Collection « Recherches »
La collection « Recherches » à La Découverte
Un nouvel espace pour les sciences humaines et...
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Collection « Recherches »
La collection « Recherches » à La Découverte
Un nouvel espace pour les sciences humaines et sociales Depuis le début des années 1980, on a assisté à un redéploiement considérable de la recherche en sciences humaines et sociales : la remise en cause des grands systèmes théoriques qui dominaient jusqu’alors a conduit à un éclatement des recherches en de multiples champs disciplinaires indépendants, mais elle a aussi permis d’ouvrir de nouveaux chantiers théoriques. Aujourd’hui, ces travaux commencent à porter leurs fruits : des paradigmes novateurs s’élaborent, des liens inédits sont établis entre les disciplines, des débats passionnants se font jour. Mais ce renouvellement en profondeur reste encore dans une large mesure peu visible, car il emprunte des voies dont la production éditoriale traditionnelle rend difficilement compte. L’ambition de la collection « Recherches » est précisément d’accueillir les résultats de cette « recherche de pointe » en sciences humaines et sociales : grâce à une sélection éditoriale rigoureuse (qui s’appuie notamment sur l’expérience acquise par les directeurs de collection de La Découverte), elle publie des ouvrages de toutes disciplines, en privilégiant les travaux trans- et multidisciplinaires. Il s’agit principalement de livres collectifs résultant de programmes à long terme, car cette approche est incontestablement la mieux à même de rendre compte de la recherche vivante. Mais on y trouve aussi des ouvrages d’auteurs (thèses remaniées, essais théoriques, traductions), pour se faire l’écho de certains travaux singuliers. L’éditeur
sous la direction de
Héloïse Petit et Nadine Thèvenot
Les nouvelles frontières du travail subordonné Approche pluridisciplinaire
Éditions La Découverte 9 bis, rue Abel-Hovelacque PARIS XIIIe 2006
Remerciements L’impulsion de cet ouvrage a été donnée par la réalisation de journées d’études les 18 et 19 novembre 2004. Nous remercions l’ensemble des participants à ces journées pour leur intérêt et la qualité des débats. Ces journées ainsi que le présent ouvrage ont bénéficié du soutien de l’université de Paris-I et du laboratoire MATISSE. Notre reconnaissance va à Vincent Maillet pour la disponibilité et la patience dont il a fait preuve dans son travail éditorial. Joëlle Cicchini a donné beaucoup de son temps en participant à la relecture et à la mise en forme du manuscrit. Nous l’en remercions chaleureusement. Merci enfin à tous ceux qui ont contribué à cette recherche, par leur soutien, leur relecture ou leur appui logistique, en particulier Sylvain Bernard, Clara Cahen-Kunde, Célia Firmin, Anne Fretel, Arnaud Lechevalier, Christophe Ramaux, Antoine Rebérioux, Damien Sauze, Carlos Soto, Bruno Tinel, Julie Valentin.
ISBN 2-7071-4801-6 Le logo qui figure sur la couverture de ce livre mérite une explication. Son objet est d’alerter le lecteur sur la menace que représente pour l’avenir de l’écrit, tout particulièrement dans le domaine des sciences humaines et sociales, le développement massif du photocopillage. Le Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992 interdit en effet expressément, sous peine des sanctions pénales réprimant la contrefaçon, la photocopie à usage collectif sans autorisation des ayants droit. Or cette pratique est généralisée dans les établissements d’enseignement et à l’université, provoquant une baisse brutale des achats de livres, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd’hui menacée. Nous rappelons donc qu’aux termes des articles L. 122-10‑à L. 122-12‑du Code de la propriété intellectuelle toute photocopie à usage collectif, intégrale ou partielle, est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l’éditeur. Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous suffit d’envoyer vos nom et adresse aux Éditions La Découverte, 9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris. Vous recevrez gratuitement notre bulletin trimestriel À la Découverte. Vous pouvez également retrouver l’ensemble de notre catalogue et nous contacter sur notre site www. editionsladecouverte. fr
© Éditions La Découverte, Paris, 2006.
Introduction Repenser les frontières du travail subordonné Héloïse Petit et Nadine Thèvenot
Le tissu productif français se caractérise aujourd’hui par la multiplicité des établissements de petite taille, la forte présence des structures de groupes et un déficit d’entreprises de taille intermédiaire. Ce morcellement traduit une diversité et une complexité croissantes dans l’organisation de la production [Passet et Du Tertre, 2005]. Depuis une trentaine d’années, on assiste, en France comme dans la plupart des économies européennes, à un développement massif et continu des pratiques de fusions et d’acquisitions, d’externalisation, de filialisation ou de sous-traitance d’activités, à tel point qu’a été avancée l’hypothèse d’un « état permanent de restructuration » [Raveyre, 2005]. Cette dynamique se traduit par un processus constant de refonte et de reconfiguration des frontières de l’entreprise rendant le tissu productif difficile à cerner au niveau empirique. Ces recompositions du tissu productif modifient les modes d’exercice du contrôle et du pouvoir dans et hors de l’entreprise. Les liens de filialisation, de sous-traitance, ou encore le financement par actions, constituent autant de canaux d’influence « extérieurs » à l’entreprise qui pèsent, plus ou moins directement, sur la gestion du travail. Des acteurs externes, tels que les maisons mères ou les donneurs d’ordre, exercent une influence directe sur le sort d’une main-d’œuvre vis-à-vis de laquelle ils ne s’engagent pas via une relation salariale [Thèvenot et Valentin, 2005]. Symétriquement, la sphère d’influence de l’entreprise dépasse ses frontières juridiques. Au-delà de ses propres salariés, l’entreprise peut avoir recours à des formes indirectes de mobilisation du travail comme
Les nouvelles frontières du travail subordonné
l’intérim ou la sous-traitance et par là intervenir dans la gestion et la direction de travailleurs sans avoir noué avec eux de lien d’emploi. Au total, la chaîne de création de valeur engage un collectif de travail interdépendant en termes économique et financier, mais dispersé physiquement et juridiquement. Employeur de fait et employeur juridique tendent à se dissocier. À l’inverse des politiques de concentration caractéristiques des Trente Glorieuses, les transformations actuelles se traduisent par un « éclatement des collectifs de travail ». L’entreprise et ses dirigeants se trouvent ainsi au cœur d’un réseau d’interdépendances multiples. La relation de subordination employeursalarié est affectée par des rapports de dépendance qui dépassent les contours de l’entreprise. À la subordination directe du salarié à son employeur s’ajoute une subordination indirecte de nature économique et financière. Ces jeux de dépendances entourant l’entreprise rendent délicate la détermination de l’interlocuteur approprié face au salarié. Qui commande le salarié ? Qui prend les décisions d’emploi ? C’est la pertinence des catégories d’employeur et de salarié telles qu’elles ont été façonnées par le droit dans le courant du xxe siècle qui est mise en cause. Il paraît de moins en moins justifié de ne prendre en compte que les cosignataires du contrat de travail dans l’analyse de la relation d’emploi. Dès les années 1970, les juges ont d’ailleurs introduit le concept d’« unité économique et sociale » dans le domaine de la représentation des salariés, d’abord pour lutter contre les fraudes commises par des employeurs cherchant à éviter d’atteindre les seuils du code du travail ouvrant des droits de représentation aux salariés, ensuite pour assurer une meilleure représentation aux salariés en construisant un cadre global comprenant les véritables détenteurs du pouvoir de décision [Blanc-Jouvan, 2005]. À la suite de Marie-Laure Morin [1999] ou d’Antoine Lyon-Caen [1996], on peut envisager le contrat de travail comme un échange entre subordination et prise de risque. Or, la dissociation croissante entre employeur de droit et employeur de fait entraîne une dilution des . Les transformations dans l’organisation du travail touchent également la nature du travail salarié. L’autonomisation du travail et la focalisation sur les « compétences » remettent en cause la frontière entre travail salarié et travail indépendant. Pour une analyse en ce sens, on peut se référer aux travaux de M.-L. Morin [1999] ou à l’ouvrage coordonné par J.-P. Chauchard et A.-C. Hardy-Dubernet [2003]. Dans cet ouvrage qui associe juristes et sociologues, les transformations de la subordination sont abordées sous un angle double : celui des formes d’organisation qui accordent davantage d’autonomie aux salariés et celui du tiers employeur.
Introduction
r esponsabilités difficile à cerner. D’une part, on constate une sphère de responsabilité élargie des donneurs d’ordre et têtes de groupe ou maisons mères. D’autre part, les preneurs d’ordre, chefs d’établissements, responsables de filiales réclament le droit à une responsabilité limitée au vu des contraintes qui leur sont imposées. Des liens de subordination interentreprises interfèrent avec les rapports de subordination en jeu au sein même de la relation salariale. La recomposition du tissu productif et l’éclatement de la relation salariale qui s’ensuit rompent l’équilibre acquis au cours du xxe siècle entre subordination du salarié et responsabilité de l’employeur. Ces transformations du tissu productif alimentent les préoccupations des acteurs sociaux. Elles déstabilisent l’organisation du dialogue social et, plus fondamentalement, elles remettent en cause la place du contrat de travail comme voie d’accès à la protection sociale. Dans le contexte français, un récent rapport du Conseil économique et social souligne les conséquences sociales des stratégies d’externalisation mises en œuvre par des donneurs d’ordre qui « substituent à la gestion directe de règles individuelles et collectives du droit du travail la mise en œuvre de règles commerciales » [Édouard, 2005, p. 5] et invite à une réflexion sur les nouveaux besoins en matière de sécurisation des parcours professionnels. Au niveau prospectif, le groupe Thomas du Commissariat général du Plan met en cause la pertinence du niveau de l’entreprise comme unité de négociation face aux restructurations [Triomphe, 2004]. Au niveau international, on peut également mentionner l’intérêt porté à ces questions par la Commission européenne [Perulli, 2003] ou la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de travail [Pedersini, 2002]. Le Bureau international du travail s’est également engagé depuis une dizaine d’années dans une série d’études sur les nouveaux besoins de protection des travailleurs associés aux transformations du monde du travail. Si aucune recommandation n’a pu être proposée faute de consensus entre les parties [BIT, 2006], tous s’accordent pour souligner que de nombreux travailleurs n’ont pas un statut qui coïncide avec les paramètres traditionnels de la relation de travail et qu’il convient donc d’apporter une nouvelle réponse aux besoins de protection de ces travailleurs. En décalage avec les préoccupations des acteurs sociaux et la réalité économique et sociale européenne, l’économie du travail tend encore . Ce groupe, animé par Laurent Duclos, fonctionne depuis 2003 [Groupe Thomas, 2004].
Les nouvelles frontières du travail subordonné
majoritairement à appréhender le lien d’emploi comme une relation dans laquelle les décisions et responsabilités en matière de gestion de la maind’œuvre incombent à l’employeur « direct », signataire du contrat de travail. Les différents rapports récemment publiés visant une réforme du droit du travail considèrent ainsi les décisions d’emploi et les responsabilités de l’« employeur » indépendamment des dépendances construites dans l’organisation productive. L’hypothèse centrale à l’appui de ces travaux est que les employeurs constituent les décideurs en matière de gestion de l’emploi indépendamment de l’existence de rapports de subordination dépassant les contours juridiques de l’entreprise. Ainsi, les profondes transformations du tissu productif et leurs conséquences sur l’organisation de la relation d’emploi restent trop souvent ignorées en économie.
Les nouvelles frontières du travail subordonné comme angle d’analyse L’objectif de cet ouvrage est de caractériser les mutations des rapports de travail et d’emploi en intégrant la diversité des liens de subordination. Croisant l’économie du travail, l’économie industrielle, la sociologie, le droit et l’histoire, il propose une approche pluridisciplinaire des nouveaux rapports de dépendance dans le travail. Il est la concrétisation d’un travail réalisé dans le cadre de journées d’études qui se sont tenues en novembre 2004. L’angle d’attaque privilégié envisage les conséquences de la recomposition du tissu productif sur la dynamique des rapports de subordination. La restructuration du tissu productif et le déplacement des lieux d’exercice du pouvoir qu’elle produit constituent le cœur du débat afin de mieux comprendre ses effets sur les rapports de dépendance dans et hors de l’entreprise. L’ouvrage est structuré en trois parties conformément à l’organisation des journées d’études. Chacune des parties intègre une discussion des textes présentés ainsi que les grandes lignes des débats auxquels les communications ont donné lieu. . Voir par exemple [Blanchard et Tirole, 2003 ; Cahuc, 2003] et les analyses critiques [Eymard-Duvernay, 2004 ; Gautié, 2005]. . Journées d’études « Décisions d’emploi et organisations productives : la subordination en question », MATISSE, 18-19 novembre 2004.
Introduction
La première partie est consacrée à une mise en perspective conceptuelle et disciplinaire de la subordination. Croisant les regards historique, sociologique, économique et juridique, elle invite à poser le caractère pluriel des représentations des situations de dépendance dans le travail. L’histoire sociale permet de mettre au jour les transformations des rapports de dépendance et leur imbrication depuis le xixe siècle. Parallèlement, des travaux sociologiques et juridiques mettent l’accent respectivement sur la construction historique de la notion de subordination comme catégorie jurisprudentielle et sur la dualité du concept de subordination entre les situations qu’elle désigne ainsi que les interprétations qui en sont faites dans les discours. L’économie du travail néoclassique, en se focalisant sur les jeux d’incitation au sein de la relation employeur-employé, reste peu outillée pour appréhender la multiplicité des jeux d’interdépendances à l’œuvre. La prise en compte des institutions de valorisation du travail permet, en revanche, dans le cadre de l’économie des conventions, de rendre compte des rapports de pouvoir via les règles d’évaluation du travail. Le deuxième axe de réflexion approfondit la lecture des recompositions du tissu industriel. C’est alors la remise en cause des frontières de la firme qui est en jeu. En effet, les transformations récentes déstabilisent la notion d’entreprise telle qu’elle s’est construite au cours du xxe siècle. Au fondement de notre organisation sociale depuis le début du siècle, elle se trouve aujourd’hui largement ébranlée par le développement des « groupes » ou des « réseaux », autant de concepts que les auteurs de cette partie entendent éclaircir. Ils proposent alors un cadrage empirique ainsi qu’une réflexion conceptuelle au croisement de l’économie industrielle et de l’économie du travail. Enfin, la dernière partie traite de l’articulation entre les rapports de dépendance dans le travail et le système de relations professionnelles. L’intervention de centres de décision extérieurs à l’entreprise dans la gestion de la main-d’œuvre interroge les modalités du dialogue social. Quelles sont les conséquences des recompositions industrielles en matière de responsabilité de l’« entreprise » vis-à-vis de la gestion de l’emploi ? Quels sont les acteurs pertinents dans ce nouveau contexte ? À l’occasion de ces questionnements, les auteurs discutent des bases de reconstruction possible du dialogue social.
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Contenu de l’ouvrage Le premier regard présenté est celui d’un historien. Patrick Fridenson nous propose un éclairage sur la variété et les mutations des formes de subordination depuis le xixe siècle. Après avoir souligné la façon dont différentes formes de subordination coexistent et s’enchevêtrent à un moment donné et même dans une entreprise donnée, l’auteur se prête toutefois au jeu classique de l’historien en définissant des âges de la subordination. Il distingue trois périodes dans la construction des règles qui ont incarné, légitimé mais aussi limité la subordination au cours des deux derniers siècles : du xixe siècle aux années 1900, la première moitié du xxe siècle, et l’après-Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 1980. La subordination est-elle un mouvement venu d’en haut ? Quelle est la structure du tissu productif sur laquelle elle s’appuie ? Quelles sont les réponses des salariés ? À partir de ces questions, Patrick Fridenson remet en cause l’hypothèse d’unilatéralité pure de la subordination imaginée par nombre d’employeurs, d’ingénieurs ou d’actionnaires. Il nous invite à considérer l’hétérogénéité des formes de subordination à travers le temps et la façon dont cette hétérogénéité est construite par l’interaction entre perfectionnement des modes de subordination et recherche d’autonomie des salariés. L’analyse sociologique livrée par Rémy Brouté et Claude Didry interroge la manière dont les acteurs s’approprient le droit du travail et orientent sa signification et son évolution. En tant que sociologues, les auteurs s’interrogent sur les usages. Ils nous montrent que la subordination ne constitue pas une réalité économique qui traduirait la domination patronale, mais s’est construite au cours du xxe siècle comme une catégorie jurisprudentielle servant à l’identification du titulaire du pouvoir de décision vis-à-vis duquel le droit impute des responsabilités en matière de formation, d’exécution et de résolution du contrat de travail. Pour autant, les auteurs défendent la thèse selon laquelle ce qui fait le propre du contrat de travail n’est pas la subordination, mais l’occupation d’un emploi en contrepartie d’une rémunération. L’aspect central n’est pas celui de la protection du salarié mais sa liberté, encadrée par le droit du travail. La subordination ne renvoie pas ici à la soumission d’un individu à un autre, mais peut être appréhendée comme un outil jurisprudentiel d’identification de l’employeur entré dans la langue du droit. Quels sont les acteurs qui mobilisent la subordination ? Dans quelles circonstances ?
Introduction
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Le regard qu’ils portent sur la « subordination aujourd’hui » invite à considérer les salariés, les organismes de sécurité sociale ainsi que les responsables syndicaux, représentants des salariés, comme les « acteurs » de la mobilisation de la subordination. Cette représentation autorise, dans un cadre jurisprudentiel, à garantir respectivement les droits des salariés tant au niveau collectif qu’individuel ainsi que la perception des cotisations de sécurité sociale. En montrant les circonstances dans lesquelles ces acteurs ont mobilisé la subordination, les auteurs mettent au jour l’importance des relations de production dans l’appréciation de la nature des relations de travail. L’analyse économique de la subordination est hétéroclite. En se focalisant sur le marché, l’approche néoclassique standard ne peut envisager des rapports de subordination puisque l’« entreprise » n’existe pas ou bien, ce qui revient au même, n’a aucune épaisseur. Lorsque la subordination est abordée, c’est au travers de la notion de hiérarchie comme mode de coordination de l’entreprise capitaliste. Parmi les travaux néoclassiques plus récents, la théorie des contrats a permis d’intégrer la notion de hiérarchie tout en la réduisant à un jeu d’incitations interindividuelles. Au-delà d’une revue de la littérature sur la place du lien de subordination en économie, François Eymard-Duvernay nous livre une approche institutionnaliste de l’entreprise dans laquelle la subordination est objectivée comme le pouvoir de fixation des principes d’évaluation. Le pouvoir de direction se manifeste via le pouvoir de décider de « ce qui vaut ». Dans le cadre de la théorie des conventions, l’auteur suggère l’existence d’une pluralité de conventions d’entreprise et le développement du modèle de l’entreprise-réseau. Ce modèle s’appuie sur une cohérence, une congruence, entre les formes d’évaluation des biens, du travail, des actifs financiers, etc. La crise sociale actuelle repose, selon l’auteur, sur les changements dans les principes d’évaluation du travail et sur l’accroissement des inégalités et du chômage qui en découle. Les « politiques du travail » proposées par l’auteur introduisent une réflexion sur le rôle et les modalités d’intervention des différentes institutions prenant part à la valorisation du travail. En associant « droit du travail, subordination et décentralisation productive », Antoine Lyon-Caen fournit le point de vue d’un juriste sur la manière dont le droit du travail, d’une part, participe à l’élaboration de la régulation de la décentralisation productive et, d’autre part, évalue et . Ce qu’Olivier Favereau a pu qualifier de « théorie standard étendue » [Favereau, 1989].
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interprète ces transformations. Dans cette appréhension du droit mettant en avant la dualité entre ce qu’enseigne le droit et ce que portent les réflexions sur le droit, trois entrées ou, selon le vocabulaire choisi par l’auteur, trois « répertoires » sont déclinés. La légalité d’abord, dans une perspective traditionnelle, sert à déceler les fraudes. La qualification ensuite, d’un point de vue pratique, « classe » les relations de travail dans les régimes du travail subordonné ou du travail indépendant et conduit à s’interroger sur l’extension du salariat ou sur la place des situations de parasubordination. La responsabilité enfin, dans une perspective davantage contemporaine, consiste à considérer le droit comme un système d’imputation dans un schéma contractuel libéral au sein duquel les personnes, via l’autonomie juridique, sont réputées ne répondre que de leurs actes et n’être responsables que de ce qui est prévu dans le contrat. Dans cette dernière acception, Antoine Lyon-Caen analyse le contrat de travail comme une convention de partage de risques et émet l’hypothèse que les formes d’organisation associées à la décentralisation productive conduisent à une nouvelle répartition des risques. C’est alors une nouvelle redistribution des responsabilités au sein des réseaux d’entreprises que le droit doit envisager. La discussion de cette approche pluridisciplinaire des liens entre subordination et organisation productive est menée par Rachel BeaujolinBellet. L’auteur décline les différentes définitions de la subordination dans le travail, de ses contours et des évolutions des contextes de son exercice que les communications ont pu mettre en avant. Cette mise en perspective des formes hybrides des rapports de pouvoir ouvre sur la question des mécanismes gestionnaires qui les structurent. De nouvelles questions apparaissent : à quel niveau se situe la « figure du haut » des relations de subordination dans le travail ? Est-elle identifiable ? unique ? Rachel Beaujolin-Bellet met en évidence la pluralité des sources et des formes d’exercice de la subordination qui conduisent au brouillage des frontières de l’entreprise et des catégories juridiques. Dans ces conditions, la question des architectures des responsabilités est essentielle pour la régulation des rapports de subordination. L’auteur nous invite à considérer des pistes pour penser les « coresponsabilités » impliquant l’ensemble des acteurs et parties prenantes de la régulation sociale (les employeurs, les salariés et leurs représentants, les actionnaires, les clients, les pouvoirs publics, les acteurs territoriaux). Les débats autour de cette première partie ont d’abord permis d’envisager les différents critères associés à la qualification du contrat de
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travail. La variété des formes de subordination et de ses « techniques » a ensuite fait l’objet d’un approfondissement historique. Enfin, les rapports de pouvoir ont constitué un thème récurrent via l’analyse des modes de résistance à la subordination et de l’évaluation du travail comme médiation du pouvoir. L’approche de l’économie industrielle est au cœur de la deuxième partie de l’ouvrage et invite à reconsidérer la nature de la relation d’emploi et les frontières de la firme face aux nouveaux rapports de subordination. Deux entrées ont été privilégiées : la désintégration verticale dans le cadre des relations interfirmes ; l’impact des liens financiers dans les groupes d’entreprises. Le texte de Bernard Baudry porte sur les modes de coordination orientés vers l’intégration organisationnelle et logistique. Dans le cadre des réseaux verticaux de firmes, il s’intéresse aux stratégies de désintégration verticale des grandes firmes depuis les années 1970. Les figures emblématiques de ces réseaux sont l’aéronautique et l’automobile. Le concept mobilisé par l’auteur est celui de « quasi-intégration » qui rend compte de la situation de dépendance dans laquelle se trouve un fournisseur juridiquement indépendant vis-à-vis d’une firme-pivot. Deux grands modèles de quasi-intégration sont distingués par l’auteur : la quasi-intégration verticale et la quasi-intégration oblique. Cette dernière rend compte de complémentarités technologiques et organisationnelles entre la firme-pivot et les fournisseurs de rang 1, voire de niveaux inférieurs. Les conséquences sur la gestion de l’emploi portent sur la dissociation entre employeur de facto et employeur de jure. Le fournisseur se trouve en effet soumis à des impératifs de productivité, de flexibilité, etc. qui limitent ses propres marges de manœuvre en matière de gestion de l’emploi. Pour autant, selon Bernard Baudry, les modalités de l’ingérence de la firme-pivot dans la gestion de la main-d’œuvre de ses fournisseurs sont également source d’un dynamisme technologique, base potentielle sur laquelle les fournisseurs peuvent s’appuyer pour limiter leur dépendance. Dans le texte de Claude Picart, la subordination est également envisagée sous l’angle des relations interentreprises puisqu’il s’agit de rendre compte de la perte d’autonomie des filiales du point de vue de la gestion des flux financiers. L’auteur nous propose une analyse empirique de l’accroissement du poids des groupes dans l’économie française jusqu’au milieu des années 1990 et leur croissance intensive depuis (caractérisée par l’accroissement des relations intragroupes et des flux de dividendes).
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D’un point de vue statistique, l’auteur souligne que la perte d’autonomie des filiales est peu visible en matière de gestion de la main-d’œuvre et davantage en matière de gestion des flux financiers. Il met en évidence le rôle de « pompes aspirantes-refoulantes » des groupes, qui consiste à sélectionner les entreprises les plus performantes et à rejeter les moins performantes en termes d’emploi et de rentabilité. Ces modalités de croissance externe associées à la centralisation des flux financiers ne sont pas sans conséquences sur les salariés, qui subissent des changements de groupe sans changement d’entreprise et des restructurations au sein d’un même groupe dont la fréquence et l’ampleur sont bien connues. En commentaire de ces deux textes, Philippe Moati introduit l’hypothèse d’un retournement de paradigme par rapport au fordisme. Selon l’auteur, l’élément fondamental qui caractérise les nouvelles formes d’organisation de la production est l’entrée du client dans l’entreprise. Qu’il s’agisse de l’entrée « physique » lorsqu’un donneur d’ordre intervient dans l’organisation et la gestion de ses fournisseurs et sous-traitants ou de l’entrée « métaphorique » lorsque l’entreprise pense sa stratégie en fonction du client final, ce renversement modifie les lieux d’exercice du pouvoir au sens où celui qui est le plus proche du client final est celui qui acquiert du pouvoir sur l’amont. L’auteur propose le concept d’« intégrateur » pour rendre compte des nouvelles modalités de division du travail basée sur la spécialisation sur des ensembles de savoirs. Dans cette représentation, la thèse défendue est celle d’un relatif équilibre des pouvoirs qui trouve son fondement dans la dépendance mutuelle visà-vis de blocs de savoirs non détenus par les autres. Même dans le cas de réseaux d’entreprises dominés par une division technique du travail, l’auteur observe des cas où des fournisseurs peuvent bénéficier d’un rapport de force favorable grâce à la taille qu’ils ont acquise. Finalement, la dépendance économique au sein des réseaux d’entreprises ne serait pas une fatalité. Les débats qui ont suivi cette session se sont focalisés sur la spécificité des modes de coordination propres à la quasi-intégration et ses contours. Centré essentiellement sur les industries de l’automobile et de l’aéronautique, le débat s’est toutefois ouvert sur d’autres filières et champs de l’analyse économique. C’est ensuite le dialogue avec l’économie du travail qui a mobilisé les intervenants pour discuter la manière de penser le travail dépendant au sein des relations interentreprises. Si l’éclatement de la relation de travail modifie les lieux d’exercice du pouvoir, il convient de se pencher sur le rôle des régulations
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p rofessionnelles et les modalités sur lesquelles peut reposer le dialogue social. C’est l’objet de la troisième partie du présent ouvrage. Thomas Coutrot se concentre sur la question des stratégies syndicales face à ces transformations à partir d’une grille de lecture originale opposant le « despotisme hégémonique » caractéristique de la période fordiste au « despotisme de marché » associé au régime néolibéral actuel. Selon l’auteur, l’organisation des relations professionnelles est endogène à l’organisation d’ensemble du système économique. Si l’émergence de collectifs autonomes dans le modèle fordiste a permis le renforcement du syndicalisme, les nouveaux modes d’organisation de la production s’appuyant sur des collectifs de travail éclatés sapent les bases de l’action collective telle qu’elle s’organisait traditionnellement. L’auteur s’interroge alors sur la réponse adéquate face à ce « régime néolibéral de mobilisation » de la force de travail : quelle stratégie syndicale ? Existe-t-il une alternative au « régime néolibéral » ? Les syndicats sontils toujours l’institution pertinente pour incarner les revendications salariales ? Quelle place pour la société civile et les mouvements qui en émanent ? Le deuxième angle d’attaque est proposé par Jacques Freyssinet. Le paradoxe des configurations productives actuelles se situe dans la focalisation sur le niveau de l’entreprise comme lieu de négociation alors même que l’on assiste à une perte de repères sur l’identité de l’entreprise et sur ses frontières. En définissant l’entreprise comme une unité productive associant des équipes de travail, un employeur juridique et un centre de décision sur le capital, l’auteur met en évidence la disjonction actuelle de ces trois parties. Deux axes de réflexion sont engagés : Comment réhabiliter le niveau de l’entreprise ? Et quelles sont les alternatives à ce niveau ? Au titre d’alternatives possibles, l’auteur explore deux pistes pour gérer les restructurations en dehors du cadre de l’entreprise : les trajectoires professionnelles et la cohérence territoriale. La discussion de cette session a été introduite par Jean Saglio. Il souligne l’intérêt des analyses institutionnalistes des systèmes de relations professionnelles, qui mettent l’accent sur les mécanismes de formation des règles plutôt que sur l’état du marché ou sur les stricts rapports de domination capital/travail. En illustrant son analyse des conflits du travail par la régulation des relations professionnelles dans les fonctions publiques, il enrichit l’analyse des rapports de subordination en mettant en évidence l’aspect pluriel de la dynamique des conflits et des modes de régulation du travail.
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Les débats qui ont suivi ces trois interventions ont été centrés sur la question de la sécurisation des revenus compte tenu du chômage de masse qui caractérise la France depuis trente ans et celle des voies de renouvellement du dialogue social, qu’il s’agisse des acteurs ou du niveau des discussions face à la remise en question de l’entreprise comme figure de l’employeur.
L’entreprise et le rapport salarial : pour une reconstruction
Sans prétendre tirer de conclusion synthétique à partir de l’ensemble des travaux et idées contenus dans cet ouvrage, il nous semble possible d’identifier une interrogation commune sur la place de l’entreprise dans l’organisation de la production et du rapport salarial. Au tournant du siècle, l’émergence de la grande entreprise a été concomitante de la généralisation du contrat de travail comme rapport de subordination du salarié à l’employeur. Avec la grande entreprise industrielle se développe un modèle où l’employeur maîtrise l’organisation du travail, en échange de quoi il s’engage sur une rémunération au temps et un contrat de travail à durée indéterminée. Cela correspond à une période de maturation de l’idée d’employeur comme pôle d’imputation de responsabilité, comme pôle d’application des règles. Le salariat, et par là l’entreprise, s’est construit à partir du principe de subordination directe du salarié à l’employeur. La notion de subordination fonde la relation salariale comme la relation salariale fonde l’entreprise. L’employeur est alors considéré comme décideur en dernier ressort, que ce soit en termes de gestion de l’emploi ou de stratégie industrielle. Cette dynamique est cruciale dans la structuration du droit du travail français. La grande entreprise a progressivement constitué un niveau pertinent et structuré entre la sphère publique (l’État) et la sphère privée, interindividuelle [Robé, 1999]. En termes régulationnistes, l’entreprise s’est trouvée au fondement de la constitution d’un rapport salarial particulier. C’est ce pôle structurant du rapport salarial qui est aujourd’hui remis en cause par le morcellement du tissu productif. Cela se traduit par l’affaiblissement de l’entreprise comme pôle d’imputation de responsabilités. Aujourd’hui, l’employeur doit être lui-même conçu comme subordonné à des injonctions extérieures (commerciales ou financières) et exerçant son pouvoir sur un collectif éclaté. On retrouve
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là ce que d’autres ont analysé comme l’instauration d’un capitalisme financier [Aglietta et Rebérioux, 2004]. L’historien dirait qu’on voit se développer un nouvel âge de la subordination. À court terme et dans un contexte de chômage de masse, cette déresponsabilisation de l’entreprise s’est traduite par un mouvement de transfert des risques vers les salariés, qui a déjà été mis en avant tant par des juristes que des économistes. Compte tenu de la précarisation croissante des situations de travail, il apparaît urgent de repenser la place de l’entreprise dans l’organisation du rapport salarial. Si l’entreprise morcelée ne peut constituer le lieu de négociation pertinent, il importe de rendre formelles les chaînes de responsabilités aptes à reconstruire les collectifs de travail. De ce point de vue, la jurisprudence et le droit social donnent des pistes avec les notions de comité de groupe européen ou d’unité économique et sociale. En instaurant de nouvelles bases de représentation des salariés, ces instances constituent une voie de réforme intéressante pour porter les revendications salariales dans un ensemble productif cohérent aux niveaux économiques et financiers. Face aux tendances court-termistes et aux pratiques des entreprises qui font de l’emploi une variable d’ajustement, les voies de reconstruction du rapport salarial et de valorisation du travail en reviennent au politique et à la loi.
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1 Les transformations des pratiques de subordination dans les entreprises et l’évolution du tissu productif en France Patrick Fridenson Je suis allé regarder dans le dictionnaire ce que l’on trouvait au mot « subordination ». Il n’y a rien de plus joli et de plus politiquement correct que de lire le Larousse, qui définit ainsi le terme : « Subordination : ordre établi entre les personnes et qui rend les unes dépendantes des autres », comme si, pour ainsi dire, la société, l’économie, le droit, la politique ne comptaient pas et que des arrangements s’établissaient mystérieusement avec un seul principe que le mot « ordre » sousentend : la rationalité, avec toute sa solidité. Pour un historien, il faut absolument changer de jumelles et regarder les choses autrement. Se posent alors deux questions : la subordination, par rapport aux entreprises, est-elle seulement un mouvement venu d’en haut ? Et peut-on distinguer (ce qu’un historien fait normalement, par métier) des étapes chronologiques, des âges de la subordination ? Parce que sur la propriété, sur le droit, sur les inégalités, nous avons aujourd’hui tendance à voir la subordination comme un mouvement venu d’en haut, c’est-à-dire du sommet des entreprises, l’apport de l’histoire constitue une mise en garde salutaire. Il suffit d’évoquer deux exemples. Considérons l’une des plus grandes entreprises françaises de la seconde moitié du xixe siècle : la Compagnie du gaz de Paris, fondée en 1855, évidemment un des fleurons de Gaz de France aujourd’hui. Cette entreprise allait bientôt compter 10 000 salariés, ce qui en fait une des plus grandes entreprises françaises du xixe siècle. Les salariés sont de deux types : ceux qui travaillent dans les usines à gaz, qui produisent le gaz, et ceux qui vont relever les compteurs des abonnés au gaz (qualité
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que, dans les classes moyennes, on met sur la carte de visite à la fin du xixe siècle). C’est une société où le pouvoir hiérarchique appartient aux ingénieurs. Ceux-ci sont sans cesse sur le dos des ouvriers des usines à gaz pour augmenter leur production, leur productivité, et sans arrêt sur le dos des employés pour essayer de standardiser leur pratique de relevé des compteurs. La réaction tant des ouvriers que des employés est de dire que cette pression quotidienne des ingénieurs relève de l’arbitraire et même de l’oppression. Par conséquent, quel va être un des objectifs les plus importants des grèves qui ont lieu à plusieurs reprises dans la seconde moitié du xixe siècle à la Compagnie du gaz de Paris ? Il sera d’établir des règles de subordination. Inscrites en bonne part dans le règlement intérieur de l’entreprise, elles vont concerner la façon dont se font l’embauche ou le licenciement, dont se déroule la carrière. Elles sont en grande partie demandées par les ouvriers et les employés, d’abord de façon spontanée par des comités de grève, et ensuite par les organisations syndicales qui apparaissent peu à peu. Ce qui veut dire que, d’une certaine manière, le développement d’une bureaucratie de gestion du personnel à la Compagnie du gaz de Paris est en grande partie la réponse à une demande venue d’en bas, exprimée par les salariés pour se préserver de l’arbitraire des chefs, des dirigeants – c’est la thèse que défend avec énergie l’historien américain Lenard Berlanstein, qui a étudié cette compagnie dans un livre [Berlanstein, 1991]. Et les règles, même si elles sont élaborées, écrites, non seulement par les ingénieurs, mais encore par les juristes ou les diplômés de l’École libre des sciences politiques qui sont petit à petit recrutés pour penser la gestion de personnel [Fombonne, 2001], sont en partie négociées de façon informelle et, ce faisant, limitent la subordination et la légitiment tout à la fois. Second exemple : peu après Mai 68. En 1969, le dirigeant d’un très grand groupe familial du textile, de la mode, de la presse, Marcel Boussac, meurt. Le comité central d’entreprise de la branche textile se réunit dans les Vosges. Et quelles sont les personnes qui y font alors l’éloge le plus vibrant, le plus chaleureux du patron qui vient de décéder ? Ce sont les délégués centraux de la CGT et de la CFDT, qui ont pourtant connu une vie très dure sous l’autorité de Marcel Boussac et de ses cadres et avaient impulsé en 1968 une grève dans le groupe qui a laissé des traces extrêmement fortes. À côté, les éloges des délégués CFTC et CGC ou FO sont parfaitement plats et vains [Pochna, 1980]. Donc ce cas, parmi d’autres, nous amène à considérer que la subordi-
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nation peut se fonder non seulement sur une coexistence armée, mais aussi sur des éléments de culture commune. Seconde question annoncée : y a-t-il des âges de la subordination dans les entreprises françaises ? Là aussi, un élément de mise en garde. Éric Godelier, dans sa thèse sur Usinor de 1948 à 1986, a montré que, jusqu’à 1969, Usinor, dès cette époque un des plus grands groupes français et un des deux grands groupes sidérurgiques français, n’avait pas de direction centrale du personnel. De la fondation du groupe en 1948 à 1967, l’ensemble des questions de personnel, y compris la politique des salaires, se décidait usine par usine. Usinor avait quantité de sites industriels en France, et était gérée comme une fédération de PME. Chaque directeur d’usine avait la responsabilité de l’embauche, des licenciements, des salaires, de la promotion, des carrières. Le rôle de la direction générale consistait essentiellement à partager les profits entre les actionnaires et l’investissement, à négocier les emprunts auprès des banques et des groupements de l’industrie sidérurgique, enfin de discuter avec l’État la politique industrielle ou bien encore les prix – sous un régime de contrôle des prix. Donc c’était au niveau le plus décentralisé, celui des bassins d’emploi, que ce qui était en apparence un grand groupe de sidérurgie national et international pouvait fonctionner. Par conséquent nous aurions tort de croire qu’il y a des âges de la subordination complètement homogènes et où l’on peut définir une forme dominante des pratiques de subordination. Il y a, bien entendu, des formes nouvelles à chaque période, mais elles s’enchevêtrent, avec des héritages, des traditions, des cultures, des dépendances que crée le cheminement. Des exemples comme ceux de la Compagnie du gaz de Paris, de Marcel Boussac, d’Usinor vont tout à fait à contre-courant de ce qui est la connaissance commune. C’est le rôle des historiens de se critiquer eux-mêmes pour avancer dans la recherche, mais d’apporter aussi dans le débat avec les autres disciplines un certain nombre d’éléments qui contredisent le discours dominant. Dans une telle perspective, on peut distinguer trois périodes. Il convient d’analyser d’abord les pratiques de subordination dans leur variété et leur relation à l’évolution du tissu productif français au cours du long xixe siècle en incluant les années 1900. Puis je me consacrerai aux nouvelles formes de la subordination des années 1900 à la Libération. Enfin, j’aborderai leur révision, de 1945 aux lois Auroux de 1982. . Notre contribution s’inscrit dans une série de textes qui figurent dans la bibliographie [Fridenson, 1997a, 2000, 2003].
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Pratiques de subordination et tissu productif dans le long xixe siècle Le xixe siècle fait aujourd’hui l’objet d’une attention extrêmement forte des historiens, et celle-ci conduit à des révisions déchirantes. Nous ne sommes pas les seuls. Il faut ici citer, parmi les travaux récents, ceux du sociologue François Vatin et d’un gestionnaire de l’École des Mines, Philippe Lefebvre, sur la production des hiérarchies dans la grande entreprise [Lefebvre, 2003]. Les uns et les autres disent des choses dont un certain nombre sont susceptibles de heurter et qui, en tout cas, stimulent la réflexion et alimentent la controverse. Ces acquis nouveaux de la recherche portent sur la structure du tissu productif, mais surtout sur la représentation, héritée pour une grande partie de Michel Foucault, que nous pouvons avoir de la subordination ; ils concernent aussi le rôle des syndicats patronaux. Sur le tissu productif, nous sommes tous parfaitement conscients que la France est essentiellement un pays de petites entreprises dans ce xixe siècle, qu’elle a donc une structure extraordinairement décentralisée. Nous avons tendance à croire que c’est une particularité. Ce en quoi nous avons tort : les travaux récents ont montré que l’Allemagne [L’Aoufir, 2004] et les États-Unis [Scranton, 1997], qui sont censés être les pays phares de la grande entreprise, sont aussi des pays où il y a un tissu de petites et moyennes entreprises extrêmement fort. On trouve en France des grandes entreprises dans les mêmes secteurs que les États-Unis ou l’Allemagne – ce qui est quelque chose qui n’a pas été souvent dit avant ces dernières années [Fridenson, 1997a ; Smith, 2005] –, mais leur émergence y est beaucoup plus lente qu’ailleurs ; cela, nous le savons tous. Les travaux récents [Verley, 1997 ; Sabel et Zeitlin, 1997 ; Dewerpe, 1998] ont montré d’autres éléments. Premier élément : dans ce tissu économique, au niveau local – celui qu’on appellerait aujourd’hui tissu des agglomérations –, on relève l’existence de fabriques collectives. Dans des villes ou dans une série de villes voisines se constitue une capacité de production de masse, composée de moyennes entreprises fabriquant des produits communs ou complémentaires. La fabrique collective corrige évidemment l’image du tissu économique français, prétendument retardataire à cause du poids des PME. Mais on aurait tort de penser que la fabrique collective est une spécificité française
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ou même européenne. On la retrouve sur la côte Est des États-Unis, en particulier à Philadelphie. C’est une des formes du tissu productif au xixe siècle, et naturellement on est amené à faire un rapprochement partiel avec les districts industriels chers à l’économiste Alfred Marshall. En outre, ces fabriques collectives donnent lieu à une importante régulation collective du travail. Celle-ci résulte en partie de revendications ouvrières qui sont ignorées dans les sciences sociales parce que beaucoup de chercheurs ont focalisé leur attention sur la grande entreprise, et même de grèves. Elles débouchent sur des formes de régulation assez étonnantes. Par exemple à Paris, on a dans le bâtiment des tarifs qui sont élaborés avec des marchandeurs – par exemple pour les charpentiers – dès 1853. Finalement l’écrasement de l’ouvrier est moins important qu’on pourrait le croire à cette époque, y compris dans un régime où la grande entreprise n’est pas dominante. Mais on repère encore d’autres configurations dans ce tissu productif extrêmement varié. Le travail à domicile, avec des formes de subordination essentiellement concentrées sur la commande et la rémunération, est très important dans des villes comme Lille, Paris, Saint-Étienne, Lyon, Marseille, et a été fortement remis en lumière par les historiens – et surtout les historiennes – américains de la France [Green, 1998 ; Coffin, 1996]. On trouve également des structures de réseau, du côté des chemins de fer, du gaz, de l’électricité – c’est assez clair –, mais aussi du côté des grands magasins et des banques – c’est moins connu ; toutefois les historiens s’y sont beaucoup attachés dans les dernières années [Caron, 1997-2005 ; Lastécouères, 2005]. Enfin, une petite partie de ces entreprises sont des multinationales. La première firme française à devenir multinationale est Saint-Gobain à partir des années 1820, dans le verre puis dans la chimie ; ou bien apparaissent ce qu’on appelle aujourd’hui des free-standing companies, à partir surtout des années 1870, c’est-à-dire des entreprises ayant leur tête, leurs capitaux, leur structure dirigeante en France, mais ayant leur activité dans un ou plusieurs pays à l’étranger, et surtout dans un pays [Wilkins et Schröter, 1998]. Le mode de régulation de l’économie du xixe siècle est ainsi un mode concurrentiel. Il faut cependant apporter une nuance qui touche une partie des grandes entreprises. Les travaux récents ont montré qu’en dépit de l’article 419 du code pénal la France est le deuxième pays au monde – derrière l’Allemagne – pour les ententes et les cartels. Simplement, ils sont illégaux et tout ceci se fait dans une clandestinité
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bien tempérée par des visites régulières aux ministres et aux fonctionnaires, ou aux parlementaires, et par une attitude de la justice qui interprète avec souplesse et flexibilité l’article 419 lorsqu’elle est saisie. Or ce n’est pas souvent le cas. Donc : concurrence au niveau des PME, oui, mais au niveau des grandes entreprises, d’immenses différences selon les branches avec des secteurs fortement régulés. Au total, une structure du tissu productif extraordinairement variée contribue à ce que la France ait au xixe siècle un des taux de croissance les plus importants. Mais est-ce qu’à cette structure variée correspondent des modes de subordination variés ? Telle n’est pas la représentation que Michel Foucault a donnée de la subordination dans les pages qu’il consacre, à côté de la prison ou de la caserne, aux entreprises dans Surveiller et punir [Foucault, 1975]. Foucault y construit le modèle d’une direction d’entreprise, quelles que soient la taille ou la nature de l’entreprise, qui s’est adonnée à l’exercice de la subordination, du contrôle, de la surveillance, etc., en s’appuyant sur un dispositif clé qui est longuement analysé par Foucault, le règlement intérieur. Ce modèle a été repris par l’économiste Jean-Paul de Gaudemar et complété par l’historien Gérard Noiriel, dans ses travaux des années 1980 sur le passage du patronage au paternalisme, où la grande entreprise est présentée comme chargée de subordonner les individus du berceau à la tombe et jusqu’à la reproduction [Noiriel, 1984 et 1988]. Le tout étant fondé sur un mode de décision, concernant les affaires des salariés, qui nous est décrit comme complètement unilatéral, sans concertation ou négociation. Cette représentation, à mon avis, ne tient plus pour une série de raisons. La première, c’est qu’elle fait comme si les salariés étaient passifs et comme si la subordination était un acte unilatéral sans relations avec les subordonnés. En voici un exemple saisissant. Gérard Noiriel a écrit des pages absolument splendides sur le paternalisme dans les usines sidérurgiques de Lorraine, en particulier sur le logement, en expliquant que le logement était entièrement fait pour retenir les ouvriers. Simplement, quelles ont été ses principales sources ? Il s’agissait des rapports des préfets au ministre de l’Intérieur. Et que disaient les préfets ? Essentiellement ce que leur disaient les employeurs. Et les employeurs avaient intérêt à dire que cette politique marchait. Piero Galloro, un jeune historien, fils d’un sidérurgiste immigré d’Italie (groupe social et professionnel qui est le héros du livre de Gérard Noiriel), a sauvé de la destruction les dossiers du personnel de l’usine de
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Jœuf de la maison de Wendel [Galloro, 2001]. Ce qu’il a montré, c’est que de Wendel avait beau faire des logements en quantité importante, avec des conditions de location relativement correctes par rapport aux salaires des salariés, cela n’empêchait pas des salariés de quitter ces beaux logements dès qu’ils pouvaient échapper, au bout d’un certain temps, à la forme de subordination de la maison de Wendel pour aller chercher fortune – c’est-à-dire meilleur salaire ou meilleures conditions d’emploi – ailleurs. D’autres auteurs le confirment [Commaille, 1998 ; Frouard, 2003]. Donc l’idée selon laquelle la subordination et le paternalisme assurent un contrôle total, exclusif – et Gérard Noiriel a abusé de la notion d’« institution sociale totale » chère à Irving Goffman – ne tient pas. Les individus et les groupes – originaires d’un même village, d’une même région d’Italie dans son cas – développent des formes d’autonomie non seulement sur le lieu de travail par rapport aux conditions de travail, mais encore durant leur temps libre. Croire que parce qu’un employeur crée une coopérative, une association sportive, il emprisonne sous une chape de plomb les salariés est une fiction. Pour autant cela ne veut pas dire que le paternalisme est sans effet ; qu’il ne coûte pas aux entreprises, qu’il n’importe pas à la société. Mais il n’a pas, en tout cas, l’impact que les sciences sociales lui ont prêté rétrospectivement dans les années 1970 et 1980. La résistance des ouvriers et des employés à la subordination se fait-elle au xixe siècle plutôt par la défection (la mobilité) et au xxe siècle par la prise de parole (l’autonomie ou la résistance à l’intérieur de l’entreprise) ? L’intensité du turnover est très forte à la fois au xixe et au xxe siècle, au moins jusqu’aux conséquences du premier choc pétrolier. Au turnover on peut ajouter l’absentéisme. Or l’absentéisme au xixe siècle est important. Il va de pair avec l’usine sans clôture que j’évoquerai plus loin pour la sidérurgie. Même des lieux qui apparaissent comme parfaitement fermés, comme les mines de charbon, sont fermés en ce qui concerne l’accès au site, mais l’absentéisme y est très fort. Les fichiers du personnel des entreprises font apparaître des chiffres d’absentéisme et de mobilité qui continuent au xxe siècle et dont nous n’avons rétrospectivement plus idée dans la situation du régime d’emploi et de chômage où nous sommes depuis le milieu des années 1970. Pour autant, les formes de prise de parole au xixe siècle sont extrêmement fortes aussi. La journée de travail est poreuse. Quand le salarié n’est pas content, il lui arrive de sortir purement et simplement ;
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ou bien d’aller boire un litre de rouge sur le lieu de travail pour marquer concrètement qu’il n’en a rien à faire du règlement d’atelier qui l’interdit. On sait que l’interdiction atteste l’importance des pratiques. Ou bien les salariés ralentissent les cadences par rapport aux consignes qui leur ont été passées par l’ingénieur ou le contremaître. Ou encore ils fabriquent en perruque d’autres choses que ce qu’ils ont comme métier de faire. Plus nous avançons là-dessus – c’est-à-dire plus nous utilisons des sources innombrables comme les sources judiciaires, les sources des prud’hommes, les correspondances privées, les récits de vie dans la presse autres que les éditoriaux des revues syndicales, et d’abord les articles qui portent sur des entreprises déterminées –, plus on s’aperçoit que cette tentative de reprendre barre sur ce qu’on fait existe, et pas seulement comme nous l’avons longtemps cru du côté des ouvriers qualifiés, mais même du côté des manœuvres, des « similaires » comme on dit ensuite, ou des OS comme on dit enfin. Cela se poursuit au xxe siècle. Défection et prise de parole ne sont pas nécessairement le fait des mêmes personnes. Mais dans l’espace productif il n’y a pas l’une sans l’autre ; il y a à la fois mobilité et demande d’autonomie sur place. En même temps, il y a toujours dans l’entreprise un groupe qui est parfaitement à l’aise, qui accepte la subordination et qui affirme sa loyauté à l’organisation. La subordination du travail n’est quand même pas hors du droit et de sa mise en œuvre. L’élaboration et l’application du droit relatif à la subordination font l’objet depuis vingt ans d’un ample travail d’enquête et de réévaluation entre juristes, historiens, sociologues et économistes. Si bien des lois sociales restent longtemps peu ou pas appliquées [Fridenson et Reynaud, 2004], il existe cependant une référence légale de taille au xixe siècle, c’est le code civil [Badinter, 2004], avec les articles sur le contrat de louage de services et d’ouvrage. Le règlement intérieur, institué en 1803, a été un des objets de cette réévaluation toujours en cours. Or, il n’existe pas dans une partie des entreprises. Le sociologue Alain Cottereau a montré que, dans nombre de cas, le règlement intérieur faisait l’objet d’une négociation informelle au moins avec les ouvriers qualifiés et que, par ailleurs, il était interprété, corrigé à l’échelon local par les conseils de prud’hommes, dont les premiers apparaissent en 1806. Alain Cottereau a poursuivi son entreprise de démythification à propos du contrat de travail, apparu en tant que tel en 1855. Dans un article récent et fracassant [Cottereau, 2002], il a défendu l’idée que
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le contrat de travail était une régression sur les usages introduits au niveau local par les collectifs d’ouvriers. Ceci tenant en grande partie, dit-il, à sa mise en forme par des juristes connus pour être très proches du patronat. On pourrait ajouter que l’idée de la première convention collective importante, celle d’Arras pour les mines de charbon en 1890, a eu des précédents [Alapetite, 1993 ; Kourchid et Trempé, 1994]. Par exemple, dans le bâtiment et les travaux publics, à l’occasion des tarifs de salaires reconnus par des municipalités, se réalise informellement – ou formellement dans certains cas, comme je l’ai indiqué plus haut pour les charpentiers parisiens – une négociation collective, même quand ce n’est pas inscrit dans la loi. Loin de moi sur ce point de dire que la France serait le paradis de la négociation collective avant 1890. Mais il me semble au moins certain que le monde de l’unilatéral que décrit Michel Foucault est désormais un monde que les sciences sociales ont perdu. Reste à voir comment se transforme la subordination. Il faut ici examiner ce qui se passe d’une part dans l’entreprise et d’autre part au niveau du patronat organisé. L’évolution des pratiques dans les entreprises est très difficile à analyser par l’historien étant donné la variété du tissu productif que j’ai évoquée. Philippe Lefebvre a donc dû, pour ce qui le concernait, se concentrer sur la grande entreprise. La majorité des entreprises, c’est-à-dire les petites et les moyennes, la France ayant – au moins au xxe siècle, comme l’a montré le Commissariat au Plan il y a près de quinze ans – un déficit relatif en matière de moyennes entreprises par rapport à l’Allemagne, ne peuvent être aujourd’hui connues que sur la foi de conjectures et de reconstitutions à partir de données statistiques ou à partir d’autobiographies ouvrières, donc sur des bases fragiles. Ce qui apparaît dans ces conditions, ce sont trois caractéristiques des entreprises au cours de la période. Premièrement, l’entreprise est poreuse. Beaucoup d’entreprises n’ont pas de murs : on entre et on sort sans obstacles. Comme cela a été montré pour la sidérurgie du Nord, par exemple quand les enfants ont froid à la maison – pas les enfants qui travaillent, entre huit et douze ans –, ils viennent se chauffer dans l’entreprise. L’entreprise n’est pas un lieu fermé au sens strict [Hardy-Hémery, 1983]. Cela va se produire, mais assez tard, sur la fin du xixe siècle.
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En deuxième lieu, comme dans beaucoup d’autres pays, le pouvoir principal en matière de subordination est transféré au contremaître. Ce dernier peut avoir une relation directe avec les individus qu’il embauche à sa guise, sauf quand le règlement intérieur existe, prévoit quelque chose à ce propos et est appliqué, autant de conditions qui sont loin d’être remplies partout, à en juger par les règlements intérieurs qui ont survécu et qui sont conservés à la Bibliothèque nationale de France [Biroleau, 1984]. Mais le contremaître, d’une certaine manière, a délégation en matière de subordination, avec des côtés que l’on peut rétrospectivement considérer comme positifs, c’est-à-dire la constitution de collectifs de travail, et d’autres côtés qui sont négatifs, c’est-à-dire que cette délégation a la même part d’arbitraire que celle des ingénieurs de la Compagnie du gaz de Paris. Et les archives de police dans les années 1900, par exemple, contiennent des rapports indiquant que des ouvriers ont tiré au pistolet sur des contremaîtres dont ils ne supportaient plus l’arbitraire. Lorsqu’ils apparaissent, les contremaîtres soit se superposent aux relations marchandes incitatives qui existaient jusque-là vis-à-vis des ouvriers, soit les remplacent. Le rôle des contremaîtres en matière de conception et d’organisation du processus de production s’étend, d’autant plus que la proportion de main-d’œuvre qualifiée diminue. En outre, ils prennent en charge une bonne part de la gestion du personnel placé sous leur autorité. Après 1900, leur autonomie est restreinte par les dirigeants des grandes entreprises, tandis que les nouvelles méthodes de gestion qui se diffusent (et que nous aborderons plus loin) visent à rationaliser leur activité en fonction de paramètres variés. Il ne fait pas de doute que l’essor de ce que Philippe Lefebvre appelle « l’empire du contremaître » est lié à la fois à la recherche d’une hausse de la productivité (sachant que les patrons avaient du mal à récupérer les gains en la matière en raison du travail aux pièces et de la sous-traitance), à la concurrence et à la conjoncture économique. Mais la nature de ces liens n’a pas encore été clarifiée par les sciences sociales. Les liens longtemps postulés entre innovations techniques et hiérarchie intermédiaire sont jugés aujourd’hui secondaires par les chercheurs. Enfin, au sein de l’encadrement supérieur apparaît un contrepoids dans les grandes firmes au cours des années 1840, le secrétaire général. Celui-ci se situe au niveau de la direction générale, il a à . Figure évoquée par Fombonne [2001].
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la fois une partie des relations avec les autres entreprises, avec les collectivités locales, avec l’État et, à l’intérieur, le minimum de visibilité initiale sur ce qui se passe soit chez les ingénieurs, soit chez les cadres dans les entreprises commerciales et bancaires, soit au niveau des contremaîtres. Voilà les formes de hiérarchie initiales telles qu’on peut les reconstituer, étant entendu que le secrétaire général n’existe pas dans les PME ; cela va sans dire. Une des tâches que le secrétaire général peut avoir comme activité dans les groupes de la distribution – je le signale parce qu’il reste quelques éléments de la représentation foucaldienne qui ne sont pas dénués d’intérêt –, c’est de faire surveiller la main-d’œuvre féminine, les employées des grands magasins étant suspectées de toutes sortes de choses et donc surveillées jusqu’à leur domicile [Lesselier, 1978]. Voilà donc cette hiérarchie initiale et décentralisée. Mais l’entreprise n’est pas seule. La subordination ne s’enferme pas dans les frontières de l’entreprise. Dans un monde où officiellement les syndicats ouvriers et patronaux n’existent pas avant la loi de 1884, il y a déjà bel et bien des syndicats patronaux à l’échelle locale, et pas seulement des chambres de commerce, dont le rôle a été par ailleurs réévalué à la hausse par les travaux historiens récents. Ces syndicats patronaux cherchent à gérer collectivement à l’échelle locale, cantonale ou départementale, selon la taille, le marché du travail [Vernus, 2002]. Les premiers syndicats patronaux nationaux – un des plus visibles étant le Comité des forges créé en 1864 – sont pendant très longtemps sans action très précise sur le marché du travail. En revanche, on a aujourd’hui tendance à penser qu’au niveau local – qu’il s’agisse de recrutement, y compris de listes noires en cas de conflit, de mise en place de structures de formation professionnelle ou de mutuelles – les syndicats patronaux sont importants, et qu’ils ont été la base sur laquelle se sont créés les syndicats patronaux les plus actifs à l’échelle nationale, dont l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM) fondée en 1900 [Fraboulet, 2004 ; Dard et Richard, 2005]. Mais le répertoire des formes de subordination et son articulation avec le tissu économique et avec le droit se transforment encore au cours du premier xxe siècle.
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Les nouvelles formes de la subordination 1900 aux années de la Libération
des années
Là aussi, je voudrais me limiter aux questions qui font débat, sans avoir la prétention de brosser un tableau complet. Il y a des trous dans nos connaissances. Ce que je dis peut être fortement contesté. Mais du moins peut-on mettre l’accent sur plusieurs points : l’émergence des holdings et des groupes, la diffusion de technologies de subordination, les réalités de la subordination. L’émergence des holdings et des groupes est tout à fait importante. D’un côté, la France – et c’est véritablement une spécificité qu’elle partage avec peu de pays – met en place ces structures gigognes que sont les holdings [Daems, 1978]. Dans le capitalisme américain au même moment, le holding n’a absolument pas l’importance qu’il prend chez nous. Dès lors le pouvoir ultime et les tâches réelles des pratiques de subordination dans les bureaux, dans les services, dans les ateliers s’éloignent au fur et à mesure que se constituent les holdings, ce qui pose des problèmes incessants d’information, de coordination et de contrôle. D’un autre côté, voire parallèlement, dans quelques branches se forment de grands groupes, les plus connus étant ceux de l’électricité, du pétrole, de la sidérurgie. On citera pour l’électricité le cas essentiel, en matière de pratiques de subordination et de gestion du marché du travail, du groupe Durand, qui avait une politique sociale extrêmement développée et qui, en 1946, va être un des gros bastions sur lesquels sera édifiée EDF [Vuillermot, 2001]. De nouvelles technologies de subordination sont élaborées et diffusées. Elles sont liées au passage d’une ère de la main-d’œuvre abondante à une ère de la main-d’œuvre rare après la Première Guerre mondiale. Les dirigeants de Pont-à-Mousson estiment que dès lors le travail se dégrade, la qualité de la main-d’œuvre et de ses modalités d’utilisation décroissent. Ils considèrent qu’avant guerre « nous avions une main-d’œuvre relativement habile, consciencieuse, pour laquelle une surveillance de tous les instants n’était pas nécessaire ». Le personnel français désormais « juge avec ses pieds, se portant vers les métiers de l’administration ou simplement fuyant les métiers pénibles ». Le personnel immigré, dont la proportion s’accroît, est lui aussi « instable ». Les dirigeants mussipontains jugent donc nécessaire d’apporter des « changements » dans l’« organisation du travail » pour
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que « la besogne de l’ouvrier lui soit facilitée s’il est malhabile, pour que cet ouvrier soit mieux surveillé s’il est moins consciencieux ». Il convient donc de recourir à de nouvelles méthodes [Baudant, 1980, p. 127-134]. Plus s’accumulent, à leur sujet, des travaux non seulement d’historiens, mais encore d’économistes, de sociologues et de gestionnaires, plus on s’aperçoit que les entreprises françaises du premier xxe siècle peuvent disposer d’une variété extraordinaire de méthodes d’organisation de la subordination. Le révélateur en la matière a été un livre qui a joué un grand rôle dans ma génération, celui de Bernard Mottez sur les formes de salaire [Mottez, 1966], qui est toujours très intéressant parce qu’il repose sur un magnifique dépouillement des enquêtes de l’Office du travail et du ministère du Travail, et aussi des thèses de droit (lesquelles sont aussi des thèses d’économie ou de science politique ou de gestion avant la lettre, tant que ces autres disciplines ne se sont pas émancipées). Même au sein des méthodes américaines, on redécouvre bien d’autres méthodes que celle de Taylor, y compris en matière d’organisation des rémunérations. Toutes ces recherches ont par exemple mis en lumière ce qu’on appelle la « méthode française », c’est-à-dire la multiplication de « dispositifs simples », objectivés dans de nouvelles machines et laissant moins de marge de manœuvre à l’ouvrier, mais sans l’inciter à la grève, ce qui a été expérimenté par Pont-à-Mousson et une partie de la sidérurgie lorraine entre 1905 et 1927 [Noiriel, 1984, p. 125-143]. Il y a aussi les méthodes de subordination autour de la notion de fluidité qui ont été inventées dans les manufactures de tabac par l’ingénieur Émile Belot, et qui ont été étudiées par le sociologue François Vatin, aujourd’hui professeur à Nanterre, qui est éminemment actif dans les relations avec les historiens [Vatin, 1999]. Ceci posé, les technologies les plus célèbres et sans doute les plus diffusées sont bien entendu le fayolisme, technologie française, et ses homologues américains, le taylorisme, le fordisme. Pour ces méthodes – auxquelles il m’est arrivé de consacrer beaucoup de travaux –, je me bornerai à souligner un certain nombre de points qu’a apportés la recherche récente, dont Rot offre une passionnante vue d’ensemble [Rot, 2006]. Le fayolisme ne peut pas être analysé uniquement – et c’est là aussi une de nos révisions récentes – comme l’outil de production d’une bureaucratie managériale centralisée qui cherche à planifier, à produire, à organiser, à contrôler, à rationaliser (PPOCRB). Le PPCORB
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de Fayol va de pair dans l’esprit des fayoliens avec une très grande autonomie des équipes de travail. Il incarne ainsi une métamorphose de la subordination première manière et réinterprète un des héritages du xixe siècle, tel que je l’ai présenté. Nous avons écrit – je l’ai fait moi-même en 1981 – que la base de diffusion du fayolisme était limitée, d’une part, aux secteurs des grands magasins et des banques, et, d’autre part, à une série d’entreprises moyennes où des ingénieurs, faisant partie du groupe des fidèles de Fayol, avaient trouvé des points de chute. La revue Entreprises et histoire, en décembre 2003, a publié un numéro spécial sur Fayol, grâce à l’ouverture des archives Fayol qui étaient déposées aux Archives de la Fondation nationale des sciences politiques [Peaucelle, 2003]. Il en résulte que, dans leurs publications, les fayoliens orthodoxes n’avaient parlé que d’eux-mêmes et de leurs clones. En réalité, il y a une diffusion abâtardie d’un fayolisme rampant dans nombre de secteurs, le rendant donc extraordinairement difficile à repérer comme tel. Et là, on se retrouve devant les problèmes que les économistes connaissent, mais qui, pour nous, sont extrêmement difficiles : comment échantillonner dans le passé, dans une situation où ni les sources publiques ni les sources d’archives privées ne sont homogènes et rigoureusement quantifiables et échantillonnables ? J’ajoute un élément qui est, lui, bien connu, mais qui n’a jamais été suffisamment pris en compte : la fusion en 1925 des fayoliens et des tayloriens. Ils ont constitué le Comité national de l’organisation française (CNOF), qui est mort il y a seulement quelques années (après être devenu à partir des années 1960 une école de formation permanente pour cadres, essentiellement ; après sa disparition, ses actifs ont été récupérés par une firme privée, l’Institut supérieur de gestion). Mais au-delà de cet épisode, il y a bel et bien eu coalition des tayloriens et des fayoliens. On l’a interprétée comme étant une défaite des fayoliens. C’est peut-être vrai sur la hiérarchie du comité directeur du CNOF. En réalité, cela signifie que ces deux espèces différentes de rationalisateurs, ceux qui pensent au sommet de l’entreprise – les fayoliens –, au développement d’une bureaucratie centrale, et ceux qui pensent simultanément les bureaux de méthode et ce qui se passe dans l’atelier – les tayloriens –, ont passé en fait une sorte d’alliance, bénéfique pour les deux parties. En outre, le fayolisme répond à un certain nombre de questions qui ont été très largement sous-estimées par la littérature des économistes,
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sociologues et historiens, c’est-à-dire l’ensemble des difficultés de coordination que pose la subordination. Et – même si Fayol déteste abondamment Taylor, et même s’il le critique tout autant –, à partir du moment où le contremaître n’est plus un délégué du propriétaire pour tout ce qui concerne la gestion du personnel, mais joue un rôle dans une organisation productive, hiérarchisée et imbriquée, il est bien clair que le sommet de l’entreprise ne peut plus ignorer totalement la gestion de production, voire celle des ressources humaines. Quand je dis « le sommet de l’entreprise », je n’oublie pas ce que j’ai dit au préalable sur le cas d’Usinor. En tout cas, le sommet de l’usine, ou le sommet du site productif, ce n’est pas nécessairement le sommet du groupe. De ce point de vue, il y a désormais davantage de liens possibles entre les uns et les autres. Le choix des méthodes de subordination et l’évaluation des résultats obtenus provoquent des discussions intenses. Elles ont des lieux. Ces lieux, ce sont les associations d’ingénieurs, dont nous redécouvrons les publications et les congrès. Ce sont les nouvelles associations de médecins du travail [Buzzi, Devinck et Rosental, 2006]. Ce sont les congrès internationaux d’organisation du travail dans l’entre-deuxguerres, que l’on avait cru dominés par les tayloriens et où les fayoliens ont aussi fait leur niche, tandis que les tayloriens américains se mettaient à prôner une conception progressiste des relations de travail [Cayet, 2005]. Et c’est une association, la Cegos, née en 1926 du patronat le plus central, de la Confédération générale de la production française, mais qui, après avoir été à l’origine un creuset d’élaboration et de diffusion de méthodes nouvelles de comptabilité, transfère en France une pratique américaine qu’on appelle les « échanges d’expériences ». Il y a désormais des possibilités d’étalonnage – de bench-marking, comme d’autres diraient – des pratiques de subordination dans notre pays. Par là même la Cegos devient un lieu central d’influence sur les entreprises moyennes, qui sont son fonds de commerce (en interaction avec les grandes firmes). Franchissant finalement un cran supplémentaire, la Cegos, en 1955, va se transformer d’association en entreprise de consultants et de formation permanente, ce qui est son activité aujourd’hui [Weexsteen, 1999]. L’histoire d’une organisation comme la Cegos incite les historiens à montrer qu’il n’y a pas de séparation, d’étanchéité absolue entre des . La Cegos a aussi développé une activité de conseils et services informatiques, qu’elle a ensuite cédée.
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méthodes de subordination qui seraient réservées aux grandes entreprises et les petites qui vivraient leur vie et seraient considérablement à l’écart. Il y a des formes de continuité, de dégradé, d’adaptation et il y a des formes de réinvention. Venons-en maintenant au taylorisme en France. Il n’est pas général. Il y a des secteurs entiers de l’industrie, du commerce, de la banque qui s’y refusent et qui préparent, pratiquent d’autres méthodes de subordination. Parfois ils se rallient avec grand retard. Les dirigeants de Pont-à-Mousson adeptes de la « méthode française » finiront par passer au taylorisme à partir de 1927 [Baudant, 1980, p. 134-141]. Le taylorisme n’est presque jamais pur ; souvent il est largement dégradé. D’où en France un grand nombre de tayloriens sans le savoir, ou sans avoir jamais lu Taylor en entier, mais qui en ont utilisé des variantes ou même des morceaux. On a donc, comme pour le fayolisme, toute une série de formes hybrides qui sont des composés de méthodes de subordination héritées du xixe siècle et d’un bout des méthodes de Taylor. Le fordisme en France n’est pas le fordisme des économistes de la régulation. Après 1919 et surtout 1945, c’est un fordisme de la production de masse, du travail à la chaîne dans quantité d’industries – pas seulement dans l’automobile –, mais c’est un fordisme sans hauts salaires. Les industriels considèrent, non sans débat, que la France ne peut pas se permettre les hauts salaires qui devraient aller de pair avec le fordisme. Ces différentes méthodes amènent des changements dans les pratiques de la subordination. D’un côté, se multiplient des bureaucraties spécialisées, internes et externes. Internes : des directions du personnel développent des compétences juridiques pour traiter de la jurisprudence venant des prud’hommes par exemple, ou des appels en Cour de cassation à partir de 1866 ; mais aussi pour traiter, dominer et maîtriser la législation du travail qui, si elle ne cesse de s’étendre, n’est que partiellement appliquée. D’ailleurs une des missions des directions du personnel est, à l’origine, de veiller à sa non-application. Elles édifient aussi toutes sortes de dispositifs de formation, de gestion des carrières, d’assurances, d’allocations familiales (à partir de la Première Guerre mondiale), de loisirs, de toutes sortes d’activités qui dépassent largement le cadre du travail. Externes : à partir des années 1900, l’essaimage de consultants qui, dès le début, sont autant des consultants américains installés en France que des consultants français d’importance diverse.
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Donc deux bureaucraties spécialisées – une interne, l’autre externe – à la recherche de nouvelles formes de la subordination. Mais parallèlement – et j’y insiste – il n’y a pas davantage de passivité à l’égard de ces techniques nouvelles du côté des salariés qu’il n’y en avait par rapport au paternalisme. La mobilité volontaire des ouvriers n’est pas la seule possibilité. L’historienne Michelle Perrot a été la première – et j’ai continué sur sa lancée – à montrer que, dès les années 1900, dans nombre de grandes entreprises ces nouvelles formes de subordination, l’accroissement de la taille d’une partie des entreprises, la fin relative dans beaucoup d’endroits de la fabrique collective, mais pas partout, suscitent le désir d’une représentation du personnel pas seulement au niveau des bureaucraties syndicales, mais chez de nombreux salariés. Donc, dans un certain nombre de grandes entreprises, ou même d’entreprises moyennes, surgissent des revendications pour la création de délégués du personnel. Ces délégués voient le jour dans un certain nombre de grandes entreprises. Un décret Millerand à partir des années 1899-1902 incite les entreprises qui avaient avec l’État des contrats, des marchés publics, à satisfaire un certain nombre d’exigences formulées par le ministère du Commerce et de l’Industrie – à l’époque, il n’y avait pas de ministère du Travail – quant à un traitement nouveau des problèmes issus de la subordination par la négociation ou la représentation [Saglio, 1986, 1999]. Pendant la guerre se développe, notamment à partir de 1916, la revendication de délégués dans les usines d’armement. Un accord à ce sujet finit par être conclu entre les employeurs et les syndicats CGT sous la houlette du ministre de l’Armement, Albert Thomas, à la condition unique que ce soient des délégués qui ne représentent que l’atelier. Mais dans la majorité des usines de guerre, ils commencent à se réunir entre eux et à constituer un comité à l’échelle de l’entreprise, ou au moins du site productif. Ce qui, d’une part, irrite considérablement les employeurs et, d’autre part, sert de tremplin soit vers les grèves de 1918, 1919, 1920, soit vers des revendications de contrôle ouvrier et, dans un certain nombre de cas, de soviétisation. Le terme, qui n’avait pas de connotation négative, était employé par une partie des ouvriers eux‑mêmes [Robert, 1995]. Les délégués d’atelier disparaîtront progressivement – moins brutalement qu’on l’a cru –, en particulier avec l’échec des grèves de 1920, mais réapparaîtront avec les délégués du personnel de 1936, issus des grèves avec occupation d’usine. Cette résurgence, à mes yeux, doit
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beaucoup au fait que les années 1920-1930 ont été des années de grande rationalisation du travail, de perfectionnement de la subordination et d’accroissement de la productivité, ce qui a rendu l’exigence de délégués du personnel extrêmement forte chez nombre de salariés. Pour autant, les conventions collectives, elles, connaissent une situation extraordinairement inégale selon les branches et les régions. Lorsque passe enfin la loi de mars 1919 qui les définit comme une catégorie nouvelle du droit, un bond en avant des conventions collectives se réalise [Didry, 2002]. Puis leur nombre recule dans la phase qui a suivi la défaite des grèves de 1920. Mais évidemment la situation sociale et politique de 1936 va leur apporter une nouvelle jeunesse. Les contrepoids à la subordination dans le travail apportés par la période du Front populaire ne sont plus guère de saison sous le régime de Vichy et l’Occupation allemande. Au contraire, les dispositifs de gestion de la subordination se diffusent, le système Bedaux en tête. Le bilan de cette évolution de longue haleine de la subordination est donc contrasté à la Libération. D’un côté, il n’y a eu en rien stagnation, arrêt, recul de l’effort de perfectionnement de la subordination, contrairement à ce qui a été écrit par d’innombrables historiens américains sur la France. Et ces formes sont variées, et parfois contradictoires. Je prendrai un seul exemple : les ingénieurs sociaux qui apparaissent dans les années 1930, parallèlement au développement de la psychologie à l’intérieur de l’entreprise [Cohen, 1996]. Mais d’un autre côté, allant bien au-delà du discours syndical officiel, les pratiques d’autonomie et la demande d’une citoyenneté dans l’entreprise – citoyenneté théorisée par les juristes dans les années 1880 – restent intactes et sont même de plus en plus fortes à mesure que se perfectionnent les méthodes de rationalisation dont l’encadrement de la subordination est l’axe fort.
Les réinterprétations des années 1945-1982 Cette période est mieux connue. Donc je me limite à un certain nombre de points, avec le souci constant de me différencier du récit ordinaire : l’appréciation du tournant de la Libération, la négociation par branche, l’arrivée de nouvelles méthodes américaines, l’émergence chez une partie des salariés de revendications de conseils d’atelier ou d’autogestion.
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La période 1944-1947 constitue à la fois un tournant et, sur un point, un rendez-vous manqué. Le tournant est net en ce qui concerne l’évolution du tissu productif. Les nationalisations de la Libération, bien plus importantes que celles du Front populaire, font faire un bond en avant à la concentration des entreprises. Il se produit aussi un tournant en ce qui concerne la régulation de la subordination du travail. Les années de la Libération ne peuvent pas être considérées rétrospectivement comme une parenthèse destinée à solder Vichy, la Collaboration, la guerre. Les règlements intérieurs sont profondément modifiés par les entreprises. Les comités d’entreprise, qui naissent à ce moment-là, doivent être interprétés dans la perspective longue que j’ai évoquée à propos des délégués d’atelier de 1917. Mais, s’ils prennent appui sur l’institution des délégués et même sur les comités sociaux d’entreprise de Vichy, ils doivent être interprétés aussi dans la plénitude des attributions qu’ils ont à la Libération : coopérer à l’amélioration des conditions de travail et assumer ou contrôler la gestion des œuvres sociales, exercer un rôle consultatif en matière économique. Tant qu’il y a une coopération, même conflictuelle, entre syndicats et patronat, les comités d’entreprise constituent une transformation manifeste des pratiques de subordination. Elle est théorisée par les hauts fonctionnaires du ministère du Travail qui, comme l’a montré récemment un historien canadien, avaient préparé en 1947 un vaste projet de cogestion à la française [Steinhouse, 2001]. Cependant on peut parler de rendez-vous manqué pour les raisons suivantes. D’un côté, 50 % du tissu productif n’ont pas de comité d’entreprise. Mais, de l’autre côté, l’arrivée de la guerre froide et la rupture imposée par Moscou à la CGT font que cette réinterprétation de la subordination va sombrer. Le projet du ministère du Travail est assez vite enterré et le comité d’entreprise va devenir le lieu rituel ou même décoratif qu’on a connu jusqu’aux lois Auroux. À défaut de cogestion, quand on passe à l’après-1947 se pose de manière très forte la question de ce qu’est désormais la négociation. C’est une négociation tout à fait particulière par rapport à d’autres pays, puisque, jusqu’en 1968, il n’y a pas de section syndicale reconnue dans l’entreprise. Et on sait d’autre part que la négociation est en gros tirée vers le bas par, d’un côté, les connivences qui s’établissent entre les fédérations patronales et Force ouvrière et, de l’autre côté, par le caractère hypercontestataire d’une grande partie de la CGT [Bressol et al., 2005]. Mais ce qui est important pour nous, c’est de voir qu’avec
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la loi du 11 février 1950 sur les conventions collectives se développe un cadre dont le principe avait été posé par la loi d’avril 1919 sur les 8 heures, celui de la négociation de branche. Celle-ci ne peut pas être présentée uniquement comme la réduction du pouvoir syndical de 1944-1947 au minimalisme ; c’est malgré tout la reconnaissance partagée que le cadre de la subordination dépasse très largement les sites, l’entreprise et les bassins d’emploi. Pour limitées que soient les négociations collectives de branche, elles posent un cadre qui est petit à petit réinterprété comme pouvant constituer le cas échéant des garanties. Et ce n’est pas complètement un hasard si, dans la loi Fillon sur le temps de travail de 2003, les branches reçoivent un grand coup sur la tête. Dans ces entreprises où la régulation du travail s’est ainsi modifiée arrivent peu à peu de nouvelles méthodes américaines, qui transforment l’accès à l’emploi, les normes temporelles, l’intensité du travail subordonné et la structure des grandes entreprises. C’est l’intérim, bien évoqué dans les récents mémoires du fondateur de Manpower France. Cette filiale d’un groupe américain, créée en 1957, d’abord cantonnée au personnel de bureau, étend vite son action aux ouvriers de l’industrie. En 1969, « après une dure négociation secrète », Michaël Grunelius « parvient enfin à un accord avec la CGT », dont la première loi sur le travail intérimaire (1972) s’inspire largement, tout en lui apportant la reconnaissance par les pouvoirs publics [Grunelius, 2003]. C’est la cotation par poste qui fait que le lien entre l’individu et son salaire est distendu, car le salaire n’est plus dépendant de la performance de l’individu, mais du poste lui-même, ce qui constitue un avatar considérable de la subordination, et dont il m’est arrivé d’écrire que c’était une des causes les plus directes de Mai 68 chez les ouvriers. C’est encore ce qu’un historien de l’École des Ponts, Vincent Guigueno, a appelé l’« éclipse de l’atelier », c’est-à-dire la fin des ingénieurs sociaux des années 1930 au profit d’une gestion productive ou d’une gestion des services, au niveau du site, ou de l’entreprise, donc sans reconnaître les échanges directs et les compétences locales [Guigueno, 1994 ; Cohen, 1996]. C’est enfin au niveau des grandes entreprises l’apparition, à coups de consultants à partir de la fin des années 1950, de la forme en M – multidivisionnelle, multinationale et multiproduits – qui se développe . Outre les récentes thèses de doctorat d’É. Godelier, E. Pezet, L. Pitti, cf. en dernier lieu X. Vigna [2003].
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non sans échecs, moins vite, mais plus complètement qu’on ne l’a écrit, et qui favorise la création de conglomérats bien plus diversifiés et complexes que les groupes que j’ai évoqués dans l’électricité, le pétrole, la sidérurgie ou l’automobile [Mayer et Whittington, 2003]. Cette phase provoque, elle aussi, des réactions de salariés subordonnés en termes de mobilité ou de recherche d’autonomie dans leur pratique de travail. Ceci a été montré en détail par le livre de l’historien Nicolas Hatzfeld sur la grande usine Peugeot de Sochaux [Hatzfeld, 2002]. On peut parler peu à peu, dans certaines grandes entreprises à partir des années 1960, de syndicats plus contestataires, voire d’une nouvelle autonomie ouvrière [Marty, 2005 ; Vindt, 2006]. Mais ces réactions trouvent finalement leur expression nationale dans les revendications d’autogestion et ensuite de conseils d’usine ou de conseils d’atelier que la CFDT, puis la CGT mettent en avant dans les années 1970. Les lois Auroux de 1982 sont, à certains égards, la traduction dans le droit de ces revendications des salariés, en même temps qu’elles sont aussi la traduction de discussions au sein du patronat sur le désir de passer de la négociation de branche à l’entreprise.
Conclusion Au terme de ce tour d’horizon, on peut d’abord se poser la question de l’imbrication ou des liens entre la subordination et la dépendance économique. Quand j’ai donné plus haut l’exemple du logement, j’ai dit : dès que les salariés peuvent prendre de l’autonomie, ils le font. Et donc, de façon plus générale, quel est le rôle de la croissance économique dans la prise d’autonomie ? Est-ce qu’il y a un lien à la croissance ? La réponse me paraît devoir être positive sur le court et le moyen termes. Le champ des possibles s’étend et la mobilité volontaire des salariés subordonnés est plus élevée quand la croissance augmente. Inversement, chaque fois que la croissance se ralentit, on voit bien que les pratiques de mobilité se ralentissent parce que les ressources de mobilité sont moindres. Cependant nous aurions tort de faire une lecture uniquement économiste, même s’il faut la faire. Je prends par exemple l’autobiographie qu’a sortie en 1969, quelques jours avant sa mort, Hyacinthe Dubreuil – dont il faut évoquer le nom en matière de subordination, puisque c’est le théoricien des équipes autonomes, un syndicaliste ouvrier passé ensuite fonctionnaire du Bureau international
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du travail, pour finir comme consultant, contributeur régulier du Figaro et membre correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques. Dubreuil raconte – et c’est la partie la plus intéressante de ce livre – ce qui s’est passé entre l’âge de douze ou treize ans (il était né en 1864) et le moment où il est entré comme permanent à la CGT vers l’âge de quarante ans [Dubreuil, 1969]. Le nombre de postes qu’il a occupés et de firmes où il a remis sa démission est très élevé. Mais, à chaque fois, il y a des ressources. C’est la famille au sens le plus large, ce sont les personnes originaires de la même ville, ce sont les associations de compagnonnage, dont le rôle n’est pas du tout folklorique comme cela a pu être dit autrefois ; ce sont des formes de charité. Donc, même dans des conjonctures déprimées, le type d’urbanisation de toute cette période laisse des ressources pour la mobilité, y compris pour les femmes qui travaillent [Omnès, 1997]. Une des spécificités des pratiques et des représentations de la subordination en France, c’est le rôle que ne cessent d’y jouer des catholiques sociaux, dont le pionnier au xixe siècle est Frédéric Le Play, ingénieur, professeur à l’École des Mines, théoricien social et père de la sociologie de terrain. Longtemps les historiens n’ont pas pris au sérieux ce rôle des catholiques sociaux. Tantôt ils renvoyaient son interprétation à l’histoire religieuse, tantôt ils considéraient que c’était de la pure idéologie. L’expérience récente de la GRH comme le travail d’archive montrent que ces catholiques n’ont cessé de chercher des formes d’acceptabilité de la subordination, contribuant ainsi au renouvellement des formules disponibles. L’international et en tout cas l’Europe comptent-ils dans les représentations de la subordination et dans les innovations d’organisation que la France a connues ? D’une part, il est absolument faux d’écrire, comme cela a été souvent le cas, que tout ceci se serait fait dans le plus splendide isolement, les Français ne considérant que leur pré carré. Autour d’institutions comme le Musée social, le Conseil national économique, le Commissariat au Plan, mais aussi des grandes fédérations patronales et des syndicats ouvriers eux-mêmes, et du BIT, tout ceci se fait en pleine connaissance des développements internationaux [Horne, 2004 ; Chatriot, 2002 ; Cayet, 2005]. Et les comités de groupe européens, dont on parle aujourd’hui beaucoup, ont été demandés par les syndicats ouvriers – au moins par certains d’entre eux, la CFDT et FO dans une moindre mesure – dès les années 1970.
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Pour l’historien, le travail subordonné en France a toujours été dans une situation où les mots qui s’imposent à côté de « subordination » sont « interaction » et « autonomie ». Les transformations des pratiques de subordination, leur sophistication, leur réinvention, ne sont jamais arrivées à bout de la renaissance des pratiques d’autonomie des salariés. En sens inverse, elles n’ont jamais été une pure imposition. Elles ont toujours été une interaction et elles ont subi, connu, expérimenté des formes d’ajustement incessantes. L’unilatéralité pure de la subordination imaginée par nombre d’employeurs, d’ingénieurs et d’actionnaires est restée un rêve. La récupération de l’autonomie imaginée par des managers depuis une vingtaine d’années n’est pas davantage allée jusqu’à son terme. Dans cette interaction, l’autonomie ne cesse de renaître, et la subordination de se perfectionner. Ce qui amène une fraction moderniste des dirigeants de grands groupes à mettre en place d’autres pratiques des relations sociales et du travail : « passer d’une vision du monde où les salariés font partie intégrante des processus de l’entreprise [et où] le rôle de l’encadrement est de contrôler les salariés » à des conceptions où « les salariés conçoivent et font progresser les processus », tandis que « l’encadrement s’efforce d’obtenir l’engagement des salariés » [Atlan, 2004].
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2 L’employeur en question, les enjeux de la subordination pour les rapports de travail dans une société capitaliste Claude Didry et Rémi Brouté
En France, la subordination n’a reçu de consécration légale que pendant la brève période de rationalisation du régime des corporations au niveau national, au lendemain de l’échec de Turgot, à travers les Lettres patentes pour rétablir la subordination des ouvriers de 1781. Cette discipline ouvrière fondée sur le « délit de désertion », comme le rappelle Cottereau [2002], est renforcée par le contrôle des inspecteurs des manufactures [Minard, 1998, p. 168]. Contre ce durcissement du régime des corporations, un des principaux acquis révolutionnaires a été la reconnaissance du caractère contractuel des rapports de travail avec pour contrepartie, dans le cas des « contrats de louage », la liberté de mettre fin au contrat de manière unilatérale par chacune des parties. Paradoxalement, deux siècles et une révolution industrielle plus tard, il semble aller de soi que la subordination doive être tenue pour le caractère distinctif du contrat de travail : elle reviendrait comme une réalité économique s’imposant de fait aux parties, après avoir été bannie de la langue du droit au nom de la valeur cruciale que constitue l’égalité. La subordination semble ainsi marquer l’ancrage économique du droit du travail, notamment sous la forme de la grande usine organisée rationnellement et imposant sa discipline aux ouvriers, y compris de la manière la plus brutale avec l’intervention de milices dans les années 1930 ou de syndicats « maison » dans les années 1960-1970. Ce serait cet état de fait qui aurait justifié la mise en chantier d’un droit du travail visant . Comme le souligne Cottereau [2002, p. 1536]. . Sur la conquête ouvrière de la liberté du travail pendant la Révolution, voir Cottereau [2002].
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à contrebalancer la sujétion du travailleur à l’employeur, en identifiant le premier à une sorte de « mineur économique » placé sous la tutelle du second. Il irait alors de soi que la réalité des rapports de travail serait celle d’une communauté placée sous la direction de l’employeur. La remise en cause des chaînes hiérarchiques dans des activités professionnelles faisant appel à une part de créativité toujours plus grande dans un pays développé tel que la France ne devrait-elle pas conduire à une remise en cause de la subordination et, par voie de conséquence, à celle de la base empirique du droit du travail ? Ne faudrait-il pas chercher dans cette grande tendance économique une des causes de l’hypothétique « opérationnalité déclinante » du droit du travail que diagnostiquait, il y a une décennie, le rapport Boissonnat [Boissonnat, 1995] ? Cette analyse des rapports de travail laisse de côté une dimension institutionnelle essentielle de ces rapports, celle du cadre contractuel qui en constitue depuis la Révolution la référence indépassable. La dimension institutionnelle ne se réduit pas à une forme de discipline imposant un carcan patronal au comportement des ouvriers, comme le montre Patrick Fridenson [2005] de manière pionnière au sujet d’une histoire sociale qui demeure, dans sa version classique, dominée par la conception de la discipline selon Michel Foucault. Elle fournit au contraire les « équipements » de mouvements sociaux singuliers, allant de l’ouvrier aux collectivités de l’usine, de la branche, voire, dans certaines périodes exceptionnelles (Front populaire, Mai 68), du salariat dans son ensemble. En effet, comme le rappelle en juillet 1936 le dirigeant de la fédération CGT des métaux, Ambroise Croizat, dans la perspective du praticien : Il faut que chacun connaisse ses droits et agisse pour les faire respecter. Toute infraction aux lois sociales, toute violation des clauses du contrat ou des accords conclus doivent nécessiter l’intervention du ou des délégués. Si celui-ci ne suffit pas, il y a le syndicat et aussi les conseils de prud’hommes. Il sera, en outre, constitué dans chaque département des commissions paritaires qui auront pour mission d’examiner les conflits pouvant surgir et de rechercher une solution [Croizat, 1936].
Une décennie plus tard, Ambroise Croizat aurait pu évoquer les comités d’entreprise, puis, en attendant encore cinquante ans, les comités d’entreprise européens. Analyser la subordination implique ainsi de revenir sur la manière dont les acteurs s’approprient le droit du travail et orientent sa signification et son devenir, dans le cours de leurs activités sociales courantes. Cela suppose un point de vue sociologique sur le droit du travail qui consiste à prendre ce droit comme « un complexe
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de motifs agissant sur l’activité réelle de l’homme » [Weber, 1995 (1921), t. 2, p. 12]. Dans ce contexte, la subordination se dégage, non pas en tant que réalité économique traduisant de manière unilatérale la domination patronale, mais comme catégorie jurisprudentielle dont la portée demeure à ce jour complexe et soumise à une plasticité importante. À travers les évolutions de sa signification, analysées notamment par Jeammaud [2001], notre hypothèse est que cette notion de « subordination » désigne moins une réalité économique que les incertitudes entourant l’employeur dans le capitalisme, c’est-à-dire un régime économique s’organisant autour d’un ordre juridique contractuel et d’une détention des entreprises au moyen d’un « capital ». À ce titre, la subordination apparaît comme un outil cognitif de premier plan dans la recherche d’un titulaire ultime du pouvoir de décision, l’employeur, auquel peut être imputée la responsabilité qui lui revient dans la formation, l’exécution et la résolution du contrat de travail. Cette responsabilité se manifeste notamment par les cotisations sociales que l’employeur doit – au moins partiellement – acquitter pour garantir la couverture du salarié contre les accidents du travail, la maladie, la vieillesse, etc. Toutefois, la subordination nous apparaît comme dérivée et seconde par rapport à la clef de voûte que constitue le contrat de travail : le contrat de travail se définit en effet moins par la reconnaissance d’un pouvoir de direction à l’employeur que par la limitation de ce pouvoir à travers la détermination de l’objet du contrat, c’est-à-dire l’occupation d’un emploi en contrepartie d’une rémunération [Waquet, 1999]. Cela nous conduira tout d’abord à envisager la place du contrat de travail dans le salariat. Nous examinerons ensuite l’émergence de la subordination juridique face à l’incertitude sur l’employeur. Nous aborderons enfin le jeu des salariés sur l’employeur, que permet la notion de subordination.
Salariat de demain, d’hier et d’aujourd’hui Avant d’en venir à la question proprement dite de la subordination, il faut s’arrêter sur la situation du contrat de travail dans un pays tel que la France. Contrairement à une opinion répandue, le contrat de travail continue de progresser dans la population active française. En tant que tel, il se présente comme la détermination d’obligations réciproques entre l’employeur et le travailleur : il apparaît comme une référence qui
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pose des limites à l’exercice du pouvoir de direction de l’employeur. Le contrat de travail apporte ainsi des garanties au salarié contre des formes d’arbitraire patronal, tant dans son exécution que dans sa résolution. Historiquement, le contrat de travail trouve ses origines dans la remise en cause de la sujétion corporative de l’ouvrier au maître et, à ce titre, il marque une avancée dans la liberté du salarié.
Le bel avenir du contrat de travail Les données statistiques font apparaître une progression constante de la part des titulaires de contrats de travail au détriment des travailleurs indépendants dans la population active occupée, les chômeurs se rattachant au salariat dont ils tirent leurs droits. Contrairement aux prophéties de la nouvelle économie triomphante, l’entreprise individuelle et le poids des self employed dans la société française continuent de régresser. Aussi, avant de considérer la subordination, convient-il de s’arrêter sur ce que signifie cette référence contractuelle pour les rapports de travail. En tant que tel, le contrat de travail se définit par son objet. Dès ses origines, il est assimilé par le législateur aux contrats à exécution successive, comparable en cela aux contrats de location immobilière. Dans cette perspective, ce qui prévaut est la détermination d’un « emploi » avec pour contrepartie une rémunération. Si un « pouvoir de direction » est reconnu à l’employeur, c’est pour permettre la nécessaire flexibilité dans l’aménagement des rapports de travail qu’implique l’adaptation à une situation économique par nature incertaine [Waquet, 1999]. Cependant, ce pouvoir de direction se trouve encadré par l’objet du contrat et ne peut en sortir sans remettre en cause le contrat lui-même. Au vu de la jurisprudence de la Cour de cassation, le contrat doit établir la nature de l’emploi et le niveau de la rémunération. Il en résulte que la remise en cause de l’un de ces deux éléments (notamment la révision de la rémunération à la baisse) constitue une modification du contrat. Cette modification correspond à une forme de rupture unilatérale du contrat par . Dont on trouverait un bon exemple dans Beffa, Boyer et Touffut [1999]. . Les salariés représentaient 64,8 % de la population active en 1954, 71,7 % en 1962, 82 % en 1975, 85,9 % en 1993 et 88,67 % en 2003 (source INSEE). L’emploi non salarié est passé de 3,64 millions en 1983 à 2,77 millions en 2003, soit une baisse de 23 %. Dans le même temps, le nombre de salariés a augmenté de 17,73 millions à 21,71 millions, soit une hausse de 22,4 %, même si cette progression s’accompagne du développement de contrats précaires [Rigaudiat, 2005, p. 248].
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l’employeur et nécessite l’acceptation explicite des nouvelles conditions de travail par le salarié : le licenciement, avec ses garanties (notamment en termes d’indemnisation chômage), mais également les menaces qu’il fait peser sur l’avenir du salarié et de sa famille, est la conséquence d’un refus de cette modification et pèse lourd dans le choix. Le contrat de travail est encadré par un ensemble de réglementations dont les plus visibles sont l’interdiction du travail des enfants, la licéité de son objet ou la limitation de la durée du travail. Pour autant, il demeure un contrat dont le destin est lié à la volonté des parties. De ce point de vue, l’assimilation du contrat de travail, et notamment du contrat de travail à durée indéterminée, à un « statut » est source de confusion. La confusion tient à ce que le statut soit considéré comme une garantie d’emploi s’opposant à la précarité qui découlerait de contrats spéciaux comme les contrats à durée déterminée ou les missions d’intérim. Le contrat à durée indéterminée est le seul qui puisse être rompu par la volonté d’une des parties : il est la condition du licenciement. Ainsi, à certains égards, un contrat d’une durée de plusieurs années pourrait s’avérer plus stable que le contrat à durée indéterminée actuel. Dans le même temps, la liberté du salarié s’en trouverait atteinte, dans la mesure où il serait tenu par le terme du contrat au même titre que son employeur. Le contrat de travail et notamment le contrat de travail « de droit commun », c’est-à-dire le contrat de travail à durée indéterminée, impliquent d’envisager les rapports de travail dans une société capitaliste autrement que dans l’oscillation entre le « statut » dérivant de la prétendue « protection » apportée par le droit du travail et la « domination » du travailleur livré corps et âme à des dirigeants mus par la froide logique de la rentabilité. Ce n’est pas la « protection », mais la « liberté » qui prime dans le contrat de travail et le droit qui l’encadre et le précise. Il nous semble donc difficile d’assimiler la subordination à une sorte d’avatar juridique de la domination. Pour cela, il faut sortir . Le retour à une durée hebdomadaire de 39 heures payées 35 dans l’usine Bosch de Villeurbanne en septembre 2004 constitue un exemple marquant de modification du contrat : la négociation se déroule à l’ombre du droit du licenciement et apparaît comme un chantage à l’emploi justifiant le fléchissement de certaines organisations syndicales qui furent pourtant les premières à revendiquer une réduction du temps de travail à 35 heures. Cf. « Qui veut revenir sur les 35 heures ? », La Tribune, 2 septembre 2004. . Tel que le prônent quelquefois certains organismes patronaux.
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d’une forme de misérabilisme académique allant de Bourdieu à Castel, dans la mesure où, comme le rappelle Bernard Friot : Alors que leur objet leur met en permanence sous le nez la contradiction qu’il y a à réduire les individus à de la force de travail, le caractère impossible d’un rêve du capital déçu par l’ingéniosité individuelle et collective de celles et ceux qui, parce qu’ils créent de la richesse, sont en mesure de s’opposer à sa seule valorisation capitaliste, ces disciplines [sociologie, économie et droit du travail] sont en permanence tentées de ne voir que la domination. Dans cette cécité savante, le poids de Bourdieu d’une part, de l’école de la régulation d’autre part, est lourd, et particulièrement appuyé chez Robert Castel [Friot, 2004, p. 257].
Le glorieux passé des contrats de louage Dans les débats du début du xxe siècle sur le contrat de travail, ce qui prévaut est la continuité avec un des acquis essentiels de la période révolutionnaire en France : la liberté du travail. La liberté du travail est issue dans un premier temps de l’abolition des corporations, autre aspect de l’abolition des privilèges et du décret d’Allarde de mai 1791. Elle se caractérise par la « liberté de quitter » que les révolutionnaires, en dépit de toutes les urgences militaires qui menacent la France, et les ouvriers revendiquent contre leurs anciens « maîtres ». Elle se traduit par une série de contrats de « louage » définis par les articles 1779 à 1799 du Code civil, qui fondent l’action des ouvriers devant les conseils de prud’hommes ou, en leur absence, des juridictions telles que la justice de paix ou les tribunaux de commerce [Cottereau, 2002]. À cet égard, la Révolution inaugure un ordre nouveau, dans lequel la subordination de l’Ancien Régime se trouve atténuée, mais perdure dans les « mentalités » là où, dans un pays neuf tel que les États-Unis, le contrat de travail paraît éliminer la sujétion jusque dans la domesticité pour un observateur aussi averti que Tocqueville. Ce nouvel ordre contractuel pose alors la question de savoir sur qui pèsent les obligations stipulées dans le contrat. La réalisation du travail par le travailleur clarifie immédiatement la question pour une des parties. En revanche, la question se pose pour le paiement de la rémunération, souvent remis en question par la défaillance de celui qui a procédé à l’engagement de l’ouvrier. Elle resurgit périodiquement dans les débats . Débats exhumés par Didry [2002]. . « Il n’y a pas de profession où l’on ne travaille pas pour de l’argent, le salaire qui est commun à toutes donne à toutes un air de famille » [Tocqueville, 1986 (1840), p. 533].
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législatifs et juridiques, sous la figure du « marchandage » avec la recherche de celui qui doit payer les salaires dans le cas fréquent de la faillite de la sous-entreprise ou avec la recherche de ceux qui pourront se porter garants de l’exécution d’un « tarif » pour mettre fin à la grève des travailleurs dans des situations de « fabriques collectives ». Le marchandage revient sur le devant de la scène juridique française au tournant des xixe et xxe siècles à travers le paiement des salaires de maçons embauchés par un tâcheron. L’affaire commence par l’action en justice de ces maçons qui, en 1896, ne sont pas payés par le tâcheron qui les a fait travailler, dont l’action est repoussée par le Tribunal de commerce, ce qui les conduit à porter plainte. Elle dure jusqu’en 1901, avec un débat sur la nature de l’exploitation qui constitue le délit de marchandage et la responsabilité du donneur d’ordre dans le versement des salaires : en 1901, un arrêt de la Cour de cassation, « toutes chambres réunies » après une série d’arrêts de renvoi, tranche cette affaire et pose les bases d’une définition du marchandage sur laquelle nous vivons encore. L’intensité des problèmes que pose l’identification de l’employeur, du moins de celui qui doit en assumer les responsabilités, s’accroît avec la réglementation en matière de temps de travail, d’hygiène et sécurité ou d’accidents du travail qu’établissent les lois de 1892, 1893 et 1898. Plusieurs affaires jalonnent ainsi la mise en œuvre problématique de la loi de 1892 ou de la loi du 12 juillet 1893 en matière d’hygiène et de sécurité. Citons pour mémoire le jugement du tribunal de simple police de Saint-Didier-La-Séauve en Haute-Loire, qui relaxe un directeur d’usine, avant d’aboutir à l’arrêt de la Cour de cassation du 24 janvier 1902, dans les termes suivants : Attendu que le sieur Binachon, directeur des usines Dorian, Holtzer, Jackson et Cie, était poursuivi pour avoir, en contravention à l’article 4 de la loi du 2 novembre 1892, employé dans son usine trois enfants mineurs de 18 ans ; qu’il a soutenu que les contraventions ne pouvaient être retenues contre lui par le motif que les enfants mineurs trouvés dans ses usines n’étaient pas employés par lui, mais par des tâcherons, travaillant aux pièces, et payant eux-mêmes les enfants qu’ils occupent ; qu’il a été relaxé par le motif qu’il ne saurait être déclaré responsable des infractions commises à son insu par des entrepreneurs occupés aux usines dont il a la direction ; attendu que l’article 26 susvisé, sous la dénomination de manufacturiers, directeurs ou gérants, soumet à la responsabilité pénale des contraventions commises au cours du travail les chefs immédiats de service . Arrêt présenté dans [Lyon-Caen et Pélissier, 1980, p. 247].
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Les nouvelles frontières du travail subordonné où les infractions ont eu lieu, et qu’à défaut d’agents intermédiaires, chefs de service, cette responsabilité générale se confond avec la responsabilité civile, sur la tête du chef d’industrie [cité par Fontaine, 1903, p. 63].
Le problème qui se pose ici est celui de la responsabilité qui pèse sur les parties au contrat, tant dans les obligations réciproques qui les lient, que dans les dommages subis par des tiers ou par la Société à la suite de l’activité économique à laquelle le travailleur prend part. Mais il ne se réduit pas au partage des risques entre le travailleur et l’employeur comme le donne à penser Ewald [1986]. Il conduit également à s’interroger sur la question de savoir qui est l’employeur ou qui en assume la responsabilité.
Le retour de la subordination dans la langue du droit Avant de faire son apparition dans un arrêt de la Cour de cassation au début des années 1930, rien ne prédispose la subordination à devenir une notion juridique. Les débats du début du xxe siècle sur le contrat de travail conduisent même à la mise à l’écart d’un schéma évoquant la subordination, en laissant les hommes politiques s’en tenir à la dénonciation d’une « subordination sociale » se rapprochant de l’analyse marxiste de l’exploitation10. Cette singularité historique est moins étonnante qu’il n’y paraît, vue de notre xxie siècle : elle signifie que la subordination n’est pas, en dernière instance, un critère d’identification du contrat de travail. Ce qui fait le contrat de travail, c’est la continuité de la relation entre le travailleur et celui pour qui il travaille, comme l’avait déjà compris en son temps le législateur impérial, qui avait rangé les contrats ayant trait au travail dans le groupe des « contrats de louage ». Si la subordination entre dans la langue du droit, c’est en tant que notion opératoire de la jurisprudence en vue d’identifier les parties au contrat de travail.
Le contrat de travail dans la réflexion législative Le contrat de travail devient un objet de la réflexion législative à partir du début du xxe siècle, dans le contexte d’une évolution de la 10. Le principe en est la dénonciation du caractère superficiel, mais réel, de la liberté du travailleur salarié (par rapport au féodalisme et à l’esclavage), qui peut choisir son employeur mais doit travailler et trouver un employeur pour gagner sa vie.
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pratique juridictionnelle qui place la Cour de cassation au sommet des activités judiciaires [Didry, 2002]. Cette évolution se traduit par la prévalence d’une conception formelle du contrat aboutissant à reconnaître, dans les décisions de justice, la priorité des stipulations contractuelles sur les usages professionnels : cette évolution permet aux employeurs de sortir les contrats individuels de toute emprise collective et d’affirmer leur autorité dans la définition des conditions de travail. Par voie de conséquence, la question de savoir qui est l’employeur prend une importance accrue, mais ne conduit pas pour autant à faire de la subordination le critère distinctif du contrat de travail. En effet, pour définir le contrat de travail, les jurisconsultes de la Société d’études législatives écartent au préalable la distinction entre travail au temps et travail aux pièces qu’ils tirent du Code civil et la distinction entre employeur et salarié qu’ils dégagent de la loi belge de 1900 sur le contrat de travail. Pour le rapporteur du projet, Camille Perreau : Il n’y a donc pas lieu, suivant la Commission, de distinguer, pour savoir s’il y a contrat de travail, l’hypothèse du travail au temps et l’hypothèse du travail à la tâche ou aux pièces. Il n’y a pas lieu non plus de distinguer si la prestation de travail est fournie chez l’employeur, à l’usine par exemple, ou au domicile de l’employé. C’est la solution consacrée par le projet de Code civil suisse. Il faut au contraire, d’après la loi belge de 1900, pour qu’il y ait contrat de travail, qu’il s’agisse d’un travail accompli sous l’autorité, la direction, la surveillance du patron. La Commission a donné sa préférence au système helvétique [Bulletin de la Société d’études législatives, 1906, p. 78].
Pour saisir la spécificité du contrat de travail, Perreau part de la référence que constitue le contrat d’entreprise : Comment pourra-t-on distinguer le contrat de travail d’autres contrats qui sont proches, et particulièrement du contrat d’entreprise ? La Commission propose d’admettre qu’il cesse d’y avoir contrat de travail lorsque les services sont offerts non à un ou plusieurs employeurs déterminés, d’une façon continue, pour une série d’opérations de même nature ou de nature différente, mais à une clientèle, au public. S’il n’existe pas de continuité dans les rapports de celui qui fournit le travail et de celui qui le paie, si tout lien disparaît entre eux dans l’accomplissement de la prestation, le contrat pourra être un contrat d’entreprise ; ce ne sera pas un contrat de travail [Bulletin de la Société d’études législatives, 1906, p. 78-79].
Le critère invoqué par Perreau est celui de la continuité du contrat, par opposition à des prestations de services destinées au « public ». Il est alors possible d’envisager l’existence d’une pluralité d’employeurs pour un même contrat, ce qui est inconcevable dans le modèle belge.
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Pour compléter une définition encore imprécise, Perreau se fonde sur l’existence de cas limites, inclus et exclus : Il n’y aura pas de contrat de travail, par exemple, dans les rapports de l’avocat avec sa clientèle, ou dans le cas de l’artisan, qui travaille tantôt pour l’un, tantôt pour l’autre. Dans certaines situations, la distinction sera difficile à établir. Il y aura des hypothèses douteuses, des cas limites ; mais, en général, l’application du critérium proposé ne présentera pas de difficultés pratiques [Bulletin de la Société d’études législatives, 1906, p. 79].
Au-delà des rapports contractuels de travail, le projet élaboré par les juristes de la Société d’études législatives ne pose que très allusivement les bases d’une identification de l’employeur qui sorte de la relation de face-à-face entre l’ouvrier et le chef d’atelier. Il mentionne rapidement l’existence d’un « délégué » de l’employeur dans l’article 8 réglant la question de la référence aux usages collectifs éventuels11. On peut ainsi imaginer que le mécanisme de la délégation d’autorité permette de dépasser le rapport de face-à-face entre l’ouvrier et le contremaître et de remonter aux détenteurs du capital de l’entreprise ou, dans le cas de travaux en cascade, à l’ultime donneur d’ordre, par exemple le « fabricant » dans les situations de fabrique collective. Pour autant, la question reste ouverte.
La subordination comme catégorie compréhensive La notion de subordination se présente à l’époque avec une signification spécifique, liée à l’influence de la théorie marxiste de l’exploitation et sans rapport avec le problème que pose la détermination de l’employeur. Dans cette perspective, les développements du droit sont vus comme des reculs de la subordination de fait que porte en lui le salariat. Ainsi, pour Arthur Groussier, dans son rapport à la Chambre sur la convention collective en 1912, le salariat est une situation de fait, qu’il définit en ces termes : 11. « Soit que le contrat de travail ait été constaté par écrit, soit qu’il ait été conclu verbalement, ou qu’il résulte du fait par l’employeur, d’avoir, avec le consentement de l’employé ou de son délégué, participé aux travaux du chantier ou de l’atelier, les parties sont censées, pour toutes les conditions non prévues expressément au contrat, s’être référées, à défaut de règlement d’atelier ou de convention collective, aux usages des lieux et de la profession » [Bulletin de la Société d’études législatives, 1906, p. 429].
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La condition actuelle de la classe ouvrière est le salariat. […] Le salarié n’est pas tenu de se lier avec tel ou tel patron, mais il ne peut travailler et vivre qu’en contractant avec un patron, c’est là la dépendance du salarié, sa subordination de fait, à l’égard de celui qui, en vertu de ce contrat, lui paye le prix de son travail [Groussier, 1912, p. 452].
Le salariat est constitué par l’ensemble de rapports de travail entre ouvriers et patrons tels qu’ils sont façonnés par le régime juridique existant et qu’une simple loi sur le contrat de travail ne peut prétendre éliminer. Le rapport Groussier s’inscrit ici dans une perspective historique qui retrouve les enseignements de Marx : le salariat est précédé par le servage et le servage par l’esclavage. En passant de l’esclavage au salariat, le travailleur gagne en liberté. L’enjeu des lois protectrices est, à partir d’une situation de subordination, le dépassement progressif du salariat par l’ouverture de droits collectifs nouveaux aux travailleurs. Dans les dispositifs qui permettent d’envisager le dépassement du salariat et de la subordination qui y est consubstantielle, l’affirmation de la collectivité joue un rôle crucial. Groussier décrit ainsi toute une gamme d’associations au sein desquelles la subordination tend à s’effacer petit à petit : il part ainsi du contrat d’équipe, en passant par la société anonyme de travail (proposée par Yves Guyot) et en arrivant à la coopérative de production. Le développement de ces formes d’organisation conduit Groussier à conclure que « cette subordination qui distingue essentiellement le contrat du salarié, commence à être entamée de divers côtés. Le salariat se modifie » [Groussier, 1912, p. 452]. À côté de ces diverses formes d’organisation, Groussier voit dans la convention collective une autre manière d’arriver à ce que des travailleurs participent à la direction des entreprises : La participation des travailleurs au contrôle et à la direction de l’entreprise, qui sera la conséquence de cette transformation nécessaire, peut résulter des systèmes que nous venons d’indiquer, mais il est possible de concevoir d’autres modes que permettrait de réaliser la convention collective de travail [Groussier, 1912, p. 453].
La subordination ne fait son entrée comme concept technique de la langue du droit qu’au cours des années 1930, dans un arrêt de la Cour de cassation visant à trancher la question de l’assujettissement d’un gérant de succursale de maison d’alimentation aux assurances sociales. Le problème n’est pas simplement celui de l’identification du critère général permettant de caractériser le contrat de travail. Il est d’identifier
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les parties à un contrat de travail, pour savoir sur quel individu vont peser les obligations d’affiliation qui incombent à l’employeur. Dans ce cadre, la recherche d’un « lien juridique de subordination du travailleur à la personne qui l’emploie » est motivée par le paiement d’une cotisation à une caisse d’assurance. Sans que soit prononcé le terme de subordination, c’est le problème qui se posait aux bûcherons de la Nièvre dans la première décennie du xxe siècle. Comme le montre Michel Pigenet, leur volonté de bénéficier de la loi de 1898 sur les accidents du travail se heurte au refus des marchands de bois de s’affilier à une société d’assurances comme les obligerait la loi s’ils étaient reconnus « employeur » desdits bûcherons. Dans leur lutte, les bûcherons se heurtent tout à la fois à la définition de la situation de travail visée par la loi12 et à la signification extensive que la Cour de cassation donne du tâcheron. En effet, est dit tâcheron « le sous-entrepreneur qui travaille à prix fait avec ses outils et qui échappe […] à la surveillance de celui pour le compte de qui le travail est fait » [Pigenet, 1994, p. 371]. En 1931, c’est en reprenant le critère de l’autorité et de la surveillance que la Cour de cassation établit l’absence de tout « lien juridique de subordination » entre le travailleur et l’employeur putatif13. À partir de cette date, la subordination devient un outil dans la recherche de l’employeur et elle se trouve ainsi susceptible d’« assouplissements » [Jeammaud, 2001, p. 232] dans sa compréhension pour parcourir la ligne hiérarchique plus ou moins longue qui mène du travailleur à l’employeur en requalifiant pour cela les relations juridiques ou les indices matériels de relation en contrat de travail. Le retour sur ce tournant historique et le passage de la subordination de la langue commune à l’une des langues du droit permettent d’envisager la subordination avec un regard institutionnaliste, en sortant de l’économisme auquel risquerait de conduire une interprétation substantialiste de la subordination. La subordination en tant qu’outil conceptuel d’identification de l’employeur se distingue de la subordination au sens courant de soumission d’un individu à un autre. Dans le sens que lui donne la jurisprudence, elle s’entend de l’ensemble des recherches entreprises pour identifier celui sur qui pèsent les obligations liées au rôle d’employeur. 12. Qui s’applique exclusivement « dans les usines, manufactures, mines, minières et carrières, chantiers, ateliers et leurs dépendances […] » (art. 1er al. 1). 13. Antoine Jeammaud procède à une rétrospective séculaire qui montre tout l’apport d’une histoire du droit à une réflexion doctrinale actuelle [Jeammaud, 2001].
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Ces obligations n’ont pas été évacuées avec la remise en cause d’un modèle d’organisation du travail paternaliste et dirigiste, bien au contraire, comme en témoigne la loi de 1973 obligeant l’employeur à justifier tout licenciement par une cause « réelle et sérieuse ». C’est bien en référence à la politique de « participation » dans un contexte de « mutations accélérées », en conférant au salarié « le visage d’une sorte d’associé » sur le modèle du droit des sociétés, que le ministre du Travail de l’époque, Georges Gorse, a défendu cette réforme : Comment veut-on que le salarié accepte de se considérer comme participant et de se comporter comme tel si, alors qu’on lui promet un intéressement aux bénéfices et qu’on le fait même accéder au titre d’actionnaire, il a conscience d’être à chaque instant à la merci d’une décision unilatérale incontrôlée ou incontrôlable14 ?
La subordination aujourd’hui La subordination apparaît comme un levier dans les controverses sur la question de savoir qui est l’employeur. En fonction des acteurs impliqués dans le contrat de travail, se fait jour tout un ensemble de fronts sur lesquels est mobilisée la subordination comme opérateur de recherche. La recherche de l’employeur vient cependant se heurter à l’incertitude générale que font peser les marchés financiers et l’internationalisation des activités économiques sur la localisation des centres de décision. La concentration du capital sous la forme de groupes multinationaux s’accompagne d’un mouvement de démembrement de la société mère, qui se traduit par une atomisation en filiales ou une externalisation d’activités confiées à des entités sous-traitantes. En France, le nombre de filiales des principaux groupes, ceux de plus de 10 000 salariés, est passé de 3 000 en 1980 à 10 300 en 199515. La part prise dans le tissu économique français par les petites ou très petites entreprises liées à de grands groupes témoigne d’un « double mouvement de déconcentration productive et de concentration du pouvoir de décision », selon les conclusions de Claude Picart16. Dans 14. Journal officiel, débats parlementaires, Assemblée nationale, compte rendu intégral, 26e séance, 1re séance du mardi 22 mai 1973, p. 1445. 15. INSEE Première, n 553, novembre 1997. 16. Le nombre de salariés employés dans des entreprises de 50 à 499 salariés appartenant à un grand groupe est passé de 367 000 en 1985 à 690 000 en 2000, soit une augmentation de 87 %. Le taux atteint 209 % d’augmentation pour les salariés
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ce contexte, les différents « partenaires » sont très souvent mis en concurrence via un benchmarking reposant en priorité sur des critères de rentabilité financière. Le modèle paroxystique est Alcatel, dont le PDG a annoncé sans rire, il y a quelques années, l’avènement d’une entreprise sans salarié. Celle-ci serait reconvertie en réseau donneur d’ordres, dont l’activité se résumerait à la commercialisation assurée par la maîtrise des marques et des brevets, devenus les principaux vecteurs de la valeur comme le décrit André Gorz [2003]. Comment appréhender ce « brouillage de frontières » qui entamerait l’édifice salarial, rendrait le code du travail inopérant et obligerait à un « toilettage » du contrat de travail ? Les juges n’ont pas manqué de prendre la mesure de ces évolutions dans l’organisation des grandes firmes. La Cour de cassation, dans une décision du 1er octobre 1991, s’inquiète ainsi de la répartition approximative du pouvoir, notant que « l’absence de délégation, compte tenu de la structure de l’entreprise, constitue une faille importante dans l’organisation de l’entreprise de nature à générer les plus graves conséquences au regard de la sécurité du travail ». Ce que le chroniqueur juridique d’un magazine destiné aux dirigeants d’entreprises interprétait crûment par cette apostrophe : « Déléguez vos pouvoirs pour atténuer vos responsabilités17. » Pour autant, doit-on s’en tenir à ce constat d’Alain Supiot relevant que « le lien de subordination, qui avait été conçu comme un lien entre deux sujets de droit, se trouve affecté par une dilution du pôle patronal » [Supiot, 2000, p. 135] ? Car, au-delà du diagnostic, on constate que c’est bien dans la reconstitution de la chaîne de subordination, afin d’identifier l’employeur ou de reconstituer la réalité de l’entreprise, que s’orientent aujourd’hui comme hier nombre de mobilisations du droit du travail.
Le lien de subordination conduit aux droits du salarié La subordination est invoquée ou convoquée par un travailleur désireux de bénéficier des garanties liées à la condition de salarié. Mais, en amont, il faut avoir établi l’existence d’une activité et d’un rapport assimilable à un travail. Ainsi, comme l’a énoncé la cour d’appel de Montpellier le 31 mars 2004 dans un jugement de l’affaire Être et avoir, employés dans des entreprises de 10 à 49 salariés possédées par un grand groupe, leur nombre passant de 33 000 à 92 000 [Picart, 2004, p. 94]. 17. L’Entreprise, n 227, octobre 2004, p. 182.
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« il appartient à celui qui se prévaut d’un contrat de travail de rapporter la preuve de son existence, à travers l’exercice effectif d’une activité professionnelle dans une relation de subordination à un employeur en contrepartie d’une rémunération18 ». Des actions pour obtenir la requalification d’un contrat commercial de sous-traitance ou de prestation de service en contrat de travail sont engagées dans de nombreux secteurs d’activité, à partir du moment où l’existence d’une activité professionnelle ne fait pas de doute. Le rapport de subordination juridique permet alors de faire pencher la balance dans le sens d’une requalification à partir du moment où, derrière une des parties du contrat de location, c’est finalement un employeur qui se trouve démasqué. C’est le cas chez les chauffeurs de taxi, ainsi qu’en atteste l’arrêt Labbane [Jeammaud, 2001]. Les chauffeurs de poids lourds sont eux aussi potentiellement concernés. Les avocats Ottaway et Delebecque font état de la situation incertaine des 44 106 entreprises des transports routiers intérieurs où, selon leur expression empreinte de sympathie patronale, la « menace perdure » d’une éventuelle requalification de la sous-traitance en contrat de travail en raison de l’existence d’un lien de subordination entre le chargeur et le camionneur (Les Échos, 3 mars 2004). Les débats autour de la centaine de sociétés de portage salarial apparues depuis le début des années 1980 sont également révélateurs de l’instabilité qui entoure ces formes d’externalisation de la maind’œuvre [Del Sol, Moysan-Louazel et Turquet, 2005] et des rapports de subordination qui s’y font jour et indiquent ainsi un employeur. Entreprises au statut juridique incertain, elles jouent un rôle d’intermédiaire entre une personne qui propose ses services et l’entreprise pour laquelle est effectuée la prestation. La société de portage perçoit de l’employeur l’honoraire qu’elle reverse au travailleur sous forme de salaire. Ce mode de relation contractuelle triangulaire atypique est utilisé le plus souvent dans l’embauche de cadres consultants, mais se rencontre également dans le bâtiment et les travaux publics. Certains syndicats, en premier lieu l’UGICT-CGT, s’opposent au développement des sociétés de portage, leur reprochant de n’être que des employeurs 18. L’instituteur filmé dans le documentaire réalisé par Nicolas Philibert a assigné en justice la société de distribution du film. Il soutenait que le travail de promotion auquel il s’est livré pendant plusieurs mois était un travail salarié qui le liait à la société par un contrat de travail, lequel aurait été rompu sans procédure ni lettre de licenciement. La cour d’appel de Montpellier a rejeté sa demande, confirmant le jugement des prud’hommes de Perpignan.
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fictifs pour le compte d’un employeur qui cherche à se dédouaner de ses responsabilités sociales et à transférer tous les risques économiques vers un cadre placé en état d’indépendance artificielle. Cependant, le « porté » insatisfait des conditions qui lui sont faites, particulièrement en cas de licenciement, reste fondé à exiger des comptes à l’entreprise cliente en demandant, devant les prud’hommes, la requalification de son lien théoriquement commercial en contrat de travail. Et c’est bien sur l’existence d’un lien de subordination que le juge se prononcera [Del Sol, Moysan-Louazel, Turquet, 2005, p. 62-71]. Au sein de la société de portage ITG, la CFDT, soucieuse de moraliser les pratiques, a signé un accord qui, postulant que « l’autonomie n’exclut pas l’existence d’un lien de subordination et donc d’un contrat de travail », garantit aux « portés » les conditions d’exercice du droit syndical, l’élection d’une représentation, un droit à la formation professionnelle, une grille de classification, des congés payés, et surtout un salaire payé au mois dans le cadre de la société de portage elle-même. Dans cette situation complexe, la subordination peut ainsi être invoquée pour analyser les rapports du porté et de celui pour qui il travaille, ou bien les rapports du porté et de la société de portage, avec une incertitude qui est susceptible d’être levée dans un sens ou l’autre en fonction de la manière dont s’affirment les intérêts en présence. Le salarié apparaît alors un acteur essentiel dans la lutte pour une définition de sa situation et la reconnaissance d’un lien de subordination.
Le lien de subordination pour recouvrir des cotisations sociales La relation de subordination peut être également mobilisée par des organismes de sécurité sociale désireux de percevoir les contributions sociales dues à l’occasion d’un travail salarié dissimulé en travail indépendant. Il n’est pas rare de voir l’employeur fuir le contrat de travail parce que l’exécution de celui-ci entraîne le versement de cotisations. Il pousse à « l’auto-emploi » [Lyon-Caen, Pélissier et Supiot, 1996, p. 126] pour se débarrasser des cotisations sociales sur le salarié lui-même et se défausser des obligations inhérentes aux éventuelles suppressions d’emplois envisagées. Cela se manifeste notamment pour une entreprise à travers l’externalisation de certaines de ses activités, transférées à d’anciens collaborateurs placés à la tête de structures juridiquement autonomes. Ce statut d’entrepreneur individuel ayant
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pour client unique son ancien employeur est devenu particulièrement suspect aux yeux des juges saisis par des organismes sociaux qui espèrent prouver le lien de subordination. Le terrain est si sensible que la loi, sur ce point, a été modifiée pas moins de trois fois en dix ans. Par la loi du 11 février 1994, le ministre libéral Alain Madelin, soucieux de rassurer la partie patronale, avait fait préciser dans le code du travail (art. L.120-3) que ces indépendants fictifs « sont présumés ne pas être liés avec le donneur d’ouvrage par un contrat de travail ». Six ans plus tard, cette disposition était abrogée au cours de la discussion parlementaire de la loi « Aubry II » sur les 35 heures. Mais, dernier rebondissement en date, la loi Dutreil du 1er janvier 2004 sur l’initiative économique a rétabli la présomption de non-salariat. Il revient dès lors à l’administration de démontrer le lien de subordination.
Le lien de subordination consolide les droits collectifs des salariés Face à ce mouvement d’externalisation et d’éclatement des chaînes hiérarchiques, élus des salariés et responsables syndicaux se sont eux aussi attachés à révéler, à la manière de détectives cherchant un « faisceau d’indices », le lien de subordination qui unit le dirigeant de leur entreprise aux travailleurs sous-traitants. Comme le souligne Marie Hautefort, il s’agit de « faire en sorte que ces prétendus “salariés extérieurs” qui travaillent à l’intérieur de l’entreprise soient pris en compte dans l’effectif à partir duquel on détermine les instances représentatives du personnel » (Les Échos, 15 juin 2004). Le code du travail prévoit depuis 1982 (art. L.421-2, L.431-2) que les « travailleurs mis à disposition » par une autre entreprise doivent être pris en compte au prorata de leur temps de présence. Pour définir la portée de la notion de « mise à disposition », les juges se sont attachés, là encore, à établir la flagrance de l’état de subordination. Un arrêt de cassation a bien souhaité limiter la prise en compte aux seuls travailleurs participant « au processus de travail19 », mais le président de la chambre sociale Pierre Sargos, dans une affaire impliquant Renault, est revenu à une appréciation plus large de la relation de subordination20. La firme au losange avait signé avec certains syndicats une charte qui ne couvrait que les travailleurs détachés relevant d’une 19. Arrêt Stora, Cass. soc., 27 nov. 2001. 20. Cass. soc., 26 mai 2004.
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p rofession de l’automobile. L’employeur échappait ainsi à ses responsabilités vis-à-vis d’une partie de la main-d’œuvre. La cour a jugé l’accord illégal, considérant que tous les salariés d’entreprises extérieures intervenant dans l’entreprise entrent dans l’effectif, quel que soit leur métier. En l’espèce, la dépendance ne se détermine pas en fonction de critères évaluant l’autonomie professionnelle. Elle est reconnue audelà de la simple soumission dans l’accomplissement de la tâche. La langue du droit a d’ailleurs intégré cette subtilité. En vertu de l’article L. 422‑1 du code du travail, les délégués du personnel peuvent mettre leurs compétences au service des salariés de sociétés extérieures, bien que ces derniers « ne se trouvent pas placés sous la subordination directe de l’entreprise utilisatrice ». Si tel est le cas, c’est bien parce qu’un lien de subordination indirecte est reconnu à leur égard. Sur le même registre, la jurisprudence a mis des bornes aux pratiques abusives de cession ou fusion d’entreprises avec transfert des contrats de travail (art L. 122-12, al. 2 C. trav) qui ne masquent en réalité qu’une externalisation de main-d’œuvre dans un appendice sous-traitant auquel est souvent déléguée l’exécution d’un plan de licenciements. La loi indique que le transfert doit être effectué vers « une entité économique autonome ». La Cour de cassation a précisé depuis que cette société doit correspondre à un ensemble organisé de personnes et d’éléments permettant l’exercice d’une activité économique qui poursuit un objectif propre21. Récemment encore, 429 salariés d’Alcatel réseaux d’entreprise (ARE) ont obtenu leur réintégration après que le tribunal des prud’hommes eut jugé qu’un lien de subordination manifeste persistait entre l’entreprise d’origine des plaignants et la société qui avait « hérité » d’eux avant de les licencier conséquemment à une mise en liquidation judiciaire22. Cette quête du fil à renouer avec l’employeur semble, dès lors, promise à un bel avenir, qui peut s’étendre au-delà du champ du seul contrat de travail. En témoigne la construction originale par la jurisprudence du concept d’unité économique et sociale (UES), une notion que le législateur utilise comme support pour l’application de dispositifs économiques et sociaux. Son apparition remonte à 1970, à une époque où, déjà, certains patrons n’hésitaient pas à morceler leur société en plusieurs entités distinctes de façon à éviter d’atteindre les seuils d’effectifs imposant la mise en place d’institutions représentatives du 21. Cass. soc., 26 avril 2000. 22. Voir la Nouvelle Vie ouvrière, 15 avril 2005, et plus largement le rapport du Comité économique et social du 30 mars 2005 [Édouard, 2005].
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personnel. L’affaire proprement dite concernait l’entreprise familiale Herriau, divisée opportunément en deux, les postes de gérant étant occupés par chacun des deux frères. Devant la cour d’appel de Douai, le syndicat partie civile avait soutenu que « la création successive et la juxtaposition de plusieurs sociétés commerciales n’ayant pas d’activités spécialisées propres n’avaient été en l’espèce qu’une façade juridique dissimulant la continuité d’une même entreprise et dont les prévenus s’étaient servis pour tourner les dispositions impératives du droit du travail par le moyen d’une division artificielle du corps électoral ». En appel, les frères Herriau avaient été relaxés. Mais la chambre criminelle de la Cour de cassation annula l’arrêt au motif qu’il n’y était pas démontré que les deux sociétés, bien qu’ayant une existence juridique propre, « aient constitué, au regard du droit du travail, des entreprises distinctes23 ». Moult contentieux plus tard, la loi du 28 octobre 1982 devait graver l’UES dans la langue du droit pour rendre obligatoire la création de comité d’entreprise dans des entreprises juridiquement distinctes ayant été reconnues comme unité économique et sociale par convention ou par décision de justice (art. L. 431-1, al. 6 C. trav). Lors des débats, certains députés de l’opposition exprimèrent leur stupéfaction devant un objet juridique qu’ils estimaient non identifié. Ainsi Jacques Marette s’exclama : « Je ne vois pas comment des juges pourraient ordonner la constitution d’un comité d’entreprise commun dans des groupes imbriqués comme des poupées russes, où les sociétés entrent et sortent à volonté. […] À quoi bon prévoir des décisions de justice qu’aucun juge ne pourra prendre24 ? » Monsieur Marette aurait dû être plus confiant dans les capacités des tribunaux, soumis à l’aiguillon des salariés et de leurs organisations syndicales, à rationaliser la réalité économique et sociale, aussi insaisissable qu’elle apparaisse. La notion d’UES n’est plus relative mais objective [Béal et Rouspide, 2004, p. 1668-1669]. La Cour de cassation retient désormais une définition unique, reposant sur des critères identiques, pour déterminer la qualité d’unité économique d’une part, celle d’unité sociale d’autre part. Parmi ces caractéristiques, la concentration des pouvoirs de direction ou l’unité de direction sont des indicateurs essentiels. Et la subordination intervient manifestement puisque l’UES 23. Cass. Crim., 23 avril 1970, JCP 1972 II 17046. 24. Journal officiel, débats parlementaires, Assemblée nationale, compte rendu intégral, 1re séance du 3 juin 1982, p. 2913.
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nécessite la présence en son sein de l’entité juridique exerçant le pouvoir de direction sur un collectif de salariés inclus dans l’unité sociale25. Concept élaboré à l’origine pour éradiquer des pratiques frauduleuses, l’UES tend à présent à conférer à l’entreprise reconstituée une personne morale qui ne se cantonne plus à la version commerciale et patrimoniale de la société [Blanc-Jouvan, 2005, p. 75]. L’UES offre un cadre auquel peuvent se greffer des droits qui s’étendent désormais au-delà des élections professionnelles. Réintégration d’un salarié protégé (Cass. soc., 21 novembre 1990), durée du travail (loi Aubry II du 19 janvier 2000), médecine du travail (C. trav., art. R. 241-6), épargne salariale (loi du 19 janvier 2001), les effets de la reconnaissance de l’UES se sont étendus. Représentant du personnel, tribunal, législateur, ou même parfois direction de groupe, chacun s’empare à l’occasion de la notion d’unité économique et sociale : ici pour faire apprécier l’effectif de l’entreprise, là pour faire assumer le plan de sauvegarde de l’emploi en cas de licenciements collectifs, ou ailleurs encore pour mettre en œuvre la négociation collective d’entreprise dans une firme réorganisée. Les syndicats diffusent des documents pratiques pour que leurs militants appréhendent au mieux l’objet et maîtrisent notamment les modalités de la reconnaissance d’une UES. Le site internet de la CFTC du Bas-Rhin y consacre par exemple un dossier détaillé, tandis que la revue de la CGT Droit ouvrier publiait, dès 1999, une analyse des avantages et inconvénients de l’UES [Carles, 1999]. Jean Savatier prédit à l’UES un dynamisme sur des champs où « la jurisprudence n’a pas eu l’occasion de prendre parti » [Savatier, 2004, p. 945]. Un dynamisme qui est alimenté par la mobilisation d’une conception étendue de la subordination, élargie à ses formes indirectes, qui permet de reconstituer la figure de l’employeur éclaté pour lui conférer des obligations salariales et sociales.
Conclusion La subordination se révèle un concept essentiel pour la mise en œuvre du droit du travail et de la protection sociale, dans la mesure où elle fixe les conditions d’identification d’une des parties au contrat de travail : l’employeur. Elle doit, à ce titre, être distinguée de son pouvoir 25. Voir Liaisons sociales quotidien, n 8373, jeudi 6 mars 2003, cahier joint au numéro 13844.
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de direction portant sur les ajustements ponctuels à apporter à la tâche stipulée, en principe, dans le contrat. Elle doit également être distinguée de la caractérisation du contrat de travail, comme prestation continue de travail pour autrui, à la différence de contrats destinés à un public, ce que ne remet pas en cause la question de la subordination. La figure de l’employeur apparaît structurellement fuyante, le droit des sociétés permettant des montages complexes qui masquent la réalité de la relation de production, laquelle caractérise l’entreprise. Le capitalisme se distingue effectivement par la séparation de l’entité en charge de l’activité économique – par exemple la société – et du ménage auquel appartient l’individu mandaté pour exercer le pouvoir au sein de l’entité économique [Weber, 1996 (1920)]. Cette fuite est renforcée par le souci de pouvoir échapper à des responsabilités accrues à l’égard des individus, des organes de protection sociale et de la démocratie collective que le législateur entend promouvoir à travers les instances représentatives du personnel. Rien de nouveau cependant dans cette fuite de l’employeur à laquelle répond la subordination. Ce mouvement est la contrepartie des cadres juridiques qui forment la grammaire institutionnelle du capitalisme, au centre desquels le contrat de travail se présente comme l’horizon indépassable du salariat. Face aux prophéties de l’entreprise en réseau, force est de constater que la question des frontières de l’entreprise est aussi ancienne que le capitalisme. Dans sa grande controverse avec Eduard Bernstein, Rosa Luxemburg s’élevait ainsi déjà contre l’erreur de ceux qui voyaient dans la multiplication des sociétés par actions, et donc des actionnaires, le signe d’un accroissement du nombre des capitalistes et, à la limite, le signe d’un accroissement du nombre de PME. Elle voyait dans les analyses de Bernstein une forme de « confusion économique » consistant à prendre des entités juridiques pour des unités économiques, en se privant de la possibilité de dégager, au-delà des montages juridiques, l’existence d’unités « capitalistes » pertinentes sous l’angle des dynamiques économiques et en ignorant la capacité des agents à mobiliser les cadres juridiques pour asseoir la défense de leurs intérêts. Il en résultait alors que : « Pour Bernstein la notion de “capitaliste” recouvre non pas une catégorie de la production mais du droit de propriété, non pas une unité économique mais une unité fiscale, et par “capital” il entend non pas un facteur de la production, mais seulement une certaine forme en argent » [Luxemburg, 1969 (1898)].
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Mais, au-delà du spontanéisme révolutionnaire de Rosa Luxemburg faisant trop vite table rase des institutions, il reste à identifier les mobilisations du droit qui accompagnent, et autour desquelles s’organisent, les mobilisations collectives de salariés. Dans la perspective d’une sociologie du conflit26, en effet, les luttes sociales ne relèvent ni de la pathologie, ni de l’apocalypse révolutionnaire : elles font partie de la vie sociale et se trouvent traversées par les institutions. Au cœur de luttes sociales menées en considération du droit, la subordination se présente comme un outil juridique permettant, dans le cadre d’une action en justice, de « démonter » les montages astucieux de juristes avertis dans le domaine du droit des affaires, pour lever la « confusion économique » entretenue par les représentations protéiformes de la firme, les divers montages sociétaires que B. Teyssié [2002] résume sous l’euphémisme fleuri d’« arabesques juridiques », pour faire émerger l’unité économique dans la réalité des relations de production.
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3 Pouvoir d’évaluation de la qualité du travail et décisions d’emploi François Eymard-Duvernay
Dans l’approche néoclassique du marché du travail, l’entreprise est, comme on le sait, réduite à un agent, synthétisé par sa demande de travail, elle-même fonction de son coût. Dans les versions les plus épurées, l’entreprise n’a aucune épaisseur : pas de rapport hiérarchique (il n’y a que des transactions d’achat-vente) ; pas de marché interne (le travail circule sur le marché général) ; pas de problème de hasard moral dans la mobilisation du travail (a contrario, les modèles de salaires d’efficience postulent un décalage entre le salaire d’entreprise et le salaire du marché) ; pas même de fonction de production : dans la plupart des modèles de fonctionnement du marché du travail, le salarié (ou plutôt l’offreur de travail) est doté d’une productivité intrinsèque, non dépendante de la combinaison des facteurs de production. Cette absence de l’entreprise a des conséquences sur l’analyse de la demande de travail : les facteurs explicatifs sont reportés sur le marché ou, plus précisément, sur les salariés (offreurs de travail) : le chômage (requalifié en non-emploi) est soit un chômage « volontaire », soit un chômage « classique ». Il se concentre sur les non-qualifiés, pour qui le travail ne paie pas (chômage volontaire), ou qui ne sont pas employables (chômage classique : productivité inférieure au smic) [Laroque et Salanié, 2000]. Pour sortir de cette analyse de la décision d’emploi, il est nécessaire de donner de l’épaisseur à l’entreprise : l’entreprise comme espace dans lequel se construit la valeur du travail, l’entreprise étant elle-même intégrée à des espaces plus larges (branche, territoire, système social…). L’employabilité n’est plus, suivant cette dernière approche, une dotation
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individuelle, mais une construction dans le cadre de l’entreprise (et d’espaces plus larges). La notion de subordination (pour l’économiste, la hiérarchie) est revue : ce n’est pas une relation directe d’un acteur (le supérieur hiérarchique) qui décide des actions d’un autre ; ce n’est pas non plus une relation dans laquelle le principal décide des mécanismes d’incitation de l’agent. C’est une relation de pouvoir portant sur les principes d’évaluation : le pouvoir hiérarchique est celui de décider quels sont les critères d’évaluation de ce qu’est un bon travail. Elle est distribuée sur des dispositifs politico-économiques (langage, équipements, comptabilités, systèmes d’information, etc.) et non détenue par une personne qui pourrait la manipuler à son gré. Elle a un espace de validité plus large que l’entreprise. Elle est traversée de critiquesjustifications au regard de la légitimité des principes d’évaluation. Cette approche de l’entreprise et du lien de subordination a des conséquences sur l’analyse de la décision d’emploi. La décision d’emploi est liée au jugement sur l’employabilité des salariés : les salariés jugés inférieurs à certaines normes de qualité sont exclus de l’entreprise. Les normes de qualité dépendent de la conception du bien (normes de qualité des produits et du travail) et de la conception du juste (inégalités considérées comme légitimes). Elles dépendent de la façon dont le pouvoir des firmes est limité par les normes du marché et par les contre-pouvoirs des salariés au sein des entreprises. La période actuelle est marquée par un changement des normes de qualité (de la cité industrielle à la cité par projets), et par un durcissement des normes de qualité, qui induit la réduction de l’emploi à un petit nombre de salariés jugés hautement compétents.
Une théorie institutionnaliste de l’entreprise La difficulté de la théorie néoclassique des marchés à intégrer l’entreprise est bien connue. Il y a une tension dans la tradition de pensée économique entre les approches en termes de capitalisme (l’auteur majeur est Schumpeter) et les approches focalisées sur le marché (l’essentiel de la théorie néoclassique). La question de la hiérarchie est particulièrement cruciale dans ce débat. Elle introduit une relation non marchande, plus profondément une forme de pouvoir contradictoire avec le libéralisme. Le débat n’est pas que « technique » (sur les meilleures formes de coordination) ; il est politique : l’économiste se
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rattache au libéralisme par le marché et l’entreprise capitaliste perturbe ce lien. Au-delà de ses aspects techniques (liés à la perturbation de la coordination du fait de problèmes d’information), la théorie des contrats peut être comprise comme une tentative de réponse à cette question : réintégrer l’entreprise (et ses relations de pouvoir) dans le libéralisme, via le contrat, forme libérale encore plus générale que le marché. Bruno Tinel [2000] montre bien, en ce sens, que les développements de la théorie contractualiste des années 1970 s’inscrivent dans une controverse entre néoclassiques et radicaux américains, et conclut à l’avantage des premiers par la contractualisation de la relation hiérarchique. L’économie des coûts de transaction occupe une position originale. Elle critique la réduction contractuelle de la relation hiérarchique (encore que la notion de contrat incomplet permette de retrouver le contrat), mais reste ancrée dans le libéralisme. On pourrait dire qu’il s’agit d’une extension du libéralisme (d’où le terme « néolibéralisme ») à une économie capitaliste (et non de marché) : il faut laisser les managers choisir les formes d’organisation les plus profitables, les plus efficientes émergeront par un processus quasi évolutionniste. Cette forme de libéralisme entre en tension avec les règles traditionnelles de la concurrence : l’un des objectifs de Williamson est de montrer qu’il ne faut pas condamner les grandes entreprises intégrées, leur avantage concurrentiel ne résultant pas d’une situation de monopole, mais d’une coordination plus efficiente. Or, ces règles soutiennent une autre forme de libéralisme, ancrée sur le marché, c’est-à-dire donnant au seul consommateur le pouvoir d’évaluation des biens. On voit bien ici la tension entre capitalisme et marché. Les approches cognitives minent l’hypothèse d’autonomie individuelle (au fondement du libéralisme) et mettent l’accent sur le rôle de l’environnement dans le comportement des agents, mais n’introduisent pas véritablement d’institutions, du fait de leur ancrage dans la psychologie. H. Simon [1960] reprend ainsi le clivage entre le politique (définir les fins) et l’administratif (déterminer les meilleurs moyens de parvenir à ces fins), focalisant l’analyse sur cette dernière question. Pour développer une approche institutionnaliste de l’entreprise, il est utile de distinguer trois niveaux d’analyse (bien qu’ils soient étroitement imbriqués) : le niveau de la coordination, le niveau des valeurs, le niveau des principes de justice. Le « politique » est le débat sur les valeurs et les principes de justice. La plupart des travaux néoclassiques
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sur l’entreprise concernent essentiellement le premier niveau (le critère de justice est réduit à l’optimum de Pareto, qui est plutôt un critère d’efficience). L’institution établit un principe d’ordre sur les personnes et les biens, une hiérarchie sociale, une unité de compte : une conception du bien et du juste (bien commun), équipée par des dispositifs politico-économiques (langage, équipements, comptabilités, objets…). La notion de convention induit une approche spécifique des institutions : elle s’attache au processus de construction des institutions (des principes d’ordre) au lieu de considérer qu’elles sont déjà là ; elle met l’accent sur la pluralité d’institutions, non seulement à des époques ou dans des économies différentes, mais aussi pour une même situation. Les conventions de qualité des biens et du travail jouent un rôle particulièrement crucial dans la coordination. Elles sont soutenues par le langage : les mots incorporent des registres de qualité. Elles sont traversées par des débats : le jugement sur la valeur (la qualité) ne résulte pas d’un automatisme, mais d’un débat. Les conventions fixent les procédures du débat. Cette approche des institutions intègre des conflits et des relations de pouvoir. Le conflit est inhérent aux conventions, du fait des inégalités induites par les principes d’ordre : on est loin du « pique-nique habermassien » [Lordon, 1999]. Le pouvoir est détenu par ceux qui ont la capacité de fixer les principes d’ordre : par exemple le pouvoir « symbolique » des managers d’entreprise de fixer le langage des qualités des biens et du travail. Le pouvoir n’est pas « brut » : il est médiatisé par les justifications, soumises à des contraintes de légitimité, comme nous le verrons.
Niveau des valeurs : le marché en débat Nous introduisons donc une pluralité de principes de valorisation, dont le marché : cette approche pluraliste permet d’étendre l’analyse économique au-delà des marchés concurrentiels, conformément au mouvement de la théorie économique moderne, mais sans rabattre l’ensemble de la société sur le marché. Cette démarche suppose un appui sur les autres sciences sociales, en évitant les tendances à l’impérialisme d’une discipline sur l’autre : impérialisme de l’économie qui rabat tout sur le marché (ou les contrats), impérialisme de la sociologie qui « encastre » le marché dans la société.
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Une convention de qualité fixe l’état dans lequel les personnes ont le pouvoir de fixer ce qui vaut, cet état variant d’une convention à l’autre. C’est une capacité politique (fixer le bien commun), même si elle a des contraintes cognitives. Pour la convention marchande, seul le consommateur (mis dans le format du marché) a la capacité de fixer les valeurs des biens (euxmêmes mis dans le format du marché). On pourrait dire que le marché est une démocratie de consommateurs [Eymard-Duvernay, 2004]. La concurrence permet de sauvegarder son pouvoir de valorisation, gagné contre celui des grandes firmes, qualifiées, au vu des principes marchands, de « monopolistiques ». La conséquence de cette convention est que l’entreprise et le travail sont soumis au pouvoir d’évaluation du consommateur (les travailleurs n’ont de pouvoir qu’en tant que consommateurs, dans l’arbitrage travail-loisir). Cette convention fait, comme toute convention, l’objet d’une controverse s’appuyant sur les conventions concurrentes. L’une des critiques récurrentes adressées à la convention marchande tente de donner plus de pouvoir d’évaluation aux acteurs des firmes, au détriment de celui des consommateurs. Elle trouve des expressions variées. Dans la littérature du management, l’ouvrage de Henry Ford [1925] est, cela est bien connu (et repris au niveau macroéconomique par les théoriciens de la régulation), une critique en règle de la rationalité du consommateur (qui suit les modes, etc.) et un plaidoyer pour de grandes entreprises intégrées fabriquant en longues séries des biens standardisés. Dans la littérature académique, Schumpeter [1950] met l’accent sur la capacité d’organisation des grandes firmes capitalistes, à l’encontre de la concurrence marchande, ce qui aurait dû ouvrir la voie du socialisme. En historien de l’économie, Chandler [1977] montre le développement des grandes firmes industrielles, qui permettent de réduire les « coûts de transaction » des marchés. Au-delà de la diversité de ces approches, elles se rejoignent pour montrer (et donc, d’une façon ou d’une autre, valoriser) une forme de coordination alternative au marché. Ces approches ont tendance à orienter en une opposition duale le marché et l’entreprise (même si l’on peut toujours supposer des formes intermédiaires), ce qui est systématisé par l’économie des coûts de transaction. La raison principale en est que, restant dans le cadre de la théorie économique des marchés, elles définissent la forme alternative de coordination en négatif par rapport au marché (par exemple : les « ressources spécifiques » sont des ressources qui perdent de leur
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valeur lorsqu’elles sont mises sur le marché). D’une part, cela réduit abusivement la variété des formes de coordination. D’autre part, la localisation dans l’entreprise (ou la hiérarchie) de la forme de coordination alternative au marché est problématique : l’entreprise n’est pas au même niveau logique que le marché. Le modèle des Cités [Boltanski et Thévenot, 1991] permet, par un appui plus conséquent sur la sociologie, de répondre à ces limites : la forme de coordination visée le plus souvent par ces auteurs est la forme de coordination « industrielle », ce qui n’exclut pas l’importance d’autres formes de coordination, par exemple si l’on veut pouvoir rendre compte du développement des services [Gadrey, 2003]. Ces formes de coordination non marchandes, et en particulier la convention industrielle, renouvellent l’approche du travail : le travail n’est plus seulement une activité de consommation négative, sa valorisation est construite dans le cadre de l’activité productive. Les approches économiques qui ont le plus développé cette approche du travail sont les théories des marchés internes, actuellement recouvertes, comme on le sait, par les théories des contrats. Un ancrage profond de cette approche institutionnaliste de la coordination supposerait de revisiter les « vieilles » théories de la valeur, en passant d’une conception substantialiste de la valeur (qui caractérise ces théories) à une approche constructiviste de la valorisation. La capacité d’échanger n’est pas dans la nature des biens, elle est formée par des institutions de valorisation : monnaie, règles d’évaluation des biens, du travail, etc. Les valeurs sont instituées par des dispositifs politicoéconomiques, constamment travaillés par des processus de critiquesjustifications. Une démarche de cette nature est développée par M. Aglietta et A. Orléan [2002] pour le cas de la monnaie, qui est certes une institution essentielle, mais pas la seule. On pourrait ainsi réinterpréter la controverse entre valeur-travail et valeur-utilité comme traduisant la tension, omniprésente dans les économies capitalistes, entre deux fondements du pouvoir de la valorisation (parmi d’autres) : par le consommateur (convention marchande), par le producteur (convention industrielle). Plusieurs auteurs ont, dans le même sens, montré que l’« hypothèse de nomenclature » n’était pas anodine : elle occulte les opérations, nécessairement sociales, qui déterminent les biens, au fondement de l’échange marchand [Benetti et Cartelier, 1980]. Les biens (dont le travail) ne sont pas, par nature, dans le format du marché. Pour que
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l’acteur du marché puisse calculer, il faut qu’au préalable les biens soient construits comme biens marchands. Le processus de construction-déconstruction du marché, comme des autres institutions, est constamment à l’œuvre. Le pluralisme est le corollaire de cette approche constructiviste.
Niveau des principes de justice : les contraintes de légitimité Les principes de justice sont transversaux aux conventions, et non une métacité (les conceptions du bien de chaque convention restent incommensurables). Nous suivons un cadre rawlsien amendé. La théorie de la justice de Rawls promeut un principe d’égalité démocratique à l’encontre des principes de liberté naturelle défendus par les libertariens et des principes d’égalité libérale. Elle suppose une infrastructure institutionnelle garante des principes de justice et non un État minimal cantonné à la protection des libertés fondamentales, et en particulier du droit de propriété. Les amendements que nous introduisons dans cette théorie sont les suivants : – le rôle des entreprises capitalistes doit être mieux reconnu, alors que Rawls situe son analyse dans une économie de marchés ; – les conceptions du juste sont ancrées dans des conceptions du bien et non des principes de justice en surplomb, neutres à l’égard des différentes conceptions du bien ; – nous adoptons une conception pragmatique de la justice : les principes de justice s’expriment par des critiques et justifications dans les situations ; – on observe des évolutions historiques, et entre sociétés, des principes de justice. La démarche normative de l’économie des conventions fait l’objet de critiques récentes, en particulier de la part du courant de la régulation. F. Lordon [1999] considère ainsi que l’analyse normative des principes de justice occulte les inégalités réelles. Ces critiques ne nous semblent pas justifiées. Le normatif des théories de la justification est un point d’appui pour la critique des inégalités : loin d’occulter la critique, il lui donne un support. Les inégalités ne prennent sens que par rapport à une référence d’égalité, nécessairement normative. Par ailleurs, nous
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d éveloppons une approche positive du normatif : les acteurs ont euxmêmes une démarche normative. La théorie économique est, comme l’univers économique, imprégnée de normativité, et il serait dénué de sens de vouloir l’épurer en un discours purement positif. Pour prendre un seul exemple : les notions de croissance et de chômage sont évidemment normatives. Les théoriciens des sciences sociales ne peuvent prétendre s’abstraire du débat sur les meilleures façons d’organiser la société, et en particulier l’économie, ce débat faisant partie de l’économie. La « neutralité axiologique » est une exigence incontournable, mais elle consiste à expliciter les débats sur les valeurs et les principes de justice qui traversent les sociétés, et non à les rabattre sur des « physiques sociales » qui, par une normativité à rebours, ne veulent voir que les comportements de maximisation de l’utilité, comme si seule cette hypothèse était scientifique, ou les rapports de force, en faisant l’impasse sur les médiations qui leur permettent d’opérer.
Les formes locales de justice La typologie des cités permet de parcourir une pluralité de principes de justice, à l’encontre de l’universalisme du marché. L’accord au sein d’une cité est réalisé par un processus de montée en généralité. Chaque cité a son système symbolique, ses codes qui permettent le calcul. On peut calculer au sein d’une cité, une fois les unités de calcul fondées sur les conceptions du bien commun acceptées, mais non d’une cité à l’autre. À ce premier pluralisme, il est nécessaire d’adjoindre un second pluralisme, pour rendre compte de formes plus locales et interactives de coordination. Elles reposent sur des formes de communication plus « souples » (langage naturel non réfléchi versus codes institués), dans lesquelles les qualifications sont rattachées à des personnes singulières et négociées localement. Elles introduisent une tension critique par rapport à l’institution, source de dynamique. Les règles institutionnelles mobilisent par construction des catégories générales de mise en équivalence, en raison de la contrainte cognitive de généralisation et de la contrainte politique de traitement identique des acteurs par l’institution. Elles supposent en outre une évaluation d’un bien commun de large envergure. Par rapport à ce jugement, le niveau d’interaction en situation, et le va-et-vient qu’il
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autorise avec des coordinations plus formalisées, présentent quatre types d’ouvertures. En premier lieu, l’évaluation peut rompre avec des catégories générales qui soutiennent des préjugements, pour passer à un jugement individualisé prenant en compte une succession d’actions de l’individu. En deçà de la formalité du diplôme, ce jugement permet d’apprécier des compétences de l’individu dont témoignent ses actions et qui n’ont pas fait l’objet de mise en forme publique. Les catégories instituées, telles que les diplômes, ne suffisent pas à garantir une évaluation juste, et la prise en compte des compétences à l’action révélées dans l’interaction peut conduire à un traitement plus juste grâce à l’affaiblissement des préjugés qu’induisent ces catégories instituées. En deuxième lieu, l’évaluation est finalisée par les objectifs poursuivis en situation, qui l’encadrent dans un plan plus restreint que la visée d’un bien commun. Lorsqu’il dépasse le cadre d’une action individuelle bien accomplie, le bien visé peut demeurer local et rester en deçà d’une visée d’universalisation. Ainsi, les entreprises sont supportées par des montages qui ne se satisfont le plus souvent que des exigences locales de coordination, et le bien visé est limité à l’entreprise sans s’étendre à la société dans son ensemble. En troisième lieu, l’évaluation peut s’ouvrir à la pluralité des principes légitimes de justification qui entrent d’ailleurs souvent en compromis dans les biens plus locaux soutenus par des montages composites. Une telle ouverture crée de l’imprévu en faisant apparaître la situation sous un angle nouveau. Le jugement peut être dit « équilibré » lorsqu’il se stabilise à l’issue des variations induites par ces changements de principes, et non par l’apurement préalable de la situation au regard d’un seul d’entre eux. En quatrième lieu, l’évaluation peut faire naître un dialogue dans l’interaction qui permet de diminuer les asymétries entre l’évaluateur et l’évalué et de bénéficier aux plus démunis en favorisant la prise en compte de leurs droits. On peut alors parler de jugement « négocié », et considérer qu’il favorise l’expression d’injustices qui n’avaient pas accédé à la critique. Ce régime d’interactions ne doit donc pas être réduit à une dégradation de la justice pour le motif que l’égalité serait fragilisée par la décomposition des catégories générales et l’objectivité du jugement, brouillée par la pluralité des principes. Il offre les conditions d’un enrichissement des appréciations portées sur les personnes.
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La crise sociale actuelle : crise des institutions de valorisation du travail
Les conventions de qualité du travail sont étroitement articulées aux conventions de qualité des biens. Le principe de valorisation du travail (la politique du travail) peut être caractérisé à partir de trois paramètres : – un paramètre de valeurs, qui définit le registre de qualité (instrumenté en particulier par le langage) mobilisé pour valoriser le travail ; – un paramètre d’inégalités, qui rend compte de l’ampleur des inégalités instituées par le principe de valorisation (intensité de la sélection) ; – un paramètre de renouvellement de l’épreuve, qui rend compte de la façon dont les positions instituées sont ouvertes (fluidité de la hiérarchie sociale). La période actuelle peut être caractérisée par un changement dans le registre dominant de qualification du travail (émergence de la « logique compétence ») et un accroissement des inégalités (sélection plus intense, hiérarchie sociale moins fluide). Ces évolutions, liées entre elles, sont la conséquence du processus de déconstruction-reconstruction des principes de valorisation du travail. Les institutions de valorisation du travail sont mal stabilisées : les incertitudes cognitives et morales sont élevées. L’accroissement des inégalités prend la forme d’exclusions : des fractions de la population active sortent des formats de l’échange, ne sont pas évaluables, sont jugées inemployables. Il en résulte un chômage accru concentré sur les bas niveaux de la hiérarchie sociale. Dans l’approche néoclassique du chômage, les entreprises sont absentes : dans le rapport de J. Pisani-Ferry [2000], les transformations du système productif dans les trente dernières années ne jouent aucun rôle, il n’y a pas de branches d’activité, de sous-traitance, etc. Par contre, l’analyse de l’arbitrage entre travail et non-travail fait l’objet d’une sophistication extrême (à la suite des travaux de Laroque et Salanié), ce qui ne l’empêche pas d’être fort peu rigoureuse. L’explication du chômage est reportée sur les comportements des chômeurs, en renouant ainsi avec la théorie du chômage volontaire. Significativement, la variable non-emploi remplace, pour le
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traitement des données statistiques, la variable chômage : pour une théorie du chômage volontaire, la frontière entre inactivité et chômage n’a guère de sens. Ces approches sous-estiment le rôle des politiques d’entreprise dans l’établissement des formes de valorisation du travail. La « demande de travail » est conditionnée par des normes de qualité du travail, au moment des licenciements et des recrutements, comme pour les promotions internes. Le chômage résulte de la sélection sur la base de ces normes. Comment repérer empiriquement ces évolutions des modes de valorisation ? Les données statistiques usuelles ne sont pas suffisantes : les évolutions des conventions de qualité atteignent les cadres statistiques eux-mêmes (en particulier les catégories qui permettent l’agrégation statistique). La discussion sur la mesure de la productivité illustre bien ce problème [Gadrey, 2003]. L. Boltanski et È. Chiapello [1999] ont étudié l’évolution des grammaires du travail à partir des manuels de management. E. Marchal et D. Torny [2003] ont, pour un objectif de même nature, mobilisé un matériel empirique plus proche de l’action des managers : les annonces d’offres d’emploi. La comparaison des annonces des années 1960 et des années 1990 en France montre ainsi la croissance des exigences de formation (de 1 % des annonces en 1960 à près de 30 % en 2000) et d’expérience (même évolution), ainsi que la croissance de la mention de qualités personnelles (esprit de conquête, qualités de manager, désirs des candidats…) dans les annonces contemporaines (deux tiers des annonces). On constate un effet de sursélection des intermédiaires privés : le marché du recrutement accroît l’intensité de la sélection. L’observation peut porter également sur les différences de conventions d’une économie à l’autre. La comparaison des marchés du travail anglais et français est particulièrement intéressante de ce point de vue [Bessy et al., 2001]. Il est classique de considérer que l’économie française est caractérisée par un poids plus important des marchés internes du travail : l’ancienneté dans l’entreprise y est significativement plus élevée, et l’on constate logiquement qu’elle y est plus valorisée. La notion de « marché interne » prend un sens plus profond lorsqu’elle est rapprochée du paramétrage des conventions de qualité. En premier lieu, le marché interne correspond à un poids plus important de la convention industrielle par rapport à la convention marchande. Au plan théorique,
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cela s’explique par le fait que la convention industrielle est établie dans le cadre des grandes firmes, avec une relative indépendance par rapport aux variations des demandes des consommateurs. En deuxième lieu, les marchés internes sont caractérisés par des inégalités entre salariés, limitées du fait des contraintes de coopération dans le cadre de la production et du fait de la présence syndicale. En troisième lieu, l’épreuve d’évaluation est forte au moment de l’entrée dans le marché interne et le renouvellement de l’épreuve est ensuite moins fréquent. Cette caractérisation permet assez bien, en première approximation, de contraster les situations française et anglaise, avec une accentuation des différences au cours des années 1990. Quelles sont les conséquences sur le chômage ? Le chômage français s’expliquerait, selon notre analyse, par le décalage entre les conventions qui prévalent sur les marchés interne et externe : le chômage français résulte de la sélection à l’entrée des marchés internes et des évictions de ces marchés lors des licenciements. L’unification plus forte autour d’une convention marchande expliquerait le niveau plus faible du chômage anglais, le salaire s’ajustant plus strictement à la qualité évaluée sur le marché. Par ailleurs, la remise en jeu plus fréquente des évaluations réduit l’exclusion. On dira que notre analyse diffère finalement peu de l’analyse néoclassique en termes de dilemme inégalités/chômage. La différence cruciale est de considérer que l’écart entre les évaluations industrielles et marchandes est justifié par des considérations économiques, l’efficience de l’organisation productive, et non une « rigidité », source d’inefficience. On rejoint les approches en termes de salaire d’efficience, mais en expliquant mieux le partage entre les salariés ayant un emploi et ceux au chômage. Mais il faut aller plus loin, en interrogeant les catégories statistiques d’emploi, de chômage et d’inactivité. L’approche en termes de conventions donne une grande place à ces questions : les données statistiques sont fondées sur des conventions de mesure qui peuvent différer d’une économie à l’autre, quelles que soient les précautions d’harmonisation par les institutions statistiques internationales [Desrosières, 1993]. Les conventions de mesure statistique sont liées aux conventions de qualité. Le chômage émerge avec le statut salarial [Salais et al., 1986], en lien étroit avec le développement de la convention industrielle. Dans une société marchande, l’ancrage institutionnel du chômage est d’une autre nature. Cela se traduit par un lien moins étroit entre l’allocation-chômage et la carrière salariale, et une frontière plus floue
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entre chômage et inactivité. Ceci explique le basculement plus fréquent des femmes vers l’inactivité en Grande-Bretagne et corrélativement leur taux de chômage plus faible.
Les politiques du travail L’orientation de politique économique qui découle des approches conventionnalistes consiste à promouvoir les conventions légitimes de valorisation du travail, c’est-à-dire à développer les lieux de débats sur les principes d’évaluation du travail. Il y a plusieurs niveaux concernés : débat interne à l’entreprise (cf. par exemple les controverses récentes sur les notations à IBM) ; dans les relations interentreprises (les débats portent sur les évaluations réalisées par plusieurs types d’acteurs, dont les intermédiaires privés et publics du marché du travail, lors des licenciements et des recrutements) ; au niveau de la société (réglementation du service public de l’emploi, lutte contre la discrimination, etc.). La question des licenciements économiques est particulièrement cruciale et c’est naturellement un moment de conflit majeur sur les évaluations. Dans un rapport récent, O. Blanchard et J. Tirole [2003] ont préconisé de taxer les licenciements pour internaliser leurs effets sur l’assurance-chômage, ce qui permettrait d’abolir le contrôle juridique sur la légitimité des licenciements. Cette analyse marque bien la volonté d’empiétement de l’économie sur le droit, et le refus de toute interférence du droit dans l’espace économique, gouverné par le calcul rationnel. Elle fait l’impasse sur le rôle du débat contradictoire pour asseoir la légitimité de la décision de licenciement [Eymard-Duvernay, 2004]. Cette analyse est cohérente avec une approche utilitariste des droits : les conséquences des licenciements sont rabattues sur leurs « coûts psychologiques », couverts par des indemnités de licenciement, et leurs coûts sociaux, réduits aux externalités sur les caisses d’assurance-chômage. On ne voit pas, dans ces approches, les principes politiques (conceptions du bon et du juste) qui soutiennent la coopération et qui sont menacés par les licenciements économiques. Ils soutiennent pourtant tout l’édifice économique : l’engagement des salariés dans le travail, l’apprentissage collectif, et donc la productivité des entreprises et la croissance. L’arène de débat juridique est indispensable, en dernier recours, mais ne suffit pas. En amont, la négociation collective soutient le débat sur les conventions légitimes.
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Les licenciements économiques changent de nature dans la période actuelle : il ne s’agit pas seulement de réduire quantitativement les effectifs, mais de sélectionner la main-d’œuvre, en faisant partir ceux qui sont jugés les moins compétents, et en recrutant des salariés jugés plus compétents : les restructurations sont « qualitatives ». Un débat intense porte, dans différents pays d’Europe, sur de nouveaux « pactes sociaux pour l’emploi ». Certains s’inscrivent dans une logique marchande, en se focalisant sur la question du prix du travail pour relancer la demande ou du partage d’une quantité donnée d’activité (préretraite, partage du travail). L’État subventionne de façon à réduire le coût du travail pour les entreprises. D’autres accords interviennent plus profondément dans le sens de l’établissement, par la négociation collective, de conventions légitimes de valorisation du travail. Les règles « fordiennes » d’ancienneté pour les licenciements sont au centre de la négociation : les managers souhaitent les contourner pour sélectionner efficacement la main-d’œuvre sur la base de la « compétence ». Comme contre-proposition face à une telle régression sociale, les syndicats tentent de promouvoir la négociation des procédures d’évaluation des salariés au sein d’instances paritaires. La direction abandonne ainsi son droit de décider unilatéralement qui doit partir et qui doit être recruté. Les syndicats tentent de rendre prioritaire la stabilisation des salariés sur contrats précaires et de lutter contre la discrimination à l’égard des femmes et des immigrés. La négociation porte également sur le développement des formations qui favorisent les reclassements internes. Comme conséquence de ces « nouveaux pactes sociaux », on constate fréquemment des réductions très sensibles des licenciements (sur toutes ces questions, on pourra se reporter à [IRES, 2005]). La sélection lors des recrutements joue également un rôle important, et souvent négligé, sur le chômage. Les normes de qualité du travail au recrutement déterminent les salariés exclus de l’emploi et peuvent également avoir des conséquences sur le volume d’emploi (un durcissement des normes induit un rétrécissement de la population jugée employable). L’introduction des conventions de qualité dans l’analyse permet d’ouvrir le débat sur la compétence : la compétence n’est plus une donné substantielle, scientifiquement mesurable, mais objet de débats dans un cadre institutionnel, qui peut évoluer [Eymard-Duvernay et Marchal, 1997]. Les discriminations constituent un cas limite d’une gamme plus large d’évaluations dont la légitimité est discutable.
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Conclusion : croissance et conventions légitimes La croissance repose sur des compromis sociaux stabilisés [Boyer et Freyssenet, 2000] : accord sur les principes de bien commun qui gouvernent la distribution des ressources et sur les principes de justice qui fixent les inégalités légitimes. La croissance des entreprises suppose, d’une part, un compromis social local stabilisé et, d’autre part, la compatibilité entre ce compromis et celui qui fonde la société. La croissance est ainsi conditionnée par des règles légitimes d’évaluation du travail, entre autres conventions qui soutiennent l’activité économique. Les évaluations fortement inégalitaires raréfient le travail disponible pour la production à un cercle étroit de salariés jugés compétents : les pénuries de main-d’œuvre éprouvées par les entreprises, à toute ébauche de reprise de la croissance (par exemple en 1997-2000), révèlent cette rareté de la main-d’œuvre, paradoxale dans une situation de chômage de masse. L’objectif affiché au niveau de l’Europe d’une maximisation du taux d’emploi confirme que la disponibilité de main-d’œuvre est actuellement une préoccupation centrale dans les économies européennes. La situation actuelle de déconstruction des conventions légitimes entrave ainsi la croissance. Dans les situations d’exclusion, lorsque les personnes ne sont pas dans le format de l’échange, il n’y a pas d’ajustement possible par le prix. Ceci induit un rétrécissement du marché du travail. Plus largement, les échanges manquent de fluidité : la qualité du travail doit faire l’objet d’investigations poussées et coûteuses (recours à des professionnels du recrutement) parce qu’elle n’est pas bien instituée. Il n’y a pas de circuits d’embauche bien rodés, automatisés, qui puissent faire varier simplement les volumes : les problèmes qualitatifs sont trop présents.
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Plus que toute autre, une contribution à des échanges interdisciplinaires requiert que soient explicites ses ambitions et le sens des termes utilisés. Parler du droit suscite toujours une équivoque. Le droit en effet est un phénomène social qui existe indépendamment des juristes. Un propos sur le droit peut ainsi tendre, au plus près des énoncés qui le constituent, à le décrire. L’auteur du propos s’efface derrière l’objet. Le droit, comme phénomène, se prête par ailleurs à divers types d’activités, depuis des activités de description fine et systématique jusqu’à des activités de caractère théorique, en passant par des activités de résolution de questions de pratique juridique. Le droit est donc un phénomène – on dit couramment une forme de régulation –, mais aussi un ensemble d’études, d’analyses, de réflexions portant sur ce phénomène. Ce dualisme devrait interdire de confondre le droit et les discours sur le droit, qui, bien souvent, reçoivent pourtant la même appellation. Ainsi, évoquer la subordination, ce peut être indiquer ce que le droit en dit ou n’en dit pas ; ce peut être aussi mentionner, étudier ce que des observateurs du droit, juristes ou non, disent du droit relatif à la subordination. Il ne s’agit pas ici de privilégier le droit ou les commentaires et essais qui l’accompagnent. Il s’agit seulement de signaler quand le propos glisse d’un registre à l’autre. Subordination, voilà précisément un deuxième terme essentiel. Le choix toutefois n’a pas été fait de le retenir comme terme premier de référence. Chemin faisant, la subordination apparaîtra, mais le chemin suit avant tout la décentralisation productive, cette forme d’organisation
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de l’activité dans laquelle des segments cessent d’être présents dans l’entreprise et sont pris en charge par des unités extérieures. Des processus de décentralisation productive, les réseaux d’entreprises en sont le résultat ou la manifestation emblématique. Pourquoi prêter attention à la décentralisation productive ? Mieux, pourquoi s’intéresser à sa rencontre avec le droit du travail ? D’abord, bien sûr, parce que le phénomène est l’occasion de vérifier, une fois de plus, que le droit, comme procédé de régulation, participe à la configuration des formes d’organisation productive. Au sens propre, un réseau d’entreprises ne serait pas concevable sans l’autonomie juridique de chaque entité du réseau et les conséquences que le droit attache à cette autonomie, en particulier une délimitation de la responsabilité de chaque entité du réseau à ce qui relève de son activité. Mais la décentralisation productive n’est pas seulement prétexte ou motif de (re) découvrir des naïvetés courantes sur les relations du droit et des rapports économiques. Elle constitue aussi une invitation à regarder comment le droit (du travail) institue et corrige, moyennant quelques techniques ou procédés, la régulation de la décentralisation productive, comment les juristes décrivent, évaluent, interprètent cette régulation juridique. À vrai dire, le droit et les travaux des juristes paraissent traversés par trois perspectives, à moins qu’ils ne prennent appui sur trois socles différents. De ce qu’en fin de compte on appellera trois répertoires, chacun peut être désigné par un mot.
Du côté de la légalité Dans une perspective traditionnelle, courante aujourd’hui encore chez les juristes, l’organisation, lorsqu’elle n’emprunte pas la forme d’une entreprise, repose sur deux piliers, l’autonomie juridique de chaque entité érigée en personne juridique distincte – en pratique chaque entreprise dotée d’une forme sociétaire – et le contrat, cadre qu’épousent les liaisons entre ces diverses unités. L’organisation réticulaire constitue donc un ensemble de contrats. . Par socle, on entendra ici un emprunt explicite ou implicite à des enseignements livrés par certaines sciences sociales. Voir l’effort plus construit de G. Teubner [1993, 1994].
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Personnalité juridique attribuée à chaque société et contrat, voilà deux institutions caractéristiques de la légalité qui équipe l’économie de marché. On comprend ainsi sans peine que, sauf à être incohérent, le droit, qui permet la constitution et le fonctionnement de réseaux d’entreprises, ne peut prétendre qu’ils seraient hors de la légalité. Cependant, un ordre juridique fondé sur la liberté contractuelle n’ignore pas toute limite au jeu des volontés individuelles. Et il en est deux qui valent d’être mentionnées, car non seulement elles trouvent application à l’égard de certaines expressions de la décentralisation productive, mais, dans cette application, elles représentent des composantes historiques essentielles de la régulation juridique du marché du travail. La première limite s’appelle la fraude. Vieille limite s’il en est, mais qui, dans le droit du travail, occupe une place particulière. Très tôt, en effet, elle est invoquée pour essayer de contrarier certains modes juridiques d’utilisation de la main-d’œuvre, ceux où précisément une entreprise tire parti d’une force de travail, mais transfère sur un intermédiaire intéressé le soin de recruter et rémunérer cette main-d’œuvre. Cette préoccupation reçoit sa première consécration juridique en 1848 avec la condamnation des formes de fourniture de main-d’œuvre, qualifiées d’exploitation d’ouvriers, par des sous-entrepreneurs ou tâcherons et dites, par un décret du 2 mars 1848, marchandage [Pic, 1909]. Le sens et la portée de cette condamnation sont longuement discutés et, à l’aube du xixe siècle, la Cour de cassation en retient une interprétation toute libérale, réduisant l’illégalité proclamée à la fraude : le marchandage, illicite, n’existe que lorsque l’intermédiaire, dit encore marchandeur, surexploite la main-d’œuvre, ce qui ne semble acquis qu’à la double condition d’un profit excessif de l’intermédiaire et d’un avilissement des rémunérations. L’illégalité ne frappe donc que l’interposition animée par la volonté de léser les travailleurs. Le recul de cette police rudimentaire de l’intermédiation au profit d’une régulation plus consistante demandera beaucoup de temps. Car il faut d’abord que soit conçue et ensuite admise une certaine idée de l’employeur, non plus contractant, banal, comme un autre, libre d’optimiser . Peut-être faut-il rappeler l’analyse de G. Ripert qui démontait ce « merveilleux instrument du capitalisme » qu’est la société par actions tout en signalant qu’il s’agissait d’une invention du droit étatique [Ripert, 1946, p. 106 et suiv.]. . Sur l’interprétation du texte de 1848, voir Pelissier, Lyon-Caen, Jeammaud et Dockès [2004].
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son intérêt, mais pôle d’imputation de responsabilités établies notamment par la loi et pôle d’application de règles. Cette mutation, qui affecte la conception du rapport de travail, est la condition même d’une autre police de l’intermédiation : l’employeur, auquel reviennent des responsabilités, dont dépend l’application de certaines règles, ne peut transférer sa qualité à autrui. Dit en termes plus abstraits, l’employeur est une qualité dont l’attribution découle des conditions d’organisation et d’exécution du travail ; elle ne se prête à aucun aménagement de convenance. Avec cette évolution, l’appel à la fraude devient inutile. Le prêt de main-d’œuvre, qui constitue l’exemple parfait d’interposition puisque employeur nominal et employeur réel y sont complètement dissociés, finit même en 1972 par être érigé en infraction pénale, s’il est à but lucratif. À vrai dire, cette incrimination fait surtout l’affaire des entreprises de travail temporaire, seules habilitées par la loi, dans des conditions qu’elle fixe, à effectuer des prêts de personnel. L’infraction pénale apparaît donc comme une garantie de leur monopole. La modalité d’organisation inquiétante, combattue par la loi, a été et reste encore l’interposition, qui déstabilise tout le droit du travail en permettant des permutations de responsabilités et des substitutions de règles. Hors de l’interposition suspecte cependant, le libéralisme contractuel règne. En vérité, dans le champ livré aux choix et stratégies, où donc se déploie ce qu’il est convenu d’appeler des extériorisations, des sous-traitances, des prestations de services, une autre limite est présente, déjà ancienne, discutée, mais dorénavant fermement ancrée dans le droit de l’Union européenne. Cette limite est constituée, en substance, d’une règle, établie par la loi depuis 1928, selon laquelle en cas de changement d’exploitant d’une entreprise ou d’une partie d’entreprise, le personnel est obligatoirement transféré de l’ancien au nouvel exploitant. Ce transfert des contrats de travail avec maintien des conditions d’emploi joue donc en principe lorsqu’une entreprise « extériorise » une activité, lorsque a lieu un changement de prestataires de services, ou lorsqu’une entreprise « intériorise » une activité, c’est-à-dire décide de faire ce que jusqu’à présent elle faisait faire. Ce n’est pas le lieu d’évoquer la foisonnante littérature qu’a suscitée cette règle, dont l’importance n’est pas seulement pratique, puisqu’elle permet, mieux qu’une autre, de saisir que le rapport de travail n’est pas une relation interindividuelle, qu’il trouve son objectivité dans un emploi sis dans une organisation. La règle provoque des
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discussions multiples, notamment sur son domaine d’application. Il faut en effet tracer une frontière entre les opérations qui donnent lieu à transfert obligatoire de personnel et les autres. La frontière n’est plus établie par les juges de chaque État de l’Union européenne : ils doivent se conformer aux orientations dégagées par la Cour de justice des Communautés européennes. En un mot, le transfert de personnel s’impose chaque fois qu’il y a transfert, sous une forme ou une autre, d’une entité susceptible d’exploitation autonome. Le droit, on le voit, répudie ici toute conception contractuelle de l’organisation. Cette rupture est plus sensible encore lorsqu’on s’éloigne du répertoire de la légalité pour aller du côté de la qualification.
Du côté de la qualification Tentons de dissiper les malentendus. Le terme de qualification est entendu dans le sens commun des juristes. Qualifier c’est revêtir une donnée (un fait, une relation, une situation…) de la qualité qui, en la rattachant à une catégorie abstraite, détermine le régime et les conséquences que le droit lui attache. Par exemple, tel fait est une faute et donc expose à une responsabilité ; ou encore, telle relation constitue un mariage et emporte donc telle ou telle obligation. L’opération de qualification, qui est au cœur de l’activité pratique des juristes, présente ici une importance cardinale. Banal, un rappel s’impose pour que cette importance apparaisse clairement. Avec la naissance, puis le développement du droit du travail, expression qui veut dire droit du travail salarié ou subordonné, un travail est susceptible de se dérouler sous deux régimes juridiques radicalement différents, le régime du travail subordonné ou le régime du travail indépendant, ailleurs dit autonome, qui, en France, correspond, à titre essentiel, au contrat d’entreprise. Un travail – mieux vaudrait dire une relation de travail – est donc passible de deux qualifications possibles, chacune d’elles déterminant un régime et des conséquences juridiques distinctes. Le critère distinctif, celui qui dicte la qualification, est la subordination. Tel est l’état du droit français contemporain. Tout est-il simple ? Il est bon, en tout cas, de ne pas croire en l’évidence de ce critère et de la construction qu’il a rendue possible. Quoi qu’on pense, en effet, la subordination est une invention récente et, même si cette interprétation est discutée, il semble bien que la notion ait été proposée par certains
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juristes à la fin du xixe siècle comme propre à asseoir l’autorité patronale et à décourager des résistances ouvrières à la fixation unilatérale du prix du travail [Cottereau, 2002 ; Tholozan, 2004]. Cette interprétation montre ce que le droit du travail doit au discours prescriptif de certains juristes qui, quoique imprégnés de l’égalitarisme du contrat civil, ont revendiqué l’originalité du contrat de louage de services, ce contrat que la langue législative appellera plus tard contrat de travail. Sur la place de la subordination, il faut être plus précis. Car, à la bien analyser, cette place est double. Bien saisi, ce double rôle permet de clarifier le vocabulaire et de ne pas s’incliner devant l’opacité de certaines expressions courantes, telle la subordination juridique. La subordination est, en premier lieu, condition de la qualification de contrat de travail. Autrement dit, un travailleur est salarié s’il est subordonné. Mais la subordination a un second rôle : elle est l’effet (juridique) que la loi attache à la qualification de contrat de travail. Autrement dit, si un travailleur est salarié, il est subordonné. Excessive subtilité ? Non point, car la subordination comme condition de la qualification et la subordination comme effet de la qualification ne sont pas une seule et même chose. Comme condition de la qualification, la subordination sert à interpréter une situation, une relation. Dans ce rôle, il est sans nul doute intéressant de rechercher s’il existe quelque similitude entre la catégorie heuristique dont le droit use et les catégories dont d’autres disciplines se servent. Bien saisir la catégorie dont le droit use n’est cependant pas tâche aisée, car la subordination est, d’une main, une catégorie d’ordre général, qui contribue à fédérer une multitude de relations concrètes sous la désignation de contrat de travail, mais, lorsqu’elle est observée à l’œuvre dans un procès et mentionnée dans une décision, elle s’inscrit, d’une autre main, dans une controverse locale qui a comme enjeu de déterminer si tel ou tel est salarié (subordonné). Autrement dit, l’étude de la catégorie heuristique de subordination suppose de prêter attention à la circulation complexe qui existe entre les systématisations savantes, nourries d’observations de décisions, et les controverses singulières, plus ou moins nourries de systématisations savantes. Dans son autre rôle, la subordination, lorsqu’elle est considérée comme effet de la qualification, sert à concevoir un rapport juridique – et non plus à interpréter une relation concrète – au travers des prérogatives que le droit institue, distribue et réglemente. . Double face mise en lumière par Jeammaud [2001].
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Avec la décentralisation productive – accolée de l’image du réseau d’entreprises –, une série d’interrogations a surgi, mettant plus ou moins en cause la subordination comme condition de la qualification, la façon dont elle est conçue et la place qu’elle occupe. Présenter, même schématiquement, ces interrogations exige que l’on démêle ce qui relève du droit (change-t-il ?) et ce qui relève des discours sur le droit, et, parmi ces discours, ceux qui ont une ambition plutôt descriptive et analytique (description de ce qui a changé, interprétation de ces changements), et ceux qui ont une position plus prescriptive ou normative (telle règle est condamnée, telle règle doit advenir). Moyennant ces précautions, il est intéressant de relever une gradation dans les interrogations. Certaines portent de façon directe sur la subordination. Avec des travailleurs tels que ceux qui animent les unités juridiquement indépendantes d’un réseau, franchisés, sous-traitants, prestataires de services, parfois traités de façon suggestive de « quasientrepreneurs » [Teubner, 1993], assiste-t-on ou doit-on s’attendre à une nouvelle extension du salariat ? Autrement dit, sont-ils déjà considérés ou doivent-ils être considérés comme des travailleurs salariés parce que subordonnés ? Et cette qualification a-t-elle été obtenue ou doit-elle l’être au prix d’une révision de la conception « classique » de la subordination ? Il y a là des questions fortes [Chauchard et Hardy-Dubernet, 2003] qui obligent à revenir sur la genèse de la subordination, sur la variété des formes de travail qu’elle accueille, sur la coexistence complexe, mais admise depuis longtemps, entre autonomie professionnelle et subordination. Une proposition circule, en tout cas [Dupuy et Larre, 1998 ; AubertMontpeyssen, 1997 ; Morin, 2000], dont la diffusion ne garantit pas l’immédiate clarté : l’époque serait au brouillage des frontières entre travail subordonné et travail indépendant. Ce souci des frontières bien tracées inspire une deuxième série d’interrogations : entre travail subordonné et travail indépendant n’y a-t-il pas place, déjà consacrée ou à promouvoir, pour un tertius genus dont l’appellation française a été empruntée aux juristes italiens, le travail parasubordonné ? À grands traits, il s’agirait d’un travailleur équidistant des deux figures canoniques, le subordonné et l’indépendant, pour lequel est conçu ou devrait être conçu un statut original, adapté à sa position de travailleur autonome soumis à contrôle. Sans que le mot soit utilisé, certains statuts particuliers, applicables à quelques catégories de travailleurs, . Barthélemy [1996], et le bilan critique dressé par Kerbouc’h [2003].
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paraissent obéir à une telle logique. En France, cependant, l’idée de parasubordination n’a guère prospéré. A fortiori, n’y observe-t-on pas une bienveillance particulière pour une troisième série d’interrogations, plus radicales que les précédentes, puisque tournées vers une révision fondamentale du droit du travail ? Au départ, une interprétation des changements affectant la condition des travailleurs : plutôt que d’une césure persistante entre travail subordonné et travail indépendant, il vaudrait mieux aujourd’hui parler d’un continuum, depuis des travaux très contraints et contrôlés jusqu’à des activités créatrices pour autrui. Il faudrait donc concevoir une régulation d’une densité progressive applicable au travail tout court, ce que les auteurs italiens appellent le « travail sans qualité ». Certains droits seraient ouverts à tout travailleur, les droits fondamentaux tels le droit syndical, le droit de grève, le droit de mener une vie familiale normale… D’autres règles auraient une applicabilité puis une intensité variables selon le niveau d’hétéronomie pesant sur les rapports de travail. Un tel programme de révision, puisqu’il s’agit avant tout de cela, n’est ouvertement proposé par personne en France, mais il se pourrait bien qu’il coïncide avec certains projets de réforme à la rhétorique moins corrosive. Il se pourrait surtout qu’il croise, sans le recouvrir, une troisième perspective.
La responsabilité retrouvée ? Avec une exagération délibérée, le droit se prête à une présentation suggestive : il constitue un ensemble de dispositifs d’imputation, c’està-dire de mise au compte ou à charge des uns et des autres – les sujets que le droit identifie – des effets, conséquences et suites de tel et tel événements. Toujours selon cette présentation schématique, certains dispositifs d’imputation correspondent à une logique ou rationalité libérale, ceux selon lesquels chaque personne (juridique) répond de ses actions, mais seulement de ses actions et, dans ses rapports contractuels avec autrui, une personne ne répond que de ce qui est prévisible. L’un des mérites d’une analyse en termes d’imputation et de responsabilité consiste à faire apparaître l’originalité du droit qui s’applique au contrat de travail : il organise un certain transfert des risques, de la personne du travailleur sur la tête de l’employeur, et dans certains
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cas, sous certaines limites, vers la collectivité. Il n’est pas exagéré de prétendre que le contrat de travail, tel que façonné par le droit du travail de la période industrielle, constitue une convention de répartition des risques [Lyon-Caen, 1996]. Ainsi, pour ne citer que des illustrations, aux contours très tranchés, la responsabilité pécuniaire du travailleur subordonné à l’égard de son employeur n’est pas admise en droit, sauf hypothèse dite de faute lourde. Et cette exclusion est justifiée, aux yeux des juges, par l’énoncé suivant : le travailleur salarié ne répond pas à l’égard de son employeur des risques de l’exploitation. Autre illustration, un travailleur salarié ne répond pas à l’égard des tiers, clients ou concurrents de l’entreprise, des conséquences dommageables des faits et gestes accomplis dans l’exercice de ses fonctions ou tâches. L’importance que revêt la répartition des risques dans la régulation du rapport de travail peut même conduire à une analyse renouvelée de la subordination, considérée une fois encore comme condition de la qualification d’un rapport de travail. La qualification pourrait bien, en dernière analyse, dépendre de la distribution des risques. La voie serait de la sorte ouverte à une étude finie des risques, qu’il s’agisse de risques « industriels » liés à l’organisation du travail ou des risques « marchands » liés aux variations qui affectent les marchés de produits ou services ; cette étude permettrait sans doute de mieux comprendre la pratique judiciaire de la qualification. Une observation devrait compléter cet examen : l’existence de modes d’organisation qui font peser les risques sur le travailleur n’entraîne pas nécessairement son exclusion du salariat (qualité et statut du travailleur subordonné), car un transfert des risques ne semble provoquer cette exclusion que s’il est accompagné d’un transfert corrélatif des chances de gain. L’accent mis sur les risques a sans doute une fécondité particulière dans les réflexions que suscitent les réseaux d’entreprises, et plus généralement les formes non hiérarchiques d’organisation des entreprises. L’hypothèse peut en effet être émise que ce qui caractérise ces organisations, c’est une redistribution des risques. Quelle est, dans ces conditions, la réaction qui devrait être encouragée dans l’ordre du droit ? . Cette discussion est au cœur des contentieux relatifs à la qualité des chauffeurs de taxi, formellement locataires du véhicule et travailleurs indépendants mais fondés, dans certains cas, à revendiquer la qualité des travailleurs salariés, voir Jeammaud [2001] ; sur les chauffeurs routiers, voir Carré [2003].
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Pour certains juristes attentifs aux organisations, la réponse, dans sa logique générale, ne souffre aucune hésitation : une redistribution des risques requiert une redistribution des responsabilités. Et de noter que le droit actuel consacre déjà certaines extensions de responsabilité à des entreprises pour des agissements ou des situations dues à d’autres. Extensions qui apparaissent se limiter à des rapports de forte connexité entre entreprises, que cette connexité soit géographique ou qu’elle vienne d’interférences organisées entre activités. Certains préconisent d’aller au-delà de ces extensions, vers des solidarités obligées entre entreprises, et de ne pas se satisfaire de dispositifs de réparation des dommages. L’appel aux droits fondamentaux constitue un puissant stimulant à ce dernier dépassement, car c’est moins l’atteinte qu’ils subissent qui vaut réparation, que l’atteinte qu’ils seraient susceptibles de subir qui demande prévention et précaution. Au fond, dans ce qui voulait être un tableau raisonné des manières dont le droit du travail et les juristes se préoccupent de la décentralisation productive, il n’est pas surprenant de voir surgir des principes de justice et des dispositifs qui leur donnent vie juridique. C’est, en tout cas, le gage d’un possible échange avec les sciences sociales.
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5 Des subordinations et des transformations du travail : quelles régulations ? Discussion par Rachel Beaujolin-Bellet
Ce texte a pour objet de faire ressortir quelques-uns des points de débat issus des présentations de la première journée de travail du séminaire. Celle-ci a eu pour objet d’introduire une approche pluridisciplinaire de la subordination, croisant les regards économique, juridique, historique et sociologique. À ce titre, ce sont tout à la fois les définitions du concept de subordination, ses évolutions de contenu et de contexte, et ses conditions de régulation sociale qui sont ici interrogées.
Que désigne la notion de subordination au travail ? En premier lieu, les auteurs font émerger de nombreuses définitions du concept de « subordination », attestant de l’ampleur du sujet traité, mais aussi de la difficulté à en cerner les contours. Dans un premier registre, la notion de subordination au travail renvoie à des formes de sujétion à l’employeur. Patrick Fridenson a ainsi rappelé la définition de la subordination du Larousse : « Un ordre établi entre les personnes qui rend les unes dépendantes des autres. » Se pose alors directement la question de savoir qui est l’employeur qui exerce la subordination et, réciproquement, d’identifier quel est l’individu qui en est l’objet et ce, dans quelles natures de relations. On pourrait par ailleurs se demander si la relation de subordination dans le travail ne peut pas (parfois ou en partie) être bijective : autrement dit, peut-il s’agir d’une subordination mutuelle ? En tout cas, François Eymard-Duvernay et Antoine Lyon-Caen le soulignent : il
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existe une dialectique permanente entre subordination et autonomie. De même, pour Rémi Brouté et Claude Didry, la subordination ne renvoie pas exclusivement à un exercice du pouvoir dans la réalisation du travail. Ces approches ont en commun que la notion de subordination ne peut être strictement opposée à celle d’autonomie, ces deux notions étant bien plus inscrites dans une dialectique. La désignation d’une telle dialectique entre subordination et autonomie nous fait alors entrer dans un univers protéiforme, résumé d’une certaine façon par Antoine Lyon-Caen sous la forme d’une « double face », amenant une nouvelle question pour tenter d’en cerner les contours : la subordination désigne-t-elle une situation ou une catégorie pour interpréter des situations ?
Vivons-nous un nouvel âge
de la subordination au travail ?
Deuxième point de débat : les formes et les contours de la subordination au travail ont-ils évolué dans le temps, marquant par exemple un recul, qui serait récent, du statut salarial sous forme de contrat à durée indéterminée (CDI) ? Selon Antoine Lyon-Caen, l’évolution du cadre légal de la subordination au travail est indéniable, s’agissant par exemple de la succession de contentieux concernant la qualification de la main-d’œuvre. Mais, dans une analyse historique des pratiques de gestion de la main-d’œuvre, Patrick Fridenson met en garde contre un risque d’aveuglement du temps présent qui amènerait à affirmer trop rapidement qu’à chaque période historique pourrait correspondre une forme dominante de subordination au travail ; bien au contraire, il souligne l’existence permanente d’une grande hétérogénéité de formes de relations de travail et donc des formes de subordination qui y sont liées. Cette perspective amènerait volontiers à considérer que les évolutions dans les formes de subordination seraient marquées de permanences et de récurrences de formes de subordination un peu rapidement reléguées au passé. L’exemple fourni des « fédérations de PME » en est emblématique, ce type d’organisation de l’activité pouvant être retrouvé à toutes périodes du xxe siècle. Au-delà, Rémi Brouté et Claude Didry estiment que le caractère central du CDI comme forme de relation de travail demeure d’actualité, malgré le développement de formes flexibles d’emploi : ils critiquent les discours et analyses
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reposant sur un postulat de quasi-fin du salariat. Dès lors, peut-on considérer que les formes de subordination au travail évoluent ou ont évolué ? Pour François Eymard-Duvernay, une évolution est notable, celle qui porte sur les critères de sélection de la main-d’œuvre, avec une tendance à une sélectivité accrue. Néanmoins, il ressort de ces analyses une représentation contrastée des évolutions dans le temps des formes de subordination au travail : elles ne nous permettent pas, en tout cas, de trancher en faveur d’une « histoire des temps de la subordination » qui renverrait à des modèles dominants cloisonnés d’une période à une autre. Dès lors, comment comprendre ce qui peut être considéré comme un attachement collectif à une représentation dominante de la subordination qui en évince le caractère éminemment pluriel ? Sommes-nous, comme l’énonce Antoine Lyon-Caen, victimes de réductionnisme ? C’est une première hypothèse : comme « les agents ont besoin d’abrégés pour penser l’action » sous forme de rationalité limitée au sens de H. A. Simon. Les acteurs de la régulation sociale auraient ainsi besoin d’un abrégé de la subordination pour penser et mettre en œuvre un système de régulation des relations de travail. Par ailleurs, ce déni collectif de la pluralité intrinsèque des formes de subordination révèle peut-être une forme de nostalgie du temps passé, paré de toutes les vertus (la stabilité de l’emploi par exemple), qui peut aller jusqu’à une nostalgie du paternalisme. D’où une deuxième hypothèse : les difficultés des temps présents, en particulier en termes de précarité et d’inégalités sur le marché du travail, structureraient des représentations idéalisées du passé sous forme de paradis perdu du travail, et de son modèle de subordination « fordien » (le salariat à temps plein encadré par des conventions collectives négociées par des syndicats).
Ou assistons-nous à une redéfinition permanente des
contextes d’exercice des subordinations au travail ?
Il semble raisonnable de considérer que les contextes d’exercice des relations de subordination ont évolué, s’agissant en particulier des modes d’organisation de l’activité productive. Peut-être s’agit-il alors, pour saisir la subordination au travail et ses évolutions, d’en caractériser les contextes socioproductifs. Cela revient alors à décaler le regard des seules évolutions des formes d’emploi pour considérer les
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structures d’activité et les modes d’exercice des relations de pouvoir dans lesquelles les formes de subordination au travail s’exercent, avant même d’affirmer que la subordination au travail a intrinsèquement changé de nature. Munis de cette focale d’analyse, il est alors possible d’observer le caractère mouvant des cadres productifs des relations d’emploi, en recomposition-décomposition permanente, en considérant par exemple les « restructurations » de l’appareil productif, entendues au sens de Edward Bowman et Harbir Singh [1993], comme « l’ensemble des transactions conduisant à vendre ou à acquérir des actifs, à modifier la structure du capital et à transformer l’organisation interne de la firme ». Ces mouvements de recomposition-décomposition concernent par exemple les reconfigurations dans les chaînes de valeur, avec le développement de relations interentreprises. Ces dernières peuvent être – au moins en partie – analysées, par exemple dans les cas de décisions d’externalisation, comme renvoyant à des mécanismes de prise de décision en termes de « faire » ou de « faire faire », comme une forme de substitution de relations marchandes à des relations salariales antérieures, ou encore comme relevant d’arbitrages entre le « marché » et la « hiérarchie ». Mais, simultanément, cette pénétration de relations marchandes dans les structures d’organisation, concrétisée par des contrats de nature commerciale, n’évince pas pour autant l’existence de relations de subordination au travail, même si le cadre contractuel n’est pas celui du salariat. En premier lieu, des formes de subordination « technique » caractérisent les relations interentreprises, qui se reproduisent dans les cascades de sous-traitance [Beaujolin, 1999]. Au-delà, dans certaines configurations de relations interentreprises, il apparaît que différentes natures de subordination s’entremêlent : par exemple, dans les cas de sous-traitance sur site, des formes de subordination hiérarchique s’exercent bien dans le cadre de contrats de nature commerciale. De même, les processus de filialisation, tout en introduisant des relations commerciales, n’effacent pas l’émergence de formes de subordination dans la gestion des entités concernées. En outre, l’extension du groupe comme structure d’entreprise avec un essor particulier des « microgroupes », renvoyant notamment à une recherche de souplesse de gestion en maintenant une unité de direction [Loiseau, 2001 ; Skalitz, 2002], amène, comme l’indique Antoine Lyon-Caen, à s’interroger sur ce qui se cache derrière l’entreprise et a fortiori derrière les groupes.
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D’une façon générale, ces transformations des structures et des modes d’organisation des entreprises se caractérisent par une hybridation croissante entre le recours « à la hiérarchie » et le recours « au marché » [Powell, 1990], « les entreprises devenant des assemblages composites dont le périmètre n’est pas destiné à être stabilisé, mais à évoluer en fonction du marché » [Tixier et Lemasle, 2000]. Le développement multiforme de relations interentreprises est ainsi une marque importante de la recherche de flexibilité dans les systèmes socioproductifs [Beaujolin-Bellet, 2004], avec la constitution d’entreprises réticulaires, où la distinction entre le « dedans » et le « dehors » est ténue, où l’entreprise se confond avec son environnement. Les constats convergent alors vers une représentation de l’entreprise aux frontières floues, voire aux contours insaisissables [Gazier, 1992]. Ce double caractère mouvant et protéiforme des évolutions des contours de l’organisation comporte alors des implications quant aux modes d’exercice des pouvoirs, avec tout à la fois des déplacements de l’exercice du pouvoir – que ce soit en termes de lieux ou d’identité – mais aussi l’introduction d’une pluralité des sources d’exercice de relations de subordination, qu’elles soient de nature hiérarchique, technique ou financière. Ces mouvements, dont le dénominateur commun est une recherche toujours réactualisée de flexibilité, sont à même de pallier aux brèches introduites dans la règle des trois unités – unité de lieu, unité de temps, unité d’action – dans la définition des conditions de travail et d’emploi. Nous pouvons d’ailleurs nous demander si la dramaturgie du travail ne se loge pas au moins en partie dans ces écartèlements.
Comment comprendre les mouvements de verticalisation et d’horizontalisation des relations de subordination au travail ? Derrière ce panorama de formes hybrides de relations de subordination se pose alors une double question : celle des logiques de décision qui structurent ces choix de gestion du travail et de l’emploi, mais aussi celle des conditions de régulation possible d’un monde du travail multiforme et en recomposition permanente. Concernant l’interrogation sur les mécanismes gestionnaires structurants de flexibilisation du travail et de l’emploi, plusieurs rationalités peuvent être
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mises en exergue. D’une part, les pratiques de recours aux flexibilités, dont les formes de substitution de contrats de nature commerciale en lieu et place de contrats de nature salariale, révèlent une recherche managériale de report du risque d’emploi [Morin, 1994], comme si, d’une certaine façon, la relation de subordination salariale était vécue comme un facteur de risques par l’employeur-subordonnant. Ces pratiques attestent d’une recherche de réversibilité des relations d’emploi, révélant une double préférence : une préférence pour des décisions réversibles, et une préférence pour des formes d’emploi « liquides » au sens d’un accroissement de la liquidité financière de l’emploi [Beaujolin, 1999]. D’autre part, ces pratiques comportent une part de recherche plus ou moins intentionnelle et directe de diminution des effets de seuil du droit du travail, notamment sur les dimensions de représentation du personnel. Finalement, nous pouvons en venir à nous demander si cette quête managériale de flexibilité ne renvoie pas à une recherche de subordination sans subordination, autrement dit à une recherche, certes d’exercice d’un contrôle (par exemple, sur les objectifs, sur les moyens, et sur les manières de travailler), mais en limitant les responsabilités – en particulier sociales – liées à l’exercice de ce contrôle. Au-delà, comme nous l’avons évoqué, se pose la question de l’identification des acteurs de la subordination. À ce titre, Patrick Fridenson évoque une verticalisation de la subordination dont il souligne qu’elle a tendance à se perfectionner dans le temps, amenant comme l’exposent Rémi Brouté et Claude Didry à chercher la figure de l’employeur « venue d’en haut », d’une certaine façon. Autrement dit, on en vient à se demander : où est la figure du haut (ou du « n + 1 ») dans l’exercice de la subordination au travail et à quels niveaux non seulement s’exerce, mais est initiée et impulsée la relation de subordination ? Cette question renvoie à une interrogation sur les niveaux de décision en matière d’emploi et de travail, question que se posait explicitement Jacques Freyssinet au début des années 1980 [Freyssinet, 1980] : s’agit-il par exemple de l’établissement, de l’entreprise, du groupe, de la branche, voire des marchés financiers ? Finalement, où se situe le « haut » de la hiérarchie des relations de subordination au travail, tel qu’il va mettre en œuvre des décisions qui vont se répercuter en cascade dans des relations hybrides de subordination, et ce, dans quels mouvements, le cas échéant, de centralisation ou de décentralisation des pouvoirs ? C’est une des questions qui traversent l’ensemble des
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débats sur la diversité des relations de subordination : l’acteur qui exerce une relation de subordination dans le travail est-il toujours strictement identifiable ? Peut-on toujours considérer que cette figure est unique ? Nous l’avons évoqué, cette figure est difficile à saisir (Rémi Brouté et Claude Didry évoquent un employeur qui peut être fuyant), compte tenu des décompositions-recompositions permanentes des frontières et des modes de gouvernance des organisations notamment. Or, le fait de répondre à ces questions est essentiel pour identifier, le cas échéant, la figure de responsable. Un des bénéfices d’une subordination explicite et directe est de produire de façon automatique et fiable la figure d’un responsable. À l’inverse, il est possible de considérer que le double mouvement d’hétérogénéisation et d’effacement de la figure de l’acteur qui subordonne produit simultanément des formes de dilution des responsabilités. En outre, l’identification – qui se révèle ici très délicate – des sources de l’exercice de la subordination n’épuise pas la compréhension des modes d’exercice des relations de subordination au travail : François Eymard-Duvernay le souligne. Il s’agit d’un pouvoir fortement distribué dans des dispositifs ; il s’agit d’une relation qui n’est pas strictement interpersonnelle, mais qui est médiatisée par des justifications et inscrite dans des institutions. Les relations de subordination au travail sont ainsi structurées par des « instruments de gestion » qui peuvent être considérés comme des « technologies invisibles » [Berry, 1983], s’inscrivant simultanément au cœur des relations de pouvoir. Dans ce tableau, émergent alors non seulement une pluralité d’acteurs de la subordination, mais aussi l’existence de vecteurs structurants de l’exercice des relations de subordination que sont les instruments de gestion. Réciproquement, un certain nombre de productions de règles visent à limiter et à encadrer la subordination, tout en la légitimant. Il ressort par ailleurs des débats que l’acteur subordonné ne peut pas non plus être considéré comme univoque et unique : par exemple, des individus non salariés peuvent exprimer des demandes de salariat, cherchant ainsi de nouvelles formes de conciliation entre subordination, protection et autonomie. Il est dès lors possible d’émettre l’hypothèse que la recherche de nouveaux modes de régulation de la subordination est au moins dans certains cas partagée entre subordonnant et subordonné, même si cette recherche n’aboutit pas nécessairement à des formes satisfaisantes pour tous.
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Outre cet « axe vertical » de l’exercice des subordinations, un axe horizontal se dessine, faisant émerger une forme de polycentrisme des relations de subordination. Ainsi, la prégnance de la figure du client dans les relations de travail, voire son intervention directe dans les conditions mais aussi dans les contenus du travail, parfois comme quasi-clientmanager, constituent un des signes d’horizontalisation des relations de subordination au travail. Derrière, la question de la responsabilité du client pourrait alors être elle aussi posée.
En quoi le double caractère mouvant et insaisissable des relations de subordination pose-t-il problème ? In fine, dans ce panorama protéiforme des sources, des lieux et des formes d’exercice de la subordination au travail, ce qui apparaît le plus clairement, c’est un brouillage des frontières entre la relation hiérarchique et la relation marchande, qui se traduit notamment par un brouillage des frontières de l’entreprise et des catégories juridiques. Dès lors, une des questions qui peut être posée, est : en quoi ce double caractère mouvant et insaisissable des relations de subordination poset-il problème ? De fait, il ébranle la capacité des dispositifs collectifs de régulation sociale à saisir de façon unique et identique l’ensemble des configurations de travail. De ce fait, il produit des situations d’iniquité des salariés face au droit et aux relations de travail, en partie liées à la question des champs et des seuils d’application du droit du travail, bien plus inscrit en référence au modèle fordien d’emploi. En ce sens, il est possible d’évoquer des formes de dérégulation des relations de travail, voire de crise du système de régulation sociale, heurté par des pratiques qui le dépassent. Or, tout système de régulation sociale ne peut vraisemblablement pas prédéterminer a priori des modes et des dispositifs de régulation universels dans un univers d’hétérogénéité et de transformations permanentes des natures des relations de subordination.
Est-il possible d’envisager des formes adaptatives de régulation des relations de subordination ? Peut-être s’agit-il alors de ne pas chercher à tout prix une définition exhaustive des dispositions possibles telles qu’elles permettraient de répondre à l’ensemble des configurations existantes – puisque, nous
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l’avons vu, il apparaît que cette démarche relèverait d’un mythe, celui de la possibilité de pouvoir concevoir a priori l’ensemble des champs des possibles. Mais, au contraire, nous pouvons envisager plusieurs pistes d’adaptation – qui ne soient pas exclusivement défensives – du système de régulation sociale des relations de travail. En premier lieu, derrière l’enjeu de la régulation des relations de subordination plurielles et mouvantes, s’exprime celui de la définition des responsabilités, qui passerait par le fait d’éclairer la question suivante : quelles sont les architectures de (co) responsabilités dans lesquelles s’inscrivent les relations de travail ? Si, finalement, nous acceptons l’idée que la nature des relations de travail s’éloigne d’une stricte relation entre un subordonné qui ne rend compte qu’à un subordonnateur et que, dans le même temps, les acteurs de la subordination sont variables, ce constat n’appelle-t-il pas un investissement dans la description en premier lieu de ces interrelations de responsabilités ? C’est notamment la piste qu’a empruntée le rapport Aubert (2002) sur les restructurations. Dans ce cadre, la question suivante pourrait être adressée à l’ensemble des acteurs de la régulation sociale : quid de la place et du rôle de l’ensemble des « parties prenantes » (ou stakeholder, pour reprendre une terminologie abondamment mobilisée dans les analyses en termes de développement durable et de responsabilité sociale des entreprises) dans la gouvernance de l’emploi ? Ces parties prenantes font bien sûr référence aux employeurs, aux salariés et à leurs représentants, mais aussi aux actionnaires, aux clients, aux fournisseurs, à l’administration publique et aux acteurs territoriaux. En deuxième lieu, et dans la continuité de ce qui précède, il apparaît que, finalement, les lieux de discussion et a fortiori de négociation sur l’emploi et sur les relations de travail sont relativement peu importants et développés. Or, si un système unique est défaillant à saisir l’ensemble des configurations et se traduit en définitive par un déficit d’efficacité économique et sociale, n’est-il pas concevable d’orienter le socle commun du système de régulation sociale non pas sur la définition de réponses a priori à des situations prédéfinies, mais vers la définition de processus de dialogue social multiacteurs à déployer en toutes circonstances ? Cela reviendrait notamment à accepter qu’une norme, aussi détaillée et perfectionnée soit-elle, ne peut s’appliquer en toutes circonstances de façon satisfaisante, et à considérer que, néanmoins, des processus peuvent être communs
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et incontournables, produisant des résultats (et éventuellement des normes) non pas standardisés mais adaptés aux situations rencontrées. Cela impliquerait en outre de doter l’ensemble des parties prenantes – en particulier les représentants du personnel – de leviers et de moyens pour être acteurs de tels processus de négociation quasi permanents. En troisième lieu, et en complément de ce qui précède, une telle piste ne signifie pas pour autant de faire tabula rasa de l’ensemble des droits pour entrer dans un unique registre de l’ajustement local, aussi négocié soit-il, mais de s’interroger sur le « noyau dur » pertinent des droits communs. Il apparaît qu’en ce sens une piste intéressante peut être travaillée autour de la notion des droits fondamentaux de l’homme au travail (quel que soit par exemple son statut), cette notion ayant en outre comme vertu de pouvoir être appréhendée – au moins dans sa perspective – à une échelle internationale. Ces axes ne sont bien sûr que des pistes qui appelleraient de nombreux développements et débats, mais ils nous semblent pouvoir répondre à l’enjeu commun soulevé lors de cette journée de travail : comment saisir ce qui est fuyant ?
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Synthèse des débats* (I) Héloïse Petit et Nadine Thèvenot
Le dialogue pluridisciplinaire croisant les regards sociologique, historique, économique et juridique a souligné le caractère pluriel des liens de subordination dans le travail. Absence de formes dominantes d’un point de vue historique, pluralité des critères d’identification des situations de dépendance, mais aussi des « registres » juridiques de la subordination, constituent autant d’avancées dans la compréhension des rapports de dépendance associés aux modes d’organisation de la production. Les débats suscités par les différentes interventions peuvent être présentés en trois temps. Tout d’abord, de nombreuses interventions ont porté sur la question de la qualification du contrat de travail : quels sont les contours et le rôle du critère de subordination ? Quelles sont les autres dimensions constitutives du contrat de travail ? L’organisation de la subordination et ses techniques ont constitué le deuxième thème de la discussion. Le troisième point a porté sur les modes de résistance au pouvoir patronal ainsi que sur le rôle de ce dernier dans l’évaluation du travail. * Que l’ensemble des participants à la discussion soient ici remerciés, en particulier Délila Allam (MATISSE), Bernard Baudry (LEFI, université de Lyon-II), Julienne Brabet (Institut de recherche en gestion, université Paris-XII), Bernard Gazier (MATISSE), Arnaud Lechevalier (MATISSE), Christophe Ramaux (MATISSE), Jean Saglio (CRISTO, université de Grenoble), Damien Sauze (MATISSE), Quentin Urban (Centre de droit de l’entreprise), Julie Valentin (MATISSE) ainsi que les intervenants de la session : Claude Didry, Rémy Brouté, Patrick Fridenson, François EymardDuvernay, Antoine Lyon-Caen. Les auteurs assument toutefois l’entière responsabilité des éventuelles erreurs ou omissions.
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La qualification du contrat de travail : critères et enjeux Le thème de la qualification du contrat de travail a donné lieu à trois axes de réflexion. Le premier porte sur la spécificité de la subordination pour qualifier le contrat de travail. En d’autres termes, les indices de la subordination tels qu’ils ont pu être utilisés par la jurisprudence suffisent-ils à distinguer le contrat de travail d’autres types de contrat ? Le second niveau de questionnement porte sur les autres dimensions du contrat de travail. Si la subordination ne constitue pas le propre du contrat de travail, quel est, ou quel doit être, alors son contenu ? Finalement, au-delà des problèmes d’identification du contrat de travail, c’est l’identité même de l’entreprise qui s’est trouvée mise en question.
La place de la subordination dans la qualification du contrat de travail Plusieurs interventions ont mis en avant l’intérêt des contrats de franchise dans l’analyse des critères de la subordination. Ces contrats représentent un cas particulier dans la mesure où ils ressemblent beaucoup, par leurs caractéristiques, à un contrat de travail ; d’ailleurs, la jurisprudence fait fréquemment mention de leur requalification en contrats de travail. L’une des dimensions juridiques essentielles du contrat de franchise porte sur la transmission de savoir-faire. Le franchisé est indépendant et propriétaire de ses actifs, mais il n’en a pas le droit d’usage. Par ailleurs, les franchisés étant des distributeurs exclusifs, ils subissent une forte dépendance économique. La Cour de cassation a dû trancher la question de la différence entre un contrat de travail et un contrat de franchise. Ce faisant, elle s’est intéressée à la définition du contrat de travail et à la nature du lien de subordination qu’il implique. Il s’agit alors de répondre à des questions du type : est-ce que le franchiseur a le pouvoir de donner des ordres ? de fixer les horaires ? de sanctionner le franchisé ? En fait, la jurisprudence accorde une place primordiale à la notion de pouvoir de direction dans la détermination d’un éventuel lien de subordination en situation de franchise. Elle se focalise sur le contenu effectif du contrat et son exécution pour étudier s’il donne lieu, de
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fait, à un rapport de subordination. Un parallèle peut être fait avec le cas de l’arrêt Labbane (Cour de cassation, 19 décembre 2000) dans le cadre de l’affaire opposant les chauffeurs de taxi parisiens à la société locatrice de véhicules. Cet arrêt indique ainsi que ce qui compte, ce n’est pas la volonté des parties lors de la conclusion du contrat, ni les qualifications données par le contrat, mais bien la façon dont le contrat est exécuté [Jeammaud, 2001].
La subordination : un concept bien malléable Le fait que la jurisprudence se focalise sur le pouvoir de direction de l’employeur, comme nous l’avons vu dans le cas des franchises ou des chauffeurs de taxi, révèle une conception restrictive de la subordination et, partant, du contrat de travail. Ces exemples soulignent à quel point la subordination est un concept lâche dont la lecture varie en fonction des juges ou des majorités politiques. C’est également ce que suggère Jeammaud [2001] lorsqu’il souligne qu’en 1931 l’idée d’une subordination juridique du salarié à l’autorité de l’employeur comme critère définitionnel du contrat de travail est une conception d’origine patronale. Si l’on reprend cette idée dans la perspective actuelle, donner une dimension restrictive à la subordination évite de se poser la question de la subordination au-delà de l’établissement ou de l’entreprise. En fait, on peut imaginer une interprétation de la subordination plus souple, qui tienne compte de la dépendance économique. Si cela ne constitue qu’une piste de réflexion, la jurisprudence sociale fait toutefois preuve de quelques avancées dans ce sens lorsque, par exemple, les juges recherchent les responsabilités au-delà de l’établissement, au niveau de l’entreprise ou du groupe (voir infra, notamment les obligations de reclassement des salariés de ses filiales, imposées au groupe). Indirectement, c’est la question des frontières de l’entreprise qui est posée lorsque la dépendance économique est telle qu’elle fait du cocontractant un subordonné de l’entreprise. Le droit a d’ailleurs joué un rôle important dans le processus de construction des communautés de travail. D’abord, en les découpant en sociétés distinctes, il a contribué à « éclater » les communautés de travail. Des tentatives . Il reste que l’entreprise n’est pas la société et que le droit français ne reconnaît pas l’entreprise (voir [Robé, 1999]), ce qui limite la capacité du droit à rendre compte d’une véritable communauté de travail à ce stade.
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de reconstruction de l’entreprise ont été organisées dans le droit de la représentation du personnel, mais elles restent pour l’heure timides. Ainsi en va-t-il de la reconnaissance du groupe, calquée sur une image pyramidale et limitée aux liens de participation en capital [Gaudu, 2001]. L’invention de l’« unité économique et sociale » par les juges a, en revanche, davantage de portée pour une reconstruction des communautés de travail. En créant une unité derrière un ensemble de sociétés, en fournissant le socle pour l’élection de délégués communs du personnel, elle pourrait constituer le vecteur d’une définition unitaire de l’entreprise [Blanc-Jouvan, 2005] et produire un cadre unifié de représentation d’un collectif de travail.
Au-delà de la subordination Un dernier axe de réflexion consiste à s’émanciper du critère de subordination comme référence primordiale dans la qualification du contrat de travail. Si on se réfère aux travaux de Waquet [1999], le contrat de travail est défini comme un échange entre un emploi, une tâche déterminée, et un salaire. Le contrat constitue un socle définissant les droits du salarié. Son argumentation s’appuie sur la jurisprudence de la Cour de cassation : si l’on touche à la rémunération des salariés ou à la durée du travail, on change de contrat de travail. Selon Waquet, le pouvoir de direction intervient « pour aménager les conditions d’exécution du contrat et faire face aux inéluctables aléas économiques qui peuvent remettre en cause son exécution ». Ce pouvoir de direction s’exerce dans les limites posées par le législateur sans pouvoir remettre en cause la nature du contrat, c’est-à-dire celle de l’emploi et du salaire.
Des formes de subordination variées selon
les entreprises et les modes d’organisation
Les débats ont porté sur la variété des formes de la subordination du salarié. Ces réflexions seront présentées autour de deux pôles : d’une part, la caractérisation des formes de subordination en cours au xixe siècle et, d’autre part, la lecture des modes d’organisation du travail de l’ère industrielle comme « techniques de subordination ».
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Quel mode de régulation des rapports de travail au xixe siècle ? La thèse défendue par Patrick Fridenson est celle de l’existence d’un mode de régulation concurrentiel au xixe siècle. Il rejoint en cela l’analyse développée par les régulationnistes, pour qui les grosses structures paternalistes, si elles étaient emblématiques, ne constituaient pas une tendance majoritaire. Toutefois, comme le souligne Patrick Fridenson, il est important de caractériser les grandes tendances mais aussi toutes les nuances apportées par l’histoire. Si la tendance est celle d’un mode de régulation concurrentiel, des travaux récents ont montré que la France du xixe siècle comprend également de nombreuses ententes et cartels, même s’ils sont illégaux en vertu de l’article 419 du Code pénal (instaurant le contrôle et la répression des ententes illicites et des abus de position dominante). Le constat est donc celui de l’existence d’un mode concurrentiel au niveau des PME, et non pas au niveau des grandes entreprises, où persistent des exceptions qui induisent de grandes différences selon les secteurs. Par ailleurs, l’un des points fondamentaux de l’organisation des rapports de travail au xixe siècle selon Patrick Fridenson est la faible effectivité du cadre législatif. Le tissu industriel est donc dominé par des petites et moyennes entreprises où la subordination peut être considérée comme « quasi pure ». Reste que les conseils de prud’hommes constituent une exception d’importance où les droits des salariés sont défendus. Claude Didry souligne le rôle premier du Code civil dans la définition des droits des salariés. À partir du cas des fabriques collectives, il met également en avant le poids des mouvements de grève comme mode de régulation collective des rapports de travail. Ces grèves ont d’ailleurs conduit à l’émergence de modes de régulation originaux, comme dans le secteur parisien du bâtiment où les tarifs sont négociés avec des marchandeurs. Ces éléments viennent nuancer l’hypothèse de forte subordination et d’écrasement de l’ouvrier au xixe siècle.
Les « techniques » et l’organisation de la subordination L’industrialisation et le développement des manufactures ont vu naître de nouvelles techniques rationalisant l’organisation du
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travail et parfois qualifiées de technologies de subordination. Les plus couramment évoquées sont le taylorisme et fayolisme, l’avantage étant habituellement donné au premier en termes de diffusion. Patrick Fridenson relativise cette hypothèse. S’il a pu être dit que la diffusion du fayolisme était essentiellement limitée au secteur des grands magasins et des banques d’une part, et à une série d’entreprises moyennes comprenant des ingénieurs faisant partie du groupe des fidèles de Fayol d’autre part, l’ouverture des archives Fayol de la Fondation nationale des sciences politiques a permis une tout autre interprétation (voir le numéro spécial sur Fayol de la revue Entreprise et histoire, décembre 2003), faisant état d’une diffusion rampante du fayolisme dans quantité de secteurs. La diffusion relative des pratiques inspirées du taylorisme et du fayolisme reste cependant extraordinairement difficile à repérer compte tenu du fait que ni les sources publiques, ni les sources d’archives ne sont homogènes et rigoureusement quantifiables. Plus généralement, selon Patrick Fridenson, les travaux de plus en plus nombreux d’économistes, de sociologues, d’historiens et de gestionnaires qui se sont intéressés à l’évolution historique de la subordination, rendent compte de la grande variété des formes d’organisation de la subordination qui dépassent les deux grandes « techniques » du fayolisme et du taylorisme (expériences à Pont-àMousson et dans la sidérurgie lorraine entre 1905 et 1927, méthodes de l’ingénieur Belot dans les manufactures de tabac, voir [Vatin, 1987]). Au final, c’est bien le constat d’une extraordinaire variété des formes de subordination qui prédomine (comme le soulignait déjà Bernard Mottez dans les années 1960, voir [Mottez, 1966]). Par ailleurs, il apparaît que ces « techniques » ou « méthodes » de la subordination ne doivent pas être considérées comme cloisonnées. Au contraire, Patrick Fridenson développe l’idée de la persistance de formes de continuité, d’adaptation et de réinvention.
. Il souligne à cette occasion les nombreuses interférences entre fayoliens et tayloriens et notamment leur alliance au sein du Comité national de l’organisation française dans les années 1920, ou encore les « échanges d’expériences » du patronat au sein de la Cegos dans les années 1930.
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La subordination au cœur des rapports de pouvoir Le thème des rapports de pouvoir a émergé à plusieurs reprises lors des débats. Nous reprendrons les discussions autour de deux points : le rôle de la mobilité comme voie de réaction des salariés et l’analyse de la subordination comme médiation du pouvoir dans les sciences sociales.
La mobilité comme mode de résistance à la subordination Le débat avec l’historien s’est ensuite poursuivi à propos des modalités de résistance à la subordination et notamment de l’alternative entre mobilité et prise de parole comme mode de réaction des salariés au xixe siècle. En appliquant le cadre d’interprétation de Hirschman [1972] à la France des xixe et xxe siècles, Patrick Fridenson souligne l’importance du turnover et de l’absentéisme comme mode d’expression de l’insatisfaction salariale [Fridenson, 2000]. La mobilité est donc extrêmement forte. Mais les formes de prise de parole sont également présentes : infraction au règlement d’atelier, ralentissement des cadences, travail en perruque… Et cette demande d’autonomie ne vient pas uniquement des ouvriers qualifiés. Même s’il ne s’agit pas forcément des mêmes personnes, la mobilité se conçoit en complément de la demande d’autonomie. Par ailleurs, l’alternative entre ces formes de résistance est influencée par la conjoncture économique. Dès que la croissance ralentit, les pratiques de mobilité se font moindres parce que les salariés voient leurs ressources de mobilité diminuer. Cependant, même dans des conjonctures déprimées, les salariés peuvent trouver des ressources de mobilité en dehors du marché du travail (la famille, la ville, les associations de compagnonnage, etc.).
L’évaluation comme rapport de pouvoir : apport de l’approche conventionnaliste Dans une approche conventionnaliste, François EymardDuvernay place le pouvoir d’évaluation de l’employeur au cœur du rapport de subordination. Le pouvoir de l’employeur est médiatisé
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par la capacité d’évaluation du travail. Il développe ainsi l’idée selon laquelle les principes d’évaluation ne se réduisent pas à une réglementation, mais sont l’expression même du pouvoir de l’employeur. Son point de vue est que les positions de pouvoir ne sont pas « brutes », au sens où le pouvoir est médiatisé et conditionné par un débat sur la légitimité des décisions. Face à une critique sur le risque de réduire les rapports de pouvoir à une grammaire, à une argumentation sur la légitimité des actes, François EymardDuvernay souligne que l’argumentation est étayée par des positions de pouvoir. Il ne suffit pas d’avoir une argumentation juste pour que celle-ci ait des effets réels. Simplement, le pouvoir est médiatisé, conditionné par un débat sur la légitimité des décisions. François Eymard-Duvernay distingue ainsi les relations de pouvoir et la question de la légitimité. De plus, les principes d’évaluation ne sont pas uniquement des mots, ils sont distribués dans des équipements et des dispositifs communs. Selon Antoine Lyon-Caen, la représentation du pouvoir dans l’économie des conventions permet de dépasser la vision réductrice du pouvoir comme contrainte unilatérale, exercée de manière anonyme à partir de ressources elles-mêmes non qualifiées. En opérant une désubstantialisation du pouvoir, l’économie des conventions l’appréhende comme une relation et met en avant les différentes médiations (valeurs, justice, légitimité, etc.) qui se muent en instruments d’analyse du pouvoir. Le pouvoir devient alors un objet d’étude à part entière. À partir de questions sur l’historicité de cette lecture des rapports de pouvoir dans la relation de travail, François Eymard-Duvernay a été conduit à proposer des voies de prolongement de l’approche de l’entreprise-réseau, définie comme la forme dominante de conventions d’entreprises aujourd’hui. Si l’évaluation du produit a constitué l’aspect déterminant dans la conception des valeurs mobilisées dans l’entreprise, il semble nécessaire, d’après lui, de développer l’idée selon laquelle les nouvelles formes d’évaluation sur les marchés financiers sont cohérentes avec l’organisation en réseau des entreprises et le développement des nouvelles technologies. Il existe une configuration complexe au sein de laquelle se soutiennent mutuellement les nouvelles formes d’évaluation sur les marchés financiers, les nouvelles technologies,
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les formes d’évaluation du travail dans les entreprises et les formes de relation avec les clients ou les usagers. La conception de l’entreprise-réseau s’appuie ainsi sur la cohérence entre les formes d’évaluation des biens, du travail et des actifs financiers. L’analyse habituelle de la « logique compétence » rend compte d’une autonomisation du salarié par rapport aux démarches tayloriennes qui encadraient très fortement le travail des salariés. Selon François Eymard-Duvernay, si cela peut paraître paradoxal d’envisager l’accroissement des inégalités comme conséquence de l’autonomie du salarié, il n’y a pas de contradiction. C’est justement parce que les salariés sont autonomes qu’ils peuvent être classés de façon plus inégalitaire par rapport aux dispositifs industriels plus classiques qui intégraient des formes collectives du travail. L’autonomisation des salariés s’est ainsi traduite par un affaiblissement des dispositifs collectifs d’évaluation et a induit de plus grandes inégalités entre les personnes. D’un point de vue juridique, l’individualisation des dispositifs d’évaluation rend le contrôle de la légitimité des évaluations plus difficile. François Eymard-Duvernay a ainsi développé l’hypothèse selon laquelle le pouvoir patronal dans les entreprises capitalistes a évolué vers une sélection plus intense de la main-d’œuvre, séparant les personnes selon leur « employabilité » dans un contexte où le niveau de chômage est plus élevé. Les pratiques d’évaluation du travail propres à l’entreprise-réseau tendent donc à accroître les inégalités entre salariés.
Références bibliographiques Blanc-jouvan G. (2005), « L’unité économique et sociale et la notion d’entreprise », Droit social, n° 1, janvier, p. 68-79. Fridenson P. (2000), « Le conflit social », in Burguière A. et Revel J. (dir.), Histoire de la France, 2e édition, Seuil, coll. « Points histoire », Paris, p. 381-495. Gaudu F. (2001), « Entre concentration économique et externalisation : les nouvelles frontières de l’entreprise », Droit social, n° 5, mai, p. 471-477. Hirschman A. O. (1972), Exit, Voice and Loyalty, Harvard University Press, Cambridge (Mass.). Jeammaud A. (2001), « L’avenir sauvegardé du contrat de travail (à propos de l’arrêt Labbane) », Droit social, n° 3, p. 227-237.
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Mottez B., (1966), Systèmes de salaire et politiques patronales. Essai sur l’évolution des pratiques et des idéologies patronales, Éditions du CNRS, Paris. Robé J.-P. (1999), L’Entreprise et le Droit, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », Paris. Vatin F. (1987), La Fluidité industrielle, essai sur la théorie de la production et le devenir du travail, Méridiens-Klincksieck, Paris. Waquet P. (1999), « Le renouveau du contrat de travail », Revue de jurisprudence sociale Francis Lefebvre, n° 5, p. 383-394.
6 L’impact des nouvelles relations de quasi-intégration sur la gestion de l’emploi des fournisseurs : la question des frontières de la firme Bernard Baudry* Depuis une vingtaine d’années, les relations interfirmes se sont considérablement modifiées, sous l’impact de deux tendances. D’une part, les grandes firmes ont opéré un processus stratégique de désintégration verticale, en externalisant de nombreuses fonctions considérées, à tort ou à raison, comme secondaires par rapport à leur métier principal. À la firme fordiste, intégrée verticalement et centralisée, se substituent ainsi, dans des filières comme l’automobile, l’aéronautique, l’agroalimentaire ou encore le textile-habillement, des « réseaux verticaux de firmes », et, au sein de chacun, une firme principale, appelée firme-pivot [Frery, 1997], doit coordonner les actions des autres firmes. Autrement dit, nous nous intéresserons dans ce texte aux rapports reliant un donneur d’ordres ou un distributeur à ses fournisseurs, c’est-à-dire aux relations entre deux firmes qui se situent à des stades différents d’un processus de production (l’output du vendeur devient l’input de l’acheteur), relations que nous qualifions de « quasi* Une première version de ce texte a été présentée le 4 février 2003 au CERC lors d’un séminaire consacré aux transformations de l’emploi. Je remercie l’ensemble des participants pour leurs remarques constructives. Je remercie également Nadine Thèvenot et Héloïse Petit pour leurs suggestions. Je reste bien sûr seul responsable du contenu de ce texte. . Cette stratégie d’externalisation a par ailleurs été complétée par une déstructuration du salariat classique, traditionnel, les entreprises recourant de plus en plus à des formes de mobilisation du travail indépendantes, voire hybrides [Dupuy et Larré, 1998].
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intégration » [Houssiaux, 1957 ; Baudry, 2005]. D’autre part, et de manière concomitante, les modalités de coordination entre les firmes ont évolué en direction d’une intégration organisationnelle et logistique poussée. Ces modifications résultent d’une nouvelle problématique de gestion de la qualité des produits, des nouvelles formes de livraison, et d’une nouvelle manière d’appréhender la conception des produits entre clients et fournisseurs. Dès lors, nous nous proposons dans ce texte de nous poser la question de l’impact de ce nouveau cadre des relations interfirmes sur la gestion de l’emploi des firmes qui sont en situation de quasi-intégration par rapport à la firme-pivot. Nous ferons notamment l’hypothèse que les transformations en cours modifient le champ des relations interfirmes : les nouvelles modalités de coordination soumettent les firmes « fournisseurs » à des impératifs de flexibilité, de réactivité, de productivité et d’innovation (première partie), ces impératifs à leur tour contraignant leur gestion de l’emploi, gestion mise dans ces conditions au service de la firme-pivot (deuxième partie). Au-delà, et d’un point de vue plus analytique, il nous semble que ces modifications interpellent l’économiste sur l’appréhension des frontières de la firme : comment en effet concevoir l’indépendance juridique des firmes et la dissociation entre employeur de facto (la firme-pivot) et employeur de jure (le fournisseur) ? (troisième partie). Nous verrons néanmoins en conclusion que cette recomposition du tissu industriel ne comporte pas que des contraintes pour les fournisseurs, dans la mesure où les exigences des clients et leur « ingérence » dans leur gestion sont également une source de dynamisme.
Les nouvelles relations de quasi-intégration à partir des années 1970, les grandes firmes vont entreprendre un processus dit de désintégration verticale. Ce processus, de manière . Rappelons que dans une relation de quasi-intégration (i) les échanges sont en partie « hors marché », puisque les produits ne préexistent pas à l’échange. Soit le produit existe sous forme de « plan » conçu par le client, et le fournisseur se chargera de la fabrication, soit il n’existe que sous forme de « besoin » exprimé par le client, et c’est en commun que le client et le fournisseur effectueront la conception, le fournisseur se chargeant ensuite de la fabrication, et (ii) les relations sont généralement de long terme [Baudry, 2005].
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concomitante, va s’accompagner de nouvelles modalités de coordination interfirmes.
L’éclatement des frontières de la firme : vers la « firme-réseau » Laurent Batsch, dans un ouvrage paru en 2002, distingue trois phases pour caractériser les stratégies de recentrage des groupes. Tout d’abord, dans les années 1970 et 1980, il y a eu une phase de recentrage défensif, consécutif à l’échec des stratégies précédentes de diversification et d’intégration et aux contraintes financières des firmes. Puis une deuxième phase, de nature offensive, qualifiée de recentrage organisationnel, a démarré : les grandes firmes ont opté pour une stratégie d’externalisation structurelle. Il s’agissait pour elles de définir le cœur de leur métier, leurs compétences de base (core competencies). Enfin, cette deuxième phase a été consolidée et amplifiée par la nature financière du recentrage : la logique financière d’économie de capitaux et de rentabilisation conduit à une redéfinition de leurs frontières (la diversification est du ressort des gérants de fonds). Ce recentrage d’inspiration financière amène la firme à se spécialiser, offrant ainsi une meilleure lisibilité aux investisseurs. Dans l’industrie, deux secteurs sont significatifs de ces mutations, il s’agit de l’automobile et de l’aéronautique. Dans l’automobile, les constructeurs ont opéré un recentrage sur leurs métiers de base : conception de nouveaux véhicules, assemblage, marketing, financement des ventes [Reinaud, 1999]. Ce recentrage s’est également accompagné d’une rationalisation des achats : en 2005, les principaux constructeurs n’ont pas plus d’une centaine de fournisseurs de « modules », soit cinq fois moins qu’il y a dix ans. L’évolution est parallèle dans l’industrie aéronautique [Alcouffe, 2002]. On notera de plus, et il s’agit du résultat de la répartition des tâches entre les firmes composant le réseau, que cette stratégie d’externalisation de la part des clients s’est accompagnée d’une restructuration des relations avec les fournisseurs, aboutissant à la mise en place d’une architecture organisationnelle fréquemment construite sous une forme pyramidale, composée de deux voire trois niveaux. Cette organisation pyramidale autorise une délégation de responsabilités. C’est ainsi que lorsqu’il existe deux niveaux, la firme-pivot délègue à la firme située sur le premier niveau le soin d’organiser les transactions avec les firmes
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du deuxième niveau, tout en exerçant un certain contrôle, par exemple sur le choix des firmes du deuxième niveau. De manière générale, trois grands facteurs sont susceptibles d’expliquer ce mouvement généralisé d’externalisation. Tout d’abord, l’externalisation permet de transférer une partie du risque économique de la firme sur le prestataire de services. En effet, tout investissement comporte une part de risque importante compte tenu de l’incertitude qui entoure le résultat de l’investissement. L’externalisation transfère au prestataire les deux risques inhérents aux investissements : le risque de surcoût lié au surinvestissement et le risque de sous-capacité lié au sous-investissement. Ensuite, et plus fondamentalement, l’externalisation a comme finalité une diminution des coûts pour la firme, diminution qui doit accroître sa rentabilité économique. Plus précisément, cette réduction de coût repose sur deux mécanismes principaux. Lorsqu’un prestataire de services travaille simultanément pour plusieurs clients, il réalise des économies d’échelle grâce à la mutualisation des équipements et du personnel. De plus, le coût est réduit car généralement les prestataires offrent à leurs salariés des conditions salariales moins intéressantes que la firme qui externalise, et les avantages annexes sont également moindres du fait de conventions collectives moins favorables (avantages sociaux, retraites, horaires, etc.). Enfin, à travers l’externalisation, ce sont les avantages de la division du travail interfirmes qui ressortent : chaque firme, en concentrant ses ressources (par définition limitées) sur les activités qu’elle maîtrise le mieux, fait profiter les firmes avec lesquelles elle est en relation des progrès qu’elle réalise en termes de coût, de performance et de qualité. . Dans les secteurs de l’automobile et de l’aéronautique, les réseaux ont la même architecture organisationnelle, composée de trois niveaux : le premier niveau est constitué par des concepteurs-assembleurs de systèmes complets. Un deuxième niveau renvoie à des firmes qui n’ont pas de relation directe avec la firme-pivot, mais qui doivent proposer un produit fini ; ce sont généralement des PMI spécialistes d’une technologie. Éventuellement, on trouve un troisième niveau qui se compose de petites firmes travaillant à la commande. C’est une sous-traitance classique, conjoncturelle, qui concerne des activités banalisées. . Nous n’envisagerons pas ici l’hypothèse, vérifiée dans certains cas, selon laquelle ces stratégies relèvent de la « fraude à la loi ». Nous nous placerons bien ainsi dans l’hypothèse d’une rationalisation de nature « économique » de l’organisation industrielle interfirmes.
L’impact des nouvelles relations de quasi-intégration…
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De nouvelles modalités de coordination interfirmes Indépendamment de ces stratégies d’externalisation et de la mise en place par la firme-pivot d’une configuration pyramidale, les modalités de coordination interfirmes vont subir des modifications qualitatives importantes pour les firmes situées sur le premier niveau de la filière, mais également de plus en plus pour celles qui composent le deuxième. Ces modifications sont résumées dans le tableau 1 ci-dessous : Tableau 1. – Quasi-intégration verticale et quasi- ntégration oblique Type de relation modalités de la relation
Quasi-intégration verticale
Quasi-intégration oblique
- tâche confiée au fournisseur
- une pièce
- un sous-ensemble (module)
- innovation du fournisseur
- nulle
- sollicitée (co-conception des produits)
délais
gestion par les stocks
système des flux tendus (JAT)
qualité des produits
contrôle du client
procédures d’assurancequalité (normes ISO)
En ce qui concerne la conception des produits, dans l’industrie automobile, les constructeurs français imposent aujourd’hui beaucoup moins leurs directives techniques qu’il y a quelques années. Ils cherchent de plus en plus à utiliser les complémentarités, les « synergies » avec l’ensemble des équipementiers et des sous-traitants. Ils demandent à ces firmes de participer à la conception. Plus fondamentalement, cette nouvelle complémentarité technologique s’effectue en lien avec une redéfinition des tâches entre clients et fournisseurs, qui ouvre la voie à une sous-traitance dite de fonction et non plus de pièces, ce qui rompt avec la pratique taylorienne antérieure [Boyer et Durand, 1993]. Les équipementiers doivent maintenant livrer des fonctions entières dont la définition est partagée avec le constructeur. Le processus de rationalisation et de réduction des coûts engagé par les constructeurs s’est traduit par une recomposition de la division du travail d’études et de développement entre leurs propres bureaux d’études et ceux de leurs fournisseurs d’équipements. Lorsque le fournisseur s’était révélé incapable, dans le passé, de développer ses
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produits à partir des spécifications dimensionnelles du constructeur, il y a eu transfert progressif des responsabilités d’études à des fournisseurs, alors chargés d’une fonction complète [Gorgeu, Mathieu et Pialoux, 1998]. De plus, cette redéfinition des tâches a été favorisée par la mise en place des nouvelles techniques de transmission de l’information, et les bureaux d’études des constructeurs et des fournisseurs sont directement reliés (voir infra). On constate la même évolution dans l’industrie aéronautique. Les sous-traitants, devenus sous-traitants/fournisseurs, conçoivent maintenant des sous-ensembles et le constructeur attend d’eux une participation active à la conception du produit. C’est ainsi que les fournisseurs et les sous-traitants travaillent parfois directement avec les services R & D du client. C’est le cas à Airbus, où le bureau d’études de Toulouse accueille, en permanence, un volant de personnel extérieur de l’ordre du quart des effectifs totaux. En ce qui concerne les équipes travaillant sur l’A380, on estime que dans les effectifs de R & D, les personnels d’Airbus et ceux des fournisseurs et sous-traitants sont à parité [Alcouffe, 2002]. On notera que ce type de pratique, qui se multiplie avec la sous-traitance sur site, les plateaux de développement de produits nouveaux, etc., conduit à faire coexister sur un même lieu des salariés aux statuts différents. Cette coconception des produits se traduit d’ailleurs dans les deux industries par la mise en place de « plateaux » qui sont censés résoudre les deux problèmes de la conception en réseau : ils permettent de rapprocher les expertises venant de l’extérieur de la firme, mais aussi d’imposer à tous les acteurs une même « discipline temporelle » [Mariotti, Reverdy et Segrestin, 2001]. Les modes de livraison connaissent également des modifications importantes. Il y a eu, depuis les années 1980, passage d’une gestion de l’organisation physique de la production par les stocks à une gestion à « flux tendus ». Ce système consiste à livrer « juste-à-temps » (JAT), c’est-à-dire au moment précis des besoins. L’objectif est bien évidemment de diminuer l’importance des stocks, et donc de recevoir les pièces et les composants le moins longtemps possible avant leur utilisation. C’est dans la construction automobile que la pratique des . Chez Airbus-Toulouse, le plateau de 6 000 m2 permet, dans une phase initiale commune, de définir une optimisation des tâches, qui se poursuit ensuite à distance grâce à l’intégration logistique. Il permet également de clarifier les interfaces entre toutes les firmes membres du réseau [Alcouffe, 2002].
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livraisons en juste-à-temps est la plus développée [Gorgeu, Mathieu et Pialoux, 1998]. La réussite d’une telle politique de livraison s’inscrit totalement dans la logique de la quasi-intégration oblique, car, pour que le vendeur puisse établir son plan de production, le client doit lui fournir des informations prévisionnelles plus tôt et sur une durée plus longue que dans le modèle de quasi-intégration verticale. Les exigences de livraison en juste-à-temps se traduisent par un réajustement au jour le jour des ordres de livraison. Mais ce système de livraison ne se limite pas aux seuls équipementiers. En effet, les entreprises qui le pratiquent commencent également à développer le juste-à-temps avec leurs propres sous-traitants, et cette technique se propage ainsi tout au long de la filière de production. Dès lors, le modèle dominant d’organisation industrielle est celui dit du « flux modulé » ou de la flexibilité généralisée : l’ensemble du cycle de production – des fournisseurs au consommateur final – doit être adaptable à toute modification sans délai et au moindre coût. Au niveau de la qualité, les produits livrés doivent répondre totalement aux spécifications du client, ce qui implique la mise en place au sein de la firme-réseau de dispositifs fondés sur l’« assurance de la qualité ». Concrètement, le « système d’assurance de la qualité » consiste à formaliser par écrit tout ce qui se fait dans l’entreprise, c’est-à-dire que l’entreprise doit décrire dans un recueil de documents le système qui lui permet d’obtenir et de garantir le niveau de qualité requis. Lorsqu’une entreprise dispose d’un système d’assurance-qualité, elle peut ensuite demander la certification de ce système, procédure qui atteste la conformité du système d’assurance-qualité d’une entreprise à la norme ISO 9001:2000, qui remplace les trois modèles normalisés de la série des normes 9000. L’ISO 9001 spécifie les exigences génériques des systèmes de management à mettre en œuvre dans la firme. Ces exigences sont applicables aux processus qu’une firme utilise pour réaliser ses produits ou services. Dans l’automobile, les constructeurs ont, dès les années 1980, mis en place, en plus du système ISO 9000, leur propre système d’évaluation . La forme la plus tendue est la livraison en flux synchrones : l’ordre de livraison est envoyé par télétransmission par l’usine de montage du constructeur au moment où chaque caisse de voiture identifiée par caméra entre dans l’atelier de montage. Le fournisseur dispose alors de quelques heures pour livrer dans l’ordre les produits correspondant à chaque voiture. Il n’y a donc, dans ce cas de figure, aucun stock.
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de la qualité, dénommé EAQF (évaluation d’aptitude qualité fournisseur). Dans l’aéronautique, les grands donneurs d’ordres, et notamment Airbus, ont mis en place un véritable système de rating, c’est-à-dire un ensemble d’indicateurs de suivi des performances et d’incitation à des démarches d’amélioration des fournisseurs [Alcouffe, 2002, p. 278]. Au total, l’ensemble de ces exigences a abouti à une réduction drastique du nombre de fournisseurs directs et indirects. Dans l’automobile, les PME performantes mais indépendantes, c’est-à-dire non liées à un groupe, n’ont pas pu rester fournisseurs directs des constructeurs et se sont retrouvées sur le deuxième niveau. Les firmes dans l’incapacité de répondre à ces exigences ont pour leur part été « éjectées » du marché. L’ensemble de ces nouvelles modalités de coordination, initialement mises en place uniquement en direction des firmes du premier niveau, se sont aujourd’hui largement diffusées vers les firmes du deuxième niveau. Autrement dit, et il s’agit là d’un avantage essentiel de l’organisation verticale du réseau, tous les mouvements impulsés par la firme-pivot sont répercutés le long de la pyramide. On notera, pour terminer cette section, que ces nouvelles modalités de coordination sont à la fois la cause et la conséquence de l’introduction et du développement des technologies de l’information et de la communication. Ces dernières favorisent en effet ce que d’aucuns appellent une « intégration logistique », ou un « management logistique intégré » [Paché et Bacus-Montfort, 2003]. Résultant de l’intégration de systèmes d’information des clients et des fournisseurs, l’intégration logistique possède en effet une triple fonction de conception, d’ordonnancement du travail et de planification des livraisons. Dans le secteur aéronautique, la mise en œuvre de l’ingénierie concourante implique le partage et la sécurisation des outils et bases de données au sein du réseau. Les outils de simulation 3D intégrés avec les systèmes de gestion de configuration avion ont permis de créer des maquettes numériques 3D, de les gérer en configuration, de simuler les opérations d’assemblage, de maintenance, et de les communiquer instantanément aux firmes membres du réseau. L’exploitation à distance . à titre d’exemple, dans une profession de l’automobile, il existait, au début des années 1990, 300 fournisseurs de premier rang, 30 à la fin de la décennie 1990, pour aboutir à 5 à la fin des années 2000 [Gorgeu et Mathieu, 2000, p. 369-370].
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des maquettes numériques permet dans ces conditions un accès aisé, en temps quasi réel, aux informations du produit [Alcouffe, 2002]. Par exemple, grâce aux réseaux EDI, Electronic data interchange (échange de données informatisées), langage unidimensionnel qui relie des systèmes d’information de plusieurs organisations ayant des bases de données complètement distinctes, des firmes s’assurent de la maîtrise des comportements de leurs fournisseurs [Frery, 1997]. Françoise Larré [1997] indique que la division avion d’Aérospatiale a mis au point un logiciel, nommé SPIDER, dont l’objet est de rationaliser et d’ordonner la production en traitant des pièces différentes par famille, depuis leur conception jusqu’à la production. Les réseaux entre clients et fournisseurs sont ainsi connectés, et ces derniers doivent régulièrement alimenter la base de données d’Aérospatiale. Ce logiciel permet concrètement de réaliser quatre opérations fondamentales : la sélection des sous-traitants, la conception des pièces, la définition des modes opératoires et l’organisation de la fabrication. En construisant un système d’information propre au réseau, la firmepivot standardise les « processeurs informationnels », en automatisant et en normalisant le traitement des données [Paché et Paraponaris, 1993]. Si la standardisation unifie les procédures des transactions répétitives entre les membres du réseau, la normalisation, quant à elle, facilite à la fois l’exercice de l’échange – grâce à une synchronisation des flux – et l’activité de stockage, puisque ces mêmes membres disposent d’un langage commun aux différents systèmes d’exploitation. Par l’intermédiaire de l’EDI, le centre coordonnateur du réseau est alors en mesure de s’appuyer sur un traitement automatique des données pour planifier en temps réel l’ordonnancement des tâches dans chaque unité membre du réseau. Dans l’automobile, grâce au système GALIA, la livraison en flux synchrone se fait sur appel de l’usine de montage, au moment où la caisse du véhicule entre dans l’atelier d’assemblage. Ce système permet de recevoir les sous-ensembles au moment précis de leur montage. Ce système n’est pour l’instant pas encore généralisé à l’ensemble de la filière, puisque 25 % seulement des fournisseurs de rang 2 utilisent l’EDI (Logistiques Magazine, 2004). Un programme dénommé ALFA . Pour « système de production informatisé d’éléments regroupés ». . GALIA est un système informatique de télétransmissions pour l’industrie automobile française, qui est relié au système européen de télétransmission ODETTE pour l’industrie automobile.
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(amélioration des liaisons dans la filière automobile) a d’ailleurs été récemment lancé : son objectif est de promouvoir les portails d’échange entre fournisseurs de rangs 1 et 2. Les fournisseurs de rang 2 bénéficieront d’un accompagnement financier et humain en vue de s’approprier les principaux outils EDI. De même, dans l’industrie aéronautique, les plans d’approvisionnement et les appels de livraison sont gérés automatiquement au niveau des applications informatiques du donneur d’ordres et transmis au sous-traitant par EDI. Grâce à une mise en réseau informatique avec l’ensemble de ses partenaires, Aérospatiale a pu mettre en place la démarche GREENLOOP, qui autorise l’approvisionnement en flux tendus [Frigant et Talbot, 2001].
La gestion de l’emploi par les fournisseurs : contraintes et intégration
Les nouvelles modalités de coordination que nous venons d’analyser entraînent des conséquences majeures en matière de gestion de l’emploi par les fournisseurs. Elles concernent toutes l’organisation du travail. Nous en analyserons ici successivement quatre : les contraintes en matière de localisation de la main-d’œuvre, de contrôle du travail, de flexibilité et de rythmes de travail, et enfin en matière de pratiques de recrutement.
La localisation des établissements : juste-à-temps et proximité Dans l’automobile, l’implantation des fournisseurs à proximité des chaînes de montage des constructeurs permet un approvisionnement synchrone, une plus grande réactivité, une réduction des stocks et des coûts de transport en amont, et un échange de connaissances facilité [Adam-Ledunois et Renault, 2002, p. 359]. Comme le notent Frigant et Talbot [2001], « les contraintes de flux qui associent dans l’automobile variété et cycle court d’approvisionnement, compte tenu de la diversité des variantes offertes pour un même modèle produit pourtant en masse, élèvent les contraintes de transport et ce faisant contribuent à justifier d’un rapprochement physique des firmes ».
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Renault a ainsi décidé, à la fin des années 1990, la création de parcs fournisseurs à proximité immédiate de ses sites de production. C’est notamment le cas à Sandouville, où sept fournisseurs, soigneusement sélectionnés sur la base de critères d’évaluation de la qualité, se sont initialement implantés, essentiellement pour réaliser des activités de finition10. Grâce à cette structuration, les délais de réquisition des produits oscillent sur le site entre une et quatre heures. Par ailleurs, quand les fournisseurs sont situés à grande distance des usines de montage et que celles-ci les informent de leurs besoins cinq jours à l’avance seulement, ils décident par eux-mêmes d’implanter des magasins intermédiaires au plus près des lignes de montage, avec un stock de pièces et de sous-ensembles en attente. On notera au passage que cette implantation de proximité, qui constitue bien évidemment une contrainte importante pour les fournisseurs, annule en partie le profit du juste-à-temps et de l’approvisionnement synchrone, dans la mesure où le fournisseur constitue des stocks dans ces magasins, ce qui va à l’encontre d’une réelle politique de juste-à-temps (Logistiques Magazine, 2004). La logique est la même dans le secteur aéronautique. Trois grands motifs expliquent le rapprochement entre les équipementiers et leurs clients [Frigant et Talbot, 2001]. Tout d’abord, les livraisons se heurtent à la taille importante des modules. Ensuite, les nouvelles modalités de coordination issues du processus d’externalisation poussent au rapprochement physique des firmes, de manière à faciliter un travail en commun. C’est ainsi que, dans le cadre de sa démarche d’ingénierie concourante, Airbus a construit un centre de développement regroupant un millier de personnes représentant, d’amont en aval, les bureaux d’étude, la fabrication, la maintenance et les compagnies aériennes. Enfin, la réalisation d’investissements de proximité représente, pour le client comme pour le fournisseur, un gage d’engagement crédible dans la relation [Williamson, 1985]. La décision de construire un parc fournisseur nommé Aéroconstellation à proximité immédiate du site d’assemblage de l’A380 constitue ainsi le point d’aboutissement de cette nouvelle structuration de l’aéronautique. 10. Il s’agissait des firmes Antolin, Faurecia, Inergy, Inoplast, Lear, Plastic Omnium et Sommer Allibert [Adam-Ledunois et Renault, 2001, p. 7]. Le fait d’avoir à proximité quasi immédiate des fournisseurs capables de réaliser des activités de finition permet une adaptation maximale à la diversité de l’offre.
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Le contrôle et le suivi du travail Le client exerce une activité de planification et de contrôle du travail de ses fournisseurs. La cohérence de la production finale implique une étroite coordination opérationnelle dans les phases de conception et de production. De nombreuses procédures industrielles assurent ainsi la compatibilité des choix techniques adoptés par les fournisseurs et le client. Par exemple, la division avion d’Aérospatiale organise des réunions régulières avec ses sous-traitants ; ces réunions, qualifiées de PRM (program review meeting), ont pour objectif une information réciproque sur un certain nombre de points : avancement des études, transfert de données, programme d’industrialisation du sous-traitant, plan qualité [Larré, 1997]. Par ailleurs, les clients ont fréquemment accès aux installations techniques et aux informations de leurs fournisseurs dans le cadre d’audits réguliers. C’est ainsi que des audits qualité, réalisés à intervalles réguliers, ont pour but de s’assurer que le fournisseur est en conformité avec les normes internationales spécifiques aux activités aéronautiques. D’une durée de deux jours, cet audit contient environ 300 points qui concernent le management, les achats, la maîtrise des processus, la gestion des stocks, etc. Un fournisseur qui n’obtient pas de bons résultats lors de l’audit peut alors se voir imposer un plan d’action : plan d’action-qualité, formation, prescriptions techniques sur la gamme, notamment. Le client s’immisce par ce biais directement dans l’organisation du travail de ses fournisseurs. De même, dans l’industrie automobile, les constructeurs développent des procédures d’audit des fournisseurs dès qu’est mis à l’étude un nouveau modèle de véhicule. Ils s’assurent ainsi de leur solidité financière et de la qualité de leurs moyens techniques et logistiques.
La flexibilité et les rythmes de travail Pour faire face aux modes de production en flux tendus et aux fortes amplitudes saisonnières, les firmes en position de fournisseurs recourent largement à la flexibilité quantitative externe (CDD, sous-traitance et, de plus en plus, intérim) ainsi qu’à la flexibilité interne (heures supplémentaires, polyvalence et annualisation du temps de travail). Gorgeu, Mathieu et Pialoux [1998] notent ainsi que, dans l’industrie automobile, les salariés sous CDD et/ou les intérimaires peuvent représenter, à certains moments de l’année, plus de la moitié des effectifs
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permanents de l’entreprise. Ils occupent essentiellement des postes ouvriers et en particulier des postes non qualifiés. Dans les PMI, l’appel massif à la flexibilité externe peut s’accompagner également d’une flexibilité interne. Intégrée dans un programme de réorganisation de l’entreprise, cette dernière est imposée à l’ensemble du personnel. Le recours aux heures supplémentaires est massif et s’inscrit au cœur même des mécanismes de production. La polyvalence et la polycompétence se développent fortement ; des projets d’annualisation du temps de travail se mettent en place. La pratique des approvisionnements en juste-à-temps représente une contrainte très forte pour les fournisseurs. Dans une étude de cas récente sur l’industrie automobile, Sophie Claye-Puaux [2002, p. 26] note que « la synchronisation des flux de marchandises s’accompagne nécessairement d’une synchronisation de l’activité de travail supportant la circulation des flux ». Cette technique oblige ainsi le fournisseur à mettre en place des horaires de travail et une organisation du travail calés sur l’activité du client. Les périodes de congés sont également affectées par les choix du client. De plus, ces choix, « imposés » par la firme-pivot, ici le constructeur, se répercutent le long de la pyramide, jusqu’aux fournisseurs de deuxième niveau11. Indépendamment de la question des horaires, Antoine Valeyre [2001, p. 141] indique que les modes de livraison en flux tendus ont un impact non négligeable sur les rythmes de travail : « En contribuant à la réduction des stocks et des délais de production et de livraison, les systèmes de production en flux tendus renforcent les contraintes temporelles qui pèsent sur les salariés travaillant tant en production qu’en logistique ou en commercialisation. » L’intensification des rythmes de travail découle également de la nécessité pour les entreprises fournisseuses d’accroître leur productivité, pour être capables de faire face aux exigences de leurs clients qui imposent des baisses de prix. Mais ce phénomène concerne également les salariés travaillant en R & D, compte tenu du rôle croissant de la vitesse de renouvellement des produits dans la compétitivité de l’entreprise [Valeyre, 2001]. 11. Le constructeur PSA ayant dû, sur les sites de Mulhouse et de Sochaux, engager des productions de nuit et de week-end à un moment donné, les fournisseurs directs ont alors disposé de 6 semaines pour constituer également des équipes de nuit et weekend, et pour transmettre les mêmes directives à leurs fournisseurs de deuxième niveau [Claye-Puaux, 2002, p. 26].
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Enfin, l’extension des contraintes de rythmes imposées par les délais est corrélée positivement avec le développement de la polyvalence des postes mise en œuvre en fonction des besoins de l’entreprise. Les nouveaux établissements de sous-traitance automobile travaillant en juste-à-temps pour leurs clients sont représentatifs de cette dynamique de « polyvalence imposée » liée à la pression des délais et de la demande.
Les pratiques de recrutement Enfin, pour adapter le personnel aux nouvelles exigences de la production, les fournisseurs ont modifié leurs critères de sélection de la main-d’œuvre et leurs modes de recrutement. Pour être plus réactives aux fluctuations du marché et mieux répondre aux souhaits des clients, les entreprises sous-traitantes ou fournisseuses de l’automobile et de l’aéronautique transforment en profondeur leur organisation industrielle. Dans le cadre des réorganisations, on assiste dans ces PMI à une recomposition de la main-d’œuvre et du collectif de travail, par des mouvements de permutation et de substitution. Les permutations de personnes au sein d’une même catégorie de qualification visent à remplacer des salariés souvent âgés et sans formation de base par d’autres salariés plus jeunes, mieux formés et plus « adaptables ». Ardenti et Vrain [1998] notent que les cadres, les techniciens et les agents de maîtrise sont de moins en moins remplacés par promotion interne comme dans le passé. Ils font dorénavant l’objet d’un recrutement externe et sont choisis parmi les diplômés. On leur demande également une forte expérience professionnelle, de préférence dans le cadre d’une grande entreprise. Les salariés de production sont eux aussi soumis à une forte sélection à l’embauche, avec notamment une mise à l’épreuve par le biais de l’intérim et des CDD. La succession de contrats temporaires fait office de période d’essai prolongé. Les recours aux CDD et à l’intérim deviennent des filières de recrutement privilégiées pour le personnel de production. Gorgeu, Mathieu et Pialoux [1998] notent aussi l’importance de l’intérim comme canal de recrutement des ouvriers ; ils soulignent que les sociétés de travail temporaire contribuent à développer un marché externe spécifique à l’automobile, impulsé par la stratégie des constructeurs et des équipementiers12. 12. Cette même logique gagne l’organisation de la production dans d’autres secteurs comme l’agroalimentaire [Ardenti et Vrain, 1998].
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Il est important de noter, en guise de conclusion de cette deuxième partie, que l’ingérence des clients dans l’activité de leurs fournisseurs n’est pas à proprement nouvelle, des auteurs comme Houssiaux, à la fin des années 1950, ayant par exemple déjà montré l’érosion de certaines prérogatives des sous-traitants, liées à leur indépendance juridique et financière. En revanche, comme le montre le tableau 2, ce qui est nouveau, ce sont les modalités de coordination entre clients et fournisseurs, et, par ricochet, leurs conséquences en matière de gestion de l’emploi par les fournisseurs. Il est ainsi possible d’opposer deux modèles de quasi-intégration : la quasi-intégration verticale (QIV) et la quasi-intégration oblique (QIO). Tableau 2. – Modèles de quasi-intégration, modalités de coordination et gestion de l’emploi QIV Modalités de coordination client/fournisseur
- cahier des charges strict
- contrôle du produit Conséquences sur la gestion de l’emploi des fournisseurs
- pas d’autonomie technique - contrôle du résultat du travail
QIO - co-conception - mode de livraison (JAT) - normes de qualité - intégration logistique - autonomie technique - organisation du travail (localisation géographique, outils de gestion, flexibilité, recrutement)
Les nouvelles relations de quasi-intégration clients/ fournisseurs : la question des frontières de la firme Nous avons raisonné jusqu’à présent « comme si » ces nouvelles modalités de coordination s’étaient imposées « naturellement, spontanément » ; pourtant, il est clair que ce sont les clients qui sont à l’origine du nouveau modèle de quasi-intégration. S’il en est ainsi, c’est bien parce que les clients possèdent une forme de pouvoir vis-à-vis des fournisseurs, pouvoir qui leur permet de mettre en place ces modalités de coordination. Notamment, comme nous venons de le montrer, la gestion de l’emploi est affectée par ces modalités, les fournisseurs perdant une forme d’autonomie, notamment en matière d’organisation du travail. Or, traditionnellement, en économie la gestion de l’emploi est
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du ressort de l’autorité de l’employeur légal. C’est en tout cas le point de vue de deux auteurs majeurs en théorie de la firme, auteurs qui ont tenté de catégoriser le marché, la firme et la coopération interfirmes : Coase [1937] et Richardson [1972]. Comment, dans ces conditions, penser les frontières de la firme si l’autorité de l’employeur est remise en cause, si le client est en mesure de peser sur des éléments importants de l’organisation du travail des fournisseurs ? Quel est le fondement de la dépendance des fournisseurs, comment l’autorité déborde-t-elle de la firme ? Pour appréhender la nature du réseau de firmes et des nouvelles formes de quasi-intégration, il convient selon nous de mettre l’accent sur ce qui fait la spécificité de cette forme organisationnelle. Fondamentalement, la firme-pivot doit, d’une part, organiser entre des firmes juridiquement indépendantes la coordination d’activités complémentaires non similaires (c’est-à-dire des activités qui représentent différentes phases d’un processus de production et de distribution, et qui exigent des compétences différentes) et, d’autre part, mettre en place une « structure incitative ».
Quasi-intégration et coordination L’impératif de coordination résulte du fait que les firmes en position de fournisseur ne sont qu’une « articulation » dans un ensemble économique plus large. Autrement dit, ces firmes, tout en étant juridiquement indépendantes, concourent à un même processus de fabrication ou de distribution avec la firme-pivot, mais leur activité relève de la sphère de la production, et non de la sphère de l’échange. Nous voulons par là souligner le fait que, dans ce type de relation, seul le produit livré à la clientèle finale par la firme-pivot est un produit collectif qui est donc, substantiellement, une marchandise relevant de la sphère de l’échange proprement dite13. En effet, les pièces et les fonctions livrées à la firme-pivot ont un domaine de validité marchande extrêmement réduit puisqu’elles sont dédiées à un seul producteur, la firme-pivot, qui en a l’exclusivité. Si ce dernier refuse la pièce pour une raison quelconque, elle ne pourra trouver preneur sur le marché. 13. Par exemple, dans le secteur automobile, seule l’automobile, produit collectif, a une valeur sur le marché. De ce point de vue, la gestion de la marque par la firmepivot est une question clé.
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Les activités des firmes membres du réseau relevant de la sphère de la production, l’impératif de coordination, au sens de Richardson [1972], est donc bien crucial. Or, pour Coase [1937], ce sont les coûts de coordination du marché qui expliquent l’émergence de la firme. Compte tenu de la nature et du fonctionnement du réseau, on pourrait supposer a priori que cette forme organisationnelle génère des coûts de coordination élevés, principalement pour les raisons suivantes : les produits qui circulent dans le réseau sont dédiés à la firme-pivot, les systèmes de livraison n’autorisent aucun stock et aucun contrôle, la coopération suppose un partage et une circulation de l’information importants. Autrement dit, un des désavantages relatifs du réseau serait la difficulté d’assurer une parfaite coordination, comparativement à la firme intégrée. En effet, cette dernière disposerait d’atouts non négligeables, comme la capacité à concevoir des plannings de production, de distribution, à centraliser l’information et à la diffuser par la mise en place de canaux spécifiques, à exercer des contrôles sur les produits, à résoudre le problème dit de la synchronisation [Milgrom et Roberts, 1992, p. 558]. Pourtant, comme nous l’avons vu dans la première partie, un certain nombre de mécanismes réduisent le coût de la coordination interfirmes (certification, intégration logistique, intégration informationnelle) et, en définitive, la firme-pivot est à même de résoudre les problèmes de coordination exactement comme le ferait une firme intégrée en direction de ses propres unités. En d’autres termes, l’impératif de coordination se résout finalement par une logique que l’on pourrait qualifier « d’intégration » et, de ce point de vue effectivement, la relation de quasi-intégration ne se distingue pas fondamentalement d’une relation entre deux firmes intégrées. Mais la relation de quasi-intégration comporte une deuxième dimension, la dimension de marché. Or, les firmes étant juridiquement indépendantes, il est clair que les dispositifs d’incitation ne peuvent pas être les mêmes que ceux qui prévalent dans une firme verticalement intégrée.
Quasi-intégration et incitation Au sein du réseau, il existe des mécanismes incitatifs, les marchés de sélection et d’allocation, qui sont totalement spécifiques à cette forme organisationnelle.
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Le premier marché est un marché « binaire », pour reprendre l’expression de Mariotti et al. [2001, p. 71], au sens où la firme-pivot choisit certaines firmes et en écarte d’autres. Les firmes retenues (labellisées, certifiées, agréées) constituent ensuite un panel à la disposition de la firme-pivot. Par définition, et contrairement à ce qui se passe sur un marché « classique », la sélection des firmes susceptibles d’être retenues dans le réseau ne peut se faire ni sur la comparaison des caractéristiques du produit, ni sur son prix. Comment la firme-pivot effectue-t-elle dès lors son choix ? C’est fondamentalement le critère de la capacité de la firme à satisfaire les attentes de la firme-pivot en termes de maîtrise technologique, de niveau de formation et de qualification des salariés, de surface financière, etc., qui va être déterminant. Par exemple, dans l’automobile, pour pouvoir être fournisseur direct, la firme doit être responsable de la qualité des produits livrés, pouvoir livrer en JAT, concevoir des produits nouveaux et travailler en collaboration avec les équipes des constructeurs lors de la création d’un nouveau modèle, et enfin pouvoir rivaliser avec les concurrents internationaux [Gorgeu, Mathieu et Pialoux, 1998]. Par ailleurs, ce marché est un marché de long terme : comme la récurrence des échanges engendre la constitution de nombreux actifs spécifiques, les entrées et les sorties sont peu fréquentes, dans la mesure où ces actifs créent des barrières à l’entrée et à la sortie. On notera bien évidemment le caractère fortement incitatif de ce marché. Dans un premier temps, les firmes qui souhaitent appartenir à un réseau doivent satisfaire à l’ensemble des critères économiques et techniques définis par la firme-pivot. Lorsqu’elles ont intégré le marché de sélection et qu’elles sont retenues sur le deuxième marché, le marché d’allocation (voir infra), elles doivent investir dans des actifs spécifiques et ne pas adopter de comportements opportunistes, sous peine d’être « éjectées » du réseau. Or, cette sortie signifierait la perte d’une bonne partie des actifs spécifiques et la perte de revenus futurs liés à l’appartenance au réseau. Ce serait également une dégradation de la réputation, dégradation susceptible d’être diffusée à d’autres réseaux. Ce marché de sélection, qui peut être assimilé à un « marché d’organisations », au sens de Favereau [1989], est complété par un deuxième marché, le marché dit d’allocation.
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Ce deuxième marché a pour fonction d’effectuer la répartition des tâches au sein du réseau, parmi les firmes appartenant au marché de sélection. C’est donc sur ce marché qu’une réelle concurrence va s’exercer entre les firmes qui composent ce panel. Cette concurrence, différente des modalités de fonctionnement d’un marché classique, repose sur la comparaison des offres proposées par les firmes en réponse à la « demande » de la firme-pivot, cette demande pouvant être plus ou moins précise. Autrement dit, le critère du prix ne sera déterminant que si la demande est très précise, par exemple dans le cas d’une pièce à réaliser à partir d’un plan. Sinon, c’est une multitude de critères qui vont départager les concurrents, dont bien évidemment le prix14. Notons par ailleurs que, contrairement au marché de sélection, ce marché fonctionne selon un cycle beaucoup plus court. En effet, alors que le marché de sélection est de long terme, sur le marché d’allocation la firme-pivot octroie des contrats d’une durée variable, qui sont généralement fonction (i) de la durée de vie des produits en termes de marketing et (ii) quantitativement de la demande qui s’établit en amont. Ce deuxième marché est également incitatif, à un double titre. D’une part, il « organise » la concurrence entre les firmes membres du panel et, d’autre part, si sur ce marché les performances d’une firme sont jugées insuffisantes par la firme-pivot, elle sera éjectée du marché de sélection et ce, même si les actifs spécifiques sont importants. Autrement dit, le maintien dans le réseau dépend du niveau de qualité et de performance atteint par les membres du réseau lors du marché d’allocation, niveau soumis, tout comme l’accès au marché de sélection, à des procédures d’évaluation strictes. Ces deux marchés, différents et complémentaires, sont donc de ce point de vue connectés, puisque le marché d’allocation sert à faire évoluer dans le temps le marché de sélection. On le constate, cette structure incitative est totalement propre à la relation de quasi-intégration. Une firme intégrée à une autre firme ne pourrait ainsi pas voir sa production fluctuer en fonction des demandes de la firme aval et elle ne pourrait pas être mise en concurrence avec d’autres firmes. De plus, comme l’ont montré Hart et Moore [1990], l’incitation à investir d’une firme intégrée n’est pas la même qu’une firme indépendante. 14. Notamment la capacité à proposer un produit différencié par rapport au concurrent, à innover, à maintenir un niveau de qualité.
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Si donc, en matière de coordination, il nous semble que la distinction firme intégrée / firme quasi intégrée est plus une affaire de degré que de nature, en revanche, pour ce qui est des incitations, la quasi-intégration dispose d’une structure incitative qui lui est propre. Enfin, indépendamment de ces aspects économiques, nous pensons qu’il ne faut pas oublier également les aspects légaux des relations interfirmes, comparativement aux relations à l’intérieur de la firme. Traiter de manière identique ces deux types de relations revient à occulter le fait que, d’une part, des règles légales très différentes s’appliquent dans les deux cas et que, d’autre part, les échanges interfirmes impliquent un transfert de droits de propriété [Hodgson, 2002 ; Masten, 1991]. La firme en position de fournisseur, contrairement à une firme totalement intégrée – juridiquement –, peut refuser telle ou telle demande d’un client, elle peut également se diversifier, changer de client : Bref, elle dispose d’une autonomie non négligeable en ce qui concerne l’utilisation de ses actifs non humains. Autrement dit, alors que le salarié est subordonné juridiquement et dépendant économiquement de son employeur, le fournisseur est libre d’entrer ou non dans une relation de quasi-intégration, la dépendance étant donc d’une certaine manière « choisie ». De ce point de vue, il est certain que la nature et l’ampleur de l’ingérence des clients dans l’organisation des fournisseurs sont largement fonction du degré de dépendance des firmes. Un degré élevé de dépendance signifie pour un fournisseur une ingérence potentielle importante qualitativement et quantitativement. Pour autant, nous verrons en conclusion que cette dépendance, et donc l’ingérence qui en découle, peuvent être source de dynamisme et de développement à long terme pour le fournisseur. Que faut-il en conclure pour les frontières de la firme ? Une conclusion importante émerge de la reconnaissance de cette spécificité du réseau vertical de firmes. Ce réseau doit être appréhendé, dans la lignée de l’analyse de Richardson, comme une forme organisationnelle propre, donc distincte du marché et de la firme. Premièrement, les échanges intraréseau ne relèvent pas du marché au sens traditionnel du terme puisqu’ils portent sur des biens qui ne préexistent pas à l’échange, mais ils ne relèvent pas non plus de la firme. Deuxièmement, ces échanges s’effectuent entre des firmes juridiquement indépendantes, ce qui implique (i) un transfert de droits de propriété, contrairement aux transactions intrafirme, (ii) des règles juridiques différentes de celles
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qui s’appliquent dans la firme, et (iii) des mécanismes économiques d’incitation spécifiques. Autrement dit, même si une partie de la gestion de l’emploi des fournisseurs est de fait contrainte par le client (donc dissociation entre employeur de jure et employeur de facto), nous pensons qu’il est important de ne pas dissoudre les frontières de la firme, mais au contraire de distinguer les catégories, sous peine d’introduire de la confusion.
Conclusion On notera pour finir que si les fournisseurs sont soumis à un certain nombre de contraintes, deux éléments, la durabilité des relations et la présence de nombreux actifs spécifiques, laissent à penser qu’ils disposent d’atouts non négligeables pour valoriser et développer leurs actifs, humains et non humains. Le premier atout renvoie à la durabilité des relations entre les fournisseurs et leurs clients, durabilité source de complémentarité entre les firmes. Les contrats garantissent la valeur des actifs spécifiques, notamment physiques, principalement en octroyant au fournisseur une durée de contrat calquée sur la durée de ces actifs15. Par ailleurs, les contrats contiennent des formules de prix qui intègrent les effets 15. Dans l’automobile, la durée du contrat est fixée pour permettre au fournisseur d’amortir l’ensemble des coûts liés strictement à la fabrication d’un modèle. Les constructeurs automobiles négocient généralement des plans de charge de trois à cinq ans avec leurs fournisseurs livrant en juste-à-temps et, dans le cadre de ce marché, les fournisseurs reçoivent le plus souvent des programmes mensuels qui demeurent prévisionnels, des programmes hebdomadaires qui sont quasiment fermes et, chaque jour, une demande de livraison pour le jour même ou pour le lendemain. Les constructeurs ne retiennent, pour chaque composant ou ensemble fonctionnel d’une même voiture, qu’un seul équipementier, ou deux au maximum avec généralement dans ce cas un fournisseur pilote responsable de la conception et à qui est attribué 60 % environ du marché. Le fournisseur retenu, s’il donne satisfaction, est en principe assuré de garder le marché pendant la durée de vie du véhicule [Baudry, 2005]. C’est seulement lors du lancement du nouveau modèle qu’il sera remis en concurrence. Dans l’aéronautique, la durée du contrat dépend de la nature de l’achat. Pour des équipements, le contrat peut être de la durée du programme de production, ce qui équivaut à plusieurs années [Alcouffe, 2002, p. 278]. Ici encore, compte tenu des investissements en R& D nécessaires, investissements de surcroît amortis sur le long terme, le fournisseur obtient l’exclusivité de la charge de travail [Frigant et Talbot, 2001]. Comme le souligne Larré [1997], le client ne peut s’appuyer sur un réseau stable de fournisseurs qu’à condition d’octroyer un certain niveau d’activité et de rentabilité.
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d’expérience et qui partagent les risques entre le client et le fournisseur. Dans l’automobile, les constructeurs demandent ainsi à leurs équipementiers de premier niveau de répercuter sur leur prix une partie de leurs gains de productivité [Adam-Ledunois et Renault, 2001]. Au-delà de ces engagements contractuels largement formalisés, l’importance des coûts irrécouvrables (sunk costs) en cas de rupture de la relation, compte tenu de la présence des nombreux actifs spécifiques, et il s’agit là du deuxième atout, ne peut qu’inciter à la durabilité des relations. C’est notamment le cas lorsque clients et fournisseurs se trouvent à proximité, dans les parcs fournisseurs. Une rupture des relations serait extrêmement coûteuse pour les contractants. Par ailleurs, les nouvelles exigences des clients constituent des incitations au dynamisme et à la modernisation pour les fournisseurs. Tout d’abord, elles poussent les firmes du premier niveau à maintenir et même à augmenter leur niveau de performance, dans la mesure où ce premier niveau offre des contrats plus profitables. Les firmes du deuxième niveau doivent de leur côté se regrouper pour pouvoir se maintenir dans la filière, voire éventuellement pour accéder au premier niveau. Cet accroissement de la taille des firmes est un gage de pérennité de l’emploi et de renforcement du pouvoir face aux firmes situées sur le niveau supérieur. Ce fonctionnement fait émerger de nouveaux groupes, par l’agrégation de PME aux activités et compétences complémentaires [Gorgeu et Mathieu, 2000]. Ensuite, ces exigences poussent les fournisseurs à modifier leur organisation du travail et à élever le niveau de qualification de leurs employés. Les impératifs de qualité et de délais sont à l’origine d’innovations technologiques et du développement des services fonctionnels liés, notamment, à la production et à l’exploitation : études, contrôle-qualité, informatique, organisation-formation, etc. En ce qui concerne la production proprement dite, Gorgeu et Mathieu [2000, p. 373] notent que la production au plus juste implique une politique de formation axée sur le développement des compétences. Les substitutions entre catégories de qualification (par exemple des ouvriers par des techniciens) permettent d’élever le niveau de technicité de l’entreprise [Ardenti et Vrain, 1998]16. La réorganisation des postes de travail 16. Ceci n’est pas contradictoire avec les politiques de recrutement au moyen de CDD et d’intérimaires que nous avons notées plus haut. En ce qui concerne la production, les firmes fournisseuses recherchent et une flexibilité quantitative externe, et une flexibilité fonctionnelle interne en élevant le niveau de compétences exigé.
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vise à accroître la polyvalence et la polycompétence des ouvriers de production. Des outils de gestion, souvent d’origine japonaise, sont adoptés : le TPM (total productive maintenance), le SMED (single minute exchange die), le Kanban, le tableau de compétences. Les firmes mettent également en place des îlots autonomes de production [Gorgeu et Mathieu, 2000, p. 375]. Enfin, les transferts de responsabilités vers les fournisseurs augmentent les capacités d’innovation des fournisseurs, autorisant une diversification de leurs activités, diversification synonyme d’une moindre dépendance visà-vis des clients.
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7 La place des groupes dans le tissu productif : d’une croissance extensive à une croissance intensive Claude Picart
Les groupes constituent une forme de réseau d’entreprises où les relations entre entreprises sont inscrites dans des liaisons financières. Cela en fait la forme de réseau la mieux appréhendée par le système statistique. Plusieurs types d’explications générales, relevant de l’économie des institutions ou faisant appel à une logique patrimoniale, peuvent contribuer à rendre compte de l’existence des groupes. Cependant, les groupes étant plus présents dans certains pays ou à certaines époques, des raisons plus locales doivent aussi être avancées. Ainsi, l’essor des groupes en France à la fin des années 1980 peut être attribué à la dérégulation financière engagée à partir de 1985. La croissance extensive des groupes, mesurée par le poids des groupes dans l’économie française, atteint un palier dans la seconde moitié des années 1990, et la poursuite du développement du phénomène de groupe, perceptible par exemple à travers les flux de dividendes, passe par l’intensification des relations intragroupes, ou croissance intensive. Cette complexification interne des groupes, qui se traduit par une perte d’autonomie des filiales, est plus visible du côté de la gestion des flux financiers que du côté de la gestion des ressources humaines. Néanmoins, l’impact des groupes sur le tissu productif est loin d’être négligeable, notamment à travers les prises de contrôle, cessions et restructurations. Ce rôle de sélection des entreprises les plus performantes et de rejet des moins performantes peut être résumé par l’expression « pompes aspirantes-refoulantes ». Du côté financier, on assiste à un renforcement des marchés internes de capitaux avec une centralisation des ressources d’autofinancement au niveau des pôles financiers des groupes, notamment pour financer les coûteuses politiques de croissance externe.
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L’article adopte les conventions de vocabulaire suivantes : – entreprise : unité légale au sens français ; – groupe : ensemble d’entreprises contrôlées grâce à des liens financiers par une même société mère ou tête de groupe ; – holding : société qui détient (to hold) des participations dans le capital d’autres sociétés afin de contrôler (ou au minimum d’exercer une influence sur) leur activité. Pour les statistiques ci-dessous, la holding est repérée par son code APE (741J) ; – firme : mot désignant indifféremment une entreprise indépendante ou un groupe.
Pourquoi des groupes ? Une forme d’organisation plus performante ? Les théories de la firme sont souvent muettes sur les groupes. Sans même parler de la firme néoclassique – réduite à une fonction de production à laquelle est assigné un objectif de maximisation du profit – qui sert souvent de repoussoir, les théories institutionnelles de la firme, comme celle de Williamson [1981], insistent sur les formes d’organisation efficaces au regard des coûts de transaction. L’efficacité est alors atteinte via l’organisation interne en divisions semi-autonomes – la forme M. décrite par Chandler – sans que ces divisions aient besoin de prendre un statut légal particulier. Les filiales n’apparaissent alors que dans l’organisation avec holdings, jugée moins efficace quand elle n’adopte pas la forme en M, ou en tant que filiales étrangères pour les multinationales. Heflebower [1960] donne un éclairage intéressant de la question quand il propose d’appeler quasi-firmes les divisions des grandes « corporations ». Ces quasi-firmes bénéficient d’une assez large autonomie décisionnelle, par exemple sur leurs prix de vente, mais la gestion des flux financiers et les décisions majeures d’investissement restent centralisées. Une définition organisationnelle du groupe comme celle de Jacquemin [1989] – « Le groupe d’entreprises apparaît comme la combinaison d’une allocation centralisée des ressources et d’une décentralisation des décisions et de la gestion » – ne permet donc pas de différencier le groupe de la grande firme en M américaine. La décentralisation, au moins en ce qui concerne la dimension opérationnelle, permet de contrecarrer la tendance à la diminution des performances
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a)
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Graphique 1 À ta lle donnée, la forme groupe est la plus rentable
35
Rang moyen de rentabilité
Entreprise multi établissement Groupe
30
25
20
Entreprise mono établissement 15
10
7
4
1
13
10
16
19
22
25
28
31
34
37
40
43
46
49
Rang (croissant) de capital d'exploitation b)
Les unités de grande taille adoptent plus souvent la forme groupe
en % 100 80 60 40 Groupe Entreprise multi-établissement
20
Entreprise mono-établissement
0
1
4
7 10 13 16 19 22 25 28 31 34 37 40 43 46 49
Source : SUSE, LIFI.
A/Les firmes sont classées par ordre croissant de volume de capital d’exploitation (50 classes), en abscisse. En ordonnée, rang moyen de rentabilité brute d’exploitation. Pour les groupes, le début de la courbe n’est pas significatif car peu d’entités à faible volume de capital prennent la forme groupe (cf. B) : elle est mise en pointillés. Lecture : parmi les firmes qui se classent au 43e rang en termes de capital d’exploitation – c’est-à-dire 12 % ont plus de capital, 86 % en ont moins – moins de 5 % prennent la forme de groupe. Ces derniers sont plus rentables : leur rang moyen de rentabilité (les entreprises sont rangées en 50 classes par ordre croissant de rentabilité) est de 27 alors que celui des entreprises monoétablissement est de 22.
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avec la taille. En France, où la décentralisation se traduit par une organisation en groupe pour des raisons qu’il reste à expliciter, les groupes sont, à volume de capital donné, plus rentables que les entreprises indépendantes (graphique 1). Cette dimension organisationnelle n’est donc pas absente. Encaoua et Jacquemin [1982] en font même l’explication de l’existence des groupes, qui seraient ainsi la version française des grandes firmes en M américaines. À l’appui de cette thèse, ils montrent que les groupes, comme les M firmes, sont surtout présents dans les secteurs où il y a besoin d’une forte coordination interne. À côté de cette littérature mettant l’accent sur l’efficience des organisations, d’autres auteurs ajoutent comme avantages à la grande taille des arguments en termes de pouvoir de marché (aussi bien du côté des ressources, approvisionnement comme financement, que du côté des ventes). La forme réseau combine alors les avantages de la grande taille et ceux de la petite taille (autonomie, flexibilité, réactivité…) [Moati, 2002]. Mais, là encore, le groupe n’est qu’une forme d’organisation parmi d’autres (réseau de franchises, réseau sous la domination d’un intégrateur, dont l’exemple canonique est Nike).
Une structure pyramidale au service du groupe de contrôle ? Une autre approche semble mieux rendre compte de la spécificité des groupes en tant qu’ensembles d’entreprises contrôlées financièrement par une même tête de groupe. C’est l’approche patrimoniale représentée en France par François Morin, ainsi résumée par Danielle Galliano : « Avant d’être une unité économique marchande, le groupe est le support d’actifs patrimoniaux décentralisés, une organisation qui se définit par sa structure financière et les rapports de propriété qu’elle recouvre » [Galliano, 1991]. Les avantages de la forme groupe sont nombreux pour une personne ou une famille souhaitant garder le contrôle de sa firme. Lors d’une succession, la création d’une holding permet d’accorder le contrôle à un seul des héritiers sans pour autant léser financièrement les autres enfants. Soit l’exemple, inspiré de Couret et Martin [1997], de deux enfants A et B où A est choisi pour diriger l’entreprise E. La création d’une holding H détenue à 80 % par A et 20 % par B permet d’assurer le contrôle de E par A. L’attribution à B d’une participation directe
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à hauteur de 37,5 % dans E (H en détient 62,5 %) permet d’assurer l’égalité financière. Ceci est aussi un exemple simple de levier financier, mécanisme qui peut être utilisé à plus grande échelle, avec des holdings en cascade, pour permettre à une famille ou à une alliance de familles de garder le contrôle tout en faisant appel à des capitaux extérieurs. Enfin, la mise en place de filiales indépendantes permet de limiter l’engagement de la maison mère : il est plus aisé de sortir de certaines activités en vendant des parts sociales ; le statut des salariés peut être différencié selon les diverses entreprises du groupe ; la mise en faillite d’une entreprise ne met pas en cause la pérennité du groupe. Sur ces deux derniers points, le droit et les acteurs sociaux peuvent chercher à remonter au niveau du groupe avec la constitution de comités d’entreprise à ce même niveau ou la mise en avant de la responsabilité de la maison mère vis-à-vis des salariés licenciés lors de la mise en faillite d’une filiale (voir le texte de J. Freyssinet dans le présent ouvrage). Même si l’approche patrimoniale rend mieux compte de la spécificité des groupes que l’approche organisationnelle, elle n’explique pas les variations du phénomène groupe dans l’espace et dans le temps. Elle peut sans doute contribuer à éclairer certains aspects : par exemple, les règles d’héritage égalitaires en France peuvent inciter au passage par la holding (cf. supra), ce que ne ferait pas la plus grande liberté de tester aux États-Unis (qui, jointe à la lutte politique contre les trusts et à un certain idéal du « self made man », a conduit certains bâtisseurs d’empire à léguer leur fortune à des fondations [Moeck et Steier, 2004]). Les variations dans l’espace commencent, dans la littérature économique dominante, à être prises en compte17. En effet, si la littérature anglo-saxonne sur la gouvernance des firmes s’est surtout axée, à la suite des travaux fondateurs de Berle et Means [1932] mettant l’accent sur la séparation entre actionnaires et dirigeants, sur la relation d’agence entre actionnaires dispersés et dirigeants, une littérature se développe actuellement à partir du constat que le modèle américain d’actionnariat dispersé n’est pas universel [La Porta et al., 1999]. De nombreuses sociétés cotées sont encore sous le contrôle de familles (c’est vrai aussi aux États-Unis en dehors des plus grandes sociétés) 17. Ces variations dans l’espace n’étaient évidemment pas ignorées des auteurs non anglo-saxons. Voir par exemple Goto [1982], auteur japonais qui, dès 1982, récusait une vision qui relègue les groupes à une forme archaïque réservée aux pays en développement.
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Les nouvelles frontières du travail subordonné
et la relation d’agence se noue alors entre le bloc de contrôle et les autres actionnaires. La formation d’une chaîne de contrôle (appelée par les auteurs structure pyramidale) est alors un moyen, pas le seul18, de garder le contrôle quand le taux de détention financière diminue. Cette séparation entre les droits sur les flux de revenus et les droits sur le contrôle est mise en place quand le bloc de contrôle ne veut pas perdre le contrôle, c’est-à-dire quand les intérêts des actionnaires minoritaires sont mal protégés. La diversité géographique aurait donc une origine juridique, le degré de protection des minoritaires. Cette diversité juridique n’est pas endogène puisque, dans les pays où le droit commercial est issu de la common law, le droit des minoritaires est mieux protégé et l’actionnariat est plus dispersé que dans les pays où il est issu de la civil law. Même en l’absence d’écarts entre taux de contrôle et taux de détention, la seule présence de minoritaires peut justifier la création d’un groupe par le bloc de contrôle afin d’optimiser la spoliation des minoritaires [Almeida et Wolfenzon, 2004]. Là encore l’existence de groupes est inversement corrélée au degré de protection des minoritaires. Ces théories sont en tout cas loin de rendre compte de l’ensemble du phénomène groupe en France où : – la structure de groupe est très développée, y compris quand l’actionnariat est très dispersé ; – la plupart des filiales sont détenues à 100 % : en 1999, les deux tiers des groupes de plus de 500 salariés, correspondant aux deux tiers des effectifs des groupes, contrôlaient leurs effectifs avec un taux moyen de détention supérieur à 99 %.
Groupes et histoire De plus, le phénomène groupe n’est pas constant dans le temps. En France, au moins deux phases d’expansion des groupes peuvent être identifiées : l’une, par les historiens, qui repèrent dans les années 1920 la constitution de groupes diversifiés autour d’une activité principale [Lescure, 1996], l’autre, par les statisticiens, pour les années 1985-1995 (cf. infra). La raison la plus fréquemment invoquée pour rendre compte de la persistance du contrôle familial en France (la 18. L’émission d’actions sans droit de vote, d’actions à droits de vote multiples ou la mise en place d’un réseau de participations croisées sont d’autres moyens, mais moins fréquents.
La place des groupes dans le tissu productif…
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littérature assimile assez souvent groupes et groupes familiaux) est la contrainte pesant sur le financement des entreprises. Les traumatismes subis lors des expériences malheureuses du système de Law (1720) puis des assignats ont retardé le développement des marchés financiers [Murphy, 2004]. La frilosité des banques envers le financement des entreprises a été renforcée par les faillites du Crédit mobilier des frères Pereire (1867) puis de l’Union générale (1882). Ces contraintes financières19 ont favorisé un recours privilégié à l’autofinancement [Murphy, 2004] et donc limité la dilution du contrôle. Mais pourquoi les holdings ? Est-ce pour maintenir le contrôle à travers une chaîne de contrôle ? Un autre élément pouvant expliquer la constitution de groupes est la croissance externe. Là encore, la faiblesse des marchés financiers peut être facteur d’augmentation de la fréquence des opérations de croissance externe, quand le seul moyen dont disposent les petites entreprises dynamiques pour financer leur développement est de s’adosser à un groupe plus puissant [Bouvier et Caron, 1979 ; Chandler, 1982 ; Picart, 2004]. Le groupe serait alors la résultante d’opérations de croissance externe. Mais, comme le fait remarquer Batsch [1993], « une opération de croissance externe n’induit pas nécessairement l’adoption d’une structure de groupe : si celle-ci s’impose, c’est alternativement à une structure d’intégration complète ». C’est là qu’il faut faire intervenir le droit et la fiscalité. Chandler [1982], quand il s’agit de rendre compte de l’opposition entre les États-Unis et l’Europe, écrit simplement à propos de la forme M aux États-Unis : « For tax and legal reasons these operating enterprises have been in most cases legally defined as divisions rather than subsidiaries. » Sans adaptation de la fiscalité, la structure de groupe peut être pénalisante [Ferrand, 1993]. La taxation des flux de dividendes intragroupe aurait d’ailleurs été un des éléments dans la lutte menée contre les holdings aux États-Unis (voir Moeck et Steier [2004], qui s’opposent aux thèses de La Porta et al. [1999] et montrent notamment que les États-Unis n’ont pas toujours été caractérisés par l’absence de groupes). Réciproquement, la fusion a un coût et il semble que dans les années 1920 des obstacles législatifs rendaient les fusions nettement plus coûteuses que les prises de participation [Chadeau, 1996]. Est-ce pour cela que, pour rationaliser les entreprises, « la méthode généralement suivie en France, écrivait en 1931 Eugène 19. Pour une vision moins défavorable sur les banques, voir Plessis [1991].
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Les nouvelles frontières du travail subordonné
Schneider – qui était orfèvre en la matière –, est celle des groupes qui, par un ensemble de participations judicieusement choisies, s’assurent le contrôle d’usines dans les diverses branches d’une même industrie » [Caron et Bouvier, 1979] ? Sans se prononcer sur l’histoire économique des années 1920 qui n’est pas de notre compétence, il est en tout cas frappant de constater que des considérations fiscales du même ordre peuvent expliquer la croissance des groupes à la fin des années 1980 (cf. infra).
D’une croissance extensive à une croissance intensive Le suivi statistique des groupes est trop récent (1980) pour suivre l’évolution du poids des groupes depuis leur apparition en tant que phénomène non anecdotique, dans les années 1920, jusqu’à aujourd’hui, où plus de la moitié des salariés du secteur marchand travaillent dans un groupe. Si la croissance des groupes est forte sur la période de suivi statistique, elle l’a sans doute été encore plus avant. Par exemple, dans l’échantillon de dossiers du Crédit national étudié par Lescure [1996], seulement 21 % des entreprises de 500 salariés et plus appartiennent à un groupe. Même si l’échantillon n’est sans doute pas représentatif (les filiales de groupes ont peut-être moins besoin de s’adresser aux banques ou la tête de groupe peut le faire pour elles), un véritable saut sépare cette estimation de celle de 1985, où 80 % des entreprises de 500 salariés et plus appartiennent à un groupe20. Les données manquent entre 1940 à 1980, période sans doute trop récente pour les historiens alors que les statisticiens de cette période restent très prudents21. Les années 1960, avec un fort mouvement de concentration, souvent encouragé par l’État, sont sans doute une étape importante dans ce mouvement de croissance du poids des groupes. Les chiffres sur les groupes indiquent une progression continue depuis 1980, que ce soit en termes d’effectifs (en nombre comme en 20. On peut calculer, d’après un tableau publié par Thollon-Pommerol [1982], un taux de 50 % (63 % si on prend l’ensemble des entreprises de la mouvance des groupes) pour les entreprises de plus de 500 salariés dans l’industrie manufacturière en 1979. 21. Didier et Malinvaud [1969], dans leur étude sur la concentration de l’industrie, notent une augmentation des prises de participations pour les sociétés cotées, mais n’en tirent pas de conclusion : « Il est difficile de dire si ce mouvement conduit à un accroissement de la concentration économique au niveau des groupes financiers. »
La place des groupes dans le tissu productif…
155
Encadré 1. – La connaissance statistique des groupes L’INSEE conduit depuis 1979 une enquête annuelle sur les liaisons financières (LIFI). On dispose ainsi pour chaque entreprise enquêtée de la liste de ses actionnaires (personnes morales) et du taux de détention de chacun, ainsi que de la liste des entreprises dans lesquelles elle détient une participation financière, avec le taux de détention. Un groupe est défini par l’ensemble des entreprises contrôlées (à 50 % au moins), directement ou indirectement, par une même tête de groupe. LIFI est une enquête à seuil. Sont interrogées les entreprises remplissant une des trois conditions suivantes : a) effectif d’au moins 500 salariés ; b) participations financières à l’actif d’au moins 1, 2 million d’euros ; c) chiffre d’affaires d’au moins 30 millions d’euros ; soit, en 2003, environ 24 000 entreprises. Des entreprises non enquêtées sont néanmoins recensées dans LIFI quand elles sont déclarées en tant que participation par leur société mère ou en tant qu’actionnaire par une de leurs filiales. Depuis 1999, l’enquête est complétée par les informations du fichier Diane, issu de la saisie des documents envoyés aux greffes des tribunaux de commerce. Cela permet d’améliorer la couverture des PME (graphique 2).
poids relatif) ou en termes de nombre de groupes, multiplié par 30 en vingt-trois ans (tableau 1). Cette augmentation résulte toutefois en partie de l’amélioration de la couverture par LIFI : abaissement du seuil d’enquête (1989), maintien de seuils nominaux dans le montant des participations, amélioration de la collecte avec notamment, depuis 1999, le recours à une source complémentaire : le fichier Diane (encadré 1). Le poids des grands groupes d’au moins 3 000 salariés en France reste stable, avec un peu moins d’un tiers des salariés du champ ICS (industrie, commerce et services). La progression vient donc uniquement des petits et moyens groupes. Comme ces améliorations sont beaucoup plus sensibles pour les petites entreprises que pour les grandes, le suivi du taux d’appartenance à un groupe par tranche de taille apporte quelques éclaircissements (graphique 2). La forte croissance du début des années 1990 concerne toutes les tranches de taille et n’est pas due qu’à une amélioration des sources (d’autres éléments, comme le nombre de sociétés avec des participations à l’actif du bilan, viennent le confirmer), alors que, depuis 1997, si on enlève l’effet de l’amélioration des sources, le poids des groupes a atteint un palier.
156
Les nouvelles frontières du travail subordonné
En ce qui concerne l’augmentation du début des années 1990, la libéralisation de la fin des années 1980 est parfois évoquée comme facteur explicatif. De nombreux textes (lois et règlements) sont venus lever certains freins qui, dans l’arbitrage entre succursales et filiales, faisaient pencher la balance en faveur des premières. Ainsi, antérieurement à la loi bancaire de 1984, les prêts entre sociétés qui n’avaient ni le statut de banque ni celui de société financière n’étaient pas autorisés. La possibilité de gérer la trésorerie dans un groupe était donc très Tableau 1. – Évolution du poids des groupes Nombre de groupes
Effectifs contrôlés (en millions)
% effectifs BIC
Poids des groupes 3 000 salariés et plus
1979
1 026
3,8
35
1986
1 815
4,6
39-42
32
1992
3 843
5,6
45
31
1998
9 012
6,7
50
32
2002
31 990
8,3
56
31
Source : LIFI, SUSE.
Graphique 2. – Évolution de la part des entreprises appartenant à un groupe, par tranche de ta lle en % 100 90
500 salariés et plus
80 70 60
250 à 499 salariés
50 40 30 20 10
50 à 249 salariés
LIFI seul LIFI + Diane
19 85 19 86 19 87 19 88 19 89 19 90 19 91 19 92 19 93 19 94 19 95 19 96 19 97 19 98 19 99 20 00 20 01 20 02
0
Source : LIFI, SUSE. Lecture : En 1999, 77 % des entreprises de 250 à 499 salariés appartenaient à un groupe selon la seule source LIFI. Le complément d’information apporté par la source Diane porte ce taux à 86 %.
La place des groupes dans le tissu productif…
157
limitée [Caubert, 2001]. En 1988, la création du régime d’intégration fiscale supprime le biais fiscal en faveur des succursales en permettant de compenser déficits et bénéfices à l’intérieur des groupes [Ferrand, 1993]. Auparavant, seuls des régimes dérogatoires réservés aux plus grands groupes existaient. La réforme a pu favoriser l’essor de la structure groupe, notamment au sein des PME et lors de la transmission des entreprises : « Depuis 1988, l’intégration fiscale est devenue un moyen classique de transmission de sociétés, particulièrement utile à celles qui sont déficitaires et dont elle facilite la reprise ; elle permet de déduire des résultats de la société achetée les frais financiers liés à son acquisition et conduit au remboursement des emprunts par la société elle-même » [Conseil des impôts, 1994]. On assiste effectivement à partir de 1988 à une explosion du nombre de holdings (graphique 3). Si les plus forts taux de croissance correspondent aux années suivant la libéralisation financière, la croissance du nombre de holdings se poursuit à un rythme soutenu malgré l’arrêt de la croissance du poids des groupes (graphique 2). C’est le signe qu’une croissance intensive des groupes – augmentation du nombre de filiales pour une taille donnée – prend le relais de la croissance extensive – augmentation de la part des salariés employés dans un groupe. Les holdings ne sont qu’un visage de la complexification des groupes : en 2002, près de la moitié (49 %) des 25 000 filiales françaises Graphique 3. – Une explosion du nombre de holdings en %
en milliers
Taux de croissance du nombre de holdings
60
40
Nombre de holdings (en milliers)
35
50
30 40
25 20
30
15
20
10 10
5 0 03 20
01
99
20
97
19
95
19
19
93 19
91
89
19
87
19
85
Source : SIRENE.
19
83
19
19
19
81
0
158
Les nouvelles frontières du travail subordonné
des 330 groupes d’au moins 3 000 salariés en France ont un effectif nul. En 1993, ces chiffres étaient respectivement de 30 %, 13 000 et 230. Parmi ces 12 500 filiales de grands groupes à effectifs nuls, les secteurs les plus représentés sont, par ordre décroissant, les locations d’autres biens immobiliers (702C, 16 %), les holdings (741J, 13 %) et les OPCVM (652E, 7 %). Graphique 4. – Part de salariés
des groupes au-delà des f liales de rang
en % 80
1
Tous Français Étrangers
70 60 50 40 30 20 10 0
85
19
87
19
89
19
91
19
93
19
95
19
97
19
99
19
Source : LIFI. Lecture : En 2000, 39 % des salariés de groupes français appartenaient à une filiale non rattachée directement à la tête de groupe et 74 % des salariés de groupes étrangers appartenaient à une filiale appartenant elle-même à une filiale française du groupe.
Cette complexification se traduit notamment par un éloignement croissant, en termes de distance à la tête de groupe, des salariés des groupes (graphique 4). Une partie de cette évolution résulte d’un effet de structure, avec le poids croissant des groupes étrangers, mais la part des salariés dans des filiales de rang 2 au moins22 augmente dans chaque catégorie, notamment dans les groupes étrangers.
22. La tête de groupe est de rang 0. Les filiales directement contrôlées par la tête de groupe sont de rang 1. Celles contrôlées par des filiales de rang 1 (ou partiellement contrôlées, à moins de 50 %, par la tête de groupe et partiellement par des filiales de rang 1) sont de rang 2, etc.
La place des groupes dans le tissu productif…
159
Le rôle des groupes dans le renouvellement du tissu productif
Peu d’indices d’un fort développement de marchés internes du travail L’analogie de Heflebower [1960] entre la division de la firme en M comme unité qui conserve son autonomie sauf dans le domaine financier et son extension aux groupes doit, si elle est valide, se traduire par l’existence d’un marché interne de capitaux et l’absence d’un marché interne de l’emploi. Une récente évaluation de la mobilité intragroupe [Delarre et Duhautois, 2004] décrit un marché du travail intragroupe relativement peu développé : seuls 6 % des salariés d’un groupe quittant une entreprise d’un groupe la quittent pour une autre entreprise du même groupe. Ce chiffre monte à 15 % si on se restreint à ceux qui se retrouvent dans une autre entreprise dans l’intervalle de 30 jours suivant leur départ d’une entreprise du groupe. Une limite évidente à la mobilité intragroupe est l’éloignement géographique entre les entreprises du groupe : les auteurs trouvent effectivement une mobilité plus forte entre filiales d’un même département. Seuls les cadres franchissent relativement facilement cette barrière et ont une mobilité intragroupe double de la moyenne (on peut notamment supposer que c’est imputable à une plus forte mobilité géographique, mais les auteurs ne croisent pas les deux critères). Une analyse plus fine de la mobilité au sein des groupes nécessiterait de faire la part entre les mouvements liés à des restructurations et les mouvements individuels. Des travaux en cours à partir de données au niveau de l’établissement donnent une première mesure de l’enjeu. Ainsi, pour les établissements de 50 à 100 salariés23, 21 % des salariés présents dans les DADS (fichiers des déclarations annuelles de données sociales) à la fois en 1999 et en 2000 changent formellement d’établissement (c’est-à-dire de numéro Siret) quand l’établissement appartient à un groupe, contre 17 % sinon. Cette plus forte mobilité apparente se comprend quand on tient compte des restructurations. Une manière sommaire d’en tenir compte est d’isoler les mouvements 23. La forte variation de la mobilité avec la taille et la forte corrélation entre appartenance à un groupe et taille obligent à raisonner par tranche de taille. Il a été vérifié que les résultats vont dans le même sens pour d’autres tranches de taille.
160
Les nouvelles frontières du travail subordonné
où au moins 5 salariés d’un établissement A en 1999 se retrouvent dans le même établissement B (B n’a pas le même SIRET que A) en 2000. 58 % des mouvements se font vers un autre établissement de l’entreprise ou sont effectués par bloc d’au moins 5 salariés pour les établissements de groupe – et il s’agit alors pour 78 % des salariés concernés de mouvements intragroupe – contre 38 % pour les autres. L’interprétation économique de ces mouvements groupés (fusion, externalisation, restructuration…) reste à faire. Parmi les mouvements ne s’effectuant pas par bloc, les mouvements intragroupes sont relativement faibles : 15 % de ces mouvements se font vers un autre établissement de la même entreprise et 9 % se font vers une autre entreprise du même groupe.
Déconcentration productive et concentration financière24 Les groupes n’en jouent pas moins un rôle important dans le renouvellement du tissu productif. Alors que l’emploi dans les grandes entre-
en millions
Graphique 5. – Évolution des effectifs par tranche de taille d’entreprise
en millions
5
15
4,5
14
4
13
3,5 12
3 11
2,5 10
2
9
1,5 1
8 5
8 19
86 987 988 989 990 991 992 993 994 995 996 997 998 999 000 2 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 19 1 <10 10-49 50-499 500-2999 3000 et plus >3000 sans intérim TOT(éch. droite)
Source : SUSE, LIFI.
24. Ce qui suit consiste pour une large part en un condensé de l’article « Le tissu productif : renouvellement à la base et stabilité au sommet » [Picart, 2004].
La place des groupes dans le tissu productif…
161
prises (hors secteur de l’intérim) décline, signe d’une déconcentration productive (graphique 5), il y a toujours un salarié sur trois dans les grandes firmes (3 000 salariés et plus en France), signe de concentration financière (graphique 6). Cette stabilité au niveau national traduit en effet une poursuite de la concentration financière au niveau mondial car les grands groupes sont de plus en plus internationalisés. L’expansion de la part de l’emploi dans les groupes vient, elle, des moyennes entités (500-3 000) et, malgré le discours sur les microgroupes dont le nombre explose, le poids des petites entités (10-499) diminue dans les années 1990. Graphique 6. – Évolution des effectifs
par tranche de taille de firme* (hors intérim) en millions
en millions
6
14
5,5 13
5 4,5
12
4 3,5
11
3 10
2,5 2
9
1,5 8
1 5
8 19
6
8 19
7
8 19
8
8 19
9
8 19
0
9 19
1
9 19
2
9 19
3
9 19
4
9 19
<10 50-499 3000 et plus
5
9 19
6
9 19
7
9 19
8
9 19
9
9 19
0
0 20
10-49 500-2999 TOT(éch.droite)
Source : SUSE, LIFI. * Une firme est un groupe (classé en fonction de la somme de ses effectifs en France) ou une entreprise indépendante.
Les grands groupes comme pompes aspirantes-refoulantes Il y a 400 000 salariés de plus dans un grand groupe (3 000 et plus) en 2000 qu’en 1985, alors que sur cette période les grands groupes ont détruit en interne plus de 400 000 emplois (schéma 1, page suivante).
162
Les nouvelles frontières du travail subordonné Schéma 1. – Flux d’emplois cumulés sur 15 ans (en milliers) pour les grands groupes
Lecture : les grands groupes ont acquis des groupes plus petits ou des entreprises appartenant à ces groupes, ou leur en ont vendu. Le solde de ces mouvements est de 182 000 emplois au bénéfice des grands groupes. Les grandes entreprises indépendantes transformées en grands groupes apportent, après déduction des cas où la principale entreprise au centre d’un grand groupe perd ses filiales, 69 000 emplois à la classe des grands groupes. Les flux de cession/acquisition d’entreprises ou sous-groupes entre grands groupes représentent en total cumulé 1 557 000 emplois. Champ : unités de 3000 salariés et plus (hors ex-grandes entreprises nationales et intérim). Source : Base longitudinale des groupes, INSEE.
Les destructions d’emploi ont été plus que compensées par la croissance externe (achat de groupes plus petits et d’entreprises indépendantes : 460 000 emplois), le reste de la croissance s’expliquant par les franchissements de seuil (des groupes de taille moyenne devenant des grands groupes) et la transformation de grandes entreprises indépendantes en groupes. Ce constat statistique est une moyenne recouvrant des évolutions fort divergentes. Sans aller jusqu’au niveau individuel où, contrairement au constat agrégé, croissances interne et externe sont corrélées positivement, de forts contrastes existent au niveau sectoriel entre d’une part l’industrie, secteur où les grands groupes sont constitués de longue date, avec très peu de croissance externe et de fortes destructions d’emploi, et, d’autre part, le commerce, où les grands groupes connaissent une forte croissance, à la fois interne et externe.
La place des groupes dans le tissu productif…
163
Les recompositions internes (échanges d’entreprises ou de sousgroupes, création de groupes – par exemple Vinci – à partir d’entreprises appartenant à différents grands groupes…) au club relativement fermé des grands groupes sont importantes. Sur ces quinze dernières années, plus de 1,5 million de postes sont passés d’un grand groupe à un autre. Cela signifie que, chaque année, les salariés d’un grand groupe ont, en moyenne, une chance sur 29 de changer de grand groupe sans changer d’entreprise. Ces recompositions internes correspondent aux vagues de fusions et acquisitions et, contrairement aux flux financiers, on n’observe pas de tendance à la hausse. Les groupes sélectionnent les entreprises les plus dynamiques, à la fois en termes d’emploi et de rentabilité. La réciproque vaut pour les entreprises sortant de l’orbite des groupes. En ce qui concerne la rentabilité, la tendance semble se renforcer puisque les groupes achetaient plutôt, à la fin des années 1980, soit des entreprises plus rentables que la moyenne, soit des entreprises moins rentables, alors qu’à la fin des années 1990 seules les entreprises les plus rentables sont surreprésentées (graphique 7). Graphique 7. – Fréquence relative d’achat d’une entreprise indépendante par un groupe selon sa rentabilité
1,8 1,6 1,4 1985
1,2
1988
1
1991
0,8
1994
0,6
1997
0,4 0,2 0 Très faible
Faible
Moyenne
Forte
Très forte
Source : SUSE, LIFI. Lecture : les entreprises indépendantes relativement importantes (on se limite au quintile supérieur en termes de capital), l’année n, sont classées par rang de rentabilité brute d’exploitation (abscisse). La hauteur de l’histogramme indique la fréquence relative des entreprises indépendantes de cette classe de rentabilité dans l’ensemble des entreprises indépendantes l’année n et appartenant à un groupe l’année n + 3. Par exemple, une entreprise indépendante classée parmi les plus rentables en 1997 avait 1,6 fois plus de chance que la moyenne d’être achetée par un groupe entre 1998 et 2000.
164
Les nouvelles frontières du travail subordonné
En ce qui concerne l’emploi, Boccara [1998] avait déjà montré que les PME passant du statut d’entreprise indépendante à celui de filiale de groupe connaissaient les évolutions d’emploi les plus favorables. Il ne s’agit pas uniquement d’une stratégie de prédation : les PME ainsi acquises voient leur développement accéléré après leur entrée dans un groupe (tableau 2). Cette croissance passe souvent par des restructurations : les grands groupes apportent assez souvent à leurs nouvelles acquisitions des actifs en provenance de leurs propres entreprises. de
Tableau 2. – Évolution des entreprises pérennes 50 à 499 salariés avant et après leur entrée dans un groupe Entreprises pérennes Statut de l’entreprise
Entrées dans un groupe Les trois ans précédant l’entrée dans le groupe
Les trois ans suivant l’entrée dans le groupe
Sans changement de statut
Taux de croissance de l’emploi Indépendante
– 1,70
Appartient à un groupe < 3000
0,83
Appartient à un grand groupe
1,14
0,83
– 0,66
3,05
0,67
Probabilité annuelle de modification de structure Indépendante
3,2
Appartient à un groupe < 3000
8,3
13,2
14,7
Appartient à un grand groupe
8,9
19,1
14,3
Source : SUSE, LIFI, INSEE. Lecture : seules sont prises en compte les années 1990 à 1998, car les restructurations des années 1980 sont mal connues. Une PME qui est indépendante depuis au moins trois ans et qui le restera les trois années suivantes a un taux de croissance de l’emploi de – 1,70 % et une probabilité de 3,2 % de connaître une modification de structure. Si elle a été acquise par un grand groupe au cours des trois précédentes années, ces taux sont respectivement de 3,05 % et 19,1 %. Champ : entreprises de 50 à 499 salariés entre 1990 et 1998.
Ce rapide panorama du renouvellement du tissu productif vient nuancer le constat souvent établi d’une inadaptation du système productif aux défis posés par l’innovation [Sapir et al., 2004]. Ce constat est fondé sur l’absence de l’émergence de nouveaux grands groupes en Europe continentale, par opposition aux États-Unis. La nuance apportée ici réside dans le fait que les jeunes entreprises dynamiques poursuivent leur croissance, mais au sein de grands groupes. Les ressources nécessaires à la croissance de ces jeunes pousses viennent des grands groupes, contrairement aux États-Unis où coexistent des grands groupes prédateurs et des marchés financiers capables d’assurer directement le financement des jeunes entreprises dynamiques.
La place des groupes dans le tissu productif…
165
Le renforcement des marchés internes de capitaux Comment rendre compte de l’augmentation des flux de dividendes ? Les dividendes versés par les sociétés non financières (SNF), qui ne représentaient que 4 % de leur valeur ajoutée en 1980, en représentent 20 % en 2000. Différents facteurs peuvent contribuer à cette explosion des dividendes : a) meilleure rémunération des actionnaires finals ; b) croissance extensive des groupes : l’entrée d’une entreprise dans un groupe substitue au flux de dividendes de l’entreprise à l’actionnaire final au moins deux flux : l’un au sein du groupe et l’autre de la tête de groupe vers l’actionnaire final ; c) croissance intensive des groupes par complexification du réseau : le flux de dividendes transite par davantage d’entreprises avant de parvenir à l’actionnaire final ; d) croissance intensive des groupes par création d’un marché interne de capitaux. Graphique 8. – Évolution des dividendes reçus et versés par les SNF 300 Dividendes* versés/VA Dividendes* reçus/VA
250
Revenus distribués nets 200
Dividendes nets + intérêts nets Passif action/VA
150 100 50 0 78
19
80
19
82
19
84
19
86
19
88
19
1990 = 100 * : en fait revenus distribués
Source : Comptabilité nationale.
90
19
92
19
94
19
96
19
98
19
00
20
02
20
166
Les nouvelles frontières du travail subordonné Schéma 2. – Flux de div dendes en 1999
R D M
111 Industrie 24
30 P P F 92
12
Holding 128
X X X
114 Autres SNF
93
30
80 Finances 70
É T A T 7
Source : SUSE, LIFI. Lecture : l’épaisseur des traits est proportionnelle aux flux de dividendes. Pour les émetteurs de dividendes (cercles), les flèches interrompues signifient que l’on ne ventile pas le reste du flux par destinataire (chaque flux représenterait moins de 10 milliards de francs). Les rectangles à droite sont les récepteurs finaux. À l’intérieur des cercles : en haut, dividendes versés, en bas, dividendes reçus (hors ceux en provenance de l’étranger), en milliards de francs. Les dividendes sont ceux renseignés dans les liasses fiscales (soit au total 400 milliards de francs). Aucun redressement des données manquantes n’a été effectué. Sur le côté droit sont présentées les destinations des flux sortant de l’ensemble formé par les sociétés françaises : RdM pour « reste du monde », PPF pour « personnes physiques » quand l’information est présente dans LIFI, XXX pour les flux correspondant au complément à 100 % des taux de détention cumulés de LIFI (ce qui correspond en principe à des personnes physiques) et l’État.
La place des groupes dans le tissu productif…
167
Les séries de la Comptabilité nationale pour les SNF montrent à la fois une meilleure rémunération des actionnaires et une forte croissance des flux intragroupes (graphique 8). Alors que, de 1983 à 1987, la croissance modérée du ratio dividendes/VA reflète l’amélioration du taux de marge (EBE/VA), sa forte croissance depuis 1990 semble totalement déconnectée des revenus d’exploitation. La baisse des versements d’intérêts n’intervient qu’après 1993 et ne peut compenser cette augmentation des dividendes. La rupture de 1988 est surtout nette pour les dividendes reçus et peut être mise en rapport avec l’explosion du nombre de holdings à partir de cette date (graphique 3). Si la croissance des flux intragroupes est indiscutable, les séries de la Comptabilité nationale ne permettent pas de trancher entre les différents facteurs candidats (b, c ou d) pour rendre compte de cette croissance. Le rapport entre le passif actions des SNF, tel qu’il est valorisé par la Comptabilité nationale et la VA, reflète à la fois – sur longue période – la croissance des doubles comptes due au phénomène groupe et – sur courte période – les évolutions de la capitalisation boursière. Sur longue période, sa croissance est plus proche de celle des dividendes que de celle des revenus d’exploitation. Un ratio dividendes/passif actions relativement stable sur longue période – au-delà des fluctuations boursières – suggérerait que l’augmentation des dividendes reflète la montée du phénomène groupe (facteurs b ou c plutôt que d). L’observation des flux de dividendes à partir de données d’entreprise confirme que les flux internes de dividendes sont très développés (schéma 2) mais semble plutôt plaider pour le facteur d. En effet, les holdings qui sont au cœur de ce schéma reçoivent plus de dividendes qu’elles n’en émettent, ce qui correspond à une logique de marché interne de capitaux. La distinction entre base productive des groupes (entreprises dont les revenus proviennent pour l’essentiel des activités d’exploitation : E) et pôle de contrôle (entreprises dont l’essentiel des revenus sont des produits financiers : F) permet d’aller plus loin en montrant l’importance et la forte croissance des flux vers le pôle financier (schéma 3). La faiblesse des flux de F vers E ou entre firmes de E montre la pertinence de cette distinction construite à partir d’un algorithme d’optimisation [Picart, 2003]. La plus grande part de la progression des dividendes entre 1991 et 1999 vient des flux transitant par F : ils ne représentaient qu’un peu plus de la moitié des flux en 1991 et sont responsables de plus
168
Les nouvelles frontières du travail subordonné
des trois quarts de l’augmentation. Même si la progression des flux à l’intérieur de la partie financière des groupes non financiers est la plus spectaculaire, elle est en grande partie induite par l’augmentation des flux verticaux de la base productive vers le pôle financier. Schéma 3. – Flux de dividendes à l’intérieur et à l’extérieur des groupes
Bases productives groupes
Lecture : les entreprises de la base productive des groupes (BPg) versaient, en 1999, 77 milliards de francs de dividendes (25 milliards de francs en 1991) aux entreprises des pôles de contrôle (PC). Les entreprises du pôle de contrôle se versaient entre elles 73 milliards de francs de dividendes. Les flux en provenance de l’étranger ou reversés par les sociétés étrangères contrôlant des groupes en France sont inconnus.
On ne saurait cependant produire un diagnostic complet dans l’ignorance des flux de dividendes en provenance ou à destination de l’étranger. Une reconstitution de ces flux de dividendes, fondée sur une hypothèse de symétrie dans les relations entre filiales françaises de groupes étrangers avec leur tête de groupe et filiales étrangères de groupes français avec leur tête de groupe, permet de conclure que la progression est avant tout due aux flux internes [Picart, 2003]. Il s’agit d’une croissance non seulement intensive mais aussi polarisée avec augmentation de la pression exercée par le pôle de contrôle sur la base productive. Cela se traduit par une baisse de l’autofinancement des bases productives consécutive à la centralisation des ressources financières (approfondissement des marchés internes de capitaux) (graphique 9).
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Graphique 9. – Autof nancement : augmentation pour les groupes du SBF 120, baisse pour leurs filiales productives en millièmes de valeur ajoutée
Total du périmètre français des groupes
350 300 250 200 150 100 50 0 50
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Excédent brut d'exploitation Rémunération du capital* Autofinancement total Linéaire (Autofinancement total) en millièmes de valeur ajoutée
Bases productives françaises des groupes
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Source : SUSE, LIFI.
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Encadré 2. – Quelle interprétation donner
au constat de centralisation des flux financiers ?
L’augmentation des flux de dividendes reflète en partie la complexification de la structure des groupes, en partie sans doute aussi l’amélioration de la collecte statistique. Par contre, l’augmentation, pour une entreprise de la base productive, de son ratio dividendes/EBE paraît pouvoir recevoir une interprétation économique plus immédiate : la perte d’autonomie des filiales sur leurs flux financiers et la constitution d’un marché interne de capitaux. Mais pourquoi les groupes centraliseraient-ils davantage aujourd’hui qu’hier la gestion de leurs flux financiers ? Deux interprétations, qui ne sont d’ailleurs pas exclusives, peuvent être proposées. Selon la première, les groupes auraient toujours exercé un fort contrôle sur les décisions d’investissement – puisque c’est cela qui est en jeu avec les flux financiers –, mais cela ne se traduisait pas par de forts flux de dividendes. D’abord, parce que, avant les réformes de la seconde moitié des années 1980, ces flux étaient pénalisés légalement et fiscalement. D’éventuels transferts des branches matures vers les branches dynamiques devaient alors passer par d’autres mécanismes comme les prix pratiqués dans les échanges intragroupe. Ensuite, parce que les entreprises étaient de plus grande taille et que ce qui apparaît aujourd’hui comme des flux interentreprises était auparavant des flux intra-entreprise (mais interétablissements et/ou interbranches). Selon la seconde, cet accroissement de la pression en termes de dividendes correspond à de réels changements d’orientation stratégique des groupes. L’augmentation de la pression concurrentielle, le recours privilégié à la croissance externe par rapport à la croissance interne, l’internationalisation nécessitent que le pôle de contrôle dispose de moyens financiers accrus et fasse donc remonter plus de dividendes. Les données et études mobilisées dans cet article ne permettent pas de quantifier les poids respectifs de ces deux interprétations. . Je remercie Sébastien Roux pour m’avoir incité à poser cette question.
Un prélèvement pour financer l’internationalisation des grands groupes Ce prélèvement a surtout servi à financer la grande vague de fusions et acquisitions et d’internationalisation des grands groupes français à la fin des années 1990. Ces flux n’étaient cependant pas suffisants au regard des montants en jeu et les grands groupes ont dû s’endetter. Il ne s’agit pas d’une pure concomitance : les groupes qui se sont les plus
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endettés sont aussi ceux qui se sont les plus internationalisés [Picart, 2003]. Cette stratégie n’est pas a priori contestable mais il s’avère que le prix payé est très élevé au regard du surcroît d’activité résultant de ces acquisitions. Les flux de dividendes doivent rester élevés pour rembourser la dette : les marchés internes de capitaux ne s’avèrent pas toujours des plus efficients [Shin et Stulz, 1998]. Il s’avère que les groupes cotés au SBF120 ont effectivement connu, pour la partie française de leur activité, une évolution conforme à ce que laissait envisager leur endettement de 2000 : la croissance de différents flux est plus faible, voire souvent négative, que celle des autres entreprises françaises, sauf en ce qui concerne le versement de dividendes (graphique 10). Graphique 10. – Évolution 2000-2002 de quelques flux 160
2000 = 100
SBF120
140
Autres
120
100
80
60
40 VA
EBE
Dividendes
Investissement
Dettes financières
Effectifs
Source : SUSE. Les groupes SBF120 sont ceux qui étaient au SBF120 en 2000. Autres = ensemble des autres entreprises non financières françaises. Il s’agit de croissances en valeur, non corrigées de l’inflation.
Cela est particulièrement net pour l’investissement. La baisse de l’endettement des sociétés non financières n’intervient qu’en 2003, mais on voit sur 2000-2002 que l’endettement des entreprises hors SBF120 croît plus vite que celui des autres. Ces dernières, relativement peu endettées, peuvent profiter des taux d’intérêts peu élevés pour continuer d’investir malgré une conjoncture défavorable. D’autres facteurs que l’endettement et le versement de dividendes peuvent rendre compte de cette évolution : la surreprésentation de l’industrie dans les groupes du SBF120, la poursuite de l’internationalisation, le « capitalisme sans
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projet », pour reprendre l’expression de Patrick Artus pour caractériser le double mouvement d’accroissement des dividendes (et du rachat d’actions) et de faiblesse de l’investissement. Au total, la dimension groupe ressort plus nettement dans le domaine des flux de capitaux que dans celui des flux de main-d’œuvre. Rien d’étonnant à cela : les capitaux circulent plus facilement que les hommes. Plus intéressant, on n’est pas face à un phénomène binaire autonomie/dépendance : le degré de dépendance financière s’est considérablement accru ces dernières années. Cette mobilisation du capital financier se traduit aussi, pour les salariés, à la fois par de fréquents changements de groupe sans changement d’entreprise et, au sein d’un même groupe, par la fréquence et l’ampleur des restructurations. Si l’aspect négatif de ces dernières est souvent évoqué, elles constituent aussi un moyen de donner des ressources et de favoriser la croissance des jeunes pousses dynamiques achetées par les groupes.
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8 Relation d’emploi et frontières de la firme à l’épreuve des nouveaux rapports de subordination Discussion par Philippe Moati
Ce que je trouve de plus frappant par rapport au thème de l’ouvrage et des nouvelles formes d’organisation d’entreprise qui se profilent derrière, c’est l’entrée du client dans l’entreprise. C’est sans doute là l’un des principaux points de rupture par rapport au passé. Il y aurait sans doute aussi une autre dimension qui était sous-jacente dans le texte de Claude Picart, mais que je ne vais pas traiter pour cause d’incompétence, c’est la présence de l’actionnaire dans l’entreprise. Cependant, ceci n’est pas nouveau même si, aujourd’hui, cette présence s’est sans doute renforcée et emprunte des formes variées, notamment au travers de participations en cascade dans le cadre des logiques de groupe. Que l’actionnaire contribue au pilotage de l’entreprise, directement ou indirectement à travers une holding, c’est dans la nature même de l’entreprise capitaliste. Ce qui est plus nouveau, c’est que le client entre dans l’entreprise et semble, en quelque sorte, en devenir le copilote.
Sur les lieux de pouvoir L’entrée du client dans l’entreprise peut se comprendre à deux niveaux. Un premier niveau, immédiat : il entre physiquement dans l’entreprise. Il peut s’agir, comme dans l’automobile, du constructeur qui vient faire un audit du sous-traitant, qui lui prescrit des manières de faire et qui contrôle le respect des engagements. Dans les marchés de grande consommation, cette entrée du client se fait de manière un peu
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plus symbolique, au travers de la hotline, du service consommateurs, par la constitution de « mégabases de données »… par tous ces dispositifs qui accompagnent le développement du marketing relationnel. Au second niveau, la présence du client dans l’entreprise doit être entendue au plan métaphorique : le client est devenu le point de départ de la réflexion stratégique de l’entreprise et de l’organisation de son activité. Il me semble que l’on tient là une des caractéristiques les plus profondes et les plus structurantes du postfordisme. En schématisant, le fordisme est une économie qui fonctionne de l’amont vers l’aval ; le client est en bout de chaîne. Dans le postfordisme, c’est l’inverse : le client – et finalement le « client du client », c’est-à-dire le client final – est un peu le point de départ. C’est lui qui donne l’impulsion, sur le plan de la logistique évidemment, mais également sur le plan stratégique et sur celui de la définition des produits, des formes organisationnelles. L’économie fonctionne désormais selon une logique aval-amont, et la « relation de service » s’impose sur la plupart des marchés. Du même coup, les lieux de pouvoir se déplacent : plus on est proche du client final, plus on acquiert un certain pouvoir sur l’amont, qui se traduit d’une manière qui est de plus en plus visible par une nouvelle division du travail entre les acteurs situés verticalement dans les filières, avec en particulier un transfert de deux étapes essentielles dans le processus de création de valeur que sont, d’une part, la gestion de la relation clientèle (qui englobe la gestion de la marque et toutes les fonctions marketing afférentes) et, d’autre part, le pilotage de la production. J’entends par pilotage de la production la fonction qui consiste à dire : qu’est-ce qu’il faut produire par rapport à une représentation qu’on se fait de la demande ? À quel rythme et selon quelles modalités doit-on le produire ? Il ne s’agit pas de savoir « comment » il faut produire, mais selon quelles procédures on organise la production. Ces deux fonctions essentielles – la relation clientèle et le pilotage de la production – sont des fonctions qui étaient, à l’époque fordienne, généralement entre les mains des entreprises industrielles au sens traditionnel du terme. Elles basculent aujourd’hui au profit des acteurs – que je qualifie d’« intégrateurs » –, qui ont redéfini leur métier autour de l’interface avec le client final [Moati, 2001]. Dans l’automobile, c’est flagrant. Quand Renault ne dit plus « je suis un constructeur d’automobiles », mais « je suis un créateur d’automobiles », on avance dans cette direction-là. J’ai entendu des responsables de Renault déclarer que
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leur métier était d’être des « architectes de la mobilité ». La définition du métier s’effectue alors par rapport à une capacité à assurer une fonction vis-à-vis du client final. Le constructeur se positionne alors comme interface entre des technologies, des produits et des besoins des consommateurs, dans la gestion de la relation avec le client final. Cela lui donne finalement le pouvoir d’animer des réseaux en amont, et notamment autour de ces deux points essentiels que sont, d’une part, la définition du produit, et plus généralement la définition des caractéristiques d’une offre étendue (un « bouquet »), et la gestion de la relation avec la clientèle, et, d’autre part, la spécification aux membres du réseau en amont de ce qu’il faut produire, selon telles modalités, en fonction de ses représentations de ce qu’il serait bon d’offrir sur le marché. Ces « intégrateurs » peuvent être des industriels (généralement, alors, en cours de « désindustrialisation »), des distributeurs, des entreprises de réseaux…
Les raisons d’être des « intégrateurs » Cette reconfiguration de l’organisation des marchés me semble être au cœur des problèmes dont on parle. Mais cette affirmation appelle au moins deux questions : pourquoi, d’une part, cette reconfiguration, ce retournement de problématique ? Et, d’autre part, pourquoi les formes d’organisation ont-elles pris celle des réseaux, que ce soit le groupe ou le réseau autour d’une firme-pivot ? Concernant la première question, il me semble que ces nouveaux modes d’organisation des marchés sont la conséquence du renouvellement des formes de concurrence. Ils résultent en effet de tentatives de réponse par les entreprises à de nouvelles contraintes de compétitivité : produire pas cher évidemment – ça, ce n’est pas nouveau ; mais surtout être capable de suivre une demande versatile en quantité et en qualité, ce qui signifie être en mesure d’ajuster très rapidement la configuration de l’offre ; et avoir également une capacité à stimuler l’envie de consommer pour contrer la saturation des marchés. Tout cela implique l’intensification de l’effort en marketing et l’accélération de l’innovation favorisant l’obsolescence des produits existants, à la fois pour relancer la demande et pour créer des rentes de monopole permettant de contrer l’intensification de la concurrence sur des marchés mondialisés.
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Par rapport aux nouveaux impératifs de compétitivité en termes de flexibilité, de réactivité, de relations de service avec la clientèle et d’innovation, les formes d’organisation héritées du fordisme sont relativement inefficaces. On pourrait mettre en avant un autre facteur explicatif de ces nouvelles formes d’organisation, reposant sur l’évolution des formes de gouvernement d’entreprise, liées aux aspects financiers que j’évoquais plus haut et qui sont abordées dans les textes de cette partie. Le renforcement de la contrainte financière fait que les entreprises cherchent des formes d’organisation permettant d’optimiser l’utilisation et le rendement du capital, ce qui les amène en particulier à mieux séparer leurs différents pôles d’activité pour être capables de mesurer de manière plus précise leurs rentabilités respectives, et puis de n’engager du capital que lorsque cela est strictement nécessaire. L’idée est de pouvoir capter le bénéfice d’une activité sans avoir besoin d’engager du capital, notamment si le montant de capital requis est important et que l’activité est risquée et la rentabilité médiocre. Essayons maintenant de progresser dans la réponse à la seconde question, celle des raisons de la généralisation des formes d’organisation en réseau. Ces formes d’organisation en réseau offrent, me semble-t-il, des manières différenciées de répondre à deux défis majeurs que les nouveaux critères de compétitivité lancent aux entreprises. Le premier défi a été rappelé tout à l’heure par Claude Picart : c’est le besoin, dans le contexte contemporain, d’être à la fois grand et petit. Ceci me paraît très important. Il faut être grand parce que les marchés se mondialisent ; il faut être grand pour être en mesure de faire face à la montée des coûts fixes, notamment en matière de recherche et développement. De même, la puissance que confère la grande taille est requise pour être en mesure de manœuvrer stratégiquement sur les marchés, pour imposer ses règles du jeu, ses standards, etc. Mais, en même temps, il faut être petit parce que, justement, la flexibilité, la réactivité, la créativité sont des vertus plutôt associées à la petite taille. Donc, le premier défi consiste à mettre en œuvre des formes d’organisation qui permettent d’être petit et grand à la fois. Le second défi – celui-là n’a pas été explicitement évoqué aujourd’hui –, c’est le besoin d’être à la fois spécialisé et diversifié. Dans une optique traditionnelle, la spécialisation est le gage de la réalisation d’économies d’échelle, de cohérence de l’activité, etc. Dans une optique plus moderne, elle est un impératif cognitif : en concentrant ses ressources sur un ensemble d’activités cohérentes en
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termes de savoir, la firme améliore sa capacité d’apprentissage et se met en mesure d’accélérer la vitesse de l’innovation. L’idée du besoin de concentrer ses ressources sur des activités homogènes, de « spécialisation cognitive », est souvent à la base des stratégies de « recentrage sur le métier » qui se sont fortement développées depuis une vingtaine d’années. Mais, simultanément, les entreprises ressentent le besoin de se diversifier. Pourquoi ? Au-delà des logiques de portefeuille – qui, comme le montre Claude Picart, sont en recul –, la diversification est un gage de meilleure satisfaction du client, parce que la mise en avant de la figure du client amène les entreprises à penser de moins en moins en termes de produits et de plus en plus en termes de solutions globales aux problèmes du client. Quand Renault se dit « architecte de la mobilité », il ne peut pas se contenter de vendre des voitures. Son offre s’étend à l’entretien, au financement, à l’assurance, etc. Il tend ainsi à élargir son offre au-delà du produit, qui est déjà un produit complexe, à un ensemble de produits et de services complémentaires qui forment ce qu’on pourrait appeler un bouquet, de nature à apporter une solution riche et complète – et, si possible, personnalisée – aux problèmes du client. Les firmes sont donc à la fois incitées à se spécialiser pour stimuler leur capacité d’innovation et à ouvrir leur portefeuille d’activités pour être plus performantes dans la qualité de la réponse apportée aux problèmes du client. Cette contradiction n’est sans doute pas étrangère au fait que, quand on travaille au niveau des groupes, on ne voit pas clairement s’il y a recentrage ou diversification, parce que ce n’est sans doute pas à ce niveau-là que s’opèrent les recentrages ou les diversifications.
Les modalités organisationnelles plurielles des « intégrateurs » Pour être en mesure de répondre à ces deux défis – être à la fois petit et grand, être à la fois spécialisé et diversifié –, il a fallu tâtonner pour faire émerger des formes organisationnelles nouvelles, même si certains de leurs fondements sont très anciens. Deux de ces formes sont étudiées dans cette partie : le groupe et le réseau articulé autour d’une firme-pivot. Le texte de Claude Picart montre clairement que la forme groupe est effectivement en plein développement. L’analyse a été menée essen-
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tiellement d’un point de vue quantitatif, mais, sur le plan qualitatif, ses modes de fonctionnement ont beaucoup changé. Tout d’abord, le groupe est de moins en moins un groupe financier au sens où ça serait simplement une réunion d’actifs dans une logique de portefeuille, dans l’esprit du Boston Consulting Group (BCG) qui préconisait de constituer un portefeuille d’activités sur le modèle d’un portefeuille financier. Ensuite, le mode de fonctionnement interne des groupes, la nature des relations entre la maison mère et les filiales, des relations des filiales entre elles, ont beaucoup évolué. Pour le dire vite, dans certains cas, on s’achemine vers l’organisation d’une division du travail à l’intérieur du groupe, où chaque entité contribue à un projet collectif, mais en même temps dispose d’une très forte autonomie de gestion. C’est important de le dire, notamment par rapport à la relation d’emploi. Certains groupes – par exemple Lafargue – se présentent comme une constellation de PME. L’ensemble est composé de « briques de base » qui sont très autonomes dans leur mode de fonctionnement, mais qui, malgré tout, se trouvent intégrées à un projet collectif et disposent de moyens centraux donnés par le groupe. On mutualise des moyens au niveau du groupe mais, sur le plan opérationnel, on redonne une très forte autonomie à chacune des filiales pour bénéficier du dynamisme entrepreneurial. Donc, petit et grand à la fois. Le groupe constitue également une réponse au second défi : les filiales ont tendance à se spécialiser, à développer une activité cohérente en termes de « métier ». Et au niveau du groupe, on a une logique plus diversifiée de portefeuilles d’activités qui souvent s’assimilent à des bouquets. Seconde forme organisationnelle qui a le vent en poupe, c’est le réseau d’entreprises composé d’une firme-pivot et, en amont, d’un ensemble de « sous-traitants », de « partenaires » – je ne sais pas comment il faut les appeler. Malheureusement, on a beaucoup plus de mal à suivre statistiquement l’évolution de cette forme organisationnelle puisque, par définition, ses contours sont extrêmement flous ; de plus, caractériser une relation entre entreprises comme étant une relation de marché ordinaire ou une relation de « partenariat » ne peut s’effectuer sur la base de critères statistiques simples. Mais, que ce soit par des approches monographiques, des indices indirects ou des enquêtes spécifiques, on sent bien que cette forme d’organisation est en pleine expansion. Pourquoi cette expansion ? Parce qu’elle aussi est en mesure d’apporter une réponse efficace aux deux défis . Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie [2005].
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p récédemment évoqués. Chaque membre du réseau peut être suffisamment « petit » pour être flexible, réactif et innovant, mais le réseau dans son ensemble peut faire jouer les effets de dimension ; chaque partenaire est spécialisé, mais le réseau est capable de mettre sur le marché des bouquets complets. Il existe une troisième forme qui pourrait permettre de répondre à peu près à ce genre de problèmes, qui est également une forme d’organisation en réseau, c’est le district marshallien. Composé de petites firmes mettant en œuvre une division du travail, ce réseau repose sur des mécanismes de coordination fondés sur la proximité géographique et culturelle. Cette forme d’organisation, très ancienne, est-elle en développement ? C’est moins sûr, en dépit de l’engouement des pouvoirs publics et des collectivités locales. De nombreux districts spécialisés sur des activités traditionnelles connaissent aujourd’hui de graves difficultés. Toutefois, certaines études ont montré que les entreprises intégrées à un système productif local avaient tendance à bénéficier d’un bonus en termes de performances [Moati, 1996 ; Guesnier, 2004]. Bien évidemment, dans la réalité, ces différentes formes d’organisation en réseau se trouvent souvent entremêlées, si bien qu’il est difficile de les opposer. Renault est un groupe, avec une maison mère et des filiales ; mais, en même temps, Renault est une firme-pivot. On peut également observer des groupes dont la plupart des filiales sont membres de réseaux pilotés par d’autres firmes-pivots. Qu’est-ce qui fait qu’une entreprise choisit d’avoir une organisation dominée par la forme groupe, avec un contrôle capitalistique sur des filiales, ou préfère plutôt nourrir des relations contractuelles avec des partenaires indépendants ? Répondre à cette question est un chantier énorme, mais la théorie économique est assez riche sur ce point et nous fournit sans doute les outils adéquats. L’approche transactionnelle, par exemple, nous apporte des analyses intéressantes. On pourrait la compléter par les apports des approches évolutionnistes et gestionnaires qui, en termes de ressources et de compétences, autorisent la prise en compte de considérations d’ordre cognitif, telles que les problématiques d’éclatement des savoirs et de difficultés qu’aurait un acteur à être omniscient sur tous les savoirs impliqués dans un processus de production et, a fortiori, dans la constitution d’un bouquet complexe. Deux éléments plus spécifiques entrent en compte dans l’arbitrage entre les différentes formes d’organisation en réseau : leur avantage
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comparatif compte tenu, d’une part, de leur malléabilité (possibilité de reconfigurer rapidement la composition du réseau) et, d’autre part, de leur cohérence (qualité de la coordination au sein du réseau assurant la convergence du comportement de chacun de ses membres en vue d’atteindre un objectif partagé). La question de la cohérence renvoie en particulier à la problématique des systèmes d’incitation, sur lesquels Bernard Baudry a mis l’accent. Le groupe, par exemple, est très cohérent, puisque qu’il est doté d’une autorité centrale qui est théoriquement en mesure, au moyen de relations hiérarchiques, d’imposer des objectifs et des modes de comportement à chacune de ses filiales. À l’inverse, de par les relations de propriété qui lient ses composantes, il manque de malléabilité même si – et on l’a vu – le mouvement de reconfiguration des groupes est important car, comme l’a très bien montré Claude Picart, les groupes sont des « pompes aspirantes-refoulantes ». Malgré tout, quand un groupe entend se désengager d’une activité, se débarrasser d’une filiale, il est rarement en mesure de « refouler » immédiatement et sans coût. De son côté, le réseau d’alliances au sein d’une structure de type entreprise-pivot/partenaires se montre très malléable : si l’entreprise-pivot n’est plus satisfaite des prestations d’un partenaire ou si la coopération n’a plus de sens par rapport à son projet, il peut être mis fin sans délai à la relation. Par contre, le réseau articulé autour d’une firme-pivot est évidemment moins cohérent puisque la firme-pivot a, certes, du pouvoir sur les éléments de son réseau, mais c’est un pouvoir lié à une position économique et non pas un pouvoir légal. Le couple cohérence-malléabilité est ainsi ce qui fait que, en fonction de la nature de la transaction, on préférera l’une ou l’autre de ces formes de mise en réseau.
Une illustration des réseaux de type horizontal dans le commerce
Une autre manière d’envisager ces formes d’organisation en réseau qui se mettent en place est d’observer la logique principalement verticale ou horizontale qui préside à leur fonctionnement. Claude Picart et Bernard Baudry ont implicitement raisonné sur des organisations en réseau de type vertical, au sens où s’organise en leur sein une division du travail le long d’une même chaîne de valeur. Toutefois, il est important de noter la prolifération des réseaux de type horizontal.
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Ces réseaux se caractérisent par le fait qu’ils sont composés de « briques » à peu près identiques, exerçant la même activité. En général, elles se partagent une activité sur un plan spatial. Les domaines de prédilection de ces réseaux horizontaux sont évidemment les services et le commerce. Dans le secteur du commerce, l’organisation en réseau est devenue hégémonique. D’abord l’emprise des groupes y est énorme. Mais les groupes y sont talonnés par d’autres formes d’organisation en réseau : les groupements de commerçants indépendants, les coopératives, les réseaux de franchise… Quelques chiffres pour illustrer le propos. Pour 2005, la Fédération française de la franchise dénombre 835 réseaux de franchise dans le commerce et les services. Ils n’étaient que 34 en 1971. Ces réseaux rassemblent près de 37 000 points de vente, soit une augmentation de plus de 40 % en dix ans. Les groupements de commerçants indépendants rassemblent un nombre à peu près équivalent de points de vente ; ils pèsent environ 25 % du commerce de détail. Ce phénomène devient extrêmement important. En gros, le petit commerçant indépendant et isolé est en voie de disparition. De même que, au plan de l’ensemble de l’économie, la PME indépendante, tout au moins la « grande PME » indépendante – au-delà de 250 personnes –, est quasiment en voie de disparition. Par rapport au débat sur la subordination, le mythe de l’entreprise complètement indépendante, à la fois juridiquement et contractuellement, c’est-à-dire qui n’aurait que des relations de marché ordinaires avec ses clients et ses fournisseurs, est en voie de marginalisation pure et simple. C’est pourquoi les économistes du travail ont besoin de repenser des catégories face à cette nouvelle réalité de la structuration du système productif. Le commerce illustre très bien également la complexité de la gouvernance des réseaux, des relations qui se tissent entre la « tête » et les « jambes » et fournissent le cadre dans lequel se pose la problématique de la subordination. Actuellement, la plupart des réseaux d’entreprises commerciales se posent la question de savoir quel est le bon niveau d’organisation entre ce qu’il convient de centraliser et ce qui doit être décentralisé, et ce, quelle que soit la forme du réseau, qu’il s’agisse de groupes (comme Carrefour ou Auchan), de groupements d’indépendants (comme Leclerc), ou de réseaux de franchise (comme Afflelou). En dépit d’une grande diversité d’approches et d’héritages . Source : Fédération des coopératives de commerçants.
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(diversité qui, d’ailleurs, transcende les différentes formes de réseau, puisqu’on trouve des « centralisateurs » et des « décentralisateurs » à la fois parmi les groupes et parmi les différentes formes de commerce associé), on observe un mouvement global qui consiste à centraliser de plus en plus de choses : l’organisation des flux logistiques, mais aussi la stratégie d’enseigne, la communication, la politique tarifaire, la politique d’aménagement des points de vente, de formation de la main-d’œuvre, etc. Donc, finalement, les points de vente, qui sont souvent le lieu où se signe le contrat de travail, sont de plus en plus dépossédés d’importants éléments de souveraineté. Ce qui pose toujours des problèmes aux commerçants indépendants, membres de groupements ou de réseaux de franchise, qui ont souvent l’impression de ne plus avoir grand-chose d’indépendant, de vivre un état de subordination. Cet état de subordination est cependant à relativiser dans le cas des groupements d’indépendants, en raison de la participation des membres du réseau au fonctionnement des entités centrales et aux prises de décisions stratégiques. Toutefois, pour ne pas laisser penser que finalement tout basculerait vers le haut et que les jambes seraient forcément subordonnées à la tête, beaucoup de réseaux constatent l’importance de donner de l’autonomie à ce qui se passe sur le terrain. Autonomie, parce que c’est là que s’opère la relation avec la clientèle. Avec l’accent qui est de plus en plus mis sur la « satisfaction du client » et la montée du marketing relationnel, ce qui se passe dans les points de vente ou dans les points de services est devenu stratégique ; les briques de base du réseau acquièrent également une importance capitale parce que c’est là que s’opère la capture de l’information qui va servir à alimenter la réflexion stratégique de la tête de réseau. Une nouvelle division du travail est ainsi en train de se mettre en place entre les différentes échelles des réseaux horizontaux. Ces questions mériteraient d’être étudiées plus en profondeur, notamment pour comprendre les implications sur l’organisation du travail, en distinguant sans doute les niveaux de qualification, parce que ces derniers sont différemment touchés par ce genre de mouvement. En outre, le secteur du commerce offre un formidable point d’observation des forces et faiblesses distinctives des différentes formes d’organisation en réseau ; face à la nécessité de s’adapter à un contexte sectoriel en pleine mutation, les avantages comparatifs des formes alternatives de gouvernance des réseaux vont pouvoir être observés en situation.
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Pouvoir et division du travail Ensuite, je pense qu’il faut introduire une autre clarification, notamment si on veut comprendre dans quelle mesure ces nouvelles formes de relation entre les entreprises s’accompagnent forcément d’un renforcement du pouvoir de celui qui pilote le réseau. On adhère souvent implicitement à l’idée selon laquelle la firme-pivot, la tête de groupe, l’intégrateur, etc., détient le pouvoir et exploite une capacité de subordination, au sens strict du terme, sur les éléments du réseau. D’ailleurs, quand on demande à une entreprise quelle est, entre pilote de réseau ou simple « partenaire », la position qui lui semble préférable, elle répond en général pilote de réseau. Je pense que la réponse à cette question, qui nous vient instinctivement, est influencée par la référence récurrente aux mêmes secteurs de l’automobile et de l’aéronautique. Dans ces secteurs, le sens dans lequel s’exercent les relations de pouvoir semble clair : le gros constructeur entouré de fournisseurs-équipementiers très dépendants de lui. On connaît la suite. Sauf qu’à force de pressions les petits fournisseurs se sont regroupés et ont formé de grands groupes, de sorte qu’aujourd’hui les pouvoirs sont beaucoup plus équilibrés. Par exemple, dans le monde de la micro-informatique, la firmepivot, l’assembleur, est loin d’avoir le pouvoir. Est-ce Compaq ou bien Intel qui détient le pouvoir ? Intel bien sûr, qui n’est pourtant pas une firme-pivot, puisqu’elle se contente de fournir un élément qui va être intégré dans un ensemble. Cet exemple suffit à montrer qu’il n’y a pas de fatalité dans la situation de domination lorsqu’on est dans une logique d’économie de réseau. Pour affiner la compréhension de la nature des relations qui se tissent à l’intérieur de ces réseaux entre les firmes, je suggère de porter une certaine attention à la nature de la division du travail qui s’opère au sein du réseau. L’organisation des activités économiques recouvre trois dimensions : la manière de diviser le travail, la manière dont se coordonnent les parties prenantes à la division du travail, et enfin le système d’incitation que l’on met en place pour que tout le monde travaille à peu près dans la même direction. On a déjà évoqué les dimensions de la coordination et des incitations. La dimension manquante – les modalités de la division du travail – est essentielle à la compréhension du fonctionnement des réseaux en général et à l’appréhension de la
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question de la subordination en particulier. Avec E. M. Mouhoud [Moati et Mouhoud, 1994], nous avons développé une distinction entre deux principes de division du travail entre les firmes. La « division technique du travail », qui est, disons, une division taylorienne du travail, où on fragmente les processus de production en fonction de la nature technique des opérations, dans un souci d’optimisation de l’efficience statique et du rendement. Le second principe de division du travail, la « division cognitive du travail », consiste à découper les processus de production en fonction de la nature des savoirs sous-jacents, à regrouper les opérations qui relèvent des mêmes ensembles de savoirs pour faciliter les dynamiques d’apprentissage et l’efficience dynamique, afin d’être en mesure de repousser les limites du savoir nécessaire à l’innovation, là où la division technique du travail a plutôt pour effet d’optimiser la productivité dans un état donné des connaissances. Les formes d’organisation en réseau en cours de diffusion mettent en œuvre les deux principes de division du travail. Par rapport à la question de la subordination, la position d’un partenaire par rapport à la tête de réseau – que ce soient la maison mère d’un groupe ou une firme-pivot – dépend fondamentalement de son rôle dans cette division du travail, du fait qu’il s’insère dans une logique de division technique ou bien de division cognitive du travail. Dans une division cognitive du travail, il y a un relatif équilibre des pouvoirs, dans la mesure où les partenaires sont recrutés sur la base des compétences distinctives qu’ils détiennent. Supposons un constructeur désirant produire la meilleure voiture au monde pour pouvoir optimiser sa position sur le marché. Pour avoir une très bonne voiture, il lui faut, notamment, un très bon système de freinage. Donc il va tenter d’intégrer à son réseau le partenaire qui est capable de lui apporter le meilleur système de freinage au monde. Pas seulement le fournisseur qui paraît le plus compétent aujourd’hui, mais aussi, en dynamique, celui avec lequel il pense que, dans l’avenir, il pourra développer une coopération qui lui permettra d’introduire dans ses véhicules les systèmes de freinage qui vont être les plus évolutifs. Celui qui est effectivement le meilleur dans sa partie devrait pouvoir bénéficier d’une relation relativement équilibrée avec le constructeur. Dans le monde de la grande distribution, où la logique des marques propres de distributeurs connaît un important développement, un grand nombre de PME s’en sortent extrêmement bien, en dépit d’une asymétrie de taille évidente. Mais ces PME ne se contentent pas de livrer des
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produits standards. Elles aident le distributeur à élaborer des produits de qualité, si possible exclusifs, et mettent des compétences de pointe au service du distributeur, soit en termes de conception de produits, soit en termes d’exécution, ce qui leur confère un avantage distinctif. Ces PME qui sont recherchées pour leurs compétences vivent généralement plutôt bien les coopérations qu’elles entretiennent avec les très grosses centrales d’achat des très grands distributeurs. Je pense donc que, quand on est dans une relation de rapprochement de compétences complémentaires – pour reprendre l’approche de Richardson [1972] –, les rapports de force sont relativement équilibrés. De la valeur se crée dans la coopération, ce qui n’empêche pas qu’ensuite il y ait conflit quant aux modalités de son partage. Mon avis est que le terme de subordination n’est sans doute pas pertinent dans ce cadre-là. À l’inverse, dans le cadre d’une division technique du travail, le donneur d’ordre, ou la firme-pivot, recherche avant tout une capacité de production, un coût, un délai. La concurrence entre les « partenaires » potentiels se joue davantage sur leur efficacité opérationnelle que sur les compétences distinctives. Avec les moyens modernes de mise en concurrence dont disposent les donneurs d’ordres (centrales d’achat internationales, places de marché virtuelles, enchères inversées…), la pression concurrentielle est redoutable. Le fournisseur qui assure une prestation standardisée et qui se retrouverait avec un prix supérieur de 1 % à celui d’un concurrent situé à l’autre bout de la planète devrait être mesure de s’aligner sans délai sous peine d’être remplacé. Par ailleurs, comme l’activité sous-traitée est assez banale, il est très facile pour le donneur d’ordre de contrôler son sous-traitant, de prescrire le travail, d’édicter des normes. Dans une division cognitive du travail, par définition, le fournisseur est spécialisé sur des savoirs que le client ne maîtrise pas, ce dernier est beaucoup plus mal à l’aise pour assurer un contrôle étroit ; il définit un cahier des charges exprimant ce qu’il attend de son fournisseur en termes généraux, en termes de résultats plus que de moyens, et il n’est pas en mesure de prescrire le travail dans le détail. Les fournisseurs participant à une division technique du travail sont donc potentiellement soumis à une contrainte extrêmement forte – le terme de « quasi-intégration » est souvent parfaitement approprié. Mais, même dans ce cas-là, où ce que le fournisseur apporte au réseau est fondamentalement une capacité de production, on observe quelques cas intéressants d’entreprises qui se sont spécialisées dans l’exécution
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de travaux assez banalisés, mais qui bénéficient d’un rapport de force favorable dans les réseaux auxquels elles participent. Dans l’électronique, par exemple, de grandes firmes comme Alcatel ou Apple ont décidé de se concentrer sur la conception et la commercialisation et ont cédé l’exécution de la production à des entreprises spécialisées. Elles ont ainsi contribué au développement d’entreprises géantes, spécialisées dans la production en très grandes séries et qui maîtrisent des processus de très grande qualité. Je pense à des entreprises comme SCI, Solectron ou Flextronics, qui sont devenues des entreprises géantes, qui ont acquis des positions de force dans le secteur. On a beau être ici dans le domaine technique – le contenu en savoir de l’activité est relativement faible –, la recherche de l’efficience opérationnelle est poussée tellement loin (optimisation des économies d’échelle, rationalisation des processus, équipements productifs de la dernière génération, grande mobilité géographique), que ce type d’entreprises est capable d’entretenir un rapport de force à peu près équilibré avec les grands donneurs d’ordres. Ainsi, même dans le cadre de réseaux où la division du travail s’opère sur des bases assez classiques, on n’est pas obligatoirement dans une situation de domination économique. Cependant, ces réseaux – et notamment les réseaux fondés sur une division technique du travail – sont, comme cela est montré dans les textes, hiérarchisés et les entreprises ont une certaine propension à « se repasser la patate chaude » : tout ce qui n’est pas rentable, tout ce qui est risqué, tout ce qui est soumis à une concurrence effrénée… chacun cherche à l’externaliser auprès d’un plus faible que soi. En bout de chaîne, c’est souvent la petite PME locale, traditionnelle, qui se retrouve avec la patate en main. Et là, il est indéniable que la position de cette dernière dans l’organisation du système productif aujourd’hui ressemble effectivement à de la quasi-intégration, au sens où elle n’a plus aucun pouvoir. Sa fonction principale semble être de permettre à ses clients directs ou indirects de détourner le droit du travail, d’intensifier la pression sur les salariés d’une façon qu’elle ne pourrait pas pratiquer en son sein. Cette situation est évidente, par exemple, dans le transport routier. Enfin, je voudrais évoquer le fait que les rapports peuvent s’inverser. Par exemple, dans la grande distribution, même dans le cas de relations de fourniture ordinaires, où l’on sait que les centrales d’achat bénéficient d’un rapport de force très favorable, des choses intéressantes se produisent, notamment sur le plan de la logistique.
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On commence à voir se pratiquer ce qu’on appelle la gestion partagée des approvisionnements, où c’est le fournisseur qui, par la remontée de l’information concernant les ventes de ses produits dans les magasins, peut prendre l’initiative de réalimenter lui-même le réseau. En forçant le trait, on pourrait dire en quelque sorte que c’est le personnel du magasin qui devient subordonné à la manière dont le fournisseur travaille. Donc, je ne suis pas sûr en fait que nos catégories habituelles soient bien adaptées pour penser ce genre de phénomène. Les spécialistes des entreprises et du fonctionnement des secteurs ont besoin de l’apport des économistes du travail afin de mieux comprendre comment les diverses dimensions relatives au travail contribuent à forger ces nouvelles organisations en réseaux.
Références bibliographiques Guesnier B. (2004), « Gouvernance et performance des territoires », in Guesnier B. et Joyal A. (dir.), Le Développement territorial. Regards croisés sur la diversification et les stratégies, ADICUEER, IERF, Poitiers. Moati P. (1996), « Concentration régionale des activités industrielles et compétitivité internationale des entreprises », Revue d’économie régionale et urbaine, n° 5, p. 963-973. – (2001), « Organiser les marchés dans une économie fondée sur la connaissance : le rôle clé des “intégrateurs” », Revue d’économie industrielle, n° 97, 4e trimestre, p. 123-138. Moati P. et Mouhoud E. M. (1994), « Information et organisation de la production. Vers une division cognitive du travail », Économie appliquée, tome XLVI, n° 1, p. 47-73. Richardson G. B. (1972), « The organization of industry », Economic Journal, n° 82, p. 883-896. Sessi (2005), Les Relations entre entreprises, édition 2005, ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, coll. « Référence. Chiffres Clés », Paris.
Synthèse des débats* (II) Héloïse Petit et Nadine Thèvenot
Les approches de l’économie industrielle se sont attachées à mettre en perspective la thématique des frontières de la firme et les rapports de dépendance issus des liaisons financières, industrielles ou commerciales. Qu’il s’agisse des groupes, des réseaux impliquant un donneur d’ordre, une « firme-pivot », un « intégrateur », ou plus généralement un « client », les textes ont mis au jour des modes d’organisation et de coordination de la production qui impliquent des rapports de dépendance ni purement marchands, ni purement hiérarchiques. Les débats suscités par la thématique des frontières de la firme et des rapports de subordination ont alors suivi principalement deux axes. En premier lieu, celui des contours de la quasi-intégration invite à discuter la spécificité de ce mode d’organisation par rapport au modèle intégré. En second lieu, l’articulation entre économie industrielle et économie du travail a conduit à une réflexion sur les influences réciproques des liens de dépendance interentreprises et des liens de dépendance dans l’emploi.
* Que l’ensemble des participants à la discussion soient ici remerciés, en particulier Tristan Boyer (Centre de philosophie du droit), Julienne Brabet (Institut de recherche en gestion, université Paris-XII), Bruno Courault (Centre d’études de l’emploi), Véronique Janod (Commissariat général du Plan), Jean Saglio (CRISTO, université de Grenoble), ainsi que les intervenants de la session : Bernard Baudry, Claude Picart, Philippe Moati. Les auteurs assument toutefois l’entière responsabilité des éventuelles erreurs et omissions.
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Les contours de la quasi-intégration Les interventions ont mis en évidence la nature des liens entre les firmes d’un même réseau par rapport à ceux qui existent au sein d’une firme intégrée à partir des figures emblématiques des industries de l’automobile et de l’aéronautique. Les débats ont fait apparaître que les transformations des modes d’organisation de la production et des modes de coordination du travail pouvaient toucher aussi l’« intérieur » de la firme, définie à partir d’une unité organisationnelle. Cette dissociation entre, d’un côté, la « firme » et, de l’autre, l’« entreprise », celle-ci étant entendue dans son acception juridique, nécessite alors de penser la nature de l’articulation entre l’indépendance juridique et la dépendance économique qui caractérisent les réseaux d’entreprises. Ensuite, une illustration de la quasi-intégration dans les entreprises de travail social et leur rapport à l’État propose d’élargir les constats établis dans des industries telles que l’automobile ou l’aéronautique. Enfin, l’exemple des réseaux de PME dans la filière textile permet d’envisager de nouvelles régulations articulant systèmes locaux et recompositions à l’échelle mondiale.
Le marché dans la firme Quelle est la nature des liens entre les entreprises appartenant à un même réseau ? Des monographies montrent l’existence de pratiques telles que la mise en concurrence d’entités internes à la firme (comme les filiales, ou les divisions) introduisant des relations client-fournisseur au sein même de l’enveloppe juridique de l’entreprise. Cette « mise en concurrence » peut se définir comme la menace d’aller chercher à l’extérieur de la firme ce qu’il est possible de trouver de meilleure qualité ou à meilleur coût que ce qu’elle-même produit. Une interprétation possible porte alors sur la présence, au sein de la firme, de formes de coordination théoriquement propres au marché. Ainsi, si des formes de mise en concurrence peuvent prendre place au sein des firmes, il reste à considérer l’impact différencié des droits de propriété, et donc des structures juridiques et financières, sur les systèmes d’incitation dans les formes intégrées, d’une part, et au sein
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des réseaux d’entreprises indépendantes, d’autre part. Les dispositifs de coordination entre entreprises indépendantes et entités d’une firme intégrée restent particuliers. Dans les liens entre firmes-pivots et fournisseurs indépendants notamment, la propriété des actifs et la nécessité de les rentabiliser modifient les modalités de fixation des prix par rapport à ce qui se passe dans une firme intégrée. L’indépendance juridique des fournisseurs n’implique donc pas la mise en place de relations essentiellement marchandes avec les firmespivots. En effet, le marché ne s’impose pas aux sous-traitants qui ont réalisé des investissements colossaux dans des équipements et qui ne disposent que d’un nombre très faible de clients. Dans ces situations où il existe par ailleurs une imbrication très forte des instruments de gestion des stocks et des processus de conception des produits, les débats ont pointé la présence d’une dépendance mutuelle créée par une division cognitive du travail. De par leur position, les fournisseurs ne peuvent pas décider d’arrêter la relation. Ce sont les donneurs d’ordres qui font exister la relation et qui prennent les décisions de gestion (voir infra).
La quasi-intégration orchestrée par l’État Le phénomène de quasi-intégration, le plus souvent décrit dans l’industrie depuis les années 1980 et, de façon plus emblématique, dans l’automobile et l’aéronautique, est, selon Jean Saglio, plus ancien dans les services, et notamment dans les services liés à l’État. Les relations entre les entreprises de travail social et leurs donneurs d’ordres que sont les Directions départementales de l’action sanitaire et sociale correspondent bien aux situations de quasi-intégration associant coopération et rapport de force. Le développement de ces activités peut s’interpréter comme la volonté de l’État d’échapper aux modes de gestion de la fonction publique. Par exemple, l’État s’est toujours refusé à étendre la convention collective « de 1966 » du travail social. Les DDASS (Directions départementales de l’action sanitaire et sociale) imposaient aux entreprises (le plus souvent associatives) qui voulaient soumissionner un marché public de ne pas adhérer à cette convention collective pour ne pas avoir à en payer les salaires et introduire ainsi une certaine flexibilité. . L’introduction de cette thématique est due à l’intervention de Jean Saglio (CRISTO).
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Dans les secteurs du paramédical et de l’hospitalier, ou plus généralement dans les structures publiques, les inspections des DDASS contrôlent dans le détail la comptabilité, l’organisation du travail, l’embauche (avec l’exigence de diplômes requis) à l’intérieur des entreprises. Les nouvelles modalités de coordination se font via une intégration des systèmes d’information. Les donneurs d’ordres imposent, en même temps qu’un certain nombre de normes à respecter, la flexibilité et l’incertitude. Le rapport de forces s’exprime alors à partir d’une dépendance économique forte des entreprises de travail social, dont l’ampleur du budget est assujettie à l’octroi ou non des subventions versées par l’État. Cet exemple permet ainsi d’éclairer les modalités par lesquelles les rapports de forces s’exercent et placent en situation de dépendance les entreprises de travail social.
Districts et réseaux : le cas de la recomposition de la filière textile-habillement Afin d’illustrer les conséquences des réorganisations et mutations industrielles sur la situation des salariés, Bruno Courault (Centre d’études de l’emploi) a introduit dans le débat l’exemple de la reconfiguration totale d’une filière [Courault, 2005]. Dans l’habillement, les grandes entreprises ont presque toutes disparu en tant qu’entreprises indépendantes, et les petites se sont réorganisées en réseau de sous-traitants, ne travaillant plus pour les grandes entreprises du passé, mais pour les grands noms de la mode qui subsistent dans cette filière sinistrée. Si, au départ, ces entreprises pouvaient être considérées comme prisonnières de leurs relations de sous-traitance avec les grands donneurs d’ordres locaux, ceux-ci ayant disparu, les petites entreprises ont réagi en délocalisant leur production au Maroc et en Tunisie dès la fin des années 1980. Elles ont intéressé aussi les grands opérateurs de la filière parce qu’elles étaient capables de répondre en termes de contraintes de qualité et de quantité. Elles faisaient faire au Maroc les commandes importantes et elles gardaient en leur sein, avec la main-d’œuvre qualifiée, ce qui nécessitait davantage de savoir-faire. Quinze ans plus tard, elles se sont, pour les meilleures, repositionnées sur le seul segment qui a pu perdurer, le haut de gamme, . Celles qui ont subsisté l’ont fait en développant leur distribution en circuit propre (boutiques à leur nom) et il se trouve que toutes sont sur le segment de la mode enfantine (Catimini, IKKS…).
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les autres travaillant sur certains segments de la filière, la mise au point des collections, ou le circuit court. Si l’on s’intéresse alors à la façon dont les salariés ont « accompagné » ces transformations, il faut envisager le rôle du réseau et du groupement ainsi que la place centrale que la formation a pu y occuper. Il y a vingt ou trente ans, il n’y avait pas de relations économiques ou de relations juridiques entre ces petites entreprises, mais une proximité locale associée au district. Ces PME locales ont su se doter de « ressources réseaux » qui leur ont permis d’acquérir une visibilité telle qu’elles puissent échapper en partie à leur environnement local. Cependant, ces réorganisations se sont accompagnées aussi d’une diminution très forte des emplois dans la filière.
Le dialogue entre économie du travail et économie industrielle à partir de la notion de
« relation de travail »
Afin de caractériser la nature de la dépendance dans les rapports interentreprises, Nadine Thèvenot propose de mobiliser la notion de « relation de travail » ou de « rapport de travail », qui dépasse le travail salarié. Une relation de travail rend compte des situations dans lesquelles un agent (individu, entreprise) fait exécuter à un autre une prestation de travail. Dans ce cadre, la relation donneur d’ordres/sous-traitant se définit par le fait que le donneur d’ordres fait exécuter au sous-traitant un travail qu’autrement ce dernier n’aurait pas réalisé. C’est en ce sens que le donneur d’ordres « mobilise » du travail. La notion de dépendance mutuelle telle qu’elle a été introduite dans l’analyse des relations clients-fournisseurs entretient la confusion sur la réalité des rapports de force qui se jouent dans les rapports de travail. Le donneur d’ordres peut être dépendant au niveau technologique des capacités développées par le sous-traitant. Cependant, il est le seul à disposer du pouvoir de mobiliser du travail et d’engager ainsi le travail chez le sous-traitant. Cette capacité de mobilisation du travail crée, non seulement de la dépendance économique compte tenu du faible nombre de clients du sous-traitant, mais aussi le pouvoir d’évaluer le travail réalisé. La tendance que l’on constate actuellement est que les donneurs d’ordres gardent le pouvoir d’évaluer le résultat, mais aussi . Voir la contribution de François Eymard-Duvernay dans cet ouvrage.
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celui de contrôler les moyens d’exécuter le travail par la mise en place d’une série d’indicateurs et de procédures, et par là d’interférer sur les décisions de gestion prises par les sous-traitants. Les travaux de Rachel Beaujolin [1999] montrent bien aussi que, pour accéder au statut de fournisseur, il faut obtenir un certain niveau de performance en termes de rentabilité et de réduction des coûts liés au travail. La mise en place de ces indicateurs par les donneurs d’ordres les conduit à intervenir de façon directe dans la gestion de la main-d’œuvre des sous-traitants. Selon Véronique Janod (Commissariat général du Plan) et Bernard Baudry, l’exemple des normes ISO est assez révélateur de la capacité d’ingérence des donneurs d’ordres ou firmes-pivots via la mise en place d’outils de gestion. Ces normes ISO avaient été évoquées pour mesurer la qualité des biens produits, mais les entreprises qui mettent en place ces normes ISO sont souvent amenées à analyser si les objectifs sont bien en adéquation avec la mise en œuvre des procédures dans chaque département ou entreprise. À l’issue du processus, on peut s’interroger néanmoins sur la réalité des implications que peut avoir cet indicateur de qualité des produits. Ces normes apparaissent davantage comme une procédure de signaling. Cependant, l’impact sur les processus mis en œuvre dans l’entreprise n’est pas à négliger, notamment parce que les firmes en situation de dépendance sont régulièrement auditées avec des visites de suivi régulières. Dans l’automobile, par exemple, les constructeurs « imposent » des normes parallèlement aux normes ISO, compte tenu de la spécificité de leur production (évaluation, aptitude, qualité, fournisseur, EAQF). Finalement, les modes d’utilisation ou de mobilisation de la maind’œuvre s’inscrivent dans des systèmes productifs au sein desquels le client, qu’il s’agisse du donneur d’ordres ou du client final, occupe une place centrale dans les rapports de travail et d’emploi.
Références bibliographiques Beaujolin R. (1999), Les Vertiges de l’emploi. L’entreprise face aux réductions d’effectifs, Grasset, Paris. Courault B. (2005), « Les PME et la filière textile-habillement face à la mondialisation : entre restructurations et délocalisations », Document de travail, Centre d’études de l’emploi, n° 41, juin.
9 Face au despotisme de marché, quelles stratégies syndicales ? Thomas Coutrot
Les nouvelles formes de domination dans le travail ont établi ce qu’on peut appeler un « régime néolibéral de mobilisation ». Ce régime ressemble à un « meilleur des mondes » managérial : il semble résoudre les dilemmes qui affectaient le management d’entreprise dans les régimes de mobilisation antérieurs. Pour faire bref, dans les trois dimensions de l’incertitude managériale (les dimensions marchande, organisationnelle et sociale), le régime néolibéral paraît en mesure de dépasser les trois principaux dilemmes stratégiques : qualité-innovation/prix, économies d’échelle/économies de variété, coopération/ atomisation [Coutrot, 1998]. Son efficacité tient, d’une part, au couplage original qu’il opère entre marchés des produits, du travail et des capitaux ; d’autre part, à sa capacité à articuler souplement différents modes d’organisation au sein d’entreprises-réseaux. Cette efficacité est attestée par la capacité de ce régime à maintenir sur une période relativement longue des taux de rentabilité historiquement très élevés pour les principaux centres de l’accumulation capitaliste, les groupes transnationaux (le fameux return on equity de 15 %). Il nous faut commencer par rappeler quelques résultats concernant les cohérences entre formes d’organisation de l’entreprise et du travail, d’une part, mode de constitution des acteurs collectifs et relations professionnelles, d’autre part. On se limitera ici pour l’essentiel au régime fordiste et à son successeur, le régime néolibéral, en restant d’ailleurs à un niveau très élevé de généralité, pour dégager des hypothèses schématiques qu’on espère heuristiques pour des travaux futurs. L’idée générale
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est que, dans le régime néolibéral, les innovations organisationnelles et managériales affaiblissent, d’un côté, les résistances et contre-pouvoirs classistes traditionnels (ceux du mouvement ouvrier), mais suscitent, d’un autre côté, de nouvelles résistances et de nouveaux acteurs collectifs non classistes, qui pourraient déboucher à terme sur une contestation des fondements mêmes du nouveau système de domination.
Le néolibéralisme, un despotisme de marché En raccourci, on peut saisir les nouvelles formes de domination (ou de subordination) dans le travail par l’idée du despotisme de marché [Burawoy, 1985 ; Coutrot, 1998]. Burawoy, un sociologue d’inspiration gramscienne, distingue deux types de régimes de travail : dans les régimes despotiques, la productivité est plutôt extorquée par la contrainte, alors qu’elle s’obtient davantage par l’adhésion des salariés dans les régimes hégémoniques. Cette distinction renvoie à la nature du dosage entre consentement et coercition nécessaire à la stabilisation des formes de domination du capital. L’instauration du droit social et de la protection sociale au lendemain de la Seconde Guerre mondiale a fait prévaloir des formes hégémoniques de mobilisation, mais leur effritement actuel et la montée en puissance des forces du marché renvoient le balancier du côté des formes despotiques. Le « despotisme d’usine » convoque la description que Marx donne de l’organisation du travail dans la fabrique, où le capital se soumet le travailleur par la discipline machinique et le commandement hiérarchique. Le travailleur est absorbé par la puissance du capital, il est dépossédé de son contrôle sur son travail, il n’est plus qu’un rouage au sein d’une armée de producteurs disciplinés. Toutefois, au cours du xxe siècle, l’exercice unilatéral du pouvoir de l’employeur est progressivement tempéré par l’affirmation du pouvoir syndical interne et de la protection sociale instituée à l’extérieur. Le pouvoir syndical et la négociation collective bornent le pouvoir disciplinaire de l’employeur ; le développement de la protection sociale donne aux salariés des ressources pour refuser les formes d’emploi les plus dégradées. Le fordisme est typiquement un régime hégémonique : les salariés sont incités à accepter la discipline du travail non par l’autorité patronale ou la seule menace du chômage, mais par les hausses de salaires qui résultent du partage des gains de productivité. Certes, la transformation de la force
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de travail en travail rentable, pilotée par l’organisation hiérarchique du travail, s’appuie sur des dispositifs disciplinaires internes (promotions, primes) mais aussi externes (marché du travail). Cependant, dans les grandes entreprises, dans les secteurs clés de l’accumulation, la menace du chômage ou de la précarité ne joue pas un rôle central dans la mobilisation de la force de travail. La discipline du marché du travail ne joue pleinement que pour les segments secondaires de la main-d’œuvre (jeunes, femmes, immigrés…). Le basculement néolibéral des années 1980 ouvre une nouvelle période. La montée du chômage, les restructurations permanentes, l’instabilité croissante de la main-d’œuvre réactivent la coercition par le marché du travail. Dans le « despotisme de marché » qui se met en place, ce sont les dispositifs disciplinaires externes qui jouent le rôle dominant : marché du travail (exigence d’employabilité), articulé au marché des produits (exigence de compétitivité) et au marché des capitaux (exigence de rentabilité). La finance dérégulée, poursuivant la maximisation des rendements dans un univers d’hypermobilité, constitue la forme institutionnelle dominante, du fait même du pouvoir social que lui confère sa liquidité. Les entreprises, les établissements, les collectifs de travail sont mis en concurrence les uns avec les autres (benchmarking) au nom du « client-roi », mais surtout sous la pression d’un volant permanent de chômage de masse (ou d’emplois précaires et à bas salaires dans le cas anglo-saxon) et de la menace de retrait des investisseurs. Ceux-ci exigent des restructurations permanentes, de façon à obtenir les taux de rendement anticipés. La mondialisation des investissements et des processus productifs, au sein de réseaux souples, mobiles, mais strictement hiérarchisés, permet d’intensifier la mise en concurrence à un niveau inédit jusqu’alors. Les différents systèmes productifs et sociaux se confrontent de plus en plus directement sur les marchés mondiaux, à mesure que progresse le démantèlement des protections, tarifaires ou non, promu par l’Union européenne et l’OMC. D’autant que, du fait de la globalisation des stratégies productives des firmes transnationales, les sites qui se trouvent dans les pays du Sud accèdent désormais à des technologies de pointe qui ont peu à envier à leurs homologues du Nord. Bien entendu, les relations professionnelles et les institutions qui les organisent résultent de l’histoire des rapports de classes dans chaque formation sociale, et ne peuvent être déduites mécaniquement d’un mode donné d’organisation du travail. Cependant, si la dynamique des
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relations professionnelles a une large autonomie, elle subit néanmoins l’influence du mode d’organisation des firmes et du travail. Pour faire bref, tout modèle productif est congruent avec – autrement dit, favorise et est renforcé par – un mode spécifique de constitution des collectifs autonomes. Ainsi le régime professionnel de mobilisation développe (et renforce) les métiers, ces collectifs transversaux aux entreprises qui réunissent des professionnels dotés de qualifications générales. De façon analogue, le régime fordiste résulte de (et favorise) l’émergence de collectifs de travail dans les ateliers et les usines. En effet, la relative stabilité des salariés, leur relative homogénéité (en termes de statut, de qualification, de genre…), les compromis sociaux d’entreprise visant à stabiliser la production, facilitent l’émergence et la reproduction d’acteurs collectifs ancrés dans l’entreprise, développant des « régulations autonomes » [Reynaud, 1989]. Ces « collectifs autonomes » produisent normes, rites et modes d’action collective qui sont à la fois une ressource productive – les régulations autonomes sont nécessaires à la productivité fordiste – mais aussi une menace – celle de la résistance à l’intensification du travail. Burawoy montre superbement cette ambiguïté du collectif de travail dans sa contribution séminale de 1979 [Burawoy, 1979]. Autrement dit, l’affirmation du syndicalisme engendre le compromis fordiste, qui lui-même favorise le maintien de la puissance syndicale, grâce à la stabilité de l’organisation du travail et à l’amélioration de la protection sociale. Ce n’est qu’au bout du compte que ce renforcement de la position des salariés finit par se révéler dysfonctionnel du point de vue à la fois de la dynamique de l’accumulation et de la stabilité sociale, avec le profit squeeze et la vague mondiale de contestation du tournant des années 1960-1970. Dans le nouveau régime de mobilisation, l’entreprise néolibérale en réseau est le mode d’organisation congruent avec le despotisme de marché : filialisation, externalisation, contractualisation entre unités de production, mondialisation productive permettent le redressement des profits et aboutissent à l’éclatement du collectif de travail fordien entre de multiples collectifs. L’entreprise néolibérale en réseau articule des formes hétérogènes de mobilisation des salariés. À la tête du réseau, l’« entreprise apprenante » emploie des professionnels de haut niveau, qui négocient individuellement leur talent, leur expertise ou leur créativité. Elle assure l’innovation dans la conception des produits/services et les stratégies
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marketing, c’est-à-dire les conditions de sa domination sur les marchés, condition d’une rentabilité durablement supérieure à la moyenne. Ses efforts de « gestion des connaissances » et de standardisation des procédures d’innovation visent à réduire sa dépendance par rapport à ce personnel hautement qualifié. Centrée sur le « cœur de métier », elle est en mesure d’imposer ses conditions (prix de transferts, licences, royalties, etc.) aux entreprises qui occupent des positions subordonnées dans le réseau. Cotée en Bourse, elle draine ainsi vers les actionnaires une fraction importante de la valeur créée dans l’ensemble du réseau. Au premier niveau de filiales ou de sous-traitants, les établissements « néo-fordistes » emploient des salariés qualifiés (« stables polyvalents » [Boyer et al., 1999]), dans une relation d’emploi qui demeure souvent de longue durée. Mais la stabilité apparente de ces salariés ne leur épargne pas l’insécurité : l’individualisation des contrats, des carrières et des rémunérations, la menace permanente des restructurations et des plans de licenciements garantissent une discipline productive et une intensification du travail sans nécessiter de concessions majeures au plan des salaires. La cohésion des collectifs de travail est minée par l’éclatement des statuts et le sentiment d’insécurité. Les établissements sont systématiquement mis en concurrence les uns avec les autres, au sein même des groupes ou avec l’extérieur. La négociation collective, dont le rituel continue à fonctionner et même à se développer dans les entreprises (notamment à l’occasion des lois de réduction du temps de travail), ne remédie aucunement à cette dégradation du rapport des forces. Dans l’organisation du travail néo-fordiste, le recul (relatif et inégal mais réel, comme l’attestent les enquêtes de la Dares sur les conditions de travail [Gollac et Volkoff, 2000]) de la prescription hiérarchique, l’octroi de marges de manœuvre aux salariés, l’appel à leurs capacités d’initiative ne débouchent pas sur une autonomie accrue des travailleurs, du fait de l’affaiblissement des collectifs autonomes qui inhibe l’émergence de toute action collective. Les collectifs de travail éphémères portés par l’« organisation par projet » sont impuissants à dépasser les objectifs fonctionnels qui leur sont assignés, et demeurent étroitement subordonnés à la logique organisationnelle de l’entreprise. Aux deuxième, troisième… énième niveaux (de plus en plus souvent externalisés, voire délocalisés pour ce qui concerne l’industrie ou les services aux entreprises), les établissements « néo-tayloriens » développent des formes d’emploi précaire – les établissements ayant
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eux-mêmes souvent une durée de vie limitée, comme sur les plates-formes intégrées de fabrication (les PIF) de l’industrie automobile [Gorgeu et Mathieu, 2003]. Faiblement rémunérés, peu qualifiés, soumis à un travail intense et répétitif, ces salariés cumulent précarité de l’emploi et précarité du travail [Paugam, 2000]. L’intensification du travail repose sur le contrôle machinique redoublé par le contrôle hiérarchique, direct ou informatisé [Edwards, 1979]. Le turnover élevé et/ou la répression antisyndicale entravent la constitution de pôles de résistance. À tous les niveaux de l’entreprise néolibérale en réseau, la montée de la concurrence au sein du salariat – entre salariés au sein des collectifs, entre établissements au sein des groupes, entre oligopoles rivaux, entre pays et continents – affaiblit donc drastiquement ses capacités d’organisation collective autonome. Le taux de syndicalisation et le nombre de grèves tendent à reculer partout, hormis de rares exceptions. Le concept de « despotisme de marché » correspond donc à cette situation où les modes de gestion des entreprises sont de moins en moins le fruit de compromis sociaux, et résultent sans cesse davantage de l’affirmation unilatérale du pouvoir du capital liquide et de ses représentants. Le syndicalisme européen se trouve alors soumis à de fortes pressions. Sa capacité à imposer de réels compromis aux dirigeants d’entreprises est mise à mal par le nouveau rapport de forces. La négociation collective s’organise selon l’agenda patronal, et consiste le plus souvent à aménager des concessions. On ne conteste plus les restructurations permanentes, les filialisations, les plans de licenciement, la gestion par les « compétences » au lieu des qualifications, etc., on se contente d’en aménager les conséquences. Représentant souvent les fractions les plus stables et/ou qualifiées du salariat d’exécution, et invité par les firmes et les pouvoirs publics nationaux et européens à s’intégrer dans la course à la compétitivité, le syndicalisme court le risque de s’institutionnaliser et de s’éloigner des catégories les plus précarisées (chômeurs, immigrés, travailleurs peu qualifiés…). Mais ses choix d’orientation demeurent fondamentalement politiques.
Les stratégies politiques du syndicalisme La mondialisation néolibérale impose indiscutablement un nouveau cadre à l’action syndicale. Le mouvement syndical est alors confronté à un choix stratégique. Il peut considérer que ce cadre est désormais
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irréversible et qu’il faut en prendre acte. Ce syndicalisme « d’accompagnement » (qui préfère s’autodésigner comme « réformiste ») s’efforce d’instaurer des contrepoids dans les structures existantes sans remettre celles-ci en question. Mais une stratégie alternative est possible : refuser le cadre, dénoncer la libéralisation du commerce, la liquidité financière, le niveau des rendements financiers, les stratégies de précarisation… Ce syndicalisme de contestation est bien présent en Europe, et même majoritaire en France. En effet, la Confédération générale du travail (CGT) et Force ouvrière (FO) se déclarent explicitement hostiles à la mondialisation libérale. Pour le secrétaire général de FO, il existe « un conflit entre une idéologie fondée sur la mondialisation, la déréglementation, l’ouverture de tous les secteurs de l’économie aux capitaux privés, et ceux qui considèrent que l’État, le service public, le secteur public et une réglementation sociale sont les véritables vecteurs du progrès humain » [Blondel, 2004]. Selon celui de la CGT, « la défense des intérêts des salariés de notre pays doit être appréhendée au travers d’une alternative à la mondialisation libérale, une alternative qui associe les principes économiques et sociaux du développement durable, le développement des pays les plus pauvres et la généralisation de l’application des normes sociales fondamentales de l’Organisation internationale du travail ». Ces deux syndicats refusent la légitimité de la libre circulation des capitaux ou d’une nouvelle division internationale du travail basée sur le libre-échange intégral, qui réserverait la production banalisée aux pays du Sud et l’expertise aux pays du Nord. À l’inverse, la Confédération française démocratique du travail (CFDT) accepte le cadre de la mondialisation libérale : « Dans ce débat, la première tentation est celle du refus de la mondialisation dénoncée pour les inégalités et les injustices, les comportements cyniques ou égoïstes qui l’accompagnent. Le syndicalisme ne peut se satisfaire de cette seule attitude négative. » La CFDT s’inscrit dans les démarches . B. Thibault, intervention au 37e congrès de la Fédération de la métallurgie CGT, 1er avril 2004. . « Le vrai combat des syndicalistes n’est pas à mener contre les délocalisations, mais pour l’anticipation et la préparation concertée des évolutions de l’entreprise, l’émergence de nouvelles activités industrielles et commerciales, la qualification des salariés […]. Les multinationales peuvent ainsi contribuer au financement du développement, elles constituent aussi un vecteur possible de régulation, en adoptant et en diffusant de nouveaux comportements dans les domaines social et environnemental » [Trorglic, 2002].
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d’autorégulation des comportements des transnationales et de la finance mondiale, promues par les milieux d’affaires, tels la responsabilité sociale des entreprises (RSE) et l’investissement socialement responsable (ISR). Elle développe notamment l’intervention syndicale dans la gestion des fonds d’épargne salariale, grâce à la création du Comité intersyndical pour l’épargne salariale (CIES), qui labellise des produits financiers « socialement responsables » pour que les salariés y placent leur épargne collective. Il s’agit bien de développer des fonds de pension sous influence syndicale, de façon à peser à terme sur les stratégies des grands groupes : « Notre but à terme est de faire émerger des acteurs financiers capables d’influencer les politiques de développement durable des entreprises. »
L’exemple des délocalisations Les délocalisations jouent un rôle central dans le débat social en France et en Europe. Des positionnements contrastés illustrent bien le clivage qui traverse le mouvement syndical. Pour la CFDT, les délocalisations ne sont pas en elles-mêmes un problème : « Au sein de l’UNI (Union Network International), la CFDT est partie d’un constat : le mouvement de délocalisation est inévitable. À partir de là, deux orientations sont possibles. Soit adopter une position syndicale dure en plaidant pour un protectionnisme à tout crin. Soit s’inscrire dans une démarche de développement durable de maintien de l’emploi européen – actions de requalification et de valorisation des postes à valeur ajoutée, etc. – tout en accompagnant les pays émergents. » Rejetant tout protectionnisme, mais aussi toute restriction aux droits de gestion des transnationales, la CFDT préconise « une politique industrielle ambitieuse, en investissant dans la recherche, la formation et en allant vers une harmonisation fiscale européenne ». La CGT en revanche n’accepte pas le présupposé libéral, selon lequel tout développement du commerce et des investissements internationaux serait positif : « Nous rejetons l’actuelle division interna. M.-A. Garaud, représentante de la CFDT au CIES, http://www.novethic. fr/novethic/site/article/index.jsp?id=75998, mai 2004. . J.-P. Bouchet (CFDT cadres), « On parle trop d’informatique, et pas assez de système d’information », http://www.01net.com/article/235419.html . F. Chérèque, « Rien n’est fait contre les délocalisations », Le Journal du dimanche, 5 septembre 2004.
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tionale du travail qui prétend spécialiser notre industrie dans le “haut de gamme” […]. Des droits nouveaux sont à conquérir, pour obtenir un véritable pouvoir d’intervention sur les choix de gestion des entreprises. » Ces droits nouveaux passeraient, selon la CGT, notamment par « la création de comités interentreprises et interindustries afin de réunir en amont des décisions à prendre tous les acteurs d’une filière industrielle ». Remarquons que la CGT, en contradiction apparente avec son positionnement contre la mondialisation libérale, participe au CIES aux côtés de la CFDT, la CFTC et la CGC, mais pas de FO, fort critique sur l’épargne salariale. Mais ce positionnement ambigu de la centrale syndicale – le CIES prône l’investissement de l’épargne salariale dans les PERCO, les plans d’épargne pour la retraite collectifs, mis en place par la loi Fillon sur les retraites de 2003, contre laquelle la CGT s’est battue – ne doit pas faire oublier que ses organisations et ses adhérents sont massivement hostiles aux marchés financiers et au néolibéralisme, comme l’a encore montré la prise de position de la CGT, sous la forte pression de ses fédérations, contre le traité constitutionnel européen.
Une stratégie prudente mais aux résultats incertains La stratégie d’accompagnement a d’abord le mérite d’exister et de proposer des perspectives claires à l’action syndicale. Elle permet aussi sans doute d’obtenir certaines concessions et surtout la reconnaissance institutionnelle des entreprises et des pouvoirs publics. Cependant, elle n’est pas sans écueils. Tout d’abord, elle entérine la fracture du salariat en de multiples couches (professionnels, noyaux durs, périphéries, précariat, exclus…) qui résultent de l’extrême sélectivité des politiques d’emploi des entreprises. Ces politiques étant jugées nécessaires pour faire face à la compétition mondiale, il ne reste qu’à en aménager les effets, en déployant des filets de sécurité pour les plus fragiles. . Résolution du 37e congrès de la métallurgie CGT, 1er avril 2004. . B. Thibault, intervention au 37e congrès de la Fédération de la métallurgie CGT, 1er avril 2004. . « Une telle pratique pourrait conduire les syndicats impliqués à préférer l’actionnariat à l’action, à nouer des alliances avec d’autres actionnaires, donc à faire des concessions, pour tenter de peser sur l’entreprise. À la limite, le nouveau mot d’ordre serait “le placement plutôt que la grève” » (Marc Blondel, secrétaire général de FO, La Tribune, 31 janvier 2002).
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Le problème est qu’il n’y a plus d’argent nouveau pour la protection sociale, qui subit au contraire la pression que les politiques néolibérales imposent à tous les budgets publics. Les nouveaux filets de sécurité ne peuvent être tissés qu’en redéployant les moyens existants, par exemple par le ciblage de la protection sociale. Mais ces politiques sont très impopulaires auprès des couches moyennes salariées, ce qui met en porte à faux le syndicat. Dans ce contexte difficile, l’action syndicale « réformiste », malgré un discours orienté vers la solidarité et la réduction des inégalités, tend de facto à privilégier les intérêts des noyaux durs, la fraction la mieux intégrée du salariat, celle qui demeure la plus organisée. Les relations professionnelles s’orientent alors vers la négociation d’entreprise, l’individualisation et financiarisation des rémunérations, l’actionnariat salarié, l’épargne salariale. Les intérêts des catégories précaires passent au second plan (comme l’illustre de façon patente la gestion de l’Unedic par la CFDT et le Medef, l’acceptation tacite du report du risque d’emploi sur les statuts précaires, et d’une façon plus générale, qui ne concerne pas la seule CFDT, la rareté des mobilisations syndicales contre la précarité). Cela est coûteux politiquement quand ces catégories précaires parviennent à s’organiser pour défendre leurs intérêts hors des syndicats traditionnels (mouvements de chômeurs, intermittents du spectacle…) ou dans des syndicats plus contestataires qui prennent pour cible le syndicalisme d’accompagnement. Une autre incertitude majeure concerne l’efficacité de la stratégie de régulation du capitalisme financier. Les remèdes à ses dérives sont recherchés dans la « responsabilité sociale des entreprises », cogérée entreprise par entreprise, où l’image sociale et environnementale devient une co-construction actionnaires-direction-salariés dans la recherche d’avantages compétitifs et d’efficience sociétale. L’intérêt collectif du salariat n’est plus un objectif syndical, les pouvoirs publics étant rendus responsables de la gestion des « perdants de la mondialisation » par la solidarité nationale. Une nouvelle régulation est recherchée via une nouvelle gouvernance financière reposant sur une diversification des critères de jugement des investisseurs (« investissement socialement responsable »). Mais rien n’indique pour l’instant qu’une telle stratégie soit en mesure de modifier substantiellement la logique générale du régime néolibéral ni même ses effets sociaux. Carrefour est à l’avant-garde du mouvement pour la responsabilité sociale des entreprises, et figure au tableau d’honneur de 7 des 9 indices européens
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« socialement responsables ». Pourtant, autant qu’on puisse en juger, le groupe continue à pressurer ses salariés et ses fournisseurs, à licencier ses délégués syndicaux (voir l’affaire du Carrefour de Marseille) et à verser à son ancien patron un « parachute doré » qui a déclenché un scandale national. Plus fondamentalement, il n’existe aucune batterie d’indicateurs objectifs, mesurés de façon indépendante, qui permettrait d’affirmer que ses performances sociales ou environnementales soient meilleures que celles de Leclerc, Auchan ou Casino. Mais, si la stratégie d’accompagnement de la mondialisation semble d’une efficacité hypothétique, celle de sa contestation ne l’est aujourd’hui pas moins. Au-delà de luttes défensives et rarement victorieuses contre des fermetures d’établissements et des délocalisations, et malgré l’important capital de sympathie dont ces luttes bénéficient dans l’opinion publique, la stratégie syndicale de contestation peine à formuler des perspectives de moyen-long terme et à affirmer sa crédibilité. Le syndicalisme, même combatif, ne parvient plus à s’extraire du rapport de forces structurellement déséquilibré qui l’oppose au management et aux actionnaires au sein de l’entreprise. La question majeure est alors celle des liens entre cette aile contestataire du mouvement syndical et le mouvement altermondialiste, qui s’est constitué dans un premier temps à l’extérieur des entreprises pour lutter contre les structures et les effets de cette mondialisation et dispose en la matière d’un patrimoine déjà important d’analyses et d’expériences pratiques.
L’alliance altermondialiste Le mode de fonctionnement de l’entreprise néolibérale en réseau a deux conséquences majeures : il amène un éclatement des collectifs de travail réels et il induit un rejet (une « externalisation », disent les économistes) de nombreuses nuisances sur le reste de la société. Les pratiques de gestion des entreprises les amènent en effet de plus en plus à rejeter sur leur environnement des nuisances écologiques (pollutions, marées noires, effet de serre, etc.), sanitaires (accidents industriels, maladies professionnelles le plus souvent non reconnues, contamination du voisinage, etc.), sociétales (chômage, discriminations, exclusions, etc.). Cette production d’externalités négatives est . Voir le rapport social et environnemental de Carrefour pour 2004, http://www. carrefour.com/dd2004fr.htm
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stimulée par la course éperdue à la compétitivité et à la rentabilité dans un contexte de « guerre économique » et de pression des critères financiers. Elle n’est pas véritablement contrecarrée par les simulacres d’autorégulation que les entreprises mettent en place avec les démarches de « responsabilité sociale » [Conseil scientifique d’Attac, 2003], et qui visent avant tout à préserver l’image de la firme sans modifier substantiellement son comportement. Face à ces dégâts qui ne cessent de s’aggraver, la société civile tend à s’organiser dans des associations (organisations non gouvernementales) thématiques, qui sont de plus en plus amenées à prendre en compte les comportements des entreprises dans leurs revendications et objectifs d’action. Associations écologistes, de défense des droits de l’homme, de défense des malades, de solidarité Nord-Sud, féministes, etc., ont accru leur pression sur les transnationales au cours de la décennie écoulée. Greenpeace a ciblé Shell ou Areva, Amnesty ou la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) se sont investies sur le terrain des droits économiques et sociaux, Act Up ou Médecins sans frontières ont harcelé les laboratoires pharmaceutiques, l’Association de défense des victimes de l’amiante (Andeva) a bousculé patronat et pouvoirs publics, etc. Cette tendance traduit l’exigence croissante des acteurs de la société civile, indépendamment des pouvoirs étatiques ou économiques, d’obtenir des entreprises qu’elles respectent les droits des personnes et l’environnement. Elle a donné naissance au « mouvement altermondialiste » (pour une « justice globale », disent les Anglo-Saxons), qui rassemble une myriade d’acteurs, de taille et de vocations les plus diverses, mais qui partagent un même refus du pouvoir exorbitant des grands acteurs économiques, et une même aspiration au contrôle démocratique par la société sur les décisions qui engagent l’avenir commun. Ce refus et cette aspiration forment le soubassement d’une convergence souple, inédite aussi bien par ses formes d’action (des forums sociaux, des campagnes internationales de grande ampleur, au caractère souvent innovant) que par son extension géographique (il s’agit pour la première fois d’un mouvement social d’emblée mondial). Taxes globales pour financer les « biens publics mondiaux », commerce équitable, annulation de la dette des pays pauvres, contestation des OGM et des transnationales, défense de l’environnement, etc., les terrains de lutte sont multiples. L’altermondialisme est un mouvement social multiforme qui, pour l’essentiel (si l’on excepte son aile syndi-
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cale), se réclame d’une démarche non classiste ; il ne défend pas les intérêts spécifiques d’un groupe ou d’une classe sociale, mais ceux de toute la population, voire de l’humanité entière. Il se réclame de valeurs universelles qui transcendent les classes et les nationalités, ce qui lui donne ce pouvoir de pénétration dans toutes les couches de la société et dans d’aussi nombreux pays. Cependant, le mouvement altermondialiste, après un essor fulgurant à la fin des années 1990, a buté sur le 11 septembre 2001, qui a coupé son élan en Amérique du Nord. En Europe et en Amérique latine, où il possède ses points forts, il peine à influencer les politiques gouvernementales, même si Chirac et Lula se sont emparés de la bannière des taxes globales. L’une des questions clés de son développement futur concerne sans doute sa capacité à se lier au mouvement syndical, qui reste de loin, au plan numérique, la principale force militante organisée dans le monde. À cet égard, les choses ne sont pas spontanées. Il est fréquent que les pressions des ONG sur les entreprises s’exercent sans coordination avec, voire directement contre, les organisations syndicales des entreprises concernées. Les tensions récurrentes entre écologistes et syndicalistes d’EDF ou d’Areva, ou entre riverains de Toulouse et ouvriers d’AZF, ne sont pas des exceptions isolées. Mais la capacité du mouvement syndical à s’extraire des tenailles dans lesquelles le tient le despotisme de marché, tout comme celle du mouvement altermondialiste à élargir son influence et à peser enfin sur les politiques, dépendent sans doute pour une large part de leur capacité à trouver des terrains communs de luttes et d’élaboration.
Syndicalisme et altermondialisme : ignorance réciproque ou alliance conflictuelle ? En Europe, la convergence du mouvement « alter » avec les grandes organisations syndicales est inégale selon les pays. C’est ainsi que la Confédération européenne des syndicats (CES) participe formellement aux forums sociaux européens et prend soin de coordonner ses manifestations européennes avec les échéances du mouvement altermondialiste (notamment à l’occasion des sommets européens ou des G8). Toutefois, la CES se situe clairement sur une orientation d’accompagnement qui limite le degré de convergence possible dans des actions concrètes. Mais des alliances ponctuelles sont possibles, comme cela est le cas contre la directive Bolkestein. En Allemagne,
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et surtout en Italie, existe une implication de secteurs importants du mouvement syndical majoritaire, comme cela a été rendu visible par la participation massive de la Confederazione generale italiana del lavoro (CGIL) au forum social de Florence en novembre 2002. En France, l’implication syndicale dans le mouvement altermondialiste est globalement faible, même si la Confédération paysanne, Sud et la FSU (le principal syndicat d’enseignants) y sont très actifs. La CGT, en particulier, observe avec distance le mouvement, n’y participant que par l’intermédiaire de deux structures traditionnellement « en pointe » dans l’ouverture aux questions sociétales (la Fédération des finances, l’Union des cadres, ingénieurs et techniciens). Quant à FO et à la CFDT, ils sont hostiles au mouvement altermondialiste, pour des raisons différentes : FO, par refus de l’ingérence de la « société civile » dans les affaires du syndicalisme10, la CFDT, par rejet de la radicalité anticapitaliste trop présente à son goût dans le mouvement11. Du côté des altermondialistes, d’ailleurs, l’intérêt pour le mouvement syndical n’est pas non plus généralisé. Beaucoup de militants se méfient des appareils syndicaux, qu’ils trouvent sclérosés ou qu’ils accusent de « productivisme ». Les incompréhensions, voire l’indifférence, marquent souvent les rapports entre les deux univers. Les raisons de la méfiance sont donc multiples – désaccords politiques, méfiance envers des acteurs jugés peu représentatifs ou susceptibles d’être manipulés par l’extrême gauche, crainte de la concurrence dans la représentation de l’intérêt général, etc. – et rendent difficiles les convergences sur le terrain des luttes sociales, même si des exemples peuvent être trouvés (Danone, Michelin, Arcade…) [Attac, 2003]. Les syndicats français (à l’exception de Sud ou de la Confédération paysanne) sont loin d’avoir, par exemple, adopté la stratégie personnalisée de J. Sweeney, le président de l’AFL-CIO depuis 1995, qui consiste à rechercher systématiquement de nouvelles solidarités et alliances 10. La solidarité internationale, « c’est le rôle du mouvement syndical mondial, qui ne saurait être supplanté dans ce domaine par les différents forums sociaux qui se tiennent de Porto Alegre, à Bombay, en passant par Paris » (Marc Blondel, secrétaire général de FO, La Tribune, 31 janvier 2002, p. 28). 11. Avec « les ONG dont les buts et les valeurs sont proches des siens », la CFDT « est prête à s’engager sur la voie de partenariats constructifs, si toutefois de tels rapprochements ne se contentent pas d’alimenter la contestation ou la protestation, mais participent bien à la construction de nouvelles procédures démocratiques » [Trorglic, 2002, p. 32].
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entre les salariés des noyaux durs et les mouvements sociaux issus de la société civile à l’extérieur de l’entreprise, afin de permettre au syndicalisme de reprendre pied face aux stratégies du capital. Pourtant, les syndicats qui partagent avec le mouvement altermondialiste la critique du cadre imposé de la mondialisation libérale pourraient s’engager dans des coopérations fructueuses avec les mouvements sociaux. L’élément clé de cette nouvelle stratégie serait l’élargissement du champ de la lutte syndicale aux principales questions sociétales. En effet, l’externalisation des risques sociaux et environnementaux par l’entreprise néolibérale suscite des résistances sous la forme de ces nouveaux acteurs collectifs, extérieurs aux entreprises, mais qui cherchent à peser sur leurs décisions. Une stratégie syndicale de contestation pourrait rechercher la convergence avec ces mouvements. D’abord, en systématisant la mise en réseau parallèle de l’ensemble des salariés mobilisés par le capital dans la chaîne de valeur de l’entreprise (précaires, sous-traitants, salariés des filiales ou des fournisseurs à l’étranger…), de façon à reconstituer un collectif de travail réel au-delà des frontières juridiques des entreprises. On peut penser à cet égard au groupement syndical CGT des Chantiers navals de Saint-Nazaire, qui pratique une forme de syndicalisme en réseau assez proche des méthodes de lutte altermondialistes. Ensuite, en tissant des alliances avec les forces sociales extérieures au rapport de production, mais directement concernées par les décisions de gestion des entreprises : communautés territoriales, consommateurs, écologistes, défenseurs des droits de l’homme, les forums sociaux locaux, régionaux et mondiaux. L’irruption dans les « relations professionnelles » de ces acteurs sociaux non classistes et extérieurs au rapport de production pourrait représenter une innovation historique susceptible de bouleverser en profondeur l’analyse de ce champ. Ces mouvements sociaux constituent peut-être, par leur convergence dans le mouvement altermondialiste, la première opportunité réelle, dans l’histoire du capitalisme, de voir se constituer un mouvement social mondial, seul en mesure de s’opposer à la domination unilatérale du capital mondialisé. Le syndicalisme est donc à un tournant. L’acceptation du principe de la liquidité financière, donc du despotisme de marché, tend à restreindre l’action collective aux institutions centrales du capitalisme financier, les cœurs de groupes et les marchés financiers. L’avantage est de présenter une démarche réformiste d’apparence crédible car centrée sur les
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institutions dominantes. Le prix à payer est un renoncement à la défense de l’intérêt collectif du salariat et l’acceptation d’un durcissement de la segmentation sociale. La contestation du despotisme de marché amène à fixer des objectifs apparemment plus radicaux (à commencer par des restrictions drastiques à la liquidité et à la mobilité du capital financier), en privilégiant la construction de nouvelles alliances entre secteurs dominés. Toutefois, étant donné l’extrême degré de concentration du capital financier (même aux États-Unis, 1 % des ménages détiennent 49 % des actions cotées à Wall Street) et la logique propre de la liquidité financière, il n’est pas sûr que la première stratégie soit moins utopique que la seconde.
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10 Quels acteurs et quels niveaux pertinents de représentation dans un système productif en restructuration ? Jacques Freyssinet* Les restructurations d’entreprises ou de groupes industriels ont pris, depuis une vingtaine d’années, une ampleur croissante et un caractère continu. Elles ne se manifestent plus seulement par des moments de crise, exigeant la mise en place de dispositifs exceptionnels et transitoires. De plus en plus, elles apparaissent comme un mode permanent d’adaptation aux conditions, sans cesse changeantes, de la compétitivité et de la rentabilité. S’il en est résulté une évolution des modes de gestion sociale des restructurations, l’observation de celles-ci révèle un paradoxe. En premier lieu, depuis une vingtaine d’années, le rôle et les responsabilités attribués à l’entreprise dans la régulation de la relation d’emploi ont été significativement accrus. Depuis les lois Auroux (1982) jusqu’à la loi Fillon (2004), les institutions de représentation du personnel et la négociation collective d’entreprise ont vu leurs attributions ou leurs champs de compétence élargis. En ce qui concerne la mise en œuvre des restructurations, l’évolution de la jurisprudence, puis celle de la législation, ont renforcé les obligations substantielles et procédurales auxquelles sont soumises les entreprises. La récente loi Borloo (2005), dite de « cohésion sociale », introduit à la fois des avancées et des reculs dans ce domaine. Enfin, le discours qui s’est développé sur la « responsabilité sociale » des entreprises, notamment au niveau des institutions européennes [Commission européenne, 1998, 2002 et 2005], a contribué à alimenter un mouvement qui élargit le rôle de l’entreprise dans la sphère de la régulation sociale. * Une première version, moins développée, de ce texte a été publiée dans le numéro spécial de La Revue de l’IRES consacré aux restructurations [IRES, 2005].
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Mais, en second lieu, l’ensemble des recherches menées au cours de la même période par les économistes, les gestionnaires et les juristes ont mis en évidence l’indétermination croissante de la notion d’entreprise et, plus spécialement, des frontières des entreprises et donc de celles des groupes auxquels elles appartiennent. On peut, dès lors, s’interroger sur la pertinence que revêt le niveau de l’entreprise pour définir des procédures de gestion des restructurations, pour organiser le débat et la négociation entre acteurs concernés, enfin, pour garantir les droits des salariés. L’interrogation portera ici sur les choix stratégiques que peuvent opérer les organisations syndicales confrontées à ce problème. De manière schématique, face au diagnostic de perte de pertinence de la notion d’entreprise, deux options sont ouvertes : — chercher à reconstruire la notion d’entreprise parce qu’elle est jugée essentielle pour désigner le lieu central où peut être mise en question la responsabilité de l’employeur et donc, à l’arrière-plan, celle des décideurs économiques qui la contrôlent ; — ou bien, tirer les conséquences de la dilution de la notion d’entreprise et chercher à définir d’autres lieux et à créer d’autres acteurs pertinents pour la gestion des restructurations et la défense du droit à l’emploi.
Reconstruire la notion d’entreprise comme niveau pertinent d’intervention et de négociation sur les restructurations
Il est usuel d’analyser, notamment à la suite d’Alain Supiot, l’évolution du contrat de travail, au cours de la phase qui va de l’essor de la grande industrie jusqu’aux années 1970, comme le produit d’un échange implicite : d’une part, le salarié accepte un lien de subordination, d’autre part, l’employeur garantit une sécurité ancrée dans la relation d’emploi. La validité générale de ce diagnostic rétrospectif mériterait d’être discutée, mais l’important est qu’il traduit bien les représentations du rapport salarial qu’avaient construites les acteurs sociaux dans les grandes organisations productives. Dans ce contexte, lorsque les restructurations industrielles apparaissent, elles sont perçues par les salariés comme la rupture d’un engagement implicite. C’est la responsabilité de l’entreprise en tant qu’employeur ou, plus simplement,
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celle du « patron », qu’ils mettent en cause. Les acteurs ou institutions compétents, les droits des salariés, les dispositifs de gestion des restructurations sont d’abord définis à ce niveau, même s’ils peuvent mobiliser des ressources créées par des accords de branche ou interprofessionnels. Une telle logique a pu se maintenir aussi longtemps qu’était approximativement vérifiée une hypothèse implicite sur la nature de l’entreprise. Un constat de disjonction croissante avec la réalité a suscité l’introduction de correctifs partiels dont on mesure aujourd’hui les insuffisances. La dilution de la notion d’entreprise, qui est le produit direct des nouvelles formes de mise en valeur des capitaux, crée un défi pour les stratégies syndicales : celui du choix du niveau pertinent de mobilisation des travailleurs et d’intervention dans la gestion.
La nécessaire mise en question d’une hypothèse implicite L’utilisation de la notion d’entreprise est commode pour poser et traiter les problèmes de restructurations à condition que l’on accepte l’hypothèse d’une identité entre trois définitions possibles de l’entreprise, et donc trois modes de délimitation de ses frontières : — l’entreprise est une unité de production ou une organisation productive réunissant un ensemble de moyens de production interdépendants mis en œuvre par un collectif de travailleurs. Ce sont ces collectifs qui constituent les niveaux élémentaires de prise de conscience des solidarités entre travailleurs et d’organisation de leur mobilisation ; — l’entreprise est un employeur, c’est-à-dire le point de jonction d’un faisceau de contrats de travail ayant d’un côté le même sujet juridique, le chef d’entreprise, auquel se réfère l’obligation de subordination. C’est ce critère qui définit le champ de compétence des instances de représentation des travailleurs ou le champ d’application des accords d’entreprise ; — l’entreprise est un centre de décision sur un capital. Elle est le lieu où s’exerce le pouvoir de gestion. En particulier, c’est à ce niveau que se prennent les décisions de restructuration. Toute hypothèse est, par nature, simplificatrice ; telle est son utilité. Encore faut-il qu’elle mette en évidence des caractéristiques communes, majeures et dominantes dans l’hétérogénéité des phénomènes observés. L’hypothèse d’identité des trois définitions de l’entreprise a pu constituer
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une approximation acceptable jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, elle semble radicalement invalidée par les transformations observables dans les systèmes productifs.
Des disjonctions croissantes et quelques correctifs partiels Rappelons brièvement quelques évolutions majeures qui ont fait l’objet de multiples analyses de la part des économistes, des juristes et des gestionnaires. Leur effet commun est d’amplifier la non-correspondance entre les trois modes de tracé des frontières de l’entreprise. — Les disjonctions entre les collectifs de travail définis par référence, soit à la notion d’employeur, soit à celle d’unité de production, résultent de tous les mécanismes qui rendent possible l’existence d’une multiplicité d’employeurs au sein d’un même collectif de travail concret (par exemple, intérim, externalisation sur site, tours de bureaux…). Il n’existe pas, pour l’ensemble des travailleurs présents dans l’unité de production, de lien juridique avec un employeur unique, mais un lien d’appartenance à un groupe soumis à une seule organisation hiérarchisée et/ou placé dans le même environnement de travail. L’extension de la délimitation des ensembles de salariés couverts par un CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) ainsi que la création de délégués de site illustrent certaines des tentatives de prise en compte ponctuelle de ces désajustements. — Les disjonctions entre les frontières définies par référence, soit à la notion d’employeur, soit à celle de centre de décision sur le capital, sont devenues massives avec le développement des groupes d’entreprises et la complexification de leurs organigrammes. Dans ces cas, ce n’est en général que sur la base d’une fiction juridique qu’il est possible d’imputer à l’employeur la responsabilité des décisions qui sont à l’origine des restructurations. L’employeur (en pratique, une filiale d’énième rang) ne fait que prendre en charge, opérationnellement et juridiquement, les conséquences sociales d’une décision adoptée, selon des critères industriels ou financiers, à un niveau supérieur de l’organigramme du groupe, souvent difficile à identifier. Les salariés se trouvent, en ce qui concerne leur emploi, en situation de dépendance à l’égard d’un centre de décision économique qui n’est pas leur employeur juridique. Ici encore, des dispositifs ont été imaginés pour réduire les dysfonctionnements engendrés par la déconnexion entre l’employeur et le décideur.
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Les comités d’entreprise européens (sur la base d’une directive européenne) et les comités de groupe (selon la législation française) donnent, pour l’exercice d’un droit d’information et de consultation, un cadre plus proche du niveau pertinent que celui où sont bornés les comités d’établissement et comités d’entreprise. Encore ce cadre demeure-t-il insuffisant lorsqu’il s’agit de groupes mondiaux. À l’échelle européenne, la Confédération européenne des syndicats (CES) et les organisations d’employeurs (l’UNICE et le CEEP) se sont mises d’accord, le 16 octobre 2003, sur des « orientations de référence pour gérer le changement et ses conséquences sociales ». Le texte, présenté par ses rédacteurs comme non contraignant et non susceptible de faire l’objet d’une directive européenne, n’a finalement pas été soumis au vote du comité exécutif de la CES, qui s’est borné à en « prendre note ». Cette attitude s’explique probablement par le fait que le document se limite à un catalogue de déclarations d’intention (voir, sur ce point, [Degryse et Pochet, 2004]). À l’échelle nationale, la loi Fillon a consolidé le statut juridique des accords de groupe : ils peuvent inclure des accords de méthode sur la gestion des restructurations. La jurisprudence, enfin, a accordé une importance croissante à la notion de groupe pour apprécier le champ de référence des obligations de reclassement. Le problème n’est donc pas ignoré, mais traité par des dispositifs partiels et disjoints. Des phénomènes plus complexes doivent être pris en compte. Par exemple, les réseaux hiérarchisés de sous-traitance engendrent une combinaison des deux phénomènes précédemment décrits, selon qu’il s’agit de sous-traitance interne sur un site productif du donneur d’ordre ou de sous-traitance externe. La dépendance économique se dilue tout au long de la chaîne de sous-traitance. Une autre illustration, plus récente, est fournie par le cas des entreprises en réseaux, au sens strict du terme. L’incertitude y devient radicale lorsqu’il s’agit d’imputer une responsabilité dans une opération de restructuration, alors que la nature même de ces réseaux rend le processus de restructuration potentiellement continu et les frontières du collectif de travail constamment mouvantes. À part quelques maigres avancées jurisprudentielles . Union des confédérations de l’industrie et des employeurs d’Europe. . Centre européen des entreprises à participation publique et des entreprises d’intérêt économique général. . C’est-à-dire unies par des liens volontaires, révocables, non réductibles à des prises de participations financières.
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sur la prise en compte des relations de sous-traitance, ces nouvelles formes d’organisation restent pour l’essentiel un désert pour le droit du travail et la négociation collective.
Stratégies syndicales Si les stratégies syndicales, depuis la Seconde Guerre mondiale, ont eu comme objectif principal de faire peser principalement sur l’employeur, en cas de restructuration, des obligations portant d’abord sur la préservation de l’emploi et, en second lieu, sur le reclassement, les disjonctions dont nous avons fait l’inventaire ont mis en question la référence privilégiée à la notion d’employeur. Cette dernière tend à devenir une fiction juridique qui contribue à masquer l’une des parties en présence dans la relation d’emploi. Pour sortir de ce piège, deux options peuvent être opposées, selon que le syndicat privilégie le niveau le plus efficace de mobilisation des travailleurs contre les restructurations ou le niveau le plus pertinent d’intervention dans les décisions de restructuration. Dans le premier cas, l’action est organisée autour de la lutte contre les conséquences des restructurations, dès lors qu’elles mettent en danger, dans l’immédiat ou à terme, le niveau ou la qualité de l’emploi dans l’entreprise. Cette forme élémentaire de réaction syndicale peut s’intégrer à des conceptions fort différentes du syndicalisme. Par exemple, pour un certain type de syndicalisme « révolutionnaire », c’est une occasion concrète d’affrontement avec une logique économique soumise au seul critère du taux de profit. Dans une autre vision du syndicalisme, très éloignée de la précédente, il s’agit seulement de défendre les intérêts des travailleurs, sans que le syndicat ait à se mêler de décisions de gestion qui relèvent de la seule responsabilité de l’employeur. Les composantes d’une telle logique d’action s’échelonnent selon une hiérarchie de priorités et un déroulement chronologique des revendications : refuser les suppressions d’emploi ou, en tout . Pour une comparaison internationale, voir [Bacon et Blyton, 2004]. . On trouvera de nombreuses analyses concrètes d’opérations de restructurations menées selon cette logique dans le numéro spécial déjà cité de La Revue de l’IRES, par exemple [Bruggeman, 2005 ; Gorgeu et Mathieu, 2005 ; Linhart, 2005 ; Mazade, 2005]. Voir aussi [Linhart, 1991 ; Bruggeman, 1999, 2001 ; Campinos-Dubernet, Barbara et Redor, 2002].
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cas, les licenciements ; mobiliser les dispositifs de cessation anticipée d’activité ; minimiser le nombre des licenciements en assurant des reclassements internes ou, à défaut, externes sur des emplois convenables et durables ; en cas de licenciements, assurer les niveaux et les durées d’indemnisation les plus satisfaisants, associés si possible à des départs dits volontaires. L’efficacité d’une telle stratégie repose principalement sur le degré de mobilisation des travailleurs directement concernés. Le niveau et les acteurs de la représentation et de l’action sont donc situés au plus près des unités de production et des collectifs de travail touchés par les décisions de suppression d’emplois. C’est là seulement que peut naître une action unitaire, durable, parfois violente ; c’est à partir de là que se nouent des solidarités de proximité au niveau local. Enfin, on peut espérer amorcer une dynamique ascendante (bottom up) qui entraînera progressivement dans l’action les salariés des autres composantes du groupe. L’expérience permet de mesurer la force et les limites de telles stratégies. La capacité de mobilisation locale est souvent élevée et durable. Elle engendre fréquemment des réactions de sympathie dans l’opinion publique. Pour ces raisons ou du fait de craintes quant au maintien de l’ordre public, les groupes peuvent être conduits, par souci de leur image ou pour répondre aux pressions qu’ils subissent, à accepter des concessions. Généralement, les concessions finales se concentrent sur une amélioration, plus ou moins substantielle, des dispositifs de conversion et des indemnisations financières, sans mettre en cause le principe de l’opération de restructuration, ni même, sauf à la marge, son ampleur. Il est rare que la solidarité entre travailleurs au sein du groupe se manifeste autrement que par des gestes symboliques ou une aide financière. Il y a, bien sûr, des exceptions, dont il est important d’analyser la nature et les causes ; elles ne peuvent être invoquées pour ignorer les tendances dominantes. Il ne faut ni minimiser la signification de ces luttes, ni sous-estimer leurs résultats, non seulement en termes d’atténuation ex post des coûts sociaux des restructurations, mais aussi comme menace crédible prise en compte ex ante par les groupes dans la définition de leurs choix. On doit, en revanche, prendre acte des limites de leur impact économique. La réflexion menée sur ce dernier aspect a conduit certaines organisations syndicales, dans certaines périodes et certains contextes, à privilégier une seconde stratégie, celle de l’intervention directe sur les
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décisions de restructuration. Une telle stratégie n’est pas incompatible avec la première, mais elle donne à celle-ci un caractère politiquement subordonné et chronologiquement second. Le débat sur l’intervention des syndicats dans la gestion est presque aussi ancien que le mouvement syndical français et nous n’y reviendrons pas (voir par exemple [Lojkine, 1996]). Il a retrouvé une nouvelle vigueur au cours des années 1970 et au début des années 1980, notamment au sein de diverses fédérations de la CFDT et de la CGT (voir pour la CFDT [Huiban, 1983] et pour la CGT [Zarifian, 1983]). Il recoupait partiellement les discussions portant sur l’opportunité de la création de structures syndicales spécifiques à l’échelle des groupes industriels. Dans un contexte transformé, on retrouve aujourd’hui, pour les structures syndicales qui acceptent une telle démarche, la même tension qu’il y a vingt ans entre deux conceptions possibles d’une intervention des syndicats dans les décisions de restructuration, ou plus largement dans la gestion des entreprises. L’objectif peut être principalement pédagogique. Il s’agit alors de dépasser une simple attitude négative de dénonciation des restructurations pour montrer la possibilité de solutions différentes, qui seraient fondées sur d’autres critères de gestion, micro et macroéconomiques. La mise en cause radicale des logiques de marché et de profit s’opère, non à partir d’un discours abstrait, mais sur la base d’une expérience vécue par les salariés. Une telle attitude n’implique aucune illusion sur la possibilité que les contre-propositions industrielles avancées puissent être acceptées dans le contexte présent. Il s’agit d’abord de convaincre les travailleurs de la possibilité et de la pertinence d’une alternative globale. Le travail d’explication et de conviction peut se mener à tous les niveaux sans nécessité d’arbitrages. La situation est différente lorsque la stratégie se donne des objectifs directement opérationnels. Cela n’implique pas qu’elle ait à coup sûr des effets immédiats sur les opérations de restructuration déjà engagées, mais cela exige qu’on puisse, au moins à terme, identifier des effets sur les processus de prise de décision en matière de restructurations et sur le contenu des décisions. Dans cette hypothèse, le niveau de représentation et d’action pertinent est celui qui correspond au lieu réel de prise de décision économique, c’est-à-dire, le plus souvent, l’état-major du groupe. C’est pour intervenir et négocier efficacement à ce niveau que l’acteur syndical doit se structurer. C’est aussi à cette échelle qu’il doit avoir l’expertise nécessaire pour construire des propositions alternatives
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et la capacité de mobiliser l’ensemble des forces syndicales du groupe pour créer le rapport de forces nécessaire à leur prise en compte. Une première solution peut être recherchée dans la transposition à l’échelle du groupe des institutions de représentation des salariés et des procédures de négociation collective qui ont fait la preuve de leur efficacité à d’autres niveaux pour gérer les conflits et définir des compromis entre le capital et le travail. Des structures syndicales et des délégués syndicaux de groupe, des comités d’information et de consultation, des accords de groupe fourniraient, au niveau pertinent, les outils d’intervention sur les logiques de restructuration. L’expérience donne des enseignements quasi symétriques quant à l’intérêt et aux limites de telles stratégies. La réunion, surtout à l’échelle internationale, des représentants syndicaux des différentes composantes du groupe donne les moyens d’une capacité d’analyse et de proposition et crée une légitimité qui rend malaisé pour les dirigeants du groupe un pur refus de la discussion. Le problème naît de l’extrême difficulté d’une mobilisation conjointe des collectifs de travail à cette échelle. Il est amplifié par le fait que les groupes manient parfaitement les tactiques de mise en concurrence de leurs différentes unités de production à l’occasion des choix de création, suppression ou délocalisation d’activités. De manière sommaire, le constat peut se résumer ainsi : le niveau du groupe est le bon niveau d’intervention pour permettre la confrontation avec les « vrais décideurs », mais il est rarement opérant, au moins dans l’état actuel des prises de conscience, pour créer les mobilisations solidaires, donc le rapport de forces qui permettrait de peser efficacement sur la décision (voir, par exemple, [Sisson et Martin Ardiles, 2000 ; Freyssinet et Seifert, 2001]). Une autre stratégie a été proposée et dans une certaine mesure expérimentée. Elle ne s’appuie pas sur des instances et procédures classiques de confrontation des intérêts du travail et du capital, mais sur des mécanismes qui assurent une présence des travailleurs dans les lieux de gestion du capital ou une influence sur les prises de décision qui s’y opèrent. Nous ne pouvons que mentionner ici des orientations qui mériteraient une discussion approfondie. Au terme d’une critique rigoureuse des « dérives du capitalisme financier », Michel Aglietta et Antoine Rebérioux ont récemment remis à l’ordre du jour le projet d’ouverture des conseils d’administration aux représentants élus des salariés, avec des droits équivalents à ceux . Toujours, comme nous l’avons dit plus haut, sans négliger les exceptions.
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des représentants des actionnaires. Ils s’appuient particulièrement sur l’expérience de l’Allemagne [Aglietta et Rebérioux, 2004]. Les mêmes auteurs reprennent aussi une proposition qui élargirait des expériences menées jusqu’ici à une échelle limitée par le mouvement syndical dans divers pays, notamment aux États-Unis et au Canada, et qu’ils proposent de généraliser : l’utilisation de l’épargne salariale, notamment celle qui est destinée aux retraites, pour financer des investissements échappant à la logique de maximisation de la rentabilité privée. Dans le même sens, on peut ranger les propositions qui visent à utiliser, sous la direction ou sous l’influence des syndicats, des procédures d’habilitation de fonds de placement ou de notation sociale des entreprises qui permettraient d’exercer une pression sur les modes et les critères de gestion des entreprises. Les expériences disponibles dans ces domaines, menées dans quelques pays à une échelle limitée et sous des contraintes sévères, n’ont pas donné de résultats probants. Il est certainement utile que les débats et les évaluations se poursuivent. Notons simplement que ces formes d’action poseraient, de façon encore plus aiguë que les précédentes, la question des conditions de mobilisation des travailleurs. L’éclatement de la notion d’entreprise en différentes dimensions, de plus en plus disjointes, pose en termes nouveaux la question des modes et des niveaux efficaces d’intervention des travailleurs dans la gestion des entreprises et, plus spécialement, dans les opérations de restructuration. Ce qui est fondamentalement en jeu, c’est la sécurité de l’emploi. Le renforcement des obligations de l’employeur est-il la bonne solution pour y parvenir si l’utilisateur réel de la force de travail devient insaisissable derrière le masque que lui offre la définition juridique de l’employeur ?
Socialiser les garanties d’emploi dans les
restructurations : acteurs, niveaux et mécanismes
Un bref rappel historique est utile pour se libérer de la conception selon laquelle il serait évident que le fait d’imposer à l’employeur divers obstacles à la rupture du contrat de travail aurait constitué et constituerait toujours, pour les salariés, le moyen privilégié d’assurer . Voir en particulier dans le cas des fonds de pension aux États-Unis [Sauviat et Pernot, 2000].
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la garantie de leur emploi. Jusqu’à la fin du xixe siècle, les salariés ont, dans leur grande majorité, essayé d’échapper à une dépendance durable à l’égard d’un employeur unique. Ils ont utilisé différentes stratégies que les historiens ont bien décrites : organisation par les syndicats de métier de la mobilité professionnelle de leurs membres ; combinaison, simultanée ou alternante, d’activités salariées et indépendantes dans des branches d’activité différentes ; constitution de groupes de travailleurs qui se louaient collectivement pour des tâches déterminées, etc. Ce sont les grandes entreprises qui, pour assurer l’attraction de la main-d’œuvre lorsqu’elle était rare, ou pour fixer une main-d’œuvre instable, ont mis en place des politiques d’attachement des travailleurs, souvent qualifiées de politiques paternalistes. Les salariés n’ont jamais revendiqué de telles politiques, mais, lorsqu’ils y ont été soumis, ils ont lutté pour que leur application ne relève pas de la volonté unilatérale de l’employeur. Ils ont obtenu différentes formes de coproduction des règles, soit grâce à la pression exercée sur le législateur, soit grâce à la négociation collective. Leur action s’est traduite, en particulier, par le développement de droits et de procédures en matière de licenciement. Si le mouvement syndical a lutté pour la protection des travailleurs en cas de licenciement, il n’a jamais fait de l’emploi à vie chez le même employeur un idéal, même s’il a tenu compte du fait que certaines catégories de travailleurs avaient trouvé dans ce modèle un sentiment de sécurité. Aujourd’hui, l’ampleur et la permanence des mouvements de restructuration, surtout lorsqu’ils s’opèrent dans un contexte de chômage massif, posent de façon aiguë la question de la sécurité de l’emploi. Compte tenu des problèmes rencontrés dans l’identification de la figure de l’employeur, il n’est pas évident que la garantie de l’emploi sera la mieux assurée par le renforcement du lien qui, à travers le contrat de travail, unit chaque travailleur à un employeur particulier. La question se pose d’une socialisation des mécanismes qui assureraient une garantie d’emploi dans les restructurations [Tuchszirer, 2005]. Une objection immédiate à l’adoption d’une telle démarche pourrait naître du risque qu’il y aurait ainsi à « déresponsabiliser l’entreprise » en lui permettant de reporter sur la collectivité les coûts de son mode de gestion de l’emploi. Il convient donc de souligner que la question n’est pas de libérer l’entreprise de toute obligation en matière d’emploi ; la question est de définir la nature des obligations qui contribueraient le plus efficacement à une sécurité de l’emploi assurée à l’échelle sociale et pas seulement microéconomique.
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L’expérience historique, ainsi que des débats et expériences émergents, fournissent trois axes de réflexion : l’application, sous la responsabilité de la collectivité, du principe du pollueur-payeur (ou « internalisation des économies externes négatives ») ; l’aménagement « tout au long de la vie » de carrières professionnelles construites sur le développement des qualifications (et/ou des compétences) ; enfin, l’organisation des mobilités dans le cadre territorial.
La régulation par les incitations financières Deux rapports récents, celui d’Olivier Blanchard et Jean Tirole pour le Conseil d’analyse économique [Blanchard et Tirole, 2003] et celui de Pierre Cahuc et François Kramarz pour le ministre de l’Emploi, du Travail et de la Solidarité [Cahuc et Kramarz, 2004], proposent une nouvelle conception de la responsabilité des entreprises en matière de licenciement. Leurs analyses ont un large socle commun, mais divergent quant à la base de calcul et au mode d’usage des incitations financières. Le point de départ commun est l’affirmation de la responsabilité de l’entreprise sur les effets externes négatifs de ses décisions de licenciement. Par analogie avec le principe du pollueur-payeur, les auteurs des rapports soutiennent que l’entreprise doit supporter la charge des coûts qu’elle engendre pour autrui, en particulier pour les salariés licenciés et pour la collectivité. En application de ce principe, des prélèvements financiers sur les entreprises, s’ils sont correctement calculés, constituent une incitation suffisante pour inciter celles-ci à adopter un comportement optimum. Dès lors, les prélèvements doivent se substituer à tout l’appareil réglementaire et jurisprudentiel qui entrave la liberté d’action de l’entreprise et, en particulier, à toute obligation de mise en œuvre d’un plan de sauvegarde de l’emploi. La notion de licenciement économique disparaît, ainsi que les procédures . Il est intéressant de noter que lorsque Bernard Gazier s’interroge sur l’application de la problématique des marchés transitionnels du travail au cas des restructurations [Gazier, 2005], il présente une analyse où sont évoquées trois procédures sociales de gestion des restructurations : la création de dispositifs assumant la responsabilité sociale des entreprises en matière de reclassement (sur l’exemple des fondations du travail autrichiennes), « une politique de formation axée sur la valorisation de compétences transférables » (p. 315), « l’implication efficiente des différents acteurs, y compris les entreprises qui licencient, dans un cadre de négociations locales mobilisant un espace élargi de transitions » (p. 314). Ce sont ces trois dimensions que nous envisageons ici en essayant de mettre l’accent sur la spécificité des logiques qui les sous-tendent.
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de contrôle de sa légitimité. L’entrepreneur est seul juge de l’opportunité d’un licenciement puisqu’il connaît et prend en charge le coût social total qui en résulte. Les auteurs des deux rapports sont également d’accord sur la nécessaire unification des contrats de travail. À leurs yeux, le développement des formes d’emploi temporaire (contrats à durée déterminée, intérim, etc.) a eu pour but principal de contourner la réglementation des licenciements économiques. Il a engendré une dualisation du marché du travail, génératrice d’inefficacité et d’inégalité. Le rapport BlanchardTirole propose un contrat de travail unifié sans en préciser la nature, tandis que le rapport Cahuc-Kramarz retient le contrat à durée déterminée comme forme unique. Les deux s’accordent sur l’instauration d’une indemnité de licenciement qui soit fonction de l’ancienneté dans l’emploi. La divergence porte sur le mode de calcul et l’affectation de ce qui est dû par l’entreprise à la collectivité. Dans le rapport Blanchard-Tirole, une agence indépendante verse une indemnisation aux chômeurs jusqu’à leur retour à l’emploi, sous réserve d’un contrôle de la recherche d’emploi. Pour financer ses prestations, elle prélève sur chaque entreprise une taxe déterminée par les coûts d’indemnisation qu’ont engendrés les licenciements opérés antérieurement par cette entreprise. C’est le principe du bonus malus ou de l’experience rating, largement appliqué en Amérique du Nord. Le rapport Cahuc-Kramarz rejette ce mode de calcul parce qu’il découragerait l’embauche des travailleurs les plus fragiles. Ces derniers seraient, du fait de leurs caractéristiques personnelles, les plus vulnérables à des licenciements ultérieurs et, dans cette hypothèse, les plus longs à reclasser, donc potentiellement les plus générateurs de malus pour l’entreprise. Afin d’éviter ce risque de stigmatisation, il est proposé que la contribution de l’entreprise soit proportionnelle à la rémunération totale perçue par le salarié depuis l’origine du contrat de travail. Ainsi, le coût du licenciement pour l’entreprise augmente avec la durée de la relation d’emploi, ce qui, en termes d’incitations financières, engendre une protection contre le licenciement, qui est croissante en fonction de l’ancienneté. Une seconde différence, plus importante, entre les deux rapports tient au fait que, pour le second, la contribution de l’entreprise n’est pas destinée au financement de l’indemnisation du chômage. Elle est versée au Service public de . Il subsiste cependant un contrôle judiciaire de la qualification du licenciement, par exemple pour faute, ou d’éventuelles pratiques discriminatoires.
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l’emploi pour financer les opérations de reclassement des salariés licenciés, opérations que le Service public de l’emploi confie, après appels d’offres, à des opérateurs spécialisés. Le rapport Cahuc-Kramarz opère donc une distinction essentielle entre, d’une part, la responsabilité de l’entreprise en cas de licenciement, responsabilité qui est affirmée mais qui n’est traduite que par une contribution financière et, d’autre part, la responsabilité du reclassement qui relève du Service public de l’emploi et non des entreprises. Soulignant la faible efficacité finale des plans de sauvegarde de l’emploi, les auteurs écrivent : « La solidarité est défaillante parce qu’elle est limitée par les frontières de l’entreprise » [Cahuc-Kramarz, 2004, p. 152]. On mesure bien l’intérêt et les risques associés à l’adoption d’une telle problématique. L’intérêt est d’accorder la responsabilité de la mise en œuvre des opérations de reclassement au Service public de l’emploi lorsqu’il y a rupture du contrat de travail. Disparaissent ainsi les profondes inégalités de droit qui existent aujourd’hui entre salariés victimes de restructurations selon la nature de leur contrat de travail, l’ampleur des licenciements, la dimension de l’entreprise qui licencie ou le rapport de forces qui s’y est établi dans le cas d’un plan de sauvegarde de l’emploi10. Le risque principal est d’exonérer l’entreprise de toute obligation de faire en échange d’une obligation de payer. L’hypothèse est que le bon calcul des contributions suffit pour que l’entreprise adopte un comportement optimal du point de vue de la collectivité. Par exemple, l’entreprise assurera des formations d’adaptation ou des reclassements internes si la solution est, pour elle, moins coûteuse qu’un licenciement. On trouve là l’expression d’une foi inébranlable dans la rationalité du calcul microéconomique des entreprises. L’expérience, par exemple celle des chèques valises11, enseigne que la possibilité offerte aux 10 . Sur les mouvements de balancier, en France, entre responsabilité des entreprises et responsabilité du Service public de l’emploi dans l’accompagnement des licenciements, voir [Tuchszirer, 2005]. 11. De nombreuses entreprises, pour réduire les délais de procédure ou les risques de conflits sociaux liés aux licenciements collectifs, ont choisi de proposer aux salariés un versement financier unique en échange d’un départ volontaire ou en substitution des obligations de reclassement. L’importance relative des sommes offertes a conduit de nombreux salariés à accepter cette proposition avec, bien souvent, des modes d’utilisation qui se révèlent désastreux à moyen terme : achats de biens de consommation « somptuaires », création ou rachat de fonds de commerce sans avenir… On peut être dubitatif sur l’optimalité économique de ces solutions.
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entreprises de se libérer en monnaie de l’exercice de leurs obligations n’engendre pas toujours les comportements les plus souhaitables du point de vue de l’intérêt collectif. Le risque complémentaire est que la gestion des restructurations disparaisse du champ des rapports collectifs dans l’entreprise (consultation ou négociation). L’entreprise verse, pour solde de tout compte, une indemnité à chaque salarié licencié ainsi qu’une contribution au Service public de l’emploi ou à l’Agence d’indemnisation. L’opération de restructuration se réduit, en ce qui concerne les licenciements qu’elle engendre, à la gestion des coûts financiers associés à chacun des dossiers individuels. Tout au plus peut-on espérer, comme le font Cahuc et Kramarz, que la volonté d’éviter les coûts de licenciement conduise l’entreprise à négocier préalablement d’autres solutions qui permettent d’y échapper. À l’opposé d’une option qui réduirait les opérations de licenciement à une obligation de payer pour l’entreprise, traitée à l’échelle individuelle, on peut réaffirmer la priorité d’une gestion collective des restructurations dans le cadre d’obligations de faire. Il importe alors de poursuivre la réflexion sur le contenu possible de ces obligations et sur les conditions de négociation de leur mise en œuvre.
La sécurisation des trajectoires professionnelles Les ouvriers de métier du xixe siècle trouvaient la sécurité de l’emploi dans la maîtrise de qualifications reconnues et transférables, constamment entretenues et élargies par la diversité de leurs expériences professionnelles. Les syndicats de métier contrôlaient l’offre de ces savoir-faire spécialisés et organisaient la mobilité de leurs membres. Au xxe siècle, la notion de « marché du travail professionnel » a été introduite pour rendre compte de formes d’organisation qui reprennent les mêmes principes avec des modalités institutionnelles différentes selon les pays. La question aujourd’hui n’est pas de ressusciter des modèles anciens, mais de s’interroger sur la pertinence de modes de gestion des restructurations qui reposeraient moins sur la défense du lien à l’employeur et plus sur des droits pour les salariés à l’acquisition et au développement de qualifications et de compétences12 reconnues et transférables (voir par exemple [Gazier, 2003]). 12. Nous n’entrerons pas ici dans le débat portant sur les rapports entre les notions de qualification et de compétence.
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Avec les changements techniques et organisationnels intervenus au cours des dernières décennies, sont apparues de nombreuses spécialités professionnelles qui répondent partiellement à cette logique. Les travaux de Yannick Fondeur et de Catherine Sauviat sur les services informatiques aux entreprises montrent comment le passage par les SSII constitue pour de jeunes diplômés l’occasion d’enchaîner des apprentissages et des expériences professionnelles dans différentes entreprises clientes, préparant ainsi leur sortie vers d’autres types d’emploi (entreprises clientes ou start-up). Dans l’intervalle, ils négocient la qualité de leur travail et leur niveau de rémunération grâce à une menace de départ, crédibilisée par l’information à laquelle ils ont accès sur l’état du marché du travail [Fondeur et Sauviat, 2003]. Il ne faut pas limiter cette observation aux domaines de mise en œuvre des technologies de l’informatique. De multiples autres illustrations pourraient en être données, y compris dans des professions longtemps considérées comme « traditionnelles », par exemple les infirmières. Adopter une telle perspective implique deux transformations des préconisations. Elles concernent, d’une part, la nature des obligations relevant de la responsabilité de l’entreprise, d’autre part, les acteurs et les niveaux de régulation sociale pertinents. Les obligations de l’entreprise ne portent plus sur les formations d’adaptation de leurs salariés à l’évolution des emplois qu’ils occupent dans l’entreprise, ni sur leur reclassement interne. Elles portent sur l’offre d’apprentissages qualifiants, ce qui exige non seulement des actions de formation permettant le développement des compétences, mais aussi une organisation du travail qualifiante qui crée, chez chaque salarié, quel que soit son niveau, à la fois le désir et la capacité d’élargir ses qualifications. Pour garantir des trajectoires professionnelles, les actions requises de l’entreprise doivent déboucher sur des procédures de validation ou de certification des qualifications et des compétences qui en assurent la transférabilité. L’obligation de faire qu’a l’entreprise, s’il s’agit de sécuriser les trajectoires professionnelles, doit s’inscrire dans des repères collectifs qui s’appuient sur une prospective de l’emploi et des métiers, définissent les référentiels de formation et les modes de certification reconnus. L’accord national interprofessionnel de 2003 sur la formation et la partie de la loi Fillon de 2004 qui le transcrit ont ouvert la voie à des avancées potentiellement importantes, en reconnaissant le principe d’un droit individuel à la formation qui ne se réduise pas à une réponse
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aux besoins de l’entreprise, et en prévoyant les conditions d’accès à des procédures de validation des acquis de l’expérience. Dans le même temps, l’accord a renforcé le contrôle exercé par les branches professionnelles au niveau national. Le fractionnement, sauf quelques exceptions majeures, et l’extrême hétérogénéité de ces branches font qu’on peut s’interroger sur la pertinence de ce niveau pour gérer l’évolution de compétences et de métiers qui ont, de plus en plus, un caractère transversal relativement aux branches professionnelles telles qu’elles sont actuellement découpées. Quel que soit le jugement porté sur la pertinence et l’efficacité prévisible des nouveaux dispositifs créés par ces deux textes, un point intéressant, dans notre perspective, réside dans le fait qu’ils introduisent une nouvelle logique possible de gestion des restructurations industrielles, au caractère à la fois préventif et socialisé, sans éliminer la responsabilité de l’entreprise en ce domaine, mais en modifiant sa nature.
L’équilibre dynamique des territoires Plusieurs éléments de diagnostic doivent être pris simultanément en considération lorsqu’on analyse les évolutions du dernier quart de siècle. Face à des restructurations qui engendrent des suppressions massives d’emploi, les capacités de mobilisation et les manifestations effectives de solidarité ont tendance à se concentrer à l’échelle des territoires. Pour l’illustrer de manière caricaturale, remarquons que, si un groupe multinational ferme une unité de production, les salariés de celle-ci obtiendront plus facilement un soutien immédiat et actif des populations locales, dans leur hétérogénéité socioprofessionnelle, et des acteurs politiques et sociaux locaux, dans toute leur diversité, qu’ils ne l’obtiendront concrètement des autres salariés du groupe à l’échelle nationale et, a fortiori, mondiale. Sauf pour les cadres, les mobilités dans l’espace se limitent majoritairement à l’échelle du territoire local, notamment du fait de la généralisation des ménages ayant au moins deux actifs et de celle du chômage dans toutes les régions. « Vivre et travailler au pays » n’est pas un slogan passéiste, mais l’expression d’une préférence et d’un besoin qui ont pris une force croissante.
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Les expériences novatrices de création d’activités et d’emplois, ou de soutien à la création de ces activités, requièrent de nouveaux compromis ou de nouvelles alliances qui, pour l’instant, ne semblent possibles qu’à l’échelle des territoires13. Certains grands groupes se sont reconnu, au-delà de la gestion de leurs salariés victimes de leurs décisions de restructuration, des responsabilités dans le maintien d’un équilibre dynamique du marché du travail pour les bassins d’emploi où ils exercent une influence dominante [Raveyre, 2001]. Ils ont créé des outils spécifiques à cette fin et organisé des réseaux de coopération avec les acteurs locaux. La question est donc de déterminer dans quelle mesure le territoire peut devenir un niveau pertinent de régulation sociale des restructurations et, plus largement, un cadre spatial au sein duquel des dispositifs nouveaux pourraient contribuer à garantir une sécurité de l’emploi. Il s’agit d’un problème particulièrement ardu, compte tenu des multiples difficultés rencontrées14 : – comment prendre en compte l’hétérogénéité des acteurs, la faiblesse de certains d’entre eux ou leurs réticences à s’engager à l’échelle du territoire ? – en l’absence de tradition historique, faut-il espérer développer dans les territoires les modes classiques de la négociation collective ou imaginer des formes plus complexes et flexibles de « dialogue social territorial » ? – comment, sous le choc des restructurations, éviter une ruineuse mise en concurrence des territoires pour l’attraction d’activités nouvelles ? 13. L’expérience des groupements d’employeurs est instructive puisqu’elle se situe à l’intersection d’une logique de sécurisation des trajectoires professionnelles et d’une logique de solidarité territoriale dans la création de garanties de stabilité de l’emploi. Parmi les obstacles qui ont entravé leur développement figurent, d’une part, la multiplicité et l’hétérogénéité des conventions collectives de branche, qui rendent extrêmement complexe (ou coûteuse) la gestion de groupements interprofessionnels, d’autre part, la responsabilité individuelle de chaque employeur sur la rémunération de l’ensemble des salariés du groupement, faute d’un mécanisme de collectivisation du risque. 14. Une réflexion de synthèse et des perspectives nouvelles ont été produites par les travaux du groupe Thomas au sein du Commissariat général du Plan. Nous les utilisons largement [Jobert, 2004 ; Saglio, 2004 ; Thomas, 2004 ; Bruggeman et Crague, 2005]. Voir aussi trois des contributions au numéro spécial de La Revue de l’IRES, déjà cité [Zimmermann, 2005 ; Aggeri et Pallez, 2005 ; Gilly et Leroux, 2005].
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– comment définir la nature de la responsabilité des entreprises, et en particulier des groupes, à l’égard des territoires où ils sont implantés et comment la traduire en obligations de faire15 ? Le débat est difficile, mais il est ouvert. Une illustration significative en a été la réaction intéressée des organisations syndicales à la proposition avancée par Jean-Louis Borloo de créer un contrat de travail intermédiaire. Le dispositif initialement envisagé prévoyait la création d’« agences locales de retour à l’emploi » qui, à l’échelle des bassins d’emploi (ou de certains d’entre eux seulement), maintiendraient un contrat de travail pour les victimes de restructurations et mutualiseraient les moyens entre les entreprises pour gérer les reconversions. Au moment où nous écrivons (été 2005), le sort qui sera réservé à ce projet demeure incertain, mais semble devoir être modeste. L’enseignement principal fourni par cet épisode aura été de montrer qu’il existe, auprès des acteurs concernés, un réel intérêt pour une négociation à l’échelle territoriale de dispositifs de gestion des conséquences sociales des opérations de restructuration. Elle ne pourrait pleinement prendre sens que dans le cadre d’une politique de l’emploi articulant les différents niveaux spatiaux de sa mise en œuvre.
Conclusion Plusieurs précisions sont nécessaires, au terme de cette analyse, pour tenter d’éliminer quelques risques d’ambiguïté. Il existe un clair contraste entre, d’une part, le contenu de la première partie, qui concerne des mécanismes codifiés, bien rodés, dont on peut évaluer objectivement les qualités et les faiblesses et, d’autre part, celui de la seconde partie, où sont examinés des propositions, des innovations locales ou des dispositifs potentiellement mobilisables au service de logiques différentes, sans que l’on dispose aujourd’hui des moyens d’une évaluation rigoureuse. La thèse défendue n’est pas que le premier modèle correspondrait à des modes de régulation anciens, aujourd’hui dépassés, et qu’il conviendrait de l’abandonner pour le remplacer par un modèle alternatif, seul porteur d’avenir. La thèse est qu’il n’y a aucune raison de privilégier a priori le premier modèle et de considérer les autres avec méfiance. 15. C’est-à-dire non limitée à un dédommagement financier en cas de suppression d’emplois.
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Il faut comparer, en évolution, leurs avantages et leurs faiblesses respectifs, apprécier dans quelle mesure il est possible de les combiner et repérer, à l’opposé, les conditions dans lesquelles ils sont générateurs de contradictions pour l’action syndicale. L’objectif n’est pas de décharger l’entreprise de la responsabilité des suppressions d’emplois qu’engendrent les restructurations. La question est de déterminer quels types d’obligations engendre pour l’entreprise sa responsabilité. L’analyse économique, même orthodoxe, admet la légitimité d’une imputation à l’entreprise des effets externes négatifs qu’elle produit. Il reste à préciser la nature des contraintes ou des coûts qui seront imposés à celle-ci (obligation de payer et/ou obligation de faire). Là se situent les différences entre les modèles envisagés. Enfin, il faut définir les procédures par lesquelles ces contraintes et coûts sont imposés. Elles peuvent emprunter la voie de la réglementation ou celle de la négociation, sans ignorer que certaines entreprises, pour diverses raisons, peuvent s’engager par un « code de bonne conduite ». Le modèle de la « responsabilité sociale des entreprises », souvent privilégié aujourd’hui – notamment par les instances européennes –, n’apparaît recevable que s’il est complémentaire d’un système de normes collectivement déterminées.
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11 Les relations professionnelles face aux nouveaux rapports de subordination Discussion par Jean Saglio
Il existe une longue tradition d’analyse des situations de travail subordonnées qui consiste à dénoncer les contraintes que la domination des puissants impose aux faibles. Le ressort de l’évolution se trouve alors dans la logique du capital et la connaissance des situations de travail passe par l’élucidation des conditions d’optimisation de la mise en œuvre du capital. Les analyses institutionnalistes dans lesquelles s’enracinent les traditions de relations professionnelles utilisent de tout autres principes d’analyse. On peut leur appliquer la remarque que faisait Jean-Maurice Verdier à propos du droit du travail : il se distingue radicalement des autres droits en ce qu’il n’obéit pas à une logique, mais relève de l’histoire. La remarque vaut très certainement aussi plus largement pour les systèmes de relations professionnelles. Le souci de cohérence formelle est plus un obstacle qu’une aide à la compréhension de tels ensembles. Dans une telle tradition, la discussion scientifique n’est donc pas la confrontation simple entre deux modèles, pas plus qu’elle n’est la recherche de la cohérence interne. Elle procède plutôt par notations partielles et ajouts limités. La présente contribution consiste donc en quelques réflexions dont le caractère disparate n’est pas fortuit.
La règle est le produit de la négociation et non de la domination seule
Un bref rappel des apports des pères fondateurs de cette tradition analytique permet de mieux situer le point de vue adopté ici.
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La première référence renvoie aux travaux des Webbs sur les effets de l’action syndicale, et donc à une tradition anglaise de la fin du xixe siècle. C’est la négociation collective qui occupe chez eux la place habituellement dévolue à la décision dans les analyses économiques. On retient ici de leur thèse l’assertion selon laquelle la compréhension des mécanismes de formation des règles, et donc de la négociation collective, est plus importante que la connaissance de l’état du marché pour comprendre les pratiques des relations d’emploi et de travail. Pour connaître le niveau du salaire et ses évolutions, on va donc focaliser l’attention sur l’élaboration de la convention collective plutôt que de s’intéresser aux désirs du patron ou à l’état du marché. Les analyses de relations professionnelles vont donc se tenir à distance des thèses libérales qui attribuent aux marchés et à eux seuls les dynamiques de transformation de l’espace économique, tout autant que de celles qui, à l’inverse, mettent l’accent sur la domination d’un acteur sur les autres. La seconde référence canonique qui sous-tend l’analyse est empruntée à John Commons. Le travail salarié est à la fois, inséparablement et inéluctablement, conflit et coopération. La coopération seule, telle que rêvée dans bien des modèles microéconomiques, est une utopie. Aucune organisation de travail n’est une institution où la coopération règne seule. Réciproquement, le conflit seul conduit à la catastrophe, et l’organisation n’est pas durable. Pour autant, le conflit n’est pas une dysfonction de l’organisation. Pour parvenir à prendre en compte cette difficulté, Commons incite à centrer l’analyse sur la transaction [Commons, 1934], qui est à la fois l’échange et la règle de l’échange. On ne peut dissocier l’échange de la règle de l’échange, notamment dans l’échange de marché. Autrement dit, les lois abstraites comme la « loi du marché » n’ont guère de sens. Il faut constamment se demander : quelle est la règle effective à ce moment sur ce marché ? Et c’est en comprenant la règle et sa formation que l’on comprend la situation. Ce qui n’est pas tout à fait le tandem coercition/consentement de Gramsci, rappelé par Thomas Coutrot, dans la mesure où celui-ci se réfère centralement à la relation d’autorité, alors que conflits et coopérations sont également envisageables dans des organisations non hiérarchiques. . On trouvera une bonne présentation synthétique de ces apports dans [Morel, 1975].
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Des dynamiques conflictuelles plurielles De tels présupposés amènent à discuter l’hypothèse utilisée par Thomas Coutrot selon laquelle l’explication principale réside dans la dynamique dominante que l’un des acteurs impose, et que le système est unifié autour de cette dynamique dominante. À l’inverse, je pose l’hypothèse que, pour comprendre ce qui se passe en France – notamment l’histoire récente –, il est important de prendre aussi en compte ce qui s’est joué dans cet autre lieu que sont les relations professionnelles dans les fonctions publiques. Ainsi, par exemple, l’importance du modèle de statut dans les débats sur les contrats de travail en France se comprend mieux quand on prend en compte les fonctions publiques et leur histoire qu’en se référant aux seules exigences du capital et de la réalisation du capital. De même, si l’on s’intéresse aujourd’hui aux conflits du travail, on ne peut se passer de prendre en compte les spécificités des fonctions publiques. Où se passent les conflits aujourd’hui ? Où sont les forces syndicales ? Poser ces questions amène à se demander si le noyau dur du salariat aujourd’hui n’est pas constitué autour des salariés de l’État. C’est là que sont les conflits et les syndiqués. Prendre en compte cette spécificité permet de mieux comprendre les orientations et les actions des syndicats. Et, donc, une analyse focalisée exclusivement sur la dynamique du capital est insuffisante. Simultanément, accorder de l’attention à cette intensité de la conflictualité dans les situations de fonction publique produit d’autres questions : à l’évidence, la divergence des taux de conflits ne peut être reportée ni à la répression féroce qui sévirait dans le privé et empêcherait toute expression des mécontentements, ni, à l’inverse, à la détérioration relative des conditions d’emploi dans le public.
Quels enjeux des luttes ? Quels sont les enjeux des conflits ? Quelles sont les revendications des subordonnés quand ils contestent la subordination ? S’agit-il uniquement et toujours de contester la répartition des richesses produites ? Autrement dit, la contestation de la régulation par les marchés n’est‑elle . C’est notamment la thèse de Friot [1998].
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qu’une contestation des résultats de la distribution ? Le détour par l’article où Edward P. Thompson traite des émeutes populaires de la période préindustrielle [Thompson, 1971] est heuristique en la matière. Il défend la thèse que, dans l’Angleterre d’avant l’industrialisation et la victoire intellectuelle de Smith, des luttes tout à fait populaires et récurrentes ont pour objectif de contrer les modes de régulation par le marché que cherchent à imposer justement les bourgeois libéraux. Ce ne sont ni le coût du grain, ni les niveaux de rémunération des travailleurs populaires que contestent ces mouvements, c’est le mode de commercialisation. Ce que réclament les foules dans ces « mobs », c’est la priorité au marché local : ils exigent que l’on revienne aux anciennes coutumes, où l’on doit d’abord servir le marché local. Ensuite, les producteurs pourront exporter. La procédure de vente sur ce marché local est réglée : avant le second coup de cloche, il faut servir les indigents. Et, enfin, la coutume fixe les outils de mesure utilisés pour les transactions. Les revendications ne portent pas sur les prix, ni sur les salaires. L’émergence ultérieure du capitalisme industriel déplace les conflits, les acteurs et les rapports de forces. C’est alors que les conflits deviennent des grèves modernes et non plus des « émeutes » (riots), ils portent sur les niveaux de rémunération et non sur les formes d’échanges sur les marchés, ils mobilisent les producteurs et non les consommateurs. Peut-on transposer le raisonnement à la situation présente ? Si effectivement la régulation par le marché devient dominante, ce ne seront plus les mêmes forces qui seront porteuses. Sur ce second point je rejoins partiellement les remarques de Thomas Coutrot : les forces contestatrices ne sont plus des « grands glacis » d’antan et il est envisageable que les conflits futurs associent plus fortement les consommateurs. Les enjeux ne seront plus les mêmes non plus. Le plus souvent encore, les analystes posent la question des résultats en termes de distribution et non en termes de procédures. Ce qui correspond à un moment historique particulier : les foules anglaises, nous dit Thompson, ne revendiquent pas d’abord en termes de quantité ou de prix des grains, mais sur les procédures d’allocation des ressources. Ce n’est pas parce que le marché libre favoriserait les uns ou défavoriserait les autres qu’il est critiqué, c’est la non-visibilité des transactions qui est mise en cause. Ce n’est pas l’injustice de la redistribution qui est critiquée, c’est l’accès du public au contrôle qui est revendiqué.
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La fin des Trente Glorieuses : quelles ruptures ? Pour introduire la discussion sur les rapports de forces et leurs configurations, je m’inspirerai des travaux de Gerald Friedman [1998]. L’ouvrage mérite discussion, notamment quant aux méthodes de traitement des données sur les conflits du travail. Je reprendrai ici seulement l’une des pistes de compréhension de la rupture qui s’est faite dans les années 1970 en France. Friedman avance que ce qui caractérise la différence entre les deux pays au tournant des xixe et xxe siècles, est un positionnement des acteurs sur l’échiquier politique. Dans la situation américaine, le patronat campe au centre de l’échiquier politique parce qu’il est, d’une certaine façon, le porte-drapeau du contractualisme. Et le contractualisme est au fondement de la pensée républicaine américaine. Alors que, dans la situation française, le patronat est considéré traditionnellement comme antirépublicain. L’alliance républicaine, et on retrouve encore cette configuration dans la Résistance et la guerre d’Algérie, inclut les syndicats et exclut le patronat. Or, après 1968 et le passage de François Ceyrac au CNPF, on peut penser que le patronat n’est plus considéré comme antirépublicain, il n’est plus une menace contre la République. Jusques et y compris pendant le putsch des généraux d’avril 1961, la République menacée venait demander le soutien des syndicats. Aujourd’hui, la République ne se sent plus menacée, ou plutôt, si elle se sent menacée, le patronat ne fait plus partie de cette menace. Cette configuration politique n’estelle pas l’une des clefs du changement des rapports de forces à partir de la première moitié des années 1970 ?
Employeur et subordination Dans sa contribution, Jacques Freyssinet souligne que la question de l’employeur, ainsi que celle des organisations d’employeurs, sont des clefs importantes pour comprendre l’établissement des modes de régulation du travail. Même en l’absence du regretté Jean Bunel, je me vois mal critiquer une telle assertion. Si on accepte l’idée que l’employeur est un acteur, et non plus seulement un agent neutre du capital qui serait strictement défini par une de ses fonctions, il faut effectivement mettre la question de l’analyse de ses stratégies à l’agenda des recherches sur la subordination et ses nouvelles formes.
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On peut aller au-delà de ce premier souhait. Et commencer par tirer le constat que cette question est récurrente : voilà plusieurs décennies au moins que nous pouvons constater que cette question de l’employeur et des organisations d’employeurs reste le trou noir de nos approches. Le plus souvent parce qu’on suppose que leur comportement serait simple à comprendre, dicté par les contraintes des marchés et des formes de rattachement au capital. Une telle assertion est au fondement de bien des institutions, et pas seulement des discours de syndicats de salariés. On la retrouve quotidiennement dans la plupart des analyses économiques usuelles, qu’elles soient ou non sophistiquées par l’usage d’appareils statistiques. Comment donc éviter cette assimilation de l’employeur et du capitaliste, qui constitue le piège habituel dans lequel disparaît le plus souvent la question des employeurs ? Il me semble que partir de l’employeur public – c’est-à-dire justement de celui dont le lien avec le capital n’est pas évident – est alors une méthode heuristique. Que veut dire subordination dans les situations de fonctions publiques ? Les différences que l’on va observer alors relèvent-elles de la structure des organisations, des traditions professionnelles spécifiques ou des stratégies patronales ? Comment le mode de subordination s’articule-t-il sur les résistances et les conflits ? Mieux comprendre ces situations de fonctions publiques me paraît aujourd’hui l’un des moyens d’avancer dans la compréhension des autres formes de subordination.
Emploi ou travail Jacques Freyssinet propose de renforcer le rôle des régulations de métier. C’est reconnaître que, en matière de relations professionnelles, l’attention s’est focalisée jusqu’à maintenant sur des questions de conditions de travail, et que l’on cherche à s’orienter sur les conditions d’emploi. Discuter une telle proposition mérite qu’on la replace dans son contexte historique. On peut partir de la distinction que François Gaudu pointe pour le début du xxe siècle entre emploi et travail [Gaudu, 1986]. Jusqu’en 1936, la plupart des conventions collectives sont des conventions collectives de travail ; on parle également à l’époque de conventions collectives ouvrières. Elles concernent quasi exclusivement le monde ouvrier et ce qu’elles régulent, c’est le travail. À côté, on observe des systèmes notamment dans la fonction publique d’État,
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mais aussi dans le privé, qui régulent l’emploi. Mais ce sont alors plutôt des statuts que des objets de négociation. On a bien, dans l’histoire des négociations collectives de salariés, au moins une convention qui porte directement sur l’emploi. C’est la fameuse convention d’Halluin, signée juste avant la Première Guerre mondiale, par laquelle les syndicats (c’est-à-dire la CGT) obtiennent, dans le bâtiment, un contrôle syndical sur l’embauche. Donc, on a bien une classique régulation de profession. Les syndicats contrôlent l’embauche, moyennant quoi le patron obtient la flexibilité de l’emploi. Pendant un temps, la Cour de cassation accepte cette politique (arrêt du 24 octobre 1916), puis connaît un revirement et l’interdit. Pourquoi ce revirement au début des années 1920 ? Pour respecter le pluralisme syndical, plaide Bonnecase. Si la liberté d’adhésion au syndicat de son choix est une liberté constitutionnelle, on ne peut pas avoir un monopole syndical de l’embauche. L’argumentation est d’une grande mauvaise foi chez Bonnecase, qui cherche d’abord à contrer la CGT, mais l’argument doit être examiné. Aller vers un modèle de profession, est-ce aller vers le contrôle syndical de l’embauche ? Cela suppose une transformation notable des syndicats que l’on peut penser en cours, notamment avec les accords de juillet 2001. C’est un changement considérable, assimilable à un changement de régulation. L’affaire est peut-être moins radicale. On peut entendre la proposition comme une suggestion de se rapprocher de l’autre modèle français, où des organisations représentant les salariés ont un certain contrôle sur l’embauche. C’est le cas de certains « corps » de la fonction publique. Ce sont des « syndicats » au sens de la théorie des relations professionnelles, bien qu’ils ne soient pas rattachés à une confédération syndicale. On peut prendre l’exemple des officiers de la Marine nationale [Saglio, 2002] : ce sont d’autres militaires qui sont déjà en poste et qui organisent et contrôlent le recrutement par concours, les affectations, la formation, la notation, les promotions, etc. Ce modèle n’est pas spécifique aux seuls militaires et la gestion collective des postes déborde parfois du seul champ des emplois publics de fonctionnaires. Donc il y a bien un modèle professionnel qui existe en France : c’est celui des corps. La proposition de Freyssinet consiste-t-elle à étendre largement le mode de gestion de l’emploi public ? Ne convient-il pas d’y regarder à deux fois, tant . On peut se référer au commentaire de Julien Bonnecase publié dans le Recueil Dalloz de 1920.
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les performances de cette forme de gestion ne sont pas totalement évidentes, notamment en matière de dualisme et de précarité comme en matière d’emploi des jeunes ?
Retour au local Je trouve très intéressant de voir que Jacques Freyssinet participe du mouvement actuel d’intérêt pour les régulations locales de relations professionnelles. Comment faire ce ré-investissement du local ? Je n’aime pas trop utiliser pour ce faire le concept de « district industriel ». Il est connoté de complémentarité productive et consiste à considérer que l’ensemble industriel est assimilable à une entreprise éclatée. Avec M.-F. Raveyre, nous avions suggéré la notion de « système industriel localisé » pour montrer qu’il y avait trois éléments de régulation imbriqués dans cette régulation locale : les relations professionnelles au sens strict, mais aussi la gestion des technologies et la gestion des concurrences entre firmes. L’ensemble des acteurs, y compris des syndicats, jouaient de ces trois éléments [Raveyre et Saglio, 1984]. En approfondissant cette analyse, et notamment en essayant de minimiser son côté trop fonctionnaliste où les champs d’action seraient quasi prédéfinis, on peut avancer l’idée que l’important dans ces systèmes est que les acteurs entrent dans des « stratégies de conflit-coopération » totalement différentes des « mécanismes contractuels » [Saglio, 1991]. Dans de telles situations, il n’y a pas de contrat au sens classique du terme : il y a au contraire indétermination sur la contre-prestation attendue de la prestation. Il y a conflit du fait de cette indétermination. Mais les protagonistes sont d’accord sur un point, à savoir que c’est entre eux que cela va se jouer. Et, de ce fait, il y a une dynamique positive qui s’enclenche. C’est parce que les acteurs sont proches et liés – et opposés – de multiples façons que l’indétermination de la contre-prestation peut rester forte : le service commercial rendu à un « collègue » peut être soldé en passant une nouvelle commande, en soutenant une campagne électorale ou en introduisant le partenaire dans un nouveau cercle de connaissances, etc. L’embauche peut suivre ou précéder l’acquisition des connaissances. Réfléchir au niveau local, c’est réfléchir à ce qui peut faire que ce type de gestion advienne. C’est sortir de l’idée qu’il y aurait un domaine de problèmes spécifique du niveau local. À l’inverse, promouvoir les
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régulations locales, c’est d’abord un moyen d’impliquer les acteurs, et de les impliquer parce qu’il y a indétermination. Les acteurs s’y engagent parce qu’ils savent qu’ainsi ils vont rentrer dans des jeux de conflits et de coopérations où ils pourront gagner quelque chose. C’est à cette condition d’indétermination que l’implication au niveau local peut être bénéfique.
Références bibliographiques Commons J. R. (1934), Institutional Economics, its Place in Political Economy, The University of Wisconsin Press, 1959, 2 vol. (1re éd. Macmillan, 1934). Friedman G. (1998), State Making and Labor Movement, France and the United States, 1876-1914, Cornell University Press. Friot B. (1998), Puissances du salariat, emploi et protection sociale à la française, La Dispute, Paris. Gaudu F. (1986), L’Emploi dans l’entreprise privée. Essai de théorie juridique, thèse, université Paris-I. Morel C. (1975), Les Universitaires et le mouvement ouvrier aux USA. Le cas de l’Université du Wisconsin, thèse, Fondation nationale des sciences politiques, Paris. Raveyre M.-F. et Saglio J. (1984), « Les systèmes industriels localisés : éléments pour une analyse sociologique des ensembles de PME industriels », Sociologie du travail, n° 2, p. 157-175. Saglio J. (1991), « Échange social et identité collective dans les systèmes industriels », Sociologie du travail, n° 4, p. 529-544. – (2002), « Le modèle militaire et la représentation des salariés dans le système français de relations professionnelles », in Bernier C., Jobert A., Rainbird H. et Saglio J., Formation, relations professionnelles et syndicalisme à l’heure de la société-monde, L’Harmattan, Presses de l’université Laval, Québec, Paris, p. 169-184. Thompson E.P. (1971), « The moral economy of the English crowd in the eighteenth century », Past and Present, n° 50, février, p. 76-136.
Synthèse des débats* (III) Héloïse Petit et Nadine Thèvenot
La déstabilisation de la figure de l’entreprise sape les fondements et l’organisation des relations professionnelles. Dans leurs interventions, Jacques Freyssinet, Thomas Coutrot et Jean Saglio ont exploré différents aspects de cette question : en quoi l’organisation des relations professionnelles est-elle remise en cause ? Quelles sont les nouvelles modalités possibles d’organisation du dialogue social ? Quelle est la stratégie adéquate pour porter la voix des salariés dans ce nouveau contexte ? Le débat qui s’en est suivi a repris la question des voies de renouvellement du dialogue social mais il a également été l’occasion d’une réflexion sur les modalités possibles de sécurisation des revenus.
Quelles sont les voies de renouvellement du dialogue social ? Un constat commun d’inadéquation des structures actuelles du dialogue social L’ensemble des intervenants partagent le constat d’obsolescence, ou du moins un diagnostic d’inadaptation, des structures actuelles de relations professionnelles. Les transformations du tissu productif ont * Que l’ensemble des participants à la discussion soient ici remerciés, en particulier Damien Sauze (MATISSE, Université Paris-I), Chantal Euzéby (Espace Europe, Université PMF Grenoble), Séverine Lemière (MATISSE, Université Paris-I), Michel Guerre (Direction des relations du travail), Antoine Rebérioux (Economix, Université Paris-X) ainsi que les intervenants de la session : Jacques Freyssinet, Thomas Coutrot et Jean Saglio. Les auteurs assument toutefois l’entière responsabilité des éventuelles erreurs ou omissions.
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affaibli la légitimité des modes de représentation des salariés ainsi que des règles régissant le dialogue social tel qu’il s’est institué dans la seconde moitié du xxe siècle. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le dialogue social en France s’est structuré à trois niveaux différents : la nation, la branche professionnelle et l’entreprise, cette multiplicité des niveaux de négociation étant régie par le principe de « hiérarchie des normes », qui donne le primat aux niveaux supérieurs. Le renforcement du droit à la négociation dans l’entreprise a contribué à une dynamique de remise en cause de ce principe (débutant avec les lois Auroux et, de manière plus déterminante, la loi du 4 mai 2004). L’entreprise est placée au cœur du système de négociation professionnelle alors même que les contours de celle-ci sont de plus en plus flous. Paradoxalement, depuis plusieurs décennies, l’entreprise a eu un rôle croissant tandis que s’affaiblissait sa légitimité comme unité de référence. Les débats ont fait émerger deux types de réponse possibles : soit on définit les contours d’un niveau de discussion alternatif, soit on cherche à réhabiliter le niveau de l’entreprise.
Quel pourrait être un niveau de discussion alternatif ? Au-delà de l’entreprise, Jacques Freyssinet a évoqué l’éventualité de développer le dialogue social au niveau du groupe, du métier ou du territoire. L’intervention de Séverine Lemière (MATISSE) a permis d’examiner le lien possible entre groupe et territoire à partir du cas d’un centre commercial de la région lyonnaise. La mise en place d’un dialogue social territorial (regroupant syndicats, employeurs, élus locaux et agents décentralisés de l’État) a mis en évidence qu’une large majorité des enseignes présentes dans le centre commercial appartenaient au même groupe. L’employeur « ultime » étant commun, le critère du territoire rejoint celui du groupe. Cette configuration peut être rapprochée des expériences bien connues des employeurs dominants dans un bassin d’emplois, à l’instar de Peugeot à Sochaux ou Schneider au Creusot. Mais, ici, il y a une étape supplémentaire qui consiste à rechercher l’identité de « l’employeur en dernier ressort ». C’est à cette condition que les niveaux groupe et territoire peuvent être rapprochés comme base du dialogue social. Néanmoins, ce type de configuration reste statistiquement mineur, rendant illusoire un rapprochement véritable entre les niveaux groupe et territoire.
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La question du niveau de négociation pertinent est généralement envisagée du côté de l’employeur. Il est pourtant nécessaire de réfléchir également aux contours et à la légitimité de l’interlocuteur syndical pertinent. Comme l’a souligné Jean Saglio, le modèle de l’État est prégnant dans la définition des canons du salariat en France. Michel Guerre (ministère du Travail) souligne qu’il l’est également dans la définition de l’action syndicale et de ses bases. Les conflits, de même que les syndiqués, se rencontrent majoritairement dans le secteur public et, par conséquent, les appareils syndicaux sont peuplés d’agents du secteur public. Or, les représentations, calquées sur le modèle de la Fonction publique, restent très éloignées des notions de groupe ou de territoire. Il devient alors nécessaire d’imaginer de nouvelles bases de solidarité syndicale. Le territoire ou le métier peuvent-ils constituer la source de fédération de collectifs unis ? Le cas échéant, quelle serait la capacité de généralisation d’un tel mouvement syndical connaissant le risque de repli des collectifs et de focalisation sur des intérêts fractionnels ?
Comment réhabiliter le niveau de l’entreprise ? Un second axe de réflexion consiste à trouver les moyens de réhabiliter le niveau de l’entreprise comme socle du dialogue social. Deux voies de réformes sont envisagées : modifier les modes de représentation ou infléchir les logiques d’action à l’œuvre. Faut-il inclure toutes les parties prenantes dans le conseil d’administration comme le préconise la théorie des stakeholders ? Les consommateurs, les fournisseurs, les pouvoirs publics doivent-ils être associés aux décisions du conseil d’administration ? La participation de ces acteurs extérieurs à l’entreprise peut être considérée comme un moyen de dépasser l’utilisation du contexte comme dispositif disciplinaire par les employeurs. Cela permettrait de faire face au « despotisme de marché » évoqué par Thomas Coutrot. Le simple face-à-face entre employeurs et salariés laisse ces derniers relativement démunis dans la négociation et, au mieux, permet uniquement aux salariés du noyau dur de tirer leur épingle du jeu. L’ouverture du conseil d’administration à l’ensemble des stakeholders est également considérée comme le moyen d’imposer à l’entreprise la prise en compte de ses externalités négatives, notamment en termes de pollution, et de les assumer. Face à cette thèse, Antoine Rebérioux (université Paris-X) [Aglietta et Rebérioux, 2004] souligne que la doctrine du stakeholder risque
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de diluer encore plus la notion de l’entreprise. En revanche, la participation des seuls salariés au conseil d’administration est envisagée comme un moyen de renforcer l’identité de l’entreprise comme collectif producteur, permettant par là de conforter son rôle de référent dans le dialogue social. Thomas Coutrot note toutefois que les expériences d’ouverture du conseil d’administration aux différents stakeholders – notamment dans le cas des entreprises nationalisées – ne démontrent pas leur réelle participation à la prise de décision. La participation au comité d’entreprise lui paraît plus réaliste et pertinente dans la construction d’un contre-pouvoir.
Comment sécuriser les revenus ? Au-delà de l’organisation du dialogue social, les transformations du tissu productif s’articulent à des formes renouvelées de mobilisation de la main-d’œuvre. La séance sur les frontières de la firme (deuxième partie) nous a permis de souligner la multiplication des modes de mobilisation du travail (via la sous-traitance ou la filialisation). Or, cet éclatement de la relation de travail s’accompagne d’une diversification des formes d’emploi. La déstabilisation du modèle de contrat de travail à temps plein et à durée indéterminée n’est plus à démontrer. Le débat a alors porté sur la place de la stabilité de l’emploi dans les relations professionnelles et, plus précisément, sur l’articulation entre stabilité des revenus et stabilité de l’emploi.
Quel avenir pour la stabilité de l’emploi ? Comme le rappelle Damien Sauze (MATISSE) [Sauze, 2005], au
xixe siècle, la volonté de stabilisation des salariés est essentiellement le
fait des employeurs. Ce n’est qu’avec la généralisation du salariat que la stabilité de l’emploi s’est construite comme revendication salariale. Cette inflexion s’est produite en même temps que la construction du contrat à durée indéterminée, comme socle de la protection sociale. La stabilité de l’emploi en est venue à constituer le premier garant de la stabilité des revenus. Dès lors, la politique contractuelle des entreprises a profondément modifié le fonctionnement du marché du travail, dans la mesure où la diversification des contrats de travail a remis en cause,
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simultanément, le système de relations professionnelles et le système de protection sociale. Face à ces transformations, différentes propositions ont émergé visant à dissocier stabilité des revenus et stabilité de l’emploi via le principe de « droits de tirages sociaux » [Supiot, 1999] ou de « marchés transitionnels » [Gazier, 2003]. Dans les deux cas, il s’agit de revenir à un mode de gestion de la sécurité des revenus par la mobilité des salariés. Jacques Freyssinet cite les secteurs des services informatiques aux entreprises ou des infirmières comme répondant partiellement à cette logique. Damien Sauze souligne alors que ce sont là deux secteurs tout à fait particuliers parce qu’ils ont connu une pénurie de main-d’œuvre sur la période récente. Pour les travailleurs concernés, comme pour les ouvriers de métier du xixe siècle, il est possible d’envisager la mobilité comme voie de stabilisation des revenus, mais ce schéma est loin d’être généralisable et transposable dans le contexte actuel de chômage de masse. Jacques Freyssinet souligne alors la nature macroéconomique du problème. Ce n’est pas le modèle d’organisation de l’entreprise ou de la protection sociale qui est en cause, mais bien plutôt les politiques économiques nationales. Reste que les propositions de réforme pour une « sécurité sociale professionnelle » posent de façon cruciale la question de la mobilité salariale dans un contexte de chômage de masse. Comment éviter les « mauvaises » mobilités ? Comment éviter qu’une grande partie du marché du travail se trouve exclue des circuits de mobilités positives ?
Quelle répartition des risques dans la relation d’emploi ? Comme le rappelle Antoine Lyon-Caen dans le présent ouvrage, on peut considérer le contrat de travail, tel qu’il s’est institué au cours du xxe siècle, comme une convention de répartition des risques. Il constitue un échange implicite entre sécurité de l’emploi et subordination. L’employeur décide seul de l’utilisation de la force de travail et, en contrepartie, il assume les risques liés à l’activité productive. La multiplication des vecteurs de subordination remet en cause cette représentation a priori simple des modalités de prise de risque. Si l’employeur n’est plus en mesure d’assumer les risques en cours, il s’avère nécessaire d’en trouver des vecteurs potentiels aux niveaux de la profession ou du territoire notamment. Jacques Freyssinet considère
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que ces trois entités forment trois institutions pertinentes sur lesquelles le salarié peut s’appuyer pour affronter le risque. Héloïse Petit souligne que si les transformations récentes rendent nécessaire d’aller au-delà d’un face-à-face strict employeur-salarié, on renonce peut-être trop rapidement à cerner les nouveaux contours de la responsabilité de l’employeur. Dans quelle mesure le fait qu’il subisse lui-même des pressions extérieures l’exempte-t-il de ses responsabilités envers les salariés ? N’est-il pas nécessaire de désigner clairement ces formes de responsabilité indirecte afin qu’elles constituent effectivement des voies de recours pour les salariés ? Si le droit du travail donne quelques éléments de réponse à ces questions (via l’extension du domaine d’application des Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail par exemple), ce thème reste largement méconnu des autres disciplines. Selon Jacques Freyssinet, il s’agit d’étudier la question des modes d’articulation possibles entre les différents niveaux institutionnels pertinents au travers d’études de cas. Existe-t-il des complémentarités ou au contraire des contradictions dans les rapports à l’employeur, à la profession ou au territoire ? Finalement, les transformations du tissu productif remettent profondément en cause les bases du rapport salarial, tel qu’il s’est institué en France au cours du xxe siècle. Les systèmes de dialogue social et de protection sociale français ont été pensés à partir d’une représentation de l’entreprise, considérée comme unité de décision autonome sur le capital et le travail, laquelle n’a plus cours aujourd’hui. La transformation du tissu productif invite ainsi à renouveler l’organisation des relations professionnelles dans leur ensemble.
Références bibliographiques Aglietta M. et Rebérioux A. (2004), Dérives du capitalisme financier, Albin Michel, Paris. Gazier B. (2003), Tous « sublimes ». Vers un nouveau plein emploi, Flammarion, Paris. Sauze D. (2005), « Stabilité de l’emploi : conquête sociale ou politiques patronales ? », Travail et emploi, n° 103, p. 113-122. Supiot A. [dir.] (1999), Au-delà de l’emploi, transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe, Flammarion, Paris.
Liste des auteurs
Bernard Baudry, LEFI, université Lyon-II.
Rachel Beaujolin-Bellet, Reims Management School.
Rémi Brouté, IDHE, ENS-Cachan. Thomas Coutrot, DARES. Claude Didry, IDHE, ENS-Cachan.
François Eymard-Duvernay, EconomiX, université Paris-X.
Jacques Freyssinet, université Paris-I. Patrick Fridenson, EHESS. Antoine Lyon-Caen, IRERP, EHESS, université Paris-X. Philippe Moati, GERME, université Paris-VII, Crédoc. Claude Picart, INSEE. Héloïse Petit, MATISSE-CES, université Paris-I. Jean Saglio, CRISTO, université Pierre-Mendès-France. Nadine Thèvenot, MATISSE-CES, université Paris-I.
Table
Introduction : Repenser les frontières du travail subordonné .………… 5 Héloïse Petit et Nadine Thèvenot I. Diversité des liens de subordination dans le travail : approche pluridisciplinaire 1. Les transformations des pratiques de subordination dans les entreprises et l’évolution du tissu productif en France .……… 21 Patrick Fridenson 2. L’employeur en question, les enjeux de la subordination pour les rapports de travail dans une société capitaliste .……………… 47 Claude Didry et Rémi Brouté 3. Pouvoir d’évaluation de la qualité du travail et décisions d’emploi .. 71 François Eymard-Duvernay 4. Droit du travail, subordination et décentralisation productive …… 87 Antoine Lyon-Caen 5. Des subordinations et des transformations du travail : quelles régulations ? ..……………………………………………… 98 Discussion par Rachel Beaujolin-Bellet Synthèse des débats (I) ……………………………………………… 109 Héloïse Petit et Nadine Thèvenot
II. Relation d’emploi et frontières de la firme à l’épreuve des nouveaux rapports de subordination 6. L’impact des nouvelles relations de quasi-intégration sur la gestion de l’emploi des fournisseurs : la question des frontières de la firme 121 Bernard Baudry 7. La place des groupes dans le tissu productif : d’une croissance extensive à une croissance intensive ……………………………… 147 Claude Picart 8. Relation d’emploi et frontières de la firme à l’épreuve des nouveaux rapports de subordination ………………………… 174 Discussion par Philippe Moati Synthèse des débats (II) …………………………………………… 189 Héloïse Petit et Nadine Thèvenot III. Les relations professionnelles face aux nouveaux rapports de subordination 9. Face au despotisme de marché, quelles stratégies syndicales ?…… 197 Thomas Coutrot 10. Quels acteurs et quels niveaux pertinents de représentation dans un système productif en restructuration ? ……………………… 213 Jacques Freyssinet 11. Les relations professionnelles face aux nouveaux rapports de subordination …………………………………………………… 235 Discussion par Jean Saglio Synthèse des débats (III) …………………………………………… 244 Héloïse Petit et Nadine Thèvenot
Composition :
L’Ingénierie éditoriale
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I NG E D b
e
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d
± 14mm
>
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Ø 24mm
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h
2, allée de la Planquette ß 76840 Hénouville
Achevé d’imprimer sur les presses de l’imprimerie France-Quercy à Cahors en avril 2006. Dépôt légal avril 2006.
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