chez les personnes itinérantes, mais aussi altéré chez tous les sujets qui sont en précarité, constitue un élément important de compréhension de cette population. C’est un signe d’atteinte de leur santé mentale qui les handicape dans leur vie journalière sans être du domaine de la pathologie propre. Des réponses commenceraient-elles à émerger ? Sur le plan du travail en partenariat, le Dr Jean-Luc Roelandt rappelle que le secteur de la psychiatrie ne doit plus avoir de partenaires, mais être partenaire dans le développement d’actions concertées et cohérentes. L’action auprès des plus démunis deviendrait la base d’un travail de réhabilitation, qui permettrait de sortir les personnes de la honte, d’apaiser leurs souffrances, de retrouver l’estime de soi et le respect des autres et de renverser lentement les processus de disqualification et de désagrégation. De façon différente, il rejoint les propos du Dr Breakey qui souscrivait à une réorganisation de l’approche et du système de soins auprès de ces populations. Tout en nous ressourçant et en recherchant, avec les confrères et partenaires, des solutions cliniques et malgré les efforts consentis par tous et chacun, dont le réseautage et la multiplication des lieux d’hébergement, cette population continue d’augmenter et de recourir à nos services. Nous notons une légère diminution de la pathologie psychiatrique traditionnelle comme telle, mais nous assistons à la croissance de la comorbidité et de la polymorbidité autour de certaines pathologies. George Tolomiczenko (2005), de l’Université York, a mené une étude portant sur les patients les plus difficiles à traiter et qui auront besoin de soins à long terme. Il cible les personnes qui ont un potentiel suicidaire chronique et qui souffrent d’un état limite, ou encore les personnes ayant des troubles antisociaux doublés de problèmes de comorbidité et de toxicomanie, etc. Cette population plus nombreuse et plus visible a besoin d’approches particulières, d’efforts de traitement constants, en vue d’une réintégration et d’une réhabilitation.
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La situation actuelle m’amène à dire, avec Jean-Baptiste de Foucault, qu’il y aurait trois enseignements à tirer de cette longue expérience de travail avec les personnes itinérantes : 1) la lutte contre l’exclusion implique une certaine forme de transdisciplinarité : le civique, le social, le psychiatrique, le psychologique, l’individuel, le collectif doivent se rencontrer ; 2) cette approche est prise en compte progressivement par les politiques publiques mais requiert d’abondants moyens qui sont rarement réunis ; 3) la question de l’expression des personnes en difficulté, de leur écoute, de leur capacité d’être acteur est centrale en même temps que particulièrement difficile à résoudre (De Foucault, 2001, p. 60). Cela nous ramène au questionnement soulevé par M. Michel Simard (2005), lors d’un colloque intitulé « Vaincre l’itinérance », autour de l’impuissance ressentie face à l’itinérance. Il évoquait la fragilité blessée d’une clientèle en urgence sociale et recommandait d’aller à la rencontre de cette fragilité, de créer des opportunités et d’habiter la fragilité. Dans une interrogation sur la place et le rôle de la psychiatrie, le Dr Jean-Luc Roelandt se demande si c’est à la psychiatrie de résoudre tous les problèmes du monde. Il estime que : la psychiatrie, à travers le concept de santé mentale, est la religion scientifique du politique, il ne peut y avoir de malentendu entre politique et psychiatrie et concurrence entre psychiatrie et religion ; pour exister la psychiatrie ne peut être que laïque et indépendante du pouvoir politique (Roelandt, 2005, p. 112).
Cette position est, ajoute-t-il, la « source d’innombrables tensions lorsque l’on parle d’exclusion, de précarité, de stigmatisation, du rejet […] de nombreuses personnes dans notre société » (Roelandt, 2005, p. 112). Il conclut que la psychiatrie est incapable de répondre toute seule à tous les problèmes. Il formule le souhait que se produise un double mouvement : la psychiatrie se médicalise et la médecine se psychiatrise ; et la santé deviendrait un atout, un enjeu politique majeur. Le Dr Roelandt souhaite que : « la psychiatrie ait un avenir grandiose à condition de féconder toute la médecine et de renoncer à la médecine parallèle qu’elle a créée, qu’elle redevienne humaine… » (2005, p. 112). Comment répondre aux populations itinérantes dont il est question ici et qui se situent au cœur de notre pratique depuis près de dix ans ? Au Québec, on nous propose un plan d’action en santé mentale depuis quelques mois, un plan en continuelle transformation et qui permettra d’offrir de façon plus démocratique, plus égalitaire et accessible tous les services psychosociaux mentaux et psychiatriques dont a besoin la population québécoise.
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Une nouvelle structure s’est récemment mise en place : les centres de santé et de services sociaux (CSSS)2, qui comprennent 95 secteurs sur l’ensemble du territoire québécois. Comment être assuré qu’ils seront disponibles, ouverts, sensibles, outillés et capables de prendre en charge l’ensemble des populations visées de leur territoire ? Est-ce que l’arrimage entre l’offre de service dite de première ligne se fera vraiment avec les services spécialisés de deuxième et de troisième lignes ? Cet arrimage serat-il fécond et productif ? Est-ce que les 95 secteurs créés pourront accueillir vraiment, véritablement et entièrement toute la population et répondre à ses besoins ? Est-ce que l’on répondra aussi, de façon concrète, aux problèmes que posent l’abus de drogues, le jeu pathologique et les différentes toxicomanies prégnantes dans notre société ? N’y aurait-il pas lieu que les équipes responsables de la santé mentale dans les différents CSSS soient interdisciplinaires ? Qu’un expert en toxicomanie et un spécialiste des questions ethniques s’y ajoutent, cette dernière composante étant de plus en plus présente dans la population ? Le continuum proposé dans ce plan d’action peut sembler intéressant sur papier, mais qu’en sera-t-il dans la réalité ? Les personnes itinérantes qui ont besoin de soins psychiatriques trouveront-elles leur place dans la nouvelle structure ? Il ne faut pas oublier que les personnes exclues ont besoin de soins et de services dès maintenant et non pas dans trois, quatre ou cinq ans ! Les interventions menées dans le cadre du plan d’action permettrontelles la restauration des liens entre patients et psychiatres ? Ce plan d’action favorisera-t-il une attitude éthique qui incitera les psychiatres à aller vers les personnes en grande précarité, qu’elles soient dans la rue, dans les hébergements sociaux ou ailleurs ? Est-ce que, comme le souhaite le Dr Jean-Pierre Martin, ces équipes mettront leurs compétences au service de l’écoute psychologique sur le terrain ? Ce plan permettra-t-il la création d’un réseau, articulé, fécond ou, au contraire, favorisera-t-il un clivage ? Est-ce que cette nouvelle organisation de service pourra prendre vraiment en compte la souffrance psychique de cette clientèle en grand besoin ? Et, comme le soulignait le Dr Lucien Bonafee (2000), ne faut-il pas jeter un autre regard sur la folie et mettre fin à la ségrégation, à la stigmatisation et à l’exclusion ?
2. Cette nouvelle organisation territoriale regroupe les CLSC, les CHSLD et les hôpitaux d’un territoire administratif donné. La ville de Montréal est, par exemple, séparée en douze territoires de centres de santé et des services sociaux. Voir <www.santepub-mtl. qc.ca/Portrait/cartecsss.html>.
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Au cours de l’année 2005, de nombreux colloques, rencontres, conférences au Québec et à Toronto3 ont eu lieu autour de la question de l’itinérance. Que nous apportent ces rencontres ? Permettent-elles de partager une même vision du phénomène ? D’exercer un leadership afin d’obtenir, par une action concertée, des politiques intégrées, une planification adéquate, des ressources suffisantes ? Cela permet-il de développer de nouveaux modèles et outils d’intervention ? Des changements radicaux sont nécessaires et l’on doit s’assurer de la participation de tous à tous les niveaux de la hiérarchie. Tous ceux qui travaillent auprès des itinérants doivent se regrouper, développer des réseaux, travailler très étroitement les uns avec les autres et garder toujours au fond d’eux l’espoir qu’ils sauront y arriver, à défaut de quoi nous serons nous-mêmes marginalisés dans ce champ d’intervention.
CONCLUSION En conclusion, nous reprendrons les propos du Dr Richard Lamb, qui dit : assez d’écrits, c’est le temps de l’action, les directions sont claires, nous devons nous munir d’une très forte volonté, être préparés à structurer des actions de grande envergure ; on ne peut laisser le sort des exclus entre les mains de personnes non engagées, sans ressort, sans leadership et sans vision (1992, p. 8).
La psychiatrie québécoise doit s’adapter à la problématique de l’itinérance car, dans les différents lieux de travail et surtout aux urgences des hôpitaux, elle reçoit une partie de cette clientèle. Elle doit apprendre à accueillir, à connaître et traiter cette clientèle. Au moment de la mise en place de nouvelles structures pour les services de psychiatrie et de santé mentale, les équipes sont appelées à s’interroger sur leur rôle futur, sur leur place dans les équipes multidisciplinaires de première ligne, sur les liens et l’expertise à développer, dont celle auprès de la population itinérante, pour en saisir les véritables besoins en santé mentale et surtout en psychiatrie. Un débat est donc à faire, de nouvelles approches sont à explorer. Comme le souligne le Dr Jean-Pierre Martin, « la psychiatrie a cessé d’être une affaire purement hospitalière et concerne les souffrances psychiques les plus diverses. Elle doit rester généraliste sur le terrain et être intégrée dans les centres sanitaires sociaux » (Martin, 2002, p. 214). Le
3. Premier colloque pancanadien sur l’itinérance, qui a eu lieu à l’Université York en mai 2005 et a été organisé en collaboration avec le Secrétariat national des sans-abri.
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Dr Martin conclut que « c’est maintenant le temps d’explorer de nouvelles approches cliniques » (2002, p. 214). C’est un vaste programme, mais combien stimulant ! Notre confrère Furtos ajoute pour sa part : qu’il convient de mettre en débat la science et le politique au travers des pratiques de santé mentale ; nous devrions dire les sciences médicales et humaines ainsi que les politiques régionales, nationales, internationales incluant une économie qui ne soit pas régulée par les seules lois du marché. Des études et réflexions comparatives internationales doivent être menées (2005, p. 34).
Il y a de l’espoir de voir se développer une approche adaptée ainsi que des services et des soins en santé mentale et en psychiatrie, visant toutes les populations, même les plus exclues. Un débat est engagé partout, des deux côtés de l’océan. Plusieurs spécialistes se sentent concernés, tentent de se rejoindre et cherchent ensemble des solutions. Le mouvement est lancé, il faut continuer à l’alimenter. Il faut continuer à travailler avec et pour les personnes itinérantes souffrant de problèmes de santé mentale et ne pas laisser le découragement nous envahir ; il faut réalimenter et ressourcer notre action tout en poursuivant nos interrogations en vue d’une articulation harmonieuse des services et des soins en santé mentale et en psychiatrie pour tous.
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C H A P I T R E
11 LA TRANSITION À LA VIE ADULTE Un passage à risque Olivier Chanteau Mario Poirier Francine Marcil Jérôme Guay
How my particular heels ached for exercise, and all my senses pined to be free, it is not worth while to recount… Nothing is so hard for a child as not-to-do. William James
Les jeunes – adolescents et jeunes adultes – constituent de nos jours un groupe important de la population itinérante (Beauchemin, 1996 ; Côté, 2002 ; Interagency Council on the Homeless, 1999 ; Firdion, 2000, 2006 ; Poirier et al., 1999). Depuis quelques années, on constate un peu partout dans le monde l’émergence d’une nouvelle catégorie sociale : celle des « jeunes en errance » (Chobeau, 1996 ; Pattegay, 2001). En outre, si l’itinérance se retrouve comme phénomène local dans presque toutes les villes d’une certaine importance démographique dans le monde, les banlieues, les petites villes et les villages constituent également un réservoir de jeunes marginaux en mouvance vers les grands centres. Chaque été, par exemple, des cohortes d’adolescents et de jeunes adultes de tout le territoire québécois viennent grossir les rangs des itinérants de Montréal et de Québec.
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L’itinérance est généralement définie par sa composante d’instabilité résidentielle : est itinérante la personne qui n’a pas d’endroit stable où loger. Toutefois, la recherche et la pratique auprès des personnes itinérantes nous font rapidement réaliser que, si la pauvreté est généralement l’ingrédient premier de cette situation, d’autres composantes jouent un rôle significatif : histoires de vie marquées par de grandes souffrances, mal-être à la source de dérives vers l’alcoolisme et la toxicomanie, problèmes relationnels actuels avec la famille. L’itinérance se produit le plus souvent quand se conjuguent en même temps la misère matérielle et la souffrance affective. L’itinérance est rarement le fruit d’un simple « moment de crise » dans la vie d’une personne ; c’est plutôt le résultat d’une longue trajectoire qui prend racine dans l’enfance et l’adolescence du sujet (Lussier et Poirier, 2000 ; Lussier et al., 2002). C’est ici qu’on voit la richesse d’une nuance que la langue anglaise apporte à la problématique, nuance que ne fait pas le français : être « homeless » ce n’est pas qu’être « houseless » (sans-abri, SDF), c’est aussi être « sans foyer », c’est-à-dire sans un lieu d’appartenance, d’inscription sociale, de liens conviviaux, de véritable « chez-soi ». Or, construire ce lieu personnel – éventuellement partagé – demande certes des ressources financières et l’accès à un logement abordable, mais cela demande aussi un désir de s’installer, la capacité affective de se sédentariser et de « faire son nid », la présence également d’habiletés de gestion de la vie quotidienne (hygiène, tâches domestiques, planification budgétaire) et des acquis relationnels significatifs (négocier un bail, respecter ses engagements, établir des relations saines avec son environnement). La plupart des jeunes peuvent compter sur leur expérience familiale (modèle de gestion du foyer) et sur le soutien de leurs proches pour réussir graduellement cette transition et pour les soutenir concrètement dans les moments difficiles : maman donnera un coup de main pour négocier ou garantir le bail, papa contribuera en donnant quelques meubles, le frère aîné prêtera un peu d’argent ou viendra donner un coup de main pour l’installation. Mais qu’en est-il quand tout cela est absent, quand la famille est en crise, quand le jeune est placé, quand le soutien est défaillant, quand l’argent manque, mais aussi les acquis affectifs, cognitifs et relationnels pour apprendre à « habiter », à s’inscrire dans un lieu et dans des liens ? Le passage par la Protection de la jeunesse est une caractéristique fréquente et pourtant fort peu étudiée de la trajectoire qui conduit à la rue (Firdion, 2006 ; Taylor et Patterson, 2001). Ce passage n’est pas toujours aisé et les résultats obtenus ne sont pas toujours aussi positifs qu’on le souhaiterait (Pronovost, Leclerc et Dumont, 2003). Si le rapport aux éducateurs et aux travailleurs sociaux – professionnels mais aussi figures d’autorité de substitution – est marqué par l’ambivalence avec des phases de
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recherche de liens et d’autres de rejet et de dépréciation, ce sont néanmoins ces liens d’aide qui peuvent contribuer à prévenir le glissement vers la rue. La réadaptation interne et externe en centre jeunesse peut constituer un frein efficace à des glissements vers la rue ; toutefois, ce frein connaît aussi des ratés et peut parfois avoir des effets iatrogènes. Un événement crucial vient aussi déstabiliser le lien d’aide : dès 18 ans, les jeunes ne sont plus placés sous la responsabilité de la Protection de la jeunesse et, en principe, ils peuvent être exclus des services. Comme nous l’ont exprimé des jeunes à risque d’itinérance, lors de groupes de discussion préparatoires à la présente recherche : « On nous réfère à des ressources qui sont déjà débordées. » « On nous demande de trouver un logement alors qu’il n’y en a pas et sans même nous donner un petit trousseau de base pour nous installer. » Faute d’un soutien qui se prolongerait le temps nécessaire, beaucoup de jeunes se retrouvent sans services, ce qui est le résultat d’une double fracture : celle produite par la majorité légale et celle que produit le désir de vivre en toute liberté, loin de la surveillance des intervenants sociaux. Le désinvestissement massif des adultes et les fantaisies d’autonomie totale des jeunes se conjuguent ainsi pour répéter précisément les traumatismes de l’enfance : abandons, ruptures, deuils, départs brusques, rejets (« throwaways » comme le dit si bien la littérature américaine). Pour bien des jeunes, la rue devient alors le lieu naturel où se retrouver, où vivre sa jeunesse. Il en résulte que la prévention de l’itinérance passe par un examen des pratiques en protection de la jeunesse en se centrant sur le discours des premiers experts de ces questions : les jeunes et leurs intervenants.
11.1. PERSPECTIVES ÉPISTÉMOLOGIQUES ET MÉTHODOLOGIE Nos travaux1 se sont déroulés au Centre jeunesse de Laval (CJL)2, un lieu intéressant sur le plan de la recherche puisqu’on peut considérer que sa
1. Cette recherche a été réalisée grâce à une subvention du Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture (FQRSC), concours « recherche innovante » (2004-2006). L’équipe de recherche était formée de : Mario Poirier, professeur titulaire de psychologie à la Télé-université (UQAM) et chercheur principal ; Olivier Chanteau, agent de recherche ; Jérôme Guay, psychologue, consultant et professeur titulaire à la retraite de l’Université Laval ; Francine Marcil, coordonnatrice des services professionnels au Centre jeunesse de Laval. Un deuxième volet de cette recherche est développé au chapitre 14. 2. Nous remercions vivement la direction du Centre jeunesse de Laval (CJL) pour son accueil tout au long de ce projet. De même, nous remercions chaleureusement chaque sujet – jeune ou intervenant – qui a bien voulu se rendre disponible pour permettre la réalisation de cette recherche.
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clientèle est assez représentative d’une population élargie de jeunes venant de la grande région montréalaise3. Notre approche visait essentiellement à entendre les deux groupes qui « habitent » quotidiennement le centre jeunesse : les jeunes, bien sûr, mais aussi leurs intervenants. Sans nier les différences évidentes entre ces deux groupes, nous avons considéré leurs discours comme étant intimement liés, comme représentant les deux faces d’une même médaille – celle d’avoir à composer avec un environnement particulier, avec ses objectifs, ses règles, ses habitudes, ses relations interpersonnelles et sa culture organisationnelle. Notre recherche fait ainsi état d’expériences multiples et imbriquées dont on peut extraire un discours d’ensemble, où le placement est abordé de manière horizontale selon le regard pluriel des sujets qui se pose ici et là sur des expériences vécues (ou travaillées) dans les divers milieux de vie « internes » ou « externes » du centre jeunesse. Cette approche isomorphe implique un éclatement des repères habituels, ce qui nous oblige à réviser notre représentation stéréotypée des mécanismes de prise en charge, afin de mieux circonscrire l’expérience relationnelle et symbolique vécue par les jeunes et les intervenants. La représentation collective du placement exige de prêter une « oreille attentive » aux êtres qui circulent dans cet univers complexe et enchevêtré. L’entretien semi-directif nous semblait ici parfaitement indiqué. Cette méthode fait place à l’émergence de catégories d’observation imprévues, tout en minimisant la portée des préconceptions du chercheur. L’approche phénoménologique privilégie un rôle actif des sujets (dont l’expertise est ainsi reconnue) en cherchant à cerner leur expérience, sans en réduire la complexité, à travers leur parole et leur point de vue. L’analyse issue du discours subjectif des interlocuteurs cherche donc à transcender les catégories prédéterminées et le poids des structures afin de faire émerger une parole « intérieure ». La méthode adoptée ici, qui consiste simplement à donner la parole « à ceux qui habitent », en respectant les exigences propres au dévoilement, permet d’ouvrir une brèche dans un dialogue devenu incontournable. Vingt et un intervenants et vingt jeunes ont participé à la recherche. Le groupe des intervenants se subdivise en 12 hommes et 9 femmes. Leur âge moyen est de 41 ans, avec une limite supérieure de 52 ans et une limite
3. Les jeunes qui sont accueillis par le CJL ne viennent pas que de Laval : ils sont nombreux à venir de Montréal, et même de la Montérégie.
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inférieure de 27 ans. Ils possèdent en moyenne 19 années d’expérience d’intervention dans différents services du Centre jeunesse. Les jeunes – 11 garçons et 9 filles – avaient tous entre 16 et 18 ans, avec une moyenne d’âge se situant à un peu moins de 17 ans. Ainsi, les intervenants que nous avons rencontrés travaillent à la fois dans des services internes (centres de réadaptation, foyers de groupe) et externes (suivis communautaires). Les jeunes viennent en majorité des centres de réadaptation Notre-Dame de Laval (NDL) et de Cartier, bien que plusieurs aient été rencontrés en foyers de groupe. Mentionnons, par ailleurs, que tous les jeunes rencontrés ont fait l’expérience au moins une fois du centre de réadaptation. Les réflexions qu’ils développent concernant le placement (hébergements / encadrement) renvoient donc fréquemment aux contingences des milieux de vie internes.
11.2. ANALYSE DES RÉSULTATS Dans le présent texte, nous aborderons l’un des principaux thèmes émergeant de cette recherche qualitative, soit l’expérience vécue au regard de la prise en charge institutionnelle en lien avec l’intégration sociale des jeunes. La première partie met en lumière les représentations positives et négatives du placement, tant du point de vue des jeunes que de celui des intervenants. Ensuite, nous examinons l’angoisse engendrée par le sentiment d’enfermement éprouvé par les jeunes et son impact sur le processus de prise en charge et d’autonomisation. La troisième partie est consacrée à la problématique de l’arrimage de l’intégration sociale à la prise en charge institutionnelle. Nous explorons, notamment, les difficultés vécues par les intervenants à participer aux efforts de socialisation des jeunes dans un contexte de protection qui rend difficile la gestion du risque clinique.
11.2.1. RÉALITÉS ET REPRÉSENTATIONS DU PLACEMENT Le parcours des jeunes que nous avons rencontrés est marqué par l’insuffisance des réseaux primaires (négligence, abus, carences affectives, violence), de même que par la multiplication des difficultés d’intégration (décrochage scolaire, délinquance, criminalité, toxicomanie) et des problèmes relationnels (instabilité des liens, ruptures ou conflits avec l’entourage) : « Je suis placé en famille d’accueil depuis que je suis jeune, depuis l’âge de 8 ans. Parce que mes parents me battaient (J ; 9) ; […] Mes parents étaient dans la drogue, la violence […] Ils étaient pas vraiment aptes à m’avoir (J ; 4) ; J’avais fait un vol de voiture avec un ami, puis je me suis fait poigner. J’ai eu beaucoup de chicanes avec ma mère […]
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finalement, elle a décidé de me placer » (J ; 3)4. Les stratégies déployées par les instances du centre jeunesse ont pour objectif d’endiguer ces situations de danger, notamment en dégageant des espaces alternatifs de socialisation (hébergement en centre de réadaptation ou en foyer de groupe). L’analyse du discours des jeunes et des intervenants nous conduit ici à dégager trois modes de représentation de ces espaces substituts : la prise en charge est définie soit comme « bienveillante », « ambivalente » ou « coercitive ». Les frontières entre ces représentations sont toutefois perméables, se juxtaposant ou se chevauchant parfois au fil d’un même discours, laissant transparaître toute la complexité du rapport qui accompagne l’expérience de la prise en charge par l’ensemble des sujets. La fluctuation entre ces trois modes de perception laisse entrevoir une perspective qui n’est jamais monolithique ni simpliste. Dans un premier temps, le mode « bienveillant » renvoie à une représentation plutôt positive du placement. Les intervenants insisteront, par exemple, sur la nécessité d’assurer « la sécurité et le développement5 » d’un jeune en difficulté : « La première préoccupation quelque part c’est de les arrêter. Donc ça prend quand même un encadrement qui est là, ça prend une discipline qui est là » (I ; 14). Ainsi, le confinement en milieu dit sécuritaire ou dans un hébergement plus souple implique une forme de retranchement du milieu d’origine et des lieux de socialisation usuels (famille, amis, communauté). Il ressort du discours des jeunes que cette prise en charge, malgré la douloureuse réclusion qu’elle engendre, peut s’avérer une expérience enrichissante et porteuse de sens. L’autarcie du placement est perçue comme « bienveillante » dans la mesure où elle débouche sur une possibilité de s’épanouir, d’éviter la délinquance et qu’elle propose un espace d’écoute, de soutien et d’encouragement : « T’as vraiment beaucoup d’encadrement pis toutes les ressources que t’as besoin là […] tu remercies le Bon Dieu d’être ici » (J ; 12). Après une période initiale de contestation et de confrontation, cette « perception positive » du placement conduit généralement à l’acceptation d’une aide préalablement imposée. Il ressort que, même si le placement est rarement souhaité, il peut devenir « souhaitable », en ce sens qu’il propose des avenues réparatrices et protectrices : 4. Compte tenu du faible taux de variation de l’âge pour l’échantillon des jeunes (16-18 ans), nous avons opté pour la désignation « J » pour jeune, suivi du numéro de l’entrevue (p. ex. : J ; 9 pour l’entrevue numéro 9). De même pour les entrevues avec les intervenants, « I » renvoie à intervenant et au numéro de l’entrevue (p. ex. : I ; 20 pour l’entrevue numéro 20). Cette façon de procéder permet en outre de garantir l’anonymat des sujets. 5. Le mandat des centres jeunesse est d’assurer la sécurité et le développement des jeunes placés sous la Loi sur la protection de la jeunesse ou sous la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents. La prise en charge institutionnelle intervient donc à la fois auprès des jeunes dont l’intégrité est compromise dans le milieu familial (négligence, abus, violence) et auprès de ceux ayant commis une infraction ou contrevenu à une loi (vol, vandalisme, introduction avec effraction, possession de stupéfiants, etc.).
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Ben sur le coup c’est sûr que ça fait chier là, mais après ça tu le vois que ça… ça a apporté quelque chose. Moi je suis, ben dans le fond je suis quasiment contente d’avoir été en dedans parce que durant l’un an et demi que j’étais là ben ça fait voir d’autres affaires. J’ai pu travailler sur moi-même (J ; 8).
La prise en charge est donc envisagée comme un passage obligé vers un mieux-être et une plus grande autodétermination : « Moi ça m’aide parce que si je serais en dehors là je ferais plus de mauvais coups. Là je suis calme. Je peux penser à qu’est-ce que je veux faire… plus tard » (J ; 9). Le placement devient un lieu d’apprentissage et d’épanouissement palliant les lacunes des réseaux primaires (famille) et secondaires (écoles, communauté, amis) ; un lieu pour acquérir des connaissances et assurer les assises d’une socialisation réussie, bref pour se donner une bonne base dans la vie. Enfin, dans le mode « bienveillant » la collaboration positive avec les intervenants constitue un facteur qui détermine grandement la réceptivité des jeunes. L’intervenant sera ici décrit comme attentif, attentionné, juste, empathique et tolérant : « Ben mon éducatrice quand je l’avais à Cartier là, elle, c’était vraiment une bonne éducatrice, pis tu sais, je réussissais vraiment à parler avec elle. C’était l’ fun » (J ; 1). Le deuxième mode renvoie à une représentation plus « ambivalente ». On dira que le placement est bon mais... Sans que soient évacués les aspects bénéfiques de la prise en charge, nous assistons à l’émergence d’une parole qui tend à remettre en cause son caractère « exagéré ». Ici, le regard des sujets (intervenants et jeunes) s’inscrit dans un rapport symbolique fort complexe et souvent paradoxal avec les instances protectrices. Le placement est perçu à la fois comme quelque chose de bon et de mal, de nécessaire et de démesuré, d’accueillant et d’aliénant. Le discours cautionnant la prise en charge s’accompagne d’une tonalité empreinte des frustrations vécues par les jeunes et de l’inconfort ressenti par les intervenants. Cette zone d’ambivalence s’articule essentiellement autour de deux aspects, soit l’exigence de la conformité et la sévérité des règlements. À l’exigence de se conformer, nous pouvons rattacher toutes les difficultés plus ou moins importantes vécues par les jeunes devant l’obligation d’emboîter le pas au régime en place. Les jeunes mentionneront, par exemple, leur difficulté à suivre le rythme des activités qui leur sont imposées (exigences élevées des plans d’action, des démarches d’intégration et des routines d’hébergement). Ce discours convergera, d’ailleurs, avec celui de certains intervenants également préoccupés par le niveau de pression et d’attente imposé par la cadence : Six objectifs c’est un petit peu beaucoup, puis je trouvais qu’ils mettaient beaucoup la barre haute. Fait que j’avais beaucoup de pression… (J ; 15) C’est sûr des fois on a l’impression aussi d’en demander plus à ces enfants-là qui sont suivis sous la Protection de la jeunesse qu’on peut en demander à… à des enfants qui ne sont pas suivis. Il faut être réaliste en tant
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qu’intervenant là quand on fait le plan d’intervention pis des fois on demande la… la perfection (I ; 22).
Ensuite, ce sont les règles de vie prévalant à l’intérieur des hébergements qui suscitent sans doute le plus de mécontentement. Contrairement au premier mode, la discipline et le contrôle ne sont plus définis en fonction des termes raisonnable ou correct, mais selon le terme sévère. Ici, les doléances des jeunes sont multiples et recoupent l’ensemble des expériences de placement, bien qu’elles renvoient le plus souvent aux milieux internes. Ces insatisfactions renvoient à la rigidité du fonctionnement et ensuite au sentiment d’isolement endémique à un quotidien qui se vit entre quatre murs. Le contrôle étroit qui constitue l’apanage de la vie en unité produit à la fois une impression d’être constamment surveillé et celle très prégnante « d’être enfermé ». Ce n’est pas tant l’encadrement qui est remis en cause que son côté massif, hégémonique. Ce mode traduit le malaise face à la standardisation des règles de vie qui contraignent les jeunes à s’adapter à une routine décrite comme étant rigide, où les aléas du quotidien s’alignent sur une mécanique trop finement orchestrée : heures de coucher, temps d’appels, pauses cigarettes, rencontres avec les intervenants, pauses pipi, heures de repas, etc. Tout semble trop bien organisé, presque militaire. Par ailleurs, la promiscuité des milieux de vie, bien qu’elle donne parfois lieu à une réelle camaraderie, découle d’un rapport forcé, d’une obligation de vivre ensemble, donnant lieu à un sentiment d’appartenance plutôt superficiel. Malgré les liens qui peuvent se tisser, les autres jeunes sont généralement perçus comme étant des camarades de fortune. Enfin, l’expression mettre tout le monde dans le même panier prend ici tout son sens dans une perspective où l’intégration de ces adolescents très différents s’effectue dans un cadre qui offre peu de latitude aux jeunes et une marge de manœuvre passablement réduite aux intervenants. Dans ce mode, les représentations des jeunes face au placement se situent davantage sous le signe du désenchantement et de la déception. Le placement est vécu comme une injustice, alors que les intervenants sont davantage appréhendés dans leur rôle de contrôle. Ainsi, même les intervenants seront parfois d’avis que certaines règles et procédures nuisent aux désirs d’autonomisation des jeunes : […] Ils vont mettre tout dans le même panier, ils vont te dire des choses que c’est de l’encadrement mais dans ma logique à moi…je suis quand même assez grande pour savoir, pour connaître mes besoins là. C’est sûr qu’à certains points, je reconnais que c’est correct. Mais des fois, ça tombe dans l’abus, tu sais. Il y a plein de choses ici, la majorité des choses que j’ai pas nécessairement besoin. Des règles que j’ai pas nécessairement besoin et tout ça, ça m’aide à rien dans la vie, ça fait juste me nuire au contraire (J ; 15).
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[…] Bon bien s’il y en a un qui aime manger à 4 h 30, qu’il puisse manger à 4 h 30 là, tu sais. Ajuster un petit peu là… selon la liberté que les jeunes peuvent avoir ou veulent avoir (I ; 22).
Enfin, le dernier mode de représentation renvoie au placement perçu comme « coercitif ». Il s’agit ici d’une représentation qui a largement été récupérée par les médias en raison de son aspect spectaculaire et des vives réactions suscitées chez les jeunes. Ici, nous pénétrons dans un univers qui dépeint le côté plus sombre du placement. La prise en charge n’est plus vécue sur le mode bienveillant ou de l’ambivalence mais plutôt comme étant abusive. Le sentiment d’être surveillé, épié ou contrôlé dénote un vif ressentiment face à des interventions perçues comme des abus de pouvoir. Les jeunes déploreront ici les isolations prolongées en chambre, les contentions physiques, la surveillance qui viole l’intimité. Dans ce mode, la prise en charge connote aussi fortement la notion d’« arrêt d’agir » comme étant une menace planant constamment à l’horizon. L’impression d’être arrêté n’est plus du tout perçue comme bienveillante car elle s’effectue dans un contexte d’autorité extrême. Ici, la relation avec les intervenants se vit de manière beaucoup plus négative et les réactions des jeunes sont plus marquées par l’opposition. Ces réactions font écho au malaise ressenti par les intervenants eux-mêmes, certains estimant que les interventions plus coercitives, en particulier certains arrêts d’agir, exacerbent inutilement l’opposition des jeunes en bâillonnant des sentiments et des paroles qui ne trouvent plus aucun exutoire à l’intérieur des murs. À ces cris de douleur qui sont lancés parfois maladroitement, on répond en isolant un jeune dans sa chambre ou en lui retirant un droit de sortie pour la fin de semaine. Le constat des intervenants face aux limites de leurs outils se traduit alors par un sentiment d’impuissance proportionnel au repli et à l’opposition des jeunes : Il y avait de l’abus aussi des fois, de l’abus de pouvoir aussi. Comme, tu sais, mettre quelqu’un douze heures dans sa chambre pour un manque de respect, c’est quand même un peu exagéré (J ; 17). […] Il y a un travail qu’il faut faire avec ces jeunes-là pour les aider à se resituer pis à essayer de modifier certaines attitudes aussi pis à s’intégrer. Sauf qu’il y a des moments où je trouve ça comme abusif, coercitif. Pis je le sais pas quel autre moyen on pourrait prendre. Je… je suis pas sûre que c’est le meilleur moyen pour aider ces jeunes-là qui sont, qui sont un peu massacrés par la vie … je suis pas sûre. Mais en même temps je les ai, je les ai pas les autres moyens (I ; 16).
En résumé, l’analyse des discours nous permet d’extraire une multitudes de représentations qui paraissent osciller grandement d’un pôle à l’autre du « bienveillant » au « coercitif », ce qui viendrait confirmer la complexité des prises de position face au placement dans le milieu clinique
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et sur la place publique. Néanmoins, la prévalence du sentiment de réclusion dans ces différents modes nous amène à considérer un autre aspect essentiel de l’expérience du placement : l’angoisse de l’enfermement.
11.2.2. L’ANGOISSE DE L’ENFERMEMENT Dans l’ensemble des discours, l’analyse des données permet d’illustrer à quel point, sur le plan symbolique, l’enceinte normalisatrice du centre jeunesse est souvent appréhendée par les jeunes comme le contraire absolu de leur liberté. Le placement demeure une vie marginale, faite de contraintes et d’interdits, où il n’est plus possible d’« être libre », le conformisme étant souvent la seule véritable exigence. Pour les jeunes, cette implosion des espaces de socialisation débouche sur un milieu de vie balisé et structuré qui leur paraît fort éloigné de la réalité tant convoitée de « l’extérieur ». Indépendamment du fait que le placement soit vécu à travers l’un ou l’autre des trois modes (bienveillant, ambivalent ou coercitif), le sentiment d’être enfermé demeure donc très ancré dans le discours des jeunes et constitue le leitmotiv qui colore l’ensemble des témoignages. Cette impression s’accompagne aussi d’une détresse palpable, qui se traduit le plus souvent par un mouvement d’opposition, de contestation ou de repli qui perdure souvent au-delà de la simple phase d’acclimatation au placement. Cette attitude exprime un malaise plus envahissant, qui varie en intensité selon le mode de perception. Certains jeunes parleront de leur vie en dedans, du temps à faire et aborderont leur libération dans des termes suggérant que le placement est parfois vécu comme un emprisonnement : « Ils m’ont mis là pour jusqu’à mes 18 ans. Ils voulaient que je passe mon temps. Je fais mon temps comme il faut (J ; 9) ; T’as pas la liberté que tu souhaites tout le temps avoir. Parce qu’être en arrière des esties de clôtures c’est pas l’fun. Surtout te faire dire quoi faire non plus là, c’est pas… c’est pas évident là » (J ; 3). Néanmoins, l’expérience du foyer de groupe semble s’écarter de cette perception. Sa plus grande ouverture sur l’extérieur paraît plus appréciée par les jeunes, qui rechignent généralement à habiter dans des espaces de vie exigus. La désignation « en dedans » (employée indifféremment par les jeunes et les intervenants) renvoie donc essentiellement au centre de réadaptation (Cartier, NDL) ; et, bien que la vie en foyer de groupe ne soit pas complètement exempte des exigences propres au placement (règles de vie, suivis avec les intervenants, etc.), elle ne suscite pas des réactions aussi vives. En octroyant une latitude plus large, les foyers permettraient ainsi aux jeunes d’acquérir un sens de l’autonomie se rapprochant davantage des situations de la vie extérieure. Contrairement à l’expérience vécue en centre de réadaptation, les jeunes assument des responsabilités de manière beaucoup plus participative, qu’il s’agisse de la gestion des sorties, des repas ou des tâches ménagères :
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[…] Quand t’as connu NDL, ici c’est le paradis là. C’est comme, moi, moi, j’ai mes sorties, je sors quand que je veux. Je fais mes affaires. Je travaille. Tu sais, à comparer à d’autres filles, j’ai la belle vie là. Sauf que quand t’es en NDL c’est moins beau. Tu sais, t’as des téléphones, t’as des temps de téléphone pis c’est eux qui choisissent. C’est eux qui décident quand tu manges. C’est eux qui décident quand tu vas te laver. Tu sais, t’es vraiment pas autonome là. T’es… genre à la charge tout le temps de quelqu’un là. Après ça t’arrives en foyer pis il faut que tu travailles sur ton autonomie (J ; 8).
Enfin, la durée du placement est sans doute le principal facteur susceptible de provoquer le ressentiment et l’opposition des jeunes. Les intervenants sont eux-mêmes nombreux à promouvoir un meilleur encadrement des interventions qui privilégie la réclusion, qu’il s’agisse du placement lui-même ou des interventions concomitantes, comme les « arrêts d’agir ». Bien que l’encadrement « intensif » ne soit pas globalement remis en cause, ni par les jeunes ni par les intervenants, il y a généralement consensus sur la nécessité d’en réduire l’utilisation : « Un encadrement minime lorsque nécessaire » (I ; 9). L’analyse du discours des intervenants dénote une nette préférence pour des placements qui seraient utilisés à titre de mesure temporaire ou transitoire, voire préventive. Cette stratégie, qui s’inscrirait davantage dans une vision intégrative des actions cliniques, favoriserait une meilleure socialisation des jeunes et une collaboration accrue avec l’ensemble des acteurs (familles, intervenants, ressources communautaires, etc.). Parmi les options envisagées par les intervenants, notons la mise en place d’unités temporaires ou de lieux de répit palliant les crises situationnelles et les autres difficultés familiales qui requièrent une intervention professionnelle. La diminution du recours au placement aurait alors l’avantage de limiter les ruptures prolongées, très souvent anxiogènes pour le jeune et sa famille : […] Retourner le jeune dans son milieu familial ou l’intégrer dans la société le plus vite possible, laisser la place aux autres qui en ont plus de besoin. Fait que… pour moi, j’axerais beaucoup sur le minimum de placement d’un jeune (I ; 15).
La prolongation du placement peut donc précipiter le désengagement des jeunes. Car, au-delà d’un certain seuil de tolérance, les jeunes se désengageront progressivement de leur démarche, soit en se désolidarisent du milieu de vie, soit en adoptant des attitudes de résignation : « Fait que tu sais… moi j’essaie de faire mon temps. Les autres, je les laisse faire » (J ; 7). Le placement peut même devenir un obstacle car les jeunes qui souhaitent poursuivre activement leurs démarches à l’extérieur (cours, recherche d’emploi, reprise de contacts avec la famille et les amis, etc.) se sentent brimés et injustement
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confinés. Leur collaboration s’étiole progressivement et contribue, dans une certaine mesure, à exacerber le recours à la fugue, celle-ci étant parfois envisagée comme étant l’ultime recouvrement d’une liberté défendue : […] S’ils me laisseraient de la liberté, je fuguerais pas. Je saurais que je pourrais aller… Ok, oui, aller voir mes amis ce serait pas le meilleur. Mais je me dis, au moins là je pourrais sortir, je pourrais aller m’en trouver d’autres, pis je pourrais faire mes activités que moi j’aime, mes vraies activités que j’adore. Pis là je pourrais me trouver des amis, au moins je pourrais dire : « Ah, je sors pis que, pis je suis pas enfermée. » Fait que là au moins je pourrais dire : « Ah ok, je sors. Pis ils me font pas chier. Pis je sais que je vais pas fuguer. » Moi je me dis, s’ils donneraient au moins un peu de liberté à chaque fille, surtout à celles qui fuguent, je me dirais, les filles fugueront pas. Mais là c’est juste que de plus en plus ils savent qu’on fugue, fait qu’ils nous enferment (J ; 11).
Ainsi, le sentiment d’enfermement peut constituer un frein considérable à l’autonomisation des jeunes et nuire par conséquent à leur intégration sociale. L’analyse des discours permet d’illustrer que l’isolement et la prolongation des placements peuvent donc avoir des effets iatrogènes. Entre le désir de protection et celui d’autonomisation, un arrimage des mécanismes de prise en charge au besoin fondamental de liberté exprimé par les jeunes apparaît dès lors nécessaire. Néanmoins, comme nous le verrons, la conciliation entre la prise en charge d’un jeune et sa démarche de socialisation n’est pas sans poser un dilemme d’ordre éthique et clinique dans les milieux d’intervention.
11.2.3. LE DILEMME INSTITUTIONNEL : ENTRE LA PRISE EN CHARGE ET LA GESTION DU RISQUE L’analyse du discours concernant la gestion du risque fait état d’une situation qui peut se généraliser à l’ensemble des services qui ont fait l’objet de cette recherche. De manière générale, le malaise ressenti par les intervenants prend racine dans le paradoxe intrinsèque au placement dont les approches présupposent à la fois des interventions visant à restreindre les errances des jeunes (par les encadrements sécuritaires, l’hébergement de longue durée, les « arrêts d’agir ») et celles axées sur le développement de l’autonomie et de l’intégration sociale (comme le programme Qualification des jeunes6). 6. Le programme Qualification des jeunes (PQJ) est un projet pilote novateur mis sur pied en mars 2002 par l’Association des centres jeunesse du Québec (ACJQ) et visant à promouvoir l’intégration socioprofessionnelle des jeunes en fin de placement. S’adressant spécifiquement aux jeunes à risque d’exclusion, sa particularité réside dans la mise en place d’un suivi personnalisé et soutenu avec des intervenants pivots qui s’étale sur une période de trois ans, incluant une année après la majorité légale. Au moment de notre recherche, les jeunes ayant eu accès à ce projet faisaient partie d’une petite cohorte de 80 participants répartis dans quatre centres jeunesse du Québec.
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Si, dans le premier cas, on mise essentiellement sur l’encadrement afin d’assurer la sécurité des jeunes, dans le second on vise en contrepartie une plus grande perméabilité des frontières et une souplesse accrue des structures. La question qui resurgit régulièrement dans le discours des intervenants est donc de savoir comment la gestion des risques inhérents aux activités entreprises par les jeunes à l’extérieur des espaces institutionnels peut mieux s’intégrer au mandat légal du centre jeunesse et, parallèlement, comment le légal peut s’arrimer davantage au clinique. Certes, sur le plan pratique, cette gestion du risque fait grandement appel aux habiletés et à la vigilance des équipes d’intervention. L’évaluation du risque constitue le lot quotidien des intervenants, qu’il s’agisse d’accorder une permission de sortie à un adolescent toxicomane ou de permettre une démarche visant la réintégration d’un jeune dans un milieu familial toujours en difficulté. Néanmoins, notre recherche fait ressortir combien ces exigences sont alourdies par des facteurs relevant en grande partie du contexte structurel et organisationnel lui-même. On est comme ensevelis dans notre mandat de protection pis de contrôle. Et là on perd de vue l’essentiel, un jeune et son développement vers la vie adulte […] En centre jeunesse on a la protection mais on a aussi le développement du jeune dont on doit tenir compte, pis ça fait partie de notre mission, si on retourne à nos libellés de mission. Pis ça on le perd de vue trop souvent (I ; 2). Il t’amène à être inquiet pis là tu te mets à courir après parce qu’il est toujours sous la Loi de la protection de la jeunesse pis t’as ton mandat, pis là c’est comme le jugement qui vient en ligne de compte là, jusqu’où tu peux aller pis, tu laisses-tu faire ? Parce qu’il faut que tu gères le risque (I ; 8).
Cette conjoncture permet d’expliquer le fait que les intervenants en arrivent parfois à interroger les limites d’un système de placement qui privilégie plus la prise en charge qu’une gestion éclairée et consentie du risque. Ainsi, la marge de manœuvre dont disposent les intervenants est régulièrement mise à l’épreuve, tant par des contraintes administratives (pénurie d’encadrements souples, effectifs et personnel insuffisants, amorces tardives des démarches de réinsertion) que par des impératifs légaux (ordonnances jugées rigides, excessives ou inutilement longues). En ce qui a trait au plan légal, l’analyse du discours des intervenants permet d’illustrer toute la difficulté que ceux-ci éprouvent parfois à arrimer leur réalité clinique aux exigences imposées par les ordonnances. Il est alors communément accepté qu’une latitude accrue face aux ordonnances donnerait lieu à des interventions dynamiques et flexibles qui tiennent compte à la fois de l’expertise des intervenants et de l’évolution constante des jeunes. Le plan d’intervention ne serait plus figé pour une période déterminée (généralement de six
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mois), mais ferait grandement appel au jugement des acteurs (intervenants et jeunes) en respectant le caractère fluide et souvent imprévisible d’une démarche d’intégration. Si j’avais carte blanche, c’est sûr que je les laisserais pas en centre de réadaptation jusqu’à 18 ans. […] Je serais tellement à un autre niveau de tolérance pour accompagner ces jeunes-là, tellement. Mais c’est pas dans la réalité, c’est utopique. Bon, c’est quelque chose au niveau de la Loi de la protection de la jeunesse qui peut pas se faire (I ; 16). […] Que les intervenants puissent avoir plus de latitude face au… au placement si on veut du jeune, ou au déplacement des jeunes. Surtout les jeunes qui ne se mettent pas en danger là. Je sais pas pourquoi qu’ils resteraient ici six mois de plus là à travailler des choses quand ils les ont déjà travaillées pis qu’ils se mettent pas en danger (I ; 15).
Les contraintes imposées par les ordonnances légales donnent ainsi lieu à une prise en charge dont la pertinence peut parfois s’avérer discutable sur le plan clinique. En plus d’exacerber les frustrations vécues par les jeunes (en restreignant leurs mouvements), on constate qu’un conformisme trop strict de la part des intervenants ne conduit pas nécessairement à l’amélioration significative de la trajectoire d’un jeune. Au contraire, le placement est alors perçu comme possiblement néfaste. C’est notamment l’expérience relatée par des jeunes qui se voient confinés dans des espaces fermés quelques mois à peine avant l’atteinte de leur majorité. Ces derniers s’expliquent mal que les encadrements puissent demeurer aussi contraignants, alors que la balise arbitraire de la majorité légale conduit à l’arrêt définitif de leur placement et, dans la majorité des cas, au retrait du soutien clinique offert par les intervenants : […] Je m’en va bientôt sur mes 18 ans ok, fait que j’ai vraiment de la liberté. Sauf que là j’en ai pris un peu trop, fait que je suis rendue dans une autre unité là parce que j’en ai vraiment beaucoup pris. Mais comme… tu sais, rendue à mon âge tu sais […] (J ; 4).
Par ailleurs, l’analyse des données illustre que la marge allouée à l’expérimentation des jeunes ainsi qu’à leurs erreurs de parcours se retrouve passablement réduite dans les milieux internes. Cela s’explique aussi par le fait que les philosophies d’intervention semblent varier d’un service à l’autre. Alors que les milieux de vie ouverts miseront davantage sur des activités de réinsertion et de socialisation, les sections fermées auront tendance à privilégier un mode d’intervention axé davantage sur la prise en charge. Dans le premier cas, les expérimentations des jeunes sont encouragées et les erreurs davantage envisagées comme des leviers de changement, alors que dans les milieux plus intensifs l’intervention est axée sur la
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recherche du comportement désirable, ce qui donne lieu à l’application de sanctions (isolation en chambre, pertes de privilège de sortie) lorsqu’un jeune dérange ou contrevient à une règle : […] Eux autres, ils pensent que l’encadrement intensif c’est, c’est basé sur les heures de chambre. C’est basé sur les conséquences donc tu ne fais pas ci, tu ne fais pas ça correctement, tu as des conséquences. Tandis qu’en encadrement régulier ou globalisant le, les conséquences, ce n’est pas les conséquences… C’est tu te pètes la gueule puis c’est toi qui faut que tu te relèves. Mais en intensif, ils ne te laissent pas péter la gueule, ils ne te laissent même pas marcher par-dessus rien là (J ; 15). Je pense que si on regarde la job qu’on fait au niveau du foyer, c’est clair qu’on tend plus vers la vraie vie, la communauté là, des choses comme ça. Malgré que ce changement-là est en train disons de se faire à l’interne également. Mais je dirais que ceux qui sont à l’interne le vivent peut-être un peu moins, et ceux qui sont en foyer, un peu plus (I ; 10).
L’idée que l’amorce d’autonomisation des jeunes passe par une confrontation dynamique et participative avec le monde extérieur fait largement consensus dans l’ensemble des témoignages. Il ressort que la socialisation exige de permettre aux jeunes de tâtonner par essais et erreurs sur le terrain incertain « du dehors » – ce tâtonnement marquant la prémisse incontournable d’une reprise de pouvoir (empowerment) et d’une préparation éventuelle à la sortie définitive. Cette confrontation avec l’extérieur apparaît d’autant plus essentielle qu’elle permet de mesurer les acquis et les progrès réalisés par les jeunes au cours du placement et de réajuster les objectifs d’intervention de façon adéquate. Aussi permet-elle de mieux évaluer les dispositions des milieux naturels (famille, réseaux sociaux) à soutenir concrètement la réintégration des jeunes dans la communauté. De plus, la collaboration éventuelle entre les parents, les intervenants et la communauté, qui constitue le corollaire de cette phase d’expérimentation, consolide les filets de sécurité autour des jeunes. La restriction des déplacements vers l’extérieur, principalement pour les jeunes hébergés en centre de réadaptation, a pour effet de limiter les espaces de socialisation alors que l’opposition des jeunes tend à augmenter avec le temps. C’est en ce sens que la réinsertion progressive dans la communauté, la famille, voire dans un appartement supervisé, semble privilégiée par plusieurs intervenants, étant donné qu’elle permet véritablement aux jeunes d’« explorer », de se confronter à la réalité ; certains intervenants estiment même qu’une collaboration précoce tendrait à réduire la durée des placements, voire à les éviter. Faisant figure de « souffleur » prodiguant soins et conseils, l’intervenant opterait alors pour un rôle qui consisterait davantage à accompagner, plutôt qu’à encadrer. Ainsi aiderait-il le jeune à
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surmonter les embûches et à traverser les passages les plus arides de son expérimentation à l’extérieur, tout en partageant le risque avec l’ensemble des acteurs : […] Je pense qu’il faut leur permettre d’aller vivre. Pis il faut permettre de partager les risques avec les parents, avec le jeune, que tout le monde ensemble on dise : « Oui, regardez. Bon, on est conscient, on s’en va expérimenter des choses » (I ; 19). Moi je pense que si le jeune se fait mal, ben il se fera mal pis on le soignera. La prévention, c’est pas empêcher un enfant de se faire mal, c’est empêcher qu’un enfant se fasse mal de telle sorte qu’il soit, qu’il ait un handicap majeur tout au cours de sa vie. Mais on n’est pas responsable de tout là pis il faut que le jeune le vive ça… Il me semble que c’est important de permettre aux jeunes de vivre en société pis vivre en société c’est se permettre un moment donné de faire des écarts de conduite pis il se ramènera ou en tout cas il trouvera le moyen de se ramener (I ; 7).
La gestion des risques est intégralement liée à tout processus d’autonomisation, particulièrement dans le cas d’adolescents déjà fragilisés sur le plan de l’intégration sociale. Nous pouvons déduire du discours des acteurs du centre jeunesse que les mécanismes de protection peuvent parfois nuire à ce processus en réduisant les aires d’autonomie. S’agissant des contingences structurelles ou légales, l’expérience résumée ici nous dévoile que des ajustements dans l’aménagement des interventions auraient avantage à encourager la créativité des acteurs directement interpellés : les jeunes et les intervenants, mais aussi les autres partenaires que sont la famille et les services communautaires.
CONCLUSION Les intervenants et les institutions font de leur mieux pour tenter de préparer les jeunes dans leur démarche d’insertion, de les accompagner dans la recherche de ressources essentielles à l’installation dans leur nouvelle vie et de les aider à interpréter le fonctionnement de la société (rapport Harvey, 1991 ; rapport Jasmin, 1992 ; Altschuler, 1994 ; Gendreau, 1994). Cela exige cependant que les intervenants puissent exercer leur mandat avec une certaine dose de confiance et de créativité : il ne s’agit pas seulement de protéger et d’encadrer, mais bien de découvrir des moyens pour favoriser un passage graduel et positif vers l’extérieur. Les données de cette recherche indiquent que le processus d’insertion est fortement tributaire de l’équilibre entre la prise en charge et l’acceptation des besoins d’exploration, de liberté et de croissance exprimés par les jeunes – bref, de la « gestion du risque ». Le placement devient parfois
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le théâtre d’un bras de fer entre la responsabilité légale de protection et le désir puissant d’autonomie et d’indépendance des jeunes. Il en résulte une exacerbation des « représentations coercitives » du placement chez des jeunes déjà marqués par la méfiance face à l’autorité parentale et à tout ce qui peut y ressembler. De plus, un hébergement prolongé dans toute institution génère presque toujours des effets secondaires problématiques (iatrogènes). Nos données démontrent que le sentiment de réclusion – l’angoisse de l’enfermement – semble augmenter en fonction de la durée des hébergements. La prolongation des séjours accroît alors les risques de fugues et « d’entrée » dans la rue, ce qui conduit, en retour, à des mesures disciplinaires croissantes – et paradoxales – réduisant l’autonomie des jeunes au moment même où ils approchent l’âge adulte. Ainsi, le placement, en voulant protéger les jeunes de situations jugées trop dommageables, produit également une distance avec les milieux d’origine (parents, amis, milieu social naturel). Écartés de la société pendant parfois plusieurs années, les jeunes évoluent dans un cadre où toutes leurs activités sont réglementées, structurées et inscrites dans un horaire fixe. Parallèlement, à l’atteinte de leur majorité légale, ils se retrouvent soudainement seuls, sans aucune règle ou norme sur la façon de se conduire. Avec peu de soutien familial, avec parfois peu d’espoir de se trouver un emploi et encore moins de se trouver un logement (en raison de la rareté), les jeunes qui sortent des centres jeunesse sans être suffisamment outillés et soutenus concrètement dans leur démarche d’insertion se retrouvent alors nettement défavorisés par rapport aux autres jeunes (Bergier, 1996 ; Nadeau, 2000). À défaut de mesures bien ciblées et efficaces, la désinsertion et le glissement vers l’itinérance des jeunes en difficulté peuvent ainsi résulter en partie du processus même de la prise en charge institutionnelle.
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C H A P I T R E
12 VINGT FOIS SUR LE MÉTIER… Le renouvellement de la pratique infirmière auprès des personnes itinérantes Hélène Denoncourt Marie-Claude Bouchard Nancy Keays
Les populations auxquelles s’adresse l’équipe du centre local de services communautaires (CLSC) sont nombreuses. À Montréal, en 1996-1997, lors du dénombrement des populations itinérantes fréquentant les ressources d’entraide, les résultats montrèrent que 8 253 personnes s’étaient retrouvées sans domicile fixe (Fournier, Chevalier, Ostoj et Caulet, 1998). Les problématiques de santé de cette clientèle sont multiples et importantes. Selon une enquête de l’Institut de la statistique du Québec (Fournier, 2001), les troubles affectifs comme la dépression majeure et le trouble bipolaire étaient les plus fréquents et la prévalence des troubles psychotiques comme la schizophrénie était plus élevée que dans le reste de la population. Par ailleurs, un peu moins de la moitié de ces personnes (46 %) présentaient un problème, actuel ou récent, lié à la consommation d’alcool ou de drogue. Environ six personnes sur dix affirmaient avoir eu au moins un des problèmes de santé physique relevés par l’enquête de Fournier (2001) au cours des six derniers mois (pneumonie, gastro-entérite, infection transmise sexuellement, fracture ou entorse, plaie, abcès, engelure, etc.). Une proportion de 73 % de la clientèle déclarait avoir au moins un problème chronique
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de santé et 61 % présentait un problème confirmé par un médecin (la majorité de ces problèmes concernait le système ostéo-articulaire). Chevalier (2001) concluait dans ce sens que plusieurs personnes itinérantes vivent dans la douleur, ce qui, pour des soignants, est assez troublant. La santé des personnes itinérantes est intimement liée aux effets de leur environnement. Selon Raynault (1996), certains problèmes résultent directement de leurs conditions de vie. Le manque d’hygiène entraîne des problèmes dentaires et de peau ; la marche prolongée, dans des conditions climatiques difficiles, favorise des maux de pied et des maladies circulatoires ; le fait de dormir par dizaines dans des dortoirs, souvent peu aérés, favorise la contagion de virus et de bactéries (influenza, tuberculose). Les problèmes de santé déjà existants sont involontairement aggravés par leur mode de vie (le diabète, l’hypertension ou l’épilepsie, par exemple). Comment, dans de pareilles conditions, est-il possible de suivre correctement la diète recommandée, d’entreposer ses médicaments de façon sécuritaire, d’obtenir et de conserver le matériel nécessaire à l’entretien de sa santé ? Enfin, l’abus de drogue et d’alcool pourra aussi être un facteur aggravant pour la santé, car il peut susciter l’apparition de cirrhoses, d’ulcères, de démences, d’hépatites ou du sida.
12.1. UN PEU D’HISTOIRE En 1987, Année internationale des sans-abri, un comité consultatif voit le jour à la Ville de Montréal. De ces consultations, naît en 1988 Dernier Recours Montréal (DRM), centre de référence sans critères d’exclusion. Ce centre, alors situé au sous-sol de l’actuel CLSC des Faubourgs, marquera un tournant historique pour le milieu de l’itinérance au centre-ville de la métropole. DRM avait pour mission de diriger les hommes et les femmes dans le besoin vers les réseaux publics et communautaires. Cet endroit, ouvert 23 heures sur 24, est rapidement devenu une référence plutôt qu’un centre de référence, et les anecdotes ne manquent pas pour illustrer cette transformation : des personnes étaient transportées en civière et laissées à la porte de DRM par les hôpitaux ; des personnes toxicomanes se présentaient parce qu’elles trouvaient là ce dont elles avaient besoin ; certaines personnes souffrant de problèmes de santé mentale tournaient en rond sur le plancher chauffant de DRM. C’est dans ce contexte difficile qu’en 1990 les responsables de DRM feront appel au ministère de la Santé et des Services sociaux afin d’obtenir l’aide de professionnels de la santé. Le ministre de l’époque confia un mandat sociosanitaire au CLSC : un travailleur social, un infirmier et un organisateur communautaire furent
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engagés et l’Équipe-Itinérance commençait à prendre forme (McKeown et Plante, 2000). Le premier mandat du CLSC fut de désengorger Dernier Recours Montréal en facilitant l’accès de ces personnes en attente d’aide et de services de santé et de services sociaux. Devant l’énormité de la tâche, les intervenants du CLSC assistèrent avec soulagement, un an plus tard, à la fermeture définitive de DRM. Néanmoins, ils se demandaient comment maintenir les liens qu’ils avaient créés avec les personnes itinérantes rencontrées à DRM. Pendant que les intervenants réintégraient les locaux du CLSC, les clients de DRM se dispersaient dans la rue, dans les refuges, dans les maisons de chambres ou, encore, ils retournaient tout simplement chez eux. À l’époque, un discours critique déplorait le manque de continuité dans l’intervention auprès de la clientèle itinérante et l’absence d’une véritable tradition de concertation entre les services publics et communautaires. Avec l’augmentation du nombre de personnes utilisatrices des services de ce réseau et la complexité des problèmes rencontrés, il s’est avéré évident que le réseau avait maintenant besoin d’une structure de concertation. De ce constat naissait, à l’automne 1991, avec le soutien du ministère de la Santé et des Services sociaux et de la Ville de Montréal, un plan conjoint offrant des services et de l’aide à la population itinérante. Une table de liaison présidée à l’époque par le directeur du CLSC Centre-Ville fut créée, ce qui a assuré la mise en application de ce plan et a favorisé les échanges des membres de cette table de liaison et de l’équipe volante. Cette équipe, composée d’intervenants du CLSC, précédera l’Équipe-Itinérance actuelle. Elle est maintenant constituée de quatre infirmières, quatre travailleurs sociaux, un psycho-éducateur, deux médecins, une psychiatre, un organisateur communautaire, une secrétaire, un chef d’administration de programme et une directrice des services spécifiques.
12.2. PREMIERS PAS, PREMIERS CONSTATS L’une des premières tâches de l’équipe fut de garder contact avec les personnes rencontrées à Dernier Recours Montréal. Dans cet esprit, un infirmier et un travailleur social visitaient, chaque semaine, les soupes populaire et les refuges dans le but de reprendre contact avec la clientèle et d’établir des alliances avec les intervenants des ressources vers qui ces personnes s’étaient tournées une fois DRM fermé. La jeune équipe tentait de répondre à son mandat qui visait à favoriser l’accessibilité des soins et des services sociaux aux personnes itinérantes, quels que soient leur âge ou leur problématique (santé mentale, virus de l’immunodéficience humaine [VIH], utilisation de drogue injectable [UDI], dépendances diverses, etc.).
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Durant cette période, les intervenants étaient régulièrement appelés en urgence auprès de personnes en difficulté ou en crise. Les attentes étaient grandes et les situations complexes. On souhaitait des solutions rapides à des problèmes qui persistaient parfois depuis des années. L’équipe devait régulièrement rappeler qu’elle était une équipe de santé communautaire et non d’urgence : affirmation qui clarifiait son rôle et apaisait tout le monde. Plusieurs partenaires étaient frustrés et sceptiques quant aux capacités d’une telle équipe. Le concept d’un service issu d’un réseau public suscitait certaines méfiances ; des organisations charitables existaient à Montréal depuis plus d’un siècle et fonctionnaient sans l’aide d’employés du gouvernement. Non seulement, pensait-on, les itinérants ne viendront pas au CLSC mais, de plus, ils n’accepteront pas les soins et les services de « fonctionnaires ». Le réseau de l’itinérance souhaitait tout de même la venue d’une équipe efficace, tout en craignant l’intrusion d’un réseau public dans la sphère communautaire. Les membres de l’équipe ressentaient l’existence d’un vague courant anti-institutionnel : « le réseau ne peut s’adapter », entendait-on souvent. L’équipe croyait plutôt qu’il fallait amener les différents partenaires à se sentir solidaires d’un réseau de santé public, accessible à tous, sans discrimination économique. Qu’est-ce que cette équipe avait à offrir de plus aux personnes itinérantes et aux organismes qui leur étaient dévoués depuis si longtemps ? En tant que représentants du réseau de la santé et des services sociaux, les membres de l’équipe conviendront que l’universalité des soins sous-tend forcément leur pratique aussi bien en ce qui concerne l’accès que la qualité. Tous les citoyens ont droit à la même attention de la part du réseau de la santé, et c’est dans cette optique que les services furent offerts aux personnes itinérantes et aux organismes communautaires. Pour remplir une telle mission, une équipe du réseau public a besoin de la collaboration des ressources communautaires. Les intervenants de l’équipe se verront comme les premiers représentants du réseau de la santé et des services sociaux sur le terrain de l’itinérance. Ils estimeront devoir être disponibles et capables d’adapter leurs services selon les besoins de la clientèle et des ressources. Il leur faudra donc trouver un certain équilibre, assurer cette disponibilité et éviter toute forme d’ingérence ; vieux réflexe institutionnel. Les partenaires du réseau public, de leur côté, regardaient ce qui se passait au CLSC du coin de l’œil. Plusieurs d’entre eux voyaient les intervenants comme des spécialistes à qui l’on pourrait déléguer toutes les situations problématiques qui « encombraient » les urgences du centre-ville. Les intervenants, pou leur part, constatèrent rapidement que la complexité des situations, des problématiques et des partenaires rencontrés les amenait à devenir des généralistes plutôt que des spécialistes. Rapidement, ils réalisèrent que le phénomène de l’itinérance ne requiert pas un savoir et un
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savoir-faire des plus spécifiques. Tous les travailleurs sociaux, les infirmières et les médecins ont une formation qui leur permet d’intervenir auprès de la population en général ; par contre, il en va autrement du savoir-être, du domaine des perceptions et des attitudes envers cette population particulière. À cet égard, les intervenants ne cesseront de démystifier la problématique de l’itinérance et la réalité des personnes vivant de l’exclusion. Constamment, ils essaieront de faire comprendre que leurs services permettent d’assurer un intérim entre la rue et les services de santé courants et que, dans bien des cas, ils auront besoin d’un arrimage avec les services hospitaliers afin que ceux-ci s’investissent aussi auprès des personnes ayant besoin d’un plus grand soutien et de plus de soins de la part du réseau de la santé. Cependant, les collègues des autres programmes du CLSC se demandaient bien ce que l’Équipe-Itinérance allait leur apporter comme solutions aux problèmes dans leur propre établissement. L’équipe affirmait vouloir associer les personnes itinérantes au réseau plus large des services de santé. Elle ne voulait pas que les infirmières et les travailleurs sociaux s’enferment dans des « cliniques de rue » de premiers soins autosuffisantes, d’où le client ne sort jamais. On désirait attirer les personnes vers le CLSC pour, bien sûr, leur offrir les services de l’Équipe-Itinérance, mais on souhaitait aussi leur ouvrir un horizon plus large de services. Pour réaliser cet objectif, la collaboration des services courants destinés à la population du quartier était nécessaire afin d’éviter la ghettoïsation de la clientèle itinérante. La principale préoccupation de l’équipe était de gagner la confiance des hommes et des femmes qui fréquentaient le milieu de l’itinérance. Mais il fallait aussi obtenir celle du réseau communautaire, du réseau public ainsi que celle des autres services du CLSC. Le meilleur moyen d’atteindre ces objectifs était de revenir à l’essentiel, c’est-à-dire se centrer sur les besoins de la clientèle. Assez rapidement, les intervenants ont convenu que, comme représentants du réseau de la santé, ils avaient une obligation de moyens et non de résultats. Ils apprendront ainsi à être plus patients et, forcément, plus ingénieux. Ils firent un effort pour se détacher de l’idée d’obtention de résultats rapides, à leur image, et ils cherchèrent plutôt des moyens pour rejoindre la clientèle et répondre, dans la mesure du possible, à ses besoins, autant de façons de faire et de penser qui guideront le cheminement de l’équipe. Conscients qu’ils ne réinventeraient pas la roue, quelques membres de l’équipe s’intéressèrent aux différentes approches outreach, principalement américaines, consistant à rejoindre la clientèle là où elle se trouve. Les infirmières de l’équipe accorderont une attention particulière au Street Health Report (Ambrosio, Baker, Crowe et Hardill, 1992), produit par des
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infirmières de Toronto. Cette étude s’intéressait à la perception que les personnes itinérantes avaient de leurs problèmes de santé tels qu’elles les vivaient dans la rue. L’exploration documentaire des intervenants leur fit réaliser que l’expérience en intervention sociale et de santé auprès des personnes itinérantes était déjà vaste et probante. Les intervenants de l’Équipe-Itinérance du CLSC n’étaient pas des pionniers ; ils allaient se servir des expériences venues d’ailleurs pour développer la leur dans un contexte de services de santé universels. Avec la pratique, ils déconstruisirent rapidement une foule de mythes, tant sur les personnes itinérantes que sur les interventions auprès d’elles. Selon plusieurs légendes urbaines, il était préférable que les intervenants ne se présentent pas comme travailleurs sociaux ou infirmières auprès de la clientèle pour ne pas l’effrayer ; il ne fallait pas ouvrir de dossiers, cela faisait trop bureaucratique et, de toute façon, les clients ne nous donneraient que leurs surnoms ; il ne fallait pas avoir l’air trop « fonctionnaires ». Bref, à écouter ces commentaires, il aurait fallu se procurer un uniforme de rue et éviter le vouvoiement ! Avec du recul, ces croyances sont apparues paternalistes et peu équitables envers une clientèle pour laquelle nous exigeons la même qualité de soins et de services que pour toute autre population. D’ailleurs, un jour, un client de l’équipe, alors accompagné par une des infirmières lors d’une consultation à l’urgence, spécifia à la personne qui les recevait au triage de l’établissement hospitalier qu’il était accompagné par une « vraie » infirmière de CLSC et non par une infirmière « de rue ». Par la suite, il expliqua qu’il était un vrai patient, pas juste un itinérant. Il voulait à tout prix recevoir des soins. Cette anecdote fait encore réfléchir les membres de l’équipe.
12.3. DE LA RÉFLEXION À L’ORGANISATION DES SERVICES Dans le domaine de la santé, l’importance de la pratique outreach comme point d’ancrage entre différents partenaires n’est plus à démontrer. La littérature, en ce sens, est abondante (Thibaudeau, 2000). Dès les débuts de l’équipe, la pratique outreach a permis à l’infirmière et au travailleur social de l’équipe de se faire connaître rapidement de plusieurs centres de jour et refuges du centre-ville de Montréal. Au préalable, une tournée de presque tous les organismes avait permis aux deux intervenants de sonder le terrain et de prendre connaissance des besoins et des disponibilités des différents organismes. De multiples ententes informelles entre les partenaires publics et communautaires ouvrirent les portes des ressources aux membres de l’équipe. L’absence de formalités entre les institutions favorisa sans doute la collégialité entre ces différents acteurs. Petit à petit,
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les craintes du début s’estompèrent et il devint évident pour tous que les intervenants, peu importe leur lien d’emploi, travaillaient dans le même sens, pour la même clientèle et que, de plus, ils rencontraient très souvent les mêmes embûches. Un climat d’entraide mutuelle entre les intervenants du CLSC et les organismes communautaires régna presque immédiatement. De concert avec les responsables des ressources, les intervenants organisèrent les horaires des cliniques outreach en tenant compte de l’horaire des différents services déjà offerts par les ressources (repas, vestiaires, soins d’hygiène ou hébergement). Afin qu’une routine favorisant la visibilité de l’équipe s’installe, ils assurèrent une présence hebdomadaire dans les ressources communautaires. La particularité de l’infirmière par rapport à ses collaborateurs est sa préoccupation constante pour la santé et les soins. L’absence presque totale de personnel soignant dans le réseau communautaire desservant les personnes itinérantes fait de l’infirmière une représentante privilégiée du réseau de la santé. Cela lui permet de faire bénéficier ses partenaires de ses connaissances cliniques ainsi que de ses contacts privilégiés avec le réseau de la santé et des services sociaux. Gerberich (2000) affirme que l’outreach est le premier pas à franchir pour que l’infirmière s’inscrive dans un continuum de services de santé. Plus spécifiquement, lorsque l’infirmière travaille en proximité avec les milieux de vie des personnes itinérantes, elle est toujours aux aguets pour trouver les moyens de rejoindre ces personnes. Elle ne se focalise pas sur les résultats à atteindre. Wilde et al. (2004) insistent sur le fait qu’elle doit apprendre plutôt à penser en fonction du moment présent. Certaines personnes itinérantes ne seront peut-être rencontrées qu’une seule fois. Dans de telles circonstances, l’infirmière devra être en mesure de capter le plus d’informations possible afin d’agir dans l’ici et maintenant. C’est souvent a posteriori et à un moment inattendu que la personne itinérante fait un retour sur cet échange et que l’infirmière réalise qu’elle a eu un impact. Les infirmières de l’équipe perçoivent les représentants du réseau communautaire comme des alliés importants qui sont souvent les seuls en mesure de procurer un soutien quotidien aux personnes itinérantes. À l’inverse, lorsqu’elles collaborent avec leurs partenaires du réseau de la santé et des services sociaux, les infirmières de l’équipe, témoins privilégiés de la vie des personnes itinérantes, doivent jouer un rôle d’advocacy. Elles ont la responsabilité de communiquer les réalités vécues par ces personnes et par les organismes qui les soutiennent afin d’aider les soignants à adapter leurs plans d’intervention à cette clientèle trop souvent stigmatisée par le personnel des services de santé.
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De nombreux auteurs soulignent que l’infirmière exerçant auprès de personnes itinérantes doit franchir de multiples barrières, dont l’insensibilité et les préjugés des professionnels de la santé au regard des besoins des personnes itinérantes (Jezewski, 1995 ; Thibaudeau, 2000 ; Zrinyi et Balogh, 2004 ; Buck et al., 2005). Zrinyi et Balogh (2004) observent aussi que les soignants préfèrent généralement s’attarder aux mêmes symptômes physiques plutôt qu’aux personnes mêmes, ce qui nécessite une coordination entre interventions sociales et soins de santé physique et mentale. Ils constatent que cette coordination est très souvent perçue en termes de problèmes par le système de soins. Considérant que l’attitude négligente des soignants n’a pas un impact négatif seulement sur les personnes, mais aussi sur l’opinion publique en général, les auteurs affirment que les infirmières, étant respectées et bien placées comme professionnelles de la santé, sont à même d’influencer l’opinion publique en adoptant des attitudes justes et inclusives face aux plus démunis de nos sociétés. Dans cet esprit, les infirmières de l’équipe rappellent régulièrement aux interlocuteurs du réseau de la santé que l’itinérance est un facteur aggravant de toute maladie physique ou mentale et non un diagnostic étrange. Il s’agit plutôt d’une situation sociale difficile qu’il faut considérer et non occulter. Elles essaient d’amener leurs partenaires de la santé à envisager la situation des personnes vivant l’itinérance dans une dimension plus large afin de dépasser la simple prestation de soins et de traitements. Assez rapidement, lors de leurs activités outreach, les intervenants de l’Équipe-Itinérance, devant les multiples besoins de leur clientèle, firent sans hésiter le choix de travailler en tandem : infirmière/travailleur social. La pratique du soin inscrite dans une approche interdisciplinaire s’avère des plus enrichissantes. En effet, même s’il est coutumier d’entendre qu’il est moins menaçant pour une personne fragilisée de rencontrer une infirmière qu’un travailleur social, il faut reconnaître que l’inverse est aussi vrai et qu’il n’est pas rare que des personnes traumatisées par une expérience hospitalière préfèrent d’abord établir un lien avec un travailleur social. Le travail en tandem renforce les évaluations de chacun. Toutefois, si l’approche est trop envahissante, un des intervenants peut se retirer quelque peu pour mieux observer. Lorsqu’une infirmière a un rôle plus proactif et qu’elle prodigue, par exemple, des soins de pied, le travailleur social peut très bien, pendant ce temps, discuter de l’importance d’obtenir ses cartes d’identité ou des manières d’avoir accès à un revenu. Les infirmières admettront d’emblée qu’il n’est pas rare que la première intervention favorisant le rétablissement de la santé d’une personne est d’ordre psychosocial et que, la plupart du temps, ce rétablissement est lié au fait de posséder un lieu
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de résidence. Il ne faut pas oublier que depuis 1997 l’Association canadienne de santé publique a, dans une déclaration de principe, reconnu le lien entre l’absence d’un logement et les problèmes de santé. De prime abord, les besoins de santé des personnes itinérantes s’expriment simplement et reflètent la précarité de la situation de ces dernières : l’isolement profond, la présence de maladie mentale ou physique et l’extrême pauvreté vécue au sein de l’environnement hostile de la rue. Contrairement aux appréhensions du début (les premiers moments du travail de l’Équipe-Itinérance), la plupart des personnes rencontrées sont facilement accessibles et elles sont satisfaites de leur rencontre avec les infirmières du CLSC. Elles sont, pour la plupart, très ouvertes à discuter de leurs problèmes de santé physique. Elles se confient assez facilement et la majorité d’entre elles s’identifient sans méfiance. Avec l’expérience, les infirmières réaliseront que plusieurs personnes ont déjà reçu des services du réseau public et qu’il y a rarement une absence totale de services. Néanmoins, une rupture dans la continuité des services en raison de la perte du logement ou d’un manque de suivi a éloigné ces personnes de leurs services de santé d’origine. Bien que la prévalence d’un problème de santé mentale ait toujours été importante parmi la clientèle de l’équipe et que les doubles diagnostics complexifient très souvent les situations de santé, la plupart des demandes rencontrées concernaient des problèmes de santé physique. Les statistiques du CLSC, pour les années 2003-2004, ont démontré que 57 % des interventions infirmières correspondaient à des services de santé physique. Les motifs des consultations concernaient principalement la médication (30 %), des inconforts divers et complexes liés au mode de vie itinérant (21 %), des lésions traumatiques (11 %), des maladies de la peau (9 %) et des maladies de l’appareil respiratoire (6 %). Globalement, les infirmières de l’équipe ont réalisé, pendant cette année-là, environ 6000 interventions auprès des personnes itinérantes. Selon Gerberich (2000), l’infirmière qui travaille auprès des personnes itinérantes doit s’abstenir de juger afin de préserver la dignité et l’estime de soi de ces personnes. Elle doit favoriser leur prise en charge pour qu’elles améliorent leurs habitudes de vie et utilisent le système de santé adéquatement. Dans le même esprit, Wilde, Albanese, Rennels et Bullock (2004) soulignent l’importance d’une « vraie » communication entre infirmière et client afin de diminuer le sentiment de vulnérabilité qu’éprouvent les personnes sans abri. Les infirmières de l’équipe ont aussi réalisé que favoriser l’autonomie et la prise de responsabilité de la personne face à sa santé dans la prestation des soins procurait une grande satisfaction et de l’espoir à l’égard de ses autres problèmes. Un problème de santé qui s’améliore
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est un signe que les choses peuvent changer, évoluer positivement ; cela peut alors encourager la personne à entreprendre d’autres démarches avec les intervenants de l’équipe. Les infirmières apprendront beaucoup à même leur pratique. Les clients leur serviront de guides et les aideront à adapter leurs pratiques de soins. Par exemple, ils apprendront aux infirmières les « trucs du métier » qui, pour la plupart, sont des évidences pour les personnes vivant dans la rue. Ils rappelleront aussi aux infirmières que les pansements devront être solides car ils ne pourront pas toujours éviter la douche obligatoire du refuge de nuit. Ils leur feront penser à insérer un coton ouaté dans les piluliers afin d’éviter que les médicaments, s’entrechoquant, n’éveillent l’envie des amateurs de « pinottes ». Ils suggéreront l’achat de bouchons pour les oreilles et ils désigneront les intervenants comme étant ceux qui peuvent les aider à gérer leur médication. Bref, ils rappelleront aux infirmières que ce sont elles qui s’insèrent dans un environnement inconnu et qu’elles doivent adapter leurs services pour mieux les rejoindre. En réponse à ces apprentissages, les infirmières reconnaissent que, pour soigner les personnes itinérantes, il faut absolument modifier les interventions en tenant compte des réalités qu’entraîne la vie itinérante. On n’enseigne pas à quelqu’un qui n’a ni montre ni notion du temps à prendre sa médication aux six heures ; on trouve plutôt des points de repère (lever du jour, premier repas, telle la soupe populaire etc.), ou encore, pour les soins des plaies, l’enseignement des mesures d’hygiène doit adopter des standards réalistes. Il faut simplifier les procédures et considérer que le matériel offert pour les soins auto-administrés est un bagage supplémentaire. Les personnes itinérantes ont une vie stressante, centrée sur des impératifs de survie et, plus que tout autre citoyen des grandes villes, elles vivent au rythme des saisons. L’hiver apporte des risques bien connus comme l’hypothermie et les engelures. Les risques liés aux étés urbains ne sont certainement plus à négliger : l’hyperthermie et les brûlures causées par le soleil et aggravées par la prise d’antipsychotiques typiques ou par la consommation de « substances ». D’ailleurs, depuis quelques années, les infirmières proposent aux personnes itinérantes des vêtements, des casquettes, de la crème solaire et des bouteilles d’eau. Elles doivent toujours tenir compte des particularités de l’environnement et du fait que ces personnes ont un itinéraire quotidien à respecter. Celles-ci se lèvent tôt et sont soumises à des couvre-feux. Leur journée est ponctuée d’une succession de files d’attente, correspondant à des horaires précis et permettant de se nourrir, de se vêtir, de se laver et de dormir. À cet horaire chargé s’ajoutent des démarches auprès des centres locaux d’emploi, des services de santé, des centres de thérapie, etc. Elles marchent du matin au soir et, en fin de journée, elles partagent des dortoirs souvent bruyants. Certaines activités
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compliquent leur quotidien peu banal ; transactions diverses liées à la drogue, au jeu, aux dettes, rencontres avec les prêteurs sur gage, recherche de lieux stables et réguliers pour mendier. Ces constats amenaient récemment les infirmières à penser que la fatigue et l’épuisement des hommes et des femmes vivant dans la rue sont sous-estimés et que ces personnes n’ont presque jamais accès à de véritables périodes de repos. En ce qui concerne l’organisation générale du travail de l’équipe, les membres découvriront que l’outreach, aussi innovateur puisse-t-il paraître, a aussi ses effets pervers. Il peut être extrêmement intrusif et son action sera limitée si le travail est fait de manière isolée et qu’il n’y a pas de contacts avec les autres services de santé. À une certaine époque, nombreux étaient les personnes itinérantes qui se présentaient au CLSC pour reprendre contact avec un travailleur social ou une infirmière rencontrés dans les ressources, alors que ces derniers étaient en outreach, ce qui causait un problème de continuité et d’accessibilité à l’interne. La qualité des services comme préoccupation première de l’équipe fit aussi réaliser aux intervenants qu’il y avait des limites à respecter dans l’outreach si l’on souhaitait maintenir certains standards de pratique. Les intervenants ont convenu qu’une continuité à l’outreach fait dans les ressources communautaires et dans la rue était essentielle et que celle-ci devait être assurée à l’interne, au CLSC. Au volet mobile (l’outreach) allait s’ajouter un volet fixe. Ce volet fixe assure une permanence dans la réponse aux besoins sociaux, infirmiers et médicaux de la clientèle. Les personnes viennent volontairement à la rencontre des intervenants, ce qui encourage des démarches personnelles. Afin de répondre aux besoins de base évoqués par les personnes itinérantes, de nouveaux moyens seront développés et s’ajouteront aux services cliniques existants. Par exemple, ainsi qu’il est prévu dans le plan conjoint, on conclura une entente avec la Régie de l’assurance maladie du Québec et le Registre de l’état civil facilitant l’obtention de cartes d’identité et l’accès aux services de santé ailleurs qu’au CLSC. Il y aura aussi des ententes avec certaines pharmacies assurant le dépannage pour l’obtention de certains médicaments et le développement de liens privilégiés avec un médecin généraliste du CLSC et une psychiatre du CHUM. Pour assurer les soins de base, l’accès à une douche et à un lit situés dans les locaux du CLSC permettra aux clients épuisés d’y faire une sieste avant de rencontrer les intervenants. Les plages horaires sont aménagées et on peut y venir « avec » ou « sans » rendez-vous : les rendez-vous favorisent l’approfondissement de l’investigation et l’absence de rendezvous apporte plus de flexibilité. On favorise l’établissement de liens avec les autres programmes du CLSC dont les services courants et le soutien à domicile, l’Équipe-Itinérance ne devant pas assumer seule l’équité et l’accessibilité aux services.
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Il y eut plusieurs essais et erreurs avant que l’on arrive à un certain équilibre entre le volet mobile et le volet fixe des services, mais c’est justement grâce à ces erreurs que l’équipe a acquis des connaissances et de l’expérience pour parfaire ses interventions. Encore récemment, plusieurs personnes se plaignaient de la gestion des arrivées dans la salle d’attente du CLSC. Elles suggérèrent qu’un distributeur de numéros soit installé à l’entrée pour forcer chacun à respecter l’ordre d’arrivée. Les intervenants reçurent de nombreuses félicitations de la clientèle lorsqu’ils se décidèrent enfin à installer un tel distributeur. Nous sommes bien loin des légendes urbaines des débuts de l’Équipe-Itinérance où l’on croyait qu’il fallait éviter tout ce qui s’apparentait, de près ou de loin, à une institution publique pour ne pas effrayer ! L’ampleur des problèmes de santé des personnes itinérantes favorise évidemment l’aspect clinique des soins. Cependant, la promotion de la santé et la prévention demeurent une préoccupation constante chez les infirmières de l’Équipe-Itinérance. Dès le début, elles reçurent une aide précieuse d’une médecin-conseil de la santé publique. Celle-ci a pu mieux cibler les besoins de santé de la population itinérante. Elle a aidé les ressources pour jeunes de la rue à organiser la première campagne de vaccination contre la méningite en 1993 et contre l’hépatite B par la suite. Ce volet de santé publique sera par la suite étendu à la population adulte par les campagnes de vaccination contre l’influenza et les activités de dépistage de la tuberculose. Plus récemment, une infirmière a préparé et donné de courtes sessions d’information sur divers sujets, dont les maladies respiratoires, les infestations parasitaires ou les problèmes de pieds. Ces sessions, à l’intention de la clientèle, ont été données le soir dans quelques refuges de nuit et ont suscité une bonne participation de la part des personnes itinérantes. Ces sessions sont données de façon récurrente afin de rejoindre le plus d’individus possible. Au cours de la dernière décennie, le réseau de l’itinérance a bénéficié de la mise sur pied de plusieurs équipes dans le réseau public, qui ont ciblé plus précisément les groupes de personnes itinérantes. Par exemple, l’Équipe des jeunes de la rue du CLSC des Faubourgs s’intéresse aux personnes de moins de 25 ans, le volet mobile de l’Unité hospitalière de recherche, d’enseignement et de soins pour le sida (URHESS) de l’hôpital Saint-Luc du CHUM s’intéresse aux utilisateurs de drogues injectables atteints de VIH, l’Équipe-Itinérance du Centre Dollard-Cormier a une expertise auprès des personnes alcooliques et toxicomanes, sans compter les infirmières de proximité œuvrant dans les centres d’échange de seringues dans plusieurs CLSC. La venue de ces nouvelles équipes a permis à l’Équipe-Itinérance
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de spécialiser sa pratique, et la présence d’une psychiatre consultante venant du CHUM a permis d’intervenir davantage auprès des personnes adultes présentant des problèmes de santé mentale. Même si les services se sont spécialisés, les membres de l’ÉquipeItinérance tiennent à réaffirmer qu’ils sont principalement des généralistes. Il y a un certain danger pour les membres à être identifiés comme spécialistes de l’itinérance lorsque leur fonction principale est de fournir des services de santé. Cela risquerait de renforcer, auprès des partenaires du réseau public, l’idée du développement d’un réseau parallèle de services. Il est essentiel, pour cette équipe de santé communautaire, de s’arrimer aux autres programmes et services du réseau de la santé ; la collaboration entre établissements est essentielle dans un idéal d’accessibilité et d’équité. La contribution de l’infirmière est cruciale pour maintenir les personnes itinérantes en lien avec le réseau de la santé. Nous sommes d’accord avec Gerberich (2000) et les trois aspects qu’elle privilégie : l’infirmière doit établir et maintenir une communication avec les personnes itinérantes ; les cliniques de santé s’adressant aux personnes itinérantes doivent être liées à un réseau associatif et à divers services de santé ; les personnes itinérantes doivent bénéficier d’une assistance afin d’établir et de maintenir des liens avec les services généraux de santé. Selon cette auteure, ces objectifs ne peuvent être atteints que par le maintien d’un partenariat fort entre les différents organismes œuvrant dans la communauté. Les intervenants de l’Équipe-Itinérance du CLSC ont, au fil des ans, développé des liens avec différents partenaires en favorisant l’échange, la collaboration et le respect. Dans le cadre d’un projet d’évaluation de la qualité de vie et des besoins des personnes itinérantes, Poirier, Bonin, Lesage et Reinharz (2000) concluent que les pistes de solutions pour combler les besoins des personnes itinérantes ne résident pas dans leur plus grande prise en charge, mais bien dans l’établissement de multiples liens pouvant les aider : « … une myriade de partenariats, informels, légers, concrets, humains et personnalisés » (p. 212).
12.4. VERS L’AMÉLIORATION DES SERVICES Force est d’admettre qu’après plusieurs années d’existence, et malgré un travail de réseautage impressionnant et imprégné d’advocacy, les infirmières de l’équipe ont parfois l’impression d’atteindre une limite dans leur capacité à influencer le réseau public de santé et à le convaincre de faciliter l’accessibilité des personnes itinérantes. En plus des préjugés tenaces
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entretenus à l’égard des personnes itinérantes, des obstacles bureaucratiques se dressent régulièrement entre le travail des infirmières et les besoins de la clientèle. Les critères d’admissibilité aux hébergements temporaires en centre d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) à des fins de convalescence constituent un exemple de ces barrières. Ils sont contestés tant par des membres de l’Équipe-Itinérance que par des intervenants issus du milieu communautaire. Les personnes itinérantes ne peuvent bénéficier d’une période de récupération à la suite d’une hospitalisation, même si leur état le recommanderait, car elles sont sans domicile et ne sont pas considérées comme résidantes du territoire de l’Agence régionale de Montréal-Centre. Pour être admis en convalescence il faut que soit indiquée une date de retour au domicile ; pas de domicile, pas de retour possible, donc refus de l’admission en CHSLD. Des personnes, souvent très âgées, sont ainsi retournées vers un milieu de vie peu propice au repos et à la réadaptation. De l’avis de plusieurs, ce protocole favorise les interventions ponctuelles au détriment de la continuité des soins avec des conséquences néfastes sur la qualité de vie et la santé des personnes itinérantes. Jusqu’à maintenant, les gestionnaires de la santé ont entendu les suggestions des infirmières et des intervenants du réseau de l’itinérance, mais n’ont pas donné suite aux demandes de modifications proposées. Cette résistance au changement cacherait-elle, de la part du réseau de la santé, une crainte générée par la méconnaissance des personnes qui se retrouvent en situation d’itinérance ? Selon Serge et Gnaedinger (2003), l’itinérance apparaît aux yeux de bien des soignants comme un obstacle culturel. Selon eux, les intervenants des différentes institutions devraient être informés des habitudes et des maladies rencontrées chez les personnes sans abri afin de favoriser leur intégration dans leurs établissements. Il devrait en résulter une meilleure communication entre les intervenants du réseau de l’itinérance et les soignants des établissements publics. S’intéressant aux personnes âgées itinérantes, ces auteurs soulignent que certains soignants comprennent mal leur besoin d’espace et de « vivre à l’extérieur ». Ils rappellent que le motif de renvoi de l’hôpital ou d’un centre est souvent que ces personnes « gaspillent » un lit. Malgré tout, soulignent-ils, lorsqu’une personne sans abri peut avoir accès à un hébergement à long terme de type traditionnel, elle s’y s’intègre souvent avec succès. Une partie de la solution réside probablement dans un travail d’éducation destiné aux professionnels de la santé. La recherche de Zrinyi et Balogh (2004) a démontré clairement que les infirmières qui ont une expérience de travail auprès des personnes itinérantes affichaient à leur
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égard une attitude positive et que cela contribuait, de façon significative, à l’augmentation de la qualité des soins et à l’équité dans l’accessibilité des services de santé pour cette population. Une autre étude, mesurant les attitudes des soignants face aux patients itinérants (Buck, Monteiro, Kneuper, Rochon, Clark, Melillo et Volk, 2005), a également démontré qu’une formation adaptée et supervisée aidait à développer des habiletés psychosociales susceptibles de contrer les comportements stigmatisants de leurs collègues à l’égard des sans-abri. Cette étude, tout comme la précédente, conclut que plus les intervenants auront vécu, dans le cadre de leur travail ou de leur formation, des expériences personnelles auprès des personnes itinérantes, plus ils reconnaîtront l’importance de traiter ces personnes comme les autres et auront tendance à défendre les droits de ces patients. Plus près de nous, les résultats de l’enquête de l’Institut de la statistique du Québec sur l’utilisation des services de santé laissent entendre que la planification du système de soins devrait être améliorée pour mieux servir la population itinérante (Ostoj et Fournier, 2001). Les auteurs encouragent le travail de proximité (tel qu’il est pratiqué au CLSC des Faubourgs), mais ils rappellent que l’ensemble du réseau de la santé devrait intervenir plus tôt dans le processus afin d’éviter une aggravation des problèmes de santé des personnes itinérantes qui se soldent trop souvent par une hospitalisation qui aurait pu être évitée.
CONCLUSION L’itinérance est l’issue ultime d’une grande pauvreté. Plusieurs actions sont menées de front pour améliorer la qualité de vie des personnes en situation de grande pauvreté, principalement par des groupes de défense des droits et des organismes communautaires. Plus spécifiquement, le travail de l’infirmière qui œuvre auprès des personnes itinérantes est de faire de la prévention, de prodiguer des soins et de favoriser le recouvrement de la santé. Mais cette pratique infirmière n’a-t-elle pas ses limites devant l’extrême pauvreté ? Comment, en effet, favoriser le repos lorsque l’on n’a pas un chez-soi décent ? Comment prévenir la malnutrition lorsque l’on est incapable d’acheter sa nourriture, donc ce que l’on considère comme bon pour soi ? Comment convaincre des populations défavorisées économiquement de faire de l’exercice lorsque des préoccupations de toutes sortes sont envahissantes ? Le travail de prévention le plus important ne devrait-il pas viser les dirigeants politiques afin de les sensibiliser au fait que la lutte contre la pauvreté est essentielle si l’on veut améliorer les conditions de vie générales des Québécois et avoir un impact majeur sur leur santé ?
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Une autre de nos préoccupations est l’influence que pourraient avoir les quelque 70 000 infirmières du Québec sur l’opinion publique et les politiques sociales. Cela nous amène à réfléchir à l’essence même de notre profession et à la culture sociale que l’on nous transmet au cours de notre formation. Historiquement, la profession infirmière est issue d’une tradition religieuse et militaire où l’obéissance est de mise. Mais maintenant que le rôle de la femme a changé, les membres de la profession infirmière, très majoritairement féminine, devraient aussi changer et prendre davantage position sur la place publique et auprès de leur établissement respectif. Nous croyons qu’il doit y avoir des modifications dans la formation de base des infirmières afin qu’elles y approfondissent les dimensions sociales de leur travail. Cela amènerait les futures soignantes à réfléchir et à développer une argumentation face aux inégalités sociales de santé. Confrontés à la grande pauvreté, les intervenants doivent avoir une vision qui dépasse les facteurs individuels pour se centrer sur les facteurs sociaux et politiques. Les préjugés et les attitudes stigmatisantes à l’égard des populations démunies, et plus spécifiquement itinérantes, doivent être abordés et dépassés. Comme Murphy et al. (2005), nous croyons qu’il faudrait développer des stratégies d’éducation visant à influencer les comportements, les attitudes et les actions des futures infirmières. Les formations actuelles sensibilisent déjà les étudiantes aux différences culturelles et aux déterminants de la santé ; nous croyons que l’apprentissage d’une pratique sociale d’advocacy contribuerait grandement à bonifier la formation infirmière. Il faut aussi amener les futures infirmières à accroître et à exercer leur sens critique. Cette formation proposée par Murphy et al. (2005) invite les étudiantes à s’interroger sur le système de santé et sur la société dans laquelle elles vivent et travaillent. Les auteurs affirment que ces deux dimensions de la formation (advocacy et approche critique) permettront aux infirmières d’acquérir les habiletés nécessaires pour influencer leur milieu et aussi les hommes et les femmes qu’elles soignent. Les infirmières de l’Équipe-Itinérance croient que le réseau de la santé, après plus d’une décennie à développer des services destinés à des populations cibles, dont les personnes itinérantes, doit maintenant réfléchir aux meilleurs moyens d’inclure ces populations dans le réseau large déjà en place. Nous espérons qu’une nouvelle génération d’infirmières, plus critiques et moins obéissantes, œuvrant dans divers milieux cliniques, travaillera à une plus grande justice dans l’attribution des soins et qu’elle arrivera à influencer les politiques gouvernementales en vue d’une action soutenue pour réduire les inégalités sociales et de santé.
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C H A P I T R E
13 AU-DELÀ DU SYMPTÔME : DE L’ASSISTANCE À LA PRATIQUE D’URGENCE SOCIALE L’expérience du Centre Le Havre Michel Simard
Traditionnellement, les refuges n’ont pas été pensés comme des lieux d’intervention et de soins, mais comme des lieux d’« hygiène sociale » où les individus sans domicile peuvent être hébergés pour la nuit, nourris et vêtus lorsque c’est nécessaire ; on évite ainsi qu’ils aient à coucher dehors, sur la place publique, et qu’ils soient contraints à la mendicité pour se nourrir. C’est ce qu’on attend généralement des refuges, rien de plus. Pourtant, l’expérience des vingt dernières années nous montre clairement qu’on ne peut en rester là ; sans accompagnement, l’assistance risque d’ancrer les individus les plus vulnérables dans l’itinérance et d’entraîner un engorgement des systèmes d’urgence. Dissociée de l’accompagnement des individus, la logique de l’assistance crée d’elle-même une dynamique d’engorgement, parce qu’elle est une réaction à la pression de la demande de services et contribue à l’augmenter : lit, repas, vêtements, hygiène, sécurité. La multiplication des services, à son tour, stabilise les individus à l’intérieur du système. Le système d’urgence devient ainsi un milieu de vie pour des individus qui n’arrivent pas à s’en sortir par eux-mêmes. Les refuges reprennent alors la fonction asilaire des grandes institutions d’enfermement du monde industriel, sans en avoir ni les moyens ni la légitimité ; asiles de misère et honte sociale. Cette situation n’est pas une fatalité mais un défi
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à relever : faire des systèmes d’urgence sociale des lieux de passage et non des lieux d’enfermement dans l’errance. Mais cela requiert le développement et la reconnaissance d’une pratique d’urgence sociale. C’est ce que nous avons essayé de penser et de mettre en œuvre au Centre Le Havre. Notre expérience du passage d’un modèle de refuge traditionnel, centré sur l’assistance, à un modèle d’hébergement d’urgence sociale, centré sur l’accompagnement des individus, nous convainc chaque jour davantage de l’importance de cette transformation pour aider les individus les plus vulnérables à sortir des situations d’urgence, à prévenir l’adaptation aux conditions de la rupture sociale et à accroître notre capacité à répondre à la hausse des demandes sans augmenter indéfiniment le nombre de lits. Pourtant, la difficulté de faire reconnaître la pratique d’urgence en hébergement m’étonne ; on se heurte ici à une résistance profonde qui va bien au-delà des considérations financières. De quoi s’agit-il ? Mon hypothèse est que nous pensons encore largement les refuges dans les catégories de la lutte contre la pauvreté héritées du monde industriel, alors que ce monde est aujourd’hui disparu. Comment en sortir ? et par quel chemin ? Nous avons pris ces questions très au sérieux parce que nous étions déjà nousmêmes dans cette impasse et que nous ne voulions pas poursuivre dans cette direction. Ce texte est une relecture de notre expérience de sortie du modèle d’assistance. Il s’articule autour de trois thèmes : l’impasse de l’assistance, le passage vers une pratique d’urgence sociale et l’expérience du Centre Le Havre de Trois-Rivières.
13.1. L’IMPASSE DE L’ASSISTANCE Tout cela a commencé au milieu des années 1980. Des individus, de plus en plus nombreux, des hommes principalement, en situation de rupture sociale, se retrouvent errants dans l’espace public de Trois-Rivières. Qui sont-ils ? Ils sont pauvres et isolés pour la plupart. Plusieurs ont des problèmes multiples : toxicomanie, santé mentale, problème judiciaire. Les établissements de soins avouent leur impuissance à faire face à ces problèmes complexes. Mais on croit naïvement que cette impuissance est due uniquement au fonctionnement « en silo » des institutions ; on va travailler plus à changer les structures du système qu’à modifier les pratiques1. De plus, les
1. Les changements sur le plan des pratiques portent sur les façons de faire : les méthodes, les outils, les lieux de travail et les approches. Bref, comment on fait les choses et comment nous concevons cette façon de faire, alors que les changements sur le plan des structures portent sur les institutions : la fusion des établissements, la hiérarchisation et l’imputabilité des soins et des services. Bref, qui doit faire quoi ? Qui est responsable de quoi ?
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organismes communautaires d’hébergement existant en toxicomanie et en santé mentale ne peuvent accueillir des personnes très démunies aux prises avec des problématiques multiples. Rapidement, la situation s’impose comme un problème d’ordre public et d’« hygiène sociale ». La pression se déplace alors vers les policiers. C’est dans ce contexte qu’est né le Centre Le Havre. Il s’agissait au début, dans l’intention des fondateurs, d’offrir l’essentiel : un lit pour la nuit et un repas chaud, dans un esprit de compassion. Les individus rentraient le soir, prenaient un bon repas, une douche, et ils pouvaient dormir au chaud pour la nuit. Après le déjeuner, il leur fallait partir, pour « se mettre en action ». Ils pouvaient dîner à la tablée populaire et revenir le soir. Voilà : on faisait l’essentiel pour des gens extrêmement démunis qui souvent ne pouvaient ni se loger ni se nourrir ni se vêtir. Très rapidement, la compassion a pris le dessus. Il y avait beaucoup d’individus malades et très vulnérables parmi ces pauvres ; les laisser errer toute la journée dans la rue n’arrangeait rien. Leur situation risquait même de se détériorer. Au même moment, nous prenions conscience des limites de notre rôle et des impasses dans lesquelles il nous conduisait. Nous avons donc décidé de garder des gens toute la journée, à résidence, au deuxième étage. Plusieurs s’adaptaient très bien à ce régime. Rapidement ils s’intégraient à l’institution et participaient à son fonctionnement. En plus, cela nous procurait des ressources plus substantielles et plus stables grâce aux revenus de leur pension et à la durée de leur séjour ; certains sont demeurés avec nous plusieurs années, nous procurant ainsi un revenu relativement important. Ce qui n’est pas le cas lorsqu’on reste à l’intérieur des limites de l’aide d’urgence ; les durées de séjour sont courtes et les individus ont peu de ressources. Mais, après quelques années de ce régime, et confrontés à l’obligation de répondre à la croissance du nombre de nouveaux arrivants, nous nous sommes retrouvés dans une autre impasse : le manque de place et le sentiment d’impuissance devant cette misère dont nous étions devenus les témoins. Plus de la moitié de nos lits étaient occupés par des résidents « permanents ». Les autres lits disponibles étaient utilisés par des personnes qui revenaient d’un mois à l’autre après avoir dépensé leur argent. En fin de compte, notre capacité d’accueil de nouvelles personnes se réduisait constamment. Notre façon de sortir les individus de la rue était de les garder avec nous. Et, pour plusieurs, ça fonctionnait très bien ; ils n’étaient plus itinérants ; ils avaient enfin trouvé un asile où se réfugier à l’écart d’un monde qui leur apparaissait souvent hostile et toujours indifférent à leur sort. Pour d’autres, l’aide que nous leur apportions était loin d’être évidente ; nous avions l’impression de les « aider » à rester dépendants des systèmes d’assistance. De toute façon, qui se souciait d’eux ? Au milieu des années 1990, on en était là : dans la double impasse du refuge et de l’asile, témoins d’une misère sociale et humaine grandissante,
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Figure 13.1
Le système d’assistance sociale 1989-1994
Réduction
Lits au 2e étage
Hommes sans abri
Services de base
Processus aléatoires
Résidence
des risques
Engorgement Vie itinérante
Lits, repas, vêtements, hygiène, sécurité
Itinérance
bloqués dans les contradictions de notre fonctionnement d’assistance aux plus démunis hérité du monde industriel dans une société qui, du plus profond d’elle-même, génère l’exclusion. Notre fonctionnement de l’époque peut être présenté comme un système. À l’entrée, ce sont des hommes sans abri qui peuvent avoir accès directement aux services de base. L’accueil est peu structuré. D’abord, parce que nous ne disposons pas de critères nous permettant de baliser des processus d’accueil qui aillent au-delà de la sécurité et de l’attribution d’un lit. Ensuite, parce que, même si nous avions eu ces critères, nous n’aurions pas eu le personnel pour les appliquer. Le système est simple, comme tous les systèmes basés sur l’assistance. Il est composé de deux niveaux de services. Au premier sont offerts les services de base (lits, repas, etc.) : c’est le refuge. Le deuxième correspond aux services résidentiels à long terme. Ainsi, tout en demeurant à l’intérieur du système d’urgence, les individus peuvent avoir un statut d’itinérant ou un statut de résident. Mais dans l’un et l’autre cas, ils demeurent à l’intérieur du système d’urgence. Ce système conditionne le développement d’une vie itinérante liée au fonctionnement du système. Il n’existe pas de processus de sortie structuré.
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Ces processus sont aléatoires et la plupart du temps inexistants. Une offre de service de base diversifiée et facile d’accès réduit les risques associés à la rupture sociale, mais, au-delà de ce service, il n’y a plus rien, aucune protection. Ce système a tendance à s’engorger parce qu’en l’absence de processus organisés au niveau de l’accueil, du cheminement et surtout de la sortie des individus, l’assistance sécurise. Paradoxalement, plus l’assistance est efficace, plus le système s’engorge. L’assistance érigée en système est sans issue. Pour en sortir, il faut rompre avec sa logique, il faut changer radicalement de logique, de paradigme. Mais comment ?
13.2. LE PASSAGE VERS UNE PRATIQUE D’URGENCE SOCIALE La voie de sortie de l’impasse passe par un questionnement sur l’itinérance. Ce questionnement va nous conduire à un changement de paradigme. De quoi parlons-nous au juste lorsque nous parlons d’itinérance ? La réponse à cette question est importante parce qu’elle ouvre l’horizon d’attente dans lequel s’inscrit la pratique. Si, lorsque nous parlons d’itinérance, nous avons en vue des individus qui ont décroché de la société et qui ont choisi de vivre différemment et « plus librement » que les autres qui peinent au boulot, on peut lutter pour plus de tolérance ou pour le droit à la différence, mais on ne peut soutenir la mise en œuvre d’une pratique d’urgence ; ce serait une absurdité ; les individus ne sont pas en urgence, ils sont simplement en dehors, en « vacances » du système. On comprend que, si l’on veut dépasser le paradigme d’assistance, il faut partir d’une expérience qui nous mette en route vers ce dépassement. Mais si l’on se met en quête d’un point de départ absolu, c’est-à-dire de quelque chose comme l’expérience de l’itinérance, on fait fausse route ; d’emblée, il faut reconnaître la pluralité des expériences de l’itinérance et le déploiement de cette pluralité dans des lieux qui forment une géographie particulière : la rue, l’automobile, les maisons de chambres et les logements, les hébergements de transition et les hébergements d’urgence. L’expérience de l’itinérance est façonnée par ces lieux. Vivre dans la rue n’est pas la même chose que vivre dans un logement social ou dans un refuge. Et intervenir dans la rue n’est pas la même chose qu’intervenir dans un logement ou dans un refuge. La question que nous posons tire son origine d’un lieu particulier situé dans cette géographie de l’itinérance : l’hébergement d’urgence sociale. À partir de ce lieu, l’itinérance apparaît comme une situation d’urgence sociale. Mais qu’est-ce qu’une situation d’urgence sociale ? C’est le résultat d’une rupture dans les conditions d’exercice des droits fondamentaux qui met l’individu dans une situation de survie. Mais comment en arriver là ? Non pas comment
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en est-il (l’individu) arrivé là, mais comment nous, qui sommes en position de pouvoir intervenir, pouvons-nous nous frayer un chemin jusqu’à ce point de rupture ? Voici quelques repères pour baliser ce chemin. Une situation d’urgence n’est pas un mode de vie. L’itinérance apparaît dans des modes de vie que l’on peut repérer en marge du mouvement normal de la société. Ce sont des modes de vie à la marge. Mais une situation d’urgence sociale n’est pas une façon de vivre, fût-elle très marginalisée. Ce n’est pas, par exemple, la façon de vivre d’individus qui couchent dehors et mendient ; ce sont plutôt des conditions particulières qui font qu’un individu ne peut faire autrement que de mendier et coucher dehors ou, pire encore, des conditions qui font qu’il ne peut même plus mendier pour assurer sa subsistance. Pour comprendre la situation dans laquelle se trouve l’individu, il faut mettre entre parenthèses les catégories selon lesquelles on se représente son mode de vie. Quelles sont ces catégories ? Pour l’essentiel, ce sont les catégories identitaires : l’individu est identifié en effet comme pauvre, itinérant, démuni, exclu, mendiant, punk, jeune de la rue, etc. La situation dans laquelle il se trouve ne correspond pas à la représentation qu’il a de lui-même ou que les autres ont de son identité personnelle et sociale. Bref, que l’individu se reconnaisse lui-même ou que les autres le reconnaissent comme itinérant, bohémien, étudiant ou philosophe errant n’éclaire en rien sa situation. La question n’est pas de savoir qui est cet individu, mais dans quelle situation il est exactement. Et qu’il soit itinérant, étudiant ou professeur importe peu dans un premier temps ; ce qui importe vraiment, lorsqu’on est préoccupé par l’intervention d’urgence, c’est la situation dans laquelle l’individu se trouve. Après, d’autres questions pourront surgir et ouvrir d’autres pistes. Une situation d’urgence n’est pas un moment à l’intérieur d’un processus, que l’on s’empresserait de qualifier de terminal, l’itinérance étant le bout de la ligne, le terminus de la désinsertion. Bien sûr, nous pouvons comprendre l’itinérance, en la situant à l’intérieur d’un processus sociologique ou psychologique ou dans une convergence des deux. Mais ce n’est pas que ça. Et, surtout, ce n’est pas d’abord cela qui compte dans l’urgence. L’important n’est pas nécessairement de comprendre le cheminement de la désinsertion d’une personne ni les structures sociales sur lesquelles il repose ; il faut plutôt dévoiler la configuration problématique dans laquelle cette personne se trouve, ici et maintenant. Certes, on peut comprendre le cheminement d’une personne et chercher à saisir les structures sociales à l’œuvre, mais cela ne nous dit rien sur la situation dans laquelle cette personne se trouve. Ce n’est pas en saisissant ce qui conduit à la rupture que l’on dévoile cette situation, mais en tentant de mettre à jour les conditions concrètes qui déterminent l’urgence de la situation présente.
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L’incapacité de l’individu d’en sortir par lui-même et la nécessité de trouver une issue le plus rapidement possible caractérisent d’abord ces situations. Cette double contrainte, qui se vit sur le mode d’une tension, structure la situation d’urgence sociale. Si l’individu peut s’en sortir seul, sans aide, il faut examiner sérieusement le caractère urgent de la situation. À l’inverse, si rien ne semble inciter à la sortie de cette situation et que l’individu s’y trouve en sécurité (même si ça ne correspond pas à nos standards de confort et de sécurité), il faut sérieusement interroger le caractère urgent de la situation. Pour qui y a-t-il urgence au juste, si l’individu, lui, ne perçoit pas d’urgence ? Par contre, lorsque la tension augmente entre ces deux contraintes, alors l’urgence croît. Mais comment évaluer cela, et en fonction de quels critères ? L’accueil se révèle alors une partie importante et difficile du travail d’urgence sociale. Voilà comment on appréhende les situations d’urgence sociale : une configuration problématique concrète qui verrouille l’individu dans une situation de survie. Nous pouvons repérer cette configuration et agir sur elle et, ainsi, redonner à l’individu la capacité de sortir de l’urgence, le plus rapidement possible. À quoi ressemble cette configuration problématique ? Elle se construit à l’intérieur de quatre sphères où s’élaborent les conditions qui rendent possible l’exercice des droits : la santé, la justice, le revenu et l’habitat. Le cœur de la pratique de l’urgence sociale en hébergement consistera donc à repérer les ruptures et les nœuds dans chacune de ces sphères et à accompagner les individus dans un processus visant à dénouer les impasses et à ouvrir un chemin qui mène en dehors de la situation d’urgence sociale. Mais de quoi parlons-nous lorsqu’il est question d’itinérance dans un contexte d’hébergement d’urgence sociale ? Nous parlons d’une situation de rupture dans les conditions d’exercice des droits qui met l’individu en situation de survie. Arrivés à ce point de notre raisonnement, nous sommes complètement sortis du paradigme de l’assistance érigée en système. À travers la lecture de sa situation comme rupture dans les conditions d’exercice de ses droits, l’individu est réinscrit dans la sphère du droit. Il ne s’agit plus simplement de lui attribuer un lit, de lui procurer de la nourriture et des vêtements afin de réduire les risques liés à sa situation, mais de rétablir les conditions qui rendent possible l’exercice de ses droits. Et, pour rétablir ces conditions et redonner à l’individu la capacité de sortir de l’impasse de l’urgence sociale, l’assistance érigée en système n’est pas le moyen approprié.
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13.3. LA PRATIQUE D’URGENCE SOCIALE DU CENTRE LE HAVRE DE TROIS-RIVIÈRES2 En 1994, le Centre Le Havre est encore un refuge de type traditionnel. On sait cependant que ce rôle tire à sa fin ; sur une période d’environ cinq ans, nous allons apporter des changements majeurs et irréversibles dans notre pratique et notre offre de service, ce qui nous fera passer d’une organisation d’aide aux personnes démunies et sans abri à un dispositif d’hébergement centré sur l’accompagnement des individus en situation d’urgence sociale, en interface avec les différents services publics et organismes communautaires. Dans cette section nous verrons la philosophie, le système, l’organisation des services, les « ingrédients » de base et les résultats. Commençons par délimiter le contexte, très schématiquement : TroisRivières est une agglomération urbaine d’environ 126 000 habitants. Situé à dix minutes à pied du centre-ville, le Centre Le Havre est reconnu par l’Agence de santé comme un organisme d’hébergement communautaire. En 1994, nous avons une capacité d’accueil de vingt lits : sept chambres à deux lits et six chambres individuelles. Dans les périodes de débordement, nous pouvons augmenter notre capacité jusqu’à vingt-trois en utilisant des canapés au sous-sol. À cette époque, comme encore aujourd’hui, nous sommes la seule ressource d’hébergement pour les sans-abri à Trois-Rivières.
13.3.1. LA PHILOSOPHIE 13.3.1.1. Accompagner des individus Le principe d’intervention est très simple. Il part du constat que l’individu en situation d’urgence est dans une impasse ; laissé à lui-même, il n’arrive pas à s’en sortir. Il risque de s’enliser dans l’inexistence sociale. Il est pris dans un nœud de problèmes qui l’étouffe et qu’il n’arrive pas à défaire seul. Comme individu, il est isolé, mais ses problèmes, eux, sont enchevêtrés dans les débris d’un monde en ruine ; son monde à lui s’est effondré. C’est pour cela qu’il est perdu ; il ne peut plus habiter nulle part. Exposé aux risques de la survie, il doit plus que jamais, par lui-même, renouer le fil brisé de son histoire ; c’est ce fil qui le relie au monde et lui permet d’habiter quelque part, c’est-à-dire d’être quelqu’un. Ce travail de rétablissement des liens qui rattachent un individu à une histoire à l’intérieur de laquelle il est quelqu’un, quelque part, est ce que nous appelons résilience. L’individu 2. Vous trouverez les informations et la documentation relatives au Centre Le Havre sur le site <www.havre.qc.ca>.
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n’est jamais la somme de ses problèmes ; il les transcende. C’est d’ailleurs pour cela qu’il peut les identifier et les résoudre. Cette capacité qu’a l’individu de se transcender révèle son historicité qui est sa présence à lui-même, aux autres et aux choses. Soutenir la résilience de l’individu en situation d’urgence sociale, c’est donc encourager sa présence. Bref, c’est reconnaître sa capacité d’être quelqu’un. C’est aussi lutter avec lui, parfois malgré lui, pour la reconnaissance de cette capacité et le respect des droits qui s’y rattachent. Accompagner quelqu’un en situation d’urgence sociale, c’est soutenir sa présence, à un moment où rien ne vient plus étayer cette présence au monde. Ce que l’on désigne par cette expression de rupture sociale est l’effondrement de ce qui peut étayer cette présence et la perte des appuis qui l’assuraient. Accompagner l’individu en situation d’urgence sociale, c’est soutenir sa présence, malgré tout.
13.3.1.2. Intervenir sur une situation Les services que nous offrons ne s’adressent pas à une catégorie d’individus que l’on pourrait appeler « les itinérants » ; ils sont offerts à tous les individus, hommes ou femmes, qui sont en situation d’urgence sociale. Les services ne sont pas organisés en fonction d’une clientèle particulière, mais d’une situation particulière qui peut affecter diverses clientèles. La différence d’approche est majeure. Nous considérons que le dispositif d’urgence sociale est un service d’intérêt public. Il offre à la population une protection contre les risques de rupture sociale que génère notre société ; ce service n’est pas pensé pour accueillir des individus marginaux, même si parfois les personnes peuvent l’être et même revendiquer ce statut, mais des citoyens et des citoyennes en rupture sociale. Nous intervenons dans une situation de rupture sociale dans laquelle sont jetés des individus qui n’ont en commun que cette condition. Une situation d’urgence sociale se déploie dans une configuration problématique concrète et repérable. Et ce repérage permet d’amorcer un processus de résolution de problème qui redonne à l’individu le cadre qui peut soutenir sa présence. C’est là l’arrière-plan philosophique de notre pratique : accompagner des individus et intervenir dans des situations précises ; soutenir la présence de quelqu’un et lui redonner le cadre nécessaire pour reprendre pied et sortir de l’urgence.
13.3.2. LE SYSTÈME D’HÉBERGEMENT D’URGENCE La figure 13.2 est une représentation du système d’hébergement d’urgence tel qu’il existe actuellement. Ce système a été élaboré et implanté progressivement entre 1994 et 2000. Il remplace le système d’assistance (figure 13.1) à l’intérieur duquel s’inscrivaient nos services jusqu’au milieu
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des années 1990. Deux idées maîtresses distinguent ces deux systèmes. La première est la dynamique de sortie ; le système d’urgence sociale structure les activités en fonction de la sortie, c’est-à-dire du rétablissement des capacités de l’individu à sortir de la situation d’urgence. Lorsque les demandes augmentent, la pression est contrôlée par la mise en œuvre de processus de sortie plus efficaces, par exemple en développant des outils de travail plus performants, des alliances avec d’autres organisations ou des solutions plus durables comme des logements sociaux. À l’opposé, le système d’assistance ne structure pas les activités autour de la sortie, mais autour de l’entrée. C’est l’inconditionnalité de l’accueil qui importe. Lorsque la demande augmente, le système contrôle la pression en augmentant sa capacité d’accueil, en augmentant ses lits. Cette augmentation se traduit cependant par une diminution de la sécurité à l’intérieur. Pour rétablir la sécurité on augmente le personnel et on redéfinit les règles de fonctionnement. Si l’opération est réussie on stabilise les individus les plus vulnérables à l’intérieur du système, mais cette stabilité contribue à l’engorgement croissant du système. L’assistance érigée en système conduit toujours à une impasse. La seconde caractéristique qui distingue les deux systèmes est l’idée de droit. Le système d’urgence sociale est fondé sur le droit des individus, alors que le système d’assistance est fondé sur l’engagement des intervenants et sur la générosité des bienfaiteurs. Le système d’urgence sociale met en lumière la rupture dans les conditions d’exercice du droit des individus et révèle l’injustice en arrière-plan des situations, alors que le système d’assistance attire l’attention sur la misère dans laquelle les individus se trouvent et met en valeur l’engagement des intervenants et la bonté des bienfaiteurs. Ce sont là deux perspectives opposées à partir desquelles nous pouvons penser et agir. Mais il ne faudrait pas se méprendre ; on ne peut pas, dans une perspective de droit, renoncer à l’assistance. Le dépassement du paradigme de l’assistance ne se fait pas en larguant l’assistance mais en l’assumant d’une autre façon. Le système d’urgence sociale va dans le sens du développement du système d’assistance et non de sa liquidation ou, pour le dire autrement, ce n’est pas l’assistance qui est larguée dans le changement de paradigme, mais l’assistance érigée en système. Le système d’urgence sociale est un système préoccupé par la sortie, dès l’entrée. Le système est conçu pour diriger les individus vers la sortie de l’urgence sociale. Comment faire ? Comment réussir à créer une dynamique de passage vers la sortie ? Il faut organiser les services en fonction des objectifs de sortie en tenant compte de la gravité de la situation, des limites des ressources disponibles et de la capacité de l’individu à assurer son rétablissement. Mais, pour que ces services deviennent performants, il faut certains « ingrédients » de base. Ce sont les deux dimensions que nous verrons maintenant, en commençant par l’organisation des services.
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Figure 13.2
Le système d’urgence sociale Entrée
Sortie
Situations d’urgence sociale Rupture dans les conditions d’exercice des droits
2006
Une équipe d’intervention
Une approche de travail
Résoudre les problèmes
Accompagnement individualisé Admission
Accueil
Suivi
Soutenir la résilience
Rétablissement des conditions d’exercice des droits sur le plan de la santé, du revenu, de la justice, de l’habitat
Services de base Configuration problématique autour des sphères de la santé, du revenu, de la justice et de l’habitat
Réorientation
Lits, repas, vêtements, hygiène, sécurité
Itinérance systémique Une ressource d’hébergement
Des alliances
Réduction des risques
Des solutions durables
13.3.3. L’ORGANISATION DES SERVICES Les services sont organisés autour de trois pôles : l’accueil des demandes, l’accompagnement des individus hébergés et le suivi de ceux qui sont partis.
13.3.3.1. L’accueil L’accueil n’est pas qu’un lieu ni qu’une disposition d’ouverture à l’égard des individus. C’est une organisation des lieux et des activités en fonction de certains objectifs. L’accueil est une pratique qu’il faut développer. Pour une bonne part, la réussite de l’ensemble du processus dépend de l’accueil ; il faut donc lui accorder une grande attention et penser aux détails. Le service d’hébergement est accessible directement 24 heures par jour, tous les jours ; il y a toujours un intervenant qui peut recevoir les demandes téléphoniques et accueillir les personnes qui se présentent directement. Il doit évaluer la situation et, si la demande ne peut être acceptée, il doit trouver une autre solution pour la personne. C’est un travail important et difficile qui ne peut pas s’improviser, mais sans ce travail d’évaluation il est impossible de contrôler l’entrée du système et de s’assurer que nous accueillons les bonnes personnes. L’urgence sociale ne doit pas être instrumentalisée comme lieu de fuite et d’évitement. Elle ne doit pas pallier non
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plus toutes les limites et impasses du réseau public. Nous devons être en mesure de départager les responsabilités et l’accueil doit être structuré à cette fin.
13.3.3.2. L’accompagnement et les services de base Les services de base comprennent les lits, les repas, les vêtements, l’hygiène et la sécurité ; c’est là le cœur du système d’urgence sociale. Un système d’urgence qui ne peut offrir ces services est une absurdité ou une trahison de sa propre mission ; un système d’urgence sociale se construit sur la base de ces services. Cela signifie qu’ils ont une raison d’être propres à l’intérieur du système. La réduction des risques demeure donc un objectif de l’accompagnement, distinct de l’objectif de rétablissement des conditions d’exercice des droits. Il y a des individus qui ne sont pas prêts ou pas en mesure d’assurer le rétablissement de ces conditions mais qui ont besoin d’assistance parce qu’ils sont dans une situation d’urgence. L’accompagnement n’élimine pas cette possibilité, elle la structure ; car tous les séjours impliquent un accompagnement individualisé qui mène à la fin du séjour même si, pour certaines personnes, cette fin signifie retourner à la rue ou dans un lieu de consommation. Toutefois, la majorité des individus s’inscrivent avec crainte, mais soulagement, dans un processus de résolution de problèmes qui va les mener en dehors de l’urgence. C’est le rôle de l’équipe d’intervention de soutenir l’engagement de l’individu dans ce processus.
13.3.3.3. Le suivi Le suivi est un service offert aux individus plus vulnérables à la fin de leur séjour. Il prend deux formes. La première s’adresse aux individus encore très fragiles et vulnérables à leur départ mais qui pourront très rapidement reprendre le contrôle de leur vie et ne plus avoir besoin de notre aide. C’est la forme la plus fréquente. L’autre forme est un suivi continu. Ce suivi est offert à des individus dont la fragilité et la vulnérabilité demeurent constantes malgré l’amélioration de leurs conditions de vie. Ce sont généralement des individus ayant des problèmes multiples assez graves et qui ne bénéficient pas d’autres suivis.
13.3.4. LES « INGRÉDIENTS » DE BASE J’ai retenu cinq « ingrédients » de base qui conditionnent la réussite du système d’hébergement d’urgence sociale : la ressource d’hébergement, l’équipe d’intervention, l’approche, les alliances et les solutions durables en dehors du système d’urgence.
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13.3.4.1. La ressource d’hébergement La ressource d’hébergement est un élément crucial dans le fonctionnement du système. Le bâtiment dont nous disposons est divisé en trois grandes parties. La première est la résidence d’hébergement, la seconde est la partie réservée à l’administration et, entre les deux, se trouve la cuisine. Ainsi, on élimine la circulation liée à l’administration à l’intérieur de la résidence. La résidence d’hébergement est divisée en différents espaces. Le premier, réservé à l’accueil, comprend trois pièces : une pour l’accueil proprement dit, une pour l’hébergement d’individus présentant des risques particuliers et une pour les rencontres. Au rez-de-chaussée, nous avons un espace d’hébergement de quatre chambres pour deux personnes, donc huit lits. À l’étage, nous avons un espace d’hébergement pour hommes et pour femmes comprenant six chambres individuelles pour les hommes et deux chambres, aussi à occupation simple, pour les femmes. Au sous-sol, il y a une salle de séjour et une chambre avec deux lits que nous utilisons lorsque c’est complet, ce qui est très rare depuis quelques années. Au rez-de-chaussée, il y a un fumoir, le seul endroit où les résidants sont autorisés à fumer dans la résidence. La résidence est aussi adaptée pour les personnes à mobilité réduite. En résumé, elle comprend une chambre d’accueil sécuritaire pour les risques particuliers, quatorze lits pour hommes, dont six en chambres individuelles, deux chambres pour les femmes et deux lits d’appoint au sous-sol.
13.3.4.2. L’équipe L’équipe d’intervention est formée d’hommes et de femmes. Ils ont une formation collégiale ou universitaire. Nous travaillons en interdisciplinarité à partir de notre approche d’urgence sociale. Le jour, durant la semaine, trois intervenants mobiles peuvent se déplacer au besoin. Le soir et les fins de semaine, un intervenant fait le travail soutenu par un accompagnateur bénévole. La nuit, les intervenants sont seuls.
13.3.4.3. L’approche L’approche se structure autour de quatre dimensions qui constituent, chaque fois, des défis à relever : sécuriser la situation, identifier et régler les problèmes, encadrer l’individu et l’accompagner. Intervenir, c’est d’abord sécuriser la situation. Il nous faut considérer tous les éléments nécessaires pour atteindre cet objectif. Si la situation requiert une intervention médicale ou policière nous nous assurons que ce sera fait. Autrement, nous assumons l’entière responsabilité des actions nécessaires pour sécuriser rapidement la situation. Si nous n’y parvenons pas, nous ne pouvons aller plus loin.
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Mais, intervenir, c’est aussi et surtout fixer des objectifs à atteindre et assurer un suivi afin de sortir le plus rapidement possible de l’impasse de la situation d’urgence. C’est le cœur de l’intervention et ce travail est fait en équipe. Évidemment, les situations sont complexes et les demandes nombreuses. Pour faciliter ce travail, nous avons développé Le Scribe. Il s’agit d’un logiciel d’intervention construit dans une perspective de résolution de problèmes facilitant le travail en équipe. Ainsi, tous les membres de l’équipe ont accès en temps réel aux suivis des interventions et peuvent interagir avec les autres rapidement. Nous pouvons ainsi être beaucoup plus efficaces ; il n’y a pas d’informations perdues. Tout au long de ce processus, il faut aider l’individu à se situer en fonction des limites de notre ressource et du processus dans lequel il est engagé. Dès le départ, la personne doit avoir une compréhension claire des attentes du milieu à son égard ; cette compréhension est nécessaire pour que la personne puisse se situer et envisager sa sortie de l’impasse où elle se trouve. Encadrer l’individu consiste fondamentalement et positivement, avant toutes mesures disciplinaires, à aider quelqu’un à se situer dans l’horizon d’attente du monde dans lequel il se trouve. Un centre d’hébergement d’urgence n’est pas un hôtel gratuit. L’encadrement sécurise les individus et leur rappelle qu’ils sont dans un lieu d’intervention d’urgence. Mais tout cela est difficile pour la personne appelée à faire face à sa situation et à regarder vers l’avenir. Pour plusieurs, cette expérience peut être très angoissante. Intervenir et encadrer est ici insuffisant ; il faut aussi accompagner les personnes. Et accompagner quelqu’un ne se résume pas à intervenir dans une situation spécifique ou à l’encadrer pour l’aider à se situer ; c’est soutenir sa présence, son engagement à l’égard de sa propre vie.
13.3.4.4. Les alliances On le voit aisément, cette approche d’accompagnement exige des interfaces avec l’environnement : les milieux correctionnels, judiciaires, hospitaliers, communautaires, privés, etc. Le développement d’une action fluide dans un environnement mouvant est très complexe ; il doit s’appuyer sur une volonté ferme, une vision claire de sa nécessité et une compréhension des contraintes et possibilités des partenaires. Un réseau ouvert à la complexité n’est pas une structure stable sur laquelle on peut s’appuyer mais une aire de circulation qui peut être fluide, engorgée ou bloquée. Une telle structure n’est toutefois jamais totalement acquise ; on peut et on doit baliser des passages par des protocoles et des liens de collaboration, mais ceux-ci ne sont jamais que des repères plus stables dans un environnement qui, lui, continue d’être en mouvance. La réalité de l’urgence sociale c’est d’être en lien avec un environnement complexe.
AU-DELÀ DU SYMPTÔME : DE L’ASSISTANCE À LA PRATIQUE D’URGENCE SOCIALE
283
13.3.4.5. Les solutions durables De nombreuses situations (certainement la majorité) peuvent et doivent se régler par une intervention d’urgence bien menée. Mais, malheureusement, dans certains cas, cela ne fonctionne pas ; nous n’arrivons pas à identifier et à réunir les conditions qui permettraient à certains individus, particulièrement fragiles et vulnérables, de trouver en eux la capacité de sortir de l’urgence et surtout de s’y maintenir. Ils représentent probablement de 5 % à 10 % des gens qui viennent en hébergement. Il faut créer pour eux des situations favorables en dehors de l’urgence ; à défaut de quoi, ils « habitent » les systèmes d’urgence. Ils ne sont pas là de passage, mais y demeurent. Comment faire face à cette situation ? Plusieurs solutions se sont imposées. Avec différents partenaires nous avons d’abord créé un organisme chargé de développer des activités de travail pour les individus qui ne pourraient raisonnablement intégrer le marché du travail salarié. Aujourd’hui, le Service Intégration Travail administre quatre points de services dans la région. Puis, sur le même modèle et avec les mêmes principes, nous avons aussi mis sur pied un organisme voué au logement, le Réseau d’habitation communautaire de la Mauricie ; nous disposons donc ainsi, actuellement, de cinquante logements. Nous avons aussi développé un journal de rue, La Galère, en partenariat avec l’organisme de travail de rue de Trois-Rivières, Point de rue. Enfin, nous avons créé un regroupement qui rassemble les organismes rattachés à l’urgence sociale : la Corporation Parapluie en urgence sociale de Trois-Rivières.
Figure 13.3
Admissions 700
665
600
522
499
500 440
400 300
237 216
200
474
261
261
200 100
487
170 19 89 19 90 19 91 19 92 19 93 19 94 19 95 -1 99 9 20 00 20 01 20 02 20 03 20 04 20 05
0
284
L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
13.3.5. LES RÉSULTATS : 1994-2005 La figure 13.3 montre la croissance des admissions annuelles en hébergement depuis 1989. On voit bien que le volume des admissions est divisé en deux périodes bien distinctes, séparées par une période de croissance accélérée et continue. Entre 1989 et 1994, les admissions se situaient autour de 250 annuellement. À partir de 1994 s’est amorcée une croissance rapide et continue qui va atteindre un sommet en 2000. À partir de là, le niveau des admissions va se situer autour de 500, cela jusqu’en 2005, où il va atteindre un sommet avec 665 admissions. Ces chiffres n’illustrent pas un résultat, mais un volume d’activités et la confirmation d’une prévision : en 1994, nous savions que nous entrions dans une période de croissance, mais nous ignorions si cela allait être conjoncturel ou structurel. C’est la dernière hypothèse qui s’est avérée exacte. Et rien ne laisse croire que dans un avenir prévisible les choses vont s’améliorer ; au contraire, tout semble indiquer que nous nous dirigeons vers un monde où les risques de rupture sociale vont demeurer très élevés. Comment faire face au problème que pose cette croissance a été notre préoccupation dès le départ. La recherche de réponses à cette question nous a emmenés dans un univers inconnu. Dix ans est une période suffisamment longue pour apprécier le changement. Avons-nous réussi à dénouer les impasses dans lesquelles nous étions enfermés ? Ou avons-nous simplement déplacé le problème ou retardé l’échéance ? Nous allons essayer de répondre à ces questions à l’aide d’indicateurs que nous croyons fiables et valides. Le premier indicateur est la réduction du nombre de lits. Entre 1994 et 2000, malgré l’augmentation considérable des admissions, nous avons réduit le nombre de lits, qui est passé de 20 à 16. Nous pouvons ainsi offrir et maintenir un accompagnement de meilleure qualité et plus efficace. Le deuxième indicateur est certainement l’élargissement de la clientèle. À partir de l’an 2000, nous avons ouvert nos services aux femmes. La croissance a été continue et se poursuit encore. Il est certain que si cette croissance se poursuit, en même temps que l’augmentation du nombre d’hommes, nous serons aux prises avec un sérieux problème d’ici peu. Pour l’instant, nous arrivons à gérer l’augmentation numérique et la diversification de la clientèle, malgré la réduction du nombre de lits. Le troisième indicateur concerne le suivi des refus faute de places. Jusqu’en 1999, année où nous avons commencé à noter les refus, nous avions un problème récurrent de places disponibles ; chaque mois, nous refusions des individus. Considérant l’augmentation continue des demandes d’hébergement, ce problème se transformait en cauchemar. Il fallait
AU-DELÀ DU SYMPTÔME : DE L’ASSISTANCE À LA PRATIQUE D’URGENCE SOCIALE
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Figure 13.4
Femmes admises 70 60 50 40 30 20 10 0 2000 2001 2002 2003 2004 2005
Figure 13.5
Refus faute de places 140 120 100 80 60 40 20 0
1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005
absolument le résoudre : c’est là que nous avons développé une pratique d’urgence sociale. Entre 1999 et 2003, nous avons éliminé complètement les refus faute de places. En 2004 et 2005, nous avons eu respectivement 14 et 12 refus de cette nature, essentiellement dus à des rénovations, ce qui est, malgré tout, inacceptable. Cela dit, les 12 refus sur 665 admissions représentent une avancée majeure vers le désengorgement du système. Un quatrième indicateur de la sortie de l’impasse est la chute des réadmissions. Cet indicateur est important car il renvoie à une sortie de l’urgence ou, plus modestement, à la réduction du phénomène de la « porte tournante ». Nous croyons que la pratique que nous avons développée a eu un impact direct sur ce phénomène, qui est peut-être davantage un effet de système. La réduction du nombre des réadmissions crée les conditions permettant d’accueillir et d’accompagner plus efficacement les nouveaux
286
L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
Figure 13.6
Réadmissions 40 35 30 25 20 15 10 5 0 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005
Figure 13.7
Admissions et durées des séjours* 700 600
Admissions Durées
500 400 300 200 100 0 1989 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 2000 1
2
3 4
5
* L’échelle des durées doit être divisée par 10. Ainsi, le point le plus haut, 1990, donne 36 jours et le point le plus bas, 2005, donne 6,3 jours.
venus, de plus en plus nombreux (près de 60 % des admissions en 2005). Ainsi, cela nous permet de prévenir leur installation dans l’urgence, le pire problème étant que les individus s’adaptent aux conditions de l’urgence et en fassent leur demeure. Le cinquième indicateur est la durée des séjours. Si l’on compare les deux courbes, celle des admissions et celle des durées des séjours, la différence est éclairante. On voit qu’à partir de 1994 la durée de séjour diminue, ce qui va se poursuivre jusqu’en 2005. Nous avons actuellement atteint un
AU-DELÀ DU SYMPTÔME : DE L’ASSISTANCE À LA PRATIQUE D’URGENCE SOCIALE
287
plateau où la durée moyenne de séjour est de 6,5 jours. Il s’agit probablement d’un seuil au-delà duquel il n’y a plus de gains. Ce qui signifie qu’une réduction de la durée de séjour au-delà de ce seuil se traduirait par une perte de capacité à répondre adéquatement aux besoins des individus. Pour comprendre pourquoi nous avons réussi à réduire le nombre de lits, diversifier la clientèle et absorber la croissance de la demande, regardons les choses de plus près.
Figure 13.8
Durée des séjours 120
1994
2005
100 80
%
60 40 20 0 1 à 30 jours
31 à 90 jours
91 jours et plus
La figure 13.8 illustre, sur une période de dix ans, les tendances dans les changements au niveau de la durée des séjours pour lesquels nous avons créé trois catégories. On constate que la réduction de la durée des séjours correspond à la réduction des séjours prolongés. Ainsi, les séjours « court terme » (de 1 à 30 jours) augmentent sensiblement. Par contre, les séjours de durée moyenne (31 à 90 jours) diminuent fortement. Enfin, les séjours de plus de 90 jours sont devenus presque inexistants. Cela signifie que le problème auquel nous devions faire face, c’est-à-dire le nombre croissant d’individus qui habitent l’hébergement d’urgence en « permanence », est résolu. En fait, tous les individus qui étaient en « permanence » en hébergement d’urgence sont aujourd’hui en logement ou dans des résidences d’accueil plus appropriées. Ceux qui restent, car il y a encore des individus qui ont des séjours prolongés au-delà de 90 jours, sont peu nombreux, et dans des séjours limités en attente d’une solution. Ces situations témoignent de la souplesse du système d’urgence ; la réduction de la durée des séjours n’est pas une règle absolue mais une orientation générale. Les individus les plus fragilisés et vulnérables ne demeurent plus indéfiniment dans le
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L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
système d’urgence. Cela s’explique par le fait qu’on leur a proposé autre chose en dehors de l’urgence et qu’on les a accompagnés dans la démarche de la sortie des situations d’urgence. Nous avons mis environ cinq ans pour développer notre approche, de 1994 à 2000. De 2000 à aujourd’hui, nous en avons récolté les fruits.
CONCLUSION Érigée en système, l’assistance nous conduit dans une impasse. On ne peut plus avoir la naïveté de croire que le problème de l’itinérance se réduit à un problème de lit pour la nuit. Coucher dehors n’est pas un problème d’itinérance mais le symptôme du problème. Ce problème réside dans la difficulté du lien avec les autres dans une société complexe. L’assistance essaie de soulager le symptôme. Et si elle réussit, elle se transforme en asile. Mais le problème demeure entier. Dans les sociétés complexes, les places ne sont pas données ; elles doivent être conquises, et ce sont des conquêtes toujours fragiles. On ne peut tenir la société pour acquise, parce qu’elle est « excluante » dans son fonctionnement même. L’exclusion n’est pas une dysfonction de la société contemporaine mais un aspect de son fonctionnement normal. Ce n’est pas quand elle va mal que la société actuelle exclut, c’est lorsqu’elle déploie sa force, sa puissance d’être ce qu’elle veut être. C’est pour cette raison qu’il est urgent de penser et de mettre en œuvre des dispositifs d’urgence sociale capables de réguler cette tendance à l’exclusion de la société contemporaine. Et la norme pour réguler cette tendance n’est pas l’accueil inconditionnel, mais la réinscription dans le social, c’est-à-dire dans le droit.
E I T R A P
4 REPRÉSENTATION DE SOI ET COMPRÉHENSION DES PROCESSUS
C H A P I T R E
14 LA PRÉVENTION DE L’ITINÉRANCE ET L’AUTONOMISATION DES JEUNES PLACÉS EN CENTRE JEUNESSE Mario Poirier Olivier Chanteau Francine Marcil Jérôme Guay1
Je ne voulais qu’essayer de vivre ce qui voulait spontanément surgir de moi. Pourquoi était-ce si difficile ? Hermann Hesse
Toute transition est source d’inquiétude et sa réussite dépend à la fois des ressources de la personne et des dispositifs d’accueil des milieux. Peu de transitions dans la vie sont aussi complexes et imprévisibles que celle qui sépare la fin de l’adolescence du début de l’âge adulte. C’est une étape
1. Cette recherche a été réalisée grâce à une subvention du Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture (FQRSC), concours « Recherche innovante » (2004-2006). L’équipe de recherche est formée de Mario Poirier, professeur titulaire de psychologie à la Télé-université (UQAM) et chercheur principal ; Olivier Chanteau, agent de recherche ; Jérôme Guay, psychologue, consultant et professeur titulaire à la retraite de l’Université Laval ; Francine Marcil, coordonnatrice des services professionnels au Centre jeunesse de Laval.
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L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
marquée d’essais et d’erreurs, de doutes et de coups d’éclat, de réussites et d’échecs pour presque tous les jeunes, autour de multiples axes, par exemple : quitter l’école ou poursuivre ses études, se trouver du travail, partir de la maison et s’installer dans un logement, vivre avec d’autres, développer des liens amoureux, tenter de se construire un projet de vie. Cette période de transition ouvre tout grand l’horizon et peut se dérouler assez bien pour la plupart des jeunes. Elle peut cependant être désastreuse et s’inscrire dans une véritable chute quand la vie a déjà été brutalement frappée de traumatismes, d’absences significatives, de problèmes familiaux aigus, d’abus, de violence, de négligence, de confiance en soi quasi nulle. En effet, certains adolescents ont déjà multiplié les crises de vie et accumulé de grandes vulnérabilités personnelles. Si, en outre, les dispositifs sociaux d’insertion sont insuffisants, et les familles souffrantes, inaccessibles ou inadéquates, le jeune risque de glisser vers la rue et l’exclusion sociale. Parmi les traumatismes possibles, l’abandon parental ou la démission des parents face aux enfants est un facteur prédictif significatif des risques ultérieurs d’itinérance (Bures, 2003 ; Herman et al., 1997). Bien sûr, une telle situation ne se produit pas par hasard, mais le plus souvent quand les parents sont eux-mêmes en perte de moyens, soit en raison de leurs propres problèmes personnels (toxicomanie, dépression, etc.), soit comme résultante de la pauvreté et de l’exclusion. Comme le souligne l’historienne Catherine Rollet : « À travers les siècles, la misère reste la principale cause de l’abandon des enfants » (2001, p. 9). Le placement en centre jeunesse, s’il peut avoir diverses origines, marque par sa nature même cette distance avec la souche familiale et signale presque toujours, dans la perception des jeunes, une forme d’abandon ou de rupture face au foyer parental. Une telle situation peut être incontournable et nécessaire pour la protection de l’enfant, mais elle n’est pas sans effets marquants. L’étude de Whiting et Lee (2003) auprès d’enfants en placement indique l’omniprésence des sentiments de confusion, de culpabilité (qu’ai-je fait ?), de perte, de peur et de colère chez les jeunes, même quand le placement semblait absolument requis. Le placement projette l’enfant dans un univers d’incertitude, de perte de repères, comme si, inscrit soudainement dans un autre monde, il « figeait » face à son devenir. « Nearly every child was confused about one or both of the following : the reasons for being in care and what would happen in the future » (Whiting et Lee, 2003, p. 292). Les recherches de Bassuk et al. (1997) ont démontré que le placement de l’enfant constituait également un facteur prédictif de l’itinérance adulte. Herman et al. (1994) ont même démontré que les expériences de placement dans l’enfance sont prédictives de l’omniprésence des sentiments dépressifs chez des itinérants adultes. Or, des recherches effectuées à Montréal
LA PRÉVENTION DE L’ITINÉRANCE ET L’AUTONOMISATION DES JEUNES
293
indiquent que plus de 30 % des jeunes adultes itinérants ont été pris en charge par les services de protection de la jeunesse dans leur enfance ou leur adolescence (Poirier et al., 1999). En France, on obtient sensiblement les mêmes données : pour l’enquête réalisée à Paris par Marpsat et al. (2000), la fréquence du placement dans un foyer ou une famille d’accueil était de 31 %. Dans l’enquête de l’INSEE sur les itinérants adultes, l’estimation est de 28,1 % pour les hommes et de 32 % chez les femmes (Firdion, 2004). Ces résultats sont bien supérieurs à la proportion (1,9 %) de personnes de la population générale ayant été placées durant leur jeunesse. En outre, comme l’indique Firdion (2006, p. 188) : « […] les jeunes ayant connu un placement déclarent davantage d’événements malheureux ou négatifs durant leur enfance que les jeunes qui n’ont jamais été placés. On peut y voir certainement les cas douloureux où le placement a été précédé d’événements familiaux tels que les mauvais traitements, les conflits, les violences, mais il peut s’agir aussi de périodes de grande pauvreté, de chômage des parents. » Le jeune qu’on retrouve dans les rues des grandes cités occidentales a souvent connu une trajectoire assez typique : problèmes familiaux dès l’enfance – pauvreté, violence, abus, abandons ; problèmes croissants à l’adolescence, accompagnés de troubles de conduite, de délinquance, de toxicomanie, de fugues du milieu parental, de décrochage scolaire ; interventions conséquentes de la Protection de la jeunesse, avec des placements parfois nombreux et successifs ; et, enfin, épisodes d’entrée dans la rue et séjours plus ou moins prolongés dans l’itinérance (Commander et al., 2002 ; Firdion, 2000 ; Herman et al., 1997 ; Koegel et al., 1995 ; Lussier et al., 2002 ; Penzerro, 2003 ; Susser et al., 1993 ; Yoder et al., 2003). Pour améliorer la prévention de l’exclusion et de l’itinérance, il faut tenter de mieux comprendre cette chaîne d’événements, de l’enfance à l’âge adulte, en analysant les perceptions des principaux acteurs.
14.1. PERSPECTIVES ÉPISTÉMOLOGIQUES ET MÉTHODOLOGIE2 Notre recherche s’est déroulée au Centre jeunesse de Laval (CJL)3. Les jeunes du CJL viennent souvent de familles défavorisées, avec des parents peu scolarisés, et qui sont donc eux-mêmes en difficulté sur le plan de
2. Nous avons développé cette section au chapitre 11. Nous complétons ici les informations sur les perspectives épistémologiques et méthodologiques. 3. Nous remercions vivement la direction du Centre jeunesse de Laval (CJL) pour son accueil tout au long de ce projet. De même, nous remercions chaleureusement chaque sujet – jeune ou intervenant – qui a bien voulu se rendre disponible pour permettre la réalisation de cette recherche.
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L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
l’insertion sociale. Vingt et un intervenants et vingt jeunes ont participé à la recherche. Le groupe des intervenants se subdivise en 12 hommes et 9 femmes et l’âge moyen est de 41 ans, avec une limite supérieure de 52 ans et une limite inférieure de 27 ans. Avec en moyenne 19 années d’expérience d’intervention dans différents services du centre jeunesse, on peut considérer qu’il s’agit d’intervenants très expérimentés et bien au fait des pratiques auprès des enfants et des adolescents. Les jeunes – 11 garçons et 9 filles – avaient tous entre 16 et 18 ans, avec une moyenne d’âge se situant à un peu moins de 17 ans. Ce sont les jeunes de cet âge qui sont touchés en premier lieu par la fin des services, selon le mandat des centres jeunesse. Notre recherche visait à entendre les deux principaux groupes qui circulent dans le centre jeunesse : les jeunes, bien sûr, mais aussi leurs intervenants. Notre collecte de données s’est limitée à l’utilisation de deux instruments : l’entretien semi-directif (d’une durée de 60 à 90 minutes) ainsi que le questionnaire sociodémographique. Ce questionnaire est conçu pour obtenir des données de base portant sur l’âge, le sexe, le secteur de placement ou d’emploi, la scolarité ou la spécialisation afin d’établir un tableau descriptif de la population échantillonnée. L’intérêt des entrevues semi-dirigées est de permettre l’émergence de catégories d’observation imprévues au départ de la recherche, souplesse qui s’avère particulièrement féconde lorsqu’on s’attaque à un champ encore peu balisé (Sabourin, 2003 ; Savoie-Zjac, 2003). L’effet de halo et le biais d’acquiescement ou de positivité peuvent être contournés dans l’entrevue semi-directive par l’utilisation de questions ouvertes et par l’utilisation de questions qui confrontent le répondant à la logique et à la cohérence de son récit. Le schéma d’entrevue est utilisé pour supprimer la dispersion du récit, pour progresser graduellement vers des thèmes plus difficiles, et pour favoriser un certain degré d’homogénéité d’un récit à l’autre afin d’en permettre la comparaison. Le schéma d’entrevue correspond au cadre thématique de la recherche et fournit une partie du premier cadre catégoriel de l’analyse. L’analyse comparative permet ensuite de dépasser le stade exploratoire : les catégories peuvent être généralisées dans la mesure où les nouveaux cas n’infirment pas celles-ci, selon le principe de la saturation des données (Poirier et al., 1999). Chaque entretien était enregistré, puis intégralement retranscrit sous forme d’un verbatim. La première partie de l’analyse a été consacrée au codage des transcriptions d’entrevues, puis au découpage thématique du contenu. La caractéristique évolutive de l’analyse comparative a ensuite permis de préciser, d’affiner ou d’inclure de nouvelles catégories au fur et à mesure que progressaient les entrevues. Nous avons procédé séparément pour les deux groupes de l’échantillon, en thématisant le groupe des intervenants, pour ensuite le juxtaposer et le comparer à la grille thématique
LA PRÉVENTION DE L’ITINÉRANCE ET L’AUTONOMISATION DES JEUNES
295
des jeunes. Cette juxtaposition dynamique nous a permis de faire ressortir les éléments de convergence et de divergence dans les discours des deux groupes.
14.2. ANALYSE DES RÉSULTATS Dans cet article, nous aborderons l’un des principaux thèmes émergeant de cette recherche qualitative : l’expérience vécue autour du départ des jeunes après leur séjour en centre jeunesse, et ce, tant du point de vue des jeunes que des intervenants4.
14.2.1. DÉSIRS DE LIBERTÉ L’appréhension de la vie en dehors constitue un pôle majeur de l’expérience de placement chez les jeunes à l’approche de leur passage à l’extérieur. Dans l’ensemble des discours des jeunes ayant fait l’objet de cette recherche, être dehors côtoie invariablement la notion de liberté, laissant entrevoir une discursivité où ces deux réalités paraissent presque interchangeables – le désir d’être libre s’inscrivant d’emblée dans une logique orientée vers l’extérieur, où la liberté renvoie naturellement au fait d’être dehors. Le rapport à l’extérieur résulte donc, dans un premier temps, d’un désir de liberté qui est le fait normal de l’adolescence, période durant laquelle le jeune désinvestit progressivement son milieu de vie et commence à se projeter dans la vie adulte (autonomisation). Une analyse plus minutieuse du discours des jeunes nous indique cependant que l’imaginaire du dehors est aussi fortement tributaire du rapport entretenu avec les instances protectrices (centre de réadaptation, foyer de groupe, suivi externe) au moment du départ. L’expérience de l’adolescence et la soif d’« air frais » qui l’accompagne jouent ici un rôle, bien sûr, mais l’expérience problématique du placement a aussi sa fonction.
4. Étant donné le faible taux de variation de l’âge pour l’échantillon des jeunes (16-18 ans), nous avons opté pour la désignation « J » pour jeune, suivi du numéro de l’entrevue (p. ex. : J ; 9 pour l’entrevue numéro 9). De même, pour les entrevues avec les intervenants, « I » renvoie à intervenant (p. ex. : I ; 20 pour l’entrevue numéro 20). Cette façon de procéder permet en outre de garantir l’anonymat des sujets.
296
L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
Il en résulte deux attitudes distinctes à l’égard du départ, selon que le placement a été vécu sous le signe de la « bienveillance » ou de la « coercition »5. Le départ est entrevu, d’une part, comme une « libération » et, d’autre part, comme une « émancipation ». Certains jeunes auront vécu leur placement comme un passage obligé, un mal nécessaire leur permettant d’acquérir une plus grande autodétermination. Pour d’autres, l’impatience de partir se conjugue à l’amertume d’avoir enduré trop longtemps une réclusion parfois douloureuse. D’un côté, la représentation du dehors se construit à partir d’un désir palpable d’autonomie, et, de l’autre, d’un empressement à quitter un lieu perçu comme étouffant. Dans le mode « libération », quitter ne connote pas l’idée de rompre ou de fuir une situation perçue comme étant injuste ou problématique, mais renvoie davantage au désir de poursuivre son expérience à l’extérieur de l’enceinte du centre jeunesse. L’analyse des données nous indique, par ailleurs, que ce désir de liberté se greffe au deuil pressenti de la séparation avec les êtres chers qui ont « habité » le centre jeunesse (amis, intervenants). Le départ implique l’abandon d’un espace familier parfois investi au fil de nombreuses années et le renoncement au sentiment de sécurité et d’appartenance qui accompagne le fait d’avoir été pris en charge. La « libération » peut ainsi être vécue par certains jeunes avec un sentiment empreint d’ambiguïté, où la joie de partir se mêle à la tristesse de laisser les amitiés et de dénouer les liens tissés avec les intervenants : « Mais si je m’en vais d’ici, c’est clair que je vais m’ennuyer d’ici parce que genre c’est clair que tu es resté longtemps ici, tu sais c’est genre comme ta famille, tu sais tu as appris à connaître toutes les filles puis tout » (J ; 18). Néanmoins, il apparaît clairement que les jeunes ressentent un besoin prégnant de poursuivre leur évolution à l’extérieur du cadre institutionnel, et donc de s’affranchir d’un milieu qui limite leur autonomie. La sortie vers l’extérieur est alors envisagée comme une intégration définitive dans la société, une sorte de consécration offrant un « permis » pour le droit à une vie à part entière dans le vrai monde. Être dehors, c’est vivre comme les autres, c’est manger selon ses goûts, se coucher à ses heures, et ordonner son quotidien loin de la tutelle des éducateurs qui disent quoi faire.
5. L’analyse du discours tenu par les jeunes et les intervenants permet de dégager trois modes de représentation des espaces substituts offerts en centre jeunesse : la prise en charge est définie soit comme bienveillante, ambivalente ou coercitive. Ce thème est abordé plus en détail dans un autre chapitre du présent ouvrage : Chanteau, Poirier, Marcil et Guay, « La transition à la vie adulte : un passage à risque ».
LA PRÉVENTION DE L’ITINÉRANCE ET L’AUTONOMISATION DES JEUNES
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Cette volonté de s’approprier une vie à soi en dehors du centre jeunesse s’explique en partie par le désir d’autonomie caractérisant la période de l’adolescence. Quel adolescent n’a pas des fantaisies de liberté, d’indépendance, face aux parents et aux autres adultes en position d’autorité ? Nos observations illustrent cependant que l’autarcie de la vie « en dedans » contribue significativement à ce phénomène, peut-être même plus que dans la population adolescente en général. Car dans la mesure où le placement est souvent vécu comme un enfermement, une « perte de liberté6 », il symbolise, par le fait même, une forme d’échec ou de dérapage pour ces jeunes qui en arrivent parfois à se sentir stigmatisés. Être « pris en charge », c’est non seulement renoncer à sa liberté, c’est aussi s’avouer différent des autres : ne pas pouvoir rentrer à la maison les dimanches après-midi, jouer au basket-ball dans une cour emmurée, demander la permission pour aller aux toilettes, faire signer des autorisations de sortie, devoir « collaborer » avec des intervenants parfois peu familiers, suivre un plan d’intervention, poursuivre des objectifs, mettre en place des moyens et se soumettre à la cadence parfois astreignante du régime institutionnel. En ce sens, l’imaginaire du dehors est plus investi et idéalisé par ces jeunes pour qui le pouvoir de décider, d’être libre, de faire à sa façon et selon son propre rythme, c’est aussi le pouvoir d’accéder à la normalité. Cette libertélà – le « gros de la liberté » comme nous le dira une jeune – se construit donc à partir des petites choses de la vie qui, pourtant, lorsque nous les examinons de plus près, sont entrevues comme les intrants essentiels d’une véritable autonomisation : […] le gros de la liberté qui, que je trouve vraiment intéressant, c’est genre de pouvoir aller fumer une cigarette… aller, aller pisser sans cogner dans ma porte pis demander la permission, prendre de quoi dans le frigidaire quand je veux, tu sais. C’est ces petites affaires-là que j’ai hâte de pouvoir faire sans être obligé de demander à un éduc là (J ; 6). Ils sont tannés d’avoir des services sociaux. Ça c’est vraiment omniprésent dans leur discours. Je pense que c’est pas personnel face à l’éducateur, c’est plus face au système en place, d’avoir… d’avoir durant toute leur enfance dû rencontrer des intervenants, faire des plans d’intervention. Je pense que ça devient lourd, puis ils voient leurs 18 ans approcher aussi, c’est comme une certaine libération pour eux, je pense qu’il faut les comprendre là-dedans (I ; 22).
6. L’angoisse de l’enfermement est l’un des aspects du placement abordés dans le chapitre 11.
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[…] j’ai hâte là, j’ai hâte de m’en retourner avec ma famille pis de m’amuser avec ma famille pis d’aller avec mes amis […] j’ai hâte de partir pis de, de faire ma vie comme moi je l’entends là. Je vais avoir mes 18 ans dans pas long, dans 9 mois là. J’ai l’intention d’aller en appartement. Faire mes petites choses là (J ; 12).
Sur le registre « libération », la convergence des discours (intervenants/jeunes) illustre combien le placement est généralement envisagé comme un milieu de vie transitoire, parfois même artificiel, précédant la véritable autonomisation, dont le corollaire est le passage définitif à l’extérieur. D’où la perception commune dans les deux groupes de sujets que l’insertion sociale d’un jeune est toujours consécutive aux démarches à l’extérieur (intervention en milieu familial, projets d’employabilité), voire à la fin définitive du placement (intégration sociale, insertion socioprofessionnelle). Sur le deuxième registre, le discours des jeunes se traduit par un ressentiment palpable à l’égard de l’institutionnalisation. Ici, leur regard se colore d’une réaction négative où se conjuguent amertume, colère et déception. Le placement est vécu comme étant « étouffant » et les interventions sont parfois décrites comme des « abus de pouvoir ». L’impatience de partir (émancipation) manifestée par les jeunes se justifie ainsi par un sentiment prégnant d’avoir été injustement traité, qu’il s’agisse du rapport avec les intervenants ou des règles de vie qui ont cours dans les milieux de vie : Je vais partir d’ici, je vais tellement regarder puis je vais tellement faire des fuck you là parce que je suis tellement écœurée là… (J ; 19). Tu sais, tu en as qui sont contents de partir pis le plus vite serait le mieux (I ; 21). […] dans mon livre à moi, ils m’ont faite chier. Excuse-moi là mais j’ai pas aimé mon placement […] (J ; 14).
Ce mode semble plus présent chez les jeunes qui ont séjourné en centre de réadaptation ou dans des unités dites sécuritaires, où les interventions sont jugées plus « coercitives » et les règlements définis comme étant « rigides » ou « inappropriés ». Le sentiment d’enfermement et l’opposition y sont généralement plus répandus et durables, car les jeunes éprouvent beaucoup de difficulté à donner sens à leur expérience – le placement symbolisant souvent « la perte de leur liberté ». Cette absence de sens et le sentiment d’opposition se retrouvent également chez les jeunes ayant vécu de longues réclusions ou des placements consécutifs. Les ruptures et les éloignements successifs de la famille et des amis conduisent généralement à un désinvestissement du processus de réadaptation et contribuent donc à donner au départ ses allures émancipatoires.
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Le passage à l’extérieur est ainsi entrevu comme l’ultime rapatriement d’une liberté rarement octroyée au cours du placement. La représentation du dehors se définit à la fois par le désir de renouer avec la vie à l’extérieur – j’ai hâte – mais aussi comme la fin d’une épreuve que l’on préfère mettre derrière soi – je suis écœuré. Le désir d’« être » et de « faire » s’accompagne d’une volonté marquante de reprendre pouvoir sur sa vie sans être obligé de se soumette aux prérogatives encombrantes de l’institution. L’autonomisation est envisagée comme l’occasion de reprendre le contrôle de sa vie sans être soumis à l’autorité des intervenants : « J’ai hâte à ça par exemple. Je vas pouvoir sortir pis tout, ils pourront pas me dire : “ Tu rentres à minuit ” pis tout ça. J’ai vraiment hâte à ça » (J ; 2). La représentation de la vie autonome dans ce mode est nettement plus idéalisée. Elle sera envisagée, par exemple, comme une occasion de tenter des expériences tout en étant à l’abri de la réprimande (faire ce que je veux ) ou de faire la fête afin d’oublier l’expérience douloureuse du placement. Le départ est vécu comme une véritable délivrance, une renaissance où le désir de rattraper le temps perdu est amplifié par le cumul des frustrations découlant d’un isolement imposé : « […] je vas me faire du fun pour oublier comment j’ai comme gâché mon adolescence icitte […] je vas aller dans les bars, les after-hours, dans les partys […] juste oublier comment c’était plate à Cartier, Cité, Mont Saint-Antoine » (J ; 13). Enfin, l’idéalisation de la vie en dehors sur le registre « émancipation » contraste de manière remarquable avec la représentation subjective du placement souvent assimilée à la notion d’emprisonnement. Elle illustre parfaitement l’empressement avec lequel les jeunes manifestent leur volonté de partir, voire de rompre avec les instances normalisatrices. Elle indiquera par ailleurs que plusieurs jeunes semblent éprouver d’importantes difficultés à s’intégrer dans le milieu d’aide au point d’investir davantage, presque dès l’arrivée, l’idée du départ plutôt que le processus de réadaptation : « C’est comme un plaisir que je ne serai pus là. Je sais pas pourquoi, mais j’ai tellement hâte à ce jour, on dirait que ça l’arrivera jamais là » (J ; 2).
14.2.2. L’AMBIVALENCE DU DEHORS De manière fort différente, les jeunes envisagent donc leur passage à l’extérieur comme une occasion de récupérer leur liberté ou de recouvrer un peu du temps perdu. Ces deux représentations apparemment contradictoires peuvent néanmoins se rapporter au dénominateur commun de l’anxiété – voire de l’angoisse – qui accompagne l’expérience du départ pour la plupart des jeunes : « Ils sont soulagés, ils sont ben contents, ils vont avoir la paix, ils vont être libres. Mais dans le fond, tu sens toute l’angoisse pis la peur » (I ; 8).
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L’autonomisation revêt une allure aussi effrayante que stimulante, et apprendre à se débrouiller seul, à l’écart de l’enceinte protectrice du centre jeunesse, peut constituer une aventure inquiétante pour plusieurs jeunes. La représentation du dehors est ainsi souvent marquée d’émotions ambivalentes où le désir de quitter le centre côtoie un sentiment d’insécurité face à l’inconnu : « Fait que, tu sais, je ne savais pas trop à quoi m’attendre » (J ; 17). Il en résulte un ensemble d’appréhensions, dont la plus prégnante concerne la réintégration dans le milieu familial et la peur de retomber dans des schèmes relationnels néfastes ; l’absence de milieu familial (abandon) ou l’impossibilité d’y retourner (conflits, rupture, négligence, maltraitance). Un autre niveau de préoccupation touche bien sûr la thématique du travail et de l’autonomie financière. Le soutien familial constitue un facteur crucial de protection au moment du départ. La vie semble plus facile quand le retour à la maison constitue le corollaire d’un projet de vie. Qu’il s’agisse d’effectuer un retour aux études, d’occuper un emploi à temps partiel, ou de simplement profiter du recul nécessaire pour s’acclimater à la transition du retour, les jeunes sont généralement rassurés par l’idée de retourner chez eux : « Je me vois pas partir de chez nous, peut-être… je me vois partir comme à peu près vers 25 ans, 26 ans là. Ou sinon, après mes études. Je suis pas pressée » (J ; 5). Pour le jeune contraint à l’autosuffisance, cette perspective s’avère beaucoup moins envisageable. Sans un soutien adéquat des réseaux primaires (famille ; parenté), concilier un retour aux études aux multiples exigences de la vie en appartement peut représenter une source d’angoisse importante : […] t’as pus rien là qui te retient là, c’est comme tu deviens très, très, très vulnérable. Puis à l’âge qu’ils ont, ils ont rien bâti encore, ils ont rien construit, ils ont pas… Bien souvent, ils ont peu de choses dans la vie là, tu sais ils ont pas d’appart, ils ont pas de meubles. Pis pour eux autres ils voient ça gros là, tu sais. Fait que c’est pas évident, c’est pas toujours évident (I ; 21). […] l’école est importante pour moi, le travail. Là tu sais je vas avoir un appartement à payer ou des affaires comme ça. C’est comme, j’ai peur de pas être capable d’arriver à travailler et à aller à l’école en même temps disons, de, de pu être capable là (J ; 4).
La coupure avec les instances protectrices, surtout lorsqu’elles constituent l’unique port d’attache au monde adulte, constitue donc une source importante d’angoisse, et certains jeunes envisagent très difficilement de rompre les liens. D’autres remettent en question l’authenticité des rapports qui ont été établis ou se sentent désemparés à l’idée de ne plus revoir leurs intervenants : « Je veux même pas la voir quand je vais partir […] Ça va être comme trop dur » (J ; 4). Le sentiment de « ne pas compter » ou « d’être rejeté » peut ainsi accompagner les désirs de liberté des jeunes :
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[L’éducatrice], tu l’as eue 6 mois mais pour toi, ce six mois-là il a peutêtre été super important, mais pour elle ce six mois-là là c’est quoi dans 20 ans de, de travail là au centre jeunesse ? (J ; 8)
Par ailleurs, le jeune qui aura souvent été préservé des aléas de l’extérieur durant son placement se retrouve alors confronté à plusieurs glissements potentiels (rechutes dans la toxicomanie, attrait des gangs de rue, prostitution, fréquentations néfastes, etc.). Il ne se sent pas toujours prêt à assumer son autonomisation sur plusieurs fronts simultanément, et la crainte de sombrer à nouveau dans des schèmes dommageables est ressentie parfois viscéralement : Ben c’est ça, j’ai hâte […] Mais d’un autre côté j’ai très, très, très peur. Parce que le centre jeunesse ça a été comme, chaque fois que je partais en fugue, j’avais pas 18 ans pis je pouvais me permettre d’aller sur le crack, aller fumer du crack pis faire ce que je veux en me disant : « Quand j’en n’ai plus ou quand c’est fini tu sais, je peux rentrer pis je vais être enfermée pis je peux pas sortir pis… » Tu sais ça, tu sais pis après j’en veux pus là (J ; 15).
La fin du placement s’accompagne ainsi de la perte des instances protectrices qui peut être brutale même lorsqu’elle est pressentie. Les jeunes se retrouvent confrontés aux contingences d’une vie adulte qui les oblige à composer avec le soutien limité de l’entourage (lorsque celui-ci existe) et à se résigner au désengagement des instances protectrices. Que l’autonomisation soit entrevue comme un point de bascule vers une vie nouvelle ou comme une délivrance du joug institutionnel, le départ force le jeune à affronter des difficultés souvent imprévisibles ou inattendues, comme le fait de rechuter dans la toxicomanie dans un moment de crise. L’analyse du discours démontre ici toute la complexité de l’expérience vécue. Entre le désir de rompre les amarres et celui d’accoster à bon port, le jeune se retrouve à se projeter en dehors alors qu’il est placé, et à appréhender la rupture au moment du départ. Même s’il est adéquatement soutenu par les intervenants, il résulte de cette ambivalence une situation où, paradoxalement, l’aide vient parfois à manquer au moment même où elle est souhaitée. Malgré le fait que certains jeunes associent parfois le placement à une forme d’emprisonnement, tous les jeunes ne souhaitent pas nécessairement partir pour toujours. De leur côté, les intervenants sont durement confrontés aux contraintes légales inhérentes au mandat du centre jeunesse. Ils constatent, impuissants, que les jeunes ne sont pas toujours prêts à partir à 18 ans, et que nombre d’entre eux ne font pas suffisamment preuve d’autonomie pour affronter la vraie vie. […] on trouve ça difficile de savoir que ces jeunes-là avec lesquels on a eu des liens quand même pendant un certain temps, même des fois pendant des années, plusieurs années, de savoir que bon ben à 18 ans […] c’est
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quoi leur portrait ? Qu’est-ce qui a changé dans le fond depuis quelques années ? On a travaillé l’autonomie, mais ils sont pas encore assez autonomes […] Fait que tu sais ça, ça amène beaucoup de questionnements à savoir qu’est-ce qu’on aurait pu faire autrement, est-ce qu’on aurait pu faire autre chose ? (I ; 22).
Même si la notion de départ semble se confondre d’emblée avec celle de liberté, la peur d’être laissé à soi-même ou la peur du vide peuvent être importantes et, paradoxalement, le sentiment de perte peut accompagner un désir important de liberté. La passivité et l’irréalisme des jeunes peuvent aussi être des stratégies de survie déployées pour faire face à une rupture parfois extrêmement anxiogène.
14.2.3. UN AVENIR INCERTAIN Le sentiment d’angoisse qui accompagne le passage vers l’extérieur peut rendre difficile toute tentative de projection, et l’avenir peut paraître incertain pour un grand nombre de jeunes commençant une vie autonome. Cette difficulté est certes liée au passage de l’adolescence à la vie adulte. C’est une période durant laquelle le rapport à l’avenir est empreint de désirs incohérents ou paradoxaux où les projections se nourrissent à la fois de fantaisies d’autonomie totale (autarcie) et de considérations d’ordre pratique (se loger, se trouver du travail, terminer ses études). Ainsi, la représentation de l’avenir chez les jeunes de notre échantillon s’inscrit, dans un premier temps, dans un questionnement normal où « demain » oscille tout naturellement entre le fantasme et la réalité. Nous pouvons extraire trois attitudes fondamentales face à l’avenir dans le discours des jeunes qui ont fait l’objet de cette recherche : la première est une attitude que l’on pourrait qualifier de passive, la deuxième renvoie à une représentation « irréaliste », et la dernière serait une attitude plutôt « active ». Nous traiterons ici de ces trois modes de représentation en fonction de leurs répercussions sur l’autonomisation des jeunes et sur leur insertion sociale. Dans le mode passif, la représentation de la vie à l’extérieur demeure essentiellement fabriquée d’espoirs et d’idéaux qui ne s’actualisent pas concrètement sous la forme d’un projet (emploi, études, recherche de logement, etc.). L’attitude des jeunes peut paraître nonchalante, apathique. Les intervenants diront souvent que ces jeunes ne se mobilisent pas. Ici, le simple fait de quitter le centre jeunesse ou d’envisager la vie à l’extérieur devient un projet en soi, et « être dehors » paraît dès lors suffisant. Ces jeunes se désinvestissent du processus de placement au moment même de la préparation vers l’extérieur, car ils entretiennent souvent l’espoir de retourner dans leur famille – même lorsque cette solution apparaît néfaste,
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voire improbable. Ici, l’avenir n’est pas nécessairement envisagé sous l’angle de l’insertion sociale, mais, plus modestement, comme du temps passé avec sa famille ou simplement à vaquer librement à ses affaires : « C’est la seule affaire que je vois, la liberté pis ma famille (J ; 7) ; [des projets] j’en n’ai pas vraiment là. Je retourne avec ma mère, pis je sais pas » (J ; 4). Cette propension à se projeter passivement dans l’avenir sera alors critiquée par les intervenants qui estiment qu’une telle attitude entraîne un abandon irrémédiable des démarches de réinsertion : Le jeune qui a espoir de retourner chez eux ou qui sait qu’il va retourner chez eux à 18 ans, généralement ça sert à rien de lui parler des préparations ou des choses comme ça. Il veut rien savoir, il s’en retourne chez eux (I ; 17).
Dans le mode irréaliste, le discours des jeunes renvoie à une vision plutôt fantaisiste de l’avenir. Sans toutefois se montrer passifs, ces jeunes ne semblent pas évaluer adéquatement les responsabilités inhérentes à l’autonomisation. Ils s’imaginent occuper rapidement un poste payant, acheter une grosse voiture, ou entamer des études supérieures, parfois même sans manifester l’intérêt ou les dispositions nécessaires. Cette attitude, souvent qualifiée de pensée magique par les intervenants, illustre bien la primauté de l’immédiat dans ce mode – les activités ludiques venant remplacer les démarches d’insertion jugées beaucoup moins intéressantes. Les projets des jeunes semblent alors difficilement trouver assise dans des activités concrètes. Ils se cristallisent plutôt dans une sorte de rêverie réconfortante que tout finira par s’arranger. Dans ce mode, la participation à un projet d’employabilité ou la recherche d’un logement serviront souvent de prétexte pour rencontrer des amis à l’extérieur. La fin du placement devient l’occasion ultime de faire la fête : « J’avais fait beaucoup de projets d’avenir, beaucoup, avec mes amis, tu sais, on va sortir…J’ai sorti pendant deux semaines de temps puis je, mais à part ça… » (J ; 17). […] ils se voient fonctionner dans la société, sans nécessairement avoir d’idée de travail précis, de projet précis. Ils se projettent avec soit de l’aide sociale ou un revenu ou des gains faciles. Un moment donné, ils sont complètement dans l’idéalisation (I ; 9). […] l’insertion pour les jeunes, c’est pas réaliste. Parce qu’ils ont une scolarité faible pis ils pensent que les jobs au salaire minimum c’est pas pour eux autres : « Voyons, je vaux mieux que ça. » Ok. Tu penses aller où avec ton secondaire 1 pas fini ? (I ; 2). Elle voulait tout le temps que j’aille travailler au lieu de m’amuser, de penser à mes 18 ans […] elle voulait que je travaille, que je gagne une bonne job […] Ben quand j’étais dehors des fois j’aimais ça aller travailler, des fois non. Parce que moi j’aime ça […] jouer, jouer. Quand j’étais dehors, j’attendais plus le plaisir que le travail (J ; 9).
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Cette pensée magique a cependant quelques avantages, notamment celui d’entretenir l’espoir et de garder l’avenir ouvert. Ce wishful thinking – littéralement la pensée qui souhaite ou qui espère – est donc une pensée de l’espérance. Certains intervenants en comprennent bien l’esprit en saisissant qu’il s’agit d’une stratégie cognitive préservant les jeunes d’une confrontation trop brutale, voire catastrophique, avec la réalité parfois peu reluisante de la vie à l’extérieur (précarité économique, chômage qui perdure, pénurie de logements abordables, résurgence de conflits familiaux, vulnérabilités émotionnelles, etc.). […] ils ont besoin d’être appuyés dans leurs projets, pas dire : « C’est des rêves, qu’est-ce que tu fais là ? Remets les pieds sur la terre là, ça a pas d’allure ton projet, ça a ni queue, ni tête. » […] Là à un moment donné il veut faire un joueur d’hockey professionnel, quelqu’un lui dit : « Ben là écoute ben là, c’est impossible. » Pourquoi c’est impossible là ? Pendant qu’il amorce son rêve, il va voir d’autres voies, il va trouver d’autres choses (I ; 7).
Dans ces deux modes, les incitations des intervenants se heurtent cependant à un immobilisme infranchissable qui peut nuire considérablement à la réintégration des jeunes. Cette opposition, estiment plusieurs intervenants, entraîne souvent des démarches de dernière minute d’où résultent, dans un affolement, des actions précipitées ou des gestes irréfléchis au cours des semaines précédant le passage à l’extérieur. De leur côté, les jeunes déplorent souvent que leur préparation semble s’effectuer en vase clos, loin de la « vraie vie », alors qu’ils souhaitent entreprendre des démarches sur une base de liberté et de participation – se confronter au monde du dehors – sans avoir à se soumettre constamment aux contingences du placement : « Il faut que j’apprenne à, à le voir moi-même tu sais » (J ; 1). Ils se sentent alors paradoxalement laissés à eux-mêmes ou estiment que les attentes des intervenants sont elles-mêmes irréalistes et que les interventions sont incohérentes : […] les derniers six mois, là quand arrive là à deux, trois mois, l’échéance de la fin, ce que je voulais pas voir pis que c’était très loin, ça arrive. Pis finalement, j’aurais peut-être dû écouter les conseils pis me préparer parce que je me sens pas prêt. Fait que là il y a comme un rush, là vite, vite, vite, il faut que je me trouve un appartement. Où est-ce que je vais aller vivre ? Il y a un stress là, ça monte dans l’échelle de stress, c’est incroyable (I ; 2). Mais moi je leur ai dit que j’aimerais mieux genre partir pis aller chez…, faire une demande d’emploi tout seul. Mais ils m’ont dit : « C’est impossible parce que genre que je suis pas encore prêt ou de quoi du genre. Mais tu sais, je, je lui dis genre que je me sens prêt ou de quoi mais genre c’est peutêtre parce que je, je le suis. Ça sert à rien genre que t’as beau essayer de me
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dire de : « Fais pas ça, fais pas ça, fais pas ça. » Quand t’es motivé à faire de quoi, tu vas, tu le fais là. T’as ben beau dire : « Non, non, non, non. » Un moment donné tu vas le faire pareil (J ; 7).
Dans le dernier mode, plus actif, le discours des jeunes est généralement plus optimiste. Le sentiment d’empressement demeure palpable mais l’investissement est aussi plus manifeste – l’attitude est active. Ces jeunes participent parfois déjà à des projets d’employabilité, d’apprentissage spécialisé, ou font partie de projets pilotes qui offrent des suivis intensifs et individualisés (comme le Programme Qualification des jeunes (PQJ)7. Aussi s’investissent-ils davantage dans leurs recherches d’emploi et de logement et dans leur démarche de socialisation, qu’il s’agisse de prendre contact avec des organismes communautaires ou, encore, d’économiser un peu d’argent en vue de payer les premiers mois d’un loyer. Ce mode sera généralement investi par des jeunes dont le milieu familial est inexistant ou tout à fait incapable de les soutenir concrètement dans leurs efforts de réintégration. Le rapport avec les intervenants est beaucoup plus constructif, moins conflictuel. Ce mode renvoie donc à une représentation du placement sous le signe de la « bienveillance ». Les jeunes se montrent souvent plus mobilisés, ce qui explique que les encadrements plus fermés soient mieux tolérés : même le fait d’être orientés sommairement vers des ressources externes sera entrevu positivement. Nos résultats illustrent cependant que ce discours semble plus répandu dans les milieux dits ouverts (suivis communautaires, unités globalisantes), où l’accompagnement des jeunes est d’emblée intégré aux actions cliniques (suivis à domicile, accompagnement dans la communauté, projets socioprofessionnels). Les éducatrices m’apportent le courriel interne à chaque jour. Pis comme tantôt, je m’en vas au Carrefour Jeunesse Emploi faxer des C.V. pis rencontrer une madame qui travaille là-bas pis regarder sur l’ordinateur s’il y a pas de jobs. Oui, ils nous aident vraiment dans ça. C’est juste que il faut tomber sur la bonne job pis quand ils cherchent du monde (J ; 5). Le jeune quand il sort là, qu’on sait qu’il finit, il a toutes les chances, tous les outils […]. Il va avoir des moyens tous les bords, tous les côtés pour l’aider (I ; 1).
7. Le Programme Qualification des jeunes (PQJ) est un projet pilote novateur développé en mars 2002 par l’Association des centres jeunesse du Québec (ACJQ) qui vise à promouvoir l’intégration socioprofessionnelle des jeunes en fin de placement. S’adressant spécifiquement aux jeunes à risque d’exclusion, sa particularité réside dans la mise en place d’un suivi personnalisé et soutenu par des intervenants pivots, suivi qui s’étend sur une période de trois ans, ou une année après la majorité légale. Au moment de notre recherche, les jeunes qui avaient eu accès à ce projet faisaient partie d’une petite cohorte de 80 participants répartis dans quatre centres jeunesse à travers le Québec.
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Néanmoins, même dans le mode actif, certains jeunes peuvent se montrer ambivalents ou même négatifs à l’égard des ressources. Les différents motifs de mécontentement ont généralement pour objet soit l’amorce tardive du processus de préparation, la pénurie de projets de réinsertion, la trop grande mobilité du personnel ou, encore, le manque de préparation à la vie autonome (planification budgétaire, préparation des repas, gestion des comptes, etc.). Ce discours rejoint par ailleurs les préoccupations de plusieurs intervenants qui se montrent eux-mêmes inquiets, débordés et parfois impuissants devant les insatisfactions ressenties par les jeunes. Il n’y en a pas vraiment de préparation. Vers la fin là c’est pas mal mort là. Tu n’as plus d’objectifs à faire, ils te laissent la paix, tu sais… Dans le fond, ils ne te préparent pas vraiment là. C’est toi, c’est toi plus qui faut qui fasses des démarches à t’inscrire dans des programmes de ci, programmes de ça, si tu veux t’aider ou bla-bla-bla comme j’ai fait (J ; 17). Nous on manque de temps, on n’a pas assez de temps pour faire ça du travail à l’extérieur. Il y a un manque de ressources aussi là-dessus (I ; 15).
L’analyse des divers discours (intervenants/jeunes) renvoie ainsi à des représentations de la « préparation », qui varie considérablement selon la disposition du jeune, la nature de l’encadrement ou encore les idiosyncrasies propres aux différents types d’encadrements. Malgré une conjoncture organisationnelle souvent difficile, certains intervenants seront tentés d’innover, en accompagnant, par exemple, des jeunes après la majorité légale (suivis au noir dans le jargon clinique) ; en donnant volontiers des conseils à ceux qui poursuivent les contacts ou simplement en se montrant plus ouverts et sensibles aux difficultés vécues par les jeunes.
CONCLUSION Le passage de l’adolescence à la vie adulte constitue souvent une expérience assez éprouvante, annonçant une rupture symbolique avec un monde de relative insouciance et de rêverie. De grands auteurs – on peut penser à Goethe (Werther, Wilhem Meister), Hesse (Demian), Dickens (David Copperfield), Alain Fournier (Le Grand Meaulnes), Stendhal (Le rouge et le noir) notamment – ont d’ailleurs créé un genre littéraire, le « roman de formation » (Bildungsroman), qui explore divers aspects de ce passage ponctué de crises identitaires (se détacher de ses parents, faire sa place dans « l’autre monde », s’orienter vers une carrière), de problèmes d’adaptation (travailler, se loger, payer ses comptes) et d’enjeux affectifs (difficultés amoureuses, transformation des réseaux d’amitié). Cette période de transition peut s’accompagner d’une envie parfois très forte de régresser, de revenir en arrière, tout en
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étant ponctuée de forts désirs de s’investir, de découvrir ou de fuir vers l’avant. L’ambivalence du jeune – son hésitation, son incertitude, son anxiété – est intimement liée à ce passage dans lequel de nouveaux points de repère, qui ne sont pas encore construits, doivent être expérimentés et intégrés. La transition vers la vie adulte est rarement un fleuve tranquille, et le soutien de la famille et des pairs s’avère souvent nécessaire pour accompagner le jeune à cette étape de sa vie. Notre recherche illustre que, pour les jeunes qui ont connu des souffrances significatives dès l’enfance ou l’adolescence, puis le placement, les sentiments d’ambivalence et d’anxiété sont souvent exacerbés par le retrait des instances protectrices à l’approche de la majorité légale. Les jeunes, vivant difficilement le fait d’être placés ou la vie en réclusion, se désinvestissent parfois du processus de réinsertion qui peut leur venir en aide. Pourtant, le départ du centre jeunesse provoque un effritement important des filets de sécurité nécessaires à leur intégration et fait revivre les ruptures et deuils de l’enfance. Il devient alors tout aussi difficile de rester que de partir ! Et le choc est soudain, brutal, bien plus que ne l’est l’expérience du départ dans la majorité des familles ordinaires. Sauf pour les démarches préparatoires – plus ou moins investies selon les circonstances –, les jeunes qui sortent à 18 ans ne peuvent plus, en principe, faire appel au centre jeunesse. Le cordon est coupé, définitivement. Avec un soutien familial déficitaire et de sérieuses difficultés à se trouver un emploi et un logement (compte tenu du marché), les jeunes qui sortent des centres jeunesse sans être suffisamment outillés et soutenus concrètement dans l’insertion se retrouvent nettement défavorisés par rapport aux autres jeunes du même âge (Bergier, 1996 ; Nadeau, 2000). Tout est alors en place pour le glissement des plus vulnérables vers la rue et l’itinérance. À la lumière du discours des jeunes et des intervenants que nous avons rencontrés, nous ne pouvons qu’être inquiets face à la logique actuelle qui prévoit l’arrêt des services à la majorité légale sans offrir toutes les ressources nécessaires aux jeunes et aux intervenants pour assurer un passage plus harmonieux à la vie adulte.
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Savoie-Zajc, L. (2003). « L’entrevue semi-dirigée », dans B. Gauthier (dir.), Recherche sociale. De la problématique à la collecte de données, 4e éd., Québec, Presses de l’Université du Québec. Susser, E., R. Moore et B. Link (1993). « Risk Factors for Homelessness », American Journal of Epidemiology, vol. 15, no 2, p. 546-556. Whiting, J.B. et R.E. Lee (2003). « Voices from the System : A Qualitative Study of Foster Children’s Stories », Family Relations, no 52, p. 288-295. Yoder, K., L.B. Whitbeck et D.R. Hoyt (2003). « Gang Involvement and Membership among Homeless and Runaway Youth », Youth and Society, vol. 34, no 4, p. 441-467.
C H A P I T R E
15 L’INSTABILITÉ RÉSIDENTIELLE ET L’ITINÉRANCE EN RÉGION Le cas du nord des Laurentides Paul Carle Lalie Bélanger-Dion
Le phénomène de l’itinérance est généralement associé aux centres urbains. Selon les dernières données recensées et publiées par Fournier et al. (1998), on estimait que 28 214 personnes avaient recours aux ressources de la Ville de Montréal pour personnes itinérantes et que 12 666 de ces personnes se trouvaient sans domicile fixe (Enquête de Santé Québec, 1998). Les chiffres avancés semblent varier considérablement selon la méthode de recensement employée et la définition proposée. Une étude menée à l’automne 1998 par le Groupe de recherche d’intérêt public de l’Université McGill (GRIP) indiquait que 70 % des personnes itinérantes à Montréal venaient de l’extérieur, dont une moitié des régions du Québec et l’autre moitié, du Canada ou de l’étranger. Cette migration des régions vers Montréal et son ampleur soulignent la nécessité de s’interroger sur la situation en milieu rural. Si le phénomène de l’itinérance en milieu urbain a été constitué comme champ d’étude depuis plus d’une vingtaine d’années et a permis de documenter plusieurs aspects du phénomène, il en va différemment pour le phénomène en milieu rural. Ce n’est qu’au cours des dernières années, dans la foulée surtout des investissements du Secrétariat national pour les sans-abri (SNSA), du programme Initiative de partenariats en
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action communautaire (IPAC) et des travaux de la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL) qu’un corpus de recherches sur le phénomène en milieu rural a pu être constitué1. Nous avons nous-mêmes mené, au cours des quatre dernières années, trois recherches touchant les phénomènes d’itinérance, d’instabilité résidentielle et d’urgence sociale sur le territoire rural des Laurentides (Carle et Bélanger-Dion, 2003, 2005, 2006).
1. Nous avons consulté et analysé les résultats de diverses recherches menées dans les dernières années, au Québec, au Canada et dans d’autres pays industrialisés, notamment dans les régions suivantes. – Dans la région de Lanaudière au Québec : recherche menée en 2002-2003 par la Direction de la santé publique et d’évaluation et la RRSSS de Lanaudière grâce à l’appui du programme IPAC ; des entrevues furent réalisées auprès de 13 personnes itinérantes et intervenants ; objectif : explorer la « problématique » de l’itinérance et ses risques dans la région ainsi que le processus d’entrée, de maintien et de sortie de l’itinérance (Tassé, 2003). – Dans la région de la Montérégie au Québec : recherche menée en 2002-2003 par le Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale (CRI) de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), financée par le programme IPAC ; recherche menée auprès d’une cinquantaine d’organismes d’aide et entrevues réalisées avec 24 personnes itinérantes ; objectif : comprendre le phénomène de l’itinérance et connaître les besoins de la population itinérante sur le territoire de la Montérégie (CRI, 2003). – Dans la région frontière de West Kootenay en Colombie-Britannique : recherche menée en 2002 par The Advocacy Center grâce au financement de l’Initiative nationale pour les sans-abri (INSA) ; entrevues réalisées auprès de 121 personnes itinérantes et 48 intervenants ; objectif : comprendre l’itinérance dans la région (portrait de la situation, évaluation de l’ampleur), comprendre les défis du logement en milieu rural (Visionlink Consulting, 2002). – Dans la région de Muskoka, au nord de Toronto en Ontario : recherche menée par le Muskoka District Housing Authority, avec l’aide financière provinciale du Ministry of Community and Social Services ; rapport de recherche établi à partir de l’analyse des cas rencontrés par l’agence locale d’aide au logement ; objectif : analyser le phénomène de l’itinérance dans la région (Callaghan, 1999). – Dans la région du Lanark County, près d’Ottawa en Ontario : recherche menée en 2003 par un comité de travail baptisé Transitions avec l’aide financière du Lanark County Enhancement Fund ; 21 organismes ont participé à la recherche qui a interrogé 99 jeunes ; objectif : analyser la situation aggravante des jeunes sans-abri dans la région (Transitions, 2003). En plus de ces recherche récentes menées au Canada, nous avons consulté certaines recherches américaines menées en milieu rural : région de Humbolt County, Californie du Nord ; région de Hazard, Kentucky ; région de Boone, Caroline du Nord, région de Redfield, Iowa ; région de Pueblo, Colorado ; sud-ouest du Tennessee ; région de Fargo, Dakota du Nord ; Nouveau-Mexique ; région de Cape Cod, Massachusetts. Au Royaume-Uni, le Homelessness Act de février 2002 obligeait toutes les autorités locales du pays, en matière de logement et de service social, à produire dans l’année une enquête sur la situation des personnes itinérantes sur leur territoire ainsi qu’un plan de développement des services. On trouve donc sur Internet une quantité importante de rapports pour différentes régions rurales en Grande-Bretagne. Notons aussi la publication dans ce contexte d’un guide devant servir à faciliter l’évaluation du phénomène en milieu rural (Robinson, 2002).
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Comme nous le verrons plus loin, cet intérêt tardif pour la question de l’itinérance en milieu rural peut s’expliquer de plusieurs manières : par l’invisibilité du phénomène dans l’espace public en région rurale, mais également par la nécessité d’appréhender cette question sous un angle correspondant davantage aux réalités vécues en régions éloignées. Tout comme dans les autres études portant sur le phénomène en milieu rural, afin de mieux le comprendre et l’illustrer, nous avons dû élargir les définitions généralement admises de l’itinérance2, et y introduire des expressions telles que « grande instabilité résidentielle » ou « urgence sociale ».
15.1. NOS RECHERCHES SUR L’ITINÉRANCE ET L’INSTABILITÉ RÉSIDENTIELLE DANS LES LAURENTIDES 15.1.1. LE TERRITOIRE La grande région des Laurentides forme un territoire de près de 21 562 km², regroupant 79 municipalités réparties dans huit municipalités régionales de comté (MRC) : Sainte-Thérèse-de-Blainville, Deux-Montagnes, Mirabel, Rivière-du-Nord, Argenteuil, Pays-d’en-Haut, Laurentides et Antoine-Labelle. La partie rurale des Laurentides3 est essentiellement constituée par les territoires situés au nord de Saint-Jérôme (MRC d’Antoine-Labelle, des Laurentides, des Pays-d’en-Haut, d’Argenteuil). La région rurale se situe dans le nord-ouest du Québec, immédiatement au nord-ouest de Saint-Jérôme. Elle est bordée par l’Abitibi au nord, Lanaudière à l’est, l’Outaouais à l’ouest et la partie urbaine et semi-urbaine des Laurentides au sud. Sa population s’élève à 140 000 habitants sur un territoire de 20 192 km². Il n’y a donc pas que le paysage qui change quand
2. Par exemple, celle proposée par le Comité des sans-abri de la Ville de Montréal en 1987, et reprise en 1993 par le Comité interministériel sur l’itinérance, qui définit comme itinérante une personne « […] qui n’a pas d’adresse fixe, de logement stable, sécuritaire et salubre pour les 60 jours à venir, à très faible revenu, avec une accessibilité discriminatoire à son égard de la part des services, avec des problèmes de santé physique, de santé mentale, de toxicomanie, de violence conjugale ou de désorganisation sociale et dépourvue de groupe d’appartenance ». 3. En accord avec la définition généralement admise : « la définition à retenir doit être déterminée par la question à examiner ; toutefois, si nous devions recommander une définition comme point de départ ou point de repère pour comprendre ce qu’est la population rurale du Canada, ce serait la définition de “ région rurale et petite ville ”. Elle désigne la population qui vit dans les villes et municipalités situées à l’extérieur des zones de migration quotidienne des grands centres urbains » (c.-à-d. ceux qui comptent 10 000 habitants ou plus) (Du Plessis, 2001, p. 1). Notons aussi que toutes ces régions ont un « arrière-pays » beaucoup moins densément peuplé.
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on sillonne la route 117 de Montréal à Mont-Laurier ; selon Statistique Canada, la densité de la population décroît et l’indice de richesse passe de « très favorisée » (à proximité de Montréal) à « très défavorisée » (dans les régions rurales au nord de Saint-Jérôme). Tous les autres indicateurs (économiques, sociaux, psychologiques…) vont dans le même sens : du meilleur (autour de Montréal) au pire (la région rurale des Laurentides). Les Laurentides constituent la seule région au Québec, avec Montréal, où l’on prévoit une croissance démographique significative au cours des dix prochaines années et cela sur l’ensemble du territoire, incluant donc aussi sa partie rurale. Cependant, en milieu rural, de plus en plus de personnes et de familles n’arrivent pas à se sortir d’une situation financière difficile et à subvenir à leurs besoins ; on note un fort taux de décrochage scolaire, de suicide, de signalement à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) et une baisse du niveau de confort des familles en général et monoparentales en particulier. Plusieurs personnes de la région, interrogées lors de nos récentes études sur le territoire des Laurentides, nous ont parlé de la contrepartie du développement et de la croissance de la région : pressions à la hausse sur la valeur des propriétés et le coût des loyers, emplois saisonniers et précaires, salaire minimum, absence de transport en commun. Toutes ces réalités nouvelles semblent exercer une pression considérable sur la région et sur ses habitants.
15.1.2. LES APPROCHES PRIVILÉGIÉES Dans la présente section, nous tenterons d’illustrer la question de l’itinérance rurale à partir de trois recherches que nous avons menées de 2002 à 2006 sur le territoire des Laurentides. La première recherche (Carle et Bélanger-Dion, 2003) s’est inscrite dans le cadre du programme fédéral Initiatives de partenariats en action communautaire (IPAC) et portait sur le phénomène de l’itinérance et des personnes sans abri dans la vaste région des Laurentides, au nord de Montréal. Cette recherche couvrait des zones urbaines et semi-urbaines (évidemment à proximité de Montréal) et la zone rurale. Le deuxième projet (Carle et Bélanger-Dion, 2005), financé par le Secrétariat national pour les sans-abri, visait à documenter la question des cycles de l’itinérance en tentant d’identifier les facteurs, tant structuraux qu’individuels, qui favorisent le maintien des personnes itinérantes et en instabilité résidentielle dans ces conditions de vie précaires. Enfin, le troisième projet (Carle et Bélanger-Dion, 2006), financé par l’Initiative nationale pour les sans-abri, s’attardait à explorer les différentes réalités que vivent les jeunes en situation d’urgence sociale sur le territoire. Ces deux dernières recherches se sont exclusivement intéressées au territoire rural des Laurentides, de Saint-Jérôme au sud à Mont-Laurier au nord. Nos recherches
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nous ont amenés à rencontrer environ 200 organismes et intervenants sur le territoire susceptibles d’entrer en contact avec une population sans domicile fixe ou en grande instabilité résidentielle4. Ce grand nombre d’intervenants peut donner à penser que de très nombreux services existent pour ces personnes sur le territoire nord des Laurentides. Mais la réalité n’est pas si idyllique. Depuis notre première recherche, en 2002, le nombre de lits pour accueillir des personnes sans abri dans le nord des Laurentides n’a cessé de diminuer5. On compte actuellement moins de 10 lits destinés aux personnes sans abri sur le territoire nord des Laurentides et la situation était déjà, il y a quatre ans, jugée totalement inadéquate selon les intervenants. Des entrevues individuelles et de groupe, habituellement semi-dirigées, ont également été réalisées auprès d’une centaine de personnes vivant l’itinérance ou une grande instabilité résidentielle et ayant un lien avec le territoire rural des Laurentides ; ces personnes ont été rencontrées grâce aux organismes sollicités. Sur la centaine de personnes rencontrées, on notait une prévalence d’hommes (70 %) ; l’âge moyen était de 38 ans (le plus jeune avait 18 ans et le plus âgé, 79). Pour les femmes, l’âge moyen était de 39 ans (la plus jeune avait 18 ans et la plus âgée en avait 68). Pour ce qui est de la question spécifique des jeunes, nous avons choisi d’inclure les jeunes de 18 à 35 ans, ce qui semble correspondre à la définition de « jeunes » pour la majorité des organismes de la région.
4. Parmi eux : les maisons offrant de l’hébergement temporaire ou d’urgence ; les banques alimentaires ; les banques vestimentaires ; les agents d’aide sociale ; les travailleurs sociaux ; les services de soins et de soutien à domicile ; les agents du centre local d’emploi ; les services hospitaliers de santé (médecins, infirmières, nutritionnistes…) ; les services psychologiques des CLSC et autres ; les services psychiatriques des hôpitaux et autres ; les lignes d’écoute et les centres de crise ; les nombreux centres de thérapie, privés, publics ou communautaires ; les divers groupes anonymes de la région (Alcooliques Anonymes, Narcotiques Anonymes, Dépendants Affectifs Anonymes, Gamblers Anonymes…) ; les cuisines collectives ; les écoles et les commissions scolaires ; les églises, sectes et maisons de prière ; plusieurs organismes offrant des services aux personnes seules, aux personnes dans le besoin (sorties, popottes, cafés-rencontres…) ; plusieurs organismes offrant des ateliers et des formations diverses (relations parents-enfants, apprendre à se découvrir…) ; les maisons des jeunes (quand l’âge le permet) ; divers bureaux gouvernementaux (Société de l’assurance automobile du Québec [SAAQ], Indemnisation des victimes d’actes criminels [IVAC], Commission de la santé et de la sécurité du travail [CSST], Régie des rentes du Québec [RRQ]…). 5. Notamment par la fermeture de la Maison Le Phare de Saint-Jérôme en 2004, des centres L’Archer et L’Équilibre, respectivement de Sainte-Adèle et de Lanthier, en 2004 aussi.
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15.2. LE PHÉNOMÈNE DE L’ITINÉRANCE DANS LA RÉGION DES LAURENTIDES Dans la section suivante, nous présenterons certaines caractéristiques propres au phénomène observé dans la partie rurale des Laurentides.
15.2.1. L’ITINÉRANCE « INVISIBLE » ET LA GRANDE INSTABILITÉ RÉSIDENTIELLE Si la proximité de Montréal et l’existence de ressources d’hébergement temporaire rendent le phénomène de l’itinérance très visible et quantifiable en zone urbaine ou semi-urbaine, il en va autrement dans la zone rurale où nous avons largement utilisé l’expression « invisible » pour décrire le phénomène dont nous ont parlé tous les intervenants que nous avons interrogés. Toutes les autres études menées sur le phénomène en milieu rural utilisent des formulations semblables, par exemple itinérance cachée, itinérance relative… Les régions rurales sont la plupart du temps associées à l’air pur, aux beaux paysages, aux métiers et aux modes de vie traditionnels et stables, aux valeurs, à la solidarité. Cette image n’est pas seulement véhiculée par les gens de la ville ; dans la plupart des régions cette image est aussi vivante. Le stéréotype semble universel. Nos travaux et toutes les études consultées dénoncent d’emblée cette image. Dans le nord des Laurentides, on dénombre peu de gens dans la rue au sens strict ou au sens urbain, d’errants, de mendiants, de squeegees, de toxicomanes, occupant l’espace public et donc visibles. Un premier regard peut donner à penser que le phénomène n’existe pas. Les personnes que nous avons rencontrées, pourvoyeuses et utilisatrices de services, nous ont donné une définition utile du phénomène dont elles parlaient. En accord avec les autres études consultées nous avons considéré comme itinérantes ou en grande instabilité des personnes ayant un toit mais vivant dans des conditions précaires, instables, insalubres. En Grande-Bretagne, notamment, sont considérées comme itinérantes des personnes vivant sous le même toit qu’une personne violente. La plupart des réflexions récentes « officielles » – celles de la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL), du ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences du Canada (MRHDC), du Secrétariat national pour les sans-abri (SNSA) – et celles issues des études consultées parlent de diverses situations particulières se situant sur un continuum qui va de la personne sans abri à la personne en instabilité résidentielle. Rappelons, en reprenant les conclusions de Développement des ressources humaines Canada (DRHC), que les personnes qui consacrent plus de 30 % de leur revenu au logement sont considérées comme « à risque
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de devenir itinérantes » et que celles qui consacrent plus de 50 % de leur revenu au logement sont considérées comme « à très grand risque de devenir itinérantes ». Qui sont ces personnes que l’on considère comme étant en grande instabilité ? Dans les Laurentides rurales, on trouve : des personnes qui déménagent fréquemment faute de trouver un logement adéquat et abordable ; des femmes et des familles monoparentales à faible revenu, isolées et ayant un faible réseau social, parfois non originaires de la région ; des jeunes qui vivent, durant des périodes plus ou moins longues, chez des amis, des voisins, des grands-parents, qui partagent à plusieurs un petit logement, ou encore qui squattent des terrains ou des chalets non habités ; des familles vivant dans des motels en attendant de trouver un logement ; des immigrants en attente de statut ; des personnes qui sortent ou qui vont sortir d’institutions (centres jeunesse, centres de détention, centres de thérapie...) et leurs familles qui s’installent temporairement dans la région ; des personnes âgées, souvent propriétaires, qui continuent à occuper leur maison, mais qui voient leurs moyens pour l’entretenir, la maintenir, la chauffer, la financer se réduire d’année en année ; plusieurs familles occupant ensemble des maisons insalubres, très souvent non conformes aux normes d’isolation moderne ; des petits salariés, ou employés occasionnels, n’arrivant pas à se loger correctement en raison de la hausse importante du coût du logement en région… Ces groupes, bien souvent fragilisés, développent des stratégies visant, entre autres, à se rendre invisibles ; cette nécessité existentielle peut avoir un effet positif pendant un certain temps, mais pousse vers une véritable fuite quand une certaine limite est atteinte. Ces stratégies rendent également ces populations invisibles aux ressources et aux services et ont pour effet pervers de les isoler encore davantage. Mis à part certaines personnes en ressources d’hébergement consacrées aux personnes itinérantes, les personnes sans abri en milieu rural ne se reconnaissent pas vraiment comme itinérantes parce qu’elles ont, comme référence, le stéréotype urbain. Il semble que les populations vulnérables et les personnes itinérantes en milieu rural font moins appel aux services. L’invisibilité entraîne souvent un déni du phénomène par les autorités et par les individus directement concernés. Ce stéréotype est souvent entretenu par les médias qui rapportent presque exclusivement l’image de l’itinérance urbaine intériorisée par les personnes sans abri en région. Cette impression a été confirmée lors de nos rencontres. Les intervenants que nous avons rencontrés dans les Laurentides parlent de plus de 20 % de la population de certains villages ou de certaines communautés qui vivent une très grande instabilité. Cette instabilité et cette précarité dépasseraient la seule question du logement pour s’étendre aux
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questions de santé et de capacité à construire des liens sociaux. Ces chiffres peuvent grimper à près de 50 % quand il s’agit de sous-groupes particuliers (par exemple les familles monoparentales dirigées par une femme).
15.2.2. DES STRATÉGIES DE SURVIE Devant l’impossibilité de se loger correctement et à un coût abordable, les personnes interrogées nous ont expliqué les diverses stratégies qu’elles utilisent pour éviter l’itinérance « absolue » (se retrouver à la rue). Voici les principales, pas nécessairement présentées par ordre d’importance ou d’occurrence dans leur parcours : Le « couch surfing » est le recours au logement chez des connaissances, des amis, de la parenté. Contrairement à ce que l’on peut croire, il n’y a pas que les jeunes célibataires (hommes ou femmes) qui vivent cette pratique. Les conditions de vie qui y sont associées n’ont rien d’enviable. On parle de dormir sur un sofa (selon l’expression anglaise), mais, le plus souvent, on dort dans un sac de couchage sur le plancher du salon ou du sous-sol. Les lieux sont quelquefois assez sordides : chalet non chauffé d’un proche parent, sous-sol de l’immeuble résidentiel d’un ami concierge, piquerie du « dealer » local, chambre du copain de « brosse », etc. Les séjours sont relativement courts, de quelques jours à quelques mois. Si l’intimité fait la plupart du temps défaut, on partage quelquefois l’endroit avec une multitude d’autres personnes (par exemple, 20 à 30 jeunes qui partagent pendant l’hiver un appartement de 5½ pièces). La plupart du temps, les séjours « chez des amis » se terminent dans la chicane, le désordre, la révolte, l’éviction. Plusieurs personnes avouent avoir ainsi épuisé leur réseau de parents, d’amis, de connaissances, etc. Le recours aux ressources hôtelières de la région concerne surtout des motels situés le long de la route 117, mais parfois aussi de petits hôtels situés dans des villages ou de petites municipalités. Ces séjours se font généralement dans des situations d’urgence et ils sont temporaires. Devant le peu de ressources d’hébergement disponibles, certaines municipalités ou certains organismes ont conclu des ententes avec des motels de la région afin d’y loger (à la demande du curé, d’un policier, d’un intervenant…) des personnes seules, des couples ou des familles qui, autrement, seraient à la rue. Quelques personnes choisissent à plus long terme ce type d’hébergement particulier (un an et plus dans certains cas), notamment dans de petits hôtels où il est possible de négocier le prix d’une chambre au mois. En raison de la présence sur place d’un bar, d’une salle de billard ou d’activités de prostitution, ce type de logement n’est généralement pas d’un grand secours : l’intimité y est réduite à presque rien et l’incitation à la consommation est omniprésente.
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Le recours au camping saisonnier sous une tente est un phénomène essentiellement masculin. Plusieurs parlent de camping « sauvage », donc à l’extérieur des terrains publics ou privés aménagés à cette fin ; d’autres parlent de camping dans des parcs. Le phénomène est assez répandu. Pratiquement la moitié des hommes interrogés ont pratiqué ce camping à un moment ou à un autre, certains durant des périodes allant jusqu’à huit mois. Si l’intimité est possible dans ces lieux loin des habitations et des routes, la situation est plus complexe dans certains parcs municipaux, régionaux, ou quand on campe près des habitations. Plusieurs personnes ont abandonné ou abandonnent ce type d’habitation à cause de difficultés de santé, mais surtout à cause de l’éloignement des services (épicerie, banque alimentaire, toilettes et douche…) et des amis qu’il faut utiliser comme lieu de livraison du chèque d’aide sociale. L’hiver laurentien étant ce qu’il est, toutes les personnes pratiquant le camping doivent se tourner vers d’autres solutions pendant la saison froide. Le recours à la voiture comme lieu temporaire d’habitation, sorte de prolongement du camping, est très fréquent, dans l’attente d’un logement, ou dans l’urgence d’une éviction ou d’une rupture. Le phénomène n’est pas que masculin ; plusieurs femmes y ont aussi recours. Les séjours dans une voiture sont généralement de quelques jours, mais certains atteignent plusieurs mois. La situation devient aussi plus difficile en hiver. Le recours à la colocation contrainte constitue aussi une stratégie courante permettant de se loger. Devant la difficulté de trouver un logement adéquat et à un coût abordable (correspondant à leur capacité de payer, à leur mode de vie et de survie) plusieurs personnes, hommes ou femmes, jeunes ou adultes se tournent vers la colocation6. La majorité des personnes rencontrées ont expérimenté ce type d’habitat ; quelques personnes seulement, au moment de l’entrevue, poursuivaient ce mode de vie à deux. Ce mode d’hébergement est difficilement viable en raison de problèmes relationnels, culturels ou de problèmes de personnalité, de consommation, de santé (physique et mentale), de confiance, de juste partage. Souvent, le choix d’un colocataire se fait dans l’urgence, supposant une faible connaissance réelle de l’autre, sauf des caractéristiques externes souvent peu significatives (âge, sexe, fumeur ou non fumeur). Pour la majorité des personnes que nous avons interrogées, cette expérience répétée se termine souvent dans la colère sinon dans la violence, dans l’exclusion, dans l’impression de maltraitance (sinon de victimisation).
6. Les chercheurs américains sur l’itinérance et l’instabilité résidentielle appellent ce phénomène le « doubling up », illustrant ainsi la mise en commun de deux revenus insuffisants.
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Le recours aux diverses ressources régionales offrant de l’hébergement concerne les maisons ou les centres de thérapie, les maisons d’accueil pour les femmes, pour les familles, pour les hommes seuls, les ressources d’hébergement d’urgence, les maisons de transition et même les cellules en milieu carcéral. Ces ressources peuvent être publiques, communautaires ou privées. L’incapacité de se trouver un logement adéquat dans l’immédiat (en raison de situations de violence, de consommation excessive, d’une image négative de soi) a conduit une bonne partie des personnes interrogées dans ce type de ressources. Elles y trouvent un toit et de l’aide pour résoudre une partie de leurs difficultés. Ces séjours sont temporaires et de durée assez variable (quelques jours, quelques semaines, quelques mois). Les différentes ressources ont divers objectifs qui vont de la désintoxication des personnes à la formation à l’autonomie, de l’insertion sociale à la surveillance médicale. Elles ont des règles de fonctionnement et des approches souvent particulières aux différentes « problématiques » qu’elles traitent. Le recours à des formes marginales d’habitation temporaire. Mentionnons le squattage de chalets ou d’autres bâtiments abandonnés ou à usage saisonnier, des séjours dans de petits abris de fortune faits de matériaux recyclés, de boîtes de carton, et même des séjours de quelques semaines dans un conteneur. Ces diverses stratégies permettent, temporairement et très souvent d’une façon très minimale, d’avoir un toit. Le problème du logement accessible, adéquat et abordable demeure cependant entier. Quand ces stratégies sont épuisées, quand la personne ne peut plus vivre en région, quand les ressources en région sont épuisées, c’est souvent l’exil.
15.2.3. L’AMPLEUR DU PHÉNOMÈNE ET LA QUESTION DU LOGEMENT Comme dans tous les autres contextes, il est très difficile d’estimer le nombre de personnes sans abri sur le territoire des Laurentides. Aux raisons déjà connues s’ajoutent l’étendue du territoire, la diversité des stratégies de débrouillardise et l’invisibilité du phénomène. La question nous a été posée maintes et maintes fois, les organismes étant très souvent subventionnés au prorata des besoins estimés. La seule évaluation quantitative possible est le décompte des demandes reçues par les organismes, spécialisés ou non, qui travaillent avec cette population (police, presbytère, accueil de CLSC, soupes populaires, ressources d’hébergement non spécialisées qui répondent parfois aux demandes de dépannage). Mais plusieurs personnes formulent des demandes dans plusieurs organismes, et peu d’entre eux, par souci éthique ou pratique, consignent les noms des personnes qui demandent
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de l’aide. De plus, tous les intervenants rencontrés s’entendent pour dire qu’une partie importante des personnes n’entrent en contact avec aucune ressource. Cependant, certaines statistiques illustrent une partie du phénomène. En 2001, DRHC avait estimé, afin de démontrer la corrélation entre l’accessibilité du logement et le risque de devenir itinérant, que les personnes qui consacrent plus de 30 % de leur revenu au logement sont considérées comme « à risque de devenir itinérantes » et que celles consacrant plus de 50 % de leur revenu au logement sont considérées comme « à très grand risque de devenir itinérantes ». En ce sens, le dernier recensement de 2001 mettait en relief la proportion des ménages qui consacrent 30 % ou plus de leurs revenus mensuels à l’habitation dans les Laurentides. Cela représentait 36,5 % des ménages locataires et 14,2 % des ménages propriétaires. Dans certaines localités, c’est près de la moitié des ménages locataires qui dépensent 30 % ou plus des revenus pour se loger (à Saint-Hippolyte, par exemple, 46,3 % des ménages locataires sont dans cette situation). De plus, il apparaissait que dans l’ensemble du territoire des Laurentides 46 % des familles monoparentales consacraient plus de 50 % de leurs revenus au logement. On peut donc estimer, sans peine, que le phénomène touche des milliers sinon des dizaines de milliers d’habitants de la région. La question du logement, et plus précisément celle du logement abordable, est centrale dans les Laurentides. À cause des pressions inflationnistes des dernières années, le montant du loyer a considérablement augmenté, atteignant le même niveau que dans les centres urbains, en particulier à cause de la nécessité de posséder une voiture pour travailler, bénéficier des services ou entretenir des liens sociaux. Dans certaines régions, les coûts élevés du chauffage sont aussi source d’accroissement du fardeau financier du logement. Une étude menée dans douze collectivités rurales, sur les besoins en matière de logement des personnes à faible revenu en milieu rural au Canada (Bruce et al., 2003), établit un lien entre l’itinérance et les problèmes d’accessibilité au logement. Les augmentations des coûts des dernières années n’ont souvent offert d’autres choix aux personnes à faible revenu qu’un éloignement des petites villes et des villages, une diminution progressive de l’espace, un logement de plus en plus insalubre et non sécuritaire. L’absence de transport en commun, la nécessité d’une voiture pour accéder au milieu social, aux services et au marché du travail font en sorte que le coût pour se loger est finalement aussi élevé, ou même plus élevé, dans les régions rurales que dans les zones urbaines. Ce fait se vérifie tout
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particulièrement dans la région au nord de Toronto (Callaghan, 1999), et dans la région des Laurentides au nord de Montréal (Société d’habitation du Québec [SHQ], 2005). D’une façon générale, les personnes interrogées ont parlé de l’absence ou du manque de logements dans la région ; mais elles nous ont surtout longuement parlé de l’inadéquation entre leurs besoins, en termes d’espace, d’intimité et d’accessibilité, et le parc de logements disponibles et les pratiques actuelles de location. D’après les propos recensés, la région est marquée par la pénurie de logements de taille convenable, en bon état et à un coût abordable. La presque totalité des personnes rencontrées sont seules, célibataires, sans enfants à charge. La plupart d’entre elles vivent essentiellement de l’assistance-emploi ; quelques-unes seulement, en raison de l’âge, reçoivent un chèque de pension de la sécurité de la vieillesse. À moins de recevoir des suppléments pour incapacité physique ou mentale, elles disposent d’un revenu de moins de 400 $ par mois. D’une façon générale, il y a peu de logements locatifs de 1½ ou de 2½ pièces disponibles sur le territoire. Un logement de 4½ pièces, situé à proximité des services, peut se louer de 600 $ à 650 $ par mois dans les petites municipalités de la région ; beaucoup plus cher encore dans certaines municipalités « à la mode » où, par contre, il y a davantage de possibilités d’emploi. Peu de municipalités ont des mécanismes de contrôle du coût des logements et de maintien d’un parc de logements abordables sur leur territoire. Une récente étude de la Société d’habitation du Québec (2005) confirmait que, d’une façon générale, les résidants des Laurentides paient plus cher qu’ailleurs au Québec pour se loger. Bien sûr, on peut se loger à moindre coût si l’on s’éloigne des petites villes et des villages de la région et des axes principaux de circulation. Mais l’absence de transport en commun en dehors de l’axe de la 117 et des points de services dans quelques petites municipalités rend le recours à l’automobile pratiquement nécessaire. Sans entrer dans les détails des coûts liés à l’utilisation et à l’entretien d’une voiture, il est évident qu’« un loyer moins élevé + une voiture = un loyer bien plus élevé ». Cette équation n’est pas propre aux Laurentides : diverses études ont observé ce phénomène en milieu rural au Canada, notamment dans la région de Toronto. Considérant la nécessité d’avoir une voiture, le loyer en région rurale devient plus prohibitif que dans les grands centres urbains. Quelques personnes sans automobile pratiquent une forme de « va-et-vient » entre la campagne (pour trouver un logement abordable) et la petite ville (pour s’approcher des services et de la possibilité d’un travail).
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15.2.4. LES LIENS AVEC L’ÉCONOMIE LOCALE ET LA PAUVRETÉ EN RÉGION Nous avons recensé les études réalisées au Canada entre 1999 et 2003 sur l’instabilité résidentielle et l’itinérance en milieu rural. Dans les sections qui suivent, il sera question de ces études (Callaghan, 1999 ; Carle et BélangerDion, 2003 ; Roy, Hurtubise et Rozier, 2003 ; Tassé, 2003 ; Transitions, 2003 ; Visionlink Consulting, 2002). La majorité des études sur l’instabilité résidentielle en région lient le phénomène observé à l’économie locale. Cette observation a été également faite pour le territoire des Laurentides. Depuis plusieurs années déjà, l’économie de plusieurs régions est déclinante : les régions sont souvent désertées par les grandes entreprises, il y a de moins en moins de développement des ressources premières et on assiste au déclin des entreprises manufacturières. On retrouve alors un marché de l’emploi souvent incompatible avec la faible scolarité des personnes qui n’ont pas quitté la région. Plusieurs régions se tournent alors vers une industrie récréotouristique qui, certes, génère des emplois, mais des emplois non qualifiés, peu rémunérés, à temps partiel, sans permanence ou sécurité d’emploi. On note donc, en région, la présence de personnes aptes et prêtes à travailler, mais installées dans des conditions engendrant de la vulnérabilité et de la fragilité pour une partie importante de la population. Toutes les études consultées font le lien entre l’itinérance en milieu rural et la pauvreté en région. Depuis plusieurs années, les économies régionales se modifient de façon considérable : économies défaillantes, économies vieillissantes, nouvelles économies basées sur l’emploi précaire, notamment dans les zones récréotouristiques. Partout on parle d’un accroissement quantitatif des personnes touchées par la pauvreté et d’une diversification de celles-ci. Les femmes en général, et particulièrement les femmes chefs de famille monoparentale, sont plus présentes que jamais dans les statistiques se rapportant aux personnes à très grand risque de se trouver à la rue ainsi qu’aux jeunes célibataires et aux aînés.
15.2.5. LES SERVICES ET LEURS ACCÈS Il semble que l’ensemble des territoires ruraux concernés par les recherches soient caractérisés par une faible présence de services dits « dédiés » aux personnes itinérantes ou sans domicile fixe : peu ou pas de ressources d’hébergement d’urgence, peu ou pas de politiques (municipales ou autres) favorisant le logement social, le contrôle du prix des logements ou l’amélioration du parc de logements existants. La plupart des études font état de moyens limités face aux situations d’urgence et de dépannage.
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C’est ainsi que le ticket d’autobus vers un centre urbain disposant de plus grandes ressources reste un moyen privilégié d’intervention en région. Il peut parfois être accompagné d’une nuit au motel local et d’un souper au restaurant. Ces services de dépannage d’urgence sont souvent informels et généralement payés par le curé, le service de police local ou par un fonds local prévu à cette fin. Cette forme d’intervention entretient l’invisibilité du phénomène et contribue à la détérioration des liens sociaux et d’appartenance à la région. Le réseau naturel, s’il est toujours existant, est généralement le premier sollicité en situation d’urgence, mais, plus la personne est ancrée dans le processus de désinsertion sociale, pour reprendre les termes de De Gaulejac et Taboada Leonetti (1994), plus ses liens avec ce réseau sont faibles.
15.2.6. L’AMPLEUR DU PHÉNOMÈNE CHEZ LES PERSONNES ÂGÉES, LES JEUNES ET LES FAMILLES Si, dans les centres urbains, on note une prévalence d’hommes, de problèmes liés à la santé mentale, à la toxicomanie et à la santé physique, il semble qu’il en soit tout autrement en milieu rural où plusieurs facteurs placeraient les femmes en position plus vulnérable. Les études réalisées en milieu rural au Canada mettent davantage l’accent sur la précarité des familles et des groupes spécifiques : jeunes adultes sortant de milieux de protection, personnes souffrant de fragilité sur le plan de la santé mentale, personnes âgées et, principalement, groupes qui n’ont pas accès à un logement sain, abordable et, donc, à des conditions de vie favorisant un sain épanouissement. Les recherches font état d’une anticipation, de la part des intervenants, d’un accroissement important de ces populations pour les années à venir. Cela est particulièrement vrai pour les aînés, qui arrivent de plus en plus difficilement à supporter les coûts liés à l’entretien de leurs résidences et à vivre convenablement. Cette situation semble être également préoccupante pour les jeunes adultes. Il semble, selon les intervenants rencontrés, que beaucoup de jeunes soient engagés dans un processus de « désinsertion » dans les Laurentides. Plusieurs stratégies sont mises en œuvre, comme nous l’avons mentionné précédemment, afin qu’ils n’aboutissent pas à la rue et, ultimement, dans la rue à Montréal ; cela apparaît dans le discours des jeunes rencontrés non pas comme un symbole de liberté mais plutôt comme l’issue ultime d’un long processus de désaffiliation. Selon certains intervenants, le lien est évident entre les conditions de vie des jeunes et la précarité des emplois disponibles dans la région. Il faut également mentionner le taux particulièrement élevé de décrochage scolaire dans la région (36,8 % comparativement à 24,9 % à l’échelle provinciale) (Institut de la statistique
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du Québec, 2004), les conditions de grande pauvreté d’une partie de plus en plus importante de la population, les sorties sans soutien des structures d’accueil jeunesse ainsi que les ruptures familiales qui semblent centrales dans le discours des jeunes interviewés dans le cadre de notre recherche. Les intervenants soulignent la difficulté, voire l’incapacité des ressources du territoire à répondre aux demandes de dépannage. Les statistiques obtenues des deux maisons d’hébergement accueillant les personnes itinérantes du territoire révélaient qu’elles étaient en mesure de répondre à 50 % des demandes, les autres personnes étant envoyées par autobus à Montréal. De plus, il apparaît extrêmement difficile pour ces jeunes d’établir leur crédibilité et leur compétence. Ces jeunes se voient continuellement refuser l’accès au réseau des logements privés. Les familles sont aussi mentionnées dans toutes les études, plus particulièrement les familles où l’un des deux conjoints ou les deux n’ont accès qu’à un marché précaire de l’emploi. La situation semble plus difficile encore pour les familles monoparentales, très largement dirigées par des femmes, comme nous l’avons mentionné précédemment. Toutes les études consultées se basent sur des témoignages d’intervenants et sur des données quantitatives, notamment celles de Statistique Canada issues des derniers recensements (1991, 1996 et 2001). En général, elles concluent à l’accroissement continuel des difficultés et à la vulnérabilité croissante de divers groupes liés aux transformations des formes de travail, aux difficultés croissantes d’accès au logement à des coûts raisonnables et adéquats en matière de qualité et d’accessibilité. Ces conditions, additionnées à l’effritement du tissu et des liens sociaux, rendent le terrain propice à l’accroissement des vulnérabilités sociales et laissent peu de marge de manœuvre aux personnes vivant dans la pauvreté.
15.3. RÉFLEXIONS SUR L’ITINÉRANCE ET LA RURALITÉ Afin d’appréhender le phénomène et d’illustrer la question de l’itinérance, plusieurs auteurs ont considéré le problème de la pauvreté, de la marginalité, de l’exclusion, sous l’angle d’une construction sociale. Cette manière de percevoir la vulnérabilité, tout en reconnaissant à l’individu une certaine marge de manœuvre, permet de resituer une partie du phénomène. Des nombreux auteurs ont étudié des questions relatives à la pauvreté et à la marginalité en faisant constamment référence à la notion de processus. Ainsi, Castel (1991) suggère la notion de « désaffiliation » pour marquer le double processus de l’affaiblissement des liens sociaux et de décrochage, par rapport au travail et par rapport à l’insertion relationnelle. De leur côté, de Gaulejac et Taboada Leonetti (1994) et Roy (1995) abordent
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la question sous l’angle de la « désinsertion », qu’ils perçoivent comme un enchaînement de ruptures à différents niveaux (économique, relationnel et symbolique). Pour Paugam (1991), ce processus est considéré sous l’angle de la « disqualification », qu’il situe à l’intérieur des rapports entre les institutions d’assistance sociale et les individus en position de fragilité. Autès (1995), quant à lui, parle de « déliaison » en faisant référence à l’effritement des liens sociaux et, enfin, Barel (1982) analyse la « marginalité » dans le rapport de l’individu à la société. Nous avions, en 2003, proposé sous forme de tableau une illustration du processus de désinsertion sociale (Carle et Bélanger-Dion, 2003, tableau, p. 85). Ce tableau ne peut évidemment pas rendre compte de toute la richesse des études citées plus haut. Il tente de dresser la carte d’un processus qui peut mener d’une situation d’équilibre social à une situation d’urgence sociale ; le processus de marginalisation, de désaffiliation, de désinsertion, d’exclusion n’est pas linéaire et déterminé ; de plus, chaque personne qui y est engagée s’y débrouille avec sa propre capacité de « résilience ». Ce n’est donc pas un instrument de diagnostic ; on ne peut s’en servir pour créer de nouvelles catégories de « potentiellement itinérant », de « futur itinérant », de « presque itinérant » ou autre. La carte n’est jamais le territoire : c’est une image, une illustration. Sans entrer dans les détails de ce tableau et des modèles qui le soustendent, nous constatons que le phénomène observé en milieu rural, et que nous avons appelé « invisible », advient essentiellement dans les premières phases du processus de désinsertion sociale et parfois au niveau des premières tentatives de réinsertion. Voilà probablement pourquoi les chercheurs qui s’intéressent à la question de l’itinérance rurale se heurtent rapidement aux limites des définitions généralement admises ; peut-on même parler encore d’itinérance quand il s’agit de personnes engagées dans un processus (non fatal) qui pourrait ultimement les amener jusqu’à l’itinérance ? L’utilisation de plus en plus répandue d’expressions telles que « grande instabilité », « instabilité résidentielle », « vulnérabilité », « pauvreté », « fragilité » et « urgence sociale » illustre ce questionnement. Ces termes se rapprocheraient davantage, mais encore avec de nouvelles limites, des situations observées en milieu rural. Comme le propose Shirley Roy (2002), l’itinérance constitue un « problème social total », l’aboutissement du processus d’exclusion sociale. Elle souligne également la nécessité d’élargir la définition de l’itinérance et des personnes sans domicile fixe : Les récentes recherches insistent sur l’impossibilité d’utiliser un seul terme pour désigner ces personnes, sur la complexité des situations vécues, la variété des trajectoires suivies, la multiplicité des
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Tableau 15.1
Le processus de désinsertion1
Désaffiliation Désinsertion Marginalisation
Exclusion
Insertion (idéal-type) – accès à un emploi stable – adaptation à un environnement, un milieu, des normes – autonome, indépendant, maîtrisant sa vie, citoyen responsable – diversité des niveaux d’insertion ; tous ne partent pas du même point Amorce de désinsertion (peut devenir cyclique) – présence d’un élément déclencheur – vulnérabilité, glissement – début d’organisation, demande d’aide sociale – perte d’emploi, perte de logement – situation temporaire difficile – première rupture non définitive – difficultés à subvenir aux besoins primaires, demande de l’aide, souvent dépannage – tentative de reprendre contrôle ; non réfractaire aux démarches d’intervention ; frustration, premiers « retraits » sociaux Enlisement (phase pessimiste) – restructuration de l’identité ; l’instabilité résidentielle devient importante – fermeture, peut devenir réfractaire aux démarches d’aide – problèmes de santé mentale, de dépendances, de criminalité de plus en plus sources de désorganisation – allongement du temps, les mécanismes de rattrapage perdent leur efficacité Fixation, cristallisation, exclusion (mendiants, itinérants) – souvent troubles sévères de comportement et hostilité fréquente envers les intervenants – résignation, perte de l’envie de lutter, développe discours justificatif – stigmatisation économique, sociale, symbolique – désaffiliation, désinséré, discrédité – image de citoyen sans utilité sociale, nuisible, repoussant, sans dignité Amorce d’insertion – bénévolat ou reprise du travail – amorces de thérapies ; lieu de rechutes fréquentes – collaboration avec les intervenants, demande de services – implication dans les démarches – poursuite des objectifs précis et évaluables
1. Cette synthèse a été produite à partir de la littérature sur la question et de nos propres observations.
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facteurs associés à l’itinérance. De plus, un questionnement sur les solutions à apporter à l’itinérance et sur les modes d’intervention adaptés aux réels besoins de ces personnes force les différents partenaires à revisiter les images acquises, à les déconstruire et à laisser apparaître la diversité des sens donnés par les sujets agissants que sont les personnes itinérantes, afin de mieux comprendre ce phénomène auquel les solutions sont pour le moins à inventer (Roy et Duchesne, 2000, p. 241).
L’élargissement de la définition de l’itinérance affecte directement l’évaluation de l’ampleur du phénomène. Plusieurs enjeux semblent liés à cet élargissement : le risque de se sentir submergé par l’ampleur du phénomène, de stigmatiser des groupes et des populations, le risque de diluer les efforts pour contrer le phénomène. Cet élargissement de la définition peut, d’une part, être porteur d’une réflexion nouvelle sur les modes d’intervention en amont de la désaffiliation et, d’autre part, soutenir la réflexion sur ce qui se passe pour une population de plus en plus nombreuse dans nos « bucoliques » régions. Au cours des quatre dernières années, nous sommes passés de l’idée de personnes sans abri ou itinérantes au phénomène de l’itinérance invisible, puis à celui de l’instabilité résidentielle ; nous sommes passés des personnes concernées, victimes ou artisans de leur propre malheur, aux processus ou aux chemins dans lesquels elles sont engagées à la fois individuellement et socialement ; nous en sommes rendus, à l’instar de Michel Simard, à parler de situations d’urgence sociale : Une situation d’urgence sociale, ce n’est pas une façon de vivre même très marginalisée. Ce n’est pas la façon de vivre d’individus qui couchent dehors et mendient, par exemple ; mais plutôt les conditions particulières qui font que cet individu ne peut faire autrement que de mendier et coucher dehors ou, encore pire, les conditions qui font qu’il ne peut même plus mendier pour assurer sa subsistance (Simard, 2007, p. 7).
CONCLUSION L’étude sur l’itinérance dans les Laurentides vient confirmer le portrait général de l’itinérance rurale. Cela dit, est-il possible de parler d’itinérance rurale ? À partir du seul cas des Laurentides, nous serions tentés de parler davantage d’instabilité, de grande vulnérabilité, de fragilités sociales, donc, d’un engagement évident dans le processus de désaffiliation. Si l’itinérance est considérée strictement comme phase finale du processus de désinsertion, cette forme apparaît évidente dans certaines petites localités, mais elle reste
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assez marginale ailleurs sur le territoire. Parallèlement, l’invisibilité d’un phénomène qui touche toutes les régions rurales, au Québec, au Canada et ailleurs, entraîne avec elle une absence quasi totale de services « dédiés ». Cette invisibilité permet d’« oublier » les grandes difficultés à se loger en région, de même que l’affaiblissement des conditions économiques, mentales et physiques d’une population plus numériquement importante qui se voit souvent contrainte de venir grossir les rangs des sans-abri des centres urbains. Ce déracinement détruit souvent ce qui restait de motivation, de dignité, d’espoir, de confiance en soi et en l’autre ; se renégocie alors l’identité dans la marginalité, dans la rue, dans la lutte pour la survie. Les études portant sur l’itinérance qui ont été réalisées au cours des dernières années en milieu rural nous portent à croire que ce phénomène est en nette progression et qu’il touche de plus en plus de personnes. Cette réalité entraîne nécessairement une remise en question des pratiques et politiques actuelles en matière d’insertion, de soutien et de services offerts à ces populations dans leurs régions respectives. La lecture des différentes recherches en milieu rural présentée ici soulève plusieurs questions, notamment sur les raisons de cette migration « contrainte » vers les centres urbains, sur la disponibilité et l’accès aux services, l’anonymat et le rejet par la communauté d’origine... Les crises vécues dans les centres urbains face au gonflement de la population itinérante semblent avoir soulevé, d’une part, des réactions de contrôle et de répression de la part des autorités municipales (Laberge et Roy, 2003) et, d’autre part, un essoufflement des ressources dites « dédiées », de moins en moins suffisantes pour répondre aux demandes et aux besoins croissants de cette population qui se transforme : jeunes de plus en plus jeunes, familles, personnes vivant des difficultés multiples. La littérature consultée portant sur le phénomène de l’itinérance rurale pose plusieurs questions sur les enjeux liés à l’affaiblissement du tissu familial et social, des structures en place ainsi qu’aux vulnérabilités sociales grandissantes. La recherche sociale en milieu rural, et plus précisément sur l’itinérance, étant relativement récente, plusieurs questions restent encore à explorer.
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C H A P I T R E
16 VIVRE DANS LA RUE ET LA REPRÉSENTATION DE SOI DES FEMMES Une étude exploratoire1 Yves Lecomte Marie-Ève Lapointe Guillaume Ouellet Jean Caron
Christian Laval Emmanuel Stip Jean Gagné
Quiconque se promène dans les rues commerciales avoisinant l’Université du Québec à Montréal (UQAM) rencontre inévitablement une personne qui mendie « pour prendre un café ou manger une soupe » en guise de justification de la demande. Une promenade régulière dans les mêmes lieux permet de devenir témoin d’autres scènes : des jeunes des deux sexes étendus dans un square, entourés d’une meute de chiens et demandant machinalement de l’argent ; une personne dont il est difficile de deviner
1. Cette recherche a été réalisée grâce à un soutien financier obtenu du Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture (FQRSC) et du programme Initiative de partenariats en action communautaire (IPAC), que nous remercions. Nous remercions aussi M. Dominic Cole et Mme Dahlia Namian pour leur implication comme assistants de recherche dans ce projet. Nous remercions tout spécialement les intervenants des ressources et les participantes qui ont si généreusement accepté de collaborer à cette recherche.
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l’âge, couverte de plusieurs manteaux d’hiver en plein été, qui déambule dans la rue avec un panier de provisions rempli de sacs de diverses dimensions, se dirigeant on ne sait où, sans dire un mot à qui que ce soit. Cette personne semble manifestement négliger son hygiène et son apparence. Si la promenade se prolonge jusqu’à une bouche de métro avoisinante, de nombreuses personnes sont aperçues couchées à même le sol ou sur les bancs. Ces observations, de plus en plus fréquentes, ont suscité au cours des dernières décennies de multiples questionnements qui ont orienté les recherches sur les politiques, l’étiologie, l’épidémiologie, les caractéristiques sociodémographiques, la santé, la toxicomanie, la criminalité, le logement, les droits, les revenus, etc. Ces questions dominent d’ailleurs le champ de la recherche en itinérance, comme le montre la revue de littérature de Fournier et Mercier (1996). D’autres recherches, moins nombreuses, se sont intéressées aux perceptions que les personnes itinérantes ont de leur situation. Trois thèmes se dégagent des travaux recensés. Le premier thème touche la vie à la rue qui exerce un stress perpétuel sur les personnes (quel que soit leur sexe) à cause de ses caractéristiques comme les difficultés à satisfaire les besoins de base, la violence, les vols, la stigmatisation, etc. (Beckman, 1996a, 1996b ; Declerck, 2001 ; Lanzarini, 2000 ; Sheriff et al., 1999). Le deuxième thème renvoie à l’impact du mode de vie itinérant sur les personnes elles-mêmes : celles-ci doivent faire face à une série de « situations extrêmes » qui mettent à rude épreuve leur capacité « de conserver une mesure de dignité humaine ». Elles en viennent à perdre leur sentiment d’identité, leur estime de soi et l’affirmation de soi (Buckner et al., 1993). Le troisième thème aborde la question des représentations de soi. Trois aspects sont touchés : le contenu, les stratégies pour préserver un soi positif et les étapes de son développement. Premier aspect : le contenu des représentations de soi, inspiré surtout par une étude de Boydell et al. (2000) et qui renvoie aux qualités et aux défauts repris par les personnes elles-mêmes. Par exemple, les nouveaux sansabri (hommes et femmes) se présentent d’une manière positive (honnêtes, gentils, etc.), alors que les sans-abri dits chroniques se décrivent positivement ou négativement (indépendants, généreux ou non fiables, violents, etc.). Deuxième aspect : les stratégies de préservation de la représentation d’un soi positif (Boydell et al., 2000 ; Crockner et Major, 1989 ; Farge, 1989 ; Koegel, 1987 cité par Buckner, Bassuk et Zimal, 1993 ; Lovell, 1997, 2000 ; Martin, 1992 ; Snow et Anderson, 1993). Les principales stratégies décrites sont surtout cognitives : déni, rationalisation, refuge dans les fantaisies, transformation de la situation en une situation plus acceptable, dévaluation,
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accommodation (modification de ses attentes pour adopter celles du refuge, par exemple, et développer une identité d’itinérant), distanciation des autres itinérants, embellissement de sa situation par une histoire fictive. On peut aussi retrouver le délire chez des personnes souffrant de troubles mentaux dans lequel on fusionne sa réalité personnelle et celle de sans-abri dans un nouveau soi. Les stratégies peuvent aussi être de l’ordre de l’évitement, comme l’usage de l’alcool. Troisième aspect : les étapes du développement de la représentation de soi. Diverses recherches (Farrington et Robinson, 1999 ; Kuhlman, 1994 ; Mucchielli, 1998 ; Snow et Anderson, 1988 ; 1993 ; Vexliard, 1950)2 ont abordé cette question à partir du concept de carrière, soit le développement progressif d’une organisation de soi (un ensemble de représentations de soi) qui permet, subjectivement, de survivre dans la rue. Ces recherches reposent sur le postulat que, plus le temps dans ce mode de vie s’allonge, plus la personne développe une représentation de soi congruente avec ce mode de vie. Il en résulte des modèles constitués d’étapes, dont le modèle type est celui de Vexliard (1950 ; 1957). Il peut se résumer ainsi : 1) « la rupture du lien social », marquée par les tentatives pour maintenir les modalités d’existence avant d’être un sans-abri ; 2) « première prise de conscience de la situation conflictuelle », qui se caractérise par l’admission progressive de sa condition actuelle : il y a à la fois autodépréciation et espoir de s’en sortir ; 3) « la résolution active du conflit », qui se fait par l’adoption des codes de conduite des sans-abri ; 4) « rationalisation et valorisation de la situation », manifestée par l’acceptation de sa situation et par l’intégration de cette condition de vie dans sa représentation de soi. À cette dernière étape, Vexliard parle d’« un homme sans histoire ». En résumé, les recherches recensées indiquent que vivre dans la rue est une mise à l’épreuve de la représentation de soi. Ainsi, avec le temps, celle-ci s’érode jusqu’à devenir une représentation de soi en tant qu’itinérant et qui correspond aux comportements, aux attitudes et aux modes de pensée des personnes sans abri. Mais, tout au long de ce processus, les personnes luttent pour conserver une représentation de soi la plus positive possible. À cet égard, les études fournissent peu de réponses. Il en est de même pour les représentations de soi et l’impact sur elles du fait de vivre dans la rue.
2. Pour une description sociologique de ces étapes, consulter l’article de Roy (1995) et le livre de De Gaulejac et Taboada Léonetti (1994).
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L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
À partir de ces constats, nous avons entrepris une recherche exploratoire3 auprès de femmes en situation d’itinérance qui vise à mieux connaître leurs représentations de soi et l’impact4 de la vie dans la rue sur ces représentations. Précisément, la recherche répond à la question : comment se construit le questionnement sur les représentations de soi ? La recherche se situe dans le cadre théorique nommé career process, terme qui désigne les différentes étapes du développement d’une identité biographique (Chamberlain et Johnson, 2003). Comme modèle du soi, elle adopte le modèle expérientieldéveloppemental de René L’Écuyer (1994). Ce modèle présente, en un tout cohérent, les « dimensions internes [qui] réfèrent aux contenus de l’expérience personnelle de soi des personnes ainsi qu’aux transformations de ces contenus avec l’âge » (L’Écuyer, 1994, p. 49).
16.1. RECHERCHE SUR LES REPRÉSENTATIONS DE SOI Notre recherche s’intéresse aux représentations de soi des personnes qui répondent aux deux critères suivants : être sans domicile fixe ; recevoir un soutien des ressources du réseau de l’itinérance et de celui de la santé mentale5. Cet article se concentre sur les représentations de soi de neuf femmes. C’est donc dire qu’elle est exploratoire et que les résultats ne sauraient être généralisés sans que d’autres études les confirment.
3. Pour améliorer les connaissances sur ces questions, il s’avère nécessaire de conceptualiser le soi différemment des études antérieures. En effet, une analyse spécifique du soi auquel se réfèrent ces études démontre que ces dernières ne définissent pas les divers aspects de soi comme le font, par exemple, d’autres études réalisées auprès d’une population normale (L’Écuyer, 1994), se privant d’une possibilité de mieux différencier le contenu du soi et l’impact du mode de vie sur ses aspects. Certains aspects sont mentionnés dans les études, mais ils ne sont ni standardisés ni définis, et leurs interrelations ne sont pas explicitées. Par conséquent, des études définissant empiriquement le soi permettraient sans doute de mieux comprendre les deux aspects précédemment soulevés. 4. Nous utilisons le terme impact dans le sens d’une influence positive ou négative du style de vie sur la représentation de soi dont parlent spontanément les participantes dans leur discours. 5. En plus du statut de sans-abri, l’échantillon de convenance (non aléatoire) devait répondre à deux autres critères : fréquentation au moins une fois d’une ressource pour itinérants durant le dernier mois et fréquentation au moins une fois d’une ressource de santé mentale durant les trois derniers mois. Ces deux critères indiquent que l’échantillon reçoit ou a reçu un soutien pour répondre à ses besoins de base et à ses difficultés psychologiques ou psychiatriques. Malheureusement, nous n’avons pu recueillir des données plus précises sur le type de difficultés psychologiques ou psychiatriques des 122 participants. En effet, ceux-ci ont mentionné 39 lieux de consultation, dont 11 à l’extérieur deMontréal (hôpitaux, cliniques médicales, centre local de services communautaires, cabinets privés, etc.). Ces difficultés d’accès aux dossiers ont permis la collecte de données pour seulement six des neuf participantes interviewées. Les diagnostics sont les suivants : a) trouble de l’humeur et dépression majeure ; b) schizophrénie et troubles d’adaptation ; c) intoxication (2) ; d) paranoïa et trouble borderline sévère ; e) sans diagnostic.
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Le modèle du soi de L’Écuyer est multidimensionnel et il est composé de perceptions dont les contenus émergent à la fois de l’expérience personnelle et de l’influence des autres sur ses propres perceptions. Il est aussi hiérarchique, car les contenus s’organisent et se hiérarchisent progressivement en un tout cohérent (voir le tableau 16.1) autour de quelques structures (5) délimitant les grandes régions fondamentales de l’expérience de soi. Chacune d’elles recouvre des portions plus limitées de cette expérience – les sous-structures (9) – se fractionnant à leur tour en un ensemble d’éléments beaucoup plus spécifiques appelés catégories (28) (L’Écuyer, 1994, p. 150). Le soi de ce modèle (contrairement aux études recensées) est structurel, hiérarchique et empirique (basé sur des travaux théoriques et empiriques). Le tableau 16.1, qui reproduit le modèle de L’Écuyer, nous a servi à éclairer la problématique des représentations de soi chez les femmes itinérantes. À cette fin, nous avons rencontré neuf femmes itinérantes6 et nous avons, au moyen d’entrevues de type genèse des perceptions de soi (GPS)7, recueilli les propos de celles-ci au sujet des différents aspects du modèle.
6. Cette étude se divise en deux parties. Dans une première, elle élabore un modèle de prédiction du concept de soi. À cette fin, 122 participants (34 femmes et 78 hommes) ont été rencontrés et ont répondu à des questionnaires semi-structurés. Le nombre de femmes (29 %) correspond à la proportion mentionnée dans les études épidémiologiques (de 13 à 29 %) (Fournier et Mercier, 1996). La deuxième partie, qualitative, vise à connaître les représentations par les personnes de leur expérience. À cette fin, nous avons constitué un sous-échantillon de 33 participants répartis proportionnellement selon les femmes et les hommes de l’échantillon global : 9 femmes et 24 hommes. Ce souséchantillon pour les entrevues qualitatives a été choisi au hasard parmi les participants selon le sexe. Même si le nombre de participantes est restreint, il nous a semblé important de distinguer les résultats selon le sexe. Les travaux de L’Écuyer ont en effet montré que le sexe était une variable influençant les représentations de soi dans une population normale. Il était d’autant plus important de faire cette distinction que la recherche s’inspire du modèle de L’Écuyer. 7. Après avoir expliqué l’entrevue, l’intervieweur pose la question Qui êtes-vous ? S’ensuit une description spontanée d’elle-même faite par la personne. Dans un deuxième temps, l’intervieweur demande à la personne de choisir parmi les éléments descriptifs énumérés celui qui est le plus important pour elle. Enfin, dans un troisième temps, l’intervieweur reprend chaque sous-structure et rappelle les catégories qui la composent. Après chaque énumération des catégories d’une sous-structure, il demande à la personne de parler de ces catégories par rapport à elle-même. Les entrevues durent en moyenne une heure. Après avoir été retranscrites intégralement, elles ont été analysées à l’aide du logiciel NVivo. La codification est constituée des 28 catégories du modèle expérientiel développemental, dont la définition des catégories a été respectée.
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L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
Tableau 16.1
Modèle expérientiel-développemental* Structures
Sous-structures
Catégories
SOI MATÉRIEL
SOI SOMATIQUE (Le corps)
– Traits et apparence physiques – Condition physique et santé
SOI POSSESSIF (Les miens)
– Possession d’objets – Possession de personnes
IMAGE DE SOI (Aspects de l’expérience de soi)
– – – – – –
Aspirations Énumération d’activités Sentiments et émotions Goûts et intérêts Capacités et aptitudes Qualités et défauts
IDENTITÉ DE SOI (Conscience d’être et d’exister)
– – – – –
Dénominations simples Rôles et statuts Consistance Idéologie Identité abstraite
VALEUR DE SOI (Jugements sur soi)
– Compétence – Valeur personnelle
ACTIVITÉS DU SOI (Actions pour protéger le soi)
– – – – – –
PRÉOCCUPATIONS ET ATTITUDES SOCIALES (Participation)
– Réceptivité – Domination – Altruisme
RÉFÉRENCE À LA SEXUALITÉ
– Référence simple – Attrait et expérience sexuels
SOI PERSONNEL
SOI ADAPTATIF
SOI SOCIAL
SOI NON-SOI
Stratégie d’adaptation Autonomie Ambivalence Dépendance Actualisation Style de vie
RÉFÉRENCE À L’AUTRE OPINION DES AUTRES SUR SOI
* Adapté de R. L’Écuyer (1994). Le développement du concept de soi de l’enfance à la vieillesse, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, p. 50.
Le profil individuel des femmes interviewées est le suivant : sept participantes sont francophones et deux sont anglophones. Deux participantes ont obtenu un certificat d’études, alors que six autres n’ont pas obtenu leur diplôme secondaire. Une neuvième participante a terminé une
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6e année primaire. Huit participantes sont célibataires et la neuvième vit en union de fait. Parmi les neuf participantes, une seule a travaillé au cours des deux dernières années, les autres recevant des prestations du ministère du Revenu. Enfin, cinq participantes sont mères d’au moins un enfant, dont elles avaient perdu la garde ; une sixième était enceinte au moment de l’entrevue. L’entrée dans la rue peut se faire à des âges différents : deux participantes y sont arrivées très jeunes (11 et 13 ans), cinq participantes avaient entre 17 et 19 ans ; les deux dernières avaient respectivement 42 et 50 ans. Sept participantes ont connu un placement dans au moins une institution publique durant leur enfance et leur adolescence. Trois participantes font de la prostitution et quatre autres consomment des drogues illicites ; l’une en fait le trafic.
16.2. S’INTERROGER SUR SOI DANS LA RUE Cette section est construite à partir des propos que les femmes nous ont livrés. Ceux-ci sont intéressants et instructifs et ils constituent la base empirique à partir de laquelle nous aborderons, dans la section suivante, les réponses apportées à la quête de sens. Les données que nous avons recueillies au cours des entrevues ont été analysées en fonction de trois grandes thématiques. La première thématique porte sur la catégorie style de vie (une dimension de la structure du soi adaptatif que nous avons évoquée au tableau 16.1). Dans cette thématique, nous dégageons quatre balises à partir desquelles se constitue le questionnement sur la représentation de soi : 1) modalités de la vie itinérante ; 2) représentation du style de vie ; 3) relation entre la représentation du style de vie et les catégories ; 4) désir de sortir de la rue. La deuxième thématique décrit les étapes du questionnement de soi. La troisième thématique met en relation la représentation de soi des femmes interviewées et les étapes que celles-ci franchissent tout au long de leur parcours dans l’itinérance.
16.2.1. « STYLE DE VIE » ET CATÉGORIES DU SOI Afin de saisir les représentations du mode de vie à la rue, nous avons analysé le contenu de la catégorie style de vie qui, dans le modèle de L’Écuyer, découle de la sous-structure activité du soi et de la structure du soi adaptatif ; il renvoie « à la description du mode général de vie » (1994, p. 58). Pour les besoins de notre propos nous avons synthétisé nos données et les avons présentées dans le tableau 16.2. Comme on peut le voir, celui-ci contient trois types d’informations différentes : des données nominales concernant les femmes (nom fictif, âge, temps d’instabilité résidentielle) ; la catégorie
340
L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
Tableau 16.2
Les relations entre le style de vie et les catégories du soi* Noms
Renée Francine Jeannine Lynda Christine Axelle Pascale Florence Isabelle
Âge
19 ans
20 ans
22 ans
20 ans
25 ans
33 ans 37 ans
55 ans
42 ans
Temps d’instabilité
2 ans
2 ans
5 ans
7 mois
5 ans
19 ans 19 ans
5 ans
3 mois
+
+
+
–
–
–
–
+
–
–
+
+ –
–
Style de vie**
–
Catégories du soi : Apparence Physique/Santé
+
Objets
– –
Personnes
–
Aspirations
+
+
–
–
–
+
–
–
–
–
+
+
+
+
+
+
–
–
Activités
+ +
–
Sentiments
–
Intérêts
–
Capacités
–
Qualités/Défauts Rôles***
–––
–––
–––
–––
–––
–––
Consistance Idéologie
–––
–––
–––
–––
–––
–––
Identité abstraite Compétences Valeur personnelle Stratégies d’adaptation
–
+
Autonomie Ambivalence Dépendance Actualisation
+
+
+
Réceptivité Domination Altruisme Sexualité Réf. Autres Opinions Autres
– +
–
– – –
* Nous n’avons pas retenu pour analyse la catégorie « dénomination simple » (sexe, date de naissance, lieu de résidence, etc.). ** Perception générale du style de vie. *** Comme aucune valeur ne peut être donnée à ces catégories (voir la note 19), nous indiquons leur mention dans le discours par le signe…
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générale « style de vie », qui renvoie à la perception générale qu’ont les femmes de leur propre expérience de vie à la rue ; les catégories plus spécifiques qui construisent le soi et qui sont au nombre de 27.
16.2.1.1. Modalités de la vie dans l’itinérance Les modalités de la vie dans l’itinérance rapportées par les femmes interviewées sont de nature diverse. Nous les avons synthétisées sous forme de six énoncés : 1) Survivre dans la rue est souvent associé à des pratiques, telles que la prostitution, la consommation et à la vente de drogues, qui se conjuguent pour constituer un cercle vicieux prostitution-drogues-rue inextricable (Axelle). D’autre part, les dangers liés à ces pratiques sont tout aussi considérables : viol, harcèlement policier, prison, mais aussi la brutalité des autres itinérants inhérente à ce mode de vie ; 2) La rue entraîne des réactions sociales négatives. En effet, les femmes vivant à la rue s’exposent à des remarques négatives de la famille, à l’absence de reconnaissance tant de la part de leurs pairs que de celle de la population en générale. Dans certains cas, celui qu’elles considéraient comme un ami, voire leur conjoint abuse d’elles ; 3) La vie dans l’itinérance implique aussi de vaquer quotidiennement à la satisfaction des besoins de base. Cela demande temps et énergie et on doit refaire inlassablement les mêmes démarches avec le sentiment de répétitivité et d’ennui que cela implique : Je fais rien de mes journées, dit Lynda ; 4) La vie à la rue constitue un stress important qui s’accroît grandement quand cela concerne ses propres enfants. En effet, les femmes à la rue qui ont des enfants craignent constamment que la DPJ (Direction de la protection de la jeunesse) ne leur en enlève la garde et limite ou carrément interdise les droits de visite. 5) La rue peut être vécue comme un univers enfermant qui peut entraîner des sentiments dépressifs. C’est dans cette optique que Lynda affirme : Moi j’aime vraiment pas ça là… c’est déprimant ; 6) Enfin, la rue constitue aussi un danger pour la santé physique : J’suis pus capable, ça me rend malade (Pascale).
16.2.1.2. Représentation du style de vie Comme l’indique le tableau 16.2, la catégorie « style de vie » se décline à la fois positivement et négativement selon les participantes à l’étude8. En fait, quand la représentation est qualifiée de positive, ce n’est pas tant parce 8. Ces appréciations ou commentaires prennent la forme d’énoncés du type : « Je n’aime pas être à la rue » ou « Je me débrouille avec ce que j’ai ». Par ailleurs, la catégorie « style de vie » regroupe aussi une multitude d’énoncés mettant en relation le style de vie et d’autres catégories constitutives du modèle de L’Écuyer. Ces énoncés témoignent donc de l’impact du style de vie itinérant sur l’organisation interne de la représentation du soi tel que le perçoivent les participantes. Les participantes tiendront alors des propos de ce type : « Je suis dans la rue, je n’ai rien. J’ai seulement mes vêtements. » En reliant ainsi, dans un même énoncé, deux catégories du modèle de L’Écuyer – en l’occurrence style de vie et possession d’objets –, la participante décrit l’impact qu’a son style de vie sur une catégorie du soi matériel.
342
L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
que les femmes font l’éloge de ce style de vie ou parce qu’elles affirment avoir délibérément choisi de vivre dans la rue, mais bien parce que leur condition de vie actuelle est jugée satisfaisante. Sur les neuf femmes rencontrées, quatre ont un discours positif concernant ce mode de vie. Par exemple, Isabelle en parle comme d’une autre expérience de la vie, alors que Renée dit que c’est une certaine manière de vivre, peut-être pas la meilleure et qu’il faut se compter chanceux d’avoir les ressources qui aident les personnes dans cette situation. Cette situation de vie est même considérée comme une expérience enrichissante, une occasion de croissance personnelle même si, pendant deux ans, ça été un combat de rue : c’est, tu protèges ta peau, disent Francine et Jeannine. Par ailleurs, cinq participantes (Christine, Axelle, Pascale, Lynda et Florence) décrivent ce milieu négativement, comme une épreuve : « Parce que t’es dans la rue, c’est une survie… c’est pas cool d’être dans la rue… c’est déjà l’enfer ici. » Certaines sont plus explicites et décrivent ainsi l’impact de la vie itinérante sur leur valeur personnelle : « J’ai une très mauvaise estime de moi » (Christine). Le tableau 16.2 indique aussi que la représentation positive ou négative varie selon les catégories. Ainsi, la catégorie « aspirations » est positive chez toutes les participantes, alors que la catégorie « objets » est négative chez presque toutes les participantes. Dans la même veine, le tableau 16.2 indique que certaines catégories sont mentionnées par plus de participantes que d’autres.
16.2.1.3. Relation entre la représentation du style de vie et les catégories Des différences intéressantes se profilent lorsqu’on met en relation les diverses catégories du soi et la représentation positive ou négative9 du style de vie que nous venons de présenter. Pour les cinq femmes dont la représentation est négative, les diverses catégories de la représentation de soi associées à la vie dans la rue se caractérisent par leur caractère contraignant. Arrêtons-nous à deux exemples :
9.
Des valeurs (+ –) ont été attribuées en fonction de la perception qu’ont les participantes de l’impact de leur style de vie (itinérant) sur chacune des catégories du Soi. Par exemple, pour Renée et Francine, qui affirment que le fait de marcher quotidiennement contribue au maintien de leur forme physique, nous avons attribué une valeur positive à l’impact du « style de vie » sur la catégorie « condition physique et santé ». À l’inverse, Pascale souligne que son « style de vie » aggrave son état de santé (impact négatif). Il y a toutefois cinq catégories pour lesquelles cette attribution de valeur ne peut être faite : dénomination simple, consistance, idéologie, rôle et identité abstraite.
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Lynda dit : « Je peux pas faire grand-chose comme personne dans la rue » (activités, goûts, intérêts) ; Florence révèle pour sa part : « Je me sens ligotée, attachée, étouffée », faisant référence à un sentiment d’impasse (affectif, émotionnel, etc.). Dans le cas des femmes pour qui la représentation est positive, les diverses catégories de la représentation de soi associées à la vie dans la rue revêtent un caractère de passage obligé. Par exemple, Francine dit : « Moi c’est le destin [qui l’a conduite à la rue], je crois très bien qu’on a une mission sur la terre (idéologie), j’avais besoin d’obstacles […] pour comprendre des affaires » (actualisation de soi). À la suite de quoi : « je sais que moi je serais capable de le réaliser [son rêve de devenir chanteuse populaire], c’est juste que j’attends d’être stable, d’être plus stable que je le suis, pour m’impliquer là-dedans » (aspiration).
16.2.1.4. Désir de sortir de la rue À l’analyse de la catégorie « aspirations », les données ont montré que certaines participantes parlaient de leur désir de sortir de la rue. Nous avons retenu ces propos à cause de leur importance dans le questionnement sur la représentation de soi. Ils sont, de fait, formulés explicitement par quatre participantes (Axelle, Lynda, Isabelle et Christine), et exprimés indirectement par deux autres (Florence et Pascale) ; trois femmes (Renée, Francine et Jeannine) ne font nullement mention de ce désir. Le désir de sortir de la rue se construit autour de trois caractéristiques : 1) il peut être profond et soutenu par des aspirations réalistes ou des conditions susceptibles de lui donner de la crédibilité (comme retourner aux études quittées en 4e secondaire pour Lynda), ou encore superficiel, appuyé par de vagues aspirations ou des projets en bonne partie irréalistes et non concrètement appuyés (retourner au mode de vie nomade pour Florence) ; 2) il peut être trompeur, soutenu qu’il est par un projet qui risque d’avoir un effet contraire à celui souhaité (aspirer à fonder une maison de thérapie, ce qui aura pour effet de maintenir la participante dans le milieu de vie itinérant [Christine] ; 3) enfin, il peut être lié à l’amélioration des conditions de vie, sans toutefois dénoter une volonté de sortir du milieu de l’itinérance (comme le désir de Pascale de se trouver un logement dans le réseau des services pour sans-abri). Le désir de sortir de la rue est mentionné par cinq des six femmes interviewées qui ont une représentation négative du style de vie (Axelle, Lynda, Christine, Florence et Pascale) ; seule Isabelle, qui a une représentation positive de la vie à la rue, évoque tout de même le désir d’en sortir.
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L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
16.2.2. LES ÉTAPES DU QUESTIONNEMENT SUR SOI La deuxième thématique renvoie aux étapes du questionnement sur la représentation de soi, étapes qui ont été, par ailleurs, évoquées au début de ce texte. Les propos recueillis permettent d’illustrer ces étapes, voire de les revisiter à partir de la situation concrète des femmes rencontrées. Tout comme dans les modèles théoriques proposés, on associe trois étapes à ce processus. Ces étapes sont désignées en reprenant directement les mots des femmes. La première étape est illustrée par la phrase je suis dans la rue et décrit un sujet qui se situe dans un milieu de vie particulier, reflétant une problématique centrée sur la survivance (Que fais-je dans la rue ?). On y note deux attitudes différentes : « en sortir » et « ne rien bouger ». La deuxième étape renvoie à « l’illusion » de s’en sortir. C’est une étape dite intermédiaire. Enfin, la troisième étape se résume par la phrase : Quand t’es itinérant et décrit la recherche d’une « identité abstraite de son soi » ; cela reflète une problématique centrée sur « l’identité du soi » (Qui suis-je ?)10.
16.2.2.1. Première étape : Je suis dans la rue La première étape, résumée par la phrase être dans la rue, se retrouve dans les propos de six des femmes interviewées, dont les cinq plus jeunes (moins de 25 ans). Parmi ces femmes, deux vivent une instabilité résidentielle depuis près de cinq ans, deux depuis deux ans et une depuis sept mois. La sixième femme, Isabelle, pour qui l’expérience d’être sans domicile fixe est récente (trois mois), est cependant beaucoup plus âgée (42 ans). Dans ce groupe on retrouve deux attitudes opposées : « en sortir » et « ne rien bouger ». « En sortir » « En sortir » désigne le projet de changer de style de vie, observé chez deux femmes : Lynda et Isabelle. Illustrons cette attitude par les propos de Lynda. Lynda (sept mois d’instabilité résidentielle) ne supporte pas ce mode de vie. Elle dit : « Ça me fait chier …. Moi, j’aime vraiment pas ça. » Elle dévalorise son style de vie, estimant qu’il a un impact négatif sur ses activités, ses intérêts, ses émotions, ses compétences, etc. Elle aspire à retourner à l’école (elle a terminé une 4e secondaire) car elle ne veut pas être sur le B.S. toute sa vie. Enceinte de sept mois, elle est préoccupée par l’attitude de la
10. L’identité de soi est la caractéristique psychique la plus profonde du soi personnel (L’Écuyer, 1994, p. 53).
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DPJ à l’égard du bébé à venir, espérant le garder et se consacrer à son rôle de mère : « Je vais tout faire pour que cela n’arrive pas » (se faire enlever l’enfant), dit-elle. « Ne rien bouger » L’idée de ne rien bouger renvoie à l’attentisme et la continuation de ce style de vie. Cette attitude caractérise les attitudes de trois participantes à l’étude : Renée et Francine, qui vivent l’instabilité résidentielle depuis près de deux ans, et Jeannine, qui est dans la même situation depuis cinq ans déjà. Francine est l’exemple type. Elle estime que ce mode de vie constitue une expérience au cours de laquelle elle a pu se réaliser, apprendre à faire face aux difficultés et à se valoriser. Elle affirme qu’il s’agit d’une bonne expérience. Elle ne remet rien en question et ne mentionne aucun impact négatif de ce mode de vie sur la représentation d’elle-même (catégories de soi). Elle manifeste l’aspiration d’un très lointain projet : devenir une chanteuse populaire.
16.2.2.2. Deuxième étape : une étape intermédiaire Entre la problématique de la survivance et celle de l’identité abstraite, on a pu repérer, dans nos données de recherche, une étape intermédiaire marquée par l’ambivalence. Nous la nommons « s’illusionner » Elle renvoie à un désir explicite de quitter ce style de vie sans que ce désir repose sur un projet plausible. Christine (cinq ans d’instabilité résidentielle) sert d’exemple. Même si elle décrit ce mode de vie comme un enfer ; j’aime pas ça, dit-elle, les difficultés ne sont pas suffisamment importantes pour qu’elle élabore un projet réaliste de sortie de la rue. Son aspiration est, en effet, d’ouvrir une maison pour les gens dans le besoin. De fait, ce projet est en continuité avec l’idée d’altruisme (catégorie qui renvoie à la « manière dont la personne rend service ») qu’elle mentionne comme l’élément le plus important de la représentation qu’elle se fait d’elle-même11. Elle transpose ainsi dans le futur ce besoin de rendre service aux autres. Mais ce projet risque fort de ne pas lui permettre de sortir de la rue, car elle mentionne
11. Après avoir répondu à la question Qui suis-je ?, les participantes étaient invitées à choisir l’élément le plus important selon elles pour les définir. Les cinq participantes plus jeunes ont choisi un élément dans la sous-structure « préoccupations et attitudes sociales ». Ainsi, Christine, Jeannine, Francine et Renée ont répondu l’altruisme (manière dont la personne rend service ou même se met au service des autres sans rien attendre en retour : L’Écuyer, 1994, p. 59), et Lynda la réceptivité aux autres (attitude positive à l’égard des autres : L’Écuyer, 1994, p. 58). Les quatre plus âgées ont choisi un élément de la sous-structure « identité de soi ». Axelle, Pascale et Isabelle ont choisi un rôle et Florence l’identité abstraite (références existentielles vagues ou identification de soi à une certaine catégorie comme « je suis syndicaliste » : L’Écuyer, 1994, p. 55).
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que son altruisme l’a déjà mise dans des situations problématiques : « Je donne tout à tout le monde. J’ai rien. Pis en plus de ça ils [les autres] profitent de moi. » En continuant d’aider les autres itinérants, elle risque de perpétuer son mode de vie actuel et de ne pas vraiment s’en sortir. Son projet serait alors une illusion pour ne pas changer la situation.
16.2.2.3. Troisième étape : Quand t’es itinérant12 La troisième étape vers la représentation de soi en tant qu’itinérant se résume dans l’expression être itinérant. On retrouve ce type de posture chez trois des neuf femmes interviewées : Axelle, Pascale et Florence. Elles ont en commun une représentation globale négative de leur style de vie. Cette étape prend deux figures différentes : l’« identification », c’est-à-dire l’adoption de « l’identité abstraite » d’itinérant, et le « conflit », soit la résistance à l’adoption de cette « identité abstraite ». L’identification Cette attitude est celle de Pascale qui vit, depuis 19 ans, dans l’instabilité résidentielle. Bénévole dans un centre pour itinérants, elle dit d’elle-même quand t’es itinérant et elle se définit par une activité : le travail bénévole dans le milieu des sans-abri. Tout en lui apportant une certaine valorisation qu’elle formule de la manière suivante : tsé que c’est plus valorisant pour la personne qui le fait que pour celui qui le reçoit, ce rôle l’aide beaucoup. J’suis moins malade, dit-elle. Bien qu’elle juge très négativement ce mode de vie, elle s’y est adaptée. Elle est intégrée au point où elle fait de cette « identité abstraite » un élément central de sa représentation de soi. Le conflit Le conflit illustre ce que l’on a défini comme étant une sorte de résistance à l’adoption de l’identité itinérante. Il correspond à l’attitude de deux des femmes interviewées : Florence et Axelle. Illustrons cette résistance par les propos de Florence. Florence, qui vit depuis cinq ans l’instabilité résidentielle, précédée de périodes de nomadisme, dit : « La situation dans laquelle je vis aujourd’hui, oui ça en est de l’itinérance. Sauf que pour moi, esprit, j’aime pas ce mot-là, pis, je fite pas dans le décor non plus. Je préfère, esprit, être la gitane, être la bohémienne, la gypsie. » Depuis qu’elle est jeune, Florence se sent différente. Après une tentative de stabilisation dans un mariage vécu comme une petite prison là, tu sais, dorée, elle a tout quitté pour une vie de bohémienne pendant plus de 12. On peut se référer à l’article de Laberge et al. (2002) et au rapport de Mercier et al. (1999) pour ce questionnement.
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18 ans. De fait, c’était un état de nomadisme décrit ainsi : c’est ne pas avoir d’ancre nulle part. Tu peux aller n’importe où. Mais, comme elle le dit, maintenant la magie ne fonctionne plus car je suis complètement brûlée de 50 à 55, c’est même pus vivre au jour le jour, c’est survivre au jour le jour. Peut-être à cause d’une dépression sévère qu’elle mentionne en entrevue, elle ne peut plus retrouver son mode de vie antérieur, soit déménager après un certain temps et recommencer sans problème sa vie comme auparavant. Elle est coincée entre deux représentations : celle du passé et celle du futur.
16.2.3. RELATION ENTRE LES ÉTAPES ET LE QUESTIONNEMENT SUR SOI Après avoir présenté les quatre balises du questionnement sur la représentation de soi des femmes vivant dans la rue et dégagé ses trois étapes, nous abordons une troisième thématique : celles des relations entre les balises et les étapes du questionnement. Comme nous le verrons, leur analyse révèle des représentations de soi contradictoires dans le discours des femmes qui nécessitent de leur part la recherche d’un sens à donner à ces représentations. L’examen du tableau 16.3 dans lequel les balises du questionnement de soi sont réparties selon les trois étapes et leurs sous-groupes dévoile les contradictions suivantes dans la représentation de soi. Par exemple, les participantes se représentent les conditions de vie comme extrêmement difficiles tout en ayant une représentation positive du mode de vie. Ou elles ne désirent pas sortir de ce mode de vie (celle du groupe « ne pas bouger ») ou s’y enlisent depuis longtemps (celle des autres groupes) bien qu’elles aient une représentation très négative des conditions de vie. La question qui se pose alors est la suivante : comment les participantes vont-elles résoudre la question du sens à donner à ces représentations contradictoires ? Reprenons les étapes les unes après les autres pour y découvrir le sens donné par les femmes. La première étape comprend deux attitudes. L’attitude « en sortir » est celle de Lynda et d’Isabelle. Isabelle sert d’exemple. Tout en reconnaissant que les conditions de vie sont difficiles et qu’elle a le désir d’en sortir, Isabelle (trois mois d’instabilité résidentielle) a une représentation positive de son style de vie. Elle donne sens à ces différentes représentations en disant qu’elle vit une période de transition avant de se réinstaller à quelque part et d’avoir su tirer profit de sa situation. La deuxième attitude, « ne pas bouger », est adoptée par trois participantes, Renée, Jeannine et Francine, qui reconnaissent que leurs conditions de vie sont difficiles tout en ayant à la fois une représentation positive du style de vie, aucun désir d’en sortir et des aspirations positives dans le
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L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
Tableau 16.3
Étapes du questionnement sur la représentation de soi Étape 1 « Je suis dans la rue »
Étape 2 S’illusionner
Étape 3 « Quand t’es itinérante »
Étape 3 « Quand t’es itinérante »
Sous-groupes
En sortir
Ne pas bouger
Identification
Conflit
Participantes
Isabelle et Lynda
Renée, Jeannine et Francine
Christine
Pascale
Axelle et Florence
Conditions difficiles
Oui
Oui
Oui
Oui
Oui
Représentation de la rue
Positive ou négative
Positive
Négative
Négative
Négative
Présence d’aspirations positives
Oui
Oui
Oui
Oui
Oui
Désir de sortir de la rue
Oui
Non
Oui
Oui
Oui
Que fais-je dans ce milieu ?
Je vis une période de transition
Je vis un passage obligé
Pas de réponse
Caractère contraignant
Caractère contraignant
Qui suis-je ?
–
–
–
Je suis itinérante
Je ne veux pas être itinérante
futur. Comment résoudre ces incohérences dans leur discours ? En disant qu’elles vivent un passage obligé. Par exemple, Jeannine souligne : « Si je suis dans la rue, c’est peut-être parce que j’ai des choses à travailler. Je réussis à mener une bonne vie pis à être heureuse ; pour l’instant je veux juste apprendre à être plus responsable. » Dans l’étape intermédiaire, Christine reconnaît aussi que les conditions de vie sont difficiles. Elle a toutefois une représentation négative du style de vie, le désir d’en sortir, et les aspirations sont positives. Mais elle vit cette situation d’itinérance depuis cinq ans. Cette femme se réfugie, comme solution, dans l’aspiration d’ouvrir une maison de thérapie. Puisque, manifestement, ce projet ne lui permettra pas de sortir de la rue dans un futur immédiat, nous avons nommé sa solution « s’illusionner ». Celle-ci permet de dire tout haut je veux m’en sortir tout en ne sortant pas de la rue. C’est l’entre-deux, laissant en suspens une réponse qui donnerait sens à ses représentations de soi. Dans la troisième étape, on retrouve les mêmes caractéristiques, si ce n’est que les participantes, plus âgées, vivent une période qui se prolonge davantage dans l’itinérance. Ces femmes portent aussi un regard critique
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sur leur style de vie. Vu le temps passé dans la rue, elles ne peuvent évoquer ce que nous avons appelé « le passage obligé ». Elles en parlent plutôt comme d’un milieu ayant un « caractère contraignant ». Axelle mentionne « J’ai pas personne », faisant référence à un épuisement du réseau relationnel. Mais cette réponse ne résout pas les contradictions entre les représentations de soi. Où trouver la réponse ? Dans un questionnement sur leur « identité de soi » selon les termes du modèle expérientiel-développemental, à savoir « Qui suis-je ? ». Deux cas de figure se dégagent : le conflit et l’acceptation. Le premier terme, le conflit, est suscité par l’adoption d’une représentation de soi en tant qu’itinérante. Prenons l’exemple de Florence, qui refuse de se reconnaître comme telle. Durant la majeure partie de sa vie adulte, elle pouvait rationaliser son « identité de soi » comme étant celle d’une bohémienne. Mais, depuis cinq ans, sa situation lui renvoie l’image d’une itinérante au sens de sans-abri. Son conflit est le suivant : ne pas accepter l’identité abstraite d’itinérante, tout en sachant que « la magie ne fonctionne plus » et qu’elle ne peut se soustraire à ce mode de vie. Elle est piégée. Elle doit maintenant faire face à une situation qui nécessite une transformation majeure d’elle-même et l’acquisition de nouvelles compétences. Elle s’en sent probablement incapable. Autrement dit, l’ampleur de la tâche dépasse ses compétences et ses capacités, et cette femme considère peut-être qu’elle n’a plus les ressources pour surmonter la situation. Comme cela devient de plus en plus impossible, elle est envahie par l’idée d’attenter à ses jours. Autrement dit, ce qu’elle a fui toute sa vie l’a rattrapée : l’itinérante (déguisée) refuse encore d’intégrer l’identité dans son soi, mais cela lui est de plus en plus difficile. Le deuxième cas de figure est l’acceptation de « l’identité de soi » en tant qu’itinérante. Comme nous l’avons dit précédemment, Pascale s’est intégrée dans ce milieu et y trouve sa satisfaction. Mais son type d’intégration, bénévole dans une ressource pour itinérantes où elle trouve son réseau social, soulève la question suivante : adopte-t-elle vraiment une représentation de soi comme itinérante ? Vexliard mentionne, dans son modèle, que l’adoption de la représentation de soi comme itinérant se produit quand on prend conscience de « l’ensemble des moyens que l’on est obligé d’employer pour subvenir aux besoins élémentaires de la vie, lorsque l’emploi des moyens socialement reconnus est devenu impossible. Le nouveau procédé situé hors des règles du jeu habituel consiste essentiellement à recevoir sans rien donner en échange » (Vexliard, 1950, p. 634). Pascale s’est insérée dans le réseau des ressources en itinérance et accepte d’y satisfaire ses besoins identitaires, affectifs, sociaux et matériels selon les modalités de ce milieu. Mais elle fait du bénévolat et en retire une satisfaction plus grande que celle des personnes
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qui bénéficient de son travail. Cet exemple indique que la représentation de soi en tant qu’itinérante est une représentation complexe, pouvant prendre diverses formes, comme celle d’adhérer aux valeurs et aux modalités de fonctionnement des ressources pour personnes seules et itinérantes pour satisfaire ses besoins13, tout en gardant sa capacité de donner en échange, comme dans le cas de Pascale. Mais, au-delà de cette complexité, l’exemple de Pascale ne montre-t-il pas qu’au cœur d’une représentation de soi comme itinérante demeure le désir de liens et d’échange social avec autrui, base des aspirations positives présentes chez toutes les femmes interviewées ?
CONCLUSION Cette étude exploratoire auprès de neuf femmes vivant un épisode d’itinérance plus ou moins long visait à mieux connaître leurs représentations de soi, plus précisément à mieux comprendre comment se construit le questionnement sur le soi en situation d’itinérance. Située dans le cadre théorique du career process, l’étude a adopté le modèle expérientieldéveloppemental du soi qui permet de mesurer les divers aspects de la représentation de soi et d’analyser leurs interrelations. Le recours à ce modèle a mis en évidence que les femmes en situation d’itinérance développent un questionnement sur leur représentation de soi en trois étapes, fondé sur quatre thématiques : les modalités de la vie itinérante, la représentation du style de vie, sa relation avec les catégories du soi et le désir de sortir de la rue. La configuration de ces quatre thématiques varie à chaque étape et sous-tend un changement dans le questionnement. À la première étape, le questionnement porte sur le sens de la vie dans la rue, c’est-à-dire sur les raisons pouvant expliquer qu’elles vivent une telle situation, suivie d’une étape intermédiaire marquée par un questionnement peu défini. La troisième étape est caractérisée par un questionnement sur le sens de son existence dans la rue. À chaque étape, la réponse au questionnement varie. Durant la première étape, les femmes soutiennent qu’elles vivent soit une période de transition, soit un passage obligé dans la rue, la différence s’expliquant en partie par la présence ou l’absence du désir de sortir de la rue (et le temps passé dans la rue). Au cours de la deuxième étape, le questionnement est moins défini et aucune réponse n’a pu être décelée, comme si la femme vivant cette étape semblait ambivalente sur le sens à donner à ce mode de
13. Lucchini évoque que « l’attachement et le sentiment d’appartenance au monde de la rue sont forts lorsqu’il [l’enfant] y trouve une place qui satisfait ses différents besoins (identitaires, affectifs, sociaux, matériels) (2001, p. 75).
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vie. À la troisième étape, au questionnement sur le mode de vie les femmes répondent qu’il revêt un caractère contraignant. Mais comme cela ne donne pas un sens à ce mode de vie, elles sont amenées à se poser une autre question plus susceptible de donner ce sens : Qui suis-je ? La réponse à ce questionnement est l’objet d’un conflit selon les femmes : je suis itinérante ou je ne veux pas être itinérante. Ces résultats vont dans le sens des études qui ont montré que vivre dans la rue met à l’épreuve la représentation de soi et qu’avec le temps la représentation de soi peut devenir celle d’une itinérante. Mais ce n’est pas une lutte pour garder une représentation de soi positive. Les données de la recherche indiquent plutôt que c’est une lutte pour donner sens à des représentations de soi contradictoires entre elles sous certains aspects. Et lorsque les femmes adoptent une représentation de soi en tant qu’itinérante, cela ne veut pas dire qu’elles soient des sans-abri ; c’est plutôt qu’elles ont choisi de satisfaire leurs divers besoins dans les ressources de ce milieu de vie. Le modèle de questionnement sur la représentation de soi des femmes vivant dans la rue que nous avons dégagé demeure en grande partie théorique, car il ne s’appuie que sur un nombre très restreint d’entrevues. De plus, il laisse en suspens un grand nombre de questions, les données ne pouvant fournir de réponses. Malgré ces lacunes, il demeure un modèle pouvant indiquer des pistes de compréhension du sens donné par les femmes à un mode de vie très difficile.
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L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
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C H A P I T R E
17 AGIR SUR SA SANTÉ EN SITUATION D’ITINÉRANCE1 Roch Hurtubise Shirley Roy Marielle Rozier Daphné Morin
L’itinérance est reconnue comme une source de grande vulnérabilité et une préoccupation constante pour les intervenants de la santé. Les populations en situation d’itinérance sont difficilement accessibles et souvent perçues comme réfractaires aux pratiques habituelles de soins, de traitement et de prévention. La diversité des besoins en matière de soins et de services de santé constitue un défi important pour l’intervention (Carrière, Hurtubise et Lauzon, 2003). Dans ce texte, nous présentons les résultats d’une recherche qui permet de mieux saisir le rapport à la santé et à la maladie des personnes itinérantes et d’interroger les pratiques et services qui leur sont destinés.
1. L’analyse est basée sur les entrevues réalisées dans le cadre de deux recherches. La première recherche, « Construction identitaire et représentations de la maladie chez les personnes itinérantes », a été financée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) de 2000 à 2003. La seconde, « Représentations du risque et de la maladie (VIH/sida) chez les personnes itinérantes », a été financée par le Conseil québécois de la recherche sociale (CQRS) et par le Centre québécois de coordination sur le sida (CQCS) de 2001 à 2003.
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L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
Les problèmes de santé physique qu’éprouvent les personnes itinérantes sont généralement associés à leurs conditions de vie. En effet, ces personnes sont confrontées à un ensemble de problèmes spécifiques : hypothermie, coups de chaleur, dermatoses, parasites, intoxication, surdose, tuberculose2, carences nutritives, etc. (Raynault, 1996 ; Weinreb et al., 2005). Une littérature importante tend à démontrer que les problèmes de santé des personnes itinérantes sont plus chroniques et que de nouveaux problèmes se sont ajoutés (Ambrosio et al., 1992 ; Daly, 1990 ; Fournier, 2001 ; Hatton et Fisher, 1999 ; Martens, 2001 ; Power et al., 1990 ; Victor, 1997 ; De Matteo et al., 1999 ; Marks et al., 2000 ; Roy et al., 2000, 2003 ; Koegel, 1992 ; Anderson, 1996 ; MSSS, 1997a ; Raba et al., 1990). Parmi ceux-ci, le virus d’immunodéficience humaine (VIH)/sida3, qui s’avère être une maladie endémique importante (O’Connell, 2005 ; Wright et al., 1998 ; Hwang et Dunn, 2005 ; Perreault, 1994 ; Davidson, 2004). Les personnes itinérantes, vulnérables en ce qui concerne leur santé physique, ne posséderaient pas une grande capacité à mobiliser les ressources disponibles autour d’elles et à prendre soin d’elles-mêmes (Boydell et al., 2000 ; Laberge et al., 2000a). Souvent, aussi, leurs problèmes s’aggravent parce qu’elles attendent trop longtemps avant de consulter (Desai et Rosenheck, 2005). Réputées pour être de « mauvaises » utilisatrices des services, les personnes itinérantes auraient tendance à réagir seulement en situation de crise (Marks et al., 2000 ; Stein, Lu et Gelberg, 2000) et à utiliser surtout les services d’urgence des centres hospitaliers (Kushel et al., 2001 ; Swanborough et Parkes, 1994 ; Thibaudeau, 2000). Les difficultés rencontrées dans leurs rapports quotidiens avec les ressources en santé (difficultés d’ordre interpersonnel, relationnel, problèmes de perceptions négatives et de non-conformité aux règles des établissements, etc.) complexifient davantage leur situation. En fait, malgré des besoins importants, les personnes itinérantes sont les personnes les moins bien servies par les services de santé, tant pour la prévention que pour l’intervention (Webb, 1998 ; Roy et al., 2006a).
2. En ce qui concerne la tuberculose, par exemple, le nombre de personnes itinérantes ayant contracté cette maladie est de trois à six fois plus élevé que dans les milieux de la prostitution (survival sex) (Myers et al., 1995 ; Haley et al., 2002 ; Gendron, 2001 ; Bruneteaux et Lanzarini, 1999 ; Roy et Duchesne, 2000 ; Weeks et al., 1998) ou dans la population en général (Weinreb et al., 2005). 3. La progression de cette maladie s’explique entre autres par le partage de seringues souillées au moment de la consommation de drogues intraveineuses et par des pratiques sexuelles non protégées, que ce soit dans des rapports privés ou marchands.
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Une meilleure compréhension des représentations de la santé et de la maladie, du risque et de la prévention chez les populations itinérantes permettrait d’améliorer les actions publiques en matière de santé. Très souvent, les témoignages des personnes itinérantes sont révélateurs d’un écart entre les perceptions et les priorités des professionnels et celles des usagers des services, écart qui illustre les difficultés de compréhension des attentes et des rôles respectifs de chacun. L’analyse des représentations sociales offre une perspective fructueuse pour saisir ces jeux de dynamiques parfois contradictoires, parfois complémentaires des représentations de la santé et de la maladie. En effet, les théoriciens des représentations sociales ont noté les rapports complexes qui existent entre action et représentations (Jodelet, 1989 ; Paicheler, 1999). Si ces dernières comportent toujours une part créative, c’est-à-dire sont l’expression d’un sujet dans son interprétation du monde et des autres, elles témoignent simultanément de l’appartenance sociale des individus (intériorisation d’expériences, de modèles de conduite et de pensée inculqués ou transmis) et des formes d’action mises en œuvre en matière de santé (Jodelet, 1989). Pour les personnes itinérantes, ce double mouvement de création et d’adaptation se fait dans le contexte particulier de la vie dans la rue, qui transforme de façon importante, voire radicale, les représentations de la vie et des rapports interindividuels et sociaux. La perception de soi et les repères temporels s’en trouvent tout aussi affectés. En effet, la projection de soi est réduite aux contraintes de l’immédiat et de la quotidienneté. Dans un tel contexte, le choix et l’organisation des actions se font selon des priorités différentes, mettant l’accent sur la nécessité de survivre (manger, dormir, se désennuyer, etc.), reléguant les idées de planification et de futur à un projet lointain. Par ailleurs, de nombreux travaux mettent en évidence que l’expérience de la rue affecte de façon très négative l’image de soi, la perception de sa propre valeur et de sa capacité personnelle à s’en sortir (Snow et Anderson, 1993).
17.1. DES AGIRS DIVERSIFIÉS EN MATIÈRE DE SANTÉ ET DE MALADIE Ces constats renvoient indéniablement à la nécessité de mieux comprendre les modalités d’agir des personnes itinérantes en matière de santé. Dans le cadre de ce texte nous présentons les résultats partiels d’une recherche portant sur les représentations et l’agir des personnes itinérantes en matière
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de santé4 et, plus spécifiquement, des personnes qui vivent l’expérience de la rue. De la stratégie de survie, en passant par la dépendance jusqu’à la démission, de nombreuses manières de faire, que nous qualifions ici d’agir santé/maladie, peuvent être observées chez les personnes itinérantes lorsqu’elles sont confrontées à la maladie. La caractéristique principale de cet agir est celle relative à l’issue : comment voit-on l’issue de sa situation au regard de la maladie ? C’est à partir de cette perspective dans laquelle on s’inscrit vis-à-vis de la maladie que d’autres dimensions viennent contribuer à la construction de chacun des agirs : la genèse (d’où vient la maladie), la définition (ce que sont la maladie et la dynamique qui l’accompagne), la posture de l’individu (son attitude à l’égard de la maladie), la place des autres (les réseaux de proximité, les professionnels, les institutions sanitaires et sociales, les ressources communautaires). L’analyse nous permet de retenir quatre formes d’agir : l’agir paralysé, l’agir bricolé, l’agir tactique et, enfin, l’agir contraint. L’élaboration d’une telle typologie ne constitue pas une fin en soi et n’a pas pour objet de classer des personnes (Schnapper, 1999). Ces logiques renvoient à des idéaux-types qui permettent de mieux comprendre de quoi sont faites les représentations de la maladie lorsqu’on vit dans l’itinérance. Cette construction est un outil qui permet d’interpréter et de comprendre les conduites des individus5.
4. Sur le plan méthodologique, nous avons adopté une approche qualitative où l’imaginaire itinérant est exploré à partir du discours des personnes en situation d’itinérance. Les entretiens de type semi-structuré exploraient les représentations des personnes itinérantes à partir de deux grands axes. Le premier se rapportait à leurs conditions d’existence ; le second couvrait les représentations de la maladie en général et du VIH/sida en particulier et incluait les thématiques rattachées comme la conception du risque, de la prévention, des soins, de la santé, les habitudes de vie, les habitudes de consommation de médicaments, d’alcool, de drogues. À la fin de chaque entrevue, l’interviewé a rempli une fiche signalétique indiquant des données sociodémographiques et relatives à son état de santé. Nous avons utilisé le logiciel NVivo, un outil d’analyse de contenu des entretiens. Au total, nous avons réalisé 21 entrevues en profondeur avec des hommes (17) et des femmes (4). La population d’étude comprend des personnes dans tous les groupes d’âge : quatre d’entre elles ont entre 18 et 29 ans, treize, entre 30 et 44 ans et quatre ont plus de 45 ans. Leur condition de domiciliation était variée : dans la rue (5), dans les refuges (15), en logement (1). Même si l’état de santé n’était pas un critère de sélection, six personnes se déclarent à la fois atteintes du VIH/sida et de l’hépatite C, une est en attente de résultat, une autre dit souffrir d’un cancer, sept sont utilisatrices de drogues injectables, plusieurs parlent de problèmes d’alcool, de toxicomanie, quelques-unes parlent aussi de dépression ou de schizophrénie. 5. En ce sens, les agirs ne caractérisent pas des personnes de manière exclusive. Comme le souligne Schnapper, l’analyse typologique « […] vise à formuler une relation, c’est-àdire un rapport abstrait ou intellectuel. […] Elle implique que les individus, au cours du temps, sont susceptibles de faire des expériences successives qui se rapprochent plus ou moins de l’une ou l’autre des relations élaborées dans l’analyse typologique » (1999, p. 115).
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17.1.1. L’AGIR PARALYSÉ : NE PAS POUVOIR FAIRE La condition de plusieurs des personnes rencontrées est caractérisée par une incapacité à faire quelque chose pour améliorer leur santé, une situation bloquée qui ne permet pas d’agir. Dans cette forme d’agir, la maladie est d’abord définie comme le résultat des conditions de vie et des risques associés au contexte de la vie dans la rue. L’individu s’y présente comme ayant peu de pouvoir sur sa condition, et la perspective évoquée est celle d’un enlisement inéluctable à court ou à moyen terme. La vie itinérante crée les conditions favorables à l’émergence de la maladie et un environnement pathogène qui serait à l’origine du développement de divers problèmes de santé. Dans le quotidien de la rue, il est impossible pour l’individu de se protéger de la maladie ; c’est un milieu où il est difficile de prendre adéquatement soin de soi. Ce n’est pas d’une absence de souci de soi qu’il est question, mais plutôt d’un échec à concrétiser ce souci. La rue est un milieu à risque tant du point de vue de la santé physique que de la santé mentale. La maladie arrive de l’extérieur, parfois sous la forme d’une agression directe (conséquence de la violence ou d’attaques d’autrui), de l’exposition à des maladies contagieuses, ou encore de la transformation des conditions de vie, que ce soit par des événements exceptionnels liés au climat (chaleur extrême ou période de froid intense) ou à la vie urbaine (interventions policières, nettoyage des espaces publics, etc.). Il n’y a pas un seul ennemi véritablement identifié contre lequel on doit se défendre et dont on se protège. On se retrouve confronté à une menace diffuse au milieu de laquelle on est pris et qui pourrait nous anéantir. De plus, certaines pratiques de la rue favoriseraient la prise de risque et l’adoption de comportements néfastes pour la santé. La dynamique évoquée concerne aussi la maladie mentale, car ce milieu présente les conditions favorables au développement du stress, de la dépression ou à l’émergence d’épisodes psychotiques : « péter sa coche » est chose courante lorsqu’on n’arrive plus à supporter la souffrance et les difficultés du quotidien de la vie itinérante. L’individu est victime et sans ressources. Il se trouve, malgré lui, enfermé dans une diversité de problèmes difficiles à distinguer et à comprendre. Tout est problématique et la maladie ne semble pas constituer un champ spécifique de l’existence puisque s’entremêlent les problèmes économiques, relationnels, personnels, etc. On peut observer un nivellement des problèmes, le gommage des échelles de gravité et des priorités. Il s’agit peut-être d’une faculté d’adaptation ou encore d’une « tolérance » à la douleur, à la souffrance et aux problèmes de toutes natures. Dans ce contexte, le corps n’est à peu près jamais décrit comme malade et
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potentiellement objet de soins ; la santé semble se résumer à une capacité fonctionnelle globale : celle de marcher, de respirer, d’observer, de se protéger et de se défendre. On n’est pas malade tant qu’on est en vie. Les conditions de vie difficiles apparaissent habituelles, voire incontournables. C’est dans l’ordre des choses de l’itinérance ; la banalisation d’un drame quotidien qui se reproduit. Pour certaines personnes, les problèmes de toxicomanie sont intimement liés à la condition itinérante, et la consommation décrite comme une prise de risque normale et habituelle. Alors, tout en sachant que l’on aggrave son état de santé, on persiste : c’est une habitude. Il y a une sorte de fatalisme : un homme dira que sa maladie c’est la drogue, qu’il est pogné avec jusqu’à la fin de ses jours. Les discours sont fortement imprégnés d’une notion d’injustice dont les sources sont diffuses : la vie est injuste ; ce n’est ni sa faute, ni celle des autres. À la lumière des expériences personnelles passées, il s’avère que la vision que l’on a du monde est une vision sous-tendue par un immense fatalisme qui engloutit, par un regard désabusé sur le monde et sur soimême. Ces idées d’impuissance et d’injustice sont renforcées par la méfiance à l’égard des actions préventives et curatives en matière de santé : certaines personnes qui n’ont rien fait de répréhensible et qui n’ont pas pris de risque ne sont-elles pas pourtant gravement malades (les enfants malades, les victimes de certains cancers) ? Personne, ni individuellement ni collectivement, ne pourrait rien changer à son destin ; c’est un peu comme une pensée magique qui ne joue jamais pour soi. Les personnes itinérantes sont fréquemment, voire régulièrement en contact avec les ressources communautaires et avec le milieu médical institutionnel. Ces ressources peuvent être vues comme une réponse aux besoins ou considérées comme non fiables, incompétentes ou inexistantes. Le service reçu suscite méfiance et critique : la consultation est trop brève et mal ciblée puisque la confiance et surtout l’intérêt du personnel de la santé n’y sont pas. Plusieurs obstacles à l’intervention sont évoqués : refus de prestation de soins faute d’être inscrit au régime d’assurance maladie, difficultés à se procurer les médicaments faute d’argent, absence de motivation, accessibilité problématique, difficulté dans le suivi des traitements. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant qu’une attitude de retrait ou de refus des soins ne se développe. Il faut mettre à distance le milieu médical pour éviter d’attraper les maladies des autres (la gale, les poux, les puces, l’hépatite, le VIH). Les actions déployées par les personnes itinérantes sont ponctuelles ; elles sont une forme de sortie temporaire de l’itinérance, une mise entre parenthèses : elles ne constituent nullement une transformation des manières de faire et de penser. Les moyens utilisés permettent de suspendre le temps,
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de faire une pause : aller en thérapie, passer quelques jours à l’hôpital, se reposer en désintoxication ou encore, plus simplement, dormir. Il ne s’agit pas d’effectuer un tournant, mais plutôt de rassembler les éléments perdus (sommeil et alimentation) qui permettront de se refaire des forces afin de pouvoir affronter à nouveau la rue, pour poursuivre sa vie ensuite. Il s’agit plutôt de ralentir la dégringolade, de mettre un frein à l’emballement (toxicomanie, risque de dégradation de la santé mentale, risque d’aggravation qui conduirait à la mort, etc.). Cet objectif minimal vise à garder la tête hors de l’eau mais ne modifie pas l’état de santé. De plus, c’est à travers la non-divulgation de la maladie que l’on arrive à ne pas être malade : ne pas révéler la maladie, à soi ou aux autres, pour éviter qu’elle ne prenne forme. Ici, la mobilisation devant la maladie est plutôt une stratégie qui a pour objectif de la rendre inexistante, de la reléguer à un autre univers afin qu’elle ne vienne pas vous atteindre. Ne pas parler de la maladie a pour fonction de l’éloigner de soi, de la mettre au placard. Cet agir repose sur le silence et l’oubli. Cet effort constant qui vise à éloigner la maladie est un travail de l’esprit qui mobilise la force de caractère, le discernement et la capacité à maintenir une forme d’équilibre. Il n’y a donc pas un système d’action spécifique qui vise le soin ou le traitement. Dans la survie, la maladie apparaît comme une dimension de l’existence parmi d’autres, une dimension présente mais non prioritaire. Dans ce cas de figure, l’agir ne repose pas sur l’adhésion à un univers normatif partagé qui s’organiserait autour d’une lecture commune de la santé avec les experts de la santé. L’agir en santé est impossible puisque la santé ne correspond pas à une sphère spécifique de l’existence des personnes. L’impression est celle d’une confusion où tous les problèmes s’entremêlent et rendent l’identification des solutions très complexe. Les personnes sont isolées et concentrées essentiellement sur l’immédiateté de la survie. En fait, le poids du contexte est tel qu’il paralyse l’agir et le rend improbable.
17.1.2. L’AGIR BRICOLAGE : FAIRE AVEC Contrairement au cas précédent, la dominante est, ici, la présence d’un agir en matière de santé, essentiellement défini par la mise en œuvre d’une réponse à la maladie. La maladie structure l’action pour une amélioration potentielle, une prise en compte de l’état de malade. La maladie vient de l’intérieur. Elle est là, on sait qu’elle va finir par frapper mais on ne sait pas quand. C’est une maladie terroriste, un envahisseur/occupant qui peut frapper n’importe quand, prêt à vous avaler, à occuper totalement votre espace. C’est une entité autonome qui va se manifester à l’intérieur de soi
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et qu’il faudrait tenir en respect. Si la maladie se rapproche, elle pourrait prendre toute la place et s’accompagner d’une détérioration de l’image de soi (ne plus être un être humain digne de reconnaissance, devenir un numéro, avoir un statut d’itinérant, passer de celui de sans domicile fixe à celui de schizophrène malade mental stigmatisé, par exemple). La voie par laquelle la maladie arrive est parfois celle des idées. En conséquence, il s’agit de chasser l’idée, de ne pas y prêter attention afin qu’elle n’existe pas, pour que « les petits bobos ne sortent pas ». Dans cette logique, l’individu est campé dans la distanciation : il faut tenir à distance la maladie toujours présente. Elle est là, plus ou moins tapie (en soi ou dans son milieu). On est en situation de sursis parce qu’on sait que la maladie est là et qu’elle peut se développer. C’est une période de latence : cette séquence peut se prolonger en étant vigilant mais, si l’on n’y prend pas garde, elle peut se terminer brutalement. Si l’on veut maintenir la maladie loin de soi, empêcher qu’elle s’installe, on doit lutter et déployer différentes stratégies. On est dans une zone de turbulence qui impose de s’accrocher. La dynamique de cette logique est celle de la corde raide. L’équilibre est très fragile, extrêmement fragile. On peut basculer dans la maladie à n’importe quel moment et en l’espace de très peu de temps. Une mauvaise nouvelle peut tout faire chavirer. Et là, les conséquences s’apparentent à celles d’un barrage qui vient de lâcher. La maladie commande donc un éveil maximal n’autorisant aucune relâche : il faut être continuellement aux aguets. Elle ne laisse aucun repos, car le danger est toujours là. On n’est à l’abri nulle part. Qui plus est, on ne fait pas ce qu’il faut pour éviter la maladie. La perspective est celle de l’échec, inscrite dans un pattern auquel il est difficile de se soustraire : une négligence de soi, malgré l’obligation de ne pas être malade, et l’impossibilité de faire ce qu’il faut : ne plus boire par exemple, ne plus consommer de drogue, ne plus répéter ce que l’on sait amener des problèmes. L’échec renvoie à la défaillance, à une faute personnelle, individuelle puisque l’on est négligent devant ce que l’on doit faire. Dans cet univers de représentation, la maladie vient de soi et se présente comme une faiblesse, une sorte d’autopunition, une erreur. Cette fabrication de la maladie par soi-même s’inscrit dans un cycle qui favorise une répétition des comportements et une reproduction des problèmes. Pour l’essentiel, c’est au savoir d’expérience qu’on se rapporte ; celuici repose sur l’expérience répétée de l’échec, sur une compréhension des dynamiques qui conduisent à cette reproduction, tant du point de vue des faiblesses et des carences personnelles que de celui de la difficulté à accéder à des ressources. L’expérience renouvelée de l’échec est un savoir cumulé duquel il devrait être possible d’apprendre et de tirer des leçons.
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La connaissance est ici décrite du point de vue d’un idéal d’apprentissage. À travers les rechutes ou les échecs, l’individu devrait apprendre, et ainsi disposer de la connaissance suffisante pour arriver à les éviter. Toutefois, cette connaissance accumulée apparaît plutôt gelée, non catalysée ; elle ne permet pas d’amorcer le changement attendu. Cette connaissance permet le développement de la culpabilité chez celui qui ne met pas en pratique ce qu’il sait être bon pour lui. De la même manière, on se fonde sur ses expériences passées avec les services de santé, sur sa connaissance des critères d’accès et des règles de soin pour les avoir expérimentés et sur sa connaissance de soi (mon système je le connais) pour expliquer et donner du sens aux pratiques variables mises en œuvre dans la mobilisation des ressources. Parfois on y a recours, parfois non. En vertu de ce même savoir d’expérience on évalue les traitements offerts par les services de santé comme des traitements inadaptés, inefficaces, ou encore on pense que l’accès est parsemé de tant d’obstacles pour les gens de sa condition qu’il constitue un véritable chemin de croix. On l’emprunte à l’occasion, mais il nous ramène là où on était. Dans tous les cas, la posture de l’individu est celle de la lutte, du combat au cours duquel s’instaure un rapport dynamique entre soi et la maladie qui peut prendre la forme d’un combat intérieur ou de stratégies de protection. Dans tous les cas, l’enjeu est de garder la maladie à distance sous peine de perdre le contrôle, de tomber malade et de succomber. La maladie contraint à un combat perpétuel où son meilleur allié est soi-même. La maladie commande une conscience aiguë de son omniprésence pour qu’il soit possible de la maintenir loin de soi. Ce combat constitue un travail de tous les instants, une assiduité à toute épreuve, jamais définitifs ou achevés. Aucun relâchement n’est possible. Le soi est omniprésent face à une maladie omniprésente. On peut se demander si, dans cette logique, se tenir à l’écart de la maladie ne commande pas de se tenir à l’écart du monde puisque le social est associé à un enfer. Face à la prescription, au monde connu des normes de santé, au « il faudrait », l’agir se caractérise par l’intention : celle de faire un jour ce qu’il faudrait pour être en santé, « fonctionner », sortir de la maladie, s’extirper de là. Cette logique est empreinte d’un ras-le-bol des « agir-maladie » décrits comme des patterns dont on n’arrive pas à s’extraire et qui expliquent la condition dans laquelle on se trouve par sa faute. L’individu jongle en permanence avec l’injonction de transformer sa situation et la lassitude de l’éternel recommencement accompagné du doute de ne jamais mener à bien cette opération.
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L’action, quant à elle, se caractérise par un rappel continu des faiblesses, des erreurs et des incapacités personnelles. L’action posée n’est pas celle qui devrait l’être, qui protégerait, mais celle qui conduit et enfonce dans la maladie, la souffrance et la culpabilité. « L’agir-santé » est évoqué sur le fond d’une connotation normative d’un savoir qui fait de la santé une responsabilité individuelle ; un bien personnel qu’il faut protéger : être responsable et se préoccuper de sa santé ; veiller à sa santé ; entretenir son corps parce qu’il est à son service ; bien se nourrir ; faire attention à soi, la guérison (ou la sortie) ne peut venir que si l’on est mentalement prêt, etc. Le référent est normatif et il est puissant puisque c’est à l’aune de sa loi qu’on juge du bon ou du mauvais comportement. Ce savoir n’est pas remis en cause, ses racines ne sont pas recherchées. Il se présente sous la forme de normes intériorisées, « on sait ce qu’il faut faire pour être en santé ou pour sortir de la maladie ». L’action est centrée sur l’individu, un individu qui devrait se discipliner, être responsable de sa santé et de sa guérison.
17.1.3. L’AGIR TACTIQUE : FAIRE CE QU’IL FAUT POUR CHANGER Dans la forme de l’agir tactique, on met en scène un véritable travail de normalisation de son état, on vise à passer du drame à l’acceptation ou de l’oubli à la prise en compte. Ici, la maladie est au cœur de l’agir et on tend à faire d’elle un élément positif dans sa vie. Le discours met l’accent sur une vie mieux organisée depuis que la maladie est centrale et acceptée. La maladie change donc les habitudes de vie et les relations. On passe d’un abandon de soi (mode de vie de la rue/insouciance) au respect de normes ou à l’intégration de contraintes de soins (veiller à la prise régulière de ses médicaments, ne pas mélanger alcool et drogue). On amorce « un retour aux vraies valeurs », l’adoption d’une autre mentalité : mieux manger (par exemple, par rapport à l’alimentation fast food), faire davantage d’exercice, se détendre, profiter de la vie, prendre des vacances, etc. Pour être en santé, il faut de la continuité, s’assurer d’avoir toujours de la nourriture et prendre tous les jours ses médicaments. La santé constitue une inquiétude, une préoccupation dans laquelle on a un rôle à jouer. L’agir est un véritable travail personnel pour changer sa façon de penser, pour mettre en pratique certaines attitudes afin que le moral soit bon ; il s’agit de modeler l’esprit pour lui inculquer une certaine rigueur et l’inscrire dans un projet, celui de la thérapie. Le retour à la santé ou la stabilisation de son état de santé passent par un travail qui incombe à l’individu, même si la maladie peut venir de l’extérieur de soi. On est dans un agir de renouvellement de la manière dont on voit sa situation : passer de la révolte à l’acceptation, voir les choses autrement. On s’appuie
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sur un travail de remodelage de soi, un travail identitaire qui consiste à s’inspirer d’un discours thérapeutique pour donner sens à sa condition et à son existence. On regarde la réalité en face, on est actif dans le maintien d’une énergie positive, on se prend en main, on assume sa responsabilité à l’égard de la maladie et on adopte une nouvelle philosophie de vie. La plainte est vue comme une faiblesse, il faut affronter et lutter. Dans cette logique, on assiste à un véritable virage : celui de la dernière chance. On se reprend en main et on donne un sens à sa vie, à la sortie de l’exclusion et à la reconnaissance. La maladie apparaît comme un point de départ, comme un levier de l’action. Dans cette optique, il y a relecture du quotidien ou de son futur à l’aune des changements que la maladie introduit. Cette maladie, considérée positivement, constitue une chance pour un nouveau départ. Par exemple, le VIH donne la possibilité à quelque chose de tapi de s’épanouir, favorise le travail sur une autre part de soi-même, sur une identité secrète que la maladie permet de révéler. Dans cette dynamique, la maladie fait figure de sortie de l’itinérance, elle change son rapport au monde et constitue la motivation à mener sa vie autrement. Malgré une certaine ambivalence, il faut faire confiance aux médecins et en profiter pour faire des choses qu’on ne faisait plus : revoir ses proches, régler des différends, se donner des projets. Il faut changer d’attitude et le virage est souvent impulsé par la gravité des problèmes de santé et par l’échéance d’une mort prochaine. Cet agir tactique vise à réinsérer l’individu dans la société, à lui redonner une place dans le monde. Les interactions avec les autres, que ce soit l’alliance avec les intervenants médicaux ou le soutien d’un réseau de proximité, favorisent la redéfinition de la personne. Cette mobilisation est le signe d’une reconnaissance : le corps, en devenant objet de soins, redonne au sujet une identité positive ; on devient digne d’intérêt, comme en témoigne le traitement privilégié reçu dans une ressource que l’on considère un peu comme sa famille. La mobilisation des autres autour d’un soi défini comme malade favorise la valorisation de la personne itinérante, qui peut ainsi devenir un acteur de sa destinée. À travers le regard renouvelé des autres, l’image de soi se transforme. Ce regard renforce des comportements vus comme positifs pour la santé (prendre ses médicaments, surveiller son alimentation). La présence de travailleurs de rue ou de travailleurs sociaux, par exemple, apporte une aide professionnelle à la manière de s’adapter à la maladie ; cette aide n’est cependant qu’un point d’appui et la personne a un rôle important à jouer. L’hôpital se révèle une expérience positive : la rencontre avec le milieu médical et les soignants constitue alors une motivation à élaborer un projet de travail, un plan de sortie.
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On trouve ici un citoyen en devenir. Cet individu nouveau s’inscrit dans un monde plus vaste où il trouvera enfin une reconnaissance et une place. La maladie permet un travail sur soi qui se fait en fonction d’objectifs et de finalités bien identifiés et qui donne une occasion de se réinscrire dans le monde, d’en faire partie, de « réinfiltrer » la société, comme l’un d’eux le dira. L’acceptation de la maladie permet de se conformer à la culture dominante, de rentrer dans le moule, d’être sur la bonne voie. En changeant ses habitudes, on transforme son identité. La maladie représente l’entrée dans une nouvelle condition, elle n’est pas un handicap, elle permet de passer du statut de personne itinérante à celui de personne malade. L’individu présente le plus souvent un corps capable d’en endurer beaucoup, d’être résistant. Le moral est inébranlable, on le dit à toute épreuve, « quasiment pas touchable ». C’est ce moral d’acier qui fait dire que l’on va battre la mort. Le corps est plutôt un corps-machine, objet de soin à entretenir pour qu’il fonctionne. En fait, l’agir tactique met en scène un individu expert de son corps. On a développé une connaissance pointue de son propre corps médicamenté et de son système. Par exemple, le fonctionnement et les réactions du corps aux médicaments indiquent qu’il faut manger modérément, qu’il faut doser et évaluer ce qui fonctionne. Le savoir mis en œuvre est corporel et organique, il est aussi connaissance des mécanismes de l’inconscient à l’œuvre. Le lien entre le corps et l’esprit est central : le cerveau envoie des signes au corps et. souvent, les personnes disent que si la tête va bien le reste ira aussi. Son rôle est central dans le traitement, il faut se faire reconnaître comme expert de sa condition auprès des spécialistes : on cherche à ce que le savoir que l’on détient sur son propre corps soit pris en compte par le médecin qui, lui, n’est pas toujours en mesure d’évaluer l’efficacité de la médication. La maladie constitue ici un véritable champ d’action qui mobilise de nombreux acteurs. Deux types de ressources sont mobilisés : soi et les autres, que ce soient l’entourage ou les ressources. L’articulation entre soi et les autres constitue la spécificité de la mobilisation de l’agir tactique. Il faut s’aider soi-même pour que les ressources nous aident. On est encouragé par les résultats de son action, elle-même renforcée par les médecins, tandis que le soutien de l’entourage vient stimuler son propre agir et créer une motivation. Par ailleurs, les normes de l’action thérapeutique sont fortement intégrées et intériorisées par les personnes itinérantes. Dans ce travail sur soi, qui permet une reconnaissance sociale du sujet malade, les savoirs d’experts et les savoirs expérientiels sont vus comme complémentaires ; ils permettent surtout de donner un nouveau sens à son expérience et de reconquérir une place aux yeux des autres.
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17.1.4. L’AGIR CONTRAINT : DEVOIR FAIRE La dernière forme d’agir repérée dans les discours des personnes itinérantes repose sur une vision de l’individu déterminée par ses conditions d’existence. La condition d’itinérance est une condition dégradante et les conséquences de la vie dans la rue sont inévitables, bien que l’on tente, à l’occasion, ici ou là, de rompre avec les routines de survie. Parfois, il y a un devoir d’agir lorsque la condition des personnes se détériore et qu’on se trouve dans une situation de crise ou d’urgence. Dans ce cas, il n’y a pas de choix, puisque ce sont les interventions des services juridiques, sociaux et de santé qui sont déterminantes pour les actions curatives ou préventives. Ces actions s’inscrivent, le plus souvent, dans une logique de protection des personnes où l’on privilégie le maintien de leur santé, de leur bien-être, de leur sécurité et, bien entendu, de celle des autres. Cette forme d’agir met l’accent sur le regard et l’action des autres, souvent dans un objectif de gestion des espaces publics ou de responsabilité sociale. Dans ce contexte, l’enjeu est d’éviter les répercussions désastreuses de la maladie et ses conséquences sur la personne et la collectivité. Paradoxalement, cette représentation renvoie à soi comme seule ressource porteuse de véritables changements face à la maladie. À l’occasion, des ressources peuvent être mobilisées (la thérapie, les médicaments, les autres, etc.), mais elles ne guérissent pas et sont plutôt des béquilles temporaires. On ne s’en sort pas, on rechute. Puisque les ressources n’ont pas permis de quitter l’univers de la maladie, on ne compte que sur soi dans l’attente qu’un jour on aura appris de ses erreurs. Cette représentation de soi en tant que forme dominante de la mobilisation face à la maladie apparaît comme une réalité à laquelle on est arrivé, une conception qui s’est imposée faute d’autres ressources à mobiliser ou encore mobilisables. Le recours aux ressources a été vécu essentiellement sous le mode de l’obligation et de l’absence de choix. L’espace social est un lieu de maltraitance, d’exclusion : on est victime des autres (l’école qui maltraite, le père qui n’a pas pris soin, les maisons de thérapie qui fraudent, etc.) et on peut aussi être victime de soi-même et représenter un danger pour les autres. Les moyens pour s’en sortir ne nous appartiennent pas. Ce sont les autres (l’institution médicale, la police, les ressources communautaires, les travailleurs de milieu) qui finissent par assumer la responsabilité de prendre en charge, de soigner. Ces milieux apparaissent démunis devant l’ampleur ou la complexité des besoins. Les autres font souvent preuve d’incompréhension : on ne se qualifie pas, on est mauvais, on est stigmatisé et rejeté, on est jugé pour ses comportements. On est trop ou pas assez malade, inclassable, non conforme, intoxiqué. Et
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lorsque la crise éclate, on ne choisit pas : on est amené aux urgences pour être soigné, on est plus ou moins forcé d’entrer en désintoxication pour éviter l’intervention judiciaire et la prison. L’intervention médicale n’est donc pas toujours souhaitée par la personne itinérante. L’agir d’évitement ou de contournement consiste à ne pas avoir recours (aux soins médicaux, à l’hôpital) pour ne pas savoir ou pour se mettre à l’abri de ces interventions vécues comme des agressions. Le fait d’être reconnu comme « patient » nécessitant des soins n’est pas ici vécu comme une amélioration de sa condition itinérante. L’institution médicale est perçue comme porteuse de risques (identitaire, sanitaire, de stigmatisation, etc.) et l’on refusera de participer au traitement, quelle que soit sa nature. Ainsi, se retrouver dans le même univers que les « fous » et les « profiteurs » représente un risque en raison du danger d’y être assimilé (être traité comme si l’on faisait partie de cette même catégorie). Pour ne pas être la cible d’un discours médical culpabilisant, moralisateur, on s’abstient alors d’avoir recours au service médical. Aller voir le médecin lorsque l’on ne suit pas la prescription (la norme du bon patient) occasionnerait divers problèmes. Dans ce cas, se rendre à l’hôpital ou se trouver devant le médecin, le psychiatre ou le psychologue pourrait occasionner une perte de contrôle encore plus grande, et surtout constituer une obligation à se conformer à une norme à laquelle on ne croit pas. On veut se tenir à l’écart du monde, de celui qui nous a classé hors norme car, si on ne l’était pas, la société aurait une emprise certaine sur nous et le pouvoir de nous ramener dans la norme. Dans l’agir contraint, le contact avec l’institution médicale et les ressources en santé signifie une perte de liberté, de latitude et l’inscription dans un rapport de dépendance qui ne pourra qu’aggraver les difficultés. La menace de l’institution est donc celle du pouvoir de contraindre et d’enfermer. Cette menace est bien réelle, non pas tant parce que l’on souffre d’une maladie (la schizophrénie, par exemple), mais davantage en raison du stigmate qui a la caractéristique de produire l’effet présumé en raison du rapport d’inégalité qu’il sous-tend et reproduit. De ce fait, si le stigmate génère une réaction de méfiance qui entraîne l’application de mesures d’exception (pour la police, mettre la main sur le revolver après avoir « enquêté » et constaté qu’on a des antécédents de violence), cette réaction produit un sentiment d’injustice. On est un être multidimensionnel qui ne peut être réduit à une seule caractéristique ; la généralisation est intolérable.
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CONCLUSION : DES CONDITIONS MINIMALES DE L’AGIR La question du statut des agirs est centrale tant pour l’analyse de l’itinérance que pour l’organisation des services auprès des populations ciblées. Si les perspectives interactionnistes et constructivistes permettent d’approcher les acteurs sociaux les plus démunis et les moins reconnus au travers de leurs façons de faire et de leurs savoirs pratiques, il y a lieu de s’interroger sur les impacts réels, souhaités ou dénoncés, de ces connaissances nouvelles. Les stratégies des personnes vulnérables et faibles sont souvent perçues comme de faibles stratégies ne leur donnant qu’un modeste pouvoir sur la conduite de leur existence. Affirmer que les personnes itinérantes ne sont pas seulement des individus déterminés qui subissent des conditions d’existences et des interventions professionnelles permet, certes, de dresser un portrait plus juste et plus dynamique de la vie dans la rue. Si cette dernière n’est pas faite que de dépendance et de victimisation, le défi de l’analyse est de dépasser l’identification des processus de domination, d’exclusion ou de discrimination pour rendre compte des manières dont se dessinent, du point de vue des acteurs, les dynamiques de l’agir qui articulent de manière originale la conduite personnelle et celle d’autrui. À partir des quatre formes d’agir dégagées des récits des personnes itinérantes, il est possible de reconnaître trois leviers qui peuvent transformer les routines et induire un changement dans les pratiques. Le premier concerne la construction d’une identité minimalement cohérente et qui permette un déplacement du regard d’autrui. En passant du soi itinérant (inexistant) au soi malade (socialement reconnu), l’individu ne connaît pas seulement un changement d’étiquette : le regard porté sur lui se transforme véritablement ainsi que la manière dont les autres le perçoivent. Même si la nature de cette transformation ne permet pas toujours une restauration des conditions minimales de l’agir au sens où Soulet (2003) l’entend, il y a ici une modification de l’image de soi qui permet une projection dans une action hors du monde de l’itinérance, dans celui de la maladie. Le deuxième levier se situe au niveau des modalités de définition d’un agir qui conjugue systématiquement l’action personnelle et l’action d’autrui. En fait, ce n’est pas uniquement par le jeu des images et des perceptions que s’accomplit le développement des manières de faire, c’est aussi par le jeu des actions, qu’il s’agisse de la critique, du refus, de la délégation, de la collaboration ou de la contrainte. Ainsi, l’agir n’est jamais uniquement personnel : il se situe dans un contexte, une dynamique et une culture qui lui donnent sens. Le troisième levier renvoie aux conditions d’existence des personnes itinérantes. Le caractère socialement inacceptable des conditions de vie de la rue est en grande partie responsable des faibles agirs concernant la santé. En fait, les discours tenus sont fortement imprégnés d’un rapport positif à la norme santé. Les diverses stratégies développées
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se présentent le plus souvent comme des tentatives infructueuses d’assumer cette norme. Ainsi, travailler à transformer le rapport à la santé/maladie chez les personnes vivant dans la rue passe obligatoirement par une lutte aux inégalités sociales et économiques. Il nous semble important de revenir sur deux idées généralement partagées dans le milieu de l’itinérance et par les chercheurs, idées qui méritent d’être revues et, en quelque sorte, corrigées. La première concerne l’appropriation et l’adaptation des discours de santé publique et la seconde porte sur un élément central de la représentation de soi : le souci de soi. Pour plusieurs intervenants, gestionnaires et chercheurs, l’itinérance représente un monde incertain, difficilement compatible avec les prescriptions médicales ou celles de la santé publique. L’une des hypothèses de départ de la recherche présentée ici reposait sur l’idée que le discours de la santé publique n’atteignait pas les populations marginalisées ou itinérantes. Nos analyses permettent, au contraire, de constater que les messages de la santé publique ont plutôt bien pénétré le milieu de la rue. Ces discours, axés principalement sur la transformation des comportements des individus, la réduction ou l’élimination du risque tiennent toutefois rarement compte des possibilités concrètes d’application dans la situation spécifique de l’itinérance. Dans la rue, le risque n’est pas celui décrit par les experts de la santé publique ; il est produit par un contexte qui se décline sur le mode de l’instable, de l’arbitraire et de l’aléatoire. Le monde de la rue est un monde précaire où la vie ne repose par sur des acquis et sur des ressources certaines. Ce monde offre peu de sécurité et se présente comme imprévisible. En permanence, l’individu doit faire face à l’inattendu, à l’aléatoire, à l’absence de fiabilité ; à des drames, à des catastrophes ou à des occasions inespérées qui surviennent de manière imprévisible. Si les discours de la santé publique peuvent être repérés dans les propos des personnes itinérantes, force est de constater que les conditions particulières de la vie dans la rue donnent lieu à des appropriations originales des connaissances, des normes et des pratiques en matière de santé où se juxtaposent les savoirs d’experts et les savoirs d’expérience. On a souvent tenté d’expliquer l’état de dégradation dans lequel se trouvent les personnes itinérantes, notamment sur le plan de la santé, de la prise de risque et de l’absence de recours aux soins par l’inexistence d’un souci de soi. Les résultats de nos analyses tendent plutôt à démontrer que ce « souci de soi » est un moteur important de l’action dans les représentations des personnes itinérantes, particulièrement au regard des pratiques de soins, et ce, malgré le monde incertain. Ce souci de soi est présent et joue un rôle actif dans la préservation de soi. Il s’actualise dans toutes sortes de gestes et de pratiques permettant d’être en santé, de conserver une hygiène de vie, de se guérir ; certains gestes relèvent parfois de l’exploit.
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Nos résultats interrogent donc cette prémisse ou vision implicite de la condition itinérante ; le « souci de soi » peut représenter un levier important de l’action préventive. À cet effet, il est essentiel de favoriser une plus grande articulation entre ce « souci de soi » et la définition qu’on peut en retrouver dans les discours de la santé publique. La reconnaissance des agirs des personnes itinérantes en matière de santé pourrait-elle permettre de mieux penser les interventions des professionnels et des experts du domaine ? Quelle attitude adopter face à cette diversité dans les manières de faire d’une population déjà difficile à cerner ? On peut penser à une récupération de ces agirs aux fins de l’intervention, par exemple, en se disant que, lorsque les problèmes de santé sont importants, il y aurait, de manière quasi systématique, un virage et on pourrait alors intervenir avec une entière collaboration des personnes. Être là au bon moment, de la bonne manière sans transformer la nature des services à offrir, est-ce suffisant ? L’adaptation des services à la nature de ces agirs serait une deuxième attitude possible. Par exemple, en développant des modalités de service qui tiennent compte de la diversité des manières de voir la question de la santé et son rapport à la maladie. Que ce soit par la récupération ou l’adaptation, on demeure dans une vision d’efficacité de l’intervention à court ou à moyen terme. Une troisième voie semble intéressante, bien qu’elle ne soit pas nécessairement « efficace » à court terme. Il s’agit de reconnaître l’existence de ces agirs pour remmettre en question les principes d’intervention et leur contexte d’exercice, afin d’introduire un doute quant à la vérité de la pratique et de créer un espace d’incertitude qui permettrait de penser autrement la thérapie, la prévention et le soin. Dans les sociétés actuelles, la vie s’organise autour de sphères d’activité qui semblent mutuellement exclusives. Pourtant, la santé et la maladie constituent un champ d’action spécifique pour les personnes itinérantes. Penser et agir sur sa santé dépasse largement le rapport à la maladie et à l’équilibre du système ; c’est la totalité des dimensions de l’existence qui est ici en cause et, au premier chef, les conditions objectives d’existence de ces personnes.
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NOTICES BIOGRAPHIQUES Céline Bellot est actuellement professeure à l’École de service social de l’Université de Montréal et chercheure au Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale. Ses travaux portent sur la judiciarisation de l’espace public et les pratiques de tolérance zéro, sur les interventions soutenant la participation sociale des personnes marginalisées et sur les trajectoires de rue des jeunes, de leur arrivée dans la rue à leur sortie. Lalie Bélanger-Dion est étudiante à la maîtrise en travail social à l’Université du Québec en Outaouais. Depuis 2002, elle s’intéresse principalement à l’itinérance, à la pauvreté et à l’instabilité résidentielle en milieu rural. Elle a collaboré, avec Paul Carle, aux différentes recherches menées sur le territoire des Laurentides. Martin Blais est professeur au Département de sexologie de l’Université du Québec à Montréal. Sexologue de formation, il complète un doctorat en sociologie. Ses travaux de recherche suivent trois axes : le risque d’infection par le VIH chez des hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes ; la sexualité des adolescents en difficulté ; les transformations de l’intimité et de la sexualité dans la société contemporaine. Régis Blais, Ph. D. psychologie, est professeur au Département de médecine sociale et préventive de l’Université de Montréal. Il est membre du Groupe de recherche interdisciplinaire en santé (GRIS). Ses champs d’intérêt incluent l’évaluation des soins de santé, les variations de pratique professionnelle et l’utilisation optimale des services de santé, y compris les médicaments. Il a été membre du Comité de revue de l’utilisation des médicaments du Québec.
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Jean-Pierre Bonin, Ph. D. santé publique, est professeur adjoint à la Faculté des sciences infirmières de l’Université de Montréal et chercheur régulier au Centre de recherche Fernand-Seguin. Ses travaux de recherche portent principalement sur l’évaluation des services pour les personnes atteintes de troubles mentaux. Ses recherches doctorales et postdoctorales s’intéressent à l’utilisation des services par les personnes itinérantes atteintes de troubles concomitants de santé mentale et de toxicomanie. Marie-Claude Bouchard est diplômée de l’Université de Montréal en sciences infirmières. Elle travaille en santé communautaire au CLSC des Faubourgs depuis 1999 et à l’Équipe Itinérance de 2001 à 2006. Elle s’intéresse maintenant à la prévention et à la promotion de la santé avec une préoccupation particulière pour rejoindre les clientèles défavorisées du CSSS Jeanne-Mance sous la Direction de la qualité des services, la santé publique, la recherche et l’enseignement. Paul Carle est professeur au Département de communication sociale et publique de l’Université du Québec à Montréal. Au cours des dernières années, ses activités de recherche ont surtout été menées dans les Laurentides, où il a principalement étudié la question de l’itinérance et de l’instabilité résidentielle. Jean Caron, Ph. D., est professeur agrégé au Département de psychiatrie de l’Université McGill et professeur titulaire au Département du développement humain et social à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue. Il est chercheur à la division psychosociale du Centre de recherche de l’Hôpital Douglas. Il est directeur de l’équipe des Instituts de recherche en santé du Canada en épidémiologie sociale et psychiatrique. Ses recherches portent principalement sur l’épidémiologie des troubles mentaux et du suicide avec une attention particulière portée aux liens entre la qualité de vie et le soutien social. Olivier Chanteau est travailleur social et professionnel de recherche. Depuis 2001, il œuvre également dans le champ de l’alternatif en santé mentale. Il s’intéresse à l’intervention de crise et à l’art thérapeutique. Il intervient présentement en milieu scolaire au CLSC Bordeaux-Cartierville et anime des groupes d’empowerment par la photographie qui s’adressent à de jeunes garçons marginalisés et issus de milieux défavorisés. Annamaria Colombo est membre du Collectif DéSisyphe depuis 2002 et coordonnatrice du Dispositif Mendel appliqué au monde de la rue depuis 2003. Titulaire d’une maîtrise en travail social et politiques sociales de l’Université de Fribourg (Suisse), elle est actuellement candidate au doctorat en études urbaines, ainsi qu’assistante de recherche et chargée de cours à
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l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal. Ses domaines de recherche sont les marginalités urbaines et juvéniles, notamment les réalités des jeunes de la rue et des squats. Philippe-Benoît Côté est étudiant à la maîtrise en sexologie rechercheintervention à l’Université du Québec à Montréal. Son champ d’activité porte sur l’évaluation qualitative de l’implantation du programme qualitatif d’éducation sexuelle pour jeunes hommes ciblant les adolescents garçons hébergés en Centre jeunesse. Il a également fait un baccalauréat en psychologie à l’Université de Montréal. Hélène Denoncourt est infirmière bachelière diplômée de l’Université de Montréal, infirmière chef d’équipe à l’Équipe-Itinérance depuis 1993. Elle est membre du Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale (CRI) et du Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS), auxquels elle a collaboré à plusieurs reprises à titre de praticienne-chercheure. Elle s’intéresse depuis longtemps aux inégalités sociales en santé ainsi qu’à la santé communautaire auprès des populations autochtones du Québec. Elle a travaillé plusieurs années en région éloignée à titre d’infirmière et plus récemment à titre d’enseignante auprès de futures infirmières auxiliaires cries de la Baie-James. Rose Dufour est anthropologue spécialisée en santé publique. Maintenant retraitée de la santé publique, elle poursuit ses travaux de recherche comme chercheure associée au CRI et documente depuis une quinzaine d’années les processus d’insertion et de désinsertion sociales avec des itinérants, des jeunes de la rue, des enfants de Duplessis et maintenant avec des femmes prostituées. Sa préoccupation scientifique va vers la recherche d’un modèle opératoire d’une approche globale de la personne qui permettrait leur empowerment avec les supports théoriques et méthodologiques qu’elle commande. Louise Fournier, Ph. D. santé publique, est professeur au Département de médecine sociale et préventive de l’Université de Montréal et travaille actuellement à l’Institut national de santé publique du Québec en tant que chercheure. Elle a publié plusieurs rapports de recherche (2001, 2002) et un ouvrage portant sur la recherche auprès des personnes itinérantes. Elle s’intéresse particulièrement à l’évaluation des besoins en santé mentale et à l’organisation des services en ce domaine. Jean Gagné est organisateur communautaire à l’équipe de santé mentale et praticien chercheur au Centre affilié universitaire du Centre de santé et des services sociaux Jeanne-Mance (CAU CSSS Jeanne-Mance). Il participe actuellement à la recherche La multidiscrimination à l’aide sociale et le risque
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d’itinérance (2005-2007, Conseil de reherches en sciences humaines) sous la direction de Christopher McAll, Marie-Carmen Plante, Hélène Denoncourt, René Charest, Jean Gagné et Nancy Keays. Il est doctorant en sociologie à l’Université du Québec à Montréal et titulaire d’une maîtrise (M.A.) en sociologie de la même institution. Ses travaux portent sur l’organisation communautaire, la santé mentale et l’exclusion sociale. Pierre Gaudreau est coordonnateur du Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM), un regroupement de 72 organismes communautaires montréalais. Il est organisateur communautaire, actif depuis plus de 25 ans dans le domaine des luttes pour le logement et contre la pauvreté. Il s’intéresse particulièrement aux politiques sociales et fiscales au Canada et au Québec et à leurs impacts sur la redistribution de la richesse. Jérôme Guay, Ph. D. psychologie, professeur titulaire retraité de l’École de psychologie de l’Université Laval, est consultant et formateur auprès de nombreux établissements des services publics et communautaires. Il a de nombreuses publications à son actif et s’intéresse au travail avec les familles et les communautés. Roch Hurtubise est professeur titulaire au Département de service social de l’Université de Sherbrooke et coresponsable scientifique du CRI. Les problématiques de l’exclusion et de la pauvreté sont au centre de ses travaux et il s’intéresse plus spécifiquement aux pratiques professionnelles et organisationnelles pour saisir la manière dont on y définit les personnes. Cette interface entre pratiques professionnelles et pratiques familiales, entre savoirs d’experts et savoirs profanes définit donc le champ de recherche qu’il a construit au cours des dix dernières années. Ses recherches portent sur diverses populations pauvres et marginalisées. Nancy Keays est infirmière. Elle travaille en santé communautaire au CLSC des Faubourgs depuis 1998 et à l’Équipe-Itinérance depuis 2002. Elle termine prochainement un certificat en santé communautaire à l’Université de Montréal. En 2003-2004, elle était membre du Conseil des infirmières et infirmiers de son établissement et elle est actuellement membre du CREMIS. Marie-Ève Lapointe est étudiante au doctorat en sociologie à l’Université du Québec à Montréal. Elle travaille présentement sur la question du statut symbolique du sujet souffrant et des modalités contemporaines (biomédicale, psychologique, gestionnaire, etc.) de sa prise en charge. Son mémoire de maîtrise portait sur les discours scientifiques de la dépression.
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Christian Laval est directeur adjoint de l’Observatoire national des pratiques en santé mentale et précarité (ONSMP, France). Il a participé à plusieurs recherches portant sur le rapport de la santé mentale et de la précarité. Il s’intéresse actuellement aux mutations des professions de la santé mentale. Docteur en sociologie à l’Université de Lyon 2, il est aussi chercheur associé au Centre de recherches et d’études appliquées de la Loire (CRESAL), en France. Yves Lecomte est professeur à la Télé-université (TELUQ, UQAM) au programme de DESS en santé mentale. Il a dirigé plusieurs recherches sur l’adaptation des personnes souffrant de schizophrénie, de même que sur leurs idéations suicidaires. Il poursuit actuellement des travaux sur les représentations de soi et sur les perceptions des programmes de réintégration sociale des personnes en situation d’itinérance. Fanny Lemetayer est professionnelle de recherche aux centres de réadaptation Lisette-Dupras, Gabrielle-Major et de l’Ouest de Montréal. Elle a participé à différents projets de recherche au CRI, notamment à ceux portant sur l’itinérance en milieu rural et semi-rural, et sur la problématique de l’accès aux services. Son mémoire de maîtrise portait sur les jeunes qui pratiquent le squeegee à Montréal. Francine Marcil, psychologue de formation, est coordonnatrice des services professionnels au Centre jeunesse de Laval. Son parcours de clinicienne pendant de nombreuses années, puis de coordonnatrice des services d’alcoolisme et de toxicomanie dans le réseau des affaires sociales est directement en lien avec son intérêt pour les jeunes et les familles en difficulté ainsi que pour les personnes présentant des problèmes de dépendance aux drogues et à l’alcool. Hélène Manseau est professeure au Département de sexologie à l’Université du Québec à Montréal depuis 26 ans. Elle est titulaire d’un baccalauréat en sexologie, ainsi que d’une maîtrise et d’un doctorat en criminologie. Ses travaux portent principalement sur les jeunes résidant en centre jeunesse et sur les services qui leur sont offerts en matière de sexualité. Elle a travaillé et écrit sur l’élaboration et l’évaluation de programmes d’éducation sexuelle ainsi que sur la formation d’intervenants dans le domaine de la sexualité. Daphné Morin est professionnelle de recherche au CRI, rattachée au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal. Elle se spécialise dans l’étude de la marginalité et du contrôle social. Elle a participé à des travaux de recherche sur l’usage du système pénal (judiciarisation, recours
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à la psychiatrie, emprisonnement) et de celui de nouveaux dispositifs d’intervention « psychosociale » dans des situations au croisement de la folie, de la dangerosité, de l’extrême pauvreté et de l’itinérance. Marcelo Otero est professeur au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), chercheur au CRI, chercheur au Médicament comme objet social (MEOS), chercheur boursier du Fonds de la recherche en santé du Québec (FRSQ) et directeur des Cahiers de recherche sociologique. Ses recherches portent sur les nouveaux problèmes de santé mentale et les nouvelles thérapeutiques mentales comme analyseurs des formes normales et pathologiques de l’individualité contemporaine. Guillaume Ouellet est étudiant à la maîtrise en sociologie à l’Université du Québec à Montréal. Il participe actuellement à différents travaux de recherche qui s’inscrivent dans le champ de l’itinérance et de l’exclusion sociale (sous la direction de M. Yves Lecomte). Son mémoire de maîtrise porte sur les stratégies identitaires déployées par les personnes en situation d’itinérance. Michel Parazelli est professeur à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal et rédacteur en chef de la revue Nouvelles pratiques sociales. À titre de chercheur, il est membre du CRI et de l’Observatoire Jeunes et Société. Œuvrant principalement dans le champ de l’intervention sociale en milieu urbain, il s’intéresse aux dynamiques d’appropriation de l’espace, dont celles associées aux pratiques de socialisation marginalisée des jeunes de la rue à Montréal. En 2002, il a publié aux Presses de l’Université du Québec un ouvrage intitulé La rue attractive. Parcours et pratiques identitaires des jeunes de la rue. Marie-Carmen Plante est médecin psychiatre au Département de psychiatrie du Centre hospitalier universitaire de Montréal (CHUM), psychiatrerépondant auprès de l’Équipe-Itinérance du CSSS Jeanne-Mance, professeure agrégée au Département de psychiatrie de l’Université de Montréal et membre actif des groupes de recherche du CRI et du CREMIS ; ses champs d’intérêt sont le suicide, la psychiatrie communautaire, la santé mentale, la réinsertion-réadaptation et l’itinérance. Mario Poirier, Ph. D., est psychologue clinicien depuis 1982 et a principalement œuvré auprès d’une clientèle urbaine défavorisée éprouvant des problèmes de santé mentale. Professeur régulier de psychologie à l’Université du Québec (TELUQ), il est responsable d’un programme de deuxième cycle en santé mentale. Il est également chargé d’enseignement clinique à l’Université de Montréal, où il a donné plus de quarante cours. Ses principaux travaux de recherche portent depuis 1988 sur l’itinérance et les conséquences psychologiques de la pauvreté.
NOTICES BIOGRAPHIQUES
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Nathalie Rech est coordonnatrice depuis plus de deux ans du Réseau Solidarité Itinérance du Québec, un regroupement national qui a pour mission d’améliorer les conditions de vie des sans-abri et de réduire les problématiques d’itinérance. Outre son rôle dans le mouvement de défense des droits, elle apporte depuis plusieurs années au milieu communautaire son expertise en gestion. Shirley Roy est professeure titulaire au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal. Elle est l’une des fondatrices du CRI et elle en est aussi la coresponsable scientifique. Elle a publié de nombreux travaux sur les questions de l’itinérance et de l’exclusion sociale. Récemment, elle a complété des recherches sur l’accessibilité aux services pour les personnes itinérantes, sur la question du logement social et de la domiciliation, sur les représentations de la santé et de la maladie chez ces populations. Elle coordonne un ouvrage sur la question de la vulnérabilité sociale qui paraîtra sous peu. Marielle Rozier est travailleuse sociale professionnelle au Département de psychiatrie de l’Hôpital Charles-Lemoyne. Elle a été membre du CRI pendant une dizaine d’années et ses activités de recherche ont porté sur les pratiques d’intervention développées auprès des personnes itinérantes (jeunes, personnes toxicomanes atteintes du VIH/sida, femmes), sur leurs représentations de l’argent, de la santé et sur l’accès aux services. Bernard St-Jacques est organisateur communautaire depuis mai 2002 au Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM), un regroupement de soixante-dix organismes intervenant directement auprès des personnes en situation d’itinérance à Montréal. Il y est responsable d’un projet intitulé Alternatives à la judiciarisation des personnes itinérantes, une priorité du réseau d’aide. C’est d’ailleurs depuis mai 2003 que ce projet a donné lieu à une démarche de défense de droits, à la fois individuelle et collective, destinée aux personnes marginalisées, l’Opération Droits devant. Michel Simard, criminologue et théologien, est directeur général du Centre Le Havre depuis dix-sept ans. Il travaille aussi comme conseiller clinique au Centre Le Havre et conseiller en développement pour des organismes en itinérance. Il a publié plusieurs textes et fait de nombreuses conférences autour de la problématique de l’itinérance dans la société moderne contemporaine. Emmanuel Stip est psychiatre. Il exerce en clinique au programme des jeunes adultes et au programme des troubles psychotiques de l’Hôpital Louis-H. Lafontaine. Il est professeur de psychiatrie à l’Université de Montréal et chercheur au Centre de recherche Fernand-Seguin et à l’Hôpital du
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L’ITINÉRANCE EN QUESTIONS
Sacré-Cœur. Ses domaines d’intérêt sont la schizophrénie et les traitements ainsi que la réadaptation dans son développement de la remédiation cognitive environnementale. Il est membre du conseil d’administration des Impatients et de celui de la Société québécoise de schizophrénie. Gilles Tardif est membre fondateur du Collectif Désisyphe. Il est aussi engagé en action communautaire depuis de nombreuses années dans la région du Haut-Saint-Laurent, en Montérégie et à Montréal, dans des champs d’intervention diversifiés tels que l’employabilité, la santé mentale, les dépendances, la défense des droits, le mouvement coopératif.
Sous la direction de Henri Dorvil Solitude et sociétés contemporaines Une sociologie clinique de l’individu et du rapport à l’autre Marie-Chantal Doucet 2007, ISBN 978-2-7605-1519-2, 198 pages
La pratique de l’intervention de groupe Perceptions, stratégies et enjeux Ginette Berteau 2006, ISBN 2-7605-1442-0, 252 pages
Problèmes sociaux • Tome IV – Théories et méthodologies de l’intervention sociale Sous la direction de Henri Dorvil 2007, ISBN 978-2-7605-1502-4, 504 pages
Le médicament au cœur de la socialité contemporaine Regards croisés sur un objet complexe Sous la direction de Johanne Collin, Marcelo Otero et Laurence Monnais 2006, ISBN 2-7605-1441-2, 310 pages
Les transformations de l’intervention sociale Entre innovation et gestion des nouvelles vulnérabilités ? Sous la direction de Evelyne Baillergeau et Céline Bellot 2007, ISBN 978-2-7605-1504-8, 258 pages
Repenser la qualité des services en santé mentale dans la communauté Changer de perspective Lourdes Rodriguez, Linda Bourgeois, Yves Landry et al. 2006, ISBN 2-7605-1348-3, 336 pages
Problèmes sociaux • Tome III – Théories et méthodologies de la recherche Sous la direction de Henri Dorvil 2007, ISBN 978-2-7605-1501-7, 550 pages
L’intervention sociale en cas de catastrophe Sous la direction de Danielle Maltais et Marie-Andrée Rheault 2005, ISBN 2-7605-1387-4, 420 pages
Lutte contre la pauvreté, territorialité et développement social intégré Le cas de Trois-Rivières Pierre-Joseph Ulysse et Frédéric Lesemann 2007, ISBN 978-2-7605-1490-4, 168 pages Pas de retraite pour l’engagement citoyen Sous la direction de Michèle Charpentier et Anne Quéniart 2007, ISBN 978-2-7605-1478-2, 210 pages Enfants à protéger – Parents à aider Des univers à rapprocher Sous la direction de Claire Chamberland, Sophie Léveillé et Nico Trocmé 2007, ISBN 978-2-7605-1467-6, 480 pages Le médicament au cœur de la socialité contemporaine Regards croisés sur un objet complexe Sous la direction de Johanne Collin, Marcelo Otero et Laurence Monnais 2006, ISBN 2-7605-1441-2, 300 pages Le projet Solidarité Jeunesse Dynamiques partenariales et insertion des jeunes en difficulté Martin Goyette, Céline Bellot et Jean Panet-Raymond 2006, ISBN 2-7605-1443-9, 212 pages
Trajectoires de déviance juvénile N. Brunelle et M.-M. Cousineau 2005, ISBN 2-7605-1372-6, 232 pages Revenu minimum garanti Lionel-Henri Groulx 2005, ISBN 2-7605-1365-3, 380 pages Amour, violence et adolescence Mylène Fernet 2005, ISBN 2-7605-1347-5, 268 pages Réclusion et Internet Jean-François Pelletier 2005, ISBN 2-7605-1259-2, 172 pages Au-delà du système pénal L’intégration sociale et professionnelle des groupes judiciarisés et marginalisés Sous la direction de Jean Poupart 2004, ISBN 2-7605-1307-6, 294 pages L’imaginaire urbain et les jeunes La ville comme espace d’expériences identitaires et créatrices Sous la direction de Pierre-W. Boudreault et Michel Parazelli 2004, ISBN 2-7605-1293-2, 388 pages
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Parents d’ailleurs, enfants d’ici Dynamique d’adaptation du rôle parental chez les immigrants Louise Bérubé 2004, ISBN 2-7605-1263-0, 276 pages
Priver ou privatiser la vieillesse ? Entre le domicile à tout prix et le placement à aucun prix Michèle Charpentier 2002, ISBN 2-7605-1171-5, 226 pages
Citoyenneté et pauvreté Politiques, pratiques et stratégies d’insertion en emploi et de lutte contre la pauvreté Pierre-Joseph Ulysse et Frédéric Lesemann 2004, ISBN 2-7605-1261-4, 330 pages
Huit clés pour la prévention du suicide chez les jeunes Marlène Falardeau 2002, ISBN 2-7605-1177-4, 202 pages
Éthique, travail social et action communautaire Henri Lamoureux 2003, ISBN 2-7605-1245-2, 266 pages Travailler dans le communautaire Jean-Pierre Deslauriers, avec la collaboration de Renaud Paquet 2003, ISBN 2-7605-1230-4, 158 pages Violence parentale et violence conjugale Des réalités plurielles, multidimensionnelles et interreliées Claire Chamberland 2003, ISBN 2-7605-1216-9, 410 pages Le virage ambulatoire : défis et enjeux Sous la direction de Guilhème Pérodeau et Denyse Côté 2002, ISBN 2-7605-1195-2, 216 pages
La rue attractive Parcours et pratiques identitaires des jeunes de la rue Michel Parazelli 2002, ISBN 2-7605-1158-8, 378 pages Le jardin d’ombres La poétique et la politique de la rééducation sociale Michel Desjardins 2002, ISBN 2-7605-1157-X, 260 pages Problèmes sociaux • Tome II – Études de cas et interventions sociales Sous la direction de Henri Dorvil et Robert Mayer 2001, ISBN 2-7605-1127-8, 700 pages Problèmes sociaux • Tome I – Théories et méthodologies Sous la direction de Henri Dorvil et Robert Mayer 2001, ISBN 2-7605-1126-X, 622 pages