Le
oyen Age
et
la.'Bible sous la direction de
Pi~rre Riche ~ Guy Lobrichon
BI BL E DE TaUS LES TEMPS
BEAUCHESNE
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Le
oyen Age
et
la.'Bible sous la direction de
Pi~rre Riche ~ Guy Lobrichon
BI BL E DE TaUS LES TEMPS
BEAUCHESNE
L'histoire de la Bible est comme celle d'un long fleuve qui parcourt le temps et irrigue les champs de l'Occident. Au Moyen Age plus que jamais. Les auteurs de ce livre ont voulu montrer quelle etait reellement cette Bible, comment on l'a re~ue, comprise-, quelle a ete son influence sur l' enseignement, les institutions, l'art et les mentalites. Ace projet ambitieux, frölant la demesure, il fallait une idee-def qui fa~onne l'unite de l'ouvrage. On voit donc comment les hommes du Moyen Age so nt peu a peu passes de l'age de la Loi a celui de la Bonne Nouvelle, de la rumination aristocratique de la Bible chez les moines a l'imitation populaire des gestes du Christ. Pierre RICHE; professeur d'Histoire du Moyen Age a l'Universite de Paris X - Nanterre, est l'auteur de nombreux travaux, depuis son grand livre Education et Culture dans f'Occident barbare (1982) jusqu'a ses Carolingiens, unefamilIe qui afait !'Europe (1983). Guy LOBRICHON, 'assistant au College de France, a entrepris dans plusieurs articles l' etude des strategies dericales face au devenir du Moyen Age.
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BEAUCHESNE EDITEUR 72, rue des Saints-Peres 75007 PARIS
ISBN 2-7010-1091 -8 240F
BIBLE DE TODS LES TEMPS
4- Le Moyen Age et la Bible
COLLECTION DIRIGÉE PAR CHARLES
KANNENGIESSER
Le Moyen Age et la Bible sous la direction de
Pierre Riché- Guy Lobrichon
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B 1 BLE DE TOUS LES
BEAUCHESNE OUVRAGE DU
PUBLit
CENTRE
AVEC
NATIONAL
LE DES
CONCOURS LETTRES
Liste des collaborateurs
EDINA BOZOKY MARIE-CHRISTINE CHARTIER JEAN œATILLON JACQUES DUBOIS FRANÇOIS GARNIER JEAN GAUDEMET ARYEH GRABOIS PŒRRE-MARIE GY THOMAS M. IZBICKI MICHELINE LARÈS YVES LEFÈVRE ROBERT E. LERNER LAURA LIGHT LESTER K. LITTLE GUY LOBRICHON JEAN LONGÈRE PIERRE PETITMENGIN PIERRE RICHÉ MARY A. ET RICHARD H. ROUSE MARC VAN UY1FANGHE ANDRÉ VAUCHEZ JACQUES VERGER MICHEL ZINK
Uni11ersité de Montréal Agrégée d'hisloir~, Paris Institut tatholique de Paris Etole pratique des Hallier Ellliler, Paris Institut de Retherthes et d'Hittoire des Textes, Orléans UnitJersité de Paris Uni11ersité de 'H4ifa Institut çatholique de Paris Uni11errité de Californie, Berkeky Uni11ersité rie Paris XII UnitJersité de BordetZIIX North111estern Uni11ersity, BtJanston, Ill. Uni11errité de Californie, Los Ange/ès Smith Co/lege, Northampton, Mats. Collige de Frame, Paris Centre national de la Retherthe sçientifique, Paris &ole normale supérieure, Paris Uni~~t~rsité
de Paris X
Université de Californie, Los Ang1lis Uni11ersité de Gand UnitJersité de Paris X Etole normale supérieure, Paris Uninrsité de T011loure- Le Mirail
Table des matières
Introduction
II
Monique Duchet-Suchaux et Yves Lefèvre
Les noms de la Bible
13
LE LIVRE
x. La Bible à travers les inventaires de bibliothèques médiévales 2. Versions et révisions du texte biblique 3· Une nouveauté: les gloses de la Bible 4· La concordance verbale des Ecritures 5· Les traductions bibliques : l'exemple de la Grande-Bretagne
Pierre Petitmengin Laura Light Guy Lobrichon Mary A. et Richard H. Rouse Micheline Larès
123
ÉTUDIER LA BIBLE Instruments de travail et méthodes de l'exégète à l'époque carolingienne 2. La Bible dans les Ecoles du xue siècle 3· L'exégèse de l'Université 4· L'exégèse rabbinique 5• Comment les moines du Moyen Age chantaient et goûtaient les Saintes Ecritures 1.
Pierre Riché Jean Châtillon Jacques Verger Aryeh Graboïs
233
Jacques Dubois
261
147
163 1
99
10
Le Moyen Age et la Bible VIVRE LA BIBLE
!.
LE GOUVERNEMENT DES HOMMES
Présence de la Bible dans les Règles et Coutumiers z. La Bible dans les Collections canoniques 3. La Bible et les canonistes 4· La Bible et la vie politique dans le haut Moyen Age 1.
II. 5· 6. 1· 8. 9· 10.
Marie-Christine Chartier Jean Gaudemet Thomas M. Izbicki Pierre Riché
LA PASTORALE
L'imagerie biblique médiévale Les apocryphes bibliques Modèles bibliques dans l'hagiographie La prédication en langues vernaculaires La prédication en langue latine La Bible dans la liturgie au Moyen Age
François Garnier Edina Boz6ky Marc van Uytfanghe Michel Zink Jean Longère Pierre-Marie Gy
401
429 449 489 517 537
BIBLE ET NOUVEAUX PROBLÈMES DE CHRÉTIENTÉ 1. Monnaie, commerce et population z. La Bible dans les confréries et les mouvements de dévotion 3· Les communautés hérétiques
Lester K. Little
555
André Vauchez Robert E. Lemer
Conclusion Abréviations des livres de la Bible Sigles utilisés
62.0
Bibliographie
62.1
Index scripturaire Index des manuscrits Index des noms propres
INTRODUCTION
Le titre de ce volume n'a pas été choisi au hasard. Nous n'avons pas voulu étudier la Bible au Moyen Age en présentant seulement le travail des clercs et des moines, lecteurs et commentateurs des textes sacrés, mais nous voulons montrer comment au Moyen Age on a reçu, compris la Bible, quelle a été l'influence de l'Ecriture sainte sur l'enseignement, les institutions, les mentalités médiévales. Vaste programme, projet ambitieux voire démesuré. Depuis des travaux anciens en Allemagne et en France, des colloques sur la Bible médiévale ont été organisés en Italie, en Belgique, un volume collectif a vu le jour en Angleterre1• Mais beaucoup des études ont davantage été consacrées à l'établissement du texte biblique, aux manuscrits, aux traductions en langue vulgaire et surtout à l'exégèse2• Le renouveau d'intérêt pour l'histoire de la Bible au Moyen Age est certain comme en témoignent les innombrables articles et livres dont nous n'avons retenu que les principaux et les plus récents dans la Bibliographie qui termine le volume. Certes, ce n'est pas dans la limite de ces pages que nous avons pu couvrir tout le champ d'un vaste programme. Nous avons demandé à quelques spécialistes français et étrangers, historiens, philologues, liturgistes, historiens du droit et de l'art, etc., de donner un chapitre qui correspond à leurs propres recherches. Nous avons divisé l'ouvrage en 1.
2.
Cambridge [~]. De LUBAC [u];
SMALLEY [1~].
u
Le Moyen Age et la Bible
quatre sections présentant d'abord le Livre puis son étude depuis le haut Moyen Age, ensuite en troisième lieu nous avons montré comment la Bible a influé sur le comportement et les institutions et comment les responsables de la pastorale ont utilisé la Bible, enfin la dernière section est consacrée à la place de la Bible vis-à-vis des nouveaux problèmes de la Chrétienté. Il est certain qu'au moment où débute le Moyen Age, la Bible connaît déjà une longue histoire. Le volume consacré à la patristique latine qui paraîtra par la suite sera une introduction à notre ouvrage. En accord avec ceux qui nous précèdent dans le temps nous avons choisi le vue siècle comme date de départ. C'est en effet à cette époque que l'Occident commence à prendre son visage médiéval. C'est en effet alors qu'apparaissent dans bien des domaines les traits constitutifs de cet Occident que l'on commence à appeler l'Europe. De nouvelles structures politiques, sociales, économiques, religieuses sont établies. Après la conversion des Anglo-Saxons, les Iles britanniques entrent dans la chrétienté qui commence à s'édifier. Les moines insulaires établissent des liens durables entre les Iles et le Continent. Alors que la Méditerranée n'est plus le centre de gravité de l'Occident, il faut maintenant regarder vers le nord pour voir s'établir une sorte de Méditerranée nordique, lieu d'échanges de produits, d'hommes, d'idées entre les pays riverains de la Manche et de la mer du Nord. Mais les différents auteurs des chapitres du volume ne se sont pas interdit de faire quelques incursions dans les périodes qui précèdent la nôtre, de même ceux qui traiteront de la Bible au xVIe siècle devront remonter vers la période médiévale. L'histoire de la Bible est comme celle d'un long fleuve qui parcourt le temps et irrigue de façons variées les champs de chaque période. Les clercs, les moines et les laïcs y puisent chacun à leur façon dans la fidélité d'une tradition ecclésiale. Si ce livre suscite d'autres études et fait progresser la recherche, notre but sera atteint.
Les noms de la Bible
En latin, les Livres saints, dont l'ensemble est à présent dénommé couramment la Bible, n'ont pas été désignés par un seul terme au Moyen Age. Le mot grec Biblia, neutre pluriel désignant l'ensemble des livres qui constituent la Bible, a donné plusieurs mots latins, dont le curieux bibliotheca, si souvent utilisé. C'est surtout l'aspect matériel du volume qu'évoque au premier abord ce mot qui signifie« collection ou dépôt de livres» et a donné lieu à de nombreuses discussions1. Isidore de Séville, au vue siècle, dans ses Etymologies (VI, 3) l'utilise dans son explication de la remise en ordre de l'Ancien Testament : « Le scribe Esdras, dit-il, après l'exil et l'incendie des livres de la Loi par les Chaldéens, reconstitua, sous l'inspiration de l'Esprit divin, l'ensemble de l'Ancien Testament (bibliotheca Veteris Testamenti); une fois les Juifs rentrés à Jérusalem, Esdras corrigea les textes corrompus de la Loi, et constitua en vingt-deux livres l'ensemble de l'Ancien Testament, pour qu'il y eût autant de livres que de lettres de l'alphabet [hébreu]. » Que ces livres soient séparés ou reliés pour constituer l'Ancien Testament, le mot est ici compris comme désignant un tout, une unité2 • L'explication d'Isidore
I. Cf. l'article de A. MVNDO, « Bibliolhera », Bible et lecture du Carême d'après saint Benoît, dans RB, 6o, x9so, pp. 65-92. 2. Sur la Bible d'Isidore, cf. T. A. MARAZuELA, « Algunos Problemas del Texto Biblico de Isidoro», dans Isùloriana, Leon, 1961, pp. IH-I9I·
14
Le Moyen Age et la Bible
est reprise textuellement au xne siècle par Hugues de Saint-Victo:r3. Bibliotheca désigne souvent d'ailleurs un volume (codex) contenant les divers livres bibliques, conçu sous son aspect matériel : ainsi, au début du rxe siècle, dans les Gcsta abbatum Fontanellensium, la « Geste des abbés de Fontenelle» (Saint-Wandrille), nous est présentée« une très belle Bible » (bibliotheca optin1a) « contenant l'Ancien et le Nouveau Testament, dont les préfaces et le début des livres sont décorés de lettres d'or. » En survolant les siècles, et en glanant de-ci de-là, nous nous apercevons que le mot bibfiotheca représente un seul volume considéré sous son aspect extérieur ou son contenu, cela dépend. Nous trouvons l'équivalence entre codex, le volume, et bibliotheca dans une anecdote rapportée par le moine Raoul Glaber, dans ses Histoires, au xie siècle: le saint abbé de Cluny, Maieul, a été capturé par les Sarrasins au retour d'un voyage à Rome; l'un de ceux-ci « posa le pied sur le volume (codicem) que le saint homme de Dieu avait coutume d'emporter toujours avec lui, c'est-à-dire la Bible » (bibliothecam videlicet) 4• Gilles de Paris, à la fin du xne siècle, dans un poème d'introduction à l'Aurora de Pierre Riga, ne s'exprime pas différemment, lorsqu'il parle de« ce livre qui est appelé Bible » ( eo libro, qui bibliotheca vocatur). Lorsque la chronique de Morigny, elle aussi au xne siècle, parle de cette bibliotheca tout entière,« de la Genèse jusqu'à la dernière épître de Paul », il peut s'agir du volume ou de l'ensemble des Livres saints, tout comme dans la chronique de Saint-Pierre de Sens : « On fit écrire à part le Pentateuque de Moïse; c'est-à-dire la première partie de la Bible ( bibliotece), pour que les frères ne succombent pas sous le poids de tout le volume » (de nouveau bibliothece). Dans une énumération de livres liturgiques, à la fin de ce même siècle, Richard de Saint-Victor emploie le terme de bibliotheca, en parallèle avec les homéliaires et autres 3· Cette citation de Hugues de SAINT-VICTOR, comme la plupart des textes cités par la suite, provient du fichier du Nouveau Du Cange (Institut de France), ou des divers dictionnaires nationaux de latin médiéval qui ont déjà publié la lettre B. Nous avons particulièrement utilisé : - le Mittel/ateinisches Worterbuch, Munich, 1967, art.« Biblia »et« Bibliotheca », I, 10, c. 146I146z et 1462-1463; - le Dictionary of Medieflal Latin from British Sources, London, 197S: - le Dictionnaire de latin médiéval de Bohême et de Moravie ( Latinitatis medii aefli lexicon Bohemorum), Pragae, 1977; - le Glossarium mediae latinitatis Sueciae, Stockholm, 1968. Pour tout ce qui concerne les dictionnaires et glossaires de latin médiéval, on peut consulter le remarquable bilan fait par A.-M. BAUTIER, « La lexicographie du latin médiéval, Bilan international des travaux », dans La lexicographie du latin médiéval et ses rapports aveç les recherches actuelles sur la civilisation du Moyen Age, Paris, 1981 (Colloques internationaux du CNRS, no S89), PP· 4H-4H· 4· Notons que l'édition de M. Paou, Rmlulfus Glaber, Hi.rtoriarum sui lempori.r libri quinque (987-1044), donne le mot bibliotheca (I, IV, 9, p. II), alors que la Patrologie de MIGNB au t. 142, col. 619°, transcrit biblia, ce qui semble invraisemblable à cette date.
Les noms de la Bible
15
traités, et en opposant ce mot à Scriptura divina, le contenu de la Bible : « C'est par paresse et par indolence qu'ils ne connaissent pas les saintes Ecritures, car les églises sont pleines de bibles ( bibliothecis), homéliaires et autres traités. » Jean Beleth, dans son traité de liturgie, au xne siècle, souligne l'ambiguïté du terme : « Ce mot de bibliotheca est équivoque et homonyme à la fois de celui qui désigne le lieu où sont placés les livres, ... et du grand volume où sont rassemblés tous les livres de l' « Ancien et du Nouveau Testament » (magnum volumen compactum ex omnibus libris Veteris et Novi
Testamenti)5. Un dicton résume cette incertitude et cette confusion : « Bibliotheca
mea serval meam bibliothecam. » Nulle ambiguïté cependant, lorsque la Vie de sainte Gertrude (texte du vne siècle) nous affirme que la sainte avait« enfermé dans sa mémoire presque tout le texte de la loi divine» (pene omnem bibliothecam divine legis); Le terme est même employé seul, lorsqu'il nous est dit que l'évêque de Vienne, Didier (vue siècle), était« un homme raffiné par sa connaissance de l'ensemble de la Bible » ( eruditione universe bibliothece poli/us). Quant à la bibliotheca de saint Jérôme, mentionnée par un chroniqueur du xie siècle, elle désigne le texte latin, traduit de l'hébreu ( secundum hebraicam veritatem). Il en est aussi question dans le Verbum abbreviatum de Pierre le Chantre, dans les dernières années du XI~ siècle : « Jérôme en une seule année expliqua à Paula et à Eustache la Bible tout entière (totam bibliothecam) selon les quatre sens6 , historique, allégorique, moral et anagogique. » Enfin, dans sa Chronique, vers 1150, Otton, évêque de Freising, désigne l'Ancien Testament par l'expression biblio-
theca Judeorum. En relation aussi avec le mot grec biblion, on trouve biblus, qui apparaît uniquement en poésie et, semble-t-il, rarement après le xe siècle. Il peut être utilisé seul ou avec un adjectif : quadrati Bibli et evangelicus biblus désignent bien évidemment les Evangiles, tandis que le mot utilisé seul dans un poème du vme siècle se réfère à l'Ancien Testament ou à une partie de celui-ci (à savoir le Pentateuque) : mosaica carmina bibli. Ermold le Noir, dans son poème en l'honneur de Louis le Pieux, fait allusion à l'enseignement puisé dans les livres sacrés : « En lisant tous les livres de la Bible, reçois l'héritage de l'enseignement nouveau et ancien » (perlectis f accipe biblis testamenta novi dogmatis ac veteris). Il est à noter que testamentum est utilisé ici dans un sens différent de son
5· Le texte de Jean Beleth est emprunté à l'édition de H. DoUTEIL, Summa dt of!i&iir tt&lesiasticis Jobannis Belttb, Turnhout, 1976 (Corpus christianorum. ContitufQIÏO metÜaeiJalir, 41 et 41A) 6o, 8, p. 109; car l'édition de la Patrologie (t. 202, col. 66 8 ) est différente en de nombreux passages -
6.
a.
dont celui-ci. H. De LUBAC [II].
x6
Le Moyen Age et la Bible
acception habituelle et que c'est le mot dogma qui représente le Testament ancien et nouveau. Paul Alvar de Cordoue, poète du 1xe siècle, mentionne les bis septem Pauli bibli, c'est-à-dire les épîtres de saint Paul, depuis la lettre aux Romains jusqu'à l'épître aux Hébreux. Au xe siècle, dans son poème sur le siège de Paris par les Normands (II, 614), Abbon de Saint-Germain parle du « Christ, dont la Bible, prophétisant à son sujet, témoigne de sa naissance », en désignant les livres bibliques par le terme de Bibli (Christi, cuius quoque votes / nasci testantur bibli). Il semblerait logique de se pencher ensuite sur l'emploi du mot Biblia, mais il apparaît tellement tard qu'il convient d'e~miner auparavant Scriptura. Ne disons-nous pas, nous aussi, l'Ecriture ? L'Ecriture sainte, en effet, est désignée par sancta, divina, ou même, tout à la fin du xue siècle, theologica dans une phrase de Lambert d'Ardres, pour qui les textes de la Bible sont aussi les historiae divinae. Remarquons au passage que le mot theologia, dans le sens de théologie, n'a été utilisé par Abélard, le premier, que quelques dizaines d'années plus tôt. Revenons quelques siècles en arrière : dans les Moralia in Job, Grégoire le Grand parle de Scriptura ou Scriptura sacra : « La sainte Ecriture est une nourriture pour nous» (Scriptura sacra nobis est cibus). Cette métaphore se retrouve très fréquemment ; les textes sacrés, dans leur ensemble, « nourrissent par l'action de l'Esprit-Saint qui, partout présent en ces textes, agit efficacement en nous, en nous parlant ». C'est ce qu'affirme Paschase Radbert au rxe siècle, dans son traité sur Le corps et le sang du Christ, où l'on peut aussi lire que« nous sommes nourris par Dieu au fond de nous par l'enseignement de la doctrine sacrée des Ecritures » (sacramento S cripturarum erudiendo divinitus introrsus pascimur) . L'Ecriture est la source de tout enseignement; elle nous parle, elle «dit», selon l'expression très fréquente chez le pape de l'an 10oo, Gerbert, ou chez l'évêque de Chartres, Yves, pour ne citer qu'eux, mais en n'oubliant pas de mentionner au passage l'expression du moine Gottschalk d'Orbais, au 1xe siècle : « L'Ecriture sainte crie par la bouche de l'apôtre Paul et dit ... » ( Scriptttra divina per os apostoli Pauli clamat et dicit.. .). Si l'Ecriture nous instruit et nous forme, c'est, selon Rupert de Deutz au xue siècle, dans son Traité sur l'Esprit-Saint, « qu'elle est la seule parole de Dieu, l'unique, semée dans les âmes et transmise par les signes que sont les lettres ». Encore faut-il savoir l'aborder, la lire, l'étudier, mais comment le faire correctement ? «Celui qui lit l'Ecriture sainte de manière correcte la comprend », affirme l'évêque de Chartres Fulbert au xre siècle. Toutefois cela ne paraît pas évident à tout le monde. Dans une lettre à Eginhard, au temps de Charlemagne, l'abbé Loup de Ferrières ne dit-il pas que le futur archevêque de Sens« l'avait adressé à l'abbé de Fulda,
Les noms de la Bible
17
Raban Maur, pour qu'il reçoive de lui l'accès aux divines Ecritures » (ad venerabilem Rhabanum directus sum uti ab eo ingressum caperem divinarum scripturarum). Il éprouvait le besoin d'être guidé pour lire recte, comme disait l'évêque Fulbert. Cette méthode de lecture doit en effet être définie, nous explique Hugues de Saint-Victor au milieu du xne siècle, dans son traité le Didascalicon. « Beaucoup de ceux qui lisent les Ecritures glissent dans diverses erreurs, faute de posséder le fondement de la vérité » (vides multos scripturas legentes quia fumlamentum veritatis non habent, in errores varias labi), d'où la nécessité d'une méthode, pour établir ce fondement. Il faut en effet, continue le chanoine de Saint-Victor, ne pas s'arrêter au sens littéral « qui peut n'avoir aucune signification, bien que le sens des mots soit évident, et ceci se produit en de nombreux endroits de la sainte Ecriture ». « Il faut scruter avec le plus grand discernement les passages de la divine Ecriture qui ne peuvent être lus selon le sens littéral » ( loca in divina pagina que secundum litteram legi non possunt, que magna distretione discernere oportet). C'est alors qu'il faut appliquer les quatre sens de l'Ecriture (cf. n. 6), et se faire guider par un magister ou un lector. Remarquons en passant que l'Ecriture est ici désignée par divina pagina, comme nous le verrons plus loin. « L'Ecriture est donc la seule vérité, c'est la« loi divine, et le clerc cloîtré doit se consacrer entièrement à sa lecture, » selon Philippe de Harvengt, au début du xme siècle (lex divina Scriptura sacra est, in cuius lectione claustralis tlericus totus debet versari); c'est la lectio divina. « Tout ce qui est dans la sainte Ecriture est vrai >> ( quicquid in sacra Scriptura continetur, verum est), dira saint Thomas. Pierre le Chantre l'exprime de manière poétique à la fin du xne siècle, en comparant l'Ecriture à « un bateau sur lequel nous devons faire la traversée» (Sacra Scriptura est navis nostra, qua transire debemus), tandis que pour saint Bonaventure, l'Ecriture est une « cithare ». << Le champ de l'Ecriture déborde de préceptes et d'exemples », écrit Loup de Ferrières dans sa lettre à Eginhard déjà mentionnée. Quant au maître, Abbon de Fleury,« il a planté au cœur de son disciple (Gauzlin de Fleury) les fleurs de la sainte Ecriture >> (inerant eius cordi Abonis magistri prolati sanctae Scripturae flores boni); c'est ce que nous dit l'abbé Helgaud dans sa Vie de Robert le Pieux. Utilisant les divers qualificatifs que nous avons mentionnés, plusieurs commentateurs les justifient. C'est ainsi que Robert de Melun, maître parisien de la seconde moitié du xue siècle, explique dans un passage de son Commentaire sur l'épître aux Romains : « Les Ecritures ( Scripturae) dans lesquelles il est question de l'Incarnation du Christ sont sacrées, à cause de la vérité immuable qu'elles contiennent ». Robert de Melun utilise aussi, comme beaucoup de ses devanciers, le terme de « divin » : « livres divins >> ou « livres des divines Ecritures ».
18
Le Moyen .Age et la Bible
Et la Glose ordinaire, dans une préface aux Psaumes, affirme qu'il« n'est rien dans la divine Ecriture qui ne concerne pas l'Eglise ». Divina ou sacra Scriptura est souvent utilisé avec le mot pagina, qui signifie texte ou passage, comme l'écrit dans ses Histoires, Richer, moine de Saint-Rémi de Reims au xe siècle : « Après les textes de la sainte Ecriture qui furent ici lus et discutés » {post sacrae Scripturae paginas). Accompagné d'un qualificatif ou du nom d'un apôtre ou d'un évangéliste, ce terme désigne un texte du Nouveau Testament : « Si nous en venons aux textes évangéliques, nous lisons >> (ad paginas evangelicas), écrit Yves de Chartres dans une lettre des dernières années du xxe siècle, tandis qu'on parle aussi de la pagina Pauli ou de la pagina Mathei. Pagina signifie aussi l'Ecriture, le texte de la Bible, accompagné ou non de commentaires, soit comme l'écrit Paschase Radbert dans son Commentaire sur l'évangile de saint Matthieu:« C'est un seul et même Dieu que désignent l'un et l'autre Testament» ( unum eumdemque Deum utraque pagina designari) ou Robert de Melun, au xue siècle : divina pagina tam Veteris quam Novi Testamenti, ou pagina utriu.rque Testamenti. Dans ces quelques citations, l'équivalent exact de ce terme serait plutôt « Testament ». Hugues de Saint-Victor dans le De sacramentis parle, lui, des livres du Nouveau Testament qui, joints à ceux de l'Ancien, forment le « corpus » biblique (corpus divinae paginae). L'autorité de la sacra pagina est absolue, dit l'évêque Otton de Freising, parlant de l'abbé de Clairvaux, qui« prenait ses décisions, en se référant à l'autorité de la sainte Ecriture » (ex auctoritate sacrae paginae). « L' auctoritas est telle qu'il ne peut être question de la soumettre à la férule du grammairien », dit Jean de Garlande, au début du xxne siècle. Il arrive aussi à pagina de désigner l'objet qu'est le livre contenant le texte sacré « que ne laissait jamais tomber de ses mains cette moniale tellement assidue à sa lecture », dont nous parle un moine de Fulda du rxe siècle (ut... numquam divina pagina de manibu.r eius abscederet). Apparaît enfin, au xne siècle seulement, le mot Biblia, qui n'est pas un neutre pluriel issu du mot neutre pluriel grec Biblia, mais qui est alors un substantif féminin singulier. C'est dans les dernières années du siècle que Pierre Riga, chanoine de Reims, compose l' ARrora, ou Biblia versificata; quelques années auparavant, Pierre le Mangeur (Cornestor), maître parisien, avait composé une paraphrase de l'Ecriture, l'Historia scholastica, qui aura un succès si considérable qu'on la désignera très souvent durant les siècles suivants par le terme de Biblia. On ne peut manquer ici de se poser la question suivante : est-il toujours possible de faire le départ entre le texte biblique proprement dit, les commentaires ou gloses qui l'accompagnent, et les textes patristiques ? Une notation d'un acte du xxe siècle relatif à la fondation du monastère de Muri en Suisse montre à quel point tout est mêlé : « On
Les noms de la Bible
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fit écrire les livres des Chroniques, d'Esdras, les sermons de saint Augustin, les Actes des Apôtres, les lettres de Paul ! » Le XIIJi! siècle voit naître nombre de travaux sur le texte biblique; révision des traductions et des commentaires, parfois avec des rabbins, contrôle de la tradition et étude du vocabulaire. Apparaissent aussi les Concordances de la Bible ( Concordantiae Bibliae) ; c'est-à-dire, selon la définition du Dictionnaire de la foi chrétienne un « répertoire alphabétique de tous les mots utilisés dans la sainte Ecriture indiquant pour chaque mot les passages où il figure »7 • Hugues de Saint-Cher fut le premier auteur de Concordances. On note aussi un glossaire des termes hébreux et grecs de la Bible (De hebraicis et grecis vocabulis glossarium Bibliae) et un Vocabularium Bibliae de Guillaume de La Mare, pour ne citer que quelques titres au milieu d'un grand foisonnement. On décide dès 12 36 que les Bibles doivent être corrigées (Bibliae corrigantur). La Bible est glosée, le texte est encadré de commentaires moraux, historiques ou autres. Biblia glossata, dit le testament d'un évêque anglais du xme· siècle, enjoignant de la vendre ( volumus quod Biblia nostra glossata vendatur). On insère des « postilles » : ce mot désigne des commentaires suivis, placés après certains passages, certains mots (post ilia verba). Le Dictionnaire de Du Cange explique que ce sont des notes marginales et continues qui se développent à la suite de certains mots dans la sainte Bible, et que les maîtres reprenaient pour les dicter à leurs élèves; ensuite, « post ilia verba », venait l'explication du maître. Une chronique de 1228 parle d'Etienne Langton qui« fit des postilles sur toute la Bible et la divisa en chapitres, division dont on se sert maintenant » (hic super bibliam postillas ftcit et eam per capitula quibus nunc utuntur moderni, distinxit). En 1238, il est fait mention d'un évêque qui « écrivit des postilles sur le psautier » (de Alexandra Cestriensi episcopo super psalterium postillas scripsit). Hugues de Saint-Cher, dont un chroniqueur Martinus Oppaviensis écrit en 1277: «Le cardinal Hugues ajouta des postilles à tout le texte de la Bible, et fut aussi le premier auteur de Concordances>> (Hugo ... qui totam Bibliam postillavit), dit lui-même que « les postilles de la Bible sont élaborées selon le quadruple sens : historique, allégorique, moral et anagogique » (postillae in universa Biblia secundum quadruplicem sensum : historicum, allegoricum, moralem et anagogicum). L'épitaphe de Nicolas de Lyre, mort en 1349, affirme qu'il« écrivit des postilles selon le sens littéral sur toute la Bible du commencement à la fin » {postiilavit enim Bibliam ad lifteram a principio usque ad finem). Nous avons vu apparaître le verbe postillare; quant au commentateur, il est
1· Définition empruntée au Di&lionnaire de la Foi çhrélienne, t. I: «Les mots», Paris, 1968, publié sous la direction de O. de LA BRossE, A. M. HENRY, et Ph. RouiLLARD.
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Le Mf!Jen Age et la Bible
nommé « postillator » dans un texte tchèque du xve siècle ( doctor ... Bibliae universitatis postillator). C'est du texte sacré qu'il est question lorsque Salimbene, à la fin du xme siècle, parle de la Bible lue en français vulgaire ( totam Bibliam in gallico vu/gari legisset). De même sainte Brigitte, selon son procès de canonisation (fin du xrve-début du xve siècle), relisait assidûment des Vies de saints et« la Bible qu'elle avait fait traduire dans sa propre langue>> (Bib/iam quam sibi in lingua sua scribi Jecit). Il n'en est pas moins vrai que Biblia peut aussi désigner le volume plutôt que son contenu, comme en témoigne sans doute une phrase d'un chroniqueur tchèque du xve siècle : « Sigismond, enlumineur de Prague, promit d'enluminer une (ou la) Bible» (Sigismundus illumina/or de Praga ... promisit... bibliam... illuminare). De même, dans l'enquête préliminaire au procès de canonisation de saint Yves à Tréguier en 1330, un témoin ne déclare-t-i! pas que« messire Yves portait tout le temps sur lui un livre appelé Bible, à ce qu'on disait» (continue diferebat unum librum secum vocatum Bibliam, ut dicebatur) 8 ? Quels que soient les termes utilisés, ils peuvent tous désigner le livre ou son contenu, tout comme notre mot français « Bible ». Nous avons rencontré à plusieurs reprises les termes d'Ancien et de Nouveau Testament : comme le dit Hugues de Saint-Victor9 , « la sainte Ecriture est nommée Testament, en se référant à la coutume des hommes»: de même que les individus qui n'ont pas eu d'enfants peuvent juridiquement en adopter, de même« Dieu n'ayant par nature qu'un Fils unique, a voulu en adopter un grand nombre par grâce » ( testamentum dicitur sacra Scriptura humana consuctudine dante occasionem... : Deus unum solum Filium habens ex natura, mu/tos vo/uit adoptare ex gratia). Déjà, au vue siècle, Isidore de Séville dans ses Etymologies (V, 24) avait donné une explication parallèle du terme de Testamentum. « Toute la divine Ecriture est contenue dans les deux Testaments, l'Ancien et le Nouveau », ajoute le maître victorin du xue siècle. Quant au mot Evangelium, Jean Scot, qui a traduit les œuvres du Pseudo-Denys et connaissait donc le grec, l'explique ainsi : « C'est un mot grec, il signifie en latin bonne nouvelle, eu : bon, et angelum : nouvelle» (eu, bonttm; angelum, nuntium). Pour conclure, il convient de jeter un coup d'œil sur l'ordre et le nom des livres de l'Ancien Testament, et même de l'ensemble de la Bible. Ils se présentent en fait dans l'ordre que nous connaissons. Isidore de Séville précisait que « les cinq Livres de Moïse - le Pentateuque que les Hébreux appellent Thora, sont nommés Loi par les Latins ». 8. Arthur de LA BoRDERIE, Mo1111menls origi11411X de l'histoire tk saint Y111s, 1887 (« Processus de vita », p. 66). 9· Hugues de SAINT-VICTOR, De smpturis et uriploribu.s sa&ris, MIGNE, PL, 17s, col. 1!1'.
Les noms de la Bible
2.1
On peut aussi mentionner que les commentaires sur les premiers versets de la Genèse, la Création en six jours sont souvent appelés Hexameron, à la suite de saint Ambroise. Terminons sur un poème de onze vers, composé pour aider à mémoriser les noms des livres de la Bible. C'est un extrait d'un manuscrit de la Bibliothèque municipale de Troyes, du xve siècle, provenant de l'abbaye de Clairvaux10• Plusieurs folios contiennent des poèmes sur une partie de la Bible: quatrains sur le Pentateuque, par exemple. Un autre texte est intitulé Ordo et nomina librorum Biblie. Le poème que voici porte pour titre : In his versibus continentur libri Biblie Est generans Exo. Levi. Computa. Deuteronomius losue. ludeux. Ruth. regum Paralipomenonque Esdra, Neemias, Thobias, Judith et Hester Job, Psalmus, Salomon triplex, Sapientie bina Isa. lere. Treni. Baruch. Ezechiel Danielque Ose. Joel. Amos. Abdi. Jonas. Miche. Naum Abac. Soph. Ageus. Zacharias et Malachias Post Machabeos sumit nova gratia tempus Matheus. Marcus. hinc Lucas inde Johannes Ro. Co. Gal. Eph. Phi. Colo. Thes. Thimo. Ti. Philem. Hebr. Actus. Apocalipsis claudunt lacobum. Pe. Io. Iudam.
Si l'on compare ce poème à celui qui est consacré aux« noms des livres de la Bible», sur un folio voisin, il apparaît comme moins complet : le Cantique des Cantiques, l'Ecclésiaste et l'Ecclésiastique ne sont pas cités. Par contre, l'abréviation en une ou deux syllabes du nom de certains livres de l'Ancien Testament, du nom des prophètes et du titre des épîtres pauliniennes donne quelque facilité sans doute pour les retenir! Le livre des Nombres est devenu Computo. Néanmoins, l'ensemble se reconnait fort bien et doit aussi se retenir sans trop de difficultés ! Avant le xne siècle, seuls les clercs ont écrit des textes relatifs à la Bible et comme ils n'écrivaient qu'en latin, le vocabulaire biblique était un vocabulaire strictement latin. A partir du xne siècle, la littérature française s'est développée de telle façon que des ouvrages profanes pouvaient faire des allusions à l'Ecriture sainte, alors que des ouvrages didactiques abordaient des questions religieuses et scripturaires, avant que paraissent les premières traductions du texte sacré. Naturellement le français a utilisé à propos des textes bibliques un vocabulaire décalqué sur le vocabulaire latin. Scriptura, Sancta Scriptura, Divina Scriptura, Divina Pagina, Sancta Pagina, Biblia donnent : « l'escrit », « le saint escrit », « li devins escriz », 10. La transcription de ces folios du manuscrit 2013 de la Bibliothèque municipale de Troyes nous a été fort aimablement communiquée par Colette }EUDY, que nous remercions chaleureusement. Le poème retranscrit est au fo 2,
2.2
Le Moyen Age et la Bible
« la sainte escripture », « les escriptures », « la devine page », « la sainte page»,« la bible»,« la vraie bible»; l'ancien Testament se dit« le viés bible (viés = vieux) ». Le français possède les termes « glose», « gloseor (glossateur) », « pastille », « cornent (commentaire) » et « comenteor (commentateur)». Bien sûr, ce vocabulaire connaît des formes diverses selon les différents dialectes d'oïl et d'oc. A titre d'échantillon, nous pouvons transcrire la table de la Bible historiale, traduction de la sainte Ecriture faite en 1297 : « Che sont chy apres li livre hystorial de le Bible qui en cest livre sont translaté... : Prumierement est en cest livre translatés li livres de Genesis; Et puis Exodes, Levitiques, li livres de Nombres, Deuteronomes; Li livres de Josué; Li livres des Juges; Les quatre livres des Rois; Les Paraboles Salemon; Li livres Job; Li livres Thobie et Jheremie et Ezechiel; Li livres Daniel, li livres Susane et les hystoires qui aprés vienent; Li livres Judith et les hystoires qui aprés vienent, si corn vous les trouverés; Li livres Hester et les hystoires qui aprés vienent, si corn vous les trouverés; Li deux livres des Macabeus; L'istoire euwangelique et les Euvangiles >>11• D'autres traductions plus anciennes comportent« Li Apochalisse ... apochalisse vaut autant corn revelacions », « le livre de Salamon le roi, fiz de David le roi, le quel livre l'on apele Sapience... le livre des Paraboles de Salamon le roi, ... les Proverbes de Salamon le roi »12 • D'autres traductions plus tardives comportent « les Faiz des Apostres » ainsi que« les Epistles de saint Pol »13• Pour clore ces considérations sur l'onomastique et le vocabulaire bibliques au Moyen Age, nous ne pouvons pas résister à la tentation de présenter la liste alphabétique des livres de l'Ecriture sainte tels qu'ils apparaissent dans l'œuvre encyclopédique de l'un des plus illustres maîtres de Paris, Jacques Legrand, comprenant L'Archiloge Sophie (écrit avant 1405) et le Livre de bonnes meurs (composé avant 1410), ce qui constitue une nomenclature française telle qu'elle s'était constituée à la fin du Moyen Age14 : « Amos, Apocalipse, Bible (par référence à saint Jérôme; autrement Jacques Legrand utilise l'expression Sainte Escripture), Cantiques, Première epistre aux Chorintes, Seconde epistre aux Corintes, Daniel, Deuteronome, Ecclesiastes, Livre Ecclesiastique, Epistre aux Ephesiens, Esdras, Ester, Exameron (à propos du commentaire de saint Ambroise), Exode, Livre des fais (ou faix) des Apostres, Epistre aux Galathes, Livre de Genesis, Epistre aux Hebrieux, Livre I 1. a. Samuel BERGER, La Bible fr011faire ali Moyen Age. Etude rur lu plu.r ançiennes IJerrionr de la Bible éçrifer en prore de langue d'oïl, Paris, 1884, p. 166. 12. Ibid., pp. 96 et 105. 13. Ibid., pp. 179 et z65. 14. Je dois cette liste à M. Evencio BELTRAN, qui a préparé l'édition de ces textes français ainsi que de l'ouvrage latin de Jacques LEGRAND qui porte le titre de Sophilogion. Qu'il trouve ici l'expression de ma reconnaissance.
Les noms de la Bible
2.3
Rester, Livre de Jeremie (ou Jheremie), Jonas, Livre de Josué, Judas, Livre Judith, Livre des Juges, Euvangille saint Jehan, Livre des Levites ou Livre de Levitique, Euvangile sainct Luc, Livre des Machabees ou Machabeus, Malachie! (pour Malachie), Euvangile sainct Mathieu, Neemie, Livre de nombres, Oseas ou Livre d'Osee, Livre Paralopomenon, Proverbes, Psaultier (Commentaire de saint Augustin sur les Psaumes), Epistre aux Rommains, Livre des Roys (ou Rois), Sophonie, Livre Thobie, Epistre a Tymothée, Ysays (ou Yasaie), Zacharie ». Monique DuCHET-SucHAUX et Yves LEFÈVRE.
LE LIVRE
La tradition le dit, le vocabulaire aussi, le Livre par excellence, c'est la Bible. Dans la culture des chrétiens tout au moins et des juifs ; et déjà avouons une limite de notre entreprise, qui met hors champ la Bible hébraïque, dont pourtant l'on sent la présence durant tout le Moyen Age, parce que les chrétiens jettent vers elle sans cesse des coups d'œil furtifs et vite réprimés. S'agit-il alors de la Bible latine, qu'on proteste aussitôt de la vitalité d'une culture grecque, depuis la Sicile jusqu'à la Pologne. li a fallu renoncer à trop embrasser, se cantonner dans le terroir déjà immense de l'Occident latin. C'est que partout dans le Moyen Age la Bible est sensible, à portée de main, vivante, tant et si bien qu'on ne voit guère comment l'aborder, par quel moyen affronter le sujet. Le choix retenu ici est presque celui de l'archéologue à la quête des traces d'une vie matérielle. Livre par excellence, la Bible est avant tout un objet, un matériau, un agrégat de textes semés sur le parchemin ou le papier. Mais cet objet a pour particularité d'être confectionné, entretenu et légué avec le plus grand soin, avec dévotion même : d'abord parce qu'il contient le code du christianisme, ensuite parce qu'entre les pages de ce code sommeillent d'innombrables potentialités que le Moyen Age occidental a su brillamment exploiter.
2.6
Le Livre
La première section de cet ouvrage était vouée à l'histoire matérielle de la Bible au Moyen Age. Hélas le champ en est occupé par de vastes jachères inexpliquées, j'en désignerai quelques-unes. Ce n'est donc qu'une histoire matérielle avortée, mais le salut vient du désir manifeste chez tous les auteurs de suivre la trace du bon gibier, flairant l'homme et ses créatures, ses institutions là même où les choses se taisent obstinément ou bien sont trop bavardes sur elles-mêmes. Cette histoire matérielle est devenue plutôt une histoire de la technologie appliquée à la Bible par ses utilisateurs et manipulateurs, celle de ses modes d'emploi et de transmission. Le circuit de l'enquête était alors tout tracé. La première étape est celle des bibliothèques et de leurs responsables ; ils avaient souci, eux aussi, de définir une juste place, adéquate, à la Bible dans leurs armoires, et ont imaginé des systèmes de classement, car il faut bien organiser. Ce faisant, Pierre Petitmengin amorce la suite de l'esquisse, qui ouvre les armoires et fait passer le Livre de mains en mains. La seconde phase est celle du tri entre les différentes versions de la Bible latine, le choix du bon texte. Durant tout le haut Moyen Age, des versions concurrentes ont en effet voyagé, en coexistence complaisante. Pourquoi l'une seule d'entre elles a-t-elle pris le dessus? Et comment de temps à autre procéda-t-on à ces révisions du texte biblique, rendues nécessaires par les malheurs de la transmission manuscrite ? La benjamine de notre équipe, Laura Light, s'est trouvée chargée du travaille plus périlleux sans doute, celui de présenter ces efforts successifs pour décider de l'authenticité d'un texte, la retrouver et la maintenir. Sur la foi des manuscrits, elle a pu ainsi mettre au clair le labeur des maîtres parisiens vers uoo-1230, et l'apparition d'une Bible réellement neuve. Dans une troisième phase apparaissent les instruments compagnons de la Bible, ceux dont nul lecteur ne saurait se passer s'il prétend parvenir à l'intelligence de la Bible. Ces outils sont si nombreux qu'il a fallu trancher encore, et notre choix s'est porté sur les Gloses et sur les Concordances, parce que là seulement des synthèses paraissaient possibles, mais aussi parce que ce sont deux entreprises capitales pour le destin médiéval de la Bible. Un caractère curieux de ces outils
Le Livre
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est leur anonymat, presque toujours, et leur provenance collective, qui atteste le labeur d'une corporation, silencieuse ici mais triomphante partout. Et au terme de la chaîne des opérations effectuées sur le Livre d'entre les Livres prend place une dernière phase, de la plus haute importance puisque sont en jeu la survie et la reproduction du christianisme : c'est le temps des traductions et adaptations de la Bible pour des publics malhabiles en latin ou de langue différente. L'exemple du domaine anglo-saxon, présenté par M. Larès, montre à l'envi les difficultés, et aussi les enjeux de ces entreprises. L'aval de cette histoire, la diffusion en largeur, vers des publics n'entendant pas le latin, eût mérité, convenons-en, beaucoup plus de place et d'attention. Pourtant, le sujet des traductions réapparaît plus bas au :fil des pages, tandis que livres et travaux sur les traductions de la Bible ne manquent pas1 • Quelques remarques suffisent ici. Tout d'abord, la lenteur avec laquelle des langues romanes s'individualisent par rapport au latin commun de leurs origines explique assez l'apparition tardive de traductions romanes (xre siècle); reste que plusieurs siècles se sont écoulés entre le moment où en Gaule on a cessé de parler latin et celui où des traductions voient le jour, et entre-temps on ne sait guère de quoi étaient armés les clercs des églises rurales pour comprendre et faire entendre la Bible. En dehors de l'espace roman, les choses étaient plus claires : dans les Iles britanniques et les pays germaniques, on a traduit à l'usage des laïcs et des clercs aussi qui ignoraient le latin. Bède avait entrepris la traduction de l'Evangile de saint Jean, il fut suivi par d'autres (M. Larès). En Bavière, à Fulda, des moines se sont mis à l'ouvrage2. Plus loin vers l'Est, Cyrille et Méthode ont de même procédé à la traduction des textes sacrés pour les Moraves. Il est cependant significatif que l'expérience n'eut guère de suite, en raison de l'hostilité du clergé de Germanie3. Sans aller jusqu'à évoquer l'affrontement entre chrétientés, x. Voir RosT [14]; Cambridge [j], pp. 338-391; Bibel [z], art.« Bibelübetsetzungen >>, col. 9j-IOj. z. A. ScHWARZ,« Die Bibel und die Grundlegung ciner frànkischen Literatur », dans Bible [3], pp. j8-69; Bibel [z], 97-98. 3· Cf. Bibel [z], xos.
Le Livre
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latine et grecque, il est évident que partout l'autorité ecclésiastique craint que les traductions ne favorisent les hérésies : la première traduction germanique n'avait-elle pas été effectuée pour les chrétiens ariens (Wulfila)? Sur la demande expresse de laïcs, on traduisit largement les Psaumes au xue siècle, mais aussi le Cantique des Cantiques4 • C'était cependant rompre le cercle du contrôle clérical, et l'Eglise réagit vite, ainsi Innocent III dans une lettre célèbre aux Messins, en 11995 , ou le synode de Toulouse en 1229 qui pour combattre la propagande cathare interdit les traductions en langue vulgaire. Plus tard, dans le nord de la France, on reproche aux Béguines d'utiliser la langue vulgaire pour lire la Bible6 • Sous le contrôle, on saisit donc une résistance organisée ; mais celle-ci est mal connue, et on ne sait guère ce qui distinguerait une Bible vaudoise d'une Bible catholique, sinon que la première peut être en français et la seconde est nécessairement en latin7 • Quant à l'histoire du livre-objet, en amont de la chaine, c'est un chapitre à écrire. Car une Bible, un recueil des Evangiles, se sont vus reconnaître pendant le haut Moyen Age des valeurs d'usage singulières. Une Bible de Charles le Chauve ou le Livre de Kells manifestent la gloire du donateur et celle du bénéficiaire ; des Evangiles font normalement partie du trousseau de l'évêque, qui ne se déplace pas sans eux, de même que tout clerc chargé d'église devrait en posséderB. Mais entre cet usage naturel aux fins
+ J. LECLI!RCQ, «Les traductions de la Bible et la spiritualité médiévale», dans Bible [5], PP· a6,-2.17. A c6té des traductions, il faudrait aussi analyser les paraphrases poétiques, depuis :.::nd (compo~ entre 8:zz et 840) jusqu'à la fin du Moyen Age: voir J. R. SMEETS, «Les OllHdaptaüons versifiées de la Bible en ancien français », dans ùs Genres littéraires t'"'~~ théologiques~~ philosophiques médiétlalu, Louvain-la-Neuve, 1983, pp. 249-258; T, «Adaptations et versions de la Bible en prose (langue d'oil) »,ibid., pp. 2592 ·- . S G cr~ llEGORY,_ (( The Twelfth Century Psalter Comrnentary in French for Laurette ~ », dans Bïh_le f5l, pp. 109-126, et J. R. SMEETs, «La Bible de Jehan Malkaraume », 22o-235, ams1 que le classique BBRGBR, La Bible fran;ai.se flll Moyen Age, Paris, 1884. J 11, "JÎ+ ' :n4. ~5-699; lettre reprise dans les Déerltales de Grégoire IX, éd. FRIEDBBRG,
'JI.
pp.~,~· xxm, 197; voir Y. CoNGAR, Jalons pour lille théologie tlu /aiçat, Paris, 19H. 7• V~udolf NüBScH, Altwakkn.ti.ube Bibelüber.tet:{llllg Ms. 8 der Biblwtbèque • Berne, 1979 : édition d'une Bible occitane, écrite dans la zone du ._~t à la 6n du xxu• siècle (outre celle-ci, deux autres Bibles occitanes ont été ·.." ··-. B ~ onze connues). ~"-:;:'dot:ns les bagages d'un évêque: PL, 139, 841; liste- plutôt optimiste~ ---
posséder tout prêtre en Angleterre au x• siècle, PL, 139, 1473·
Le Uvre
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de prédication, et celui qui fait déposer un Evangile de Jean dans la tombe de saint Cuthbert (t 687), la différence se creuse9 • Et c'est bien une fonction propitiatoire qu'on reconnait en plein xne siècle au Livre d'Armagh, lorsqu'on l'exhibe au front de l'ennemi10, sans succès d'ailleurs. Sans parler de cet autre usage très répandu d'ouvrir la Bible pour en extraire une prophétie, pour un nouvel abbé, ou un évêque élu. Le Livre apparait ici comme ce qu'il n'a sans doute guère cessé d'être pendant le Moyen Age, le signe d'un pouvoir, sur les hommes et sur le temps.
9· Manuscrit conservé en Gmnde-Bretagne, à Stonyhw:st College. 10. DVliLIN, Trinity Coll. 'z, écrit en 807; cc manuscrit« participa» en II77 à la bataille de Down, et fut ramassé sur le cadavre de son gardien (voir Trésors J'lr!IZfiiÙ, Paris, Go/mes naliona/1s till Grand-Palais, «1. I982-j01111ilr I91J, Paris, 198z, n° '6).
I
La Bible à travers les inventaires de bibliothèques médiévales
Sous le nom commode d'inventaires de bibliothèques médiévales, on a pris l'habitude de regrouper un ensemble de documents très divers, qui vont de la liste de quelques titres griffonnée sur une feuille de garde au catalogue exhaustif couvrant des dizaines de pages, du registre de prêt à l'inventaire après décès1. A côté des manuscrits eux-mêmes et des règlements de bibliothèques2, ce vaste corpus qui doit compter entre deux et trois mille unités constitue une source de premier ordre pour les historiens de la pensée et de la spiritualité du Moyen AgeS. Les publications de documents 4 et les études de détail sont légion, mais l'exploitation statistique des séries, la bibliométrie comme on dit maintenant, ne fait que commencer5 et peu de savants ont eu l'audace de se
1. Les différentes catégories de documents sont bien présentées dans A. DEROLEZ, Les catalog114s Je bibliothèqt~~s, Turnhout, 1979 (Typologie des sources du Moyen Age occidental, ~1). Le répertoire fondamental reste celui de Th. GoTTLIJ!B [z4], qui distingue entre les catalogues de bibliothèques proprement dits (761 numéros) et les documents mentionnant des livres (6z9 numéros). Dans notre exposé nous faisons, sauf indication supplémentaire, implicitement référence aux éditions citées par Gottlieb. z. K. W. HUMPHRHYS, The .&ok ProtJisions of tht Mu/mal Friars, I2IJ-I400, Amsterdam, 1964. pp. 18-8z, étudie ceux en usage dans les otdœs mendiants. ~· On trouvera un choix suggestif d'études, récentes ou anciennes, dans la bibliographie de B. GUENÉE, Hirtoin et culture bistoriqtll tlansi'Oççit/ent métlihal, Paris, 1980, pp. 379-~Sz. 4· Mentionnons juste un recueil pratique, mais peu sût : G. BECKER [19] et trois séries qui, elles, présentent toutes les garanties voulues : MBKDS et MBKO [z7], et MSV = Mitte/aller/khe Scha~liclmi.r.re, t. 1, Munich, 1967. S· Un travail de pionnier : J.-Ph. GENET,« Essai de bibliométrie médiévale : l'histoire dans les bibliothèques anglaises», dans ReflUe française d'histoire till Jiwe, ri, 1977, pp. ~-40.
32.
Le Livre
risquer à des présentations synthétiques8 • En particulier, à part un essai, plutôt anecdotique, de Hans Rost dans son gros volume sur La Bible au Moyen Age7, personne n'a tenté, à notre connaissance, de rechercher ce que ces inventaires pouvaient nous apprendre sur la place que tenait l'Ecriture sainte dans les bibliothèques et, plus profondément, dans l'univers mental des lecteurs médiévaux. A vrai dire, cette prudence s'explique. Pourquoi se lancer dans une longue enquête si le résultat en est donné d'avance? Les auteurs d'un très riche tour d'horizon sur les bibliothèques anglaises d'avant noo disent l'essentiel en peu de mots : « On peut considérer comme allant de soi que chaque bibliothèque, suivant sa taille, aura en sa possession une ou plusieurs bibles, ainsi que les différents livres en volumes séparés, d'ordinaire glosés »8 • « Les catalogues commencent presque toujours par des Bibles, en particulier des livres glosés, si populaires au xne siècle. Viennent ensuite, d'ordinaire, les œuvres des Pères ... »9 • Le cadre est ainsi tracé : la Bible se rencontre partout, le Livre précède en général les autres livres. Est-il possible de donner plus de vie à ce tableau, ou de lui apporter quelques retouches ? Nous l'avons essayé en pratiquant une série de sondages qui nous ont conduit de la Renaissance carolingienne aux bibliothèques de la pleine Renaissance, juste avant que l'imprimé ne supplante le manuscrit10, et nous voudrions présenter, à partir de leurs résultats, quelques remarques sur la diffusion de la Bible, sa place dans les bibliothèques, son contenu et sa valeur pour les hommes de ce temps.
Après la tourmente où avait péri la civilisation antique, les clercs ont essayé de reconstituer des collections de livres, et le fondement sur lequel ils ont bâti leurs bibliothèques naissantes, c'est la bibliotheca par
6. li y a toujours profit à relire J. de GHELLINCK, «En marge des catalogues des bibliothèques médiévales», dans Mis&tllanta Fr. Ehrle, t. 5, Rome, 1924, pp. 331-363 (sur la Bible et les instruments de travail bibliques, pp. 339-342) et P. KmRE, « The intellectual interests reflected in libraries of the fourteenth and fifteenth centuries», dans The Journal of the Hi.rlory of Itka.r, 7, 1946, pp. 257-2.97 (spécialement pp. 275-278). 7· H. RosT [14], pp. 15o-161 :«Die Bibel in den Bibliothekskatalogen des Mittelalters ». Il y a naturellement beaucoup à glaner dansE. LESNE [26]. 8. R. M. WILsON, « The Contents of the Medieval Library », dans The Engli.rb Library before I700, Londres, 1958, p. 87. 9· Fr. WoRMALD, « The Monastic Library », ibid., p. 24. 10. Nous n'avons pas abordé les problèmes spécifiques que pose la présence, dans les inventaires, de Bibles imprimées. Autre limitation : les traductions de la Bible en langues vemaculaires (sur lesquelles on pourra consulter Cambridge [5], pp. 338-491) ne sont évoquées qu'occasionnellement.
A travers les inventaires de bibliothèq11es médiévales
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excellence, la Biblell, qu'ils ont dû parfois aller chercher très loin. L'odyssée du codexgrandiorde Cassiodore et de son descendant, l' AmiatiniiS, est trop connue pour qu'on la répète12 ; on évoquera ici un saint modeste, Wandrille, qui fait apporter de Rome pour son monastère de Normandie les deux textes de base que sont la Bible et Grégoire le Grand13, une alliance qui se retrouvera souvent. A sa suite, les différents abbés du VIII4l et du IXe siècle dont les donations nous sont connues par les Gesta abbat11m Fontanellensi11m14 ont chacun enrichi la bibliothèque de livres bibliques ou de commentaires, écrits souvent en une Romana littera (comprenons sans doute l'onciale16) qui en rehaussait le prestige. La présence de cette pierre angulaire qu'est la Bible nous semble si naturdle qu'on est surpris de rencontrer d'assez nombreux catalogues où elle n'apparait pas. La nature du document explique souvent ce silence. Il peut être mutilé accidentellement, comme les inventaires de Fulda au Ixe siècle16 ou au contraire partid dès l'origine : des listes d'accroissements, comme celle des livres copiés par ou pour Réginbert, bibliothécaire de Reichenau17 , ou celle des acquisitions faites à SaintEmmeran de Ratisbonne sous l'abbatiat de Ramwold18, ne mentionnent pour ainsi dire pas de livres saints pour la bonne raison que les monastères, déjà bien fournis 19, n'avaient pas besoin d'exemplaires supplémentaires. Parfois la prétérition est mystérieuse, ainsi dans l'inventaire de Saint-Vaast d'Arras au xne siècle20 ; parfois au contraire elle nous n. On connaît le jeu de mots Bibliothera mea .teNIIZt meam bibliothecam, cité dans l'article instructif de A. MuND6, « Bibliothe&a. Bible et lecture de carême d'après saint Benoit », dans RB, 6o, 1950, p. 78. x:z. Bonne présentation chez J. W. H.u.PoRN, «Pandectes, Pandecta and the Cassiodorian Commentary on the Psalms », dans RB, 90, 198o, pp. 296-298. 13. Ge.rta abbatum Fontanellen.rium, 7 (MGH, SS. in 11.t11111 .rchoiiZf'UIII, t. 28, p. 15) : retlien.r .te&lllll tktu/it, nemon ettJol11111ina tÜifer.ta SanctiZf'UIII ScriphlriZf'UIII fltlteri.r at notJi Te.rtamenti maximeque ingenii beati.r.rimi alque apo.rto/iti g/orio.rir.timi papae Gregorii. 14. GoTTLIEB [24], n•• 1033-1036 (présentation très lisible chez H. OMONT, Catalogue général tle.r manu.rcrits... , série in-8°, t. 1, 1886, pp. XVI-XIx). 15. Cette dénomination, qui n'est pas relevée par B. BisCHOPP, «Die alten Namen der lateinischen Schrifartten », in Mitte/alterliche Sltitlien, t. 1, Stuttgart, 1966, pp. 1-5, apparait, assez souvent en rapport avec des textes bibliques, dans des catalogues (par ex. Saint-Père de
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semble éloquente. Si la Bible n'est pas nommée ou localisée dans les 674 auteurs et les 195 bibliothèques que recense le Catalogus scriptorum ecclesiae de Boston de Bury21, c'est parce que sa présence, trop évidente, ne mérite même pas qu'on s'y arrête : toute cette imposante bibliographie n'a d'autre raison d'être que de conduire, en signalant les bons auteurs et les bons livres, à une meilleure compréhension de l'Ecriture sainte, dont l'introduction, nourrie de Cassiodore, d'Hugues de SaintVictor et de Vincent de Beauvais, a longuement détaillé la structure. Même réaction à Tegernsee à la fin du xve siècle : le volumineux catalogue alphabétique d'Ambrosius Schwerzenbeck22 relève uniquement les doctores egregii et leurs opuscula et scripta eximia. Cinq siècles plus tôt, à une époque où les livres étaient moins courants, on avait, à la cathédrale de Wurtzbourg23, indiqué les commentateurs de l'Ecriture dans l'ordre des livres bibliques, mais aussi précisé les exemplaires des textes sacrés dont disposait la bibliothèque. Une comparaison entre les collections de deux couvents dominicains va nous montrer d'une autre façon qu'il ne faut pas trop vite conclure du silence à l'absence. A Saint-Romain de Lucques, en 1278, sur les 97 ouvrages recensés, plus des quatre cinquièmes étaient soit des livres bibliques (74), soit des instruments de travail : quatre concordances, trois Ystorie, un Unum ex quattuor24• En revanche, deux cents ans plus tard, la bibliothèque de Saint-Eustorge de Milan ne comportait que dix-sept livres de ces deux catégories sur un total de 693 25• La présence de quelque 130 volumes de commentaires montre que les Dominicains ne se désintéressaient pas de la Bible, bien au contraire : seulement les religieux devaient avoir, comme dans d'autres couvents, des Bibles achetées avec l'argent de l'ordre ou prêtées ad vitam26 et qui, gardées dans les cellules, ne figuraient pas dans l'inventaire de la Libreria. La Bible peut en effet se trouver bien ailleurs que dans les armoires ou les pupitres de la bibliothèque, comme le montrent des récolements 21. R. RousE a montré que l'auteur est le bénédictin Henri de KIRKSTEDE, bibliothécaire de Bury-Saint-Edmunds dans le troisième quart du XIv" siècle, et le titre Catalogus de libris autenticis et apocrifis : voir son article « Bostonus Buriensis and the Author of the Catalogus scriptorum ec&!esiae », dans Speculum, 41, 1966, pp. 471-499. Nous avons consulté le texte du Catalogus dans sa dissertation inédite (Ph. D., Comell University, 1963). :z:z. MBKDS [27], t. IV, no 109 (1483). 23. MBKDS [27], t. IV, no 12.9 (environ 1000). La disposition de la première partie (In Genesim: Ambrosii exameron; Augustini... ; Hieronimi... , etc.) annonce l'index du Cata-
logus : Nomina doctorum qui scribunt super Bibliam. Super Genesim : Augustinus super Gensim ad literam... , Ambrosiu.r de operibu.r .rex dierum ... , etc. (RousE, éd. citée, p. 289). 24. GoTTLIEB [24], n° 584 (= E. BALUZE, G. D. MANsr, Miscellanea, t. 4, Lucques, 1764, pp. 6o2-6o4). 25. D'après l'inventaire publié par Th. KAEPPELI, « La bibliothèque de Saint-Eustorge à Milan à la fin du xv" siècle [1494] »,dans Archit1um Fratrum Praedicatorum, 2J, 1955, pp. 5-74. 26. Œ. K. W. HUMPHREYS, op. cil. (.rupra, n. 2), pp. 19-30 (bibliothèque personnelle du dominicain : achats, ventes, legs, etc.; dispositions spéciales concernant les Bibles) et 34 (emprunts à la bibliothèque du couvent).
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généraux, dont le plus ancien est sans doute celui de Saint-Riquier, dressé en 8 31 sur l'ordre de l'empereur Louis le Pieux27 , et le plus détaillé peut-être celui de Oteaux, compilé en 1480 par l'abbé Jean de Cirey après sa remise en ordre des collections 28 • On rencontre des textes bibliques à la sacristie et dans l'église même - les épistoliers et les évangéliaires nécessaires aux lectures de la messe29, mais aussi des évangiles, des psautiers et des bibles entières, sur lesquels on prêtait serment, à l'occasion - au réfectoire, parmi les libri legendi ad mensam30 et jusque dans l'infirmerie : il y avait deux psautiers, enchaînés à celle de l'abbaye de Reading au xue siècle31 • En revanche la Bible n'apparaît que rarement dans les bibliothèques scolaires32, ce qui pourrait surprendre quand on songe au rôle, bien attesté à toutes les époques, du psautier comme livre de lecture33 : au xve siècle encore, l'inventaire de la Librairie de Bourgogne signale avec révérence celui où saint Louis avait appris à lire34• Sans doute l'Ecriture occupait-elle une place moindre dans le cursus « secondaire » auquel étaient destinées ces collections : on note tout de même qu'à Saint-Gall un tome de l'Ancien Testament est déposé ad scolam36 et qu'à la cathédrale du Puy36 des gloses et l'explication des prologues apparaissent sous une rubrique Divina volumina vel eorum expositiones. Est-il possible de dépasser le cadre forcément limité d'une église ou d'un monastère ? Deux petits recueils de catalogues du milieu du xive siècle nous permettent une excursion en Italie et une autre en Allemagne. En 136o, deux ermites de Saint-Augustin reçoivent de leur général la mission d'inspecter les couvents de la province de Sienne et
27. GoTTLIEB [24], n° 402. 28. GOTTLIEB [24], n° 275. 29. Etude terminologique, fondée justement sur le témoignage des catalogues, dans l'article« Epîtres >>du DACL, t. 5, 1922, col. 258-261. 30. Bibles destinées aux lectures du réfectoire par exemple à Saint-Amand (xn• siècle) : L. DELISLE, Cabinet des manuscrits, t. II, p. 456, n° 254; à Durham (1395), Catalogi veteres ecclniae cathedralis Dunhelmensis, Londres, 1838, p. 8o; à la cathédrale de Salzbourg (1433) : MBKO [27], t. IV, p. 5 I, n° 395; à Clairvaux (1472) : A. VERNET, La bibliothèque de l'abbaye de Clairvaux du XII• au XVIII• siècle, t. I, Paris, 1979, p. 71, n° 8 30-33, etc. 31. GOTTLIEB, n° 497 (= English Historical Review, J, 1888, p. 122) : Item !III cathenata,
duo in ecclesia, duo in infirmaria. 32. Les inventaires antérieurs au XIII• siècle sont utilisés par G. GLAUCHE, Schul!ektlire im Mittelalter. Entstehung und Wandlungen des Lektürekanons nach den Quel/en dargestellt, Munich, 1970 (le mot« Bible» ne figure pas à l'index). 33· a. P. RICHÉ, «Apprendre à lire et à écrire dans le haut Moyen Age», dans Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France, 1978-1979, pp. 194-198. 34· G. DouTREPONT, Inventaire de la« librairie» de Philippe le Bon, Bruxelles, 1906, p. 171, no 248 : Item ung ancien Psaultier de grosse lettre, et y est estript que c'est le psautier Monseigneur Saint Lqys auquel il aprint en son enfance (= Leidensis, lat. 76 A). 35· MBKDS [27], t. I, n° 16 (milieu du xx• siècle), p. 72, 1. 4-5 : Item paralippomenon, Tobias, Judith, Hester in "'lumine 1 11eteri [et d'une autre main] ad seo/am. Racine n'est donc pas le premier qui ait songé à la valeur pédagogique du livre d'Esther. 36. GoTTLIEB [2.4], no 379·
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ils dressent des inventaires détaillés des biens mobiliers et immobiliers de chaque maison. Les indications qu'ils donnent sur la présence de Bibles peuvent se résumer dans le tableau suivant37 : TABLEAU I
Couvents Colle di Val d'Elsa Massa Maritima Montalcino Monticiano Sienne
Bibles complètes
Livres isolés
Commentaires, instruments (dont concordances)
Total des livres
2.
3 (x) 6 (x) 1 (o)
71 II
JO
2. (I) 2.8 (z.)
2.2.0
2.
2.
2.
3
51
54
Ces bibliothèques sont de tailles très diverses et il existe bien sûr un abîme entre le grand armarium de Sienne, divisé en quinze banchae dont la première est entièrement réservée à la Bible, et les quelques livres rassemblés par les frères d'une communauté de base. Toutefois on trouve partout au moins une Bible38 et toujours, sauf à Montalcino, des concordances facilitent l'accès à l'Ecriture. Si un travail de fond ne se conçoit guère qu'à Sienne, où se trouve d'ailleurs un studium generale, il est partout possible de méditer la Bible et d'y recourir aisément pour préparer ses sermons. A Ratisbonne au contraire, toutes les bibliothèques des six couvents masculins dont on a dressé l'inventaire en 134739 regorgeaient de Bibles. Deux établissements semblent moins riches, mais c'est sans doute une illusion d'optique : le catalogue des Augustins est notoirement incomplet; quant à celui des Bénédictins de Priifening, il suit les divisions d'un inventaire de n65 sans reprendre le prologue où les Bibles étaient décrites 40• Deux exemples suffiront à montrer le triomphe des études bibliques, dans leurs variétés ancienne et moderne. Au monastère bénédictin de Saint-Emmeran, sept pupitres sur trente-deux étaient réservés aux Libri textuum (x-z), aux Diversi expositores ü-6), surtout les 37· Fondé sur les inventaires publiés par D. GUTIÉRREZ,« De antiquis ordinis eremitarum sancti Augustini bibliothecis », dans Anale&la .Augustiniana, 2J, 1954, pp. 186-ISS, 213-217, 22o-222 et 30I-3o8. 38. A vrai dire in&ompleta in parvo volumine à Monticiano, où il n'y a aussi que quinque quaterni &on&ortfantie super Biblia, mais pu/&ra /ictera (GUTIÉRREZ, op. cil., pp. 22o-22.1). 39· MBKDS, t. IV, n° 30 (Saint-Emmeran, Bénédictins), 39 (Prüll, Bénédictins; reprise d'un catalogue du xu• siècle), 42 (Prüfening, Bénédictins), 44 (Saint-Sauveur, Franciscains), 45 (Saint-Blaise, Dominicains) et 48 (Saint-Sauveur, ermites de saint Augustin). 40. Nous en donnons la traduction en appendice, pp. 52-53.
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pères de l'Eglise, même si on y rencontre Pierre Lombard et Nicolas de Lyre, et enfin à la Biblia in partibus (3 2) qui clôt le catalogue. Les dominicains de Saint-Blaise offraient à leurs lecteurs quatre pupitres de textes glosés et de postilles (1-4) et un cinquième à moitié rempli d'instrUments de travail : concordances, correctoire, dictionnaire. Si l'on remarque que leur bibliothèque ne comprenait que quatorze meubles, on voit que la proportion de Bibles était encore plus forte chez les mendiants que chez les moines. Une impression d'uniformité se dégage. Certes, il y a eu les temps héroïques où avoir une Bible représentait un tour de force41 ; sans doute, à certaines époques, la lecture liturgique semble l'emporter sur la méditation personnelle, pour ne rien dire du travail exégétique42, mais à la fin de notre période le même « stock biblique » semble se retrouver dans tout l'Occident médiéval, de Saint-Augustin de Cantorbéry43 à San Martino delle Scale de Palerme44• Le cas privilégié de la Sicile va nous permettre de confronter cette culture ecclésiastique à celle des laïcs, que nous a révélée une enquête à travers les testaments du XIVe et du xve siècle41'. La Bible occupe certes une place prépondérante, mais dans les actes établis pour les Juifs; chez les chrétiens, sa présence est plus discrète : 20 exemplaires complets, 5 Evangiles, 12 psautiers, quelques livres isolés (surtout la Genèse, les Proverbes et les Lettres de Paul) dans les quelque 250 inventaires dépouillés. C'est peu de chose par rapport aux 70 ouvrages de Balde et aux 140 de Bartole. Cette prépondérance écrasante des livres de droit, manuels et commentaires, se retrouve dans les testaments des parlementaires parisiens entre 1389 et 141946 : leur culture est avant tout professionnelle, même si la présence de Bibles complètes (dont six appartenaient à des laïcs), de livres isolés de l'Ancien comme du Nouveau Testament et de divers instruments de travail révèle un intérêt réel pour l'Ecriture sainte.
41. On peut évoquer ici les plaintes de Fréculf de Liseux dans une lettre à Raban Maur (entre 822 et 829) : in epùcopio nosJrae parvitati commùso nu ipsos fiOIIi 11elerisque leslamenli canonicos repjnri libros, multo minus horum expo.ritionu (MGH, Epùt. Karol. ae~i, t. 3, p. 392.). 42. Ainsi dans les fondations bénédictines du XI 0 siècle, si l'on en croit Cs. CsAPODI, « Le catalogue de Pannonhalma, reflet de la vie intellectuelle des bénédictins du XI0 siècle en Hongrie», dans Mi.rcel/anea eodicologica F. Masai dicata, t. 1, Gand, 1979, pp. 167-168. 43· Cf. M. R. }AMES, The .An&ient Librarie.t of Canterbury and Dner, Cambridge, 1903, pp. 197-406 (spécialement pp. 197-2.18). 44· a. P. CoLLURA, « L'antico catalogo della biblioteca del Monastero di San Martino delle Scale (1384-1404) »,dans Bo//ettino del Centro di .rtudifilologi&i e lingui.rtiçi .riciliani, ro, 1969, pp. 84-140, spécialement p. 104 4S· H. BREsc, Livre et .roçiéJé en Siçi/e ( r299-r499), Palerme, 1971. Les conclusions présentées pp. 52-53, dont nous nous inspirons, ne sont pas remises en question par les nouveaux documents publiés par le même auteur dans le Bo/lettino... , r2, 1973, pp. 167-189. 46. Fr. AuTRAND, « Les librairies des gens du Parlement au temps de Charles VI », dans Annales, 1973, pp. 1219-12.44 (spécialement pp. 12.34-123S).
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Si l'on monte dans la hiérarchie ecclésiastique, vers les cardinau:x47 ou les évêques 48, on trouvera une proportion un peu plus forte de Bibles, encore que certains dignitaires, comme tel abbé de Saint-Georgesle-Majeur à Venise49, semblent avoir une culture bien peu biblique. Si l'on descend vers les classes moins fortunées, et qu'on se penche par exemple sur les testaments du Lyonnais, le livre devient beaucoup plus rare et la Bible disparaît presque : dans 4 3 r6 testaments, on ne trouve guère que trois exemplaires complets, un volume d'Evangiles, deux « Evangiles et Epîtres >> et une dizaine de psautiers, à usage surtout liturgique&o. Evidemment ce ne sont pas les riches séries chères aux bibliothèques monastiques, soucieuses d'engranger toujours plus d'exemplaires de la bonne parole, ou aux collectionneurs princiers, avides de livres toujours plus somptueux51, mais il y a quelque chose d'émouvant à constater que le seul livre que lègue Dame Catherina de Ysfar, de Palerme, c'est Bibiam unam scriptam in carta membrana52 • Ce modeste legs prend toute sa valeur si l'on songe que, quelques décennies plus tôt, la faculté des Arts de Louvain n'avait pas réussi à se mettre d'accord sur l'achat d'une Bible bonam et utilem facultati 53 •
La Bible, qui est donc privilégiée par sa fréquence, l'est aussi par la place qu'elle occupe dans les inventaires, en règle générale la première. 47· Voir les documents publiés par A. PARAVICINI BAGLIANI, I testamenti dei cardinali del dmcento, Rome, 1980 (pp. cxxxv-cxLIII, étude synthétique sur les livres mentionnés dans les testaments). 48. Cf. D. WrLLIMAN, Bibliothèques ecclé.riastiques au temps de la papauté d'Avignon, t. 1, Paris, 1980, p. ror («about one quarter of the texts in the se private libraries are theological, that is to say, Biblica, Fathers of the Church, Sentences, and commentaries upon these ... »). 49· Sur les 74 livres que lègue ce Bonincontro de' Boattieri, il n'y a de biblique qu'un liber evangeliorum glosatu.r; cf. P. SAMBIN, « Libri di Bonincontro de' Boattieri, canonista bolognese (t 1380) »... ,dans Rivista di storia della chiesa in Italia, If, 1961, p. 301. 50. D'après M. GoNoN, La vie quotidienne en Lyonnais d'après les testaments, XIV•XVI• siècles, Paris, 1968. L'index de cet ouvrage ne facilitant pas les recherches bibliographiques, nous croyons utile de préciser qu'on trouvera ces livres dans les testaments no• 42, 184 et 1325 (Bibles); 613 (volumen Euvangeliorum); 724 et 1588 (Evangiles et épîtres); 93, 103, 533, 705, 885, 1328, 1361, 1559 et 1588 (psautiers). Le testament d'un chanoine de Saint-Just de Lyon en 1403 (n° 15 88) précise qu'il s'agit de livres glosés. p. Les manuscrits le montrent mieux que les inventaires: voir les descriptions données dans La librairie de Charles V, Paris, 1968, pp. 59-64 et 91-96, et dans La librairie de Philippe le Bon, Bruxelles, 1967, pp. 9-16. Sur le luxe des témoins de la Bible française, qui ont souvent appartenu à des rois ou à des princes, cf. P.-M. BoGAERT, «Adaptations et versions ... » (cité infra, n. 91), pp. 268-269. 52. BRESC, op. cil., p. 277 (15 janvier 1482). 53· Cf. A. VAN HoVE,« La bibliothèque de la Faculté des Arts de l'Université de Louvain au xve siècle», dans Mélanges Charles Moeller, Louvain, t. 1, 1914, p. 6r8, n. 1. L'affaire évoquée eut lieu en décembre 1441; la raison de l'échec, c'est sans doute le mal chronique des bibliothèques universitaires, penuria.r maximas.
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JI suffit pour s'en convaincre de feuilleter le répertoire de Gottlieb, qui indique l'incipit des catalogues et parfois aussi leur plan de classementM, ou de se reporter à ces Avis pour dresser une bibliothèque qu'ont rédigés de lointains prédécesseurs de Gabriel Naudé 50, comme le bienheureux Humbert de Romans 56 ou Tommaso Parentucelli, le futur Nicolas V67 : « Il faut placer en tête la Bible par ordre comme par raison », ainsi que le dit un abbé de Gatstein au xxve siècle58 • Des documents de premier ordre, qui retiennent aujourd'hui l'attention soit par leur forme, comme le catalogue mural d' Aldersbach récemment découvert:S9 , soit par leur contenu, comme l'inventaire de Saint-Evre de Toul, étonnamment riche en classiques 60, n'en commencent pas moins par leur petite section biblique. Il arrive parfois que la Bible n'occupe pas cette place d'honneur. La raison la plus évidente, c'est que bien des collections n'ont pas de classement. On le comprend aisément pour de petites bibliothèques comme celles de Saint-Père de Chartres ou de la Trinité de Fécamp au xie siècle61 ; on est plus surpris par le désordre magnifique qui semble régner, en plein xve, chez les Augustins de Kulmbach62 ou les Bénédictins de Sainte-Justine de Padoue63• Parfois il a dû exister un ordre, mais il s'est modifié au cours du temps, par exemple lorsqu'il a fallu insérer de nouvelles acquisitions - c'est sans doute pour cela qu'on 54· Autre sondage : trois des quatre « anciens catalogues de bibliothèques anglaises (xn°-XI\'" siècles) » publiés par H. ÜMONT dans le Centralb!att fiir Bibliothekswesen, 9, 1892, pp. 201-222 commencent par la Bible, et le quatrième par les Pères de l'Eglise. 55· Lequel, dans son ouvrage paru en 1627, recommande comme plan de classement «l'ordre le plus facile, le moins intrigué, le plus naturel ... ; comme en Théologie, par exemple (c'est-à-dire dans la première classe], il faut mettre toutes les Bibles les premières suivant l'ordre des langues, par après les Conciles, etc.» (réimpression, Leipzig, 1963, p. xoo). La table méthodique du Manuel till libraire de Jacques-Charles BRUNET (dernière édition en 1865) réserve encore à l'Ecriture sainte la première place de son classement. 56. Opera de vila regulari, t. II, Rome, 1889, p. 263 (chapitre de ojjiûo lihrarii): il faut installer dans un lieu silencieux un ou plusieurs pupitres et y enchaîner quelques livres bien lisibles, de consultation fréquente, comme la Bible glosée entière ou par parties, la Bible sans gloses, les Sommes, etc. 57. Sur son canon bibliographimm (publié par G. SFORZA, La patria, la famiglia e la giovinezza di papa Niccolo V, Lucques, 1884, pp. 359-381), voir B. L. ULLMAN, Ph. A. STADTER, The Public Lihrary of Renaissance Florence, Padoue, 1972, p. x6. 58. MBK6 (27), t. V, p. 23, 1. 3D-31 (donation à l'abbaye de Garsten en 1331). 59· MBKDS (27), t. IV, n° 140 (environ 1400). 6o. GoTTLIEB [24], no 406 (xx• siècle); republié parR. FAWTIER, «La bibliothèque et le trésor de l'abbaye de Saint-Evre-lès-Toul», dans Mémoires d1 la Société d'Archéologie lorraine, 6z, 19II, pp. 123-156. L'examen du document lui-même (Munich, Clm 10292, f. 143") permet de corriger quelques lectures (lire par exemple Lib~r Ios11ae et non Ionae), et surtout de voir l'espace laissé libre, après la section biblique, pour de nouvelles acquisitions. 61. GoTTLIEB [z4], n°• 271 et 289. 62. MBKDS [27], ill, n° 108 (1461-1468). 63. L'inventaire commencé en 1453 (GoTTLIEB, n° 612) vient d'être republié parG. CulTom ALZATI, La Bib!ioteca di S. Giu.rtina di Padova. Lihri e cu/tura presso i benethttini jJaiiMani in età umanistica, Padoue, 1982, pp. 37-181. Les 316 premiers numéros correspondent à peu près au fonds original de la bibliothèque; cf. op. cit., p. 7, n. 22.
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trouve des livres saints en plusieurs endroits du grand catalogue de ClunyM - ou réorganiser les locaux et ajouter de nouveaux meubles. La bibliothèque publique des Franciscains de Sienne se composait de deux séries de pupitres : si la Bible n'apparaît qu'au milieu de l'inventaire (numéros modernes 2.19-313), c'est que les pupitres a dextris iuxta murum, qu'elle occupait dès l'origine, ont été doublés par une autre série, novi a sinistris, que le rédacteur a décrite en premier65• Peut-être faut-il supposer une explication de ce genre à l'étrange mutation qui, dans le cloitre de la cathédrale de Durham, fait passer devant l'Ecriture sainte les livres de droit et de grammaire66 • Lorsque c'est un notaire qui a inventorié une collection après le décès de son possesseur, il y a de grandes chances qu'un ordre éventuel lui échappe totalement : il se contente de prendre les livres un à un, d'un bout de la bibliothèque à l'autre, comme on le voit par le récolement, fort minutieux d'ailleurs, fait au château de Pavie entre le 4 et le 8 janvier 142.667 • Parfois la Bible cède la première place. On l'a réservée à des usuels liturgiques 68, à des livres dont l'écriture surprend, comme les libri scottice scripti de Saint-Gall69 ou bien encore à des auteurs pour lesquels on nourrit une révérence particulière, par exemple le patron du monastère70 ou les écrivains « maison » : à Saint-Denis le Pseudo-Denys et Suger71, chez les Franciscains les docteurs de l'Ecole72• Un pas de plus,
64. GoTTLIEB [24], n° 280 (environ II58-u6I, connu par des copies du XVII 0 siècle). Sont bibliques les n°8 1-12 (13-14 = sermonnaires), 15-16; 56-n; 390-391; 412; 432. 65. GOTTLIEB, n° 673 (1481), republié par K. W. HUMPHREYS, The Library of the Fran&iscan.r of Siena in the /ale fifteenth century, Amsterdam, 1978. De même chez les Dominicains de Padoue, la Bible est en tête (inventaire de 1390) ou au milieu (inventaire de 1459) suivant que le catalogueur commence par les pupitres de gauche ou de droite; cf. L. GARGAN, Lo studio leologico ela biblioteca dei Domenicani a Patlova ne/ Ire e quattrocento, Padoue, I97I, pp. I9I et 240. 66. Inventaire de 1395 (GoTTLIEB [24], n° 462); au contraire, la Bible vient en tête de la bibliothèque, de formation plus récente, installée au« Spendiment >> (inventaire de 1391; GoTTLIEB, n° 461 et 461 a). 67. GoTTLIEB, n° 617; republié dans E. PELLEGRIN, La bibliothèque des Visconti et des Sf~a du&s de Milan, au XV• siède, Paris, 195 5. ll y a une concentration de bibles et de commentaires aux n 08 563-598 et 658-685, mais on en trouve un peu partout ailleurs; ainsi une bible mm glossa ordinario circum&irca est partagée entre les no• 199 et 226. 68. Par exemple à Saint-Pierre de Salzbourg au xu• siècle (MBK6, t. IV, n° 13). 69. MBKDS [z7], t. 1, n° r6, p. 71, 1. 13-32 (il s'y trouve d'ailleurs quelques livres bibliques). 70. Ainsi à Saint-Vivant de Vergy au xr• siècle (GOTTLIEB, n° 413). 7I. Malgré l'absence d'inventaire, on peut dire, d'après les cotes inscrites sur les manuscrits au xve siècle, que ces auteurs figuraient dans la première classe; la seconde comportait au moins Hilaire de Poitiers et le pape Nicolas Jer; la Bible n'apparaissait que dans la troisième. Cf. D. NEBBIAI DELLA GUARDIA, La bibliothèque de /'abbqye de Saint-Denis-en-France, du IX• au XVIII• siècle (à paraitre en 1985). 72. Ainsi à Bologne en 1421 (GoTTLIEB [24], n° 537; publié par M.-H. LAuRENT, Fabio Vigili et les bibliothèques de Bologne au début du XVI• siède, Cité du Vatican, 1943, pp. 236-265); dans la Bibliothèque secrète des Franciscains de Sienne (cf. supra, n. 65), la Bible occupe les pupitres H à L, et vient donc après les docteurs, mais aussi les philosophes, le droit, les sermons, etc.
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et ce sera la nombreuse cohorte des Pères de l'Eglise qui ouvrira la marche, ainsi dans des abbayes bénédictines comme Saint-Aubin d'Angers ou Kremsmünster 73, cisterciennes comme Pontigny et Rievaulx74. L'exemple de Saint-Vaast d'Arras nous montre que parfois même les libri philosophicae artis passent devant les libri divini 75• Il y a certes des retours en arrière - en 1380 le bibliothécaire d'Admont, Pierre d'Arbon, abandonne au profit de l'ordre traditionnelle classement« auteurs » (Pères de l'Eglise) - « matières » (Bible, sermons, droit, etc.), qu'il avait institué quatre ans auparavant76 - , mais une tendance se dessine dans le bas Moyen Age : l'Ecriture sainte arrivera comme le couronnement de tout savoir. Le troisième et dernier parterre de livres dans la Biblionomie de Richard de Fournival, l'areola theologica, est consacré aux textes et aux commentaires de l'Ecriture, qui ont droit à des cotes en lettres d'or77, et le catalogue du Collegium Amplonianum d'E:rfurt78 se termine par une importante section De theologia, où la Bible est bien représentée. Une autre solution, révolutionnaire, consistait à adopter l'ordre alphabétique. A Corbie et à Saint-Bertin79, au xne siècle, la Bible éclate en ses différents livres : Actes, Daniel, Evangiles, Job, Josué, etc. Il est peu probable que ces index, instruments de travail fort pratiques, aient correspondu à un rangement effectif, même si la Bible est longtemps sentie comme une suite de livres qui souvent existent indépendamment les uns des autres.
Le problème pour le bibliothécaire médiéval est d'ordonner cette masse au contenu multiforme. Au début, ou plus tard dans les petites collections, on se contente d'une unique rubrique, comme Livres canoniques (Saint-Riquier, 831) ou Des livres de l'Ancien et du Nouveau Testament (Reichenau, 821-822) 80• Cette apparente simplicité peut d'ailleurs cacher
73• GoTTLIEB [24], n° 243 (xn• siècle); MBKO [27], t. V, n° 8 (plan de classement établi entre 1320 et 1325). 74· GOTTLIEB [24], n° 5 376 et 498 (republié par A. HosTE, Bibliotheça Ae/rediana, Steenbrugge, 1962, pp. 149-175). Ces catalogues semblent dater du xn• plutôt que du xm• siècle. 75· GOTTLIEB [24], no 248 (xn• siècle), republié dans l'article de Ph. GRIERSON, cité supra, n. 20. 76. On comparera l'ordre deMBKO [27], t. III, n° 1 (1376; sur sa structure, voir A. DERoLEZ, op. dt., p. B) et n° 2 (1380). 77· Cf. L. DELISLE, Cabinet des manuscrits, t. ll, pp. 524 et 535· FoURNIVAL relègue en appendice les libri originales, c'est-à-dire les œuvres des Pères. 78. MBKDS [27], t. ll, no 1 (141o-1412). 79· GOTTLIEB [24], n°8 283 et 395; sur les Bibles qui se trouvaient alors à Corbie et qui, semble-t-il, échappent à cet index, voir LESNE [z6], pp. 617-618. 8o. MBDKS [27], t. 1, n° 49·
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Le Livre
une architecture raffinée; c'est ainsi qu'à Saint-Pons de Tomières en 127681, la première classe du catalogue, De textu bibliae, se structure en: Bibles complètes (1 en z. vol.) Divers livres isolés de l'Ancien Testament (6 vol.) Nouveaux Testaments complets (z. vol.) Divers livres du Nouveau Testament (u vol.) Toutefois, bien vite, on a dû marquer des séparations. La division en deux était évidente : elle apparaît à Saint-Gall dès le IXe siècle. A la fin du Moyen Age, on a raffiné : tripartition comme à Admont (138o)82 - Ancien Testament, Evangiles, Epîtres - ou même répartition en cinq classes comme à Durham83• Le Didascalicon de Hugues de Saint-Victor84 offrait aux bibliographes un plan plus élaboré, inspiré d'une tradition qui remonte à saint Jérôme86 : Vetus Testamentum I. Lex z.. Prophetae
;. Agiografi 4· Libri... qui leguntur quidem sed
non scribuntur in canone
Novum Testamentum I. Evangelia z.. Apostoli ; a. Decreta ; b. Sanctorum patrum et doctorum ecclesiae scripta
Ce schéma, qui est utilisé par Henri de Kirkstede86, avait déjà servi de base au bibliothécaire de Prüfening87 qui, dans le prologue de son catalogue (traduit plus bas, pp. 52-53), avait même réalisé une symétrie parfaite en subdivisant le Nouveau Testament en quatre classes :Evangiles, Apôtres, Docteurs, Apocryphes. Un tel plan a le mérite d'intégrer à l'architecture d'ensemble les commentateurs de l'Ecriture sainte : ils pourront venir après la totalité de la Bible- c'est la solution la plus répandue: à Prüfening comme à Saint-Gall, Cluny, Saint-Pons ou Admont8 8 , c'est Grégoire le Grand qui Sr. GoTTLIEB [24], n° 400 (= DELISLB, Cabinet des maflllscrits, t. II, pp. n6-B7)· Le principe du classement a été dégagé par A. BsssoN, Medieval Clas.rification and Cataloguing. Classification practices and cataloguing methodes in France from the r 2th to the rJth centuriu, Oover Publications, 19So, p. 52. S2. MBK() [27], t. III, no 2. S3. GOTTLIEB [24], n° 462 (1395). Les cinq subdivisions sont: Libri Bibliae (9 numéros); Diver.ri libri Bibliae glosati (25); Ewangelia glosata (u); Epistolae PaH!i glosatae (5); Epistolae canonicae (2). Viennent ensuite les Libri concordanciarum (ro) et les Scolasticae bistoriae (4). S4. Livre IV, chap. 2, De ordine et numero librorum; éd. Ch. H. BurriMBR, Washington, 1939. pp. 71-72. S5. li l'expose dans sa lettre 53 et dans le Prologus ga/eatus aux Livres de Samuel; les principaux échelons intermédiaires sont recensés par B. FrscHER, « Die Alkuin-Bibeln », dans Die Bibe/ von Moutier-Grandval, Berne, 1971, p. 77· S6. Voir l'édition RousE (citée supra, n. 21), pp. I-15. S7. MBKDS [27], t. IV, no 42. SS. Voir les inventaires cités aux notes S7, 69, 64. Sr et S2.
A travers les inventaires de bibliothèques médiévales
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ouvre la marche; ailleurs, c'est plutôt Augustin - , soit après chaque livre biblique, comme à la cathédrale de Constance89, soit aux deux endroits à la fois, comme à Saint-Vincent de Laon90• Si l'on ajoute qu'il faut aussi prendre en compte les histoires saintes, compléments naturels de l'historia par excellence qu'est la Bible91, et les instruments de travail qui se multiplient à partir du xme siècle92, on voit que les bibliothécaires se trouvent confrontés à une tâche délicate d'organisation. Parmi les diverses solutions adoptées, deux nous ont semblé particulièrement intéressantes, celle du collège de Sorbonne (1338) et celle de l'abbaye de Clairvaux (1472); nous les présentons dans le tableau 2. de la page 4493• La bibliothèque universitaire est, comme celle des ordres mendiants94, divisée en deux secteurs, l'un public où se trouvent accessibles, mais enchaînés, un certain nombre d'exemplaires de travail (48 volumes sur 42.0 pour les sections considérées; pour l'ensemble, environ 330 sur 1 72.2.) et l'autre secret, réservé aux membres du collège qui ont le droit d'en emprunter les livres. Cette distinction n'a pas de raison d'être dans une bibliothèque destinée à une communauté monastique. Le plan est en gros le même dans les deux institutions : Bibles non glosées, une variété de livres parabibliques (Histoires saintes à la Sorbonne, concordances chez les Cisterciens), « Bibles par parties glosées »; pastilles et autres expositions. Le catalogue de Clairvaux instaure des divisions de format, souligne l'importance de certains exégètes comme Pierre Lombard et Nicolas de Lyre, et introduit des renvois aux commentaires des docteurs, patristiques ou médiévaux, dont les œuvres sont dans les deux bibliothèques nettement séparées de la Bible. Ce qui frappe, si l'on compare ces deux inventaires à ceux de collections antérieures, c'est bien sûr leur organisation méthodique, si favorable à l'étude, mais aussi le triomphe qu'elles consacrent des Bibles complètes et des Bibles glosées. 89. MBDKS [2.7], t. 1, n° 36 (1343). 90. Catalogue du xv" siècle publié parU. BERLIÈRE dans la RB, t. 39, 192.7, pp. 105-12.4.
Des co=entaires patristiques sur les Psaumes et sur Job sont intercalés au milieu des Bibles, alors qu'en principe les œuvres des Pères forment des classes à part (Sequunlur libri beati Auguslini... , Gregorii... , etc.). 91. Le terme apparaît par exemple à Thannkirchen en Sn (MSV, n° 89), à Gorze (xr• siècle, RB, 22, 1905, p. 3), etc. Le rôle de la Bible co=e livre d'histoire est souligné par P. M. BoGAERT, «Adaptations et versions de la Bible en prose (Langue d'oïl)», dans LeJ genres littéraires dans lu sour&u théologiques et philosophiques médiétJales, Louvain-la-Neuve, 1982., pp. 2.59-2.77· 92.. Présentation d'ensemble parR. RousE, «Le développement des instruments de travail au xm• siècle», dans Culture ettravailintelle&tuel dansi'Ot&ident médiétJal, Paris, 1981, pp. I I 5-144. 93· Ce tableau, qui se limite à la matière biblique, est établi d'après les catalogues, GoTTLIEB [2.4], n° 349 (= DBLISLB, Cabinet des manus&rits, t. Ill, pp. 9-.2.3) et n° 2.76 (A. VERNET, op. &it., pp. 67-12.1). On notera qu'il existait en dehors de la bibliothèque de nombreux textes bibliques utilisés pour la liturgie; ils sont recensés dans le cas de Clairvaux (pp. 335-341). 94· Cf. K. W. HUMPHREYS, The Book Provisions (cité supra, n. z.), pp. 85-87.
TABLEAU 2
Sorbonne
Clairvaux
Biblia Historie (t8/t) Libri legales glosati (q/t) Libri historiales glosati v. (28/2) Psalteria glosata VI. (t7fo) Libri sapienciales glosati VII. (24/I) Libri prophetales glosati VIII. (42/3) Ewangelia glosata IX. (t6/t) Epistole Pauli glosate x. (3 t/t) lob, actus apostolorum, epistole canonice, apocal.ipsis glosati Xl. (5/t) Libri glosati mixti XII. (7/I) Pastille super libros legales XIII. (t;/2) Pastille super psalterium Xliii. (u/5) Pastille super libros Salomonis xv. (n/6) Pastille super libros prophetales XVI. (ao/6) Pastille super ewangelia XVII. (9/2) Pastille super epistolas Pauli XVIII. (x;/;) Pastille super lob, actus apostolorum, epistolas canonicas, apocalipsim XIX. (33/7) Pastille mixte xx. (5/o) Pastille super historias XXI. ( 1 9/4) Concordantie super Bibliam 1. II. III. IV.
(62./4) (2.4/2)
* Entre parenthèses
Grandes Bibles entières Parve Biblie Alie Biblie per partes sine glossa - Autres volumes de la Bible sans glose Concordances sur la Bible - Autres concordances abbregees Bibles par parties glosées - [Ancien Testament] Genesis .. . lob Psalterium Item super Psalmos glose Petri Lumbardi Libri Salomonis . .. Machabeorum - Novum Testamentum [Evangiles] Epistole Pauli G1ose Petri Lumbardi super Epistolas Pauli Actus .. . Apocalipsis Expositiones et pastille diversorum doctorum supra totam Bibliam Et primo N. de Lira 2.76-2.97 Metrificatura super Bibliam 298-308 309-467 Alie expositiones super libros Biblie partiales 309-416 - [Ancien Testament] 417-467 - Novum Testamentum I-8 9-19 2ü-33 34-44 45-54 55-67 68-275 68-291 68-191 12.2-131 132.-149 150-191 19 2-275 1 9 2-233 234-241 242-256 2.57-275 276-;o8
: nombre des livres de la classe f des livres çatenati.
A travers les inventaires de bibliothèques médiévales
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Prenons une bibliothèque moyenne du xrne siècle, par exemple celle des chanoines réguliers d'Aureil en Limousin90 : sur ses quelque deux cents volumes, elle comprend un Nouveau Testament complet (car c'est bien lui que désigne la notice« Quatuor evangeliste. Actus apostolorum. VII epistole canonice, etc. »), deux textus evangeliorum à usage liturgique, quelques livres bibliques isolés ou regroupés à deux ou à trois, et parfois joints à des œuvres patristiques ou profanes; aucun ne semble glosé. Pas de Bible complète, ce qui n'a rien de surprenant : bien souvent on rencontre dans les inventaires des corpus incomplets dont les inventaires signalent les lacunes - une Bible« sauf les Evangiles et le Psautier» à Saint-Amand et à Prüfening96, un Nouveau Testament « sauf les Evangiles >> à Odenheim97 - ou bien au contraire détaillent le contenu livre par livre : un œil exercé peut alors identifier le texte biblique dont on disposait, disons à Lobbes au xne siècle98• Certes il a existé à toutes les époques la Bible incomparabilis tota, pour reprendre la formule du catalogueur de Schaffhouse99, soit rassemblée sous la forme compacte de pandecte100, soit divisée en plusieurs tomes : le catalogue de SaintRiquier, dès 8; 1, présente à la suite les deux extrêmes, « une Bible entière (integra) où sont contenus 72. livres, en un volume; une autre morcelée (dispersa) en 14 volumes »101• Mais les gros bataillons de la Sorbonne et de Clairvaux marquent le triomphe d'une production quasi industrielle. Ce serait de même une tâche intéressante que de suivre à travers les inventaires les progrès irrésistibles de la Bible glosée. Au début, on doit expliquer ce qu'est la glose: «psalterium cum aliquibus patrum sententiis»102 , puis on constate dans toute l'Europe le succès des manuscrits de modèle parisien, aussi bien à Salzbourg103 ou à Durham104, où les évêques en
95· Voir J. BECQUET,« La bibliothèque des chanoines réguliers d'Aureil en Limousin au xm• siècle », dans Bulletin de la Société arçhéologique et historique du Limousin, 92, 196 5, pp. 107-I H· 96. GOTTLIEB [24], n° 394 (= DELISLE, Cabinet des manuscrits, t. II, p. 449, n° 2); MBKDS, [27], t. IV, n° 41, p. 422, 1. 61-62 (cf. infra, p. 53). 97· Catalogue du xn• siècle publié par A. WILMART, dans RB, 49, 1937, p. 93, no 3· 98. P.-M. BoGAERT, Bulletin de la Bible latine, t. 6, 1980, n° 256, à propos du catalogue publié par Fr. DoLBEAU dans Reçherches augustiniennes, IJ, 1978, p. 26, n° 187. L'ordie des livres est celui de Théodulf. 99· MBKDS [27], t. I, n° 63 (p. 293, 1. 3o). 100. Ainsi à Saint-Evre de Toul (inventaire cité supra, n. 6o). Sur l'idée de réunir en un volume, pour le service divin, toute l'Ecriture sainte, voir B. FISCHER, « Die Alkuin-Bibeln » (cité n. 85), pp. 59-6o. 101. GOTTLIEB [24], n° 402 (= BECKER [19], n° II, p. 24). La« Bible de Saint-Riquier» (Paris, BN, lat. 45 et 93) semble plutôt un produit de la région de Paris; cf. B. FrscHER, Bibeltext [35], pp. ISS-189. 102. Inventaire d'Odenheim (cité supra, n. 97), p. 93, n° 9· 103. Livres de l'archevêque Conrad II (n64-II68), identifiés d'après les ex-libris par O. MAZAL, « Die Salzburger Dornkapitelbibliothek vorn 10. bis 12. Jahrhundert », dans Paliiographie I98I. Col/oquium des Comité international de paléographie, Munich, 1982, p. 83. 104. li est intéressant de comparer les donations de Guillaume de Saint-Calais (t 1095 ; GoTTLIEB [24], no 1067) et d'Hugues du Puiset (t 1195; GoTTLIEB [24], n° 1068) : d'un côté
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Le Livre
offrent en grand nombre à leur cathédrale, qu'à la Trinité de Fécamp, où en un siècle le stock des livres glosés passe de o à 25 105• L'inventaire assez détaillé de Sainte-Jus tine de Padoue106 nous permet de constater l'équilibre qui s'était établi vers le milieu du xve siècle dans une bibliothèque de dimensions moyennes : TABLEAU
3 Livres non glosés
Format Maximus Magnus Mediocris Parvus Portatilis Non indiqué
Livres glosés
Total
Bible en 2 vol.
4
2
Bible en 1 vol.
NT
Livres isolés
I
I
I
I5
6
2. I
z
2.
z
I
Les éditions en multiples volumes ont disparu. Les livres glosés se concentrent dans le format mediocris 107 , c'est-à-dire d'environ z6o X 170 mm, alors que le texte simple se présente aussi bien en in-folio qu'en livre de poche, pour le chœur ou pour le prêt. On aurait tort toutefois de réduire à quelques plans de classement et à quelques statistiques ce que les inventaires peuvent nous apprendre sur le contenu de la Bible médiévale. Leur richesse est dans le foisonnement du détail. Nos prédécesseurs avaient accès à un matériel beaucoup plus vaste que celui dont nous disposons, et leurs curiosités, leurs scrupules, leur vocabulaire même peuvent nous éclairer. Bien sûr nous devinons ce qu'est une biblia depicta, curta ou accurtata, capitulata, glosata, metrica108, mais une pensée de reconnaissance nous vient tout de même lorsque le bibliothécaire d'Assise, Frère Giovanni Ioli, nous explique qu'une biblia tabulata comporte une table de tous les passages des épîtres et des évangiles tam dominicalia et ferialia quam etiam festivalia et communia tatius une Bible en deux volumes, de l'autre une Bible en deux volumes, une autre en quatre, quatre psautiers non glosés et une vingtaine de livres glosés. 105. Œ. GOTTLIEB (24], nos 289 (XI• siècle) et 290 (xu 0 siècle). 106. Notre tableau ne porte que sur le fonds ancien; cf. .supra, n. 63. 107. En dépit de G. CANTON! ALZATI, op. cil., p. 22, mediocre désigne non la qualité du livre mais son format, comme à Saint-Marc de Florence; cf. B. L. ULLMAN, Ph. STADTER, op. cil. (.supra, n. 57), p. 114. xo8. Qualificatifs relevés dans les index des MBKO.
A travers les inventaires de bibliothèques médiévales
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anni 109 • Bien sûr, on se lasse de rencontrer des dizaines de fois l'incipit Frater Ambrosius ou de voir signalées des bibles « avec leurs prologues et leurs préfaces», mais c'est une indication du même ordre, due il est vrai à Réginbert de Reichenau110, qui a mis sur la piste de sommaires inédits
des Psaumes 111• Son collègue de Clairvaux a lu, ou tout au moins feuilleté, les livres qu'il répertorie, et il aime à en relever les particularités : ici l'abondance des abréviations, là un ordre différent de celui traditionnel112 • A Gorze et ailleurs, le bibliothécaire confronté à des séries de Bibles se fait une idée de leur ancienneté relative113 et commence, grâce à l'Ecriture sainte, un début de réflexion paléographique : c'est ainsi que le catalogue de Saint-Vincent de Laon caractérise un Livre des Rois comme nova et optima littera, tandis qu'un psautier glosé se voit qualifié de antiquissimae litterae et modici valoris 114• Le Psautier éveille aussi des soucis de philologue : on note s'il reproduit la prima translatio, s'il est double, triple ou quadruple115, s'il contient ces obèles et ces astérisques qui pour saint Jérôme étaient l'essence même de sa recension hexaplaire116 • Naturellement de la présence de ce psautier dit « gallican », on ne peut rien conclure sur la diffusion de la langue française, comme certains l'ont fait naïvement117 ; en revanche, beaucoup d'indications explicites nous signalent des textes bibliques en hébreu, en grec118 ou en langues vernaculaires et nous permettent ainsi de mieux évaluer, à toutes les époques, la culture des milieux monastiques et, pour le bas Moyen Age, la percée des traductions en langues nationales dans les différentes classes de la société. Quant à cette frange parabiblique que constituent les apocryphes, si importants pour l'imagination médiévale, les inventaires donnent la possibilité d'en jalonner la diffusion : qui soupçonnerait sans leur témoignage qu'il existait en Lorraine une « révélation du
109. Inventaires de 1381 (brefs et détaillés), publiés parC. CENci, Bib/iotbeca manusçripta ad .ra&rum c01111entum As.ri.rien.rem, Assisi, 1981, t. 1, p. 84, n° 20. xxo. MBKDS [27], t. 1, no 53, p. 26I, 1. ~6. III. Cf. H. BoESE, «Capitula psalmorum »,dans RB, 9I, 1981, pp. xp-16~. II2. Cf. A. VERNET, op. cil., pp. 69 et 71 (inventaire de 1472, n 08 19 et 29). II~. Il y avait à Gorze deux Bibles, l'une antiquae manu.r, l'autre no11ae (RB, 22, 1905, p. ~. 1. 2-~). II4. RB, J9, 1927, p. 107 (n° ~6) et II4 (n° 133). ns. Sur les psautiers à trois ou quatre colonnes, voir A. WILMART, RB, 28, 19II, p. ~5o. n6. Cf. D. de BRUYNE, «La reconstitution du psautier hexaplaire »,dans RB, 4r, 1929, p. 298. Le catalogue de Saint-Amand au xn• siècle (cf. n. 96; DELISLE, Cabinet tk.r manu.rmt.r, t. II, p. 449, n° 6) signale deux psautiers .ruundtlm Ieronimum "*"et-:- emendata. n7. Cf. A. SIEGMUND, Die Oberlieferung tkr griechi.rchen Litera/ur in tkr lateini.rçben Kirche bi.r zum zwoljten ]ahrhuntkrt, München-Pasing, 1949, p. 24, n. 2, corrigeant une erreur de Lesne. C'est bien sûr un psautier triple que le catalogue de Pannonhalma en I09~ (GoTTLIEB, n° uo) désigne par les mots:« Psalterium Gallicanum. Ebraycum. Graecum ». II8. Sur ces deux catégories, voir LESNE [26], pp. 78o-78I; cf. aussi W. BERSCHIN, Griechi.rch-lateini.rche.r Miltelalter, Berne, 1980, pp. 48-51.
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Le Uvre
prophète Esdras quand il fut, dit-on, en enfer »119 et que, dans les Iles britanniques, on avait tant d'intérêt pour l'histoire d'Aséneth, femme de Joseph120 ?
Livre d'histoires, école de catalogage et de classification, la Bible est aussi et avant tout le Livre, dont la valeur spéciale est soulignée par le fait que les inventaires eux-mêmes sont souvent transcrits sur des Bibles ou des Evangiles121, Le bibliothécaire de Saint-Martial de Limoges au XIIIe siècle, Bernard Itier, peut bien choisir comme support de son catalogue un ouvrage« inutile à lire et qui ainsi ne sera plus inutile »122, son attitude est exceptionnelle : auparavant, comme à Durham123, plus tard, comme à Mondsee124, on est heureux et fier d'inscrire le contenu d'une donation sur le livre qui en constitue l'article le plus précieux. Cette valeur est parfois pécuniaire (des documents financiers le prouvent à l'évidence126), et l'on comprend le sage abbé de Fürstenfeld qui tient à l'abri dans sa cellule un manuscrit biblique parous et preciosus126• Les inventaires anciens, qui ne partagent pas l'indignation de saint Jérôme contre le luxe des Livres saints 127, aiment à insister sur la richesse de certaines Bibles, sur leur parchemin teint en pourpre, sur leurs lettres
Il9· Liber Esdrae prophetae uel reuelatio quando in infernum fuirse elicitur, à Gorze (RB, 22, 1905, p. 8, l. 134). Ce texte, fort rare, se trouvait aussi à Saint-Arnoul de Metz, d'après le catalogue de 1673 (BEC, oJ, 190:1., p. 51:1., n° 78; attribué par erreur à Saint-Arnould de Crépy). uo. Cf. R. M. WILSON,« The contents... » (cité supra, n. 8), p. 93, n. 38 :le Libellus Je A.reneth est présent dans six catalogues. 1:1.1. Remarque de B. BrsCHOFF dans Mittelalterliche Schatzverzeichni.ue, t. I, Munich, 1967, pp. 9-10. zu. Dm.rsLE, Cabinet eles manuscrits, t. II, p. 496 (Gol"I'LIEB [:1.4], n° 315). Le manuscrit porteur (BN, latin 1085) est un antiphonaire abrégé de Saint-Martial, du xre siècle. 1:1.3. GoTTLIEB (24], n° 1067, republié et étudié parC. H. TuRNER dans ]ThS, I9, I917I9I8, pp. 121-132, d'après le manuscrit Durham, A. II. 4 (Bible de Guillaume de SaintCalais). 124- Donation de Benedikt von Biburg en 1453 (MBKO (27], t. V, n° 17), consignée sur une Bible : Vienne, ÔNB, 1222. 125. Ainsi les comptes de Philippe le Hardi, qui règle le 17 décembre 1398 l'achat de I I Bibles pour la chartreuse de Champmol près de Dijon:« Item; pour parfaire et accomplir une belle bible Je grosses lettres .•• pour icelle enluminer, celer, traire et relier et pour le parchemin zoo frans ... Item pour elix petilles bibles pour les celles (cellules], afin que les religieux qui auront aucunes infirmités pour lesquelles il leur convient laisser l'eglise puissent dire leur service sans empescher l'enferrnier et pour suivre l'eglise et pour estudier, si qu'ils n'ayent occasion de partir de leur celle pour aller estudier en la bible de l'eglise ou de parler les uns aux autres, pour ce zoo frans; et pour achepter du parchemin pour les livres dessus diz, jO frans» (publié par B. PROST, dans Archives historiques artistiques et littéraires, 2, I89o-189I, P· 339). u6. MBKDS [:1.7], t. IV, p. 655, 1. 41-42 (1312). 127. Lettre 22, 3:1. : inficitur membrana colore purpureo, aurum /iquesfit in lilleras, gemmis
coelices uestiunlur el nue/us ante fores earum Christus emoritur.
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d'or et d'argent, sur les reliques qui ornent la reliure128 : il n'y a pas de livres aussi somptueux dans tout le trésor et toute la bibliothèque, sauf peut-être ceux qui racontent la vie ou les miracles du saint fondateur129. Les indications sont parfois d'une telle précision qu'on peut identifier la décoration du volume et, par exemple, ajouter d'après l'inventaire de Prüm130 une nouvelle bible alcuinienne aux quelque cinquante qui sont parvenues jusqu'à nous131. Qu'elle se présente comme une pièce de musée ou au contraire comme un modeste outil pour la méditation, la Bible est un livre plus personnalisé que les autres. Les cardinaux du xrue siècle mentionnent beaucoup de livres dans leurs testaments, mais quand il s'agit des livres saints, ils précisent souvent« ma Bible>>, Biblia meal32 : c'est un peu une partie d'eux-mêmes qu'ils donnent. Lorsqu'en 86o Evrard, comte de Frioul, avait réparti entre ses enfants les livres de sa chapelle133, il avait veillé à ce que chacun de ses fils reçût au moins un livre saint, qui, à la différence des autres titres, était toujours caractérisé : Unroch aura « notre psautier double et notre Bible », Berenger « un autre psautier écrit en or », Adalard « un troisième psautier que nous avions pour notre usage personnel », Rodolphe « un psautier avec son explication, que Gisela [femme d'Evrard] avait pour son usage personnel ». Dans quelques cas on précise même, à la manière de François Villon, l'intention qui a présidé au legs : Hugues, abbé de Saint-Amand, emportait toujours avec lui une Bible en deux volumes de petit caractère, « il la fit brièvement annoter afin, disait-il, que ma postérité la possède au milieu des affaires séculières et des chevauchées, pour qu'ils y fixent leur attention, s'ils le veulent bien »134. Trois cents ans plus tard, ce n'est plus à des chevaliers mais à un étudiant que s'adresse un parlementaire parisien, Jean de Neuilly-Saint-Front en lui léguant« ma Bible que j'aymoye sur tous mes autres livres ... afin qu'il y estudie »135. 128. Cf. LEsNB [26], pp. 6-13 («Les reliures précieuses») et 13-17 («Fonds de pourpre et lettres d'or »). 129. Ainsi à Saint-Amand (GOTTLIEB [24], n° 394) et à la cathédrale Saint-Cyr de Nevers (GOTTLIEB, no 337; publié par B. AsPINWALL, Le.r üole.r épi.r&opale.r et mona.rtique.r de l'an&ienn4 pr011inçe e&&léJia.rtiqm de Sen.r, Paris, 1904, pp. 146-148). 130. MSV, no 74 (inventaire de 1003, utilisant l'acte de donation fait par l'empereur Lothaire en 8p), p. 8o, 1. 21-22 : 1 hibliothe&am mm imaginihu.r et mairJribu.r &hara&terihu.r in
voluminum prin&ipii.r deaurati.r.
131· a. B. FISCHER, ((Die Alkuin-Bibeln)) (cité n. 85), p. 64: il doit s'agir d'une Bible décorée à Tours pendant l'abbatiat de Vivien (843-851). 132. Impression retirée de la lecture des testaments publiés dans A. PARAVICINI, op. &if. (.rupra, n. 47); voir par exemple p. 264 celui de Jean Cholet (1292): n° 133 libro.r theologi&o.r glo.rafo.r et Bibliom meam mairJrem... , et plus loin cet autre don, très personnalisé lui aussi : Avi&ennam meum /ego magi.rlro Petro di&to Mulo .ri fempore morti.r mee exi.rtaf oh.requii.r meis. 133. GoTTLIEB [24], n° 798; document étudié par P. RicHÉ, «Les bibliothèques de trois aristocrates carolingiens», dans Le Mqyen Age, 69, 1963, pp. 96-101 (article repris dans son recueil In.rtrH&fion el vie religieuse dan.r le haut Mqyen Age, Londres, 1981). 134. DBLISLE, Cabinet de.r manu.r&ril.r, t. II, p. 456, n° 255· 135· D'après Fr. AUTRAND, art. cit. (supra, n. 46), p. 1234.
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Le Livre
Les catalogues gardent le souvenir de telles donations. La Bible s'y présente souvent avec son histoire, parfois résumée au nom de son ancien possesseur, qui peut être la gloire de la communauté comme Maïeul à Cluny136 et Pierre Martyr à Saint-Eustorge de Milan137 ou au contraire une figure sans relief comme ces cinq personnages qu'évoque l'inventaire de Lanthony1ss. A Saint-Augustin de Cantorbéry, le nom du possesseur est si bien incorporé à la description qu'il sert pour les renvois : « Le Cantique des cantiques n'est pas ici parce qu'on le trouve plus haut dans les Proverbes de Salomon de Raoul »139. Parfois c'est le mode d'acquisition qu'on se plaît à évoquer de façon soit modeste : « Un corpus de l'Ancien Testament, en un petit volume, appartenant à Martin Weiss, que j'ai acheté à son ami »140, soit au contraire majestueuse : un document de K.losterneuburg nous apprend comment, pour doter sa nouvelle fondation, le margrave Uopold ill s'est procuré à Saint-Nicolas de Passau, moyennant deux vignobles et le libre transit d'un bateau sur le Danube, une superbe Bible en trois tomes qui au fil des ans et des inventaires s'est réduite à un seul volume141. Une provenance lointaine, le plus souvent italienne142, rehausse le prestige d'un manuscrit. On peut aussi le vénérer comme l'autographe du saint local : c'est ainsi que Durham conservait, en plus du tombeau de Bède le Vénérable, quatre Evangiles de manu Betfae143 • Ces traditions se sont maintenues jusqu'à l'époque moderne, et un paélographe averti comme Dom Martène a dû faire beaucoup de peine aux Minimes de Tonnerre en leur démontrant que leur Bible « écrite de la main de saint Bernard »144 était en réalité bien postérieure. En revanche, à côté de ces figures illustres, mais trompeuses, nous rencontrons dans les manuscrits et les inventaires des copistes qui ont bien mérité de la Bible, comme Otloh de Saint-Emmeran, Conrad de Scheyern, Dietmot de Wessobrünn145, ou ce Goderan qui a mis quatre ans pour transcrire les deux volumes de la Bible de Stavelot146. 136. GoTTLIEB [24], n° 280 (1158-1161); = DELISLE, Cabinet des manustrits, t. II, p. 459, no 3· 137. KAPPELI, art. cit. (.rupra, n. 25), p. 67, n° 695. 138. Cf. H. ÛMONT, art. cit. (supra, n. 54), pp. 208-209. 139· M. R. }AMES, op. cit. (.rupra, n. 43), p. 204. 140. Inventaire de Caspar Fleuger (1468), MBKO [27], t. III, p. 102, 1. 35-36. 141. Cf. MBKO [27], t. I, pp. 83 et 89. 142. Reichenau, 823-838 :Liber prophetarum quem Hiltiger de Italia adduxit (MBKDS, t. I, P· 256, 1. 32-33); Saint-Nicolas de Passau, xn• siècle : I.rti .runt libri quos Roma detu/imus (ibid., t. IV, p. 54, 1. 52-57); cf. Kremsmünster, xx• siècle: item bib/iam, quam in Recia comparavit, tlum redire/ a Roma (MBKO, t. V, p. 34, 1. 34). 143· GoTTLIEB [24], n° 461 (1391); = Cata/ogi veteres ... , p. 16 (Durham, A, II, 16). 144. Cf. A. VERNET, op. cil., pp. 713-714 (juillet 1709). 145· MBKDS [27], t. IV, no 27; IV, no 106 (il y a en fait plusieurs Conrad); III, no• 6o et 61. 146. On lui doit aussi la Bible de Lobbes; cf. W. CAHN [179], pp. 265-266 et, plus généralement, E. BROUETTE, dans Scriptorium, z6, 1962, pp. 81-84 (pour une étude technique de l'écriture de Goderan, voir L. GxussEN, L'expertise de.r écritures médiévales, Gand, 1973, spécialement pp. 65-84).
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Il resterait une dernière question à poser aux inventaires, la plus difficile, celle de savoir si l'Ecriture sainte a été lue. On peut l'affirmer sans crainte pour les livres liturgiques dont les catalogues nous disent parfois qui était responsable:« Prior Vallis Vinearum habet» 147 • Les listes de prêt sont moins probantes. Bien sûr on distribue des livres bibliques à Cluny in caput quadragesimae (mais aussi un Tite-Live) 148 ; on en prête à Klosterneuburg 149, à Saint-Ouen de Rouen150, à la Sorbonne où les nouveaux membres du collège reçoivent une Bible et la clé de la bibliothèque151, à la Bibliothèque Vaticane152, bref partout. Est-il possible d'évaluer ces prêts? On s'étonne de constater le petit nombre de livres bibliques distribués entre 1475 et 1487 par Platina, le bibliothécaire du Pape : dix-neuf seulement, dont quatre ont été empruntés par une même personne, Cristoforo della Rovere, castellano du château SaintAnge. Est-ce le résultat d'une désaffection pour l'Ecriture sainte ? Avant de tirer cette conclusion, il faut se rappeler qu'il y avait d'autres bibliothèques à Rome et que, de toute façon, beaucoup de personnes possédant déjà leur Bible n'avaient pas besoin d'en emprunter un autre exemplaire. La durée d'un prêt ne garantit pas une utilisation intensive : que penser d'un emprunt qui s'étend sur vingt-cinq ans 153, et d'un autre qui semble si définitif qu'on note à côté du titre furatur per scriptorem154 ? Rares sont les cas où l'on a des preuves incontestables d'efficacité : la tapisserie d'Angers montre que ceux qui avaient obtenu en prêt l' Apocalypse du roi Charles V l'ont vraiment utilisée « pour faire [un] beau tapis >>155 ; quant à l'emprunt d'une Bible latine reliée en cuir rouge fait au couvent des Augustins d'Erfurt par un religieux nommé Martin Luther156, il a sans doute contribué un petit peu à la réforme de l'Eglise.
147. Scilicet un« bon et bien petit Psaultier» (Clairvaux, 1472; A. VERNET,op. cit.,p. 339). 148. A. WILMART, « Le convent et la bibliothèque de Ouny vers le milieu du XI" siècle», dans Revue Mabillon, II, 1922, pp. 96-98 (intéressant commentaire sur les lectures bibliques) et 115. 149· MBK6 [27], t. 1, n° 16 (vers 1470). 150. Cf. L. DELISLE, « Documents sur les livres et les bibliothèques au Moyen Age », dans BEC, II, 1850, pp. 227-230 (entre 1372 et 1378). 151. Cf. J. VIELLIARD, «Le registre de prêt de la Bibliothèque du Collège de Sorbonne au xv• siècle>>, dans The Universities in the /ale Middle Ages, Louvain, 1978, p. 288. 152. D'après le registre de prêt tenu par Bartolomeo Platina pour les années 1475-1487 (Vat. lat. 3964), publié par M. BERTOLA, I due primi regis/ri di preslilo della Biblioteca Aposta/ica Vaticana, Rome, 1942, pp. 1-40. 153. Pierre le Vénérable est prié de faire restituer sine dilalione deux livres, des gloses sur Matthieu et un Evangile de Jean glosé, empruntés depuis vingt-cinq ans (Epi.rt., 169; The Let/ers of Peter the Venerable, éd. G. CoNSTABLE, Cambridge, Mass., 1967, t. 1, p. 402). 154. Durham, inventaire de 1416 (GoTTLIEB [24], n° 466) = Catalogi veteres... , p. 115; il s'agit d'un psautier. 155· Cf. L. L. DELISLE, RecherchesJUr la librairie de Charles V, Paris, 1907, t. 1, pp. 147-148. 156. Cf. H. GRISAR, Luther, Fribourg-en-Brisgau, t. 1, 1911, p. 9 et t. III, 1912, p. 460.
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Le Livre
C'est sur l'image du lecteur de la Bible qu'il convient de terminer. Religieux, ill'a trouvée facilement dans la bibliothèque de son monastère, que celle-ci soit petite ou grande, bien rangée ou désordonnée; prêtre ou laïc, il l'a reçue en don, ou encore achetée à prix d'or. Il se réjouit à en contempler la décoration, ou peine au contraire sur l'écriture trop fine. Peut-être, à l'exemple de tel roi de France, en lit-il chaque jour un chapitre nu-tête et à genou:x107 • Et si l'on pouvait l'interroger, il est probable qu'il aimerait reprendre, à la suite de Hugues, prieur de Chartreuse, ces paroles de Grégoire le Grand : « C'est la nourriture de l'âme et sa réfection spirituelle que l'intelligence de l'Ecriture divine, infiniment plus précieuse que l'or et la topaze, le miroir de l'âme qui montre sa beauté ou sa laideur, et lui permet de s'émender »168 •
APPENDICE Prologue du catalogue de la bibliothèque de Prüfening (n65) Afin que le mince trésor de notre bibliothèque soit connu de façon claire et parfaite, il faut procéder avec un certain ordre. Les livres procèdent soit de l'autorité divine, de l'Ancien aussi bien que du Nouveau Testament, soit de l'autorité humaine. A propos des livres divins, il faut savoir avant tout que, de même que l'Ancien Testament est partagé en quatre ordres, la loi, les prophètes, les hagiographes et ceux qui sont extra-canoniques - la loi consiste en effet dans les cinq livres de Moïse; il y a huit livres prophétiques : Josué, Juges, Samuel, Malachie, Isaïe, Jérémie, Ezéchiel, les douze prophètes; neuf hagiographes : Job, les Psaumes, les Proverbes, l'Ecclésiaste, le Cantique des cantiques, Daniel, les Chroniques, Esdras et Esther; en dehors du canon, il y a Tobie et Judith; quant au livre de la Sagesse et à celui de Jésus, fils de Sirach, ils sont inconnus chez les Hébreux - de même, dis-je, le Nouveau Testament se partage lui aussi en quatre ordres : les quatre Evangiles; les écrits apostoliques, c'est-à-dire l'Apocalypse, les Actes des Apôtres, les Epîtres canoniques et les Epîtres du bienheureux Paul; les Pères, c'est-àdire ceux qui ont écrit sur tous ces livres ou sur la foi ou en vue de l'édification; et en dehors du canon on trouve les livres composés sans profit de ce genre. Nous avons donc tous les livres de l'Ancien Testament et, du Nouveau, les Evangiles et les écrits apostoliques dans une Bible ancienne en trois 157. Tradition sur la Bible de Charles V, rapportée chez les Célestins de Paris; cf. BN, manuscrit français I 5z9o, p. 3 ; Charles V a lu chaque année la Bible en entier, et cela pendant quinze ou seize ans d'après Philippe de MÉZIÈRES, Le songe du tJieil jM/erin, éd. G. W. CooPLAND, t. II, Cambridge, 1969, p. z56. 158. Lettre à Boniface, archevêque de Cantorbéry, du 8 novembre uso, publiée par S. GUICHENON, Histoire généalogique de la Royale maison de SatJoie, t. IV, Turin, q8o, p. 58. En tenninant, nous voudrions exprimer toute notre reconnaissance à Dom P.-M. Bogaert et à M. A. Vernet, qui ont bien voulu relire notre étude et l'améliorer par de précieuses suggestions, ainsi qu'à la Section de Codicologie de l'Institut de Recherche et d'Histoire des Textes, où se trouve commodément rassemblé l'essentiel de la documentation mise en œuvre dans cet article.
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volumes. Nous avons les mêmes livres, à l'exception du Psautier et des Evangiles, dans une Bible nouvelle en quatre volumes. En éditions isolées, nous avons un Psautier quadruple (gallican, romain, hébraïque et grec), en un volume; de même les livres de Salomon et celui de Job; de même, les écrits apostoliques; de même, les Epîtres canoniques et les Actes des Apôtres. Les Pères sont soit anciens, soit modernes. Les anciens sont : Grégoire, Patérius, Hilaire, Basile, Ambroise, Augustin, Jérôme, Origène, Césaire, Isidore, Ephrem, Autpert, et beaucoup d'autres. Les modernes sont : Bède, Alcuin, Raban, Bernold, Yves, Haimon, Zacharie, Anselme de Lucques, Anselme de Cantorbéry, Hugues, Gratien, Rupert, Pierre Damien, Pierre Abélard, Pierre Lombard et beaucoup d'autres. Pour un même de ces auteurs, nous pouvons avoir plusieurs œuvres en un volume, ou bien une œuvre partagée en plusieurs volumes; ou bien un volume regroupe les œuvres de divers auteurs, ou encore chacun occupe son volume. En suivant ce plan, dressons l'inventaire des œuvres de chaque auteur que nous venons de citer, de celles bien sûr qui se trouvent chez nous.
Pierre Traduit d'après MBKDS [z7], t. IV, p. 422, 1. 41-74·
PETITMENGIN.
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L'histoire de la Bible en latin du IXe au xme siècle est un vaste sujet difficile à cerner. On prend conscience, de plus en plus, des recherches à effectuer, et on perçoit la méthode à suivre désormais beaucoup mieux qu'on ne domine vraiment le sujet. Cela est vrai, malgré les résultats très considérables obtenus depuis la fin du x1xe siècle, qui ont renouvelé nos connaissances sur la carrière médiévale de la Vulgate de Jérôme1• L'Histoire de la Vulgate pendant les premiers siècles du Moyen Age, de Samuel Berger (1893), reste aujourd'hui l'ouvrage fondamental sur le sujet, précieux bien que nombre de ses conclusions aient été infirmées depuis 2• L'édition critique du Nouveau Testament, entamée à Oxford en 1898 par l'évêque Wordsworth et H. J. White, achevée en 19543 , ainsi que la grande édition romaine actuellement préparée par les Bénédictins (commencée en 1926, elle a atteint le livre de Daniel)4, offrent aujourd'hui 1. Je suis redevable au pr Richard H. Rouse, de l'Université de Californie, de ses encouragements et conseils tout au long de la mise au point de cet article. L'expression « Vulgate de saint Jérôme >> suit l'usage conventionnel, quoique l'ensemble des livres bibliques constituant la « Vulgate » ne remonte pas nécessairement à la traduction de Jérôme. Cf. R. LoEWE, « The Medieval History of the Latin Vulgate», dans [5], p. 108; B. F. SUTCLIFFE, « The Name Vulgate», dans Bi, 29, 1948, pp. 345 et s. 2. BERGER (29]. 3· N(Wum Testamentum ... latinae secundum editionem .rançfi Hierof!JmÎ, éd. J. WORDSWORTH, H. J. WHITE, H.F. D. SPARKS, Oxford, 1898-1954· Cf. B. FISCHER,« Der Vulgata-Te:xt des Neuen Testamentes »,dans Zeilschr.f. neule.rl. Wi.rs., 46, 1955, pp. J78-196. 4· Biblia Sacra iuxta latinam Vulgatam Versionem ... cura ... monachorum Sancti Benedicti edita, Rome, 1926- (en cours). Cf. J. GRIBOMONT, « Les éditions critiques de la Vulgate», dans Studi Mediet~ali, 2, 1961, pp. 363-377.
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les outils essentiels pour mieux connaître la tradition textuelle de la Vulgate; de nouvelles et attentives recherches sur les familles de manuscrits se sont ajoutées à ces éditions6 • Ces recherches se sont portées la plupart du temps sur les manuscrits fondamentaux pour l'établissement du texte de saint Jérôme. La majorité des manuscrits antérieurs au rxe siècle, et ceux du rxe et d'après qui contiennent une tradition plus ancienne du texte biblique, ont été soigneusement collationnés et regroupés en familles. Du fait de cette orientation, la connaissance historique du sujet a été curieusement biaisée. Personne n'a engagé une étude systématique des manuscrits de la Vulgate qui nous restent, et plus particulièrement de ceux d'après le xe siècle. De plus on a eu tendance à traiter ces manuscrits des xe et xxe siècles seulement d'un point de vue textuel, comme témoins d'une tradition antérieure, sans les replacer dans leur contexte historique. Il reste donc beaucoup à faire, et du travail de base, sur la Vulgate de l'après-rxe siècle.
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Les réformes du texte biblique pendant la période carolingienne sont essentielles à une histoire de la Vulgate médiévale. Pour l'érudit qui s'intéresse au texte de saint Jérôme, les manuscrits carolingiens sont importants. Dans son Mémoire sur l'établissement du texte de la Vulgate, Dom Quentin commence son étude des familles de manuscrits par les deux principales révisions du texte au rxe siècle, celle de Théodulf et celle d'Alcuin. C'est qu'il est essentiel de connaître les familles carolingiennes pour déterminer l'ampleur de leur influence sur les manuscrits ultérieurs. Pour le médiéviste, la tradition textuelle de la période carolingienne est captivante en soi et fait une bonne introduction aux problèmes de la Vulgate. Pour chaque période, les mêmes questions fondamentales reviennent : comment interpréter les sources médiévales qui parlent d'une Bible « corrigée » ? Dans quel contexte ces corrections ont-elles été faites, et dans quel but? En général, comment des variantes sont-elles apparues dans nos textes ? Comment les conditions de production et de diffusion des manuscrits ont-elles influencé le texte de la Bible ? La période carolingienne a été scrutée d'abord par les travaux de Berger et de Corssen, puis avec les études monumentales de Kohler et de Rand sur la peinture et l'écriture carolingienne, enfin et plus au fond par Dom Fischer. Cette période peut donc nous initier aux problèmes 5· Voir en particulier QUENTIN [43], étude qui suscita de nombreuses répliques, cf. F. C. BuRKITT, dans ]ThS, 24, 1923, pp. 406 et s.; E. K. RAND, dans HThR, IJ, 1924. PP· 197 et s.; D. J. CHAPMAN, dans RB, JJ, 1925, pp. 5 et s. et 365 et s.
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que rencontrent les spécialistes6 • A partir des travaux de Dom Fischer, on peut voir comment une étude attentive des manuscrits conservés peut apporter un début de réponse aux questions énoncées ci-dessus. Il faut mettre en jeu la connaissance des écritures et de la décoration pour déterminer la date et le lieu de production des manuscrits, de pair avec une étude poussée de leur texte (si possible par une collation complète de tous les livres de la Bible); enfin, il faut ancrer cette connaissance fermement dans une vision générale des efforts intellectuels et de l'érudition dans la période en cause. La réinterprétation de la Bible par les spécialistes modernes révèle aussi le danger auquel on s'expose en s'en tenant à la lettre des documents; les prétentions extravagantes des sources médiévales ne peuvent être interprétées qu'en fonction des manuscrits qui nous restent. Longtemps on s'est satisfait d'une histoire relativement simple de la Bible carolingienne'. Charlemagne aurait encouragé l'érudition; il aurait ordonné à ses savants d'établir des textes de livres liturgiques importants, qui puissent servir d'édition standard dans toutes les églises de son royaume. Il a effectivement essayé de le faire pour la règle de saint Benoît, la collection de droit canonique connue sous le nom de « Collection dionysio-hadrienne », et pour le sacramentaire grégorien8 • Et puisque la Bible est un livre de base pour toutes les activités de l'Eglise, il semblait naturel de postuler que l'empereur aurait choisi une Bible qui donnerait le texte standard, faisant autorité dans tout l'Empire. Or on savait qu'Alcuin, tout à fait adapté à cette tâche de par sa formation en Northumbrie, avait en effet préparé une Bible« corrigée »; d'où la conclusion généralement admise que la Bible d'Alcuin avait été préparée sur les ordres directs de l'empereur, et qu'il s'agissait du texte« impérial» dont la logique semblait commander l'existence. Il est instructif de retracer, même brièvement, le processus qui a permis d'infirmer cette théorie. Les directives les plus importantes de Charlemagne ayant trait à la Bible, ou du moins aux parties liturgiques de celle-ci, sont le capitulaire connu sous le nom d' Admonitio generalis et la lettre intitulée Epistola de litteris colendis. Dans son Admonitio gcneralis, qu'il adresse au clergé de son royaume en mars 789, Charles se préoccupe de la création d'écoles dans les diocèses et monastères, et de la copie exacte et soigneuse des textes liturgiques, surtout des évangiles, des psaumes et du missel. 6. BERGER [29], pp. 145 et s.; K. MENzEL, P. CoRSSEN et autres, Die Trierer AdaHanJsçbrijt, Leipzig, 1889; W. KôHLER, Die karolingisçhen Miniaturen. 1 :Die Sçhule tJon Tours, 2 vol., Berlin, 193o-19H; E. K. RAND, Studies in the Sçript of Tours, 2 vol., Cambridge, Mass., 192.9-1934; ln.,« A preliminary Study of Alcuin's Bible», dans HThR, 24, 1931, pp. 32.4 et s.; B. FISCHER, Die Allcuin Bibel, Fribourg en Brisgau, I957; In. [H] et [35]; In.,« Die Alkuin Bibeln »,dans Die Bibel fion Moutier-Grandval, éd. J. DUFT, Berne, 197I, pp. 49 et s. 1· F. L. GANSHOF [36), qui révisa ses positions en I974 [37]. 8. FISCHER [35], p. I58; D. BULLOUGH, The Age of Charlemagne, Londres, 19732, p. 110.
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Qu'on crée dans tous les monastères et les évêchés des écoles; les enfants y étudieront les psaumes, les notes, le chant, le comput, et la grammaire.
Qu'on co~rige ~vec ~oin les liv~es, ~atholiq1;1es; souv~nt en e~et ceux qui désirent bten prter Dteu le font a 1 atde de hvres fauttfs; ne latssez pas vos enfants les corrompre encore en les étudiant ou en les copiant. Quant à la tâche de copier l'évangile, le psautier et le missel, qu'on la confie à des hommes d'âge mûr qui l'effectueront avec le plus grand soin9 , Dans son Epistola de litteris colendis, qui remonte aux années 78o-8oo (784-785 ?), Charlemagne donne instruction au clergé d'encourager l'étude des lettres ( /itterarum studia), pour permettre une meilleure compréhension des Ecritures 10• Dans ces deux décrets, Charlemagne énonce les raisons pour lesquelles il se préoccupe de l'exactitude des textes, et particulièrement de ceux de nature liturgique. Il pense qu'un niveau minimal d'éducation est nécessaire pour parvenir à cette exactitude, et que s'il n'est pas atteint, on ne peut espérer demander à Dieu comme il convient ce qu'on attend de lui. L'éducation est aussi nécessaire pour comprendre la base fondamentale de la religion chrétienne, c'est-à-dire la Bible. D'aucuns ont conclu de ces documents que Charlemagne aurait voulu qu'on ne diffuse dans ses territoires qu'un seul et bon texte de la Biblen. C'est là forcer les textes. Ceux-ci nous montrent plutôt Charlemagne sous l'aspect d'un souverain soucieux avant tout des choses pratiques, qui pense qu'il faut une Eglise bien ordonnée, capable de servir Dieu avec efficacité, et cela avec une compréhension adéquate des choses divines. Parmi les éléments nécessaires de son programme, il fallait donc une instruction de base, et des textes liturgiques exempts des fautes les plus graves dues à l'ignorance et à la négligence des scribes. Le point essentiel qu'il nous faut résoudre dans ces décrets est ce que Charlemagne veut dire par des livres bene emendatae. Seul l'examen des manuscrits conservés peut nous permettre de décider cela avec un minimum de certitude. Toutefois, il faut encore mentionner un autre décret de Charlemagne; il resserre le lien entre celui-ci et les efforts visant à corriger la Bible. Il s'agit de l'Epistola generalis (786-8o1), dans laquelle le souverain ordonne d'utiliser l'homéliaire de Paul Diacre dans tout son empire. Donc, puisqu'il est de notre tâche que l'état de nos églises progresse toujours en mieux, nous nous préoccupons d'un soin vigilant de réparer l'atelier des lettres, que la négligence de nos ancêtres a presque effacé. Et à 9· MGH, Capit. 1, p. 6o. 10. Ut facilius et reçtius divinarum scripturarum mysleria va/eatis penetrare. Cf. L. WALLACH, « Charlemagne's De litteris colendis and Alcuin. A diplomatic-historical study )), dans Speculum, 26, 1951, p. 290. VoirE. E. STENGEL, Urkurulenbuchtles Klosters Fulda,I, Marburg, 1958,pp. 246254. On suit ici la date proposée par FISCHER [35], p. 156. II. GANSHOF [36), pp. 7-8,
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notre exemple, nous invitons aussi tous ceux qui dépendent de nous à se livrer sans retenue à l'étude des arts libéraux; c'est ainsi qu'avec l'aide universelle de Dieu, nous-mêmes avons fait corriger rigoureusement tous les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, corrompus par l'impéritie des éditeurs 12•
L'Epistola generalis dit bien qu'on aurait essayé de corriger la Bible tout entière, depuis longtemps (iampridem), et avant 8o1; Charlemagne en avait connaissance et aurait apparemment approuvé l'entreprise. Or d'après les manuscrits conservés de la Bible, et d'après la date inférée de la directive, il est improbable que l' Epistola generalis ait trait à la Bible d' Alcuinla. La Bible élaborée par Maurdramne, abbé de Corbie de 772 à 781, représenterait l'un des premiers efforts visant à obtenir une meilleure Bible. Le texte de cette Bible, dont cinq volumes ont survécu sur les douze d'origine, mérite un examen plus complet : il semble être un précurseur du texte d'Alcuin, plus étroitement relié à la famille des manuscrits italiens qu'à la famille espagnole 14• Bien que, matériellement, cette Bible en plusieurs volumes n'ait rien apporté de nouveau, elle est correcte dans son orthographe; et au titre de premier élément datable de la minuscule carolingienne, elle représente un pas important dans les perfectionnements de la production de manuscrits, si importants pour l'influence ultérieure de la Bible carolingienne. Le groupe de manuscrits connu sous le nom de « Groupe d' Ada », à l'Ecole de la cour de Charlemagne, est encore plus étroitement lié à la cour impériale que la Bible de Maurdramne. Ces splendides et luxueux ouvrages (sept manuscrits des Evangiles et un psautier) furent produits peut-être à Aix-la-Chapelle, entre 781 environ et 814. Cependant, on ne sait toujours pas si ces manuscrits sont ou non le résultat d'une révision du texte qui aurait été effectuée à Aix. Comme la Bible de Corbie, ils semblent parents du texte d'Alcuin. Le texte du psautier est la version gallicane, c'est-à-dire la révision des psaumes faite par saint Jérôme à partir des Hexapla d'Origène. C'est aussi la version retenue par Alcuin pour sa Bible, et grâce à l'influence du scriptorium de Tours, elle s'est répandue dans les pays de l'Occident latin au cours des siècles suivantsl5• La Bible de Maurdramne et les manuscrits du Groupe d' Ada apportent la preuve que circulait un type de texte parent du texte utilisé par 12. MGH, Capit. I, p. 8o; FISCHER [35], p. 156; GANSHOF [36], p. 7, suggère une date entre le 19 avril Boo et le 29 mai 801. 13. FISCHER [35], pp. 16o-163; GANSHOF [37], pp. 275-276. 14. Amiens, BM, 6, 7, 9, 11 et 12., et Paris, BN lat. 13174, ff. 136, 138; QUENTIN [43], pp. 279-zSo et FISCHER [34], pp. 587-588, soutiennent le rapport avec le texte d'Alcuin. BERGER [z9], p. 102, pensait que le texte de cette Bible différait profondément de celui d'Alcuin. 15. W. KôHLER, Die karo!. Miniaturen, II, Berlin, 1958; III, Berlin, 196o, pp. 1-93; FISCHER [34), pp. 588-590; MENZEL et CoRSSEN, op. tit., n. 6, pp. 29-61.
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Alcuin, et ils sont des indices du genre d'activités qu'inspiraient et encourageaient les intérêts de Charlemagne. La Bible produite à Metz, très vraisemblablement sous la direction de l'évêque Angilram (t 791) est d'importance avant tout en raison de son format. Cette Bible, dont il ne subsiste que la seconde partie, est la première Bible carolingienne de grand format, complète en un seul volume : c'est-à-dire du type qu'on associe exclusivement à Alcuin et au scriptorium de Tours 16• Avant le :rxe siècle, les « pandectes », ou recueils complets, n'étaient pas inconnus. Le prototype le plus célèbre en est le codex grandior décrit par Cassiodore dans ses Institutiones : Un livre de grand format écrit en caractères très lisibles, où l'on trouve la traduction de l'Ancien Testament selon les Septante, à quoi fait suite le Nouveau Testament17 • Le Codex Amiatinus, produit sous la direction de l'abbé Ceolfrid (689-716) au monastère de Wearmouth-Jarrow en Northumbrie, est un autre exemple célèbre18 • li existe donc des précédents à la Bible de Metz. Cependant, c'est seulement au rxe siècle que cette forme d'une Bible complète en un volume se généralise et qu'on en trouve des exemplaires en nombre significatif19 • De par son texte. la Bible de Metz ne semble pas apparentée à celle d'Alcuin, bien qu'elle ait été corrigée d'après elle par la suite; son texte représente peut-être celui qui était alors en vigueur dans le nord de la France20• La plus célèbre des révisions carolingiennes de la Bible est, sans aucun doute, celle qui est associée à Alcuin. La Bible d'Alcuin n'était qu'un avatar entre autres des efforts inspirés par l'idée que se faisait Charlemagne des activités propres à une Eglise efficace, et par son désir de produire une Bible « corrigée ». Néanmoins, cette Bible était promise au plus bel avenir : son influence est due très largement à la prééminence du scriptorium de Tours après la mort d'Alcuin et à l'aspect extérieur des Bibles qui y étaient copiées. Alcuin était né près de York vers 730-735 21• Il étudia là sous la I6. Aujourd'hui Metz, B.M 7 (CLA, 786). Le manuscrit mesure 46X 33 cm, et est écrit sur deux colonnes de 40 lignes. FISCHER [34), PP· 59Q-59I; KôHLER, op. til., rn, 2. Teil : Die Meit_er Hand!&brijten; BERGER [29], pp. Ioo et s. I7. In.rtituliones, 1, I4, 2-3, éd. MYNORS, Oxford, I937, p. 40. I8. FISCHER, (( Codex Arniatinus und Cassiodor », dans Biblù&be Zeits&brijt, NP, 6, I962, pp. 57 et s.; aujourd'hui à Florence, Bibl. Medicea-Laurenziana, Cod. Am. I. I9. Outre celui qui survit sous le nom de Codex Amialinus, il est certain que Ceolfrid disposait de deux autres pandectes; voir FisCHER [34], p. 560. Des fragments d'un pandecte espagnol du vu• siècle subsistent à Leon, Cathédrale 15; voir FisCHER, o.&., p. 562, cf. Herbert KEssLER, The 1//u.rtrated Bibles from Tours (Studies in Manuscript Illumination, 7), Princeton, 1977, p. 3· 20. FISCHER [34), p. 591, rejette la thèse de BERGER pour qui ce texte était le résultat d'un mélange d'influences irlandaises et wisigothiques [z9], pp. IOO et s. 2I. LOEWE, op. rit., n. 1, p. 134·
a.
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direction d'Egbert et d' ..tElbert, et reçut ainsi une éducation des meilleures pour l'époque. Charlemagne lui confia, vers 78z, l'école palatine d'Aix-la-Chapelle et, d'environ 796 jusqu'à sa mort en 8o4, il fut abbé de Saint-Martin de Tours. Son excellente réputation d'érudit, pour ses contemporains comme pour les historiens, explique en partie l'intérêt qu'on a porté à sa Bible. Alcuin n'a pas commencé à travailler à sa Bible avant 796 environ, quand il est devenu abbé de Saint-Martin22 • En 8oo, Alcuin a envoyé une partie de son commentaire sur l'Evangile de saint Jean à Gisèle et Rotrude, moniales de Chelles, pour les lectures du temps de Carême. Il travaillait alors sur une révision de la Bible. Dans la lettre accompagnant son envoi, peu avant Pâques 8oo, il explique pourquoi ses commentaires sur les quatre Evangiles, qu'il avait promis, ne sont pas achevés: Sans doute vous aurais-je adressé mes commentaires de tout l'Evangile, si je n'étais pas occupé à exécuter l'ordre du seigneur roi de corriger l'Ancien et le Nouveau Testament23 • Et dans une lettre qu'il adresse à« Nathanael », c'est-à-dire à Frédegise, plus tard abbé à Tours, Alcuin déclare que Frédegise doit présenter à Charlemagne, « David », une Bible en guise de cadeau : Au jour de Noël, homme de paix, remets à mon seigneur David la missive de ma petitesse, avec le très saint présent de la divine Ecriture et quelques mots de salut2•. Selon Ganshof, la Bible d'Alcuin a donc été offerte à Charlemagne lorsqu'il a été couronné empereur à Noël de l'an 8oo. Dom Fischer pense plutôt que la Bible a dû être présentée à Aix-la-Chapelle l'année suivante, et qu'elle était différente de celle dont parle la lettre à Gisèle26 • Outre ces deux Bibles, Alcuin a supervisé la production d'au moins quatre autres Bibles pendant qu'il était abbé à Saint-Martin. Dans ses poèmes d'introduction, Alcuin mentionne que l'une d'elles a été faite pour Gerfrid de Laon, et une autre pour A va. Mais aucun des manuscrits survivants du temps d'Alcuin n'est identifiable à l'une de ces quatre Bibles 26 • Attestée par les documents, la production de six Bibles complètes est une véritable prouesse. Il est dommage que seule la Bible de Saint:z:z. Alcuin aurait commencé à réviser la Bible en 797, selon GANSHOF [36], qui s'appuie sur la lettre d'Alcuin réclamant des livres de YORK (MGH, Epist., IV, n° 12.1, pp. 176-177). FISCHER [35], p. 172., note que rien n'autorise à relier cette lettre avec la Bible. 2.3. Lettre 195 (MGH, Epist., IV, 32.3). 2.4. Lettre :z6:z (op. dt., p. 42.0). 2.5. GANSHOF [36), p. 14 et [37), p. 278; FISCHER [35), pp. 16I-I63. :z6. MGH, PLAC, 1, n°" 65-69, pp. 2.83-2.92; FISCHER [35), p. 162.
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Gall 75 ait survécu dans sa totalité, car c'est loin d'être un très beau manuscrit. Du point de vue de l'orthographe, elle est médiocre, et elle n'a pas les décorations splendides et la mise en pages minutieuse qui caractériseront les autres Bibles dites d'Alcuin. Les manuscrits d' Ada et les Bibles produites par Théodulf, contemporain d'Alcuin, sont des réussites beaucoup plus impressionnantes, des points de vue artistique et calligraphique. Il est donc très peu probable que le manuscrit de SaintGall soit la Bible qui a été réellement offerte à Charlemagne27 • A propos des manuscrits produits à Tours du vivant d'Alcuin et de ses successeurs Frédegise (807~834), Adalhard (834-843) et Vivien (844-851), il nous faut encore répondre à deux questions 28 • La Bible d'Alcuin a-t-elle été réalisée à la demande de Charlemagne pour servir de modèle officiel pour le royaume ? Aucune preuve ne nous permet de tirer cette conclusion. Au contraire, la Bible d'Alcuin n'était qu'une bible parmi un certain nombre d'autres produites« pour>> Charlemagne, et sa popularité et son influence sont postérieures à la mort et d'Alcuin et de Charlemagne29. Deuxièmement, que voulait dire Alcuin lorsqu'il disait être occupé in emendatione veteris novique testamenti? Au dire de certains, Alcuin recherchait les meilleurs manuscrits possibles. En 797, il fit venir des livres de Northumbrie; on a présumé que parmi ceux-ci se trouvait une Bible, et qu'ainsi Alcuin connaissait déjà les conclusions de certains spécialistes modernes de la Bible, c'est-à-dire que le texte de Northumbrie, descendant du texte Amiatinus, est l'un de nos meilleurs témoins du texte de saint Jérôme. Rien cependant ne prouve qu'Alcuin aurait reçu une Bible parmi ces livres30• Dom Quentin a prétendu que pour l'Octateuque, Alcuin s'était inspiré de l' Amiatinus; selon Berger, Wordsworth et White, son Nouveau Testament descendrait des manuscrits northumbriens et anglo-saxons sous influence irlandaise. Or il s'avère qu'en général Alcuin a utilisé sans discernement les manuscrits existants dans le nord de la France à son époque. Le crédit des manuscrits northumbriens et de l' Amiatinus en particulier est dû très vraisemblablement à leur influence sur des manuscrits qui circulaient en Gaule dès avant l'époque d'Alcuin. Cette conclusion semble être valable en gros, mais n'oublions pas qu'il faut, pour chaque livre ou groupe de livres bibliques, déterminer quels en sont les ancêtres : ceci indépendamment des autres, et qu'il s'agisse de la Bible d'Alcuin ou de toute autre Bible. Ainsi dans 27. RAND, (( A ptel.iminary Study••. )) (op. cit., n. 6), p. H7·
Bibel, p. 8.
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FISCHER, Die Alkuin
2.8. FISCHER, op. cil., pp. 13-14 et RAND, op. cit., pp. 32.7 et s. donnent la liste des manuscrits. 29. FISCHER, op. cil., p. 19, et (34), p. 593• 30. GANsHoF [36], p. 15; GLUNZ [38], pp. 2.9-32. Voit FISCHER [35], p. 172. et [34],
p. 593·
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les livres sapientiaux de la Bible d'Alcuin, l'influence des manuscrits espagnols est-elle importanteSI. Les intérêts d'Alcuin n'étaient pas ceux d'un spécialiste moderne de la critique biblique, qui recherche les meilleurs manuscrits et en compare les diverses lectures; sa tâche ne s'est pas résumée pour autant à recopier la Bible en un seul volume. L'influence de sa Bible a été cruciale, en ce sens qu'il a choisi de ne pas utiliser la Vetus Latina. Sa Bible était une Vulgate, purifiée en partie des interpolations de la Vetus Latina32 • Son choix du Psautier gallican a eu aussi de grandes conséquences pour l'histoire ultérieure de la Vulgate33 • Au-delà de ces décisions d' « éditeur », la Bible d'Alcuin est le résultat d'une emendatio médiévale classique, c'est-à-dire la rectification de la grammaire, la suppression des erreurs et des barbarismes des scribes, et la correction de l'orthographe34 • La correction de la Bible que décrit Cassiodore dans ses Institutiones est de ce type35• Le texte d'Alcuin a été légèrement révisé par ses successeurs à Tours, mais dans l'ensemble, il n'a pas changé36 • L'influence qu'a eue cette Bible après Alcuin tient largement à l'importance de Tours comme centre de production de manuscrits. Des Bibles produites à Tours avant la mort de Vivien en 8p, il reste dix exemplaires complets37 • La commodité de leur présentation explique aussi leur vogue : ces Bibles de Tours se ressemblent étonnamment. Elles comprennent de 420 à 450 folios, d'environ 50 cm sur 35 à 39 cm, et sont écrites sur deux colonnes de 50 à 52 lignes38 • La plupart d'entre elles contiennent les prologues en vers composés par Alcuin, et les livres de la Bible sont disposés dans le même ordre39 • Dès l'époque de Frédegise, ces manuscrits sont magnifiquement écrits, en minuscules bien tracées, et différentes couleurs et types de capitales délimitent la structure du texte40• D'un point de vue artistique, ces Bibles sont importantes, car, pour la première fois en Occident, on a essayé d'y résoudre le problème de l'illustration de la Bible comme un tout. Certes on avait déjà illustré des manuscrits bibliques. Les Evangiles, par exemple, contenaient ordinairement des portraits des quatre évangélistes. Le Codex Amiatinus présente quelques rares illustrations, notamment un portrait du scribe Esdras (f. v ro), une image du tabernacle (f. 3 ro-4 r 0 ) et une Majestas Do mini (f. 796 v 0 ). A Tours, sous la direction d'Adalhard QuENTIN [43], pp. 28o-286 et BERGER (29], pp. 197-20~; FISCHER (3~], pp. 172-I74. FISCHER, op. cil., p. 174• ID. [34], p. ~88. ID. [34], pp. 592-593 et [35], P· 174. 3~· LoEWB, dans [~],pp. 137 et u6. 36. FISCHER [35], pp. 17I-172. 37· Cf. n. 28. 38. LOEWE, op. cit., pp. I37-I38· 39· QUENTIN [43], pp. 286-287; BERGER [29], p. 332; MGH, PLAC, 1, pp. 287 et s.; Biblia Sacra (cit. n. 4), 1, pp. 44 et s. 40. LOEWE, op. cit., p. 138; FISCHER, Die Alkuin Bibel, pp. I5-16. 31. 32. 33· 34·
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et de Vivien, un programme plus complet se développe. La première Bible de Charles le Chauve, faite à Tours entre 845 et 8p, probablement en 845-846, offre des illustrations pour la Genèse, l'Exode et l'Apocalypse, une Majestas Domini qui précède le Nouveau Testament, ainsi que Jérôme préparant la Vulgate, David composant les Psaumes, la conversion de saint Paul, et un portrait de dédicace41• A la différence de la Bible d'Alcuin, la Bible produite par Théodulf était un véritable effort d'érudit. Théodulf, né vers 76o dans le nord de l'Espagne, se réfugia en France pour échapper à l'invasion maure. Nommé abbé de Fleury et de Saint-Aignan, il devint évêque d'Orléans entre 781 et 794· Après la mort de Charlemagne, accusé de conspirer contre Louis le Pieux, il fut déposé et emprisonné (8 I 8), pour être relâché avant sa mort en 82.1. Théodulf révisa sa Bible à peu près en même temps qu'Alcuin. Il a dû finir avant d'être emprisonné en 818, et sans doute a-t-il commencé à y travailler à Fleury. Comme il a utilisé la Bible d'Alcuin dans une étape au moins de sa révision, il devait être à l'œuvre dans les années qui ont suivi 8oo-8oi, date à laquelle la Bible d'Alcuin était achevée42 • Les manuscrits des Bibles de Théodulf portent les traces d'une série de révisions. Théodulf cite de façon singulière les leçons différentes dans les marges. Dans le manuscrit de Paris, BN lat. 938o, les leçons du Codex Toletanus sont signalées par un « s » ( = spanus), celles de la Bible d'Alcuin par un « a » ( = albinus) et les autres tout simplement par « al » ( = alia). Il a ensuite étendu ce catalogue des variantes pour y inclure une comparaison avec le texte hébreu. Théodulf adoptait donc une attitude plus critique que ses contemporains vis-à-vis de son texte, mais il n'en a pas résulté une meilleure qualité de son texte. Les dernières phases de son travail dénotent une tendance à incorporer autant de variantes que possible. Ses méthodes étaient certainement celles d'un érudit, mais il n'avait pas le sens critique qui aurait pu le conduire à trancher parmi les variantes 43• On a prétendu que Théodulf utilisait surtout des manuscrits espagnols. Cette influence espagnole apparaît dans certains livres de sa Bible, et même dans certaines caractéristiques externes, comme les arcs en fer à cheval des tables de canons, et l'ordre des livres bibliques (qui suit celui d'Isidore); en général l'influence italienne, manifeste dans le texte, est beaucoup plus forte 44 • 4I. KEssLER, op. cit., n. I9, pp. 4-6. 42. LoEWE, op. cil., p. u6; FISCHER [35], pp. 175-I76 et I82. Sur la Bible de Théodulf en général, voir l'étude pionnière deL. DELISLE, «Les Bibles de Théodulphe »,dans BEC, 40, I879. pp. 5-47· 43· FISCHER [35], pp. I78-I79; E. POWER, dans Biblica, J, 1924, pp. 2B et s.; LoEWE, op. cil., p. JZ8. 44· H.F. D. SPARKS, «The Latin Bible», dans The Bible in ils ancien/ and english 11er.rions, éd. H. W. ROBINSON, Oxford, I940, p. II9; BERGER [29], pp. 145-I76; QUENTIN [43], pp. 257-258; FISCHER [34], p. 595 et [35], pp. J78-I82.
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L'approche érudite de Théodulf est aussi évidente dans le contenu de sa Bible. Il rejette les apocryphes, me et JVe Livres d'Esdras, Ille Epître aux Corinthiens et l'Epître aux Laodiciens. Il choisit pour le psautier la traduction de l'hébreu par Jérôme46• Et il ajoute à la fin de sa Bible plusieurs textes savants. Dom Fischer avait tout à fait raison de qualifier la Bible de Théodulf d' « ouvrage de référence, commode et scientifique >>46 • Les Bibles de Théodulf se présentent sous un format beaucoup plus petit que les pandectes produits à Tours. Le BN lat. 9380 mesure 3z X z3 cm et est écrit en caractères très petits et très nets, en deux colonnes de soixante-deux lignes. Il est possible que Théodulf se soit inspiré pour ce format de manuscrits espagnols (le Codex Cavcnsis par exemple mesure 3z X z6 cm), ou des pandectes écrits d'une main très fine (pandectes minutiore manu) de Cassiodore47 • Ses manuscrits sont des produits finis, bien orthographiés, de remarquables réalisations sur les plans calligraphique et artistique. Leur influence ultérieure a cependant été bien moindre que celle de la Bible d' Alcuin48 • Que Charlemagne ait ou non voulu faire d'une seule Bible la Bible officielle de l'Empire, la période carolingienne marque une étape importante dans l'histoire de la Vulgate médiévale. La Bible d'Alcuin n'est qu'un effort indépendant parmi beaucoup d'autres, tout aussi indépendants, qui visaient à la production d'une meilleure Bible. C'est la stabilité politique de l'Empire qui permit ces efforts, et le fait aussi que Charlemagne avait compris que pour établir une Eglise bien ordonnée, essentielle à cette stabilité, il fallait d'abord un niveau minimal d'instruction. Or cette stabilité a peu duré. L'histoire du texte de la Bible entre le xe et le x1re siècle présente, on le verra, une multitude fangeuse de problèmes jusqu'à présent non résolus, et il est donc difficile de mesurer tout l'impact des textes carolingiens. Néanmoins, les Bibles carolingiennes, et celle d'Alcuin en particulier, ont offert aux siècles suivants une palette de modèles. Elles ont été plutôt exploitées comme sources pour l'amélioration du texte ou pour le choix des prologues mais elles ont rarement été recopiées en entier. L'influence de ces Bibles se mesure aussi à la domination désormais en Occident de la traduction de saint Jérôme. Enfin elles ont aussi fourni à la postérité des modèles de la Bible en tant qu'objet matériel : un format donné, un mode d'organisation, de décoration ou d'illustration bien précis.
45· In. [35], p. 178. Voir aussi H. de SAINTE-MARIE, Sançti Hieronymi Psalterium iuxta Hebraeos, Rome, 1954· 46. FISCHER (34], pp. 593-594; QUENTIN [43], pp. 259-266. 47· QuENTIN [43], p. 250 et fig. 6, p. 252; FrscHBR [34], p. 594· 48. BERGER [29], pp. 177-184; FrsCHBR [35], pp. 182-183. P. RICHÉ, G. LODIUCJION
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il L'histoire du texte biblique au rxe siècle a fait l'objet d'importantes recherches, très éclairantes, à travers les documents et les manuscrits conservés. En revanche, l'histoire de la Vulgate latine du xe au xne siècle a été à peine ébauchée. Il s'agit pourtant d'une période importante qui a vu nombre d'innovations en matière de format et d'illustration de la Bible, aussi bien que plusieurs tentatives de correction du texte. Il n'existe pas même un recensement des manuscrits existants, indispensable à une géographie des centres où l'on produisait des manuscrits de la Bible au fil du temps. L'histoire de la Bible au cours de cette période est intimement liée à l'histoire de chaque monastère important, mais en fait nous ne savons rien sur les textes copiés dans les principales abbayes bénédictines, peu de chose seulement sur la Bible cistercienne, et rien du texte utilisé et diffusé par les autres « nouveaux ordres », comme les chanoines augustiniens et les Prémontrés. Il s'agit d'une période de changements massifs dans l'histoire de l'Eglise médiévale, mais l'influence d'un mouvement aussi fondamental que la Réforme grégorienne sur la production et l'utilisation de la Bible, ainsi que sur le texte biblique, a tout juste été reconnue, et jamais à fond examinée. Un vaste champ est ouvert encore pour l'histoire du texte de la Bible pendant cette période. Ce qu'on en a dit repose en général sur une extrapolation rétroactive, à partir du texte du XIIIe siècle, un texte dont l'histoire est elle-même incomplète49• Dans son Histoire de la Vulgate pendant les premiers siècles du Moyen Age, Samuel Berger se penchait surtout sur la période d'avant le xe siècle. Il avait une connaissance très profonde des manuscrits médiévaux de la Bible, et donc ses conclusions sur l'histoire ultérieure du texte méritent l'attention. Mais il ne les a pas étayées de preuves convaincantes. Pour Berger, la période du xe au xrne siècle a été une ère de grande perturbation dans l'histoire de la Vulgate: les textes y étaient copiés sans uniformité, et s'éloignaient ainsi de plus en plus du texte de saint Jérôme60• Le texte qui circulait en France au xne siècle était à ses yeux une version corrompue de la Bible d'Alcuin. Présumer que toutes les Bibles produites après le rxe siècle sont de mauvaises versions des textes carolingiens, représente une simplification d'un problème 49· ll n'existe pas d'histoire générale du texte de la Vulgate pour la période qui va du x• au xu• siècle, en dehors de GLUNZ [38] et des sections appropriées de QUENTIN (43] discutées ci-dessous. Les exposés sur la Bible du xur• siècle se bornent souvent à opposer l' « ordre » présenté par le XIII• siècle au chaos des siècles précédents. Pour la Bible du XIII• siècle, voir infra. 50. BERGER (29], p. 329.
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complexe; et c'est pourtant là une théorie généralement acceptée61• Le seul ouvrage important à se pencher sur l'histoire du texte après le IXe siècle est l'History of the Vulgate in England, publiée en 1933 par H. H. Glunz. En bref, Glunz y soutient qu'à partir de l'époque d'Alcuin se développe, et cela spécialement dans les centres d'exégèse non monastiques, une croyance selon laquelle le texte biblique contient intégralement la vérité que l'Eglise a le devoir de communiquer au croyant comme étant la doctrine. Cette vérité qui est contenue dans la Bible ne peut cependant être connue qu'à la lumière de l'exégèse patristique. Cette croyance, moulée dans le climat de scolastique naissant alors dans les écoles, et influencée par la force du réalisme logique, engendre un nouveau texte biblique. Les types de texte qui circulaient jusqu'à la révision d'Alcuin et même à son époque, ainsi que quelques types ultérieurs produits dans les centres conservateurs jusqu'au xxe siècle, descendent en droite ligne de la Vulgate de saint Jérôme; et les variantes familiales qu'ils présentent ne sont dues qu'à d'inévitables erreurs de scribes et à des contaminations du latin ancien. En revanche, les textes bibliques produits par la suite sont le résultat de l'introduction délibérée de leçons conformes à l'exégèse patristique, sans laquelle les contemporains considèrent la Bible comme incomplète. GlWlZ fait remonter cette évolution du texte à une date très ancienne, en trouvant quelques leçons qui, à son avis, sont dues à l'influence de l'exégèse patristique dès le début du IXe siècle. Au cours des siècles suivants, un nombre croissant de leçons de ce type ont été adoptées, se standardisant progressivement avec l'émergence au xue siècle d'un commentaire formalisé, la Glossa Ordinaria, et finissent par se trouver à la base de la« Bible de Paris» au xuxe siècle69• L'étude de Glunz n'a malheureusement suscité aucune autre recherche d'ensemble. Plusieurs points dans son argumentation assez complexe ont été discrédités, en particulier ses déclarations sur le texte d'Alcuin et sur l'histoire de la Glossa Ordinaria au xue siècle; et un destin curieux fait que les travaux de Glunz ont été ou bien ignorés, ou bien acceptés sans réserve63• Deux réactions mal appropriées, car à tout le moins les conclusions de GlWlZ doivent être mises à l'épreuve. Et comme ses collations de textes se sont limitées à des manuscrits anglais et aux Evangiles, il faut étendre l'enquête aux manuscrits continentaux et à toute la Bible. p. In., La Biblefrt111fais8 au Mqym Age, Paris, 1884, p. xp; cf. Frederick KENYON, Our Bible and the antimt m-.rtript.t, Londres, 19394 , p. 190. sz. GLUNZ [58), pp. 97-z58 en particulier; il voit dans le manuscrit de Londres, BL,
Egerton, 609 un témoin de l'influence patristique (p. 90). 53· supra, n. 30, et infra, pp. 81-BZ. Une lecture attentive de l'article de LoEWE, dans [s ], révèle qu'il adoptait bien des idées de Glunz. li n'existe aucune appréciation critique de l'ensemble du travail de Glunz.
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Mais il a bien vu qu'on ne peut assinùler le texte de la Bible après le siècle à une mauvaise version de textes du rxe. Bien que les explications de GlWlZ au sujet de l'apparition de nouvelles leçons doivent être testées encore, ses comparaisons sont intéressantes; et cela d'autant plus que Denifle, dans son étude des « correctoires » ( correctoria) du xme siècle, publiée en x888, a trouvé dans la Bible d'Etienne Harding, du début du xne siècle, des leçons qui réapparaissent dans le texte du xme54• La seule autre étude pertinente est le Mémoire sur l'établissement du texte de la Vulgate, de Dom Quentin. Il y analyse trois fanùlles de manuscrits, représentées surtout du xe au xne siècle55• La famille espagnole, ou plutôt, puisqu'on peut y distinguer plusieurs groupes, les fanùlles espagnoles, ont été étudiées en long et en large dans les tentatives visant à établir le texte véritable de saint Jérôme. Ces manuscrits sont liés, de par leur texte, à une période bien plus ancienne; l'isolement géographlque et politique de l'Espagne contribuait à la survie de types de textes qu'on peut faire remonter à la recension du ve siècle, associée au nom de « Peregrinus » et à la révision effectuée par Isidore à la fin du vre et au début du vrxe siècle56. De ce fait, on a prêté attention à leur texte seul, au détriment des conditions réelles dans lesquelles ils ont été produits et utilisés. Il y a la famille des manuscrits du sud de l'Italie, dite « groupe cassinien », parce que la majorité de ses manuscrits se trouvent aujourd'hui dans la bibliothèque de l'abbaye du Mont-Cassin. Elle est reliée, du point de vue du texte, et surtout dans l'Octateuque, à un manuscrit espagnol du Ixe siècle (Cavensis), ainsi qu'à d'autres manuscrits d'origine italienne. Les manuscrits de ce groupe, dont la majorité remonte aux xe et xxe siècles, sont de grands livres, écrits en écriture bénéventaine et ne contenant chacun qu'une partie de la Bible67 • Dans une discussion d'ensemble sur l'hlstoire de la Vulgate, on a tendance par commodité à se concentrer sur les principaux manuscrits contenant la Bible au complet en un seul ou en plusieurs volumes; cependant ce groupe nous rappelle que, bien plus souvent que la Bible complète, on copiait des parties de la Bible selon les besoins des commanditaires, et cda surtout avant le XIIIe siècle. Les rassemblements naturels de Livres 1xe
54· DENIFLE (31], pp. 269-2.70. 55· QUENTIN (43], pp. 2.98-384. 56. a. D. de BRUYNE, ((Etude sur les origines de la Vulgate en Espagne», dans RB, JI, 1914-1919, pp. 373 et s.; T. MARAZUELA Aroso, La Biblia tlisigofiça tk San Isithro tk Leon; ç~ntribu&ion al estudio tk la Vu/gala en Espafla, Madrid, 1965; B. FISCHER,« Algunas observaClones sobre el Cotkx Gothims de la R. C. de S. Isidoro en Leon y sobre la tradici6n espaiiola de la Vulgata», dans Arçhivos Leonenses, r J, 1961-1962., pp. 1-47; LoEWE, dans [5], pp. 12.o-12.5. 57· QUENTIN [43], pp. 353-36o; Biblia Saçra (op. rit., n. 4), t. 12., 1964, pp. XVIII et 13, 1969, p. xv; E. A. LoEWE, The beneventan smpt, Oxford, 1914· D. Maurus !NGUANEZ, Codimm Cassinensium manusçriplorum çatalogus, t. 3, z, Monte-Cassino, 1941.
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bibliques comme l'Octateuque, les Prophètes ou les Evangiles, étaient copiés de conservess. La famille que Dom Quentin nomme le « groupe italien » revêt une importance particulière pour l'histoire de la Vulgate post-carolingienne. En effet, ces manuscrits forment un groupe très étendu et très homogène dans son apparence extérieure, un groupe remontant à la fin du xie et au début du xne siècle et provenant des environs de Rome; ils donnent l'exemple d'une nouvelle présentation matérielle de la Bible médiévale. Etant donné que ce groupe est représenté par un très grand nombre de manuscrits toujours existants, l'examen de Quentin fondé sur sept de ces Bibles n'était pas définitif. Cependant le texte de ces manuscrits découle en général de la Bible d'Alcuin, et l'influence des manuscrits espagnols et de la Bible de Théodulf y est sensible. Les premiers manuscrits contiennent le Psautier dit « romain >>, une version antérieure aux révisions de saint Jérôme59• Les caractéristiques les plus frappantes de ces Bibles, connues surtout sous le nom de Bibles « atlantiques », ou Bibles « géantes italiennes », sont leur grand format et leur homogénéité d'aspect. En général, leur format varie entre 55 et 6o cm pour la hauteur et 36 à 40 cm pour la largeur. Leur uniformité est bien illustrée par trois des manuscrits décrits par Dom Quentin, datant du xie siècle et contenant tous la Bible complète en un seul volume, actuellement conservés au Vatican. Le manuscrit Barberini lat. 587 mesure 55 X 38; il a 394 feuillets, écrits en deux colonnes de 55 lignes. Le manuscrit Vat. lat. 10510 mesure 55 X 38 cm, a 376 ff., et chaque page est écrite sur deux colonnes, de 64 lignes dans l'Ancien Testament, et de 57 dans le Nouveau. Le manuscrit Vat. lat. 10511 mesure 55X38 cm, et se compose de 353 ff., sur deux colonnes de 55 lignes. Ils se ressemblent aussi par leur mise en page, leur écriture, et en général par le type de décoration et d'illustration qu'ils contiennent:6°. Cependant le volume unique de ces Bibles n'est pas la caractéristique du groupe; en effet, un bon nombre d'entre elles sont copiées en deux ou trois volumes. Les caractéristiques matérielles des Bibles« atlantiques», leur grand format, leur présentation en plusieurs volumes, définissent la nouvelle Bible monastique. On ne trouve pas ce type de Bible qu'en Italie. Le plus ancien exemple semble en être la grande Bible qui a été copiée et illustrée à Saint-Vaast dans la première moitié du xie siècle (actuelle58. LoEWE, dans [5], p. 109. 59· QUENTIN [43], pp. 361-384; GRIBOMONT, op. dt., n. 4, pp. 373-375; E. B. GARRISON, « Notes on the History of certain twelfth-century italian Manuscripts of importance for the History of painting », dans La Bib/iofilia, 14, 195 z, pp. 1 -34; puis du même, les Sluilù.r in the Hi.ftory of medina/ italian Painting, 1-IV, Florence, 1953-1960; Mo.rtra Storita Naziona/e della Miniatura, Palazio di Venezia, Roma, Cata/ogo, Florence, 1954. n 08 II7-128. Go. Mo.rtra, op. cil., n. 59. n°8 II7-128; BERGER [29]. p. 141; QUENTIN [43]. pp. 364366, 384 et fig. 48-56.
a.
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ment ms. 559 de la Bibliothèque municipale d'Arras). Elle est décorée d'un bon nombre d'illustrations à pleine page, qui sont placées au seuil de certains livres bibliques. Bien que la majorité de ces illustrations soit de nature ornementale, le troisième livre des Rois et le livre d'Esther sont illustrés par des scènes narratives. Cette Bible peut être considérée tant comme le prolongement que comme l'affinage de la Bible carolingienne illustrée, le représentant d'une tradition qui s'est éteinte pendant le xe siècle. A la fin du XIe siècle, des Bibles analogues aux Bibles géantes italiennes étaient produites en Allemagne, en France, en Angleterre aussi bien qu'en Italie. Il est possible que, mis à part le manuscrit de Saint-Vaast, les Bibles italiennes soient les exemples les plus anciens de ce type; toutefois, un groupe de manuscrits, actuellement à la Bibliothèque municipale de Reims et qui viendrait de Saint-Rémi, a précédé peut-être les plus vieux de ces manuscrits italiens illustrés61• Au XIIe siècle, l'Angleterre a produit un certain nombre de magnifiques exemples de la nouvelle Bible monastique. Et, parce qu'on les a étudiés beaucoup plus attentivement que leurs homologues de France et d'ailleurs de l'Europe, on ne pense guère qu'à l'Angleterre quand on mentionne ce type de Bible62• Par le nombre, les Bibles anglaises de qualité produites au xue siècle dépassent très largement celles du xxe qui ont survécu jusqu'à nous. La fameuse Bible de Guillaume de SaintCarilef, encore conservée à Durham, et celle de Gondulphe, copiée peut-être à Rochester, sont pratiquement les seuls manuscrits anglais de grand format produits par le xxe siècle qui contiennent la Bible complète. On n'a jamais examiné de façon satisfaisante l'important problème de la source du texte rapporté par ces manuscrits ou par ceux du xue siècle63. A première vue, ce qui caractérise surtout ces livres, ce sont d'abord leurs grandes dimensions : leur format varie entre les 5So X 400 mm environ de la grande Bible de Winchester (vers 11 50-1t8o)etles 370 x 265 d'une Bible produite vers 1 130 pour le Prieuré de la cathédrale de Rochester64. C'est aussi leur rédaction en plus d'un volume. Contrairement aux « pandectes >> turoniens, qui étaient vraiment de grands livres, on est frappé en ouvrant une Bible monastique du xue siècle par la 61. P. H. BRmGBR, «Bible illustration and Gregorian Refonn », dans Studies in Church 2, 1965, pp. 155 et s.; manuscrits Reims, BM 16-18 et 2o-z3. 62. Pour les travaux sur les Bibles anglaises du xu8 siècle, voir les références de C. F. KAUFMANN, Romanesql/8 Manus&ripts, ro66-II90, Londres, 1975, n°" 13, 45, 56, 59, 69, 70, 82-84. 63. GLUNZ [38], pp. 182, 191-192; manuscrits Durham, A.ll.4 et San Marino, Calif., Huntington Libr. HM 62. La seule étude sur le texte de ces livres est celle de GLUNZ, pp. 1 53196. 64. Winchester, Cathedral Libr.: KAUFMANN, op. til., n. 62, n° 83, pp. 108-III. Bible de Rochester : aujourd'hui manuscrits Londres, BL Royal 1. C. VIT et Baltimore, Walters Art Gallery, 18; cf. KAUFMANN, n° 45, p. 81.
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profusion de ses décorations et par son caractère aéré. Par exemple, la Bible de Bury (fabriquée entre 113~ environ et 1138-1141) mesure 514 par 355 mm, et le scribe a utilisé pour l'écrire une grande minuscule du xue siècle, disposant le texte en deux colonnes de 42. lignes seulement. Il n'a fait aucun effort pour économiser l'espace lors de la rédaction de l'ouvrage. L'écriture, ample, donne aussi à croire que cette Bible était surtout utilisée comme livre liturgique ou pour la lecture au réfectoire pendant les repas. Au xve siècle, la liste des bienfaiteurs de Bury SaintEdmunds catalogue ce manuscrit sous le nom de « magna bibliotheca refectorü »65. Plus tard au cours du xue siècle, la Vie de saint Hugues parle d'une Bible réalisée par les moines de Saint-Swithun de Winchester, que le roi voulait offrir au saint, alors prieur de Witham. On y décrit cette Bible comme un ouvrage d'un travail exquis, « qui devait être utilisé pour la lecture pendant les repas »66. L'utilisation de ces Bibles monastiques du xue siècle comme livres de cérémonie et leur importance en tant que symboles de leur monastère sont attestées non seulement par leur grand format et par leur écriture, mais aussi par la grande quantité d'illustrations qu'elles comportent. Les Bibles du palais de Lambeth et de Bury contiennent des miniatures ainsi que de nombreuses initiales décoratives et historiées. La Bible de Bury est intéressante, parce qu'une inscription dans les Gesta Sacristarum monasterii s. Edmundi signale le nom de l'artiste, « maître Hugues ». Qu'on ait utilisé le titre de« maitre», le fait aussi que la Bible ait été payée, a conduit les historiens d'art à soutenir que Hugues n'était vraisemblablement pas un moine de Saint-Edmunds, mais plutôt un artiste laïque qui travaillait pour le monastère67 • La Bible du palais de Lambeth, qui a probablement été faite vers le milieu du siècle pour l'abbaye de Saint-Augustin de Canterbury, est parente par son style de celle de Bury, mais n'est pas du même artiste. L'artiste de la Bible de Lambeth a aussi travaillé sur le continent, et peut-être était-il lui aussi un artiste laïque itinérant;68. Ces Bibles sont encore, dans une certaine mesure, des produits traditionnels des scriptoria monastiques où elles ont été écrites et décorées; cependant, parce qu'elles sont l'œuvre d'artistes séculiers, elles anticipent les pratiques du xrue siècle et la production de livres hors des monastères. Les Bibles monastiques de la fin du xre siècle et du xue siècle ont été étudiées en tant que monuments de l'histoire de l'art. En revanche 65. C. M. KAUFMANN, «The Bury Bible», dans Journal of Jhe Warburg antl CourJauld InsJ., Jfl, 1966, pp. 61 et 6z-63; Regi.rJrum Coquinariae : Douai, BM 553, f. 48. 66. W. ÜAKESHOTr, The ArJi.rJs of Jhe Winche.rJer Bible, Londres, 1945, p. 2; The Life of Hugh of Lincoln, ed. D. L. Doum etH. FARMER, 1961, t. I, pp. 85-87. 67. KAuFMANN, op. ciJ., pp. 6o-81; Memorial.r of SJ. Edmund'.r Abb~, ed. T. ARNOLD (Rolls Series), 189o-1896, t. II, p. z9o. 68. C. R. DoDWELL, The GreaJ Lambeth Bible, Londres, 1959, pp. 8 et 16-18. Sur les Bibles de Bury et de Lambeth Pal., voir KAuFMANN, op. ciJ., n. 62, nos 56 et 70.
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leur texte n'a jamais été convenablement examiné. Il est pourtant nécessaire, pour corriger le tableau de cette époque, de se pencher réellement sur le texte, en utilisant des collations aussi complètes que possible. Les caractéristiques matérielles des manuscrits, l'agencement extérieur des livres bibliques et les éléments non bibliques s'y trouvant, ne peuvent suppléer à l'étude du texte lui-même, mais peuvent nous aider à comprendre ce texte. On l'a vu, l'écriture, le format et les illustrations sont des guides importants pour dater et localiser la production des manuscrits; ils peuvent également nous aider à ancrer solidement le tene dans le milieu historique où il a été produit. Par ces caractéristiques matérielles de la Bible, on peut donc espérer une compréhension plus satisfaisante des changements apportés au texte. Selon Glunz, le texte biblique postérieur au rxe siècle avait été volontairement modifié, afin de le rendre conforme à l'exégèse patristique. On lit en effet dans les sources écrites de la période qu'on s'est penché sur le texte de la Bible et qu'on a même tenté de l'améliorer. On n'a pu rattacher ces indications vagues à des manuscrits bien définis de la Bible; elles peuvent n'être, admettons-le, que des témoignages conventionnels de l'approbation et de l'admiration que porte un écrivain à un homme respecté. Au xe siècle, on nous dit que saint Dunstan, archevêque de Cantorbéry de 959 à 988, aurait assidûment corrigé des « livres fautifs» (mendosos libros) : ce qui pourrait signifier, par extrapolation, qu'il a corrigé des manuscrits de la Bible. Sigebert de Gembloux signale qu'Olpert, abbé de Gembloux (t 1048), a favorisé la copie minutieuse de la Bible, et notamment qu'il possédait une Bible complète en un seul volume : Tel un nouveau Philadelphe, il se prit de passion pour la fabrication d'une bible plénière, et transcrivit l'Ancien et le Nouveau Testament en un volume. En outre il accumula plus de cent volumes d'Ecriture sainte ...
Selon le même Sigebert, Francon, écolâtre de Liège, a étudié et copié la Bible. Et Pierre Damien (Ioo7-107Z) écrit de lui-même : J'ai pris soin de corriger pour vous la Bible, un volume contenant tout l'Ancien et le Nouveau Testament : rapidement toutefois, et donc sans rigueur.
Milon Crispin, dans sa vie de Lanfranc, archevêque de Canterbury de 1070 à 1089, expose que Lanfranc fit de même : Et parce que les Ecritures étaient corrompues à l'excès par la faute des scribes, il veilla à corriger selon la foi orthodoxe tous les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament ainsi que les œuvres des saints Pères89 • 69. Memorialsof SI. D1111.ttan, ed. W. STUBBS (Rolls Series), Londres, 1874, p. 49; SIGEBERT, Gesta abb. gemblac. (PL, 16o, 625); Liber de script. eccl. (PL, 16o, 585); Pierre DAMIEN, De ordine eremilarum ... Fontis hel/ani (PL, 145, 334); Milon CRISPIN, Vila beati Lanjran&i (PL, 150, 55).
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Lanfranc était un érudit biblique de taille. On l'admirait de son vivant pour son enseignement, et il a composé des commentaires sur les Psaumes et sur les Epîtres pauliniennes. Ses corrections des Pères de l'Eglise, dont parle Milon, nous sont parvenues sous forme de copies des manuscrits originaux. Mais il est plus difficile de trouver une preuve que Lanfranc a corrigé la Bible70• Selon Glunz, Lanfranc aurait introduit en Angleterre un texte de la Vulgate, caractérisé par des leçons choisies en concordance avec l'exégèse patristique, ce qui aurait été alors courant sur le continent. Or le texte qui, selon lui, aurait circulé en France avant d'être introduit en Angleterre par Lanfranc n'est jamais clairement identifié. A ce point précis de sa démonstration, Glunz se fonde sur une discussion des tendances de l'exégèse biblique, au lieu de rechercher des manuscrits de ce texte. Les deux manuscrits anglais que Glunz cite comme exemples du texte de Lanfranc sont peut-être apparentés aux commentaires de l'archevêque, mais on ne peut les utiliser comme preuves convaincantes d'une réelle révision de la Bible. Il faut insister sur cette faiblesse bien précise des théories de Glunz, car son examen du texte des grandes Bibles anglaises du xue siècle découle directement de sa discussion du texte de Lanfranc71• La révision de la Bible par Lanfranc n'a toujours pas été prouvée; ceci étant, un tel travail serait conforme à ses activités bien connues d'érudit biblique et à ses corrections sur les Pères de l'Eglise. Contrairement au flou de ces rumeurs de révisions faites sur la Bible, le manuscrit de la Bible corrigée par Etienne Harding, abbé de Cîteaux de 1109 à II33, est bien tangible et a survécu jusqu'à nous (Bibliothèque municipale de Dijon, mss 12-15). Cette Bible est un remarquable monument de calligraphie et d'enluminure. Bien que les quatre volumes varient légèrement en dimension (les deux premiers mesurent 474X 326 mm, le troisième 425 X 300 et le dernier 442 X 325), et que le style artistique et graphique des deux derniers volumes soit incontestablement différent de celui des deux premiers, il n'y a aucune raison de douter que ces quatre manuscrits constituent la Bible originale d'Etienne72 • On lit en fin du deuxième volume une explication remarquablement
70. M. GmsoN, Lanfrafl& of Beç, Oxford, 1978, pp. 39·41 et so-61; ID., « Lanfranc's Commentary on the Pauline Epistles », dans JThS, New Series 22, 1971, pp. 86-ra; ID.,« Lanfranc's Notes on patristic texts », dans ]ThS, New Series 22, 1971, pp. 435-450; GLUNZ [38], pp. XVII-XVIII et rsB-196, prétend que Lanfranc a bien corrigé la Bible; GmsoN, LanjraM, p. 241, semble le nier, mais voir ses remarques sur le sujet pp. 39-40. 71. GLUNZ [38], pp. Ij8-196. Glunz cite en exemple les manuscrits Oxford, Wadbam College A. 10.22 et Londres, BL Royal r.B.XI. 72. Voir J.-P.-P. MARTIN [4o]; P. T. HüMPFNER, «Die Bibel des hl. Stephan Harding», dans Cisterfienser-Chronile, 29, 1917, pp. 73 et s.; K. LANG, Die Bibe/ Stephan Harding.r: ein Beitrag zur Textge.rçhiçhte der neuetestammt/khe Vu/gala, Bonn, 1939; Ch. ÛURSEL, La miniature du XIIe .tiède à l'abbaye de Citeaux d'aprè.r le.r manu.rml.t de la Bibliothèque de Dijon, Dijon, 1926; ID., Miniature.r fi.tlerçûnne.r (II09·IIJ4}, Mâcon, 196o.
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instructive sur la façon dont Etienne a établi son texte73• Lorsqu'il recherchait parmi les manuscrits de la Bible le plus « véridique » (veraciorem) qui lui servirait de modèle, il a découvert, dit-il, que tous les manuscrits ne contenaient pas le même texte, et qu'en particulier l'un d'eux était plus complet que les autres, pleniorem caeterus. Ce fut ce texte qu'il copia. Il n'était pourtant pas satisfait des incohérences qu'il avait découvertes, et puisqu'il ne lisait pas l'hébreu, il a demandé à quelques juifs leur avis. Ils ont comparé son texte avec l'hébreu original, et Etienne a supprimé de sa Bible tous les passages qu'ils ne trouvaient pas dans leurs manuscrits. On voit encore aujourd'hui les passages raturés dans les manuscrits de Dijon; ils sont particulièrement nombreux dans le Livre des Rois, qu'Etienne tient pour le plus interpolé. Les corrections apportées par Etienne à la Bible n'ont pas« amélioré>> son texte dans le sens moderne du terme, étant donné qu'il ne cherchait pas à rétablir le texte de saint Jérôme. Néanmoins son désir de retourner à l'hébreu original est tout à fait dans la ligne du retour à la pureté de la Règle de saint Benoît, dont les premiers cisterciens se voulaient les promoteurs. Le texte qu'Etienne Harding a corrigé était très étroitement parent de celui d'Alcuin, légèrement influencé par la Bible de Théodulf, et comportait quelques leçons isolées portant la marque de manuscrits italiens, anglo-saxons et irlandais 74• La législation cistercienne stipule que les usages liturgiques et les livres de toutes les maisons de l'Ordre doivent se conformer à ceux de Oteaux. On dit souvent que la Bible d'Etienne Harding a été le manuscrit de base ( exemplar) de toutes les Bibles cisterciennes, et peut-être Etienne avait-il ce dessein. Mais personne n'a encore pu établir que tel fut le cas. Karl Lang a étudié des Bibles cisterciennes du xme siècle et a constaté que leur texte n'était pas apparenté à celui d'Etienne Harding75• Au milieu du xne siècle, un autre cistercien, Nicolas de Manjacoria, cherchait aussi à corriger le texte de la Bible. Sa Bible ne nous est pas parvenue, mais son travail sur le Psautier, le Libellus de corruptione et co"eptione Psalmorum, dénote un sens critique plus développé. Comme Etienne, il s'en prend à l'idée que le texte le plus complet serait nécessairement le meilleur; mais il rejette le texte hébreu comme témoin utile pour la Vulgate de saint Jérôme, ne le retenant que là où tous ses manuscrits latins montrent des variantes. Le prologue à sa Bible corrigée subsiste
73· Dijon, BM 13, f. 150 v 0 : PL, r66, 1373-1376 et DENIPLE (31], pp. 2.67-2.68. 74· LANG, op. fit., pp. 33 et 53-54; LoEWE, dans [5], p. 144; DENIFLE [3 1], pp. 2.69, 475; OuasEL, La minialur8••• , p. 2.2.. 75· OuasEL, La miniature, p. 15; LoBWll, /. ç.; MARTIN [40], pp. n:~.-533; LANG, op. fit., pp. 34-35 et 39-43·
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encore, et manifeste l'intérêt qu'il portait à la suppression des ajouts et des interprétations erronées du texte76 • Un bilan de l'histoire de la Vulgate du xe au xne siècle n'est pas encore possible. Certaines familles de textes ont été identifiées. Les groupes d'Espagne et d'Italie nous donnent l'exemple de la diffusion de textes très conservateurs. Les influences des textes carolingiens et de la Bible d'Alcuin en particulier sont indéniables, on les saisit à l'évidence dans le texte des Bibles géantes italiennes. Cette période a également été marquée par des innovations. La Bible monastique de la fin du xie et du xne siècle ne se caractérise pas seulement par une persistance du grand format des« pandectes» turoniens. Matériellement, elle représente l'adaptation de la Bible à de nouveaux besoins, et il reste beaucoup à faire pour mettre au clair l'usage de ces Bibles. D'un point de vue textuel aussi, des indices laissent percevoir le dynamisme de cette période. Quels étaient les types de texte en circulation ? A quel point la Bible fut-elle amendée par le mélange de textes plus anciens, dans quelle mesure de nouvelles leçons ont-elles été introduites? Cela, seule une étude approfondie sur le texte du plus grand nombre possible de ces Bibles pourra le déterminer. Les xe-xne siècles ayant été une période de décentralisation intellectuelle, dépourvue des pôles constitués par la cour impériale au xxe siècle, ou les grands centres urbains et les universités au XIIIe siècle, l'entreprise ne peut être qu'énorme. Peut-être ne pourra-t-on jamais résumer le désordre et l'infinie variété des textes à cette époque (S. Berger) en un arbre généalogique simple et clair. Mais une collation attentive des manuscrits, et l'examen de leurs liens sur le plan matériel, permettraient de comprendre plus précisément quels types de textes circulaient alors, et quels étaient les grands centres de diffusion de ces textes.
rn La Bible du XIIIe siècle a survécu dans un nombre impressionnant de manuscrits la contenant au complet, en un seul volume, souvent de petite taille. Or, contrairement à l'hétérogénéité des manuscrits bibliques du xe au xue siècle, elle apparaît de prime abord de façon ordonnée et uniforme. Car ce sont l'ordre et l'uniformité qu'on a considérés depuis Berger comme la réalisation principale et le trait novateur du XIIIe siècle pour l'histoire de la Vulgate. Berger pensait que la fameuse plainte émise par saint Jérôme devant la multitude des traductions latines au 76. A. WILMART, «Nicolas Manjacoria, cistercien à Trois-Fontaines», dans RB, JJ, 1921, pp. 136-143; LoEWE, dans [s], p. 144; DEN1FLE [31], pp. 27o-276 et 475-476; ]. VAN DEN GHEYN, «Nicolas Maniacoria, correcteur de la Bible», dans RBi, 8, 1889, pp. 289-295.
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:rve siècle peut bien qualifier toute l'histoire médiévale de la Vulgate avant le XIIIe siècle, et plus particulièrement encore les xe-xne siècles : « Autant de manuscrits, autant de Bibles. » En revanche, son histoire de la Bible du XIIIe siècle devient celle de la création à Paris d'une Bible, dans le premier quart du siècle : et celle-ci petit à petit serait devenue la seule Bible en usage en Europe77• Comme pour l'étude de la Bible carolingienne, l'interprétation habituelle de la Vulgate au xme siècle puise surtout à des documents à première vue satisfaisants. En l'occurrence, les seules sources à retenir sont les trois principaux ouvrages de Roger Bacon, l'Opus Maius, l'Opus Mintt.r, et l'Opus Tertium. Les éléments fournis par les manuscrits bibliques, quand on a pris la peine de les examiner, ont été interprétés à la lumière de présupposés fondés sur ces sources. Et si l'histoire de la Vulgate au xnre siècle a toujours été écrite à la manière d'une histoire de la Vulgate en France, et en particulier à Paris, la cause directe en est le crédit accordé aux écrits de Bacon. Le présent examen procédera à quelques comparaisons avec des Bibles du xme siècle produites en Angleterre et en Espagne. Toutefois, l'histoire de la Vulgate du xiiie siècle dans ces pays et ailleurs en Europe reste un sujet pratiquement vierge et potentiellement fructueux78 • Voici le passage de l'Opus Minus qui constitue le point de départ de presque toutes les discussions contemporaines sur la Bible au xme siècle : TI y a en effet une quarantaine d'années, à Paris, de nombreux théologiens et plus encore de« libraires» (stationarii) à la vue courte mirent en avant ce manuscrit de base (exemplar). Mais c'était des illettrés et des gens mariés, peu soucieux et incapables de penser sur l'authenticité du Texte sacré. Aussi ont-ils publié des manuscrits profondément fautifs; et là-dessus, une foule de scribes ont introduit de multiples variantes, ajoutant à la corruption du texte. D'où les théologiens de notre temps n'ont pu avoir accès aux originaux, et ont fait a priori confiance aux « libraires »18 •
C'est là apparemment un récit agréablement simple. Bacon écrit en 1267 : environ quarante ans auparavant, donc vers 1226-1227, un groupe de théologiens et de libraires80 parisiens « publiait » un exemplar de la Bible. Bien que chargé d'erreurs de copie et de corruptions textuelles, il fut reconnu comme texte officiel des théologiens parisiens. Dans l'Opus Maius, Bacon oppose cette Bible, qu'il appelle l'exemplar 77· S. BERGBR, Les Préfaçes jointes aux li~~r~s de la Bible dans les manu.rçrits de la Vulgate Paris, 19oz, p. 17. Voir aussi m. [19], pp. ~29-330, et La Bib/1 française au Moyen Age, Paris, 1884, pp. ISI-IS2• 78. a. A. L. BENNETr, The Plate of Garrell 28 in Tbirleenth Century Bnglisb Illumination (PhD inédit, Columbia University, 197~); et voir infra, p. 9:z. 19· Fr. Rogeri Baçon Opera fJ1104dam batlenus inedita. 1, Opus Minu.r et Opus Terlium, ed. ]. S. BREWER (Rolls Series), Londres, 189s, p. 333· 8o. «Libraire», ici et par la suite, s'entend du slalionarius, Libraire patenté par l'Université (à la différence du Libraire commercial, Librarius).
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parisiense, à la traduction authentique, qu'on pouvait encore voir dans les manuscrits « qui se trouvaient dans les monastères et qui n'avaient jamais été glosés ni altérés »s1. J.-P.-P. Martin, à la fin du xiXe siècle, accepte sans réserve les déclarations de Bacon. Il décide que l'ensemble des écrits de Bacon n'est pas seulement une source indispensable, mais que seul Bacon permet à l'historien de parler avec quelque détail de la Bible parisienne. Bien que Martin ait examiné les manuscrits bibliques datant du xme siècle conservés à Paris, il tire cependant toutes ses conclusions de Bacon, y ajoutant quelques détails de son cru. Entre 1210 et 1220, un comité de copistes, de « libraires >> et de maîtres parisiens aurait été nommé aux fins d'établir un texte de la Bible qui servirait d'édition standard pour l'Université, et que publieraient les libraires de l'Université. Pressés par le besoin urgent d'un texte standard pour les écoles de Paris qui connaissaient une croissance rapide, ils adoptèrent la méthode la plus facile et la plus rapide pour établir leur texte, en y introduisant tout simplement toutes les différentes leçons et interpolations qu'ils pouvaient trouver, pour arriver à ce que Martin, faisant écho à Etienne Harding, appelle un « texte complet ». Martin croyait que cette Bible était peu connue en dehors de Paris à l'époque où écrivait Bacon82 • On croit encore couramment à ce comité des maitres et libraires, et à la création d'une seule Bible pour répondre aux besoins de l'Université83. Henri Denifle, un érudit plus critique que Martin, n'est pas d'accord avec celui-ci sur la nature de ce texte; il s'en remet cependant à Bacon pour en expliquer l'origine. La contribution la plus importante de Denifle a été de rectifier l'idée que la « Bible de Paris » aurait été le résultat d'une « correction » du texte, et la création d'une recension entièrement nouvelle de la Bible. Au contraire, Denifle a remarqué que plusieurs des leçons particulièrement « médiocres » qu'on trouve dans les manuscrits du xme siècle apparaissent déjà dans la Bible d'Etienne Harding, aux premières années du xne siècle. Il a donc émis l'hypothèse qu'un comité des maitres parisiens avait choisi un seul manuscrit, qui est devenu le « modèle parisien ». On ne sait pas, dit Denifle, quel fut l'accueil réservé à ce manuscrit par l'Université. Il y aurait eu néanmoins un lien important entre l'Université et un manuscrit exemplar. Or, Denifle n'a pu trouver la moindre trace dans les documents de l'Université d'une telle révision de la Bible, pas davantage que d'un manuscrit qu'on puisse rapprocher de l'exemplar en question84• Berger consent à cette fabrication d'une Bible à Paris dans les premières décennies du XIIIe siècle. Il s'inspire lui aussi beaucoup de Bacon, mais écarte 81. Opus Maitu, cd. S. }EBB, Londres, 1733, p. 49· S:z. MARTIN [41] et [42]. 83. KENYoN (op. cil., n. 5 I), p. 190. 84. DENIFLB [p], pp. 271 et 277-292•
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l'expression « Bible de l'Université », parce qu'elle suggère l'existence d'un texte biblique officiel pour l'Université85• Martin, Denifle et Berger n'étaient donc pas entièrement d'accord. Néanmoins, ces trois savants ont admis la validité du témoignage de Bacon : au début du xrue siècle, il y aurait eu une tentative, émanant du milieu universitaire, qui aurait visé à produire un texte biblique; ce texte devait être« publié» par les libraires de l'Université, assurant ainsi une relative uniformité parmi les Bibles utilisées à Paris. C'est admettre que ces efforts ont eu pour effet de créer la première Bible uniforme, diffusée en un très grand nombre de manuscrits. Bacon est un personnage fascinant, et ses écrits sur la Bible démontrent qu'il possédait un sens critique très moderne, surprenant pour son époque. Fait intéressant, il répète inlassablement que la restauration d'une bonne Vulgate doit reposer sur le témoignage des meilleurs manuscrits latins. Donc il incite les érudits à chercher de vieux manuscrits, à les comparer, et à ne recourir qu'en dernier ressort, au grec et à l'hébreu d'origine pour l'établissement des leçonsB6 • Cependant, l'esprit intuitif dont fait preuve Bacon dans certaines de ses remarques ne doit pas nous faire oublier qu'il n'écrit pas en témoin oculaire de la« création» de la Bible parisienne. Tout au plus rapporte-t-il une tradition transmise dans les écoles. Ses réflexions sur l'origine de cette Bible ont été fortement influencées par les conditions qui prévalaient au moment où il écrivait. Elles interviennent dans des ouvrages de polémique, précisément contre les méthodes de correction de la Bible en usage dans la seconde moitié du siècle. Les origines de la Bible parisienne n'étaient pas la préoccupation principale de Bacon87• Il ne nous donne en fait aucune preuve sérieuse de la fabrication d'une Bible destinée à l'enseignement universitaire, ni de sa publication par les libraires. Tout au plus ses écrits attestent-ils que vers les années 1270, l'expression exemplar parisiensis avait un sens que comprenaient généralement ses contemporains. Il y a donc tout lieu de douter du récit de Bacon. En vérité, ce n'est qu'à partir des manuscrits aujourd'hui conservés qu'on peut écrire l'histoire de la Bible du xme siècle à Paris. A la lumière de ces témoignages, on peut ouvrir le chantier, explorer les changements intervenus dans la présentation matérielle, si évidents au xuie siècle, la nature du texte circulant à Paris, et le degré d'uniformité que présentent réellement les manuscrits de la Vulgate à cette époque. Le spécialiste qui étudie la Bible carolingienne peut se familiariser avec chacun des manuscrits encore existants. Mais ce qui caractérise 85. BERGER (op. cil., n. 77), pp. 27-30; ID., La Bible française (supra, n. 77), pp. 151-152; ID.,« Des Essais qui ont été faits à Paris au xm• siècle pour corriger le texte de la Vulgate», dans Rev. de Théo/. et de Philos., 16, 1883, pp. 52-55. 86. B. SMALLBY [15]. p. 331-332· 87. Cf. Gumz [38], p. 282.
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d'abord et avant tout la Vulgate au xrne siècle, c'est le grand nombre de manuscrits qui en subsistent et qui viennent de toutes les régions d'Europe88• L'énorme augmentation du nombre de Bibles produites au cours de ce siècle est un symptôme de changements importants, dans les méthodes de production et de diffusion des manuscrits, ainsi que dans l'origine des possesseurs et la manière d'utiliser les Ecritures. Mais ici l'historien se heurte presque à un excès de données potentielles. L'examen de chaque manuscrit important est fastidieux, possible dans une étude de la Bible au rxe siècle, il ne l'est plus pour le xme. Il faut plutôt fonder ses conclusions sur un échantillon des manuscrits survivants. Un travail portant sur un très grand nombre de manuscrits rencontre des difficultés spécifiques : on ne connaît ni la date ni la provenance de la grande majorité des Bibles du xme siècle, il faut donc en premier lieu les analyser en fonction de leurs écritures et de leur décoration. Depuis Martin, Denifle et Berger, on s'est donc penché avant tout sur les caractéristiques extérieures de ces Bibles. Certaines de ces caractéristiques sont communes à tous les manuscrits de la Vulgate du xrne siècle, d'un bout à l'autre de l'Europe. Contrairement aux périodes précédentes de l'histoire de la Vulgate, les Bibles du xme siècle sont dans leur grande majorité complètes en un volume unique. Des« pandectes» ont été produits dès les origines de la Vulgate, mais c'est au xme siècle que cette formule a fait l'objet d'un choix presque systématique pour les Bibles. L'apparition d'une Bible de petit format est aussi une innovation importante de ce siècle. De grandes Bibles, impressionnantes, en un ou plusieurs volumes, sont encore produites alors, mais la tendance générale est à la réduction du format; cette tendance connaît son apogée avec les toutes petites « Bibles de poche », écrites sur un parchemin très fin en caractères minuscules, et dont il nous reste un grand nombre d'exemplaires. Avec de tels progrès, le xme siècle se détache nettement comme une nouvelle ère. On remarque aussi une tendance à rationaliser la Bible : bon nombre de documents annexes qui circulaient avec le texte biblique tout au long du Moyen Age furent supprimés, généralement dans les années 1230: ainsi les listes de chapitres, ou les résumés habituellement disposés en tête de chaque livre de la Bible, les indications stichométriques (il s'agit du nombre de vers, porté en fin de chaque livre; à l'origine, ces indications servaient à déterminer le salaire du copiste) et les tables de canons d'Eusèbe89. D'autres caractères ont été identifiés comme des particularités de la Bible de Paris ou « de l'Université ». Martin était convaincu qu'on pouvait reconnaître un manuscrit de la Bible de Paris d'après ses carac-
88. Ph. LAUER, Bibliothèque Mlionale. Catalogue général des Manuscrits latins, 1, Paris, 1939. 89. BERGER, Préf(JÇe.r (cité n. 77), p. :l8.
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téristiques extérieures, sans recourir à l'analyse de son texte. Tels sont en bref : l'utilisation d'un nouveau système de chapitres, que j'appelle ici « système de chapitres moderne » puisqu'il est presque équivalent à celui en usage de nos jours; la présence d'un glossaire de noms hébreux commençant par Aaz apprebendens, un ordre fixe des livres bibliques, et enfin une série de prologues bien déterminée90 • Berger fit ressortir en particulier cette caractéristique nouvelle et propre aux Bibles de Paris à ses yeux : les deux prologues des Maccabées attribués à Raban Maur, et un prologue de l'Apocalypse, peut-être de Gilbert de La Porrée91• Chapitres modernes, ordre fixe des livres bibliques et série uniforme des prologues, ces caractéristiques sont très fréquentes dans les Bibles du xrrre siècle provenant de France du Nord. Sur la foi de ces éléments plus que tout autre, et au vu des manuscrits, les spécialistes depuis Berger ont souligné l'uniformité et la standardisation de la Bible au xrne siècle. Berger, Martin, et plus récemment Robert Branner, ont postulé que ces traits étaient propres à la Bible de Paris92• Comment prouver cela, c'est une question qu'ils n'ont pas sérieusement affrontée, et ils ne se sont pas davantage demandé si ces caractéristiques sont vraiment solidaires d'un type précis de texte. L'histoire du texte de la Bible au xrne siècle est donc essentielle. Malheureusement, cet aspect soulève encore bon nombre d'interrogations sans réponses. L'esquisse tracée par Quentin de la famille de manuscrits qu'il appelle le « groupe de l'Université de Paris » n'est fondée que sur une collation de quatre Bibles du xme siècle, choisies au hasard. La collation de quatre manuscrits ne saurait avoir valeur d'examen approfondi du texte en vigueur à Paris ou dans le nord de la France au xrue siècle; elle laisse en suspens la question des textes qui circulaient ailleurs. Cependant les conclusions de Quentin et les leçons citées en apparat critique fournissent aux spécialistes une base préliminaire pour une comparaison et une classification d'autres Bibles du xrne siècle. Quentin adhère sans s'en expliquer aux conclusions de Berger et de Martin sur les débuts parisiens. Mais en comparant ses manuscrits avec des types de texte plus anciens, il conclut que la Bible de l'Université dérive en gros de la Bible d'Alcuin, et qu'elle porte la marque d'une certaine parenté avec les Bibles atlantiques italiennes ainsi qu'avec le texte de Théodulf93.
90. MARTIN [4z.], pp. 446-447 et 456; BERGER, ibid. Les Prologues sont énumérés dans N. R. KER, Medieval MaiiN.fcripts in British Librariu, 1, Londres, 1969, pp. 96-98 et dans R. BRANNER (177], pp. 154-155. 91. BERGER, ibid.; STEGMÜLLER [17], no• H7, 553, et 839. 9-'~· Selon Ker, toutefois, cette série de prologues est commune à un grand nombre de Bibles du xm• siècle en France du Nord. 93· QUENTIN [43], pp. 385-388. Le ms. 5 de la Bibl. Mazarine, que Quentin date du xxve siècle, est en fait antérieur à 1231, comme le reconnaissent les volumes de l'édition
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Selon Glunz, les résultats de Quentin prêtent à confusion et sont insuffisants ; et cela parce que dans sa propre vision, le texte parisien du xrx:re siècle ou, selon ses propres termes, le texte « scolastique », ne doit pas seulement être caractérisé comme une version très corrompue du texte d'Alcuin, mais surtout par de nouvelles leçons9'. Le portrait qu'il dresse de la genèse de ce nouveau texte, notablement différent des théories de Berger, Denifl.e et Martin, découle avec logique de sa vision d'un texte de plus en plus influencé depuis les xxe-xe siècles par l'exégèse patristique. Il reconnaît que la création au xne siècle de la Glossa Ordinaria est un aspect de l'histoire de la Bible qu'on ne peut ignorer; et c'est là l'argument majeur de sa démonstration. Pour les gens des écoles au xne et au début du xme siècle, la« Bible» n'était autre que la Bible accompagnée de sa glose95• Selon Glunz, Pierre Lombard (vers IIoo-116o) est la figure clé de l'histoire de la compilation et de la standardisation de la Glose. Et à l'en croire, une part essentielle de la compilation de la Glose par le Lombard aurait été une révision du texte biblique lui-même. Ce texte, accompagné de sa glose, aurait été adopté par les écoles de Paris comme « manuel standard », de la même façon que le furent les « Sentences » du même Lombard. Le texte de la Bible que les libraires ont choisi au début du xme siècle pour le mettre en circulation sous la forme de Bibles dépourvues de glose était tout naturellement ce texte en vigueur dans les écoles dès le milieu du xne siècle. Toujours selon Glunz, ce texte aurait connu un succès presque immédiat, et on peut en remarquer l'influence dans pratiquement toutes les Bibles copiées après 1200 environs&. Glunz rend donc l'écho de Bacon. Cependant, il propose une théorie entièrement nouvelle sur les origines du texte de Paris. Comme Denifl.e, il reconnaît que ce texte circulait avant le xme siècle. Mais là où Denifl.e prétend que de nouvelles leçons auraient été introduites par les erreurs des copistes et par l'influence de la Vetm Latina, Glunz fait remonter le texte parisien à un travail de révision sciemment effectué au xue siècle : c'est alors qu'on aurait adapté le texte biblique à la Glossa Ordinaria. Tout ceci pourtant ne va pas sans problèmes. Beryl Smalley l'a montré, Glunz fait une fausse analyse de l'histoire de la compilation de la Glose. Pierre Lombard a bien préparé une version amplifiée de la glose sur le Psautier et les Epitres de saint Paul, mais on ne peut lui attribuer la paternité de l'ensemble de la Glose97. En outre, si les collations de Glunz démontrent que certains passages du texte de bon nombre d'évangiles glosés, à la critique romaine après la parution du livre de Quentin. Vatican, lat. 7664 n'a pas place dans l'apparat critique de la Biblia Satra (op. til., n. 4). 94- GLUNZ [38], pp. 2'9-2.84. en particulier 261. 9,. SMALLEY [1s], p. 334· 96. GLUNZ [38], pp. 262-263, 267 et 277. 97· SMALLEY, « Gilbertus Universalis. Bishop of London and the Problem of the G/o.r.ra Orrlinaria »,dans RTAM, 8, 1936, pp. 24-26; ID. [15], pp. 6o-6,.
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fin du xne et au début du xme siècle, ont peut-être été intluencés par la Glose, son examen de l'immixtion de ce type de texte dans des manuscrits non glosés se limite à une poignée de Bibles du xme siècle provenant d'Angleterre. Il n'établit pas de lien satisfaisant entre le texte de ces livres et le texte qui circulait à Paris. On ne peut donc accepter les idées de Glunz sans plus ample informé. Il est dommage que ses travaux aient été limités au texte des Evangiles, car on évalue mal le rapport entre les leçons qu'il cite et celles qu'a choisies Quentin comme caractérisant le « groupe de l'Université >i dans l'Octateuque. Cependant, récemment, N. Haastrup a trouvé de tels liens, entre les leçons caractéristiques énumérées par Quentin pour la Genèse et quelques manuscrits de la Genèse avec glose datant du xne siècle98 • Bien que préliminaires, les travaux publiés d'Haastrup laissent néanmoins entendre que le lien postulé par Glunz entre le texte glosé et celui qu'on trouve dans les Bibles du xme siècle est important. D'autres recherches sont nécessaires, et surtout des collations plus complètes de manuscrits glosés du xne siècle avec des Bibles sans glose du XIIIe. Nous devons savoir dans quelle mesure le texte de la Glose et celui de la Bible étaient normalisés, afin de pouvoir réévaluer l'importance des collations que Glunz a faites pour les Evangiles. Cependant, Glunz, Quentin et l'apparat critique de la Vulgate romaine nous fournissent un outillage provisoire : ceci permet d'identifier quelques leçons qui pourraient bien caractériser un texte spécifique en circulation dans certaines Bibles du XIIIe siècle. On peut survoler un large échantillon de Bibles du XIIIe siècle, examiner leurs caractéristiques matérielles, les traits extérieurs de leur texte - et en particulier ceux qu'on cite couramment pour spécifiques de la Bible« de Paris » - , et les leçons identifiées par Quentin et Glunz : alors se dessinera une ébauche de l'histoire de la Vulgate parisienne au XIIIe siècle, au moins de façon préliminaire. Partant de là, il est clair que cette histoire se divise en deux phases distinctes. Les vingt-cinq ou trente premières années du xme siècle font transition. Les Bibles de ces années-là présentent une variété considérable de types; mais à l'intérieur même de cette variété, on peut distinguer le développement de nouveaux traits. Les années IZ30 voient l'apparition de la Vulgate du xme siècle dans sa maturité pleine. Dans un premier temps, nous examinerons le degré d'uniformité des Bibles produites à Paris; nous évaluerons ensuite l'intluence de celles-ci sur les Bibles produites ailleurs. La transformation de la vieille Bible monastique du xne siècle en la nouvelle Bible du xme est tout particulièrement notable dans un 98. N. liAASTRUP, « Zur frühen Pariser Bibel. Auf Grund skandinavischer Handschriften »,dans Clas.sica et Mediaevalia, 24, 1963, pp. 242 et s. et 26, 1965. pp. 394 et s.
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certain nombre de Bibles complètes, en un seul volume, provenant du nord de la France et probablement de Paris, et qu'on date d'environ 12001230. La majorité de ces Bibles sont des manuscrits soigneusement écrits, magnifiquement illustrés. De récents travaux, notamment de François Avril et de Robert Branner- de celui-ci, le Manuscript Painting in Paris during the Reign of saint Louis est un guide précieux à de nombreux manuscrits jusque-là non répertoriés dans leur détail -, montrent que très probablement ces Bibles ont été peintes à Paris : grâce essentiellement à une comparaison stylistique avec des ouvrages dont la provenance peut être déterminée par des colophons (le colophon est un vers, un proverbe, ou une marque d'authenticité qu'un scribe apposait au terme de son travail), des marques de propriété, ou des caractères liturgiques. Ces Bibles ne forment pas une famille cohérente de manuscrits, au même titre que par exemple les pandectes turoniens de la Bible d'Alcuin au xxe siècle. Elles ont été produites dans une même région géographique, en l'occurrence Paris, mais n'émanent pas d'un même scriptorium. En termes de dimension, de format, d'agencement extérieur du texte, de choix des documents non bibliques insérés là, et de texte lui-même, elles ne sont pas uniformes. Il reste donc beaucoup à faire. Dans l'attente d'un examen complet des Bibles produites alors en Europe, un examen même préliminaire de quelques-unes des Bibles produites à Paris au début du xme siècle révèle très clairement ce fait significatif : il y a mise en place d'une nouvelle Bible99• La majorité de ces Bibles sont de grands ouvrages, dont la taille varie entre 48 cm par 32 et 27 cm par 18. On n'y trouve pas véritablement la Bible de poche des décennies ultérieures. Néanmoins, déjà se manifestent quelques tentatives pour réduire la taille de la Bible. La Bible de la British Library, Additional 15452, date du tout début du xme siècle : elle mesure 21 x 14 cm. Celle de Paris, BN lat. 16267, qui date sans doute du premier quart du siècle, ne mesure que 16x 11 cm; elle parvient à économiser l'espace en abrégeant le texte, au point d'y laisser incomplètes des phrases entières. Malgré la grande taille de bon nombre de ces Bibles, on peut observer un nouveau progrès dans la mise en pages. La Bible monastique du xue siècle, habituellement écrite en lettres amples, bien espacées, était 99· La discussion qui suit présente des conclusions provisoires fondées sur un examen de la majorité des Bibles manuscrites du XIII• siècle actuellement conservées dans les collections parisiennes, ainsi que sur une sélection de manuscrits aujourd'hui en Angleterre et aux Etats-Unis. Je tiens à remercier les conservateurs de la Bibliothèque Nationale de Paris, et particulièrement M. François Avril, pour leur aide et leurs conseils. Ma gratitude va à Mme Patricia Stirnemann, qui attira mon attention sur ces manuscrits, et dont les conseils etle soutien m'ont été d'une aide incalculable pour ma recherche. BRANNER [177 ], pp. 22-31; F. AVRIL, « A quand remontent les preiniers ateliers d'enlumineurs laies à Paris?>>, dans Do.rsilrs tk l'Archéologie, r6, 1975, pp. 36-44; In.,« Un Manuscrit d'auteurs classiques et ses illustrations>>, dans The Year r2oo. A Symposium, New York, 1975, pp. 267-268, n. 3·
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particulièrement adaptée à la lecture publique. Dans un certain nombre des Bibles en un seul volume produites à Paris dans les premières décennies du xme siècle, on constate deux nouveautés : une réduction de la taille des lettres, une tendance à diminuer l'espace entre les lignes. Une comparaison des dimensions de deux Bibles, écrites à Paris dans ces années, démontre cette évolution. Le manuscrit BN lat. 1 1 549, un grand volume mesurant 46ox 325 mm, contient une partie de l'Ancien Testament sur 192 feuillets; elle est écrite en deux colonnes de 50 lignes, et l'espace écrit couvre 335/7X 204/6 mm; les lignes réglées sont distantes d'environ 7 mm. En revanche le BN lat. 14232 est une Bible complète, mesurant 427X 304 mm, de 336 feuillets. L'espace écrit couvre 24 5/1 x 1 55/8 mm, soit sensiblement moins que dans le lat. 11 549; pourtant le texte y est disposé sur deux colonnes de 6o lignes, les lignes réglées sont espacées d'à peu près 4 mm. On remarque tout de suite une réduction de la surface écrite, et des marges très amples. Le BN lat. 14232 ne comporte pratiquement aucune note marginale d'aucune sorte. Pourtant bon nombre de Bibles de format semblable présentent dans leurs marges des gloses abondantes, en tout petits caractères, bien tracés. Certaines de ces Bibles de grand format en un seul volume ont été conçues manifestement pour être copiées et lues avec un commentaire adjoint. On les a peut-être même conçues comme des suppléants pour des Bibles copiées avec la « Glose ordinaire >> au complet. Une Bible entière de ce type pourrait comprendre jusqu'à quatorze volumes 100• Si bon nombre des Bibles en un volume ne présentent qu'une glose partielle ou pas du tout, ceci peut-être révèle simplement l'ampleur du temps et de la main-d'œuvre nécessaires à la confection d'un tel volume entièrement glosé. On ne copia guère ce type de Bibles que pendant le premier tiers du xme siècle; il faut donc y voir une expérience de courte durée. Mais on doit cependant étudier cette expérience à fond, en raison tout particulièrement du lien possible entre le texte de la Bible du xme siècle et celui des Bibles copiées avec la Glose ordinaire. A considérer leur texte, l'ordre des livres bibliques et le choix des prologues, les Bibles produites à Paris dans les trois premières décennies du xure siècle varient beaucoup. Cependant on y observe un fait du plus haut intérêt : parmi les Bibles dont le texte présente les leçons caractéristiques, au dire de Quentin et Glunz, de la« Bible de l'Université», il en est un bon nombre, où l'ordre des livres suit celui qu'on tient depuis Berger et Martin pour un trait distinctif de la Bible de Paris. En outre, le choix des prologues dans ces Bibles peut ne pas correspondre exactement à la série caractérisant la Bible de Paris; mais il en est très Ioo. Voir par exemple Paris, BN lat. 14Z33, lat. IIH7. et Paris, Arsenal 589. Paris, Mazarine 131-144, Bible glosée complète du début xm• siècle; BRANNER [177], pp. 202, zo6.
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proche, et comprend les prologues des Maccabées attribués à Raban Maur, ainsi que le prologue de l'Apocalypse, peut-être de Gilbert de La Porrée. Voilà donc au moins un début de preuve, que le type de Bible identifié communément sous le nom de Bible de Paris existait dans un état primitif à Paris dans les trente premières années du xnre siècle. Quant aux deux autres caractéristiques de la Bible de Paris à son âge adulte, le nouveau système de chapitres (et la disparition concomitante des vieilles listes de chapitres) ainsi que le glossaire des noms hébreux Aaz apprehendens, on peut aussi en rapporter l'origine au Paris de cette époque; cependant ni l'une ni l'autre n'apparaît sous sa forme adulte dans les manuscrits de la Bible avant les années 1230. La mise au point d'un système uniforme de chapitres fut une innovation, d'une évidente utilité, pour ceux qui utilisaient la Bible comme manuel de base dans les salles de classe. La division de la Bible en chapitres n'était pourtant pas une invention de la fin du xne ou du début du xme siècle; en effet, dès l'époque des Pères de l'Eglise, on avait divisé les livres bibliques en sections, et une liste de ces divisions, connues sous les noms de tituli, capitula, capitulatio, ou brevis par les auteurs du Moyen Age, était habituellement placée au début de chaque livre de la Bible. A tel point que vers le milieu du xne siècle, on utilisait un nombre incroyable de systèmes différents de division101• A partir de cette époque, la pratique consistant à citer des passages de la Bible en indiquant livre et chapitre se fit de plus en plus courante dans les écrits scolaires. Pierre le Chantre (t 1197), par exemple, utilise dans ses écrits plusieurs systèmes différents, mais jamais les « chapitres modernes ». Etienne Langton, qui enseigne à Paris jusqu'en 1206, semble avoir été le créateur du nouveau système, à la base de celui de nos jours. Mais jusque vers 1203, il utilise un ancien système. Vers 1zz5 environ, à l'époque où écrit Philippe le Chancelier, les références aux chapitres de Langton semblent ne pas être rares 102• Les Bibles en un seul volume produites à Paris entre rzoo et 1z3o montrent qu'on s'intéressait au problème des divisions du texte. La plupart de ces manuscrits sont divisés en chapitres selon des systèmes anciens, souvent notés par de petites initiales, et conservent des listes de capitula au début de chaque livre biblique. Néanmoins les chapitres modernes y sont fréquemment indiqués en marge103• Il est malheureusement très difficile de déterminer si ces indications sont d'origine, ou si xox. Cf. O. ScHMIDT, Oh11r ver.rchietkfl6 Eintheilungen tkr heiligen Schrift, Graz, 1892; E. MANGENOT, ((Chapitres de la Bible», dans DB, n, Paris, 1926, pp. 562.-564; SMALLEY, Study [15], pp. 222-224. 102. A. LANDGRAP, « Die Schriftzitate in der Scholastik um die Wende des 12. zum 13. Jahrhundert »,dans Bi, r8, 1937, pp. 8o-83; F. M. POWICKE, Stephen Langton, Oxford, 1928,pp. 34 et s.; A. d'EsNEVAL [33], p. 561. 103. Par exemple, Paris, Axsenal 589; Troyes, BM, 577; Londres, BL, Add. 15253.
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elles ont été ajoutées ensuite. Dans certains cas cependant, il est probable qu'on les a ajoutées très tôt. Le manuscrit 70 de la Bibliothèque Mazarine, par exemple, est une Bible qu'on peut dater par des critères stylistiques des vingt premières années du siècle. Son texte est divisé selon un ancien système, mais les chapitres modernes sont indiqués en marge. L'ouvrage comporte des gloses étendues, d'une main sûre, très proche de celle qui a copié le texte. Cette glose, probablement contemporaine de la Bible, entoure avec soin la numérotation des chapitres modernes; on peut de ce fait conclure que ces chapitres aussi sont d'origine. Le manuscrit 5 de la Bibliothèque Mazarine, qui daterait d'avant 12.3 1, est également un bon exemple de cohabitation d'un ancien et du nouveau système. Il est probable que cette Bible a été produite en Angleterre, bien que Quentin la tienne pour un exemple de « Bible de l'Université » : la présence des chapitres modernes à une date aussi avancée est donc intéressante, compte tenu en particulier des rapports de Langton avec l'Angleterre et Paris. On a aussi de bonnes raisons d'attribuer au même Etienne Langton le glossaire des noms hébreux Aaz apprehendens : le manuscrit 341 de la Bibliothèque de la Faculté de Médecine à Montpellier se clôt sur une explication en rubrique attribuant l'ouvrage à« maître Etienne Langton». D'Esneval a démontré récemment que cet outil biblique, basé sur la version de saint Jérôme, circulait à la fin du xne et au début du xme siècle dans deux versions antérieures au moins. Celle qui fut adoptée finalement dans tant de Bibles du xme siècle est de loin la plus perfectionnée et la plus pratique : elle suivait en effet un ordre complètement alphabétique. Il n'est pas évident que ces trois versions soient l'œuvre de Langton, et la date de compilation de la troisième n'est pas exactement définie104• Cependant, notons qu'à l'exception d'une Bible, le manuscrit 65 de la Bibliothèque de l'Arsenal (début du siècle) qui contient une première version du glossaire Adam de la même main que la Bible, l' « Interprétation des noms hébreux >> a circulé tout d'abord indépendamment de la Bible, et est absente des manuscrits bibliques avant les années 12.30105• Des Bibles produites à Paris au cours des trente premières années du siècle, passons à celles des années 12.30 et d'après. Un certain nombre de changements y sont immédiatement sensibles. Les anciennes listes de chapitres, les multiples systèmes différents de division, ont fait place au seul système moderne, avec tout juste quelques variations mineures d'un manuscrit à l'autre. Le glossaire des noms hébreux Aaz apprehendens suit l'Apocalypse presque partout. L'ordre des livres est le plus souvent celui qu'on tenait pour caractéristique de la « Bible de Paris >>. La dimen104. D'EsNEVAL [32], pp. 165-169, propose de dater les trois glossaires de nSo-1220. 105. ID. [3 3], p. 561, cite Paris, BN lat. 26 en exemple d'une des premières Bibles comport~t le glossaire des noms hébreux. Cependant ce manuscrit est presque certainement postérteur à 1230 environ.
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sion des manuscrits varie encore considérablement, mais pour la première fois la Bible classique « de poche » apparaît. On remarque aussi l'augmentation considérable du nombre des manuscrits. Robert Branner n'a étudié que des Bibles à initiales peintes, mais une rapide comparaison des manuscrits de la Bible qu'il a examinés et des dates qu'il a établies est édifiante. Il a catalogué dix-sept Bibles complètes en un seul volume issues des ateliers de Paris entre 1200 et 1230. En revanche, il en a trouvé plus de cent pour la période d'environ 1230-12jo, et près de soixante qui dateraient de la seconde moitié du siècle106• Ces chiffres pourraient être majorés, si on prenait en considération des manuscrits plus modestes, non illustrés. Or ce sont ces Bibles des années 1230 et suivantes qui étayent notre conception des éléments caractéristiques de la Bible parisienne du XIIIe siècle. C'est aussi dans les années 1230 qu'on rencontre dans un grand nombre de Bibles provenant de Paris ou des environs la série de prologues désignée par Berger, Martin et plus tard par Branner comme caractéristique de la Bible de Paris. Le premier exemple daté de cette« nouvelle» Bible est le manuscrit 15 de la Bibliothèque municipale de Dole 107 • A la fin de l'Apocalypse, le scribe Thomas c/ericus de Pontisara l'a signée et datée : il a achevé son manuscrit en 1234. C'est une véritable Bible de poche; elle contient le texte complet en 484 feuillets, mesurant 15 8 X 105 mm, avec une surface écrite de seulement to8fuox 7oj69 mm. Elle est écrite sur deux colonnes de 49 lignes, et les lignes réglées y sont espacées d'un peu plus de 2 mm : c'est dire la petitesse des signes d'écriture. Le parchemin en est très fin, presque translucide. L'ordre des livres et le choix des prologues correspondent exactement à ceux qui ont été identifiés comme caractéristiques de la Bible de Paris; et certains passages du texte présentent les leçons « scolastiques » de Glunz dans Matthieu, et celles de Quentin dans l'Octateuque. Le système moderne de chapitres est utilisé d'un bout à l'autre, et des documents accessoires comme les listes de capitula et les tables de canons d'Eusèbe ont disparu. L' « Interprétation des noms hébreux » Aaz apprehendens suit l'Apocalypse. Chaque élément constituant du manuscrit de Dole, ordre des livres, prologues, chapitres modernes, « Interprétation des noms hébreux » et texte biblique lui-même, existait sous une forme ou sous une autre, dans les Bibles produites à Paris vers 12oo-I230. Après 1230, de nombreuses Bibles ont été produites à Paris et alentour selon ce même modèle qu'on voit dans la Bible de Dole. Identifier ce type de Bible comme la « Bible de Paris » est donc une généralisation raisonnable et 106. BRANNER [177], pp. 2.01-239, et 107. Ch. SAMARAN et R. MAR1CHAL,
aussi p. 109.
Catalogue de.r Mammrit.r en é&ritiiT'e lati111 portant de.r indkation.r de date, de lieu ou de çopi.rte, t. 5, p. 41.
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La Bible
bien fondée. Cette uniformité d'ensemble cependant, qui en soi est certainement un progrès important et nouveau dans l'histoire de la Vulgate, ne doit pas faire oublier que de nombreux manuscrits produits à Paris au xrne siècle ne se conforment pas à ce modèle. Certes, presque partout on inclut l' « Interprétation des noms hébreux », on emploie les chapitres modernes. Pourtant, de nombreuses Bibles écrites à Paris ne contiennent pas la même série de prologues, et parfois, bien que plus rarement, présentent un ordre différent des livres. Branner lui-même a observé qu'une comparaison ponctuelle d'un petit nombre de leçons à travers des Bibles peintes toutes dans le même atelier révélait un degré important de variation108 • Un certain nombre de Bibles produites à Paris au xrrre siècle ne donnent pas les leçons que Quentin et Glunz tenaient pour caractéristiques de la « Bible de l'Université ». Pour les années rzoo-1230, les ouvrages ne comportant pas ces leçons sont généralement ceux où l'ordre des livres et des prologues diffère de celui qu'on associe à la « Bible de Paris »; dans la période suivante, le texte et son ordonnance externe sont indépendants. Une Bible tout à fait« normale», d'après l'ordre des livres et des prologues, peut contenir un texte qui ne présente pas les leçons prétendument nouvelles de la« Bible de Paris »109• Outre la variété dans le texte et dans les annexes, les Bibles produites à Paris et alentour après 1230 environ montrent une gamme étendue de types matériels. Pour la plupart, on ne peut plus en identifier les propriétaires d'origine; mais la diversité des apparences matérielles laisse imaginer leurs propriétaires vraisemblables. La prospérité croissante du xnre siècle avait de fait créé un nouveau marché de livres de luxe, et bon nombre des Bibles du xme siècle sont en effet de riches et coûteux manuscrits. Certaines d'entre elles ont été peut-être offertes en donation à des églises ou monastères : c'était traditionnel. Mais en plus de cela, les riches magnats de l'Eglise et de l'aristocratie les recherchaient désormais pour leurs propres collections. La tradition associe le manuscrit BN lat. 10426 au nom de saint Louis, sans preuves réelles, mais cette Bible de poche, minuscule, aux merveilleuses enluminures, n'aurait pas détonné parmi ses possessions 11o. 108. Par exemple, BRANNER [177], pp. Z14-215, recense z7 Bibles de l'atelier Mathurin. Trois de celles-ci sont citées sans spécijication de contenu; six présentent des divergences par rapport à l'ordre des livres et au choix des prologues selon l'usage parisien, et dix-huit se conforment à celui-ci. Par contraste, le groupe de la Sainte-Chapelle (ibid., pp. z36-z39) se compose de 16 Bibles; deux d'entre elles sont citées sans indication de leur contenu, huit diffèrent un peu de la« Bible de Paris», et six se conforment à l'ordre des livres et au choix de prologues dans l'usage parisien. BRANNER, (( The Soi.t.ron.r Bible Paintshop in xmth Century Paris», dans Spemlum, 44, 1969, 15, n. 15. 109. Tout au moins d'après sondage de leçons sélectionnées. Par exemple, Paris, BN ~t. z33A (BRANNER, Manu.tcript Painting [177], p. Z14), ne contient pas les prologues« pariSiens », pas plus que les leçons caractéristiques relevées par Glunz et Quentin. no. On pense que Blanche de Castille a donné à Saint-Victor le manuscrit Paris, BN lat. 14397·
a.
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Le xme siècle est aussi marqué par un changement important dans le rôle de l'Eglise : à la fois une réaction, en partie du moins, au défi sérieux que l'hérésie lançait au monopole de l'Eglise, et le reflet d'une vaste poussée évangélisatrice. On met l'accent de plus en plus sur la prédication et sur le développement d'une structure pastorale, afin de satisfaire les besoins des fidèles laiques : ceci se perçoit dans les intérêts des théologiens parisiens de la fin du xue siècle, s'affiche dans les décrets du IVe Concile de Latran en 121 5, et dans la reconnaissance des nouveaux ordres mendiants. Probablement un humble prêtre de paroisse au XIIIe siècle n'aura pu se permettre de posséder une Bible. Néanmoins la Bible de poche était un outil précieux pour le prédicateur itinérant, en particulier avec l'introduction d'instruments non bibliques tels que calendriers, tables liturgiques ou listes de thèmes pour les sermonsnl. Toutes les Bibles de poche n'appartenaient pas à des religieux mendiants, comme le démontre ce volume luxueux qui a peut-être appartenu à saint Louis. Pourtant les besoins des ordres mendiants, et plus largement la nouvelle orientation de l'Eglise au xme siècle, expliquent assez l'émergence d'une « nouvelle Bible ». Enfin, la croissance de l'Université médiévale engendre aussi une nouvelle classe de gens qui avaient besoin d'une Bible : les maltres des universités, et même certains étudiants, désiraient peut-être posséder une Bible magnifiquement décorée. Un document nous raconte qu'un père se plaignait amèrement des sommes d'argent que son fils avait dépensées à Paris pour que ses livres « jacassent en lettres d'or >>112 • Cependant certains des livres plus simples qui ont été conservés ont probablement été utilisés autrefois par des érudits médiévaux. Le manuscrit BN lat. 1 5476, qui devint plus tard propriété de la Sorbonne, en est un bon exemple : c'est une Bible d'écriture claire, mais simplement et rapidement décorée, de dimension modeste, qui aura amplement suffi à un usage scolaire113 • L'utilisation de la Bible, dans les écoles et pour la composition de sermons, est clairement démontrée par la croissance au xrne siècle d'une nouvelle batterie d'instruments bibliques. On n'examinera pas ici l'histoire des collections de distinctions bibliques ou de la concordance verbale; mais la circulation et l'emploi de tels outils ont permis d'utiliser la Bible comme une « mine » de citations pratiques; et ce traitement des
III. Cf. R. H. et M. A. RousE, Preathtr.!, Florilegia and Sermons: Stllliies on the Manipulus Flor11111 of Thomas of Ire/and, Toronto, 1979, pp. 42-63. Par exemple, Paris, BN lat. 206, de x69X IIO mm, contient une table des lectures liturgiques. Le ms. lat. x66, de I95X x:z.s mm, y ajoute une table des thèmes de sermons selon l'année liturgique. Le lat. x6z66, de xsox xoo nun, contient ces deux tables ainsi qu'un calendrier. 112. BRANNER (177], p. 2.
II3. Ce manuscrit mesure z65X 185 mm (surface écrite 195/189X u6 nun) sur 453 f. en deux colonnes de 51-54 lignes.
Le Livre
Ecritures se reflète peut-être dans la prédominance parallèle des Bibles copiées d'un seul tenant. En outre, l'utilisation des chapitres modernes dans des outils comme la concordance verbale aura certainement été un facteur important pour l'adoption de ces chapitres dans les manuscrits de la Bible114• Les répercussions d'un autre outil, les « correctoires » (correctoria ou correctiones), sont plus difficiles à évaluer. A certains égards, ces ouvrages, qui donnent des listes de variantes qu'on trouve dans différents manuscrits de la Bible latine, parfois aussi dans les Bibles grecque et hébraïque, prouvent l'intérêt que suscite le texte de la Bible, dans les milieux mendiants en particulier. Cependant les correctoires, qui circulaient le plus souvent indépendamment de la Bible, ne subsistent qu'en très petit nombre d'exemplaires pour chaque type. Rien ne prouve qu'ils aient jamais eu une grande diffusion. On ajoute souvent des variantes dans les marges des Bibles; il se peut qu'elles reflètent les mêmes préoccupations que les correctoires, ou qu'elles en proviennent, mais ceci ne peut encore être prouvé. Par ailleurs, on n'a jamais démontré de façon convaincante que les correctoires eussent jamais servi à modifier le texte de la Bible115. Au moins se peut-il que ces listes de variantes aient eu pour objet de fournir aux commentateurs et prédicateurs un choix de leçons. C'est peut-être ce que faisait Etienne Langton. Comme Beryl Smalley l'a montré, Langton savait qu'on pouvait trouver de nombreuses variantes dans les manuscrits de la Bible. Loin d'en être dérouté, ses écrits le montrent, il se réjouissait de la souplesse que lui offrait ce choix116. L'explication traditionnelle de l'histoire de la Bible à Paris au xnre siècle, à la suite surtout des propos de Roger Bacon, a eu ce résultat malheureux : on a eu tendance à ne considérer la Bible que comme manuel d'enseignement. La diversité d'apparence matérielle des manuscrits suffit à elle seule à prouver que c'est là déformer la réalité. Un présupposé parallèle veut que toutes les Bibles produites à Paris au xme siècle l'aient été par les libraires de l'Université. A étudier les manuscrits, on voit que c'est là aussi une simplification abusive. Seules trois Bibles, à ce qu'on sait, contiennent des marques de pecia; et un manuscrit, actuellement à la Bibliothèque Mazarine, est peut-être un recueil d'exemplaires de peciae117 • On ne peut exclure la découverte de nouveaux manuscrits de II4. R. H. et M. RousE, «The Verbal Concordance to the Scriptures »,dans Arch. Fr. Praed., 44, 1974, 5-30; Io. [5z, H]; WILMART [97]. II5, GLUNZ [38], pp. z85-z86, distingue torrecloria et torreclione.t. Les études principales sur les torrecloria sont celles de DENIFLE [3 1]; BERGER,« Des Essais» (op. cil., n. 84); E. MANGENOT, « Correctoires de la Bible», dans DB, II, Paris, 192.6, c. 1o2.2.-102.6. II6. SMALLEY (15), pp. 2.2.Q-Z2.J, II7. Les notes de J. Destrez sont actuellement conservées à la Bibliothèque du Saulchoir, à Paris; il y signalait l'existence de trois Bibles dotées de marques de pecia : Paris, BN lat. 2.8, 9381 et 142.38. Voir J. DESTREZ et M. D. CHENU,« Exemplaria universitaires des XII1° et xzve siècles», dans Scrïptori11111, 7, 1953, p. 68: Paris, Mazar. 37· [Unepecia est une unité de
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ce genre; et on a pu copier des Bibles sans marques de pecia à partir de modèles vendus par les libraires de l'Université. L'existence de ces quatre Bibles en tout cas n'autorise pas à conclure que toutes les Bibles ont été produites de cette façon. En outre, même s'il en était ainsi pour certaines Bibles parisiennes du xme siècle, on ne peut déduire qu'il existait une Bible officielle de l'Université avec un texte stable. D'après des études récentes, les libraires ont rarement produit des textes absolument uniformes ou rigoureux, bien que leur activité ait été réglementée par l'Universitéus. Dans leur grande majorité, les Bibles conservées du xme siècle ressemblent peu, matériellement, aux ouvrages émanant des libraires de l'Université. Nos connaissances sur la production et le commerce des livres au x1ne siècle sont encore incomplètes; mais des recherches récentes laissent penser qu'un autre système existait, parallèle aux libraires de l'Université, surtout pour la production de manuscrits de luxe. Le terme prête à confusion, en suggérant une fausse maturité : mais un « commerce » de livres paraît avoir eu cours à Paris à partir du début du xme siècle. Des artisans professionnels, y compris des enlumineurs, des fabricants de parchemin et des scribes, figurent en effet dans les rôles d'imposition. Les Bibles en un seul volume, produites vers 12oo1230 ont probablement été peintes par des artistes professionnels. Ceci permet d'expliquer et le degré de variation, et l'uniformité globale qu'on peut observer dans les manuscrits de la Bible. D'après ce que nous pouvons percevoir, la production manuscrite du XIIIe siècle était étonnamment différente de celle, monastique, des siècles antérieurs, où tout le processus de fabrication était mené à bien dans un même atelier119• On a insisté ici sur les variations rencontrées dans les manuscrits de la Bible, mais l'uniformité relative de ces Bibles parisiennes est frappante quand on les compare à des Bibles provenant d'Angleterre et d'Espagne. Ces comparaisons sont bien évidemment provisoires, tant qu'on n'aura pas écrit une histoire plus étendue de la Vulgate en dehors de Paris; mais elles autorisent d'ores et déjà plusieurs observations générales. La réduction des dimensions, avec l'adoption du format« Bible de poche», l'utilisation des chapitres modernes et la disparition des listes de capitula, l'inclusion aussi du glossaire des noms hébreux Aaz apprehendens, cela semble avoir été adopté partout en Europe. En Angleterre, on peut le livre manuscrit, ordinairement un cahier de 4 ff., appartenant à un exemplaire approuvé par les maitres de l'Université et déposé chez un « libraire »; celui-ci louait chaque peâa à des scribes professionnels aux fins de reproduction. a. G. PoLLARD, (( The Pecia system in medieval Uoiversities », dans Medie11al S&ribe.r, Manu.r&ript.r and Librarie.r. E.r.rqy.r, N. R. Ker, Oxford, 1979, pp. 145 et s. (N.d.E.).] n8. RousE (op. dt., n. no), pp. 169-177. II9. BRANNER [177], pp. 1-31; AvRIL,« A quand ... » (op. cit., n. 98), pp. 36-44; BRANNER, « Manuscript-Makers in roid-thlrteenth century Paris», dans Art Bulletin, 48, 1966, pp. 65-67; In.,« Soissons Bible» (cité n. ro7), pp. 13-14.
Le Livre
démontrer, ce phénomène est intervenu très tôt. La petite Bible d'Oxford, Bodleian Library lat. bib. e. 7 a été illustrée par Guillaume de Brailles; elle est complète en un seul volume, mesure 168x 108 mm, et la surface écrite n'est que de II7/II9X 72/74 mm. Il se peut que cet ouvrage ait été produit pour le couvent dominicain d'Oxford, entre 1221 et 1234120• Il est divisé en chapitres modernes, sans liste de capitula, et donne l'« Interprétation des noms hébreux». Le manuscrit de la British Library, Arundel 303, d'entre 1228 et 1234, est une autre Bible très petite, avec chapitres modernes et« Interprétation des noms hébreux »121. Celui de Paris, BN n. a. lat. 836 a été copié en Castille en 1240122 ; c'est une petite Bible, de 165 par 120 mm, qui est divisée en chapitres modernes et comprend l'habituel glossaire des noms hébreux. Contrairement à la diffusion rapide et précoce de ces caractéristiques, il en est d'autres que les Bibles anglaises et espagnoles présentent peu souvent : ce sont l'ordre des livres, le choix des prologues et le texte identifié par les leçons de Quentin et Glunz, si fréquents dans les Bibles produites à Paris ou dans les environs. Récemment, Adelaide Bennett a comparé l'ordre des livres et le choix des prologues dans quarante-deux Bibles anglaises des deuxième et troisième quarts du xme siècle. Elle a constaté que ces deux caractéristiques variaient sans régularité sensible d'un manuscrit à l'autre. Les leçons énumérées par Quentin et Glunz ne se retrouvent que rarement dans les Bibles anglaises 123. Un relevé d'un petit groupe de Bibles espagnoles conservées actuellement à la Bibliothèque Nationale de Paris accuse la même tendance. On constate de nombreuses variations dans le choix des prologues et l'ordre des livres, et le texte est souvent démuni des leçons tenues pour caractéristiques de la « Bible de l'Université »124• uo. ]. ]. G. ALEXANDER, « English or French? Thirteenth Century Bibles », dans Manuscripts al Oxford. An Exhibition in Memory of R. W. Hunt, ed. A. C. de LA MARE et B. C. BARKER-BENP1ELD, Oxford, 198o, p. 71. 121. A. G. WATSON, Catalogue of dated and datable Manuscripls in the Deparlmenl of Manuscripts. The British Library, Londres, 1979, p. 92. et pl. 131. 122.. ] e remercie les conservateurs de la Bibliothèque Nationale de Paris, et particulièrement F. Avril, J.-P. Aniel et A. Saulnier, d'avoir attiré mon attention sur ce manuscrit et d'autres Bibles de provenance espagnole. SAMARAN et MARICHAL, Catalogue (o. t., n. ro6), IV, pl. XXXI, p. 123. 12.3. BENNETT (op. til., n. 78), Appendices lA et IB. C'est ainsi que le manuscrit Oxford, Bodleian Libr., lat. bib. e. 7, contient les livres bibliques dans l'ordre en usage à Paris, mais sans autres prologues que les deux qui presque invariablement précèdent la Genèse. TI ne présente pas les leçons caractéristiques de Quentin pour l'Octateuque, mais celles de Gluoz pour les Evangiles. Le manuscrit Londres, British Libr., Arundel 303 aussi n'a que les deux p~ologues à Gen.; il ne comporte pas les leçons de Glunz et de Quentin. Londres, British Libr., Royal x. B. XII, une Bible écrite en 1254, ne donne ni l'ordre parisien des livres, ni le choix parisien des prologues, ni les leçons de Glunz et de Quentin. 124. Par exemple, les manuscrits Paris, BN lat. 2.01 et lat. II932 ne suivent pas le choix parisien des prologues et ne contiennent pas les leçons de Quentin ou de Glunz. Le BN lat. 16264 et Londres, British Libr., Add. 50003 ne se conforment pas à la série précise des prologues de Paris, mais en revanche donnent les leçons de Glunz et de Quentin.
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D'un choix même rudimentaire de manuscrits de la Bible au XIIIe siècle, des conclusions se dégagent; elles n'ont pas la simplicité et la clarté des théories issues de Bacon, mais elles sont certainement plus conformes à la réalité du xme siècle. L'existence de variations considérables est certes un fait important; pourtant après 1230 environ, la grande majorité des Bibles produites à Paris et alentour se conforme, et pour le texte, et pour l'agencement extérieur de ce texte, à la Bible identifiée depuis la fin du xrxe siècle par Berger et Martin comme la « Bible de Paris ». Rien ne justifie les déclarations de Bacon selon lesquelles une Bible aurait été « publiée » par les libraires de l'Université, après que ceux-ci et les théologiens se sont entendus pour établir un texte à la hâte. Les origines du texte se trouvent peut-être bien dans les Bibles glosées du xne siècle, comme le suggère Glunz et comme le confirment, en partie, les travaux d'Haastrup. L'important, c'est que chacun des éléments qui a caractérisé la Bible de Paris à partir des années 1230 ait été présent dans plusieurs des Bibles parisiennes produites vers uoo-1230. Comment ces éléments ont été rassemblés pour arriver à une Bible telle que celle de Dole, nous ne le comprendrons qu'à mesure que s'étendra notre connaissance de la production des livres au xme siècle. Il est également frappant de constater la propagation très rapide en Europe, notamment en Angleterre et en Espagne, de trois des caractéristiques de cette« nouvelle Bible» : son petit format, l'inclusion de l'« Interprétation des noms hébreux», et les chapitres modernes. Il en résulte que les manuscrits de la Bible du xme siècle se ressemblent bien plus, malgré des variantes régionales dans le style d'écriture et de décoration, que les manuscrits de la Vulgate aux périodes précédentes du Moyen Age. Cette uniformité apparente masque des différences très importantes, dans le texte et dans son agencement extérieur. Berger prétendait que le xme siècle avait créé une Bible « uniforme »; mais il n'avait raison qu'en partie. L'histoire complète du texte de la Vulgate du XIIIe siècle, notamment en dehors de Paris et du nord de la France, reste à écrire. Pour la première fois, au XIIIe siècle, on a créé des Bibles qui apparemment se conforment à une idée précise de ce que devrait être matériellement une Bible. Pourtant, une véritable uniformité du texte sacré n'apparaîtra qu'à une période bien plus tardive dans l'histoire de la Vulgate. Laura LIGHT. Traduit de l'anglais par Bruno Lobrichon et Philippe Buc.
3 Une nouveauté : les gloses de la Bible
Une glose, dans le langage courant, est un commentaire volontiers oiseux ou malveillant, qui coupe les cheveux en quatre pour mieux obnubiler. Si la Glose de la Bible, une entreprise typique du Moyen Age central, a si mauvaise réputation, la faute en est sans doute aux humanistes et à ceux qui prônent le retour au texte, comme si le souci de la pureté originaire était la quintessence de l'esprit scientifique et pouvait seul réanimer une vérité perdue. Que la Glose de la Bible ait pu être un carcan, une gêne à l'imagination théologique, il se peut, à la condition de reconnaître aussi l'esprit de ses origines. Sa réhabilitation est venue depuis quelques décennies, grâce aux travaux inlassables de Miss Beryl Smalley1 ; il s'en faut cependant de beaucoup que sa voix ait été bien entendue des historiens et des rédacteurs de catalogues des manuscrits médiévaux, dont beaucoup encore à ce jour confondent gaillardement gloses et commentaires de l'Ecriture, ou parlent tout uniment de « glose ordinaire >> dans un domaine où l'abondance des variétés incite à la prudence. L'heure n'est pas venue encore de faire le point définitif; tout au plus faut-il espérer des pages qui suivent un examen sommaire des principaux problèmes de la Glose : d'où vient l'idée d'une Glose complète de la Bible, comment fut-elle mise en œuvre, 1. Le maître ouvrage de Miss Beryl SMALLEY, The Study of the Bible ... [15], peut être complété par le recueil d'articles du même auteur, Studies in MedietJal Thought and Learning. From Abelard to Wydij, London, 1982. On n'utilisera qu'avec la plus extrême prudence l'article d'E. BERTOLA, « La Glo.ua ortlinaria biblica ed i suoi problemi », dans RTAM, 41, 1978, 34 et s.; le bref travail de R. WIELOCKX [49], est beaucoup plus fiable et informé.
comment fut-elle diffusée et reproduite, quel fut son apport dans l'évolution médiévale des modes de pensée ? Autant de questions qu'il faut suivre au fil des siècles, et que j'invite à reprendre en trois histoires concentriques : histoire d'un mot, histoire de forme, histoire de savants.
Qu'EST-CE QUE LA
«
GLOSE
»?
Glose, voici un nom d'origine grecque, il signifie « langue », et les savants du haut Moyen Age le savaient très bien, depuis les grammairiens de l'Antiquité tardive. D'Isidore de Séville (début du vue siècle) aux professeurs du rxe siècle, et chez Hugues de Saint-Victor encore, au second quart du xue, on expliquait que « la glose désigne d'un seul mot approprié le concept dont il est question, par exemple contitescere est lacere, se taire »2• Une glose n'était donc qu'un synonyme, éclairant un mot mal compréhensible par lui-même. On opposait alors, de façon plus extensive, la glose au commentaire : celui-ci accumule les gloses et les dilue dans un discours fluide et continu. Ainsi avait-on fabriqué aux vure-rxe siècles des « glossaires » à l'intention des commentateurs de la Bible : c'étaient de véritables dictionnaires des interprétations courantes de chaque mot réputé difficile3 ; une glose en était l'unité de base. Or voici qu'au début du xrre siècle les savants ont conféré un sens nouveau au nom de« glose». Hugues de Saint-Victor s'en tenait à la définition classique; mais l'un de ses collègues, Guillaume de Conches, choisit d'expliquer la différence entre le commentaire et la glose, en inversant presque leur rapport traditionnel : « Le commentaire, dit-il, s'en tient à la sententia, sans se préoccuper du fil de la lettre ou de l'explication de cette lettre. La glose, elle, s'attache à tout cela. D'où le nom de 'glose', c'est-à-dire 'langue' : elle doit en effet expliquer en clair, comme si la langue elle-même du docteur s'exprimait de vive voix »4 • Guillaume, qui enseignait sans doute à Chartres et à Paris dans le premier tiers du xue siècle, abattait ainsi avec entrain les cloisons vermoulues qui confinaient l'analyse de texte dans les classes de grammaire, presque dans l'enseignement élémentaire. La sententia, c'était en effet le résultat de tout le travail d'interprétation effectué sur un texte, une belle phrase bien pesée et sonnée, souvent l'œuvre d'un savant 2. Hugues de SAINT-VICTOR, Didascalicon. Desllldio legendi, ed. C. H. BUTTIMER, Washing· ton, 1939, p. 94· C'est la déJinition toute classique d'Isidore de Séville. 3· Tels sont le Bibelwerk analysé par B. BxscHOFF dans ses« Wendepunkte » [66], pp. 222 e~ s: et 231, les Glossae in Velus el N01J1111J TeslameniU»J examinées par J. CoNTRENI, « The btblical Glosses of Haimo of Auxerre and John Scottus Eriugena », dans Spuulum, JI, 1976, 411-434, et le Liber Glosarius plus tardif de Paris, BN lat. 346.
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Les gloses de la Bible
bénéficiant d'une autorité incontestée, en général un Père de l'Eglise. Guillaume de Conches établit qu'un type de document, une « glose », met sous les yeux du lecteur toutes les étapes du processus scientifique : la science, c'est le retour concret aux sources, et la mise en pratique d'analyses systématiques. Et par là on aboutit à des résultats de qualité égale à ceux qui avaient fait la fortune des Pères. Une ambition pointe ici, à peine masquée, qui porte les maîtres du xrre siècle peu à peu au rang d'autorités. Se fait jour ici la conscience d'un nouveau magistère, qui vaut bien celui des docteurs de l'âge héroïque. Guillaume de Conches fait une allusion claire à un type de document, ce que vient confirmer un fait nouveau de langage. Dès les années noo en effet, les bibliothécaires introduisent dans leur nomenclature une catégorie auparavant inusitée, celle des « livres glosés »; très rapidement, l'habitude se répand de distinguer ces livres et les commentaires, avec une rigueur toute particulière pour les ouvrages consacrés à la BibleS. Il ne s'agit plus ici de technique d'enseignement, pas encore d'une documentation faisant autorité, mais tout au moins d'un matériau bien spécifié, qui occupe une place avantageuse dans les armoires des bibliothèques. Les livres manuscrits contenant ainsi des« gloses» de la Bible se multiplient à une cadence inouïe dans le second tiers du xrre siècle : ils diffusent ce qu'on appelle désormais la Glose de la Bible. Non plus seulement un matériau curieux, mais un ensemble documentaire jouissant d'un label quasi officiel. A telle enseigne qu'au milieu du xne siècle, un professeur s'en indigne et rappelle vertement à ses confrères que la Glose ne saurait avoir le même statut que les écrits des Pères6 • Rien n'y fait; désormais la Glose de la Bible s'impose, vers uoo elle est devenue pour tous le corpus de l'interprétation biblique, véhiculé dans un type de livre présentant des caractères spécifiques.
FoRMES DE GLOSES
Que sont donc ces livres manuscrits d'aspect si particulier? lls se présentent comme l'unité de trois éléments. Ils contiennent en premier 4· Guillaume de CoNCHES, Glosae super Platonem, éd. B. )EAUNEAU, Paris, 1965, p. 67. Un demi-siècle plus tard, Huguccio distingue dans ses Dtrivaliones entre çommmtum, expos-ilio verborum iunfluram non crmsidtran.r .red smsum, et glossa, expos-itio .rmlmliat el illius litterae quae non solum sentmtiam .red etiam tJtrba attendit (cité par N. IDRING, dans AHDLMA, 2 7, I 960, p. 66). 5· Les catalogues médiévaux de bibliothèques édités dans les MBKDS et MBKO [27] montrent bien la précision du vocabulaire. Les exemples les plus précoces y apparaissent dans les inventaires de Blaubeuem et de Michelsberg, aux alentours de I xoo, puis II I2-II47 respectivement (BECKER [19], pp. 174 et s.; MBKDS [27], II, 348 et s.). Au xn• siècle, on ne classait pas encore sous des rubriques différentes co=entaires et gloses; mais on affiche claitement le départ entre libri glosali et expoûliones ou glosae super librum X. 6. SMALLEY, SIH4J [I5]. p. 22.7· 1~. JUCHÉ, G. LOBRJCHON
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lieu le texte d'un ou de plusieurs livres de la Bible, dans une colonne centrale, d'une écriture à gros module, bien adaptée à la lecture publique. Dans les colonnes à gauche et à droite du texte, on a recopié des gloses « marginales », qu'on a pris soin d'individualiser par des signes de paragraphe; elles sont ainsi clairement séparées les unes des autres. Dans les intervalles des lignes du texte biblique, dans la colonne centrale, sont réparties les gloses « interlinéaires », beaucoup plus courtes, localisées au-dessus des mots qu'elles expliquent. Ces deux éléments de gloses sont nettement différenciés du texte biblique, grâce au module de leur écriture, plus petit de moitié. Ces trois éléments constitutifs définissant ce qu'il faut bien appeler la forme « Glose de la Bible », une forme originale dont l'histoire est au premier chef celle d'une mise en page. Les scribes innombrables qui ont copié les manuscrits de la Glose se sont livrés à des expériences triomphantes de mise en page, qui atteignent aux sommets de l'art plus tardif des imprimeurs. La Glose de la Bible donne à voir en effet la perfection d'un procédé de composition que n'ont jamais approché même les meilleurs copistes de gloses du droit. Bien plus, et ce fait est curieux, la composition en trois colonnes au moins, avec apparat double de gloses, paraît être un phénomène typique du christianisme latin. Le zèle sacré des copistes juifs de la Torah ne semble pas s'être relâché au point d'introduire des gloses de main d'homme dans l'espace réservé à la Bible. Le Talmud peut entourer le texte biblique, mais il ne pénètre pas dans la colonne centrale. Dans l'Orient grec, dès Evagre le Pontique (:rve siècle) on mit en circulation des manuscrits bibliques où variantes hexaplaires et commentaires jouxtaient la colonne réservée au texte de la Bible; et plus tard, les copistes de manuscrits à chaîne ont disposé dans les marges des extraits de commentaires. Mais jamais les Byzantins n'ont inséré des gloses interlinéaires, et jamais ils n'ont repris la composition de type occidental7• On n'avait donc pas pêché l'idée de ce modèle étrange chez les voisins ou chez les concurrents. Pourtant les savants d'Occident pouvaient feuilleter dans les bibliothèques de leurs écoles des ouvrages qui pouvaient nourrir l'idée de la Glose: c'étaient des manuscrits glosés de Virgile, d'Ovide, de Prudence, de Martianus Capella, de tous ces auteurs dont la lecture et l'étude faisaient le pain quotidien des élèves dans les cours de grammaire. La trace de ces manuscrits est continue à partir du xxe siècle; ils sont bel et bien dotés de gloses marginales et interlinéaires. Or au xxe siècle, on a fabriqué des manuscrits bibliques sur ce modèle. Sans doute l'idée avait-elle été importée des iles sur le continent, par ces cohortes de 7· Ces infonnations sur le domaine byzantin m'ont été fort aimablement fournies par le Père Joseph Paramelle; les nuances délicates dont il entoure ses propos m'incitent toutefois à revendiquer l'entière responsabilité des erreurs qui se seraient glissées ici.
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moines venant de Northumbrie et d'Irlande à la fin du v11re et au début du nee siècle. Du moins le scribe qui vers 8oo copia les visions d'Ezéchiel accompagnées de gloses marginales et interlinéaires était-il irlandais, ou avait-il été formé dans quelque monastère irlandais 8 • La paternité de la Glose remonterait ainsi aux Irlandais. Et fascinés sans doute par l'immense savoir de ces pédagogues hors pair, les continentaux suivirent quelque temps leurs usages 9 • Mais ils renoncèrent bientôt à celui de la Bible glosée. Et pourquoi donc? On perçoit bien à l'occasion que les maîtres continentaux furent agacés par les prétentions et l'influence des Irlandais auprès des princes; mais cela suffisait-il pour qu'on répudie une méthode intéressante? La technique suivie pour l'étude des auteurs classiques n'a pas été maintenue pour celle de la Bible. Faute de pouvoir incriminer l'inexpérience des scribes, il faut songer à une éclipse des études bibliques, consécutive à une transformation des structures scolaires, et donc des intérêts des savants. Quoi qu'il en soit, voyons comment le modèle en trois colonnes fut lentement relevé à partir du troisième quart du xie siècle, et pour la Bible10• C'est dans les dernières décennies de ce siècle qu'on se mit à copier des manuscrits consacrés à un seul livre biblique, avec assortiment de gloses. Ils sont généralement de dimension modeste (moins de 2.00 x 15 omm), émanent presque à coup sûr des écoles. Ici et là, un maître a sélectionné certains livres de la Bible : ce sont les Psaumes en premier lieu, les épîtres de saint Paul, le Cantique des Cantiques, et l'Apocalypse. Le texte biblique y est écrit sur de longues lignes, qui couvrent presque toute la page; il est farci de gloses qui se nichent dans les moindres recoins, faute de marges 11• Au premier quart du xiie siècle, les manuscrits se présentent de façon mieux organisée, on enserre le texte dans une colonne centrale assez étroite. C'est ce modèle, expérimenté avec succès pour le Psautier et les Epitres pauliniennes en particulier, qui
8. Zurich, Staatsarchiv AG 19, no XII (vm•-1x0 siècles) : 2 ff. écrits vraisemblablement en Irlande, puis propriété de Saint-Gall dont les relations avec les iles étaient très vivantes (cf. CLA, VII, no 1008); ma reconnaissance va ici à M. L. Holtz, qui m'a signalé cet ancêtre dela Glose. 9· Le modèle en trois colonnes a perduré pour les Psautiers; la poésie s'y prêtait facilement en effet (entre autres, celui de Troyes, BM 615). Io. Les données rassemblées ici procèdent de l'examen d'environ 170 manuscrits de gloses bibliques, dont deux tiers appartenant à la Bibliothèque Nationale de Paris (fonds de Saint-Victor et de la Sorbonne). Sans l'aide bienveillante des conservateurs de la BN et des chercheurs de l'IRHT (Paris), sans les conseils toujours judicieux et attentifs de Patricia Stirnemann, ce travail n'aurait pas été possible. n. Certains manuscrits de la fin du XI0 siècle sont d'un format plus grand; ne proviendraient-ils pas de bibliothèques monastiques ? Ainsi le Psautier de Florence, Laurenziana, Plut. 17.9 (fin xi• pour les gloses? Italie du Nord), 202 ff. de 253X 173 mm; ou le Cantique suivi des épltres de Paul de Paris, BN lat. 480 (fin XI 0 ; France du Nord), 93 ff. de 255X 185. Mais les manuscrits contemporains de l'Apoc. glosée sont nettement plus modestes (Vatican, Regin. lat. 21 : 205X 150; Reims, BM 135 : I75X 122 mm).
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s'impose définitivement. On divise la page en trois colonnes; celle du centre est isolée des autres par deux colonnettes formées de deux traits verticaux, et à la pointe sèche on y grave des lignes horizontales, de 1 z à zo, sur une hauteur de 150 à 180 mm. Dans cette colonne centrale, le scribe reproduit le texte biblique, d'une écriture à gros module. D'un coup d'œil, il évalue le volume des gloses à reporter, et trace dans les colonnes marginales des lignes en nombre suffisant, puis il y recopie les gloses. C'était miracle bien sfu: s'il parvenait à situer précisément ces gloses à hauteur du passage en cause; il palliait cet inconvénient grâce à un système de signes de renvoi, se répondant du texte aux glosest2. Ce stade convenait tout à fait aux besoins des écoles dans la première moitié du xue siècle. Sommaire encore, la mise en page réservait cependant des espaces vides en nombre suffisant pour parer à d'éventuelles additions; il fallait néanmoins que le manuscrit ne contienne pas de portions importantes de la Bible. Le succès de ce modèle en trois colonnes toutes glosées fut immédiat : on en copia des exemplaires de lwte, on l'exporta bientôt, et tous les ateliers d'écriture de l'Occident latin le suivaient dès le second tiers du xue siècle. Le centre principal de production d'où sortaient des gloses de la Bible paraît être alors Paris; c'est là du moins que le modèle est perfectionné à partir du milieu du xue siècle, sous l'inspiration sans doute des maîtres de l'école cathédrale. Apparaissent des subdivisions dans les colonnes de glose, à l'aide de petites colonnettes; cela permettait d'imbriquer plus rationnellement des gloses, d'exploiter mieux la surface de la page, et c'est signe que le volume des gloses se stabilise. Cette tendance se confirme lorsque dans le troisième quart du xue siècle, les maîtres parisiens commencent à alléguer dans leur enseignement des gloses qu'ils qualifient de « marginale » ou d' « interlinéaire »13• C'est donc qu'ils disposaient d'une véritable édition scolaire, identiquement disposée, émanant peut-être aussi d'une officine spécialisée, d'un même atelier de copie parfaitement rompu à cet exercice délicat de la reproduction à l'identique14• C'est à cette époque qu'on introduit un nouveau perfectionnement de la mise en page : les préparateurs des manuscrits composent désormais une grille uniforme de réglures (traits à la règle) u. Deux systèmes ont coexisté pour œs marques de renvoi : d'une part, les lettres de l'alphabet, et de l'autre un système alliant traits et points (présent dans des manuscrits grecs du haut Moyen Age). 15. Miss SMALLBY, Stlll{y [15], en cite de nombreux exemples. -~~ n devrait être possible de repérer les manuscrits glosés dont se servaient les maîtres partstens grâce à ces mentions de glosa margina/ir ou interliMari.r. C'est une erreur en effet d'imaginer que ces localisations sur la page c::arac::térisent des sentences d'origine différente; ~té, et les preuves abondent, une « marginale » peut fort bien se trouver en « interlinéaire » et inversement, selon les manuscrits. Néanmoins, les sentences longues ne pouvaient trouver place entre les lignes et étaient donc portées en marge. La fixation intervient au début du XIII" siècle en général.
c:n
Les gloses Je la Bible
Ici
pour le texte biblique et pour les gloses, qu'on copie désormais de concert, page par pagei5, On ne s'en tint pas là; le succès d'édition et la demande scolaire étaient tels vers xz.oo, l'expérience aussi des scribes était si grande qu'on porta à quatre, bientôt à cinq, le nombre de colonnes par page. On savait alors parfaitement étendre les lignes du texte sur deux ou trois de ces colonnes, parce qu'on avait une vision précise du volume de gloses à distribuer sur la page : les gloses se présentent donc à l'œil immédiatement en face du passage considéré, plus n'est besoin de recourir à des marques de renvoi. Du même pas, on entreprit de reproduire d'un seul tenant des portions considérables de la Bible, notamment les quatre Evangiles ensemble; et vers rz.z.o apparaissent les premières grandes Bibles glosées. La taille des manuscrits s'accroît (le texte biblique s'étend de z.o à ~o lignes environ) : le luxe l'exigeait, qui poussait tout centre religieux à posséder sa Bible glosée au complet, richement décorée. L'exigeaient aussi les universités, soucieuses de disposer d'un exemplaire de référence, tout comme le réclamaient les maîtres de ces universités, qui voulaient disposer d'exemplaires de la Glose présentant des espaces assez vastes pour qu'ils y puissent porter leurs propres commentairesiG, Vers le milieu du XIII4l siècle cependant, des gloses de poche circulaient; et des scribes déclaraient leur inquiétude devant la complexité hallucinante d'une mise en page trop sophistiquée, et conscients de leur insuffisante maîtrise, faisaient retour à des formules plus simples, celles du xue siècle17 • L'hlstoire matérielle de la Glose semble s'assoupir dans la seconde moitié du xme siècle. Rien n'autorise à dire qu'on l'ait largement copiée, sinon dans des ateliers provinciaux, au-delà du cap de 1~oo 18. Le modèle de composition, qui avait atteint vers 12.50 sa perfection, semble n'avoir donné lieu ensuite qu'à dégradation. Au demeurant, la Glose de la Bible 15. Bien des manuscrits exécutés à la même époque dans un même atelier montrent le passage d'un système à l'autre : ainsi le Paris, BN lat. 14776 (XII8 ; Saint-Victor). 16. Les manuscrits Paris, Bibl. Sainte-Geneviève 75 (milieu xm• siècle) et BN lat. 15236 ont ainsi appartenu à un maître qui y a recopié son commentaire. De même la grande Bible dominicaine ( ?) de Bordeaux, BM n, H• 37, 49, 55 du milieu du XIII0 siècle, a-t-elle été surglosée. Quant aux méthodes universitaires de l'édition authentique, j'avoue n'avoir jamais rencontré encore de Bible glosée portant des marques de jJiçia. La planche annexe reproduit un fragment d'une glose copiée vers uoo-uzo dans l'abbaye cistercienne de Vauclair (dioc. de Laon). 17. Voir par exemple la petite Bible glosée de Paris, Mazarine 70 (milieu xm•); un manuscrit, normand peut-être, écrit vers t23o-t240, revient à la mise en page caractéristique du milieu du xu• siècle (Paris, BN lat. 14783; Saint-Victor). Un copiste méridional pousse la simplification à l'extrême, en disposant texte et glose sur deux colonnes (Paris, BN lat. 90, deuxième tiers du XIII" siècle). 1 8. Bien des catalogues signalent des « gloses ordinaires » de la Bible, qui auraient été écrites au xiV" ou XV" siècle; ces datations mc paraissent souvent suspectes. Cependant, on a certainement recopié la Glose assez tardivement en Europe centrale, avec le développement des universités.
Laon, BM 102 (XIII 1, Vauclair), f. 14R Glose « ordinaire » d'Apoc. 7, 9-14
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était assez répandue alors dans tous les centres pour que la production s'en raréfie. Peut-être est-ce à cette époque qu'on commença de la dénommer « Glose ordinaire »19• L'histoire en tout cas de la Glose au xme siècle et à la fin du Moyen Age est peu connue; il semble que le grand commentaire du franciscain Nicolas de Lyre, au premier quart du xxve siècle ait contribué à la disqualifier, en la périmant. Mais reste que l'aventure matérielle de la Glose est intimement liée à toute l'histoire des techniques intellectuelles, et ceci en un moment crucial du développement de l'Occident.
HISTOIRE DE SAVANTS
La gestation laonnoise
Ce que montrent à l'évidence les avatars successifs de la forme « Glose», ce sont les pérégrinations des savants du haut Moyen Age,
comment des iles on vint répandre un enseignement sur le continent, l'enracinement progressif dans des centres choisis, puis l'avènement d'un nouveau système scolaire, dont il faut bien situer l'apparition en France du Nord dans la seconde moitié du XIe siècle. C'est dans ce sillage que la Glose de la Bible prit naissance aux alentours de I Ioo. Cette préhistoire de la Glose suit les méandres compliqués d'une dérive qui emporte les centres intellectuels de l'Ouest européen, du IXe jusqu'au xne siècle. L'hégémonie culturelle des Irlandais et des moines de Northumbrie fit long feu en matière d'exégèse biblique; elle s'amortit cependant vers le milieu du IX6 siècle sur le continent, et au début du XIe siècle en Angleterre. Les malheurs de l'Empire carolingien, les invasions normandes et hongroises ont lentement dressé un mur de différence entre les successeurs de Bède le Vénérable et les continentaux; ceux-ci ont appris à porter le regard vers le Midi. Les œuvres de l'Auxerrois Haimon sont bien significatives de ce détournement progressif, dès le milieu du IXe siècle. Une culture exégétique continentale prend une pâle figure, jusqu'à l'effondrement du IXe siècle. Mais venu le xe, et jusqu'au milieu du XIe siècle, une chape de silence semble recouvrir l'exégèse biblique (B. Smalley); dans les rares lieux où l'on y porte quelque intérêt, en Lotharingie surtout, on regarde négligemment le texte biblique, et on passe le plus clair du temps à compiler des auteurs à la réputation éprouvée: ainsi des Moralia in Job de Grégoire le Grand a-t-on sélectionné des extraits concernant chaque livre de la Bible, et le 19. Cette dénomination tardive ne devrait plus à l'avenir être employée dans la description des manuscrits antérieurs à uzo environ.
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tout suffisait à alimenter les besoins des lettrés 20. Ceux-ci étaient bien davantage passionnés par l'étude de la grammaire et de la rhétorique, du comput et du droit que par l'enseignement de la Bible. Voici qu'en 1025, on déniche près d'Arras un groupe de marginaux. Et parce qu'ils se réclament de la loi des Evangiles et des Apôtres, l'évêque Gérard de Cambrai intervient, armé de sa morgue de lettré : bien loin d'argumenter sur le texte biblique, il assène une réplique tout entière composée de sentences patristiques. Certes la Bible est présente, mais posée religieusement à son côté, à l'instar d'une châsse de reliques saintes2t. L'évêque Gérard est l'un des plus parfaits représentants des intérêts savants encore au seuil du XIe siècle : ceux-ci épousent les contours successifs des grandes entreprises politiques; et ces dernières ne puisent guère leur sève dans la Bible, sinon dans l'Ancien Testament, parce qu'on perçoit là mieux que dans le Nouveau les règles fondamentales du pouvoir et de l'éthique sociale. De telles règles, lues essentiellement dans le Pentateuque et dans les Livres historiques de la Bible, convenaient sans doute très bien à la grande chefferie carolingienne et à ses épigones; mais le xxe siècle s'ouvre par un déverrouillage brutal et impitoyable. Dans le« tohu-bohu »des pouvoirs et des institutions, à la faveur des rivalités dans l'Eglise et dans l'aristocratie, « l'invention idéologique prend de la hardiesse »22 : c'est l'énoncé des trois ordres de la société, ce sont les liturgies royales, ce sont les réformes monastiques, mais ce sont aussi des exigences religieuses nouvelles, qui fermentent dans des villes en pleine croissance économique et démographique. Ce rebond du christianisme occidental, sensible surtout dans les parts septentrionales de l'Italie et de la France, le long des grands axes, prend chair et parole en la personne de réformateurs, marginaux mais vite récupérés par les pontifes romains. On accentue soudain la considération pour la Bible entière, et non plus pour les sagesses vétéro-testamentaires. L'idée de réforme s'appuie certes sur un double effort de prédication, par la parole et par l'exemple, et de rationalité élevée (Bérenger de Tours, au troisième quart du XIe siècle), mais les nouvelles moutures puisent à la Bible, au Nouveau Testament en particulier. Aux exaltés qui proclament et prédisent les Evangiles, les clercs font chorus bientôt; et de plus en plus les moines nourris dans les grands monastères réformés cèdent le pas aux clercs issus des écoles urbaines. La reprise du travail fondamental sur la Bible se fait dans les vieux centres intellectuels du nord de la France, entre Angers et Liège, à Laon, à Reims, à Tours, à Paris aussi (le cas de la Normandie, où l'initiative reste entre les mains des moines, tient aux orientations des princes, qui 20. WASsELYNCK [76], a décrit les avatatS de la célèbre 21. PL, r.p, 1271 et s. 22. G. DUBY, Les Trois Ordres el l'imaginaire du féodalisme,
collection de Paterius. Paris,
1978,
p.
160.
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ont choisi de s'appuyer là sur le réseau des grands monastères). On avance prudemment; l'enseignement de haut niveau se porte sur les Psaumes d'abord, pâture des moines par excellence, et de ceux-ci les maîtres ont à cœur de passer aux Epîtres de saint Paul23• Apparemment, ce choix est neuf au milieu du xxe siècle. Ainsi font Lanfranc à l'abbaye du Bec (t 1089), Bérenger à Tours (t 1088), le mal connu Drogon de Paris, et après eux Bruno le Chartreux (1o;o/5-11o1) à Reims. Sans doute ont-ils dispensé leur savoir à la fois dans la forme primitive de la Glose et sous celle du commentaire24• Mais on sait encore peu de chose sur les fins que poursuivaient réellement ces maîtres et leurs confrères anonymes lorsqu'ils entreprenaient une glose différente de leurs précurseurs. Deux traits méritent cependant d'être relevés dans ces premiers pas de l'exégèse nouveau style. C'est en premier lieu le réemploi du matériel fourni par les savants du IXe siècle, ceux de l'école d'Auxerre surtout. D'autre part, ces gloses primitives fixent l'attention sur les méthodes rigoureuses de la grammaire, de la rhétorique, et de la dialectique; il faut aborder le texte biblique selon ces préalables, alors seulement le maitre se permet d'en tirer la signification, et est sensus. Dans ce troisième quart du xxe siècle, les professeurs manifestent une méfiance appuyée vis-à-vis d'une lecture trop immédiate, trop littérale de la Bible : tout comme s'ils entreprenaient une rééducation de leur public, dont ils auraient à craindre les débordements réformateurs ou un fondamentalisme trop sommaire. Le terrain se fait plus sûr lorsque s'impose le magistère laonnois, autour des années 1 xoo, sous l'égide de maitre Anselme. Anselme a enseigné à l'école cathédrale de Laon à la fin du xxe siècle; peut-être a-t-il mené de front ensuite ses leçons sur la Bible (il s'en est fait une spécialité) et ses hautes charges d'administration - il est doyen du chapitre de Laon, et chancelier épiscopal de 1098 au moins jusqu'à sa mort en 1117. Anselme a su mettre sur pied un véritable laboratoire d'exégèse biblique, rassemblant des personnalités de premier plan, orientant leur travail vers la fabrication de la Glose, aux fins de promouvoir une réforme de la société.
23. B. SMALLEY, « Sorne Gospel Commentaries of the Early Twelfth Century », dans RTAM, 4J, 1978, 147-148. 24. Io., «La Gloua Ordinaria. Quelques prédécesseurs d'Anselme de Laon», dans RTAM, 9, 1937, 365 et s. Miss Smalley a montré que plusieurs collections des épîtres de Paul glosées circulaient jusqu'au début du xu• siècle; un premier groupe est représenté par Paris, BN lat. 2875; Manchester, JRL, 109; Londres, BL Royal4.B.IV, PL, 150, Paris, BN lat. 12267; Vatican, Vat. lat. 143; Berne, BB 334i un autre se trouve dans Berlin, SB Phillipps 1650· n en existe d'autres, éparses, comme Paris, BN lat. 480 ou BN lat. n967. De même y eut-il concurrence entre plusieurs séries différentes pour les Psaumes : il faudrait comparer par exemple Florence, Laur. Plut. 17.9 (XI• siècle; Italie du Nord), Paris, BN lat. n550 avec des gloses précoces du XII0 siècle comme BN lat. 442, pour mieux comprendre les objectifs des maitres qui entreprenaient une glose différente des précurseurs ou des concurrents.
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Aux côtés d'Anselme travaillent les meilleurs esprits du royaume : Guillaume de Champeaux (env. 107o-nzi), Albéric de Reims, et Raoul de Laon, frère d'Anselme et son successeur dans ses charges. Avec eux il redonne à son école un lustre perdu depuis longtemps; on y accourt bientôt de toutes parts de la chrétienté latine. On y rencontre Abélard, que l'ombre du maître agace vite, bien d'autres aussi qui ressurgissent plus tard aux postes les plus en vue des administrations royales, en France et en Angleterre, et aux sommets partout en Europe de la hiérarchie ecclésiastique. Anselme réussit à conjuguer parfaitement les trois modèles d'exégèse que le xxe siècle avait peu à peu individualisés. Conformément au modèle scolaire légué par ses devanciers, il a certainement glosé d'abord les Psaumes, puis les Epitres de saint Paul25 ; c'était rendre hommage à la tradition récente. De même semble-t-il avoir souscrit au modèle monastique, en publiant une glose du Cantique des Cantiques, qui fut après les Psaumes, le premier livre de l'Ancien Testament à recevoir une glose, mais on ignore quelle est celle qui revient à Anselme. n eut surtout le mérite d'étoffer le modèle réformateur, évangélique, en entreprenant avec son frère Raoul la glose des Evangiles - sauf Marc - et de l'Apocalypse. TI prend pour ce faire appui sur la double tradition patristique et carolingienne, y sélectionne un commentaire, le confronte avec d'autres, mais souvent introduit sa solution personnelle sans en prévenir son lecteur. n pousse d'autre part le travail sur la lettre du texte, avec une prédilection pour l'histoire, ce en quoi il se singularise. Et partout dans ses gloses, celle de l'Apocalypse tout particulièrement, il distille les motifs de la réforme ecclésiale : critique nuancée des nouvelles formes de l'aliénation économique (les plaies de l'instrument monétaire, la simonie) et sociale (le désordre féodal et la privatisation des biens publics), programme de restauration morale (par une exaltation soutenue des vertus communautaires), le tout sous le patronage d'un clergé purifié de ses souillures séculaires, la chair et l'argent26• C'est précisément pour la formation de ce clergé qu'Anselme et ses collaborateurs ont posé l'amorce d'une glose complète de la Bible. Celle-ci est manifestement destinée à des clercs déjà formés, capables de situer les sources utilisées, dans des florilèges sans doute plutôt que dans le recours aux sources originales, et de jongler avec les différentes interprétations proposées pour un même texte; à ces gens ensuite de répercuter l'esprit de la glose laonnoise, d'où le rappel fréquent de l'œuvre ;'-, ·. C'est la jJtmla glo.raltlra (SMALLEY, op. Git., n. 2.3, p. 149), éditée sous le nom de« Glose ordinaire» des Psaumes (WIELOcKX, op. &il., n. x, pp. 2.2.6-2.2.7); la glose d'Anselme sur les Epltres de saint Paul est habituellement désignée sous son titre Pro ailf11'çaliom. 2.6. Je me suis expliqué sur ces motifs dans une thèse de 38 Cycle en Histoire, soutenue en 1979 à l'Université de Paris X (à paraître), sur les gloses et commentaires de l'Apocalypse au xn• siècle.
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de prédication. Or c'était là un pas d'importance majeure pour l'histoire scolaire du haut Moyen Age, et aussi pour les destinées du christianisme: tandis qu'auparavant l'enseignement de haut niveau s'épanchait avec prédilection dans l'étude des arts libéraux- en particulier ceux du discours, du bien dire-, dans l'école d'Anselme on fait de ceux-ci des préambules et la lecture puis l'interprétation de la Bible prend le dessus. Ainsi se confirme le grand passage du christianisme occidental, de la consolidation institutionnelle à l'évangélisme. Le recentrage parisien Entre Anselme et les premiers professeurs qui avouent publiquement leur dette à son égard, une quarantaine d'années s'est écoulée. Ces témoignages viennent de Paris, ville dont la prééminence s'est imposée sur les autres centres scolaires du royaume et aussi de tout l'Occident. Vers lljo-n6o, un maître célèbre, Pierre le Mangeur, regrette que ni Anselme ni son frère Raoul n'aient glosé l'Evangile de Marc 27 • Outre qu'il justifie par là sa propre intervention, il rappeJle clairement l'orientation néo-testamentaire des maîtres laonnois. Il convient aussi de l'inachèvement de leur entreprise, et surtout se comporte comme si le travail de la Glose n'avait pas progressé depuis les initiateurs. Ce qui est faux; il laisse entendre ainsi que toutes les gloses en circulation ne sont pas d'égale valeur, n'ont pas la même autorité. Il semble même que les hommages appuyés qu'on rend à Paris au travail des Laonnois s'assortissent volontiers d'une volonté de prendre de la distance. C'est au vrai à Paris que le corpus tend à se stabiliser. L'œuvre a progressé, sans nul doute. Déjà un émule d'Anselme, Gilbert dit l'Universel, clerc d'Auxerre et futur évêque de Londres (1 1z7), s'est dégagé de l'emprise du maître. On ne sait trop où il a travaillé; il porte la responsabilité de la glose du Pentateuque et des Prophètes, peut-être celle aussi des Rois, de Josué, de Ruth et de Juges 28, avec un franc succès puisque apparemment ses gloses sont reçues sans modification. L'éventail de ses sources est conforme aux habitudes laonnoises, il suit la même méthode, et pourtant on chercherait en vain chez lui les touches spécifiques qui donnaient aux travaux d'Anselme et de
2.7. A B. SMALLEY revient une fois de plus le mérite d'avoir éclairci toutes ces questions dans ses articles déjà anciens sur « Gilbertus Universalis, Bishop of London (ru8-n34) and the Prohlem of the 'Glossa Ordinaria'», dans RTAM, 7, 1935, 235 ets.,et 8, 1936,.z4et s., puis« A Collection of Paris Lectures of the later xnth Century in the Ms. Pembroke College, Cambridge, 7 », dans Cambridge Hi.rtori&al Journal, 6, 1938, 103 et s. La citation de Pierre le Mangeur est rapportée dans l'étude sur Gilbert l'Universel, p. 48. 28. SMALLEY, op. &il. ci-dessus, et « An Barly Twelfth-Century Commentator on the Literai Sense of Leviticus », dans RTAM, J6, 1969, 78 et s.
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ses proches l'allure d'un programme. Gilbert semble marquer déjà des réserves à l'égard de la Glose laonnoise. Puis vers 1145, le prince Henri, fils du roi Louis VI, rentre au monastère cistercien de Oairvaux; dans son trousseau, il apporte des livres somptueux, des gloses en particulier qui ont été fort vraisemblablement exécutées à Saint-Victor de Paris avant 113 7 : ce sont celles des Psaumes et de Paul dans la version laonnoise, celles des quatre Evangiles et des Epitres canoniques29• La sélection en soi est significative des intérêts d'un laïc de haut rang au xue siècle, destiné il est vrai à la cléricature. Cependant, on voit dans ces manuscrits à quel point la Glose était jugée incomplète : ils ont reçu dans la seconde moitié du xue siècle des additions, reportées avec le plus grand soin. Enfin, la présence d'une glose de l'Evangile de Marc, antérieure au témoignage de Pierre le Mangeur, confirme que des glossateurs opéraient indépendamment des deux maitres laonnois, mais dans le droit fil de leur tentative, bien qu'avec des options sans doute de plus en plus divergentes. Pendant au moins le premier tiers du xne siècle, des maitres ont tenté de concurrencer les gloses laonnoises, en France du Nord surtout, peut-être aussi en Italie septentrionale. Miss Beryl Smalley a pu le prouver pour plusieurs livres de l'Ancien Testamentoo. La règle est donc encore celle de la diversité. Toutefois ces indépendants travaillent selon le canevas d'origine laonnoise: ils ont sous la main un document d'origine anselmienne, et le confrontent à d'autres exemplaires, ou tel commentaire qu'ils abrègent, ils relèvent les interprétations divergentes, avec le souci
29. Ces manuscrits exceptionnels portent l'ex-libri.t du prince« Henricus regis filius», du temps donc de Louis VI, mort II37· Sans doute faut-il y distinguer deux livraisons. Il y a d'abord trois manuscrits portant 18 lignes de texte biblique à l'intérieur d'un cadre réglé pour 3 colonnes de 190/2oo sur ISO mm (col. de texte et 2 col. de glose): Montpellier, Fac. de Médecine ISS (Matth., glosé), Troyes, BM 511 et 512 (Psautier et Epîtres de saint Paul). Le Psautier Troyes sI I ressemble étrangement du point de vue formel à celui de Saint-Victor, Paris, BN lat. 14402, mais le premier est dépourvu de prologues. Une autre livraison regroupe des manuscrits à 15 lignes de texte (cadre réglé de ljSX 130 mm) : ce sont Troyes, BM 871 et 1083, respectivement M& et Lç glosés. A ceux-ci il faut ajouter Troyes 1023 bis de 13lignes pour 140X 137 mm, Jn glosé. Je n'ai pu étudier la septième glose, Troyes, BM 1620. On peut rapprocher ces manuscrits de ceux de Saint-Victor, Paris, BN lat. 14771 (Lérl., glosé), 14398 (Gm., glosée) et 14408 ( Mç). Le scriptorium de Saint-Victor semble avoir été un centre d'expériences, où l'on a peut-être fait du transfert technologique avec l'Italie du Nord; c'est ainsi qu'une disposition formelle tout à fait singulière apparait dans deux manuscrits seulement, Paris, BN lat. 14409 (XII2, Epitrcs de Paul et Matlh., de Saint-Victor) et Florence, Laur. Plut. 23.13 (XII2, Epitres de Paul, Italie du Nord, avec des gloses de Lanfranc et Berenger): la page n'est pas réglée en trois colonnes à proprement parler, mais on a dressé au centre de la page un rectangle où est inscrit le texte, et un autre rectangle de même centre la page et définit les marges. Or on possédait à Saint-Victor, très tôt, deux gloses au moms d'inspiration italienne sinon italiennes sur le plan de leur décoration (BN, lat. 14779 Ct 14786). 30. B. SMALLEY, op. çil., n. 28, et [48). Les gloses très précoces du prince Henri pourraient être comparées à celles, beaucoup plus vulgaires d'aspect, du Mont-Saint-Michel (Avranches, BM),
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d'en identifier l'auteur. Ainsi en va-t-il des gloses des épitres pauliniennes: l'uniformité de surface qui a fait classer les gloses anselmiennes sous le titre Pro Altercatione n'est qu'un leurre, elle voile des états différents31• Plus net encore est le cas de l'Apocalypse : après la glose et le commentai:t:e annexe d'Anselme, qui fixe pour des siècles les nouveaux principes de l'interprétation orthodoxe, plusieurs gloses apparaissent ici et là. Or leurs rédacteurs font retrait devant les grands desseins d'Anselme : ils conservent la nouvelle structure imposée par lui, mais écartent ses audaces réformatrices, telle sa critique de la société féodo-vassalique, substituent des extraits d'un autre commentateur à ceux du maitre de Laon32• Et dès le milieu du xne siècle, se répand une autre génération de gloses de l'Apocalypse; elle reproduit toujours la structure anselmienne, mais transmet un corps d'interprétation profondément remanié. C'est sur cet habit neuf qu'en l'espace d'un demi-siècle et plus d'autres vont polir lentement la Glose de l'Apocalypse, jusqu'au texte définitif et« ordinai:t:e ». Rien n'était donc joué à la mort d'Anselme, et surtout pas pour ses travaux les plus authentiques. En tout cas, il est curieux de noter qu'un représentant de la vieille école monastique, Pierre de Celle, peut ignorer franchement la Glose lorsqu'il compose au troisième quart du siècle un commentaire du livre de Ruth33. L'heure de la première cristallisation sonne à Paris, au milieu du xue siècle. Le témoignage le plus net en serait la provenance des manuscrits les mieux soignés, qui arborent les caractères formels les plus nets et rigoureux : ils émanent sinon de l'atelier, du moins de la bibliothèque de l'école la plus prestigieuse d'alors à Paris, celle des chanoines de Saint-Victor34• Il y a ensuite l'intervention personnelle d'un personnage de premier plan, Pierre Lombard, qui enseigne à Paris dans les années 1140-1150, avant d'être évêque de la métropole capétienne en II 58. De prime abord, il brouille le jeu, lorsqu'il impose sa glose personnelle du Psautier et des Epitres pauliniennes; il supplante immédiatement les gloses d'Anselme dans la faveur des écoles. Mais l'œuvre d'Anselme poursuit son chemin, on la recopie au xn~ siècle dans les Bibles glosées. Et pour éviter tout malentendu, les copistes prennent soin de livrer les gloses du Lombard en forme de commentaire continu, et non pas en 31. Les gloses Pro altercalioM de Troyes, BM 512 et Paris, BN lat. 14409, bien qu'originaires probablement du même atelier, présentent l'une par rapport à l'autre des variantes dans le choix des sentences pour Il The.rs. 32. Voir l'étude mentionnée n. z6. Le bénéficiaire de la discrète mise à l'écart d'Anselme a été un temps le commentateur Bérengaud, un auteur totalement inconnu parce que jamais étudié de près, et qui, à mon avis, travaille en même temps qu'Anselme, sur une documentation proche, mais avec des orientations analogues à celle de Rupert de Deutz. H· Commenlaria in Rlith, ed. G. de MARTEL, Turnhout, 1983 (CC, Continuatio Medievalis, 54)· 34· Le fonds de Saint-Victor se trouve conservé principalement à la Bibliothèque Nationale de Paris.
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marge et entre les lignes36• Or le même Pierre Lombard canonise la Glose de la Bible sitôt qu'il vient à la citer dans son Livre des Sentences, qui devient le manuel de base de l'enseignement théologique jusqu'au XVIe siècle. Grâce à lui, et surtout par le poids de son émule Pierre le Mangeur, chancelier de Paris de n68 à II78, la Glose entreprend une longue carrière de manuel fondamental d'exégèse biblique, entre les mains des professeurs et étudiants de Paris, et peu à peu à travers toute l'Europe. Il a fallu pour atteindre ce succès mérité qu'on choisisse une glose parmi d'autres pour chaque livre de la Bible; dans la foulée, on aura sans doute sélectionné une édition particulière, qui permet aux maitres parisiens du dernier quart du xr:re siècle de donner leurs références en localisant les citations choisies, en « interlinéaire » ou en « marginale ». Et certainement les professeurs auront-ils été conduits à faire choix d'une version particulière du texte biblique; mais le temps n'est pas encore à l'établissement d'un texte parisien, puisqu'à la fin du siècle, on se borne à admettre que le texte du Lombard, pour les épitres de saint Paul, est « plus correct » que les autres 38• Toujours est-il que devenue« parisienne», la Glose se dépouille; on l'expurge au minimum nécessaire, on attend d'elle qu'elle livre les interprétations admises par le groupe des professeurs qui préside aux destinées de l'école de Paris, et bientôt à celles des universités. Quand dans le dernier quart du xne siècle l'usage s'établit à Paris, et ailleurs, de commenter la Bible tout entière dans l'ordre suggéré par saint Jérôme, les meilleurs des professeurs, un Pierre le Chantre, un Etienne Langton, ne font ni plus ni moins que gloser la Glose37•
Le succès définitif : l'abolition des différences L'histoire de la Glose n'a pas pris fin avec son introduction dans l'enseignement. Un lent polissage s'est poursuivi, que révèlent les manuscrits ; on ratisse les dernières herbes folles, et on procède à des additions bien pesées, tout en menant un travail critique sur le texte de la Glose. Cela s'est fait à coup sûr dans un même centre, puisque tous 3S· Après la Glose ansehnienne des Psaumes, Gilbert de La Porrée a publié ce qu'on appelle la mstlia g/osal111'a, jusqu'à ce que Pierre Lombard compose la magna glosalll1'a, entre II48 ~t IIS9· Gilbert et Pierre firent de même pour les Epltres pauliniennes. Les questions de DUse en page de ces « gloses » ont été récemment étudiées par Christopher de Hamel, dans un article à paraître. 36. « Smptllri.r t/iço fœti.t », vel « san&lis », sitt~l 1Bgil117' in libro ltmbartli qNi torr~clior cetlri.t mtlit117' e.m (Paris, BN lat. 14443, f. zs s r" b). 3_7· Les commentaires des maltres parisiens à la fin du siècle, notamment dans le cercle de Pterre le Chantre, renvoient toujours à la Glosa qu'ils citent par ses tituli, c'est-à-dire les premiers mots de chaque sentence.
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les manuscrits de la Glose au milieu du xxne siècle, le terme ultime, présentent un nombre minimal de variantes d'un bout à l'autre de l'Europe: à Paris sans doute, bien qu'on produise des copies de la Glose partout. Le prestige de la Glose à la fin du xue siècle faisait d'elle un instrument indispensable. Et lorsque de pieux laies revendiquent le droit à prêcher l'Evangile en II79, le pape fait savoir que doit être prohibé tout enseignement de la Bible« sans glose »38• Les disciples de Valdès comprennent si bien l'avertissement qu'ils se munissent immédiatement d'un certain « livre écrit en français, qui contient le texte et la glose du Psautier ainsi que de plusieurs livres de l'Ancien et du Nouveau Testament »39• De ce livre, il ne reste aucune trace; c'est que la Glose est demeurée l'apanage des savants, leur bien propre et collectif. Texte scolaire, elle le demeure parce qu'elle appartient au ciel de l'abstraction, apparemment sans date ni lieu. Pourtant il faudrait bien l'adapter aux nouvelles réalités de la fin du xne siècle. Or l'évidence massive est déconcertante. Ainsi manquait-il encore une glose pour le livre des Maccabées; on combla la lacune, dans les dernières décennies du siècle, en recopiant très fidèlement le commentaire d'un vieil ancêtre, Raban Maur (xxe siècle), éclaté avec habileté en gloses marginales et interlinéaires40• Entre les salles de cours, et la Palestine où les Croisés rassemblaient leurs dernières forces pour conserver quelques arpents de terre, l'abime est affligeant; on semble se refuser à exploiter la Bible pour traiter de situations contemporaines. Pourtant, dans ces écoles où l'on forme les futurs administrateurs de la chrétienté, les écrits au moins du Nouveau Testament ne peuvent manquer de soulever des questions. Les gloses en livrent quelques rares indices. Quelques maitres anonymes, mais d'assez grande réputation pour édicter leurs additions dans la Glose, permettent de soulever le voile. Ces manipulations ultimes s'exercent plutôt sur la partie du Nouveau Testament la plus anciennement glosée; la glose de Marc, plus récente, était sans doute considérée comme satisfaisante. Quelle que soit l'origine de ces additions, leur adoption par la communauté des 38. Cf. B. BoLTON, « Poverty as Protest : sorne Inspirational Groups at the Tum of the xnth Century », dans Thl Church in a Changing Society, Uppsala, 1978, pp. z8-32. 39· Walter MAP rapporte que des disciples de Valdès utilisaient un libnun... lingua constriptum gal/ica, in IJ1IO textus et glosa psalterii plurimorumque legis utriusque librorum continebantur (MGH, SS., XXVI, 66). 40. Le manuscrit Paris, BN lat. 17204 pourrait être le prototype de la glose de Mace.; écrit à Paris vers 1210 (P. Stimemann), il a appartenu à la chancellerie de Paris (f. 164 v<>). A la suite des gloses de 1-IV Rois, Chr. et Esd., on trouve celle de Mace., sous le titre Incipit expositio rabani mauri in libro machab. (PL, 109, 1 12 s ets.), avecles deux lettres dédicatoires de Raban; dans les manuscrits postérieurs on a supprimé les titres du commentaire et des lettres. De plus un annotateur contemporain a soigneusement collationné ce manuscrit sur un exemplaire de Raban. Toutefois on rencontre quelques rares gloses interlinéaires qui sont étrangères à Raban, mais sont empruntées à Remi (cf. 152 ro).
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savants date du dernier tiers du xne siècle, sinon du début des années 1 200. On y perçoit quatre tendances, à peine esquissées. La première pousse à garantir la réception universelle de la Glose; le signe en est l'évanouissement des dernières traces caractéristiques de l'école d'Anselme. Un exemple suffit: une sentence est substituée à une autre, tout à fait anselmienne, qui donnait une définition extensive de la prophétie; il paraît au contraire prudent de limiter et de contrôler étroitement le droit de quiconque, chrétien ou païen, à prophétiser, à lire et à dire les desseins de Dieu41• On reconnaît là une tactique bien éprouvée des clercs pour sauvegarder leur privilège de la parole et du sens. De la même orientation procède opportunément un ajout à la Glose de saint Jean (Jean xo, 11-12): on y rappelle que le ministère épiscopal est indépendant de la qualité de vie de celui qui l'exerce. On conforte ainsi la hiérarchie ecclésiastique dans son pouvoir d'ordre, dans la droite ligne qui mène au Concile de Latran N ( 121 5) et accroît le rôle des administrations épiscopales42• Troisième addition révélatrice, celle qui souligne l'accord et l'identité profonde en matière de morale entre la loi naturelle et la loi du Christ'3; c'est le signe d'un nivellement de la conscience historique, et une porte s'ouvre à l'aristotélisme du xme siècle. Enfin, une péricope évangélique a donné lieu à d'intéressants développements, c'est l'entretien des Pharisiens avec le Christ sur le divorce (Mat. 19, 3 et s.). Vers 1200 on précise qu'il ne saurait y avoir de lien matrimonial entre parents (propinquos) sauf s'ils ignorent leur parenté; la règle canonique était bien connue, mais ce rappel pourrait être une allusion timide au trouble qui a pu saisir les maîtres parisiens lors des problèmes matrimoniaux de Philippe-Auguste, qui venait de répudier la reine Ingebourge44• Passé le cap de 1 zoo, la Glose entre dans une dernière phase de 41. Cf. Paris, BN lat. 17233 (XII2), f. 7 v<> a, glose de Matth. 1, u-23 : Prophetia a/ia ex presûentia et ber est immutabilis... Alia ex iuditio operum. et ber solet mutari... Que est ex pre.rcientia alia impletur solummodo operatione Dei... , alia impletur hominum administratione ... , à comparer avec celle qu'a éditée Dom O. LorriN, dans RTAM, r;, 1946, p. 193. Au terme de l'évolution, on ne trouve plus que la sentence Prophetia signum est prescientie Dei (par exemple, Paris, BN lat. 11966, f. 9 v<>, vers uoo). 42. La glose Pastor nomen est officii, sicut etiam episcopu.t. Epi.tcopu.t etsi male vite fuerit, /amen vere e.tt api.tcopu.r... est absente de tous les manuscrits avant le troisième qurt du xn• siècle; on ne la rencontre pas encore dans les additions faites à Troyes, DM 1023 bis, mais un copiste l'a introduite dans le Paris, BN lat. 643, f. 34 bis v 0 a (XIP, Normandie). 43· Sur Matth. 19, 9, Doctrina Chri.tti naturali legi concordat quia est tempus perfectionit (add. du XIII1 , qu'on trouve par exemple dans Paris, BN lat. 621, XIII1 , Cath. de Narbonne, f. 31 rob). # Ce pourrait être le sens d'une glose introduite dans Paris, BN lat. 17233, f. 45 cO a (d'une main d'env. uoo) : Ad hoc ut alia ducatur vivente prima, hoc nu/li modo lice/. Si dicatur q,uia qui duxit propinquam pote.tt il/am dimittere et aliam ducere, n.tpondetur quia non e.tt matrimonium znter propinquos nisi sint ignorantes quod fuerit propinquitas inter ip.ros. Ce qu'on rapprochera d'une glose plus anodine encore, l'addition Si ancilla libero vel servu.r libere supponitur, conjugium non reputa/ur postquam delectum fuit, .tic et de consanguineis (sur Matth. 19, 9, entre autres manuscrits dans Paris, BN lat. 172.34, f. 74 v 0 c (XIIP)), et BN, lat. 621 (Xliii), f. 31 cO a).
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cristallisation. On entreprend de corriger les manuscrits, d'en élaguer les fautes; on en scelle le texte, au point qu'un jour un copiste, surpris de n'avoir à transcrire sur une page aucune glose marginale, se sent tenu à signaler qu'il n'y a « aucune glose dans cette marge »45• Les différences d'un manuscrit à l'autre s'estompent; de cette mise au pas, les manuscrits de l'Université de Paris témoignent abondamment. Les derniers aménagements portent sur le nombre et l'ordre des prologues dont chaque livre de la Bible est normalement assorti. Des fluctuations régionales persistent, qui rendent le classement des gloses extrêmement délicat, mais on tend à l'uniformité. Vers I2.20 est introduit un nouveau prologue en tête de la Glose de l'Apocalypse; on l'a faussement attribué à une figure marquante des années 1 140, Gilbert de La Porrée parce qu'on ne veut prêter qu'aux riches 46 • Sans doute est-ce seulement au milieu du xme siècle qu'on a ajouté un troisième prologue au livre des Maccabées 47 • Du moins ces derniers apports n'apportent-ils plus rien au sens; ils se contentent de préciser la structure rhétorique du livre en question. On voit là l'usure d'un travail séculaire, et c'est peut-être celle qui affecte l'exégèse biblique tout entière au xme siècle; à cette époque, l'enseignement de la Bible n'a cessé d'animer les écoles. C'est le siècle de la synthèse doctrinale, des grandes Sommes théologiques : celles-ci se reposent sur la Glose, y renvoient par nécessité, mais ne s'en inspirent pas. Les tergiversations des maîtres, que laissent percevoir les mouvements incessants de la Glose de la Bible entre la fin du XIe siècle et le début du xme, incitent désormais à la prudence, et aussi à des travaux plus attentifs; relue dans une durée longue, la Glose s'avère riche d'enseignements sur les objectifs poursuivis par les intellectuels de l'Europe occidentale en un temps de mutation. Elle mérite beaucoup plus que ce survol; et vers l'aval tout d'abord, puisque son existence ne trouve pas sa fin au xiiie siècle. C'est ainsi qu'un Martin Luther écrivant son célèbre Commentaire des Psaumes (1513), avait à cœur de le composer selon la forme de la Glose, marginalement et entre les lignes d'un texte imprimé sur une colonne étroite. Ainsi faisaient encore plusieurs de ses contemporains. Mais outre cette survie curieuse d'une forme spécifique, on manque cruellement d'études sur l'utilisation réelle de la Glose à la fin du Moyen Age; de même faut-il se demander si au xme siècle les meilleurs des théologiens en étaient vraiment des disciples libres, ou des esclaves. Qu'y a-t-il de neuf dans l'exégèse biblique de saint Thomas d'Aquin? La Glose paraît bien s'étioler dès la seconde moitié du 45. Paris, Mazarine 117 (XIP, Italie), f. 47 r" ç, 46. li s'agit du prologue Omnes qui pie 11olunl IIÎ1161'1. 47· En addition dans Paris, BN lat. IF04, f. 125 v" et dans BN lat. 17207 (vers 1220, Sorbonne), f. 3 v" : Mathabeorum Jibri duo prenotanl pre/ia inter hebreorum dmes gentemque persa-
rum ... horlabalur ad g/oriam passionir.
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xme siècle; mais s'agit-il d'une désaffection, ou d'une banalisation? Et en amont, les pistes ouvertes dans ces pages requièrent d'autres travaux, consacrés à chaque livre biblique. Une information partielle m'autorise à dire que la Glose laonnoise a apporté un sang neuf, récupérant toutes les forces vives d'une réforme ecclésiale qu'on a désirée et mise en chantier autour d'Anselme. Mais que voulaient réellement les autres acteurs de la Glose, et les pionniers du xre siècle, quel message espéraient-ils transmettre, c'est un enjeu qu'il faut encore affronter. Guy
LOBRICHON.
4 La concordance verbale des Ecritures
Parnù les nombreux instruments de travail produits au xme siècle pour l'étude, l'enseignement et la prédication, la concordance verbale des Ecritures est non seulement l'un des tout premiers nùs en œuvre, mais probablement le plus important. La concordance était une solution, créée délibérément, aux besoins des théologiens latins : ils cherchaient en effet un dispositif qui leur permît de disposer sous une même vedette tous les usages d'un mot ou d'une expression dans les Ecritures. La concordance biblique répondait spécifiquement à un besoin immédiat; elle n'a pas évolué à la longue, mais a été inventée et perfectionnée grâce à de judicieux remodelages et réajustements réalisés en moins de cinquante ans; elle s'est largement et rapidement répandue en Europe, parce qu'elle a été diffusée par les « libraires » ( stationarii) des universités. Bien que le principal mécanisme qu'elle emploie, c'est-à-dire la nùse en ordre alphabétique, ait été connu des Grecs dès le second siècle avant Jésus-Christ, c'est la concordance verbale latine qui a servi de modèle aux prenùères concordances avec la Septante grecque en 1300, et avec l'Ancien Testament hébreu en 1438-1478. Pour maîtriser cette tâche qui consistait à extraire et à disposer en ordre alphabétique les quelque 1 oo ooo occurrences dans les Ecritures de près de 1 o ooo mots, les compilateurs de la concordance verbale effectuèrent le même travail que leurs descendants directs, les inventeurs de l'ordinateur numérique, outil qui permet de compiler les concordances les plus modernes. Il existait au Moyen Age trois concordances verbales latines -c'est-àdire des concordances de mots, verba, par opposition aux concordances
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de sujets. Toutes trois ont été produites par les Donùnicains de Paris, entre les dates approximatives de 12.35 et 12.85. La première concordance verbale des Ecritures est celle qui commence par A, a, a. Je. I. c., Xliii. d., Eze. lili. f. .. , et se termine par Zorobabel... Luc. Ill.f Elle a été produite au couvent dominicain de Saint-Jacques à Paris, et il en reste des ébauches dans des reliures de livres de SaintJacques faites au xve siècle. Hugues de Saint-Cher semble avoir dans une certaine mesure participé à la concordance dite de Saint-Jacques. Le témoignage le plus ancien en est celui de Tholomée de Lucques, vers 131 5 : selon celui-ci, Hugues « a conçu, avec ses frères, la première concordance de la Bible ». Il est impossible de dire s'il a simplement été l'instigateur du projet, ou s'il y a activement participé, et s'il l'a vu réaliser ou non. Hugues a occupé pendant six ans l'une des deux chaires de théologie à Saint-Jacques, de 12.30 à 12.35. Pendant cette période, en plus de l'enseignement qu'il dispensait, il a produit des pastilles sur toute la Bible, probablement avec l'aide de ses frères dominicains. Il semble peu probable que la première concordance ait pu être achevée dès 12.30; cependant le projet devait être sinon achevé, du moins bien entamé dès 12.3 5, date à laquelle a pris fin le lien officiel de Hugues avec Saint-Jacques. Deux des copies de cette concordance peuvent être datées avec certitude de 12.40 au plus tard. Depuis bon nombre d'années, les spécialistes de la Bible ébauchaient les travaux préliminaires menant à une concordance verbale, cela peutêtre sans qu'ils aient eu cette fin particulière à l'esprit. Dans les écoles, on accordait pour l'étude de la Bible une grande importance au sens - littéral ou allégorique - de chaque mot en particulier; et l'un des moyens de discerner ce sens était de comparer l'usage du mot dans tous les passages des Ecritures où l'on pouvait le trouver. A la fin du xiie et au début du XIIIe siècle, les maîtres en sacra pagina à Paris incluaient fréquemment dans leurs gloses une table de références à des passages parallèles, qu'on appelait parfois concordantia. Leur inclusion dans la glose était un substitut peu pratique en l'absence d'ouvrages ne s'occupant que de concordance; et bientôt des collections spécialisées commencèrent à apparaître. Il est possible que certaines d'entre elles soient nées d'une extrapolation de ces gloses; d'autres cependant étaient des créations nouvelles, comme les collections de « distinctions » ( distinctiones), listes de mots classés par ordre alphabétique et accompagnés, pour chacun, d'une sélection de passages bibliques illustrant les sens figurés du mot : c'était là une pratique courante au début du XIIIe siècle. La concordance verbale complète de la Bible était cependant une tâche colossale, qui pour être menée à bien exigeait la main-d'œuvre et la concentration des Dominicains sur la Bible. Malgré le rôle directeur d'Hugues de SaintCher, la concordance est une production collective essentiellement anonyme, pour un public non spécifié, comme un autre document
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dominicain de l'époque le précise :«Les Frères prêcheurs ont compilé cet ouvrage pour l'usage de nombreuses personnes. » Les Frères de Saint-Jacques réussirent à résoudre deux problèmes cruciaux en réalisant cette concordance, soit celui d'un système de références, et l'autre, technique, du regroupement et de la mise en ordre des mots et références. Celui du système de références, ils l'ont résolu en partie en adaptant un état antérieur et en partie en innovant. Un système de division des livres de la Bible en chapitres avait déjà été élaboré; relativement pratique, il permettait, de par son caractère rationnel et standardisé, de remplacer les différents systèmes, souvent illogiques, qu'on peut trouver dans les Bibles avant le xure siècle. On attribue traditionnellement ce nouveau système de division par chapitres à Etienne Langton. Dans les années 1.2.30, les nouvelles divisions par chapitres, existant dès 1.2.03, avaient été largement acceptées à l'Université comme système uniforme. Leur adoption par les Dominicains pour leur concordance biblique, en plus de leur utilisation dans la nouvelle Bible dite « de Paris », fut en quelque sorte la sanction officielle qui assura la survie jusqu'à nous de ce nouveau système, certes avec quelques modifications, mais mineures. Ce n'est qu'au xvre siècle que s'effectuera la division des chapitres en versets. Néanmoins, les Dominicains de Saint-Jacques ont conçu une technique utile de référence à la place relative d'un mot dans un chapitre donné : cela en divisant mentalement le chapitre en sept parties, chacune étant désignée par l'une des sept premières lettres de l'alphabet, de A à G. Quant à la seconde question, c'est-à-dire les mécanismes suivis par un groupe de savants pour compiler leur concordance, elle est moins évidente. Il ne reste aucune trace écrite du stade initial de l'extraction et de la compilation; cependant plusieurs fragments de l'étape suivante subsistent, c'est-à-dire la première concordance à l'état de brouillon. De toute évidence, une fois que les mots et leurs références avaient été regroupés, les compilateurs les disposaient sur des cahiers séparés, selon un ordre alphabétique approximatif, chaque cahier étant consacré à une section donnée de l'alphabet. Cinq de ces cahiers peuvent être reconstitués, certains partiellement, d'autres en entier, à partir de fragments retrouvés dans des reliures de manuscrits de Saint-Jacques faites au xve siècle. Chacun est écrit d'une main différente; ils couvrent respectivement les mots commençant par St-, Ta- à To-, tous les U-, et sur deux cahiers séparés une partie des mots en V-. Grâce à tout cela, on peut mieux comprendre le processus de compilation. Il existe évidemment au moins un stade précédant cette ébauche, celui de l'extraction des mots et de l'annotation à chaque fois qu'un mot réapparaît, les articles consacrés à chaque mot ou groupe de mots étant enregistrés à part, probablement sur des feuilles volantes. Puis vient l'étape qu'on connaît grâce à nos fragments de cahiers, où chaque
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compilateur se voit confier la responsabilité de classer par ordre alphabétique une partie donnée de l'alphabet. Il est peu probable qu'une autre étape soit intervenue entre la compilation de ces cahiers et la concordance à l'état final. Il suffisait d'organiser les cahiers par ordre alphabétique, en tenant compte des indications de changement, et d'en faire une bonne copie. Ce processus, pour l'époque comme à la nôtre, est une merveille d'organisation de la main-d'œuvre. Des quelque 2 5 manuscrits de la Concordance de Saint-Jacques encore existants, tous sauf deux datent du milieu du xnxe siècle, et tous se ressemblent étonnamment. Ecrits sur cinq colonnes par page, de 46 à 6o lignes par colonne, ils sont sobres, sans rubriques ni décoration, et ce sont de petits volumes portatifs, d'environ 30 cm sur 20. Ils semblent avoir été pour la plupart produits dans l'Ordre dominicain, peut-être même à Saint-Jacques. Les possibilités d'usage de cette concordance étaient cependant limitées, du fait que les mots y sont simplement énumérés, sans indication de leur contexte biblique. La seconde concordance verbale, dite « concordance anglaise », a tenté de corriger cette omission en donnant pour chaque mot le contexte intégral. Elle commence par A, a, a. Jerem. I. b., A a A domine deus ecce nescio loqui quia puer ego sum. Il ne s'agit pas d'une simple révision de la Concordance de Saint-Jacques; en effet presque toutes les entrées de mots contiennent des références à de nouveaux passages de la Bible. De plus, des entrées ont été ajoutées, d'autres supprimées, ou réorganisées. La Concordance anglaise était donc, sans doute, une entreprise originale, qui avait demandé des efforts considérables, si ce n'est la réitération complète des travaux effectués par les Dominicains de Paris. On ne connaît pas avec précision la date de cette Concordance anglaise; Simon Bertherius, écrivant en qoo, dit que l'œuvre a été composée «vers l'an 1252 »,mais on ne connaît pas la source de cette affirmation. Notre seule certitude, c'est qu'elle a été composée après la Concordance de Saint-Jacques, et avant la troisième version, ni l'une ni l'autre n'étant précisément datées. On attribue la Concordance anglaise à trois dominicains de ce pays; en réalité un seul, Richard de Stavensby, peut être associé de façon certaine à cette œuvre. Son nom figure au titre de celui qui a « parfait», ou« complété» une lettre à la fin de plusieurs sections dans les manuscrits de cette œuvre qui nous sont parvenus. On peut ainsi lire : « Ici prend fin la lettre A, perfectionnée par Frère R. de Stavensby », ou« ici prend fin la lettre N, complétée par Frère Richard de Stavensby ». Il s'agit peut-être de Richard de Stavensby, frère de l'évêque de Coventry, qui a amassé des bénéfices ecclésiastiques dans le diocèse de Lincoln durant les années 1220, et qui a pendant peu de temps rempli l'office de trésorier de Lichfield vers 1230-1231; cependant rien ne prouve que ce Richard soit jamais devenu dominicain, ou qu'il soit même allé à Paris. Cette
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identification reste donc hypothétique. Le dominicain Jean de Darlington, conseiller et confesseur de Henri ill et par la suite archevêque de Dublin, est associé à cette Concordance par une source anglaise anonyme, qui fait de lui le seul compilateur de l'œuvre : « C'est par les études et par l'industrie de Jean qu'a été éditée cette vaste concordance, qu'on appelle la Concordance anglaise. » Cette déclaration est répétée, presque mot pour mot, dans diverses chroniques anglaises du début du xxve siècle. Ce n'est qu'au début du xvxe siècle qu'on trouve une mention d'un lien entre un certain Hugues de Croydon et la Concordance anglaise. Ce personnage par ailleurs inconnu y est associé au nom de Richard de Stavensby. En tout cas, les chroniques et les manuscrits encore existants s'accordent sur un fait : les compilateurs étaient anglais. Ils ont effectué leurs travaux à Saint-Jacques, à Paris, et non pas en Angleterre. Les parties de la Concordance anglaise qui proviennent de la bibliothèque de Saint-Jacques sont presque certainement des fragments d'un original de qualité. C'était au départ un manuscrit de plusieurs volumes dont quatre seulement existent encore: ceux qui comportent les lettres A-B, M-0, 0-P et T-Z. Il devait y avoir à l'origine au moins trois autres volumes, peut-être même quatre. C'est récemment qu'on a admis qu'il n'existe aucune copie connue de ce texte. En revanche, il en existe divers abrégés ou condensés. On pensait couramment que la Concordance anglaise avait donné naissance à la Concordance latine moderne; ce fut en fait l'échec d'une ambition. Richard de Stavensby et ses assistants avaient choisi de donner une phrase presque complète de contexte pour chaque référence, ce qui rendait la Concordance anglaise trop longue pour être pratique. Ses abrégés et dérivés sont assez peu nombreux pour démontrer qu'elle ne pouvait pas remplacer de façon satisfaisante la Concordance de Saint-Jacques; mais leur nombre est assez important pour nous montrer qu'on désirait remplacer celle-ci. La forme sous laquelle la concordance verbale de la Bible fut le plus largement répandue, à partir de la fin du xxxxe siècle, ne fut ni l'une ni l'autre des deux versions précédentes; on leur substitua une troisième compilation. Cette troisième Concordance est conservée dans 8o manuscrits au moins, dont la majorité a été copiée à Paris de xz8o à 1330 environ. Cette version ne tombe pas dans l'écueil des deux extrêmes, platitude et prolixité, qui caractérisent les deux œuvres précédentes. Comme Stavensby et les autres, ses compilateurs se sont rendu compte qu'il fallait citer chaque mot dans son contexte; mais à la différence de leurs prédécesseurs, ils ont limité la longueur du contexte à des proportions raisonnables. Un paragraphe d'introduction commence par Cuilibet volenti requirere concordantias in hoc libro; le corps du texte commence par A a a. ]er. 1. a. domine deus ecce nescio /o., et se termine par Zelpha. Gen. XXX. b., Sentiens Lia q11od parere desiisset, Zelphas ancillam Sllam
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marito tradidit. Cette troisième concordance n'est pas une révision de la Concordance anglaise. En effet ses compilateurs semblent n'avoir fait aucun usage du travail des Dominicains anglais. Ils n'ont pas davantage adopté comme base unique la Concordance originale de Saint-Jacques, se contentant d'ajouter un bref contexte à chacune des références qui était donnée là. Lorsqu'on la compare avec les deux versions antérieures, la troisième Concordance présente des variantes nombreuses; elle inclut des références et même des entrées de mots qu'on ne trouve pas dans les deux autres. De plus, l'ordre alphabétique adopté par cette troisième Concordance n'est pas équivalent au classement par ordre alphabétique des Concordances précédentes, et ne l'améliore pas non plus comme on pourrait s'y attendre si elle dépendait de l'une ou de l'autre; elle est même, d'un bout à l'autre, plutôt moins méticuleuse dans son classement que ses prédécesseurs. En résumé, comme la Concordance anglaise, la troisième Concordance semble constituer une répétition partielle ou totale des efforts déjà réalisés. C'est la troisième Concordance qui survit, un peu modifiée, dans la Concordance latine moderne. Et bien que la première édition imprimée de cette troisième Concordance, celle de Mentelin, conclue que« s'achèvent ici les Concordances de Frère Conrad d'Allemagne >>, aucun des manuscrits existants ne porte la moindre mention d'auteur. La troisième Concordance, tout comme la première, était plutôt un projet collectif des Dominicains de Saint-Jacques. La troisième Concordance existait déjà en 1275, car elle apparait dans le catalogue d'un« libraire» parisien de l'époque : « en outre, des Concordances, 108 pièces» (Item concordantiae... c pccias ct viii). Le libellé ne permet pas de distinguer de quelle Concordance il s'agit, mais nous savons que ni la Concordance de Saint-Jacques, ni l'anglaise n'étaient disponibles en peciae, c'est-à-dire en« pièces », ou cahiers loués séparément. On sait que des manuscrits de la troisième version étaient divisés en 108 pcciac; cette dernière version est sans aucun doute celle que mentionne la liste de 1275. En outre, une copie de la troisième version, produite probablement par un « libraire », a été offerte en legs à la Sorbonne par Etienne d'Abbeville en IZ88. La troisième Concordance a donc dû être compilée après la Concordance anglaise - il est fort peu vraisemblable que Stavensby aurait entrepris son travail si une Concordance satisfaisante existait déjà -, et avant IZ75· Nous ne savons pas si la troisième Concordance était ou non disponible en pcciac avant cette date, ni combien de temps elle l'est demeurée; toutefois elle est disponible de nouveau dans le seul autre catalogue conservé d'un « libraire » à Paris, en 1304. Le modèle de ce libraire était divisé en 108 pcciae de six pages. Des marques de pecia sont visibles sur un certain nombre de manuscrits de la troisième Concordance. Bien que de dimensions importantes, la Concordance était normalement copiée en un seul volume. Les manuscrits
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copiés sur les modèles des libraires sont d'une présentation remarquablement uniforme. Tout comme la Concordance de Saint-Jacques était rédigée sur cinq colonnes, la troisième version est presque invariablement disposée sur trois colonnes de 62. à 66 lignes, avec titre courant. Quand elle est décorée, l'initiale C du prologue contient fréquemment une représentation de la Vierge à l'Enfant. Bien que la première Concordance, celle de Saint-Jacques, soit du format portatif qui caractérise les livres des Mendiants au début du xn1e siècle, la troisième Concordance est un livre de taille, en général d'au moins 40 sur 30 cm, et de 400 feuillets. Les propriétaires ne la transportaient sans doute pas avec eux. Au début, la diffusion des Concordances dominicaines a été lente. L'original, la Concordance de Saint-Jacques, fut apparemment créé dans l'intention de répondre aux besoins des étudiants et maîtres de SaintJacques. Il en reste quelque 2. 5 copies. Cependant, à toutes fins utiles, on peut dire que la concordance verbale de la Bible n'était pas connue en Europe avant la publication de la troisième Concordance par les « libraires >>. Celle-ci doit sa vaste diffusion - il en reste So copies - et une bonne part de son impact à la fin du siècle au fait qu'elle était disponible en peciae. La troisième Concordance était assurément un livre de luxe; et sa diffusion peut être associée à une catégorie particulière d'ecclésiastiques, les riches prélats; par exemple, elle faisait partie de la panoplie de manuels coûteux que possédaient les prélats de la cour pontificale en Avignon. On s'en rend compte et d'après la provenance et d'après l'aspect des copies qui nous restent. Ce sont souvent des volumes magnifiques, dont l'aspect est en contraste, d'une manière remarquable, avec les manuscrits de manuels scolaires et de traités à l'usage des prêtres de rang ordinaire. Les manuscrits de la Concordance sont souvent soigneusement rédigés, sur parchemin de bonne qualité, et portent à l'occasion les notes d'un correcteur avec des initiales décorées et même historiées; on y fait un large usage de la feuille d'or. Bref, ce sont de toute évidence des livres coûteux. Le fait est que même en faisant abstraction de ce luxe, la reproduction des Concordances était certainement onéreuse, en raison de leur longueur et de la précision exigée du scribe. Néanmoins, malgré les limites inhérentes au coût de ces ouvrages, les Concordances eurent une influence profonde sur les autres instruments de travail, sur la littérature exégétique et sur celle des sermons dans la seconde moitié du xxne siècle et par la suite. Leur rôle principal fut peut-être d'aider à la rédaction des sermons; et bien qu'il soit impossible d'évaluer l'ampleur de ce rôle, on en trouve de nombreux indices et dans les manuscrits des Concordances et dans le contenu des sermons de la fin du Moyen Age. Vers 1340, divers manuels à l'usage des prédicateurs présupposent que le prédicateur dispose d'une Concordance pour préparer ses sermons. De toute évidence, les prédicateurs, en
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particulier l'élite de ce groupe, ceux qui avaient une formation universitaire, employaient la concordance verbale comme outil pour leur prêche : ils l'avaient empruntée, ou utilisaient des copies appartenant aux établissements religieux, ou l'avaient achetée personnellement. En résumé, l'apparition de la première Concordance est un phénomène important, car elle a répondu aux besoins des théologiens en quête d'un outil qui rassemblerait en un seul lieu toutes les utilisations d'un mot ou d'une expression donnés dans les Ecritures. Le besoin de cet outil s'est fait sentir à la fin du xrre et au début du xrrre siècle. TI n'y avait cependant aucun moyen pratique de reproduire cet outil, et à en juger au nombre de copies qui nous restent, il a eu peu d'influence en dehors de l'Ordre dominicain. La Concordance anglaise, loin d'être l'ancêtre de la concordance moderne, était pratiquement inconnue au Moyen Age. Le véritable ancêtre des travaux modernes est la troisième Concordance, produite par les Frères de Saint-Jacques au xrrre siècle. Il faut aussi remarquer qu'elle n'est pas apparue soudainement et dans sa pleine maturité en 123 5-1240. Au contraire, la concordance verbale s'est développée d'essai en essai, chacun constituant un effort de perfectionnement de cet outil, pour l'usage de la communauté théologique et pastorale, et elle a culminé dans la concordance qui figure dans le catalogue des libraires de 1275. C'est cette autre invention du xme siècle, la publication en peciae, qui a garanti à la Concordance son rayonnement et lui a permis de devenir un instrument classique de référence pour le Moyen Agel. Mary A. et Richard H. RousE. Traduit Je l'anglais par Bruno Lobrichon et Philippe BuÇ.
r. Pour la bibliographie, voir les n°8 [~ I-531·
5 Les traductions bibliques · l'exemple de la Grande-Bretagne
On peut parler d'une présence de civilisation chrétienne en GrandeBretagne bien avant la conversion des Barbares anglo-saxons au vx8 -vn8 siècle. Une chrétienté celtique, peut-être originaire du second siècle de l'ère chrétienne, était en tout cas suffisamment structurée au début du xve siècle pour envoyer au Concile d'Arles (3 14) une délégation épiscopale. Au vxe siècle, âge des saints celtiques de Grande-Bretagne en pleine période d'expansion de la colonisation anglo-saxonne, les traditions chrétiennes celtes d'Irlande s'implantent en Ecosse, de leur côté. Le nom de l'lie d'Jona est la réplique hébraïque du nom de saint Columba qui y établit son monastère en 563 et rayonne sur la côte d'Argyll, puis chez les Angles de Northumbrie. Des indices textuels et toponymiques attestent la circulation de traditions bibliques qu'on peut parfois considérer comme vernaculaires1• Dans le domaine anglais proprement dit, postérieurement aux invasions barbares, les documents vernaculaires préservés sont en vieil anglais - ensemble de dialectes anglo-saxons implantés en GrandeBretagne à partir du ve siècle et en moyen anglais - transformation du vieil anglais au contact des Normands après la Conquête de xo66. Les types de texte représentés suivent les hasards de cette préservation, conditionnée par les siècles, les guerres et les conflits de domination x. M. M. LARÈs, « Toponynùe biblique médiévale», in R.wue internationale ti'Onomaslitj111, avril 1970, ct [64).
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politique et religieuse du Moyen Age à nos jours : Saxon contre Celte, Danois et Normand contre Saxon, catholique contre protestant et protestant contre catholique. Les problèmes de datation des textes viennent, de leur côté, compliquer chronologie et classification.
LA PÉRIODE PRÉ-ANGLAISE
Le progrès des études linguistiques permet d'identifier des sources très antérieures aux manuscrits qui subsistent de textes poétiques celtiques où la Bible prise dans son sens chrétien maximal - Ancien et Nouveau Testament - laisse des traces appréciables. Il en est de même des textes celtiques en langue latine où les citations bibliques surabondent. Dans le De Excidio et Conquestu Britanniae de Gildas le Sage, texte postérieur aux implantations anglo-saxonnes, la permanence de cette tradition est bien illustrée, et l'éclairage des sources textuelles tend à démontrer une continuité historique qui franchit le cap du vr:re siècle. On peut y dénombrer r 5 références au Nouveau Testament et z9o à l'Ancien Testament, tirées principalement des Evangiles, du Pentateuque, des livres historiques et sapientiaux et des grands Prophètes; environ un tiers des citations sont tirées de Jérémie, Isaïe et Ezéchiel. Mais il s'agit de textes latins.
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s:ŒcLEs ANGLQ-SAXONS
Vers la fin du vre siècle, la mission envoyée par Grégoire le Grand à Cantorbéry (596) puis celle d'York (6z5) vont implanter des traditions bibliques dans des chrétientés anglo-saxonnes dont certaines - dans le Nord - reçoivent également les traditions bibliques celtiques dont nous avons parlé plus haut. Sans parler des traditions homilétiques ni de la « traduction par l'image » à l'usage de la masse des illettrés (fresques dans les lieux de prière) qui trouve aussi un écho dans certaines pages de manuscrits, véritables bandes dessinées avant la lettre (manuscrit Claudius B IV de la British Library). Au vrre siècle, le moine historien Bède le Vénérable, relatant l'éclosion et le développement des chrétientés de Grande-Bretagne - celtiques et anglo-saxonnes - mentionne à diverses reprises l'influence de l'Ecriture sur les mœurs et les traditions de son pays. Les problèmes d'ordre ecclésial et moral posés par Augustin de Cantorbéry à Grégoire le Grand, initiateur de la Mission, suscitent des répons~ fondées sur l'Ecriture comme on peut le lire dans le Livre I de l'Histom
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des chrétientés anglaises de Bède le Vénérable. Bède lui-même, à la fin de l'ouvrage, fait l'inventaire de ses propres travaux : l'Ecriture sainte y tient une place considérable, Ancien comme Nouveau Testament. Il ne s'agit pas de traduction toutefois, mais de commentaires qu'il a écrits sur les commentaires des Pères de l'Eglise : commentaires de commentaires, appelant le procédé de la gemara - et rédigés en latin. Indiquons toutefois le matériau scripturaire manié par ce moine dont on s'accorde à penser qu'il fut l'un des plus grands esprits de son siècle, et des plus influents. Dans l'ordre même où il les cite : Traités sur le commencement de la Genèse - la première partie du livre de Samuel les Livres des Rois - les Proverbes - le Cantique des Cantiques Isaïe, Daniel, Jérémie- Ezra et Néhémie- Habacuc- Tobie- le Pentateuque, Josué et les Juges - les Rois et les Chroniques -Job -,-les Proverbes, l'Ecclésiaste -l'Evangile de Marc -l'Evangile de Luc - les Actes des Apôtres - les Epîtres - l'Apocalypse - et une anthologie du Nouveau Testament. La tradition monastique veut également que Bède ait entrepris sur son lit de mort une traduction de l'Evangile de Jean dont il ne reste en tout cas aucune trace.
CA.EDMON DE WHITBY
Grâce à l'Histoire des chrétientés anglaises de Bède, nous disposons de la description d'un phénomène de vulgarisation de l'Ecriture qui s'apparente à la traduction. Au livre IV, chapitre 24 de l'Histoire, Bède analyse le procédé utilisé par une certaine équipe monastique à Whitby, dans la seconde moitié du vue siècle, période toute proche de celle de l'historien. Des moines expliquent des textes scripturaires à Caedmon, homme simple et sans culture qui, inspiré, les transpose en poésie vernaculaire à l'usage de tous. Caedmon écoute, médite, rumine en quelque sorte ( audiendo... rememorendo... quasi mandum animal ruminando ... ) muant l'histoire biblique en suaves mesures qui enchantent les auditoires (in carmen du!cissimum convertebat, suavisque resonando .. .). Ainsi, nous dit Bède, furent produits des chants sur la Genèse, et l'Exode en particulier - sur l'Incarnation, la Passion, la Résurrection et l'Ascension du Seigneur de même que sur la Pentecôte, les enseignements des Apôtres, le Jugement dernier. Caedmon fait école, une tradition de transmission de l'Ecriture s'établit2• Nous ne pourrions pas juger du fonctionnement possible d'une semblable tradition si nous ne disposions d'un ensemble de textes extrêmement précieux, rédigé en langue vieil anglaise et s'apparentant 2. Cf. B. LUISELLI, « Beda e l'inno di Caedmon », Studi Mediawali, 1973, 1013-1036.
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à cette tradition caedmonienne sinon à l'œuvre de Caedmon lui-même (manuscrit Junius XI de la Bibliothèque bodléienne à Oxford, dit Caedmon Manuscript). Les thèmes traités sont précisément ceux qu'indique Bède le Vénérable, d'une part. D'autre part, des travaux récents ont montré que ces textes sont autre chose que des paraphrases poétiques teintées de paganisme, comme on l'a souvent cru. La structure des récits s'apparente à celle d'un lectionnaire de source très ancienne, Jérusalem au rve siècle et les éléments estimés adventices ont été identifiés comme emprunts à des commentaires talmudiques. Par ailleurs, la présence de signes ekphonétiques indique un usage paraliturgique sinon liturgique à part entière. Et si l'on fait la part de l'abondant appareil rythmo-allitératif de noms divins dont il est maintenant établi qu'ils sont en harmonie avec les sources bibliques, on constate que le matériau biblique est suivi avec rigueur. Ce type de transmission du matériau biblique pendant la période du haut Moyen Age anglais semblerait s'apparenter aux traditions juives targoumiques dont on a des traces d'héritage chrétien dans les premiers siècles de notre ère. Le statut de ce type de texte participe à la fois de la « traduction » et du « commentaire ». C'est peut-être aussi un phénomène d'incorporation d'éléments de commentaire dans le texte devenu manuscrit que la source orale du texte pourrait expliquer. On peut considérer que semblables textes, s'ils ne sont pas à proprement parler des traductions vernaculaires, ont néanmoins une « fonction traductrice » qui ne manque pas de fidélité aux sources.
LE IXe SIÈCLE ALFRÉDIEN
Il faut attendre le 1xe siècle et la période dite « alfrédienne » pour mieux cerner, en Grande-Bretagne, la notion de« traduction». Alfred le Grand, roi des West-Saxons, défenseur des Anglais contre les envahisseurs scandinaves, obtiendra la délimitation des territoires occupés par ces derniers et prendra soin, par la suite, de leur évangélisation. Unificateur politique et apôtre chrétien, Alfred le Grand aborde dans le même esprit les problèmes des populations anglo-saxonnes. La culture - culture chrétienne peut-être aussi culture tout court - est un souci majeur pour lui, et il est l'initiateur d'une entreprise étonnante de traduction de toutes sortes de textes dans le dialecte west-saxon qui deviendra ainsi une sorte de langue littéraire inter-peuples avant de devenir nationale. Un Corpus alfrédien ou de source alfrédienne se constitue, où les textes bibliques tiennent une place appréciable. Parmi ceux-ci, nous devons accorder une importance certaine à des traductions partielles de l'Ancien Testament à usage juridique.
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Une grande partie des chapitres zo, 2.1 et 2.3 de l'Exode biblique constituent l'ouverture du Code juridique alf:rédien conservé en particulier dans un manuscrit du xe siècle, le plus complet et le plus ancien dont nous disposions pour ce texte (no 173 de Corpus Christi College à Cambridge). Le problème du découpage du texte et d'une certaine trituration doit retenir notre attention. Le texte alfrédien suit le fil du texte biblique le plus souvent avec précision. Mais il y a aménagement du texte, dans une optique assez aisément identifiable. Il y a d'abord évidence d'un tri qu'on peut dire sociologique et didactique. On élimine certains éléments difficilement transposables dans un contexte anglais du haut Moyen Age, par exemple dans le domaine agricole (nature des animaux), social (relations avec des peuples étrangers), moral (passages impliquant la polygamie). Le texte est destiné à être compris des Anglais comme source de règles morales et juridiques concernant le servage, les dommages corporels (hommes et animaux), le droit d'asile, la propriété, le vol, le viol, l'idolâtrie, le prêt, le blasphème, la justice et les témoignages, etc. On élimine - plus rarement, on ajoute et le cas est d'autant plus intéressant. Dans la casuistique concernant les biens confiés à un gardien et volés par un tiers, par exemple, le législateur anglais rajoute un cas que le législateur mosaïque n'avait pu prévoir : celui d'un rapt de bétail par les Vikings. Cela pourrait s'appeler une mise à jour de type talmudique. Cela peut apparaitre également comme une addition faite au texte scripturaire avec une désinvolture difficile à admettre. Cela peut également être, à l'origine précisément, un commentaire non incorporé mais devenu interpolation et incorporation entre les mains des copistes; car plus d'un siècle s'est écoulé entre les premières transcriptions du code alfrédien, et la composition du manuscrit dont il est question ici. On ne saurait faire un procès d'intention au rédacteur alfrédien - ni au roi Alfred lui-même - en ce qui concerne les éléments ajoutés. Restent ce qu'on pourrait appeler des « mutations » verbales. Il s'agit fondamentalement d'une christianisation de certains éléments du texte dans une optique évidemment théologique. Le Seigneur de l'Ancien Testament est remplacé par « Christ» dans Exode zo, 1 1. Le procédé n'est d'ailleurs pas étranger, comme chacun sait, à la Vulgate hiéronymienne : Habacuc (3, 18). Et l'esclave hébreu (Exode 2.1, z) devient « serf chrétien ». L'approche du texte se situe à un niveau autre que celui d'une « traduction » au sens traditionnel du mot, tradition toujours actuelle et passant par les Septante et saint Jérôme avant les philologues de la Réforme. Il y a à la fois traduction, élagage, actualisation. C'est de l'Ecriture sainte appliquée, mais qui se réclame de sa source sacrée, car le législateur anglais ne manque pas de se référer à l'autorité divine,
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à travers celle de Moïse - autorité à laquelle nous savons qu'il croit profondément - pour donner à ce qu'il prescrit un prestige et un poids absolus. Les sources concernant Alfred indiquent que ce roi pieux et lettré aurait également été l'auteur d'une version en prose du Psautier, qui pourrait être la portion en prose du « Paris Psalter », comme on le verra plus loin.
LE PSAUTIER VIEIL ANGLAIS, UNE TRADITION CONSIGNÉE DANS DES MANUSCRITS DES xe-xie SIÈCLES UTILISÉS JUSQU'AU XIIe
TI n'est pas surprenant de trouver le Psautier au premier rang des entreprises de versions vernaculaires de la Bible. L'usage pénitentiel est largement attesté au Moyen Age, de même que l'usage liturgique et l'usage dans les rituels de prière pour l'intercession et pour les pèlerinages. L'Office liturgique vieil anglais qui subsiste intégralement dans le manuscrit Junius 12.1 de la Bibliothèque bodléienne contient à la fois des fragments de Psaumes en prose appartenant au premier tiers du Psautier, et des fragments de Psaumes en version rythmoallitérative. Les fragments métriques sont identiques aux passages correspondants d'un intéressant Psautier de la Bibliothèque Nationale (Fonds Latin 88z4) qui contient non seulement un texte latin du Psautier, mais une version (qui ne lui correspond pas) en vieil anglais rythmé. Ce manuscrit communément appelé « Paris Psalter » contient un premier bloc de cinquante Psaumes en prose vieil anglaise, dont nous avons déjà indiqué qu'il pourrait être à l'origine une œuvre alfrédienne -en ce cas, la composition en remonterait au rxe siècle. Les Psaumes 51 à 15 o de ce même Psautier ont la particularité d'être recomposés dans un mode eurythmique dont l'analyse est révélatrice. Ce style réputé plat et ampoulé semble en réalité merveilleusement adapté à la cantilène. Noms divins et chevilles allitératives diverses n'apparaissent plus, lorsqu'on les lit à haute voix, comme l'invasion d'une diction poétique stéréotypée, mais comme un appareil rythmo-allitératif qui insuffle à la langue anglaise ancienne une légèreté surprenante, et lui donne une fluidité qui peut bien avoir été, aussi, le support d'une cantillation (si l'on en juge par les signes ekphonétiques subsistant dans le manuscrit Junius IZI, ainsi qu'on le verra plus loin). Ce que nous devons souligner ici est la fidélité au texte des Psaumes qui n'est pas déformé, mais incrusté par les formules rythmo-allitératives dont nous venons de parler. Fidélité dont on peut mieux juger par la comparaison non pas avec le texte latin qui figure également dans le manuscrit (les textes latin et anglais sont voisins mais indé-
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pendants) mais avec un autre Psautier (le « Vespasian Psalter ») simplement glosé, manuscrit beaucoup plus ancien (rxe siècle) qui pourrait représenter la tradition primitive du Psautier introduite en GrandeBretagne anglaise à la :fin du VIe siècle. Ce Psautier rythmé mérite dans une grande mesure le titre de traduction vernaculaire si l'on considère la trame textuelle méticuleusement préservée. Et ce phénomène de transmission du Psautier a pris sa véritable dimension lorsqu'on s'est aperçu de la présence de cette version dans l'Office liturgique vernaculaire de source bénédictine dont on possède un manuscrit complet datant du xie siècle, mais dont la source vraisemblablement, remonte au xe siècle (manuscrit Junius 12.1 de la Bibliothèque bodléienne). Notons que, si la version rythmo-allitérative figurant dans « Paris Psalter » ne concerne que les Psaumes 51 à 150, l'Office liturgique vernaculaire dont nous avons déjà parlé contient, sous une forme poétique semblable, des passages des cinquante premiers Psaumes du recueil davidique. Il a donc existé une version complète du Psautier sous cette forme qui, mise au service du message biblique, représente un potentiel important de transmission vernaculaire. li faut indiquer en marge de ce phénomène, des Psautiers, intégralement ou partiellement préservés à ce jour, présentant une glose continue. Ce type de traduction en friche est destiné à des clercs ou des laïcs lettrés pour un usage personnel ou, pour les prédicateurs, comme base de citations et d'explications dans des sermons. On dénombre onze Psautiers comportant une glose interlinéaire continue, et deux comportant des gloses occasionnelles. A Londres, sept de ces manuscrits sont conservés à la British Library (Cotton Vespasian A. J, Royal z. B.V, Stowe II, Cotton Vitellius E. XVIII, Cotton Tiberius C.VI, Bosworth Psalter = Additional 37517, Arundel 6o) et un à Lambeth Palace (manuscrit 42.7). Le Junius 2.7 est à la Bibliothèque bodléienne d'Oxford. On en trouve deux à Cambridge (University Library Ff. 1. z; et« Eadwine's Canterbury Psalter » = Trinity College R. 17. 1), un à la Bibliothèque de la Cathédrale de Salisbury (manuscrit 15o) et un à New York (Pierpont Morgan Library, M 776). L'usage liturgique est évident pour la plupart de ces Psautiers. Les gloses les plus anciennes remontent au rxe siècle 01espasian Psalter). Les autres datent des xe, xie (les plus nombreuses) et xne siècles.
Gloses continues et traductions anglaises des Evangiles (milieu et fin du xe siècle) Cet effort dans le sens de la traduction se situe dans la ligne de la tradition alfrédienne mais s'explique aussi par la renaissance bénédicP. 'RICHÉ, G. LOBRICHON
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tine (Benedictine revival) qui caractérise le xe siècle chrétien en Angleterre, dans le sillage de l'archevêque Dunstan de Cantorbéry. Deux manuscrits très anciens des Evangiles portent chacun une glose continue en vieil anglais. L'Evangile de Lindisfame (autour de l'an 700 - Manuscrit Cotton Nero D.IV de la British Library) présente une glose continue ajoutée vers le milieu du xe siècle en dialecte northumbrien. L'Evangile de Rushworth (autour de l'an 8oo - Manuscrit Auct. z. 19 de la Bodléienne à Oxford, également appelé « Macregal Gospels») présente une glose continue de la seconde moitié du xe siècle dont une partie est en dialecte mercien et le reste une copie de la glose northumbrienne de l'Evangile de Lindisfame. Le mot à mot qui comporte assez fréquemment deux variantes du vocabulaire vieil anglais, est évidemment destiné non seulement à aider les clercs à comprendre le texte, mais à sous-tendre la prédication aux laïcs. Le premier de ces manuscrits, catalogué liber praeclarissimus, est illustré de façon plus imposante que le second, et comporte en particulier cinq« pages-tapis» célèbres dans les annales de l'iconographie chrétienne. Quant à la traduction intégrale des quatre Evangiles, une version du xe siècle, en dialecte west-saxon, subsiste dans six manuscrits dont l'un, endommagé par l'incendie de la Bibliothèque cottonienne, a perdu environ un cinquième de ses pages (Skeat, réédition 1970). Il s'agit d'une véritable traduction en prose, claire et harmonieuse, texte destiné à devenir accessible et familier par la lecture ou l'audition.
La tradition aelfricienne de l'abrégé vernaculaire (Ancien Testament, jin du xe siècle) C'est également au xe siècle que se situe une entreprise de transmission du contenu de l'Ancien Testament qui, selon les cas s'identifie ou s'apparente plus ou moins au processus de la traduction. Ici encore - comme ce fut le cas pour Alfred le Grand, son équipe et ses adeptes ultérieurs - cette entreprise est à l'origine celle d'un homme. Il s'agit du moine Aelfric d'Eynsham, moine et prédicateur prestigieux dont le jloruit se situe vers la fin du xe siècle. li se peut d'ailleurs qu' Aelfric ait été également l'initiateur de traductions du Nouveau Testament - celles dont nous avons padé plus haut - ou d'autres qui n'auraient pas été préservées. Le prestige des premiers livres s'affirme en partiselon des traditions (Pentateuque, Hexateuque, Heptateuque) transplantées d'Orient en Europe christianisée. En ce qui concerne l'Ancien Testament, nous disposons non seulement de textes qui peuvent lui être attribués (et si ces mêmes textes ne sont pas authentiquement aelfriciens, ils n'en ont pas moins d'importance) mais d'un Libellus Veteri et Novi Testamenti et d'une Préface qui nomment leur auteur,
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et qui exposent une certaine optique de traduction. Soulignons d'abord la réticence d' Aelfric à souscrire aux demandes instantes de lettrés auxquels la connaissance du Nouveau Testament - objet de traductions comme nous l'avons vu, et dont la diffusion posait certainement moins de problèmes - ne suffisait pas. Voici d'abord un extrait du texte préfaçant la traduction partielle de la Genèse biblique : Le Moine Aelfric salue respectueusement l'ealdorman Aethelwerd. Tu m'as demandé, cher, de traduire pour toi- du latin en anglais -le livre de la Genèse. Souscrire à cela me semblait une tâche pesante et tu me dis que je n'avais pas besoin de traduire ce livre plus loin qu'Isaac, fils d'Abraham, car quelqu'un d'autre avait traduit le livre depuis Isaac jusqu'à la fin. Hé bien, cber, cette entreprise (pour moi ou pour quiconque d'autre) me semble fort périlleuse, car je redoute ceci : qu'un lecteur ou un auditeur peu éclairé vienne imaginer qu'il peut vivre, sous la Loi Nouvelle, comme vivaient les anciens Pères avant que l'Ancienne Loi fût prescrite, ou bien comme on vivait sous la Loi de Moïse. J'appris une fois qu'un certain prêtre - alors mon maître avait en sa possession le livre de la Genèse, et il avait quelque connaissance du latin. n disait que le patriarche Jacob avait quatre femmes : deux sœurs et leurs deux servantes. Ce qu'il disait était parfaitement exact, mais il ne savait pas - ni moi, alors - combien grande est la différence entre l'Ancienne Loi et la Nouvelle. Au commencement de ce monde, un frère prenait sa sœur pour épouse, et en ce temps aussi, le père avait des enfants de sa propre fille. lls prenaient plusieurs femmes en vue de la croissance du peuple, et on ne put au début se marier autrement qu'entre gens d'une même famille. Si un homme voulait vivre maintenant, après la venue du Christ, comme on vivait avant ou sous la loi de Moïse, il ne serait pas chrétien, il ne serait même pas digne qu'on mangeât en sa compagnie. Les prêtres mal informés, pour peu qu'ils aient quelque intelligence du latin, auront tôt fait de s'ériger en maîtres éminents, sans en savoir pour autant le sens spirituel, ni comment l'Ancienne Loi était le signe des choses à venir, ni comment la nouvelle alliance, après l'incarnation du Christ fut l'accomplissement de toutes les choses que l'Ancienne Loi annonçait en figure au sujet du Christ et de ses élus.
(Traduction M. Larès, dans Bible, [64], p. 274.)
« Tâche pesante » s'il en est, pour le moine Aelfric, qui redoute les malentendus semblables à ceux dont il a précisément été le témoin. C'est le problème posé par les mœurs des temps bibliques qui préoccupe les responsables pastoraux, les hommes - clercs comme laïcs - manquant de culture, n'étant pas préparés à faire la part des temps, Aelfric hésite, se fait prier. Nous voyons que pour l'encourager, l'ealdorman Aethelweard a rappelé à Aelfric qu'il s'agissait seulement de compléter une traduction préexistante - mais cela ne résout pas le dilemme. Aelfric, faute de pouvoir le résoudre, le dépassera en procédant à une certaine expurgation textuelle; initiative qui pose évidemment le problème de l'attitude envers un texte, et des présupposés de semblable attitude: le chrétien aurait le droit d'élaguer le texte, sinon de le remanier.
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Notons qu'Aelfric fait un pas de plus en amont du problème : on ne doit pas seulement redouter la vulgarisation de textes décrivant des comportements susceptibles d'être pris comme modèles; le texte latin même est sujet à caution, si les prêtres comprenant le latin ne sont pas informés de la valeur typologique et non plus historique et didactique accordée par l'Eglise chrétienne aux textes saints. C'est au principe même de la vulgarisation - par voie vernaculaire écrite, ou par le truchement d'explications orales du latin - qu' Aelfric se trouve confronté. La Préface à la Genèse rédigée par Aelfric jette aussi une lumière intéressante sur la méthode et l'esprit de la traduction tels qu'il les conçoit. Tout en insistant sur la perception de l'Ancien Testament comme somme de « figures » du Nouveau, Aelfric dit très clairement qu'il ne faut rien ajouter aux sources latines. Ce Livre, écrit Aelfric, «est composé comme Dieu lui-même l'a dicté au scribe Moise, et nous ne devons point transcrire en anglais plus que n'en a le latin, ni modifier l'ordre de la composition, excepté si l'anglais et le latin diffèrent dans leur mode d'expression ». C'est le compromis traditionnel entre mot à mot et sens à sens. Mais s'il n'ajoute rien, Aelfric a moins de scrupules à retrancher. La formule in ure wisan sceortlice (selon notre manière, en abrégé) lui est familière, et naturelle; c'est là, semble-t-il, la clé d'une philosophie de la traduction qui a présidé à la version anglaise de l'Hexateuque qui, aux environs de l'an mille, est attribuée à Aelfric au moins partiellement. Et si d'autres que lui y ont contribué, on peut dire qu'ils ont partagé la même philosophie et qu'elle est appliquée dans l'Hexateuque (Pentateuque plus Josué) dont il existe une traduction en anglais modeme3 et depuis peu une édition en fac-similé4• On peut constater, pour l'Hexateuque vieil anglais, que le souci majeur du traducteur semble être l'accessibilité du texte : traduction claire d'un texte « allégé ». Toute question de principe mise à part, l'étude détaillée de cette version anglaise montre la dominante pédagogique du très petit coup de ciseau. Pour la Genèse par exemple, en dépit des élagages, pas un seul verset n'est entièrement absent. Quant à certaines expurgations du texte - par exemple la scène de tendresse entre Isaac et Rebecca au chapitre z6 - on ne peut les mettre au compte d'une censure systématique en ce sens : en ce cas, le chapitre 34 eût été semblablement expurgé - or, il ne l'est pas. Le viol et la violence ne sont pas non plus éliminés. L'optique de traduction, ici, est un compromis entre le souci de 3· S. J. CRAWFORD, [57). 4· P. CLEMoEs ct C. R. DoDWELL, [sB].
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traduction intégrale, et la manière que Aelfric a lui-même définie comme étant la sienne propre : celle de l'abrégé, par allégement du texte. Nous avons ici un type de traduction médiévale qui se distingue nettement des traductions-adaptations bibliques abondantes présentées par ailleurs par ce même Aelfric par exemple (ou un de ses émules) : textes à statut hybride, se situant entre la traduction et l'homélie (d'après les Juges, les Rois, Esther, Judith et Macchabées) où la censure est caractérisée (censure éminemment édulcorante et mysogine). Sans oublier les citations libres (ou rappels si l'on veut) de la Bible qui foisonnent dans le grand cycle d'Homélies anglaises du même auteur et qui constituent un véritable cursus d'Histoire sainte à diffusion très large et répétée à l'occasion des grandes fêtes. L'effort de produire une traduction relativement proche du type objectif peu illustré entre Jérôme et le xrve siècle a d'ailleurs marqué Aelfric qui indique, dans l'un des textes déjà mentionnés, qu'on ne l'y reprendra plus ! Il n'est peut-être pas inutile de mentionner que l'un des manuscrits qui contiennent tout ou partie de l'Hexateuque aelfricien est une sorte d'édition de luxe, très abondamment sinon richement - (le travail de l'enlumineur est tardif et inachevé) - illustrée. La bande dessinée biblique alternant avec les séquences y prend le relais du texte, reflétant des traditions exégétiques repérables. Ce manuscrit (Cotton Claudius B IV de la British Library) témoigne avec solennité du caractère exceptionnel de cette version vernaculaire : peut-être aussi de son usage limité, quoique l'examen de l'ensemble des manuscrits subsistants puisse également mener à des conclusions différentes, et laisser supposer une diffusion plus importante de ces textes. Quoi qu'il en soit, il y a un phénomène aelfricien et anglais de tentative de traduction biblique concernant des textes autres que le Nouveau Testament et le Psautier. Cette entreprise a été suscitée par une « demande » suffisamment forte transmise par des notables, Aethelweard, Sigeweard, demande significative dont nous avons la chance d'avoir la trace.
La révolution linguistique du XIe siècle et le problème vernaculaire jusqu'au XIVe siècle L'installation en Grande-Bretagne, à partir de 1o66, d'un prince normand, d'une Cour normande, de prélats normands, de traditions politiques et linguistiques continentales, donne au problème vernaculaire une physionomie pour le moins complexe. Le vieil anglais tend à devenir d'abord la langue des illettrés, et le français, langue de la caste dominante, la langue de la culture et des institutions. Dans
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les très grandes lignes, on peut parler de l'élaboration progressive de dialectes « moyen anglais », fruits du voisinage anglo-normand, héritiers des dialectes vieil anglais, tandis que le français subsiste sous des modes différents, tantôt continental, langue juridique par exemple, tantôt insularisé et attesté par des documents étiquetés « anglo-normands ». Les dignitaires de la Cour et de l'Eglise vont longtemps vivre et diriger à l'heure continentale et les Bibliothèques vont au même pas. Parallèlement, les manuscrits recopiés, glosés et annotés en anglais du xre au xrne siècle montrent que l'usage de l'anglais ancien se perpétue parallèlement à la maturation de ces dialectes moyen anglais qui vont acquérir au cours du xue siècle des ressources suffisamment vivantes pour produire une littérature autonome. L'Angleterre d'après la « conquête » normande est donc accrochée au Continent pour tout ce qui est ecclésiastique et culturel. Il n'est pas étonnant qu'une Bible vernaculaire complète ayant laissé sa trace en Angleterre soit une Bible anglo-normande. On trouve en particulier, dans les testaments de nobles laies, la trace de Psautiers et d'une Apocalypse traduits en français. Il s'agit évidemment de textes appartenant ou temporairement confiés à des nobles ou notables lettrés qui avaient obtenu des autorités ecclésiastiques une licence de lecture. Le problème de la licéité des versions vernaculaires de la Bible se posait en effet sur le Continent comme ailleurs, et de la même façon, en Angleterre. Nous y reviendrons plus loin. De l'invasion normande de 1066 au début du xne siècle, on n'a guère de traces d'entreprises de traduction biblique dans les dialectes anglais qui, au contact des parlers normands, évoluent vers le stade « moyen anglais ». Nous savons que la transmission des messages de l'Ecriture se fait par l'homélie, selon la tradition déjà largement illustrée au tournant du xe siècle par le moine Aelfric et l'évêque Wulfstan. Vers le milieu du xue siècle, un ensemble de textes glosés très significatifs est le Psautier de Cantorbéry (déjà mentionné) communément appelé« Eadwine Psalter ». Moins d'un siècle s'est écoulé depuis l'installation des Normands en Grande-Bretagne. On y trouve regroupées les trois versions hiéronymiennes : xo la version romaine accompagnée de gloses en vieil anglais; 2.o la version dite« hébraïque avec gloses en vieux français», et la version gallicane accompagnée de notes en latin. L'élément « vernaculaire » est double ici : le vieil anglais, langue du peuple héritier des tribus anglo-saxonnes implantées en Grande-Bretagne sept siècles plus tôt - et le vieux français, langue de culture implantée par les Normands de Guillaume le Conquérant mais déjà présente comme telle dans l'entourage déjà anglo-normand d'Edouard le Confesseur. C'est en 12.oo que le moine Orm, par ailleurs inconnu, produit en anglais rythmé une harmonie des Evangiles à vocation non seule-
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ment religieuse mais linguistique. La vingtaine de milliers de vers (sans compter 342. vers de dédicace) de l'Ormulum, préservée dans manuscrit Junius 1 de la Bibliothèque bodléienne, est ici encore réponse à une requête. Orm explique comment il a accepté de transposer en anglais (lee hafe wennd inti// Ennglissh) la sainte parole de l'Evangile (Goddsp~lless hallghe lare) par souci des âmes. li harmonise les quatre Evangiles selon le procédé illustré dans le Diatessaron de Tatien, et il amplifie le texte pour répondre à un double objectif : 1o équilibrer rythme et rime (the rime swa to fillenn); z. 0 aider à l'intelligence du texte ( ... the goddspell 1111derrstanndenn... he mot wei ekenn manig word... ). De surcroît, la codification grammaticale et orthographique (... write rihht... ) est un souci majeur chez Orm. Cet effort imposant et bien explicité marque la maturation des parlers moyen anglais. Dans cette ligne, nous trouvons vers 12.~0 une version métrique du Pentateuque communément appelée Genèse et Exode 5, en 1300, le Cursor Mundi; et vers la fin du xrve siècle, une version métrique de l'Ancien Testament qui regroupe un matériau emprunté à la Genèse, à l'Exode, au Deutéronome, aux Nombres, Josué, Juges, Ruth, les Rois, Job, Tobie, Esther, Judith et Macchabées (éd. Kanén-Ohlander, Stockholm, 192.3-1963). L'auteur de Genèse et Exode (manuscrit unique de Corpus Christi College) s'inscrit dans la tradition d'Orm quant au vocabulaire et à la versification. Le texte (plus de 4 ooo vers), s'il suit la narration du Pentateuque, est largement alimenté par d'autres sources, dont la plus immédiate reste l'Historia Seholastiea de Pierre Comestor. Le Cursor Mundi, en plus de 2.5 ooo vers, embrasse l'ensemble de l'Ancien et du Nouveau Testament, englobe une masse de matériau reflétant les cultures des chrétientés médiévales et se termine dans une vision apocalyptique. La popularité de l'ensemble est attestée pendant deux bons siècles. Le Psautier va être au xrve siècle l'objet de plusieurs versions vernaculaires. Le mouve111ent mystique anglais (à la fois cénobitique, érémitique et laïque) trouve dans le Psautier un support de choix parallèlement aux liturgies latines. Dès 1300 nous trouvons le fameux Surfees Psalter en couplets rimés. On lui reproche la platitude de sa versification, mais ici encore, on peut percevoir le souci de faciliter la cantilène, fût-elle privée, et en tout cas la mémorisation à usage dévotionnel ou pénitentiel. Un autre Psautier du xrve siècle, en dialecte « West Midland >>, est rédigé en prose. (Manuscrit Pepys 2.498 de Magdalen College, Cambridge). La traduction du Surfees paraît stricte en comparaison avec celle de ce Psautier, qui s'écarte constamment du texte et englobe d'abondants éléments de commentaires. La prose, par contre 5· Barly English Texts Society, 1895 et LUND, 1960.
(parce que plus tardive) a une autonomie et une musicalité très supérieures aux qualités du Psautier rimé. Entre les deux quant à la date, mais avec un coefficient de popularité et une pérennité dans le succès qui l'emporte sur l'un et l'autre, le Psautier du célèbre mystique anglais Richard Rolle de Hampole. Il s'agit d'un Psautier paraphrastique dont les éléments de commentaire sont principalement empruntés à la Glossa Major de Pierre Lombard. Il est intéressant de relever dans un Prologue de Rolle à son propre Psautier&, ces indications sur sa méthode de traduction : « Dans la traduction, je suis la lettre autant que je le puis; et lorsque je ne trouve pas d'anglais approprié, je suis l'esprit du mot, de sorte que ceux qui le liront ne craignent point d'être induits en erreur. » Il écrit encore qu'il recherche, en anglais, une formulation claire et simple, aussi proche que possible du latin, « afin que ceux qui ne connaissent pas le latin puissent accéder, par l'anglais, à un grand nombre de mots latins». Il faut encore mentionner comme sources d'information biblique ou comme anthologies d'éléments bibliques, des recueils qui concourent à la formation de traditions populaires et sont notablement plus anciens que les manuscrits des xue et xrve siècles dont nous disposons : la « Southern legend collection »7 qui mêle à des sources apocryphes l'Histoire sainte de la Création au sac de Jérusalem - et divers textes des Gesta Romanorum, réservoir de traditions populaires où l'allégorie biblique tient une place non négligeable. Sans oublier les nombreuses citations bibliques proposées dans les poèmes épico-spirituels tels que le Piers Plowman de Langland.
DE LA RÉVOLUTION VERNACULAIRE (MILŒU
xrve
SÙ!CLE)
AU MOUVEMENT DES TRADUCTEURS WYCLIFFITES
La seconde partie du xrve siècle nous a laissé des traductions des Epitres, du Nouveau Testament, d'une partie des Actes des Apôtres - et du début de l'Evangile de Matthieu8 • De même qu'un manuscrit unique des Epitres Pauliniennes 9• Il s'agit cette fois de traductions proprement dites dont l'origine« orthodoxe» est d'ailleurs discutée. Le problème des traductions tel qu'il se pose dans la seconde partie du xrve siècle, et par la suite, doit être d'abord évoqué. Les versions vernaculaires poétisées à usage paraliturgique ou autre ne semblent jamais avoir été suspectées. Mais nous avons vu plus haut 6. 7· 8. 9·
Edition Bmmley. (( South English Legeodary », BETs, 1956-1959. Edition A. C. PAUES, 190a. Parker 3a, éd. M. J. PoWELL, 1915.
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les réticences manifestées par Aelfric alentour de l'an mille, en matière de traduction intégrale, alors que la langue vieil anglaise était devenue un instrument convenablement adapté à la création littéraire, et à la traduction. Au xnre siècle les objections courantes en milieux ecclésiastiques ont des dominantes spécifiques auxquelles il faut réfléchir. D'une part, la langue anglaise « moyen anglaise » s'est imposée non point encore comme langue juridique, le français se maintiendra longtemps sur ce plan, mais comme langue de culture, langue scolaire, langue littéraire, depuis le début de la guerre de Cent ans. Il y a de la« demande» pour des traductions anglaises de l'Ecriture, comme il devait y en avoir encore, dans la classe cultivée, pour les versions françaises; il existe encore trois manuscrits d'une Bible anglo-normande complète, dont une datée de 1364, et 84 manuscrits d'une Apocalypse anglo-normande. Mais cette demande est freinée, et l'usage des traductions produites est contingenté. Il faut rappeler ici que la lecture, et donc la traduction de textes bibliques, Ancien et Nouveau Testament, n'a jamais été l'objet, à Rome, d'une prohibition en bonne et due forme. Mais un contrôle, une sorte d'inquisition épiscopale, est établi en ce domaine. On réserve la lecture des traductions vernaculaires aux gens cultivés qui en requièrent l'autorisation. Cet usage est largement attesté. Le contact avec les autorités ecclésiastiques est sous-entendu : la grâce attachée à l'état du prêtre est en effet jugée indispensable à l'interprétation correcte de l'Ecriture, qu'il s'agisse des quatre niveaux d'interprétation traditionnels, ou de l'interprétation « littérale » majorée plus tard par les Franciscains. Il s'ajoute à cela, dans le contexte du xnre siècle finissant, le soupçon d'hérésie qui court dans la société chrétienne anglaise, lézardée par l'opposition à certains abus, l'impopularité de certains moines, la contestation nationaliste d'usages romains considérés comme étrangers, et la révolte paysanne (1381), le tout accentué par le scandale du Grand Schisme d'Occident qui bouleverse les esprits pendant le dernier quart du xnre siècle et les deux premières décades du suivant. C'est à ce moment que le mouvement Lollard d'une part, le mouvement wycliffite de l'autre, trouvent un front commun dans la revendication d'une Bible vernaculaire accessible à tous les chrétiens. Ce mouvement a par sa nature même des implications politico-religieuses qui passent par la Cour, Jean de Gand étant favorable à Wyclif, par Oxford où Wyclif et son secrétaire John Purvey animent la traduction anglaise de la Bible, alors que les hauts responsables de l'Eglise durcissent leur attitude envers ceux qui voudraient faire de l'autorité du Texte la rivale de l'autorité ecclésiastique. Car c'est bien d'un rapport de forces qu'il s'agit, et on n'ignore pas que les traductions à usage populaire sont souvent réclamées pour servir à la prédication laïque échappant à la surveillance doctrinale de l'Eglise. La méfiance du clergé anglais en matière de versions vernaculaires
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repose peut-être plus encore sur les problèmes d'édition et de diffusion que sur les problèmes de transcription proprement dits. Un texte approuvé par les autorités ecclésiastiques peut se teinter d'hérésie s'il est amplifié de notes ou même, comme c'est souvent le cas, de simples commentaires marginaux mettant en cause l'autorité ou la tradition de l'Eglise. On comprend ainsi que le même Arundel ait accordé à la reine Anne de Bohême, épouse de Richard II - et il le dit lui-même dans l'oraison funèbre dédiée à cette reine en 1394 -l'autorisation de posséder et lire des Evangiles en anglais - et qu'il ait pu sévir contre la libre circulation de traductions de ce type. Cette lecture, donc, se trouve contingentée, l'orthodoxie se trouvant d'un côté de la ligne de contrôle, et, de l'autre, l'hérésie, bientôt sanctionnée par le redoutable décret de 1401 De Haeretico Comburendo. Lecture et entreprises nouvelles de traductions se trouvent freinées d'autant, le risque de présomption d'hérésie en venant à planer alentour. Wyclif, protégé et prudemment retiré du monde, ne fut brûlé que post mortem, mais le duc de Gloucester avait déjà été exécuté pour hérésie en 1397 et bien d'autres condamnations suivront les Constitutions d'Oxford inspirées par Arundel. Entre autres dispositions visant Lollards et Wycliffites, il y a interdiction, sous peine d'excommunication: 1o de faire lecture publique ou privée de traductions postérieures au temps de Wyclif, qui n'aient pas été préalablement approuvées au niveau du diocèse ou, si nécessaire, de la province ecclésiastique; 2° d'entreprendre de sa propre autorité la traduction d'un texte scripturaire en anglais ou en toute autre langue, le français étant également visé. Notons que les traductions préwyclifiennes ne sont pas visées par les Constitutions d'Oxford, mais elles auront sans doute souffert de l'ambiance inquisitoriale qui en résulta. Cette ambiance, qui régnera pendant tout le xve siècle et au début du xVIe est clairement évoquée par le futur saint Thomas More dans son« Dialogue concernant les hérésies » : « Et parfois, avec ceux qui sont envoyés au bûcher ou convaincus d'hérésie, ils brûlent la Bible anglaise sans y regarder de près, que la traduction soit ancienne ou nouvelle, bonne ou mauvaise. » Ce n'est pas que More se montre tendre envers les versions« hérétiques» et leurs auteurs (ce Dialogue est une attaque contre le traducteur Tindale) mais il semble déplorer par la bouche du Messager, interlocuteur du Dialogue, les « bavures » qui n'auront pas manqué de se produire. Par ailleurs, l'existence de versions vernaculaires de la Bible agréées par les évêques, et demeurant entre les mains de laies (hommes et femmes, précise le Messager) est attestée par More. Et les traductions intégrales de la Bible, toujours selon More, ne sont pas une innovation introduite par les Wycliffites, car, dit-il, « vous devez comprendre que l'hérétique suprême, Wyclif, alors que la Bible entière avait été longtemps avant lui traduite en anglais par des gens vertueux et bien instruits, et
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lue avec soin et respect, en dévotion et modestie, par de bonnes et pieuses personnes, se prit à la retraduire dans un but malfaisant ». Si l'existence de traductions intégrales de la Bible antérieures à Wyclif est attestée par Thomas More du côté catholique - elle l'est également par John Foxe du côté des Réformateurs. li n'en reste pas moins, ainsi que nous l'avons déjà souligné, que les entreprises ont été freinées et la circulation des traductions sévèrement contrôlée. En milieu « orthodoxe », le Psautier de Richard Rolle semble avoir été, à partir du Concile d'Oxford, le seul livre de la Bible qui ait été librement diffusé en version vernaculaire.
Les deux versions wyclijjites de la Bible (IJ82-IJJO)
C'est Oxford qui a été le milieu d'éclosion d'une première version dite wycliffite des deux Testaments. li est difficile de déterminer la part personnelle que Wyclif a prise dans ce travail auquel le prêtre Nicolas de Hereford a en tout cas largement participé. Achevée en 1382., cette première version intégrale sera l'objet d'une laborieuse révision principalement menée par le second de John Wyclif, John Purvey, huit ans plus tard. La première version reste très attachée au mot à mot; la seconde présente des qualités idiomatiques et une fluidité très améliorée, témoignant d'une sérieuse révision de la syntaxe précédemment accrochée, avec excès, au latinlo. La poursuite des gens, clercs ou laïcs, suspectés d'hérésie, va réduire ces textes à une circulation clandestine rendue encore plus dangereuse au début du xve siècle. Il nous reste en tout cas plus de 2.00 manuscrits de ces versions. Alors que dans l'Eglise, les études hébraïques sont actives, et ce depuis le xue siècle, on doit constater que ni Wyclif, ni Purvey ne connaissaient l'hébreu - non plus que le grec. Les traductions wycliffites se sont basées sur la Vulgate et la traduction s'appuie souvent sur la littérature exégétique - selon les textes, Augustin et Jérôme, les commentaires de Robert Grosseteste, la Catena Aurea de Thomas d'Aquin et, spécialement pour les références à l'hébreu, les Postillae du franciscain Nicolas de Lyre. On dispose d'un Prologue général, probablement œuvre de Purvey, qui apporte un éclairage intéressant sur la façon dont les problèmes de traduction se posaient, et étaient abordés par lui. Dans ce Prologue (ajouté à son œuvre en 1395 ou 1396) Purvey explique comment, selon lui, la meilleure manière de traduire du latin en anglais consiste à « traduire selon le sens et point seulement selon les mots, de sorte que le sens 10.
Travaux de H.
fuRGREAVES [61]
et de
FRISTBD
[Go].
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soit aussi clair, voire plus clair en anglais qu'en latin, et ne s'éloigne point de la lettre; et si la lettre ne peut être suivie quand on traduit, que le sens demeure entier, et clair». Nous apprenons également qu'un travail considérable a été accompli pour établir un texte latin de base. Parlant de lui-même, le maître d'œuvre dit avoir eu « bien du travail, avec divers compagnons et collaborateurs, pour rassembler de nombreuses et anciennes bibles, et œuvres de docteurs et gloses ordinaires, et de faire une bible latine passablement correcte». On a toutes les raisons de penser que certaines versions vernaculaires approuvées par l'épiscopat en 1394 étaient l'œuvre de« wycliffites ». Ce qui est en cause, dans l'optique du temps, est fondamentalement l'appareil de gloses et notes accompagnant les manuscrits et reflétant un état d'esprit contestataire mettant en cause les institutions ecclésiastiques. De toute façon, il y avait une guerre de la Bible et il ne faut pas s'étonner de constater que l'Ecriture n'ait pas figuré en tête des programmes de Caxton, promoteur de l'imprimerie en Angleterre au xve siècle. C'est à l'heure de la Réforme que l'imprimerie se mettra au service de la Bible dont, plus tard, sur ordre d'Elizabeth I, un exemplaire sera présent dans chaque paroisse du pays. La Bible vernaculaire va devenir le rempart et l'arme des Lollards. La persécution des Lollards, poursuivie sous le règne d'Henry V, est encore ravivée par le Concile de Constance. La prédication - basée sur l'Ecriture mise à la portée du peuple - se poursuivra non plus en plein air, mais dans le secret de réunions clandestines. Le témoignage d'ecclésiastiques tels que l'archevêque Chichele permet de penser qu'en 142.8 en tout cas, la prédication clandestine est encore florissante. Les destinées des versions wycliffites, confondues avec celles des Lollards, sont masquées par les bouleversements du xve siècle où les derniers épisodes de la guerre de Cent ans s'enchaînent avec la guerre des Deux-Roses. Si l'on a la trace de survivances de versions vernaculaires à la fois du côté Lollard et du côté orthodoxe, ainsi que nous l'avons vu plus haut dans les écrits de Thomas More, l'heure n'était certainement plus à la promotion des traductions bibliques, et ce jusqu'au règne d'Henri VIII et aux versions tudoriennes qui n'appartiennent pas au Moyen Age. n faut dire, en conclusion, que c'est l'esprit des traductions wycliffitesll plutôt que le matériau même de ces traductions, qui influencera les destinées de la Bible anglaise. Tyndale et Coverdale préconiseront et mettront en pratique un retour aux sources, préparant la voie à l' Authorized Version de 1611, pilier protestant de la religion, de la culture et de la langue en Angleterre. Micheline LARÈS.
II.
L'Ecriture-Loi divine : Goddis Lawe - source à la fois de morale ct d'autorité.
ÉTUDIER LA BIBLE
Dès le début du monachisme, la lecture et l'étude de l'Ecriture sainte sont considérées comme une des activités principales du moine. La Bible est le livre par excellence. Dès son enfance, le jeune moine doit apprendre par cœur son psautier : « Que celui qui veut revendiquer le nom de moine ne puisse ignorer ses lettres, qu'il retienne également par cœur tous les psaumes. » Possédant parfaitement le psautier, le moine peut comme l'ascète du désert « ruminer » nuit et jour la parole sacrée. Les psaumes sont vraiment les armes du serviteur de Dieu : qui connaît les psaumes ne craint pas l'adversaire. Du psautier, on passe peu à peu aux autres livres de la Bible, soit en écoutant les lectures en commun, soit en lisant personnellement comme le recommande la Règle de saint Benoit et les autres Règles. Lisant et méditant la Bible, récitant le texte sacré aux offices liturgiques, le moine s'adonne ainsi à la lectio divina. Le moine mais aussi les clercs qui, dans les centres presbytéraux et épiscopaux qui se créent adoptent les principes de la culture monastique. Sans doute une formation élémentaire est indispensable pour avoir accès à la lecture de la Bible. Au départ cette lecture ne doit pas être précédée d'une préparation poussée. Le but des études bibliques est moins
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une recherche intellectuelle qu'une méditation destinée à lui ouvrir l'esprit et l'âme. L'abbé est moins un professeur qu'un maître spirituel. Pour pénétrer le sens de l'Ecriture, la pureté du cœur est préférable à la science disait Cassien repris par saint Benoît. Même si par la suite l'exégèse monastique demande une préparation plus poussée, elle reste marquée par les principes des fondateurs du monachisme1 • Pour Grégoire le Grand converti à la vie monastique, la Bible est non seulement l'autorité suprême mais l'instrument principal de la culture chrétienne : « Bien que l'Ecriture sainte surpasse de façon incomparable tout savoir et toute doctrine, pour ne rien dire du fait qu'elle annonce la vérité, ni du fait qu'elle appelle à la Patrie céleste, qu'elle détourne des désirs terrestres le cœur de ses lecteurs pour leur faire embrasser les biens d'en haut, qu'elle exerce l'effort par ses propos plus obscurs, qu'elle comble les humbles par son langage terre à terre... Cependant elle surpasse aussi tous les savoirs et toutes les doctrines par sa façon même de s'exprimer, car, par un seul et même langage, à travers les récits de ses textes, elle révèle un mystère et s'entend à parler des événements du passé de manière à savoir par là même proclamer des faits à venir et sans modifier l'ordre de son discours, dans les mêmes textes, elle sait à la fois décrire les faits qui ont eu lieu et annonce ceux qui doivent avoir lieu »2 • Lorsque l'on sait l'influence que Grégoire le Grand eut sur le Moyen Age3, ce passage choisi parmi d'autres, prend toute sa valeur. Grégoire par ses commentaires, homélies sur l'Evangile, sur Ezéchiel, sur le Cantique des Cantiques, sur le Livre des Rois, Moralia in Job, ouvre la voie royale de l'exégèse monastique médiévale. A la même époque, dans les Iles britanniques, particulièrement en Irlande, débute, dans les centres monastiques de plus en plus nombreux, un travail de commentaire dont on commence à juger de l'importance4 • Les Irlandais qui, par ascétisme, quittent volontiers leur patrie, transportent en Angleterre et sur le Continent 1. 2.
Cf. Leclercq [9].
Grégoire le Grand, Moralia in Job, 20, I (PL, 76, Grand, Culture el expérien&e ç!Jrélienne.r, Paris, I 977, p. 52. 3· De LUBAC [n], I, pp. 537 et s. 4· BISCHOFF [66], t. 1, pp. 505 et s.
IH)
cité par a.
DAGBNS,
Grégoire le
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leur ardeur à étudier la Bible. Colomban ne se sépare pas du texte sacré, nous dit son biographe, et sachant la réputation de Grégoire, il lui réclame ses traités exégétiques. Ses disciples, en fondant des monastères en Gaule et en insistant sur la méditation de la Bible, revigorent le clergé mérovingien6 • En Angleterre, dans les centres de culture religieuse établis soit par les Irlandais, soit par les disciples des missionnaires envoyés par Grégoire le Grand, une science chrétienne s'édifie dont le plus illustre représentant est Bède le Vénérable. Comme les moines du vie siècle, les lettrés insulaires affirment que la Bible est supérieure à tous les autres textes et qu'en elle sont contenues toutes les formes du savoir : « La sainte Ecriture, dit Bède, l'emporte sur tous les écrits, non seulement par l'autorité parce qu'elle est divine ou par l'utilité parce qu'elle conduit à la vie éternelle, mais encore par l'antiquité et par la forme »6 • Mais à la différence de leurs prédécesseurs qui s'opposaient à la culture classique, les moines celtes et anglosaxons ont vu la nécessité de construire à partir de la Bible un programme d'études dans lequel la grammaire tenait une grande place. La Renaissance carolingienne a bénéficié de l'œuvre des moines insulaires. Nous verrons dans un chapitre particulier comment dans l'enthousiasme du renouveau intellectuel, les clercs et les moines des vme et Ixe siècles ont utilisé des instruments de travail et ont esquissé une méthode exégétique qui restera en usage jusqu'au xie siècle. Avec le renouveau monastique des xe et xie siècles et avec le développement de la liturgie à Cluny et ailleurs, l'exégèse reprend une vigueur nouvelle. Cluny n'est pas ennemie de la « culture », comme on l'a dit trop souvent et comme le dément l'œuvre de ses abbés 7 • Dans ce monastère, se réalise un équilibre entre ascèse, liturgie, dévotion privée, étude biblique. L'Ecriture sainte est source de tout progrès spirituel. A sa lecture, écrit Otloh de Saint-Emméran, « les yeux de l'homme intérieur s'ouvrent. Il S· R1cHÉ [72], 371 et s. BÈDE, De s&bematibus ellropir (PL, 90, 175). 7· J. LECLERCQ, « Cluny fut-il ennemi de la culture? », dans Ret>ll8 Mabillon, 1957, et
6.
[9], passim.
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comprend ce qu'il n'a jamais encore compris des Ecritures et de tout le reste. Il s'étonne d'avoir été si sourd et si aveugle. Alors il avance de plus en plus dans la lecture sainte et ce qu'il ne lisait que par crainte et désir de pardon, il le lit aussi maintenant qu'il commence à aimer pour savoir les merveilles de la sagesse et de la miséricorde de Dieu »8 • Pourtant reconnaissons que peu de grands commentaires exégétiques ont été écrits à cette époque. Les lettrés connaissent la Bible, l'utilisent dans la Vie des saints, la traduisent comme en Angleterre, mais la commentent rarement. Ainsi lorsque l'abbé Eldric de Saint-Germain d'Auxerre recherche un commentaire d'Ezéchiel, il ne trouve rien de mieux que de faire copier celui du moine Haimon qui vivait au milieu du Ixtl siècle. Aux traités d'exégèse on préfère la poésie, l'histoire, la morale et les ouvrages d'allure scolaire. Gerbert d'Aurillac le plus grand écolâtre de la fin du xe siècle est un humaniste qui cite plus souvent les textes profanes que l'Ecriture9 • L'importance donnée dans les écoles aux auteurs païens et aux arts libéraux inquiète ceux qui veulent maintenir le climat de l'Ecriture sainte à une époque où la réforme de l'Eglise exige un approfondissement de la culture religieuse, certains critiquent ouvertement une école trop ouverte aux sciences séculières et particulièrement à la dialectique que l'on redécouvre : « Se déclarent savants, écrit Odoh de Saint-Emméran, ceux qui sont instruits dans les saintes Ecritures plutôt que ceux qui sont instruits dans la dialectique, car j'ai rencontré des dialecticiens assez naïfs pour décréter que toutes les paroles de l'Ecriture devaient être soumises à l'autorité de la dialectique et pour témoigner souvent plus de confiance à Boèce qu'aux auteurs sacrés. » Gozzechin de Liège condamne ceux qui « donnent de nouvelles interprétations des psaumes, des lettres de saint Paul et de l'Apocalypse » et Pierre Damien en préconisant un retour à la « sainte simplicité » revient au principe de la culture ascétique des moines du v:re sièclel0 • Dans cette prise de conscience qui secoue les milieux lettrés du xie siècle, certains hommes tels 8. OrLoH, De Cursuspirihtali, J; PL, r4l, 146 cité par J. LECLERCQ (9], p. 152. 9· RJ:cHâ (73), pp. 185-186. xo. Ibitl., pp. 339 et s.
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Lanfranc, puis son disciple Anselme du Bec, proposent des solutions nouvelles pour l'étude de la Bible et jettent les bases de ce qu'on a appelé la théologie scolastique et dont parlera Jean Châtillon. Au xne siècle, l'exégèse monastique trouve un nouvel essor avec la réforme cistercienne dont le grand artisan fut saint Bernard « le dernier des Pères ». Pour la façon dont saint Bernard explique l'Ecriture, il suffit de renvoyer aux analyses d'Henri de Lubac et de Jean Ledercq11 • L'exégèse monastique ne veut pas être une science mais une sagesse spirituelle qui doit viser à la contemplation du donner révélé et déboucher sur la théologie mystique. Elle est nourrie de la méditation du texte sacré mais aussi du poème de la liturgie. Dom Dubois en donne quelques exemples en parlant des psaumes et des antiennes. Les chanoines réguliers qui veulent revenir à la vie apostolique et faire de leur cloitre une « école du Christ » font une large place à la lectio divina « au cloitre, écrit Philippe de Harvengt (t 1 1 8; ), il n'y a guère de place pour la vanité : on n'y recherche que la sainteté. Là jour et nuit, le juste se soumet à la divine volonté, s'adonne aux hymnes, à la prière, au silence, aux larmes, à la lecture. Là, dis-je, la sincérité d'une vie purifiée nettoie l'intelligence ; alors celle-ci permet d'arriver à la science plus sincèrement et plus efficacement »12 • Et Philippe d'opposer le cloître aux écoles du siècle. En effet, comme le montre Jean Châtillon, d'autres méthodes sont utilisées pour étudier la Bible et en présenter toutes les richesses. Reprenant les tentatives de Lanfranc et de saint Anselme, les magistri in sacra pagina utilisent des principes de type analytique et rationnel. La lectio n'est plus une méditation mais un cours qui débouche sur la quaestio et même la disputatio 13 • Ici s'élabore une exégèse scolastique qui se développe dans les universités du xme au xve siècle comme le montre Jacques Verger. Encore ne faudrait-il pas trop opposer exégèse monastique et exégèse scolastique : les moines suivent de près les développements de l'exégèse enseignée dans les écoles II. LECLERCQ (9), passim, de LUBAC (II), 1, 2, p. 586 et J. VERGER dans BernardAbelard oule Cloitre el/'éçOie, Paris, 1982, pp. 148 et s. u. Philippe de HAaVENGT, Epi.st., PL, 20J, 58, cité par J. LECLERCQ [9), p. 187. 13. CHENU [So], p. 323.
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urbaines et d'autre part dans le grand réveil évangélique du xme siècle les maitres en Ecriture sainte, saint Thomas tout le premier, restent :fidèles au commentaire spirituel de l'Ecriture!'. Parallèlement aux études exégétiques menées dans les cloitres et dans les écoles, la Bible est objet de commentaire de la part des rabbins juifs. Il nous a semblé indispensable de demander à un spécialiste de la pensée juive un chapitre sur l'exégèse rabbinique, domaine encore mal connu. Ici sont étudiées non seulement les méthodes de travail des rabbins mais également les relations entre savants juifs et chrétiens qui, nous le verrons, débutent à l'époque carolingienne. Encore faudrait-il pousser l'étude pour le xme siècle et les siècles suivants, faire place à l'étude importante de Nicolas de Lyre15 •
14. M. D. CHENU [9z], pp. 199 et s. 15. « Bibel im Judentum » [2], col. 72. H. HALPÉRIN, «De l'utilisation par les chrétiens de l'œuvre de Rachi », dans Raehi, ouvr. collectif sous la direction de M. SPERBER, Paris, 1974, pp. 163-200. Sur Nicolas de Lyre, cf. de LuBAC [n], IV, pp. 344 et s.
I
Instruments de travail et méthodes de l'exégète à l'époque carolingienne
La Renaissance carolingienne ne peut être considérée simplement comme un renouveau de l'étude des belles-lettres. Pour Charlemagne et ses collaborateurs, il s'agit d'abord d'une œuvre religieuse qui remet en honneur l'étude de la Bible. Peu à peu au cours des VIIr' et IXe siècles les méthodes et les instruments de travail des lettrés qui veulent pénétrer les secrets de la divina pagina se mettent en place en s'appuyant sur l'expérience de l'exégèse patristique et en définissant les buts et les moyens d'une véritable science exégétique. Raban Maur ne disait-il pas à ses élèves : « Il n'est pas permis à ceux qui s'instruisent eux-mêmes ou doivent instruire les autres d'ignorer la science des saintes Ecritures »1•
CULTURE PRÉPARATOIRE
La première condition du travail exégétique est, comme dans l'Antiquité tardive et le très haut Moyen Age, l'acquisition d'une culture préparatoire, une propédeutique à l'étude de la Bible2 • L'exégète doit d'abord bien connaître les langues dans lesquelles était conservé le texte biblique. 1. De lnsJitutione ç/eriçorum, III, I. z. H. MA.RB.ou, Saint Augustin ella fin th la çu/ture antiqu4, Paris, 1937, pp. P. RICHÉ (72], passim.
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et s.;
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Etudier la Bible
Dès 789, dans un des articles de l' Admonitio generalis, Charlemagne exige que la grammatica, c'est-à-dire la langue latine, soit enseignée dans toutes les écoles. Alcuin dans son traité sur l'orthographe et dans son De grammatica reprend en les adaptant les enseignements des grammairiens anciens particulièrement Donat. ll veut faire disparaître barbarismes et solécismes, établir une ponctuation et une orthographe correctes. Pourtant la nature du latin biblique n'est pas sans poser des problèmes à ceux qui cherchent à retrouver une langue digne des grammairiens anciens 3 • Déjà Grégoire le Grand avait affirmé dans sa fameuse préface des Moralia in job qu'il était « inconvenant d'assujettir les paroles de l'oracle céleste aux règles de Donat », phrase qui a été bien souvent reprise par les lettrés du Moyen Age. Au IXe siècle, Alvar de Cordoue et Gottschalk d'Orbais opposent volontiers la Bible à Donat. Smaragde, abbé de Saint-Mihiel, trouve la solution en écrivant une sorte de« grammaire chrétienne » qui heureusement va faire l'objet d'une édition4• Dans le poème qui précède l'ouvrage, il chante les louanges de la grammaire :«Ici vous trouverez cette mesure d'or qui vient du ciel et dont le Saint-Esprit lui-même nous a gratifiés. C'est là qu'il nous raconte les grandes actions des patriarches, là que résonne le lyrisme des psaumes : ce petit livre est plein de dons sacrés, il contient l'Ecriture, il est parfumé de grammaire. Or l'Ecriture enseigne à chercher le royaume de Dieu, à se détacher de la terre, à s'élever plus haut, elle promet à tous les bienheureux ses bienfaits célestes : vivre avec le Seigneur, habiter toujours avec Lui. La grammaire donc, par la bonté de Dieu, accorde de grands biens à ceux qui la lisent avec soin »5 • Smaragde, tout en connaissant bien le latin classique, justifie les formes que l'on trouve dans la Bible et qui pourraient passer pour des incorrections. Puisque le texte sacré a été écrit sous l'inspiration du Saint-Esprit, on doit abandonner dans certains cas les règles de Donat. D'autre part Smaragde sait l'influence que l'hébreu a pu avoir sur la constitution du latin chrétien. Comme d'autres exégètes, il parle avec admiration de la langue de « nos pères les Hébreux ». Pourtant il est peu vraisemblable que l'hébreu dont on célèbre la perfection ait été objet d'étude à l'époque carolingienne. Lorsque les lettrés citent des termes hébreux, ils utilisent les écrits de saint Jérôme. Quelques allusions nous font penser que Théodulf d'Orléans, Florus de Lyon et Paschase Radbert connaissaient l'hébreu, mais leur science devait être assez élémentaire. Ce qui est certain c'est que les exégètes carolingiens restent en contact avec les rabbins juifs et discutent de l'interprétation de l'Ancien Testament6. Déjà à la fin du vm 6 siècle, Pierre de Pise avait eu à Parme une dispntatio avec le juif Lull dont le 3· P. RicHÉ [73], pp. 234-235. 4 Edition en prépamtion par L. HOLTZ et B. LoPsTEDT pour CC. 5· MGH, Poet. lat., 1, 6o7; trad.]. LECLERCQ [9], p. 48. 6. P. RicHÉ [73], pp. 96 et s.
Méthodes de J'exégèse carolingienne
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texte est malheureusement perdu. Au rxe siècle, Oaude de Turin évoque les discussions entre maîtres juifs et chrétiens et Paschase Radbert doit tenir quelques-unes de ses connaissances d'un juif, l' « Hebraeus moderni temporis », auquel Raban Maur se réfère; est-il un rabbin ou un juif converti'? On en discute encore. Ce qui est certain, c'est que l'auteur des Quaestiones hebraicae in libros Regum et paralipomenon, insérées parmi les livres de Jérôme, était un juif chrétien converti qui écrivait au rxe siècle8• Le grec, troisième langue biblique, était certainement mieux connu que l'hébreu9• Charlemagne lui-même, dit Eginhard, comprenait le grec sans le parler. Les ambassades qui se multiplient entre Occident et Orient au xxe siècle ont renforcé les liens culturels entre les deux mondes. Ainsi peut-on expliquer la circulation en Occident des manuscrits bibliques grecs ou bilingues que mentionnent les catalogues des bibliothèques et que l'on a conservés dans les fonds des manuscrits 10• Il s'agit surtout des psautiers mais aussi des textes des Evangiles et des Epitres. A Saint-Denis, des moines savaient le grec. Des Irlandais, tels Sédulius, Martin Scot et surtout Jean Scot Erigène, connaissent également cette langue. Sédulius Scotus avait même recopié en grec un recueil des Epitres pauliniennes et avait transcrit le psautier. Les Irlandais installés dans la péninsule italienne ont ravivé les études du grec comme en témoignent les lettres écrites par un Scot de Milan sur la traduction du psautier en grec. A Rome, en Italie du Sud, le grec continue à être étudié dans les milieux ecclésiastiques. De l'étude des langues, passons à celle des arts libéraux dont la connaissance est nécessaire pour comprendre la Bible. Saint Augustin, dans son De doctrina christiana, Cassiodore dans les Institutiones avaient justifié l'utilisation des arts libéraux. Grégoire le Grand, quoi qu'on en ait dit, acceptait le recours à ce qu'il appelait les« sciences extérieures»: « Bien que cette culture contenue dans les livres profanes ne serve pas par elle-même au combat spirituel des saints, si elle est unie à la divine Ecriture, elle nous permet d'acquérir une connaissance affinée de cette même Ecriture. Voilà en vérité le seul but de notre étude des arts libéraux : comprendre plus finement les paroles de Dieu grâce à la formation qu'ils nous procurent »11• Au VIlle siècle, les moines anglosaxons affirment eux aussi que la Bible est supérieure à tous les autres textes et qu'elle contient tous les genres littéraires. Il convient alors pour en saisir toute la richesse d'avoir étudié la grammaire, le seul des arts 7· B. BLUMENKRANZ (99], p. 1748. Ed. A. SALTMAN, Pmtdo-Jérôme« Qmstiones on the hook of Samml», Leyde, I97S·
9· P. RicHÉ [73], pp. 92. et s. 10. A. SœGMUND, Die Ueherlieferung tkr grierhi.rchm chri.rtlithm Litera/ur in tkr /ateinischen Kirche hi.r zum zwolften JahrhiiNiert, Munich, 1949, pp. 24 et s. II. In 1 Reg. s. 84 (CC, r,u., p. 471). a. a. DAGENS, Grégoire le Grand, Cullllf'IJ el expérience chrétiennes, Paris, 1977, pp. so et s.
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Etudier la Bible
libéraux qui mérite un intérêt : « Surtout applique-toi sans cesse à la lecture de la Bible et des textes sacrés, écrit Aldhelm à son disciple. Si en outre tu veux connaître quelques parties des lettres séculières, fais-le surtout dans le but suivant : puisque dans l'Ecriture, tout, ou presque tout, l'enchaînement des mots repose entièrement sur la grammaire, tu comprendras d'autant plus facilement à la lecture les sens les plus profonds et les plus sacrés de ce même langage divin que tu auras appris les règles les plus différentes de l'art qui forme sa trame »12• Dans son De schematibus et tropis Sanctae Scripturae, Bède le Vénérable constate que la Bible utilise des figures, des formes, des schèmes spéciaux, qu'elle affecte des thèmes métaphoriques et des tropes. Il faut donc pour comprendre la Bible connaître ces figures. Charlemagne, conseillé par Alcuin, ne fait que reprendre ces principes dans l' Epistola de litteris colendis : « Puisque dans l'Ecriture sainte nous trouvons insérés des schèmes, des tropes et d'autres figures semblables, il n'est pas douteux que celui qui les lit en comprend plus facilement le sens spirituel, qu'il a été auparavant mieux et plus profondément instruit dans la science des lettres. Il faut donc choisir pour cela des hommes qui aient le désir et la capacité d'apprendre et le goût d'instruire les autres »13 • La grammaire et la rhétorique ne sont pas, du moins dans la première Renaissance carolingienne, étudiées pour elles-mêmes mais en vue de recherches exégétiques. Il en est de même pour les arts du quadrivium qui permettent de connaître la réalité des choses et doivent aider l'exégète dans son commentaire allégorique. Ainsi comme le dit Alcuin : « Le jeune homme pourra s'avancer tous les jours sur le chemin des arts jusqu'à ce que son âge plus mûr puisse atteindre le sommet des saintes Ecritures »14• Parmi les arts libéraux, la troisième branche du trivium, la dialectique, était jusqu'alors assez peu honorée en raison des dangers qu'elle faisait courir à la foi. Pourtant, en relisant saint Augustin et particulièrement le De ordine, les lettrés carolingiens apprennent que la ratio est le principal élément de notre ressemblance avec Dieu et que la foi chrétienne ne dispense pas de la recherche. Le chercheur chrétien doit rentrer dans l'intelligence des mystères et même en rendre raison. L'argument d'autorité ne suffit plus, il faut le compléter pour parvenir à l'intelligibilité de la foi et d'abord de l'Ecriturel6 • C'est encore saint Augustin qui, dans le De doctrina christiana, relu avec profit à l'époque carolingienne, affirme : « La science du raisonnement est de beaucoup la plus importante pour les questions de tout genre qui sont à approfondir et à résoudre dans les saintes Ecritures »16 • u. Ep. à Aethilwald, MGH, .Auçt. Antiq., XV, 500. 13. MGH, Capil. I, p. 79; cf. P. R1cHÉ [73], p. 553· 14. PL, IOI, 854· 15. P. RicHÉ [74]. 16. De Do&trina•.• , II, 31.
Méthodes de l'exégèse carolingienne
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RÉVISION DU TEXTE BIBLIQUE
Pour mener à bien un commentaire de l'Ecriture, l'exégète doit travailler sur un texte convenablement établi. Or il est certain que les manuscrits bibliques précarolingiens étaient remplis de fautes de copistes. Dans l' Admonitio generalis de 789, Charlemagne demande que l'on corrige bien les livres catholiques et plus tard, dans l' Epistola generalis, il rappelle qu'il a depuis longtemps corrigé soigneusement tous les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament altérés par l'impéritie des copistes. Comme le dit un poète de cour,« Charles a mis autant d'ardeur à supprimer les incorrections des textes qu'à vaincre ses ennemis sur les champs de bataille »17 • Encouragé par le roi franc, frères et moines rivalisent d'ardeur à corriger les manuscrits de l'Ecriture qu'ils possèdent dans leurs bibliothèques. D'autre part, appliquant à la Bible le désir d'unification qui caractérise sa politique, Charlemagne souhaite que toutes les églises possèdent la même version biblique. Nous avons vu dans la première partie de ce livre comment la Vulgate de saint Jérôme était encore concurrencée par la Vetus Latina et l'Itala18 • Le psautier se présentait ici sous sa forme romaine, là sous sa forme gallicane. Des manuscrits venus des Iles britanniques et de l'Espagne circulaient sous plusieurs versions si bien que l'on trouvait, comme l'a écrit Samuel Berger, « un mélange désolant de textes excellents et de textes détestables, quelquefois deux traductions du même livre juxtaposées, les anciennes versions mêlées à la Vulgate dans une confusion indicible et les livres de la Bible copiés dans chaque manuscrit dans un ordre différent ». Pour remédier à cet état de choses, Charlemagne encouragea les efforts de révision de l'abbé de Corbie, Maurdramne (nz-781), et de l'évêque d'Orléans Théodulf. Vers 797, il demanda à Alcuin, alors abbé de Saint-Martin de Tours, d'entreprendre la révision de la Bible. Alcuin et son équipe tourangelle travaillèrent activement à cette œuvre; il put offrir sa version à Charlemagne le jour de Noël 8ox pour l'anniversaire de son couronnement. Si le manuscrit d'Alcuin a disparu, la Bible conservée à Monza paraît le texte le plus proche de l'exemplaire offert à Charlemagne. Au IXe siècle, les Bibles alcuiniennes se multiplient partout sans que pour autant les anciennes versions disparaissent comme en témoignent les citations relevées dans l'œuvre d'Hincmar19•
17· MGH, Poet. lat., I, p. 89. 18. Cf. Laura LIGHT, «Versions et révisions du texte biblique», ntpra, pp. 19. J. DEVISSE (68], pp. 1239 et s.
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et s.
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«
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INTRODUCTORES
»
ET
«
EXPOSITORES ))
Dans le livre I de ses Institutiones, Cassiodore, après avoir présenté les différents livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, cite les ouvrages de ceux qu'il appelle les introductores et les expositores. Les premiers donnant les règles générales de l'herméneutique, les seconds donnent les commentaires des Pères de l'Eglise sur les différents livres de la Bible. Les Carolingiens reprennent cette distinction méthodologique.
Introductores Saint Augustin est le premier d'entre eux. Son manuel, le De doctrina christiana, avait été un peu oublié jusqu'au vme siècle et fut redécouvert à l'époque carolingienne20 . Lorsque Raban Maur rédige son De institutione clericorum, il reprend bien des passages du traité de saint Augustin. Ainsi les chapitres 2 à I 5 de SOn livre ffi présentent les difficultés des interprétations exégétiques telles que l'évêque d'Hippone les avait exposées. Les Instituta de Junilius conservées dans vingt-cinq manuscrits sont connues des Anglo-Saxons et des Carolingiens. Les Formulae spiritualis intelligentiae d'Bucher de Lyon, résumées au vme siècle, se trouvent dans beaucoup de bibliothèques. Le livre VI des Etymologies d'Isidore de Séville, intitulé De libris et ojftciis ecclesiasticis, détaché de l'œuvre isidorienne est utilisé par les exégètes. Il y a également peut-être en Espagne les scripturarum claves attribuées au pseudo-Meliton21. De l'Irlande, où dès le vue siècle des groupes d'exégètes travaillent activement22, provient le pseudo-Augustin, De mirabilibus sacrae scripturar!-3, et le Liber de divinis scripturis 24• Pour connaître les lieux signalés dans les livres saints, l'exégète dispose du traité de saint Jérôme, Liber de situ et nominibus locorum hebraicorum26, et des itineraria26, c'est-à-dire des descriptions de la Palestine; zo. 1. ÜPBLT,« Materialen zur NachwirkungvonAugustinus Schrift De Doclrinatbristi/JIIQ», dans ]ahrbu&h f. Anlike und Cbristenlllfll, 1974, pp. 64-73· 21. STEGMÜLLER [17]. n. 5574. l'édition de Dom PITRA, Spiti/eg. So/emmense, m, 18H, pp. 420-4Z1, n'a pas été remplacée. zz. BtSCHOFF [66]. z3. PL, JJ, Z146-uoo, cf. M. SwoNETTI, «De mirabilibus sacrae scripturae un trattado irlandese sui miracoli della sacra scrittura »,dans Romano Barbarica, 4, 1979, pp. ZZ5-zp. z4. PL, 8J, 1203-1218; cf. D. de BRUYNE, « Etude sur le Liber de divinis scripturis », dans RB, 41, 1933, pp. II9-141, et J. ]. CoNTRENt [67], p. 79· 25. Ed. P. de LAGARDE, Onomaslita Sarra, Gôttingen, 1870. z6. Ilineraria Hierosolymii/JIIQ, éd. CC, stries latina, t. 175 et 176, 1965; cf. Oavis XV, n. 2324 à 2333•
Méthodes de J'exégèse carolingienne
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le plus célèbre est celui d' Adamnan de Jona, De locis sanctis, rédigé à la fin du vue siècle à partir de notes que lui avait fournies l'évêque Arculf après son pèlerinage en Terre sainte27• Bède le Vénérable avait lui aussi composé un traité de géographie biblique (Liber de locis sanctis) et y avait ajouté un ouvrage d'onomastique tiré des Actes des Apôtres, Liber regionum atque locorllm de actibus apostolorum28 • Pour l'histoire du peuple juif, l'exégète disposait du livre de Joseph, Antiquitésjlldaïques29, et de celui d'Eusèbe de Césarée traduit par saint Jérôme. A la suite d'Augustin, d'Isidore et de Bède, Claude de Turin établit une chronologie biblique où il présentait les grandes étapes de l'histoire du monde depuis la créationao. Les différents personnages bibliques étaient signalés dans le traité d'Isidore : Liber de orlu et obitum patrum, ou dans l'ouvrage anonyme, sans doute irlandais, Liber de ortu et obitu patriarcarum31, et dans le pseudo-Bède, Interpretatio nominum hebraicorum32• On trouvait dans l'Hexameron de saint Ambroise ou dans le Physiologus latinsa la signification du nom des animaux et des plantes, tandis que la valeur symbolique des nombres était expliquée par le Liber numerorum d'Isidore de Séville mais aussi par le traité De numeris attribué faussement à Isidore et qui venait sans doute des milieux irlandais84•
Expositores Voulant imiter Cassiodore, Notker le Bègue envoya à la fin du IXe siècle à Salomon de Constance un manuel qui présente les différents commentaires que l'on doit utiliser et il l'intitule Notatio de i/Justribus uiris qui ex intentione sacras scripturas exponebant aut ex occasione quasdam sententias diuinae auctoritatis explanabantsa. Notker prése1.1te pour chaque livre de la Bible les exégètes les plus éminents qui font autorité. Il consacre le chapitre Jer à ceux qui ont écrit sur la Genèse, l'Exode, le Lévitique, le Nombre, le Deutéronome, etc. Le chapitre II à ceux qui ont commenté le Psautier, les Proverbes, l'Ecclésiaste et le Cantique des Cantiques, puis vient un chapitre particulier au commentaire de Job; il poursuit avec les commentaires des livres du Nouveau Testament. Parmi les commentateurs, les quatre Pères Augustin, Jérôme, Ambroise 27. Bd. D. Mm!HAN (Smplom latini biberniae, Ill), Dublin, 19s8. 28. Bd. l..usTNEll, Cambridge (Maas.), 1939, pp. 147-158. 29. Bd. BLAT'I', Till lolin ]oseplnu, 19s 2. 30. PL, I04, 918-926; cf. B. GUENÉI!, Histoire 11 adhlrl bislorPjue tkms I'O«itknlmétiiillfll, Paris, 1980, pp. 1So-1s2. 31. PL, IJ, I27S-1294. 32· PL, 9J. IIOI-II04H· Cf. A. SIEGKUND, op. &il., pp. u8-129. H· R. E. Mac NAI.LT, Dn' iriselll Liblr tk 1111111eri.r, Munich, I9H, et« lsidorian pseudepigrapha in the carly middle ages», dans I.rilloritmo, Leon, 1961, pp. 304-316. 3S· PL, IJI, 993-1004·
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et Grégoire jouissent du plus grand crédit. Parmi eux, il faut faire une place particulière à Grégoire dont tous les savants du haut Moyen Age connaissent l'œuvre et particulièrement les Mora/ia in Job 38• En dehors des quatre docteurs de l'Eglise Origène est très souvent cité et particulièrement apprécié par Claude de Turin et Raban Maur. Enfin Bède, dont l'œuvre exégétique annonce celle des Carolingiens, apparaît, pour reprendre le mot de Notker, comme « un nouveau soleil surgi de l'Occident pour illuminer toute la terre ». L'œuvre des Pères est si vaste qu'on la connaît souvent par des extraits tels ceux que Paterius avait faits à partir des ouvrages de Grégoire le Grand37, des extraits des Moralia in Job composés par l'Irlandais Lathcen38. Des Des britanniques proviennent le De luminaribus ecclesiae du pseudo-Bède39 et les excerptiones Patrum regroupent plusieurs commentaires patristiques. On trouve également des extraits sous d'autres formes: les uns suivent l'ordre des livres des Ecritures, les autres sont organisés par thèmes doctrinaux en Sententiae comme l'avait fait Isidore de Séville et Julien de Tolède. Les Carolingiens, dont le goût pour les florilèges a été souvent remarqué, composent eux aussi des extraits de commentaires scripturaires tels les Collectiones in Epistolas et Evangelia de Smaragde de Saint-Mihiel40 et le Florilegium ex sacra scriptura que Prudence de Troyes écrit pour aider ceux qui s'apprêtent à recevoir les ordres sacrés41. A leur tour les Carolingiens ont été des expositores et, en s'appuyant sur les Pères et le plus souvent en les imitant, ils ont multiplié les commentaires de l'Ecriture. Les tableaux établis à partir du répertoire de Stegmüller permettront de nous rendre compte de l'importance de leur œuvre exégétique. ANCIEN TESTAMENT
Genèse. Alcuin (n. ro84-1o85), Angelome de Luxeuil (n. 1334), Bède (n. 1598), Pseudo-Bède (n. 1652), Rémi d'Auxerre (n. 7094), Raban Maur (n. 7021). Exode. Bède (n. 1602), Pseudo-Bède (n. 1648), Raban Maur (n. 7ozz.). Uvitique. Pseudo-Bède (n. 1649 et 1656), Claude de Turin (n. 1951), Raban Maur (n. 7024), Walafrid Strabon (n. 8319). Nombres. Pseudo-Bède (n. 165o-16p), Raban Maur (n. 7025). 36. De LUBAC [n], I, 2, p. 537· 37- PL, 89, 683-916. 38. &/oga de Moralibtu Job quae Gregoriu.r fecil, éd. M. AnRIAEN, CC, r 4! (1969). 39· PL, 94, 522. Sur ces extraits cf. C. SPICQ [16], p. 12, et l'article« Florilèges» dans DSp, V, H6 et s. 40. PL, ro2, 13-14; cf. de LUBAC [n], II, 1, pp. 279-280. 41. PL, I I J, 1422-1440.
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Deutéronome. Pseudo-Bède (n. 1658), Raban Maur (n. 70z.7)· Josué. Pseudo-Bède (n. 1659), Claude de Turin (n. 195z.), Raban Maur (PL, roS, 999-noS). Juges. Pseudo-Bède (n. 166o), Raban Maur (n. 7031). &th. Pseudo-Bède (n. 1661), Raban Maur (n. 7o;z.). Rois. Bède (n. 16o;-16o6), Pseudo-Bède (n. 166z.), Angelome de Luxeuil (n. 1335-1338), Claude de Turin (n. 1954-1955), Raban Maur (n. 70337036), Théodémir de Psalmodi (n. 7976). Chroniques. Raban Maur (n. 7037). Esdras et Néhémie. Bède (n. 1607). Tobie. Bède (n. 16o8). Judith. Raban Maur (n. 7038). Esther. Raban Maur (n. 7039). Job. Aucun commentaire. Psaumes. Alcuin (n. 1o88-1o9o), Florus de Lyon (n. z.z.74), Paschase Radbert (n. 6z.61), Prudence de Troyes (n. 7016), Rémi d'Auxerre (n. 7z.x1), Walafrid Strabon (n. 8;z.4). Proverbes. Bède (n. 1609-1668). Etdésiaste. Alcuin (n. 1093). Cantique des Cantiques. Alcuin (n. 1091), Angelome de Luxeuil (n. 1339), Bède (n. 161o), Haimon d'Auxerre (n. ;o65-3079), Hincmar de Reims (n. ;s6z.). Sagesse. Bède (n. 1674), Pseudo-Bède (n. 1065-1o66), Raban Maur (n. 7052.). Btdésiastique. Bède (n. 1675), Raban Maur (n. 7053). Isaïe. Bède (n. 16n), Joseph Scot (n. 5146), Raban Maur (n. 7053), Rémi d'Auxerre (n. ;oS;). Jérémie. Raban Maur (n. 7054).
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Lamentations. Paschase Rad bert (n. 62.62.), Raban Maur (n. 705 5). Ezéchiel. Raban Maur (n. 7056). Daniel. Raban Maur (n. 7057). Petits prophètes. Rémi d'Auxerre (n. 3070 et 308 8). Habacuc. Bède (n. 1612.). Maccabée. Raban Maur (n. 7058 et 7059). NouvEAu TESTAMENT
Matthieu. Pseudo-Alcuin (n. 111o), Pseudo-Bède (n. 1678 et 7061), Christian de Stavelot (n. 192.6), Claude de Turin (n. 1958), Florus de Lyon (n. 2.2.75), Paschase Radbert (n. 62.63), Rémi d'Auxerre (n. 72.2.6), Raban Maur (n. 7o6o), Sédulius Scotus (n. 7603), Walafrid Strabon (n. 832.6). Marc. Bède (n. x613), Sédulius Scotus (n. x6o4). Luc. Christian de Stavelot (n. 192.7), Sédulius Scotus (n. 7605). Jean. Alcuin (n. 1096), Pseudo-Bède (n. 168o), Christian de Stavelot (n. 192.8), Florus de Lyon (n. 2.2.75), Jean Scot (n. 4959). Actes des Ap8tres. Bède (n. 1615 et 1616), Pseudo-Bède (n. 1682.). Epître aux Romains. Claude de Turin (n. 1959), Florus de Lyon (n. 2.2.77 et 692.o), Haimon d'Auxerre (n. 3071, pox, 3114), Raban Maur (n. 7064), Sédulius Scotus (n. 76o8). Epitre aux Corinthiens. Claude de Turin (n. 1960, 1961), Florus de Lyon (n. 692.1, 692.2), Haimon d'Auxerre (n. 3071, 3101, 3114), Raban Maur (n. 7065, 7066), Sédulius Scotus (n. 7609, 7610). Epître aux Ga/ales. Oaude de Turin (n. 1962.), Florus de Lyon (n. u8o, 692.3), Haimon d'Auxerre (n. 3071, 3104), Raban Maur (n. 7067), Sédulius Scotus (n. 7616). Epître aux Ephésiens. Claude de Turin (n. 1963), Florus de Lyon (n. 2.2.81 et 692.4), Haimon d'Auxerre (n. 3071 et 3105), Raban Maur (n. 7o68), Sédulius Scotus (n. 7612.). Epître aux Philippiens. Florus de Lyon (n. 2.2.82. et 692.5), Haimon d'Auxerre (n. 3 xo6, 3 xox et 3114), Raban Maur (n. 7069), Sédulius Scotus (n. 7613).
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Epître aux Colossiens. Florus de Lyon (n. 2283 et 6926), Haimon d'Auxerre (n. 3071, 3101 et 3114), Raban Maur (n. 7070), Sédulius Scotus (n. 7014, 7607 et 7621). Epître aux Thessaloniciens. Florus de Lyon (n. 2284, 2285, 692.7, 6928), Haimon d'Auxerre (n. 3071, 3101, 3104, 3107, 3108), Raban Maur (n. 7071, 707z.), Sédulius Scotus (n. 7607, 7615, 7616, 7621). Epître à Timothée. Florus de Lyon (n. z.z.86, 2287, 69z.7, 6930), Haimon d'Auxerre (n. 3071, 6110, 6111, 3101, 3114), Raban Maur (n. 7073, 7074), Sédulius ~icotus (n. 76o6, 7617, 76z.x). Epitre à Tite. Alcuin (n. 1097), Florus de Lyon (n . .zz.88 et 693 x), Haimon d'Auxerre (n. 3071, 3 xox, 31 12), Raban Maur (n. 7075), Sédulius Scotus (n. 7607, 7619, 762.1).
Epître à Philémon. Alcuin (n. 1098), Claude de Turin (n. 1971, 1972.), Florus de Lyon (n. 2.989, 6932), Haimon d'Auxerre (n. 3071, po1, 3113), Raban Maur (n. 7076), Sédulius Scotus (n. 76z.o). Hébreux. Alcuin (n. 1099), Claude de Turin (n. 1973 et 3139), Florus de Lyon (n. 2.9,0 et 69;;), Haimon d'Auxerre (n. ; II4, 3071), Raban Maur (n. 7077), Séduhus Scotus (n. 762.1). Jacques. Bède (n. x6;z). Pierre. Bède (n. 16;;, 1634). Jean. Bède (n. 16; 5, 1636). Jude. Bède (n. 16;8). Apoca!Jpse. Alcuin ou pseudo-Bède (n. 1102 et 1684), Ambroise Autpert (n. 1275), Beatus de Liebana (n. 1597), Bède (n. 1640), Berengaud (n.. 1711), Haimon d'Auxerre (n. 3072, 31ZI et 72.47), Pseudo-Isidore (n. 52.71).
Ces tableaux sont en soi suffisanunent éloquents pour saisir l'importance de la production exégétique carolingienne. Si certains conunentateurs sont bien connus tels Raban Maur et Christian de Stavelot42, d'autres sont redécouverts, tel Haimon d'Auxerre. L'œuvre d'un Claude de Turin mériterait une étude particulière43• Autre constatation, contrairement à ce qu'on pourrait penser, à une époque de civilisation vétéro-testamentaire, l'Ancien Testament est moins commenté que le Nouveau. Enfin certains livres ont retenu davantage l'attention des De 43· Cf.
42.
LUBAC [n], II, CoNTRENI
J. J.
x, pp. 201 et [67], passim.
204.
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exégètes, la Genèse, le Cantique des Cantiques, les Psaumes, le Livre des Rois et, pour le Nouveau Testament, c'est l'Evangile de Matthieu et les Epîtres de Paul qui l'emportent sur les autres livres.
« QuAESTIONES » ET « RESPONSIONES »
Parmi les commentaires exégétiques, il faut faire une place à part aux questions et réponses, genre littéraire bien connu à l'époque patristique«. Au cours de sa lectio de la Bible, l'exégète remarque tout ce qui pose question, qu'il cherche à résoudre avec l'aide de son raisonnement et de son érudition, à répondre aux difficultés que lui pose un correspondant fictif ou réel. Tandis qu'Isidore de Séville, dans ses deux livres de Quaestiones, suit l'exemple des Pères, Julien de Tolède s'engage dans une véritable critique exégétique en tentant de surmonter les contradictions qui existent entre les deux Testaments 46• De l'Espagne du vxne siècle vient sans doute le Liber de variis quaestionibus4JJ, attribué à Isidore, et peut-être d'Irlande le De veteri et novo Testamento quaestiones47• En Angleterre, Bède le Vénérable répond à trente quaestiones sur le Livre des Rois, sous son nom sont écrites des questions sur l'Exode, le Lévitique, les Nombres, le Deutéronome, etc. 48• Les Carolingiens, pédagogues par excellence, se plaisent à poser des questions et à y répondre en utilisant soit les autorités, soit les arguments rationnels. Ces questions sont de différents types : les unes peuvent être d'ordre littéraire, portant sur des formes grammaticales du mot ou sur des allusions historiques et géographiques. Ainsi l'archidiacre Pierre avait posé et résolu, sur l'ordre de Charlemagne, soixante-neuf quaestiones sur Daniel49• Que veut dire le mot « Naphte », que veulent dire les dix cornes de la Bête dont parle l'auteur? Quelles sont les provinces gouvernées par Nabuchodonosor ? Pourquoi torques est au féminin alors que chez Tite-Live le mot est au masculin ? D'autres questions sont plus en rapport avec les problèmes religieux : ainsi Wicbod, abbé de Saint-Martin de Trèves, met dans la bouche de son disciple les questions suivantes : «Je dois rechercher quel est l'auteur du livre appelé chez nous la Genèse?
44· G. BARDY, « La littérature des quaestiones et responsiones sur l'Ecriture sainte >>, dans RB, 1932, pp. 216-236 et 341-369. 4S. Antikeimon hoc e.rt contrapo.ritorum .rive contrariorum in .rpeciem utriu.r(/114 Te.rtamenti /ocorum, PL, ')6, s87-704. 46. Sur l'auteur de cet ouvrage cf. J. N. Iiu.LGARTH, «The position oflsidorian Studies: A critica.l review of the literature since 193S »,dans I.ridoriana, Leon, 1961, pp. 3o-31. 47· Ed. Mc NALLY, CC, 108 B, 1973· 48. STEGMÜLLER [17], II, 1648, 16s6 à 16s8. 49· PL, 16, 1347.
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Pourquoi dans la vision qui apparalt à Moïse dans le désert est-ce tantôt l'ange, tantôt Dieu qui est nommé?» Le dialogue qui s'engage utilise saint Augustin, saint Jérôme, Bucher, etc. 50• Le Wisigoth Claude de Turin répond à trente quaestiones que lui avait posées l'abbé Théodémir. Son compatriote Agobard de Lyon répond aux objections de l'AngloSaxon Frédegise dans un traité qui mériterait lui-même une étude51. Scrutant l'Ecriture, posant des questions et tentant d'y répondre, l'exégète carolingien s'engage dans la voie de la spéculation théologique. La théologie carolingienne, première manifestation encore modeste de la théologie médiévale, est née de la redécouverte de la dialectique et de l'étude plus approfondie de la Bible et des commentaires patristiques. Paschase Radbert et Ratramne de Corbie, lorsqu'ils traitent l'un de l'enfantement du Christ par la Vierge, l'autre de la naissance du Christ et lorsque tous les deux exposent leurs idées sur l'Eucharistie, utilisent leur solide connaissance de la Bible62 • Gottschalk d'Orbais, même s'il est plus grammairien que théologien, comme l'a montré Jean Jolivet, connalt bien l'Ecriture comme en témoignent plus de deux mille citations de l'Ancien et du Nouveau Testamen~. Jean Scot Erigène, le premier des grands théologiens médiévaux, part lui aussi de l'Ecriture, cette forêt profonde aux branchages innombrables, cette mer immense, cet abîme insondable qui offrent une gamme de sens aussi nombreux que les couleurs de la queue du paon54• Le travail de l'intellectuel chrétien est d'interpréter le donné révélé : « Le Saint-Esprit, dit l'Irlandais, a déposé dans le texte sacré un nombre infini de sens, c'est pourquoi l'interprétation d'aucun commentateur ne détruit celle des autres pourvu qu'elle s'accorde avec la saine foi et la profession catholique »55 • Mais l'intellectuel doit utiliser la raison que Dieu a mise en l'homme : « Il n'est point de salut pour les âmes fidèles si ce n'est de croire aux vérités qui leur sont enseignées ... et de saisir par l'intelligence les vérités qu'elles croient »56 • Dieu qui s'est manifesté dans les Saintes Ecritures demande de nous un effort : « C'est à la sueur de son front que la raison de l'homme doit manger son pain, c'est-à-dire cultiver la terre des Saintes Ecritures couverte pour elle d'épines et de ronces c'est-à-dire de la subtile
50. PL, ~6, uo5; cf. M. M. GoiWAN, « The Encyclopedie Commentary on Genesis prepared for Charlemagne by Wigbod >>, dans Rech. Allg., 1982. J. CHATILLON,« Isidore ct Origène. Recherches sur les sources et l'influence des 51. Q111stionu in tJeter• Testammto d'Isidore de Séville», dans Mélanges A. Robert, 1957, pp. 537547; AGOBARD, Liber contra objectioMs Fredegisi.r, PL, ro4, 159-17452. J.-P. Bouuor, RatramM de Corbie, Paris, 1976, pp. 5o-57. H· Dom L.uœor, Introduction à l'édition des a1111res théologiques et grammaticales, Louvain, 1945, et J. JoLIVET, Godescalç d'Orbais et la Trinité. La méthode de la théologie à l'époque carolingienne, Paris, 1958. 54· Sur ces différentes images, cf. de LUBAC [n], 1, 1, pp. II9 et s. 55· Periphyseon, m, Z4, PL, I22, 690· 56. Ibid., col. 556.
a.
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Etudier la Bible
complexité des pensées divines »67 • Reconnaissons que Jean Scot, dans le Periphyseon ou dans le commentaire qu'il fit sur saint Jean, a bien rempli, non sans risques, le programme qu'il s'était assigné.
LES DIFFÉRENTS SENS DE L'ECRITURE
Pour terminer cette rapide présentation du travail de l'exégète carolingien, rappelons, en renvoyant au livre d'Henri de Lubac, que la lecture de l'Ecriture peut se faire à des niveaux différents68• Origène et les Pères en avaient déjà exposé les principes qui sont repris par les Carolingiens. Les uns suivent les sept règles de Tychonius qui a encore des lecteurs 69, d'autres, plus nombreux, étudient la Bible selon les trois sens comme l'avait fait Bède le Vénérable, mais, le plus souvent, ils adoptent déjà la voie des quatre interprétations. Le premier sens est celui de l'histoire, c'est celui que Christian de Stavelot préfère : « Je me suis efforcé de suivre le sens historique plus que le sens spirituel car il me parait déraisonnable de chercher dans un livre l'interprétation spirituelle quand on ignore l'interprétation historique. L'histoire est le fondement de toute interprétation et c'est elle qu'il faut saisir en premier lieu; sans elle on ne peut légitimement passer à une autre interprétation »~10 • Le deuxième sens est celui de l'allégorie ou de la typologie qu'Origène avait particulièrement enseignée. L'interprétation spirituelle et figurée des récits bibliques permet l'identification de la foi révélée dans le Nouveau Testament. Le troisième sens moral ou tropologique dont Grégoire le Grand avait donné une magnifique illustration dans ses Moralia in Job conduit à la conversion des mœurs. L'Ecriture est un miroir dans lequel chacun doit se regarder afin de pouvoir diriger sa conduite. L'exégèse monastique a particulièrement privilégié ce troisième sens car, nous dit Smaragde de Saint-Mihiel dans le Diadème des moines:« Si le moine cherche des règles pour bien vivre et y apprend comment dans les démarches de son cœur placer le pied de ses bonnes œuvres, il trouve dans le texte sacré d'autant plus de profit qu'il progresse lui-même davantage »61• Enfin l'anagogie conduit le chrétien des choses visibles aux choses invisibles, vers l'espérance de la Jérusalem céleste. Toute lecture de l'Ecriture doit avoir son couronnement dans la contemplation mystique. Jean Scot Erigène interprétait à sa façon ces différents chemins de H· Ibid., col. 744· 58. De LUBAC [n). 59· P. GAZIER,« Le livre des règles de Tychonius. Sa transmission du De tlorlrina ç!Jrùtiana aux Sentençes d'Isidore de Séville», dans RE Aug., XIX, 1973, pp. :z4x-:z6x. Go. PL, Io6, u6:z, Expo.rilio in E~ange/ium Matlhei. Gx. Chap. 3, De lerlione, PL, I02, 598.
Méthodes de l'exégèse carolingienne
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l'interprétation scripturaire lorsqu'il écrivait dans son Homélie sur le Prologue de saint Jean : « La Divine Ecriture est comme un mode intelligible composé de quatre parties comme autant d'éléments. La terre qui se trouve au milieu à la façon d'un centre, c'est l'histoire, autour de laquelle, comme les eaux, est répandue la mer, au sens moral, les Grecs l'appellent éthique. Au-delà de l'histoire et de l'éthique qui sont, pour les âmes, comme les parties inférieures de ce monde, s'étend l'air de la science naturelle laquelle est appelée par les Grecs physique. En dehors et au-dessus de tout cela, se trouve le feu subtil et ardent du ciel empyrée, c'est-à-dire la contemplation subtile de la nature divine laquelle est appelée par les Grecs théologique »62. Pierre IùCHÉ.
6:z. Bd. }BAUNEAu, « Sources chrétiennes », Paris, 1969, pp. :z68-:z7:z. P. JUCHÉt G. LOBRICHON
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La Bible dans les écoles du XIr siècle
L'Ecriture reste, au :xne siècle, ce qu'elle n'avait jamais cessé d'être : la Parole de Dieu, la source de toute vérité, la fontaine jaillissante dont les eaux vives donnent à l'enseignement de l'Eglise sa vigueur, sa force et sa fécondité, le pain que l'Esprit-Saint distribue aux fidèles afin qu'ils s'en nourrissent et qu'ils en vivent. Tous ceux qui lisent, qui expliquent ou qui commentent l'Ecriture conservent donc, à l'égard du texte sacré, cette attitude de respect et de docilité que la liturgie, la pratique de la lectio divina et celle de la meditatio leur avaient traditionnellement enseignée. Des tendances nouvelles cependant apparaissent. La renaissance spirituelle et l'esprit de réforme qui avaient marqué la seconde moitié du :xre siècle, l'évolution de la société, celle de la pensée chrétienne et celle du sentiment religieux lui-même, sont à l'origine de comportements nouveaux. Les commentateurs, sans doute, ne renient pas les méthodes d'interprétation que les générations précédentes leur avaient transmises. Nombre d'entre eux expliquent pourtant l'Ecriture, désormais, selon des techniques nouvelles ou dans un esprit nouveau. On en trouve d'abondants témoignages dans les commentaires ou les écrits d'inspiration biblique, si divers, mais si riches, si foisonnants, parfois si libres et si originaux, que nous ont laissés un Rupert de Deutz, un saint Bernard, un Gerhoch de Reichersberg, ou tant d'autres maitres appartenant à l'ordre monastique ou à l'ordre canonial. Des changements d'attitude d'une autre nature se manifestent, cependant, chez les clercs appartenant au monde des écoles, et c'est l'histoire de cette évolution qu'il convient ici d'esquisser.
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Etudier la Bible
ECRITURE ET ÉCOLE
L'institution scolaire avait en effet connu, dès la fin du xre siècle, des transformations dont on connaît aujourd'hui relativement bien l'histoire, au moins dans ses grandes lignes. Les écoles monastiques, qui avaient joué un rôle si important durant tout le haut Moyen Age, tendaient à disparaître. Les ordres anciens fermaient peu à peu celles qu'ils avaient longtemps dirigées et les ordres nouveaux se refusaient le plus souvent à en ouvrir. Les écoles cathédrales et les écoles urbaines, en revanche, celles surtout qui réussissaient à attirer et à retenir des maitres de renom, voyaient les étudiants accourir. Ce développement était accompagné d'un renouvellement des méthodes d'enseignement qui affectait toutes les disciplines, depuis la grammaire et les arts libéraux, jusqu'à celle à laquelle on devait donner bientôt le nom de théologie. Au début du xne siècle, il est vrai, ce mot ne revêtait pas encore la signification qu'on devait lui donner plus tard et qui n'apparaîtra que vers les années 1 1 zo, avec la publication des premiers ouvrages d'Abélard. Les maitres à qui incombait la charge d'enseigner la doctrina sacra recouraient toujours à un vocabulaire ancien que le nouveau ne ferait que lentement disparaitre. La science sacrée était pour eux la pagina sacra. Cette expression rappelait à tous ceux qui auraient été tentés de l'oublier que l'Ecriture était au cœur même de tout enseignement se rapportant aux mystères de la foi et que la théologie prenait là sa source. Cette permanence du vocabulaire traditionnel ne doit pourtant pas faire illusion. Les changements qui s'accomplissaient au sein des écoles avaient, entre autres conséquences, celle de modifier progressivement les méthodes de lecture et d'interprétation de l'Ecriture auxquelles les maîtres avaient été longtemps attachés mais qui ne leur suffisaient plus. Ces modifications étaient d'ailleurs si profondes, elles étaient si étroitement liées à une transformation des structures mentales et des assises culturelles sur lesquelles l'étude des sciences sacrées avait été traditionnellement fondée, que c'était la relation même des maîtres ou des étudiants avec l'Ecriture qui en était affectée. Pour comprendre la nature du changement qui s'amorce alors, il faut se souvenir de ce qu'était la Bible, pour un lecteur du xie siècle ou du début du xne. Rappelons d'abord que le mot Biblia n'apparaît guère dans la langue médiévale. Le Moyen Age n'a connu que le mot grec, employé au neutre pluriel, ta biblia, que retiennent encore nos vieilles concordances imprimées pourtant après la Renaissance : Bibliorum sacrorum concordantiae. Le féminin singulier biblia, ou biblia sacra, n'est venu que tardivement et n'a d'abord été utilisé que rarement. Il a l'inconvénient de conférer une unité assez artificielle à un ensemble de livres composé
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à des époques fort éloignées les unes des autres, appartenant aux genres littéraires les plus variés. On peut regretter que son emploi généralisé ait affaibli en nous le sentiment de cette diversité et plus encore celui de cette densité hlstorique, religieuse et spirituelle que la série des livres saints porte en elle. Le vocabulaire médiéval, sur ce point, était plus riche, plus abondant et plus suggestif. Voyons par exemple, sans chercher à préciser toutes les nuances que leur diversité recouvre, les termes que saint Anselme de Cantorbéry employait le plus couramment, à la fin du xre siècle, et dont la liste a été établie par S. Tonini1. Comme beaucoup d'autres, Anselme parle parfois des « saints livres » ( sacri libri, sacri codices), des « livres divins » ( divini libri). Il emploie plus souvent les expressions de sacra pagina, autentica pagina, auctoritas divina, auctoritas sacra ou simplement auctoritas. Mais le mot qui revient le plus fréquemment sous sa plume est celui d' « Ecriture >> ( scriptura), accompagné le plus souvent d'épithètes qui formeront avec lui ces expressions, si courantes dans la littérature biblique ou théologique, dont nos langues modernes n'ont d'ailleurs pas perdu le souvenir : sacra scriptura, sancta scriptura, divina scriptura. D'autres expressions cependant, même si elles sont plus rares, doivent nous arrêter. Ce sont celles où la notion de parole est substituée à celle d'écriture. Dans un langage, où l'on découvrirait peut-être quelques résonances juridiques, Anselme parle en effet, à diverses reprises, des divina dicta ou des canonica dicta. Ce que nous fait connaître l'Ecriture, ce sont donc les« dits » de Dieu, des« dits» qu'on peut appeler canoniques, parce qu'ils ont été reconnus comme authentiques, comme émanant véritablement de Dieu, comme pourvus dès lors de cette autorité irrécusable qui s'impose au croyant. Ailleurs, et mieux encore, invitant l'homme à prêter attention aux enseignements de l'Ecriture et à les faire fructifier au-dedans de lui, Anselme se souvient de la parabole du semeur, pour rappeler, avec l'Evangile (Luc, 8, 11), que cette semence qui tombe dans le cœur de l'homme, c'est la parole de Dieu: verbum Dei. Anselme se fait ici l'écho d'une affirmation à laquelle la tradition chrétienne avait toujours été attachée et selon laquelle l'Ecriture est une parole vivante. On y trouve en effet, disait déjà saint Augustin, les eloquia Dei, « sortant sans cesse de la bouche même de Dieu », et les paroles même du V erbe : Verba Verbi 2• Cette conviction que l'Ecriture était une parole, celle des Prophètes ou celle des Apôtres, mais aussi celle de Dieu lui-même, posait un problème d'herméneutique. S'il y a en effet une relation étroite entre la parole et l'écriture, il y a aussi entre elles une distance. La parole est en I. « La Scrittura nelle opere sistematiche di S. Anselmo. Concetto, posizione, significato », dans Analecta anslimiafl4, II, 1970, p. 74· 2. M. PONTET, L'exégèse de saint Augustin prédittJfeur (coll. (( Théologie», 7). Paris, s.d., p. n6; P. AGAl!ssE [1], col. IH·
a.
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effet première. Elle est aussi plus expressive, beaucoup plus apte à transmettre un message signifiant, à atteindre l'auditeur attentif, sans autre médiation que celle des sons que la voix émet et que l'oreille recueille. C'est elle qui établit, entre celui qui parle et celui qui écoute, une relation vivante, un échange, une communication qui leur permet de se reconnaître et de se savoir présents l'un à l'autre. L'écriture, en revanche, comme on l'a souvent remarqué, met la parole dans une situation équivoque. Sans doute a-t-elle l'avantage de :fixer et de pérenniser en quelque manière la parole, de permettre de la retrouver. Mais, d'une certaine manière aussi, elle la trahit et s'oppose à elle. Au discours qu'elle veut reproduire elle impose ses règles, ses normes et ses limites. Elle fait écran entre les deux interlocuteurs. Les pièges de l'écriture sont plus dangereux encore lorsqu'il s'agit de l'Ecriture divine, de cette écriture dont l'ambition est de transmettre les paroles ineffables de Dieu. ll n'y a aucune proportion entre les moyens d'expression dont dispose l'écriture humaine et le message indicible qu'elle voudrait faire connaître. Pour tenter de franchir cette distance infranchissable, le croyant doit donc adopter des attitudes et des comportements spécifiques. L'antique lecture de l'Ecriture, la lectio divina, le savait déjà. Elle n'avait jamais été une lecture comme les autres. Effectuée dans le silence ou au sein de la fonction liturgique et en relation étroite avec elle, elle devait déboucher sur la méditation et la prière. Elle était une expérience, enrichie ellemême par l'expérience des communautés chrétiennes et par celle des saints qui avaient indéfiniment lu, relu et médité les mêmes textes. C'est dans un tel environnement que la recherche des différents sens de l'Ecriture prenait toute sa signification et se prêtait à des développements dont les écrits des Pères et des anciens commentateurs avaient donné auparavant l'exemple. Des méthodes d'approche différentes allaient pourtant apparaître dans les écoles et, bien que les médiévaux ne se soient pas toujours posé la question sous une forme aussi radicale, certains ne s'en étaient pas moins demandé jusqu'à quel point elles étaient légitimes. Id encore, les problèmes de vocabulaire ne peuvent être négligés. Le mot grec scholé, et son équivalent latin schola, servaient à désigner, primitivement, un temps de loisir ou de repos, et par suite un temps donné aux travaux de l'esprit ou à la vie spirituelle. Si le mot école avait conservé cette signification première, on n'aurait sans doute éprouvé aucune difficulté à faire de l' « école >>, ainsi comprise, le temps le plus propice à la lecture et à la méditation de l'Ecriture, à l'écoute de la Parole. A quelle occupation plus convenable le croyant aurait-il pu occuper en effet son loisir, cet otium que les poètes latins avaient souvent célébré et dont la tradition chrétienne avait transfiguré le sens ? Le mot schola pouvait d'ailleurs désigner aussi, dans la langue militaire, un groupe, une armée, ou encore, dans la langue ecclésiastique, un groupe de moines ou de clercs.
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Entendu en ce dernier sens, l'école continuait à être le lieu privilégié de l'étude de l'Ecriture. Saint Benoit n'avait-il pas déclaré, dans le Prologue de sa Règle, que son monastère devait être une école, celle du service divin : dominici schola servitii? Et saint Bemard n'avait-il pas rappelé à plusieurs reprises à ses moines qu'ils étaient à l'école, mais à une école dont le maitre était le Christll ? Il est clair, cependant, que lorsqu'on parle des écoles médiévales, on entend le mot schola dans un tout autre sens. li s'agit désormais d'établissements dûment localisés, organisés, où des maitres s'adressent à des étudiants, suivent des programmes bien définis et adoptent des méthodes qu'ils s'efforcent de perfectionner. La lectio n'est plus une lecture, elle est une « leçon », un « cours ». Lorsqu'il ne s'agit pas d'un enseignement profane et que le maitre « lit » les livres saints, la sacra pagina, l'Ecriture n'est plus le lieu d'une expérience spirituelle; elle devient objet ou instrument. Objet d'une étude qui porte désormais plus d'attention à la lettre, au texte, et fait appel aux disciplines profanes qui en faciliteront l'accès. Instrument aussi d'une théologie qui continue sans doute à savoir que les livres saints lui transmettent la Parole de Dieu, mais qui veut aussi y découvrir les formules et les argumentations propres à nourrir la spéculation des maitres et à soutenir les constructions systématiques que ceux-ci élaborent. Il était inévitable qu'une telle évolution provoquât des réactions. Le problème, à vrai dire, n'était pas nouveau. L'exégèse la plus traditionnelle avait affirmé depuis longtemps la nécessité de recourir aux sciences profanes, ou du moins à certaines d'entre elles. Dès les premiers siècles, nombre d'exégètes avaient mis au service de l'interprétation des textes sacrés tout ce que la grammaire, la philologie, l'histoire, la géographie et bien d'autres disciplines encore pouvaient leur procurer de ressources. Saint Augustin, dans son De doctrina christiana, avait dressé le programme d'une culture dont l'objectif était de permettre à ceux qui en bénéficieraient de mieux comprendre l'Ecriture. Les écoles du haut Moyen Age ou de l'époque carolingienne, qu'elles fussent cathédrales ou monastiques, avaient favorisé à leur tour un enseignement des arts libéraux dont les finalités, dans l'ensemble, étaient les mêmes. L'apprentissage de la grammaire, de la rhétorique, de la logique, celui aussi de l'arithmétique, de la géométrie, de la musique et de l'astronomie, devaient fournir à l'étudiant, qu'il fût moine ou clerc, les connaissances dont il avait besoin pour lire en privé ou en public le texte des livres saints, pour chanter l'office et assurer les fonctions liturgiques dont il avait la charge, pour parvenir à une certaine intelligence des mystères 5· D1 àit~~rsù, 40, x, et 121 (PL, riJ, 647 A et 743 B; éd. LECLBRCQ-RocHAis, VI, x, pp. 234 et 398). D'autres textes ont été cités par G. de MARTEL, dans Pieire de Cm.LB, L'kok du ç/oltre (« Sources chrétiennes», 240), Paris, 1977, pp. uo-ux, n. 2,
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de la foi que l'Ecriture lui apprenait à connaître, pour annoncer cette foi à ceux qui ne la partageaient pas encore, ou éventuellement pour la défendre contre les erreurs qui la menaçaient. Il n'y avait rien, en tout cela, qui ne fût acceptable et même nécessaire. Certaines voix s'étaient parfois élevées ici ou là, il est vrai, durant le haut Moyen Age ou à l'époque carolingienne, pour protester contre ce recours aux disciplines profanes et pour déclarer qu'on ne pouvait préférer l'autorité de Donat ou de Cicéron à celle des Ecritures4 • De telles protestations ne pouvaient être prises au sérieux, pourvu toutefois que l'on maintînt les disciplines profanes ainsi pratiquées à la place subordonnée qui devait être la leur et que l'on continuât à faire de l'Ecriture le lieu privilégié d'une rencontre avec Dieu, d'une expérience spirituelle authentique. Mais ce qui avait été accepté assez aisément, durant le haut Moyen Age, n'allait plus l'être de la même manière lorsque, vers le milieu du xie siècle, la culture littéraire et surtout la dialectique prirent un nouvel essor. Les mises en garde se multipliaient, dans les milieux monastiques, et l'écho s'en répercutera longtemps. On connaît les critiques formulées par saint Pierre Damien contre les moines qui se mettaient en tête d'étudier la grammaire5• Le même docteur, d'ailleurs, grand humaniste et grand poète, pourtant, comme l'a rappelé récemment Alain Michel6, avait pris la peine de montrer, en d'autres ouvrages encore, et notamment dans sa Lettre sur la Toute-Puissance divine, à quel point la dialectique était inadaptée à l'étude de la Parole sacrée7 • Beaucoup estimaient donc, comme Guillaume d'Hirsau (t 1091), que les moines ne devaient pas s'adonner à l'étude des arts libéraux et que « le psautier devait leur suffire »8• Certains n'étaient d'ailleurs pas éloignés de penser, avec l'auteur d'un sermon attribué à Otloh de Saint-Emmeran (t 1070), que les clercs eux-mêmes ne devaient pas perdre leur temps à argumenter ou à fabriquer des syllogismes'. En dépit de quelques exagérations, cette défiance à l'égard des arts libéraux et de la dialectique ne manquait pas de justifications. Les erreurs de Bérenger, écolâtre de Tours Ct 1o88), plus tard celles de Roscelin (t 1120), maître itinérant qu'Abélard lui-même devait combattre, montraient à quels dangers un usage incontrôlé de l'argumentation
a. G. PARÉ, etc. [89). p. 181. S· Opme. XIII, cap. II : De monaçhis qui grammalieam di.teere ge.rtiunl, PL, r 4J, 306-307, 6. In Ifymni.t el Cantim : Culture el betllllé tlan.t l'hymnique ehritienne, Louvain-Paris, 1976, p. I6o. 7· a. A. CANTIN, dans Pierre DAMIEN, Lellrl sur la Toute-Pui.t.tanee ditJine (« Sources chrétiennes », 191), Paris, 1972, Introd., p. 187. 8. a. Guillaume d'Hl:RSAU, Praefalio in sua a.tlronomiea, dans PEZ, Thesaurus aneetlolum, VI, p. 261, cité par PARÉ [89), p. 186, n. 4· 9· Q1111motlo lepndmn .rit in rebus mibilibus, Prol., PL, 9J, II03·II04. Sur l'attribution à Otloh de Saint-Emmeran de ce sermon imprimé parmi les œuvres du Pseudo-Bède, voir E. AMANN, dans DTC, XI (2), Paris, 1932, col. 1667. 4·
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rationnelle pouvait exposer la théologie. Mais les controverses que ces erreurs avaient provoquées obligeaient ceux-là même qui n'en auraient peut-être pas eu sans cela le goût à ne pas dédaigner complètement l'instrument dialectique et à en faire à leur tour usage. Ainsi s'amorçait, au sein des écoles, et dès la seconde moitié du xie siècle, une évolution dont nous ne pouvons suivre ici tous les développements mais dont il faut signaler au moins les étapes les plus marquantes et les plus significatives.
L'ÉCOLE nu BEc
La première école dont il faut faire mention, à ce propos, est celle de l'abbaye du Bec, une des rares écoles monastiques qui ait été ouverte, vers la fin du xie siècle, à des étudiants qui n'étaient pas moines. Cette école avait été d'abord dirigée par le prieur Lanfranc (Ioo~-1089), arrivé au Bec en 104z, et qui devait devenir par la suite abbé de Saint-Etienne de Caen (1o63) puis archevêque de Cantorbéry (1o7o). Nous avons plusieurs raisons d'évoquer ici ce personnage, théologien d'un certain renom, qui avait combattu les doctrines eucharistiques de Bérenger et qui avait étudié la dialectique. Lanfranc n'était pourtant pas qu'un controversiste. TI avait aussi commenté l'Ecriture. Miss Beryl Smalley a retrouvé un fragment d'une explication du livre de Job, qui porte le titre de Dicta Lanfranci archiepiscopi in lob et fait une large place à la grammaire10• Mais on lui attribue surtout deux commentaires bibliques: l'un sur le livre des Psaumes, l'autre sur les Epitres de saint Paul. Le titre même de ces deux ouvrages mérite de retenir l'attention car nous y trouvons, dès le milieu du xie siècle, un témoignage de l'intérêt porté aux deux livres de l'Ecriture qui seront le plus souvent commentés par les théologiens, au siècle suivant. Le commentaire sur le livre des Psaumes n'a pas été retrouvé. L'explication des Epîtres de saint Paul, en revanche, a été publiée autrefois par d'Achéry, puis reproduite par Migne (PL, IJO, to1-4o6). Sigebert de Gembloux, au XIye siècle, avait déjà remarqué que, partout où cela était nécessaire, Lanfranc, dans ce commentaire, avait eu recours à la dialectique : ubicunque opportunitas locorum occu"it, secundum leges dialecticae proponit, assumit, concluditll. Certains, il est vrai, ont contesté l'exactitude de ce jugement et nié que ce commentaire ait été composé dialectico more12• Mais cette appréciation n'est justifiée que par une conception trop étroite et trop restrictive de la dialectique. S'il est exact que Lanfranc, combattant Bérenger, a déclaré IO. B. SMALLEY [I5], p. 69. II. D1 scriploribtu ueksiasliris, IH, PL, r6o, '83. u. E. AMANN et A. GAUDEL, DTC, VIII (z.), Paris, 192.,, col. 2.563.
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dans son De corpore et sanguine Domini qu'il n'avait jamais désiré traiter les « questions dialectiques » posées à ce propos par les textes de l'Ecriture ou leur apporter une solution (PL, IJO, 417 A), il n'en a pas moins reconnu, dans son commentaire de la Première Epître aux Corinthiens (PL, IJO, 323 B), qu'il ne condamnait pas la dialectique, mais l'usage pervers que certains en faisaient. De fait, sans introduire encore des « questions » théologiques proprement dites, on le voit s'efforcer d'établir le sens exact de certains mots et noter les diverses significations qui leur sont données par l'Apôtre13• TI cherche surtout à faire ressortir non plus seulement ce que saint Paul veut affirmer, mais ce que celui-ci veut « démontrer» ou« prouver ». TI tente aussi de reconstruire l'enchaînement des propositions et lorsque celui-ci ne lui paraît pas suffisamment clair, il n'hésite pas à développer son commentaire en faisant appel au vocabulaire dialectique des écoles et en recourant à des expressions ou à des mots tels que a simili, a minori, a causa, responsio, assumptio, inductio, a contrario, conclusio a simili, etc. 14• Il soumet de la sorte le texte qu'il veut expliquer à un véritable traitement dialectique, encore sommaire sans doute, mais annonciateur déjà des méthodes et des techniques qui allaient bientôt se développer et se répandre. Le plus grand titre de gloire de Lanfranc, pourtant, est d'avoir su faire de l'école du Bec un établissement prestigieux : magnum et famosum litteraturae gymnasium, dira Guillaume de Malmesbury15• Sa renommée avait en effet attiré des étudiants qui allaient bientôt connaître eux-mêmes une grande notoriété. Le plus célèbre de tous est saint Anselme (t 1 109), venu en 1o6o en cette abbaye du Bec dont il deviendra prieur puis abbé, jusqu'à son élévation au siège archiépiscopal de Cantorbéry en 1093. Anselme, il est vrai, n'est pas un exégète. Le commentaire des Epîtres de saint Paul qui avait été imprimé sous son nom, au xvre siècle, a été restitué depuis longtemps à Hervé (t I I 5o), moine de l'abbaye bénédictine de Bourg-Dieu (PL, I3z, 591-692.). On n'a donc conservé de lui aucun ouvrage biblique. Mais il connaît parfaitement l'Ecriture. II la cite fréquemment, dans ses écrits spirituels ou dans ses lettres. Son style, son vocabulaire, sa manière de penser et d'écrire, dans ces ouvrages, témoignent d'une familiarité avec les livres saints qu'une lecture assidue et une méditation constante, jointes à la célébration quotidienne de l'office divin, peuvent seules expliquer. Guibert de Nogent (PL, I }6, 874 D) nous apprend d'autre part qu'il initiait ses élèves à l'étude de l'Ecriture, et que, selon l'usage des écoles de ce temps, il leur apprenait à y distinguer « un triple ou un quadruple sens ». 13· B. SMALLEY [15]. pp. 69•7Z· 14. Cf. PARÉ [89]. p. ZH· 15. De geslis pontifieum anglorum, PL, r79, 1459 D.
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Ce qu'il faut surtout noter, pourtant, c'est qu'Anselme de Cantorbéry, considéré souvent comme le « père de la scolastique », a engagé dans des voies nouvelles cette discipline qui porte encore chez lui le nom de sacra pagina ou de sacra doctrina, mais qui deviendra bientôt la théologie. Dans les célèbres monographies, de caractère spéculatif, qu'il a consacrées aux grands mystères de la foi, il cite beaucoup moins souvent les livres saints que dans les écrits dont il a été question plus haut, et il utilise les textes cités d'une manière différente. L'Ecriture est toujours au point de départ de sa réflexion théologique, mais son ambition est maintenant de parvenir par la raison et par des argumentations rationnelles à« l'intelligence de la foi», c'est-à-dire à l'intelligence des vérités que les livres saints lui avaient fait préalablement connaître. C'est ainsi, par exemple, que dans le Prologue de son Monologion, où il traite de l'essence divine et du mystère de la Trinité, il nous prévient que pour répondre au désir exprimé par ses frères, son traité, profondément théologique pourtant, « ne tirera aucune force persuasive de l'autorité de l'Ecriture mais exposera les résultats obtenus en chaque recherche dans un style simple et avec les arguments courants de l'habituelle disputatio, cédant en peu de mots à la nécessité rationnelle et à l'évidence de la vérité >>16 • Plus tard encore, dans un autre ouvrage, il rappellera que dans son Monologion, et aussi dans le Proslogion qui en est la suite, il s'était donné pour objectif de « démontrer par des raisons nécessaires, et sans recourir à l'autorité de l'Ecriture, ce que nous tenons par la foi »17 • Sans nous attarder à rechercher ce que sont, pour saint Anselme, les « nécessités rationnelles » ou les « raisons nécessaires » dont il est ici question, constatons que l'abbé du Bec établit ici une distinction méthodologique très nette entre l'autorité de l'Ecriture, sur laquelle s'appuient les enseignements de la foi, et la réflexion rationnelle destinée à lui procurer ce qu'il appelle l'intelligence de la foi. Cette distinction conduira les maîtres à faire de l'étude de l'Ecriture une discipline qui se confondra de moins en moins avec celle de la théologie proprement dite. Le théologien, en effet, cherchera, comme l'avait fait Anselme dans ses monographies, à élaborer un discours scientifique, fondé sur des argumentations dont les techniques de la logique et de la dialectique lui permettront d'assurer ou de vérifier la solidité. Mais comme sa réflexion continuera à trouver son point de départ et ses assises premières dans l'Ecriture, il devra pouvoir demander à celle-ci des affirmations sûres, dont les termes et le sens auront été définis avec précision. Il pourra donc de moins en moins se contenter des interprétations symboliques, des polysémies et de cette recherche des sens multiples d'un même texte qui avaient enchanté l'exégèse du haut Moyen Age et qui devaient nourrir, 16. MOIIfJiogion, Prol., éd. 5CHMI1T, vol. 1, p. 7; trad. P. RousSEAu, Paris, 1947, p. 71. 17. Epi.rt. Je lnçarnat., éd. ScHMilT, vol. II, p. zo, 1. 16-19.
172.
Etmlier la Bible
longtemps encore, la foi, la piété, la prédication et l'iconographie des médiévaux. L'étude de l'Ecriture devra être une science de plus en plus précise et rigoureuse, et cette science devra faire elle-même appel, de plus en plus, aux techniques que les arts libéraux et toutes les disciplines profanes pourront mettre à sa disposition.
L'ÉCOLE DE BRUNO LE CHARTREUX ET LES ORIGINES DE LA
« QUAESTIO »
En dépit du prestige dont saint Anselme a joui de bonne heure et du succès qu'ont connu ses écrits, sa pensée et ses méthodes ne se sont imposées qu'avec lenteur. D'autres écoles, d'autres auteurs ont donc joué un rôle, dans cette évolution qui allait modifier progressivement les attitudes et les comportements des théologiens, au contact de l'Ecriture, et donc aussi leur manière de lire les livres saints et de les interpréter. Certains historiens ont donc insisté à juste titre sur l'influence d'un personnage beaucoup plus connu comme réformateur et comme fondateur d'ordre que comme exégète : saint Bruno (t IIoi). « Quels que soient les titres que puisse revendiquer Anselme de Cantorbéry pour être reconnu comme le père de la scolastique>>, écrit en effet A. M. Landgraf, « il ne faudrait pas oublier pour autant, au début de cette nouvelle période, celui qui le premier a réussi à exercer une influence notable par l'intermédiaire d'une école, à savoir Bruno le Chartreux »18 • Trop d'incertitudes pèsent encore sur l'authenticité des ouvrages bibliques qu'on a attribués au fondateur de la Chartreuse pour qu'on puisse discerner, en toute certitude, ce qui lui appartient personnellement et mesurer exactement son influence. On lui a souvent donné, en effet, un commentaire sur les Psaumes et un commentaire sur les Epîtres de saint Paul qu'il aurait vraisemblablement composés au temps où il enseignait à Reims, avant de gagner le désert de la Chartreuse. L'authenticité du premier de ces ouvrages est généralement admise, encore qu'elle ait été à nouveau contestée, il n'y a pas si longtemps. Celle du second est plus douteuse, mais plusieurs critiques récents estiment que, s'il n'est pas de saint Bruno lui-même, ce commentaire est issu« de son entourage » et qu'il pourrait avoir pour auteur, soit Raoul de Laon que nous retrouverons bientôt, soit un maître du nom de Jean de Tours. Nous ne pouvons revenir ici sur ces problèmes d'histoire littéraire, récemment rééxaminés par d'autres19 • li reste que nous avons là, de I8. A. LANDGRAF (8~]. p. 25· 19. Cf. A. STOBLEN, «Les commentaires scripturaires attribués à Bruno le Chartreux», dans RTAM, 21 (19~8), pp. 177-247i A. M. LANI>GRAP, op. fit., pp. 6s-66.
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nouveau, les commentaires des deux livres qui seront le plus souvent glosés et expliqués, tout au long du xne siècle, qu'il existe entre ces deux expositions des ressemblances souvent remarquées et que toutes deux procèdent selon des méthodes dont l'origine scolaire et la nouveauté méritent de retenir l'attention. Le Commentaire sur les Psaumes (PL, IJ2, 63J-14zo) s'en tient encore, pour l'essentiel, aux méthodes traditionnelles de l'exégèse allégorique et morale en honneur durant le haut Moyen Age. li recourt cependant aussi à des procédés qui viennent certainement des écoles. C'est ainsi que dans son Prologue, pour définir la nature des enseignements qu'il va demander au livre des Psaumes, l'auteur évoque une classification des sciences, héritée de la philosophie grecque, qu'Origène, saint Ambroise et Jean Scot Erigène avaient déjà citée dans des conditions analogues et que d'autres, au xne siècle, utiliseront à leur tour, avec quelques variantes20. li explique, en effet, que les livres de la Genèse et de l'Ecclésiaste se rapportent à la physique parce que le premier traite de l'origine du monde et qu'il est question, dans le second, de la nature et des propriétés des choses. Se souvenant probablement, par la suite, des Morales sur Job de saint Grégoire le Grand, il considère que le livre de Job se rapporte à l'éthique, alors que le Cantique des Cantiques, qui traite des plus sublimes mystères de Dieu, relève de ce que les anciens appelaient la science théorique, la theorica. Ces considérations de caractère général sont destinées à justifier l'interprétation, très traditionnelle au demeurant, que le commentateur va proposer du livre qu'il explique, interprétation qu'on retrouvera souvent chez d'autres. Bien que quelques psaumes traitent de questions relevant de l'éthique, écrit-il, la plupart d'entre eux se rapportent à la science théorique, parce qu'ils ont principalement pour objet le mystère de l'Incarnation et les actions du Christ. C'est donc une interprétation christologique du livre qui nous sera donnée. Mais on trouvera une preuve plus manifeste encore du caractère scolaire de ce commentaire dans le fait que l'auteur y introduit des « questions ». Le procédé n'était pas absolument nouveau, puisqu'il apparait déjà, au xxe siècle, dans les commentaires attribués à Haimon d'Auxerre11. Mais il était encore peu courant et ne devait se développer vraiment qu'au cours du xne siècle. La Quaestio était née tout naturellement de la lectio. Lorsqu'un texte ou une « sentence » de l'Ecriture prêtait à discussion du fait de la présence, soit dans le texte lui-même, soit dans les commentaires anciens, de formules, d'opinions ou d'interprétations divergentes, le maitre et ses élèves tentaient de surmonter leurs perplexités. C'était l'occasion d'une brève discussion où la dialeczo. Cf. C. SPICQ [x6], pp. Z4 et 104• z1. Cf. A. M. I.ANDGRAP [85], pp. 48-49. Sur les origines de la Qw#slio, voir aussi PARi! [89], pp. IZ5-131; B. SMALLEY (15], pp. 66-82; M.-D. CHENtl (8o], pp. 337-341.
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tique pouvait intervenir. Les « questions >> n'apparaissent pourtant encore, dans le commentaire des Psaumes attribué à saint Bruno, que « timidement et sous une forme imparfaite »22• Elles se rapportent principalement à des difficultés d'ordre doctrinal et notamment à celles que posait aux théologiens le mystère du Dieu fait homme. Le commentateur se déclare d'ailleurs parfois incapable de résoudre la question posée; il se compare alors à Jean-Baptiste qui s'était déclaré indigne de dénouer la courroie de la chaussure du Sauveur (In Psalmum J~, PL, r J2, 918 D). Bien que le Commentaire sur les Epttres de saint Paul (PL, IJJ, 11-566) ne soit peut-être pas de saint Bruno lui-même, mais de quelque maître de son entourage, plusieurs historiens de l'exégèse médiévale lui ont prêté une attention particulière. « Une importante école s'est formée autour de lui, écrit encore A. M. Landgraf, à l'intérieur de laquelle il fut amplifié et retravaillé de la manière la plus diverse »23• Les nombreux manuscrits qui en ont été conservés montrent que ce commentaire ou plutôt les commentaires séparés de chacune des épîtres de saint Paul qu'il rassemble ont connu un grand nombre de remaniements. Les diverses versions qu'on en connaît prouvent donc que dans des écoles qui peuvent être celles de Reims et qui n'avaient pas la célébrité ou la renommée de celles dont nous aurons à parler par la suite, on ne se contentait plus seulement,« comme c'était le cas jusqu'alors, de commenter et d'expliquer tel livre de l'Ecriture», mais qu'on adoptait,« comme texte scolaire, en sa totalité ou par manière d'extraits, l'ouvrage du maître, issu de l'explication de l'Ecriture», et qui demeurait« en usage même le maître une fois disparu »24. L'intérêt de ce commentaire théologique vient aussi de la méthode à laquelle il recourt. L'auteur ne se contente pas, en effet, de rechercher successivement la signification de chaque verset du texte de l'Apôtre, il cherche à découvrir systématiquement, pour chacune des Epitres commentées, la « cause » (causa), c'est-à-dire la raison pour laquelle saint Paul a écrit, la matière ( materia), c'est-à-dire le sujet dont elle traite, et enfin l'intention ( intentio) qui fut celle de l'Apôtre en rédigeant son texte. Le procédé ainsi mis en œuvre reparaîtra souvent, selon des modalités parfois différentes, dans d'autres commentaires bibliques du xne siècle25. On le retrouve, par exemple, dans deux commentaires anonymes des Epîtres de saint Paul étudiés autrefois par A. M. Landgraf'U, ou encore dans un commentaire des Psaumes attribué par Erasme à A. M. LANDGR.AF, ibid. 23. Ibid., p. 47· 24. Ibid., p. 25.
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zs. a. c. SPICQ [16], p. 104· z6. « Untersuchungen zu den Paulinenkommentaren des u. Jahrhunderts », dans RTAM, 8 (1936), p. z67.
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Haimon d'Auxerre (PL, I r6, 191-714), puis à Anselme de Laon par A. Wilmart, mais que des érudits plus récents datent des années 1130115027.
La dialectique, au surplus, n'est point absente du Commentaire des Epîtres attribué à saint Bruno. Dans son Prologue, déjà, s'interrogeant sur les raisons qui avaient dû conduire saint Paul à prendre la plume, l'auteur répond en utilisant un vocabulaire qui est celui des écoles où la dialectique était pratiquée. Si l'Apôtre a écrit, nous dit-il (PL, I JJ, 11 A), c'est parce que l'Eglise naissante, encore incertaine de ses destinées, n'aurait pas tardé à se poser toutes sortes de « questions » et qu'il fallait y répondre d'avance afin que par la suite les chrétiens ne fussent pas divisés. Plus loin d'ailleurs, examinant les enseignements de saint Paul, le commentateur ne manque pas une occasion d'affirmer que ce dernier «a prouvé» (probavit}, qu'il a« déterminé>> (determinavit), ou encore qu'il a apporté une réponse aux objections que certains pourraient formuler dans l'avenir contre les enseignements de la foi. Il ne s'agit donc plus ici seulement de chercher les significations allégoriques ou morales du texte, mais de découvrir, dans les Epîtres de saint Paul, les argumentations et les démonstrations que celui-ci avait lui-même proposées pour éclairer la foi des chrétiens, l'assurer et la défendre.
L'ÉCOLE DE LAON ET LES ORIGINES DE LA
«
GLOSE
»
L'école de Laon a joué un rôle décisif dans cette évolution des méthodes d'interprétation de l'Ecriture à laquelle on assiste, tout au long du xne siècle. Cette école était d'origine ancienne. Elle avait été illustrée, dès l'époque carolingienne, par Jean Scot Erigène. Elle avait retrouvé un nouvel éclat, vers la fin du xre siècle, grâce à un maître du nom d'Anselme (t 11 17) lequel, assisté de son frère Raoul, en avait assumé la direction. Anselme de Laon avait été l'élève d'Anselme de Cantorbéry, à l'abbaye du Bec. Mais ni lui, ni ses collaborateurs immédiats n'étaient des spéculatifs, comme l'avait été saint Anselme. Ils demeuraient fidèles à la méthode traditionnelle de la sacra pagina selon laquelle l'enseignement de la doctrine sacrée était fondé avant tout sur une étude attentive du texte de l'Ecriture. Ils s'attachaient d'abord à « lire » les livres qu'il s'agissait de commenter, puis à en expliquer la signification, mot par mot et phrase par phrase, en s'inspirant des interprétations données par les Pères ou les commentateurs anciens, à examiner les difficultés ou les « questions » que le texte les amenait à soulever, à en 27. Cf. A. WILMART, « Un conunentaire des Psaumes restitué à Ansehne de Laon)), dans RTAM, 8 (1936), pp. 325-344; O. LoniN, Psy&hologie et morale aux XII• et XIII• siè&les t. V, Gembloux, 1959, pp. 170-175.
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Etudier la Bible
proposer enttn des solutions, souvent rédigées sous forme de« sentences». Anselme de Laon n'a jamais cessé de pratiquer cette méthode. On a donc pu dire de lui qu'il n'avait« fait qu'une chose dans tout son enseignement: commenter la Bible »28• Abélard, il est vrai, venu entendre les leçons d'Anselme, a vivement critiqué sa méthode. Il a exprimé son dédain pour l'effort de recherche érudite auquel se livraient les maitres et les étudiants de Laon29• Mais ces injustes reproches méconnaissent l'importance et la qualité de l'effort accompli à Laon, sous l'impulsion d'Anselme, pour donner un statut scientifique à l'exégèse biblique, efforts dont témoignent les nombreux commentaires qui sont issus de cette école. La plupart de ces ouvrages, malheureusement, posent de délicats problèmes d'attribution. Les manuscrits nous en font en outre souvent connaître des rédactions différentes. Celles-ci témoignent de l'utilisation scolaire qui a été faite de ces explications, indéfiniment remaniées, retouchées, abrégées ou développées suivant les circonstances et les besoins de l'enseignement. Dans ces conditions, il n'est même pas possible de reconstituer d'une manière satisfaisante l'œuvre exégétique d'Anselme de Laon. L'authenticité du Commentaire des Psaumes que A. Wilmart avait cru pouvoir lui restituer, on l'a vu, est aujourd'hui rejetée30 • Il en va différemment du Commentaire du Cantique des Cantiques qu'on lui a souvent attribué. La version qu'en ont reproduite les éditions (PL, Io2, 1187-IZ28) n'est certainement pas de la plume de l'écolâtre de Laon. En revanche, les recensions qu'on en trouve dans les manuscrits se présentent dans de meilleures conditions. Sur cinq manuscrits repérés par Dom Jean Leclercq, en effet, trois attribuent l'ouvrage à Anselme, deux autres à son frère Raoul qui fut, on le sait, son intime collaborateur31• L'ouvrage, en tout cas, dépend certainement de l'école de Laon et retient l'attention. On a affaire ici, en effet, à un livre de l'Ancien Testament très souvent commenté, lui aussi, au xne siècle, mais alors que l'exégèse d'inspiration monastique reconnaissait le plus souvent l'âme fidèle dans l'épouse du Cantique, le commentaire issu de l'école de Laon, qui distingue lui aussi la materia, le modus et l'intentio ou la finis du livre qu'il veut expliquer, nous en donne une interprétation ecclésiologique et voit dans l'époux et l'épouse dont il célèbre l'union la figure du Christ et de l'Eglise. Il renoue ainsi avec une interprétation dont l'origine remonte à l'époque patristique et que d'autres commentaires reprendront par la suite. L'authenticité des commentaires de l'Evangile de saint Matthieu et z8. ]. I..ECLERCQ, « Le commentaire du Cantique des Cantiques attribué à Anselme dans RTAM, z6 (1949), p. 29. 29. ABÉLARD, Historia ça/amitatum, éd. J. MoNFRIN, Pa~is, 1959, pp. 68-69. 30. Cf. ci-dessus, n. 27. 31. }. I..ECLERCQ, ait. cit., pp. 29·39•
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du livre de l'Apocalypse que l'on a également attribués à Anselme ont fait l'objet d'hésitations analogues. Des recherches récentes semblent avoir montré que les Enarrationes in Mathaeum qui ont été imprimées sous son nom (PL, I62, 1227-1 5oo) ne sont pas de lui et qu'elles doivent avoir été rédigées par Geoffroy Babion, disciple d'Anselme qui fut écolâtre d'Angers de 1 o96 à II I o; il faudrait rendre en revanche à Anselme de Laon un commentaire inédit de saint Matthieu, dont le témoin le plus connu est un manuscrit d'Alençon, et des Gloses sur saint Matthieu, conservées dans un manuscrit parisien, dont le commentaire de Geoffroy Babion ne serait qu'un abrégé32 • Quant aux Enarrationes in Apoca!ypsin dont on a aussi fait don à Anselme, elles ne sont certainement pas authentiques, selon A. M. Landgraf, sous la forme où elles ont été imprimées (PL, I62, 1499-1586); certains manuscrits, cependant, donnent à Anselme des Gloses sur l'Apocalypse, peu étudiées jusqu'à ce jour, mais on peut penser que l'une ou l'autre d'entre elles est l'œuvre de l'écolâtre de Laon33 • L'évocation de ces commentaires doit nous rappeler que le plus grand titre de gloire d'Anselme de Laon et de son école, en matière biblique, est d'avoir joué un rôle déterminant dans la confection des premières gloses. Celles-ci rassemblaient, soit entre les lignes du texte de la Bible, soit dans les marges disposées à cet effet, des explications se rapportant à un mot ou à un passage déterminé de l'Ecriture, explications empruntées le plus souvent aux écrits des Pères ou à ceux des commentateurs anciens, mais aussi, parfois, à des « modemes >>84• Au moment d'entreprendre ce travail, Anselme avait certainement bénéficié des recherches effectuées auparavant par d'autres, à Laon ou ailleurs. Il avait su trouver également des collaborateurs, en la personne de son frère Raoul, tout d'abord, mais en celle aussi de Gilbert l'Universel, Breton qui avait fréquenté les écoles de Nevers et d'Auxerre, à la fin du xie siècle et au début du xue, et qui montera plus tard sur le siège épiscopal de Londres. La vaste entreprise dont Anselme et son école avaient pris l'initiative ne devait pourtant pas trouver son achèvement à Laon. C'est à Paris que seront principalement poursuivis les travaux d'où devait sortir plus tard la célèbre Glose ordinaire dont les écoles de théologie se serviront durant plus de trois siècles, jusqu'à l'aube des temps modernes. L'histoire fort complexe de la Glose doit faire ici même l'objet d'un chapitre spécial. Nous n'avons pas à nous y arrêter davantage. Mais il était impossible de parler d'Anselme de Laon et de son école sans qu'il en fût au moins fait mention. 32. B. MBRLB'ITE, «Ecoles et bibliothèques, à Laon, du déclin de l'Antiquité au développement de l'Université», dans A&te.ràu XCV• Congrè.rde.r So&iété.r ..ratJanle..r (&im..r, I970), t. 1, Paris, 1975, PP· 44-46. 33· A. M. l.ANDGRAF [85]. p. 71· 34· Ibid., p. 74·
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Etudier la Bible
L'ÉCOLE DE SAINT-VICTOR
L'école de Saint-Victor n'est pas la première ni la plus ancienne école parisienne. La plus importante de celles qui avaient existé avant elle était établie, comme dans toutes les villes épiscopales, à l'ombre de la cathédrale, dans ce qu'on appelait le cloitre Notre-Dame. L'histoire de l'école Notre-Dame, avant l'an 1 roo, est enveloppée d'obscurité. C'est seulement aux alentours de cette date que sa réputation commence à s'affirmer, grâce, notamment, à la place qui y était faite à l'enseignement de la dialectique, grâce aussi à la réputation de Guillaume de Champeaux, archidiacre de Paris, qui la dirigea à partir de l'an 1 1 o3. Mais ce dialecticien de renom, qui avait séjourné à Laon, auprès d'Anselme, et qui devait avoir Abélard comme disciple puis comme contradicteur, avait abandonné sa chaire magistrale en uo8, pour établir, non loin de Notre-Dame, dans une église dédiée à saint Victor, située sur la rive gauche de la Seine, une communauté de chanoines réguliers où il allait bientôt reprendre son enseignement et ouvrir, de ce fait, une nouvelle école. Guillaume ne devait pas rester longtemps à Saint-Victor. Dès III3, en effet, il avait été élu évêque de Châlons. Mais le monastère qu'il avait fondé, érigé en abbaye en I I I4, n'en avait pas moins connu bien vite un remarquable essor et l'école qui y était annexée allait bientôt briller d'un grand éclat. Cette école a été, durant près d'un demi-siècle, celle qui devait attacher le plus d'importance à l'étude de l'Ecriture36 • li s'agissait à vrai dire d'un établissement assez original. Son organisation s'apparentait encore, par bien des aspects, aux écoles monastiques, mais ses méthodes étaient déjà ouvertes à la plupart des innovations qui étaient en train de se faire jour. Placée en quelque sorte, institutionnellement et culturellement, à la jonction d'un monde ancien dont elle assumait sans hésitation l'héritage, et d'un monde nouveau sur lequel ses premiers maitres jetaient un regard chargé d'optimisme, elle a beaucoup contribué à introduire dans l'école « les vieux exercices du cloitre », comme l'a écrit Miss B. Smalleyas. Elle a su réaliser de la sorte une difficile synthèse entre deux univers dont les méthodes exégétiques et théologiques avaient parfois quelque peine à s'accorder. Hugues de Saint-Victor (t II4I) sera le premier, au sein de cet établissement, à mettre simultanément, au service d'une lecture renou35· Cf. J. W. BALDWIN, Masters, PriMes and Merçhants: The soçia/ Views of Peter the Chanter and his Cirde, Princeton, NJ, 1970, vol. I, p. 9.1 :«At Paris, the foremost center of Scriptural study, was the abbey school of Saint-Victor. » 36. SMALLEY [15], p. 196 :«The Victorines, being both ç/IIJIStrales and sçholares, were able to transmit the old religious exercise from the cloister to the school. »
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velée de l'Ecriture, aussi bien les richesses que la tradition lui avait transmises que les progrès réalisés par les arts libéraux. Considéré par ses contemporains comme le premier théologien de son temps et comme un« nouvel Augustin», il est l'auteur d'une œuvre exégétique dont l'importance a été souvent remarquée. Parmi tous les écrits qu'il nous a laissés, en ce domaine, il faut mettre au premier rang les deux traités qu'il a consacrés à l'étude de l'Ecriture et à son interprétation, le Didascalicon et le De scripturis et scriptoribus sacris. Le Didascalicon est un traité de méthodologie, de pédagogie et d'herméneutique. On y a vu, non sans raison, une « refonte complète » du De doctrina christiana de saint Augustin37• Le sous-titre de ce traité, De arte legendi, nous apprend qu'il est aussi un « art de lire », c'est-à-dire, si l'on se souvient des significations que revêtent les mots legere et lectio, un art d'enseigner. Les trois premiers livres du Didascalicon traitent d'abord des« écritures profanes», c'est-à-dire de tous les livres qui se rapportent aux arts libéraux ou aux sciences humaines et dont la « lecture » est, elle aussi, nécessaire. « Apprends tout, dit Hugues à son disciple, et tu verras ensuite que rien n'est superflu »38 • Toutes les sciences sont en effet utiles, non seulement pour parvenir à la sagesse, mais aussi pour comprendre les « écritures divines » dont s'occupent les trois derniers livres. Ces « écritures divines » se distinguent des écritures profanes par leur origine, par le but qu'elles se proposent et par la« matière» dont elles traitent39 • Par leur origine, car c'est l'Esprit-Saint lui-même qui les a inspirées et ceux qui nous les ont données écrivaient sous son action; par le but qu'elles se proposent, car elles contribuent à restaurer en l'homme la ressemblance divine perdue par le péché en lui apprenant à connaitre et à aimer Dieu; par la matière dont elles traitent, parce que, à la différence des écritures profanes qui ne parlent que de« l'œuvre de la création» (opus creationis}, elles s'occupent de« l'œuvre de notre rédemption » (opus restaurationis) : leur véritable objet n'est autre, finalement, que« le Verbe incarné et ses sacrements», c'est-à-dire ses mystères 40• La notion d' « écriture divine », de scriptura sacra, a cependant chez Hugues une extension beaucoup plus large que celle que nous lui reconnaissons habituellement. Elle recouvre d'abord, bien entendu, l'Ancien Testament, subdivisé lui-même en trois « ordres » : la Loi, les Prophètes et les Hagiographes, l'énumération détaillée des livres mettant pourtant à part, à la suite de saint Jérôme, mais à la différence 37· SMALLEY [15]. p. 86. 38. Dit/asça/içon, VI, 3, éd. C. H. BUTI'DŒR, Washington, 1939, p. II5, 19. 39· Cf. R. BARON, Sciençe et sagesse ç!Je:(. Hugues Je Saint· Viçtor, Paris, 1957, p. 102. 40. HuGUES, De smpturis el smptoribu.r sacris, :z et 17, PL, I7J, n AB et 24 AB; De sacramenlis, lib. 1, Prol., .z-5, PL, r76, 183-185.
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d'Augustin et d'Isidore de Séville, les livres que nous appelons aujourd'hui deutérocanoniques (Sagesse, Ecclésiastique, Judith, Tobie et Macchabées)41. Le Nouveau Testament comprend lui aussi trois« ordres»: les Evangélistes, les Apôtres et enfin les Pères. Hugues, bien entendu, nous dit ce que contient ce dernier « ordre ». On y trouve d'abord les « décrétales », c'est-à-dire les décisions authentiques des conciles et des papes, puis« les écrits des saints Pères et des docteurs de l'Eglise», à savoir ceux « de Jérôme, d'Augustin, de Grégoire, d'Ambroise, d'Isidore, d'Origène et de Bède », et enfin les écrits « de beaucoup d'autres auteurs orthodoxes, dont le nombre est si grand qu'on ne peut les compter »42 • Cette extension de la notion d'Ecriture sainte aux Pères ne doit pas nous surprendre. Elle était assez répandue chez les écrivains ecclésiastiques, du xe au xue siècle43. Le De scripturis et scriptoribus sacris, plus tardif que le Didascalicon, précise cependant que les écrits des Pères n'ont pas la même autorité que les autres. Comme les deutérocanoniques de l'Ancien Testament, ils font partie de ces livres « qu'on lit, mais qui ne sont pas inscrits au canon »44• Les « écritures divines », dont le champ est ainsi défini, sont d'une autre nature que les« écritures profanes». Elles s'expriment d'une autre manière. Elles doivent donc être interprétées selon d'autres méthodes. Dans les écritures profanes, en effet, seuls les mots ont une signification. Dans les Ecritures divines, en revanche, non seulement les mots, mais les « choses », c'est-à-dire les personnages, les lieux, les temps, les événements ou simplement les objets que ces mots désignent ou mentionnent, ont, elles aussi, un sens 46• Cette distinction entre les mots et les choses est inspirée d'une théorie de la signification que saint Augustin avait déjà exposée dans son De doctrina christiana. Elle impose au lecteur de l'Ecriture le respect de règles spécifiques dans son interprétation des livres saints. Hugues énumère à ce propos les sept règles de Tychonius que saint Augustin, suivi plus tard par Isidore de Séville, avait reproduites 46• Mais le fait que les mots et les choses soient les uns et les autres signifiants est surtout à la base de la doctrine de la pluralité des sens de l'Ecriture que la tradition avait depuis longtemps élaborée et que Hugues expose à son tour. Il s'en tient le plus souvent à une division tripartite qui distingue successivement le sens historique, le sens allégorique et le sens tropologique. Mais comme il parle à plusieurs reprises du sens anagogique, tantôt pour en faire une variété particulière du sens allégorique, tantôt pour le 41. 4Z. 43· 44· 45· 46.
DiJasça/., IV, z, p. 72, 3-5. Ibid., IV, z, p. 7Z· Ibid. a. PARÉ [89], p. zzo; c. SPICQ [x6], pp. 107·108. c. 6, PL, IlJ, 15·16. Dida.ual., V, 3, pp. 96-97; De .racram., lib. I, Pro!., 5, col. 185. DiJasça/., V, 4, pp. 97-10Z.
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confondre avec le sens tropologique, cette division tripartite s'accorde aisément avec les divisions quadripartites que d'autres continuaient à proposer'7• L'existence de ces trois sens permet à Hugues de comparer l'Ecriture à un édifice dont le sens historique serait le fondement, le sens allégorique le corps du bâtiment et le sens tropologique les revêtements qui l'ornent et l'embellissent. Le sens historique est donc premier. « Le fondement et le principe de la doctrine sacrée est l'histoire, écrit le Ditlascalicon; c'est d'elle que l'on peut extraire la vérité de l'allégorie, comme on extrait le miel du rayon de miel »48• L'historia, en effet, c'est d'abord le sens littéral, le sens des mots, qu'il faut bien comprendre. Mais c'est aussi le sens du récit, car l'Ecriture est une histoire, celle de l'univers, celle de l'homme, celle des desseins de Dieu. La recherche de ce premier sens est donc à la base de tous les autres. Aucune autre interprétation ne peut être légitimement acceptée si elle n'est fondée sur une explication historique solidement établie. C'est au sens allégorique, cependant, que le théologien s'attachera le plus volontiers. C'est en effet le sens dogmatique par excellence. C'est lui qui prend en considération les res et les sacramenta de l'Ecriture pour en découvrir la signification cachée et parvenir de la sorte à l'intelligence des mystères de la foi. La découverte des deux sens précédents trouvera son prolongement dans la recherche du sens tropologique. Il s'agit alors de demander à l'Ecriture les enseignements qui guideront le chrétien dans sa vie morale et dans son cheminement intérieur. C'est ce dernier sens, également, qui procurera au lecteur de l'Ecriture les instruments d'analyse, les moyens d'expression et le langage qui lui permettront de scruter les profondeurs de son âme, d'y observer les mouvements de la nature et de la grâce et de rendre compte, à lui-même et aux autres, de son expérience intérieure. On comprend, dans ces conditions, que Hugues de Saint-Victor, sans rien retrancher de l'effort critique requis par l'étude de l'Ecriture, ait pu assigner à celle-ci une finalité contemplative et expliquer à son disciple que la lecture (lectio), ou l'enseignement (disciplina), devait conduire à la méditation ( meditatio), la méditation à la prière (oratio), la prière à l'action (operatio) et l'action à la contemplation ( contemplatio)4.8 • Hugues ne s'est pas contenté de formuler des règles d'herméneutique. Il a pratiqué cette exégèse dont il avait posé les principes. Lui qui ne savait probablement pas beaucoup de grec, et moins encore d'hébreu, il a cherché à comparer les textes latins dont il disposait avec le texte original et il s'est renseigné à cet effet auprès de maîtres 47· Cf. R. BARON, op. dl., pp. III et 48. Ditlas«<J., VI. :J, p. u6, zo-u. 49· Ibill•• v. 9. p. IO§), I:J-Ij.
us.
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juifs50 • C'est ainsi que dans ses Notes sur le Pentateuque, sur les Juges et sur les Rois, on remarque un recours direct à l'hébreu pour expliquer le sens de certains mots, et Miss B. Smalley pense que les maîtres ainsi consultés par Hugues appartenaient à une école d'exégèse rabbinique du nord de la France fondée peu auparavant par le célèbre Rashi, décédé en 1105 51 • Pour faciliter d'autre part à ses disciples la recherche du sens « historique », et sans doute aussi pour aiguiser leur sens critique ou les aider à éviter de lourdes erreurs d'interprétation, Hugues a voulu mettre à leur disposition des instruments de travail qui leur permettraient d'aborder avec plus d'assurance l'histoire biblique proprement dite. Il a donc composé à cet effet un Chronicon, intitulé aussi De tribus maximis circumstantiis. L'ouvrage contient des tableaux chronologiques mettant en rapport les événements de l'histoire biblique avec ceux de l'histoire profane. A l'exception de la préface et de quelques rares passages52, ce recueil est demeuré inédit, mais Richard de SaintVictor devait plus tard l'utiliser pour rédiger un manuel d'études bibliques sur lequel nous reviendrons. L'explication allégorique des livres saints est souvent présente dans les commentaires bibliques de Hugues. Elle apparaît davantage, pourtant, dans ses traités de caractère proprement théologique et notamment dans son célèbre De sacramcntis (PL, IJ6, 174-618). Les « sacrements » ne sont autre chose ici, pour Hugues, que les mystères de la foi. Son ouvrage n'est donc pas un ouvrage d'exégèse. C'est une somme de théologie qui a pour ambition d'exposer le dogme chrétien dans sa totalité, mais de l'exposer dans le cadre de ces interprétations allégoriques dont son Didascalicon avait dit toute l'importance. Dès les premières pages de ce De sacramentis, en effet (col. 183-184), l'auteur nous informe que si dans un précédent ouvrage, qu'il faut identifier avec son Chronicon, il a rassemblé des indications érudites se rapportant à une lecture « historique » de l'Ecriture, il veut maintenant que ce second ouvrage soit une introduction à une lecture allégorique. C'est au nom et comme sous la couverture de cette lecture allégorique qu'il pourra alors exposer les mystères de la foi en adoptant, comme principe de division, le double thème de la création et de la rédemption de l'homme auquel il est toujours demeuré attaché. Quant au sens tropologique ou moral, Hugues de Saint-Victor l'a souvent recherché, lui aussi, soit dans des commentaires bibliques, soit dans des opuscules spirituels dont nous savons aujourd'hui qu'ils ont été, de tous ses ouvrages, ceux qui ont connu le plus de succès et
so. B. SMALLEY [IS], pp. 102-104· p. Ibid., p. 104, et R. BARON, op. til., pp. 107-109. 52. Cf. W. GREEN,« Hugo of St. Victor: De tribus maximis circumstantiis gestorum », dans Speçu/11111, r8 (1943), pp. 484-493, et D. V AN DEN EYNnE, E.rsai sur la sumssilm et la date des écrits de Hugu~s de Saint- Vitlor, Rome, 1960, pp. 9o-92.
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qui ont été le plus souvent recopiés. Tous les livres de l'Ecriture peuvent se prêter à cette sorte d'explication. Dans ses Homélies sur l'Ecclésiaste (PL, IJJ, 113-z~6), cependant, Hugues attire plus particulièrement notre attention sur trois d'entre eux, les Proverbes, l'Ecclésiaste et le Cantique des Cantiques, que Salomon, selon lui, aurait consacrés aux trois étapes de la vie spirituelle. Le premier traiterait donc de la méditation qui est une sorte de combat de la science contre l'ignorance, le second du premier degré de la contemplation et le troisième de ses degrés les plus élevés (op. cit., 117-nS). C'est donc du premier degré de la contemplation, celui où l'âme parvient à la vision de la vérité, que Hugues traitera lui-même dans son explication de l'Ecclésiaste. Mais il parle aussi de la méditation et de l'union de l'âme à Dieu dans des opuscules dont l'inspiration biblique est constante. Un de ces courts traités nous explique, semble-t-il, ce que Hugues pensait au fond de lui-même de la nature de l'Ecriture, qu'il appelle un « grand sacrement ». Elle est parole des hommes, en effet, mais cette parole des hommes, c'est aussi la Parole unique du Verbe de Dieu : « Dieu parle autrement par la bouche des hommes, écrit-il, autrement par lui-même. Que Dieu en effet parle parmi les hommes par les hommes, presque toute l'Ecriture de l'Ancien et du Nouveau Testament en témoigne. Il parle donc par les hommes; il parle par lui-même : par les hommes, de multiples paroles; par lui-même, une seule. Mais en toutes ces paroles qu'il a proférées par les lèvres des hommes fut présente cette unique parole, et en son unicité toutes ne font qu'un : sans elle, elles n'ont pu être proférées en quelque lieu ou temps que ce soit »53 • Les autres maîtres de l'école de Saint-Victor, après la mort de Hugues, aborderont l'étude de l'Ecriture en s'inspirant des principes et des méthodes que celui-ci avait préconisés. Une attention spéciale doit être accordée, parmi les héritiers de la pensée de Hugues, à un exégète sur lequel les travaux de Miss Beryl Smalley ont jeté une vive lumière, André de Saint-Victor&'. Ce Victorin, qui devint par la suite abbé du monastère de Wigmore, en Angleterre, où il mourut en IIJ5, est un des plus grands représentants de l'exégèse scientifique du xn 8 siècle. La plupart de ses commentaires bibliques sont encore inédits. Mais ils font en ce moment même l'objet de recherches qui nous permettront bientôt de les mieux connaître. Nous savons cependant, dès maintenant, que dans ses explications de l'Ancien Testament, André s'est inspiré des conseils relatifs à la recherche du sens littéral ou hisB· De Verbo Dei, dans HuGUES de SAINT-VICTOR, Six opuscules spirituels, Introd., trad. et notes deR. BARON(« Sources chrétiennes», 155), Paris, 1969, p. 61. H· Cf. B. SMALLEY [15], pp. IIZ-195· Un commentaire d'ANDRÉ sur l'Ecclésiaste a été publié par G. CAI.ANDRA, De hi.rtorita Andreae Vittorini expositione in &rlesia.rten, Palenne, 1948.
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torique que Hugues avait précédemment donnés. li avait étudié à cet effet la langue hébraïque et s'était mis à l'école de maîtres juifs dont les traditions et les méthodes l'ont profondément influencé. Ses contemporains le lui ont parfois reproché, et Richard de Saint-Victor, dans son De Emmanuele (PL, r96, 6ox-666), s'en prendra vivement à l'interprétation qu'André et quelques-uns de ses disciples avaient donnée de l'Ecce virgo concipiet d'Isaïe (7, 14). Au xme siècle, le franciscain Roger Bacon se plaindra à son tour de l'autorité excessive dont jouissait André de Saint-Victor. Ces critiques et ces plaintes témoignent en tout cas de l'influence exercée par les commentaires de ce maître. Cette influence est encore difficile à mesurer, mais bien des travaux en ont déjà confirmé l'ampleur et l'étendue. Richard de Saint-Victor (t 1173), contemporain d'André, appartient comme ce dernier à une génération dont les préoccupations sont un peu différentes. Son œuvre biblique continue néanmoins à s'inspirer des principes de Hugues. On lui doit en effet une sorte de manuel d'introduction à l'étude de la Bible, le Liber exceptionum, dans lequel il déclare n'avoir rien négligé de ce qui lui paraissait nécessaire à un débutant désireux de« lire» l'Ecriture65• L'ouvrage ne vise pas à l'originalité. C'est un recueil d' « extraits », empruntés à « de nombreux livres», que l'auteur a classés et mis en ordre selon un plan bien défini. Dans une première partie, qui doit beaucoup au Didascalicon et au Chronicon de Hugues, Richard traite des méthodes dont il convient d'user pour interpréter l'Ecriture, puis des services que les arts libéraux et les sciences profanes doivent rendre à l'exégète. Dans la seconde partie, qui a acquis de bonne heure une existence autonome sous le titre d'Allegories sur l'Ancien et le Nouveau Testament et a été très largement répandue sous cette forme, Richard reproduit de longs extraits des Pères ou des commentateurs anciens se rapportant aux principaux livres de la Bible. Cette disposition lui permet de présenter commodément les principales interprétations allégoriques ou tropologiques que la tradition avait données des deux Testaments. Mais l'auteur de ce Liber nous a donné aussi des ouvrages plus originaux. Quelques-uns d'entre eux sont consacrés à la recherche du sens littéral. Richard connaît en effet parfaitement la théorie des trois sens de l'Ecriture professée avant lui par Hugues. Il sait qu'on ne peut chercher la signification allégorique ou tropologique des textes si l'on n'a d'abord établi le sens littéral ou historique. Il tente ainsi, dans quelques opuscules (PL, r96, zn-z56), de résoudre les difficultés que posent les récits bibliques se rapportant à la construction du tabernacle de Moïse, à l'édification du temple de Salomon ou à la chronologie H· a. p. 97. ~-8.
lùCHARD DE SAINT-VICTOR,
Liber exçeptionum, éd.
J.
CHÂTILLON,
Paris,
19~8.
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des rois de Juda et des rois d'Israël. Bien qu'il n'ait apparemment pas connu la langue hébraïque, il avait eu certainement recours, pour ce faire, aux lumières de maitres juifs. Il déclare en effet que « par des Juifs il a connu les écrits des Juifs »56• A la demande souvent de correspondants dont les requêtes prouvent qu'il jouissait d'une certaine autorité en matière biblique, il s'est efforcé aussi de résoudre les difficultés que présentaient certains passages du Nouveau Testament et notamment de saint Paul. L'interprétation est ici plus théologique, mais les éclaircissements d'ordre littéral y tiennent également beaucoup de place57• Richard nous a cependant surtout laissé des commentaires ou des ouvrages dans lesquels il recherche le sens allégorique ou le sens tropologique du texte. C'est au premier de ces deux sens que s'est principalement attaché son commentaire de l'Apocalypse (PL, z96, 683-888). Dès les premières pages de cet ouvrage, l'auteur nous dit que l' Apocalypse est l'expression « d'oracles sublimes et lumineux se rapportant au Christ et à l'Eglise » (I, Pro!., 68 5 C). Mais le commentaire passe volontiers de l'allégorie à la tropologie. Richard note en effet qu'en décrivant d'avance les tribulations, les épreuves et les persécutions que devra subir l'Eglise, l'Apocalypse exhorte celle-ci à la patience. Ce sont des enseignements concernant la vie spirituelle que Richard expose, par exemple, dans son De somnio Nabuchodonosor (PL, z96, 1229-1366), dans les explications de quelques passages des Psaumes ou d'autres livres de l'Ecriture qui ont été regroupés sous le titre d' Adnotationes mysticae in Psalmos (PL, z96, z65-404), ou enfin dans les nombreux ouvrages et opuscules constitués autour de thèmes bibliques qui ont connu un succès considérable et exercé une durable influence sur la spiritualité occidentale. Cette tradition exégétique trouvera plus tard un dernier représentant en la personne de Thomas Gallus, décédé vers 1246. Ce Victorin avait dû être admis dans la grande abbaye parisienne vers la fin du xue siècle. Il y était demeuré jusqu'en 1218, date à laquelle il avait quitté définitivement la France pour fonder le monastère des chanoines réguliers de Saint-André de Verceil. Thomas est surtout connu par ses commentaires sur les écrits de Denys, le Pseudo-Aréopagite. Mais c'est aussi un exégète qui a commenté Isaïe et a expliqué à trois reprises le Cantique des Cantiques68• Nous retrouverons Thomas Gallus lorsque
s6. De concordia regum conregnanlium .ruper Juàam el super Israû, PL, r96, Z4I B. S7. Voir notamment les Declaralione.r nonnullarum difftcullalum scriplurt18 et le De vrebis Aposlo/i, dans RICHARD DE SAINT-VICTOR, Opuscules théologiques, éd. J. RIBAILLIER, Paris, 1967. s8. Cf. Thomas GALLUS, Commenlaire.r sur le Cantique tle.r Cantiques, éd. J. BARBET, Paris, 1967.
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Etudier la Bible
nous parlerons des premières concordances de la Bible et des efforts accomplis, vers le même temps, pour introduire, dans les différents livres de l'Ecriture, des divisions commodes.
LE TEMPS DES THÉOLOGIENS
Au moment même où Anselme de Laon et ses disciples, puis Hugues de Saint-Victor, mettaient au point les méthodes de lecture et d'interprétation de l'Ecriture dont il vient d'être question, d'autres tendaient à enseigner d'une manière beaucoup plus systématique cette discipline qu'on appelait toujours la sacra pagina mais qui devenait de plus en plus théologie. Ils adoptaient de ce fait, à l'égard de l'Ecriture, des comportements et des méthodes d'approche d'un type nouveau. L'attention des maltres, tout d'abord, devenait plus sélective. Elle se portait sur les livres dont le contenu doctrinal semblait être le plus riche, et notamment sur les deux livres qui tenaient déjà dans l'enseignement, depuis un certain temps, une place privilégiée, le livre des Psaumes et les Epîtres de saint Paul. Au même moment, les commentaires s'intéressaient de plus en plus à la lettre, au texte proprement dit. Compte tenu de la nature des livres ainsi expliqués, il s'agissait moins, à vrai dire, de l'interprétation historique dont Hugues de Saint-Victor avait rappelé la nécessité, que d'une analyse grammaticale, stylistique et littéraire destinée à préciser le sens des mots, à démêler l'enchalnement des propositions ou même à découvrir, dans les livres saints, les raisonnements et les argumentations qui y étaient enfermés. Comme l'écrit un commentaire des Psaumes attribué à l'énigmatique Honorius Augustodunensis, « les syllogismes sont cachés dans l'Ecriture, comme le poisson dans la profondeur des eaux »59 ; c'était le rôle du commentateur que de les faire apparaltre. n arrivait d'autre part que les textes bibliques, ou surtout les interprétations que les Pères en avaient données, ne s'accordaient pas entre eux ou semblaient même se contredire. Le maître recourait alors à la dialectique. Les « questions », de plus en plus nombreuses, de plus en plus développées, qui sont introduites désormais dans les commentaires ont pour objet de résoudre ces difficultés, mais elles abordent également des problèmes proprement théologiques. Les arguments pour et contre sont présentés et discutés. La quaestio se transforme ainsi parfois en disputatio, et les Quaestiones ou les Quaestiones disputatae tendront bientôt à se détacher du texte biblique pour être rassemblées dans des collections et former de la sorte des recueils spécialisés. Les exemples en sont nombreux. Citons 59· Selectorum Psa!morum exposilio, PL, IJ2, 279.
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par exemple, parmi beaucoup d'autres, les Quaestiones de divina pagina de Robert de Melun, publiées vers le milieu du xue siècle60, ou les Quaestiones in epistolas Pauli qui ont été imprimées parmi les pseudépigraphes de Hugues de Saint-Victor (PL, IJJ, 431-634), mais qui sont plus tardives que les précédentes. De tels ouvrages nous aident à comprendre à quel point l'enseignement s'était transformé. Comme l'a écrit le cardinal Henri de Lubac61 : « Les lectures ou leçons publiques consacrées à l'explication de la divina pagina, comme on s'accoutume à dire au singulier, de la sacra pagina, de la caelestis pagina, de la Veteris ac Novi Testamenti pagina, de l'universa pagina verbi Dei, ces lectures, telles qu'elles se multiplient au xue siècle, diffèrent bien davantage de la lectio primitive. A vrai dire, elles sont tout autre chose ... Ceux qu'on appelle maintenant lectores divinitatis, ou magistri divinorum librorum ou doctores sacrae paginae exercent un magistère, le magisterium divinae lectionis, qui tend à se désacraliser. Ce sont des professeurs d'Ecriture sainte. Avant la lettre, ce sont des universitaires. » Ces professeurs ne se contentent pas de commenter ou d'expliquer l'Ecriture. Ils commencent à rédiger, non plus seulement des monographies spécialisées, comme l'avait fait Anselme de Cantorbéry, ni même de modestes recueils de « sentences », comme l'avaient fait quelques maîtres issus de l'école de Laon, mais de véritables traités de théologie et des « sommes ». Celles-ci adoptent un mode de présentation, un ordre des matières de plus en plus systématique, de plus en plus éloigné de cette inspiration biblique encore si présente dans le De sacramentis de Hugues de Saint-Victor. L'Ecriture, bien entendu, demeure présente dans ces ouvrages. Mais elle y est devenue un « lieu théologique » où le maître va chercher ses arguments, une « autorité » sur laquelle il s'appuie. Elle n'y est donc plus lue pour elle-même. Elle est mise au service d'une théologie dont elle reste pourtant toujours la source. Cette transformation de l'approche scripturaire n'était pas née d'initiatives isolées. Elle était l'expression d'un mouvement de grande ampleur et de longue durée, amorcé, comme on l'a vu, dès la fin du xie siècle, et qui devait se poursuivre et se développer jusqu'au milieu du xme. Faute de pouvoir mentionner ici tous ceux qui ont joué un rôle dans cette évolution, ou qui en ont été les témoins, retenons les noms de trois maîtres qui ont contribué plus que d'autres à la favoriser, peut-être même à la précipiter : Pierre Abélard, Gilbert de la Porrée et Pierre Lombard. Ces maîtres ont été célèbres. Mais s'ils méritent ici notre attention, c'est surtout parce que tous trois ont fait « école », à travers leurs innombrables disciples, bien qu'ils n'aient 6o. Œuvres de Robert de Melun, éd. R. M. MARTIN, t. I, Louvain, 1932. 61. De LUBAC [11], 1, 1, pp. 84-85.
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pas toujours été attachés, d'une manière exclusive, à un établissement déterminé, comme l'avaient été saint Anselme de Cantorbéry, Anselme de Laon ou Hugues de Saint-Victor. Le premier de ces trois théologiens, Pierre Abélard (t 114z), que nous avons déjà rencontré, n'a cessé en effet de se déplacer, suivi par ses admirateurs et transportant en quelque sorte avec lui son école. ll avait consacré la première partie de sa carrière à l'étude des arts libéraux et il s'était d'abord illustré dans l'exercice de la dialectique. Mais, sans jamais renoncer à cette discipline, il n'avait pas tardé à s'intéresser à la sacra pagina et lui-même nous dira plus tard que « le Seigneur ne l'avait pas moins favorisé pour l'intelligence de l'Ecriture que pour celle des lettres profanes »62 • C'est à Laon qu'il avait manifesté pour la première fois sa virtuosité et son talent dans l'art de lire et de commenter l'Ecriture. Venu dans cette ville, vers IIIZ ou 1113, on s'en souvient, pour y écouter les leçons d'Anselme vieillissant, il avait relevé le défi lancé par les disciples du maître et il avait commenté impromptu, mais avec un étonnant succès, la difficile prophétie d'Ezéchiel qu'on n'avait pourtant pas coutume d'expliquer dans les écoles6S. Fidèle au vocabulaire traditionnel, Abélard continuera, dans ses ouvrages spéculatifs, à identifier l'enseignement de la théologie avec celui de la sacra pagina. Dans sa Theologia christiana il ne manquera pas de rappeler que l'Ecriture, « dans sa triple exposition, contient la plénitude de la doctrine »64, et dans le prologue de sa Theologia scholarium, qui est une brève somme de théologie, il déclarera avoir voulu répondre à une requête de ses étudiants et avoir ainsi rédigé pour eux « une sorte d'introduction à la divine Ecriture »66• Mais il se référera aussi au De ordine et au De doctrina christiana de saint Augustin pour affirmer la nécessité de recourir aux disciplines rationnelles, à la philosophie, à la dialectique surtout, mais aussi à l'arithmétique, pour apporter une solution aux « questions » que posent les livres saints et pour pénétrer« les allégories et les mystères» qu'ils contiennent66. De fait, lorsqu'on parcourt les deux ouvrages qu'on vient de mentionner, on s'aperçoit bien vite que si une large place est faite à l'Ecriture et aux écrits des Pères, c'est aussi à la grammaire, à la dialectique et à ce qu'on a appelé « les arts du langage » que l'auteur recourt constamment. Pierre Abélard, comme tous les maîtres, a pourtant commenté l'Ecriture. Les leçons sur Ezéchiel qu'il avait données à Laon, et dont nous savons qu'elles avaient fait l'objet de « réportations », n'ont pas 62. ffist. ca/omit., éd. cit., p. 82, 676-677. 63. Ibid., pp. 68-69. 64. Theo/. christ., II, éd. E. M. BUYTABRT, Corpus christianorum, Cont. med., 1929-1931.
65. Theo/. schol., éd. BUYTABRT, ibid., p. 401, 4-6. 66. Theo/. christ., éd. cit., pp. 184-185.
12,
p. 191,
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été retrouvées. Mais son exposition sur l'Hexaemeron (PL, q8, 731-784), rédigée à la demande d'Héloïse, et son commentaire de l'Epître aux Romains (Corp. christ., Cont. med., II, pp. 41-340) sont parvenus jusqu'à nous. Le choix des livres ainsi commentés est significatif. Dans son In Hexaemeron Abélard a voulu jouer la difficulté, comme il l'avait jouée à Laon. Il nous rappelle lui-même, en effet, dans sa Préface, que le début de la Genèse, le livre d'Ezéchiel et le Cantique des Cantiques avaient toujours été considérés comme les passages les plus obscurs de toute l'Ecriture et qu'une ancienne tradition hébraïque, à laquelle Origène et saint Jérôme avaient fait écho, en interdisait la lecture aux enfants pour en réserver l'explication aux savants et aux sages. Quant à l'Epître aux Romains, on a dit plus haut à quel point elle retenait l'attention des théologiens. On retrouve, dans ces deux expositions, le souvenir des méthodes d'interprétation dont les prédécesseurs ou les contemporains d'Abélard avaient fait usage. C'est ainsi, par exemple, que l'In Hexaemeron mentionne à diverses reprises les trois sens de l'Ecriture, donnant pourtant le nom de sens mystique à celui que Hugues de Saint-Victor avait appelé allégorique (col. 732, 770). Quant au Commentaire de l'Epltre aux Romains, il propose une classification des livres de l'Ecriture assez semblable à celle qu'avait retenue Hugues de Saint-Victor, encore qu'il ne soit plus question de considérer les écrits des Pères comme faisant partie des« écritures sacrées». Abélard distingue en effet, dans l'Ancien Testament, la Loi, les Prophètes et ce qu'il appelle les « histoires », puis, parallèlement, dans le Nouveau Testament, l'Evangile qui correspond à la Loi, les Epitres et l'Apocalypse qui correspondent aux Prophètes et les Actes des Apôtres qui sont de l'« histoire » (Prol., éd. dt., pp. 41-42). n ne manque pas non plus de se référer constamment aux explications que les Pères avaient données des textes qu'il commente. L'In Hexaemeron, il est vrai, dépend principalement de saint Augustin, mais le Commentaire de I'Epltre aux Romains cite beaucoup d'autres auteurs, non sans comparer entre elles leurs interprétations, avec un sens critique aigu. De fait, si ces deux expositions se souviennent encore des méthodes traditionnelles, elles mettent aussi à contribution la grammaire et la dialectique. Le Commentaire de l'Epltre aux Romains, notamment, très littéral, fait largement usage de ces disciplines. Abélard y compare les différentes versions entre elles et il examine avec attention la construction des phrases. Les préoccupations doctrinales de l'auteur sont cependant sans cesse présentes, et son exposé est fréquemment interrompu par des « questions » d'ordre théologique où reparaissent les opinions défendues dans les ouvrages de caractère systématique mentionnés plus haut. Les liens qui unissent l'œuvre exégétique et l'œuvre théologique d'Abélard apparaissent ainsi très étroits. C'est donc tout autant au
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théologien qu'au commentateur que saint Bernard s'en prend lorsqu'il déclare, dans son Contra errores Abaelardi (1, PL, z82, 1055 A), qu'Abélard, depuis sa jeunesse, joue avec la dialectique, et que, lorsqu'il interprète les saintes Ecritures, « il déraisonne ». Ce jugement est injuste et excessif. La postérité ne l'a pas ratifié. En dépit des condamnations dont ce maître a fait l'objet et des critiques qui ont été dirigées contre lui longtemps encore après sa mort, en dépit aussi de ce qu'il pouvait y avoir de contestable ou de téméraire dans son enseignement, on ne peut douter de la profonde influence exercée par Abélard sur toute une génération de théologiens. Ceux-ci n'ont pas seulement repris à leur compte ses méthodes ou ses idées. Ils ont aussi recopié, abrégé ou imité ses commentaires bibliques, et surtout son exposition de l'Epitre aux Romains. Bien qu'il ait eu une carrière moins agitée qu'Abélard, Gilbert de la Porrée, qui mourut évêque de Poitiers en I I 54, est aussi de ces maîtres qui ont accompli de fréquents déplacements. Il a en effet fréquenté, comme étudiant puis comme enseignant, les écoles de Poitiers, de Laon, de Chartres et de Paris, et si l'on parle souvent de« l'école de Gilbert de la Porrée », comme on parle de« l'école d'Abélard», c'est parce que, comme son illustre contemporain, il a exercé son influence sur plusieurs générations de disciples devenus maitres à leur tour. En dépit de ces analogies, Gilbert n'appartient pas à la même famille spirituelle qu'Abélard. Il n'a pas partagé ses opinions, il semble même qu'il les ait parfois combattues. Il avait en effet reçu une formation bien différente. A Chartres, où il avait longtemps séjourné et où l'on semble avoir alors prêté plus d'attention à l'étude de la philosophie qu'à celle de la Bible67, il avait pu s'initier aux arts libéraux, à la grammaire spéculative et à la dialectique. A Laon, en revanche, il avait fréquenté l'école que dirigeait Anselme et, bien loin d'éprouver pour ce maitre les mêmes sentiments d'antipathie qu'Abélard, il avait très probablement participé à l'élaboration des gloses et à celle des premiers recueils systématiques de sentences dont son école s'était fait une spécialité. Comme Abélard, pourtant, Gilbert est l'auteur d'ouvrages de théologie systématique. Mais ses écrits, en ce domaine, sont bien différents de ceux de l'auteur de la Theologia christiana. Il se présentent en effet sous la forme de commentaires des opuscules théologiques de Boèce, d'une remarquable profondeur sans doute, mais dans lesquels l'Ecriture ne tient presque aucune place. Si nous en croyons les tables 67. Cf. A. CLERVAL, Les éço/es tk Char/res au Moyen Age, Chartres, 1895, p. 267 : « ... le rôle joué par la théologie positive dans l'école de Chartres, au xu• siècle... fut très restreint. Le goût de la philosophie platonicienne fit reléguer les Pères et l'Ecriture sainte au second plan.))
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de l'édition récente qu'en a donné N. Haring68, on n'y trouve au total, pour un volume de près de 400 pages, qu'une quinzaine de citations bibliques, certains textes reparaissant d'ailleurs à deux ou trois reprises. La théologie, ici, devient purement spéculative et se réfère de moins en moins aux livres saints. Gilbert, pourtant, a expliqué aussi l'Ecriture. On lui a attribué longtemps des explications bibliques qui ne sont pas de lui. Mais il est certain qu'il a commenté, comme tant d'autres, en ce temps, le livre des Psaumes et la série complète des Epîtres de saint Paul. Bien qu'ils soient encore inédits, ces commentaires ont fait l'objet, ces dernières années, de plusieurs études. On peut donc avoir, aujourd'hui, quelque idée de leur contenu et des méthodes d'interprétation qu'ils ont adoptées. Ces deux ouvrages ont été composés à des époques différentes. Le premier, le Commentaire des Psaumes, a été certainement commencé à Laon, du vivant même d'Anselme, donc avant 1117, et il a été probablement achevé par la suite à Paris. Gilbert s'y est largement inspiré des premières gloses laonnaises. Mais il a utilisé d'une façon beaucoup plus personnelle que ses prédécesseurs et ses contemporains la riche documentation patristique qui avait dû être mise à sa disposition. Il ne se contente plus de citer textuellement les Pères. Il s'inspire de leurs doctrines et de leurs idées, incorporant celles-ci dans un exposé suivi où il présente également ses propres vues. Il cherche, d'autre part, à être aussi concis que possible, et il n'utilise encore qu'avec réserve les procédés dialectiques si souvent présents dans ses autres écrits. Il s'en tient de la sorte à une interprétation christologique très traditionnelle et considère le livre des Psaumes « comme un évangile prophétique où le Christ lui-même parle par la personne du Psalmiste »89• Le commentaire de Gilbert sur les Epitres de saint Paul appartient, lui aussi, à la tradition laonnaise, mais il a été composé à une date plus tardive que le précédent, peut-être aux alentours de l'année n;o, et il est plus personnel encore. On y remarque de nombreuses « questions » théologiques qui traitent de Dieu et du mystère de l'Incarnation. Gilbert y tient compte des opinions de certains de ses contemporains, probablement même de celles d'Abélard qui n'est pourtant pas nommé, et il les discute. C'est dire qu'une large place y est faite à la dialectique70• Nous avons ici un commentaire d'ordre théologique dont la profondeur et l'intérêt n'ont pas échappé aux théologiens du temps. En dépit de son ampleur, il a été très souvent recopié. On en retrouve des extraits ou des citations dans un très grand nombre d'ouvrages de la fin du xne ou du début du xme siècle. Il a certainement beaucoup contribué à 68. The Commentarie.r on Boetiu.r by Gilbert of Poitiers, Toronto, 1966. 69. H. C. VAN ELSWIJK, Gilbert Porreta. Sa vie, .ron ŒUtJre, .ra pen.rée, Louvain, 1966, p. 47· 70. IbM., PP· n-58.
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répandre les idées de Gilbert au sein de ce qu'on devait appeler plus tard « l'école porrétaine ». La distinction pédagogique déjà solidement établie entre l'enseignement biblique et celui de la théologie systématique, entre les commentaires de l'Ecriture et les« sommes», devait s'affirmer d'une manière plus nette encore, au moins chez les maîtres parisiens et en dehors de l'école de Saint-Victor, vers le milieu du xue siècle. On trouve un exemple particulièrement frappant de cette partition dans les écrits d'un des maîtres dont l'œuvre jouira, pendant plusieurs siècles, d'un étonnant crédit, Pierre Lombard. Ce maître, qui mourut évêque de Paris en 1 1 6o après avoir enseigné longtemps la sacra pagina dans les écoles de cette ville, nous a en effet laissé, lui aussi, et sans parler de son œuvre oratoire, deux sortes d'ouvrages. Durant la première partie de sa carrière, Pierre Lombard, comme tant d'autres, a expliqué le livre des Psaumes (PL, r9r, 5 5-169) etles Epîtres de saint Paul (PL, r9r, u97-1696, et r92, 9-5z.o). Le premier de ces deux commentaires a dû être composé avant 1141 71• C'est une vaste compilation encore très fidèle aux méthodes d'Anselme de Laon, citant longuement les écrits des Pères et utilisant également des commentaires plus récents, notamment celui de Gilbert de la Porrée. Il n'est pas sûr, il est vrai, que ce commentaire soit issu directement de l'enseignement du maître, mais il est fort probable que celui-ci s'en est servi par la suite dans ses cours72 • Pierre Lombard, s'inspirant apparemment de Rémi d'Auxerre, considère que le livre des Psaumes contient toute la théologie : ln hoc libro est consummatio totit1s theologicae paginae (col. 57 B). Il en donne une interprétation d'inspiration christologique, mais souvent aussi tropologique et moralisante. Ses explications restent encore très proches du texte. Les « questions >> y sont peu nombreuses et sont traitées brièvement. L'exposition des Epîtres de saint Paul est plus tardive. On a montré qu'il en existait deux rédactions différentes et que la plus ancienne était antérieure à l'année II48 73• Dans ce commentaire, qui sera par la suite incorporé à la Glose ordinaire, Pierre Lombard cite toujours les écrits des Pères. Mais, en rédigeant son ouvrage, il avait également sous les yeux les commentaires de l'Ambrosiaster et de Haimon d'Auxerre, des gloses abrégées d'Anselme de Laon, certains écrits de Hugues de Saint-Victor, et aussi les commentaires de Gilbert de la Porrée dont il se sert sans jamais en nommer l'auteur74 • Les « questions » sont ici beaucoup plus nombreuses que dans le Commentaire des Psaumes. Comme saint Bruno d'ailleurs, Pierre Lombard pense que saint Paul a rédigé 71. a. I. BRADY, dans Pierre LOMBARD, Sententiae in IV /ibri.t di.ttinçtae, I, Pars I, Prolegomena, Grottaferrata, 1971, p. 31*. 72. Ibid., pp. 46*-61*. 73· Ibid., pp. 8z*-88*. 74· Ibid., pp. 74*-8z*.
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ses Epîtres afin de prémunir l'Eglise contre les doctrines hérétiques qui auraient pu corrompre son enseignement et pour répondre d'avance à toutes les « questions >> que les fidèles pourraient se poser par la suite (col. 1297 AB). Il s'agit donc bien d'un ouvrage qui, sans négliger la lettre, suivie au contraire de très près, veut être un commentaire théologique. On en sera d'autant moins surpris que peu d'années plus tard, vers II 55-II 57 d'après son dernier éditeur76, Pierre Lombard publiait le célèbre recueil de Sentences, divisé en quatre livres, qui devait connaître une extraordinaire fortune. Cet ouvrage de caractère systématique, fruit de l'enseignement du maître, présentait un exposé complet, méthodiquement ordonné, des mystères de la foi. L'auteur, il est vrai, y développait quelques thèses qu'on devait juger aventureuses; il professait à l'égard des méthodes et des opinions abélardiennes une sympathie parfois trop appuyée. Ses Sentences feront donc l'objet de sérieuses critiques, durant les dernières décennies du xne siècle76, mais elles auront leurs défenseurs, et elles deviendront bientôt, à partir surtout du 4e Concile de Latran (uq), le manuel officiel de toutes les écoles de théologie. L'Ecriture est constamment citée, dans cette « somme ». Mais elle est définitivement devenue une « autorité » invoquée, expliquée et commentée de façon à tenir son rôle dans les démonstrations et les argumentations théologiques du maître. Cette « autorité » est bien entendu la première et la plus importante de toutes. Ce n'est plus elle, cependant, qui sert de cadre et d'armature à un manuel dont les avantages pédagogiques apparaîtront bientôt tels qu'on n'osera plus beaucoup modifier, désormais, l'ordre des matières qu'il avait adopté. Le succès de l'ouvrage de Pierre Lombard consacrera en quelque sorte, d'une manière décisive, cette distinction entre l'enseignement de l'Ecriture et celui de la théologie qui s'était progressivement affirmée et qui sera un des traits caractéristiques de la méthode scolastique. Les maîtres de l'Université, au XIIIe siècle, continueront sans doute à lire et à commenter l'Ecriture. Mais, dans leur enseignement théologique proprement dit, ce sont les Sentences de Pierre Lombard qu'ils expliqueront et commenteront.
LES MAÎTRES DE LA FIN DU
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SÙ!!CLE
Les Sentences de Pierre Lombard ne joueront pleinement le rôle assez inattendu qui allait être le leur que vers le second quart du 75· Ibid., pp. uz*-uS*. 76. Cf. J. de GHELLINCK [83], pp. 25o-267. P. RICBÉ, G. LOBRICHON
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xme siècle. Durant les dernières décennies du xue, en effet, nombre de maitres parisiens s'accommodent encore assez mal des méthodes auxquelles elles recourent. Ils veulent demeurer fidèles aux vieilles traditions de la sacra pagina, en s'efforçant toutefois de faciliter toujours davantage l'accès, la lecture et l'interprétation des livres saints et en créant à cet effet des instruments de travail adaptés aux besoins des écoles qui se développent et s'organisent. On a souvent avancé que cet intérêt toujours renouvelé porté à l'Ecriture était issu directement du mouvement que l'école de Saint-Victor avait suscité et longtemps animé. Il est vrai que les maitres auxquels on fait ici allusion ont souvent cherché leur inspiration chez les exégètes victorins et qu'ils ont largement utilisé leurs écrits. Il est exact également qu'ils n'appréciaient pas beaucoup plus que les Victorins de la fin du siècle les subtilités de certains disciples d'Abélard, de Gilbert de la Portée ou même de Pierre Lombard. Deux de ceux que nous allons retrouver, Pierre le Chantre et Etienne Langton, devaient s'en prendre à ces théologiens et à leurs disciples. Le premier se plaignait de la multitude des gloses superflues qui recouvraient le texte des livres saints et de ces « disputes » où l'on ne traitait que de « questions vaines et inutiles »77, tandis que le second ne voulait pas que l'on scrutât« avec irrévérence les secrets de Dieu »78, Mais lorsque le même Pierre le Chantre critique les commentateurs qui dissertent des temps et des lieux, des généalogies bibliques, de la disposition du tabernacle de Moïse ou de la construction du temple de Salomon79 , on a bien le sentiment que ses contestations atteignent certains commentateurs victorins, même si elles ne les visent pas directement. En .réalité, ces maitres se séparaient moins des Victorins par leurs méthodes d'interprétation de l'Ecriture que par la manière même dont ils concevaient l'enseignement et par les finalités qu'ils assignaient à l'étude de la théologie. Hugues de Saint-Victor conservait le souvenir des anciennes traditions monastiques. C'était encore un homme de vieille culture. Sa recherche de la sagesse était une quête spirituelle, désintéressée. Il avait donc écrit, on l'a vu, que la lectio devait conduire à la meditatio, à l' oratio et à la contemplatio. Pierre le Chantre, en revanche, considère que « l'étude de la sainte Ecriture consiste en trois choses : la lectio, la disputatio et la praedicatio »80 • Avec la disputatio, que Hugues de Saint-Victor n'avait mentionnée qu'en passant, dans son Didascalicon81, la place de la dialectique et celle de la théologie spéculative sont maintenant reconnues, dans l'enseignement de la sacra pagina, 77· Verbum obbreviatum, 1-4. PL, 201, 2.3-H. et J. W. BALDWIN, op. &il., pp. 98-xox. 78. Super tribus .rçe/eribu.r Moab (Amos, z, x), cité par J. W. BALDWIN, vol. II, p. 70, n. 8x. 79· Verbum abbreviatum, 2., col. 2.7 D-2.8 A. 8o. Ibid., x, col. 2.5 A, et J. W. BALDWIN, I, pp. 9o-9x. 8x. Cf. M.-D. CHENU [So], p. 339, n. I.
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mais cet enseignement devra lui-même déboucher sur la prédication, celle du maître d'abord, qui doit lui consacrer statutairement une part de son temps, celle aussi à laquelle se livreront plus tard ses étudiants, destinés à devenir des pasteurs et des prédicateurs. Il ne s'agit pas là, bien entendu, d'un changement d'orientation radical. Pierre le Chantre ne sous-estime en aucune manière la méditation et la contemplation. Mais avant de se retirer au monastère cistercien de Longpont, où il mourra, en 1197, il est un maître séculier. Il appartient à un monde scolaire qui préfigure déjà le monde universitaire de demain. Il sait fort bien d'autre part que ses collègues et lui-même, en tant que maîtres, doivent se livrer à une triple activité: l'explication de l'Ecriture qui correspond à la lectio, l'étude de la théologie systématique qui relève de la disputatio, et la praedicatio82 • Il y a longtemps, sans doute, que les maîtres se livrent à la prédication. Durant la seconde moitié du xue siècle, cependant, leur activité se développe, en ce domaine83 , et nombre d'entre eux attachent une importance croissante à l'obligation où ils se trouvent de proposer un enseignement qui préparera leurs auditeurs à travailler, par la prédication, à la défense de la foi et à la réforme des mœurs. Mais la prédication se nourrit des enseignements de l'Ecriture plus que des argumentations de la dialectique. Il était donc nécessaire qu'on revînt, d'une manière ou d'une autre, à une lecture des livres saints dont la spéculation théologique tendait à s'éloigner. Il fallait, à cet effet, continuer à recourir à tout ce que les écoles de Laon et de Saint-Victor avaient rassemblé en fait de gloses ou de commentaires. Mais il fallait donner aussi aux étudiants, aux prédicateurs et aux théologiens euxmêmes la possibilité de s'initier aisément à la lecture et au maniement des livres saints. Sans doute est-ce là l'explication du succès connu par la célèbre Historia scholastica (PL, I ,s, 105 3-1722) que Pierre le Mangeur acheva peu avant 1170. On a dit très justement de ce livre, qu'il consacrait et étendait « dans l'usage courant la méthode historico-littérale de Saint-Victor »84• Son mérite était précisément de présenter toute l'histoire biblique, de la Genèse aux Actes des Apôtres, sous une forme accessible et simplifiée, pour« l'usage courant», qui permettait d'en démêler aisément les étapes. Il sera longtemps le manuel d'Ecriture sainte le plus souvent recopié, utilisé, ou complété, et le savant Etienne Langton, plus tard, ne dédaignera pas de le commenter et de le gloser85 • C'est vers cette époque, également, que commencent à apparaître les recueils de Distinctiones sur lesquels des recherches récentes ont attiré l'attention. Il s'agissait de sortes de répertoires ou de dictionnaires qui Cf. PARÉ [89]. pp. 122-123· Comme il ressort, notamment, de l'ouvrage de J. LONGÈRE [143]. M.-D. CHENU [So], p. 259· B. SMALLEY [IS]. pp. 178-180. Cf. G. LAcoMliE, B. SuALLEY, « Studies on the Commentaries of Cardinal Stephen Langton>>, dans AHDLMA, J, 1930, pp. 18-51. 82. 83. 84. 85.
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avaient pour objet de distinguer et de classer les différentes significations qu'un même mot peut revêtir, dans l'Ecriture, et de donner, pour chacun de ces sens, des exemples qui en illustraient l'emploi. Les premiers recueils de cette sorte semblent avoir été ceux que nous ont laissé Pierre le Chantre (t 1197) et Alain de Lille Ct 1203). Mais on en connaît d'autres, compilés vers la fin du xue siècle ou le début du xnre, par des maîtres parisiens tels que Pierre de Poitiers Ct 1205) et Prévostin de Crémone (t 1209), qui furent l'un et l'autre chanceliers, puis par Pierre de Capoue Ct 1242) qui enseigna dans les écoles parisiennes jusqu'en 1219, avant de devenir patriarche d'Antioche et cardinal86• Tous ces maîtres, de tendances doctrinales très diverses, sont des théologiens qui nous ont laissé des « sommes » ou des collections de Sentences de caractère systématique. Leurs répertoires de Distinctiones étaient destinés simultanément, le plus souvent, aux enseignants et aux prédicateurs. Mais ceux-ci, ou du moins quelques-uns d'entre eux, disposeraient bientôt des premières concordances, réelles ou thématiques, qui ont peut-être été élaborées par le victorin Thomas Gallus 87 au début du xme siècle, en attendant les concordances verbales qui n'apparaîtront que plus tard, après 123 5, chez les Dominicains du couvent de Saint-Jacques à ParisB8. Nombre de maîtres ressentaient en outre la nécessité de porter remède aux divergences qui apparaissaient entre les différents exemplaires des livres saints dont on faisait usage dans les écoles. Pierre le Mangeur, dans son Historia scholastica, et Pierre le Chantre, dans les commentaires bibliques encore inédits qu'il nous a laissés, avaient déjà eu recours aux travaux d'André de Saint-Victor pour tenter d'améliorer les textes qu'ils expliquaient. Etienne Langton (t 12.2.8), qui enseigna la théologie à Paris jusqu'à son élévation au siège de Cantorbéry, en uo6, devait procéder d'une manière beaucoup plus systématique. Ce maitre, qui est l'auteur, lui aussi, de nombreux commentaires bibliques, de diverses Quaestiones de théologie et de nombreux sermons, est de ceux qui se sont attachés, avec une particulière attention, à l'étude des textes 89 • Utilisant à son tour les travaux de ses prédécesseurs, et tout spécialement ceux d'André de Saint-Victor, il prit la peine de comparer les unes aux 86. Cf. R. H. et M. A. RousE, « Biblical Distinctiones in the thirteenth Century », dans AHDLMA, 4r, 1975, pp. 2.7·37· On trouvera de nombreuses indications sur l'origine et l'histoire des Di.rlincliones médiévales dans G. HAsENOHR, « Un recueil de Disfin&liones bilingue du début du Xlv<' siècle», dans Romania, n (1978), pp. 47·54· 87. Cf. G. THÉRY,« Thomas Gallus et les Concordances bibliques», dans Aus der Geisle.nve/1 des Mittt!alters (Beilriige zur Gesçhiçhte der Phil. und Theo/. des Millelalters, Supplementband, III, 1), Münster, 193S, pp. 42.7-446. 88. Cf. R. H. et M. A. RousE, « The verbal Concordances to the Scriptures », dans ArçhiPum fralr. praedkatorum, 44 (1974), pp. 5-30. 89. Cf. B. SMALLEY [15], pp. 2.19-2.2.1. Les œuvres d'Etienne Langton sont encore presque entièrement inédits. On pourra se faire une idée de l'abondance de son œuvre exégétique en consultant, outre l'article déjà cité de G. LACOMBE et B. SMALLEY, pp. 5-22.0, le Repertorium biblimm de F. STEGMÜLLER, t. V [17], pp. 2~2.-302.
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Le xrre siècle avait fait passer l'exégèse du cloître à l'école. Ce transfert avait déterminé un profond changement d'attitude face au texte sacré. D'aliment de la rumination spirituelle du moine, celui-ci était devenu matière d'étude et d'enseignement. Au commentaire mystique et inspiré dont saint Bemard avait donné dans ses Sermons sur le Cantique l'ultime et plus parfaite expression, s'était substituée une approche analytique et discursive, attentive au sens littéral et soucieuse de fonder sur la vérité même du texte l'autorité dogmatique et morale dont l'Eglise imprégnait son action pastorale et d'abord sa prédication. Le xme siècle a renforcé encore cette prépondérance de l'école et l'exégèse monastique -assez mal connue, il est vrai, pour cette époque paraît désormais s'épuiser ou, en tout cas, s'enfoncer dans la routine. Mais il ne s'agissait plus de la même école. Beaucoup des centres les plus célèbres du siècle précédent - Laon, Reims, Chartres, Saint-Victor de Paris -sont rapidement retombés dans l'obscurité. Tout l'enseignement de haut niveau, y compris en théologie, s'est concentré dans les grandes universités qui ont surgi entre x2.00 et x2. 5o. Peu importent ici les facteurs, assurément complexes, de cette mutation institutionnelle. Retenons seulement que si les premières universités du versant méditerranéen de l'Europe - Bologne, Montpellier, Padoue, Salamanque n'ont d'abord regroupé que des écoles d'« arts», de droit et de médecine, plus au nord celles de Paris, Oxford, un peu plus tard, vers 12.50, Cambridge devinrent les foyers majeurs de l'enseignement théologique. Même si ces nouvelles facultés de théologie ne rassemblaient vraisem-
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blablement que des effectifs assez restreints, leur prestige était immense dans toute la chrétienté. Même si, en fait, les maîtres ès arts ou en droit ont sans doute eu un rôle plus actif que les théologiens dans les combats pour la constitution même de l'université, ces derniers en tirèrent tout autant parti pour s'assurer une autorité sans égale. « Paris, mère des sciences ... , cité des lettres ... , atelier de la sagesse... dont les maîtres ornent d'inestimables joyaux l'Epouse du Christ», dit le grand privilège pontifical de 1231 : la Papauté elle-même reconnaissait aux théologiens de l'université un véritable magistère doctrinal étendu à l'Eglise universelle. Dès les années 1zzo-1z3o, les nouveaux ordres mendiants, Dominicains et Franciscains (rejoints à la fin du siècle par les Ermites de SaintAugustin et les Carmes), implantèrent des couvents dans toutes les villes universitaires et créèrent dans ces couvents des écoles de théologie. Ecoles ouvertes non seulement aux membres de l'ordre mais aussi à des auditeurs extérieurs et qui, là où il s'en trouvait, furent bientôt incorporées aux facultés de théologie existantes. Cette incorporation se heurta, spécialement à Paris dans les années rz5o-IZ6o, à de violentes résistances de la part des maîtres séculiers mais finalement les Mendiants l'emportèrent. Désormais, à Paris comme à Oxford ou Cambridge, leurs studia s'imposèrent comme les plus importantes et les plus brillantes des écoles de théologie de l'université. Certes, dans le même temps, les Mendiants avaient aussi mis sur pied leur réseau propre d'écoles. Chaque province avait sa hiérarchie de studia d'arts, de philosophie et de théologie. Mais, au-dessus de ces réseaux provinciaux, chaque ordre avait créé, pour l'élite de ses théologiens, quelques studia generalia et, à quelques exceptions près, ces studia generalia furent précisément installés dans les grandes villes universitaires. L'essor des ordres mendiants, leur intérêt pour l'étude, elle-même conçue comme préparation nécessaire à l'action pastorale, n'ont donc fait que renforcer, au sein de l'Eglise, le prestige intellectuel exceptionnel d'un tout petit nombre de centres universitaires, au premier rang desquels Paris et, dans une moindre mesure, Oxford. Ce n'est que dans les dernières décennies du xrve siècle que cette concentration extrême du haut enseignement théologique (et donc de l'exégèse qui en était une partie) se desserra un peu avec la création de nombreuses universités nouvelles et, d'autre part, l'érection de facultés de théologie dans des universités qui en étaient jusque-là dépourvues. Alors qu'il n'existait en r 300 que cinq facultés de théologie (aux trois citées plus haut s'ajoutaient celle, bien secondaire, de Naples et celle, très particulière, de la Curie romaine), dix furent fondées au cours du xrve siècle (notamment à Toulouse, Bologne, Padoue, Prague, etc.) et plus de trente au xve. Les causes de ces fondations furent diverses : à la pression des Etats et des Eglises nationales vint se combiner une
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attitude nouvelle de la Papauté à qui le triomphe du nominalisme à Paris avait enfin montré les dangers d'une trop grande concentration de l'enseignement théologique autour d'un centre prépondérant. Le Grand Schisme précipita évidemment le mouvement. Mais ici il faut surtout souligner que ces créations n'altérèrent guère les conditions antérieures du travail théologique et exégétique. Presque partout les nouvelles facultés se formèrent autour de studia mendiants préexistants, de manière à peu près exclusive dans le Midi, avec l'adjonction de quelques écoles séculières dans le nord de l'Europe. Presque partout Paris fut le modèle et la référence. Même à Bologne, les statuts de la faculté de théologie érigée en 1364 suivaient de très près ceux de Paris. Presque partout d'ailleurs les premiers maitres furent des docteurs de Paris qui amenèrent avec eux doctrines, méthodes et instruments de travail parisiens. La déconcentration de l'enseignement théologique observée aux derniers siècles du Moyen Age n'était donc guère susceptible d'en favoriser le renouvellement. De ces remarques préliminaires on peut donc retenir, s'agissant de l'histoire de l'exégèse du xme au xve siècle, que celle-ci s'est faite, pour l'essentiel, dans le cadre universitaire, c'est-à-dire, au total, dans un cadre bien précis, limité et très unifié, plus même qu'à l'époque antérieure. Ceci autorise-t-il à la traiter comme un tout ? Il est vrai qu'il est difficile de dégager des différences locales, si ce n'est, sur des points précis, d'appréciables nuances entre Paris et Oxford. En revanche, il semble bien que, malgré l'incontestable continuité de l'exégèse universitaire, garantie par celle même des statuts, il y ait eu une certaine évolution dans la place reconnue au travail exégétique tant dans l'enseignement que dans la conception même de la théologie. Dans un premier temps, en gros jusqu'à la fin du xnxe siècle, on a le sentiment de rester dans le prolongement de l'exégèse du xne et les innovations que l'on peut constater ne représentent nullement une rupture ou un rejet de l'héritage des siècles antérieurs. Cet héritage, rappelons-le, était double. D'une part, les Pères : saint Jérôme bien sûr, mais aussi saint Augustin, saint Grégoire le Grand, ainsi que les Pères grecs, partiellement traduits en latin au xue siècle comme saint Jean Chrysostome. D'autre part, les auteurs du xue siècle même dont les commentaires bibliques étaient devenus des ouvrages de référence, d'usage universel : Abélard, les divers compilateurs de la Glose (les Laonnois, Gilbert de La Porrée, Pierre Lombard), Pierre le Mangeur et son Histoire scolastique, les Victorins enfin. Si l'on examine maintenant la production exégétique des maitres de l'université au xme siècle, deux phases particulièrement brillantes ressortent. La première, qui se situe autour des années 1 zoo, aux tout débuts de l'université, a été évoquée plus haut dans ce livre et il suffit de la
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rappeler brièvement. L'auteur le plus important en fut l'Anglais Etienne Langton qui enseigna à Paris de 1 1 So environ à son élection comme archevêque de Canterbury en 1206. Il rédigea, en suivant l'ordre prôné par Hugues de Saint-Victor, c'est-à-dire en commençant par les Evangiles, un commentaire complet de la Bible ainsi que de l'Histoire scolastique, elle-même promue au rang de texte de base de l'enseignement exégétique. Le mérite le plus durable d'B. Langton fut de mettre au point une « édition » à peu près définitive de la Bible; regroupant les livres de l'Ancien Testament dans un ordre (Pentateuque, livres historiques, livres sapientiaux, Prophètes) qui combinait les canons hébreu et grec, les divisant en chapitres de taille régulière, il mit fin à une confusion qui interdisait tout système cohérent de références. Cette « édition » apparaît peu avant 1203. Améliorée et complétée par Thomas Gallus, le dernier grand exégète victorin, qui, en particulier, subdivisa les chapitres en paragraphes, elle devint l'édition de la« Bible de l'université de Paris» et a survécu jusqu'à nos jours. Du départ d'Etienne Langton aux débuts des maîtres mendiants vers 1230 s'étend une période moins féconde. Certains des théologiens parisiens d'alors ont laissé des fragments plus ou moins étendus de commentaires bibliques (Jean d'Abbeville sur le Pentateuque, les livres historiques et le Psautier, Guillaume d'Auvergne sur les Proverbes, l'Ecclésiaste et le Cantique, Guillaume d'Auxerre et Philippe le Chancelier sur les Psaumes, ce dernier commentant aussi Job, les Lamentations et les Evangiles) mais il s'agit nettement, bien plus encore que chez Langton, de commentaires sommaires, gloses ou « moralités » rapides; l'intérêt essentiel de ces maitres allait déjà aux « questions >> théologiques, désormais séparées du commentaire scripturaire. On en revient à une conception beaucoup plus unifiée de la lectio divina à partir des années 12 30 avec les premiers régents en théologie des nouveaUX! ordres mendiants, Roland de Crémone, Hugues de Saint-Cher et Guerric de Saint-Quentin chez les Dominicains, Alexandre de Halès et Jean de La Rochelle chez les Franciscains. D'une certaine manière, ces Mendiants retrouvaient l'esprit même des exégètes du xne siècle, Victorins ou séculiers parisiens, ce qui n'était qu'une manifestation parmi d'autres d'analogies plus profondes résidant dans un même attachement à l'idée de réforme, à l'inspiration évangélique, au souci de ne pas séparer l'étude théologique de ses applications morales et de ses finalités pastorales. Le premier grand commentateur biblique chez les Mendiants fut le dominicain Hugues de Saint-Cher qui paraît avoir travaillé avec l'aide de toute une équipe de frères réunie au couvent Saint-Jacques de Paris et qu'il continua à diriger même après sa promotion comme cardinal en 1244. Hugues de Saint-Cher rédigea des « pastilles » ou commentaires sur l'Histoire scolastique et sur l'ensemble de la Bible, pastilles simples et
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assez traditionnelles qui se présentaient comme un complément et une mise à jour de la Glose, précisément par de larges emprunts aux auteurs du xne siècle. D'autre part les Dominicains de Saint-Jacques produisirent, sous l'impulsion d'Hugues, la première Concordance verbale de la Bible (ou ne disposait jusque-là que de concordances « réelles », par sujets) et un co"ectoire qui réunissait un certain nombre de variantes de la Vulgate jugées préférables à celles de la recension communément utilisée à l'université de Paris depuis Etienne Langton. Dans les mêmes années, d'autres instruments de travail du même genre furent composés dans les studia franciscains et à Oxford. Mais l'apport des Mendiants ne se limita pas à ce type de productions. Leurs régents consacraient une part importante de leurs lectures au commentaire approfondi de tout ou partie de la Bible; si on en juge par les manuscrits conservés, ils paraissent même avoir attaché plus de prix que les séculiers à cette forme d'enseignement (cf. annexe, tableau 1). S'il serait excessif de parler, surtout à Paris, d'un monopole mendiant de l'exégèse universitaire, il est cependant sûr que les Mendiants ont exercé dans ce domaine du travail théologique une prépondérance suffisante pour l'imprégner des valeurs caractéristiques de leur spiritualité et de leur action. Ce n'est pas ici le lieu de passer en revue l'ensemble de la littérature exégétique universitaire du xme siècle. Le Repertorium biblicum Medii lEvi de F. Stegmüller en donne désormais une image très complète, avec toutes les précisions souhaitables. Mais il convient de mentionner les œuvres les plus importantes avant d'essayer de dégager les caractères généraux de cette production. Mis à part Hugues de Saint-Cher dont l'œuvre conservée reflète moins, répétons-le, l'activité de professeur que celle de compilateur de manuels, les maîtres mendiants n'ont généralement commenté que quelques livres de la Bible. Geoffroy de Bléneau et Guerric de SaintQuentin, qui professèrent au couvent Saint-Jacques dans les années 1233I 242, commentèrent, le premier le Psautier et les Epitres de saint Paul, le second l'essentiel des livres sapientiaux et des Prophètes plus Luc, les Actes, les Epîtres de saint Paul et peut-être les Epîtres catholiques et l'Apocalypse. Les premiers maîtres franciscains n'ont généralement laissé qu'une œuvre exégétique réduite mais de grande qualité théologique : une partie des Prophètes, le Psautier, les Evangiles et l' Apocalypse pour Alexandre de Halès; certains Prophètes, les Evangiles synoptiques, les Epîtres de saint Paul et les Epîtres catholiques pour Jean de La Rochelle; l'Hexaemeron, le livre de l'Ecclésiaste et celui de la Sagesse, Luc et Jean pour saint Bonaventure. Le plus abondant et, du moins quant à la méthode, le plus novateur des exégètes mendiants fut certainement Albert le Grand (vers 11931280); quoique leur rédaction définitive date souvent de la fin de sa vie,
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ses commentaires bibliques découlent pour l'essentiel de l'enseignement qu'il donna à Paris et Cologne dans les années 1240-1260. Albert aurait commenté toute la Bible mais on n'a conservé, d'attribution certaine, que ses lectures sur Job, les Prophètes, les Evangiles et les Epîtres; il s'est attaqué à des textes jusque-là peu étudiés comme Baruch ou les livres deutérocanoniques de Daniel; il a, nous y reviendrons, posé avec une particulière fermeté le primat absolu du sens littéral, face aux incertitudes de l'allégorie. Une fois éliminés les apocryphes, l'œuvre exégétique de saint Thomas d'Aquin est également limitée. De datation délicate, elle paraît s'étaler sur toute sa carrière magistrale, de son accession au doctorat en théologie (1256) à sa mort en 1274. Comme beaucoup d'œuvres universitaires, elle nous est parvenue sous la forme tantôt d' « expositions » soigneusement rédigées par saint Thomas lui-même, tantôt de « réportations » d'auditeurs plus ou moins révisées par le maître. Au total, saint Thomas a commenté Isaïe, les Lamentations, Jérémie (exposition inachevée), Job, les 54 premiers psaumes, le Cantique des Cantiques, Matthieu, Jean et, à deux reprises, les Epîtres de saint Paul. Il faut mettre à part la Catena aurea, qui est une glose des Evangiles; cette« chaîne» d'autorités patristiques, essentiellement extraites des traductions des Pères grecs, n'est pas en effet un produit de l'enseignement de saint Thomas; elle fut rédigée en 1263-1268 à la demande du pape Urbain IV qui comptait l'utiliser dans les débats liés à sa politique d'union des Eglises latine et grecque. Les écrits exégétiques de saint Thomas, disciple de saint Albert mais parfois moins novateur que son maître, ne sont pas d'égale importance: certains, à travers une analyse minutieuse, grammaticale et logique, du sens littéral, débouchent sur des questions théologiques de grande portée: ainsi de son exposition sur Job ou de ses deux commentaires de Paul; certains en revanche, largement fondés sur les Pères et la Glose, sont des commentaires nettement plus rapides et traditionnels : ainsi de ses lectures sur Matthieu, le Cantique ou les Psaumes. Dans presque tous, en tout cas, saint Thomas, tout en proclamant la primauté du sens littéral, fait plus ou moins largement sa place à l'interprétation morale et mystique, selon des significations le plus souvent reprises purement et simplement des Pères. Il paraît inutile de poursuivre cette énumération et de détailler la production des autres docteurs mendiants qui, dans la seconde moitié du xme siècle, ont laissé une œuvre exégétique estimable, comme Guillaume de Meliton ou Jean de Galles chez les Franciscains ou, chez les Dominicains, Guillaume d' Altona, successeur de saint Thomas dans sa chaire de Saint-Jacques, Pierre de Tarentaise (futur pape Innocent V) ou, à la fin du siècle, Nicolas de Gorran qui, renouant avec la tradition d'Hugues de Saint-Cher, entreprit de rédiger un commentaire complet de toute la Bible.
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Deux points sont par ailleurs à noter. D'abord, la quasi-disparition, après 12.40, des commentaires bibliques dus à des maîtres séculiers parisiens. Nicolas de Tournai, régent vers 12.2.6-12.2.9, qui a laissé des gloses assez développées sur l'Ancien Testament, y compris certains livres deutérocanoniques (Tobie, Judith, Macchabées I et II), ainsi que sur Luc et les Actes, et Eudes de Châteauroux, régent puis chancelier dans les années 12.30, dont on connaît des introductions à la plupart des livres de la Bible (sauf les Prophètes), sont les derniers grands noms que l'on puisse citer ici. Le silence des séculiers ultérieurs reflète sans doute la médiocrité de beaucoup d'entre eux, comparés à leurs rivaux mendiants. Mais il est aussi le signe d'une conception différente de l'enseignement théologique, déjà tout entière tournée vers le commentaire des Sentences et la« question disputée». Les débuts de l'exégèse oxfordienne méritent également d'être signalés. Quoique les premiers maîtres d'Oxford aient généralement été formés à Paris, l'enseignement biblique a vite pris en Angleterre certains caractères propres. L'initiateur fut Robert Grosseteste, maître séculier et chancelier de l'université mais qui fut aussi, de 12.2.9 à 12.3 s, le premier régent du studium franciscain d'Oxford. Sachant bien le grec et d'ailleurs aidé par une équipe de collaborateurs également hellénistes, Robert Grosseteste avait une formation plus riche que celle des maîtres parisiens qui étaient surtout des dialecticiens; grammairien convaincu de l'importance des problèmes philologiques, philosophe ouvert au « nouvel Aristote>>, celui de la Physique et de l'Ethique, Grosseteste mit en œuvre une pratique beaucoup plus intégrée de la lectio divina, combinant un intérêt renouvelé pour le texte sacré lui-même (y compris ses versions grecque et hébraïque) et un usage exégétique audacieux des apports de la philosophie naturelle. De l'œuvre de Grosseteste, on retiendra en particulier sa Concordance réelle et un commentaire du Psautier qui dérive largement des Pères grecs. Une conception analogue du commentaire biblique fut défendue par Roger Bacon - nous y reviendrons - et illustrée à Oxford, dans la seconde moitié du siècle, par certains maîtres mendiants comme le dominicain Simon de Hinton (régent en 12.48-12.50) ou le franciscain Thomas Docking (régent en 12.6o-12.65). Il est cependant vrai qu'il y eut aussi à Oxford des auteurs beaucoup plus proches des pratiques parisiennes comme le dominicain Richard Fishacre qui, dans le prologue de son commentaire des Sentences (vers 12.40-12.43), affirma la nécessité de séparer nettement, dans l'enseignement, les « questions » théologiques et les lectures de l'Ecriture sainte, conçue avant tout par lui comme une source de « moralités ». Par-delà la diversité des auteurs et des écoles, l'exégèse universitaire du XIIIe siècle présente cependant un certain nombre de caractères communs et qui la situent dans le prolongement de celle du xue. Comme l'a noté Beryl Smalley, le trait majeur en est le « déclin du
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comment:ahe spirituel », à quoi s'opposent « les développements nouveaux et originaux du commentaire littéral ». On ne saurait cependant suivre l'éminente historienne anglaise lorsqu'elle ajoute qu'il s'agit là d'une« révolution». Il parait plus prudent de partir de cette formule du P. de Lubac à propos de saint Thomas d'Aquin qu'on peut sans doute étendre à toute l'exégèse du xrne siècle : « Sans vouloir innover en rien, il [saint Thomas] s'est contenté de dégager en termes sobres et nets, qui en dessinent vigoureusement les traits majeurs, une doctrine de douze siècles. » L'exégèse de saint Thomas et de tous ses contemporains continuait en effet à se fonder sur la théorie patristique, qui restait universellement admise, des quatre sens de l'Ecriture. On peut même dire que c'est chez eux que l'on en trouve l'expression la plus claire et la plus cohérente. Saint Bonaventure qui, plus que tout autre, a insisté, notamment dans son Breviloquium et ses collations sur l'Hexaemeron, sur la perfection de l'Ecriture sainte, fondement même de l'Eglise, sur sa profondeur, sa richesse infinie, en tirait tout naturellement qu'elle ne saurait avoir un seul sens. S'en tenir à la lettre, ce serait partager« l'erreur des Juifs » alors que l'Ecriture est avant tout Esprit puisqu'elle a Dieu pour auteur; et cette dimension spirituelle se déploie en une pluralité, peut-être même une infinité, de sens, que nous ne saurions épuiser ici-bas. « L'Ecriture sainte tout entière est comme une cithare et sa corde inférieure ne peut produire par elle-même d'accords harmonieux, mais seulement avec les autres » (In Hexaemeron, coll. XIX); et dans ces mêmes collations, saint Bonaventure développe autour des thèmes des quatre sens de l'Ecriture et des trois sens spirituels tout un chatoyant symbolisme où interviennent les quatre Vivants d'Ezéchiel et de Jean, les trois personnes de la Trinité, les trois vertus théologales, etc. Ces jeux subtils ne l'empêchaient d'ailleurs pas de formuler ailleurs des règles pratiques d'herméneutique et d'insister sur le primat de l'exégèse littérale qui peut seule donner l'accès ultérieur aux sens mystiques. Saint Thomas d'Aquin est plus explicite encore, spécialement en trois passages bien connus de son œuvre, dans le quodlibet VII (q. 6, a. 14-15), le commentaire de l'Epître aux Galates (c. IV, lect. 7) et le début de la Somme théologique (la, q. 1, a. 10). Ces trois textes se complètent parfaitement. Il en ressort que saint Thomas n'entend nullement remettre en cause l'approche traditionnelle de l'Ecriture, dont il cite expressément les origines patristiques et spécialement augustiniennes, mais bien plutôt la préciser, la justifier en raison et, par suite, la protéger de certaines aberrations. La distinction entre sens littéral et sens spirituel ou mystique (qui est la distinction essentielle, beaucoup plus importante que les subdivisions, d'ailleurs variables selon les auteurs, en sens allégorique, tropo-
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logique, anagogique, etc.) lui paraît fondée sur les distinctions fondamentales - du point de vue tant religieux que philosophique - de la lettre et de l'esprit, des faits et des mystères, des mots et des choses. Ainsi écrit-il dans la Somme théologique : L'auteur de l'Ecriture sainte est Dieu. Or, il est au pouvoir de Dieu d'employer, pour signifier quelque chose, non seulement des mots, ce que peut faire aussi l'homme, mais également les choses elles-mêmes. Lors donc que dans toutes les sciences les mots ont valeur significative, celle-ci [la science sacrée] a en propre que les choses mêmes signifiées par les mots employés signifient à leur tour quelque chose. Cela étant, la première signification, à savoir celle par laquelle les mots signifient certaines choses, correspond au premier sens, qui est le sens historique ou littéral. L'autre signification, par laquelle les choses signifiées par les mots de nouveau signifient d'autres choses, c'est ce qu'on appelle le sens spirituel, qui est fondé sur le sens littéral et le suppose. A son tour, le sens spirituel se divise en trois sens distincts. En effet, comme le dit l'Apôtre, la loi ancienne est une figure de la loi nouvelle, et la loi nouvelle elle-même, al· oute Denys, est une figure de la gloire à venir; en outre, dans la loi nouvel e, ce qui a lieu dans le chef est le signe de ce que nous-mêmes nous devons faire. Quand donc les choses de l'ancienne loi signifient celles de la loi nouvelle, on a le sens allégorique; quand les choses réalisées dans le Christ, ou dans ce qui signifie le Christ, sont le signe de ce que nous devons faire, on a le sens moral; pour autant enfin que ces mêmes choses signifient ce qui est de l'éternelle gloire, on a le sens anagogique (la, q. 1, a. 10, trad. H.-D. Gardeil). Les mêmes définitions apparaissaient déjà, en termes très proches, dans les deux passages mentionnés plus haut et qui sont légèrement antérieurs; dans son commentaire sur l'Epitre aux Gala tes, saint Thomas les accompagnait d'un exemple précis, sur le Fiat lux de la Genèse : Lorsque je dis« Que la lumière soit» en désignant à la lettre la lumière physique, il s'agit du sens littéral. Si par« Que la lumière soit», on entend la venue future du Christ dans l'Eglise, il s'agit du sens allégorique. Si l'on dit « Que la lumière soit » pour signifier que le Christ nous introduira dans la gloire, il s'agit du sens anagogique. Si enfin on dit « Que la lumière soit >> pour dire que notre intelligence est éclairée et notre cœur embrasé par le Christ, il s'agit du sens moral (c. IV, 1. 7). Il n'est pas nécessaire de prolonger cette :revue. Pratiquement tous les exégètes du XIIIe siècle ont, à un moment ou un autre de leur œuvre, exposé et fait leur cette théorie des quatre sens. Albert le Grand lui-même, souvent présenté, non sans excès, comme l'adversaire résolu de l'exégèse traditionnelle, s'y réfère dans le prologue de son commentaire sur les petits Prophètes comme à une donnée évidente : ... Il y a quatre sens : le sens historique, qui emprunte sa solidité à la vérité des faits; le sens tropologique ou moraT, qui a celle de la vertu; le sens allégorique, qui a celle de la certitude de la foi; le sens anagogique, qui a celle de l'immutabilité des promesses éternelles.
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Cette insistance constante sur la théorie des quatre sens suffit à montrer que pour ces auteurs le sens spirituel n'était pas un ornement extrinsèque ni un sens « adapté », de manière plus ou moins heureuse, pour illustrer telle ou telle affirmation doctrinale (ou politique). Le sens spirituel demeurait à leurs yeux de necessitate sacra Scripturœ, comme dit saint Thomas, élément constitutif de la vérité même de l'Ecriture et voulu par Dieu. Le chrétien ne saurait, face à la Bible, faire abstraction de l'action de l'Esprit et de l'unification de toute l'histoire du salut par et dans la personne du Christ, unique objet de l'Ecriture et leur unique interprète; « ce que les Juifs comprennent selon la chair, les chrétiens doivent le comprendre selon l'Esprit », dit encore saint Thomas (in II Cor., c. III, 1. 7) qui, ailleurs, rappelle et approuve la condamnation jadis portée contre l'exégèse « judaïsante >> de Théodore de Mopsueste: Nous devons éviter l'erreur condamnée au ye Concile. Théodore de Mopsueste avait dit que dans l'Ecriture sainte et les Prophètes rien ne se rapportait expressément au Christ mais que [ces textes] se rapportaient à diverses autres choses que l'on avait adaptées au Christ : ainsi« Ifs se sont partagé mes vêtements » (Ps. XXI) serait dit non du Christ mais, à la lettre, de David. Cette conception a été condamnée à ce Concile et celui qui affirme qu'il faut expliquer ainsi les Ecritures est hérétique (Prologue du Commentaire des Psaumes). Albert le Grand est peut-être le seul chez qui on peut peut-être trouver des formules qui semblent impliquer une relative dépréciation de la valeur théologique des sens spirituels. Il lui arrive de suggérer que la distinction des sens peut jouer à un double niveau : celui de la nature même de l'Ecriture et de l'intelligence chrétienne de la Révélation mais aussi celui d'un mode d'exposition et de commentaire; si l'on préfère, un niveau proprement théologique (qu'il ne nie pas) et un niveau pédagogique, d'illustration des vérités relatives à la foi et aux mœurs. Il y a là, incontestablement, l'amorce d'une dégradation de l'exégèse spirituelle dont nous verrons les prolongements ultérieurs. Mais si l'on ne veut pas forcer les textes et concernant Albert lui-même, il est sans doute plus urgent de souligner avec le cardinal de Lubac que c'est sur la foi de formules tronquées qu'on n'a vu en lui qu'un pourfendeur de l'exégèse spirituelle alors que son désir, justifié, d'écarter les allégories arbitraires ne l'enfermait nullement dans le littéralisme: C'est creuser des citernes percées (Jér., z, 1 ;) que de chercher des significations erronées dans les Ecritures ... ou de mépriser l'intelligence spirituelle dans le Christ, dit une phrase de son commentaire sur Jean, 5, 40, dont on ne cite trop souvent que la première partie qui semble alors viser sans nuances les commentaires mystiques.
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Ainsi comprise, l'attitude d'Albert paraît, en fait, assez proche de celle de son élève saint Thomas. Celui-ci était en effet tout aussi soucieux de bien délimiter le champ d'application de l'exégèse spirituelle. Comme saint Bonaventure et saint Albert, il soulignait que toute l'Ecriture ne relevait pas automatiquement d'une quadruple exposition, sauf à ramener l'interprétation mystique à l'adaptation arbitraire de telle ou telle signification à n'importe quel passage du texte. Contre les abus de l'allégorisme pratiqué par certains auteurs antérieurs, il s'est efforcé de dresser quelques garde-fous, qui témoignent à la fois de la permanence, chez lui, du sens authentique de l'allégorie chrétienne et d'une volonté d'affinement de ce sens allégorique qui aboutissait en fait, peut-être malgré lui, à en réduire notablement la portée herméneutique. Dans son quodlibet VII, il précise : Dans la sainte Ecriture, il arrive surtout que ce qui doit suivre dans l'ordre du temps soit signifié par ce qui le précède; et de là vient que parfois dans la sainte Ecriture ce qui est dit au sens littéral de ce qui précède peut s'exposer, au sens spirituel, de ce qui viendra plus tard, tandis que l'inverse n'est pas vrai (q. 6, a. 1 5, trad. C. Spicq).
L'exposé mystique devra donc être essentiellement « typologique », c'est-à-dire interprétation du texte sacré comme figuration générale de l'économie historique du salut, exercice de théologie symbolique se dilatant en eschatologie. Même ainsi conçue, cette exégèse mystique n'était pas à l'abri de tous les pièges de l'allégorisme. Saint Thomas souhaitait donc que le théologien prît conscience de la marge d'incertitude que comportait nécessairement le sens spirituel, toujours fondé sur des comparaisons et des analogies, et qu'il s'assurât donc toujours de la conformité la plus grande possible de ses interprétations avec le contenu obvie de la Révélationl et l'autorité de l'Eglise, exprimée dans les gloses des Pères les plus vénérables. En dernière analyse, cet examen critique de la notion même de sens spirituel et de son bon usage amenait saint Thomas à remettre en cause non certes l'« autorité» ou, si on préfère, l'authenticité de ce sens mais son« efficacité» dans l'exposé et l'approfondissement de la foi. Prudence excessive ? Citons encore une fois le cardinal de Lubac : « On peut sans doute regretter après coup qu'il [saint Thomas] n'ait pas cherché davantage à couler sa pensée dans le moule des quatre sens : elle y eût gagné d'apparaître plus historique et plus christologique. Mais un tel regret n'est-il pas chimérique? L'entreprise était-elle encore imaginable? » L'intérêt pour l'exégèse spirituelle était né dans un contexte pastoral (la catéchèse patristique) puis monastique. L'atmosphère des écoles et des universités ne la favorisait guère. Les préoccupa1. « Toute interprétation spirituelle doit être confirmée par une interprétation littérale de l'Ecriture sainte; ainsi évite-t-on tout risque d'erreur», Quodl. VII, q. 6, a. 14.
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tions propres à l'enseignement- exposition rationnelle, argumentation logique - s'accommodaient mal des approximations de ce type de commentaire. Et de surcroît l'adoption dans les écoles des méthodes d'analyse textuelle des auteurs antiques, fondées sur les arts du trivium, loin de revivifier l'exégèse spirituelle, y introduisit non une rigueur retrouvée mais un intellectualisme qui favorisait « la multiplication sans critères ni limite des figures et des allégories» (M.-D. Chenu). Le déclin du commentaire spirituel de l'Ecriture a donc sans doute été plus subi que voulu par les auteurs universitaires du xme siècle. Et à l'époque même de saint Thomas un certain équilibre existait encore. On sait d'ailleurs que les auteurs que nous venons de citer ont tous largement pratiqué eux-mêmes l'exégèse spirituelle dans les expositions et lectures bibliques qu'ils nous ont laissées. Force est cependant de remarquer que ce n'est généralement pas le point fort de ces œuvres. Souvent incomplets (ne recouvrant pas tout le livre commenté et ne comportant fréquemment que l'un ou l'autre des trois sens spirituels), souvent repris de manière systématique des Pères et de la Glose, ces commentaires manquent d'originalité. Et en u69-Iz7o, saint Thomas décida même de limiter strictement son exposition sur le livre de Job au sens littéral. S'agissant d'un des textes qui depuis les temps patristiques avait le plus alimenté l'exégèse mystique, ce parti nouveau est significatif2. Certes, saint Thomas le justifie par l'excellence du commentaire spirituel de Grégoire le Grand ( Moralia in Job) « auquel on ne voit rien à ajouter », et il n'y a certainement aucune ironie dans cette formule révérentielle. Elle n'en traduisait pas moins le sentiment désormais largement répandu, au moins dans les milieux scolaires, d'un épuisement de l'exégèse mystique et, par contraste, la découverte des attraits nouveaux de la lettre. Ainsi lentement dévalués, les sens spirituels de l'Ecriture ne perdirent pas pour autant toute portée théologique ou religieuse. Constituant un schéma commode, ils continuèrent à structurer maints exposés et questions dogmatiques et moraux, même de plus en plus séparés du commentaire scripturaire vivant. Les séductions de l'allégorisme pur et simple facilitèrent d'autre part la pénétration, chez certains auteurs universitaires, du prophétisme joachimite qui procédait lui-même, à l'origine, d'une exégèse purement spirituelle. Nous reparlerons plus bas de ces véritables dévoiements qui continuèrent bien avant dans le xrve siècle. Plus simplement, les sens spirituels, spécialement le sens moral, gardèrent la fonction, que leur avait reconnue Albert le Grand, d'un mode d'exposition populaire, bien adapté en particulier à la prédication à 2.. Cependant, quelques années plus tôt, Roland de Crémone avait déjà, le premier, commenté Job selon les quatre sens, en donnant un grand développement à l'exposé littéral.
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qui ils fournissaient une large moisson d'autorités et d'exemples scripturaires. Un autre chapitre de ce livre traite de cette permanence dans la prédication, latine ou vernaculaire, des formes plus traditionnelles de l'herméneutique qui y retrouvaient d'ailleurs, dans l'intention pastorale, une de leurs raisons d'être primitives. C'est dans ce contexte d'une tradition exégétique maintenue mais cependant irrésistiblement gauchie, comme de l'intérieur, du fait même des conditions créées par le cadre scolaire nouveau, qu'il faut se placer pour apprécier l'insistance désormais mise sur la valeur du sens littéral de la Bible. Les formules qu'il est aisé de collecter - « Qui méprise la lettre de la sainte Ecriture ne parviendra jamais à l'intelligence spirituelle de celle-ci » (saint Bonaventure, prologue du Breviloquium), « Le sens littéral est premier et en lui est le fondement des trois sens spirituels » (Albert le Grand, Somme théologique, l", 1, 5, 4), etc. -n'avaient en soi rien de nouveau et n'impliquaient, répétons-le, aucune remise en cause de la « nécessité » théologique du sens spirituel. La nouveauté résidait bien davantage au niveau de la mise en œuvre pratique. Celle-ci se faisait désormais sous une forme scolaire, celle d'un enseignement de la Bible. Elle était donc soumise à des critères spécifiques, d'ordre pédagogique : il s'agissait d'abord d'expliciter à des étudiants qui n'en avaient pas nécessairement, par exemple par l'imprégnation liturgique, la pratique antérieure, le contenu obvie de la Bible; il s'agissait ensuite de faire servir ce contenu à l'exposé systématique de la doctrine théologique et morale de l'Eglise, exposé qu'on avait pris l'habitude de construire, depuis les premiers auteurs de Sentences, Abélard et Pierre Lombard, selon les règles de l'argumentation dialectique; il s'agissait enfin de faire en sorte que l'instruction biblique ainsi reçue fut immédiatement adaptée aux fins pratiques qui étaient celles des études théologiques, spécialement chez les Mendiants : la prédication, la polémique (antihérétique, antijuive, antimusulmane); même dans les commentaires magistraux la perspective apologétique est toujours présente. Dans la dédicace de sa Catena aurea, qui, il est vrai, n'est pas une œuvre proprement scolaire, saint Thomas précisait : Mon intention, dans cette œuvre, a été non seulement de rechercher le sens littéral mais aussi d'exposer le sens mystique et, en même temps, de réfuter les erreurs et d'affirmer la vérité de la foi catholique. Or, dans cette perspective, il apparut vite que seul le sens littéral pouvait soutenir de manière certaine l'argumentation dogmatique, ainsi que le dit saint Thomas dans la Somme théologique : On ne peut argumenter qu'à partir du sens littéral et non à partir des sens dits allégoriques ... Rien ne sera cependant perdu de la sainte Ecriture car rien de nécessaire à la foi n'est contenu dans le sens spirituel que l'Ecriture ne nous livre clairement ailleurs dans le sens littéral (1", q. I, a. 10).
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En même temps qu'il fondait au plan non de l' « autorité » théologique mais à celui de l' « efficacité » doctrinale le primat du sens littéral, le développement de la scolastique donnait précisément aux exégètes universitaires les moyens concrets d'enrichir leurs modes d'investigation de la lettre. Nous avons cité plus haut quelques-uns des instruments de travail (concordances réelles et verbales, correctoires) créés dans les écoles du xme siècle. On pourrait y joindre les recueils de distinctiones d'esprit analogue quoique destinés à la prédication plus qu'à l'enseignement. Des chapitres particuliers de ce livre sont consacrés à la présentation détaillée des uns et des autres. Mais il y a plus. Les efforts, assez maladroits d'ailleurs, pour diffuser dans l'université une recension jugée satisfaisante de la Vulgate, la mise au point d'une division du texte sacré en chapitres et paragraphes numérotés afin de permettre un système clair de références, la réflexion des exégètes pour fixer de manière définitive et, il faut le dire, pertinente le canon de la Bible, spécialement de l'Ancien Testaments, tout ce travail qui n'était au demeurant pas propre à l'exégèse biblique (car des efforts analogues furent alors faits, dans les mêmes milieux universitaires, vis-à-vis des Pères, des recueils juridiques, des textes d'Aristote, etc.) « dénote », comme l'a bien montré R. H. Rouse, « un changement important dans l'attitude vis-à-vis de l'autorité du mot écrit... , un désir d'appliquer aux textes une nouvelle méthode de recherche, d'accéder à l'information, de la localiser dans la matière du te:x;te »4 • Cette attitude nouvelle face à la lettre du texte sacré, jugée désormais de nature à arrêter longuement l'attention de l'exégète, ressort clairement de la lecture de n'importe quel grand commentaire biblique du xme siècle. Certes, ces commentaires continuaient à prendre largement appui sur les interprétations des Pères, connues le plus souvent à travers la Glose, encore que le recours aux originalia Patrum fût vivement conseillé, sinon pratiqué. Mais les exégètes universitaires savaient aussi que les interprétations des Pères étaient elles-mêmes parfois discordantes et qu'elles ne dispensaient donc pas de rechercher, éventuellement par soi-même, la « vérité de la lettre », qu'ils identifiaient à l' « intention » de l'auteur sacré. « Tel est le sens littéral et conforme à l'intention de l'auteur », dit saint Thomas dans son commentaire de l'Epître aux Romains; cette formule est significative de ce type d'exégèse. Il s'agissait au demeurant 3• En gros, on peut dire que les exégètes du xm• siècle ont su rejeter à peu près tous les apocryphes (mis à part la « Prière de Manassé » et Esdras III) et reconnaître la canonicité des livres deutérocanoniques, tout en leur attribuant généralement une autorité moindre, au moins au plan doctrinal. Dans le Nouveau Testament, ils ont tous admis l'authenticité paulinienne de l'Epître aux Hébreux (sur le détail de ces problèmes, voir C. SPICQ [r6], pp. 144-159). 4· R. H. RousE, « L'évolution des attitudes envers l'autorité écrite : le développement des instruments de travail au xm• siècle », dans Culture et travail intellutuel dans I'Ocddenl médiéval, Paris, 1981, pp. II5-144.
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d'une tâche difficile et parfois l'incertitude sur le sens exact de tel ou tel passage ne pouvait être levée de manière satisfaisante. Ne pouvait-on, suggéraient alors certains, aller jusqu'à concevoir qu'il puisse à l'occasion exister une véritable pluralité de sens littéraux de l'Ecriture, ne serait-ce qu'en raison de la pluralité de ses « auteurs », l'écrivain inspiré d'une part mais aussi l'Esprit-Saint lui-même ? Sur ce problème difficile, saint Thomas a des formules quelque peu embrouillées qui ont alimenté les positions divergentes des thomistes contemporains; dernier en date, le cardinal de Lubac paraît penser que saint Thomas admettait éventuellement divers sens littéraux, encore que d'une « authenticité biblique » inégale, glissant du sens propre, celui« de l'auteur>>, à des sens« adaptés» mais cependant ratifiés par l'Esprit-Saint. Dans cette tâche difficile d'analyse littérale, les exégètes universitaires utilisaient avant tout les instruments dont ils avaient appris l'usage à la faculté des arts 5 : la grammaire (la morphologie beaucoup plus que la syntaxe) et la dialectique. La grammaire leur permettait d'apprécier le sens exact des mots, concordances et distinctiones facilitant à cet égard d'éclairants rapprochements. La dialectique surtout commandait toute la structure du commentaire. Celui-ci commençait normalement par un prologue établissant l'unité organique du livre commenté par l'analyse de son sujet, de sa composition et de son genre littéraire, de sa finalité religieuse ou morale. A partir de Guerric de Saint-Quentin, les exégètes prirent l'habitude d'utiliser systématiquement la classification aristotélicienne des quatre causes (efficiente, matérielle, formelle, finale) pour ordonner leurs prologues. C'est à ce schéma que se réfère saint Thomas lorsqu'il distingue, dans l'introduction de ses expositions, l'auteur (par exemple Jérémie, prophète de Dieu), la matière (dans l'exemple de Jérémie, la captivité d'Israël), le mode ou forme (ici, le mode prophétique), enfin l'utilité (ici, nous apprendre à bien vivre avant de parvenir à la gloire de l'immortalité). Après le prologue, le commentaire lui-même se présente selon une ordonnance également dialectique, c'est-à-dire qu'il est divisé et subdivisé en autant d'éléments qu'il est nécessaire pour mettre en évidence sa structure logique, c'est-à-dire pour retrouver l'intention, les« raisons» de l'auteur inspiré. Et l'exposition progresse ainsi systématiquement, section après section, le commentaire littéral étant souvent doublé, répétons-le, de l'exposé d'un ou plusieurs sens spirituels. Cette minutieuse analyse grammaticale et logique s'appuyait sur un grand luxe d'autorités et de références : autres passages de la Bible ellemême, plus ou moins judicieusement rapprochés et confrontés au texte 5. Les maîtres en théologie séculiers étaient tous maîtres ès arts. Les maîtres mendiants avaient eu une formation équivalente dans les studia d'arts et de philosophie de leurs ordres.
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commenté - citations « authentiques » des Pères et « magistrales » des glossateurs plus récents, patiemment relevées et éventuellement accordées selon les règles désormais classiques de la dialectique -,rappel des interprétations erronées et des erreurs des hérétiques du passé. Les références aux auteurs païens, c'est-à-dire à Aristote, aux savants et philosophes grecs et arabes, aux moralistes antiques, apparaissent assez timidement vers 1 zzo chez Guillaume d'Auvergne et Philippe le Chancelier. Ce fut Roland de Crémone, formé en arts à Bologne avant son entrée chez les Dominicains, qui, le premier, leur ouvrit largement les portes de l'exégèse, suivi par tous les auteurs postérieurs, spécialement Albert le Grand et les Oxfordiens. La Physique et la Métaphysique, plus tardivement et plus discrètement l'Ethique et la Politique furent ainsi largement mises à contribution. Naturellement, ces références n'avaient pas en exégèse la valeur d'autorité des citations patristiques mais elles servaient à expliciter rationnellement le contenu littéral du texte sacré. L'idée même que la Bible était le livre suprême, à la fois fondement de l'Eglise et achèvement de toute science et de toute sagesse, justifiait qu'on usât de toutes les disciplines de l'esprit humain, de toutes les ressources des sciences profanes pour élucider les significations historiquement voulues par les auteurs inspirés. « Sans l'astrologie [et on pourrait y ajouter toutes les disciplines du quadrivium et de la philosophie naturelle] on ne peut comprendre bien des passages de l'Ecriture sainte », dit, dans son commentaire sur Job, Roland de Crémone qui rappelle ailleurs que tout docteur en théologie doit avoir été préalablement formé en philosophie, spécialement en logique « pour ne pas se laisser prendre à des argumentations erronées » et en médecine « à cause des allégories et moralités tirées des propriétés des choses ». La lecture des commentaires bibliques du xme siècle est aujourd'hui fort déroutante. Leur extrême morcellement, qui correspondait aux nécessités d'une pédagogie essentiellement orale, est lassant. Surtout les lacunes de cette herméneutique sautent aux yeux. Sa grande minutie grammaticale ne saurait cacher sa faiblesse philologique. Pour l'essentiel, les exégètes du xuxe siècle s'en sont tenus aux recensions dont ils disposaient couramment, c'est-à-dire, en particulier, celle dite de l'université de Paris; recension notoirement assez fautive, ce dont les contemporains eux-mêmes eurent bientôt conscience mais sans parvenir à Y porter substantiellement remède malgré la production au long du siècle de divers correctoires; seul celui du franciscain d'Oxford Guillaume de La Mare, rédigé à la fin du xme siècle, utilisait assez largement le texte hébreu et les commentaires rabbiniques. La solution avait en effet bien été perçue, c'était de recourir aux versions grecque et hébraïque. En vertu d'une théorie alors largement admise sur l'origine et la génération successive des langues, l'hébreu exerçait même sur les auteurs chrétiens une fascination particulière. Et de fait, on trouve dans les
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bibliothèques universlta.tres ou mendiantes, notamment anglaises, du xme siècle des glossaires grec- ou hébreu-latin ainsi que des originaux hébreux, parfois glosés en latin, et des traductions, spécialement du Psautier, directement refaites sur l'hébreu. A la fin du xnre siècle, plusieurs couvents dominicains (Barcelone, Jativa) eurent une école d'hébreu. Mais tout cela n'alla pas très loin. Tout en fascinant, les versions grecque et hébraïque de la Bible suscitaient a priori la méfiance; on soupçonnait en particulier les Juifs de falsifier l'Ancien Testament pour en éliminer toute allusion au Christ; on reprochait en somme à l'exégèse rabbinique son strict« judaïsme» qui ne pouvait évidemment alimenter l'allégorie chrétienne. Bien souvent, ceux-là même qui se donnèrent la peine d'apprendre le grec et l'hébreu et d'examiner les versions grecque et hébraïque de l'Ecriture, le firent dans une perspective ouvertement apologétique, pour y puiser la matière d'écrits polémiques. Ajoutons que cette connaissance des langues orientales fut surtout le fait d'exégètes spécialisés dans la compilation de manuels; mais parmi les commentateurs proprement dits, si ceux d'Oxford eurent généralement un minimum de notions de ces langues, les grands auteurs parisiens les ignorèrent superbement; les références pédantes, les étymologies plus ou moins exactes de mots et de noms grecs et hébreux dont ils parsemaient volontiers leurs écrits, ne doivent pas faire illusion sur leur ignorance profonde. On chercherait de même en vain dans ces commentaires les éléments d'une approche historique ou littéraire authentique de la Bible. Les explications d'ordre historique ou archéologique sont rares, vagues, souvent erronées. Les caractéristiques propres du style biblique, variable selon le genre des livres mais qui, en règle générale, s'apparente plus à la poésie ou à la chronique qu'à l'exposé doctrinal, sont très largement méconnues; il est vrai qu'il était difficile de mener une telle approche rhétorique et poétique en n'ayant à disposition qu'une traduction, de surcroît souvent médiocre. Bref, l'exégèse des maîtres universitaires du xme siècle nous frappe volontiers par son anachronisme, sa tendance à moins expliquer, pour elle-même, la lettre de l'Ecriture qu'à lui appliquer des significations contemporaines portées par de simples considérations lexicales et déductions logiques. « Pour prouver ce qu'il vient de dire, l'Apôtre introduit deux syllogismes ... » : cette formule extraite du commentaire de saint Thomas sur l'Epître aux Romains - on en trouverait mille analogues chez saint Thomas lui-même ou ses contemporains - suffit, mieux qu'un long discours, à faire sentir les limites d'une exégèse à ce point dominée par les habitudes de la pensée dialectique. Mais ce constat de carence est lui-même, pour une part, anachronique. Il faut en effet bien voir que chez tous ces auteurs le souci d'exposer le sens littéral de l'Ecriture sainte s'accompagnait cependant du refus
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d'un littéralisme qu'ils eussent qualifié de « judaïsant », c'est-à-dire d'aveugle, comme la Synagogue aux yeux bandés des porches gothiques, à l'histoire du salut, au centre de laquelle le Christ donne seul sens à toute la Révélation. Aussi bien d'ailleurs voit-on, à lire, par exemple, saint Thomas, que la définition qu'il donne du « sens littéral » de l'Ecriture est en fait large et récupère une part de ce que nous aurions cru relever du sens spirituel traditionnel. Le sens littéral, dit-il, ne doit pas seulement s'entendre du sens immédiat, grammatical, et des références factuelles, historiques; il inclut la totalité du contenu de la Révélation, c'est-à-dire tout l'enseignement religieux et moral explicitement donné par Dieu dans la Bible, que ce soit sous la forme d'un discours obvie ou sous celles, multiples, de la parabole ou de la prophétie (sans compter ce que nous avons dit plus haut de la multiplicité possible des sens littéraux). Cantonnant l'exégèse spirituelle dans le domaine de l'édification morale et de la méditation typologique, saint Thomas élargissait en fait considérablement le champ de ce sens littéral de l'Ecriture dont il nous dit par ailleurs qu' « il ne saurait y avoir en lui la moindre fausseté ». On voit donc qu'il faut être prudent lorsqu'on rapproche, comme on le fait souvent, le succès de l'exégèse littérale chez les docteurs mendiants de l'esprit évangélique -vivre l'Evangile« à la lettre» qui est un des fondements de la spiritualité de leurs ordres. Certes les Mendiants et d'abord saint François ont passablement dévalué les anciennes traditions monastiques de contemplation et de méditation, cadre naturel de l'exégèse spirituelle, au profit d'un idéal plus concret où la prière et la pénitence supplantent la lectio divina ou, en tout cas, s'en séparent nettement. Mais l'exégèse des grands docteurs dominicains et franciscains n'a rien de la paraphrase pieuse- Scriptura solaà quoi aurait pu mener par elle-même la pratique de la vie apostolique. Elle paraît donc s'expliquer beaucoup plus par l'atmosphère intellectuelle des milieux scolaires dans lesquels les Mendiants se sont insérés et qui était celle de la scolastique et donc de l'aristotélisme. Par opposition au platonisme, au moins latent, et à l'augustinisme de la culture monastique du haut Moyen Age, la scolastique refuse d'assigner comme fin à la science et notamment à la théologie l'intuition d'une vérité idéale cachée derrière un monde d'apparences et accessible seulement selon les voies de l'illumination mystique ou de la pensée symbolique. La scolastique pense au contraire qu'une connaissance scientifique des apparences est possible et même nécessaire - car il n'en est point d'autre-, que l'esprit ne se dérobe pas derrière la lettre mais au contraire s'y exprime en l'informant. L'Ecriture sainte est donc totalement intelligible dans sa littéralité mais, sous peine de « judaïser », cette littéralité ne doit pas se suffire à soi-même mais au contraire renvoyer, au-delà d'elle-même, non point tant aux « sens spirituels » traditionnels qu'au
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contenu dogmatique de la foi qui constitue, comme dit Albert le Grand, la « vérité de la lettre ». Littérale et scientifique, l'exégèse universitaire du xme siècle était donc, plus encore, doctrinale et théologique. Les théologiens du xue siècle, à partir d'Abélard, avaient déjà commencé à pousser le commentaire biblique au-delà de sa fin immédiate en dégageant, à propos de tel ou tel passage de l'Ecriture, les « questions » théologiques qu'il appelait; bientôt étaient apparus les premiers recueils de « sentences » où ces questions théologiques étaient combinées entre elles et rassemblées selon un ordre systématique n'ayant plus rien à voir avec celui de l'Ecriture. Ce mouvement qui tendait à détacher la théologie de l'exégèse, la sacra doctrina de la sacra pagina, a pris toute son ampleur au xme siècle avec la scolastique, au fur et à mesure de la découverte progressive de l'aristotélisme qui faisait entrer dans le champ de la doctrine chrétienne la considération des problèmes non seulement religieux mais philosophiques et enfin moraux et politiques. Ce développement de la théologie spéculative s'est traduit sur le plan scolaire par l'apparition de nouveaux exercices : commentaires des Sentences de Pierre Lombard -questions disputées. Naturellement, ces exercices, normalement bâtis selon le mode de l'argumentation dialectique, requéraient largement le secours d'autorités scripturaires. Il était donc logique que de plus en plus l'exégèse proprement dite, à quelque niveau de sens qu'elle visât, s'adaptât à cette finalité nouvelle qui demandait plus une analyse minutieuse des textes qu'une saisie globale de leur unité. Avant la fin du xme siècle, surtout dans les studia mendiants, cette évolution n'était d'ailleurs pas achevée. Les meilleures expositions bibliques, celles d'un saint Bonaventure ou d'un saint Thomas à Paris et, plus encore, celles des maîtres oxfordiens continuaient à tenir ensemble exégèse proprement dite et questions théologiques, qui restaient directement greffées sur leur substrat scripturaire. Mais, même en pareils cas, il n'en était pas moins vrai que la spéculation théologique imposait désormais au commentaire de l'Ecriture son mode d'investigation et d'expression - la dialectique - et ses catégories doctrinales. D'une autre manière que les disciplines profanes, l'exégèse se voyait donc de plus en plus ramenée à un rôle ancillaire vis-à-vis de la science sacrée qui trouvait désormais son expression la plus achevée dans les exposés systématiques des Sentences et des Sommes. Naturellement, ceci ne signifie pas que les théologiens de ce temps ont mal connu la Bible. Au contraire, les progrès techniques (malgré leurs insuffisances) de l'exégèse littérale, la structure même des cursus d'études - sur lesquels nous reviendrons -leur assuraient une familiarité profonde, une imprégnation totale du texte sacré. Ils le connaissaient sans doute très largement par cœur et le recours aisé aux trésors immenses de la Glose et des concordances leur en donnait la maîtrise à peu près parfaite.
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On a relevé que sur les 38 ooo citations explicites contenues dans les deux Sommes de saint Thomas, 25 ooo venaient de la Bible, 8 ooo d'auteurs chrétiens, Pères surtout, et 5 ooo seulement d'auteurs païens (dont 4 300 d'Aristote). Commentant ces chiffres, le P. Hubert en conclut que les Sommes sont des« manuels de théologie biblique et, par contrecoup, d'exégèse» où les références aristotéliciennes ne représenteraient que« le patrimoine universel de l'expérience et du bon sens humain »6• C'est aller un peu vite en besogne. Le même auteur écrit d'ailleurs plus bas que « saint Thomas ne s'arrête pas ... à l'Ecriture en tant que texte. Sa foi, en pleine activité, va aux res par-delà les verba ». N'est-ce pas reconnaitre que la matière scripturaire, dont nul ne peut évidemment, sans absurdité, nier qu'elle soit le fondement de toute la foi chrétienne, est organisée par les auteurs scolastiques selon une structure qui n'est sans doute pas purement aristotélicienne mais qui n'est pas non plus spécifiquement biblique. Le P. Chenu fait observer que« la Bible était, dans l'enseignement de la théologie au xme siècle, le livre de base, non seulement comme le premier répertoire des autorités à utiliser pour assortir de leurs preuves les arguments élaborés, mais comme la matière même, directement exploitée, du savoir sacré qu'est la théologie, science de Dieu à partir de la parole de Dieu ». L'exégèse du xme siècle s'est adaptée à ce double rôle. Elle a fourni à l'enseignement et, ajouterons-nous, à la prédication toutes les autorités et exempla dont ils pouvaient avoir besoin. Elle a nourri substantiellement les grandes constructions doctrinales mais sans pour autant en informer véritablement l'architecture. Telle est, nous semble-t-il, la principale limite d'une exégèse qui a sans doute permis d'accéder à une connaissance encore jamais atteinte du texte sacré mais qui, en même temps, n'a pas su en faire l'axe central de la vie chrétienne, n'a pas su animer l'expérience concrète de la foi de la vie propre d'un texte révélé par Dieu tout au long de l'histoire du salut. En vérité, ces limites de l'exégèse scolastique avaient déjà été perçues pour une part et dans les milieux universitaires eux-mêmes par certains contemporains, telle franciscain d'Oxford Roger Bacon dont l'Opus minus (vers 1267) contient à ce sujet quelques pages souvent citées. Bacon s'y propose d'énumérer les « sept péchés » dont, selon lui, souffre l'enseignement théologique de son temps 7 : la philosophie a tout envahi et l'Ecriture sainte elle-même est désormais exposée selon des procédés empruntés aux dialecticiens, aux grammairiens et 6. M. HUBERT,« L'humour de saint Thomas d'Aquin en face de la scolastique», dans Année charnière. Mutations et continuités (Colloques internationaux du CNRS, 5 58), Paris, 1977. pp. 72.5-739· 1· Fr. Rogeri Bacon opera quaedam hactenus inedita, éd. J. S. BREWER, vol. 1, Londres, 1859, PP· 32.2.-359; l'Opus minus ne nous ayant été conservé que de manière fragmentaire, il manque d'ailleurs le passage concernant le « septième péché » de la théologie moderne. I2} 7 4
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aux juristes. Il est certes, ajoute-t-il, des sciences nobles et utiles à la théologie : grammaire des langues étrangères (entendons le grec et l'hébreu), mathématiques, perspective, morale, science expérimentale, alchimie, mais les exégètes actuels les dédaignent au profit exclusif de la grammaire latine, la logique, la philosophie naturelle et la métaphysique; et ces quatre sciences elles-mêmes, d'ailleurs, ils les connaissent en fait si mal que c'est une source supplémentaire d'erreurs dans leurs exposés comme on peut le voir dans les commentaires totalement surfaits d'Alexandre de Halès et Albert le Grand. Dans les facultés de théologie, les Sentences de Pierre Lombard ont supplanté l'Ecriture sainte elle-même et l'Histoire scolastique : au sententiaire tous les honneurs et les titres alors que le bibliste n'a qu'une position subalterne; cette coupure est la conséquence de la séparation désastreuse des « questions >> et du texte sacré lui-même : Les questions qu'il faudrait dégager du texte lui-même pour l'éclairer, ... en sont séparées... Ceux qui lisent le texte, en réalité ne l'expliquent pas vraiment car ils ne posent pas les questions spécifiques et nécessaires à l'intelligence même du texte. Pourtant toutes les questions utiles et proprement théologiques que l'on trouve dans les Sommes et les Sentences, pourraient être résolues en se fondant sur le texte de l'Ecriture. Et ce fragment de l'Opus minus se termine par un long passage sur la corruption de la recension de la Vulgate dite de Paris, les méfaits de l'ignorance des langues et de l'histoire, l'insuffisance radicale des correctoires en usage et la nécessité de recourir aux originaux grec et hébreu. Ces considérations philologiques se retrouvent dans d'autres œuvres de Bacon comme l'Opus mqjus. Témoignage remarquablement vivant. Il ne faut cependant ni exagérer son apparente modernité ni se laisser prendre à la veine sarcastique que ce franciscain d'Oxford déploie volontiers lorsqu'il s'agit de critiquer ses collègues parisiens, spécialement dominicains. Il ne rend justice ni à la qualité théologique des meilleures expositions bibliques du xme siècle ni aux efforts philologiques et linguistiques limités mais réels de certains de ses contemporains. Et on ne sache pas que lui-même ait d'ailleurs beaucoup mis en pratique les beaux principes énoncés dans l'Opus minus. En réalité, comme l'ont souligné Beryl Smalley et d'autres, malgré sa perspicacité, la critique de Roger Bacon était beaucoup plus tournée vers le passé que vers l'avenir. Son modèle, c'était l'exégèse des Victorins du xue siècle et les premiers docteurs d'Oxford, Robert Grosseteste et Adam Marsh. Certes, l'idéal exégétique qui sous-tend ces pages repose sur des exigences auxquelles nous sommes redevenus sensibles : la nécessité d'assurer les fondements textuels de l'Ecriture par une meilleure connaissance de ses versions les plus anciennes - la nécessité de réunifier commentaire littéral et questions doctrinales pour constituer une authentique théologie
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biblique - l'idée que le progrès des disciplines scientifiques les plus diverses ne pouvait que concourir à une meilleure compréhension du texte sacré et devait donc être encouragé. Mais chez Bacon ces exigences découlaient en fait de la conviction traditionnelle que tout était dans la Bible, expression insurpassable de la sagesse divine; et cette conviction l'amenait à placer la théologie, elle-même ramenée, comme nous venons de le dire, à une forme revivifiée d'exégèse, au sommet de l'immense édifice d'un savoir encyclopédique - « le théologien doit tout savoir pour pouvoir comprendre pleinement l'Ecriture sainte » dont il a lui-même esquissé le plan. Mais à cette date ce scire omnia (qui fait écho, à près d'un siècle et demi de distance, à l'omnia disce d'Hugues de Saint-Victor), s'il posait peut-être d'utiles jalons pour le développement ultérieur des sciences expérimentales, constituait pour l'exégèse une position irréaliste, intenable, qui faisait fi des progrès contemporains des sciences et l'eût écrasée sous le poids des questions les plus disparates. Plus que d'une impossible unité, c'était d'une spécificité authentique que l'exégèse avait désormais besoin. De toute façon, les protestations de Roger Bacon allaient largement à contre-courant non seulement de la méthode suivie par la plupart des docteurs de son temps mais aussi des pratiques couramment admises alors dans les milieux universitaires et par la grande majorité des étudiants en théologie, séculiers ou Mendiants, ainsi que l'attestent quelques indices concrets sur lesquels nous voudrions terminer. On sait par exemple qu'à en juger par le nombre de manuscrits conservés, les œuvres proprement exégétiques d'Albert le Grand, saint Bonaventure ou saint Thomas paraissent avoir eu beaucoup moins de diffusion que leurs commentaires d'Aristote ou des Sentences ou leurs Sommes théologiques. Il n'existe que 2 manuscrits du commentaire d'Albert le Grand sur Isaïe contre 28 de sa Métaphysique, 25 du commentaire de saint Bonaventure sur l'Ecclésiaste contre 227 de son Breviloquium et pour saint Thomas enfin 59 manuscrits de son exposition sur Job, ;; de celle sur Jean, 2 de celle sur les Lamentations contre 78 à 167 (selon le livre considéré) de son commentaire sur les Sentences, 137 de ses Quodlibet et jusqu'à 28o pour la Secunda Secundae de la Somme théologique. Cette faible diffusion des commentaires bibliques coïncidait avec une désaffection croissante des étudiants pour ce type d'exercice, même dans les ordres mendiants. A la fin du XIIIe siècle, les Dominicains entreprirent de créer, dans leur ordre, des studia Biblie distincts des studi'a theologie traditionnels où on lisait essentiellement les Sentences; le chapitre général de 1 ;oS s'efforça de généraliser cette institution, en en donnant la raison : « Comme il est trop connu que l'étude de l'Ecriture sainte s'est effondrée, négligée, semble-t-il, de la plupart, le maître de l'ordre ... ordonne formellement que dans chaque province
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soient désignés un ou plusieurs couvents où on ne lira que la Bible, biblice8• » Mais dès 1 31 z il fallut apporter à cette décision des corrections qui en annulaient pratiquement la portée : « ... Pour que les jeunes frères assignés à un studium Biblie ne soient pas pour autant privés de 'questions', nous voulons et ordonnons qu'à ces dits studia Biblie soient assignés des lecteurs des Sentences suffisants et idoines. » Prestige de la « question disputée », sclérose et appauvrissement déjà irrémédiables de l'exégèse avaient donc fait échouer cette tentative pour instaurer chez les Prêcheurs de véritables écoles bibliques. Dans les facultés de théologie proprement dites et spécialement dans celle de Paris dont les statuts furent repris dans toutes les fondations de la fin du Moyen Age, la place faite aux lectures bibliques dans les cursus universitaires et les programmes d'études, sans être aussi ridicule que le prétendait Bacon, n'en était pas moins limitée. On ne possède pas de statuts complets de la faculté de théologie antérieurs au xrve siècle mais les pratiques que ceux-ci entérinèrent avaient dû, pour l'essentiel, se constituer au cours du xxue siècle. L'enseignement biblique était donné à deux niveaux. Il y avait les lectures des maîtres. Les maîtres ne « lisaient »-ils que la Bible ou leur arrivait-il de commenter aussi les Sentences ? Ce point est discuté. En tout cas, ils étaient assez libres dans l'organisation de leurs lectures magistrales, aussi bien quant au contenu (c'est-à-dire quant à la place, plus ou moins grande, à faire aux« questions», théologiques et autres) que quant au rythme; si saint Thomas paraît avoir souvent fait deux lectures bibliques par semaine, ce qui lui permit par exemple d'exposer l'Evangile de saint Jean en deux ans et 144leçons, un Gerson, au début du xve siècle, mettra dix ans pour commenter les trois premiers chapitres de Marc. A son image, beaucoup de régents, surtout séculiers, paraissent avoir passablement négligé leurs lectures bibliques pour se consacrer avant tout à l'organisation des disputes. L'enseignement biblique courant, celui qui constituait l'initiation essentielle de la plupart des étudiants, était donc assuré par de jeunes bacheliers dits biblici ou cursores. Au bout de sept (plus tard six) ans d'études (audition essentiellement passive des lectures des maîtres et des bacheliers et des disputes), l'étudiant qui en était jugé digne était admis au grade de bachelier et devait à ce titre faire deux cursus d'un an chacun au cours desquels il lisait, chaque année, un livre de l'Ancien et un livre du Nouveau Testament. Chaque « cours » débutait par une introduction (principium ou introitus - c'est généralement la seule partie qui a survécu par écrit de ces lectures de bacheliers biblistes) consacrée à l'éloge de 8. Le sens de ce mot n'est pas évident. ll est sans doute synonyme de mrsori1 (cf. infra, p. zu) mais certains, comme Ehrle, pensent qu'il désigne une fonne plus approfondie de commentaire, incluant l'exposition des sens spirituels.
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l'Ecriture et à la présentation générale du livre commenté; puis le cursor exposait cursorie le livre qu'il avait choisi, c'est-à-dire qu'il s'agissait d'une présentation complète mais rapide, s'attachant sans digression ni question au seul texte, éclairé par le recours systématique à la Glose et aux commentateurs autorisés. Les bacheliers « bibliques » mendiants et cisterciens étaient même, quant à eux, tenus de parcourir cursorie en deux ans non pas quatre mais tous les livres de la Bible. Il ressort de ces dispositions statutaires que les programmes de la faculté de théologie donnaient aux étudiants les moyens d'accéder à une excellente familiarité avec le texte de l'Ecriture (« écouté » pendant sept ans puis « lu » pendant deux) mais qu'il s'agissait le plus souvent d'une connaissance théologiquement superficielle dont le but était surtout de permettre au futur sententiaire puis maître d'assimiler l'immense matière des autorités scripturaires. Les exercices les plus fondamentaux de l'enseignement théologique étaient en effet manifestement le commentaire des Sentences de Pierre Lombard que le bachelier, devenu « sententiaire », faisait en deux (plus tard un) ans, après avoir terminé ses cursus bibliques, et surtout les disputes, ordinaires ou quodlibétiques, auxquelles il participait comme « bachelier formé » avant de les présider lui-même comme docteur. Il est à cet égard significatif que l'examen universitaire essentiel, celui de la licence, ait consisté en une série de disputes menées par le candidat sur des questions choisies par lui et qu'on n'ait jamais envisagé d'y insérer un exercice d'« exposition » biblique. Mgr P. Glorieux a étudié les notes personnelles d'un certain Jean de Falisca, étudiant en théologie à Paris de 1348 environ à 1364, année de sa maîtrise 9 ; l'examen de ce dossier ne dément pas l'impression créée par la lecture des statuts. Rien n'y apparaît des cursus bibliques de Jean de Falisca, qui ont dû être simple paraphrase de la Glose, alors qu'on le voit au contraire, dès ses années d'étudiant puis de cursor, se préoccuper d'assister ou de participer à des disputes et de réunir, par des lectures multiples de théologiens contemporains, les matériaux qui nourriront plus tard ses leçons de sententiaire, qui représentaient manifestement l'épisode décisif de sa formation. L'exemple de Jean de Falisca n'est qu'un cas parmi d'autres. Pour apprécier de manière plus globale la place des textes et commentaires bibliques dans la formation des théologiens, on aimerait disposer, par exemple, du témoignage des bibliothèques. Malheureusement, au moins avant le xve siècle, rares sont les inventaires conservés de bibliothèques spécifiquement destinées à des étudiants en théologie. On
9· P. GLORIEUX,« Jean de Falisca. La formation d'un maître en théologie au xive siècle», dans AHDLMA, JJ, I966, pp • .:t3-104.
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connaît quand même celle de la Sorbonne, un des plus grands collèges parisiens, fondé en 12.57 par Robert de Sorbon pour seize étudiants en théologie. Un catalogue complet, dressé en 1 32.8, .recense 1 82.4 volumes, ce qui en faisait une des plus belles bibliothèques d'Occidentto. On peut, en s'appuyant sur les subdivisions mêmes de ce catalogue, regrouper ces volumes de la manière suivante : Textes bibliques (Bible, Histoire scolastique, gloses et pastilles bibliques) ................................ . Pères et auteurs ecclésiastiques antérieurs au xme siècle .. . Théologie scolastique (Sentences, Questions, Sommes) .. Ouvrages de piété et de pastorale (Distinctiones, Vies de saints, Sommes des vices et des vertus, sermons, liturgie) ...................................... . Arts (grammaire, logique, quadrivium) et philosophie (Aristote, philosophie naturelle, éthique) ........ . Droit ........................................... . Livres en français ................................. . Total ..................................... .
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Les quelques bibliothèques de studia mendiants que l'on connaît, naturellement plus modestes, semblent avoir été composées de manière analoguell. S'agissant de la Sorbonne, on a là une bibliothèque assez équilibrée. Ceci tient sans doute, pour une bonne part, aux origines diverses des donateurs et au fait que l'enseignement de la Sorbonne était plutôt traditionnel. En tout cas, textes proprement bibliques, Pères, théologie scolastique moderne, ouvrages divers de pastorale, manuels d'art et de philosophie y étaient également très accessibles. Et ceci nous confirme dans l'impression générale d'une culture biblique de base très largement diffusée mais chez des hommes tout à fait imprégnés des méthodes de 10. Edité dans L. DELISLE, Le Cabinet de.r manuscrits de la Bibliothèque nationale, t. III, Paris, r881, pp. 9-71.
r r. Un exemple: la bibliothèque du couvent dominicain de Padoue, connue par un inventaire de 1390 (publié dans L. GARGAN, Lo studio teologjço e la biblioteca dei Domenicani a Padova ne/ Tre e Quattrocento (Contributi alla storia dell'Università di Padova, 6), Padoue, 1971, pp. 191-220). Si nous répartissons les 227 volumes sous les mêmes rubriques que pour la bibliothèque de la Sorbonne, nous obtenons : Textes bibliques ..................................... . 49 (21,5 %) Pères et auteurs ecclésiastiques antérieurs au xme siècle .. lj ( 6,5 -) Théologie scolastique ............................... . 47 (21 -) Piété et pastorale .................................... . 92 (4o,s -) Arts ............................................... . 14 ( 6 -) Droit ............................................. .. 10 ( 4.5 -) Les principales différences (importance des ouvrages de pastorale, faiblesse relative des arts) s'expliquent aisément par le fait qu'il s'agit d'une bibliothèque mendiante et non!plus séculière.
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travail et des modes d'exposition des arts et de la dialectique et assignant avant tout à l'exégèse un rôle en somme propédeutique au service de la prédication d'une part, de la spéculation théologique de l'autre. Si l'on entre plus en détail dans l'examen des volumes de gloses et pastilles bibliques dont le contenu est identifié avec précision, soit 253, on constate que les livres sapientiaux (83) et spécialement, parmi eux, le Psautier (4r), d'une part, les Evangiles (62) de l'autre se taillent la part du lion alors que les livres historiques (15), les Actes (2) ou l'Apocalypse (4) sont bien mal représentés. Le relevé de tous les commentaires parisiens connus d'après le Repertorium biblicum de F. Stegmüller amène, avec plus de précision, à des constatations analogues. On les trouvera réunies à la fin de ce chapitre, ventilées par siècle, dans le tableau 2 de l'annexe. Il apparaît que dès le xme siècle les exégètes universitaires ont commenté avec prédilection les livres qui se prêtaient le mieux soit à des commentaires doctrinaux, soit à des « moralisations >> : les livres sapientiaux, plus particulièrement le Psautier et le Cantique, les Evangiles, les Epîtres de saint Paul. Ils ont au contraire beaucoup moins pratiqué des livres, parfois très appréciés, comme l'Apocalypse, aux siècles antérieurs mais qui auraient appelé, pour prendre tout leur sens, une exégèse vraiment historique (le Pentateuque, mis à part la Genèse toujours très lue, les livres historiques, les Actes) ou authentiquement mystique - et poétique - (les Prophètes, l'Apocalypse). Une telle répartition des commentaires bibliques produits dans les milieux universitaires parisiens nous paraît, à son tour, illustrer cet usage ancillaire de l'exégèse par rapport à la théologie spéculative et à la philosophie chrétienne que nous avons analysé plus haut. On nous excusera d'être beaucoup plus rapide sur l'exégèse universitaire des xrve et xve siècles. Elle est assez mal connue mais rien de ce que l'on en sait actuellement n'autorise à réviser le verdict de « décadence» porté contre elle par le cardinal de Lubac. Et l'on peut être d'autant plus bref que rien de bien nouveau n'apparaît alors mais seulement le durcissement des caractéristiques les plus discutables de l'exégèse du xme siècle et le dessèchement de ce qui y était encore vivant. Sans doute cette décadence n'a-t-elle pas été continue. Le premier tiers du xrve siècle est même marqué par certaines œuvres intéressantes. Si l'exégèse théologique dont témoignent par exemple les commentaires bibliques de maître Eckhart reste dans la ligne de saint Thomas, divers auteurs, essentiellement mendiants - car ces ordres avaient plus que jamais le monopole de cette production (cf. annexe, tableau r) - , se lancèrent à nouveau dans de grandes entreprises d'exposition de la totalité ou au moins de larges parties de la Bible, avec une attention soutenue à la lettre et à l'histoire et souvent une bonne connaissance
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.2.2;
de l'hébreu12• Les dominicains anglais Nicolas Trevet et Robert Holcot commentèrent ainsi le Pentateuque, les Paralipomènes, le Psautier et les livres sapientiaux. A Paris, les dominicains Pierre de La Palu et Jacques de Lausanne (dont les sermons eurent, par ailleurs, tant de succès), les franciscains Pierre Auriole, François de Meyronnes et surtout Nicolas de Lyre ont composé des commentaires complets de la Bible. La Postilla litteralis super Biblia compilée par Nicolas de Lyre de 1322. à 1~31 eut un immense succès qu'attestent des centaines de manuscrits; Nicolas lui-même en donna divers abrégés, notamment à l'usage des prédicateurs. A propos de Nicolas de Lyre, comme plus haut de Roger Bacon, il faut souligner le mélange d'archaïsme et de modernité qui caractérise son œuvre. La tradition de la glose intégrale de la Bible avec laquelle il renouait était celle d'Etienne Langton et d'Hugues de Saint-Cher. Sa volonté affirmée de donner le primat à la lettre tout en respectant la théorie des quatre sens n'avait non plus rien de nouveau. Sa connaissance, qui a d'ailleurs été diversement appréciée, des commentaires rabbiniques de Raschi et autres, était déjà celle d'André de Saint-Victor; Nicolas de Lyre était d'ailleurs très sensible au danger du « judaïsme » et il est l'auteur d'écrits de polémique antijuive fondés sur l'Ancien et le Nouveau Testament (Probatio adventus
Christi contra ]Hdmos, Responsio ad quemdam Jmlmum ex verbis Evangelii sec1111dum Mattheum contra Christum nequiter arguentem). TI faut enfin noter que le commentaire spirituel de Nicolas véhicule d'abondantes réminiscences joachimites comme le montre son désir de trouver dans certains livres comme le Cantique ou l'Apocalypse des figures des âges successifs de l'Eglise. La Postilla litteralis n'en reste pas moins une œuvre de grand mérite, bien informée et témoignant à l'occasion de sens critique. Elle est la dernière de ce type au Moyen Age. Après 1340, le déclin se précipite. A la sclérose interne du genre vinrent s'ajouter les conséquences de la crise désormais vécue par les deux grands ordres mendiants dont les couvents furent dépeuplés par les pestes ou tiraillés entre observances rivales. L'apparition, au tableau 1 de l'annexe, de nombreux commentateurs carmes ne doit pas faire illusion. Si elle témoigne de l'essor de cet ordre, jusque-là secondaire, à la fin du Moyen Age, il s'agissait cependant d'auteurs peu originaux et dont l'œuvre est souvent mince. A partir de la fin du XIve siècle, la production exégétique universitaire semble même s'effondrer, quantitativement et qualitativement. Les seuls commentateurs de quelque mérite (Henri de Hesse, Pierre 12. Rappelons que date de cette époque le décret Inter JoJ/itilutiineJ promulgué au Concile de Vienne (1312) et prévoyant la création à la Curie et dans les universités de Patis, Oxford, Bologne et Salamanque de chaires d'hébreu, d'arabe et de syriaque; quoique peu suivi d'effet, ce décret confirme l'intérêt que le problème des langues orientales, pour des raisons à la fois exégétiques et missionnaires, rencontrait alors dans l'Eglise. P. RICBÉ 0 G. LOBRICHON
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d'Ailly, Jean Gerson) sont à nouveau des maîtres séculiers, moins prisonniers sans doute que les Mendiants de traditions scolaires figées. Mais il ne s'agissait pas d'un véritable renouveau. Les statuts des facultés de théologie ne font apparaître nulle part de modifications appréciables dans la place et le rôle dévolus aux études bibliques dans les cursus des étudiants. Au contraire, le prestige des Sentences de Pierre Lombard comme base de tout l'enseignement théologique est allé grandissant. C'est dans leurs commentaires d'Aristote et des Sentences qu'Ockham et les théologiens nominalistes qui l'ont suivi à Oxford et Paris, ont exprimé l'essentiel de leurs idées alors qu'ils n'ont laissé pratiquement aucune exposition biblique. Il est d'ailleurs faux de croire que le nominalisme d'Ockham aurait dû tout naturellement déboucher, au moins en théorie, sur un biblisme systématique. Comme l'a noté Georges de Lagarde, la forme propre du rationalisme d'Ockham l'a amené à plusieurs reprises à poser comme fondements conjoints de la foi les Ecritures et les « assertions de l'Eglise universelle », les unes et les autres éclairées par le bon usage de la raison13• Rien là qui pût fonder le renouveau d'une théologie biblique ou de la science scripturaire. Fixée dans un cadre scolaire immuable, l'exégèse universitaire a continué à obéir aux mêmes principes herméneutiques, c'est-à-dire a continué à essayer de tenir ensemble la nécessité religieuse de l'interprétation spirituelle et la primauté théologique de l'exposition littérale. Mais ce qui était encore au xrue siècle une unité relativement vivante, s'est ensuite disloqué. Beaucoup de commentaires tardifs se présentent, selon le mot du cardinal de Lubac, comme un« mélange d'allégorisme et d'ultra-littéralisme ». La profusion des allégories et moralités de toutes sortes, si elle satisfaisait théologiens et prédicateurs sans cesse en quête d'autorités scripturaires, pervertissait en fait la distinction ancienne des sens et ramenait à une série de procédés mécaniques d'exposition ce qui avait été pédagogie de l'intelligence spirituelle des Ecritures. Le sens littéral lui-même n'apparaissait donc plus comme le lieu où se manifestait la vérité inépuisable de la Révélation, la Bonne Nouvelle de la venue du Christ dans l'histoire, mais comme une règle imposée, un répertoire d'arguments dogmatiques dont l'interprétation avait été fixée de manière intangible par les Pères, la Glose et les commentateurs postérieurs les plus autorisés. Dans une lecture où, à partir de Marc 3, 29, il définit la notion même de sens littéral, Jean Gerson, chancelier de l'Université de Paris, théologien marqué par le nominalisme mais par ailleurs, on le sait, attentif à l'aspiration de ses contemporains à une 13. G. de LAGARDE, La naiuame de l'esprit laïque au déclin du Moyen Age, vol. 5, ParisLouvain, 1963, pp. 147-152.
L'exégèse de l'Université
22.7
religion plus sensible au cœur, plus proche de Dieu, multiplie les gardefous, qui sont autant de restrictions à la liberté de l'exégète. On est certes heureux de le voir déclarer, en humaniste, dans sa seconde « considération » : Le sens littéral de la sainte Ecriture ne doit pas se comprendre selon la rigueur de la logique ou de la dialectique... L'Ecriture sainte a en effet sa logique propre, que nous nommons rhétorique (De sensu litterali sacra Scriptura ). Mais un peu plus bas il prend soin de baliser soigneusement l'itinéraire de l'exégète; moins encore qu'Ockham il n'imagine de faire sortir la vérité tout entière de la foi du seul contact direct avec l'Ecriture; il tient au contraire à la réinsérer dans le fil d'une tradition ecclésiastique pesante14 : Sixièmement : le sens littéral a d'abord été révélé par le Christ et les Apôtres et éclairé par leurs miracles; puis il a été confirmé par le sang des martyrs; puis, en argumentant contre les hérétiques, les saints docteurs ont dégagé plus explicitement ce sens littéral et ses conséquences évidentes et probables; enfin est venue la détermination des saints conciles qui a J?ermis à l'Eglise de définir comme dogme ce que les docteurs avaient étabh comme doctrine. Des peines furent fixées par les juges ecclésiastiques et laïcs contre ceux qui par une audace téméraire refuseraient de se soumettre à la détermination de l'Eglise. Disposition nécessaire car beaucoup n'en finiraient pas de raisonner et de discuter contre la vérité. Septièmement: si le sens littéral vient de nos jours à être mis en cause sur des points qui ont déjà été clairement déterminés et admis par l'Eglise, il ne faut pas se mettre, par esprit curieux, à raisonner contre ces adversaires mais simplement user des sanctions prévues (ibid.). La statistique que nous avons établie des livres de la Bible les plus lus à Paris à la fin du Moyen Age (cf. annexe, tableau 2.) renforce cette impression d'une exégèse de plus en plus en quête d'autorités doctrinales et morales. Les livres historiques et les Prophètes sont presque complètement négligés à cette époque et le recul du Pentateuque laisse une place écrasante aux livres sapientiaux, Psautier en tête, pour l'Ancien Testament. Mais, par ailleurs, la part du Nouveau Testament augmente considérablement; ceci a profité surtout aux Epîtres, dont l'usage théologique se conçoit aisément. Parmi les Evangiles enfin, celui de Jean l'emporte désormais nettement sur ceux de Matthieu et de Luc, moins doctrinaux, Marc restant, malgré les lectures déjà citées de Gerson, le moins commenté des Evangélistes. On pourrait arrêter ce chapitre sur la constatation de ce blocage. Sans trop y insister, il paraît cependant utile de rappeler qu'en dehors de l'université ou au moins sur ses marges les deux derniers siècles 14. Qu'il définit de manière évidemment beaucoup plus précise et orthodoxe qu'Ockham, lequel s'en tenait au concept assez théorique de« consentement de l'Eglise universelle».
228
Etudier la Bible
du Moyen Age ont vu se frayer des voies nouvelles qui ont commencé à redonner vie et surtout portée religieuse concrète à l'exégèse. Chez les Franciscains de tendance« spirituelle», la théorie joachimite des âges successifs de l'histoire, appuyée sur une interprétation mystique de l'Apocalypse, a continué à avoir grand succès tout au long du xive siècle dans la mesure où elle fondait sur l'Ecriture même la vocation exceptionnelle des fils de saint François et donnait corps aux espérances de cette observance persécutée. Un certain nombre de maitres en théologie, plus ou moins liés aux Spirituels, se sont faits l'écho de ce prophétisme dans leurs commentaires de l'Apocalypse, quoique généralement avec prudence : ainsi chez Pierre Jean-Olivi, lecteur en théologie à Paris à la fin du xme siècle, Pierre Auriole déjà cité ou le dominicain Jean Quidort. Cependant, si elle témoigne du prestige persistant, dans certains milieux, de l'allégorie chrétienne et de l'eschatologie biblique, cette inspiration n'en était pas moins traditionnelle. Plus représentatifs du temps étaient sans doute les divers courants évangéliques qui se maintenaient ou se développaient sous des formes variées et tendaient, entre autres, à prôner un retour au texte même de l'Ecriture, débarrassé de la gangue des gloses et concordances forcées et du fatras des allégories (ce qui n'excluait pas nécessairement l'usage de significations mystiques simples et authentiquement spirituelles). Parfois liés, au moins au départ, au monde des écoles, ces courants, qui développaient une critique, parfois explicite, de la théologie et de l'exégèse universitaires, s'en sont rapidement détachés pour promouvoir des formes d'exposition et de diffusion de la Bible accessibles, par la prédication, l'image ou la lecture, à la masse des pauvres clercs et des laïcs : traductions vernaculaires, « Bibles des pauvres » illustrées sont des productions typiques, souvent encore bien maladroites, de cet évangélisme. On le trouvait à l'œuvre dans certains milieux monastiques réformés, cartusiens, cisterciens ou canoniaux. Il était aussi présent dans les mouvements religieux populaires comme ceux liés, aux Pays-Bas, à la Dévotion moderne. Il était enfin au cœur des mouvements de réforme anglais et tchèques qui se développèrent autour de Wyclif d'une part, des réformateurs praguois et de Jean Hus de l'autre. Primat de la « loi évangélique », ferveur et simplicité dans l'approche de l'Ecriture: piété et herméneutique tendaient chez Wyclif à se rapprocher dans la ligne qui aboutira au scriptura sola réformateur. On peut ignorer le sens mystique ou le sens littéral second; il vaut mieux penser selon le sens simple et immédiat ( senms rudis) et s'en remettre à l'EspritSaint... (De ueritate sacree Jçripturee). Mais bientôt expulsés d'Oxford et persécutés comme hérétiques, Wyclif et ses disciples n'eurent guère d'influence sur l'enseignement universitaire de la Bible.
L'exégèse de l'Université
2.2.9
De toute façon, le courant nouveau le plus fécond, du strict point de vue de l'exégèse, était l'humanisme italien qui allait enfin lui donner les moyens d'un véritable renouveau, c'est-à-dire de cette critique efficace de la Vulgate toujours souhaitée et jamais réalisée au Moyen Age, grâce à une maîtrise parfaite des textes grecs et hébraïques. En 1453, Lorenzo Valla publiait sa Collatio Novi Testamenti, première étape vers les grandes éditions bibliques du xVIe siècle. Dans le prologue il dénonçait l'insuffisance flagrante de l'exégèse médiévale : Ceux qui ne sont pas experts dans la langue grecque ne peuvent comprendre et dans leurs commentaires affirment des erreurs et des impropriétés fort éloignées de la vérité; et souvent ils disputent obstinément entre eux de questions qui sont, comme on dit, des vétilles, et dans l'épitre dédicatoire au pape Nicolas V il critiquait hardiment les faiblesses du texte de saint Jérôme avant de conclure, avec ce mélange d'évangélisme sincère et d'orgueil individuel si typique de l'humanisme du Quattrocento : ... Les simples mots de la sainte Ecriture sont comme autant de pierres précieuses avec lesquelles est construite la Jérusalem céleste ... Je me suis efforcé, selon mes capacités, de donner, pour ainsi dire, une toiture restaurée au temple de cette cité... Est-il tâche plus noble? ... Seul sera qualifié pour ce travail celui qui aura au moins une bonne connaissance du grec et une parfaite connaissance du latin et sera pleinement versé dans les lettres sacrées; il n'y a pas grand monde qui réponde à ces exigences. Dans ces conditions on ne devrait pas contrecarrer mon œuvre ni même la mépriser16 • Mais ici encore on ne saurait attribuer à l'université, où Valla luimême n'eut guère que des déboires, une part active dans le renouveau humaniste de l'exégèse. Typique à cet égard est l'attitude d'un homme comme Gerson. Nous avons déjà parlé de sa prudence, de sa fidélité aux traditions scolaires. Pourtant il était sensible à la crise générale de l'enseignement théologique, à l'écart croissant entre celui-ci et les aspirations religieuses des contemporains; il était aussi, on le sait, ouvert au renouveau culturel que représentait à Paris même l'humanisme naissant. En 14oo, il rédigea un mémoire sur la réforme de la faculté de théologie; c'est un texte bien timide et décevant, en particulier en ce qui concerne le problème, à peine mentionné, des études bibliques. Après avoir constaté que : Les autres facultés se moquent des théologiens; on les traite d'extravagants; on les accuse de ne plus rien savoir de la vérité solide [du dogme], des bonnes mœurs et de la Bible,
15. Ces deux passages sont cités par S. I. CAMPO REALE, Lorenzo Valla. Umanesimo e teologia, Florence, 1972, pp. 325 et 374·
z3o
Etudier la Bible
Gerson se borne à demander qu'on étudie réellement les quatre livres des Sentences - toujours elles 1 - et pas seulement le premier, « et aussi la Bible », ajoute-t~il rapidement. Puis il termine en souhaitant que les universitaires se préoccupent davantage de la prédication populaire et publient, à l'usage des clercs et des fidèles, « un petit traité sur les principaux points de notre religion » et « une liste des doctrines scandaleuses réprouvées par les maîtres ». Ainsi donc le renouveau espéré des études théologiques et bibliques n'allait pas, dans son esprit, au-delà de la production d'un catéchisme et d'un syllabus. Cinquante ans plus tard, à l'heure où l'apparition de l'imprimerie, d'une part, la renaissance de l'étude des langues, de l'autre, modifieront complètement les conditions mêmes du travail exégétique, l'université, au moins sous sa forme traditionnelle et officielle, ne sera guère plus en mesure d'accueillir ce renouveau, dont elle sentait obscurément le besoin. Jacques VERGER.
L'exégèse de J'Université
2.31
ANNEXE
TABLEAU 1. - Appartenance ecclésiastique des auteurs de commentaires bibliques de Paris et Oxford identifiés dans F. STEGMili.LER [17], t. Il, III, IV, V, VIII et IX
XIIIe siècle
XIVe siècle
xve Iiède
PARIS Séculiers
2.4 (36,5 %)
Dominicains Franciscains Carmes Ermites de Saint-Augustin Total des Mendiants
19 19
Autres réguliers Total général
Séculiers Dominicains Franciscains Carmes Ermites de Saint-Augustin Total des Mendiants Autres réguliers Total général
9 (13 %)
3
(32. %)
12. 1 8
II
2.5 10 39
8
%)
58
(83 %)
14 (56%)
(4,5 %)
3
(4 %)
3 (u%)
%)
70 (1oo %)
2.5 (1oo %)
%)
OXFORD 6 (17 %)
(59
66 (1oo
4 (17
;
(18 %)
7
7 10 1
2.
18
(n
%)
2.
(8
%)
2.4 (1oo
%)
3
16 4 19 (8; %)
II
35 (100 %)
17 (100 %)
14 (82. %)
2 p.
Etudier la Bible
TABLEAU 2. - Nombre de commentaires des divers livres de la Bible composés à Paris, d'après F. STEGMÜLLER (17]
XIIIe siècle
xve siècle
xrve siècle
Pentateuque dont : Genèse
H (13 14
%)
41 15
(13
%)
Livres historiques
54
(1;
45
(14
Livres sapientiaux dont : Psautier Cantique
106 27 20
%) %)
%) %)
%) %)
34 (II
(25,5
Prophètes
66
Total
279
Matthieu Luc Marc Jean Total
21 21 17 19 78
Epîtres de Paul Epttres catholiques Total
20 10 ;o
(7
9
(2
Actes Apocalypse
-
(67,5
198
(62,5
%) %)
(7
%)
(o
%) %)
9 (22 6 2
1
(2,5
13
(;1,5
%) %)
13
(;2
%)
10 2 12
(29
%) %) %) %) %)
2 4 2
19 15
14 21
(19
%)
69
(2.2
%)
16 II
19
(4.5
Total
1;6
(;2,5
Total général
415 (1oo
N.B. -
(16
78 (24,5 17 17
; ;
%) %) %) %) %)
27
(8,5 (1,5
17
(5.5
II8
(37.5
;16 (100
%) %) %) %) %)
I
(2,5
2
(5
28
(68,5
41 (100
Dans ce tableau : si un même auteur a donné plusieurs commentaires d'un même livre, on ne l'a compté qu'une fois. pour un même livre de la Bible, on n'a pas distingué les commentaires complets et les commentaires partiels ou inachevés.
4 L'exégèse rabbinique
Les fondements de l'exégèse rabbinique* médiévale et de ses méthodes ont été forgés par les sages 1 de la Mishna et du Talmud entre le ne siècle av. et le VIe siècle ap. J.-C. Le Talmud est, à maints égards, une compilation de l'exégèse de l'Ancien Testament, dont le but a été surtout la codification de la Loi et son adaptation aux circonstances nouvelles. Ce travail impliquait à la fois la compréhension du texte biblique et son interprétation, afin de l'adapter aux besoins d'une société qui, au Proche-Orient, était regroupée dans des habitats urbains et agraires et régie par leurs propres notables et dirigeants religieux. En dehors de ces buts pratiques, qui entrent dans le domaine de la jurisprudence et de la théologie juridique, l'exégèse a été l'instrument qui avait servi l'établissement de la version officielle de l'Ancien Testament, le texte
* Le terme « exégèse rabbiniqtlt » est une notion moderne, fondée sur la perception de la fonction du rabbin dans les communautés juives depuis le xiV• siècle. A l'époque traitée ici, le mot rabbin signifiait un enseignant, sans faire la distinction entre le père d'un individu, considéré toujours comme son premier maître, et l'enseignant à une école. Le terme employé par les contemporains était Haham (« sage»), dans Je sens du « savant ». La bibliographie de l'exégèse juive médiévale est parmi les plus abondantes; autant que possible, on évitera de renvoyer ici aux ouvrages en hébreu, nous limitant aux langues accessibles aux lecteurs de cette collection. Pour des travaux d'ensemble, cf. B. M. CASPER [xoo] où J'on trouvera des indications bibliographiques additionnelles, ainri que E. 1. J. RoSBNTHAL, « Medieval Jewish Exegesis; its character and significance », Journal of Semilic Slllliiu, 9, 1964, 2.65-2.81. x. L'ouvrage fondamental est celui d'E. B. UlUIAcH (en hébreu), Les« rager», Jérusalem, 1965 (trad. anglaise, The Sager; their Concepts and Beliif.r, 1975).
z 34
Etudier la Bible
massorétique2. Si le Pentateuque, Josué et les Juges avaient déjà été canonisés avant le ue siècle av. J.-C., donc avant la traduction de la Septante, les autres livres de l'Ancien Testament ont fait l'objet de discussions quant à la version à adopter, ou encore s'ils devaient être inclus dans le canon. Ces débats ont contribué au développement des méthodes de l'interprétation littérale du texte, dont la version massorétique a été établie depuis le ue siècle ap. J.-C. A partir de cette version, répandue dans tout le monde juif, les sages ont élaboré des commentaires, au point que la littérature talmudique contient la méthode exégétique dite PaRVeS, soit les initiales des quatre sens de l'Ecriture : Peshat (le sens littéral), Remez (allusion), Derash (le sens homilétique) et Sod (secret ou le sens allégorique). Cette méthode a été ultérieurement développée, aux VIe-1xe siècles, aux académies talmudiques de la Mésopotamie, Sura et Poumpedita, soit les « académies babyloniennes », qui avaient monopolisé les études talmudiques dans le monde juif du haut Moyen Age. Des considérations de l'ordre pratique ont joué un rôle important dans l'établissement de cette prépondérance. C'est ainsi que la décadence du centre palestinien, due aux persécutions du gouvernement byzantin, à partir du début du ve siècle, laissa le centre « babylonéen » sans rival pendant une très longue période. li en résulta que les dirigeants de différentes communautés juives du monde entier se sont habitués à s'adresser aux académies mésopotamiennes en matière de jurisprudence et de l'interprétation des préceptes. Les conquêtes arabes du vue siècle ont abouti à la concentration de la grande majorité des communautés juives du monde méditerranéen sous un seul régime politique; c'est ainsi que le gouvernement du califat avait facilité les communications des différents pays avec l'Iraq, ce qui joua aussi en faveur des académies de la Mésopotamie. Les liaisons commerciales avec la Syrie ommeyade et avec l'Iraq abbasside ont permis aux dirigeants des communautés de profiter des voyages de marchands en Orient, afin de les charger de questions concernant l'application de la Loi. Ces « envoyés rabbiniques », venant de tout le monde régi par les califes, mais aussi bien de l'Europe chrétienne, en ont saisi les chefs des académies, les Geonim. Les questions ont été étudiées aux séances de l'Académie respective, où les textes bibliques, la source de la jurisprudence talmudique, étaient commentés et interprétés selon les quatre sens de l'exégèse, avant la rédaction du Responsum, qui faisait autorité et devenait précédent. C'est ainsi qu'encore avant le IXe siècle une masse composant un riche matériel exégétique a été accumulée en Méso2. Le problème de l'établissement du texte massorllique de l'Ancien Testament et sa datation a été l'objet des débats contradictoires. Cf. G. E. WEIL, Initia/ion à la massorah, Paris, I964, et B. ]. RoBERTS,« The Old Testament : Manuscripts, Texts and Versions», dans G. W. H. LAMPE [5], pp. I-26.
L'exégèse rabbinique
z 35
potamie, la littérature geonique. Elle a servi de source pour les commentaires de Saadiyah Caon (88z-94z), qui représentent un tournant dans l'exégèse juive; né à Abu-Sweir (district de Fayoum) en Egypte, Saadiyah avait étudié à Alexandrie et à Jérusalem avant de s'agréger à l'Académie de Bagdad, dont il est rapidement devenu le chefS. Ce logicien, élève de l'école néo-platonicienne d'Alexandrie, adopta dans son exégèse surtout les sens littéral et homilétique, qu'il développa sur les fondements philologiques et philosophiques en arabe, qu'il avait appris à l'époque de sa formation. C'est ainsi que Saadiyah subit l'influence des courants théologiques musulmans, adaptés dans son œuvre. Un exemple signifiant de cette influence se trouve dans sa méthode de l'explication raisonnée des préceptes; afin d'y aboutir, Saadiyah divisa les préceptes et les lois bibliques entre ceux qui étaient octroyés par la Révélation et les préceptes émanant de la raison. Cette élucidation, devenue doctrine de l'orthodoxie rabbinique, eut une importante influence sur les exégètes des générations suivantes. Les commentaires de Saadiyah ont été considérés comme l'émanation de l'orthodoxie juive et sont devenus les fondements de l'exégèse biblique en Espagne, dans l'Afrique du Nord et en Europe occidentale.
Les débuts de l'école talmudique en Espagne se situent au dernier quart du vme siècle, lorsque l'exilarque Natronaï ben Zabinaï, exilé de Baghdad par les geonim, qui l'avaient déposé en 771, y trouva refuge. Cette école, dont on peut suivre l'évolution depuis le IXe siècle, a joué un rôle de première importance dans le développement des centres scolaires en Occident' et, par conséquent, de l'exégèse juive occidentale. Certes, ces débuts ont marqué la continuation de la tradition normative des académies mésopotamiennes, reprenant ses méthodes et les quatre sens de l'interprétation. Pourtant, de nouvelles approches ont été formulées rapidement, au point que le xe siècle doit être considéré comme point tournant dans l'histoire de l'exégèse juive médiévale, aussi bien par ses innovations que par sa prolifération. Le cadre humain et socioculturel des activités de l'école sepharade (lit. judéo-espagnole; dans notre contexte, le terme inclut aussi bien le Maroc) a été celui de la civilisation du califat de Cordoue, à laquelle les juifs avaient activement contribué6 • Dans cette société, la langue arabe 3· Cf. H. MALTER, Lift and Work of Saadiah Gaon, Philadelphie, 1970, 2.8 éd. 4· Cf. A. GRABels, « Ecoles et structures sociales des communautés juives dans l'Occident aux IX8 -xn8 siècles », Gli Ebrei Mil' Alto MeJioe110 (Setlimane ... Ji Spo/eto, t. XXVI), Spolète, 1980, pp. 937·964. S· Cf. B. LÉVI-PROVENÇAL, Histoire du califat Je Cordoue, Paris, 1944 (t. 1 de son Histoir1 Je l'Espagne mUJU/maM), ainsi que la théorie d'A. CAsTRO, La rea/il/ad histdrica Je Espaiia, Mexique, 1954, sur l'origine tri-ethno-religieuse de la civilisation espagnole.
2.
36
Ellldier la Bible
a été l'élément commun de la transmission des idées et des connaissances, qu'il s'agisse de la littérature, de la philosophie, des sciences ou bien de la médecine. Les intellectuds juifs avaient appris l'arabe et l'ont employé dans leurs propres œuvres; cette ouverture linguistique a, par ailleurs, facilité aux juifs de se mettre au courant des dévdoppements théologiques de l'Islam, qui ont eu leur influence dans l'élaboration des doctrines du judaisme6 • C'est ainsi que, dans le domaine philologique, les résultats acquis par les grammairiens arabes ont servi de modèle pour la renaissance de l'hébreu; là-dessus, il y eut, hors de l'influence régionale, transmission de l'héritage des grammairiens juifs de la Palestine. L'étude de l'hébreu et de sa grammaire a connu son essor en Espagne médiévale aux xe-xne siècles. Toute une série de maîtres, depuis Menahem ben Saruq (m. ca. 96o), Donash ben Labrat (ca. 92.0-980) et leur élève Jehudah ben Hayyuj7, ont forgé les outils philologiques de l'exégèse biblique, prenant comme exempta de leur analyse des textes de l'Ancien Testament. Un des premiers exemples de l'application de cet enseignement dans l'exégèse a été l'œuvre de Jona.h Ibn Janah (première moitié du xre siècle), connu aussi par son nom arabe, Abu al- Walit/8. Dans ses traités, Ibn Jana.h procéda aux commentaires philologiques des textes bibliques, sdon une méthode critique, qui l'amenait à corriger la version ma.rsorétique, quand die ne se conformait pas aux règles de la grammaire. Cette méthode lui valut les critiques de ses contemporains, toute correction du texte massorétique étant considérée comme sacrilège. ll en résulta qu'Ibn Janah n'a pas été inclus parmi les exégètes reconnus; pourtant, ses travaux ont eu une influence importante sur les exégètes postérieurs, qui ont fondé leurs interprétations littérales sur la méthode philologique. C'est ainsi que Moise Jikatilla, ou Gikatilla (seconde moitié du xre siècle)9, qui s'était concentré sur les commentaires sur Isaïe et sur les Psaumes, dont seuls des fragments ont été conservés, est arrivé à la conclusion que les prédictions des prophètes se référaient à leur propre temps et n'affectaient pas l'avenir messianique. Cette voie insolite de l'interprétation des textes bibliques, où la philologie amenait au rationalisme, n'a pas été acceptée par les exégètes rabbiniques médiévaux. Cependant, malgré les critiques acerbes, la méthode philologique et son application dans l'exégèse n'ont pas été condamnées dans leur ensemble. C'est ainsi que déjà pendant la seconde moitié du xr8 siècle, l'on remarque un retour aux approches plus conser6. Cf. S. W. BARON, A Social and R6/igio11r History of thl ]1111s, t. VII (Philadelphie, 19s8), pp. 3-28, ainsi quet. VI (19S8), pp. 3-16. 1· Pour les biographies des personnes mentionnées, v. En&yclopaetlia ]utlaita, Jérusalem, 1971, en anglais (abr. B], tome et col.), à laquelle nous renverrons, sauf exceptions. Pour Menahem ben Saruq, B], XI, 1305-1306; Donasb ben Labrat, BJ, VI, 27o-271; Jehudab ben Hayyuj, B], VII, 1SJ3-1SJ4· 8. B], VIII, II81-n86. 9· BJ, VII, s6s-s66.
L'exégèse rabbinique
z; 7
vatives du sens littéral des commentaires. Jehudah ben Balaam, le contemporain de Jikatilla, dont les commentaires sur Isaïe et sur les Psaumes ont été conservés 10, s'est aligné sur l'attitude traditionnelle, voire celle de Saadiyah Gaon, ouvrant ainsi la voie aux exégètes vers l'emploi de la méthode philologique. li accepta sans réserve la version massorétique de l'Ancien Testament et l'interpréta selon les règles grammaticales, les seules à son avis qui pourraient aider à élucider le sens littéral du texte. Par ces procédés, il contribua à accréditer la méthode philologique de l'exégèse, qui connut son essor aux xue et xn1è siècles. Les œuvres exégétiques d'Abraham Ibn Ezra (1o89-II64) 11 combinent les méthodes philologiques et philosophiques. Né à Tolède, en Castille, il étudia en Andalousie, qui était sous la domination musulmane, et, pendant sa jeunesse, a complété sa formation voyageant en Afrique du Nord, du Maroc à l'Egypte. De retour à sa ville natale, il y pratiqua la médecine, tout en consacrant ses loisirs aux études bibliques, à la grammaire hébraïque, à l'astronomie, ainsi qu'à la philosophie, domaine où l'on peut le qualifier de logicien, du courant néo-platonicien. Cependant, Ibn Ezra, devenu la personnalité la plus notoire du judaïsme castillan, quitta brusquement en II39 l'aisance de Tolède et mena une vie de vagabond et de pauvreté jusqu'à sa mort, en 1164. Ses errements l'ont mené par la France et le royaume anglo-normand12• Cette période de vagabondage, qui a été une occasion pour lui d'assurer la transmission orale des achèvements de l'école sepharade au nord des Pyrénées, fut en même temps la période la plus féconde de la vie d'Ibn Ezra, celle de la rédaction de son œuvre, assurant ainsi sa position d'encyclopédiste pour la postérité. Dans le domaine de l'exégèse, Ibn Ezra s'est acquis une très haute réputation grâce à ses commentaires sur le Pentateuque, Isaïe, les Prophètes mineurs, les Psaumes, le Cantique, Job, Esther, l'Ecclésiaste et Daniel. lis représentent, dans leur ensemble, l'originalité de l'esprit de leur auteur et l'usage qu'il fit de sa vaste culture biblique, philologique, littéraire et philosophique. Ses introductions ont une valeur méthodologique, car il y insista sur les principes de ses commentaires et surtout sur les raisons qui l'ont amené à adopter le sens littéral; à cet égard, l'introduction au Pentateuque a une importance particulière, résumant sa position par rapport aux quatre courants exégétiques qui avaient précédé ses propres travaux. C'est ainsi qu'il s'opposa à l'exégèse geonique, abstraction faite des œuvres de Saadiyah Gaon, pour lequel 10.
V. l'introduction de l'édition de ses œuvres par
J.
etH.
DEREMBOURG,
Opmtules et
Irailés, Paris, 1864. II. E], VITI, II63-II70. Cf. A. GRABols, « Le non-conformisme intellectuel au xn• siècle : Pierre Abélard et Abraham Ibn Ezra », dans Modernité et non-conformisme tians J'histoire tk France, Leyde, 1983, pp. 3•13· 12.
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Etudier la Bible
il professa une grande admiration, en raison de leur usage excessif des sources extérieures, ce qui les avait orientées vers l'homélie. Quant aux Kéraïtes 13, qui ont concentré leurs travaux sur le seul texte biblique, ne reconnaissant pas l'autorité du Talmud, il leur reprocha le manque de compréhension de l'Ecriture par l'abandon de la tradition, « qui doit être utile pour l'exégète ». Les méthodes de l'école franco-allemande ont été trop homilétiques à son goût, même quand elles ont exprimé le sens littéral, parce qu'on n'y faisait pas usage des règles de la grammaire hébraïque et de la logique. Enfin, il rejeta tout emploi du sens allégorique, surtout par l'exégèse chrétienne, soulignant que pareilles interprétations cherchent des allusions se référant au texte du Nouveau Testament, et n'ont ainsi rien en commun avec le sens historique des livres comme la Genèse ou l'Exode, ni avec le sens littéral des lois et des préceptes 14 • En somme, sa position a été clairement définie : seules la méthode philologique et l'approche logique peuvent donner le sens correct des textes. Dans son exposition, Ibn Ezra resta fidèle à ses principes. Son commentaire sur l'Exode est un modèle d'interprétation philologique, ainsi qu'un chef-d'œuvre de grammaire de l'hébreu biblique. Adoptant l'attitude traditionnelle, qui attribue à Moïse la rédaction du Pentateuque, ses études philologiques l'ont amené à constater que certains fragments ont dû être rédigés postérieurement, surtout dans le Deutéronome, et interpolés dans le texte massorétique. Le même esprit critique se dévoile aussi dans son commentaire sur Isaïe; Ibn Ezra a été le premier exégète qui distingua une seconde partie du livre; quoiqu'il se soit contenté d'exprimer ses vues dans des termes voilés, on lui doit la découverte d'Isaïe II, soit d'un auteur différent des chapitres 50-6616• Sans que l'on doive le considérer un précurseur de la recherche biblique critique, dans le sens moderne du mot, il est certain que, par ses méthodes de travail, Ibn Ezra devançait son époque. Ceci, sans sortir du courant orthodoxe de l'exégèse. D'autre part, dans son commentaire sur le Cantique, Ibn Ezra est 13. Les Kéraites sont une secte qui, sous la direction d'Anan ben David de Baghdad,
se sont séparés au vm• siècle du judaisme « rabbinique », refusant de reconnaître l'autorité du Talmud. Leur grand essor se situe entre les vm• et x• siècles, lorsqu'ils ont fondé leurs communautés en Mésopotamie, Perse, Syrie, Palestine, Egypte et l'Empire byzantin. Leur polémique avec le judaisme « rabbinique », qui avait pris des formes acerbes, les amena à développer leur propre exégèse, qui a été critiquée par Saadiyah Gaon. Malgré leur déclin, les Kéraïtes n'ont pas disparu et ont continué leur existence en marge du judaisme orthodoxe (E], X, 761-785), cf. Z. CAHN, The Ri.re of the Karaite Sut; a New Light on the Halakab ami the Origin of the Karaites, New York, 1937, et Z. ANKORI, Karailes in Byzantium, New York, 1 959· 14. Cf. M. FRIEDLAENDER, Essays on the Writings of Abraham Ibn Ezra, Londres, 1877, 4 vol. Malgré sa date, cet ouvrage classique reste la meilleure étude sur l'œuvre exégétique d'Ibn Ezra. 15. Introduction au commentaire sur le livre d'Isaïe, rédigé à Lucques (1145), Isaïe, apeç les rommenlaires de Rashi, Ibn Ezra et David Kimhi, Jérusalem, 1923.
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239
resté fidèle à la tradition, qui imposait une interprétation allégorique du livre. Dans son introduction, il affirma que « ces meilleurs chants du roi Salomon contiennent un message secret », qu'il faut dévoiler. Pourtant, son exposition, même dans ce cas où l'allusion et l'allégorie lui étaient imposées, a été en somme influencée par sa méthode philologique, ce qui lui a permis de rédiger une interprétation originale du Cantique, où l'on trouve une synthèse des sens allégorique et littéral16• Les résultats acquis par les exégètes philologiques de l'école sepharade ont servi de fondement pour l'œuvre de David Kimhi de Narbonne (RaDaK, n6o-1235) 17 • Kimhi, qui a été un grammairien notoire et qui a traduit en hébreu des ouvrages philosophiques rédigés en arabe en Espagne, entreprit son œuvre exégétique lorsqu'il a été déjà âgé, ce qui lui avait donné l'avantage de l'expérience et du cumul des sources employées. C'est ainsi qu'elle est aussi importante par son volume que par sa qualité, au point qu'elle est habituellement imprimée avec le texte et les commentaires de Rashi dans les éditions traditionnelles de l'Ancien Testament. Outre le Pentateuque, dont seul le commentaire sur la Genèse a été conservé, il interpréta tous les prophètes, les Chroniques et les Psaumes 18• Par ses méthodes de travail, il peut être considéré le continuateur d'Abraham Ibn Ezra. Cependant, il employa aussi l'œuvre de son père Joseph et l'enseignement de son frère aîné, Moïse, qui avaient étudié les travaux philologiques sepharades depuis le xe siècle, ainsi que les méthodes lexicographiques en vogue à Rome et à Narbonne. C'est ainsi que son exégèse, fondée sur l'interprétation stricte du sens littéral, l'amena parfois aux dissertations grammaticales ou bien des notes lexicographiques, avant de proposer ses propres interprétations des mots. Un important aspect des commentaires de Kimhi est lié à sa polémique avec l'exégèse chrétienne. Cet aspect, qui n'avait pas joué un rôle important dans les travaux de ses prédécesseurs en Espagne, formés dans l'aire politique et culturelle de la société musulmane, fut au cœur des exégètes juifs de l'Europe chrétienne. Cependant, il ne faut pas y voir une réaction académique pure contre les interprétations chrétiennes de l'Ancien Testament, comme ce fut dans l'œuvre d'Ibn Ezra, ni le miroir d'une polémique à propos des méthodes d'exégèse. Leur but doit être formulé comme appartenant au domaine pratique, à savoir doter les juifs des arguments destinés à renforcer le judaïsme dans les pays chrétiens face au prosélytisme de l'Eglise et les convaincre du bien16. Cf. G.
VAJDA,
L'amour de Dieu dans la théologie juive du Moyen Age, Paris, 1957, s.v.
« Cantique des Cantiques ». 17. Cf. F. TALMAGE, David Kimhi; the Man and his Commenlaries, Cambridge (Mass.), 1975· 18. Ed. de H. J. 1. GAo, Londres, 1962, qui est un recueil des éditions critiques de ses commentaires, et Le commentaire complet sur les Psaumes, éd. A. DAROM, 2 vol., Jérusalem, 1966-1971.
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fondé de la doctrine juive19• Quant à Kimhi, qui travaillait à Narbonne pendant la croisade albigeoise, qui eut des répercussions sur la condition privilégiée des juifs du Languedoc20, il souligna ces buts de la polémique dans ses commentaires sur la Genèse, 24, 4, et sur les Psaumes, surtout Psawne z21 • La réfutation des interprétations christologiques de l'Ancien Testament amena Kimhi à étudier dans ses commentaires la question du sens des Lois et des préceptes bibliques. Se fondant sur la méthode philologique, il s'opposa à toute interprétation dans le sens corporaliter et spiritualiter des préceptes. Commentant le Deutéronome, 30, I 1-14, il souligna la validité perpétuelle des lois divines, émanation de la Révélation sur le mont Sinaï; là-dessus, il nia, commentant le Psawne no, toute allusion à Jésus-Christ et, par conséquent, tout droit de délier personne de l'observation stricte des préceptes 22 • Pourtant, ces réfutations ont une portée plus large, englobant la question de l'avenir messianique. Certes, Kimhi s'y heurta aux difficultés, émanant de sa méthode philologique, qui n'admettait pas l'allégorie, ni des interprétations mystiques. Il se contenta donc de constater, ce qui par ailleurs a été déjà souligné par des exégètes qui l'ont précédé, que les prédictions des prophètes sur l'arrivée du Messie n'ont pas été encore accomplies, ce qui laissait la solution du problème du salut d'Israël pour un avenir indéfini23.
Parallèlement, l'école sepharade a développé l'usage des méthodes philosophiques de l'exégèse. Comme dans la philologie, des travaux en arabe ont eu leur influence dans ce domaine aussi. Ceci, malgré une différence fondamentale entre les deux domaines : l'influence des gram19. Le problème du prosélytisme et des conversions des juifs au christianisme est un des plus difficiles à résoudre par la recherche moderne, en raison du mélange entre les conversions forcées et les conversions volontaires. La politique officielle de l'Eglise a été la conversion des juifs par la persuasion, en accord avec sa vocation missionnaire (cf. P. BaoWE, Die ]Hdenmission im Mille/alter, Miscellanea historiae pontificae, VIII, Rome, 1942), tandis que, depuis le xx• siècle, on remarque des pressions imposant la conversion. Les textes hébraïques ont fait la distinction, employant les mots anu!Ïm (forcés) et meshumadim (renégats); l'insistance des sources imposant la rupture de toutes relations avec les renégats indique qu'il ne s'agissait pas de quelques cas isolés. A ce propos, la polémique antichrétienne des exégètes faisait partie des efforts déployés afin de renforcer la foi des juifs. Cf. E. 1. J. RosENTHAL, « Anti-Christian Polernics in Medieval Jewish Commentaries »,Journal of ]ewish Studies, XI, 196o, 115-135· 20. Cf. G. SAIGE, Eludes sur les juifs du Languedoc antérieurement au XIV• siècle, Paris, I88x, s.v. 21. Psaume II, éd. DAaOM, t. 1. Les textes de Kimhi réfutant les doctrines chrétiennes ont été traduits en latin par l'humaniste GENEBR.Aanus, dans son Recueil des commentaires hébraiques, Paris, 1566. 22. Psaume ex, éd. DAR.OM, t. II. 23. Ibid. et TALMAGE, op. cit. s.v. Sur le problème messianique dans les œuvres des exégètes juifs médiévaux, cf. G. ScHOLEM, The Messianic Idea in ]udaism, New York, 1971.
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mairiens arabes se fit sentir en raison de leur création originale, tandis que dans la philosophie il s'agissait en premier lieu du recours à l'héritage hellénistique, que les juifs avaient connu dans sa forme originale, encore avant les traductions en arabe. L'habitude des philosophes et des scientistes juifs de se servir de la langue arabe pour en rédiger leurs propres travaux a été un facteur important dans le processus de l'adoption des méthodes philosophiques aux fins exégétiques, d'autant plus que ces mêmes personnes ont parfaitement été formées dans la rabbinica et donc dotées d'une formation bilingue24• Un autre facteur pour la propagation de la méthode philosophique a été l'influence de l'exégèse de Saadiyah Gaon et de ses travaux néo-platoniciens, rédigés en arabe. Le recours aux méthodes philosophiques de l'exégèse a été aussi favorisé par la tendance de la présentation systématique et analytique des textes talmudiques, expliquant le sens de la Bible, ce qui s'opposait à la tradition mésopotamienne de leur mémorisation25 • Cette tendance impliquait une méthode d'argumentation, dont l'emploi se retrouve dans les commentaires de l'Ancien Testament. Dans ce domaine, l'œuvre des sages de l'école de Kairouan servit de modèle : Hananel Bar Hushiel (ca. 980-1056) 26 et Nissim Bar Jacob (ca. 990-106z), l'auteur du Mafteah lemanoule hatalmud27 (La clef aux serrures du Talmud), qui est un index analytique de la littérature talmudique, sont devenus des autorités dans ce domaine. Leurs œuvres ont été étudiées par les exégètes de l'Espagne, de l'Italie et du bloc francoallemand. Sur ces fondements, Alfasi (Rabbi Isaac de Fez, ca. 1013uoz) entreprit, pendant l'époque où il dirigea l'académie de Fez, soit avant 1o8o28, un travail monumental, commentant la jurisprudence talmudique. Son but, l'élucidation des lois, l'amena à commenter les préceptes de l'Ancien Testament, en raison du principe de la continuité de la jurisprudence juive, à partir de la Révélation sur le mont Sinaï. Sous l'influence des œuvres de Saadiyah Gaon, il recourut aux méthodes des philosophes néo-platoniciens. L'œuvre d'Alfasi, qui ne se situe pas dans le domaine de l'exégèse biblique proprement dite, eut cependant une influence importante sur les exégètes en Espagne, qui ont appliqué ses méthodes de l'interprétation des lois dans leurs travaux. L'emploi des méthodes philosophiques dans l'exégèse a été facilité par l'étude de l'œuvre de Salomon Ibn Gabirol (ca. 1ozo-1057)· Ibn Gabirol, connu dans l'Occident latin comme At~icebrol, l'auteur de la Fons Vitae 29 , inspira les exégètes du xne siècle, qui lui ont emprunté 24. Cf. S. W. BARON, op. dt., pp. 274 s. 25. Io., ibid., pp. 21-:z:z et 328-330. 26. EJ, VII, 12.5 2-12.53. 27. EJ, XII, 1183-1184. 28. EJ, 1, 6oo-6o4. 29. E], VII, 235-245.
2.42.
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les méthodes et la logique. Afin de prouver le rationalisme de la foi juive et la morale de ses principes, il adapta l'enseignement de son maître Nissim Bar Jacob de Kairouan et étudia les textes de l'Ancien Testament. Ces interprétations ont servi de modèle pour le développement du sens moral dans l'exégèse rabbinique. Cette tendance moralisante a été développée pendant la seconde moitié du xre siècle par le philosophe Bahiya Ibn Paquda, dans son traité Hovoth halevavoth (Introduction aux devoirs du cœur)3°. Bahiya, qui s'est occupé de la nature de la Divinité, a traité des problèmes de la Révélation et du sens moral des préceptes, adoptant l'enseignement néo-platonicien dans l'exposition de ses arguments. Par cela même, son œuvre eut une influence profonde sur les exégètes sepharades au xne siècle, qui en ont adopté les méthodes. Ces influences se manifestent dans l'exégèse de Jehudah ben Barzillaï de Barcelone (Barceloni) au début du xne siècle31 • Ce chef spirituel du judaïsme catalan a commenté une sélection des textes de l'ensemble de l'Ancien Testament, le Séfer Yetsirah (Le livre de la Création). A la différence de ses trois maîtres de pensée, qui avaient vécu en terre d'Islam, Barceloni dut confronter les conditions de coexistence dans l'environnement chrétien qui, en Catalogne, accusait des traits libéraux et se déroulait dans une ambiance de tolérance32• Ces conditions, qui l'ont mis en contact avec l'exégèse chrétienne et, semble-t-il, avec des sectaires dualistes proto-cathares, l'ont amené à adopter une attitude polémique envers les doctrines dualistes-gnostiques et trinitaires. Afin de les réfuter, il employa les textes talmudiques, déjà élucidés par Alfasi, ainsi que les enseignements philosophiques d'Ibn Gabirol et d'Ibn Paquda, auxquels il emprunta les méthodes de raisonnement. L'importance de son œuvre exégétique réside surtout dans ses interprétations littérales, fondées sur la méthode néo-platonicienne de l'argumentation. C'est ainsi que, commentant les textes concernant la source de l'inspiration des prophètes, Barceloni conclut que l'essence de la Divinité est spirituelle; glosant la Genèse I, sur le terme «l'esprit de Dieu», il jeta les jalons de sa méthode : la nature spirituelle de Dieu, facteur de la Création et de la Révélation, a été aussi bien la source de l'inspiration des prophètes. En raison de cette nature immatérielle, il conclut qu'il est inconcevable de soutenir que la Divinité pourrait revêtir une forme dualiste, ou bien comme lncarnation33• Dans son œuvre exégétique, Abraham Ibn Ezra, qui exprima le courant philologique, employa aussi la méthode philosophique, s'avérant 30. E], IV, IOS-Io8. 31. E], X, 34I-342. 32. Cf. I. BAER, History of the ]ews in Christian Spain, 2 vol., Philadelphie, I966, et l'inttoduction deR. J. SCHORR à son édition des œuvres de Jehudah ben Barzillai, Cracovie, I902, pp. Ill-XXIII. 33· Séfer Yetsirah, éd. S. J. HALBERSTAMM, Berlin, I88s, p. 77·
L'exégèse rabbinique
z43
comme l'élève spirituel d'Ibn Gabirol, auquel il a emprunté la logique. Cet usage se dévoile surtout dans ses commentaires concernant la Révélation, ainsi que dans son argumentation du sens moral des préceptes bibliques84• L'importance de l'œuvre d'Ibn Ezra dans ce domaine réside surtout dans sa manière de la combinaison des deux méthodes pour l'élucidation du sens littéral de l'Ecriture; son exégèse marque l'achèvement des travaux des néo-platoniciens, qui seront éclipsés dans la génération suivante par les aristotéliciens. L'apogée du courant philosophique de l'exégèse rabbinique a été atteinte dans l'œuvre de Maimonide (II35-xzo6), surtout dans son traité Moréh Nevohim (Le Guide des Perplexes) 35• Contemporain d'Ibn Rushd (Averroès) et originaire comme lui de Cordoue, Maimonide combina dans son œuvre l'enseignement de son père, Maimon, qui avait été un exégète réputé, notamment dans le sens homilétique et moral, et celui de la philosophie aristotélicienne, qu'il avait étudiée à Cordoue, dans le but de concilier les doctrines bibliques avec la philosophie. Son approche a été déterminée par sa conviction que la Bible contient l'essentiel de l'enseignement philosophique; c'est ainsi qu'il souligna que pareille méthode de l'interprétation serait la meilleure voie du renforcement de la foi et de l'explication du véritable sens de l'Ecriture. Cette conception imposait le développement des interprétations figuratives du texte, aux côtés du sens littéral, qui était au cœur des exégètes sepharades. Cependant, elles étaient susceptibles d'amener l'étudiant vers la direction du raisonnement abstrait, qui pourrait se glisser vers l'hétérodoxie. Ceci, parce qu'à partir du processus de la Création le fossé entre les théories d'Aristote sur l'éternité de la matière et entre la doctrine biblique de la création par le Verbe du néant devenait impossible à passer. Dans ce cas, Maimonide accepta tel quel le sens littéral, l'expliquant par l'action du Verbe (Logos) sur la matière (Physis)38• Cependant, en raison de la substance incorporelle de la Divinité, telle que le judaïsme conçoit et que Maimonide lui-même exprimait dans ses travaux et dans ses Responsa rabbiniques, l'interprétation anthropomorphique de la Genèse devrait être expliquée dans un sens métaphorique. Or, cette 34· V. par exemple, son commentaire sur l'Exode, XX, 7· 3S· Né à Cordoue, où il avait étudié, Moise ben Maimon (RaMBaM ou Maimonide) a été parmi les victimes de la conquête de l'Andalousie et du fanatisme almohade ; forcé de se convertir à l'Islam alin de pouvoir quitter sa ville natale vers n6s, il renia cette conversion. Après une visite en Palestine, il s'établit au Caire, où il exerça la médecine. Sa renommée professionnelle lui valut la nomination de médecin de la cour, soignant Saladin et son entourage. Sa réputation de talmudiste en fit le directeur spirituel des communautés juives du monde entier. Il accéda à la prestigieuse position de Nagitl, le chef de la communauté juive de l'Egypte, devenue ensuite héréditaire dans sa famille. La bibliographie maimonidienne est très riche; cf. EJ, XI, 7S4-781, où l'on trouvera des références supplémentaires. 36. Cf. G. VAJDA, « La philosophie juive en Espagne », dans R. D. BARNETI' (édit.), The Sephartli Heritage, Londres, 1971, pp. 81-III, mettant au jour son ouvrage classique, Tntrotlndion [1o6].
2.44
Etudier la Bible
méthode éloignait l'exégète des sens littéral et homilétique, traditionnellement diffusés dans les communautés juives. Qui plus est, elle imposait à Maim.onide l'adoption des méthodes métaphysiques d'argumentation. Cette difficulté a été la cause d'une longue dispute concernant l'orthodoxie des œuvres philosophiques de Maimonide, qui se manifesta amèrement dans la plupart des communautés juives pendant le xme siècle37 • Même les exégètes qui ont défendu ses doctrines, tel David Kimhi, ont formulé des réserves quant à ses interprétations métaphoriques, les considérant comme opposées à la méthode logique du sens littéral, le peshat. En revanche, sauf les opposants les plus acerbes, ils ont adopté l'emploi de la philosophie dans l'exégèse du maître, qui a été surnommé «le grand aigle», surtout pour ses commentaires sur les prophètes. Dans ce domaine, l'interprétation de Maimonide, représentant la prophétie comme un phénomène naturel, n'ayant pas de caractère mystique, se prêtait à l'effort de la conciliation entre la foi et la raison. A cet égard, le Guide des Perplexes souligne la dépendance entre la Raison et la Révélation divine, qui avait été la source de l'inspiration des prophètes. Développant les arguments déjà exprimés par ses prédécesseurs, depuis Saadiyah Gaon jusqu'à Ibn Ezra, Maimonide traça la doctrine de l'interprétation par la raison de la Révélation et, par conséquent, des préceptes et des pratiques religieuses. C'est ainsi qu'il rédigea« Les treize principes de la foi »88, qui est un document orthodoxe traditionnel, expliqué par sa méthode philosophique. Dans ce texte, adopté comme attestation de la foi par l'ensemble des communautés juives, même par ceux qui se sont opposés à ses arguments philosophiques, il abandonna la doctrine de Saadiyah, fondée sur la division des Lois, entre les préceptes de la révélation et préceptes de la raison. Selon la doctrine ma1monidienne, la loi divine contient à la fois les éléments de la révélation et leur explication raisonnable, ce qui implique le devoir de suivre tous les préceptes. La distinction est opérée dans ce système entre les lois « cérémoniales », dont les raisons ne doivent pas être connues par les fidèles, et les lois juridiques, qui se prêtent à l'usage de la raison. Le rôle de l'exégèse est, dans ces cas, d'interpréter les textes, afin d'expliquer la raison de la parole divine. Ces arguments ont eu une influence profonde sur la pensée juive depuis le xme siècle, ainsi que sur la théologie catholique, et particulièrement sur le thomisme39• lis ont été fondés sur la théorie d'Ibn Sina ( Avicena), qui avait insisté sur l'identité entre l'existence et l'essence divine. Quoique vivant dans les pays musulmans, Andalousie et Egypte, 31· Pour un très bref résumé de la controverse, cf. E], XI, 151-7H· 38. « Les treize principes de la foi » sont inclus dans son commentaire sur le Talmud, éd. Varsovie, 1837 et separata. a. G. VAJDA, op. ât. (n. 36) et A. J. REINES, Maimonides and Abrabane/ on Prophuy, Cincinnati, 1970. 39· Cf. E. GILSON, Le thomisme, 4° éd., Paris, 1942,passim.
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Maimonide avait appris les dogmes chrétiens et les problèmes posés par l'exégèse allégorique chrétienne, dont les méthodes étaient assez proches de ses tendances métaphoriques, malgré les différences fondamentales quant aux conclusions40• Ayant été saisi par des questions adressées par des communautés de l'Europe occidentale, il a été amené à traiter des arguments des exégètes chrétiens, surtout des interprétations des textes de l'Ancien Testament, censés annoncer le Christ. Dans cette polémique, Maimonide adopta une attitude historique, fondée sur la combinaison du sens littéral du commentaire et de son argument philosophique. C'est ainsi que, interprétant des textes comme Isaïe 7 ou les Psaumes, il se concentra sur leur signification historique, les remettant dans leur contexte chronologique et refusant d'y voir des allusions à Jésus-Christ. Qui plus est, se fondant sur la tradition talmudique41, il s'opposa à la doctrine de la nature divine de Christ; Jésus, ou Josué, avait été représenté comme un des sages de la Mishna, dont certains points de son enseignement avaient été condamnés par ses collègues.
La genèse et le développement de l'exégèse rabbinique dans les pays de l'Europe occidentale chrétienne se situent dans une perspective socioculturelle diamétralement opposée aux conditions régnant dans les pays musulmans. Des considérations valables à propos de l'éducation et la culture dans « l'Occident barbare »42 peuvent être appliquées, avec certains changements, au secteur juif. Certes, on l'a déjà étudié et souligné, l'enseignement, qui pourrait être qualifié de« primaire», a été fait courant dans ces communautés43 • TI consistait dans l'enseignement biblique, surtout du Pentateuque et des péricopes tirées des prophètes, ainsi que de la liturgie, ce qui incluait les Psaumes. Jusqu'au Ixe siècle, la dépendance de ces communautés des académies mésopotamiennes a été totale en tout ce qui concernait la jurisprudence talmudique et l'interprétation des textes. A cet égard, même les écoles de l'Italie, à Rome et à Lucques, dont le niveau a été sensiblement plus élevé, n'ont pas joui jusqu'à la seconde moitié du vme siècle d'une très grande notoriété. L'installation à Lucques de la famille mésopotamienne des Calonymides vers la fin du vme siècle44 eut à ce respect des conséquences 40. Dans sa « Lettre à Yémen », éd. A. S. HALKIN, New York, 1 942., Maimonide exprima clairement son opinion sur la nécessité d'apprendre les dogmes chrétiens afin de les réfuter. 41. Cf. E. 1. J. RosENTHAL, « Anti-Christian Polemics... »(art. dt., n. 19). 42.. Cf. P. RicHÉ [73], surtout sur la distinction entre l'enseignement élémentaire et secondaire (pp. zu-2.84). 43· Cf. A. GR.ABo!s, «Ecoles et structures sociales... » (art. dt., n. 4). 44· Cf. A. GR.ABo!s, «Le souvenir et la légende de Charlemagne dans les textes hébraïques, médiévaux», Le Moyen Age, 76, 1966, 5-41, ainsi que J. DAN (en hébreu), La dortrine du sefT'el des piétistes de l'Allemagne, Jérusalem, 1968, pp. 14-30.
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importantes. lis ont emporté les traditions exégétiques dans les quatre sens de l'Ecriture du centre « babylonien » et ont continué ses activités dans leur nouvelle demeure. n serait difficile de hasarder une identification du personnage rabbinique en Italie, duquel Alcuin avait obtenu des conseils à propos des versions des textes de l'Ancien Testament; ce qui importe plus est que, à la veille de la proclamation de l'Empire carolingien, l'école biblique italienne s'est acquis une réputation, répandue aussi bien en dehors de la société juive transalpine45. A la différence de la situation en Espagne et dans les pays du califat abbasside, où la culture arabe avait exercé une influence profonde sur les juifs, surtout dans les domaines philologique, scientifique et philosophique, les juifs de l'Europe occidentale n'ont pas trouvé d'inspiration, et donc de l'intérêt, dans la culture latine de leur temps. Elle ne correspondait point à leurs préoccupations, n'apportant pas de contributions méthodologiques à leurs travaux et, par contre, les œuvres écrites en latin, dans le domaine des dogmes christologique et trinitaire, étaient opposées aux doctrines du judaïsme. Plus encore, le latin n'était pas la langue parlée, ce qui réduisait au minimum les besoins d'y recourir. A cet égard, la tolérance dont les juifs avaient joui jusqu'au Ixe siècle en Italie et dans le royaume des Francs changea les perspectives et les attitudes stéréotypiques des juifs envers la chrétienté, au point que l'on se référait aux chrétiens de la France comme à« nos frères, les fils d'Esaü »46 ; pourtant, elle n'atténua pas la dispute théologique47. Les œuvres d'Agobard et d'Amolon de Lyon, de Raban Maur de Mayence, de Paschase Radbert, soit quelques-uns des auteurs dont l'influence politique donnait un poids particulier à leurs travaux, ont ouvert la polémique religieuse, qui a finalement abouti à mettre un terme à la tolérance et a obligé les sages juifs d'apprendre les arguments des chrétiens, afin de défendre leurs propres doctrines. Ces traits caractéristiques expliquent aussi bien la ségrégation culturelle en Europe latine que le développement particulier des courants exégétiques juifs dans ces pays. L'école exégétique ashkénaze (strictement, le terme s'applique aux communautés du bassin rhénan et il est élargi à ce propos sur la Lorraine et la France septentrionale, quoique les sources hébraïques médiévales se distinguent parfaitement entre les trois pays) a commencé ses activités sous l'influence prépondérante de l'exégèse mésopotamienne, qui lui avait été transmise par l'Italie. L'arrivée et l'installation à Worms de Calonymus de Lucques, à la fin du Ixe ou
4S· MGH, Epp., IV, 172; cf. E. S. DucKET, A/min, Friend of Charlemagne, New York, 19S I, p. 269. . 46. Lettre des« communautés de France» à Hisdai Ibn Shaprut (début du xe siècle), ed. J. MANN, Texfs and Studies, t. 1, Cincinnati, 1929, p. 28. 47· Cf. B. BLUMENKRANZ [991·
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au début du xe siècle48 , marqua les débuts de cette école, dont les travaux exégétiques pendant les premières générations ont été concentrés sur le sens homilétique. Les commentaires sur les textes de l'Ancien Testament ont été effectués à l'aide des textes mishnaïques et talmudiques, ce qui a donné une importance particulière à l'exégèse talmudique. Par conséquent, les sages de cette école ont travaillé sur les textes hébraïques, araméens, ainsi que sur des traductions syro-araméennes de la Bible (le Targum). A la différence de Saadiyah Gaon et de leurs collègues de l'Espagne et de l'Afrique du Nord, les sages ashkénazes ne savaient pas l'arabe et n'avaient pas de formation philologique. En revanche, leur connaissance intime du Talmud et de la littérature geonique mésopotamienne les dotait des instruments méthodologiques du commentaire sur l'esprit du texte, se servant à la fois de l'homélie et du sens de l'allusion comme des éléments destinés à développer l'exégèse littérale. L'œuvre de Gershom de Metz, La lumière de la Diaspora (ca. 96o-10z8), la plus grande autorité du judaïsme ashkénaze et le chef de l'Académie de Mayence49 , est édifiante à cet égard. Ses ouvrages ont été reconstitués à partir des fragments insérés dans les travaux des générations postérieures, où ils ont été largement cités, en raison de son autorité. Gershom a été surtout un exégète talmudique et juriste, possédant une très bonne connaissance du droit germanique, qui l'aida dans l'élaboration de ses propres travaux. Prenant comme exemple son plus fameux édit, instituant la monogamie et abolissant la pratique de la répudiation sans le consentement de l'épouse, ce qui la transforma en divorce, on peut suivre sa méthode de travail; l'étude des textes et des autorités normatives l'amena à conclure qu'il n'y avait pas de précepte instituant la polygamie; l'interprétation littérale du Pentateuque lui servit de fondement juridique, en raison de la mention d'une seule épouse des patriarches Abraham et Isaac; la position de Sarah en tant que l'épouse légitime, tandis que les concubines avaient été réduites au plan secondaire et, à la différence de la dame, appartenaient à la classe servile, l'ont amené à conclure que l'esprit de l'Ecriture ainsi que la pratique talmudique penchaient vers la monogamie. C'est ainsi que chez Gershom l'exégèse jouait un rôle pratique, qui est devenue fait courant dans l'œuvre rabbinique en Allemagne et en France, au point que l'on peut comprendre la remarque d'Abélard, dans son Dialogue, à propos de l'approche juridique des juifs à l'égard des préceptesoo. Outre l'influence de Gershom et des écoles de Mayence et de Worms, les exégètes ashkénazes ont subi aussi l'influence des œuvres de Hananel
48. Cf. A. GRABols, «Le souvenir et la légende de Charlemagne... », art. cit., n. 44· 49· E], VII, 511-p~. 50. Pierre ABÉLARD, Dia/ogus inter Phi/osophum, ]llliaeum el Chrùtianum, éd. R. THOMAS, Stuttgart, 1970; v. notamment pp. 7~-84.
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Bar Hushiel de Kairouan. Hananel, qui fut un des grands maîtres du centre nord-africain pendant la première moitié du x1e siècle, a concentré ses activités surtout sur l'exégèse talmudique, domaine où il s'est acquis la réputation. Par ses travaux, il est devenu le pivot de la transmission des œuvres geoniques en Occident, en ajoutant les résultats de ses propres études. Son commentaire sur le Pentateuque représente l'essentiel de son exégèse biblique; il eut une influence notoire au x1e siècle, en combinant les sens littéral, homilétique et allégorique et a servi de source d'inspiration à Rashi, dont l'œuvre fit oublier celle de Hananel, au point que seuls quelques fragments ont été conservés 61• Les ouvrages de Hananel ont été largement diffusés encore de son vivant par ses élèves, dont plusieurs ont effectué de grands voyages, venant de l'Espagne, de l'Italie, du Maghreb et de l'aire franco-allemande à Kairouan. Ils ont consigné dans leurs cahiers (kuntrès) 62 1es commentaires du maitre; ce matériel leur servit ultérieurement de fondement pour leur propre enseignement ou œuvre écrite. En Italie, où l'école rabbinique de Rome s'est acquis la réputation d'autorité parmi les communautés de l'Europe occidentale, au point que des personnalités hautement distinguées s'appuyaient sur les sentences des « nos maitres, les sages de Rome »53, l'enseignement de Hananel eut une influence profonde. Il servit notamment comme source pour l'œuvre lexicographique de Nathan de Rome (ca. 103 5-II 10), l' Arukh, dont la compilation a été achevée avant noo 64• L'Arukh est un dictionnaire étymologique de la Bible et du Talmud, contenant des explications minutieuses des origines hébraïques, araméennes, grecques, latines, arabes et persanes des termes. Nathan, devenu le directeur de l'école de Rome en 1070, après la mort de son père, s'est acquis une réputation d'autorité dans le domaine lexicographique et a été consulté par des grands maîtres, ses contemporains, dont Rashi de Troyes. Il a employé dans son œuvre les résultats de l'exégèse, surtout du sens littéral, créant en même temps les fondements linguistiques des nouveaux courants exégétiques, dont les auteurs n'avaient pas d'accès aux œuvres en arabe des grammairiens sepharades. Conjointement avec les œuvres traditionalistes des écoles de Mayence et de Worms, ainsi que celles de Hananel, l'ouvrage de Nathan de Rome eut son influence sur le développement de l'important centre exégétique de la France septentrionale aux x1e et xne siècles. Parmi les premiers exégètes bibliques de France, Menahem ben 51· Ed. A. BERLINER, Migda/ Hanane/, Breslau, 1876. 52. Le mot kuntrès a été adapté du latin çommentarius dans l'hébreu misbnaïque,
1•r siècle A.C.-m• siècle E.C. (A. Even SHUSHAN, Nout1eau DMionnaire de la langue hlbraïque, Jérusalem, 1966). 53· Par exemple, Rashi (Responsum 41, éd. I. S. ELFBE1N, New York, 1943, p. 34). 54· EJ, xn, B59-86o.
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Helbo, qui vécut au XIe siècle en lie-de-France ou en Champagne, a été des plus originaux. On connaît très peu sa vie et sa carrière; il fit un long voyage dans le Languedoc, où il étudia soit à Narbonne, soit à Toulouse, où les œuvres des exégètes sepharades étaient diffusées 66 • Sous l'influence de son voyage d'études, il abandonna les méthodes exégétiques des écoles rhénanes; les fragments de ses commentaires, qui se trouvent dans l'œuvre de son neveu et élève, Joseph Kara, prouvent qu'il donna la priorité au sens littéraire de l'interprétation de l'Ecriture. C'est par son intermédiaire que le manuel de grammaire rédigé en hébreu par Ibn Saruq, Mahbereth (Le cahier), a été transmis et diffusé en France septentrionale, où il a servi les exégètes et particulièrement Rashi. Ben Helbo n'a pas dirigé une école proprement dite et, sauf son neveu, Joseph Kara, ne semble pas avoir formé des élèves. C'est par son œuvre qu'il fut le précurseur du grand centre exégétique de France.
Rashi (Rabbi Salomon Isaaki, 1040-I 106) a été sans doute le plus important et le plus célèbre exégète juif au Moyen Age56 • Né à Troyes, il avait étudié à Worms et à Mayence avant de rentrer dans sa ville natale et y fonder le centre scolaire franco-champenois. Des écoles rhénanes, Rashi apporta à Troyes une masse énorme de matériel, consignée dans ses Kuntrésim; elle contenait, outre l'enseignement de ses maîtres de Worms et de Mayence, les leçons des maîtres de Kairouan et particulièrement l'enseignement de Hananel Bar Hushiel, qu'il avait appris à Worms par l'intermédiaire d'Eliézer Bar Nathan, un des élèves de Hananel et, vers le milieu du xie siècle, maître à l'école, où il diffusa l'œuvre du savant nord-africain. Se basant sur ce matériel, Rashi mena à Troyes une vie d'études et d'enseignement, tout en gagnant ses revenus comme vigneron. Fidèle aux traditions du centre ashkénaze, il débuta par l'exégèse talmudique, dictant ses commentaires à ses élèves, dont plusieurs ont été membres de sa famille ou apparentés par des liaisons matrimoniales. Cette œuvre lui rendit rapidement la réputation d'avoir expliqué« les sens ouverts et couverts du Talmud »67 et en fit une grande autorité, au point qu'il était couramment saisi des questions de jurisprudence et de principes par les dirigeants des communautés de France,
55· E], XI, 1304-1305; selon une allusion de Rashi, Commentaire .rur le Deutéronome, XXII, il aurait étudié à Toulouse, où il fut l'élève de Moise Hadarshan (le Prêcheur), un des grands maîtres de l'école narbonnaise du xre siècle. 56. Cf. M. LIBER, Raçhi, sa vie, son ŒIM'e, son influenre, Paris, 1953, nouv. éd.; pour une bibliographie détaillée, cf. B. BLUMENKR.ANZ (édit.), Bibliographie des juifs de Frame, Toulouse, 1974, s.v. Rashi. 57· V. quelques témoignages médiévaux s'exprimant ainsi, recueillis par BARON, op. ât., t. VI, pp. 50-51.
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de l'Empire et des autres pays. L'étude de ces questions et le processus de l'élaboration de ses Responsa l'ont mis au courant de problèmes de l'ordre pratique intéressant les communautés, ainsi que des débats entre juifs et chrétiens et, surtout, des thèses soutenues par des interlocuteurs chrétiens résultant de leurs interprétations de textes bibliques 58 • Ce fut une raison complémentaire pour sa décision d'entreprendre un vaste projet de commentaires sur l'Ancien Testament, qui lui valut sa renommée, en tant qu'exégète juif le plus important de tous les âges. Les commentaires de Rashi sur l'Ancien Testament ont été originalement élaborés comme notes de lecture et comme explications de textes enseignés à ses élèves. A partir de ces notes, où il avait consigné les interprétations des autorités exégétiques antérieures et cité bon nombre de sources talmudiques relevantes, il a procédé aux commentaires systématiques sur la plupart des livres de l'Ancien Testament. lls ont été rédigés sous la forme d'élucidations concises, se concentrant de prime abord sur l'explication du sens des mots, voire le sens littéral. Rashi, qui a maintes fois fait état de son intention de faire la Bible intelligible aux masses, a souvent recouru aux termes en français qu'il employait afin d'expliquer les locutions hébraïques difficiles à comprendre; le dépouillement de ses commentaires donne l'usage de plus de ; ooo mots en français 59 • Du point de vue méthodologique, Rashi a combiné dans son exégèse les sens littéral et homilétique; ceci, malgré sa préférence à l'interprétation littérale des textes. Cependant, il ne fit pas usage dans ce domaine de la méthode philologique sepharade, quoiqu'il eût été au courant de la Mahbereth d'Ibn Saruq, qui semble avoir été la seule œuvre des grammairiens sepharades qu'il ait connue. C'est ainsi qu'il a été dépendant des méthodes des sages mésopotamiens et de travaux lexicographiques, comme ceux de Nathan de Rome, qu'il consultait fréquemment. Quant au sens homilétique, il tira les meilleures interprétations aussi bien de la tradition geonique que des maîtres rhénans, les critiquant parfois, surtout quand il les trouvait opposées au sens littéral. Les homélies lui ont servi surtout pour l'élucidation historique, qu'il croyait nécessaire comme moyen d'expliquer le sens correct du texte commenté. Telles ont été la séquence des événements de l'Exode ou, dans un ordre différent des idées, les guerres entre les royaumes de Juda et d'Aram, dont la séquence l'intéressait afin de commenter le texte d'Isaïe 7, qui avait aussi servi au développement de la doctrine christologique par les exégètes chrétiens. Cette combinaison des sens exégétiques, qui consista dans l'interprétation« par la raison» de l'Ancien Testament, s'explique ~8. ~9·
R.esponmm 61 de &shi (éd. ELFBEIN, n. 53). Cf. A. DARMSTETER, Les gloses frat1faises tle &schi tians la Bible, Paris, I 909, etH. BANITI', «The Laazim of Rashi and the French Biblical Glossaries »,dans C. ROTH (édit.), The Worltl History of the ]ewi'sb People, t. II, Tel-Aviv, 1966, pp. :<91-2.96.
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par le but de l'œuvre exégétique de Rashi, à savoir le renforcement de la foi et la fortification de la cohésion dans le cadre des institutions communautaireseo. L'évocation du passé biblique et l'interprétation du sens des lois et des préceptes ont été, à cet égard, le fondement de l'existence juive dans la Diaspora; pour ses dirigeants, le désir d'y voir la continuation, certes idéalisée, de la vie d'Israël biblique, quitte à renoncer, en raison des circonstances, aux expressions des entités politiques, représentait le réalisme et le moyen de préserver l'unité du peuple jusqu'au salut messianique. C'est ainsi que l'exégèse de Rashi exprimait un sens de pragmatisme commun aux sages ashkénazes, tout en faisant des allusions aux événements actuels, comme par exemple dans son commentaire sur Isaïe ~ 3. La réfutation de l'exégèse chrétienne, surtout dans ses expressions allégoriques, a été un point cardinal dans l'œuvre de Rashi. Pourtant, il s'est refusé à adopter dans ses commentaires une attitude polémique, ne trouvant pas l'intérêt, ni le goût pour les discussions académiques interreligieuses. Son esprit pratique l'amena à produire une version jwve du sens des fragments disputés, qui serait susceptible d'aider les juifs dans les discussions et de renforcer les esprits, afin de leur permettre l'accumulation des arguments pour s'opposer à la propagande de la conversion au christianisme. Le problème de la conversion des juifs, qu'elle ait été forcée ou résultant de la persuasion, a été autour de la première croisade un problème épineux pour les dirigeants juifs en Europe occidentale et ils ont exprimé leurs soucis à cet égard61• Pour Rashi il ne s'agissait pas seulement de recueillir et répéter les décrets interdisant l'abjuration et tout rapport avec les convertis; son souci, de fortifier les esprits dans la foi, l'amena à réfuter les arguments des chrétiens, afin de ne pas laisser les juifs dans une position où ils pourraient être attirés par eux. C'est ainsi que, interprétant les Psaumes, il accentua partout où, à sa connaissance, l'exégèse chrétienne voyait une allusion à Jésus qu'il s'agissait, selon la lettre du texte, du roi David, par exemple le Psaume ll. Dans le même ordre d'idée, il expliqua dans son commentaire sur le Psaume 4 5 la référence au peuple élu comme synonyme d'Israël et non pas une allusion à l'Eglise. Cette méthode l'amenait, comme ce fut le cas des commentaires sur Isaïe 52.-~ 3 ou Zacharie 6 et 9, à abandonner les interprétations rabbiniques traditionnelles et à avancer ses propres vues par l'exposition littérale et historique. C'est ainsi qu'il a interprété Isaïe 7 : niant tout fondement de la doctrine 6o. Cf. 1. BAER (en hébreu),« Rashi et la réalité historique de son temps», Tarbiz, 2.0, 1949. 32.Q-332.· 61. Cf. R. CHAZAN, « The Hebrew First-Crusade Chtonicles », R..mle des BINtles jlliws, 133, 1974. 2.35-2.54. On peut comparer ces soucis avec les idées de l'auteur anonyme de l'Atllltfrsu.r ]lllitnos de la seconde moitié du xue siècle; cf. B. BLUMENKRANZ et J. CHÂTILLON, «De la polémique anti-juive à la catéchèse chrétienne>>, RTAM, 2J, 1956, 4o-6o.
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christologique, Rashi élucida la prophétie de la conception d'Emmanuel par la Vierge, comme un fait situé dans le passé et lié à la guerre entre Resin, roi d'Aram, et Pekah ben Remaliahu, roi d'Israël. Dans ce cas, son exposé historique allait de pair avec le sens littéral, car, dit-il, le verbe « concevoir >> est employé au passé62, Cette méthode exégétique fut employée aussi pour élucider les problèmes concernant l'eschatologie de l'ère messianique. S'opposant à l'exégèse chrétienne, qui voyait en Christ le Rédempteur, il conçut dans ses commentaires sur Isaïe et sur les Psaumes (particulièrement Ps. 10, zz, 68) la vision de l'avenir messianique, qui sera l'époque du salut des « fils d'Israël». Ainsi trouva-t-ille terme de cet avenir dans les chutes d'Ismaël et d' « Edom » (Rome) et dans leur expulsion du pays d'Israël; il y voyait la condition du salut, conçu en termes d'une« cité de Dieu», car,« c'est alors que Dieu sera le roi éternel »63. Cette vision eschatologique ne le poussa pas cependant aux sens de l'allusion ou allégorique des Ecritures, qui auraient imposé une spéculation sur le temps de cette ère. Son sens pratique amenait Rashi à laisser le problème messianique à un avenir indéfini, afin de se concentrer sur les conditions concrètes de son temps.
L'école exégétique rabbinique en France peut être caractérisée comme celle de Rashi. Pendant le dernier quart du xre siècle, il a formé à Troyes une génération d'élèves, qui ont diffusé ses méthodes exégétiques et dont certains sont devenus des maitres à leur tour, créant des écoles, comme celles de Paris et d'Orléans, ou bien dans d'autres petites villes de la France septentrionale64. Une bonne partie fit de l'exégèse leur champ de prédilection, complétant par leurs commentaires l'œuvre du Maitre, réputé même parmi les intellectuels chrétiens comme Rabbi Salomot/' 5 • Pourtant, à la différence de leurs prédécesseurs et des exégètes sepharades, ils ont entretenu un dialogue continuel avec leurs collègues catholiques, surtout les Victorins, prenant ainsi part aux activités exégétiques de la Renaissance du xne siècleGo. Ces dialogues ont évidemment pris parfois un caractère polémique, parce qu'il s'agissait de points essentiels de dogme, où l'opposition entre les deux religions rendait impos-
62. Commentaire sur Isaïe, édit. I. MAARSEN, Jérusalem, 1936, VII, 14. Cf. M. W AXMAN,
« Rashi as Commentator of the Bible», dans &shi, his Teaçhings, New York, 1958, pp. 9-47. 63. Commentaire sur les Psaumes, édit. I. MAARSEN, Jérusalem, 1935, X, 10-14. 64. Cf. L. RABINowrcz, The Soâa/ Lije of the ]ews in Nor/hern Frame in the Twe/jtbFourteenlh Centuries, as Rejleç/ed in the &bbinüal Litera/ure of the Period, Londres, 1938, parsim. 65. Cf. B. SMALLEY [15) et H. HALPBRIN [104). 66. Cf. SMALLEr [15] et A. GRABots, « The Hebraiça Verilas and Jewish-Christian Intellectual Relations in the Twelfth Century », Spemlum, JO, 1975,613-634.
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sible l'accord sur les principes; d'autre part, quand il ne s'agissait pas de textes fondamentaux du point de vue doctrinal, le dialogue revêtait une forme de collaboration pacifique. Parmi cette pléiade d'exégètes en France, on retiendra quelques noms, en raison de l'importance de leur œuvre. Joseph Kara (né vers 1065) avait étudié sous la direction de son onde paternel Menahem ben Helbo, avant de joindre l'école de Rashi à Troyes, où il est rapidement devenu un collaborateur du Maitre67• Pendant son séjour à Worms, au début du xne siècle, il participa aux discussions théologiques avec des intellectuels chrétiens. L'enseignement de Rashi et son expérience l'ont amené à concentrer ses commentaires sur le sens littéral du texte, d'où son surnom « Kara ». Il mentionna son but de produire des élucidations simples, afin qu'elles soient intelligibles par les couches populaires; il en résulta l'usage de termes en langue vernaculaire, en français et en allemand rhénan, afin d'expliquer le sens des mots bibliques. Sa méthode exégétique l'amena au travail comparatif, par l'usage des textes correspondants tirés des différents livres de l'Ancien Testament. L'influence de son onde, Ben Helbo, se manifesta surtout dans ses commentaires sur le Cantique et sur autres poèmes, où il mit l'accent sur l'analyse des chants. Samuël Ben Méïr (RaShBaM, 1085-II74), le petit-fils de Rashi, né à Ramerupt (Champagne), a été sans doute le plus célèbre élève de son grand-père maternel, et est devenu le plus important exégète juif en France au xue siècle. En dehors de sa formation rabbinique, il se distingua par sa vaste culture générale, dont la connaissance du latin, qu'il avait appris afin de pouvoir étudier directement l'exégèse catholique. Encore à l'école de Rashi, il fit preuve de son esprit indépendant; en raison de ses remarques, le maitre corrigea quelques-uns de ses commentaires. De la vaste œuvre exégétique de Rashbam, seul son commentaire sur le Pentateuque a été conservé intégralement68 ; des fragments de commentaires sur des autres livres ont été insérés dans les travaux des exégètes postérieurs. A la différence de son œuvre de tossafiste, où il s'appuya sur l'autorité du Talmud69 , Rashbam a été radicalement opposé, en tant qu'exégète, à l'usage du sens homilétique, soutenant avec vigueur son opinion que seul le sens littéral permet la compréhension du texte biblique. C'est ainsi que ses commentaires représentent une correction des interprétations de Rashi. Afin d'arriver à son but, Rashbam a étudié attentivement l'hébreu et les traités rédigés en hébreu par les grammairiens sepharades, qu'il mentionna dans ses élucidations, sans pourtant 67. E], X, 759-76o. 68. E], XIV, 809-812.; le commentaire sur le Pentateuque a été publié par D. RosiN, Breslau, 1881, rééd. annotée par A. 1. BROMBERG, Tel-Aviv, 1964. 69. Cf. E. E. URBACH (en hébreu), Les tossaphistes, Jérusalem, 1955 et un bref exposé de P. KLEIN,« Les Tossafot et la France», Vitalitl de la penslejuive, 1966, pp. 40-57.
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suivre leur direction phllologique. La conclusion la plus importante de ses études est dans le domaine de la sémantique; il observa une différence entre l'hébreu biblique et mishnaique, ce qui disqualifiait les textes talmudiques comme source pour l'interprétation de l'Ancien Testament. Son exégèse consiste en notices concises et lucides, expliquant « le sens de la lettre biblique ». A cet égard, Rashbam a élargi le champ de la critique de l'exégèse catholique par ses études sur le texte de la Vulgate, où il a trouvé des erreurs de traduction. Telle a été par exemple son interprétation de la Genèse 49, 10, où il expliqua que Shiloh est le nom d'une ville dans le « pays d'Ephraim » et non pas, « comme le dit Jérôme», une allusion à Jésus, qui 111ittendus est. A partir de ces lectures, il taxa l'exégèse allégorique en général et particulièrement l'exégèse catholique de « fausse interprétation >>. Ainsi, sa méthode de la réfutation des doctrines christologiques a été fondée sur l'emploi logique du sens littéral hébraïque, comme dans le cas de l'Exode zo, 1;. A la différence de Rashi qui, maintes fois, avait avoué ses hésitations quant au véritable sens des mots, par la formule : « Je ne sais pas », Rashbam fit preuve d'une plus grande confiance en soi-même et dans ses qualités d'exégète, proposant toujours ses propres interprétations pour les textes qu'il a commentés. Joseph Bekhor Shor d'Orléans (xne siècle), qui a été l'élève du Rashbam, se distingua comme un des fondateurs des centres scolaires juifs de Paris et d'Orléans; il a entretenu des contacts réguliers avec les Victorins, les familiarisant avec les méthodes de l'exégèse rabbinique70• Parmi ses travaux exégétiques, les commentaires sur le Pentateuque et sur les Psaumes ont été conservés 71• Comme son maître, mais avec bon nombre d'exceptions, Bekhor Shor a été un adepte du sens littéral de l'interprétation; il employa cette méthode notamment pour expliquer la raison des préceptes, dans ses commentaires sur le Lévitique, ainsi que dans sa critique des interprétations catholiques des textes. A ce propos, il considérait les erreurs de la « traduction de Jérôme » comme les fondements des « contresens » de l'exégèse chrétienne, continuant dans ce domaine l'œuvre du Rashbam. Pourtant, son originalité réside dans son développement de l'élucidation historique des textes; au courant des traits principaux de la chronographie, il a rédigé de brèves dissertations sur les personnalités bibliques, à partir des Patriarches, insistant sur les motifs de leurs activités. Cette conception l'amena à élaborer des interprétations sur la société biblique, à la lumière des conditions sociales de son propre temps, telles qu'il remarqua dans l'lle-de-France72• D'autre part, Bekhor Shor a été le premier exégète 70. E], IV, 4Io-4II. 71. Jérusalem, édit. H. J. I. GAn, I9H· 72. Commentaire sur la Genèse, XXVII, 40.
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del' école française qui proposa une interprétation rationnelle des miracles, par exemple dans ses commentaires sur la Genèse 19 ou sur l'Exode 9, en voyant des phénomènes quasi naturels. Ainsi, dans ce domaine, il se rapprocha des raisonnements des membres de l'école philosophique sepharade, sans en adopter les méthodes.
Tandis que la plupart des exégètes rabbiniques des rxe-xue siècles ont concentré leur œuvre sur les sens littéral et homilétique des textes, il y en eut un certain nombre qui ont recouru au sens allégorique et, en raison de leurs préoccupations mystiques 7s, qui se sont proposé de dévoiler le message caché ou secret des Ecritures et à l'interpréter dans les perspectives de leurs préoccupations. A la différence de l'allégorie mishnalque et talmudique, les tendances allégoriques de l'exégèse geonique et rabbinique avaient subi l'influence du mysticisme musulman et de sa méthode, le qalam74 • Cette méthode, employant des expressions anthropomorphiques et se fondant sur la métaphore, se manifesta depuis le vure siècle dans les œuvres des sages du Proche-Orient, trouvant aussi bien son expression dans les travaux de Saadiyah Gaon, quoiqu'il ne faille pas le considérer comme exégète allégorique ou mystique. L'influence du qalam islamique s'est manifestée surtout dans les œuvres théologiques et littéraires, dont les auteurs se sont occupés, particulièrement du problème du« Salut d'Israël », le voyant comme un phénomène lié aux perspectives cosmiques; l'enseignement des œuvres néo-platoniciennes, telles celles de Plotin, eut une part importante dans l'élaboration de ces concepts, de même que l'astrologie y joua un rôle prépondérant. Pourtant, toutes ces méditations étaient textuellement fondées sur l'Ancien Testament et particulièrement dans les interprétations de la Révélation divine, soit par ses manifestations directes, soit par l'inspiration des prophètes, ce qui ramena les mystiques aux textes bibliques, afin d'y saisir le sens secret et de le commenter. Pareilles études ont été effectuées aussi afin de relever des allusions qui pourraient être susceptibles de servir à l'élaboration de préceptes moraux de comportement pieux. Depuis le rxe siècle, ces tendances ont commencé à être diffusées parmi les communautés de l'Occident, grâce à l'enseignement du sage mésopotamien Abu Aharon à Lucques. A cet égard, l'école de Kairouan joua un rôle important dans le processus de la transmission des idées; les ouvrages de Hananel Bar Hushiel et Nissim Bar Jacob contenaient des éléments métaphoriques, 73· Cf. G. ScHOLBM, Major Trends in ]ewish Mystidsm, New York, 1954. 74· Cf. G. VAJDA, « S'adya commentateur du Livre de la Création», dans AllnHaire I!JJ9I!J60 de /'&ole pratique des Hautes Etudes, V• section, Paris, 1960.
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qui ont servi de fondement aux travaux de certains de leurs élèves, surtout en employant les méthodes philosophiques de l'interprétation. De surcroît, les Calonymides, en tant que légataires de l'enseignement d'Abu Aharon, avaient amené de la Mésopotamie la tradition geonique; ils l'ont enseignée à Lucques et à Worms, et employé aussi bien les sens de l'allusion et de l'allégorie dans leurs travaux. Evidemment, il ne s'agissait pas de la transplantation pure et simple de la méthode du qalam, ni de son adaptation; elle ne se prêtait pas aux conditions régnant dans les pays chrétiens et, par ailleurs, les juifs de l'Europe, Espagne exclue, ne savaient pas l'arabe et n'étaient pas au courant de la théologie de l'Islam. En revanche, les persécutions antijuives, au début du xxe siècle, dans la vallée du Rhin et en France75, ont provoqué des réactions piétistes et mystiques parmi les couches juives; leur ampleur amena quelques exégètes à étudier les messages mystiques de l'Ancien Testament. Quoique cette hypothèse n'ait pas été prouvée, il semble que les méthodes allégoriques des exégètes catholiques aient servi comme élément complémentaire d'émulation. Certes, il ne s'agit pas de thèmes; les mystiques juifs ont rejeté avec la même vigueur que leurs collègues les commentateurs littéraux et homilétiques des doctrines christologique et trinitaire, doctrines qu'ils qualifiaient d'idolâtrie76• Quant à l'influence méthodologique, son emploi, tendant à fortifier les esprits et créer un code de comportement piétiste, semble avoir été facilité par la cohabitation dans les villes et les relations mondaines qui y ont été nouées. La première croisade laissa une tache sanglante dans les communautés juives de la France et de l'Allemagne, à partir de Rouen et notamment dans les bassins du Rhin et du Danube. Dans les communautés rhénanes, les «persécutions de l'an 4846 >> (xo96) ont été considérées, pour la première fois dans l'histoire du judaïsme européen, comme un holocauste, dont le caractère a imprégné l'œuvre littéraire, religieuse et philosophique des juifs européens pendant des générations, contribuant à la naissance d'une attitude d'amertume douloureuse envers « Edom, le sanguinaire ». li en résulta un renforcement des tendances piétistes, soulignant l'importance morale du sacrifice de leur vie. Les piétistes (Hasidim) de la vallée du Rhin ont fondé leurs principes sur l'enseignement de l'interprétation morale de l'Ecriture, soit un mélange du sens homilétique, de l'allusion et de l'allégorie. L'école des Calonymides, transférée à Spire au début du xne siècle, 1~· Cf. R. CHAZAN, « xoo7-1ou; Initial Crisis for Northern European Jewry », dans Proceedings of the Amerkan Acatkmy for ]ewish R.8search, J8-J9, 1970-1971, 101-181. 76. Cf. I. G. MAacus, Piety and Soriety; the ]ewish Pietists of Medieval Germfl'!J, Leiden, 1981. La question de l'influence qu'eut l'environnement chrétien sur le développement spirituel des juifs dans l'aire culturelle ashl:inaze a été disputée contradictoirement par les chercheurs. Il semble que les opinions niant l'existence d'une pareille influence doivent être considérées comme valables pour la période avant le xx• siècle.
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après la destruction de la communauté de Worms pendant la première croisade, a été, comme auparavant, la chaîne de la transmission de ces courants exégétiques. L'œuvre d'Eliézer (« le Grand ») ben Isaac de Worms, au xxe siècle, qui avait été aussi l'élève de Gershom, La Lumière de la Diaspora, à Mayence, eut à ce propos une influence profonde77. Son Testament de Rabbi Eliézer le Grand, où il développa les principes du comportement moral, en tant que « la vie biblique », a servi de modèle à cette méthode exégétique. Calonymus de Worms (m. 112.6), qui s'est établi à Spire vers noo, l'employa dans son enseignement oral, afin d'expliquer le message secret de la piété. Son fils, Samuël ben Calonymus78, adapta l'enseignement paternel dans son commentaire sur le Pentateuque, devenant ainsi un des premiers exégètes du courant piétiste et du Hasidisme ashkénaze. Ce commentaire, tendant à dévoiler le message secret, voire « la légation de Moïse », est entièrement fondé sur les interprétations des allusions et allégories, à l'aide des textes midrashiques. Telle a été, par exemple, l'explication du séjour de Moise sur le mont Sinaï pendant quarante jours; il avait employé ce temps pour apprendre directement de Dieu les secrets de la Révélation et la loi « orale >>, qui contenait les préceptes enseignés aux piétistes ashkénazes. Cet ouvrage a servi surtout au développement des méthodes exégétiques, employées par ses parents, Jehudah ben Calonymus de Mayence et Jehudah ben Calonymus de Spire. Tis ont développé pendant la seconde moitié du xue siècle l'interprétation allégorique de l'Ancien Testament 79, dans le but pratique d'offrir, par le résultat de leurs travaux, une consolation mystique pour les communautés persécutées, et d'élaborer une doctrine de comportement moral des juifs. Un trait caractéristique de ce courant mystique de l'exégèse, où la méthode philosophique néo-platonicienne n'a pas joué qu'un rôle effacé et indirect, réside dans l'usage des textes midrashiques et du sens homilétique dans les commentaires. A cet égard l'œuvre exégétique d'Eliézer ben Samuël de Metz (ca. 1 1 1 5- II 98) eut une influence importante. Eliézer étudia en France et particulièrement à l'école de Rashbam et, ensuite, diffusa en Lorraine et en Allemagne l'enseignement exégétique de l'école &ançaise80• Cependant, à la différence des travaux de ses maîtres de France, il abandonna le sens littéral et sa propre contribution à l'exégèse se situe dans le sens homilétique; dans son Livre des dévots, rédigé vers II7o, il a commenté les « six cent treize préceptes», à savoir l'ensemble des lois bibliques, recourant aux sources talmudiques. Ce qui est 11· E], VI, 62.3-62.4; en ce qui concerne les Calonymides, c:f. ]. DAN,« The Beginning of Jewish Mysticism in Europe », dans C. ROTH (édit.), The World Hiltory of the ]ewish People,· the Dar/e Ages, Tel-Aviv, 1966. 78. E], XIV, 8o9. 79· E], X, 348-3so. 8o. E], VI, 6.:~.8-62.9. P. RJCRÉ, G. LOBRICHON
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important pour notre propos est que cet énorme travail exégétique, qui est ensuite devenu lui-même l'objet des commentaires, met l'accent sur le rôle moral des préceptes et sur leur importance pour le comportement parfait des fidèles. C'est ainsi que la méthode d'Eliézer de Metz a été adoptée par les exégètes hasidiques, qui l'ont combinée avec leur méthode allégorique. Jehudad Hehasid (ca. 115o-IZI7), fils de Samuël ben Calonymus, a été indiscutablement le grand maître du mysticisme ashkénaze81• Etabli à Ratisbonne, en Bavière, sa figure est rapidement devenue légendaire; la postérité lui attribua des miracles effectués afin de sauver les juifs menacés par des persécutions. J ehudah n'a pas été un exégète de la qualité de son père, ni de ses frères, quoiqu'il consacrât une partie de son temps aux commentaires bibliques. Dans son Livre Je la gloire divine, dont seuls des fragments ont été conservés, il s'attacha aux interprétations allégoriques; ses commentaires sur la Genèse, sur la Révélation (l'Exode) et sur les Prophètes témoignent de sa méthode d'interprétation ésotérique. Il a été aussi l'auteur de la première partie du grand manuel du mouvement piétiste ashkénaze, Sefer Hasidim8 2 (Le livre des pieux) où, sur les fondements des commentaires homilétiques et allégoriques, il a élaboré le plus important code de conduite des pieux. Son élève et parent, Eleazar Harokeah de Worms (ca. u65-12.3o), a été le plus important exégète de l'école piétiste ashkénaze. Fils de Jehudah ben Calonymus, qui a été son premier maître, Eleazar appartenait à la famille des Calonymides et fut le légataire de leurs méthodes exégétiques; Jehudah Hehasidlui enseigna le mysticisme83• Eleazar continua ses études, voyageant et séjournant à ces fins dans les centres rabbiniques de la France septentrionale et de l'Allemagne. L'enseignement d'Eliézer de Metz, dont il avait été l'élève pendant des années, laissa des traces profondes dans son œuvre, surtout par l'adaptation de sa méthode homilétique. Dans le livre, dont le titre Harokeah (Le faiseur Je baume) devint son surnom, Eleazar interpréta les principes éthiques de l'Ancien Testament, en tant que fondement de la morale piétiste. Maintes fois, dans ses commentaires sur l'Exode et sur le Lévitique, il évoqua les traditions familiales. Son bref commentaire sur le Pentateuque est en revanche un chef-d'œuvre d'exégèse allégorique, fondée sur l'interprétation symbolique des « signes ». Ce commentaire a été ultérieurement développé dans le traité qui représente l'œuvre la plus originale d'Eleazar, Sodei Raz'D'ya (Les secrets 81. Cf. G. ScHOLBM, Major Trends.•• (op. cil., n. 73), pp. 73-1II. 82. L'édition de J. WISTINETZKI, Francfort, 1924, a été la source de plusieurs traductions dans la plupart des langues occidentales, dans leur majeure partie des abréviations ou des anthologies. 83. B], VI, 592-594, et G. ScHOLEM, On the &bbalah dntl itsSymbolism, New York, 1970, pp. I7I-I93·
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des secrets), fondé sur le développement du sens allégorique de l'Ecriture. Sa méthode repose sur l'étude de la signification symbolique des zz lettres de l'alphabet hébraïque, qui selon cette théorie représentent« l'expression du Verbe ». Leur message caché permet, à son sens, de résoudre les mystères divins à partir de la Création. Ce symbolisme des « lettres » sert aussi à élucider les « signes », ce qui amena Eleazar à élaborer une interprétation cosmique de la Genèse et une image mystique du« royaume céleste>>, où Dieu, les anges et les «voix» veillent sur le sort des gens, se révélant le cas échéant et inspirant les prophètes. Cette méthode exégétique lui servit aussi bien pour l'explication des malheurs subis par le peuple juif : elles sont des épreuves imposées au peuple élu par la volonté divine, annonçant et préparant le« salut d'Israël »84• La conception visionnaire d'Eleazar n'a pas été fondée seulement sur l'interprétation allégorique des textes; elle a trouvé des sources d'inspiration dans les œuvres exégétiques morales, telles celles de Saadiyah Gaon et d'Eliézer de Metz.
Pendant la seconde moitié du xne siècle, on constate l'émergence d'un second centre mystique dans le Languedoc (la « Provence » des sources hébraïques médiévales). Sous l'influence des tendances gnostiques et des interprétations allégoriques de l'Ancien Testament, un processus de cristallisation se manifesta, probablement dès le début du xne siècle. Les œuvres philosophiques néo-platoniciennes, et particulièrement celles d'Ibn Gabirol et de Bahya Ibn Paquda, ont inspiré les penseurs« provençaux». Malgré leur opposition aux théories gnostiques, les mystiques « provençaux » ont adopté une partie de l'exégèse de Jehudah ben Barzillaï Barceloni. L'œuvre de son contemporain, Abraham Bar Hyya de Barcelone86, eut pourtant une influence profonde dans ce processus de cristallisation; théologien, astronome, mathématicien et philosophe, Bar Hyya s'occupait aussi bien de l'astrologie. Dans son traité, Megillat Hamegaleh (Le rouleau du découvreur), achevé vers I I 3o, Bar Hyya appliqua les résultats de ses recherches astrologiques, afin de rédiger une dissertation eschatologique, où il calcula l'arrivée des temps messianiques et la date du salut du peuple juif, par l'étude des« signes» cosmiques et les événements historiques. Ce traité eut une très large diffusion parmi les communautés juives dès son apparition; les maîtres du mouvement hasidique en Allemagne l'ont adapté pour leurs propres besoins. 84. li n'existe pas une édition du traité entier; quatre parties essentielles ont été publiées, dont celle éditée parI. KAl.œr.HAR, Jérusalem, 1936, est la plus importante. Bs. E], 1, t 3o-t 33 .
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Etutlier la Bible
Sur ces fondements des talmudistes réputés, tels Rabbi Abraham ben David (RaBaD) de Posquières86 et Jacob de Lunel, ont introduit dans leurs ouvrages des éléments mystiques, encore mêlés avec le matériel homilétique. Ce fut probablement la genèse de la doctrine de la Kabbalah (lit.« tradition»). Dans la génération postérieure, les théories kabbalistes ont été développées dans le « cercle » provençal, dirigé par Isaac l'Aveugle (le fils du Rabat!), mort en 1235 87, et celui de Gérone, en Catalogne, destiné à devenir le centre du mouvement. Isaac l'Aveugle et ses compagnons ont essayé de trouver, par l'interprétation littérale et allégorique des textes bibliques, l'appui scripturaire de leur enseignement, surtout en commentant le CantiqueBB. Les premiers travaux, de la fin du xne et du début du xme siècle, font déjà état des tendances méthodologiques de ce mouvement par l'interprétation allégorique de l'Ancien Testament dans une perspective cosmique avec sa phénoménologie89• L'exégèse kabbalistique et ses manifestations sortent pourtant du cadre chronologique imparti à notre exposé. Son développement méthodologique et ses interprétations systématiques ont été plus tardifs, à partir de la seconde moitié du xn1e siècle, avec les commentaires sur le Pentateuque par Nahmanide90, qui a été lui-même élève au cercle de Gérone; son influence fut grande sur les courants exégétiques du bas Moyen Age. Aryeh GRABoïs.
86. Cf. 1. TwBRSKY, &bad of Posquières. A Twe/ftb-tentury Talmutlist, Cambridge (Mass.), 196.:1., 336 p. 87. V. la monographie en hébreu de G. ScHoLEM, La Kabba/ah en Prot~enee :le cerç/e eln Rabad el de son fils, R4bbi Isaac/' A11111gle, Jérusalem, 196.:1., ainsi que son Ursprung 111111 Anfange der Kabbalah, Berlin, 196.:1., et G. VAJDA, Recherches sur la philosophie et/a Kabbale Jans la penrée juin au Moyen Age, Paris, 196.:1.. 88. B], X, 489-653, qui représente une monographie monumentale par G. ScHOLEM de la Kabbalah; pour le centre occitan-catalan, cf. col. 518-p8. 89. Le commentaire d'Ezra de Glrone sur le Cantique des Cantiques, éd. G. VAJDA, Paris, 1969. 90. B], XII, 774-78.:1..
5 Comment les moines du Moyen Age chantaient et goûtaient les Saintes Ecritures
Quae enim pagina, aut quis sermo divinae auctoritatis veteris ac novi Te.rtamenti, non est rectissima norma vitae humanae ? << Quelle page ou quelle parole de l'autorité divine de l'ancien ou du nouveau Testament n'est pas une très droite règle de la vie humaine?» (Règle de saint Benoît, c. 7;). Après avoir prescrit et recommandé bien des fois la lecture de l'Ecriture sainte, saint Benoît termine sa Règle par cette exclamation. Comment traiter d'un sujet aussi évident, qui n'a échappé à aucun de ceux qui se sont intéressés à la littérature ou à l'histoire médiévales ? Faut-il reprendre ce qui a été dit et bien dit? Dom Jean Leclercq dans son excellent livre L'amour des lettres et le désir de Dieu1 a exposé avec bonheur des principes qu'il suffira de rappeler : « Au Moyen Age, on lit généralement en prononçant avec les lèvres, au moins à voix basse, par conséquent en entendant les phrases que les yeux voient... Plus qu'une mémoire visuelle des mots écrits, il en résulte une mémoire musculaire des mots prononcés, une mémoire auditive des mots entendus. La meditatio consiste à s'appliquer avec attention à cet exercice de mémoire totale; elle est donc inséparable de la lectio. C'est elle qui, pour ainsi dire, inscrit le texte sacré dans le corps et l'esprit ... « Ce mâchonnement répété des paroles divines est parfois évoqué par le thème de la nutrition spirituelle : le vocabulaire est alors emprunté r. J. LECLERCQ [9], pp. 7z-76. Les citations sont empruntées au chapitre V, Le.r /etires sa
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à la manducation, à la digestion, et à cette forme très particulière de digestion qui est celle des ruminants : aussi la lecture et la méditation sont-elles parfois désignées par ce mot - si expressif - de ruminatio. Par exemple, faisant l'éloge d'un moine qui priait sans cesse, Pierre le Vénérable écrira: 'Sans repos sa bouche ruminait les paroles sacrées' 2 • De Jean de Gorze on a pu dire que le murmure de ses lèvres prononçant les Psaumes ressemblait au bourdonnement d'une abeille3 • Méditer, c'est s'attacher étroitement à la phrase qu'on se récite, en peser tous les mots, pour parvenir à la plénitude de leur sens : c'est s'assimiler le contenu d'un texte au moyen d'une sorte de mastication qui en dégage la saveur; c'est le goûter, comme saint Augustin, saint Grégoire, Jean de Fécamp et d'autres le disent d'une expression qui est intraduisible, avec le palatum tordis ou in ore tordis 4 • Toute activité, nécessairement, est une prière : la lettio divina est une lecture priée. Aussi un opuscule anonyme destiné au moine encore novice lui donne-t-il cet avertissement : 'Quand 'il lit, qu'il cherche la saveur, non la science. L'Ecriture sainte est le 'puits de Jacob d'où l'on extrait les eaux que l'on répand ensuite en 'l'oraison. Or il ne sera pas nécessaire d'aller à l'oratoire pour y commen'cer à prier; mais dans la lecture même, il y aura moyen de prier et de 'contempler .. .' « Le phénomène de la réminiscence est lourd de conséquences dans le domaine de l'exégèse... Elle est en grande partie une exégèse par réminiscence, et c'est expliquer un verset par un autre verset où un même mot revient... Grâce au mâchonnement médiéval des mots, on en vient à connaître la Bible 'par cœur'. On peut ainsi trouver spontanément un texte ou un mot qui corresponde à la situation décrite dans chaque texte, et explique chaque autre mot. On devient une sorte de concordance vivante, une vivante bibliothèque, au sens où ce dernier terme désigne la Bible. Le Moyen Age monastique pratique peu la concordance écrite : le jeu spontané des associations, des rapprochements et des comparaisons, suffit à l'exégèse ... L'exégèse monastique ... est à la fois, inséparablement, littérale et mystique. >> Les moines se sont beaucoup appliqués à l'étude de l'Ecriture sainte. Dom Jean Leclercq le rappelle avec insistance:« Il y a une littérature monastique sur l'Ecriture, et elle est abondante, plus abondante que ne le 2. PIERRE LE VÉNÉILUILB, De Miraculi.s, I, 20, dans PL, I89, col. 887 A, écrit du moine Benoît : os sine requie satra verba ruminons, non in terra, sed in caelo positum hominem indkabant (toute son allure et) sa bouche ruminant sans repos les paroles sacrées indiquaient que cet homme n'était pas sur terre, mais dans le ciel. La méditation est accompagnée d'un mouvement des lèvres. 3· }E.AN DE SAINT-ARNoUL, Vie de Jean de Gorze, dans PL, I J 7, col. z8o : In morem apis Psalmos tarito murmure continuo rBPoif!efls, répétant les Psaumes continuellement par un doux murmure à la façon des abeilles. 4· Textes dans Jean LECLBRCQ, Un maitre de la 11ie spirituelle au XI• siècle, Jean de Fécamp, Paris, 1946, p. 99, n. 3·
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laisserait supposer le peu d'études qu'on lui a consacrées ... Jusque dans le cours du xue siècle, les auteurs monastiques sont si nombreux qu'ils donnent le ton; puis peu à peu, les commentaires scolastiques deviennent plus nombreux »&. Plutôt que de tenter une analyse de la pensée d'auteurs illustres ou de retracer les étapes de l'approche littéraire des livres saints, peut-être sera-t-il plus immédiatement utile d'essayer d'entrevoir les attitudes des moines, qui cherchèrent Dieu en toute loyauté. La plupart auraient été incapables de s'exprimer, ils n'avaient d'ailleurs pas vocation de prédicateur. Ils n'ont pas voulu accéder aux sommets de la connaissance, ils n'étaient pas attirés par l'érudition. Mais ils se sont nourris des textes sacrés pour alimenter leur vie spirituelle.
THÈMES SCRIPTURAIRES
Les investigations qui vont suivre sont groupées autour de réalisations assez diverses. Il faut analyser de très près les témoignages, les regarder dans la simplicité de ceux qui les ont vécus, avec des yeux de myope. Les scolastiques ont aimé les plans rigoureux, divisés et compartimentés à l'in1ini au prix de distinctions subtiles, les moines qui les ont précédés ont préféré se laisser entraîner par des associations d'idées et admettre que les digressions introduisent une agréable diversion. A leur exemple, seront donc traités, successivement et sans plan, les thèmes suivants : -
la mémoire au service de la connaissance de l'Ecriture : les Joca monachorum; l'Ecriture, recueil de sentences à méditer et à approfondir : ce que révèlent les coupures des Psaumes dans l'office réglé par saint Benoît; l'actualité permanente de l'Ecriture sainte : les supplications pour le passé et le présent pensées et chantées avec l'Ecriture dans les antiennes de l'office; l'utilisation de l'Ecriture dans les compositions littéraires sans prétention que sont les Vies des saints, illustrée par deux exemples du xue siècle : souvenirs, informations et dévotion fervente pour un moine qui a laissé une réputation de sainteté dans le monastère où il a vécu, saint Girard; légende, imagination et miracles récents pour un saint dont les actes ont été entièrement oubliés, saint Fiacre; 5· ].
Ù!CLBRCQ
(9), pp.
7o-71.
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-
Etllliier la Bible les livres de la Bible sont restés absolument stables depuis le temps où les moines chrétiens les ont abordés8, les textes qui les accompagnent ou en dérivent et la musique qui leur a été adaptée ont été lus et appréciés pendant de longs siècles et souvent le sont encore. n n'est pas question de fixer de rigoureuses limites chronologiques et moins encore de déterminer les époques où apparurent de nouvelles conceptions puisque ce sont les valeurs permanentes qui sont l'objet de ces analyses.
Joca monachorum Sous le nom de ]oca monachorum ont été transmises des séries d'énigmes formulées en questions et réponses. Leur origine se place à une haute époque. Peut-être apparaissent-ils en Gaule et dans les Iles britanniques dès le VIe siècle. L'influence de modèles grecs est probable. Quoi qu'il en soit, le succès de ces ]oca monachorum fut durable, les manuscrits sont nombreux et s'échelonnent tout au long du Moyen Age7• Les questions variées font appel à des connaissances livresques, certaines sont philosophiques, d'autres scientifiques, beaucoup sont l'écho de théories admises. Un bon nombre concernent la Bible, directement ou indirectement en proposant des conclusions parfois inattendues. Les questions qui font appel à la mémoire montrent que les partenaires ont une connaissance approfondie des moindres détails de l'histoire d'Israël. Quelques exemples montrent que questions et réponses ne sont pas seulement des exercices de mémoire.
Qui cum asina /oculus est ? Qui parla avec une ânesse ? Balaam propheta. Le prophète BalaamB. Balaam, devin connaissant le vrai Dieu, accepta pourtant de maudire Israël. L'ange du Seigneur lui barra le chemin. Balaam ne le vit pas, mais son ânesse prit peur, s'écarta deux fois, puis s'arrêta. Balaam irrité la frappa. Alors « Yahvé ouvrit la bouche de l'ânesse et elle dit à Balaam : Que t'ai-je fait pour que tu m'aies battue trois fois?» Balaam répondit: «Tu t'es moquée de moi! Si j'avais eu à la main une épée, je t'aurais 6. Les présentes recherches portant sur la tradition médiévale, les citations bibliques sont faites d'après la Vulgate ou les anciennes versions latines tant pour le texte que pour la numérotation des versets. Les variantes du texte hébreu ne sont habituellement pas signalées. 7· Bibliographie dans Cla~~is Palrtml latinormtl, eJitio a/t~ra, Bruges, 1961, no 1155 f. Edition: Walter Suchier, Dos mittelltdeinis&he Glsprikh Adritm 111111 Epictitus nebstlllf'1IJœllllen Texten ( ]o&a Mona&honlm), Tübingen, 1955· (Cf. Scripturium, rr, I9H. p. 136, n° 245 avec la liste des manuscrits utilisés.) Les textes ont été reproduits par A. HAMMAN, PL Supplemenlwn, IV, 1967, pp. 917-941. 8. Col. 929, n° z8. - Toutes les citations sont empruntées au Supplément de la Patrologie latine, cité à la fin de la note précédente. Il suffit donc d'indiquer la colonne et le numéro.
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déjà tuée. » L'ânesse dit à Balaam : « Ne suis-je pas ton ânesse, qui te sers de monture depuis toujours. Ai-je l'habitude d'agir ainsi envers toi?» Il répondit:« Non» (Nomb. 22, 2 1-33). Pas plus que Balaam, les auteurs des Joca ne sont surpris d'entendre parler une ânesse. La discussion ne porte pas sur des problèmes d'interprétation, l'Ecriture est acceptée sans discussion9•
Qui asinas querendas regnum invenit ? Qui en cherchant des ânesses trouva un royaume ? Saül10• Saül était à la recherche des ânesses de son père Qish, quand il consulta Samuel qui lui annonça que les ânesses étaient retrouvées. Et c'est alors qu'ille sacra roi d'Israël (1 Sam. 9, 3 - 10, 8).
Qui locutus est post mortem ? Qui parla après sa mort ? Samuel11• Saül qui avait expulsé du pays nécromants et devins se déguisa pour aller consulter la nécromancienne d'Endor. Elle évoqua Samuel qui apparut et lui dit:« Pourquoi as-tu troublé mon repos en m'évoquant?» Puis il lui répéta que Dieu s'était détourné de lui : « Demain, toi et tes fils, vous serez avec moi>> (1 Sam. 28, 14-19). Cette vision terrifiante a retenu l'attention.
In quem montem non pluit usque in aeternum ? Sur quelle montagne ne pleut-il pas pour l'éternité?
In Gelbuae, ubi Saul se occisit. Sur Gelboé, où Saül se tua12 • Saül blessé par les archers se jeta sur son épée (1 Sam. 31, 3-4). En apprenant la mort de Saül et de son fils Jonathan, David composa un chant funèbre où il maudit le lieu où ils périrent : ... Montagnes de Gelboé, ni rosée, ni pluie sur vous (il Sam. 1, 21 ). Cette malédiction de David fut reprise dans une magnifique antienne présentée plus loin. La sécheresse produit le désert. La malédiction est prise au pied de la lettre.
Qui justus per oratione homicidium fecit ? Sanctus Helias et Heliseus Quel juste a fait un homicide par la prière ? Saint Elie et saint Elisée13• 9· Col. 929, nD z8. 10. Col. 92.8, n° 17·
Col. 936, nD 6. Col. 92.8, n° 18. 13. Col. 928, n° 40. II. 12..
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Etudier la Bible Le feu du ciel descend deux fois sur les hommes venus arrêter Elie
(IV Rois 1, 9-n). Quant à Elisée, il annonça la mort violente des reines Jézabel et Athalie (IV Rois 9, 33-37 et n, 13-16).
Qui mortuus mortuos suscitavit ? Qui mort, ressuscita des morts ?
Heliseus in Galgalis Elisée à Galgalt4. On lit au quatrième livre des Rois (13, 2.0-21): « Elisée mourut et on l'enterra. Des bandes de Moabites faisaient incursion dans le pays chaque année. Il arriva que des gens qui portaient un homme en terre virent la bande; ils jetèrent l'homme dans la tombe d'Elisée et partirent. L'homme toucha les ossements d'Elisée : il reprit vie et se dressa sur ses pieds. »
Quis manducavit et bibit, nec carnem, nec sanguinem habuit? Qui mangea et but, mais n'eut ni chair, ni sang?
Angelus Raphael. L'ange RaphaëP5. Dans l'histoire de Tobie, l'ange Raphaël parut sous une forme humaine. Quand il se fit connaître, il déclara : « Vous avez cru me voir manger, ce n'était qu'une apparence» (Tob. 12, 19). Pour le Nouveau Testament, les questions sont moins nombreuses. L'une d'elles révèle une appréciation intelligente de l'histoire de l'Eglise:
Ubi nomen Christianorum primum exortatum est ? Où le nom de chrétiens fut-il employé pour la première fois ?
In Antiochia civitate. Dans la cité d'Antiochete. « C'est à Antioche que, pour la première fois, les disciples reçurent le nom de chrétiens» (Actes 1 r, z6). Les Juifs n'avaient évidemment pas désigné les disciples de Jésus par un mot qui aurait laissé croire qu'il était le Christ. La qualité de cette réponse ne doit pas donner une idée trop avantageuse de la chronologie des auteurs des ]oca monachorum. Les exégètes modernes placent la composition du livre de Ruth au 14. Col. 928, no 1 ~· 15. Col. 9~6, no 12. 16. Col. 924, no 18.
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milieu du ve siècle avant J .-C., les anciens ne se posaient pas de telles questions. Pour eux, Booz était le grand-père de David, et son histoire était claire. Dans le livre de Ruth (z., 4), Booz arrivant de Bethléhem salue ses moissonneurs en disant : Dominu.r vobiscum. Ils lui répondent : Benedicat tibi Dominus. Que le Seigneur te bénisse. A des moines ne pouvait échapper l'emploi de cette formule qui revient si souvent dans la liturgie :
Qui primus dixit : Dominus vobiscum ? Qui le premier a dit : le Seigneur soit avec vous ? Boozfilius Salmon, quando operarios S1/0S misit in messem Booz, fils de Salmon, quand il a envoyé ses ouvriers à la moisson 17 • L'auteur du De inventione nominum fit preuve d'une érudition étonnante. Il rassembla les homonymes des deux testaments. Après avoir annoncé le nombre des personnages du même nom, qui peuvent être, deux, trois ou plus, jusqu'à six ou sept, il y a même onze Simon18 , il les énumère sans s'astreindre à l'ordre chronologique. Mais surtout il sait éviter les confusions : Sex sunt Mariac, una est Maria soror Aaron, II est Maria mater Domini nostri Ihesu Christi, III est Maria Magdalenae de qua exc/userat Dominu.r Noster Ihesus Christus septem daemonia, IV est soror Marthae et Lozari, V est mater Iohannis et Jacobi, VI est mater Cleopas. Il y a six Marie : la première est Marie sœur d'Aaron, la seconde est Marie, mère de Notre-Seigneur Jésus-Christ, la troisième est MarieMagdeleine de laquelle Notre-Seigneur Jésus-Christ avait chassé sept démons, la quatrième est la sœur de Marthe et de Lazare, la cinquième est la mère de Jean et Jacques, la sixième est la mère de Cleopas 19• Depuis saint Grégoire le Grand, prévalut en Occident l'opinion qui estimait que Marie-Magdeleine était la sœur de Lazare. Le De inventione nominum les distingue nettement et les scribes recopièrent sans broncher cette tradition maintenue en Orient. Pour éviter les confusions, l'auteur du De inventione nominum donne le nombre des années qui séparent les homonymes, mais il ne calcule ce chiffre que lorsqu'ils sont deux; il ne se risque pas aux concordances chronologiques pour plusieurs personnages. A côté de ces questions qui exigent une vraie connaissance de la Bible, d'autres sont plutôt des devinettes même si le prétexte est biblique. Les exceptions aux lois naturelles de la naissance et de la mort sont fortement soulignées.
11· Col. 92.3, no 92.. 18. Col. 913. 19· Col. 914.
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Qui est mortuus et non natus ? Qui est mort et n'est pas né ? Adam20• Qui est natus et non est mortuus ? Qui est né et n'est pas mort? Helias et Enoch21. Qui est bis natus et seme/ mort1111s ? Qui est né deux fois et mort une seule ? Jonas projeta, qui tribus diebiiS et tribus noctibus in ventre citi oravit nec caelum vidit, nec terra tetigit. Le prophète Jonas, qui pria trois jours et trois nuits dans le ventre de la baleine, ne vit pas le ciel, ne toucha pas la terre 22 • La sortie du ventre de la baleine est assimilée à une seconde naissance.
Qui seme/ natus et bis mortuus ? Lazarus. Qui est né une fois et mort deux fois ? Lazare23 • Les spéculations exégétiques amènent des chaînes de questions :
Quis avam suam virginem inviolavit ? Qui a violé sa grand'mère vierge Cain terram - Caïn la terre. Unde erat ava eius ? Comment était-elle sa grand-mère? Inde quia erat filius Ade, qui de limo terrae factus est Parce qu'il était fils d'Adam, qui fut fait du limon de la terre24• La première question est une interprétation de la malédiction de Caïn. Après le meurtre d'Abel, le Seigneur lui dit : << Qu'as-tu fait? La voix du sang de ton frère crie vers moi de la terre. Désormais tu seras maudit sur la terre qui a ouvert sa bouche et a reçu de ta main le sang de ton frère » (Gen. 4, Io-II). L'expression terre vierge n'est pas dans l'Ecriture, mais avant la création de l'homme, il est écrit« qu'il n'y avait pas d'homme qui travaille la terre >> (Gen. z, 5). Adam fut formé du limon de la terre, les mots sont transcrits exactement (Gen. z, 7). Le récit du déluge note que tout ce qui avait un souffle de vie, c'est-à-dire tout être qui respire, mourut (Gen. 7, zz). :zo. Col. 21. Col. 22. Col. 23. Col. 24. Col.
928, n° 2. 928, no 8. 928, nD 9· 931, nD 19. 9F, n°8 1o-u.
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On devait donc conclure que certaines vies s'étaient maintenues:
Qui fuerunt vivi sine archa in diluvio ? Qui pendant le déluge vécut sans être dans l'arche ? Focus in petra et pisces in mari. Le feu dans la pierre et les poissons dans la mer25• Le feu est celui des volcans. Une conclusion peut être tirée du récit de la création :
Qui dedit quod non accepit ? Qui donna ce qu'elle n'avait pas reçu? Eva lac. Eve, du lait26• Et pour rappeler que les Joca monachorum peuvent se présenter sans base scripturaire, un exemple pris au hasard suffira :
Quid est Niger qui albo producit? Qui est noir et produit du blanc Vacca nigra albo lacte producit Une vache noire produit du lait blanc27 • Les Joca monachorum appartiennent à un genre qui s'est perpétué jusqu'à nos jours avec les jeux de la radio ou de la télévision. Comme eu..'l: ils témoignent des connaissances de l'époque. Les questions doivent être assez difficiles pour exiger une recherche et assurer à ceux qui ont trouvé un certain prestige, mais elles doivent être comprises et appréciées par le large public qui regrette de ne pas savoir. Bon indice du niveau de culture générale, les Joca monachorum attestent chez les moines une bonne connaissance de la Bible. Ce n'est pas un indice de culture authentique. Par exemple, transformer une évocation poétique en énigme n'est pas heureux au point de vue de la qualité littéraire. On lit dans le livre des Proverbes (30, 18-19) : Il est trois choses qui me dépassent et quatre que je ne connais pas : le chemin de l'aigle dans les cieux, le chemin du serpent sur le rocher le chemin du vaisseau en haute mer le chemin de l'homme chez la jeune femme. 2.5. Col. 92.2., n° 64. 2.6. Col. 919, no 35· 2.7. Col. 919, n° 2.9.
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Etudier la Bible Les Joca monachorum transposent prosaïquement :
Die mihi, quod sunt res quas homo deservire non potest ? Dis-moi quelles sont les choses que l'homme ne peut décrire. Quator - Qtfe ? Quatre - lesquelles ? Viam pueri in adolescencia Le chemin du jeune homme chez la jeune femme viam aquile volantis le chemin de l'aigle qui vole viam navis in mari, le chemin du vaisseau sur la mer viam serpentis per petram le chemin du serpent sur le rocher28. Des jeux scolaires ne définissent pas une véritable culture, ils témoignent du niveau des connaissances acquises et dans ce cas particulier permettent de conclure que les moines du Moyen Age lisaient et assimilaient l'ensemble des livres saints.
Les coupures des Psaumes Le psautier est une collection de poèmes lyriques d'inspiration religieuse29 • Leur composition au pays d'Israël s'échelonne sur de longs siècles depuis le roi David. Après le retour de l'exil à Babylone, les Psaumes furent groupés en cinq livres en tenant compte de leur destination liturgique, des habitudes acquises ou de certaines affinités littéraires30. La coordination des Psaumes n'est pas parfaite. De plus, des traditions diverses ont entrainé des divergences superficielles, qui concernent entre autres la numérotation. L'hébreu et la Vulgate s'accordent pour compter cent cinquante psaumes, mais avec quelques groupements et divisions différents, de sorte qu'ils sont presque toujours décalés d'une unitéai. L'hébreu coupe en deux un psaume (qui porte les n°8 9 et 10 en hébreu), alors que la Vulgate maintient son unité (Psaume 9), mais la 28. Col. 932, n° 35· 29. La bibliographie des Psaumes est infinie. Les Psaumes étant des courts poèmes, il est
facile de retrouver chacun d'entre eux dans les commentaires. L'étude la plus complète et la plus pratique en français est Louis jACQUET, Les Psaumes etluœurde l'homme, 3 vol., 1975-1979· Pour chaque psaume : texte traduit en français, présentation, notes critiques, notes exégétiques, orientation chrétienne, utilisation néo-testamentaire et liturgique, prière. L'introduction expose les principes généraux du commentaire. La bibliographie raisonnée, qui couvre 35 pages, commence par les principaux travaux patristiques et médiévaux. 30. Par exemple, dans le livre I, le mot Yahvé est employé 272 fois et Elohim 15; dans le livre II, Yahvé 30 et Elohim 164; cf. jACQUET, 1, p. 73· 31. Dans le présent article, les numéros des Psaumes sont ceux de la Vulgate et de la liturgie romaine, sauf indication contraire.
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Vulgate (Psaume 11 3) réunit indûment deux psaumes (Psaumes 114 et 115 de l'hébreu). Vulgate et hébreu s'accordent pour unir deux psaumes (sous les nos 143 de la Vulgate et 144 de l'hébreu) ou pour diviser un psaume en deux (sous les n°8 41 et 42 de la Vulgate et4z-43 de l'hébreu). De plus le Psaume 5z (5 3 de l'hébreu) est la recension élohiste d'un poème dont le Psaume 13 ( 14 de l'hébreu) est la recension yahviste. En latin, le Psaume 52 a Dominus, où le Psaume 13 a Deus; les textes sont les mêmes 32 • Comme ils l'étaient dans la synagogue, les Psaumes devinrent l'élément essentiel de la prière commune chrétienne. Ils furent adoptés tels qu'ils étaient dans la version grecque des Septante. Les chrétiens du Moyen Age ne s'inquiétèrent pas des variantes du texte hébreu. Les commentaires furent nombreux, mais ce n'est pas d'eux qu'il sera question ici, car les usages liturgiques révèlent mieux encore la pratique quotidienne et la mentalité de ceux qu'ils imprègnent. Dans sa Règle, saint Benoît organisa la récitation des Psaumes selon un schéma différent de celui qui était déjà en usage dans l'Eglise romaine, où il resta en vigueur jusqu'en 1911. Le principe de la récitation intégrale du psautier dans la semaine était acquis et largement observé, puisqu'un bon nombre de psaumes étaient répétés plusieurs fois. Contrairement à ce qu'on pourrait imaginer l'office bénédictin était moins long que l'office romain. Les amateurs de statistiques ont compté qu'à l'office férial, il y avait 4 915 versets de psaume par semaine au romain et seulement 3 6p au bénédictin. L'office bénédictin n'atteignait pas les trois quarts de la longueur de l'office romain. Avec zz strophes de 8 versets, le Psaume II8 est le plus long de tous. Pieuse élévation sur la loi de Dieu, il avait été réparti à l'office romain entre les petites heures, où il était répété chaque jour. Pour le placer tout entier, il avait fallu grouper les strophes deux par deux. Au contraire, d'après la Règle de saint Benoît (c. 18), les strophes du Psaume 118 sont attribuées une par une aux petites heures du dimanche et du lundi, tandis que les psaumes graduels sont utilisés aux autres jours. Alors que l'office romain ne divisait aucun autre psaume, la Règle de saint Benoît, qui joint au Psaume 115 le Psaume 116, quia parvus est (il a deux versets), divise les plus longs en deux parties et les compte pour deux. Les coupures des Psaumes dans l'office bénédictin méritent d'être relevées et examinées parce qu'elles ne correspondent pas aux conceptions des exégètes modernes. Celles-ci furent appliquées dans la division des psaumes réalisée lors de la réforme du bréviaire romain en 191 1. Le Psaume 9 a trois parties : perspectives eschatologiques (z-I 3), .32:· Dans la V~gate, le Psaume 13 s'est accru d'une chaîne de citations que saint Paul av:ut Insérée à la sut te du verset 3 de ce psaume dans l'Epître aux Romains 3, 13-18.
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prières pour l'avènement de l'ère de justice (14-zo) et plainte sur le retard de l'ère nouvelle (zz-39). L'hébreu numérote Psaume 9 les deux premières parties et Psaume 1 o la troisième. L'office bénédictin coupe avant la fin de la deuxième partie après le verset 19. Ce choix permet de conclure sur une parole encourageante :
Quoniam non in finem oblivio erit pauperis, patientia pauperum non peribit in finem. Car le pauvre ne peut être toujours en oubli l'attente des pauvres ne périra pas à jamais. Le début de la seconde partie est un appel à la victoire :
Exsurge Domine non confortetur homo, judicentur gentes in conspectu tuo Dresse-toi Seigneur, que l'honune ne soit pas le plus fort, que les nations soient jugées devant toi. Le Psaume 17 se compose de 14 strophes de 8 vers, qui rythment le mouvement de la pensée. Ne tenant aucun compte de ce plan, la coupure de l'office bénédictin est placée au troisième vers de la huitième strophe. La première partie se clôt sur une parole d'apaisement :
Et retribue! mihi DonJinus secundum justitiam meam, et secttndun; puritatetn mammm mearum in co11Spectu oculorum ejtts. Aussi le Seigneur m'a rendu selon ma justice, selon la pureté de mes mains au regard de ses yeux. Le verset de la fin de la septième strophe aurait eu à peu près le même effet, mais le début de la seconde partie n'aurait pas été percutant comme il l'est
Cum sancto sanctus eris, et cum viro innocente innocens eris, Avec celui qui est saint, tu es saint, avec celui qui est loyal, tu es loyal. Arbitraire au point de vue de la construction littéraire, la place de la coupure a été voulue pour d'autres raisons. Le Psaume 36 est un poème alphabétique où deux exhortations encadrent un exposé doctrinal sur la rétribution. Cet exposé se divise en trois parties : la ruine des impies, la prospérité du don du Seigneur et la fidélité, gage de prospérité. La coupure se place logiquement entre la deuxième et la troisième partie, telles qu'on les lit dans le psaume, car les exégètes s'accordent à penser que les versets zz et z6 ont été intervertis. La suite du sens est en effet beaucoup meilleure en effectuant cet
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échange. Cela n'a pas inquiété pour la coupure de l'office bénédictin qui fait terminer sur un souhait de bonheur et commencer par une exhortation : Conclusion :
Tota die miseretur et commodat : et semen illius in benedictione erit. Toujours, il compatit et il prête; et sa postérité sera en bénédiction. Commencement :
Declina a malo et fac bonum, et inhabita in saeculum saect11i. Evite le mal et fais le bien et tu habiteras à jamais (le pays). Le grandiose Psaume 67 est considéré comme le plus difficile du psautier. Après un prélude, il évoque cinq épisodes glorieux de l'histoire d'Israël et s'achève par l'annonce du triomphe messianique. Dans l'office bénédictin, la coupure se place entre l'évocation de la venue de Dieu à Sion, au temps de David et de Salomon, et la description du châtiment des idolâtres au temps d'Elie. De part et d'autre de la coupure les versets proclament le triomphe de Dieu et l'espérance :
Ascendisti in altttnt, cepisti captivitatem : accepisti dona in hominibus : Etenim non credentes, inhabitare Dominum Deum. Tu gravis la hauteur, tu emmènes des captifs, des hommes tu reçois des dons, même des rebelles; c'est là que tu habiteras, Seigneur Dieu. Benedictus Domimts, die quotidie, prosperum iter faciet nobis Deus salutarium nostrorum Béni soit le Seigneur, chaque jour, il nous a ouvert la voie du bonheur il est le Dieu de notre salut. Dans le Psaume 68, on distingue deux parties, la première étant une imploration, et la seconde des vœux suivis d'une action de grâces. La coupure est placée avant la fïn de la première partie pour mettre en valeur l'imploration avec laquelle commence le second demi-psaume
Exattdi me, Domine, quoniam benigna est misericordia tua, secundunJ multitudinem miseratiorum tuarum respice in me, Exauce-moi Seigneur, car ta bonté est compatissante, dans ta grande miséricorde regarde vers moi.
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La finale du premier demi-psaume est un appel au secours, qui bien que moins caractéristique exprime un sentiment de confiance.
Non me demergat !empestas aquae, neque absorbeat me profundum, neque urgea! super me puteus os suum. Que les vagues en fureur ne me submergent pas, que l'abîme ne m'engloutisse pas, que le gouffre ne se ferme pas sur moi. La coupure du Psaume 77 a été choisie pour mettre en valeur une finale à la première partie. Ce psaume historique rappelle la sortie d'Egypte, puis la marche dans le désert et l'arrivée en Chanaan. La coupure divise une strophe qui commençant par décrire un repentir le dénonce ensuite comme un mensonge : séparé de son contexte, le verset devient un cri d'espérance :
Et rememorati sunt, quia Deus adjutor est eorum, et Deus excelsus redemptor eorum est. lis se rappelaient que Dieu est leur secours, et le Dieu très haut leur Sauveur. Le début du second demi-psaume est purement narratif. Le Psaume 88 est un poème messianique qui met en grand relief le roi David. La coupure, qui n'est pas au milieu du psaume, mais au premier tiers, contribue à mettre en valeur l'élection de David par Dieu. Une hymne au Dieu bon et fidèle se termine par un cri de confiance :
Quia Domini est assumptio nostra, et sancti Israel, regis nostri. Du Seigneur vient notre protection, et du Saint d'Israël, notre Roi. Quant à la seconde partie elle s'ouvre par un majestueux oracle:
Tune locutus es in visione sanctis fuis et dixisti : Posui adjutorium in patente : et exaltavi electum de plebe mea. Inveni David servum meum, oleo sancto meo unxi eum. Jadis, en vision, tu as parlé à tes saints et tu as dit : J'ai prêté assistance à un héros et j'ai élevé l'élu de mon peuple. J'ai trouvé David, mon serviteur, de mon huile sainte, je l'ai oint.
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L'importance donnée à David n'est pas due au hasard. Considéré comme auteur de tous les psaumes, David était pour les chrétiens fervents du Moyen Age un des prophètes qui avait annoncé le plus clairement la venue du Christ et un des plus grands saints de l'Ancien Testament. Le Psaume 103 est un hymne enthousiaste à la gloire du créateur. Le verset choisi pour précéder la coupure est un cri d'admiration : Quam magnificata sunt opera tua Domine, omnia in sapientia Jedsti, impleta est terra possessione tua. Que tes œuvres sont magnifiques, Seigneur, tu as tout fait avec sagesse, la terre est remplie de tes biens. Dans le psaume, ce verset est plutôt l'introduction du tableau qui décrit la mer et les animaux, que la conclusion du tableau montrant que les astres règlent les activités des animaux et des hommes. Il a été choisi comme finale, bien qu'il soit aux deux tiers du psaume. La reprise débute par une description. Le Psaume 104 est un hymne au Seigneur, créateur et bienfaiteur d'Israël. Entre une invitation à la louange et un épilogue sur la fidélité au Seigneur, il décrit quatre périodes de l'histoire d'Israël: les patriarches, Joseph, Moïse et l'Exode. Dans ce psaume essentidlement narratif, il était impossible de trouver un verset donnant une sentence caractérisée. Finale et commencement sont avant tout narratifs. La finale est un éloge de Joseph qui a été appliqué par la liturgie aux bons serviteurs de Dieu: Constituit eum dominum domus suae, et principem omnis possessionis suae, Ut erueliret principes ejus sicut semetipsum, et senes ejus prudentiam doceret. Il l'établit seigneur sur sa maison et gouverneur de tous ses domaines, Pour mener à sa guise les princes et enseigner la sagesse aux anciens. Le Psaume 105 raconte la longue histoire des forfaits du peuple élu pour mettre en relief, par contraste, la bonté de Dieu. Entre prélude et épilogue, huit forfaits sont évoqués plus ou moins longuement. Il eût été facile de placer la coupure entre deux épisodes, mais on préféra le choix difficile d'un verset présentant une finale d'espérance. On retint l'éloge de Phinée : Et stetit Phinees, et placavit, et cessavit quassatio Et reputatum est ei in justitiam, in generationem et generationem usque in sempiternum
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Etudier la Bible Phinée se leva, et apaisa (le Seigneur) et le fléau s'arrêta, Cet acte lui fut imputé à justice, d'âge en âge à jamais.
La reprise commence par les versets racontant la révolte de Mériba. Le Psaume 106 célèbre la délivrance d'Israël en quatre images décrites parallèlement, avec deux refrains évoquant l'un le cri de détresse et l'autre l'action de grâces. Après ces épisodes, le psaume décrit le retour à Jérusalem. La coupure est placée après les deux premiers versets du quatrième épisode, le plus long et le plus pittoresque, celui qui décrit les tribulations des marins sauvés de la tempête. Tous les exégètes admettent que l'épisode fut modifié et amplifié, mais ces remaniements qui sont antérieurs à l'ère chrétienne allongèrent la description en gardant les refrains. L'unité de l'anecdote fut tellement bien sauvegardée que le sujet« Ceux qui descendent sur la mer dans des navires » n'est jamais répété. La place de la coupure s'explique uniquement par la grandeur de l'exclamation admirative qui termine le premier demipsaume:
Qui descendunt mare in navibus, facientes operationem in aquis multis. Ipsi viderunt opera Domini, et mirabilia ejus in profundo. Ceux qui descendent sur la mer dans des navires faisant du commerce sur les eaux immenses, Ceux-là ont vu les œuvres du Seigneur et ses prodiges au milieu de l'abîme. Le Psaume 13 8 traite, en douze versets pour chacun, deux thèmes qui sont d'ailleurs étroitement liés : la science et la grandeur de Dieu, l'origine et la fin de l'homme. La coupure intervient alors que le psalmiste est en train de montrer qu'il est impossible d'échapper à la présence de Dieu; les deux versets qui commencent la seconde partie sont le complément des précédents. Dans l'hébreu, le psalmiste se plaint du poids de la main de Dieu sur lui, dans la Vulgate, il expérimente la présence universelle de Dieu et ne la regrette pas, bien qu'il se soit demandé auparavant où aller pour y échapper.
Etenim iiiiiC manus tua deducet me, et tenebit me dextera tua. Là encore c'est ta main qui me conduira, ta droite qui me saisira. Le premier demi-psaume s'achève sur un cri de confiance, d'autant plus énergique qu'il est séparé de son contexte. Le début du second est descriptif.
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Les exégètes s'accordent pour reconnaître dans le Psaume 143 deux chants distincts : le premier ( 1-1 1) est une compilation de versets empruntés à divers psaumes, le second ( xz- x5) décrit la prospérité matérielle, don de Dieu. La coupure partage le psaume en deux parties égales, le refrain qui termine la première se retrouve au troisième verset de la seconde, mais la coupure est destinée à mettre en valeur l'action de grâces au début du second demi-psaume
Deus, canticum novum cantabo tibi, in psalterio decachordo psallam tibi. Dieu je te chanterai un cantique nouveau, sur la harpe à dix cordes, je te louerai. La finale du premier demi-psaume est une demande de délivrance, idée normale à cet endroit, mais son expression est un peu traînante. Le Psaume 144 est le cantique de louange par excellence. Psaume alphabétique, il est composé de deux parties égales, formulant des louanges au Dieu Roi, puis au Dieu Providence. La coupure est placée naturellement entre les deux parties, le dernier verset de l'une apportant une finale apaisante, et le premier de l'autre une invitation à la louange :
Suavis Dominus universis, et miserationes ejus super omnia opera ejus. Le Seigneur est bon envers tous et ses tendresses s'étendent sur toutes ses créatures.
Confiteantur tibi, Domine, omnia opera tua, et sancti tui benedicant tibi. Que tes créatures te louent, Seigneur, et que tes saints te bénissent. Sur les quatorze psaumes divisés en deux parties dans l'office monastique, cinq seulement sont partagés d'une façon logique pour des esprits modernes, les neuf autres coupent en deux un épisode ou une strophe. Cela est tellement flagrant qu'au milieu du xxe siècle, les coupures des Psaumes 9 et xo6 ont été transportées à des endroits plus logiques. Pourtant les coupures anciennes n'ont pas été disposées au hasard. Elles ne sont pas purement arbitraires, mais témoignent d'une mentalité différente. En analysant les coupures des psaumes on constate que les notes dominantes des finales sont la paix et la confiance : Dieu est fidèle, il est tout-puissant, il n'abandonne jamais ceux qui se confient en lui. Ces thèmes reviennent sous des formes variées. Dans deux cas, ils s'expriment par des personnages exemplaires : le patriarche Joseph (Psaume 104) qui acquiert par ses vertus un pouvoir immense, et le
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roi David (Psaume 88) qui protège le peuple parce qu'il est l'élu de Dieu. Cantiques inspirés reçus par l'Eglise, les psaumes ne pouvaient pas subir la moindre adaptation. Il a fallu les couper sans y changer ou déplacer un mot. La finale du premier demi-psaume et le commencement du second sont absolument liés : le choix d'un verset pour occuper une de ces places impose automatiquement à l'autre le suivant ou le précédent. Cela explique que, dans six cas, le début du second demi-psaume est purement descriptif et n'a donc aucun caractère qui justifie sa place (Psaumes 77, 103, 104, 105, 106 et 138). Le début d'un psaume doit être plutôt une invitation à la prière, un appel à Dieu qui donne la victoire, un cri de louange ou d'action de grâces. Il arrive que finale et début sont parfaitement adaptés (Psaumes 9, 17, 36, 67, 88 et 144). Enfin dans deux cas (Psaumes 68 et 143), la finale de la première partie le cède en intérêt au début de la seconde. Encouragement pour la prière et la confiance au début, paix dans la contemplation de la gloire de Dieu à la fin, les psaumes sont appelés à proposer des idées que l'esprit assimile pendant que la voix crée par le chant le recueillement propice à cette méditation. L'attention assidue à la lettre du psaume n'est pas requise, un verset peut alimenter longtemps une prière secrète qui ne nuit nullement au déroulement de l'office, rythmé par le chant alterné de psaumes sus par cœur. Dans leur choix inattendu, les coupures des psaumes révèlent la mentalité des moines d'autrefois qui ne cherchaient pas dans l'Ecriture une instruction ou une lecture, mais le contact avec Dieu. Les antiennes tirées de l'Ancien Testament
Les différences entre l'office romain et l'office monastique ne doivent être ni minimisées, ni exagérées. Les schémas sont assez spécifiques pour qu'il soit possible de les distinguer au premier coup d'œil, mais le contenu est presque toujours le même : les psaumes constituent le fonds des offices; antiennes, répons, hymnes se retrouvent de part et d'autres. Beaucoup de saints ont eu des offices entièrement propres, qui ont été adaptés à l'un et l'autre schéma. Quelquefois des chanoines dépendant d'une abbaye suivaient l'office monastique les jours de fêtes monastiques, par exemple à Chelles où, au xue siècle, le bréviaire de l'église Saint-Georges a des offices de saints à neuf leçons sauf pour saint Benoît qui en a douze33• Souvent chanoines et moines préfèrent H· Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. x:no (cf. V. thèques publiques Je Françe, III, pp. 456-457, n° 693).
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leur propre schéma : le 29 septembre 1049, le pape Léon IX arriva à Reims pour procéder à la dédicace de la basilique Saint-Remi. La cérémonie avait été fixée au 2 octobre. La veille, les reliques du saint furent portées à la cathédrale au milieu d'une foule immense. La nuit tombe. « Les moines autour de leur patron veillent en allègres vigiles et célèbrent les matines à douze leçons, avec leurs répons. Aussitôt après eux, les chanoines chantent les mêmes vigiles solennelles et les neuf leçons de leur office de matines s'achèvent lorsque la lumière paraît »34• Moins que pour garder leurs habitudes et observer leurs rubriques propres, moines et chanoines préfèrent ne pas se réunir en un seul chœur pour ne pas se contrarier dans leurs interprétations musicales et pour assurer la nuit entière une permanence liturgique. Ce n'est pas parce que les pièces liturgiques étaient communes aux chanoines et aux moines, ni parce que leur origine n'est pas sûrement monastique - elle est le plus souvent inconnue - qu'elles n'ont pas eu une influence profonde sur tous ceux qui les ont utilisées, moines, chanoines, clercs et fidèles. Une série d'antiennes a été composée pour accompagner la lecture des livres de l'Ancien Testament. On en a repéré II2 dans des manuscrits dont le plus ancien est du IXe siècle35• Le manuscrit qui en contient le plus en a 68 36• Il y eut au Moyen Age une grande variété d'utilisations. L'antiphonaire réformé par Pie V en conserva 28, quelques-unes furent retenues par des recueils de chants non liturgiques 37• Les II2 antiennes viennent de huit livres de l'Ancien Testament. Les livres historiques ont la plus grosse part : 72 antiennes dont 31 des quatre livres des Rois, 10 de Tobie, 6 de Judith, 4 d'Esther et 21 des deux livres des Maccabées. 16 antiennes sont tirées de la Sagesse, 13 de Job, II seulement des Prophètes 38• 34· Reims
ANsELME DE SAINT-REMY,« Histoire de la dédicace de l'église du bienheureux Remi de >> (Bibliotheca hagiographifa latina, n° 4825). Texte et traduction par Dom Jacques HoURLIER dans La Champagnebénédiftine, Contribution à l'année saint Benoit ( 480-I98o). Travaux
tk l'Académie nationale tk Reims, r6o• volume, 1981, pp. 181-300. Le passage cité est au chapitre XXIII (13), pp. 23o-2p. 35. Sur ces antiennes de l'Ancien Testament, Umberto FRAN cA, OFM, Le antifone bibliche dopo Pentecoste, studio eodieologieo storieo te.rtua!e eon appendice musicale, Studio Anselmiana, 7 J ( Ana!eeta liturgiea, 4), Roma, 1977· L'auteur a étudié seize manuscrits: rx• siècle, un, x• siècle, deux, xr• siècle, trois, xn• siècle, six et xnr• siècle, quatre. Il y en a beaucoup d'autres, mais il est peu probable qu'ils contiennent des antiennes inconnues. 36. Antiphonaire d'Ivrea (lvrea, Bibliot. cap. ro6), xr• siècle. L'antiphonaire de Worcester (Worcester, Cathedral Library, F. r6o), xm• siècle, en a seulement 28. 37· Dans la présentation des antiennes, la place des antiennes dans les antiphonaires postérieurs à Pie V et antérieurs à la réforme de Paul VI sera indiquée parce que c'est là qu'il est le plus facile de les trouver notées. La liturgie monastique rénovée utilise certaines de ces antiennes, mais les nouveaux livres ne contiennent pas la musique et renvoient aux éditions antérieures. 38. Cette statistique est donnée par Umberto FRANcA, op. cil., pp. 324-250 et tableau p. 372, mais il ne tient pas compte des passages empruntés à des livres bibliques autres que la source principale.
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Le contenu des antiennes est fort divers. Quelques-unes apparaissent comme des citations de l'Ecriture détachées de leur contexte parce qu'elles offrent de belles formules, mais plus souvent, elles évoquent des situations concrètes, soit pour les temps bibliques, soit pour l'époque de ceux qui les chantent. L'analyse de quelques-unes d'entre elles permettra d'apprécier la familiarité de ceux qui les chantèrent autrefois avec les événements de l'histoire d'Israël. La plus longue de ces antiennes, et peut-être la plus célèbre à cause de sa qualité musicale, est Montes Ge/boe. En apprenant la mort du roi Saül et de son fils Jonathas, David composa une complainte (II Sam., 1, 18-27). Cette complainte a la longueur d'un psaume et non celle d'une antienne. Le compositeur a donc fait un choix parmi les versets et il les a placés dans un ordre différent. De 29 lignes, il en a tiré 7· Laissant tomber le prologue, il commence abruptement par l'adresse aux Monts de Gelboé qu'il maudit : trois lignes du verset 21 sur quatre (lignes 1 à 3). Il passe au verset 25 dont il garde les deux lignes. Jonathas, l'ami de David, est seul nommé. Les deux premières lignes du verset 23 rappellent Saül avec Jonathas, et leur union dans la vie comme dans la mort. Les variantes sont minimes, mais indiquent un art consommé de la composition. A la 2e ligne, in te adressé à la montagne de Gelboé que maudit David a plus de force qu'ibi; à la 5e ligne, occisus est remplacé par interfectus qui se prête mieux à la mélodie, et pour la même raison à la 7e ligne divisi a cédé sa place à separati. Enfin à la 6e ligne, va/de vient renforcer les qualités de Saül et de J onathas amabiles et decori. Il est inutile d'épiloguer sur les omissions. Comme il est normal dans une complainte, les redondances sont nombreuses. Le verset 26 est entièrement consacré à Jonathas : « Mon frère, que j'aimais plus que l'amour des femmes, comme une mère aime son fils.» Il aurait pu à lui seul donner matière à un chant. Le compositeur a préféré développer la gloire des combattants plutôt que le regret de l'ami perdu. Il était libre de son choix et a eu raison de ne pas accumuler les thèmes. Le résultat est une lamentation énergique et poignante sur laquelle la musique se modèle admirablement pour la porter à son paroxysme. Et tous ceux qui l'ont chantée ont partagé les sentiments de David39 • 1. 2.
3· 4· 5. 6. 7.
Montes Ge/boe, nec ros nec pluvia veniant super vos; quia in te abiectus est clipeus fortium, clipeus Saui, quasi non esset unctus oieo. Quomodo ceciderunt fortes in proeiio ? Ionathas in exceisis tuis interfectus est : Saui et ]onathas, amabiies et decori vaide invita sua, in morte quoque non sunt separati.
39· Premières Vêpres du 5• dimanche après la Pentecôte.
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Monts de Gelboé, que ni la rosée, ni la pluie ne tombent sur [vous, parce que sur vous fut déshonoré le bouclier des forts, le bouclier de Saül comme s'il n'avait pas été oint d'huile (sainte). Comment sont-ils tombés les forts au combat ? Jonathas sur tes hauteurs a été tué : Saül et Jonathas si aimables et beaux dans leur vie, dans la mort non plus n'ont pas été séparés. On peut rapprocher de la lamentation de David sur la mort de Saül et de J onathas la lamentation du peuple d'Israël à la mort de Judas Maccabée (x Mac. 9, 20-21) : 1-2.
~·
4·
Et jleverunt eum omnis populus Israël planctu magno. et lugebant dies multos et dixerunt : Quomodo cecidit potens. qui salvum faciebat populum Israël ?
Le compositeur a abrégé la présentation, il a remplacé Israël par Domini pour ne pas répéter le mot et permettre des applications plus larges 40•
x. Lugebat autem Judam Israël planctu magno, et dicebat : 3. Quo modo cecidit potens, 4· qui salvum jaciebat populum Domini ? Israël pleurait Judas avec une grande douleur et disait : Comment es-tu tombé, toi, puissant (dans le combat) qui sauvais le peuple du Seigneur ? 2.
Ce n'est plus une malédiction, mais devant le malheur incompréhensible une angoisse, sous laquelle la musique laisse percer une lueur d'espérance. Le roi David vieillissait. Adonias, le plus âgé de ses fils, intriguait pour lui succéder. Le prêtre Sadoc et le prophète Nathan se rendirent auprès de David qui s'y opposa. Il leur donna l'ordre de sacrer le fils de Bethsabée, Salomon. Ce qui eut lieu aussitôt (III Rois x). Le compositeur a retenu pour composer l'antienne deux versets : l'un appartient au récit de Jonathan à Adonias après la cérémonie : 1. Unxerunt eum z. Sadoc sacerdos et Nathan propheta regem in Gihon, 3· et ascenderunt inde laetantes (III Rois x, 45),
40. Premières Vêpres du
~e
dimanche d'octobre.
Etudier la Bible
z8z
l'autre reprend les paroles de David préparant la cérémonie : 4· Et canetis bucina atque dicetis : Vivat rex Salomon ! (III Rois
1,
39).
La composition est une présentation simple et prestigieuse41 1. Unxerunt Salomonem z. Sadoc sacerdos et Nathan propheta regem in Gihon, 3. et abierunt laeti, dicentes : 4· Vivat rex in aeternam, alleluia. Le prêtre Sadoc et le prophète Nathan donnèrent à Salomon l'onction royale à Gihon, puis ils remontèrent joyeux en criant: Vive le roi à jamais, alleluia.
La concision peut arriver à la perfection. Et elle ne trahit nullement l'Ecriture. Elie est enlevé per turbinem in caelum. L'expression revient deux fois. Plutôt que d'employer ascendit, qui décrit la montée d'Elie (IV Rois z, 1), le compositeur a préféré s'inspirer de levare vellet, utilisé un peu avant : 1. Factum est autem, cum levare vellet Dominas Eliam per turbinem in caelum, ibant Elias et Eliseus de Galgalis. (IV Rois z, 1 ).
Pour la suite il a suivi le récit de l'ascension d'Elie en l'allégeant un peu:
z. Eliseus autem videbat et clamabat: 3· Pater mi, pater mi! 4· currus Israël et auriga eius 1 (IV Rois z, u). l'évocation est parfaite dans sa concision42
:
Dum tolleret Dominus Eliam per turbinem in caelum, z. Eliseus clamabat, dicens : 3· Pater mi, pater mi! 4· currus Israël et auriga eius ! Tandis que le Seigneur enlevait Elie dans un tourbillon vers le [ciel, Elisée criait : Mon père, mon père, char et conducteur d'Israël ! 1.
41. Premières Vêpres du 7" dimanche après la Pentecôte. 42. Premières Vêpres du 9° dimanche après la Pentecôte.
Les moines du Mqyen Age
2.8 3
Le livre de Job réclamait peu d'adaptations. La conclusion sur la conduite de Job (Job 1, z.z.) fut mise en musique sans aucun changement'3 1. In omnibus his non peccavit lob labiis suis, z. neque stultum quid contra Deum locutus est. En tout cela Job ne pécha point par ses lèvres, Et il ne dit rien d'insensé contre Dieu.
Dans l'amertume de son âme, Job s'écrie : 1. Memento z. quia ventus est vila mea. Souviens-toi que ma vie n'est qu'un soufRe (Job 7, 7).
Il a suffi d'ajouter mei, Domine Deus, pour en faire un cri d'espérance :
Memento mei, Domine Deus, z. quia ventus est vita mea. Souviens-toi de moi, Seigneur Dieu parce que ma vie est un souffie44 • 1.
La transformation de paroles tragiques de l'Ecriture en chants de triomphe est une des réussites du compositeur'6 1. Refulsit sol in clipeos aureos, z. et resplenduerunt montes ab eis, 3. et fortitudo gentium dissipata est. Le soleil a lui sur les boucliers d'or, et les montagnes ont resplendi de leur éclat, et la force des nations a été abattue.
Ne voit-on pas l'armée comme au glorieux temps de texte original a un sens tout celle qui vient au-devant de
du Dieu d'Israël s'avancer victorieuse, Charlemagne les armées chrétiennes ? Le autre. Cette armée qui s'avance ainsi est Juda à Bethzacharia :
1. Et, ut refulsit sol in clipeos artreos et aereos, z. resplenduerunt montes ab eis. ... et quand le soleil a lui sur les boucliers d'or et d'airain, les montagnes ont resplendi de leur éclat (1 Mac. 6, 39).
4~· Premières Vêpres du ze dimanche de septembre. 44· Cette antienne n'a pas été gardée par la réforme de Pie V. 45· Premières Vêpres du z• dimanche d'octobre.
Etudier la Bible
:z84
Malgré l'exploit d'Eléazar qui tua troupe de Juda dut se replier. Sans faire le compositeur fait combattre l'armée viteurs de Dieu en citant un verset de
le plus bel éléphant, la petite la moindre allusion à ce revers, victorieuse en faveur des serpsaume qu'il modifie un peu :
Dissipa gentes q11ae bella volunt (Ps. 67, 31 ). Contresens biblique si on veut, l'antienne est rythmée comme un texte sacré et apporte aux croyants le triomphe de la victoire. L'appel de la Sagesse a une excellente résonance biblique46
Sapientia clamitat in plateis : Si quis diligit sapientiam, 3. ad 111e decline/ et eam inveniet ,4· et eam dum invenerit, ~. beatus est, si tenuerit eam. 1. 2.
La Sagesse crie sur les places : Si quelqu'un aime la Sagesse, Qu'il vienne à moi et il la trouvera, Et quand il l'aura trouvée, sera bienheureux, s'il la garde.
n
Or il ne s'agit pas d'une citation, mais de cinq citations bien agencées. De la première (Prov. 1, 20-21) sont retenus quatre mots : 1. Sapientia Joris praedicat, in plateis dat vocem suam, in capite turbarum clamitat.
la seconde (Sir. 4, 13) est détournée de son sens, parce qu'un seul membre est conservé : 2.
Et qui illam ( sapientiam) diligit, diligit vitam.
la troisième (Prov. 9, 16) détache un membre de phrase pour le rattacher à celui qui précède : 3. Qui est parvulus, declinet ad me. la quatrième (Prov. 8, 35) utilise deux membres de phrase en les inversant et les modifiant légèrement : 3-4. Qui me invenerit, inveniet vitam. Il ne trouve plus la vie, mais la sagesse ( eam). 46. Premières Vêpres du 4• dimanche d'août.
Les moines du Moyen Age
28 5
Et quand ( dum) il l'a trouvée, vient la conclusion fournie par une cinquième citation (Prov. 3, 18) qui prend plus de force grâce à une inversion : 5. Et qui tenuerit eam beatus.
Le compositeur montre une prodigieuse habileté, avec une connaissance profonde des textes bibliques et un admirable sens poétique. Plus étonnante encore, la prière au Dieu de l'univers, qui s'inspire de Daniel librement en utilisant d'autres livres de l'Ancien et du Nouveau Testament sans se lier à aucun47 :
Qui caelorum confines thronos et abyssos intueris, Domine Rex regum, 3. montes ponderas, terram palma concludis ; 4· exaudi nos, Domine, in gemitibus nostris. Toi, qui contiens le trône des cieux et sonde les abimes, Seigneur, Roi des rois, Tu pèses les montagnes, tu tiens la terre dans ta main; exauce-nous, Seigneur, dans nos gémissements. 1.
2.
Le début de la première ligne n'est pas une citation scripturaire. On pense au Cantique des trois jeunes gens dans la fournaise : Benedictus es in throno regni (Dan. 3, 54), et cela d'autant plus volontiers que le verset suivant a fourni la fin de la ligne :
Benedictus es, qui intueris abyssos (Dan. 3, 55). La formule rex regum apparaît aussi dans Daniel, mais elle est adressée à Nabuchodonosor (Dan. 2, 37). Elle a été reprise et appliquée au Christ par saint Paul (I Tim. 6, 15) et par l'Apocalypse (19, 16) dans les mêmes termes
Rex regum et Dominus dominantium. La troisième ligne est une libre adaptation d'un verset d'Isaïe (40, u) :
Quis mensus est pugillo aquas et caelos palmo ponderavit ? Quis appendet tribus digitis molem terrae, et libravit in pondere montes et colles in statera ? 47· Premières Vêpres du 4• dimanche de novembre.
Etudier la Bible
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La forme interrogative a été remplacée par l'affirmation de la force du Seigneur. La dernière ligne est empruntée à Daniel dans un tout autre contexte que la première (Dan. 9, 17) :
Nunc ergo exaudi, Deus noster, orationem servi lui. In gemitibus nostris n'est pas dans Daniel, mais il complète bien la prière, par le contraste de la toute-puissance de Dieu exprimée en trois lignes et de la prière humble et brève. Pour terminer cette enquête, on examinera deux antiennes pour demander la paix. S'inspirant du Cantique que le Jer livre des Chroniques met dans la bouche de David à la fin de sa vie, le compositeur propose une antienne à laquelle il donne une finale qui en fait une prière pour la paix. Deux textes sont utilisés, le premier emprunté aux Chroniques (I Chro. 29, 11) : Tua est, Domine, magnificentia et potentia et gloria atque victoria, et tibi laus ; cuncta enim, quae in caelo sunt et in terra, tua sunt; tuum, Domine, regnum, et tu es super omnes principes (1 Chro. 29, 11) et le second, vient de l'Ecclésiastique (so, 25) :
( Det nobis iucunditatem cordis) et fieri pacem in diebus nostris in lsrae1 per dies sempiternos. De ces textes sort une prière confiante :
Tua est potentia, tuum regnum, Domine. tu es super omnes gentes ; 3· da pacem, Domine, in diebus nostris. A toi, la puissance et la royauté, Seigneur; tu domines sur toutes les nations ; donne la paix, Seigneur, à nos jours. 1.
2.
L'antienne a une saveur biblique et pourtant s'il est très souvent question de la paix soit pour exprimer un souhait, soit pour décrire une situation heureuse, l'expression Da pacem ne se trouve qu'une seule fois dans la Bible en Isaïe sous la forme Domine, dabis pacem nobis (Is. z6, 12).
Les moines du Moyen Age
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Une autre antienne pour la paix qui ne figure plus dans l'office a été conservée dans l'usage comme chant votif48
Da pacem, Domine, in diebus nostris, quia non est alius qui pugnet pro nobis, ; . nisi tu Deus noster. Donne la paix Seigneur, à nos jours, 1.
2.
parce qu'aucun autre ne lutte pour nous si ce n'est toi notre Dieu. L'exclamation Da pacem est combinée avec le souhait de l'Ecclésiastique (p, 2 5) :
det nobis jucunditatem cordis, et fieri pacem in die bus nostris... Que Dieu nous donne la paix du cœur et que la paix soit faite en nos jours. Isaïe (51, 22) transmet les paroles de Dieu luttant pour son peuple :
Deus tuus qui pugnabit pro populo suo. Le vieux Tobie dans son cantique de louange invite Israël à faire savoir aux nations qu'il n'y a pas d'autre Dieu tout-puissant que son Seigneur:
quia non est alius Deus omnipotens praeter eum (Tob. 1;, 4). Le second membre de l'antienne a été composé, en réunissant ces deux passages un peu modifiés puisque nobis rend la supplication plus immédiate que populo suo. La finale vient du 1er livre des Maccabées (;, 5;) : Comment pourrons-nous résister aux nations si toi Dieu, ne nous aide pas ?
nisi tu Deus, adjuves nos. Le compositeur a laissé tomber le verbe qui n'aurait rien ajouté à pugnet pro nobis mais a introduit l'adjectif possessif noster pour insister sur l'appartenance à Dieu. Du vme au xne siècle, la liturgie a été vécue avec un répertoire d'une richesse incomparable. Elle offrait une variété que les schémas rigides ont considérablement réduite. Beaucoup de belles antiennes 48. Texte et références pour son utilisation ancienne au moment où on lisait les livres des Maccabées dans René-Jean .E-lBsBERT, Corpus antiphonalium ofjicii, Rerum ecclesiartictii'Ufll documenta Series major, Fontes IX, Rome, I 968, lll, p. 13 s, n° 2090.
Btttdier la Bible
z88
ont été exclues et pratiquement abandonnées, quelques-unes seulement ont été récupérées dans les Variae Preces utilisées dans des cérémonies extra-liturgiques comme les Saluts du Saint-Sacrement. Pour comprendre l'imprégnation biblique du monachisme médiéval, il ne faut pas imaginer seulement le moine lisant calmement dans une grosse Bible, en ruminant son texte, ille chantait avec enthousiasme et entrait tellement dans sa mentalité et son style qu'il pouvait recomposer, remanier et compléter sans trahir son esprit. Cette liberté surprenante témoigne d'un sens et d'un goût beaucoup plus sûrs que les pénibles offices sclérosés, composés par la suite à coup de concordance, en sortant les mots de leur contexte, et en leur donnant un sens anachronique, sans le moindre soufRe de vie. Le respect de la lettre tue l'esprit, la liberté des moines du Moyen Age les a fait penser et prier avec les saintes Ecritures. La liturgie n'est pas seulement un recueil des plus belles pages de la Bible, elle l'assimile et la met à la portée de tous dans des cérémonies où le chant et les gestes supportent et dilatent l'effort de l'intelligence.
V lES
DE SAINTS
Les ]oca monachorum, les coupures des psaumes dans l'office monastique et les antiennes tirées de l'Ancien Testament ont montré comment les moines du Moyen Age abordaient la Bible et comment ils s'en nourrissaient; deux Vies de saints composées au xne siècle montreront comment des moines qui avaient une instruction et des possibilités communes ont utilisé l'Ecriture dans des récits sans prétention, destinés à leurs frères moines et par eux au peuple chrétien.
La vision de saint Girard
Girard, moine de Saint-Aubin d'Angers est mort le 4 novembre r rz3 en odeur de sainteté. Sa Vie a été écrite vers II 53 49 • Girard, bien que prêtre avant son entrée au monastère, était pieux, mais plutôt ignorant, tandis que son biographe, qui semble avoir été moine dès son jeune âge, était instruit. Il déclare dans sa préface qu'il écrit avec la simplicité de la sainte Ecriture, ce qui ne l'empêche pas de citer des auteurs de l'Antiquité classique. 49· Vila: Bibliolheça hagiographjça latina, n° ~S48 dans AS, Novembris II, 1, pp. 49~-501.
a.]. DUBOIS,« Une œuvre littéraire à Saint-Aubin d'Angers au xue siècle: La Vie de saint Girard», dans La littérature angevine médiévale, Actes du Colloque du 22 mars I980, Angers, 1981, p. p-6.z.
Les moines du Moyen Age
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La présentation par un moine d'un de ses anciens, mort en odeur de sainteté, rédigée alors que les témoins vivants sont encore nombreux a un intérêt exceptionnel. Sans retenir ici tous les traits qui restituent parfaitement la vie monastique du xne siècle, il est révélateur d'analyser l'étonnant passage où est relatée l'apparition du Christ à Girard. La scène se passe dans le prieuré du Bois, près de Sermaise en Anjou. Une troupe de diables se présentent à Girard qui les chasse d'un signe de croix. Ils partent en faisant un tel bruit que « les frères qui reposaient dans leurs lits, car c'était la méridienne, furent réveillés par ce tapage »50 • Le biographe raconte alors l'apparition du Christ en accumulant les réminiscences :
Servus ergo Dei, hostibus fugati, maiestati psallere coepit, quia ibi contriverat Dominus capita draconis (Ps. 73, 14) et confregerat potentias, arcuum, scutum, gladium et bellum (Ps. 75, 4) atque illuminaverat eam a montibus aeternis (75, 5). « Les ennemis ayant fui, le serviteur de Dieu commença à psalmodier devant sa majesté, parce que le Seigneur avait écrasé les têtes du dragon, avait brisé les puissances, l'arc, le bouclier, le glaive et la guerre, et l'avait illuminé depuis les montagnes éternelles. >> Mqjestati psallere n'est pas dans la Bible, mais s'en inspire - les deux mots s'y trouvent- et préparent l'apparition du Christ en majesté. Suit un centon de trois versets de psaumes qui se suivent dans l'ordre numérique, mais non dans le cursus monastique51• Laudanti igitur et gratias agenti Dominus Jesus in summa caeli arce stans apparuit, et ei, ut postea ipse conftssus est, elevata manu, benedixit. « A celui qui le louait et lui rendait grâces, le Seigneur Jésus apparut debout au plus haut de la citadelle du ciel. Il le bénit de sa main levée, ainsi qu'il l'avoua plus tard. » Concise, la description de l'apparition ne contient pas de citations, mais des réminiscences successives : Laudanti gratias agenti se trouvent constamment dans l'Ecriture. Stans est exigé par la bénédiction solennelle qui se donne debout, Elevato manu, benedixit vient de Luc (24, 5o), sans doute à travers l'antienne de l'Ascension. Les mots caelum et arx sont tous les deux dans la Bible, mais l'expression caeli arce n'y est pas. Elle provient de Virgile (Enéide, I, 2 5o), ce qui ne doit pas étonner car le style d'un moine lettré est influencé simultanément par la liturgie, Vila, n° 50. p. Le Psaume 73 est au vendredi. jO.
P. RICHÉ, G. LOBRICHON
1er
nocturne du jeudi, le psaume 75 est aux laudes du 10
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Etudier la Bible
la Bible et les auteurs classiques, et surgissant spontanément sous sa plume, ils se mélangent et s'unissent sans gêne62 • L'autorité invoquée pour garantir ce prodige est dans l'Evangile (Mat. 5, 8) la sixième béatitude :
Nec hoc incredibile esse debet, cum ipse Dominus in evangelio pollicitiiS sit dicens : Beati munda corde, quoniam ipsi Deum videbunt. « Cela ne doit pas être incroyable, puisque le Seigneur luimême l'a annoncé dans l'Evangile en disant : Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu'ils verront Dieu. >> L'insertion des autres citations scripturaires de la Vie de saint Girard est moins littéraire. Toujours amenées pour étayer une affirmation, elles s'insèrent sans peine dans le récit. Elles sont peu originales :les psaumes sont cités quatre fois; quatre allusions à des personnages de l'Ancien Testament ne requièrent pas de connaissances directes; il n'y a qu'un seul texte des Proverbes (3, 5-6). Sept citations des synoptiques Oean n'est pas cité), six de saint Paul, une de 1 Pierre, Jacques et l'Apocalypse donnent au Nouveau Testament une part un peu plus belle qu'à l'Ancien. L'Ecriture, bien connue, est utilisée avec discrétion.
Le livret du pèlerinage de Saint-Fiacre Le livret du pèlerinage de Saint-Fiacre53 est sorti d'un prieuré où quelques moines administraient un modeste pèlerinage. Il a été rédigé par trois moines de Saint-Fiacre. Le premier, Jean, était probablement gardien des reliques; il a composé en 1188 deux Prologues, une Vita (Vita prima) et vingt-quatre Miracles. Le second, vers 1200, a remanié et complété la Vita (Vita secunda). En 1241, un troisième a raconté la guérison miraculeuse du panetier de France, Geoffroy de La Chapelle. Elle avait eu lieu un bon quart de siècle plus tôt. Ce récit est précédé d'un prologue. Dans le livret on relève 1 52 citations plus ou moins évidentes. Elles se répartissent fort inégalement dans la Bible : 63 pour le Nouveau Testament et 89 pour l'Ancien. Les Psaumes arrivent largement en tête avec 52 citations, puis les évangiles avec 31, saint Paul zo, le Pentateuque 14, les livres sapientiaux 12, les Prophètes 8. Les Actes des Apôtres sont cités 5 fois, l'Apocalypse 4, l'Epître de saint Jacques 3 et les livres historiques de l'Ancien Testament 3 seulement. Et dans chacune de ces catégories, il y a des préférences : pour les évangiles : Matthieu 1 5. p .. Cf. J. DUBois, op. cil., p. 6r. 53· Edition et commentaire du livret dans Jacques DUBOIS, Un san&tuaire monastique au Moyen Age (Hautes Etudes médiévales et modemes, 27), Genève-Paris, 1976.
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Luc 7, Jean 6 et Marc ;. Pour saint Paul, l'Epître aux Romains 6, alors que six épîtres ne sont pas citées. Pour le Pentateuque, Genèse 5. Cette première statistique montre que les auteurs connaissent toute la Bible et citent de mémoire en accordant une préférence aux textes sus par cœur à travers la liturgie comme les psaumes et à ceux qui sont au centre de la spiritualité chrétienne comme les évangiles et saint Paul. L'origine des citations est diverse, leur répartition dans le livret du pèlerinage de Saint-Fiacre est très inégale. Il y en a 50 dans le premier Prologue, 40 dans le second, 14 dans la conclusion aux Miracles et 7 dans le prologue au Miracle de Geoffroy de La Chapelle. Ce qui donne comme moyenne par page : 16, 10, 7 et 7. Trente et une citations dans les Miracles font une moyenne de deux pour trois pages, le Miracle de Geoffroy de La Chapelle en a 7, soit deux par page. Il n'y a de citation ni dans la Vita prima, ni dans la portion parallèle de la Vita secunda, où on en trouve trois groupées à la fin du supplément. La Vita prima part de traditions extrêmement vagues et imagine en quelques épisodes les actions de saint Fiacre et surtout la fondation du monastère, sans chercher à illustrer son récit par des citations. L'emploi des citations d'Ecriture a été voulu dans les Prologues et les Miracles. Quelques exemples permettent d'apprécier la méthode des moines écrivains, qui adaptent leurs effets au genre littéraire. Les Prologues sont de véritables homélies. Les faits historiques sont réduits à quelques allusions, alors que les leçons spirituelles s'appuient sur des citations bibliques quand elles ne leur empruntent pas leur expression. Dans le premier Prologue, saint Fiacre est présenté avec une abondance étonnante de références scripturaires. Le style est compliqué54 • Parce qu'elle doit garder les nuances de l'original, une traduction est assez lourde.
Egregius Christi confessor Fiacrius, perfectus evangelice institutionis discipulus enituit, siquidem fidei rectitudini opus bonum studiose marilavit. In sacro enim pectore volvebat assidue quonianJ « intellectus bonus omnibus facientibus eum » (Ps. no, 1o), non audientibus, « quoniam auditores tantum non iustificabuntur » Rom. (2, 1;), nec dicentibus, « multi enim dicunt et non faciunt » (Mat. 23, ;). Unde doctrina sana cum morum inequalitate non cedit eis ad salutem, « opus autem bonum reputatur ad iustitiam » (Gen. 1 5, 6). « Qui facit », inquit, « haec, non movebitur in aeternum » (Ps. 14, 5). Ne igitur fides in eo sine operibus moreretur vel operatio praeter fidem Jacta infructuosa ad salutem persisteret, quae « in lege Domini meditabatur die ac nocte >) (Ps. 1, 2) in lucem bone operationis perducere studuit, iuxta illud, H• Texte du premier prologue dans Un .rançtuaire monastique au Ml!Jen Age: Saint-Fiaçreen-Brie ... , p. 67-71.
292
Etudier la Bible « luceat lux vestra coram hominibm >> (Mat. 5, 16) « ut fontes derivarentur foras» (Prov. 5> 16) « et cortina traheret cortinam » (Ex. 26, 1-6) et« qui audiret, diceret, Veni » (Apoc. 22, 17). Tanquam ergo « turtur holocamtomatis ad asce/las » ora retorquens (Lév. 1, 14-17) et« sicut animal in lege» (Lév. II) sic que subtili discretione decoxerat, bona operatione mminabat. Ab ineunte vero aetate « terram suae nativitatis egreditur » (Gen. 27, 7), « populum suum et domum patris sui obliviscitur » (Ps. 44, I 1) voluntarie paupertatis strenuus amator,
quae in bonis mentibus custos humilitatis esse assole!. « Le célèbre confesseur du Christ, Fiacre, brilla comme un parfait disciple de la formation évangélique, puisqu'il unit avec application les bonnes œuvres à la rectitude de la foi. Il méditait assidûment en son saint cœur cette vérité que 'sont bien avisés 'ceux qui l'entendent', parce que ceux qui se contentent d'entendre ne seront pas justifiés, ou qui le disent parce que beaucoup disent et ne font pas. De là vient qu'une saine doctrine sans la conduite correspondante ne les mène pas au salut, tandis que les bonnes œuvres sont comptées comme justification : celui qui agit de la sorte, est-il dit, ne sera jamais ébranlé. Aussi afin que la foi ne demeurât pas en lui sans les œuvres ou que l'action faite en dehors de la foi ne restât pas stérile, le contenu de la foi du Seigneur qu'il méditait jour et nuit, il s'appliquait à le mettre dans la lumière de la bonne action d'après cette parole : Qu'ainsi donc luise votre lumière devant les hommes pour que les sources soient dirigées au-dehors, que le rideau entraîne le rideau et que celui qui entende dise : Viens. De même donc qu'étaient réduits en holocauste la tourterelle le cou tourné vers les ailes et l'animal pur selon la loi - ce qu'il avait décomposé en ses éléments par la finesse de son discernement, il le ruminait en faisant le bien. Dès l'âge le plus tendre, il quitte la terre de sa naissance, il oublia son peuple et la maison de son père, il aima passionnément la pauvreté volontaire qui, chez les âmes bonnes, est la gardienne habituelle de l'humilité. »
Aux quatorze citations d'Ecriture, on peut ajouter les expressions du début : opus bonum est courant chez saint Paul et repris dans la liturgie, fidei rectitudini est employé par saint Augustin, De baptismo, IV, c. xo, 14. A la fin, les idées développées sont chères aux auteurs spirituels du Moyen Age, qui recourent aux mots discretio et ruminare, rencontrés chez saint Augustin et saint Grégoire le Grand. La plupart des citations d'Ecriture sont littérales et ne demandent pas d'explication. Pour les Proverbes l'auteur utilise exactement la Vulgate, qui contredit en cet endroit le texte hébreu. L'auteur des Proverbes décrit le bonheur conjugal et explique qu'il faut garder sa
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femme avec la même vigilance que l'eau de son puits, le traducteur latin a compris que c'était une bénédiction de voir l'eau sortir de chez soi comme une belle et nombreuse famille. Aussitôt après, le souhait « que le rideau entraîne le rideau » paraît obscur. Dans l'Exode, il s'agit des rideaux qui doivent se joindre pour former le tabernacle, demandé par Dieu à Moise. Pour les auteurs médiévaux, le tabernacle est le symbole de l'Eglise, les saints contribuent à l'édification de l'Eglise par leurs bonnes œuvres. L'interprétation des sens de l'Ecriture au Moyen Age est souvent un peu mystérieuse. Elle se charge de tout ce que les auteurs sacrés et leurs commentateurs y ont ajouté. Opus bonum reputatur ad justitiam, «La foi d'Abraham lui compta comme justice» (Gen. 15, 6) : Insistant sur la justification par la foi, saint Paul reprend cette expression (Gal. 3, 6 et Rom. 4, 3). Saint Jacques (z, p) au contraire met en valeur les œuvres : «Vous voyez que l'homme est justifié par les œuvres et non seulement par la foi. » Le Prologue suit la pensée de saint Jacques. Un peu plus loin, le Prologue utilisant un procédé classique compare saint Fiacre aux plus hautes figures de la Bible :
In fidei rectitudine Abraham, in fervore Petrum, imitari satagebat ,· Moysi mansuetudo, Pauli simplicitas, Job patiencia in eo rotilabant. « Il s'efforçait d'imiter Abraham dans la rectitude de la foi, Pierre dans sa ferveur; la douceur de Moïse, la simplicité de Paul, la patience de Job brillaient en lui. » Il y avait eu plus haut une allusion à Abraham, qui n'était pas nommé. La ferveur de Pierre est un thème classique. On lit dans le livre des Nombres (IZ, 3) que Moïse était le plus doux des hommes. Saint Paul emploie plusieurs fois le mot simplicité56• La patience de Job est proverbiale66• Enfin le don des larmes, si cher aux dévots du Moyen Age, est prétexte à un développement curieux :
In valle lacrimarum (Ps. 83, 7) constitutus, crebris ieiuniis et puris orationibus intentus, flevit malitiam mundi, flevit miseriam exilii, et « quoniam irriguum superius et irriguum inferius » (Juges 1, 15) acceperat a Domino, a quo « amne datum optimum et amne donum perfectum est>> (Jacques 1, 17), lotus resolvebatur in lacrimis, cupiens dissolvi et esse cum Christo (Phil. 1, 23). « Se trouvant dans la vallée des larmes, adonné à des jeûnes fréquents et des prières pures, il pleura sur la malice du monde, 55. Le moine a dû penser à II Cor. 1, 1 2 : Nam gloria haeç, le.rlimonium çon.râenliae nostrae, quod in simpliâla/e çordis et .rimeritale Dei, çon.rertJali .rumu.r in hoç mundo, abundanliu.r autem ad vos. 56. La patience de Job est proverbiale. Job lui-même la revendique: Et palienliam meam, qui.r çon.rideral? (]ob 17, 15).
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Etudier la Bible il pleura sur la misère de l'exil et parce qu'il recevait du Seigneur, source de toute grâce excellente et de tout don parfait, l'eau d'en haut et l'eau d'en bas, il fondait en larmes de tout son être, ayant le désir d'être dissous et d'être avec le Christ. »
Le vocabulaire est biblique, mais il ne s'agit pas de citations littérales, sauf l'expression in valle lacrymarum. Tous ces thèmes se retrouvent continuellement dans les prières composées du xe au xne siècle, par exemple dans le Salve Regina. Les larmes amènent une citation inattendue du livre des Juges. Caleb avait promis sa fille Axa à qui prendrait Cariath-Sepher. Axa ne fut pas satisfaite de sa dot et dit à son père : « C'est une terre aride que tu m'as donnée, donne m'en aussi une arrosée par les eaux.» Caleb lui en donna une arrosée par le haut et arrosée par le bas : ... da et irriguam
te"am acquis. Dedit ergo ei Caleb i"iguum superius et irriguum inferius. Terra sous-entendu dans la Bible ne l'est pas dans le Prologue parce que le mot irriguum est employé comme substantif par les Pères de l'Eglise au sens d'eau. L'auteur du Prologue n'explique pas ce qu'est pour lui l'eau d'en haut et l'eau d'en bas, mais l'abondance d'eau entraine l'idée de dissoudre, ce qui amène une citation assez hardie de saint Paul. Le moine de Saint-Fiacre a-t-il laissé aller son imagination ou s'est-il inspiré d'auteurs plus ou moins anciens ? Il n'avait certainement pas sur place une bibliothèque abondante, peut-être s'est-il souvenu de lectures à l'abbaye mère de Saint-Faron ou ailleurs. Il connaissait bien la Bible et aimait l'exégèse symbolique et il est un bon représentant de la culture des moines du xue siècle.
Les Miracles de saint Fiacre Beaucoup moins nombreuses que dans les Prologues, les citations qui parsèment les miracles sont plus spontanées. Elles ne s'accumulent pas dans des morceaux où le genre littéraire les impose, elles viennent spontanément sous la plume du gardien des reliques qui raconte simplement les prodiges qu'il a observés ou qu'il a appris par les narrations des pèlerins. Rien n'impose de croire que le rédacteur n'a pas ajouté des détails de son cru et prêté aux personnages mis en scène des paroles qu'ils n'ont pas prononcées. La mère d'un des quatre garçons tombés dans l'Oise adresse à saint Fiacre une prière dans laquelle elle rappelle que le Christ a ressuscité Lazare mort depuis quatre jours57. 57· Miracle
2.,
dans Un sanctuaire monastique au Moyen Age: Saint-Fiaçre-en-Brie ... , p. 95·
Les moines du Moyen Age
z95
Une citation biblique bien amenée fournit des réflexions constituant une phllosophie de l'histoire. Au pont de Meaux, la jument portant son maître et ses deux fils malades trébuche et tombe dans la Marne. Le père invoque saint Fiacre quia de tribulacione invocavit Dominum exaudivit eum Deus - parce que dans la détresse il a invoqué le Seigneur, Dieu l'a exaucé (Ps. II7, 5). Citation légèrement arrangée qui amène l'heureux dénouement : le père sauve ses fils5B. Les habitants de Meaux étonnés et heureux de savoir sauvés le père et ses deux fils tombés dans la Marne s'écrient : A Domino factum est istud et est mirabile in oculis nostris (Ps. 117, z;). «C'est l'œuvre du Seigneur, c'est une chose merveilleuse à nos yeux »59• Saint Fiacre apparaissant à un homme qui a jeté au feu un sac de remèdes lui annonce : Fides tua te salvum fecit. « Ta foi t'a sauvé. » Le saint reprend une parole du Christ adressée à une femme (Mat. 9, zz) en la mettant au masculin60 • Les réminiscences de l'Ecriture ne servent pas seulement à donner une coloration religieuse, à tirer une conclusion édifiante ou à suggérer une salutaire leçon, elles donnent du relief à la trame du récit. Dans la phrase que Daniel oppose à un vieillard accusateur de Suzanne : Concupiscentia subvertit cor tuum (Dan. 1;, 56) il a suffi de remplacer tuum par ejus pour décrire les sentiments du jeune homme prêt à enlever une jeune fille : concupiscentia subversif cor ejus. « Le désir a perverti son cœur »61. Une femme de Soissons complètement paralysée fait porter à saint Fiacre un cierge de sa taille. Pendant son sommeil, le saint lui apparaît tenant le cierge et la guérit. Quand son serviteur revient, elle lui demande à quelle heure exactement il a déposé le cierge, et elle constate qu'elle a été guérie à ce moment. Bien que les citations ne soient pas littérales, l'imitation du récit de la guérison du fils de l'officier royal de Capharnaüm Qean 4, 51-53) est évidente62. Sans abuser des considérations moralisatrices, le moine rédigeant les Miracles tire parfois une leçon. Après avoir raconté comment une jeune fille qui, souffrant d'un fic, se rendait à Saint-Fiacre, avait été enlevée par un jeune homme et rapidement délivrée par un soldat, il ajoute que le Seigneur n'a pas voulu laisser cette faute sans châtiment.
Deus ultionum Dominus, qui per prophetam dixit : Da mihi vindictam et ego retribuam, qui facit judicium injuriam patientibus, injuriam puellae noluit inultam relinquere. 58. 59· 6o. 61. 6z.
Miracle 1, p. 93· Miracle 1, p. 93· Miracle 13, p. 116. Miracle 16, p. IZI. Miracle 5. pp. 98-99.
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Etudier la Bible « Le Seigneur Dieu des vengeances qui a dit par le prophète : Donne-moi la vengeance et moi je rétribuerai, moi qui rends justice à tous ceux qui souffrent d'oppression ne voulut pas laisser sans punition l'injure faite à la jeune fille. »
Le texte composite est une chaîne de passages cités de mémoire avec une référence vague au prophète, mot qui renvoie globalement aux textes inspirés. Les trois premiers mots sont empruntés au Psaume 93, 1. La suite vient de saint Paul qui s'inspirant du Cantique de Moïse (Deut. 32, 3 5) utilise deux fois cette sentence (Rom. u, 9; Hébr. xo, 30). Qui jacit judicium injuriam patientibus est un verset du Psaume 102, 663• Qu'un moine utilise l'Ecriture pour décrire une situation ou tirer une leçon paraît normal, sa familiarité avec ces textes permet des usages inattendus. Un jour arriva à Saint-Fiacre un homme qui avait un polype. Une masse de chair corrompue, grosse comme un œuf de poule, lui pendait au nez. Elle gênait sa respiration de sorte qu'on croyait entendre le cri d'une oie. Le malade se couche près du tombeau du saint et s'endort.
Misericors et miserator Dominus, qui semper respicit in orationem humilium, et numquam sprevit preces eorum, sed luctum convertit in gaudium, conscidendo saccum eorum. «Le Seigneur compatissant et miséricordieux, regarde toujours la prière des humbles, et ne la méprise jamais, mais transforme leur douleur en joie en coupant leur sac. » La phrase débute par une expression qui revient plusieurs fois dans les Psaumes (uo, 4; III, 4 et 144, 8) et est reprise dans l'Epitre de Jacques 5, II. il a suffi d'y ajouter qui semper pour enchaîner avec le verset 23 du Psaume 101. Non est remplacé par numquam pour répondre à semper. Au Psaume 29, 12 on lit : convertisti planctum meum in gaudium mihi, conscidisti saccum meum, et circumdedisti me laetitia. « Tu as changé mon deuil en joie, tu as déchiré mon sac et m'as revêtu d'allégresse. » Ce psaume est un chant rituel pour le recouvrement de la santé : après avoir rendu grâce pour sa guérison, le psalmiste rappelle les circonstances de sa maladie et expose de façon imagée le changement du malade; le cilice de deuil est remplacé par des vêtements de fête. Cilice est traduit en latin par saccum. Se revêtir d'un sac est une expression classique, mais il n'en est pas question ici. Le mot sac est pris dans un tout autre sens : le sac est l'affreux appendice qui avait poussé dans le nez du pèlerin. A son réveil, il a l'heureuse surprise de constater que cette masse de chair corrompue s'était détachée sans laisser aucune trace : sa douleur s'était transformée en joie64• 63. Miracle I 6, p. I :zz. 64, Mimcle 8, pp. 105-106,
Les moines du Moyen Age
2.97
L'utilisation du texte de la Bible est moins cocasse, mais encore plus soignée dans le dernier miracle. Doutant de son savoir-faire littéraire le moine de Saint-Fiacre après avoir écrit la Vie et les Miracles du saint avait porté son manuscrit à l'abbaye de Sainte-Geneviève de Paris, en demandant de le relire et de le corriger. Cette tâche fut confiée à un novice qui ne fut guère flatté d'avoir à s'occuper d'un saint inconnu qui n'avait pour l'exalter qu'un moine de la campagne. Aux matines de la fête des saints Pierre et Paul, ce novice chantait l'invitatoire quand il fut saisi d'une douloureuse crise de sciatique. Cette punition du mépris pour saint Fiacre s'explique : au père de l'enfant possédé qui l'implore : « Si tu peux quelque chose viens à notre aide», Jésus avait répondu : « Si tu peux, tout est possible à celui qui croit» (Marc 9, 2.3). Dicit vero veritas : Omnia possibi/ia sunt creelenti. « Puisque la puissance accompagne celui qui croit... qu'y a-t-il d'étonnant à ce que celui qui ne croit pas devienne impotent ? » Après avoir péniblement achevé l'invitatoire, le malheureux novice se trame jusqu'à son lit. En se laissant tomber dessus, il heurte de la main le livre de saint Fiacre placé sur une étagère et le reçoit sur la figure. Cela le guérit subitement. TI remercie le saint qu'il avait oublié, et revient au chœur, exiliens et laudans Deum, « gambadant et louant Dieu» (Actes 3, 8). La marche du miraculé est décrite avec les termes employés dans les Actes des Apôtres pour le boiteux guéri par saint Pierre. Sans insister sur les ressemblances, le moine de Saint-Fiacre en reprenant quelques termes, suggère que saint Fiacre accomplit des miracles comme saint Pierre lui-même65• Leur caractère concret a valu de nos jours aux Récits de Miracles un regain d'intérêt. Certains avaient déclaré qu'ils étaient ennuyeux et stériles, bien qu'ils aient toujours charmé des légions de lecteurs et d'auditeurs. Le goût du merveilleux n'a jamais totalement disparu. Le moine de Saint-Fiacre s'adressait aux pèlerins qui d'après ce qu'il dit lui-même appartenaient au petit peuple66• Pour la plupart, ils ne savaient pas lire et il est probable qu'aucun n'avait jamais eu une Bible entre les mains. ns ignoraient le latin et les Miracles que lisaient les moines devaient pour eux être traduits et sans doute paraphrasés. Les auditeurs avaient l'habitude d'entendre des sermons appuyés sur l'Ecriture; ils reconnaissaient certains passages célèbres, ils se laissaient imprégner par ce style biblique qu'employaient spontanément les prédicateurs. Les productions les plus humbles sont les meilleurs témoins de l'accès du peuple chrétien au Livre par excellence.
65. Miracle 2.4, pp. 13Z-134. 66. Ibid., pp. 158-16o.
z98
LA
Etudier la Bible
LETTRE ET L'ESPRIT
Commencer un exposé en déclarant qu'il n'y a pas de plan suggérant une synthèse, qui peut d'ailleurs être une thèse, démontrée par des arguments soigneusement sélectionnés et tendus vers un but arbitrairement choisi, est se préparer une conclusion difficile, voire impossible, à moins d'une pirouette pour déclarer que la question reste en suspens et que la discussion est toujours ouverte. Dom Jean Leclercq a déclaré que « la littérature monastique sur l'Ecriture était abondante, plus abondante que ne le laisserait supposer le peu d'études qu'on lui a consacrées ». Sans toucher à la littérature, car on ne peut y ranger les Vies des saints, l'exposé a montré l'influence profonde que l'Ecriture a eue sur les moines du Moyen Age, même sur ceux qui n'ont pas écrit du tout ou se sont contentés d'un petit récit de circonstance. En imaginant les moines assis dans le cloître pour ruminer l'Ecriture, il ne faut pas oublier les moines illettrés, qui ne sachant pas lire, ne connaissaient les livres saints que par ce qu'ils entendaient lire ou chanter et qui était commenté et expliqué dans les conférences du chapitre. N'exagérons pas l'ignorance de ces humbles : chez les moines noirs, les moines illettrés ont tous les droits des moines lettrés, ils participent aux délibérations et votent comme les autres; chez les moines blancs, les convers sont les administrateurs des granges ou les artisans; on ne confie jamais les responsabilités matérielles à des incapables. A toutes les époques il est difficile de pénétrer la mentalité des humbles et de ceux qui ne se livrent pas. En toute bonne foi, des théoriciens exposent avec un paternalisme vaniteux ce que pensent les simples, on peut préférer plus de discrétion. Ce qui est plus dommage encore, c'est qu'on s'attarde à ce qui parait singulier en laissant tomber ce qui est commun. Or ce qui imprègne une mentalité est l'ordinaire et non l'exceptionnel. Les moines du Moyen Age ont tellement bien connu l'histoire de l'Ancien et du Nouveau Testament qu'ils ont pu en faire des jeux : -
ils ont lu et relu la Bible, de sorte qu'elle venait tout naturellement sous leur plume ou dans leur conversation; ils l'ont méditée, assimilée et ruminée inlassablement; ils ont acquis une telle habitude de penser avec elle qu'ils se dégagent sans peine du carcan de la lettre pour arriver sans la trahir à l'expression de leur propre pensée; enfin, c'est par l'Ecriture que leur prière s'est élevée aux sommets de la contemplation. Jacques DuBOIS.
VIVRE LA BIBLE
Dès l'Antiquité la Bible est considérée comme un miroir dans lequel le chrétien doit se regarder pour rectifier sa conduite et amender ses mœurs. D'autre part elle contient une législation, des préceptes et règlements promulgués pour le peuple d'Israël que les hommes du Moyen Age ont adaptés à leur usage; la Bible est donc loi et autorité par excellence. Les législateurs monastiques s'en inspirent et citent à plaisir bien des passages de l'Ecriture, en particulier des Livres Sapientiaux. Ils trouvent dans le Nouveau Testament de quoi appuyer leur idéal de partage des biens, d'amour fraternel, d'ascèse!. Nous n'avons pu donner qu'une étude sur l'influence de la Bible dans les règles et coutumiers monastiques, étude qui devrait être développée. La législation de l'Eglise contenue dans les collections canoniques s'est constituée lentement à partir du droit séculier mais surtout de la Bible. L'article que Jean Gaudemet a bien voulu nous donner est en ce sens très important. Il est complété par celui de Thomas M. Izbicki qui étudie spécialement les sources bibliques du Décret de Gratien et des canonistes des siècles suivants. 1. O. RoussEAU, MoMchi.rme el vie religieuse dans l'ancienne tradition de I'Eg/i.re, Chevetogne, 1957·
3oo
Le Moyen Age et la Bible
Dès le haut Moyen Age le Liber ex lege Moisi est une des sources de la collection irlandaise « L'Hibernensis » qui eut une grande influence sur le Continent. Lorsque l'on parle de l'Irlande on évoque les Pénitentiels qui ont tant marqué la conscience des hommes du haut Moyen Age. Nous avions demandé à Cyrille V ogel d'en parler en raison de sa grande connaissance de ces textes difficiles. Malheureusement une mort prématurée l'a empêché de donner un texte définitif sur ce sujet2 • Il est certain que les Pénitentiels sont très influencés par l'Ancien Testament. Les interdits alimentaires rappellent ceux du Lévitique, tout ce qui touche à la morale sexuelle est accompagné de références vétéro-testamentaires. Mais le Nouveau Testament est également source des auteurs de pénitentiels : les tables de l'édition Bieler donnent 75 citations de l'Ancien Testament et une centaine du Nouveau3 • Si les Carolingiens sont très méfiants en ce qui concerne les Pénitentiels insulaires, ils n'utilisent pas moins les textes bibliques pour tout ce qui touche à la pénitence. Dans la préface de son Pénitentiel Raban Maur cite une longue page du Lévitique, le livre du Pentateuque le plus lu à l'époque'. Le moralisme carolingien est nourri de la Bible comme on peut le voir par exemple dans le traité de Jonas sur l' «instruction des laïcs »ou ceux de Raban Maur sur l'oblation monastique et sur le respect que les enfants doivent aux parents6 • En tout ce qui concerne le mariage la Bible est la première autorité, il suffit de renvoyer aux travaux de Noonan et Jean Gaudemet6 • La législation sur l'usure, sur les poids falsifiés, sur l'esclavage, etc., s'accompagne de citations bibliques7 • Enfin, la Bible est pour les gouvernants du Moyen Age, laies :z. C. VoGEL, Le plcheur et/a pénitence au Mi!Jen Age, Paris, 1969. Les« Libri paenitentiale.r » (Typologie des sources du Moyen Age occidental, n° 2.7, Turhout, 1978). 3. L. Bli!LBR, The Iri.rh Penitentials(Scriptores Latini Hibemiae, 5), Dublin, 1963, pp. :z88-z89. 4- R. KorrJE, Die Bu.rsbücher Halitgar.r von Cambrai und des Hrabanus Maurus. Ihre Uberlieferung und ihre Qutllen, Berlin, 198o. 5· PL, zo6, 12.1-2.78 et PL, I07, 419-440 et MGH, Epi.rt. V, pp. 403-405. Cf. DHUODA, Manuel pour monfil.r, ill, éd. P. R:rcHÉ, Paris, 1975, pp. 135-141. 6. ]. T. NooNAN, Contraception el mariage, Paris, 1969, pp. 44-63 et tables pp. 68o-68z; ]. GAUDEMET, Sociétlset mariage, Paris, 1980, p. 2.34et Bibliogr., p. 458. 7· CHARLEMAGNE, Admonitio generali.r, 74· Sur les faux poids, ef. SMARAGDE DE SAINTMIHIEL, Via regia, c.hap. :z9, citant Deut. :zs, 15 et Prov. :zo, '-3· De même sur l'esclavage, SMARAGDE, chap. 30, et ((Edit de Pitres)) de 864, MGH, Capit. n, p. 32.6.
Vivre la Bible
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et clercs, l'autorité première. Ce qui mériterait un grand livre n'a pu faire dans notre ouvrage que l'objet d'un court chapitre traitant du haut Moyen Age, car c'est bien à cette époque que se sont constitués l'essentiel des doctrines politiques et l'arsenal des références les plus utilisées pendant tout le Moyen Age. Six études ont été consacrées à la pastorale, c'est-à-dire à la formation religieuse du peuple chrétien. Comme les fidèles ne peuvent avoir accès à la Bible directement, les pasteurs doivent la leur présenter sous différentes formes. Les laïcs, dit Césaire d'Arles d'une façon imagée, sont « semblables à des veaux qui recherchent le lait que leur préparent les prêtres en broutant sur les collines des saintes Ecritures ». Pour la plupart, le premier contact avec la Bible est l'image. On dit et on répète que l'instruction populaire médiévale dépend en grande partie des images que l'on contemple, que la cathédrale a été la « Bible de pierres ». La « prédication muette » a été dès le début considérée comme une des bases de la pastorale populaire. Qu'on se souvienne de la lettre de Grégoire le Grand à l'évêque de Marseille coupable d'iconoclasme : « L'image est utile dans l'Eglise afin que ceux qui ignorent les lettres puissent du moins, en contemplant les murs, apprendre ce qu'ils ne peuvent lire dans les livres. » Les Carolingiens, même lorsqu'ils combattent le culte des images, reconnaissent le rôle éducatif de ces images. François Garnier a eu le mérite de poser les problèmes, de prendre quelques exemples empruntés aux Bibles des xn6 et xm6 siècles, et de montrer comment trouver une imagerie biblique dans les livres exégétiques et liturgiques. Les imagiers n'utilisent pas simplement les textes authentiques : les livres « apocryphes » avaient été condamnés, ils n'ont cessé d'être tolérés dans la pratique. Pour satisfaire leur goût de l'étrange et du merveilleux, les hommes du Moyen Age les ont lus ou se les sont fait lire. Edina Boz6ky présente ces textes qui ont eu un grand succès, et dont on commence à saisir toute l'importance pour la littérature, la liturgie et l'art du Moyen Age. Dépassant le cadre géographique de notre livre, elle fait une incursion dans le domaine gréco-slave, et étudie un apocryphe bogomile traduit en latin au xue siècle. Ces apocryphes ont inspiré les artistes, si
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Le Moyen Age et la Bible
bien que sans eux, disait Emile Mâle : « La moitié au moins des œuvres du Moyen Age demeurerait pour nous lettre close. » Il était difficile de présenter tous les thèmes retenus par les artistes, le choix fait par notre collègue est très significatif. Dans la pastorale médiévale l'hagiographie tient une grande place. Les Vies des Saints si longtemps considérées comme une « basse littérature >> sont actuellement revalorisées. Les auteurs des textes hagiographiques, des moines en général, nourris de la Bible, empruntent à l'Ecriture bien des passages pour célébrer leur héros. Poursuivant les recherches de Jean Leclercq8 , Marc Van Uytfanghe qui a consacré sa thèse à La Bible dans les Vies de saints mérovingiens nous montre comment la Bible se reflète et se transpose dans l'hagiographie tout au long du Moyen Age aussi bien en latin qu'en langue romane. Précisément Michel Zink, reprenant les conclusions de sa belle thèse9 , parle ici de la prédication en langue vulgaire romane. Nous devons rappeler cependant que dans le monde anglo-saxon, la prédication se fait normalement en langue nationale, comme en témoignent les « homélies catholiques » sur l'Ancien et le Nouveau Testament, d'Aelfric, abbé d'Eynsham, au début du xre siècle10• Or la langue de culture est normalement le latin. C'est dans cette langue que les clercs font leur apprentissage, forgent leurs outils, prêchent devant leurs confrères. Jean Longère présente la mise en œuvre de cet arsenal oratoire. Et la Bible y prend une place majeure. Si les thèmes des sermons populaires sont d'habitude plus moralisants que scripturaires, peu à peu, grâce à l'utilisation des homiliaires, les prédicateurs prennent comme points de départ des versets de la Bible. Les exemples de sermons et les données statistiques qu'il propose rouvrent l'enquête, à poursuivre désormais. C'est également par l'intermédiaire du latin que la Bible est présente dans la liturgie. Le Père Gy se contente ici d'étudier sa place dans les prières de la messe et de l'office. Il ne pousse pas 8. J. LECLERCQ dans Bible [3]. 9· Cf. Bibliogr. n° 147. 10. Cf. M. M. Dunms, Ae/friç, .rermonnazre, tfoçteur el grammairien, Paris, 1943, pp. 81 et s.; M. LAREs [64], cf. également les Homélies de Wulfstan d'York (t 1023), éditées par D. BETHURUM, Oxford, 1957.
Vivre la Bible
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sa recherche au-delà du xme siècle, mais la question se pose désormais de savoir si les responsables de la liturgie n'ont pas eu tendance à placer peu à peu la Bible hors de leur domaine, visant le rite plus que l'inspiration. Nous n'avons pu dans cette section examiner tout ce qui concerne la Bible et la société chrétienne, particulièrement à la fin du Moyen Age; c'est pourquoi nous avons réservé une quatrième partie, où seront présentés quelques problèmes relatifs au monde laie, désormais confronté à une nouvelle lecture de la Bible.
I - LE GOUVERNEMENT DES HOMMES
I
Présence de la Bible dans les Règles et Coutumiers
Saint Cuthbert, qui fut moine à Melrose, au vue siècle, puis évêque de Lindisfame, déclarait, quelques jours avant le décès du prieur Boisile : « J'ai un codex de l'Evangile selon saint Jean; il est composé de sept cahiers; chaque jour, nous pourrons, avec l'aide de Dieu, en lire un et l'étudier entre nous »1• Quant à Benoît, moine à Cluny, Pierre le Vénérable nous le décrit portant toujours sur lui un psautier glosé afin de réciter les psaumes avec plus de dévotion et d'attention, de sorte que si le sens d'un passage lui échappait, il pouvait jeter un coup d'œil rapide sur la glose2• Au cœur de ces deux anecdotes se profile un personnage :le moine, face à un livre: la Bible, maintes fois répertoriée dans les catalogues des bibliothèques monastiques et maintes fois citée dans les règles monastiques. A priori, on serait tenté de qualifier d'évidentes ces relations entre le« Livre» et le monde des abbayes. Pourquoi s'étonner qu'un moine lise la Bible, quand la littérature hagiographique et les règles monastiques présentent la vocation comme une réponse à l'appel évangélique: « Va, vends ce que tu as ... et suis-moi» (Mat. 19, 21)? Mais, à considérer la richesse de la Bible, qui est à la fois un livre de morale, un recueil d'histoires et aussi une galerie de personnages parfois hauts en couleurs, à considérer aussi la variété des familles monastiques : Bénédictins, Chartreux, Cisterciens... sans oublier les I. 2.
Vila Cuthberti, chap. ; (AS, Mars, III, p. De miraeulis 1, 20 (PL, r8y, 886).
102).
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Vivre la Bible
ermites et les reclus, l'évidence des premières réflexions cède rapidement la place à de multiples questions. Certes, les règles monastiques citent la Bible ! Mais s'agit-il de toute la Bible? Certains livres n'ont-ils pas été privilégiés? Bien sûr, les livres bibliques offrent aux moines de nombreux modèles à imiter. Mais des figures n'ont-elles pas été valorisées par rapport à d'autres? Enfin, par-delà les textes normatifs et leurs références scripturaires, qu'en est-il de la vie quotidienne ? Le moine lit la Bible, l'entend proclamer à l'église; inspire-t-elle les habitudes de sa vie de tous les jours? La lecture des règles monastiques, l'étude des coutumiers et de certains traités concernant les moines et leurs coutumes permettront d'apporter quelques réponses à ces trois types de questions.
« Comme le dit l'Ecriture », « le Seigneur nous avertit en disant ... », « comme le déclare le Prophète », « l'Ecriture sainte nous recommande ... », ces formules émaillent chaque paragraphe- ou presque-
des règles monastiques, telle par exemple la Regula Solitariorum de Grimlaïc, composée au xxe siècle pour des reclus3 • Elles introduisent les citations bibliques qui semblent ainsi interpeller le lecteur de manière vivante. Dans son Prologue, le même Grimlaic justifiait ce fréquent recours aux saintes Ecritures à l'aide du verset johannique (7, 18) : « Celui qui parle de lui-même cherche sa propre gloire. » C'est donc l'étude de ces citations bibliques qui va maintenant retenir notre attention. Cette démarche, cependant, exige une remarque préalable : s'il est vrai que la Bible est souvent la source littéraire la plus fréquemment citée dans les textes normatifs, il n'en reste pas moins que les Sancti Patres font souvent bonne figure aux côtés du livre saint. Ainsi, dans la Regula Solitariorum, la Bible, qui est citée ZF fois, devance de peu les Pères de l'Eglise qui totalisent 248 citations et allusions, avec au premier rang saint Benoît, suivi d'Isidore de Séville, des exempta des Vitae Patrum, de Basile, de Grégoire, qui précèdent largement Jérôme, Julien Pomère, Augustin... D'ailleurs, l'auteur présente son œuvre comme un florilège composé « à partir des sentences des Pères orthodoxes et de leurs divers exemples ». Pareillement, Chrodegang fait de multiples emprunts à la Règle de saint Benoît et à la législation canonique antérieure4. Et, au xme siècle, Bemard du Mont-Cassin rappelle que les novices doivent savoir par cœur le psautier et la Règle de saint Benoît&. 3· PL, IOJ, 573-664, en attendant l'édition qui doit paraître dans« Sources chrétiennes». 4· G. HocQUARD, « La Règle de saint Chrodegang », dans Coi/OfJIUI sain/ Chrotkgang, Metz, 1 967, pp. 73-75· 5· Dom U. BERLIÈRE, L'asç;sebénédi&line, Maredsous, 1929, p. 13.
Les rugles et Coutumiers
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S'il est donc exact que la Bible n'est pas la source unique d'inspiration des règles monastiques, il n'en reste pas moins qu'elle est cependant la source essentielle. Encore convient-il de préciser cette influence : la Bible inspire-t-elle de façon égale chaque œuvre, chaque partie de ces œuvres ? Qui l'emporte, de l'Ancien Testament ou du Nouveau? N'y-a-t-il pas des livres privilégiés, des citations ne sont-elles pas rappelées plus volontiers que d'autres? Leur interprétation n'a-t-elle pas changé au cours des âges ? Toutes les règles monastiques se réfèrent à la Bible, mais parfois de façon très inégale. Ainsi, le Petit Exorde de Cîteaux pèche par sa pauvreté en ce domaine; il n'y est guère question que des « nouveaux soldats du Christ, pauvres avec le Christ pauvre » et d'abaisser les têtes orgueilleuses sous le joug suave du Christ6 • Même constat de pauvreté pour la Règle des Templiers qui, malgré sa longueur, ne cite que 18 fois le livre saint. A l'opposé se placent au contraire des textes comme la Règle de Grimlaic qui, avec ses nombreuses citations scripturaires, ferait preuve d'une culture particulièrement remarquable en ce domaine. Colomban et Chrodegang font bonne figure avec respectivement chacun 25 et 39 citations. La répartition de ces références à l'intérieur de chaque chapitre semble assez inégale. Prenons le cas de la Règle de Colomban et de ses dix chapitres : x. De Du 3· De 4· De ,. De 6. De 1· Du 8. De 9· De xo. De
2..
l'obéissance, citations scripturaires ........... . silence ................................... . la nourriture .............................. . la pauvreté ............................... . la vanité ................................... . la chasteté ................................ .
curms ..............•..•.................... la discrétion .............................. . la mortification ............................ . la perfection ............................... .
33% du chap.
2.'0 40
2.'
'
8 10
Ce tableau permet de constater que ce sont les chapitres concernant la morale (obéissance, silence, vanité, chasteté) qui contiennent le plus de citations. Ces citations scripturaires dans leur ensemble offrent une difficulté : dans quelle mesure sont-elles le reflet d'une réelle culture biblique faite de lectures personnelles ? La réponse est moins évidente qu'il n'y paraît, car un auteur peut à la fois fort bien posséder « sa Bible » et, en même temps, lorsqu'il écrit, la citer à travers des intermédiaires. La Règle de Chrodegang est un bon exemple de la complexité de cette situation : sur les 39 citations bibliques qu'elle contient, 22 figurent 6. PL, I66,
1~07 et 1~10.
Vivre la Bible
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également dans la Règle de saint Benoît, 17 sont propres à l'évêque de Metz, avec une majorité de 14 citations néo-testamentaires7 • Mais, à partir de cette constatation, nier la culture vétéro-testamentaire de Chrodegang serait un non-sens. Au-delà de ces difficultés, une remarque s'impose : celle de la prédominance quasi générale du Nouveau Testament sur l'Ancien. A cet égard, les chiffres sont éloquents :
Règles de Césaire, Aurélien, Tarnant, Ferréol Règle de Colomban ................... . Règle de Grimlaïc .................... . Règle de Chrodegang ................. . Prologue de la Règle de saint Etienne de Grandmont .....................•.. Deux exceptions : La Règle des Templiers .............. . Les Coutumes de Chartreuse ......... .
Anden Testament
Nouveau Testament
138 citations
zoo citations r8 176 2.4
8 76 15
6 II
46
12. 7 35
L'Ancien Testament ne représente donc que 30 à 40 % des citations bibliques, alors qu'il représente 8o % de la Bible. Encore faut-il préciser que les livres du cycle vétéro-testamentaire sont très inégalement utilisés. Dans tous les cas, les Psaumes se taillent la part du lion : 79
% des
44 42. 53 -
33 54 -
citations vétéro-testamentaires des Règles de Césaire, Aurélien, Tarnant, Ferréol... des citations vétéro-testamentaires de la Règle de Colomban de Grimlaïc de Chrodegang d'Etienne de Grandmont des Templiers
Ces citations du psalmiste correspondent à deux utilisations différentes; elles vont de pair avec une description de la journée du moine et en particulier des Heures monastiques; ainsi:« Pour toi, j'ai dit la louange sept fois dans la journée» (Ps. u9, 164). Ou bien alors elles ont une intention moralisatrice : « Les humbles posséderont la terre, réjouis d'une grande paix » (Ps. 37, u). De fait, les Proverbes, avec leurs sentences moralisantes, occupent souvent une belle place à la suite des Psaumes : ils constituent en particulier 23 % des citations vétéro-testamentaires de la Regula Solitariorum, 33 % de celles de Chrodegang.
7· HocQuARD, op. cil., p. 77·
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Dans le même esprit, on peut noter également un recours assez fréquent à l'Ecclésiaste, à l'Ecclésiastique et au Livre de la Sagesse, qui ont droit au total à 8 citations chez Grimlaïc, ce qui correspond à plus du dixième des citations vétéro-testamentaires de la Regula So/itariorum. Il y a donc une sur-représentation des livres sapientiaux dans les règles monastiques. En comparaison, les livres du Pentateuque font pâle figure : deux citations dans la Regula So/itariorum (dont l'une, de surcroit, Deut. 13, 3, attribuée à l'Apôtre), deux du Uvitique dans la Règle des Templiers. Le livre de l'Exode est utilisé cinq fois dans les règles d'Aurélien et de Césaire; mais il s'agit toujours du même verset : « Chantons le Seigneur» ( I 5, I) à propos du déroulement de l'office. Colomban évoque deux fois le Deutéronome : « Gardez et mettez en pratique... » ( 5, 32.) et « rappelle-toi les jours d'autrefois ... » (32., 7). Seules les Coutumes de Chartreuse citent huit fois la Genèse, en se référant notamment à Isaac et Jacob. Au total, il n'y a donc guère d'allusions aux situations historiques décrites par ces livres, dont les extraits choisis concernent directement la morale. Une constatation voisine s'impose à propos des Livres historiques : ils couvrent un tiers de l'Ancien Testament et, cependant, ils n'ont droit qu'à une seule mention chez Chrodegang (I Sam.), quatre citations chez Grimlaïc (deux citations des Rois, deux de Tobie). Là encore, le but recherché n'est pas d'évoquer l'Histoire sainte en tant que telle, mais plutôt d'exprimer une sentence comme « mieux vaut la prière avec le jeûne » (Tob. u, 8). Le sort des Livres prophétiques n'est pas meilleur. S'il est vrai qu'il est souvent question du « Prophète » dans les règles monastiques, c'est en général pour désigner les Psaumes. Grimlaic cite trois fois Isaïe, deux fois Jérémie, trois fois Ezéchiel, une fois Daniel et une fois Aggée, soit un huitième des citations vétéro-testamentaires de la Regula So/itariorum, alors que les Prophètes représentent le quart de l'Ancien Testament. Dans les Règles d'Aurélien, Césaire et Ferréol, on retrouve à nouveau Isaïe, Ezéchiel et Daniel, auxquels il faut joindre Osée, cité une fois par Ferréol. Les petits prophètes sont donc quasiment absents de ce recensement. Au terme de ce survol, il faut une fois de plus insister sur le rôle du psautier dans la culture monastique médiévale, et sur la méconnaissance relative de l'Histoire sainte. Certes, il est inévitable que des textes normatifs utilisent d'abord des sentences de morale plutôt que des récits historiques. Mais ce choix a sans doute une signification plus profonde. Et tout simplement, il convient d'ajouter que les moines ont d'abord utilisé les textes qu'ils entendaient le plus fréquemment à l'église.
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Vivre la Bible
Dans le large domaine des citations néo-testamentaires, on constate à nouveau une inégale répartition des livres saints, avec tout particulièrement une quasi-absence de l'Apocalypse. Parmi les Evangélistes, Matthieu est le plus utilisé. Il occupe 35 % des citations néo-testamentaires de Grinùaic, 30 % de celles de Chrodegang. Encore faut-il préciser que ces emprunts ne touchent pas de la même manière tous les chapitres de Matthieu; certains récits ou versets sont privilégiés : ainsi les versets 2.3-24 du chapitre 5 (« quand tu te présentes à l"autel... ») sont cités par Aurélien, Césaire, Grimlaic... Les versets H et suivants du même chapitre(« tu ne te parjureras pas ... ») ont la faveur de Césaire, Aurélien, Ferréol. Grinùaic utilise deux fois : « Qui regarde une femme pour la désirer... >> (5, 2.8 sq.). Aurélien et Césaire citent trois fois « si vous ne pardonnez pas aux hommes... » (5, 2.8 sq.). Du Pater, Grimlaïc et la Règle de Paul et d'Etienne citent « pardonne-nous nos offenses ... » (6, 12. sq.). Grimlaic par deux fois rappelle « ne vous préoccupez pas du lendemain... » (6, 34). Du chapitre 7, il retient le verset 6 : « Ne versez pas vos perles devant les porcs», qu'il reprend deux fois, comme le verset 12. « tout ce que vous désirez que les autres fassent pour vous ... » et le verset 2.8 du chapitre I I : « Venez à moi, vous tous qui peinez... » La sentence du Christ : « De toute parole sans fondement que les hommes auront proférée, ils rendront compte au jour du jugement... » (~z, 36) est mentionnée aussi bien par Grimlaïc que par la Règle de Paul et d'Etienne. Rappelons qu'elle figurait déjà dans l'Ordo Monasterii d'Augustin. « Si quelqu'un veut venir à ma suite... » (16, 2.4) est cité deux fois par Césaire. Le chapitre 19, avec l'épisode du jeune homme riche, est, comme on peut s'en douter, particulièrement privilégié par les auteurs de règles monastiques : il est cité huit fois par Grimlaic, trois fois par Césaire, deux fois par Aurélien. Le point fort du chapitre : « Va, vends ce que tu as ... » (verset 2.1) est rappelé trois fois par Grimlaïc. L'évocation du Jugement dernier :«Venez les bénis de mon Père... car j'ai eu soif... » (2.5, 34-36) est utilisée par Grinùaic, en tout ou en partie, à six reprises. Elle figure également chez Chrodegang. Ce que les auteurs de règles monastiques ont donc retenu de l'Evangile de saint Matthieu, c'est avant tout l'enseignement du Christ, dont les propos sont soigneusement transcrits. Après l'Evangile de Matthieu, celui de Luc est le plus utilisé : 16 citations chez Grimlaic, 5 chez Aurélien, 10 chez Césaire, mais une seulement chez Chtodegang. Grimlaic utilise à deux reprises le verset « quiconque a mis la main à la charrue et regarde en arrière... » (9, 6z). Aurélien et Macaire citent trois fois : « Quiconque parmi vous ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple» (14, H). A propos des songes et de l'excès de nourriture, Grimlaic reprend pat deux fois l'enseignement du Christ:« Prenez garde que vos cœurs ne s'appesan-
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tissent pas dans la débauche et l'ivrognerie» (u, 34). Le but de l'autew: est d'inciter les reclus à la modération, alors que le Christ recommandait à ses disciples de veiller pow: ne pas être surpris à l'approche du Jugement. n y a donc ici un changement de perspective qui illustre à la fois la familiarité des écrivains avec le texte évangélique et en même temps leur grande liberté d'utilisation. Cw:ieusement, l'Evangile de Marc est pratiquement absent des textes normatifs : il ne figure ni chez Grimlaic ni chez Chrodegang. TI est cité une fois par Aurélien, deux fois par Césaire : « Pardonnez afin que votre Père vous pardonne... » {II, 26); encore faut-il préciser que ce verset rappelle tout aussi bien Matthieu, 6, I s. Une remarque semblable s'impose concernant saint Jean, qu'Aw:élien ne cite qu'une fois, Ferréol cinq fois, Césaire deux fois. Grimlaic manifeste une plus grande cultw:e johannique avec 12 citations, dont deux qui reprennent le verset 38 du chapitre 6 : « Je ne suis pas venu faire ma volonté ... » Dans les Actes des Apôtres (utilisés cinq fois chez Grimlaic, trois fois chez Chrodegang, cinq fois chez Césaire ...) certains versets sont très nettement privilégiés : « Entre eux, tout était commun... » (4, 32) et« on distribuait à chacun selon ses besoins ... » (4, 34-3s), cité deux fois par Grimlaic. L'exemple d'Ananie et de Saphire est fréquemment cité : deux fois par Grimlaic, ainsi que par Césaire et Aurélien; il est rare de trouver ainsi dans les règles monastiques la mention de personnages et de leur histoire. Restent maintenant les Epitres de saint Paul. Celles-ci représentent 32 % des citations néo-testamentaires de Grimlaic, à peine le quart de celles de Colomban, cinq des sept citations de la Règle des Templiers, une des douze citations du Prologue de la Règle d'Etienne de Grandmont, le tiers des citations de Chrodegang, presque la moitié des citations relevées chez Césaire, Aw:élien, Ferréol, et dans les règles de Tarnant et de Paul et Etienne. Mais ici encore, dans cet ensemble massif, des nuances s'imposent : l'Epitre aux Romains est citée, mais sans prédilection particulière pour tel ou tel passage. Les deux Epitres aux Corinthiens emportent la palme : 28 des s6 citations pauliniennes de Grimlaic. Les auteurs monastiques affectionnent tout particulièrement certaines formules : « Nous annonçons ce que l'œil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu... » (I Cor. .z, 9), « ne savez-vous pas que vous êtes un Temple de Dieu... » (3, x6); « ni voleurs, ni cupides, pas plus qu'ivrognes ... n'hériteront du Royaume de Dieu... » (6, 10); «je me suis fait tout à tous afin d'en sauver quelques-uns ... » (9, a.z). L'Epitre aux Galates est assez peu citée, contrairement à l'Epitre aux Ephésiens, avec tout spécialement le verset 26 du chapitre 4 : « Que le soleil ne se couche pas sur votre colère ... » Dans l'Epitre aux Philippiens, citons la formule : « Je sais me priver comme je sais être à l'aise» (4, u sq.). De l'Epitre aux Colos-
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siens sont surtout rappelés des extraits du chapitre 3, c'est-à-dire des principes généraux de vie chrétienne. Dans la première Epître aux Thessaloniciens, le verset : « Reprenez les oisifs, encouragez les craintifs ... » (5, 14), dans la seconde « si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas ... » (3, 10) sont particulièrement cités. Dans les Epitres à Timothée, les écrivains ont retenu la comparaison entre l'apôtre et le soldat (début du chap. 2., TI) et la formule : « Le serviteur du Seigneur ne doit pas être querelleur » (TI, z, 24). Les citations de l'Epître de Tite proviennent surtout du chapitre z, verset 7 : « Offrant en ta personne un exemple de bonne volonté. » De l'Epitre aux Hébreux domine sans conteste le verset : « Obéissez à vos chefs ... » (13, 17). L'exemple et l'enseignement de saint Paul sont donc repris ici à l'intention des communautés monastiques avec parfois de curieuses déviations, comme l'utilisation par les Templiers, dans le but de justifier leur droit de butin, du verset l'Ecriture dit : « L'ouvrier mérite son salaire» (I Tiro. 5, x8). En ce qui concerne les autres épîtres, les auteurs utilisent tout particulièrement de saint Jacques le verset : « Si quelqu'un s'imagine être dévot sans mettre un frein à sa langue ... » (x, z6) et « La colère de l'homme n'accomplit pas la justice de Dieu» (1, zo). Grimlaic cite trois fois la parole : « Ne médisez pas les uns des autres... » (4, 11). Le verset de saint Pierre : « Soyez soumis aux anciens ... » (II, 5, 5) a eu du succès auprès des auteurs de règles monastiques, notamment Ferréol et l'auteur de la Règle de Tamant. Chez saint Jean, le verset le plus fréquemment rappelé est celui-ci : « Quiconque hait son frère est homicide » (I, 3, 1 5). Que retenir au terme de ce tour d'horizon ? A la fois la très grande familiarité des auteurs avec le texte saint, familiarité qui va de pair avec une très large liberté d'utilisation. L'Ecriture est l'univers familier des auteurs monastiques du Moyen Age; ils y évoluent avec une facilité déconcertante, facilité qui évoque celle des auteurs classiques face à la mythologie. On rejoint ainsi l'opinion de F. Petit qui déclarait : « Nos Pères savaient la Bible par cœur et ne se lassaient pas de la relire et de la méditer. Aussi leur langue devient-elle facilement un centon biblique. L'Ecriture est un univers où évolue leur pensée »s. Apportons à ce thème de la familiarité les nuances nécessaires : d'abord, cette connaissance du texte biblique, pour intime qu'elle soit, n'en est pas moins partielle : ce que citent avant tout les auteurs, ce sont les livres sapientiaux, l'Evangile de Matthieu et les Epitres de saint Paul, livres dans lesquels ils peuvent trouver les fondements de 8. F. PETIT, La spiritualité du Prémontrés, Paris, 1947, p. 238.
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la morale chrétienne. Ce choix est sans doute lié au contenu même des livres, mais également à la liturgie. C'est ainsi par exemple que les auteurs prémontrés rappellent souvent dans leurs ouvrages la dignité du sacerdoce. A ce propos, les textes les plus commentés ne sont ni le Lévitique ni l'Epitre aux Hébreux, mais les passages de l'Ecclésiastique (4~) consacrés à Aaron et à ses :fils: ils étaient en effet bien connus pour revenir souvent dans l'Office divin aux fêtes des Martyrs et des Confesseurs pontifes9 • Ensuite, il arrive que les auteurs déforment le propos biblique, comme on l'a vu à propos du dénigrement de l'ébriété et du butin des Templiers; ce qui permet de poser dès maintenant une question que nous retrouverons : l'esprit biblique a-t-il réellement influencé la rédaction des règles monastiques? Ou bien les auteurs n'ont-ils pas cherché à justifier leurs positions en s'appuyant sur tel ou tel verset, sans se préoccuper de son contexte ?
Recueil inépuisable de citations, la Bible est aussi une magnifique galerie de personnages susceptibles d'avoir retenu l'attention des auteurs de règles monastiques. Les héros bibliques offrent en effet des leçons de morale capables de guider les moines. Ecoutons à ce propos Adam de Prémontré : « Contemplons, dit-il, l'innocence d'Abel, l'obéissance de Noé, la pudeur excellente de Sem et de Japhet, la foi d'Abraham, la pureté d'Isaac, la patience de Jacob, la chasteté de Joseph, la mansuétude de Samuel, l'humilité de David... »10• Surtout, les moines se sont efforcés de rechercher tous ceux qui, dans l'Ancien Testament et dans le Nouveau, les avaient précédés dans la rupture avec le monde et la recherche de la vie solitaire. En ce domaine, on peut, d'emblée, distinguer trois directions de recherches : les personnages de l'Ancien Testament et, dans le Nouveau, la figure du Christ et l'exemple des Apôtres. Le monde monastique de son côté est vaste et divers. D conviendra donc de nuancer cette étude en considérant le cas des différentes familles monastiques, distinction qui doit aboutir à marquer une évolution dans le temps. Nous avons déjà vu la place réelle, mais relativement limitée occupée par l'Ancien Testament. Ici encore, l'impression est la même. Certes, les auteurs monastiques aiment à décrire les origines lointaines de la vie solitaire, mais en valorisant ensuite le Nouveau Testament. C'est bien ce que fait Grimlaïc lorsqu'il écrit : « Certains, recherchant assez 9· Ibid.• p. UI. IO. PL. I98. 13Z-
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haut, disent que (l'érémitisme) commença avec le bienheureux Elie et Jean. Mais d'autres avaient affirmé qu'Antoine était le chef de ce genre de vie. Macaire, disciple du bienheureux Antoine, affirme qu'un certain Paul de Thèbes, dans le Nouveau Testament, était à l'origine de ce phénomène; et c'est vrai. » Guigues de Chartreuse déclare à son tour : «Vous savez en effet, par (la lecture de) l'Ancien Testament et surtout du Nouveau Testament, que presque tous les plus grands secrets, les plus difficiles à percer, ont été révélés aux serviteurs de Dieu lorsqu'ils étaient non point au sein des foules agitées mais tout seuls »11• Quels sont donc les exemples vétéro-testamentaires préférés par nos auteurs ? D'abord, s'impose l'exemple d'Elie, auquel se réfère Grimlaic et qui surtout, au xme siècle, fut directement à l'origine de la création de l'ordre mendiant des Carmélites (I Sam 19). Quant à Odon de Cluny, il comparait saint Benoît à Moïse : « Moïse, selon le plan divin, s'impose par son rayonnement tranquille; avant lui, certes, fleurissaient en abondance l'usage des cérémonies sacrificielles et les rites de la circoncision; c'est lui qui toutefois, spécialement, les introduisit. De même, les autres Pères ne sauraient porter préjudice à notre très saint Législateur, quand ils instituèrent pour leur part les offices de la sainte Règle... Un privilège leur (à Moïse et à saint Benoît) est commun: l'un comme l'autre, ils furent des législateurs. Le premier persuada les tribus gémissantes des Hébreux de quitter l'Egypte; le second détacha du peuple jouisseur des foules nombreuses, les arracha aux ténèbres naturelles des désirs de la chair et les introduisit, sous sa conduite, dans la terre des vivants. Le premier sépara la Mer Rouge; l'autre fit, après Pierre, et par un miracle inou1, marcher l'un de ses disciples sur les eaux... Le premier, sur les sols brûlés du désert, fit jaillir l'eau de la pierre pour étancher la soif du peuple; l'autre tira de la sécheresse du rocher la fontaine des coutumes monastiques, qui, aujourd'hui, coule en un fleuve ... >>12. Le chapitre So des Coutumes de Guigues de Chartreuse est particulièrement riche d'enseignements : il y est fait allusion à Elie (§ 6), ainsi qu'à bien d'autres figures, dont l'histoire sert à valoriser la solitude : « Ainsi s'explique... qu'Isaac sorte tout seul dans les champs pour méditer - fait qu'il faut croire habituel chez lui et non fortuit (Gen. 2.4, 6~), que Jacob, ayant fait passer (le torrent) à tous les siens, reste seul, voie Dieu face à face (Gen. ~z, 24-~o), soit comblé de bonheur grâce à la bénédiction (qu'il reçoit) en même temps que par le changement en mieux de son nom : il a obtenu davantage, en un instant, étant seul, que pendant toute une vie (passée) en la compa11.
Coutumes de Chartreuse, chap. 8o, § 4· ÜURSEL, Les saints abbés de Cluny, Namur, 196o, pp. 76-77.
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gnie (des hommes). Moise aussi, Elie et Elisée, l'Ecriture atteste combien ils aiment la solitude ou combien, grâce à elle, ils grandissent dans la connaissance des secrets divins, et de quelle façon, au lieu d'être continuellement en danger parmi les hommes, ils sont visités par Dieu lorsqu'ils sont seuls. Jérémie quant à lui ... est assis seul, pénétré qu'il est de la crainte de Dieu, et il demande que de l'eau soit versée sur sa tête, une fontaine de larmes (placée) dans ses yeux, pour pleurer les tués que son peuple a perdus Qér. 15, 17 et 8, 23); il réclame aussi un endroit où il puisse s'adonner plus librement à ce devoir si sacré et dit : 'Qui me donnera un gite d'étape au désert?' (Jér. 9, 1) comme s'il n'avait pas loisir de le faire étant en ville : et de la sorte il révèle à quel point (la présence de) ses compagnons tarit en lui le don des larmes. Bien plus, ayant dit : 'Il est bon d'attendre dans le silence le salut de Dieu' (Lam. 3. 26) - affaire que favorise au maximum la solitude - . et ayant ajouté : 'Il est bon pour l'homme de porter le joug dès sa jeunesse' (Lam. 3, 27) -par quoi il nous console le plus, nous qui presque tous avons embrassé ce genre de vie depuis l'adolescence- et il ajoute ceci : 'Il sera assis solitaire et se taira parce qu'il s'élève au-dessus de soi-même' (Lam. 3, 28): par là, il veut dire que grâce au repos contemplatif et à la solitude, au silence et au désir ardent des biens d'en haut (Hébr. II, 16; Col. 3, 2), presque tous les détails de notre institution sont les meilleurs (qui soient). Quels sont les fruits de cette application (au repos contemplatif), il le relève ensuite en disant : 'Il tendra la joue à qui le frappe, il se rassasiera d'affronts' (Lam. 3, 30)... » Cette longue citation mérite quelques réflexions : Guigues, par les exemples qu'il choisit, cherche à montrer la valeur de la solitude comme source de bienfaits. Les remarques qu'il fait à propos des Lamentations (3, 27 et z8) sont pleines d'enseignements car elles semblent lui permettre de justifier certains aspects de la vie cartusienne : précocité de la vocation à la vie solitaire, qui contredit l'enseignement de saint Benoît, et en finale : « Par là il veut dire... que presque tous les détails de notre institution sont les meilleurs qui soient. >> En d'autres termes, nous en revenons une fois de plus à cette conclusion : la Bible, par la variété de ses livres, paraît avoir moins été une source d'influence qu'un réservoir capable de fournir une citation pour justifier telle ou telle coutume. Un auteur anonyme du xue siècle compara les Cisterciens aux prophètes qui s'étaient réfugiés dans des grottes et qui étaient secourus par Abdias, ministre du roi Achab; et il ajoute : « Regardons combien 1'histoire ancienne est proche de notre temps au cours duquel ce qui arrive est sinon identique, du moins comparable. En effet, de notre temps, ceux qui ont des préoccupations séculières envoient des serviteurs de Dieu dans les endroits les plus cachés et les plus éloignés de leurs terres, afin qu'ils rachètent leurs péchés par l'effusion de leurs
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prières »18• Ici encore, l'auteur cherche à établir des rapprochements entre le passé et le présent. Quant à Pierre Damien, il émaille son discours concernant les novices de citations vétéro-testamentaires à propos du jeûne; Moise jeûne sur le Sinaï« de crainte de désirer s'asseoir avec les autres Israélites sur des marmites de viande. Les fils de prophètes, afin de ne détester aucune sorte de légume, ne refusent pas de découper des coloquintes très amères dans leur marmite »14. Dans l'Ancien Testament, les références relatives au désert reçoivent donc un traitement de choix à l'intérieur des œuvres monastiques, conclusion qui n'a en soi rien d'étonnant, mais à laquelle on peut donner un relief particulier si l'on constate que les exemples vétéro-testamentaires sont particulièrement nombreux dans les écrits antérieurs au xne siècle; rappelons tout spécialement Grimlaic et les Coutumes de Chartreuse. Ces auteurs déjà, tout en utilisant l'Ancien Testament, valorisaient le Nouveau. Mais, cette valorisation apparalt plus clairement encore à partir du xue siècle; avec deux centres d'intérêt : les Apôtres - qui étaient déjà le modèle proposé par Augustin dans l'Ordo Monasterii et qui deviennent à leur tour le modèle des Prémontrés, puis le Christ lui-même, dont l'imitation sous-tend l'esprit de la Règle franciscaine. Certes, ces thèmes ne sont pas nouveaux : il suffit à cet égard de rappeler que Jean Cassien accordait à la vie cénobitique des origines apostoliques, que la Règle de saint Benoit présentait la vie monastique comme un service militaire sous les ordres du Christ16• Ce qui est donc nouveau au xne siècle, ce n'est pas l'apparition de ces modèles, mais la fréquence de leur utilisation. Le modèle apostolique, c'est celui de la primitive Eglise, telle qu'elle nous est décrite à travers les Actes des Apôtres, avec quelques versets que les auteurs monastiques ont tout spécialement affectionnés : « Nul ne disait sien ce qui lui appartenait, mais entre eux, tout était commun » (Actes 4, 32). « lls se montraient assidus à l'enseignement des Apôtres, fidèles à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières » (Actes 2, 42). La formule de profession à Prémontré était la suivante : « ... selon l'Evangile du Christ, selon l'institution apostolique et selon la règle canoniale du bienheureux Augustin »16 • C'est donc ainsi la communauté de vie dans la pauvreté et le travail, la prière liturgique, l'assiduité à la Parole de Dieu et la charité qui deviennent les points forts de la spiritualité des Prémontrés. Ne pourrait-on ajouter que la 13. De ditJer.ris ordinibu.r Ec&!e.riae (PL, 2IJ, 8z3). 14. De perfoçtione monaçhi, XITI (PL, I -If, 322). 15. Art.« Monachisme)), DSp, 1), col. 1551-1553· 16. ADAM DE PRÉMONTR:É, PL, Il)8, 479·
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dévotion de ces derniers à l'égard de la Vierge est aussi une conséquence de ce retour aux sources apostoliques, puisque Marie fut la compagne des Apôtres dans le Cénacle ? L'imitation de la vie apostolique avait déjà été proposée par saint Augustin : « Personne ne revendiquera rien comme son bien propre, ni un vêtement ni aucun objet, car nous choisissons de mener la vie apostolique » (Ordo Monasterii, 4). Ainsi s'explique la réutilisation -parfois délicate à en juger par les premières difficultés de Prémontré de cette règle canoniale à partir des xre et xrre siècles, et, pour terminer l'usage qu'en fit saint Dominique, qui reprit aussi les Coutumes de Prémontré17• Mais la spiritualité apostolique des Prémontrés se double déjà d'une dévotion toute spéciale pour la personne du Christ : tendresse pour la crèche et la fête de Noël, amour des Lieux saints, ainsi que le prouvent certains noms de monastères : Sainte-Croix, Bethléem, Mont-Sion... 1s. Quant au Prologue de la Règle de saint Etienne de Grandmont, il nous mène vers l'Evangile : « ... La Règle du Bienheureux Basile, la Règle du Bienheureux Augustin... ne sont pas la racine mais la frondaison; la Règle des Règles, première et principale pour le salut et la foi, est en effet unique; d'elle dérivent toutes les autres comme de petits ruisseaux d'une unique fontaine, c'est-à-dire le Saint Evangile confié par le Sauveur aux Apôtres ... »19 • Ces remarques nous conduisent tout naturellement vers la spiritualité franciscaine. François d'Assise en effet déclarait : « Personne ne me dit ce que je devais faire. Dieu lui-même me révéla que je devais vivre en conformité avec l'Evangile ... Je ne veux pas entendre parler d'une autre règle (que celle révélée par Dieu), qu'elle soit de saint Augustin, de saint Benoit ou de saint Bemard »20• L'exorde de la Règle franciscaine commence par ces mots : « Au nom du Seigneur, commence la vie des Frères Mineurs. La Règle et la vie des Frères Mineurs consistent à observer le saint Evangile de N.-S. J.-C. en vivant dans l'obéissance, sans rien avoir en propre et dans la chasteté.» Puis :«Tous les frères s'appliqueront à suivre l'humilité et la pauvreté de N.-S. J.-C. »21 • En ce qui conceme le jeûne, saint François se réfère au verset évangélique : « Quand vous jeûnez, ne vous donnez pas un air sombre comme font les hypocrites ... » (Mat. 6, r6). TI aurait voulu faire respecter à la lettre le précepte évangélique : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement. Ne vous procurez ni or, ni argent, ni menue monnaie pour vos 17. P. MANDONNET, Saint Dominiq~~e, l'idée, l'homme et l'auvre, Paris, 1938, t. 1, pp. SI-J2. 18. F. PEnT, op. cit., pp. 89-92. 19. PL, 204, 1136. 20. L. HAanxcK, J. TERSCHLÜSSEN, K. EssBR, trad. J.-M. GENVo, La RJg/e des Frères Mineurs, ülllk historique et .rpirit~~e//e, Paris, 1961, pp. zz-23. 21. Ibid., pp. 112 et n8.
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ceintures, ni besaces pour la route, ni deux tuniques, ni chaussures, ni bâtons; car l'ouvrier mérite sa nourriture » (Mat. 10, 9-u). François interdisait donc à ses frères de recevoir « en aucune manière or ou argent » et citait, à l'appui de son propos, dans la première règle, « heureux les pauvres en esprit » (Mat. 5, 3) et : « li est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume des deux» (Marc 10, z4). Cependant, pour justifier le fait que les Franciscains devaient gagner leur pain quotidien même en le mendiant, saint François faisait référence au Psaume 127, z : « Du labeur de tes mains, tu profiteras ... » Nous avons donc ici un exemple très clair d'une pensée entièrement centrée sur la personne du Christ. Mais cette valorisation de l'esprit évangélique n'allait pas sans difficultés, à partir du moment où l'on s'efforçait de respecter non seulement l'esprit de l'Evangile mais aussi la lettre. On se rappelle les problèmes qu'avaient rencontrés les Prémontrés en cherchant à appliquer de façon trop littérale l'Ordo Monasterii: nous allons retrouver ici des difficultés similaires. C'est ainsi par exemple que les novices franciscains avaient droit à deux tuniques et à un chaperon, tandis que les profès ne pouvaient obtenir qu'une tunique à cause du fameux précepte : « Ne mettez pas deux tuniques. » Un chapitre général finit par tolérer une deuxième tunique et permit aussi aux frères d'emporter des livres malgré la recommandation évangélique : « N'emportez rien pour votre route. » De la même manière, l'interdiction de porter des chaussures, pour se conformer à l'ordre :«Allez chaussés de sandales» (Marc 6, 9), dut être rapportée, et, dans la règle définitive, les chaussures furent permises en cas de nécessité22, A l'issue de ce tour d'horizon, trois remarques s'imposent. Les auteurs monastiques ont privilégié les grandes figures du Désert de l'Ancien Testament, le Christ et la communauté apostolique. Rien d'étonnant dans ce choix de modèles destinés à éclairer des hommes vivant isolés ou en communautés, mais ayant en tout cas rompu avec le siècle. Seule, peut-être, pourrait sembler déconcertante la très faible audience accordée à Abraham, qui pourtant lui aussi traversa le désert pour répondre à l'appel de Dieu. Plus intéressante sans doute est la répartition diachronique de ces thèmes : les héros de l'Ancien Testament sont surtout évoqués avant le xne siècle par des auteurs valorisant la solitude : Grimlaic, Chartreux ... alors que les références évangéliques et apostoliques se multiplient surtout à partir de ce moment dans les communautés de chanoines puis 22. Ces remarques concernant la Règle franciscaine proviennent de L. en particulier pp. 31, 4z, 127, 133, 14z, 145 ...
HARD1CK,
op. cit.,
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dans les couvents franciscains. N'y aurait-il pas ici quelques rapprochements à rappeler : ce passage de l'Ancien au Nouveau Testament n'évoque-t-il pas l'humanisation et la plus grande douceur qui gagnent alors l'art gothique? Surtout, dans un monde qui s'enrichissait, la pauvreté devenait vertu, signe d'effort et de renoncement, telle que la présente le Nouveau Testament, alors que dans l'Ancien, la pauvreté est souvent signe de malédiction. Enfin, surgit une dernière ambigulté : les références bibliques orientent la spiritualité d'une famille monastique, mais influencent-elles vraiment la vie quotidienne? Nous avons déjà vu les difficultés rencontrées par les Franciscains en ce domaine et il faut donc maintenant examiner de plus près cette question. Mener une enquête sur la vie quotidienne dans les monastères suppose, en bonne logique, que l'on utilise les coutumiers. Or, à cet égard, ceux-ci se révèlent quelque peu décevants. n semble en effet souvent difficile d'y déceler une présence biblique très nette, en dehors, bien sûr, de la description de l'office. Ces textes qui réglementent la vie de tous les jours vont à l'essentiel : un tableau minutieux des détails pratiques, sans trop se soucier de commentaires ou d'explications. En revanche, dans certains traités monastiques, composés comme de véritables œuvres littéraires, on peut trouver une réflexion approfondie sur les coutumes monastiques, à grand renfort de citations bibliques. N'en prenons pour exemple que le livre d'Adam de Prémontré : De ordine et habitu canonicorum praemontensium, où l'auteur, dans le chapitre concernant les vêtements, cite 36 fois la Bible, puis à nouveau x4 fois dans un chapitre sur le symbolisme du vêtement blanc. La lecture de ce genre de texte va nous guider en trois domaines : d'abord, l'étude des lectures monastiques, puis celle de la vie matérielle et enfin de la vie religieuse. Quelle est donc, dans un monastère, la place de la Bible, en tant que lecture, à l'office et en dehors de celui-ci? Voyons par exemple ce qui se passait à Ouny, où la durée de l'office finit par occuper une grande partie de la journée des religieux. La lecture de la Genèse était commencée aux Nocturnes de la Septuagésime et on l'achevait dans la semaine. A la Sexagésime, on lisait l'Exode, à l'église comme au réfectoire; les huit premiers livres de l'Ancien Testament étaient achevés avant le Carême. A ce sujet, il était précisé, au xme siècle, dans le monastère de Marchiennes : « On commence la Genèse et les autres livres de Moise, Josué, les Juges... Le chantre doit veiller à ce qu'ils soient lus pour la Passion et, au besoin, on laissera toute autre lecture de côté parce qu'elles ne sont pas aussi utiles à écouter que la
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sainte Ecriture de la Bible »23• Pendant la semaine de la Passion jusqu'au Jeudi saint, on lisait les Prophéties de Jérémie. Dans l'Octave de Pâques, on lisait les Actes des Apôtres, les deux semaines suivantes l'Apocalypse et les Epîtres des Apôtres. Puis, venaient les Livres des Rois, de Salomon, de Job, de Tobie, de Judith, d'Esther, d'Esdras et des Maccabées. Du rer au 11 novembre, on retrouvait de longues leçons aux Nocturnes avec les Prophéties d'Ezéchiel, puis les Prophéties de Daniel et les douze petits prophètes. De l'Avent à Noël, on lisait Isaïe, et, à partir du dimanche qui suit les SaintsInnocents (z8 décembre), les Epîtres de saint Paul. L'Epître aux Romains se lisait en deux nuits. Ces lectures bibliques étaient accompagnées d'un ensemble de textes patristiques. C'est ainsi que les Clunisiens ne se contentèrent pas de tirer les leçons des Vigiles de l'Ancien ou du Nouveau Testament, comme le recommandait saint Benoît, mais ils choisirent de préférence des écrits des Pères. Pendant les Nocturnes de Carême, on lisait le Commentaire de saint Augustin sur les Psaumes. Entre la Saint-Martin et l'Avent on lisait entre autres quelques homélies de saint Grégoire le Grand sur Ezéchiel, pendant l'Avent, les Epîtres du Pape saint Léon sur l'Incarnation, quelques sermons, surtout de saint Augustin. Si l'on avait fini les Epîtres de saint Paul avant la Septuagésime, on lisait le Commentaire ou Exposition de saint Jean Chrysostome sur l'Epître aux Hébreux24. En dehors de l'office, le moine lisait la Bible. Pour ce faire, Hildemar recommandait soit de lire avec le maître d'école, soit de lire au cloitre25• Selon Guillaume Firmat, l'arbre de la Sagesse, planté dès l'origine au milieu de l'Eden, s'élève de nouveau dans le paradis du cloitre. Le travail du moine, nouvel Adam, est de se mettre en possession de la Sagesse et de ses fruits; il lui faut recourir au stratagème qu'utilisa Jacob pour s'enrichir et accroître son troupeau. Les baguettes placées dans les rigoles symbolisent les secours spirituels de toute espèce que renferme l'armarium monastique. Les brebis qui viennent boire sont la figure des religieux qui s'abreuvent aux saintes Ecritures 26• Les Coutumes de Farfa, qui correspondent à l'observance de Cluny au xre siècle, nous donnent la liste des livres distribués au début du Carême. Cette liste comprend 64 titres, dont le Livre des Rois, deux psautiers et les Epîtres de saint Paul. Sur un rôle de IZ5Z s'y ajoutent le Lévitique, les Proverbes, le Cantique des Cantiques,« plusieurs autres », deux psautiers, quatre livres glosés : les Paralipomènes, saint Marc, les
23. C. A.,«Leslecturesde table des moines de Marchiennes au x1n° siècle», dans RB, II, 1894. p. 31. 24. Toute cette description provient d'Udalricb, à travers de VALous [us], pp. 333-334. 25. Cité par Dom E. MARTENE, De ontiqui.t monaçbon1111 ritihus, I, VII, Lyon, 1690, p. 78. 26. Dom G. MORIN,« Un traité inédit de saint Guillaume Firmat », RB, JI, 1914, p. 248.
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Epîtres de saint Paul et une Bible versifiée. Le catalogue de l'abbé Hugues ill comprend environ 570 volumes, dont : une Bible« antique», une deuxième qui fut à saint Maïeul, un recueil de lectures des deux testaments, une grande bible en trois volumes, un Heptateuque, un volume des Prophètes, un deuxième, la seconde partie du Nouveau Testament, avec des leçons pour les communs et pour l'Avent... En fait, la Bible était surtout lue au chœur; les livres de la bibliothèque ne représentent qu'une réserve de volumes inemployés, pouvant servir à des fins de lectures privées. Notons d'ailleurs que la lecture se poursuivait au-delà du Carême, jusqu'au Carême suivant, pour meubler les heures consacrées à la lectio, heures forcément réduites par suite du développement de l'office27• Terminons ce tour d'horizon des bibliothèques médiévales par quelques informations : à Ratisbonne, en 1347, la bibliothèque des Franciscains comprenait 29 numéros bibliques sur un total de 86, celle des Dominicains de la même ville 49 sur 224. La bibliothèque d'Avignon en 1375. plus de 200 (sans compter 18 concordances) sur 1 677, celle de la Sorbonne en 1338, 334 (plus de 19 concordances) sur 1 722, enfin celle de Saint-Augustin de Cantorbéry en 1491, 286 sur 1 83728• La Bible, lue et méditée quotidiennement, inspire-t-elle concrètement la vie de chaque jour? Si le verset évangélique : « Va, vends ce que tu as ... », permet de justifier la vocation d'un adulte, les auteurs monastiques ont dû rechercher des citations plus appropriées pour justifier la pratique de l'oblature, à l'aide en particulier de Lam. 3, 2 7 : « est bon pour l'homme de porter le joug dès sa jeunesse», et de Matthieu 19, 24: «Laissez venir à moi les petits enfants »29• Quant aux grands de ce monde en visite au monastère, il fallait les ttaiter avec respect; et Hildemar déclare à ce sujet : « Nous devons saluer les rois, les évêques et les abbés en nous prosternant à terre à cause de l'exemple du prophète Nathan qui se prosterna pour saluer le roi David »30• N'a-t-on pas ici le sentiment qu'Hildemar, par ce recours à la Bible, excuse une attitude que d'aucuns pouvaient juger trop déférente? Le silence pèse sur le monde monastique, tout spécialement sur la nuit; après Complies, les moines récitent ce verset du Psaume 140 : « Etablis Yahvé une garde à ma bouche et veille sur la porte de mes lèvres. » Le silence nocturne ne se termine qu'avec l'office du matin
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2.7. Dom A. WILMART, « Le convent et la bibliothèque de Ouny vers le milieu du xx• siècle», Reli11e Mabillon, II, 192.1, pp. 95-98 et n. z., p. 96. 28. J. de GHELLINCK, «En marge des catalogues des bibliothèques médiévales», Mélanges F. Ehr/e, Rome, 192.4. t. V, p. HO• 2.9. VALous [n5], I, p. 40, n. 1. ~o. Ibid., p. 168; PL, 66, col. 757, Regma commenta/a, c. 53· P~ BICHÉ, G. LOBRICHON
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Vivre la Bible et le verset du Psaume 50:« Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche publiera ta louange »31• Parmi les questions matérielles qui se posaient aux moines, deux méritent tout particulièrement de retenir notre attention : le vêtement et les repas. Aux débuts du monachisme, les moines de saint Pacôme ont porté des vêtements blancs, symboles de l'innocence. A partir de la fin du VIlle siècle, se répandit la coutume de considérer le noir comme la teinte monastique par excellence32• Les Cisterciens puis les Prémontrés ont relancé le débat avec une vigueur très remarquable, qui nous vaut un bel échantillonnage d'argumentations bibliques. Pierre le Vénérable reprochait à Bernard de Clairvaux d'adopter le blanc, couleur de la joie et de la solennité33, comme on le voit par exemple au moment de l'Ascension. Au-delà des arguments tirés de la Bible, on peut constater que la laine blanche est plus courante et moins chère que la laine teinte, et que, précisément, la Règle de saint Benoit prescrivait de n'utiliser que des étoffes communes et à bas prix34• Le débat repartit de plus belle avec les Prémontrés. Relisons d'abord la Vie de saint Norbert qui proclamait que les anges de la Résurrection étaient vêtus de blanc, que la laine était le tissu des pénitents dans l'Ancien Testament et que le lin était réservé à l'office dans le sanctuaire85• Cette argumentation est reprise par Adam de Prémontré qui s'appuie sur Ezéchiel : « Quant aux prêtres de Sadoq, ... ce sont eux qui entreront dans mon sanctuaire... Lorsqu'ils franchiront les porches du parvis intérieur, ils revêtiront des habits de lin; ils ne porteront pas de laine sur eux quand ils serviront aux porches du parvis intérieur » (Ez. 44, 15-17)36• Le même auteur avait commencé à préciser:« Qu'on ne doive pas trouver chez nous le luxe du vêtement, le Seigneur le fait bien voir quand il dit que ceux qui sont vêtus mollement demeurent dans les palais des rois » (Mat. 11, 8). Philippe de Harvengt enseignait que les chanoines ont abandonné les vêtements de lin moelleux et se sont vêtus de laine blanche, afin de prêcher la grâce du pardon, laquelle est signifiée par cette couleur, alors que le Seigneur déclare : « Si vos péchés ont été rouges comme la vermine, ils seront blancs comme la laine» (Is. 14). Le blanc, couleur du pardon, est aussi celle de la joie, de l'espérance placée en la vie future. Ce symbolisme s'appuie sur plusieurs allusions évangéliques : la Transfiguration (Mat. 17), l'Ange de la Résurrection (Marc, 16) 37• 31. VALOUS [II5], 1, p. 79• 32. Ibid., p. 2.38. H· PIERRE LE VÉNÉRABLE, Ep. 28, PL, 189, 117. 34· J.-B. MAHN, L'ordre &istercien et son gouvernement, Paris, 1945, pp. 34 et 46. 35· Vila Norberti, c. 9 (PL, 170, 1293). 36. ADAM DE PRÉMoNTRÉ, De ordine ... (PL, 198, 465-466). n. Ph. de HARVENGT, De Continentia Clericorum, c. 12.6 (PL, 20 J, 838-840).
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A travers ces exemples, on voit que la Bible permet de justifier l'utilisation de la laine aussi bien que du lin selon les circonstances. Là encore, nous pouvons dire que la Bible justifie les coutumes plus qu'elle ne les inspire. Une même constatation s'impose à propos des repas. On sait les hésitations monastiques concernant l'usage du vin. Interdite par Pacôme, Basile et Athanase, cette boisson fut tolérée par Antoine, Martin, Ferréol, Fructueux et Césaire d'Arles, et enfin admise sans réticence par Benoit d'Aniane et les Pères du Concile d'.Aix38. Sur ce thème, les seules Epitres de saint Paul pouvaient fournir des arguments aux deux camps; l'Apôtre en effet déclare aux Ephésiens : « Ne vous enivrez pas, car dans le vin est la luxure» (5, 18), tandis qu'il conseille à Timothée de ne pas boire d'eau mais un peu de vin à cause de son estomac et de ses fréquentes indispositions (I Tim. 5. 23). L'usage de la viande a lui aussi été sujet à discussions. Selon certains auteurs, les oiseaux participeraient à la nature des poissons car ils ont été créés le même jour qu'eux39. La Bible, on s'en doute, influence la vie religieuse du monastère : prière, offices, attitude à adopter face aux infractions ... La signification des heures monastiques elles-mêmes est en étroites relations avec le texte sacré. Comment ne pas évoquer ici le texte d'Adam de Prémontré40 ? Le Christ est né pendant la nuit; sa venue a été annoncée aux bergers à ce moment. C'est aussi l'heure à laquelle il pria, l'heure où il fut arrêté avec des lanternes, des armes, des glaives ... C'est l'heure où il ressuscita, l'heure également où il fut conduit à Anne puis à Caïphe, où on lui cracha à la figure ... Le matin, il fut amené au prétoire de Caïphe, puis à Ponce Pilate auquel il fut livré. Le matin aussi, il fut raillé; toujours le matin, il apparut à Marie-Madeleine près du tombeau, il se tint sur le rivage, parlant à sept disciples qui étaient sur un navire. C'est alors qu'il leur ordonna de jeter le filet à droite et leur fit faire une pêche miraculeuse. A tierce, il fut crucifié, flagellé par Pilate, couronné d'épines par les soldats; à tierce, vêtu d'écarlate, il fut adoré par dérision. A sexte, à la fois prêtre et hostie, il fut élevé sur le bois de la Croix. A none, il mourut... Ces lignes nous renseignent à la fois sur la capacité de méditation d'un lettré, qui cherche à pénétrer le sens profond de la vie quotidienne, et en même temps sur les limites de ce symbolisme christologique. n y a fort à parier en effet que cette réflexion subtile n'effleurait guère le moine vivant au jour le jour sa vocation au fond d'un monastère. 38. V..uous [ns], 1, p. 2s8. 39• VALOUS (liS), 1, p. 178, Se jour: Gen. 40. ADAM DB PRÉMONTRÉ, De ordine.•• (PL,
1, 20-21.
r~8,
sz6 sq.),
Vivre la Bible La vie du Christ rythme la liturgie; c'est ainsi que l'abbé, à Prémontré, doit bénir les cierges pour la Purification de la Vierge, des cendres à l'entrée du Carême, des Rameaux à la Passion, du feu et de l'encens au samedi de Pâques41. Plus intéressant pour nous encore est le fait que certains ordres religieux valorisent telle ou telle fête. Ainsi, les Prémontrés et la fête de Pâques : pendant le temps pascal, on reprend toute la semaine, sauf le samedi, la messe du dimanche « en l'honneur de la sainte résurrection ». Celle-ci est commémorée à toutes les messes conventuelles. Même aux fêtes des saints, l'un des deux versets d'alleluia sera de la Résurrection... 42 • A Fulda, dès 812, une procession en l'honneur de la sainte Croix fut organisée43 • L'épisode des Saintes Femmes au tombeau permet à Zacharie de Besançon, au xne siècle, d'établir le commentaire suivant:« Les Saintes Femmes ne se sont pas prosternées; elles ont seulement incliné le visage. Aussi la coutume s'est-elle établie dans l'Eglise que ... tous les dimanches et tout le temps de la quinquagésime, nous prions sans fléchir les genoux, mais inclinant le visage vers la terre »44• L'explication des châtiments à infliger aux moines fautifs se trouve, elle aussi, dans la Bible. Le nombre des coups ne dépasse pas le chiffre de 39 : il s'agit d'une mesure juive appliquée par cinq fois à l'Apôtre par ses compatriotes (II Cor. 11, 24); et ce, afin de ne pas violer la Loi qui prescrivait de ne pas aller au-delà de quarante (Deut. 2 5. 3). On a là un exemple intéressant de prescription vétéro-testamentaire dont l'usage s'est poursuivi parce qu'il figurait aussi dans le Nouveau Testament45. Saint Bernard reprochait à Pierre le Vénérable de recevoir un moine fugitif après une troisième rechute, contrairement à la Règle de saint Benoit. Ce à quoi Pierre le Vénérable répondit que le Christ avait pardonné à Pierre qui l'avait renié trois fois et que le juste lui-même était tombé sept fois (Prov. 24, 16 et Mat. 18, 21) 46• Pour Pierre Damien, la flagellation volontaire est une façon de se conformer à la sentence de l'Apôtre : « Je châtie mon corps et le réduis en servitude.» C'est une forme de martyre à endurer pour le Christ qui s'est livré lui-même au supplice47. Quelle est donc en définitive la place de la Bible à l'intérieur des abbayes? 4I. P.-F. LEFEVRE, Les Statuts de Prémontré réformés sur les ordres de Grégoire IX•.. , Louvain, I946, p. 4I. 42. F. PETIT, op. cil., p. 89. 43· Dom U. BERLIÈRE, op. cil., p. 238. 44· In UtiiiiJJ ex q11t1tuor, liber quortus, c. 173 (PL, r86, 592). 45· VALous [u5], 1, p. 219. 46. PIERRE LE VÉNÉRABLE, Ep. 28 (PL, I89, 127). 47· PIERRE DAMIEN, Ep. 27 (PL, I 44. 416).
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3.z 5
D'un côté, on peut affirmer qu'il y a omniprésence du Livre saint : à la bibliothèque, à l'office, à l'heure de la Jectio ... D'un autre côté, face à cette certitude, surgit une question. La Bible, peut-être d'ailleurs en raison de sa diversité, ne semble guère avoir joué le rôle d'un moule rigide ayant façonné le monde monastique. Ne parait-elle pas plutôt avoir fourni des témoignages pour justifier les coutumes alimentaires et vestimentaires les plus variées ? Là encore, nous constatons avec quelle liberté les auteurs ont utilisé les citations scripturaires.
Au total, la Bible apparaît bien comme formant l'univers familier du moine; il suffit pour s'en convaincre de rappeler les nombreuses citations bibliques qui émaillent les règles monastiques, de songer aux modèles : Moïse, Elie, les Apôtres ... proposés aux moines, de penser aux coutumes de la vie quotidienne qui trouvent dans la Bible leur explication. Le moine est bien l'homme de la Bible. Le Livre saint est la grande référence spirituelle et littéraire de nos auteurs. Univers familier, certes ! Mais aussi, univers inégalement exploré. En ce domaine, l'inégalité de traitement entre l'Ancien et le Nouveau Testament est particulièrement frappante. On peut se demander s'il n'y aurait pas dans cette attitude un souci de se distinguer des juifs. Le commentaire d'Adam de Prémontré sur les heures monastiques est éloquent à cet égard : les juifs, dit-il, avaient l'habitude de prier à tierce, sexte et none. A tierce, parce qu'ils pensaient que c'était l'heure où Moïse avait reçu le Décalogue, à sexte, parce que le serpent d'airain fut élevé à ce moment, à none car l'eau jaillit alors du rocher dans le désert. « Mais, nous, nous savons de façon indubitable » que l'Eglise primitive reçut le Saint-Esprit à tierce, que le Christ fut crucifié à sexte, qu'à none, un soldat lui perça le côté d'une lance et qu'il en sortit du sang et de l'eau48 • Univers familier, inégalement exploré et, enfin, déformé. Le moine ne parait guère soumis à la Bible, il l'utilise plutôt pour justifier une habitude, un comportement, quitte à s'appuyer sur une citation scripturaire prise en dehors de son contexte. Cette déformation est une conséquence de la variété de la Bible, qui n'est pas moins grande que la diversité du monde monastique. Plutôt que d'influence de la Bible sur les règles monastiques, il vaut mieux parler d'utilisation très libre d'un réservoir de citations et de références. Marie-Christine CHARTIER. 48.
ADAM DE
PRÉMONTRÉ,
PL, I98, 527.
2
La Bible dans les Collections canoniques
Le terme même de « Collection canonique » est équivoquel. Au sens strict de l'expression, il s'agit de recueils qui réunissent des textes normatifs afin de guider pasteurs et fidèles dans l'observation des règles d'une discipline ecclésiastique où le Moyen Age englobait de vastes secteurs de la vie sociale (par exemple la juridiction, la vie familiale, la vie économique, les relations avec les autorités séculières, etc.). Ces textes, dont le compilateur reste le plus souvent inconnu, sont fournis pour l'essentiel, à partir du nre siècle, par les décisions conciliaires (canons) et les prescriptions pontificales (décrétales). Mais ils proviennent aussi de statuts épiscopaux, de règles monastiques, d'incitations patristiques, de dispositions du droit séculier... et de passages de la Bible. Entendu dans cette acception stricte, les collections canoniques apparaissent au nre siècle et trouvent une sorte de couronnement dans le « Décret de Gratien » qui, vers x140, constitue la Somme du droit canonique médiéval. Aboutissement d'une longue histoire, nourri des collections des siècles précédents, il marquera le terme de notre étude. Mais on ne saurait négliger d'autres recueils qui, bien que ne répondant pas à la définition que l'on vient de donner, ont, eux aussi, fourni des guides disciplinaires. Tout d'abord, avant l'apparition des collections de canons conciliaires et de décrétales pontificales, de l'aube du ne siècle au début du nre des œuvres, qui fournissent les premières indications sur la discipline eccléI.
Gérard
FRANSEN
[n8].
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Vivre la Bible
siastique, où se mêlent catéchèse, enseignement moral, prescnptlons liturgiques et règles disciplinaires. Premiers témoins d'une discipline naissante, elles méritent une attention spéciale. Si les collections canoniques sont essentiellement des recueils de canons conciliaires et de décrétales pontificales, on trouve dans certaines d'entre elles des apports personnels importants de l'auteur de la collection. Quelques-unes sont faites essentiellement de textes que leur auteur a cherché hors des sources législatives habituelles, les lois conciliaires ou pontificales. C'est évidemment dans de tels recueils que la part de la Bible se révèle particulièrement importante. Aux difficultés provoquées par cette variété dans la nature des sources, s'en ajoutent d'autres, propres à notre enquête. L'une d'ordre matériel : relativement rares sont encore aujourd'hui les collections publiées; pour certaines les éditions qui en ont été faites sont loin d'être satisfaisantes. Il n'était pas possible ici d'interroger la masse des collections qui restent manuscrites. L'absence d'une recension complète des manuscrits, leur dispersion entre les grands dépôts d'archives d'Europe, les difficultés de leur lecture, interdisaient de s'engager dans cette voie. Le nombre des collections publiées, leur diversité, leur échelonnement du VIe au xne siècle, l'ampleur de certaines d'entre elles permettent cependant de déterminer d'une façon générale quels furent la place et l'usage des textes bibliques dans les collections canoniques. Une autre difficulté tient au sens qu'il faut donner à cette« présence» de la Bible dans les collections canoniques. En effet, dans la mesure où ces collections sont pour l'essentiel la réunion de textes normatifs de provenances diverses, c'est dans ces textes que la Bible est citée. Or il est évident que les auteurs des collections n'ont pas recueilli ces textes pour leur citation biblique, mais en raison de la règle disciplinaire qu'ils posaient. L'intérêt du compilateur ne se portait pas sur les fragments bibliques. Et c'est cependant par eux que la Bible est le plus souvent mentionnée. On ne peut donc faire :fi de ces citations. Elles constituent, le plus souvent involontairement, l'essentiel de la présence de la Bible dans les collections canoniques. En dehors de ces « citations par intermédiaire », il arrive aussi que, dans leur apport personnel, les compilateurs allèguent la Bible. On est alors en présence d'un « emprunt direct » des collections aux sources scripturaires. Il sera nécessaire de bien distinguer ces deux formes d'emprunts. Enfin il faut distinguer les citations précises d'un texte biblique d'allusions à des faits que rapportaient les Livres saints. Celles-ci sont parfois si vagues qu'on hésite à y voir autre chose que le témoignage d'une certaine connaissance de l'histoire biblique. Sous le bénéfice de ces observations, il est possible d'engager une
Les collections canoniques
3z9
enquête qui, en raison de la longue période à envisager (rre-xne siècle) ne peut être conduite que selon un plan chronologique. Celui-ci sera commandé aussi bien par la diversité des sociétés dans lesquelles s'est poursuivie la vie de l'Eglise au cours de ces dix siècles, que par les transformations des mentalités, des exigences disciplinaires, des genres littéraires des collections. On est ainsi conduit à distinguer trois étapes : Les Collections de l'Eglise ancienne (rre-ve siècle). Le haut Moyen Age (VIe-xxe siècle). Le Décret de Gratien (v. n4o).
LES COLLECTIONS DE L'EGLISE ANCIENNE
De bonne heure des livres « d'instruction » se révélèrent nécessaires pour régler la vie des communautés locales, qu'il s'agisse du service liturgique, des exigences morales, de la discipline de la communauté. Diversité des préoccupations qui donne à ces premiers recueils un caractère composite. Dans la mesure où ils traitent de questions disciplinaires (désignation et autorité des ministres, obligations des fidèles, règlement des litiges, sanction, etc.) ils intéressent le canoniste. Ces recueils ne pouvaient emprunter à une « législation » encore inexistante ou pour le moins très modeste. Leurs auteurs, le plus souvent inconnus, rappellent des usages qui font déjà autorité, ajoutent parfois leurs propres conseils et souvent font appel à l'autorité des Ecritures. L'Ancien Testament, les Evangiles, les Epitres pauliniennes2 tiennent donc dans ces recueils une place importante. Ils constituent l'essentiel des « autorités » auxquelles on se réfère. Ce lien étroit entre la discipline naissante et l'âge apostolique est souligné par l'attribution, fallacieuse, de beaucoup de ces textes à l'autorité des Apôtres. D'où le nom de littérature « pseudo-apostolique », souvent donnée à ces collections. Leur histoire, leur date, leur lieu de rédaction restent l'objet de débats dans lesquels nous ne nous engagerons pas ici3 • Nous retiendrons seulement quatre de ces œuvres, très différentes d'esprit et qui accordent à la Bible une place très inégale : la Didaché ou Doctrine des douze Apôtres, le Pasteur d'Hermas, la Tradition apostoliqtte d'Hippolyte et la Didascalie'. 2.. Nous adopterons cette expression, qui répond aux attributions de nos collections, pour désigner les épîtres mises sous le nom de Paul, sans nous engager dans les débats de l'exégèse contemporaine. ~· A. FAIVRE,« La documentation canonico-liturgique de l'Eglise ancienne», Rm~e des sciences religieuses, t. J 4 (1980), 204-215; 27~-2.95. 4· D'autres écrits pourraient être interrogés : A. FAIVRE(« Le texte grec de 'la Constitution ecclésiastique des Apôtres' 16-zo et ses sources)), ReflUe des sciences religietUu, J J, 1981,
Vivre la Bible La Didaché 6 composée probablement en Syrie (en Egypte pour certains) dans la seconde moitié du rer siècle fournit le plus ancien témoignage de recueil à la fois catéchétique, liturgique et disciplinaire. La première partie, où sont évoquées « les deux voies ... de la vie et de la mort» (chap. 1-6, r) expose une doctrine morale qui témoigne d'emprunts à la pensée judaique et d'influences esséniennes. Les emprunts à l'AT y sont nombreux : 46 fragments sont repris à l'ancienne Loi. Et ce sont naturellement les préceptes du Décalogue qui occupent la première place. Le chapitre 2, 2-7 rappelle « les commandements de la doctrine» (qui sont autant de défenses) :ne pas tuer, ne pas commettre l'adultère, éviter pédérastie, fornication, vol, magie, sorcellerie; ne pas provoquer d'avortement ni tuer le nouveau-né, ne pas convoiter les biens du prochain, etc. 6 • Et c'est avecle Deutéronome (6, 5), le Lévitique (19, 18), Tobie (4, 15) que s'ouvre« la voie de la vie» : aimer Dieu et le prochain et ne pas faire à autrui ce que l'on ne veut pas qu'il vous soit fait. Plus rares, les citations de l'AT dans la seconde partie de la Didaché, qui concerne le culte et la liturgie (chap. 7-10). Cependant l'« action de grâce» (chap. 10) fait appel à Sagesse 1, 14, Ecclésiastique 18, I et 24, 8. Les références néo-testamentaires 7 encore que moins bien représentées ne sont pas absentes de ces deux premières parties (30 textes sur 50). La« Voie de vie», où convergent tradition juive et inspiration chrétienne, a une« section évangélique» (1, 3-5) qui évoque Matthieu (5, z6 et 39-47), Luc (6, 27-29), la première Epître de Pierre (z, II). Le NT reparaît dans la troisième partie concernant les ministres et la vie de la communauté. Matthieu (1o, ro), mais aussi les Epitres pauliniennes (I, Cor. 9, 13; I Tim. 5, 18) justifient le salaire des docteurs et des prophètes (13, 1-z) et Matthieu (zr, 9) comme le Psaume 117, z6 fondent l'hospitalité (12, 1). La finale de la Didaché (16) sur l'attente eschatologique fait appel à des citations proches de Matthieu et de Luc à côté de textes prophétiques8 • Dans la Rome du milieu du ue siècle, le Pasteur d'Hermas n'accorde ~1-42) signale dans ce recueil, composé vers ~oo «en Egypte ou peut-être en Syrie», une large utilisation, d'ailleurs assez libre, des deux épîtres à Timothée à propos des ministres ainsi que celle du Deutéronome 16, 18-19 et 17, 9-13 (pour la fonction judiciaire). 5· Edition, avec introduction, traduction et notes par W. RoRDORF et A. TUILIER, dans la coll.« Sources chrétiennes», n° 248 (1978) où l'on trouvera (pp. 2n-213) l'index des 46 citations de l'AT et des 50 références néo-testamentaires (dont 40 proches des évangiles de Matthieu (30), Marc (1) et Luc (9)). 6. a. Exode 20, 13-I7i 21, 16; Deut. 5, 17-21; 18, IO; mais sont aussi cités Tobie 14, 10; Ps. 17, 6; Prov. 12, 28; 14, 27; 21, 6; Ecclésiastique 5, 9 et 14; 6, 1; Zacharie 5, 3; 7, 10; 8, 17. 7· La critique contemporaine s'accorde pour constater que la Didatbé « ne connaît pas encore les textes canoniques du NT» (RoRDORF, op. &il., 84). Sur la tradition évangélique dans la Didatbé, cf. W. RoRDORF, « La tradition apostolique dans la Didatbé », L'Année çanonique, XXIll (1979), 108-no. 8. Mat. ch. 24, v. 1o-q; 24; 3o-31; 42-44; Luc u, 35; }oël2, 2; Zacharie 13, 8 et 14, 5·
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aux souvenirs bibliques qu'une place plus limitée9 • On a dit du livre qu'il était« une Apocalypse »10 et il l'est sans conteste dans ses« Visions>}. Bien qu'écrite en grec, l'œuvre est romaine. Elle se divise en cinq Visions, douze Préceptes, dix Paraboles. Si elle ne fut pas composée d'un seul jet, la thèse d'auteurs multiples et d'un assez long échelonnement dans le temps 11 n'est pas établie12• Etudiant la langue d'Hermas (qui demeure pour nous un total inconnu), R. Joly la qualifie de« populaire à fortes couleurs bibliques du Nouveau Testament » et, dans son édition, il relève au cours des pages des réminiscences des livres de l'Ancien et du Nouveau Testament. En fait la place faite à la Bible est limitée. Par son genre même, le Pasteur n'est pas, même dans les« Préceptes», une œuvre de caractère normatif13• TI ne décrit pas la vie d'une communauté, et se propose encore moins d'en fixer la discipline. On ne saurait donc y chercher des appuis bibliques formels à des prescriptions juridiques. Sans doute les recours aux Ecritures ne sont pas totalement inconnus du Pasteur. Lorsque le IVe Précepte (1, 6) qualifie d'adultère le remariage après renvoi d'une épouse adultère, il se réfère à Matthieu 5, 32 et 19, 9· Mais, le plus souvent, les références bibliques, parfois assez libres, sont très formelles : reprises d'expressions telles que« s'écarter du Dieu vivant »14, «baptisé au nom du Seigneur »15 ; «faites la paix entre vous >}16, «il vaudrait mieux pour eux n'être pas nés »17, «Dieu qui a tout créé »18 ; «le mal devant le Seigneun19• Ou bien il s'agit de formules d'invocation20 ou d'affirmations très générales21. Si l'on rencontre parfois des citations assez précises, mais pour affirmer des principes très généraux22, on relève plus souvent des réminiscences verbales, qui témoignent d'une certaine culture biblique plus
9· Edition, avec introduction, traduction et notes par Robert JoLY,« Sources chrét. », no 53 bù (1re éd. 1958, 2• éd. 1968). 10. R. JoLY, op. rit., n. u. Dévdoppée en particulier par St. Gurr, Herma.r et/es Pa.rttur.r, Paris, PUF, 1963. u. Les conclusions de Gurr sont globalement repoussées par R. JoLY, « Hermas et le Pasteur», Vigiliae çhri.rtianal, 1967, 201-218. 13. D. Hlu.LHOLM, Da.r Vi.rionmb~~&h tle.r Hsrma.r a/.r Apol:alyp.re, 1, 1980 (Coniectanea biblica, New Testament Series, 13, 1). 14. Vision III, 15, 2 = Hébr. 3, 12. 15. lbitl., 3 =Actes 19, 5· 16. Vis. Ill, 6, 3; 9, z et 10 et 12, 3 = 1 Thess. 5, 3· 17. Vis. IV, 23, 6 = Mat. 26, 24I8. Prée. 1, 1 = Eph. 3, 9· 19. Prée. IV, 2, 2 =expression fréquente dans le Livre des Juges (3, u; 4, 1; 10, 6 etc.). 20. Par exemple Vision 1, I, 6 = Ps. 2, 4; Gen. I, 28. Vis. n, 3. 4 = Ps. 58, 6. Vis. III, 7, 3 et 4, 3 = Ps. 105, 3 et 86, 9· 21. Par exemple Vision 1, 1, 9 = Deut. 30, 3· Vis. I, 3, 4 = Actes 17, 24; Ps. 135, 6; Is. 42, 5· Vis. IV, z, 4= Dan. 6, 23. zz. Par exemple Précepte Vll, 1 = Ecclésiaste 12, 13 : « Crains le Seigneur et garde ses commandements.»
Vivre la Bible que d'un recours à l'autorité des Ecritures 23, des références lointaines 24 ou des allusions 25• Dans« les Paraboles», ces allusions peu concluantes deviennent encore plus rares. Romaine aussi (bien que l'original, aujourd'hui perdu, ait été rédigé en grec), la Tradition apostolique d'Hippolyte 26 présente un tout autre caractère et fait plus de place à la Bible. Il s'agit d'un règlement ecclésiastique qui entend« rappeler la disciple et donner des directives »27• Des dispositions d'ordre liturgique s'y mêlent à des instructions plus spécifiquement canoniques. Si l'on retient, avec une opinion répandue, que la Tradition est l'œuvre d'Hippolyte de Rome 28, on est conduit à la dater des premières années du me siècle. Les références bibliques n'en sont pas absentes, encore que l'on ne s'accorde pas sur leur liste29• C'est qu'ici encore cette notion de« référence biblique » est équivoque. Bien souvent il s'agit de lointaines réminiscences formelles, plus rarement de citations précises d'un fragment du texte sacréao. On notera d'ailleurs que celles-ci se rencontrent tout spécialement dans les parties liturgiques, en particulier dans la prière du sacre épiscopalal. Nous retiendrons comme dernier témoignage de cette littérature disciplinaire la Didascalie des Ap&tres 32• L'œuvre est orientale (Syrie) et date probablement du milieu du u:re siècle. L'appel aux textes bibliques y est important: 237 références 33 où l'AT figure avec 101 références 34• 23. Par exemple: Précepte XII, z, 4 et 3, 4, cf. Eph. 6, 13 et Ps. 18, 9· Parabole V, 57, 3; cf. 1 Rois 3, u. 2.4. Exemple dans Précepte XII, 6, 3 = cf. Mat. 10, :z.8. 2 5. Comme celle de « la tristesse», Précepte X, 2, 1, cf. II Cor. 7, 1 o. z6. Edition avec introduction, traduction et notes par B. BoTTE, osB, « Sources chrét. », nO II bis (2• éd. 1968). 27. Dom BoTTE, op. ât., 25. :z.8. En ce sens Dom BoTTE, op. cit. Une opinion différente a été soutenue par Jean MAGNE, Tradition apostolique sur les charismes el diataxei.r des saints Apdtres, Paris, 1975· La question est reprise par A. FAIVRE, « La documentation canonico-liturgique de l'Eglise ancienne, Revue des sciences religieuses, 1980, 279·286 qui ne retient pas l'attribution à Hippolyte. 29. L'édition d'Erik TIDNER (Didascaliae Apostolorum, canonum ecclesiaslicorum, traditioni.r apostolicae versiones latinae, Texte u. Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatui, 75· Bd., 1963) fait état de 10 références à l'AT, 16 aux Evangiles, 12 aux Epitres pauliniennes, 3 aux Actes des Apôtres et 3 à d'autres écrits du NT, soit au total 44 mentions bibliques. L'édition de Dom BoTTE (citée supra) n'en retient que 15 dont 6 pour!'AT et 6 pour les Evangiles. 30. Par exemple chap. 36 etiamsi... , fin; cf. Marc 16, 18. Chap. 28, cf. Mat. 5, 13. Chap. 41, cf. Mat. 25, 6 et 13, etc. 31. Chap. 3 (éd. BOTTE), cf. Ps. 50, 14; 1U, 5-6; Dan. 13, 42; Mat. 18, 18; Jean :z.o, 2.3; Il Cor. 1, 3· Voir aussi dans la prière sur le diacre (chap. 8) 1 Tim. 3, 13, ou celle du chap. 26 (Ex. 3. 4). 32.. Ed. F. X. FUNK, Didasealia el eonslituliones Apostolorum, Paderborn, 1905. La version latine est publiée parE. TIDNER, cité supra, n. 29. 33· Le relevé de Tidner, op. cil., Index, pp. 178-181 (où il faut déduire les références des c:mons ecclés. et de la Tradition apostolique). F. NAu (La Didascalie, Paris, 19a) relevait 272 citations, 162 de l'AT, 109 du NT (dont 71 de Matthieu). 34· Pour le NT: Evangiles, 92; Epitres pauliniennes, 29; Actes des Apôtres, 6; Apocalypse, 1 ; divers, 8.
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A la différence des recueils que l'on vient d'analyser, la Didascalie cite très souvent les termes mêmes de l'Ecriture et indique le livre dont ils sont tirés 85• Certaines de ces citations sont d'une exceptionnelle longueur36. D'autres ne font pas référence à leur source et parfois le texte cité ne reproduit pas celui des Ecritures3 7. Si certains de ces textes ont l'allure de déclarations très générales38, d'autres viennent appuyer des prescriptions disciplinaires 39 et parfois tendent à justifier l'autorité hiérarchique. Ainsi lorsque les paroles du Christ aux soixante-douze disciples « qui vous écoute m'écoute... » (Luc 10, 16) sont appliquées aux évêques (XVIIT, 33-34).
LE
HAUT MoYEN AGE
(vr'-xie
SIÈCLES)
L'apport des conciles et décréta/es C'est au cours du JVil siècle qu'avec le développement d'une législation canonique autonome, il devint nécessaire d'en réunir les dispositions essentielles dans des collections proprement juridiques. Parce que cette législation fut, au JVil siècle, seulement d'origine conciliaire et orientale, les premières collections réunirent les canons de Nicée, Néocésarée, Sardique, etc. Puis, vers la fin du siècle, avec l'essor des conciles africains, l'Afrique eut ses propres collections. A Rome, les décrétales pontificales, dont la portée législative devient importante à partir des dernières décades du Ive siècle, font l'objet de petites collections dès la première moitié du ve siècle40. La première grande collection canonique, qui accueille à la foi canons conciliaires et décrétales pontificales, fut l'œuvre d'un moine scythe vivant à Rome, Denys le Petit. D'où son nom de Dionysiana41• La date exacte de composition reste discutée. Elle se situe dans les premières décennies du VIe siècle. A partir de cette époque et pendant dix siècles, les collections canoniques furent pour l'essentiel des compilations de canons conciliaires 3~· Par exemple XI, 12 (p. 19) dictum est in &a11gelio, suit une citation de Mat. 5, n-12 (= Luc 6, 42-43). 36. Par exemple XIII, 24 à XVI, 21 = Ez. 18, 1 à 32. 37· Par exemple XI, 19-20, introduit par Diût t11im scriptura, où l'on trouve une similitude avec l'Ecclésiastique 34, xo; Job 5, 17; Jacques 1, 12. 38. Par exemple XIX, 10-12 = Mat. 9, 12; XIX, x8-19 et 23-24, cf. Ez. 34, 4; etc. 39· Par exemple, à propos des veuves (XXXIII, 29-34) citation de Marc 12, 43· 40. Pour plus de détails, nous nous permettons de renvoyer à notre étude sur La formation du droit séculier el du droit de l'Eglise aux JVe et V• .tièdes, 2e éd., Paris, 1979, x66-I74· 41. La collection connut deux rédactions (édition de la première par Adolf STREWE, Die Kano111!.rsammlung des Dio11ysius Exiguus, Berlin, 193 I; la seconde rédaction est reproduite PL,
oJ).
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Vit•re la Bible
et de décrétales pontificales, sans apport « personnel » de leur auteur. Dans de telles conditions, des textes bibliques ne pouvaient figurer que dans la mesure où ils étaient cités dans les dispositions législatives recueillies par le compilateur. Or cette place fut assez limitée. Si les canons conciliaires n'ignorent pas la Bible, ils la citent rarement42• Dans les conciles africains des IVilve siècles on n'a relevé que 44 textes des Ecritures43• La place de l'AT y est modeste (Il textes); celle des Evangiles ( 10 textes), inférieure à celle des Epitres pauliniennes (18 textes). Les conciles tenus en Gaule au IVil siècle n'allèguent la Bible que 21 fois, dont 8 fois de façon simplement allusive44 • L'AT n'est cité expressément qu'une fois 46 • Dans la longue série des conciles de la Gaule mérovingienne tenus aux VIe et vne siècles les références bibliques sont rares et parfois très vagues46. Sur vingt-six citations47, treize sont empruntées au NT (dont cinq aux Evangiles et cinq aux Epîtres pauliniennes) et treize à l'AT. Les citations des Ecritures sont d'ailleurs très inégales selon les conciles. Beaucoup d'entre eux n'y font nulle référence48 • Le Concile de Tours de s67 se signale par une abondance de références, qui témoignent de la culture scripturaire de certains de ses membres49• La connaissance de la Bible dans la Gaule mérovingienne est d'ailleurs médiocre. Grégoire de Tours avait composé un Commentaire sur les Psaumes. Lorsqu'il s'émerveille d'un clerc in scripturis ecclesiasticis va/de instructus, qui était capable de citer la succession des générations énumérées par l'Ancien Testament50, il fait plus de cas d'un prodige de mémoire que d'une brillante intelligence. On sait qu'en Gaule, aux vueVIlle siècles, on apprenait les Psaumes par cœur et que la Bible servait de thème à la prédicationlll. 4"'· Par exemple Concile de Néocésarée (p4), c. 15, de Nicée (325), c. 2; (1 Tim. 3, 6-7); 17 (Ps. 14, 5). Le c. 15 de Néocésarée (314-319) allègue l'autorité des Actes des Apôtres. 43· a. l'Index donné par Ch. MUNIER dans son édition des« Conciles africains», Corpus Christ., CXLIX (1974), p. 373· Nous n'avons pu consulter l'étude de C. ANDRESEN, « Die Bibel im konziliaren, kanonistischen u. synodalen Kirchenrecht », Fesl. fiir K. A/and, Berlin, 1980. 44· a. l'Index scripturaire de l'édition de ces conciles dans les« Sources Chrét. », n° 241 (1977), 147· 45· Concile de Valence {374), c. 3 (Sag. 1, 13). 46. Par exemple Conciles de Vaison (529) c. 1 et 2; de Clermont (535) c. net 16, etc. 47· On laisse en dehors de ce décompte les textes du Concile d'Orange de 529 consacré à la grâce et au libre arbitre. Il ne s'agit donc pas d'un concile disciplinaire, mais d'un débat théologique, ce qui explique la fréquence de l'appel aux Ecritures. 48. Par exemple les Conciles d'Orléans de 541 (38 c.) et de H9 (24 c.) ou celui d'Epaone de 517 (40 c). 49· Treize citations, soit, pour ce seul concile, la moitié des citations scripturaires des Conciles mérovingiens. 50. HF 5, 42. p. a. RICHÉ [72], p5-p6; 538.
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Si les conciles gaulois des VIe-vne siècles ne totalisent pas trente citations de la Bible, la série des conciles espagnols52 l'invoque z64 fois 53• Autant que le nombre, c'est la diversité des livres allégués qui frappe. On n'a pas à insister sur cette différence entre les deux familles conciliaires qui atteste, chez l'épiscopat wisigothique, une culture biblique qui dépassait de loin celle de leurs confrères francs 54. On retiendra simplement que les conciles wisigothiques, beaucoup plus que ceux d'Orient, d'Afrique ou de Gaule, étaient susceptibles de véhiculer un important arsenal de textes bibliques. Reste l'autre grande masse recueillie par les collections canoniques, les décrétales pontificales. Déterminer les emprunts faits aux Ecritures par la Chancellerie pontificale, des dernières décennies du 1-vtl siècle à la veille de la réforme grégorienne, serait s'engager dans une étude des lettres des papes, dont on ne saurait dire qu'elle soit largement amorcée. On y relèverait de grandes différences selon les hommes et les temps. La place de Grégoire I, tant par sa correspondance que par ses traités, est ici éminente. Sans entreprendre une enquête, qui dépasserait largement notre propos, on se bornera à signaler l'importance de ce champ d'investigation. Relever les références bibliques qui, par le canal des conciles et des décrétales figurent dans la longue série des collections canoniques compilées du VIe au XIe siècle, serait fastidieux et de peu de profit. fl ne s'agit pas en effet d'un appel à l'autorité biblique de la part des compilateurs. Ceux-ci ont voulu recueillir canons et décrétales et c'est, comme par accident, qu'ils ont du même coup introduit la référence scripturaire. L'étude de la Bible dans le Décret de Gratien fournira l'occasion de mesurer l'ampleur de cet apport, au terme de l'histoire des Collections55• Plus importantes que ces {{ présences non recherchées » sont de véritables appels à la Bible qui, dans des circonstances et en des temps divers, ont été faits par les auteurs de collections, d'abord vers les années 700 en Irlande, puis, à deux reprises, et selon des modalités différentes, par les collections de l'âge carolingien.
~2. D'Elvire (début du IV0 siècle) au XVII• Concile de Tolède (694). B· D'après le relevé de l'édition des ConâliosviJigoticos de José VIVES, donnée par G. MARTINEZ DIEZ, Barcelone-Madrid, I963, 580. L'AT est cité I3I fois, les Evangiles 76 (dont Matthieu 30 fois) et les Epitres pauliniennes 4I fois. 54• RICHÉ (72], HI fait observer que l'étude etla connaissance dela Bible dans l'Espagne du v1° et du début du vn• siècle était« beaucoup plus profonde qu'en Gaule». ~~· Infra, pp. 3~I-3~2.
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Vivre la Bible L'apport irlandais
On sait l'actif foyer de culture que fut l'Irlande aux vne et vme siècles 66• Après la grande épidémie de 664-668, dans les monastères de K.ildare Armagh, Bangor, les études exégétiques et grammaticales connaissent une grande faveur et les moines irlandais l'emportent souvent par leur science sur leurs frères d'Espagne ou d'Italie. Leur rôle, dans la renaissance intellectuelle de l'époque de Charlemagne, n'a pas à être rappelé. Mais on ne doit pas oublier la place que tient dans cette culture l'étude de la Bible. Aussi n'est-il pas surprenant que les collections canoniques composées en Irlande aient accordé aux Livres saints une place de choix. Signalée naguère par Paul Foumier57 , une œuvre anonyme, le Liber ex lege Moysi, emprunte ses prescriptions morales et juridiques au Pentateuque58. La fidélité au modèle biblique va jusqu'à reproduire les textes dans l'ordre où ils figuraient dans les Livres saints. Le recueil rappelle des préceptes moraux et en premier lieu ceux du Décalogue. TI édicte des peines contre leur violation, en particulier en cas d'homicide, de vol, d'inceste, d'adultère. n fixe les principes de la responsabilité pour les dommages causés par les animaux. On y trouve également des dispositions de la législation hébraique relative aux aliments purs ou impurs, au rachat des vœux, aux villes de refuge, mais aussi au devoir de payer la dîme, dont la législation carolingienne fera une obligation juridique. Des quatre manuscrits connus du Liber ex lege Moysi, trois attestent sa diffusion en Bretagne69 et l'un d'eux provient de l'abbaye de Fleurysur-Loire. La collection fut donc connue sur le continent. Beaucoup plus importante que le Liber ex lege Moysi, mais témoignant d'une égale dévotion à la Bible, est la collection connue sous le nom d' Hibernensis 60 • Cette compilation, composée aux environs de 700 en Irlande, connut une large diffusion, attestée par les manuscrits qui nous en sont parvenus. n n'est pas impossible qu'elle ait été utilisée par Réginon, l'abbé de Prüm, pour son De synodalibus causis et par l'évêque de Worms, Burchard, pour son Décret61, 56. Pierre RICHÉ (72.] et [73], pp. 43-44; n-;8. 57· FouRNIER [II7], 2.2.I-2.34; cf. G. LE BRAS,« Les Ecritures dans le Décret de Gratien», ZSS. Kan. Abt., 1938, so-s 1. . 58. FOURNIER [II7], 2.2.2., n. s, relève des empruntsàl'Exode(chap. 2.oà 2.3 et 3I),auLévitlque (chap. 5, 6, II, 12., 17, I9, 2.0, 2.2., 2.4, 2.7), aux Nombres (chap. 2.7 et 35), au Deutéronome (chap. I, 6, 7, I3, 14, I7, 19, 2.3, 2.4, 2.7). 59· FOURNIER (II7), 2.2.3-2.2.4. 6o. Bd. H. WASSERSCHLEBEN, 2. 0 éd., Leipzig, 1885. Sur cette édition (à laquelle nous nous référons ici) cf. FOURNIER (II7], 2.2.4, n. 3· 6r. WASSERSCHLEBEN, op. &it., XXVII-XXIX. L'influence de l'Hibern4n.ti.r sur plusieurs collections canoniques du 1x• au xi• siècle a été soulignée par P. FouRNIER, « De l'influence
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Composée sur les franges de la chrétienté, l' Hibernensis ignore presque complètement les décrétales et les canons conciliaires qui, depuis la Dionysiana, fournissaient l'essentiel des collections canoniques62• Or la collection irlandaise se propose de fournir des règles sur la plupart des aspects de la vie chrétienne, qu'il s'agisse des ordres du clergé (L. I-IX), des moines (L. XXXIX), des lieux consacrés (L. XLIV), des obligations du chrétien Geûne L. XII, aumône L. xm, prière L. XIV, hospitalité L. LVI), des devoirs envers les défunts (L. XV, XVill), des martyrs et des reliques (L. XLIX et LI), de la juridiction (L. XIX, XXI, XXVII, LXVII), du pouvoir civil (L. XXV et XXXVII), du mariage (L. XLVI), des superstitions (L. XXVI, LI), des dommages causés par les animaux (L. Lili), de la nourriture (L. LIV), etc. Dans tous ces domaines c'est surtout à la Bible qu'il est fait appel. Nous avons relevé dans l'Hibernensis 326 textes tirés des Ecritures, dont 217 pour l'AT. Les Evangiles figurent avec 47 textes, 50 viennent des Epîtres pauliniennes. Les Actes des Apôtres en ont donné 2, l'Apocalypse 3· Dans l'AT, le Pentateuque vient en tête avec 91 citations63, suivi par les Livres prophétiques (53 textes) 64 • Sur une quarantaine de textes tirés des Livres sapientiaux, les Psaumes en ont fourni 1 1 et les Proverbes 16. Une trentaine de textes viennent des Livres historiques, surtout de Samuel et des Rois. Le nombre des textes bibliques (AT et NT) dans chacun des 67 Livres de l'Hibernensis varie beaucoup et cela d'autant plus que l'ampleur de ces livres est très inégale. On ne tentera pas ici d'établir des pourcentages, qui seraient de peu d'intérêt. On observera simplement que certains livres ne font aucune place à la Bible66, alors que d'autres l'invoquent largement. Plus que la fréquence des références, c'est leur objet qui mérite attention. Si le livre I, de episcopo n'allègue que quelques phrases de la 1re Epître à Timothée sur les conditions d'accès à l'épiscopat&&, le Livre TI, de preslrytero vel sacerdote invoque de nombreux textes de l'Ancienne et de la Nouvelle Loi. Le livre XXI, qui traite de l'organisation judiciaire et de la procédure (de iudicio), fait plus de vingt fois appel à la Bible et les Livres XXVTI, de sceleribus et vindictis eorum de la collection canonique irlandaise sur la formation des collections canoniques», NRHD, xxm, 1899. 2.7 sq. 62.. Elle cite très exceptionnellement des canons conciliaires : L. II, chap. 2.6 : Concile d'Agde so6, c. 6; L. x, chap. un. q = Concile d'Agde c. IO; ibjJ., D = Nicée c. 17; L. XLVI, chap. 14 =Concile d'Arles de 314, c. IO, etc. 63. 32. pour le Deutéronome, 2.3 pour l'Exode, 14 pour les Nombres, 13 pour le Lévitique, 9 pour la Ge.-:tèse. 64. Fournis surtout par Isaie (17) et Ezéchiel (xs), puis Jérénùe (9) et Daniel (6). Tous les Prophètes n'ont pas été nùs à contribution. 6s. Les Livres 6 à II, 19 et 2.0, 39, 49, sx et s2., S9 et 6o, 63, 6s. 66. Chap. 7 a, b, &: Uniu.r uxrn-ù vir; nemini &ito manu.r impo.rueri.r; non neophy111111.
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(26 chapitres) s'y réfère une trentaine de fois, certains de ses chapitres (n, IZ) étant formés d'une mosaïque de petits fragments scripturaires. Nombreux recours à la Bible également dans le Livre XXIV qui traite de l'obéissance et dans le Livre XXV consacré au pouvoir royal. Si l'on y trouve le redàite Caesari de Matthieu zz, ZI (chap. 9 a) ou les passages de Luc (2, 1 et 5) sur l'obéissance de Joseph à l'édit sur le recensement (chap. 9 d etj), c'est plus souvent à l'AT qu'il est fait référence, qu'il s'agisse des obligations des sujets ou de la modération du prince. Larges citations de la Bible aussi dans les vingt chapitres du Livre XXXI de patribus et filiis. Là encore l'AT reparait 21 fois contre 4 textes des Evangiles et 3 des Epîtres pauliniennes. Fréquence des emprunts bibliques et même prestige de l'AT dans d'autres Livres, tels que les Livres XXXVII de principatu, XXXVIII de doc/oribus ecclesiae, XLTI de ecclesia et mundo, LXVII, sur les devoirs du juge, où l'on trouve un chapitre 4 de severitate vindictae et eius indulgentia composé de 14 petits fragments scripturaires. Mais les 38 chapitres du Livre XLVI, consacrés aux questions matrimoniales, font plus souvent appel à Augustin, Jérôme ou à quelques textes conciliaires qu'aux références scripturaires. Avec l'Epitre aux Ephésiens (5, 2.2.), le chapitre 24 proclame la soumission de la femme à son mari ; la 1re Epître aux Corinthiens (7, 3-5), dans le chapitre 2.2, rappelle l'obligation du debitum coniugale, tandis que deux passages de l'Evangile de saint Matthieu (5, 31-32 et 19, 9) formulent la règle de l'indissolubilité (chap. 8 et 2.7). On ne saurait indiquer les sources auxquelles l'auteur de l'Hibernensis a puisé ses références bibliques. La forme sous laquelle il les présente prend d'évidentes libertés avec le texte sacré. Celles-ci sont sans doute largement le fait de ses sources. De telles variations de formes se retrouvent dans bien d'autres collections qui font appel à la Bible. n n'y a donc pas lieu de s'attarder à un manque de rigueur que l'on retrouve fréquemment chez les canonistes médiévaux. Il faut au contraire souligner le rôle exceptionnel que tient la Bible dans l'Hibernensis. Non seulement elle est très souvent citée, mais elle n'est pas simplement alléguée pour fournir des arguments d'autorité, voire des références lointaines. C'est elle qui apporte la règle, car le texte biblique formule la loi. D'où la fréquence du mot Lex pour introduire un précepte de l'Ancien Testament. Et ceci non seulement lorsqu'il s'agit d'un texte de l'« Ancienne Loi» (Exode, Uvitique, Nombres, Deutéronome), mais aussi pour des textes prophétiques 87 ou historiques68. Quant aux prescriptions de la « Nouvelle Loi », elles sont souvent introduites par Dominus in Evangelio (ou in Evangelio tout court). Ainsi, ne disposant pas des textes conciliaires et pontificaux qui 67. Cf. XXVIII, I (= Jos. zo, 7, 8). 68. Cf. XXXI, 7 (=II Sam. 19, z3); XXXII, 8 (=Josué 18, 10).
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alimentent les collections continentales, l'auteur de l'Hibernensis fait appel aux sources que lui offraient les scriptoria irlandais. A côté des écrits patristiques, largement utilisés, ce sont les textes bibliques qui lui ont fourni l'essentiel du droit. Par d'autres voies et selon d'autres méthodes, ces textes pénètrent un peu plus tard dans les collections canoniques continentales, tantôt utilisés par les « Faussaires de l'atelier isidorien », tantôt portés par la littérature patristique qui, à partir du xxe siècle, pénètre largement dans les collections canoniques. La Bible dans les Recueils pseudo-isidoriens69
L'attention des historiens s'est depuis longtemps portée sur des recueils canoniques composés entre la fin de 846 et la fin de 8 52 70 par des auteurs qui demeurent inconnus, probablement dans la région nord-est de la France (province de Reims). Les compilateurs y ont juxtaposé textes authentiques et documents apocryphes, multipliant les fausses attributions. Ces apocryphes constituent de véritables mosaïques où voisinent fragments de droit séculier (romain et carolingien), textes d'origine ecclésiastique et apports propres des compilateurs. Sans rouvrir ici le délicat dossier des Faux Isidoriens, on retiendra simplement ce que fut l'apport biblique aux deux plus importants d'entre eux, les Faux Capitulaires et les Fausses Décrétales.
Les Faux Capitulaires71 Ds se présentent comme l'œuvre d'un certain Benoît le Lévite. Cette collection entend compléter par trois Livres les quatre Livres de Capitulaires réunis par Anségise72. A ces trois Livres font suite quatre appendices. Le premier, soi-disant complément du Livre rn, ne fait que reproduire le Capitulare monasticum de Louis le Pieux (817). Le second reprend une partie de la relatio adressée en 829 par les évêques au roi pour demander la réforme de l'Eglise. Les deux autres (qui 69. Pour une orientation générale, cf. depuis l'exposé de P. FouRNIER [116], I, Paris, 195 I, 127-2 33; Shafer WILLIAMS, Codices Pseudo-Isidoriani, New York, I 97 I ; H. FuRHMANN, Einflms 111111 Verbreitung tkr Pseudo-Uidorisehen. Fiilsebungen tJOn ihrem A11jtauseh bis in die ne~~ere Zeit (Schriften der MGH, ~ vol., 1972-1974). Sur la place des apocryphes dans le droit canon., G. LE BRAs, « Les apocryphes dans les collections canoniques », La çrili&a tkltuto, Alti tkl J[o Congr. inlern. tklla Soç ital. di st. tkl dirillo I, Firenze, 1971, HI-391. 70. Nous retenons les dates proposées par Paul FouRNIER (op. eil., 183-18~) qui, rejetant la « thése de l'origine rémoise », situait les compilateurs dans la région du Mans (op. ût., 192-201). 71. Edition PERTZ, MGH Leges, t. 2, in-folio (1837). 72. D'où la numérotation de ces trois Livres, V, VI, VII; au total 1 319 chapitres.
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comptent respectivement 12.4 et 170 chapitres) sont l'œuvre de l'atelier isidorien73. Pour composer leur œuvre les faussaires ont utilisé des textes d' origines diverses : collections canoniques, comme l'Hispana ou la Dioi[YsioHadriana, canons conciliaires, lettres pontificales, statuts épiscopaux, œuvres d'écrivains ecclésiastiques, capitulaires francs, lois germaniques, fragments de droit romain. La Bible, qui suscite alors un regain d'intérêt74, a été largement utilisée et seul nous intéresse ici cet apport biblique. Entreprise par Knust76, l'identification de ces sources fut menée d'une façon plus complète par Emil Seckel dans une série d'artides 76, dont les conclusions ont été, pour l'ensemble, confirmées par P. Fournier77. C'est à cette analyse que nous nous référons en la complétant pour la fin des Faux Capitulaires et les Appendices dont Seckel n'a pu donner les sources. Les 1 319 chapitres des trois Livres des Faux Capitulaires ne contiennent pas moins de 1 3 5 citations ou références bibliques. L'Ancien Testament, invoqué 85 fois, tient de loin la première place. Les Epîtres pauliniennes sont citées 2.2. fois, les Evangiles 2.0 fois, les Actes des Apôtres 2. fois, l'Apocalypse I fois. La répartition des textes bibliques est très inégale selon les Livres. Neuf seulement dans le premier (toutes néo-testamentaires), 11 dans le troisième (où l'Evangile l'emporte avec 7 références), mais 12.5 dans le second, où la Bible figure 92. fois. C'est que la grande majorité des chapitres du Livre I reproduisent des textes authentiques, empruntés à la Collection d' Anségise 78, à des Capitulaires carolingiens 79, à la Dio1[Ysio-Hadriana 80, à l'Hispana 81, à des statuts épiscopaux82, à des Pénitentiels83, etc. 73· Cf. P. FOURNIER, op. cil., 168-169. Nous n'insisterons pas sur les textes bibliques que l'on trouve dans ces additionu, car ils figurent dans des textes repris par les compilateurs à d'autres sources. lis ne sont donc pas un apport propre des compilateurs. 74. li n'incombe pas à notre enquête de rechercher les causes et les manifestations de cet intérêt porté à la Bible depuis la fin du VIne siècle. L'œuvre d'Hincmar, archevêque de Reims dans le demi-siècle qui suitla confection des faux Isidoriens (845-882.), en offre un bon exemple. On consultera l'Appendice Hi~~&mar ella Bible donné par J. DEVISSE au t. TII de son Hinçmar [68], 12.37-1350. Hincmar, en plus de 3 ooo citations, allègue près de 2 ooo passages bibliques. 75· Cf. la liste publiée en tête de l'édition des faux Capitulaires citée supra, n. 71. 76. « Studien zu Benedictus Levita», Ne~~~s Arçhiv, t. 26 (1901), 37-72; 29 (1903), 277-331; 31 (1905), 59-139 (sources du L. I); 34 (19o8), 321-381 (sources du L. II, chap. 1 à 162); 35 (1909), 105-191 et435-539 (sources du L. ll, chap. 162 à la fin); 39 (1914), 32.7-431 (sources du L. rn, chap. I-2H); 40 (1915-1916), 19-130 (L. Ill, chap. 2.5 5-374); 41 (1917-1919), 159-263 (L. rn, chap. 374-42.9). La mort a empêché SECKEL de donner les sources de la fin du L. III (chap. 430-478) et des Appendices III et IV. 77· Op. Git., 151. 78. Cbap. 4-5; 39-58; 63-97; 102-109; 208-229; 264-274; 28o-299· 79• Cbap. 6-21; 98-101; 193-207; 2.3o-263; 275-278; 300-305. So. Chap. 22-24; 37-38; 131-135· Sr. Chap. 118-122.; 128-130. 82. Cbap. 35-36; I7D-I73· 83. Cbap. 111-114.
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Trois chapitres seulement mêlent citations authentiques et composition des faussaires. Le chapitre 40 débute par un emprunt à Anségise (I, 1~6) puis se poursuit par une adjonction des faussaires qui citent les Evangiles (Mat. 18, 8 et 10, 40) et la première Epître de Jean(~, 15). Ainsi, dans ce qui est œuvre des faussaires, ce texte témoigne de l'attention qu'ils portaient à la Bible84 • Même observation pour le chapitre ~22., qui débute par un passage du chapitre 19 de la re/atio des évêques à Louis le Pieux (82.9) et se poursuit par une composition des compilateurs, où l'Evangile est invoqué quatre fois 86 et où figure également une citation de la première Epître de Jean (3, 1 5). Différent est l'usage de l'Ecriture au chapitre ~92. où les faussaires se sont inspirés du texte des Actes 2.5, 16, mais en en modifiant la forme et la portée88 • Au Livre III, l'appel à la Bible ne se trouve que dans sept chapitres 87 • C'est que, dans ce Livre également, les textes fabriqués par les faussaires sont relativement rares. La majeure partie de ses 478 chapitres a été reprise, comme dans le Livre 1, à des sources authentiques : Dionysia-Hat/dana (chap. 12.~-140), canons conciliaires (chap. 2.62.-z8o), ou juxtapose des sources diverses : droit romain, capitulaires, collections canoniques, conciles, etc. (chap. 150-2.54; 2.81-374). Mais à lui seul le chapitre ~9o, qui se présente comme un fragment d'un capitulaire de Charlemagne, invoque quatre fois la Bible, citant Zacharie (2., 8), Matthieu (18, 6 et 10, 40) et Luc (10, 16), pour justifier la stricte obligation d'obéir aux clercs, représentants de Dieu sur terre. Beaucoup plus considérable est l'appel à la Bible dans le Livre II. Les 5~ premiers chapitres sont empruntés à la Genèse (un seul emprunt au chapitre 1 = Gen. 9, 6), à l'Exode (chap. 2. à 2.9 qui reproduisent, en suivant l'ordre du texte sacré, des fragments d'Ex. zo, 7 à 2.2., ~o) 88 , 84. Chap. 40: Ut presbyteri n()fl ordinentur priusq1111111 examinentur (= Rubr. Anségise 1, 136). Suit une composition du faussaire : Et ut ante ordinalionem pltniter et studiosissime instruantur.•. ,
•.• quia nimis griZf!iter peccant qui sacerdotu et ministros Christi detrahunt : quoniam tertante Illange/ica tuba : « mûius est unkuique, ut suspendotur mo/a a1inaria co/Jo eiu1 et demergatur in profundum maris quamscandalizet unum de pusillis» (cf. Mat. 18, 6), Chrilti videlicel miniltris. Et alibi« qui vos recipit, me recipit; et qui tJ011pernit, me 1pernit » (= Mat. 10, 40) ••• Similiter et Chrilti Domini no1tri miniltros et Jacerdotes nostro1que magistro1 monemus, ne locum 1ubditis trib114111 detrahandi ; quia « qui detrahit fratrem 1uum, homicilla ell » (1 Jean 3, 15). 85. Luc 10, 16; 17, z.; Mat. 18, 16-17; 18, 6; cf. SEciŒL, op. cil., NA 31 (1905), 108-109. 86. Les Actes rapportent les propos du gouverneur Festus lors de l'inculpation de Paul :
« Les Romains n'ont pas l'habitude de céder un homme avant que, ayant été accusé, il ait eu ses accusateurs en face de lui et qu'on lui ait donné la possibilité de se défendre contre l'inculpation.» Les Faux Capitulaires {1, 392.) transposent : ... Ne ullus sacerdos 1utÜtetur, nili praesentes
sint ip.riu.r accusatore.r, itùmque legitimi. A .rancta Romana et apo.rtolica eccluia olim .rtatulum est et a nobi.r .rynodali .rententia confirmalum, ut nullu.r ex sacerdotali catalogo iudicelur aut dampnetur, ni.ri accu.ratu1 accu.ratore1 /egitimo.r prae.rentes habeat locumque defendendi ad abluenda crimina accipiat. 87- 390, 431, 433. 439.451, 46Z., 475· 88. Série continue d'Ex. u, 14 à 36 puis de z.z., 1 à z.1, soit une importante partie du Code del'Alliance, alors que le Décalogue ne figure que dans deux chapitres (z. = z.o, 7 ct 3 = z.o, 12.).
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au Uvitique (chap. 20 à 37, qui empruntent surtout à la Loi de Sainteté, chap. 18 à 2o), aux Nombres (chap. 38-40) et au Deutéronome (chap. 41 à 53, qui utilisent surtout les chap. 22 à 24). En outre, à plusieurs reprises, des canons fabriqués par les faussaires se réfèrent à l'Evangile89, aux Epîtres pauliniennes90 ou à l'Ancien Testament91 • Il est difficile de déterminer à quelle version des textes bibliques ont eu recours les faussaires. La liberté dont ils font preuve à l'égard des textes rend une telle recherche fort aléatoire. Assez indifférents au respect de la forme 92, il leur arrive d'en modifier le sens93, et l'on peut relever de fausses attributions94•
Les Fausses Décréta/es Diffusées peu après les Faux Capitulaires, et en tout cas avant l'automne 852, les Fausses Décrétales invoquent le patronage d'un mystérieux Isidorus Mercator. Elles émanent du même atelier et furent composées selon les mêmes procédés. Ici encore, l'authentique se mêle aux faux et ces faux sont fabriqués en utilisant au moins pour partie des textes authentiques96• Un relevé des références bibliques dans les Fausses Décrétales a été donné par Hinschius dans son édition de cette collection96• Leur nombre est considérable : 53 z. citations97 alors que les Faux Capitulaires (dont le volume est, il est vrai, moins imposant) n'en comptaient pas 150. Le Nl' (317 citations) l'emporte sur l'Ancien (2.15). A l'ampleur de l'appel s'ajoute la diversité des sources mises en œuvre. Pour l'Al' les cinq Livres du Pentateuque, quatre des Livres historiques98, les 89. Par exemple au chapitre 68, à propos du baptême iuxta praetept11111 Domini (cf. Mat. 28, 19)· 90. Par exemple chapitre 70 : in fine ... quia intomprehensibilia sunt iuditia Dei et profunditatem tonsilii eius nemo potes/ ime.rtigare, cf. Rom. 1 1, 33 ; chap. 97 : ... quoniam raptores 111 ait apostolw, cf. 1 Cor. 6, 10; chap. 99 : detrattio satertlo/11111 ad Chri.tt11111 pertinel, filius vite legatione in ettlesia funguntur, cf. II Cor. 1, 20, etc. 91. Cf. chap. 104, 194, 209, 215, 220, 370, 371, 377, 381. 92. Cf. les exemples cités infra. 93· Cf. par exemple la modification du texte de l'Exode dans faux Cap. II, 4 cité par SECKEL, op. tit., t. 34, 321. 94· Par exemple rn, 433 où le texte de Matthieu 18, 17 est attribué à Paul. 95· Sur la collection, sa composition, ses sources, cf. P. Fou!lNIER [n6], I, 171-183 à corriger et compléter avec H. FuHRMANN (supra, n. 69), 1, 167-194· 96. Detreta/es pseudo isitlorianae (Leipzig, 1863) CXVI-CXXII. Le relevé d'Hinschius ne peut fournir que des ordres de grandeur, car il n'est pas exempt d'erreurs et d'omissions. Les imperfections de l'édition d'Hinschius sont relevées par H. FuHRMANN (lot. dt.) qui rappelle toute la valeur que présente encore l'édition de J. Merlin (1524) reproduite dans la PL, r JO. 97· Ce chiffre serait encore plus élevé si l'on prenait en compte les textes bibliques qui figurent dans plusieurs passages des Fausses Décrétales. 98. Ceux qui sont le plus souvent utilisés par les collections canoniques : Samuel, Rois, Néhémie, Tobie.
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Livres sapientiaux (à l'exception du Cantique des Cantiques), neuf des dix-huit Livres prophétiques99• Les quatre Evangiles sont présents (avec une centaine de textes, dont plus de la moitié empruntés à Matthieu100) ainsi que les Epîtres pauliniennes (à l'exception de l'Ep. à Philémon) et les autres Epitres (sauf la ne Ep. de Jean), les Actes, l'Apocalypse. Au total, 49 titres de la Bible ont fourni des auctoritates. Pas plus que pour les Faux Capitulaires, on ne peut déterminer avec certitude les versions de la Bible utilisées pour les Fausses Décrétales101. La Vulgate, mais aussi la Vetus Latina et d'autres versions non identifiées102. Certaines citations sont d'ailleurs faites par l'intermédiaire d'autres sources. Des études récentes, qui n'ont malheureusement pas pu être conduites à leur terme ont du moins révélé la multiplicité des versions mises en œuvre103. C'est pour fortifier leurs dires que les compilateurs des Fausses Décrétales ont eu recours à la Bible. Plus que des allusions aux événements rapportés par les Livres saints, ce sont de brèves citations textuelles qui émaillent leur développement. n ne s'agit pas de masses compactes empruntées à un auteur sacré et plaquées plus ou moins arbitrairement. Le compilateur allègue successivement des sources différentes où il croit trouver un appui pour les principes qu'il veut faire prévaloir. C'est ainsi que le texte de Matthieu (16, 18) Tu es Petru.r... se retrouve dans plusieurs décrétalesl«N pour justifier l'autorité romaine, l'un des soucis majeurs des Faux Isidoriens. De l'Hibernensis aux Fausses Décrétales on observe donc une profonde mutation dans l'usage de la Bible par les collections canoniques. Alors que la collection irlandaise lui demandait des textes qui, répartis en chapitres, fournissaient les termes mêmes de la norme, les Fausses Décrétales font appel aux citations bibliques pour fortifier l'autorité de leurs instructions disciplinaires.
Bible, littérature patristique et collections canoniques Lettres de direction, traités de théologie ou de morale cheminèrent pendant des siècles sans pénétrer dans les collections des canonistes. 99· Comme le plus souvent dans les collections canoniques, Osée et Jérémie ont une place de choix. xoo. L'Evangile de Matthieu était l'une des bases essentielles de la formation des clercs, de même que les Psaumes, parfois appris par cœur, tenaient une place de choix dans l'éducation. xox. L'irritante question des textes scripturaires utilisés reste posée à tous ceux qui étudient l'usage de la Bible dans les divers genres littéraires du haut Moyen Age. Cf. J. LECLERCQ [9]. 103-III. 102. Sur les textes de la Bible, cf. B. FxscHER [4], 519-6oo. 103. Cf. HrnscHrus (op. eit., CXXXIX sq.) etH. FuHR.MANN (op. eit., I, 178-179) qui fait état des recherches entreprises par M. C. Brakel. 104. Ps. Pie, Ps. Anaclet, Ps. Marcel, Ps. Pélage II.
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Leur propos n'était pas de formuler des prescriptions juridiques. Mais, par leur objet, ils rejoignaient parfois les préoccupations des canonistes. Aussi n'est-il pas étonnant qu'ils aient trouvé accueil dans de nombreuses collections 1011• A partir du vrue siècle, alors que certaines collections, sur le modèle de la Dionysiana, de l'Hispana ou d'autres collections du vue siècle comme la Vetus Gallica106, se contentent de réunir des canons conciliaires et des décrétales pontificales107, d'autres ajoutent à ces sources des textes patristiques. Ici encore l'Hibernensis (v. 7oo) marque un point de départ, par la place qu'elle accorde à la patristique et spécialement à saint Augustin. On retrouve des textes d'auteurs ecclésiastiques (Augustin, Gennade, Isidore de Séville, etc.) dans la collection du manuscrit de Saint-Germain (BN, lat. 12444) qui utilise l'Hibernensis 108 , dans la« Collection en deux Livres », tributaire de la Vetus Gal/ica, qui fut composé v. 825-85o109 puis, à partir du milieu du rxe siècle, dans la plupart des grandes collections canoniques ainsi que dans les Pénitentiels110• On a relevé 479 fragments empruntés aux Pères et aux auteurs ecclésiastiques dans 1'Hibernensis111, où Jérôme vient en tête (168 textes), suivi d'Augustin (94), Isidore (65), Grégoire le Grand(54) et Origène(43). Si la littérature ecclésiastique tient moins de place dans les Fausses Décrétales (172 textes) ou, au début du xe siècle, dans le De synodalibus causis de Reginon de Prüm (une quarantaine de textes), elle pénètre largement dans le Décret de Burchard de Worms, composé entre 1008 et 1012 (247 canons sur un total de 1 785) et vers la même époque, dans la« Collection en cinq Livres » (manuscrit Vat. lat. 1333)m, la Co/lectio XII partium113 et d'autres collections moins importantes 114• Les collections de la « Réforme grégorienne » poursuivent dans 105. Sur cette« réception », cf. Ch. MUNIER, Le.r .rource.r patristiques du droit Je l'Eglise du VIII• au XIII• .tiède, Thèse de doctorat en droit canonique, Faculté de Théologie catholique de Strasbourg, I9H (Mulhouse, 19H)· 106. Edités par H. MoRDEK, Kirchenreehl u. Reform in Franle.reich, Berlin, de Gruyter, 1975. 107. C'est le cas de la Diof!)'.IÎo-Hadriana (774), de la Dacheriana (v. 8oo), de l'Anselmo dedicata (v. 882-896), ainsi que de plusieurs collections issues de la VetuJ Gal/ica :coll. Herooa/liana (PL, 99, 989-2.086), coll. de Bonneval (MoRDEK, Reehtt.rammlung der Handsehrift von Bonneval, Deut. Archiv., 1968), etc. 108. Cf. MoRDEK, Kirchenrecht ... , 144-145. 109. Analysée par P. FouRNIER, RSR, VI (1926), 513-526. 110. Par exemple celui d'Halitgaire de Cambrai (817-831), où les textes patristiques sont nombreux dans la partie consacrée aux prescriptions morales (PL, IOJ). III. Nous renvoyons pour ces relevés à Ch. MUNIER, op. cil., 3o-32. 112. p. FOURNIER, Un groupe tk recueiluanonique.r italiens deJ xe et XJe .trec/es, Mém. Ac. Insc. et Belles-Lettres, t. 40 (I9I5), 164 et s. Le L. V, consacré au mariage, cite abondanunent l'AT et saint Paul. 113. P. FoURNIER, « La collection canonique dite 'Collectio XII Partium' )), Rel'. hist. ecç/,, t. 17, 3 I-62; 229-259. 114. Comme la petite collectio canonum d'Abbon de Fleury (v. 996) publiée dans la PL, I J9, 473-508,
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cette voie. Vers les années 1o8o, la première recension de la collection en 12. Livres d'Anselme de Lucques et la Collectio canonum du cardinal Deusdedit contiennent respectivement environ 180 et 2.10 fragments d'auteurs ecclésiastiques. Dans l'une comme dans l'autre, Augustin vient en tête ( 1 1 5 et 52. textes). Grégoire le Grand a donné 44 textes à Deusdedit. Mais c'est, avant le Décret de Gratien, celui d'Yves de Chartres qui, vers 1093-1094, accueille le plus largement la littérature ecclésiastique : 7 55 des 3 76o chapitres lui sont empruntés. Augustin à lui seul fournit 456 textes, suivi par Jérôme qui n'en donne que 76. D'autres recueils canoniques de moindre ampleur ou de moindre diffusion accordent aussi une place aux auteurs ecclésiastiques. On les retrouve dans des collections de la fin du XIe siècle qui bénéficient des florilèges patristiques mis en circulation à cette époque. Tels le Liber canonum et decretorum sanctorum Patrum, connu par un manuscrit florentin, où Augustin, Ambroise, Jérôme, Grégoire le Grand sont largement représentés 115, le Liber de vila Christiana de Bonizo de Sutri116 ou la Britannica, dont les deux séries de Varia apportent, au milieu de textes d'origine pontificale, une riche moisson patristique117• Tous ces auteurs ecclésiastiques et spécialement les Pères, invoquaient l'Ecriture118• Jérôme119, Augustin, Grégoire le Grand, qui écrivit des Commentaires sur le Premier Livre des Rois, des Moralia sur Job 120, des Homélies sur Ezéchiel et sur les Evangiles, la citent avec insistance121• Par les emprunts des collections canoniques à cette littérature, de nombreux passages de la Bible pénètrent dans ces recueils. On ne saurait ici en faire un relevé qui serait fastidieux. li suffira d'envisager cette source d'emprunts bibliques à propos du Décret de Gratien, car. la majorité de ses canons figuraient déjà dans les grandes collections du xre siècle et tout spécialement dans les Décrets de Burchard et d'Yves.
II5. FouRNIER-LE BRAS [II6], 151-1H. II6. Bd. PERl!LS, Berlin, 1930. 117. FouRNIER-LE BRAs [116], 161-162. 118. Un relevé est en cours dans la Bib/ia patrùtifa, Index des citations et allusions bibliques dans la littérature patristique, 2 vol. parus (1975-1977, Paris, Bd. du CNRs). Le tome ll traite du m• siècle (Origène excepté). 119. Y. M. DuvAL, Le Lillf'e Je jonas dans la /illéralure chrétienne grecque et latine. Sources el influente du Commentaire sur Jonas Je saint jértJme, Paris, Biblioth. augustinienne, 1973, 2 vol. 120. Edition avec trad. et corn. dans la collection« Sources chrétiennes», n°8 32, 212,221. 121. R. MANSELLI [4], 67-101. Sur saint Grégoire, cf. le volume que lui a consacré C. DAGENS (Paris, 1977).
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LE DÉCRET DE GRATIEN
Le Décret
La collection, qui depuis le Moyen Age est connue sous le nom de Decretum Gratiani, marque une étape essentielle dans l'histoire des sources du droit canoniquel22• Bénéficiant de l'apport considérable des textes rassemblés au cours des siècles dans les collections antérieures (le Décret d'Yves de Chartres lui a fourni presque le tiers de ses canons), le Décret de Gratien est un point d'arrivéel23• Pour rendre sa collection maniable, le compilateur opéra un choix dans la masse de textes qui lui était offerte. ll en retint assez pour que son recueil envisageât tous les aspects de la discipline ecclésiastique, pas trop pour que les utilisateurs ne soient pas noyés sous l'information. Mais le Décret n'est pas seulement une mine d'auctoritates. Se qualifiant lui-même de Concordia discordantium canonum, il s'efforce de mettre de l'ordre dans une masse de textes d'origine, d'époque, de finalité très diverses et qui, par conséquent, étaient loin d'offrir toujours des solutions concordantes. Pour ce faire, il répartit ses textes en mettant ensemble ceux qui développent la même doctrine. Et surtout il les accompagne d'exposés plus ou moins longs, qualifiés de dicta Gratiani, qui les commentent, les interprètent, cherchent à les concilier. Ainsi le Décret est à la fois un recueil de textes ( auctoritates) et l'ébauche d'une œuvre doctrinale (dicta). A côté des canons, repris aux collections antérieures, il exprime des opinions personnelles. La Bible figure dans les uns et les autres. Mais, alors que par les canons elle ne s'insère au Décret que de façon indirecte, sans que le compilateur ait eu pour souci majeur de la citer, dans les dicta, elle apparaît comme un apport voulu de Gratien. Nous aurons à tenir compte de cette différence essentielle. Bien des incertitudes subsistent sur l'auteur, la date, les conditions d'élaboration du Décret. On n'a pas ici à les rappeler. Avec l'opinion la plus répandue nous admettrons qu'il fut composé vers 1140124, 122. On ne peut rappeler ici une littérature récente très abondante. Une collection, les
Studia Gratiana, publiée d'abord par l'Université de Bologne (t. 1 à XIV, 1953-1967) puis à Rome (Libreria Ateneo Sale.siano, depuis 197 2, t. XV) a consacté plusieurs volumes à des études
sur les problèmes du Décret. On consultera J. RAMBAUD (121], 49-129. 123. Il est aussi le premier élément du futur Corpu.s ]uri.t çanoniri, qui se constitue peu à peu du xn• au XIV" siècle, et le livre sur lequel va se développer une doctrine canonique autonome. Mais il ne nous intéresse ici que comme la dernière des collections canoniques médiévales occidentales, non comme le point de départ de la science canonique. 124. A. VETULANI dans plusieurs articles a voulu démontrer qu'il remontait aux premières décennies du xu• siècle, opinion qui est restée isolée, cf. R. METz, « A propos des travaux ~e M. Adam Vetulani », Rel'. dr. ran., VII, 1957; G. FRANsEN, « La date du Décret de Gratien», RHE, LI (1956), 521-531 et LII (1957), 868-870.
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probablement à Bologne. Son auteur, Gratien, reste mystérieux et les raisons ne manquent pas de croire à un travail d'équipe, sans doute dirigé par un maitre d'œuvre. Il est d'autre part certain -les manuscrits les plus anciens l'attestent -que des compléments y furent apportés au moins jusque vers le dernier tiers du xne siècle. Certaines de ces adjonctions sont appelées Paleae. Elles font partie du Décret dans sa forme définitive et par conséquent nous les retiendrons dans notre enquête. Mais il n'est pas certain que la Ilia pars du Décret, le De consecratione appartienne à la forme première de la ConcordiaU6 et le De penitencia, inséré assez maladroitement dans le traité du mariage (Cause XXIII, qu. 3), a très vraisemblablement connu des apports successifs126. Dans sa forme actuelle, le Décret comprend dans une première partie xox Distinctiones, dans la seconde partie 36 Causae, subdivisées elles-mêmes en Qnaestiones et, dans la troisième partie, le De consecratione, 5 DistinctionesU7 ; au total quelque 3 700 canons.
Autorité des Ecritures Non seulement, on le verra plus loin, le Décret de Gratien fait souvent appel à la Bible128, mais, plus explicitement que ses prédécesseurs, il en précise l'autorité. L'Ecriture exprime la parole même de Dieu129• Non seulement dans les textes du Pentateuque, lorsque Dieu dicte sa loi ou exprime sa volonté, ou lorsque le Christ parle dans les Evangiles; mais aussi quand les Prophètes disent le message divin. D'où des formules qui, bien souvent, introduisent le texte scripturaire, du type Dominus ait130, Dominus ait in Evangelio131, per Prophetam dixit132, etc. Cette volonté divine est enseignement, mais enseignement fondé sur la puissance qui fait du Christ le Maitre de la loil33• Quant aux Epitres pauliniennes, auxquelles Gratien se réfère deux fois plus souvent qu'aux Evangiles 134, elles formulent des conseils
12.5. Sur le De conseçratione, J. RAMBAUD [12.1], VII, 90-99· u6. Cf. J. RAMBAUD [121], 82-90. 127. Edition FRŒDBERG, Corpus Iuri.r canonid, t. I, Leipzig, 1879, reprod. Akadenùsche Druck u. Verlagsanstalt, Graz, 1955· 128. L'étude de G. LB BRAs [uo], 47-80, reste fondamentale. 129. Gratien ne fait sur ce point que reprendre une doctrine traditionnelle, cf. GRÉGOIRE LB GRAND, Hom. in Ezech., 1 (PL, 76, 891) : Deus per totam saçram Sçripturam nobis loquitur. 130. Par exemple D. 2. Jict. post c. 39, § 3; D. 4, dict. post c. 7· 131. Par exemple D. 4. dict. post c. 9 et post c. II. 1 32· D. 4, dict. post c. 19; ou Propheta••• ait (D. 4, dict. post c. 11). 133. C. 2.5, qu. 1, dict.postc. 16: Gral. ]esusàocen.r,tanquam potestatem habens, id e.rttanquam dominu.r legi.r. On notera l'insistance sur cet aspect autoritaire et juridique. 134· Cf. infra, PP· 3JI-3S2.·
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qui complètent les préceptes de l'Evangile. Apostolus quidam consulendo aJdidit, que evangelicis preceptis non inveniebantur dijjinital 35• Ainsi, malgré la diversité de ses manifestations, c'est toujours la volonté divine qu'exprime l'Ecriture. Mais ses destinataires et donc sa portée s'étendent avec la Nouvelle Loi. Tandis que l'Ancien Testament ne s'adressait qu'au peuple élu, la Loi Nouvelle a vocation universelle136• A cette justification historico-théologique de l'autorité scripturaire, Gratien en ajoute une autre, empruntée aux philosophes et aux juristes. La Loi (ancienne) et l'Evangile sont l'expression du droit naturel, lui-même fondement de tout l'ordre juridique. Le Décret l'affirme dès son dictum initial : le droit naturel est quod in lege et Evangelio continetur137• Gratien en précise aussitôt le précepte majeur:« D ordonne de faire à autrui ce que l'on voudrait que l'on vous fasse et interdit de faire aux autres ce que l'on ne voudrait pas que l'on vous fasse.» Et de citer à l'appui de son dire: Unde Christus in Evangelio (Mat. 7, 12) : « Omnia quaecunque vultis ut Jaciant vobis homines, et vos eadem facite illis. » Haec est enim lex et prophetae. Un autre dictum (D. 9 dict. post, c. 1I) revient sur cette identification du droit naturel à la volonté de Dieu. Affirmant que la canonica scriptura ne contient rien d'autre que ce que voulaient les « lois divines », il en conclut, par un syllogisme, que tout ce qui serait contraire« à la volonté divine ou à l'écriture canonique» serait contraire au droit naturel. Celui-ci, qui se confond avec la volonté de Dieu et l'Ecriture, a la primauté. D l'emporte sur toute autre source. D'où cette conclusion, qui fixe la hiérarchie des sources en plaçant l'Ecriture au sommet : toute disposition ecclésiastique ou séculière qui irait contre le droit naturel doit être rejetée. Si elle est formulée ici avec une particulière netteté et d'une façon tout à fait générale, l'idée n'était pas neuve. C'était déjà la pensée d'Augustin dans un passage du De baptismo contra Donatistas (II, 4), qu'avait recueilli le Décret d'Yves de Chartres (IV, 227) et que reproduit Gratien (D. 9, c. 8) « Qui ne sait que la sainte Ecriture canonique, aussi bien celle de l'Ancien que celle du Nouveau Testament, ... l'emporte sur tous les documents épiscopaux postérieurs ? » Gratien138 faisait de l'Ancien et du Nouveau Testament le fondement même du droit. Toutefois un autre dictum (D. 6, post., c. 3) revient sur l'assimilation 135. C. 35, qu. 1, dict. post c. 1, § 2.. 136. C. 32, qu. 4, di&t. pott c. 2. :Quia vero per incarnalionem ChriJJi gralia fidei ubique dilata/a ut, nec iam di&itur« Die domui Iudae el domui Israël» ted « EunteJ do&ete omne.r genfet» (Mat. 28, 10) et « In omni gente qukumque limet Deum•.. » (Actes 1 o, 35). 137. M. VILLEY, « Sources et portée du droit naturel chez Gratien», Rev. dr. tan., IV (1954), 5o-65; «Le droit naturel chez Gratien», St. Gratiana, ill (1955), 85-99· 138. J. GAUDEMET, «La doctrine des sources du droit dans le Décret de Gratien», R111. dr. canonique, 1 (1950), 5-31 reproduit dans« La Formation du droit canonique médiéval», Variorum Reprints, London, 1980.
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entre la Bible et la loi naturelle, peut-être formulée en termes trop généraux. Après avoir rappelé son principe : in lege et evangelio naturale ius continetur, le dictum précise aussitôt : Non tamen quecumque in lege et evangelio inveniuntur, naturali iuri coherere probantur. Ce qui conduit à distinguer dans la Loi les moralia et les mystica. Les premiers, tels que la défense de tuer, appartiennent au droit naturel et sont donc insusceptibles de toute modification. Les seconds, tels que les préceptes sacrificiels, sont intangibles dans la mesure où l'on envisage leur esprit (moralis intelligentia}, mais non s'il s'agit seulement de leur aspect formel (superficies}, qui n'a rien à voir avec le droit naturel. Distinction qui, sans mettre en cause l'autorité des Ecritures, tenues pour l'expression de la loi naturelle, permet cependant d'expliquer que tout dans la Bible, et surtout dans l'AT, ne s'impose pas de façon absolue. Le dictum s'achève en mettant, à côté de ce droit naturel, inscrit dès l'origine dans la raison humaine, le droit coutumier, qui apparaît avec l'instauration d'une vie sociale, celle inaugurée par Cain189 et qui disparut avec le Déluge140, puis celle qu'imposa Nemrod,« le vaillant chasseur »141• Ce dictum fournit un bon exemple des deux modes d'utilisation de la Bible que l'on retrouve tout au long du Décret. Tantôt Gratien cite les termes mêmes du texte sacré (ici, le qualificatif de Nemrod robustus venator coram Domino), tantôt il se réfère à un passage biblique pour justifier ses dires. Ici, Cain civitatem aedificasse legitur renvoie à Gen. 4, 17 : « Cain ... devint un constructeur de villes>> et, lorsqu'il fait de Nemrod« le premier qui opprima les hommes et les soumit à son pouvoir », Gratien s'inspire de Gen. Io, 8 qui présentait Nemrod comme« le premier potentat de la terre ». Ainsi que l'a montré M. Villey142, c'est aux théologiens français, Anselme de Laon et plus encore Hugues de Saint-Victor, que Gratien emprunte l'identification de l'Ancien et du Nouveau Testament à la loi naturelle143 aussi bien que la prééminence du précepte « Tu ne feras pas à autrui... l« »,la distinction entre moralia et mystica1" ou l'immutabilité du droit nature1148. I39· Gen. 4, I7. I40· Ibid., 7. 2.I-2.3· I4I· Ibid., IO, 9· I42.. Op. eit., RDC, IV (I954), 57-6o. I43· Cf. ibid., 58, n. 2.9, les références à Anselme, Abélard, Hugues de Saint-Victor, Guillaume de Champeaux. I44. ANSELME DE LAON, Sententiae (Ed. BLIEMETZRIEDER, Beitriige zur Geschichte des Mittelalters, I 8), p. 78 : Lex naturalis haee est qutJd libi non vis fieri, a/iis ne je&eris; HuGUES DE SAINT-VICTOR, De Sacramenli.r (PL, I76, 347) : de prohibentis unum praeçeptum in corde hominis .rcripsit, quod tibi non vis fieri aliis non feeeri.r (Tob. I4). De prauipiendi.r similiter unum : quaeeumque vu/fis ut vohis faeiant homines, vos .rimiliter faeite illis (Mat. 7, 12.). I45· M. VILLEY, op. eit., 6o, n. 36. I46. HUGUES DE SAINT-VICTOR, op. cil. (PL, I76, 352.) : Immobi/ia ergo /ex natura/i.r habuit
duobu.r praeeeptis eomprehensa.
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Ces distinctions étaient nécessaires lorsqu'on faisait de l'Ancienne Loi comme de la Nouvelle le fondement de l'ordre juridique. Des règles que formulait la première, des exemples qu'elle donnait, tout n'était pas à retenir. A plusieurs reprises Gratien le rappelle. Après avoir cité une série de faits de l'histoire d'Israël qui auraient pu sembler justifier des attitudes contraires à la discipline ecclésiastique, un dictum (C. z, qu. 7, dict. post, c. 41, § 8) rétorque: Miracula (et maxime veteris testamenti) sunt admirantla, non in exemplum nostrae actionis trahanda. Mn/ta enim tune concedebantur, que nunc penitus prohibentur147• Un autre dictum 148 , à propos de la possibilité donnée par l'Ancienne Loi de confier à des femmes le jugement du peuple, déclare : in veteri lege mu/ta permittebantur, que hodie perfectione gratiae abolita sunt. Et l'on retrouve une formule analogue à propos de respect de la vérité : sed in veteri testamento mu/ta permittebantur, quorum exemplis hodie uti non licef149 • Mais c'est en matière de discipline matrimoniale que les dicta soulignent le plus nettement les ruptures entre l'ancienne et la nouvelle Loi, qu'il s'agisse de l'interdiction du divorce, autorisé par la loi hébraïque160, du renvoi de l'épouse stérile et de relations avec une esclave pour obtenir une descendance151 ou des mariages consanguins162• Une autre distinction permet aussi à Gratien de contrôler l'autorité biblique, celle que les théologiens mettent entre précepte et conseil (exhortatio)163 • Tout dans la Bible ne s'impose pas de rigore. A côté des contraintes de la discipline, une place est laissée aux incitations à plus de perfection. Echappant à l'ordre ou à la défense, des dispositions relèvent de l'indulgence ou de la tolérance. Ainsi, tout en affirmant fortement l'autorité primordiale des Ecritures, Gratien, armé des méthodes d'interprétation que les théologiens n'avaient cessé d'affiner depuis les dernières années du xie siècle164, 147· Même affirmation à propos d'autres faits, dans le sommaire duc. 14, C. 23, qu. 8. 148. C. 15, qu. 3, dict. initial,§ 2. Le texte fait allusion à Juges 4, 4; « Debora... jugeait Israël. » 149· C. 22, qu. 2, dict. post, c. 18. On retrouve la même idée C. 26, qu. 2, dict. post c. 1 où reparaissent des formules d'autres dicta :mu/ta permittebaniHr ... , tempore perfectioni.r di.rciplinae ... ,
penitu.r interdicitur. 150. C. p, qu. 1, dict.po.rt c. 7, à propos du mariage de David avec Bethsabée, après leurs rdations adultères et le meurtre d'Urie ; Sed in veteri te.rtamento mu/ta permittebantur propter infirmatatem, que in evangelii perfectione elimina/a .runt ; .rieul permittebatur quibu.rlibet dare libellum repudii, neper odium funderetur .ranguini.r innoxiu.r. Quod po.rtea Dominu.r in e11angelio prohibuit dicen.r uxorem a viro non e.r.re dimittendam, ni.ri causa fornicationi.r. 151. C. 32, qu. 4, dict.po.rt c. 2. 152. C. 35. qu. 1, di&t. initial,§ 2 et di&t. post c. 1, § 2. 15 3· Di.rtinctio 4. dictum post c. 6 : Decretum vero nece.r.ritatem facit, exhortatio autem liberam voluntatem excitai, cf. la mise en œuvre de cette distinction à propos de Mat. 5, 40, C. 14, qu. I, di&t. post 1, § 2 ; 11/ud vero ,,ange/ii« .ri qui.r ab.rtulerit tibi Junicam » non precipienti.r est, .red exhortanti.r. Voir aussi C. 2, qu. 7, dict. post c. 39, § 3 à propos d'un exemplum fourni par le Christ qui accepta de discuter avec les Juifs (cf. Jean 8, 46). 154. Après le célèbre prologue d'YVEs DE CHARTRES (pour son Décret ou pour la Panormie ?) (PL, r6r, 47 et s.) et le De excommunicati.r vitandi.r de BERNOLD DE CoNSTANCE (MGH,
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peut sans crainte faire appel à l'AT, dont il sait, lorsqu'ille faut, écarter préceptes et exempta.
Importance de l'apport scripturaire La recherche des références bibliques du Décret de Gratien nous en a révélé 176 dans la la Pars (1o1 Distinctiones) et 733 dans la lia Pars, mis à part le De Penitencia pour les raisons indiquées plus haut155• Soit un total de 909 références dans lesquelles l'AT figure pour 399 textes 166• A quoi il faut ajouter les références qui figurent dans les deux ensembles de bonne heure intégrés au Décret : le De penitencia qui, malgré sa relative brièveté157, n'en compte pas moins de 327 (AT, 153; NT, 174), et le De consecratione, un peu plus développé 158, qui n'en contient que 123 (AT, 29; NT, 94). La répartition de ces références dans les Distinctiones et les Camae n'est évidemment pas égale. Sur les 101 Distinctiones, 45 seulement contiennent des références bibliques et, parmi elles, certaines n'ont qu'une mention, d'autres en ont 9 (D. 8), 11 (D. 49), 14 (D. 43), etc. Dans la lia Pars seules deux Camae (4 et 18) n'allèguent pas la Bible. Pour les autres la fréquence des mentions scripturaires est très variable : une seule dans la C. 10, deux dans les C. 9, 17, 20, mais 64 dans laC. 24 (hérésie et excommunication), 67 dans la C. 1 qui traite de la simonie, 145 dans laC. 23. Ces différences s'expliquent pour partie par l'inégale ampleur des diverses Causae. Mais elles tiennent plus encore à la matière traitée et à la nature des sources mises en œuvre. Ce que l'on a dit plus haut de la place de la Bible chez les auteurs ecclésiastiques laisse prévoir que là où ils sont largement mis à contribution, le nombre des références bibliques a de grandes chances de s'amplifier. Les chiffres indiqués ci-dessus ne donnent qu'une vue superficielle Libelli de Lite, II, IU et s.), ALGER DE LIÈGE, dans son Liber de mi.rericurdia etjustitia, v. II05 (PL, I8o, sn-968; cf. G. LE BRAs, ((Le liber 'de misericordia et justicia' », Nollll. Rev. hist. de droit, I921, So-I I8 et« Alger de Liège et Gratien», Rev. sc. philos. et théo/., I931, 5-:z.6) et ABÉLARD dans le Sic et Non, v. Iuo (PL, IJ8, IH9 et s.) posent des règles d'interprétation et de conciliation des textes, dont Gratien sera largement tributaire. 155· Sur la place des Ecritures dans le De Penitencia et le De Consecralione, cf. infra, p. 358. I56. G. LE BRAs [uo], écrivait:« Environ 2.30 textes de l'AT et autant du NT sont par lui allégués. » Les chiffres que nous proposons seraient susceptibles de légères corrections, non seulement parce qu'un tel relevé, en l'absence d'indices ne saurait être exempt d'erreurs, mais surtout parce que l'on peut hésiter à y faire figurer des références, des allusions, voire une expression qui témoigne d'une certaine connaissance de la Bible, mais non pas toujours d'une volonté très claire d'invoquer son témoignage. C'est ainsi que nous n'avons pas retenu dans nos décomptes les allusions à l'histoire des Juifs qui figurent dans les § I, :z., 3 du dictum post c. :z., D. :z.6. IH· 87 colonnes dans l'Edition Friedberg sur les 1 42.4 que compte le Décret. 158. I31 colonnes.
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de la place occupée par la Bible au Décret. La part des différentes composantes de l'AT et du NT est en effet inégale. Dans les Distinctiones de la Ia Pars ce sont, pour l'AT les Livres sapientiaux qui sont le plus souvent cités (une trentaine de fois) et parmi eux les Psaumes se placent largement en tête (18 références). Puis viennent les Prophètes (26 références) où seuls sont présents Isaïe (6 références), Jérémie (2 références), Ezéchiel (8 références), Daniel, Osée, Michée, Sophonie (chacun avec une seule référence) et Malachie (6 références). Le Pentateuque est cité 19 fois, les Livres historiques 6 fois seulement. Les Epîtres pauliniennes représentent à elles seules plus de la moitié des textes néo-testamentaires, les Evangiles n'en constituent qu'un quart. Au contraire dans les Causae, Evangiles et Epîtres pauliniennes sont à peu près à égalité (178 et 188); les Actes des Apôtres sont invoqués 2 3 fois. La diversité des matières envisagées dans les Distinctiones et dans les Causae explique, au moins pour partie, ces nuances dans l'appel aux différentes sources scripturaires. Non moins importante est la distinction entre les mentions de l'Ecriture dans les canons et celles qui figurent dans les dicta. Les premières sont« entraînées» par le texte qui les cite qu'a recueilli Gratien. Les secondes lui sont directement imputables 169• Malheureusement, la distinction entre ces deux groupes est parfois malaisée. Si dans l'édition de Friedberg une différenciation typographique sépare nettement canons et dicta, il n'en allait évidemment pas de même dans les manuscrits. Certains textes, présentés aujourd'hui comme canons, ont pu primitivement faire partie de dicta. Cependant, tout en ayant présent à l'esprit cette cause possible d'erreur statistique, nous retiendrons pour dicta les passages que l'édition de Friedberg présente comme tels 160• Dans la Ia Pars, sur les 176 références bibliques, 37 figurent dans des dicta, dont 12 dans le dictum qui introduit une Distinctio161• Dans la IIa Pars on ne relève pas moins de 282 citations scripturaires dans les dicta (AT, ll6; NT, 166) sur un total de 710, soit plus du tiers. Au De penitencia, qui, on l'a vu, fait un large appel à la Bible, 119 citations figurent dans les dicta, soit le tiers du nombre total de citations scripturairesl&2.
IS9· Nous schématisons ici, car la détennination de l'auteur ou des auteurs des dicta reste délicate : l'inconnu, qui demeure mystérieux sous le nom de Gratien, ou, à côté de lui, également d'autres mains ? 160. Les« erreurs» que peut entrainer une telle méthode ne sont pas assez nombreuses pour fausser gravement les résultats auxquels nous sommes parvenus. 161. D. 1, s, 7, 8, 20, 21, 24, 40, 42. soit 9 di.ttincliones. On trouve en effet deux références bibliques dans les dicta initiaux du D. s. 2.1 et 40. 162. Le De consecratione ne comporte pas de dicta.
Les collections canoniques
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Origine des canons à référence biblique Avant d'envisager l'utilisation de la Bible par les dicta, il faut préciser d'où viennent les canons qui citent les Ecritures. Cette recherche des sources se situe à deux niveaux. En effet, lorsque l'on parle des « sources » utilisées par Gratien, on peut entendre par là le texte qu'il reproduit (canon conciliaire, lettres de pape, fragment patristique, etc.) ou bien la collection canonique à laquelle il a emprunté ce texte. En effet, à part de rarissimes exceptions, les canons du Décret ont été pris, non dans les œuvres mêmes de leurs auteurs, mais dans des collections canoniques des XIe-XIIe siècles ou dans des florilèges, en particulier des florilèges patristiques. Le Décret d'Yves de Chartres et dans une moindre mesure celui de Burchard de Worms, vieux déjà d'un siècle et demi, ont été pour Gratien une mine, où il ne s'est pas fait faute de puiser. A travers eux (qui avaient déjà beaucoup emprunté à leurs devanciers) ce sont toutes les grandes collections du haut Moyen Age, telles que l'Hispana, la Dionysio-Hadriana, les Faux Capitulaires et les Fausses Décrétales, mais aussi, bien que plus modestement, des collections moins prestigieuses (en particulier celles de l'époque grégorienne) qui ont alimenté le Décret de Gratientes. 1. Si l'on se place au premier point de vue, celui des textes recueillis par Gratien qui contenaient des fragments bibliques, c'est le dossier patristique qui a fourni le plus de références 164• Trois des Pères de l'Eglise latine viennent au premier rang165• Saint Augustin a donné, au Décret, 7~ citations bibliques (13 dans les Distinctiones, 6z dans les Causae), 36 (u et 24) viennent de Grégoire le Grand166, 31 de Jérômel&7. Mais des références scripturaires ont aussi été apportées par des lettres 163. Cf. les concordances données pax FRIEDBERG dans les Prolegomena à son édition du Décret : chap. 4 : quibus tanonum tolletlionibus Gratianu.r u.rus .rit (col. XLII-LXXIV), dont il faut retrancher les Sentençe.r du LoMBARD, qui sont postérieures au Décret. 164. Ch. MUN1ER («A propos des textes patristiques du Décret de Gratien», Proceedings of the Tbird intern. Congress of medietJal canon Law, 1968, Città del Vaticano, 1971, 43-50) estime à environ 1 200 les canons tirés de la patristique (sur 3 700). 165. Des citations bibliques ont aussi été apportées au Décret dans des textes de saint Cyprien (pax exemple D. 8, 8 et 8; D. 93, c. 25; C. 1, q. 1, c. 70, § 2; C. 7, q. 1, c. 9; C. 21, q. 3, c. 4; C. 24, q. 1, c. 18 et 19; C. 24, q. 1, c. 31), de saint Ambroise (par exemple C. 1, q. 1, c. 19 et 83; C. 5, q. 5, c. 3; C. 6, q. 1, c. 1o; C. II, q. 3, c. 68; C. 13, q. 2, c. 24; C. 14, q. 3, C. 3; C. 15, q. 1, C. 10; C. 23, q. 3, C. 7; C. 23, q. 5, C. 25; C. 23, q. 8, C. 21; C. 24, q. 1, C. 7; C. 24, q. 1, c. 26; C. 33, q. 1, c. 2), de Julien Pomère (C. 1, q. 2, c. 7), d'Isidore de Séville (paxexempleD. 21, c. 1;D. 5o,c. 28; C. 32, q. 7, c. 15; C. 33, q. 1, c. 18) ou de Bède (C. 1, q. 3, c. II; C. 3, q. 7, C. 6; C. II, q. 3, C. 83, C. 24, q. 1, C. 24). 166. Dans le long fragment cité D. 43, c. 1, on ne relève pas moins de 12 citations bibliques. 167. Nous écartons les fausses attributions à Jérôme (pax exemple D. 45. c. 17; C. 8, q. 1, c. 15, 16, 18; C. II, q. 3, c. 21, 2.2, 23; C. 24, q. I, C. 20; C. 27, q. I, C. 13 et 37; C. 27, q, 2, c. 41) ou à Grégoire le Grand (par exemple D. 4, c. 6; D. 5, c. 2; D. 17, c. 4; D. 81, c. 23; C. II, q. 3, C. 66; C. 2.3, q. 1, C. 1). P. RJCHÉ, G. LOBRICHON
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pontificales d'Innocent 1168, Léon le Grand169, Anastase17o, Gélaseln, Nicolas 1172, Urbain II173 ou, mais beaucoup plus rarement, par des canons conciliaires (Nicée 32~ 174 et 787171i, Tolède 633 176 et 675 177 ou Tribut 89~ 178) et cette énumération ne prétend pas être exhaustive. z. n serait sans grand intérêt pour notre enquête de rechercher les collections canoniques auxquelles Gratien a emprunté les textes contenant des citations scripturaires. Une telle enquête, qui se révélerait souvent aléatoire ou même vaine, relève d'une histoire de la compilation canonique, qui dépasse de beaucoup notre propos. n nous suffit de savoir, et les preuves en sont innombrables, que les textes avec références scripturaires que l'on trouve au Décret figuraient déjà dans de nombreuses collections antérieures 179. On a vu, en effet, que les collections antérieures à Gratien à partir du moment où elles ont fait appel à la patristique, avaient déjà de nombreuses références bibliques 180• n faut cependant souligner l'importance de l'apport pseudo-isidorien au dossier biblique du Décret. Vingt-six au moins des Fausses Décrétales qui se retrouvent au Décret contiennent des références bibliques 181 ; deux autres viennent des Faux Capitulaires182• On retrouve donc, au terme de l'Histoire des collections canoniques médiévales, l'importance des Faux Isidoriens pour l'introduction des Ecritures dans le droit canonique.
r68. Par exemple D. z6, c. 3; D. 31, c. 4; D. 8z, c. z; C. 1, q. 1, c. 73, § 1. 169. Par exemple D. 19, c. 7 (Ps. I8, s); D. 47. c. 6 (Sir. I8, 30); D. so, c. 67; D. 61, c. S (I Tim. s. zz); D. 9S, c. 6, § 1 (I Tim. 4, 14 et s, 17 et Actes 6o, z8); C. 1, q. r, c. sr et n; C. rr, q. 1, c. 34; C. z6, q. 6, c. 10. 170. Par exemple D. 19, c. 8, § 1 (Mat. 23, z; Luc 3, 16), § 2 (I Cor. 3, 6). 171. Par exemple D. 88, c. 2; C. 24. q. z, c. 2; C. 2.4. q. 3, c. 36; C. 27, q. 1, c. 42.. 172.. Par exemple D. 21, c. 4 et 6; D. 27, c. 7; D. 43, c. s; C. 1, q. r, c. 86; C. 1S, q. 6, c. 2 et q. 8, c. s; C. zo, q. 3, c. 4; C. 23, q. 8, c. 19; C. 30, q. r, c. 3 et 6; C. 30, q. 4, c. r. 173. Par exemple D. 32., c. 6; C. 1, q. 3, c. 8, § 1 et 4; C. 19, q. 1, c. 2. 174· D. 47, c. z; D. 48, c. I; C. 14. q. 4. c. 4 et 7· rn. D. 38, c. 6; C. zr, q. r, c. r et q. 4. c. 1, § r et z. 176. Par exemple D. 38, c. 1; D. 4S. c. 5; C. 1, q. 4. c. 7; C. u, q. 2, c. 66; C. 13, q. 2, c. 28. 177. C. s, q. 4. c. 3; C. 7, q. 1, c. 15. 178. c. z, q. s. c. 4; c. 13, q. z, c. 14179· Les notes de FRIEDBERG en indiquent quelques-unes pour chaque canon du Décret. li y en avait bien d'autres, ce qui rend le pius souvent impossible de déterminer celle à laquelle chaque canon a été repris. r8o. Sypra, PP· 344-34S· 181. D. 17, c. r; 22., c. 2; 50, c. 4 et 14; 84, c. 6; 93, c. 7; C. z, q. r, c. 20 et q. 7, c. xs et 19; C. 3, q. 4. c. 9; q. s. c. 8; q. 6, c. 13; C. 6, q. r, c. 13 et r6; C. 7, q. r, c. 39 et 46; C. 9, q. 3, c. 7; C. rr, q. I, c. 14; C. 12., q. 1, c. z; q. 2, c. 7 et ro; C. rs, q. 6, c. 1; C. r6, q. 1, C. S7, § 4; C, 24, q. I, c. 1S; C. 26, q. 6, C, 12.; C. 30, q. 5, C. IO. 182. C. 2.7, q. 1, c. z etC. 3S. q. 8, c. 3·
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La Bible dans les « dicta » C'est en examinant la place faite aux références bibliques dans les
dicta que l'on peut apprécier l'usage que Gratien a fait des Ecritures. Car, tandis que les textes bibliques, qui figurent dans les canons, engagent les auteurs de ces canons et non le compilateur du Décret, les diçta qui sont l'œuvre de Gratien183 permettent de connaitte la technique de son argumentation. Celle-ci repose sur l'interprétation allégorique chère aux théologiens de l'époque184, Anselme de Laon, Gerhoch de Reichersberg, Rupert de Deutz, saint Bemard185• Des Allegoriae in Vetus et Novum Testamentum 186 furent composées par un contemporain de Gratien que l'on a parfois voulu identifier à Pierre le Mangeur, Hugues ou Richard de SaintVictor. Cette interprétation allégorique, étrangère à la pensée occidentale moderne, mais importante pour l'exégèse médiévale, explique beaucoup de références bibliques, qui semblent aujourd'hui sans rapport avec le sujet1 87. Pour qualifier ce que lui apporte la Bible, Gratien use des deux termes, chers aux dialecticiens de son temps : auctoritates et exempla188• La longue histoire du peuple d'Israël, les récits des Evangiles et des Actes fournissent des « exemples » en abondance dont la diversité permettait d'étayer des thèses contraires. Quant aux auctoritates, elles sont fournies avant tout par les énoncés de l'Ancienne Loi et les messages évangéliques. Mais elles viennent aussi des Livres sapientiaux et prophétiques ainsi que des Epîtres. Dans de nombreux dicta la référence biblique est brève, venant fortifier plus ou moins directement l'affirmation du dictum. Mais, dans quelques cas, le dictum accumule les citations pour mieux appuyer sa démonstration. Tour à tour sont cités des textes de l'Ancien et du Nouveau Testament et, pour chacun d'eux, des fragments de divers écrits alimentent un imposant dossier. n'est pas exclu que des florilèges aient facilité la collecte de ces textes. Mais, faute de preuve, on ne peut
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183. Sous réserve de ce qui a été dit supra, n. 1~9· 184. Déjà Grégoire le Grand distinguait deux niveaux d'interprétation : celle selon la
« vérité historique» et celle qui requérait l'« intelligence de l'allégorie» :In Derbis sacri eloquii... prius serDanda est Deritas bistoriae et postmodum requirenda spiritalis intel/igentia allegoriae (Hom. in &ang. L. II, Hom. XL, PL, 76, 1302.); sur l'interprétation allégorique chez Grégoire, cf. R. MANSELL1 [3]. 79-83. 18~. Cf. G. LE BRAs [u6], 6~, n. 2., et Ch. MUNmR, A propos des textes patristiqt14s... , et A propos des citations seripturaires, 82.. Sur l'interprétation médiévale de la Bible en général, cf. H. de Lu11Ac [u]. 186. PL, z 7J, 634-92.4187. Par exemple D. 36 dictum post c. 2., § 1; 13; 14.- D. 37, dictum post c. 7; C. 2., q. 7 dictum po.rt c. 2.; C. 7, q. 1 dictum post c. 48; C. 2.3, q. 5, dict. post c. 49· 188. L'expression revient à plusieurs reprises, cf. par exemple les dicta initiaux de C. 2.3, q. 3 et C. 2.6, q. 2..
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l'affirmer. li est d'ailleurs peu vraisemblable que Gratien ait trouvé lui-même l'ensemble des textes répondant aux exigences des cas précis qu'il envisageait189. Un bon exemple de dossier scripturaire est offert par le dictum de la C. x;, q. x, post c. x. Gratien se propose dans cette question de déterminer à quelle église doivent revenir les dîmes dues par des exploitants qui ont été contraints de quitter leur domicile devant une menace ennemie, mais qui, installés sur le territoire d'une autre paroisse, continuent à cultiver leurs terres situées sur leur paroisse d'origine. Pour régler le conflit qui pourrait surgir entre les deux églises se prétendant l'une et l'autre attributaires des dîmes, Gratien n'allègue pas moins de quatorze passages de l'Ecriture190, dont certains concernent l'obligation de verser la dîme, mais dont d'autres ne s'y réfèrent pas directement. D'autres dicta citent également des textes bibliques empruntés à des Livres différents191. Tous témoignent de la connaissance que Gratien avait des Ecritures et de la valeur qu'il attribuait à leur autorité. Une attention spéciale doit être accordée à l'usage de la Bible dans les dicta initiaux des Distinctiones ou des Quaestiones. Neuf Distinctiones s'ouvraient par un dictum qui allègue un ou deux textes scripturaires192. Dans les Causae, 2.2. Quaestiones, dans leur dictum initial, se réfèrent à la Bible193. Ne pouvant examiner en détail ces 31 dicta, parfois fort longs, on se bornera à envisager avec quelle diversité ils utilisaient les textes bibliques. Certaines de ces citations ne répondent pas pleinement à une exigence du texte194 • Ou bien le rappel de l'Ancienne Loi a simplement pour but de marquer la différence entre ses prescriptions et celles du droit nouveau196. Ailleurs, le texte biblique fournit, avec l'autorité qui lui est propre, une justification ou un exemple du principe que rappelle le
189. De nombreuses références scripturaires des di
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dictum196 • Lorsqu'il traite des décrétales et de l'autorité pontificale romaine, Gratien rappelle dans les dicta initiaux quelques-uns des textes scripturaires essentiels en la matière197. ll est d'autre part bien connu que ce sont les textes de la Première Epitre à Timothée (3, z-6; 4, 8; 5, 15 et zz), de l'Epitre à Tite (1, 6) sur les qualités de l'épiscope et des presbytes qui servent de base et de plan aux Distinctiones qui traitent de l'ordination198. C'est en alléguant Matthieu 5, 37 et l'Epitre de Jacques 5, 13 que le dictum initial de la C. zz, q. 1 interdit les serments et de nombreux textes bibliques justifient la défense faite aux clercs de s'engager dans le service des armesl99. Au lieu de se montrer affirmatif et de trancher d'entrée de jeu une question difficile, d'autres dicta rassemblent des témoignages scripturaires qui semblent se contredire et servent ainsi des opinions contraires. Tel est le cas du dictum initial de la C. z4, q. 3 qui s'ouvre en donnant« de nombreux exemples » du châtiment frappant toute une famille pour la faute d'un de ses membres et qui s'achève en déclarant que l'on ne saurait frapper toute la famille pour la faute d'un seul. Même alternance dans le dictum initial de laC. z8, q. 1 à propos du mariage des infidèles. Le dictum fait d'abord valoir les auctoritates (parmi lesquelles figure un texte de Paul200) qui s'opposent à la reconnaissance de telles unions. Puis il cite« d'autres auctoritates » tirées de l'Evangile et de Paul qui conduisent à les admettre20I. Dans la multitude des témoignages scripturaires, tous ne servent pas de façon évidente l'argumentation de Gratien. Certains exempta de l'Ancien Testament se conciliaient mal avec les exigences de la Nouvelle Loi202 . ll est même certains épisodes de la vie du Christ, tels que les rapportent les Evangiles, qui exigent explication203• On peut s'étonner de ce que le Décret n'ait pas préféré passer de tels témoignages sous silence. Sans doute certains étaient-ils trop connus pour que Gratien puisse sembler les ignorer. D'autres figuraient dans l'auctoritas rapportée au Décret. ll était donc nécessaire qu'un dictum en fixe l'exacte portée. C'est alors qu'intervient utilement l'interprétation allégorique, où l'on 196. Par exemple D. 8. 197· D. 20 et 21. 198. D. 25 et suivantes; cf. G. LE BRAs (no], 71-73. Déjà l'Hibernen.ris avait utilisé ces
textes dans son L. 1 consacré à l'épiscopat (chap. 7). 199. D. 23, q. 1, dictum initial. Résumant l'esprit de ces textes, le diclum se clôt par la formule lapidaire : militare peccalum ut ; cf. aussi les exempta et amlorilale.r que le dictum initial de laC. 23, q. 3 tire de l'Ancien et du Nouveau Testament pour condamner le recours à la violence et les textes du dictum initial de la C. 23, q. 6. 200. Rom. 14, 22. 201. Luc 12, p; 14, 26; Mat. 19, 29; 1 Cor. 7, u; Tite 2, 4· 202. Cf. pour la simonie le C. 1, q. r, t/içJ, po.rt, c. 22 et 24; la peine, C. 15, q. 1, dict. po.rt, c. 6; le mensonge: C. 22, q. 2, d#t. po.rt, c. 20 et 24; le serment, C. 22, q. 1, dict. po.rt, c. 16 et q. 4, dict. po.rt, c. 22. 203. Cf. par exemple C. 1, q. 1, dicl. po.rt, C. 22 et 24; C. 2, q. 7, dict. po.rl, c. 39·
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Vivre la Bible
a vu parfois une« jonglerie littéraire »20&. Dans d'autres cas, utilisant des principes d'interprétation plus« modernes», déjà proposés par Yves de Chartres et Abélard, il explique ces solutions différentes du droit de son époque en rappelant qu'elles avaient été données pour d'autres temps et d'autres lieux. C'est en combinant les principes nouveaux de l'interprétation avec ceux, traditionnels, de l'interprétation allégorique que Gratien se libère de textes embarrassants.
La Bible dans le « De Consecratione » On a signalé plus haut la place relativement modeste faite aux textes scripturaires dans le De Consecratione : I z 3 références, inégalement réparties entre ses cinq distinctiones : une seule à la Distinction ill, relative aux fêtes et au jeûne (c. 3o); 6 dans quatre canons (zo, 24, 39, 40) à la Distinction V (qui traitent de la confirmation); I 3 à la Distinction I qui traitent des lieux et des objets du culte ainsi que du sacrifice eucharistique, mais 4 5 à la Distinction IV (baptême) et 58 à la Distinction ll (eucharistie). On est, d'autre part, frappé de la forte prépondérance des textes du Nouveau Testament (94 contre z9), sensible tout spécialement dans la Distinction IV qui traite du baptême et de la confirmation. Autre fait remarquable : sur les 56 références aux Evangiles (contre 34 aux Epîtres pauliniennes), 38 utilisent l'Evangile de Jean, alors que dans les autres recueils canoniques c'est celui de Matthieu qui vient toujours en tête. On invoquera pour expliquer cette particularité l'objet du De Consecratione, consacré essentiellement au culte et aux sacrements (baptême, confirmation, eucharistie). L'explication ne doit pas être écartée. Mais peut-être cette différence par rapport aux deux premières parties du Décret trahit-elle la main d'un autre compilateur. L'absence de dicta dans le De Consecratione relève plus de cette dernière explication que de la première. Elle est en tout cas un fait notable qui importe à notre enquête. En effet, dans cette Ilia Pars du Décret toutes les références bibliques sont apportées par les textes qui constituent les canons. Aucune ne peut être attribuée au compilateur du De Consecratione. n serait donc vain de rechercher ici une méthode ou des principes d'utilisation des textes bibliques, ou même de déceler des matières qui les auraient particulièrement suscités. Seul fut déterminant le choix des auctoritates et celui-ci ne fut pas guidé par le souci de faire appel aux Ecritures.
204. LB BRAS [120], 76.
Les collections La Bible dans le « De Penitencia
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»205
Relativement rares au De Conseçratione, les références bibliques abondent au De Penitencia : 335, dont 119 dans des dicta. On retrouve ici la distinction entre citations bibliques apportées par les textes recueillis pour leur auctoritas et non pour leur référence scripturaire, et citations voulues par l'auteur du dictum. La grande majorité de ces citations (toutes celles qui figurent dans les dicta) sont groupées dans les quatre premières Distinctiones du De Penitencia. Les Distinctions V à VII, très courtes, il est vrai, puisqu'à elles trois elles ne comptent que 16 canons, ne citent que six fois la Bible (dont une seule citation de l'AT). Dans les D. I, II et rn, Ancien et Nouveau Testament sont l'un et l'autre bien représentés. Dans la D. IV le Nouveau Testament est presque deux fois plus souvent cité que l'Ancien (2.3 contre 15). Dans les D. I et rn, l'Ancien Testament l'emporte (6o et 3 5 contre 47 et 2.6). La quasi-totalité206 des références scripturaires contenues dans les canons du De Penitencia figurent dans des textes d'auteurs ecclésiastiques, et en tout premier lieu des Pères latins : Ambroise, Jérôme, Augustin, Grégoire le Grand. L'accueil fait à d'autres auteurs chrétiens est, proportionnellement, plus généreux et plus varié que dans l'ensemble du Décret. Par eux beaucoup de passages bibliques ont été reçus au De Penitencia. Citons Origène (en général masqué sous d'autres noms, dont ceux d'Adamantius ou d'Exitius, D. 3, c. H et 35, que l'on ne retrouve pas au Décret207), Cyprien, mais aussi Pomère, Isidore de Séville, Bède et, pour l'Orient, saint Jean Chrysostome. La longueur exceptionnelle des dicta du De Penitencia constitue un autre trait caractéristique de cette partie du Décret. Elle a favorisé les apports bibliques208. Ces traits du De Penitencia, nouvelle confirmation de son originalité par rapport au Décret, s'expliquent en partie par son objet. Alors que la Distinction I traite du rôle de la contrition et de la confession. dans la rémission des péchés, les D. II, rn, IV, sorte de« traité théologique »209, 2.05. Ch. MUNIER, «A propos des citations scripturaires du De Pmiten&ia »,Re~~. de droit ranonique, XXV (1975), 74-83. 2.06. ll faut cependant signaler quelques très rares canons formés exclusivement d'une citation biblique: D. 1, c. 3 (Ps. 50, 19), 4 (Ps. 31, 5), 34 (Mal. 3, 7); D. 2., c. 7 (I Cor. 13); c. 2.8 (Gal. 5, 6). Le c. 36, D. 1 (I Ep. Jean, 3, 9) ne doit pas être tenu pour un canon, mais être rattaché au dirtum précédent qui s'y réfère expressément; cf. également D. IV, c. u. 2.07. Où Origène est très souvent caché sous le nom de Jérôme. 2.08. 2.3 citations dans le tiktum de laD. 2.,post, c. 39; 2.1 dans le tli&trlm de laD. 1, post c. 6o; 14 dans celui de la même D,post, c. 87. 2.09. J. RAMBAUD [12.1], 89. La tendance spéculative théologique de ces Dislimtianes, inhabituelle dans le Décret, a été soulignée par le pape Jean-Paul Il, alors Mgr K. WOJTYLA dans un article sur « Le traité De Penitenria de Gratien dans l'abrégé de Gdansk », Stutiia Gratiana, Vll (1959), 357-390.
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Vivre la Bible
envisagent la .réitération de la pénitence et la reviviscence des fautes pardonnées. On est loin ici des considérations proprement canoniques.
Domaine de l'argument scripturaire On a rencontré, au cours des développements précédents, quelquesunes des questions à propos desquelles Gratien faisait intervenir le témoignage scripturaire. En dresser une liste exhaustive serait long et de peu de profit. On ne saurait en effet mettre côte à côte les textes où la Bible n'est alléguée que de façon allusive, dans une brève formule, et ceux qui, multipliant les références scripturaires, semblent en faire une donnée essentielle de l'argumentation. Dans les vingt premières Distinctiones, consacrées aux sources du droit, les références bibliques sont peu nombreuses et l'on n'en compte que six dans les dicta 210• Elles deviennent plus fréquentes dans la seconde partie des Distinctiones lorsque Gratien traite de l'accès aux ordres, des ministres et de la hiérarchie. Déjà le dictum initial de la D. 20 (§ 1), à propos de l'autorité des décrétales, avait cité Matthieu 16, 18. D'autres passages rappelleront à nouveau les fondements scripturaires de la Primauté211• La Bible est aussi alléguée à propos des degrés d'ordre212, du respect des supé.rieurs213, des conditions d'accès aux ordres 214, des qualités de l'évêque215, de la chasteté cléricale216, de la tempérance que doivent observer les clercs217 et des autres vertus du clergé218 . La grande majorité de ces citations figurent dans des canons empruntés à la patristique219, mais les dicta font également état de références bibliques. Beaucoup plus abondants dans la lia Pars du Décret, les témoignages bibliques sont invoqués à propos de sujets très divers. La Cause 23, qui traite de la violence sous ses diverses formes 220, leur est particulière:uo. a. supra, p. 352· 2II. Dittum initial de laD. 21, § 3 (Luc 22, 32); cf. D. 21, c. 2 et 3; D. 22, c. 1 et 2. 212. Dktum initial de laD. 21, § 1 (Luc II, 19); D. 21, c. 1 (Ionn. 1, 9). 213. D. 21, c. 4· 214. Dietum initial de la D. 24 (1 Tirn. 5, 22); D. 25, di&t. post c. 3 (1 Tirn. 3, 2). 215. D. 25, diet. post c. 3 (1 Tim. 3, 2; Tite, 1, 7); D. 40, diet. initial (1 Tirn. 3, 2). 216. D. 31, tliet. post c. 1 (1 Cor. 7, 5), c. 4 (Lév. u, 14 et 21, 12; Nomb. 18, 7), c. (1 Cor. 7, 5), c. II (1 Cor. 9, 5). 217. D. 35, c. 2, 6. 2.18. a. D. 36, dktum post c. 2, § 5. 7. 8, 9· 10, II; D. 37. dkt. post c. 15; D. 38, c. 10; D. 42, dietum initial, § 2. 219. Voir en particulier le très long passage emprunté à Grégoire le Grand, D. 43, c. 1; autres emprunts au même auteur D. 45. c. 9; D. 46, c. 1 et 2; D. 47, c. 3; emprunts à Jérôme D. 35, c. 2, 4. 6; D. 49, c. 2 ou à Origène D. 45, c. 17, etc. 220. La guerre (q. 1 et 2), l'usage de la contrainte et la légitimité des peines (q. 3 et 4), la peine de mort et le droit de tuer son ennemi dans une guerre juste (q. 5), la poutsuite de l'hérésie (q. 6 et 7), les clercs et le service des armes (q. 8).
Les collections canoniques
361
ment accueillante : 58 références à l'AT, 87 au NT. Le dictum initial de la q. 1 multiplie les références aux deux Testaments pour condamner toute violence, ce qui n'empêchera pas la q. 4 de proposer une doctrine de la guerre juste221 • Le dictum de la q. 4,post c. 15 accumule les citations qui opposent à la rigueur de l'Ancienne Loi, édictant des peines et donnant l'image d'un Dieu sévère (spécialement Ex. zo, 5), la mansuétude de la Loi Nouvelle, qui réserve à Dieu le châtiment des fautes et invite l'homme coupable à la pénitence. Le dictum initial de la q. 5, au contraire, rapproche le précepte du Décalogue « tu ne tueras pas » (Ex. zo, x;) des paroles du Christ« celui qui prend le glaive périra par le glaive» (Mat. z6, 52.). Ce dernier texte reparaît dans le dictum initial de la q. 8, cette fois pour justifier l'interdiction faite aux clercs de prendre les armes. A travers les dicta de la q. 4 s'esquisse une doctrine de la répression et des peines qui prend appui sur des références scripturaires. On pourrait multiplier de tels exemples. Qu'il s'agisse des elimes, des privilèges, du serment, de la sépulture, des sorts, du châtiment des coupables222, des accusations contre les prélats223, l'Ecriture est largement invoquée. On la retrouve dans des évocations critiques des mœurs de l'épiscopat médiéval. Le dictum post c. z.o (C. z;, q. 8) signale des évêques qui ne se satisfont pas d'être les serviteurs de Dieu. A la différence des Uvites de l'Ancienne Loi, ils ne disent pas« Dominus pars hereditatis meae est »224• Non contents de la elime et des prémices, ils veulent des champs, des domaines, des châteaux et des cités. Pour tout cela, ils doivent tribut à César220, à moins d'en être exemptés par la bienveillance impériale. Propos qui rappellent les débats de la Querelle des Investitures. Cette critique discrète des appétits épiscopaux rejoint celle, plus incisive, des réformateurs « grégoriens ». De ces appels si divers à la Bible, nous ne retiendrons pour terminer que ceux du de matrimonio. De laC. 2.7, q. 2. à laC. 35, on ne rencontre pas moins d'une cinquantaine de références à l'AT et plus de 8o au NT. Dans les dicta, la Bible reparaît une quarantaine de fois. Qu'à côté de la procréation, l'une des fins du mariage soit le remède à la concupiscence est rappelé, dans le dictum de laC. ;z, q. 2., post c. 2. par la citation de la Jre Epître aux Corinthiens 7, 2. et le dictum conclut, avec la même épître (7, 5), à l'obligation du debitum conjugale. La doctrine consensualiste, qui tient l'échange des consentements 2.2.1. HUBRECHT, «La 'juste guerre' dans le Décret de Gratien», St. Graliana, Ill (1955), 161-177•
.uz. Le texte de la I•• aux Corinthiens 5, 3-5 est cité à plusieurs reprises : C. II, q. 3, Jüt.po.rtc. :n;C. Z3,q·4,Ji&t.po.rtc. z6; C. .24,q. l,tliet.po.rtc.4; le Jjçtum initial de C. 26, q. 5 se réfère à 1 Cor. 5, II. 223. Cf. G. LE BRAs [uo], 62-69.
Ps. 16 (15), 5· 225. Le Jietum cite le RetiJite Ce.rari (Mat . .u, 21) et Rom. 13, 7·
224.
~62.
Vitlf'e la Bible
pour l'acte créateur du lien matrimonial, est justifiée dans le dictum de laD. 2.7, q. z.,post c. 2 par l'exemple décisif du mariage de la Vierge. Un fragment d'une lettre d'Innocent I (D. z.6, c. 3), citant Matthieu 19, 6, rappelle le principe d'indissolubilité. C'est au même passage de Matthieu (19, 9) que fait appelle dictum initial de laC. 33, q. 1, pour fonder la loi d'indissolubilité, ainsi que le dictum post c. x6, C. p, q. 5· Le privilège paulin qui met en échec la loi d'indissolubilité en cas de mariage entre chrétiens et infidèles est exposé, à l'aide de textes scripturaires, dans un passage du Liber de adulteriis coniugiis d'Augustin que Gratien fait figurer C. 28, q. 1, c. 8 et, dans le dictum initial de cette quaestio, plusieurs textes des Evangiles et de Paul cautionnent la reconnaissance du mariage des infidèles226• Le refus d'autoriser le mari adultère à renvoyer sa femme, également coupable d'adultère, est justifié dans le dictum initial de la C. 32, q. 6 par les textes de Jean (8, 7) et de Luc (6, 42) sur la lapidation de la femme adultère. Le dictum initial de la C. 15, q. 3, se demandant si une femme peut porter accusation contre un clerc, offre à Gratien l'occasion d'affirmer la supériorité masculine et d'opposer une fois de plus l'Ancienne Loi aux règles de son temps. En effet, au témoignage du Livre des Juges (4, 4), des femmes furent juges en Israël (§ x). Mais Gratien constate que sur ce point la Loi Ancienne est abolie; et de citer (§ z.) l'Epître aux Ephésiens (5, 2.2.-23), subordonnant la femme à l'autorité du mari221•
Conclusion Au terme de cette analyse, une question demeure. Quel intérêt présente pour le Décret de Gratien cet apport scripturaire ? Les rares canonistes qui se sont interrogés sur ce point semblent en faire peu de cas. Les références à l'AT paraissent à G. Le Bras concerner « un monument historique dont certaines parties sont caduques et les autres ne sont respectées qu'en tant qu'annonce du Nouveau Testament »228 • Le bilan de la contribution scripturaire est à peine moins sévère : « L'ensemble est moins imposant que le principium du Décret ne le laissait prévoir.» L'Ancien Testament est dépassé, l'Evangile « prédication morale où les précisions juridiques sont rares » ne pouvait guère répondre aux besoins du juriste. Quant à saint Paul,
zz6. Cf. aussi ditlum initial de la C. 29, q . .z, qui se prévaut de la généralité des termes de 1 Cor. 7, 39· • 227. Dans ce dittum, où il rejette l'exemple donné par l'Ancien Testament, Gratien mvoque la loi romaine, refusant aux femmes l'accès des tribunaux, ainsi que le confirment les textes du Code de Justinien et du Digeste qui forment les c. 1 à 3 de la même q1111e.rtio. zz8. Op. cit., 66-67.
Les collections canoniques
36 3
il écrivait pour de petites communautés, bien différentes de la société chrétienne du xue siècle229. Se plaçant à un autre point de vue, Ch. Munier est aussi réservé. S'il reconnaît que la Bible est pour Gratien« règle de foi et de conduite», il ne lui semble pas que dans le Décret elle formule le droit. Gratien, en « bon grégorien», estime que cette fonction revient à l'autorité et tout spécialement au Siège romain230• S'il allègue la Bible c'est pour en insérer le message dans son recueil juridique plus que pour en dégager des règles de droit. Si l'on suivait cette voie, on en viendrait à conclure que les références bibliques ne figurent au Décret que par une sorte de jeu, au mieux pour témoigner d'une connaissance des Ecritures, ou, tout simplement, parce qu'elles étaient fournies à Gratien par les textes qu'il recueillait. Devant le nombre considérable de références scripturaires qui figurent au Décret231, il est cependant difficile de croire que Gratien n'y ait attaché qu'une médiocre attention. Sans doute la grande majorité figure dans des canons et, par conséquent, lui a été « donnée » par les textes qu'il recueillait. Mais les dicta à eux seuls en comptent 429, celles-ci voulues par leur auteur. Le témoignage biblique est donc pour Gratien une donnée importante; parfois une référence embarrassante, quand l'exemple ou la règle qu'il rapporte ne correspond plus aux usages canoniques du xue siècle. Si Gratien le rappelle néanmoins, c'est qu'il estime que beaucoup le connaissent et qu'il doit en proposer une interprétation convenable. En fait, dans les dicta comme dans les canons, le texte biblique formule souvent une règle ou sert de fondement à la règle qui est formulée. ne semble donc pas que l'on puisse en méconnaître la valeur juridique et donc l'importance dans la masse des textes qui constituent le Décret. Tous ces textes sans doute n'ont pas même valeur. Certains sont loin de la règle de droit, d'autres témoignent d'un monde juridique révolu et l'on a dit la part que tenait l'allégorie dans l'interprétation de nombreux fragments scripturaires. Mais, surtout, la nature même de beaucoup de textes scripturaires soumet leur autorité à un certain contrôle. Conçus dans le monde lointain du peuple d'Israël, les textes de l'Ancien Testament requièrent pour les canonistes du xne siècle quelque explication. Les formules
n
u9. Op. eil., 76. z~o. « A propos des textes patristiques>> (cité supra, n. 164), 49-50; « A propos des citations scripturaires du De Peniteneia » (cité supra, n. zos), Sz-8~. 2~1. Nous en avons relevé 886 pour les deux premières parties, u3 au De Con.reçralione, 335 au De Penileneia, soit un total de 1 344·
364
Vivre la Bible
néo-testamentaires elles-mêmes ne sont pas toujours à prendre pour expression de la règle de droit. Dans ce travail d'interprétation, Gratien donne la première place à l'autorité romaine. Le dictum initial de laD. 2.0 est à cet égard décisif. Gratien s'interroge sur la place des expositores sacrae scripturae dans la hiérarchie des sources. li en reconnaît l'excellence. Guidés par l'Esprit-Saint, Augustin, Jérôme et d'autres ont une autorité considérable, que justifient leur science et leur raison. A ce point de vue, ils l'emportent parfois sur certains Pontifes. Mais« autre chose est d'exposer avec soin l'Ecriture et autre chose d'imposer un terme aux litiges. La science ne suffit pas pour régler les affaires, il faut aussi le pouvoir ». A l'appui de cette doctrine, le dictum évoque la remise à Pierre des clefs du Royaume des Cieux. ll cite aussi le texte de l'Evangile : « Tout ce que tu lieras sur cette terre ... »238• Paroles qui conféraient au Chef de l'Eglise et la science de discerner le bien du mal et le pouvoir d'exclure et de réconcilier. Ainsi l'hommage rendu aux savants marque les limites de leur rôle. A eux d'exposer, à l'autorité de trancher et de dire le droit. Absoudre ou condamner n'est pas seulement question de science. y faut le pouvoir, dont disposent ceux qui président à la communauté. Les docteurs ont beau l'emporter sur les Pontifes dans leurs livres. Parce qu'ils ne sont pas les premiers en dignité, ils leur cèdent le pas dans le règlement des litiges. C'est en ayant présent à l'esprit cette hiérarchie que l'on doit apprécier la place des Ecritures au Décret. Par le nombre des références et leur variété, elle est considérable. A cet égard, le Décret de Gratien s'inscrit dans la lignée de ses grands prédécesseurs, les Décrets de Burchard de Worms ou d'Yves de Chartres. li les surpasse même par sa richesse. Mais l'Ecriture donne rarement une solution immédiate aux difficultés quotidiennes. Lorsqu'il s'agit de les résoudre, l'autorité de la hiérarchie reprend la première place et la spéculation cède aux exigences de la discipline. Accueillant aux Ecritures, le Décret n'en avait pas moins reçu les leçons« grégoriennes». Souverain législateur, le Pontife romain reste l'interprète suprême du droit et des Ecritures.
n
232. Mat. x6, 19.
Les collections canoniques
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CoNCLUSION GÉNÉRALE
De l'aube du second siècle au milieu du XIxe, avec des fortunes diverses, la Bible chemine dans « les collections canoniques ». Elle fut à deux moments source directe de droit. D'abord lorsque les premières œuvres liturgico-disciplinaires, qui ne disposent même pas d'une ébauche de législation, demandent aux Ecritures une discipline de vie. Puis, au vme siècle, dans la lointaine Irlande où des moines cultivés doivent suppléer aux déficiences du droit. Dans les deux cas, malgré les différences d'époque et de situation, la Bible est utilisée selon des modalités assez voisines. Elle fournit directement des textes et l'Hibernensis en fait volontiers des chapitres disciplinaires. Tout autre est son emploi dans les Faux Isidoriens. L'atelier des faussaires lui demande une caution pour justifier leurs thèses. Celles-ci s'expriment dans de longs apocryphes à l'abri de prestigieux patronages. Les citations ou allusions bibliques émaillent Fausses Décrétales et Faux Capitulaires. Mais elles ne sont plus présentées directement comme des règles disciplinaires. Peu utilisée par la législation du haut Moyen Age, la Bible n'a pas grand-place dans les collections canoniques du vxe au milieu du IXe siècle. Ce qui ne signifie pas qu'on ait cessé de l'étudier. Certaines décrétales la citent et quelques évêques cultivés l'invoquent dans les conciles. Mais elle est affaire d'hommes de doctrine plus que de pasteurs ou de législateurs 233 • Aussi est-ce dans la littérature chrétienne, et surtout chez les Pères de l'Eglise, qu'elle trouve refuge. A partir du milieu du IXe siècle, cette littérature vient enrichir les recueils canoniques. Par son intermédiaire, la Bible fournit aux collections auctoritates et exempta. Elle n'est pas simplement enrichissement quantitatif. Avec les textes scripturaires un esprit nouveau pénètre les collections, dont témoignent encore les recueils constitutifs du Corpus Juris canonici. Sans écarter les énoncés normatifs, auxquels convient la rigueur juridique, les collections font une place au message biblique, exprimé souvent sous forme imagée, voire poétique, et dont les ambitions dépassent la seule harmonie d'un ordre terrestre. Cet emprunt biblique a varié selon les temps. D'abord en importance. n est modeste dans les premières œuvres doctrinales, elles-mêmes assez brèves : on ne compte pas 100 références dans la Didaché (AT 46, NT 47); moins ~ncore dans le Pasteur ou la Tradition apostolique. Une nette progression dès la Didascalie où l'on relève 2 38 références qui emprun-
233. Certains cumulent ces titres, et, en tout premier rang, Grégoire le Grand.
366
Vivre la Bible
tent un peu moins à l'Ancienne (1o3) qu'à la Nouvelle Loi (135). Mais c'est dans l'Irlande de l'Hibernensis et un siècle et demi plus tard dans la Gaule carolingienne du Pseudo-Isidore que s'opère le progrès décisif, fruit d'une étude plus poussée de la Bible, mais aussi du travail des Pères : près de 300 textes dans l'Hibernensis, dont les deux tiers (214) ont été empruntés à l'AT; environ 400 dans les Fausses Décrétales, où l'Ancien Testament l'emporte d'une courte distance (215 contre 177)234. Servis par ces collections, mais ne dédaignant pas des emprunts nouveaux, les compilateurs, de Burchard à Gratien, en Italie comme au nord des Alpes, enrichissent le dossier. A cette croissance numérique répond très normalement une diversification croissante. La Didaché n'utilisait que 14 livres de l'AT et, pour le NT, surtout l'Evangile de Matthieu, un peu moins celui de Luc, les Epîtres pauliniennes n'apparaissent que trois fois. Avec la Didascalie l'éventail s'ouvre : 21 livres de l'AT; pour le NT, un large appel aux Evangiles (92 références) se combine avec l'utilisation de la presque totalité des Epîtres pauliniennes235. Mais c'est l'Hibernensis qui, à la quantité, ajoute la diversité. Vingtsept livres de l'AT (sur 46) sont cités. Parmi ceux qui n'ont pas été mis à contribution, certains resteront ignorés des collections canoniques : Ruth, I Chronique, Judith, Esther, les deux Livres des Macchabées, les Lamentations, Baruch, Abdias, Aggée et neuf autres livres, rarement cités par les canonistes236. Au NT, l'Hibernensis emprunte non seulement une cinquantaine de textes des Evangiles, mais, outre des fragments des Actes, de l'Epitre de Jacques, de la Ire de Pierre, de la Ire de Jean et de l'Apocalypse, des passages de la plupart des Epitres pauliniennes237. Les Fausses Décrétales se montrent un peu plus sélectives à l'égard de l' AT238. Mais, à l'exception de la lettre à Philémon et de la ne Epitre de Jean, tout le NT est mis à contribution. D'une façon générale, dans l'AT, le Pentateuque (et surtout l'Exode et le Deutéronome), mais plus encore les Psaumes et, parmi les Pro234. D'autres témoignages, et avant tout celui d'Hincmar de Reims, canoniste, théologien, litutgiste, confirment la place considérable des références bibliques dans la littérature chrétienne du rx• siècle. 235. Seules déficiences la II• Ep. aux Corinthiens et la II• aux Thessaloniciens qui n'apparaissent guère avant les Fausses Décrétales et la lettre à Philémon qu'ignorent les collections canoniques. 236. II Chro., Néhéinie, que citent une fois les Fausses Décrétales, Cantique des Cantiques (ttès rarement cité dans les collections canoniques), Ecclésiastique, Joël, Michée, Nahum (ces deux derniers n'apparaissent qu'avec les Fausses Décrétales), Sophonie (que l'on ne trouve 3, 4, que dans un texte du Concile romain de 743, c. 15, que reproduit le Décret d'Yves, VI, 76 en attendant celui de Gratien, D. Sr, c. 23), Malachie. 237. Ne sont pas utilisées les Epittes aux Philippiens et aux Colossiens, la II• aux Thessaloniciens, l'Epitte à Tite. 238. Vingt-deux livres non utilisés,
Les collections canoniques
367
phètes, Isaïe et Ezéchiel239 sont le plus souvent invoqués par les collections canoniques. Dans le NT, l'Evangile de Matthieu et, pour les Epîtres, celles aux Romains et la Jre aux Corinthiens occupent les premières places. Ces choix tiennent pour partie aux sujets abordés. Mais ceux-ci ne les conditionnent pas pleinement, car la référence biblique est souvent reflet d'une certaine culture, résurgence de mémoire, sans grande cohérence avec l'objet du canon. On constate en effet que les préférences et les omissions des canonistes se retrouvent, pour l'essentiel, dans d'autres œuvres2&0, ll est remarquable que les préférences des Fausses Décrétales se retrouvent pour bonne part dans les écrits d'Hincmar241 dont les sujets dépassent de beaucoup le seul domaine du droit. Les Psaumes y sont au premier rang suivis par Matthieu. La Jre aux Corinthiens et l'Epitre aux Romains sont, de loin, en tête des Epitres pauliniennes. Isaïe et Ezéchiel sont préférés aux autres prophètes. Et, pas plus que les collections canoniques, les écrits de l'archevêque de Reims ne font appel aux Livres de Ruth, de Judith, au Jer Livre des Macchabées ni, parmi les Prophètes, à Baruch ou Abdias ou, pour les Epitres, à la lettre à Philémon242• Les grandes collections canoniques des XIe-:xne siècles ne modifient guère ces équilibres. Leurs auteurs étaient trop tributaires de leurs devanciers, trop marqués aussi par les méthodes et les matières de l'enseignement de leur temps pour rompre avec la tradition. Le Décret de Gratien, ici comme en bien d'autres domaines, s'inscrit dans la ligne d'une longue histoire. Mais il porte aussi les germes d'une grande mutation. Fidèle au passé, il admet largement les références bibliques. Marqué par les thèses que développent depuis un siècle les collections« grégoriennes», il fait de Rome l'arbitre du droit. Une hiérarchie des sources s'affirme qui, sans écarter le recours à la Bible, met au premier rang le Pontife romain. Jean GAUDEMET.
239. La fréquence des citations d'Ezéchiel (comme de Job) s'explique par l'existence de commentaires célèbres de ces livres, auxquels ont emprunté les auteurs de collections canoniques. 240. Cf. les observations de Beryl SMALLEY [4], 631-655, spéc. 649: le Psautier privilégié; puis les Evangiles et les Epitres; peu de place aux« petits» prophètes, sauf Jonas, au Cantique ou à l'Apocalypse, mais faveur pour les Livres sapientiaux. 241. J. DEVISSE [68], I32D-I32I. 242. D'autres livres, absents des collections canorùques, ne se trouvent dans les écrits d'Hincmar qu'à une ou deux reprises et l'inverse est également vrai.
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Tableau du nombre de références bibliques dans quelques collections canoniques
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1. Genèse Exode Lévitique Nombres Deutéronome Josué Juges Ruth 1 Samuel II 1 Rois II 1 Chroniques II Esdras Néhémie Tobie Judith Esther 1 Macchabées II Job Psaumes Proverbes Ecclésiaste Cantique des Cantiques Sagesse Ecclésiastique (Sirac.) Isaïe Jérémie Lamentations Baruch Ezéchiel Daniel Osée Joël Amos Abdias
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Les collections canoniques
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T ab/eau du nombre de références bibliques dans quelques collections canoniques (suite)
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Les débuts de l'étude scientifique du droit canon au Moyen Age sont généralement datés des environs de I 140, lorsque Gratien composait sa Concordia discordanti11m canon11m, ou Decret11m. On sait peu de chose à propos de Gratien, généralement décrit comme un moine camaldule favorable à la papauté, qui enseignait la théologie à Bologne. li était contemporain des « quatre Docteurs », les successeurs d'Irnerius, l'initiateur de l'enseignement scientifique du droit civil en cette cité1• Le Decret11m se présentait comme un manuel, réalisé à une époque où le droit enseigné dans les écoles était défini par des enseignants plus que par les législateurs. Hors de toute approbation papale d'un caractère officiel, l'œuvre de Gratien fut étudiée à travers toute la chrétienté. A Bologne et à Paris, les facultés de droit canonique délivraient des leçons sur une version du texte de Gratien complété par certaines additions (paleae) 1• Gratien n'était pas le premier penseur médiéval soucieux de mettre de l'ordre dans l'héritage divers de l'Eglise en fait d'idées et de pratiques disciplinaires. La plupart des anciennes collections canoniques étaient
* L'auteur a discuté ces réflexions avec les pro Stephan Kuttner et Brian Tiemey, ainsi qu'avec ses collègues de l'Institut de Droit canonique médiéval (Berkeley), Stephanie Jefferis Tibbetts ct Stephen Horwitz. 1. S. Cuonoaow, CbrisJitm PoliJüal Tbeory 111111 Churth PoliJi&s in JIJI MiJ-Twe/fJh CenJury, Berkeley, 1972, pp. 47-64; J. NOONAN, « Gratian Slept Here: the Olanging Identity of the Father of the Systematic Study of Canon Law», dans TrmliJio, JJ, 1979, pp. 145-172. 2. S. KtlTTNl!R, Harmof!Y from Dùso11411te, Latrobe, Penna., 196o, p. 30; ]. NooNAN, << Was G12tian Approvcd at Ferentino », BtdleJin of Metliwal Canon l...mll, i (1976), pp. 15-27; P. CLAsSEN,« Das Demhmt GraJitmi wurde nicht im Ferentino approbiert », ibitl., 1 (1978), pp. 38-4o; H. RAsHDALL, The UniHrsiJi4s in Jhe Mitltlle Ages, 1, Oxford, 1936; repr. 1964, pp. u8-135.
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des compilations chronologiques de canons conciliaires et de lettres papales avec un ensemble complexe de textes apocryphes. Mais Gratien appartenait à une tradition de théologie scolaire qui produisait des collections systématiques en vue de résoudre des problèmes d' organisation ecclésiastique. On insérait dans ces collections, avec les canons et les décrétales, des extraits patristiques, souvent relatifs à l'Ecriture, et des passages tirés de la Bible elle-même. Parmi les premiers de ces théologiens scolaires figure l'évêque de Worms, Burchard, du XIe siècle, dont le Decretum se terminait pat un pénitentiel ( Co"ector) et un traité de théologie spéculative ( Speculator). Des auteurs ultérieurs dans cette même tradition furent membres d'un cercle réformateur à Rome ou comptaient parmi ses sympathisants. Trois de ces derniers, des ecclésiastiques plus nordiques, influencèrent Gratien, à savoir Bernold de Constance, Yves de Chartres et Alger de Liège. lis appliquèrent des règles herméneutiques aux divers textes légaux hérités par l'Eglise. Le transfert des principes exégétiques du domaine des textes sacrés à celui du droit canon ne leur posait d'ailleurs aucun problème spécial, puisque la Vulgate ne manquait pas de termes juridiques rendant un écho fidèle du latin du droit romain3• Gratien lui-même appartenait à la plus ancienne période de la théologie scolastique. Ses rapports précis avec les écoles de Paris ont fait l'objet de nombreuses discussions. Des auteurs médiévaux établissaient une telle connexion en faisant de « Pierre » Gratien un frère de Pierre Lombard et de Pierre le Mangeur. La recherche moderne prétendit relier la méthodologie de Gratien avec celle de Pierre Abélard. Un trait d'union entre eux a été suggéré par leur recours commun aux écrits de Bernold et d'Yves. Ce rapport paraît le plus plausible, Gratien ne semblant avoir connu les doctrines d'Abélard que d'une façon indirecte. L'un et l'autre, ces deux pionniers intellectuels, avaient tendance à placer la dialectique en tête de l'histoire, en vue de résoudre les différences entre les textes reçus'. L'influence de Gratien sur Pierre Lombard se laisse discerner plus immédiatement dans le fonds commun de leurs compilations, le Decretum et les Sentences, ainsi qu'en leur théologie 3· C. MUNIER, Le.s soswces patristiques du droit de l'Eglise, Mulhouse, 1957, pp. 54. 58, 96, 99, 111; A. M. LANDGARP, « Diritto canonico e teologia nel secolo XII», dans Studia Gratiana, I, 1953, pp. 374-376; W. ULLMANN, Law and Politics in the Middle Ages, lthaca, NY, 1975, PP· 42-46. Les collections irlandaises, composées à l'écart du courant principal de l'Europe, se servirent largement de la loi mosaique; voir P. FoURNIER,« Le Liber ex lege Moysi et les tendances bibliques du droit canonique irlandais», dans Revue ct/tique, JO, 1909, pp. ZZI-234· Des versets bibliques en grand nombre entrèrent dans la composition des Fausses Décrétales; voir G. LE BRAS, « Les Ecritures dans le Décret de Gratien », dans Zeitschrift fiir Rechtsguchichte, kan. Aht., 27 (1938), pp. 47-80 et 51. 4· D. E. LuscoMBE, The School of Peter Abe/art!, Cambridge, 1969, pp. 214-221; R. E. WEINGART, The Logic of Divine Lo11e, Oxford, 1970, pp. 28-31; J. R. McCALLUM, A!J;Iard's Christian Theo/ogy, Oxford, 1948, pp. 98-99; J. PELIKAN, The Christian Tradition, III, Chicago, Ill., 1978, pp. 213, 224, 227; KuTTNER, Harmonyfrom Dissonance, pp. 24-26, 35-36.
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des sacrements et leur théologie morale. Partout les S entence.r empruntent au Decretum (les Décrétistes, à leur tour, empruntèrent à l'œuvre de Pierre Lombard dans leurs propres discussions sur les sacrements)~>. Ces filiations une fois clarifiées, il devient plus aisé d'enregistrer le recours à l'Ecriture dans le Decretum. Pour Gratien, comme pour les théologiens scolaires plus anciens, l'Ecriture représentait la pierre de touche de la discipline ecclésiastique tout entière ainsi que de la croyance. Il fallait appliquer les vérités éternelles de la Bible sur le plan pratique grâce à la science canonique. L'approche du droit canon par Gratien offre des affinités étroites avec la théologie morale. Ainsi il partageait volontiers le penchant de son époque, attachant peu d'attention à la lettre du texte pour découvrir d'autant mieux la signification spirituelle qui s'y cachait. On voit donc Gratien très préoccupé au sujet du sens tropologique de l'un ou l'autre des innombrables passages scripturaires cités dans le Decretum, ou auxquels il fait allusion en passant dans ses dicta, formulant sa propre opinion sur des problèmes particuliers. Dans ces cas, il se servait de l'Ecriture à tout moment, dès lors qu'elle lui permettait de résoudre des questions spécifiques sans qu'il fût entraîné pour autant dans le domaine des exégètess. D'une manière générale, on l'a déjà noté, Gratien considérait l'Ecriture comme la pierre de touche de sa jurisprudence. Cela devient évident dès l'entrée du Decretum, qui dévoile les idées de l'auteur en matière de loi. Gratien affirmait que l'espèce humaine était gouvernée par deux réalités, la loi naturelle et les coutumes. Il ajoutait que la loi naturelle se laissait trouver dans les Evangiles, un propos qui ne manqua pas de créer une grande perplexité. Le sens le plus vraisemblable de ce passage est que l'Ecriture renfermait des propositions énonçant les principes éternels de la loi de nature. Ces principes étaient donnés dans la création, mais l'humanité déchue requérait de les voir énoncés à nouveau dans la révélation. Gratien lui-même cite comme un exemple de loi naturelle dans la Bible la « règle d'or » : « Agis envers autrui comme tu voudrais qu'autrui agisse envers toi» (Mat. 7, u)1. Ailleurs Gratien distinguait clairement entre la loi naturelle, selon laquelle toutes choses étaient communes à tous, et l'établissement des droits de propriété selon des lois humaines. En ce contexte, il citait tour à tour la vie communautaire de la primitive Eglise selon Actes 4, 32, Gratien n'utilisa pas la version finale de la confession de Bérenger de Tours; voir R. SoMBRVILLE, « The Case Against Berengar of Tours - a New Text », Shldi Gregoriani, 9 (197z), pp. 55-75· 5. G. LE BRAS,« Pierre Lombard, prince du droit canonique», in Mim/lanea LombartiiaM, Novarm, 1957, pp. z45-z5z; LANDGRAP, « Diritto canonico »,pp. 377-378, 381, 401. 6. LE BRAs,« Les Ecritures», pp. 5z-53, 64-67, 77-8o; B. SMALLEY [15], pp. 303-304. 7· Corpus Iuri.r Canoniti, éd. E. FRIEDBERG, Leipzig, 1879; repr. 19H, I, 1 : D. 1, a.c. 1; B. TIERNEY, « NaiiiT'a id e.rl Deu.r: a Case of Juristic Pantheism? », Journal of the Hi.rtory of Idea.r, 24 (1963), pp. 31o-311; LB BRAs,« Les Ecritures», pp. 55-56.
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et une version expurgée de la vie communautaire des gardiens dans la République de Platons. Certes Gratien ne se devait en rien de justifier auprès de ses lecteurs son recours constant à l'Ecriture, spécialement aux Evangiles, dès lors qu'il enseignait la loi. Son usage de l'Ecriture sainte avait une conséquence à la fois positive et négative au regard des règles qu'il fixait. Aucune loi humaine n'était censée contredire les éternelles vérités de la Bible, mais celles-ci devaient fournir des préceptes applicables dans des situations actuelles9 • En s'abaissant à un tel niveau pratique, Gratien et ses successeurs devaient traiter deux problèmes d'interprétation, posés par l'autorité de la Loi andenne et par les apocryphes. Contrairement à certains de ses prédécesseurs, Gratien ne se bornait pas à considérer les citations de l'Ecriture sainte comme des autorités à énumérer côte à côte avec les canons, décrétales et extraits des Pères10• Pourtant, il citait l'Ancien Testament en abondance. Mais il procédait avec un réel sens critique. Dans la septième Distinction, Gratien citait Isidore de Séville prétendant que Moïse fut le premier législateur, mais il départageait en toute clarté les aspects liants de la loi mosaïque et ceux qui ne l'étaient pas. Ainsi la prohibition de l'inceste dans le Uvitique (zo, z 1) était décrite comme une régulation en vigueur pour toujours. Mais d'autres lois et pratiques n'étaient pas comprises en ce sens. Cela était particulièrement vrai des règles cérémonielles, comprises comme préfigurant les sacrements de la Nouvelle Loi, comme des types, ou des formes incomplètes rendues à leur perfection par le Christ. Gratien partageait en cela l'opinion commune de son temps selon laquelle la Loi ancienne avait préfiguré la Nouvelle11• Malgré ce genre de raisonnement Gratien fit un grand usage de l'Ancien Testament dans ses dicta. Les canonistes postérieurs se trouvèrent obligés de discuter à nouveau la même question, en concluant que les lois de l'Ancien Testament ne pouvaient s'appliquer que dans les cas où le canon et la loi civile restaient muets (en même temps ils exigeaient de la part des Juifs de vivre selon une interprétation chrétienne de la loi, en vouant le Talmud au bûcher parce qu'il paraissait contenir des doctrines « hérétiques »)12• Gratien montrait moins d'intérêt pour le problème des textes apocryphes, bien que ses contemporains s'en préoccupassent fort. Ainsi 8. FRIEDBERG éd., I, 14: D. 8, a.c. x; S. KuTINER, « Gratian and Plato »,in ChurçhGOIJernmenl in the MidtJJe Ages: Em~s Presentent/toC. R. Cheney on his 70th Birtbtlay, éd. C. N. L. BROOKE et al., Cambridge, 1976, pp. 93-II8; B. TIERNEY, Medieval Poor Law, Berkeley, CA, 1959, pp. 2.6-2.7. 9· LE BRAs,« Les Ecritures», pp. 50, 69-75, 79-80. 10. LE BRAs,« Les Ecritures», pp. 52-54. 11. FRIEDBERG éd., I, a : D. 7, c. x; LE BRAs,« Les Ecritures», pp. 57, 59-68. 12. P. LANDAU,« Alttestamentliscbes Recht in der Compilalio prima und sein Einfluss auf das kanonische Recht», Studio Gratiana, 20 (1976), pp. III-IH; B. KEnAR, «Canon Law and the Burning of the Talmud », Bulletin of Mediet~al Canon La:lll, 9 (1979), pp. 79-82..
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son extrait du soi-disant Décret de Gélase dans la quinzième Distinction ne s'occupait que des écrits patristiques susceptibles d'être lus dans la liturgie en complément de l'Ecriture. C'est seulement dans une palea que la section traitait de textes apocryphes restitués, suivie par l'exposé de la séquence correcte des lectures liturgiques tirées de la Bible même13. Pourtant Gratien transmit à ses lecteurs les arguments qu'il trouvait dans les sources à propos de l'authenticité des prétendus« Canons des Apôtres », tout en laissant le dernier mot à Isidore de Séville qui les acceptait parce que les Pères les avaient couverts de « l'autorité synodale » (bien plus, Gratien se servit de ces textes pseudo-apostoliques plusieurs fois tout au long du Decretum)1'. Ayant jeté un regard sur ces problèmes herméneutiques, nous pouvons examiner le recours de Gratien à l'Ecriture pour la solution de problèmes pratiques. On l'a déjà noté, les renvois à l'Ecriture sainte et les extraits de commentaires patristiques de la Bible pullulent d'un bout à l'autre du Decretum. Un type d'exemples devrait suffire ici. On les prendra dans l'exposé de Gratien sur les lois de la dîme et des enterrements, dans la seconde partie de la collection, parmi les deux questions de la treizième « Cause ». La première question concerne les dîmes; elle consiste presque exclusivement en une série d'arguments propres à Gratien, la plupart truffés de citations bibliques. Le cas débattu, hypothétique, est celui de laïcs poussés hors des limites de deux diocèses, si bien que leurs champs se trouvaient dans l'un et leurs résidences dans l'autre. Des passages de l'Ecriture étaient cités afin de prouver que le droit de la dîme avait été établi en vue de nourrir les lévites, et que chacun des deux évêques pouvait taxer ces revenus. Tout en distinguant entre les droits liés au site et ceux liés à la résidence, Gratien attirait l'attention sur les instructions données par le Christ aux disciples en vue de l'évangélisation (Luc 10, 5), de manière à recommander au clergé de ne pas mépriser le laïcatl6, La discussion de la loi sur les enterrements dans la seconde question réunit des passages de lettres pontificales, de canons conciliaires et de textes patristiques. Ces derniers incluent quelques éléments d'exégèse ou des citations bibliques. Gratien citait l'exemple de la vente du champ d'Ephrôn par Abraham (Gen. z3, 16) comme un geste d'offrande volontaire en faveur d'un enterrement. Cela entrait dans une démonstration destinée à établir que des offrandes ne devaient pas être imposées aux fidèles à propos de ce rite. Là, comme ailleurs dans le Decretum, nous observons le souci du réformateur d'éviter la moindre apparence de 13. FRIEDBERG éd., I, 36-41 : D. 15, c. DOBSCHUTZ, Da.r Decretum Gtla.rianum tle
3; LE BRAS,« Les Ecritures», p. 48, n. 4; E. von libri.r re&ipiendi.r el non recipiendi.r, Leipzig, 1912;
MUNIER, Le.r .rourçe.r, pp. 107, 183. 14. FRIEDBERG éd., 1, 41-42 : D. 16, a.c. 1 15. FRIEDBERG éd., 1, 717-720: C. 13, q. I.
c. 4; éd. cit. I, xxx.
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simonie. Gratien citait aussi Jérôme commentant Galates à l'encontre de ceux qui priaient pour les morts, mais seulement pour dire que ce texte s'appliquait dans le cas des damnés. D produisait un verset psalmique (Ps. 48, 8) en guise d'illustration complémentaire. Gratien citait Chrysostome sur Hébreux, où le fait de pleurer les morts était assimilé à de la pusillanimité, mais seulement pour limiter l'application de ce passage, grâce à une citation de 1 Thess. 4, 13, à ceux qui refusent de croire en la résurrection des morts16• Ces exemples se laisseraient facilement multiplier pour illustrer le recours de Gratien au texte biblique et aux commentaires patristiques de la Bible dans des arguments particuliers. Les citations paraitront souvent tirées hors de leurs contextes, voire forcées dans leur application. Mais la méthode scolastique propre à Gratien se servait de ces autorités pour donner des réponses utiles à des questions d'importance. Un tel succès dans l'art d'utiliser et de concilier entre eux des textes fit que les successeurs de Gratien continuèrent son entreprise en créant la discipline universitaire du droit canonique. Un bon nombre parmi les anciens décrétistes, tel Gandulphe, furent aussi bien des théologiens introduisant dans l'explication du Decretum les mêmes méthodes préconisées par les maitres de la pagina sacra. On trouve là une certaine communauté méthodologique englobant toute l'université de ce temps, les enseignants du droit civil aussi bien que les théologiens et les canonistes. Les exégètes de l'Ecriture arrivaient les premiers, élaborant une glose ordinaire à partir de gloses dispersées sur des passages donnés, et des commentaires sur des livres individuels de la Bible. Aussi bien les canonistes que ceux du droit civil ont sans doute, ne fût-ce qu'inconsciemment, imité les maitres de la pagina saçra, en suivant une même ligne de développement. Vers la 6n du xme siècle, Accursius avait composé la glose ordinaire de chaque livre du Corpus ]mir Civilis, alors que la glose ordinaire sur le Decretum par Jean le Teutonique, révisée par Bartholomée de Brixen, était complétée par la glose ordinaire sur les décrétales grégoriennes par Bernard de Parme17. Dans ces ouvrages de droit canonique, la Bible elle-même était l'une des autorités citées et la plus prestigieuse parmi elles. Les canonistes avaient vite fait de dresser des hiérarchies d'autorités à citer dans un argument. L'Ecriture se trouvait toujours à la place d'honneur comme l'autorité suprême; mais peu à peu des canons conciliaires et des décrétales papales furent reçus comme ayant plus d'autorité que les textes patristiques, y compris ceux qui interprétaient l'Ecriture1s. 16. FamDBER.G éd., I, 725, MUNma, Le.r sourte.r, p. 54·
727, 729-730: C. 13, q. z, c. 13, c. zo, p.c. zo, c. z6, p.c. z6;
17· LANDGRAP, « Diritto canonico », pp. 377, 381; LusCOMBE, S&hool of Abelard, 16-17: SMALLEY, Stm!:J [15]. PP· sz-ss. 18. B. TmRNEY, «Sola miptura and the Canonists »,Studio Graliana, r r (1967), pp. 345-366 et 369; MUNIEa, Lu .r0117'te.r, pp. 186-191. H. KANTOR.OWICZ, in
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Le xme siècle connut aussi un remarquable changement dans l'orientation des études bibliques. Au plan doctrinal, l'accent n'était plus mis seulement sur les sens spirituels, mais aussi sur la lettre. La signification du texte sacré était cherchée à travers, et non derrière, le sens littéral. Ce développement doctrinal n'eut pas d'impact apparent sur les canonistes. A un autre niveau, plus technique, celui des index, le rapport paraît plus direct. Le mérite en revient à l'ordre dominicain. Les Frères Prêcheurs, autour de Hugues de Saint-Cher, à Saint-Jacques de Paris, créèrent des concordances systématiques de la Bible19• D'autres membres du même ordre composèrent des manuels systématiques et des recueils de références pour les prédicateurs 20• Ce n'est pas un hasard si la composition du premier index alphabétique du Decretum, la Margarita Martiniana, fut l'œuvre d'un autre frère prêcheur, Martin de Pologne21 • Avant même la fin du xrre siècle, le droit canon tendait à devenir une science purement légale sous l'influence des légistes civils. Ce développement rencontra une certaine résistance. On notera en particulier l'interdiction papale opposée à l'enseignement du droit romain à l'Université de Paris. Mais l'attraction du droit civil ne pouvait être niée. Dans les universités italiennes, à Bologne et dans les plus récentes, l'étude du droit civil fut requise avant celle des canons; des docteurs en chaque droit ( doctores utriusque juris) ne manquaient pas parmi les lauréats. Simultanément l'étude du Decretum avec ses citations de l'Ecriture et des Pères, commençait à prendre du terrain. Les canonistes consacraient de plus en plus de temps à la collection et au commentaire de l'énorme masse des décrétales papales, publiées sous les noms de pontifes tels qu'Alexandre ID et Innocent ID. Les collections officielles de ces décrétales, le Liber Extra, le Liber Sextus et les Constitutions clémentines, constituèrent les principaux manuels de droit canonique22• La collection de Gratien ne disparut pas du programme d'étude, mais on en publia moins de commentaires. Le meilleur de ces commentaires tardifs fut le Rosarium Decreti, par Guido de Baysio, qui se servit d'anciens écrits de décrétistes non compris dans la glose ordinaire. Guido tira également profit des œuvres de Thomas d'Aquin pour donner à sa discussion de la théorie sur la loi une base solide parmi les idées contemporaines au sujet de la loi naturelle23• 19. SMALLEY [15], pp. 264-265; A. V.u>~ HoVE, Prolegomena, éd. rev., Malines, 1945, pp. 503-505. 20. R. and M. RousE, Prea&her.r, Florilegia and Sermons, Toronto, 1979· 21. T. KA.EPPEL1, Smplore.r OrdiniJ Praedi&alorum, m, Rome, 1980, pp. 114-123· 22. V.u>~ HoVE, Pro/egomena, pp. 348-368, 443-449, 455-456, 461, 465-483, 495-502; RAsHDALL, Unioersims, 1, pp. 147, 261-262, 437-439· 23. VfiN HoVE, Prolegomena, pp. 483-484, 502-503; F. L10TTA, « Appunti per una biografia delcan6nista Guido da Baisio arcidiacono da Bologna )), Studi Senesi, ser. 3, 13 (1964), pp. 1922. Pour l'Aquinate chez les canonistes ultérieurs, voir A. BLACK, « Panorrnitanus on the De&relum )), Tradilio, 26 (1970), pp. 44o-444.
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Ces développements n'entraînèrent aucune dévaluation de la Bible dans l'esprit des canonistes. Les lettres envoyées par la chancellerie pontificale, même celles qui ne trouvèrent pas place dans les collections officielles, étaient composées avec un rapport constant à l'EcritureM. Parmi les décrétales comprises dans les collections officielles, certaines prirent une signification politique durable; elles aussi se trouvaient imprégnées d'expressions tirées de la Bible. Qu'il suffise de mentionner la décrétale Per Venerabilem (X, 4, 17, 13) d'Innocent ill, marquant les différences entre les cas recevables ou irrecevables de la part du pape investi de la fonction sacerdotale selon la loi mosaïque sur l'inspection des lépreux 20• Par ailleurs la méthodologie des commentateurs ne changeait guère, malgré le poids excessif des commentateurs tardifs (Jean d'Andrea dut développer un système marquant les paragraphes de signes spéciaux pour distinguer entre différents types de gloses, mais ce système ne fut pas retenu par les canonistes ultérieurs) 26• Ces commentaires citaient d'occasion l'Ecriture parmi leurs autorités, mais l'exégèse comptait peu au regard de leurs préoccupations plus strictement légales 27• Le xxve siècle vit la promulgation de la dernière collection officielle de décrétales, les Clémentines; il connut aussi un bref renouveau de l'intérêt des canonistes pour l'étude de l'Ecriture. Jesselin de Cassagnes produisit une concordance des textes bibliques cités dans le droit canon en suivant l'ordre des livres de la Bible28 • Un ouvrage plus populaire, les Concordantiae Bibliae ad Jura de Jean Calderini, suivait l'ordre alphabétique des noms et termes bibliques 29• Jean de Jean inclut une section scripturaire dans sa Manifestatio S ecretorum Decreti30 (on devrait noter qu'un autre canoniste français de ce temps, Guillaume de Montlauzun, publia un ouvrage de droit concernant les sacrements)31• Au champ des disciplines universitaires le droit canonique se trouvait flanqué de rivaux de part et d'autre. Durant la dernière partie du xne siècle, Etienne de Tournai s'attendait à des critiques aussi bien de 2.4. B. SMALLBY, « Gregory IX and the Two Faces of the Sou!>>, Medieval antl Renairsanu Studûs, 2 (1950), pp. 179-18z. 2.5. B. TIERNEY, « Tria quippe tlislinguit iutlicia••. a Note on Innocent lll's Decretai Per Venerabilem », Spetulum, J7 (1962.), pp. 48-59. 2.6. S. KUTrNER, « Johannes Andreae and his Nwella on the Decretais of Gregory IX», The ]Hri.tt, 24 (1964), pp. 393-408, 405-406. 2.7. Le recours à l'argument d'autorité chez les canonistes mérite la même attention que ce recours chez les auteurs du droit civil; voir N. HoRN, « Argumenlum ab au&loritate in der legisten Argumentationstheorie », dans Festschrift fiir Fran:(. Wieacker :(.U111 70. Geburtstag, éd. 0. BEHRENDS, Gôttingen, 1978, pp. 2.61-272. 2.8. J. TARRANT, «The Life and Works of Jesselin de Cassagnes», Bulletin of Medieval Canon Law, 9 (1979), pp. 37-64 et 46, 62-63. 29. TARRANT, « Jesselin », p. 63, n. 162.. 30. H. GILLEs,« Jean de Jean, abbé de Joncels», Histoire littéraire de la France, 40 (1974), PP· H-III et 77· 31. P. FOURNIER,« Guillaume de Montlauzun, canoniste», Histoir~ littéraire de la France, JI (1921), pp. 467-503 et 481-486.
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la part des juristes civils que des théologiens, et de la part de ceux-ci notamment à cause de son recours à l'Ecriture32. Les témoignages historiques de telles critiques du côté des théologiens abondent. Bernard de Clairvaux reprocha à la curie romaine d'être occupée davantage avec les lois de Justinien qu'avec les Evangiles. Les critiques de Pierre le Chantre étaient plus techniques. Il prétendait que les doctrines des canonistes concernant les empêchements au mariage se fondaient sur une lecture erronée de l'Ecriture sainte. Innocent ill publiera plus tard un canon corrigeant le droit canonique selon les recommandations de Pierre33. Au XIve siècle, la critique des théologiens à l'encontre des canonistes se fit plus acerbe. Guillaume d'Ockham soutint que les canonistes favorables à Jean XXII avaient troqué les passages scripturaires contre des principes pro-romainsM. Une critique identique fut répétée dans les écrits de théologiens conciliaristes comme Jean Gerson et Jean de Ségovie35. Les critiques de Wyclif et Hus prenaient même plus d'ampleur, puisqu'elles rejetaient les canonistes pour avoir contaminé les purs enseignements de l'Ecriture avec des « traditions humaines ». Wyclif affirmait que l'unique loi véritable était à chercher dans l'Ecriture36. La même désapprobation du droit canonique fut exprimée par les réformateurs protestants. Luther en personne voua aux flammes des volumes de droit canon37 . On rencontre même un canoniste s'exposant à devenir la cible de telles critiques au sein des milieux de la curie. Jesselin de Cassagnes suggéra dans l'annotation des Extravagantes Johannis XXII que le pape a le droit d'énoncer un nouvel article de foi. Jean xxn luimême ordonna à J esselin de réviser le passage en question, de manière à faire entendre qu'il ne fit jamais qu'énoncer en termes nouveaux des croyances établies. Mais les Michélistes furent prompts à sauter sur l'erreur de Jesselin comme typique des erreurs larvées de la curie sous Jean XXII38 • p. KUTTNER, Harmof!Y from Dits., p. 2. Les canonistes entretenaient aussi une hostilité permanente à l'égard des juristes du droit civil : voir W. VLLMANN, Medieval Papali.tm, Londres, 1949, pp. 26-32. 33· BERNARD OF ÛAIRVAUX, Five Books on Consideration, trad. J. D . .ANDERSON and E. T. KENNAN, Kalamazoo, Mich., 1976, pp. 32-33; ]. W. BALDWIN,« Critics of the Legal Profession : Peter the Chanter and his Circle », in Pr()Çeedings of the Serond International Congress of Medieval Canon Law, éd. S. KuTrNER, Vatican City, 1965, pp. 249-259; LANDGRAF, « Diritto canonico >>, p. 378. La science de l'Ecriture demeurait la source principale de la supériorité que le théologien s'attribuait sur le canoniste; voir R. ]. LoNG,« Utrum iurista ve/ theologus plus profi&ial ad regimen ecc/esie : a quaestio disputa/a of Francis Caraccioli. Edition and Study », dans Mediellfli Stutlies, Jo, 1968, pp. 145-150. 34· H. A. ÛBERMAN, Forerunners of the Reformation, New York, 1966, p. 54· 35· L. B. PASCOE, Jean Gerson: Princip/es of Church Rejorm, Leyde, 1973, pp. 49-79; H. A. ÜBERMAN, Masters of the Reformation, Cambridge, 1981, p. 24; A. BLACK, CotiiiCil and Commune, Londres, 1979, pp. 5-6, n. 36. M. HuRLEY, «Scripturasoia: Wycliffand his Critics», Tratlitio, pp. 275-352 et 285-286, 289, 297-298, 300; TmRNEY, Sola smptura, p. 348. 37· ÜBERMAN, Ma.tters of the Reformation, pp. IH, 156, 208, 230, 278. 38. TARRANT, « Jesselin», pp. 44-46; B. TmRNBY, Origins of Papal lnfa/Jjbility IIJO-IJJO, Leyde, 1972, pp. 194-196, 226.
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Deux théologiens, du moins, tous deux en faveur du pape, firent plus que de critiquer les canonistes; ils composèrent leurs propres commentaires du Decretum de Gratien. Le premier d'entre eux, le carme Guido Terreni, était l'un des défenseurs de Jean XXII dans sa lutte avec les apologistes de Louis de Bavière, Michel de Césène, Guillaume d'Ockham et Marsile de Padoue. Guido entreprit de prouver que les textes du Decretum, susceptibles d'être utilisés au désavantage du pape, ne pouvaient être compris vraiment qu'en un sens favorable au pontife romain. A cette fin, Guido appliqua la méthode utilisée par les théologiens de l'Université de Paris dans la controverse des co"ectores, le débat toujours ouvert au sujet de l'orthodoxie de certaines idées de Thomas d'Aquin39• Les conciliaristes avaient imputé aux canonistes la plupart des maux dont souffrait l'Eglise. Le renouveau de la papauté au xve siècle impliqua une attaque directe du conciliarisme, non sans viser la lecture conciliariste de certains passages majeurs du Decretum. Ainsi le théologien dominicain Jean de Turrecremata décida d'opposer à l'interprétation conciliariste de Gratien son propre commentaire du Decretum. Il adopta la forme de la question scolastique et exploita les doctrines de Thomas d'Aquin en plus de la glose traditionnelle de la lettre du texte40• Ces efforts pour réinterpréter Gratien appartiennent à l'histoire de l'ecclésiologie, mais ils concernent aussi bien l'étude du recours biblique chez les canonistes. En fait, on se voit renvoyé au vieux problème de l'Ecriture et de la Tradition. Les canonistes ont souvent été supposés promouvoir une théorie prétridentine des deux sources de la révélation. Quelle que soit la pertinence d'une telle compréhension de Trente, certains arguments en faveur de cette opinion ne sauraient convaincre personne. Le texte de Basile le Grand à propos de l'importance de la Tradition, souvent cité par les apologistes du catholicisme tridentin, figure dans le Decretum, mais faussement attribué à Augustin (D. TI, c. 5). Il n'y est compris toutefois qu'à propos d'une discussion sur l'importance des coutumes41 • L'usage fréquent de la notion de Tradition chez les canonistes n'avait d'autre but que de certifier des rites précis et des institutions, et non point d'ériger la Tradition comme une sorte de nouvelle source de la révélation. Les canonistes étaient d'un niveau théologique suffisant pour faire clairement la distinction entre la loi et le dogme42• De même, les canonistes furent accusés de placer le pape en quelque sorte en concurrence avec l'Ecriture. L'inflation verbale de la rhétorique 39· T. TuRLEY, « Guido Terreni and the Decretum », Bulletin of Medieval Canon Law, 8 ( 1978), pp. 2.9-34· 40. T. M. lzB1cK1, «Johannes de Turrecremata, Two Questions on Law», Titfischrift tJoor Rerhtsgeschiedeni.r, 4J (1975), pp. 91-94· 41. FRIEDBERG éd., I, 2.4-2.5; Y. CoNGAR, Tradition and Traditions, Londres, 1966, pp. 52, 58-59, 16o-161; ÜBERMAN, Forerunners, p. 55; TIERNEY, Sola scriptura, p. 349· 42. TIERNEY, Sola scriptura, pp. 350-351.
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pro-papale vers la fin du Moyen Age sonne désagréablement à des oreilles modernes, mais ce fait ne devrait pas empêcher de constater à quel point les canonistes ne cessèrent de reconnaître le primat de l'Ecriture. Les canonistes ont fortement souligné la plénitude du pouvoir papal, dans l'ordre de la législation, dans l'administration de la justice et dans son exemption. Mais cette autorité ne permettait pas au pape de contredire la loi divine ou la loi naturelle. Le pape pouvait dispenser de certains préceptes pratiques et spécifiques de l'Ecriture, telles les règles de Paul dans le choix du clergé, mais il n'avait pas pouvoir de dispenser des vérités éternelles contenues dans l'Ecriture43• Si toutefois les canonistes ont apporté leur contribution au problème de l'Ecriture et de la Tradition, il faudrait la chercher à propos de la notion du magisterium, en particulier dans la question relative au rôle de la papauté dans la détermination du canon de l'Ecriture. Cette question n'a pas encore été étudiée proprement par les historiens du droit canon. faut pourtant noter que les deux théologiens qui ont commenté le Decretum, Terreni et Turrecremata, émirent des opinions importantes sur ce problème. Georges Tavard a accusé Terreni d'être, à l'instar des canonistes, le protagoniste d'une nouvelle conception de l'Ecriture, très précisément à cause de son insistance sur le rôle de la papauté dans le choix du canon44 • La doctrine de Turrecremata sur le service papal comme étant la voix de l'Eglise dans ce procès sélectif est proche de celle de Terreni, elle a seulement été jugée plus modérée. TI faut insister sur le fait qu'aucun de ces deux auteurs n'a jamais essayé de placer le pape au-dessus de la Bible ou en opposition avec elle. L'Ecriture gardait son primat dans leur ecclésiologie, tout comme elle la gardait dans la pensée des canonistes eux-mêmes. Mais un canon choisi par l'Eglise ou par la papauté pour le bien de l'Eglise occupe une place différente en ecclésiologie que ne fait un livre dont la valeur suprême, vrai don de Dieu, va de soi4li. Dans ce même contexte, nous ne devons pas oublier que les canonistes furent parmi les écrivains médiévaux les plus importants, en matière de politique et d'ecclésiologie. Maintes de leurs idées émigrèrent de la loi dans la polémique, et passèrent de la polémique dans les courants
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43· TmRNEY, Sola scriplura, p. 352.; H. ScHEUSSLER, « Sacred Doctrine and Authority in Canonistic Thought on the Eve of the Reformation», in Reform and Authorily in the Medieval and Reformation Chlll"&h, éd. G. F. LYTLE, Washington, DC, 1981, pp. ss-68; s. KUTINER, «Pope Lucius ill and the Bigamous Archbishop of Palenno »,in Medie11al Studie.t Pre.rented to Aubro- Gwynn S.]., éd. J. A. WATT et al., Dublin, 1961, pp. 409-503. 44· G. TAVARD, Ho/y Writ or Ho/y Chlll"ch?, Londres, 1959, pp. 31-33, 39, 47-48. 4S· T. M. Iz:sxcxx, Protee/or of the Faith, Washington, De, 198r, p. 64; B. TmRNEY, « 'Only the Truth Has Authority' :the Problem of Reception in the Decretistsand in Johannes de Turrecremata », in Law, Chlll"ch and Society : E.r.rqys in Honor of Stephan Kllttner, éd. K. PENNINGTON et R. SOMERVILLE, Philaddphie, 1977, pp. 69-96.
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majeurs de la pensée européennet&, Dans un tel mouvement doctrinal, beaucoup pouvait dépendre de l'exégèse d'un passage-dé de la Bible. Il suffit d'observer les variations sans fin opérées par les canonistes et les vulgarisateurs sur le thème du pouvoir des clés, en particulier à propos du Tu es Petrus (Mat. 16, 18) et d'une formule parallèle adressée aux apôtres (Mat. 18, 18). Ces passages devinrent des loci classici pour toute discussion sur l'absolution sacramentelle, la censure ecclésiastique et la plénitude du pouvou papal, y compris le magisterium. Le parallélisme entre les deux passages de Matthieu pouvait prêter à arguer que l'Eglise entière a reçu le pouvoir des clés à travers Pierre, agissant -selon les termes d'Augustin- in figura ecclesiae. Ce type d'argument était soutenu par les conciliaristes, ce qui poussa les théologiens en faveur de la papauté, tel Turrecremata, à se servir de l'argument de Jean le Teutonique, pour qui la plénitude du pouvou était garantie par un autre texte, sans parallèle, relatif à Pierre : « Pais mes agneaux, pais mes brebis» (Jean zo, z3). Guido Terreni, on ne doit pas l'oublier, usa de cet argument contre les Michélistest7. Les canonistes, tout comme les théologiens, firent grand cas de la prière de Jésus afin que la foi de Pierre restât sans faille (Luc zz, p), dans des arguments sur le magisterium. Toujours prêts à exalter l'autorité du pape comme arbitre suprême dans les disputes doctrinales, les canonistes, minimisant le fait d'être instruit au bénéfice de l'autorité, montrèrent de la réticence à accepter une interprétation « infaillibiliste >> du texte lucanien. On touche là encore au problème de l'Ecriture et de la Tradition, puisque d'un point de vue antipapaliste on pourrait imaginer le pontife suprême usant du magisterium pour contredire le sens évident de l'Ecriture. Aux yeux des Michélistes, c'était exactement ce qui se passait avec Jean XXII, qui contredisait leurs idées sur la pauvreté apostolique, canonisée par la décrétale Exiitde Nicolas ill (VI, 5, u, 3)48• Des citations de l'Ecriture pouvaient également servir à débattre de questions purement pratiques. Les idées des canonistes sur la guerre juste furent développées en contradiction avec les énoncés plus pacifiques du Nouveau Testament. li en alla de même des idées sur la Croisade et au sujet de la répression des hérésies. L'Ancien Testament, souvent compris au sens allégorique, était fort apprécié en vue de justifier le recours à la force dans la défense de la chrétienté contre ses ennemis
46. B. TmRN.EY, RB/igion, Law and the Growth of Con.rtitutional Th011ght IIJO-I6Jo, Cambridge, 1982, pp. 14-15, 104. 47· B. TmRN.EY, Follflllation.r of the Conçi/iar Theory, Cambridge, 1955, pp. 2.3-36, 2.41-2.4z; Io., Origins of Papallnfallibility, pp. 43-45, z6z-z64; 1ZB1CKI, Protee/or of the Faith, p. 58. 48. TmRN.EY, Origins of Papallnfallibility, pp. 34-37, 244; Io., «A Scriptural Text in the Decretales and in St. Thomas : Canonistic Excgesis of Luke zz.32. »,dans Sllltlia Gratiana, 2 0, 1976, pp. 363-377. La mention de la clé du savoir en Luc n, szétaitégalementl'objetde nombreuses citations; voir TmRN.EY, Origins of Papallnfai/Jibility, pp. 40, 2.17-2.18, z4o-z4z.
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internes et externes"'. Des directives d'ordre politique pouvaient fort bien se fonder sur des formules bibliques, comme « personne ne peut servir deux maitres »(Luc 16, 13), qui servit à démêler les alliances d'un noble gentilhomme, lié par des clauses de traités à la fois avec l'Angleterre et la Franceso. Le recours à l'Ecriture au niveau pratique ne concernait pas les seules sphères supérieures des institutions ecclésiastiques et politiques. Les problèmes pastoraux avaient de tout temps été envisagés en rapport avec l'Ecriture sainte. On s'en rend compte dans l'histoire de l'administration de la pénitence, qui portait à confronter des textes poussant à la sévérité ou à la clémence dans la manière d'accorder l'absolutionlil. Sur ce point, le droit canonique demeure étroitement lié à la théologie. Nous avons déjà mentionné le Co"etlor de Burchard, le plus volumineux des anciens pénitentiels. Au xme siècle, une sorte plus juridique de manuel fut introduite, la Summa de casibus tonst:ientiae. L'un des artisans principaux de cette évolution fut le canoniste dominicain Raymond de Pefiafort. A une date ultérieure, un autre dominicain, Jean de Fribourg, retravailla la Summa de Raymond, en lui donnant une orientation thomisteli2• Dans ces Sommes, comme dans les autres ouvrages de droit canonique, les citations et références scripturaires abondent. li suffit de mentionner l'usage, commun aux thomistes et aux canonistes, de Guehazi, le serviteur d'Elisée (IV Rois 5, 2.0-2.7), comme type du clerc simoniaque53. Des extraits de l'Ecriture pouvaient encore servir à régler des problèmes relatifs au laïcat, tels que l'absolution des artisans qui fabriquaient des accessoires de toilette frivoles pour les femmes. Le Traçtatus de ornatu mulierum de saint Antonin de Florence s'inspirait du cas d'un franciscain qui avait refusé d'absoudre l'un de ces artisans. Une copie de ce traité est suivie d'une longue discussion sur Is. 3, 16-z6, la liste
49· J. A. BRUNDAGE, « Holy War and the Medieval Lawyers »,in The Ho/y War, éd. T. P. MURPHY, Columbus, Oh., 1976, pp. 99-140 et Ioo-Ioi, 107-Io8; F. RusSELL, The Just Warin the Middle Agu, Cambridge, 1977, pp. 57-58, 61, 64, 72.-73, 89-94, 100, II3-II4, uS; MUNIER, Les so~~n~s, pp. ISS, 157. 50. T. M. IZBicn, « The Canonists and the Treaty of Troyes», in Promtlings of lhl Fijtb lntmt41iolllll Congnss of Mltliwal c- Lotll, éd. s. KUITNER and K. l'ENNINGTON, Vatican, 198o, PP· 42.5-434 et 430. 51. J. T. McNEILL and H. GAMER, M.tlintzl Handboolcs of Pmanu, New York, 1938; repr. 1965, pp. 4-5, 15. 52.. VAN HoVE, Pro/egom11111, pp. 5Io-p7; L. BoYLB, «The S~~mma çonfusor11111 of John of Freiburg and the Popularization of the Moral Theology of St. Thomas and of Some of his Contemporaries »,in St. Thomas~. IZl
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des ornements à enlever de la fille de SionM. D'autres exemples se laisseraient tirer de la doctrine des canonistes sur l'usure ou sur les empêchements de mariage55 • Même des questions de procédure pouvaient tourner autour d'une citation biblique. Le conseil de Jésus à propos de la conduite à tenir dans les disputes (Mat. x8, 15-17) devint le fondement de la denunciatio evangelica, une forme d'accusation qui court-circuita les voies légales 56. Dans l'ordre des institutions sociales, le Nouveau Testament, à travers les canonistes et d'autres, fit germer la notion nouvelle de la pauvreté non coupable, et du pauvre digne d'être assisté 57 • L'Ecriture imprégnait l'étude et l'enseignement du droit canonique58, en contribuant à la fusion caractéristique de ce droit entre moralisme et science juridique. Ce moralisme éclaire les origines de cette science, sa proximité avec la théologie morale et sacramentelle. On a blâmé ce moralisme pour des raisons pratiques, comme par exemple la multiplication des appels 59• Mais la raison d'être du droit canon, comme de l'Eglise elle-même, était le salut des âmes dans une communauté fondée sur les obligations de droit imposées au moment du baptême60• Les canonistes médiévaux n'étaient pas de grands exégètes, mais ils n'oublièrent jamais entièrement leur raison d'être et ils utilisèrent l'Ecriture pour pouvoir mieux y correspondre. Bien que le droit canonique disparût du devant de la scène dans l'histoire intellectuelle de l'Europe, les idées, tirées par les canonistes de l'Ecriture, devinrent partie intégrante de l'héritage commun de l'Occident. 61 Thomas M. lZBICKI.
Traduit de l'anglais. par Charles Kannengiesser 54· Vat. Ottob.lat. 715, ff. n8 v 0 -u.o vo. Ce commentaire renvoie à THOMAS n'AQUIN, Expositio super Isaiam (Opera Omnia, 28, Rome, 1974, pp. z9-3z); T. KAEPPELI, Scriptores Ordinis Praedi&atorum, I, Rome, 1970, pp. 87-89. 55· J. KIRSHNER, «Reading Bemadino's Sermon on the Public Debt »,in Atti rh/ Simposio Internazionale Caleriniano-Bernardiniano, éd. D. MAFFEI and P. NARDI (Siena, 1982), pp. 547-621 : 566-567, 571, n. 84, 590; BALDWIN,« Critics of the Legal Profession», pp. 252-255. zn; LE BRAs,« Les Ecritures», 75, 79; MUNIER, Les.rource.r, pp. 156-157. 56. KurrNER, Harmoi!J, pp. 44-45. 57· W. ULLMANN, «Public Welfare and Social Legislation in the Barly Medieval Councils », Studie.r in Church History, 7 (1971), pp. 1-39; TIERNEY, Medieval Poor Law, pp. II-22, 29-30. 58. A Oxford, on imposait deux années d'études bibliques aux étudiants qui n'avaient pas acquis leur maîtrise en droit civil; voir L. BOYLE,« The Curriculum of the Faculty of Canon Law at Oxford in the First Half of the Fourteenth Century », dans Oxford Studies pnsented to Daniel Ca/lus, Oxford, 1964. pp. 137 et 145· 59· R. RoDEs, Ecclesiastical Administration in Medieval England, Notre-Dame, Ind., 1977, PP· 70, 76, 79, 93, 97· 6o. E. VoDOLA, « Fitk.r 11 cu/pa :the Use of Roman Law in Ecclesiastical Ideology », in Authority and Power : Studies on Medieval Law and Govemmenl Presented to Walter U//mann on hi.r Seventietb Birthday, éd. B. TIERNEY and LINEHAN, Cambridge, 1980, pp. 83-97. 61. SCHEUSSLER, « Sacred Doctrine », pp. 65-68; CoNGAR, Tradition and Traditiom, PP· 58-59, 160-161; M. GILMORE, Humanists and ]urists (Cambridge, Mass., 1963), pp. 84-85; VAN HoVE, Prolegomena, pp. 521-522; ULLMANN, Medieval Papalism, p. 2; TmRNEY, Religion, Law and the Growth of Con.rtitutiona/ Thought, p. 104.
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La Bible et la vie politique dans le haut Moyen Age A chaque époque du Moyen Age, tous les dirigeants, clercs et laies, ont utilisé les arguments scripturaires pour donner autorité à leurs principes de gouvernement et à leurs revendications. Quelques historiens ont étudié l'influence de la Bible sur les idées politiques de telle ou telle période médiévale dans des articles qui sont les pierres d'attente d'un travail qu'il faudra un jour entreprendre1 • Nous nous contenterons de rappeler comment la Bible a pu être utilisée par les hommes politiques du haut Moyen Age et particulièrement de la période carolingienne. C'est en effet à cette époque que les doctrines ont pris corps qui seront par la suite reprises sans grand changement.
AVANT L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE
Depuis l'établissement de l'Empire chrétien, il n'est pas rare de trouver sous la plume des évêques du Conseil des Empereurs des parallèles entre ceux qui sont les lieutenants de Dieu sur terre et les figures de l'Ancien Testament. Constantin vainqueur de Maxence est le nouveau Moise qui triomphe de Pharaon, Marcien lorsqu'il convoque li faut signaler M. PACAuT, La théocratie: l'Eglise et le poUIJOir a11 Moyen Age, Paris, H. X. ARQU1LLIÈRE, L'a~~gu.rtini.rme politiqHe. Bisai sur la formation tkslbéories politiques du Moyen Age, 2° éd., 1956; et les travaux nombreux de W. ULLMAN, en dernier lieu« The Bible and the principles of government in the Middle Ages», dans Bihbia [4], pp. 181-227. 1. 1957;
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aussi R.
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[12.7]·
P. R1CBÉ, G. LOBRICHON
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le Concile de Chalcédoine apparaît comme un nouveau David2• Cette conception religieuse du pouvoir impérial est encore concurrencée par le vieux concept stoïcien de l'Antiquité. Les survivances de la culture antique permettent au VIe siècle dans les royaumes barbares méditerranéens le maintien de l'image d'un roi philosophe, nouveau Trajan3 • Tout va changer à partir du VIle siècle, lorsque la Bible et la Bible seule devient le livre de référence par excellence pour ceux qui réfléchissent à la condition royale4. Nous le constatons dans l'Espagne wisigothique dans laquelle le clergé joue un rôle politique prédominant. Les conciles nationaux de Tolède sont des assemblées autant religieuses que politiques. Les évêques wisigoths et particulièrement Isidore de Séville imaginent la royauté wisigothique à l'exemple de celle que l'Ancien Testament présenté. Le Livre des Rois commence à devenir le « miroir » de la monarchie barbare. Pour Isidore, David est le modèle du roi humble et repentant, Salomon, le prince pacifique par excellence, à l'inverse, Jéroboam apparaît comme le mauvais roi qui « pécha et fit pécher Israël». D'autre part, en établissant les principes de la monarchie chrétienne, Isidore affirme la monarchie du Christ et rappelle que les rois doivent être au service de l'Eglise et qu'ils participent comme les autres chrétiens au sacerdoce du Christ après avoir reçu l'onction du baptême. li dit que dans l'Ancien Testament, seuls les rois et les prêtres étaient oints, depuis l'avènement du Christ, tous les fidèles reçoivent l'onction. Aussi avec les Pères du Ne Concile de Tolède, interdisant les attentats contre la royauté, il pourra rappeler la fameuse parole : « Ne touchez pas à mes Christs. » Ceci n'indique aucunement que dès cette époque les rois wisigoths étaient sacrés. Mais peu à peu en raison des circonstances religieuses et politiques particulières l'idée d'assimiler le roi wisigoth à un nouveau Christ s'impose. En 672., le roi Wamba est sacré comme l'étaient les rois de l'Ancien Testament. Dans la Gaule mérovingienne du VIe siècle, ceux qui réfléchissent sur le pouvoir royal, Fortunat et Grégoire de Tours particulièrement sont influencés par différents courants de pensée. La vieille notion germanique du roi, responsable de l'ordre cosmique et terrestre n'est pas oubliée. D'autre part, le concept stoïcien du prince antique attire encore 2. E. EwiG, « Das Bild Constantins des Grossen in den ersten Jahrhunderten des Abenlandischen Mittelalters », dans Spiitantike.t und Frankisches Ga/liens, Munich, 1976, 1, pp. 72 et s. 3· M. REYDELLET, La royauté dans la littérature latine de Sidoine Apollinaire à Isidon de Séville, Paris, 198z. + H. jAEGER, «Les doctrines bibliques et patristiques sur la royauté face aux institutions monarchiques hellénistiques et romaines», dans La monocralie, «Recueil de la Société Jean~», 2.0, Bruxelles, 1969, pp. 409-428; G. BARDY,« La monarchie dans la tradition patristtque », dans RBi, 1926, p. 461. '· M. REYDELLET, « La conception du souverain chez Isidore de Séville», dans Isidoriana, Leon, 1961, pp. 4n-466.
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nos écrivains. Pourtant déjà les références aux Rois de l'Ancien Testament ne sont pas absentes. Si Grégoire de Tours invoque incidemment David à propos de Clotaire Jer, il qualifie Gontran de bonus sacerdos, Fortunat va beaucoup plus loin puisque pour lui Childebert est un « nouveau Melchisédech », rex et sacerdos par ses vertus et les services qu'il rend. On a bien souvent commenté ce passage lui faisant dire plus qu'il n'en exprime réellement6 • A partir du vne siècle l'influence de l'Ancien Testament est beaucoup plus nette. Pour l'auteur du Liber Historiae Francorum, Dagobert, roi pacifique est un nouveau Salomon. L'évêque qui écrit pour un fils de Dagobert, une sorte de« Miroir de prince » est encore plus explicite : « li convient, très pieux roi, que tu relises fréquemment les saintes Ecritures afin que tu puisses y apprendre les raisons d'agir des anciens rois qui ont été agréables à Dieu »7 • Et de citer David, Salomon, Ezéchias. Le clerc veut jouer le rôle d'un prophète en avertissant le prince des dangers à éviter et des devoirs à pratiquer et en s'appuyant sur les Livres Sapientiaux et les Livres des Rois. En comparant ce texte aux Institutionum disciplinae écrites, à la même époque pour un prince wisigoth tout inspiré de la tradition antique8, on se rend compte que le portrait du roi idéal mérovingien annonce déjà celui que traceront les Carolingiens. Si nous quittons le Continent pour passer dans les lies britanniques où s'élabore une nouvelle culture à partir des Ecritures9 , nous sommes frappés des allusions de plus en plus nombreuses à la Bible. Pour l'auteur du traité Des douze abus du siècle qui allait être un des écrits les plus lus et les plus recopiés dans tout le Moyen Age10, le prototype du « roi unique » est présenté dans le livre de Samuel et le tableau du règne béni de Dieu s'inspire de la Genèse. Le roi doit protéger la veuve et les orphelins comme le recommande le Deutéronome. Gildas dont la culture biblique est très grande11 fait un parallèle entre le tyran et le roi Achab et présente Ezéchias comme le modèle du roi pieux. Bède le Vénérable connait Gildas mais il connait encore mieux les livres de l'Ancien Testament. Dans son commentaire sur Samuel écrit en 716, il trace le portrait des bons et des mauvais rois12• Les 6. G. MARTINI, « Regale sacerdotum », dans Arthivio della Deputa~_ione romana Ji Storia patria, 6r, 1938, pp. 1-166. 7· Texte traduit dans P. RrcHÉ [73], p. 3848. Ibid., p. 390. 9· P. R1CHÉ [7z], pp. 351 et s. 10. H. H . .ANTON, « Pseudo-Cyprian, De duodetim abusiviJ saetuli und sein Einfluss auf der Kontinent insbesondere auf die karolingischen Fürstenspiegel », dans Die lrm und Europa im friiheren M#telalter, Stuttgart, 1982, II, pp. 568-617. II, F. C. BuRKITI", «La Bible de Gildas», dans R.B, 1934, pp. zo6-zr5 etF. KERLOUEGAN, Lu destinéu de la çullttre latine Jans J'ile de Bretagne au VI• siètle. Retherthu sur le« De Extitiio Britanniae »de Gildas (Thèse d'Etat, Paris IV, exempl. dactylogr., 1977), pp. 79-87. u. J.-M. W ALLACE-HADRILL, Ear!J germaniç King.rhip in England and on the Continent, Oxford, 1971, pp. 72 et s.
Vivre la Bible
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allusions à l'Ancien Testament sont plus rares dans son Histoire ecclé-
siastique. C'est là pourtant qu'il cite la lettre du pape Vitalien au roi Oswy (III, 2.9) dans laquelle le pape citant Isaïe (XI, 10) parle de l'arbre de Jessé d'où sortent les rois en comparant rois anglo-saxons et rois d'Israël. Peu à peu se dessine la figure biblique des rois chrétiens de l'Occident.
LA BIBLE ET LA POLITIQUE CAROLINGIENNE
Les rois d'Israël prototypes des rois carolingiens En 75 1, Pépin le Bref avec l'assentiment du pape prend la place des rois mérovingiens. Cet événement marque non seulement le changement d'une dynastie mais une transformation radicale dans la conception de la monarchie. Le roi n'est plus simplement le prince doué de qualités éminentes, capable de faire régner l'ordre et la justice. Il n'est plus seulement le successeur des rois germaniques, forts d'une puissance quasi magique, il devient l'héritier des rois de l'Ancien Testament. Pépin est le fils de Charles Martel qui, à deux reprises, est comparé à Josué, qui peut-être dut son surnom à un rapprochement avec Judas Maccabée13• Pépin est non seulement élu roi en 75 I, mais il est sacré, c'est-à-dire il devient l'oint du Seigneur comme l'étaient Saül et David. Cette innovation a fait l'objet de bien des commentaires auxquels je renvoie le lecteur14• Ecartant l'hypothèse de ceux qui pensent, soit que la confirmation de Oovis à son baptême tenait déjà lieu de sacre15, soit que le sacre était déjà usité dans les pays insulaires 16, rappelons que les rois wisigoths étaient sacrés depuis 67 z et que les clercs carolingiens en avaient sans doute été informés17• Mais les évêques avaient-ils besoin de ce précédent pour prendre leur décision ? La relecture du Livre des Rois et le commentaire qu'avaient fait Bède et Grégoire le Grand, leur permettaient de légitimer leur acte. Pépin n'était plus seulement l'élu des Grands, il était l'élu de Dieu : « L'esprit de Dieu est en lui» (I Sam., X, 6). Il peut dire au Seigneur avec Salomon:« Tu m'as élu roi » (Sag. IX, 7) et s'il ne se dit pas encore comme ses successeurs « roi par la grâce de Dieu », il affirme en 76o que « la divine 13. E._ EWIG, « Zum christlichen Kôniggedanken im Frühnûttelalter », dans Spiitanlikes... ,
I, p. 41.
14. L. HALPHEN, Charlemagne et l'Empire carolingien, Paris, 1947, p. 2S et s.; M. BLOCH, Lu rois thaumaturges, 2• éd., Paris, 1983. 1S. DB PANGE, Le Roi Très Chrétien, Paris, 1949· 16. Cf. M. BLOCH, op. cil., p. 468. _ 17. P. D. KING, Law and Sotie/y in the visigothic Kingdom, Cambridge, 1.972, p. 48 et s.
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Providence l'a oint pour le trône royal >> et qu'« il a été placé sur le trône à l'aide du Seigneur »1s. Pépin et ses successeurs sont donc les émules des rois bibliques. Il serait fastidieux de relever tous les passages dans lesquels les clercs carolingiens rivalisent pour célébrer les princes19. Alcuin ne peut s'adresser au roi sans lui donner le nom de David. Citons quelques lignes d'une lettre écrite vers 794 : « Heureuse, a dit le psalmiste, la nation dont Dieu est le Seigneur; heureux le peuple exalté par un chef et soutenu par un prédicateur de la foi dont la main droite brandit le glaive des triomphes, dont la bouche fait retentir la trompette de la vérité catholique. C'est ainsi que jadis, David choisi par Dieu comme roi du peuple qui était alors son peuple élu ... soumit à Israël par son glaive victorieux les nations alentour et prêcha parmi les siens la Loi divine. De la noble descendance d'Israël est sortie pour le salut du monde 'la fleur des champs et des vallées', le Christ à qui de nos jours, le nouveau peuple qu'il a fait sien, doit un autre David ... » (Lettre 41). Ce texte est écrit peu après le Concile de Francfort pendant lequel Charlemagne avait été appelé rex et sacerdos. Mais comme le remarque H. Fichtenau20, ni David, ni Salomon ne furent des rois-prêtres, Melchisédech étant le seul roi-prêtre de l'Ancien Testament. Si Charlemagne est prêtre c'est qu'il juge le bien et le mal d'après la Loi et comme le dit Paulin d'Aquilée« il est un roi dans son pouvoir, un prêtre dans ses sermons ». Charlemagne aime également se comparer à Josias, ce roi qui avait fait restaurer le temple et ordonner à la classe sacerdotale de corriger les abus (IV Rois, 22-23). Dans la préface de l' Admonitio generalis de 789, Charles écrit : « Nous avons lu en effet dans le Livre des Rois comment le saint Josias s'efforça de ramener au culte du vrai Dieu le royaume qu'il tenait de lui et comment à cet effet il le parcourut, l'admonesta et le corrigea, non que je veuille m'égaler à sa sainteté mais nous devons toujours suivre l'exemple des saints et réunir tous ceux que nous pouvons dans l'effort vers une vie sainte21. »Louis le Pieux est également un nouveau David, mais aussi un nouveau Salomon. Ermold le Noir parlant du sacre de Louis met dans la bouche du pape Etienne IV un long parallèle entre l'empereur et Salomon et reprend les paroles de la reine de Saba au roi d'Israël22• Au IXe siècle, la figure de Salomon constructeur du temple, auteur présumé du Livre de la Sagesse, est plus évoquée que celle de David. Les rois carolingiens doivent méditer la parole : omnia in sapientia fecistis, se conduire selon 18. 19. et 109 20. 21. 22.
L. lLu.PHEN, op. cil., pp. 23 et 75· H. ANTON, Fiirslenspiegel und Herrscherethos in der Karolingerzeil, Bonn, 1968, pp. 75-76 et s. H. FICHTENAU, L'Empire carolingien, Paris, 1958, p. 82. MGH, Capit. 1, p. 52.. ERMOLD LE NoiR, Poème sur Louis le Pieux, éd. FARAL, Paris, 1932 (vers 892-925).
Vivre la Bible les lois de la. Sagesse. En Charles le Chauve, pour les lettrés, se concilient le roi philosophe de l'Antiquité et le roi sage de l'Ancien Testament23• Dans les Bibles exécutées pour Cllarles le Chauve, les peintures et les inscriptions sont à ce sujet très explicitesH. Le Livre des Rois qui se trouve dans toutes les bibliothèques ainsi que ses commentaires, particulièrement ceux de Bède le Vénérable et de Grégoire le Grand, doivent être lus et relus par les princes. Dans son poème à Pépin d'Aquitaine, Ermold le Noir écrit : « Tu pourras, Prince, lire dans l'histoire des Rois, lesquels d'entre eux ont été agréables à Dieu et quel profit ils en ont tiré »; après avoir donné les exemples de Saül, David, Salomon, il ajoute « tous les rois qui ont observé les préceptes de Dieu ont conservé leur royaume et obtenu toutes les prospérités ». Loup de Ferrières, Hincmar et bien d'autres tireront leurs références de ce même ouvrage26• L'élection des princes, les formules du sacre et le couronnement des rois évoquent également les figures des rois d'Israël ou des héros bibliques. La Missa pro principe du missel de Bobbio qui date peut-être du début du VIlle siècle, demande l'intercession d'Abraham, de Moïse, de Josué et de David. Le Palimpseste de Reichenau reprend un passage de TI Mac. (I, 24-25). La Benedictio super principes contenue dans le sacramentaire d'Angoulême de la fin du vme siècle, en partie reprise lors du couronnement de Louis TI à Troyes en 878 26, demande à Dieu que le roi soit semblable à Moïse, Josué, Samuel, David et Salomon. Pour donner aux objets symboliques du pouvoir royal une valeur religieuse, les clercs trouvent également des références dans l'Ancien Testament : pour l'épée le Psaume 44. 4 : « Accingere gladio tuo super femur tuum », pour le sceptre, le Psaume 2, 9 : reges eos in virga ferrea, ou encore Sagesse 6, 22 : « si•.• delectaminis sedibus et sceptris, o reges populi diligite sapientiam ». La couronne est celle d'Aaron : « corona aurea super mitram ejus » (Sir. 45, 14), c'est la couronne de gloire dont parlent Isaïe 62., 3 et Jérémie 13, I827. Lorsqu'au xe siècle, Otton Jer fera fabriquer la couronne avant son expédition qui devait le conduire à l'Empire, il y fera poser quatre plaques se rapportant aux douze apôtres et aux douze tribus de Juda et entre elles quatre émaux évoquant les prophètes et les rois de l'Ancien Testament. De plus, sous la. couronne,
23. P. RxcHÉ, «Charles le Chauve et la culture de son temps», dans Colloque Jean Scot Erigène, Paris, 1977, p. 45, réimpr. dans Inslrl«tion et tlie religieUJe dans le haut MI!Jen Age, Variorum Reprints, Londres, 1981. 24· H. ANToN, op. cil., p. 259. La Bible de Saint-Paul-Hors-les-Murs présente dans une miniature l'onction de Salomon par Nathan. 25. ERMoLn LE NoiR, Eplm 1111 roi Pépin, éd. FARAL, p. 227. LouP DE FERRIÈRES, Correspontlançe, éd. LEvn.LAIN, Paris, 1927, t. I, p. 163. 26. E. EWIG, « Zum christlichen••• », p. 20. 27. P. E. ScHRAMM, Herrschajtr.(.eichen und Staats.rymbolik, Stuttgart, 1954-I9S6.
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était prévu le port de la mitre, comme il est dit à propos d' Aaron28. La construction du trône au premier étage de la chapelle d'Aix avec ses six degrés et ses bras de part et d'autre, correspond à la description donnée dans le Livre des Rois (I Sam., 1 o, 1 8) au sujet du trône de Salomon. Le palais royal lui-même peut être considéré comme un nouveau temple, lui-même anticipation de la Jérusalem céleste et du Paradis, c'est du moins ainsi que le présente Walafrid Strabon dans son poème De imagine
Tetrici 29• Tels les rois de l'Ancien Testament, les princes carolingiens établissent la loi de Dieu sur terre, ils légifèrent autant en matière religieuse que civile, s'occupant de discipline ecclésiastique, de formation et de recrutement du clergé, de l'instruction religieuse des fidèles, de la liturgie, de l'administration des sacrements, etc. lls font revivre la vieille institution judaique de la dîme; de même ils légitiment leur politique économique et sociale en citant tel ou tel verset de l'Ancien Testament. Ainsi dans l' Admonitio generalis de 789, Charlemagne écrit : « Que tous emploient des mesures égales et exactes ainsi que des poids justes et égaux... Ainsi que nous avons dans la loi le précepte du Seigneur et de même le Seigneur disant dans le Livre de Salomon : mon âme hait poids et poids, mesure et mesure» (Deut. z5, 13 etProv. zo, 10 et z3). De même, il se réfère à l'Ancien Testament pour interdire le prêt à intérêt. Lorsque, dans l'édit de Pitres en 864, Charles le Chauve parle de l'esclavage, il cite le Lévitique (z5, 39-41) qui prescrit le retour à la liberté après six ans de servitude. Enfin à l'instar des rois bibliques, les Carolingiens ordonnent des prières expiatoires, des jeûnes et des pénitences au moment des calamités publiques ou des famines. Les successeurs des Carolingiens n'oublient pas que la loi religieuse doit inspirer leur législation. Alfred le Grand fait réviser les codes anglo-saxons en s'inspirant de l'Exode et du Deutéronome. Otton ID lui-même, lorsqu'il évoque l'interdiction par la loi romaine de faire des procès à l'époque des moissons et des vendanges, décide de l'autoriser toute l'année saufle dimanche, et il cite le Psaume 106, 3 :«Heureux ceux qui observent le droit, ceux qui pratiquent en tout temps la justice »30• Le peuple franc, nouvel Israël
L'avènement et le triomphe des Carolingiens sont salués par les clercs comme une victoire du nouveau peuple d'Israël. L'alliance que .z8. R. FoLZ, La naù.r1111&e du Saint-Empire, Pari5, 1967, pp. S1 et 5. 29. P. RlcHÉ, « La représentation du palais dans les textes littéraire5 du haut Moyen Age», dans Françia, 1976, pp. 167-168, réimpr. dans Instruçtion ... (voir n. 23). 30. M. LARES, Bible [64], pp. s1 et s.
Vivre la Bible les rois établissent avec l'Eglise romaine est comparée à l'alliance de Dieu et du peuple juif. Le peuple franc est le nouveau peuple élu, en témoigne le prologue de la Loi Salique ou la lettre que le pape Etienne II envoie à Pépin : « D est déclaré qu'au-dessus de toutes les nations qui sont sous le ciel, a été placée votre nation franque qui m'est favorable à moi, Pierre, c'est pourquoi je vous ai confié l'Eglise que j'ai reçue de Dieu »31• Les ennemis des Francs sont comparés aux adversaires d'Israël : les rois que combattent les Carolingiens sont de nouveaux Jéroboam et Achab32• De même que Dieu avait éprouvé Israël en le livrant à la colère de ses ennemis, il éprouve le peuple franc et le fait triompher33. Lorsque Paschase Radbert écrit son Commentaire sur les Lamentations de Jérémie, il ne peut s'empêcher d'évoquer les dévastations opérées par les Normands à la même époque : « D me convient moins de commenter Jérémie que de pleurer et de me lamenter car comme le verset suivant le fait connaître, ces malheurs multiples ont pour cause les péchés du peuple, l'iniquité des pasteurs et des grands ... Dieu brandit son glaive, il en menace nos cous et la hache est au pied de l'arbre, car notre esprit est rebelle au bien. Telle est la raison pour laquelle sévit le glaive du barbare, glaive sorti du fourreau du Seigneur... » Dans ses Gesta Caro li, Notker de Saint-Gall compare les victoires de Charles et de Louis sur les Normands à celles que David et Salomon remportèrent sur les peuples païens (II, 19). Lorsque en 88z Charles le Gros a l'imprudence d'accueillir le chef normand, le chroniqueur de Fulda l'accuse d'agir more Achabico se souvenant d'Achab qui avait eu l'imprudence de traiter avec les envoyés du roi d'Aran. Les guerres civiles qui ruinèrent la G.tule conduisent les chroniqueurs à évoquer l'histoire du peuple juif. Ainsi Hincmar dans sa préface de la Vie de saint Rémi dit-il que les sources concernant l'archevêque de Reims avaient disparu, comme avaient été détruits tous les livres du temps de la dévastation de la Judée par les Chaldéens ; de même Pépin avait reconstitué le temporel de l'Eglise de Reims, comme Esdras avait rassemblé les éléments des livres de l'Ecriture sainte. Lorsqu'ils parlent de la révolte des fils de Louis le Pieux contre leur père, les contemporains ne peuvent s'empêcher de faire allusion à l'insurrection d'Absalon contre DavidM. Achitophel qui poussa Absalon à la révolte est pour Agobard, Amalaire, Raban Maur le type du mauvais conseiller36• Lorsque les ennemis de l'impératrice Judith déplorent 3I· MGH, Epist. IV, p. 503. Cf. ERMOLD LE NoiR, Poème ... , vers 97z et s. 3z. ANTON, op. cil., pp. 349-435· 33· NOTKER DE SAINT-GALL, Ge.rta Caroli, Il, 13 (juges .z, zz et 7, z). 34· Raban MAuR, Liber de rwerenliafiliorum erga patres et erga rege.r, MGH, Epi.rt. V, p. 403; DHUODA, Manue/IT, 1, éd. P. RrcHÉ, p. 137. 35 • G. BIDAULT,« Achitophel conseiller de la dissidence». dans Rer~~~e du Mqyen Age latin, 1, 1945, pp. n-6o.
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ses agissements contre le prince Lothaire, ils ne peuvent que la comparer à Athalie, à Jézabel et à Dalila36• Lorsque le traité de Verdun de 843 met fin provisoitement aux luttes entre les fils de Louis le Pieux, le diacre de Lyon, Florus, fait un long poème sur la Déploration sur la division de l'Empire annonçant les châtiments qui risquent de s'abattre sur l'Occident, il cite Ezéchiel 13, 10 et Amos 8. Comparer le peuple franc à celui d'Israël est donc habituel dans le monde carolingien. Disons pour terminer que dans l'Espagne du rxe siècle, les chroniqueurs eux aussi pensent que le peuple wisigoth est également le peuple élu. Lorsque Pélage est victorieux de cent vingt-quatre mille Chaldéens, c'est-à-dire des Arabes, la chronique d'Alphonse III le compare à Gédéon, vainqueur des cent vingt mille Madianites. Les années d'oppression arabe sont assimilées à celles de la captivité de Babylone.
Les évêques carolingiens successeurs des prophètes Si les rois carolingiens sont héritiers des rois de l'Ancien Testament, les clercs qui les conseillent n'hésitent pas à se dire de la lignée des prophètes Michée, Ezéchiel, Nathan, etc. Déjà au vne siècle, dans la lettre de l'évêque à un prince mérovingien, on lit : « Les rois dont nous parlons présentent toujours un cœur attentif aux avertissements du prophète. C'est pourquoi très glorieux Seigneur il faut que vous écoutiez aussi les évêques et que vous aimiez vos plus anciens conseillers et celui qui auprès de vous dirige le palais ... » Les clercs qui adressent aux princes des lettres de conseils ou des traités appelés « Miroirs » se réfèrent aux conseillers des rois de l'Ancien Testament. A partir du règne de Louis le Pieux la parole d'Aggée (z, n) «Interroge les prêtres sur la loi » et devient le mot d'ordre de l'épiscopat. En effet, comme l'a bien montré Etienne Delaruelle, l'épiscopat, conscient de ses responsabilités, se prononce sur les grands intérêts de l'Etat et de la chrétienté. Au Concile de Paris de 82.9, on présente un programme de réformes à l'empereur. On évoque le spectre de Saül à qui, de par sa désobéissance, le royaume fut enlevé pour être donné à David. On parle d'Héli et de ses fils dont la négligence leur valut la perte de l'Arche. Déplorant que les biens de l'Eglise soient accaparés par les laïcs, on rappelle comment les rapines d'Akan, fils de Karmi, entraînèrent la colère de Yahvé contre les fils d'Israël (Josué, 7). Celui qui joua le principal rôle dans le Concile est Jonas, évêque d'Orléans. Peu après 82.9, il adresse à Pépin, roi d'Aquitaine, le De institutione regia 36. Paschase RADBBRT, Epitaphium Ar.renii, PL, r 20, 1640; AGOBARD, Liber Apologelicu.r, I04, 307-320·
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qui se présente comme un véritable traité politique selon l'Ecriture saintes'. En dehors des emprunts faits à la littérature patristique, Jonas cite explicitement cinquante-cinq passages de l'Ancien Testament et trente-sept passages du Nouveau Testament. Certains chapitres (1o et 1 5) se présentent sous la forme d'une longue suite de citations. Pour Jonas qui s'appuie sur Deutéronome 17, 17-zo, le sacerdoce qui conseille la royauté est seul interprète des volontés divines; c'est comme le dit Etienne Delaruelle « la théocratie ou si l'on préfère le gouvernement sacerdotal ». La crise qui conduit à la déposition de Louis le Pieux à Saint-Médard de Soissons est l'occasion de relire le Livre des Rois : de même que Samuel a remplacé Saül par David, de même les évêques peuvent déposer l'empereur coupable de fraude et installer son fils à sa place38. Ces citations scripturaires sont reprises pendant la période de Confraternité qui suivit le partage de 843, mais alors c'est au Livre des Proverbes que l'on se réfère : « Le frère aidé par son frère est comme une ville forte» (Prov. 18, 19) ou bien« là où il n'y a pas dedirigeantslepeuples'effondre» (Prov. 11, 14). A l'assemblée de Yütz près de Thionville en 844, les évêques rappellent aux princes qu'ils sont leurs pères en citant Aggée z, 12, Deut. 32, 7 et Ps. 95, 17. Lorsque en 878, Louis le Germanique envahit le royaume de Charles, Hincmar au nom des évêques lui écrit une longue lettre dans laquelle il lui recommande de r.elire le deuxième Livre des Rois et l'histoire de Saül et de David : « Il y verra de quel respect, bien que le Seigneur l'eût réprouvé et rejeté, Saül fut jusqu'au bout entouré par Samuel, ce prêtre Samuel dont les évêques tiennent quoique indignes la place dans l'Eglise »39• Hincmar, conseiller de Charles le Chauve, ne cesse pas de se considérer comme le successeur des prophètes. Dans le De ordine palatii, il se présente comme un nouvel Ezéchiel en rappelant le mot de ce dernier « Ecoute, tu leur annonceras ce que tu auras appris de moi >>. De même qu'Ezéchiel était « guetteur de la maison d'Israël », les évêques sont, comme le veut l'étymologie du mot, « des veilleurs ». Que les rois se souviennent qu'ils ont été sacrés par les évêques : « Dans l'Histoire des Rois nous lisons que les princes des prêtres lorsqu'ils consacraient les rois dans la royauté par l'onction sacrée, leur posaient sur la tête la couronne significative de victoire et plaçaient en leurs mains la Loi par laquelle ils devaient se diriger eux-mêmes, corriger les pervers et diriger les bons dans la voie droite. » Devenu après la mort de Charles le Chauve conseiller de son sucees-
37· E. DELARUELLE, « En relisant le De institutione regia de Jonas d'Orléans. L'entrée en scène de l'épiscopat», dans Mélanges Halphen, Paris, 1951, pp. 185-192.. Cf. l'introduction de l'édition de REviRON, Paris, 1930. 38. L. HALPHBN, op. cil., pp. 2.91 et s. 39· Ibid., p. 362..
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seur Louis le Bègue, Hincmar se met cette fois à la place du prophète Michée dont il cite un long passage'O. Rois et évêques doivent collaborer. L'autorité sacerdotale est supérieure en matières spirituelle et morale. Les évêques n'hésitent pas à intervenir lorsque les princes risquent de violer la loi de Dieu ou de laisser les laies confisquer les biens d'Eglise. En 881, le synode de Saint-Macre auquel assiste Hincmar met en garde ces derniers en rappelant qu'Ozias est devenu lépreux après avoir osé prendre l'encens dans le temple (TI Chro. 2.6, 16). Le rôle que les évêques ont joué auprès des princes les a conduits à exiger d'eux une promesse au moment du sacre. Lorsque Charles le Chauve est sacré roi de Lotharingie en 869, il s'engage à maintenir à ses sujets l'intégrité de leur personne et de leurs biens et d'accorder aux plus démunis des secours. Semblable promesse est exigée de Louis le Bègue en 877 et d'Eudes en 888. Il est intéressant de rapprocher cette promesse d'un précédent biblique : en effet les rois de l'Ancien Testament, recevant l'onction, concluaient avec le peuple un pacte et une sorte de contrat, qu'il s'agisse de David (TI Sam. ~. 3), de Roboam (III Rois 12., 4) et surtout de Joas (IV Rois II, 12.). Or le sacre de Joas commenté par Bède puis par Claude de Turin et Angelome de Luxeuil est évoqué par Hincmar dans ses différents traités. Sans doute Hincmar qui veut se conduire auprès de Charles le Chauve comme J oiada auprès de Joas ne parle pas explicitement de promesses royales. Comme le dit Marcel David : « Est-ce à dire que les ecclésiastiques du IXe siècle et plus spécialement Hincmar tout féru de culture biblique ne se soient nullement inspirés de l'Ancien Testament pour introduire la promesse royale dans le sacre ? Ils n'y ont certes pas puisé un modèle tout fait et ce n'est pas du côté de la technique juridique qu'il faut chercher les emprunts. Ils se sont plutôt servis de la Bible pour justifier en doctrine la prestation de nos promesses dont ils trouvaient déjà la formule dans la pratique de leur temps. Les textes bibliques joints aux citations des Pères leur ont permis d'accréditer l'idée que Dieu impose par sa volonté propre des commandements aux monarques. L'Ancien Testament leur a permis aussi de montrer à leurs contemporains qu'en face d'un roi infidèle à ses devoirs les Israélites n'hésitaient pas dans les périodes de crise sinon à appliquer les sanctions du moins à poser leurs conditions »ü.
40. PL, 121, 989-990.
41. M.
DAVID,
a. J. DEVIssE [6sJ.
Le serment du sacre du IX• au XV• siècle, Strasbourg, I9P·
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Vitlre la Bible Le héros biblique prototype Je l'aristocrate çarolingien
Dans la société carolingienne, les clercs et les moines tiennent le premier rang, les laies viennent en second et souffrent en quelque sorte d'un complexe d'infériorité. Engagés dans les occupations terrestres, s'adonnant à la guerre ou à un métier, sont-ils appelés à franchir les portes du ciel ? Les clercs répondent à ces inquiétudes en invitant les laies à lire et à relire les Ecritures. Mais comme il est difficile de lire l'ensemble de la Bible, ils en tirent ce qui leur apparaît le plus adapté à leur état. L'Ecriture étant bien souvent considérée comme un miroir dans lequel les hommes doivent se regarder, on donne à ces petits traités le nom de speçU/a. Ainsi les laies ont entre leurs mains des livres de conseils auxquels ils peuvent se référer comme les moines et chanoines se réfèrent à leur règlef-2. Les Miroirs se présentent comme de véritables florilèges de l'Ecriture sainte. Prenons deux exemples : celui d'un miroir de prince et celui d'un miroir de laie. Dans le traité Via regia que Smaragde de Saint-Mihiel écrivit pour Louis le Pieux, on compte cent quarantesept citations de l'Ancien Testament et cinquante du Nouveau Testament. Dans le premier cas, neuf citations viennent du Pentateuque, trois des Livres des Rois, trente-six de l'Ecclésiaste, treize de la Sagesse, quarante-quatre du livre des Proverbes, neuf de Job, quime des Psaumes, huit d'Isaïe, trois de Malachie et trois de Jérémie. Pour le Nouveau Testament, vingt citations proviennent des Evangiles et vingt-six des Epitres43. Au milieu du IXe siècle, une aristocrate carolingienne, Dhuoda, écrit un manuel d'éducation pour son fils âgé alors de seize ans. La culture biblique de Dhuoda est assez étonnante puisque nous pouvons relever plus de quatre cents citations de l'Ancien Testament et deux cent trente du Nouveau". Certains livres de la Bible sont plus représentés que d'autres. Dans l'Ancien Testament, les Livres Sapientiaux, le Livre de Job et le Psautier l'emportent, en dehors de la série des Psaumes uo-u8; presque tous les autres sont représentés. Pour le Nouveau Testament, l'Evangile de saint Matthieu et les Epittes de saint Paul sont les plus fréquemment cités. Dhuoda cite de mémoire le plus souvent et adapte à son texte les versets bibliques. Le mot ou l'expression qu'elle emploie lui rappelle naturellement tel passage scripturaire. Dhuoda invite son fils à reprendre tel passage de l'Ecriture en disant : « Nous lisons que Sem, fils de Noé... il est écrit dans l'Evangile... 42. P. RicHÉ [nl. PP· 288-2 9 1. 43· PL, 102, 9H-97D, t:r.Ld. franç. W. WITTERS (La-Pierre-qui-Vire) sans date (19so). 44· Ed. P. RicH1i, «Sources chrétiennes», n• 22S, Paris, I97S·
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l'Apôtre dit... » Elle souhaite que son fils puisse poursuivre ses études de la sainte Ecriture, il découvrira ce qu'il faut éviter, ce qu'il faut rechercher et ce qu'il doit faire en toute occasion. Les Miroirs permettent de dessiner la figure idéale de l'aristocrate en référence avec les personnages bibliques. Sem, Isaac, Joseph sont les modèles des enfants qui doivent obéissance et respect à leurs parents. Joseph est l'exemple du jeune homme chaste, Job celui du père de famille qui est passé de la prospérité à l'épreuve. Grégoire le Grand, auteur des Mora/ia in Job, ouvrage très lu dans le haut Moyen Age, avait popularisé cette figure que nous trouvons continuellement évoquée à notre époque. Comme le recommandaient Ez. z, z 1, Deut. z 7, 19, Jér. zz, 3, Job avait pris la défense des pauvres et des orphelins, des veuves ; les auteurs carolingiens rappellent aux laïcs qu'ils doivent s'engager sur cette voie. L'aristocrate carolingien n'est pas simplement un homme de bien mais il est un guerrier qui doit mettre sa force au service de Dieu. Déjà apparaît la division de la société en deux ordres, celui des guerriers et celui des prêtres. En 747, le pape Zacharie écrivait à Pépin le Bref: « Aux princes, aux hommes du siècle et aux guerriers revient le soin de prendre garde à l'astuce des ennemis et de défendre le pays. Aux évêques, aux prêtres, aux serviteurs de Dieu, il appartient d'agir par des conseils salutaires et par des prières afin que grâce à Dieu, nous priant, ceux-là combattant, le pays demeure sauf »45• Les clercs carolingiens légitiment la fonction des « be//atores » à l'aide de références bibliques. Dans son traité De regis persona, Hincmar rappelle que ceux qui font la guerre ne déplaisent pas à Dieu; il prend comme référence la lettre d'Augustin au comte Boniface, mais aussi donne l'exemple de David et du centurion de l'Evangile'6• Un soldat chrétien doit se contenter de sa solde comme le recommandait Jean-Baptiste (Luc 3, 13) et surtout doit suivre l'exemple des guerriers de l'Ancien Testament. Les « Miroirs » des princes mais aussi les épitaphes qui font l'éloge d'aristocrates laïcs, les poèmes en l'honneur de chefs de guerre rappellent le souvenir 47 de Samson, Gédéon, David, Josué, etc. Parmi les héros bibliques les plus souvent évoqués figurent les Maccabées, particulièrement Judas Maccabée, morts pour la défense de leurs lois et de leur patrie (II Mac. IV, 5). D'ailleurs les Maccabées passaient pour des martyrs et les églises de Milan et de Cologne prétendaient posséder leurs reliques. Le plus bel éloge que l'on puisse faire à un guerrier c'est de le comparer à Judas Maccabée : ainsi les Annales Je Fu/ela (867) appellent Robert le Fort « le Maccabée de notre temps » et Hincmar, 45· MGH, Epi.tt., III, p. 56. 46. PL, I 2f, 841. 47· MGH, Po1t. ae11. Carol., II, pp.
121,
639, 651, 66o; IV, p. 138.
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Sedtilius Scotus et bien d'autres font des Maccabées les prototypes des guerriers chrétiens48. Notons enfin que le Uvre des Maccabées (II Mac. 1 z, 46) permet à nos auteurs de recommander les prières pour ceux qui sont morts49• Parmi les figures des héros bibliques, celle des Maccabées est donc une des plus célèbres à l'époque carolingienne et le restera pendant tout le Moyen Age. Une étude d'ensemble mériterait d'être faite à ce sujet. Ainsi il est indéniable que la lecture des textes de l'Ecriture contribue à la naissance de ce que l'on appellera plus tard l'idéal chevaleresque. Tous ceux qui décrivent le soldat chrétien se réfèrent à la Bible, le concept de la guerre sainte tire en partie ses sources de l'Ancien Testament50.
CoNCLUSION
Nous aimerions poursuivre l'étude de l'influence de la Bible sur la vie politique et sociale du Moyen Age en reprenant les articles parus ici et là. C'est un travail qui en lui-même mériterait un grand développement. Contentons-nous de rappeler que les princes et les évêques du xe siècle, avant et après la restauration de l'Empire en 96z n'ont guère innové, que les Ottoniens se montrent dignes successeurs des Carolingiens. Ainsi dans le rituel du couronnement impérial, l'évêque demande à Dieu de bénir le nouvel empereur : « Rends-lui visite comme tu le fis à Moïse dans le Buisson ardent, à Josué au combat, à Gédéon dans son champ, à Samuel dans le temple; remplis-le de ta bénédiction étoilée, pénètre-le de la rose et de ta sagesse, que le bienheureux David a reçu sur son psaltérion et que son fils Salomon a obtenu du ciel grâce à tes largesses ... »51. Dans son éloge d'Adélaïde, épouse d'Otton Ier, Odilon de Cluny applique à la reine ce qu'il trouve dans Deut. 1 ~, 8 et Prov. 31, zo-z962 • La royauté biblique continue et continuera longtemps encore à être présentée comme l'idéal à atteindre53 • A partir du xie siècle, au moment où éclate la querelle des Investitures, pape, évêques, princes et tous les polémistes qui sont à leur service trouvent dans les Ecritures des références qui peuvent alimenter 48. PL, r ZJ, 844; MGH, Poet. aev. Carol., IV, p. 138. 49· H • .ANToN, op. til., p. 434; DHUODA, Manuel, VITI, 16, p. 323. So. E. DELARUELLE, « Essai sur la fonnation de l'idée de croisade» dans BN/Iet. de lilléralurtJ eulésiastique, 1941, 1944, 1953, 19s4; E. ERDMANN, Die Bnslehung des Kreuz:;:_ugsgedanleen, Dannstadt, 19S5, trad. angl., Princeton, 1977; P. ALPHANDÉRY, « Les citations bibliques chez les historiens de la première croisade», dans RHR, 1929, pp. 139-157. 51. R. FoLZ, op. eil., pp. 283-284. Cf. l'épitaphe de Otton 1, PL, r 42, 967. 52· ÜDILON, Vila Adelaitlis, § 5; MGH, SS, IV, p. 639. B· A. GRABols, « L'idéal de la royauté biblique dans la pensée de Thomas Becket», dans Colloque Thomas &e.ket, Paris, 1975, pp. 103-IIO.
La vie politique
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leur argumentation. Il y a non seulement usage mais abus de la Bible pour reprendre le titre d'un article de J. LeclercqM. L'éditeur du Registre de Grégoire VII a pu relever plus de cinq cents textes bibliques. Dans la littérature polémiste du xne siècle publiée dans les Monnmenta Germaniae Historica, on trouve référence à plus de sept cents passages de la Bible se répartissant par moitié dans l'Ancien et le Nouveau Testament; les livres les plus souvent cités sont ceux du Pentateuque, les livres historiques, les Prophètes, les Evangile et les Epîtres de saint Paul55. C'est également à cette époque que se forme « la trop fameuse théorie des deux glaives »58• Alors qu'Alcuin, consulté par Charlemagne, n'avait vu à ce passage de Luc z.z., ~8 que l'image du corps et de l'âme, un conseiller d'Henri IV en tire argument pour distinguer pouvoir spirituel et temporel. On sait comment les clercs jusqu'à Boniface VIII reprendront à leur profit l'image devenue classique. Jusqu'à la fin du Moyen Age, partisans et adversaires de la théocratie pontificale, les uns voulant prouver la toute-puissance de l'Eglise romaine, les autres, la subordination de l'Eglise à l'Etat, rivaliseront d'habileté et d'érudition pour tirer des allégories bibliques ce qui vient à la défense de leur parti. Mais de semblables argumentations ne feront que déconsidérer ceux qui les utilisent et finiront par pervertir l'intelligence spirituelle de l'Ecriture57 • Pierre RrcHÉ.
ANNEXE CITATIONS LES PLUS SOUVENT UTILISÉES
Gen. 2.7, 2.9 : Que des peuples te servent, que des populations se prosternent devant toi... Dent. 17, 18 : Et 9uand il sera monté sur son trône royal il écrira pour luimême une cop1e de cette loi que lui transmettront les prêtres lévites. 1 Sam. passim et particulièrement 10, 1 : Samuel prit la fiole d'huile, la versa sur la tête de Saül; 10, 6: alors fondra sur toi Pesprit du Seigneur; 16, 13 : (onction de David). II Sam. 5, 3 :Le roi David conclut en leur faveur une alliance à Hébron devant le Seigneur et ils oignirent David comme roi d'Israël. H· J. LECLERCQ, «Usage et abus de la Bible au temps de la Réforme grégorienne», dans Bible [3], pp. 89-108. ~ 5. Libelli de lite imperalorum el pontificum saeculis XI el XII consmpti, MGH, Hanovre, 1891-1 897; cf. HACKELSPERGER, Bibelund miltllalterlichen Reichsgedanke, Bottrop in Westfalien, 1934· 56. Y. CoNGAR, «La ttop fameuse théorie des deux glaives», dans Catholicisme, V (19~7), col. 39-42. réimpr. dans Sainte Eglise, Paris, 1963, pp. 411-416. 57· DE LuBAC [u], IV, pp. 381 et s.
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Ps. 45, 18 : Tu en feras des princes sur toute la terre. Prov. 11, 14 : Le salut est dans le nombre des conseillers; 8, 15 : Par moi règnent les rois et les grands fixent de justes décrets. Sag. 6, ; : Vous avez reçu du Seigneur votre pouvoir; 9, 7: C'est toi qui m'as préféré pour être roi de ton peuple. Jér. 1, 10 : Sache que je te donne aujourd'hui autorité sur les nations et les royaumes. Ez. ;, 17 : Fils d'homme je t'ai établi guetteur pour la maison d'Israël. Dan. 5, z 1 : Dieu est maître de la royauté des hommes et il y élève qui il veut. Osée 8, 4: ils ont créé des rois sans moi. Aggée z, 11 : Sollicite donc des prêtres une directive. Mat. 16, 18 : Tu es pierre et sur ce roc je bâtirai mon église, etc. 18, 15 :Tout ce que vous lierez sur terre ... zz, u : Rendez à César ce qui est à César... Luc 10, 16 : Qui vous écoute c'est moi qu'il écoute. zz, ;8 : Seigneur voici ici deux glaives ... Jean 18, ;6: Mon royaume n'est pas de ce monde. Rom. 13, 1-4 : Que toute personne soit soumise aux pouvoirs établis ... 1 Cor. z, 15 : L'homme spirituel juge de toutes les choses et n'est lui-même ugé par personne. 1 or. 6, ; : Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges et à plus forte raison les affaires de cette vie. 1 Pierrez, 17 : Craignez Dieu, honorez le roi.
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II - LA PASTORALE
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n reste de l'imagerie biblique médiévale ce que l'usure du temps, la négligence et l'action destructrice des hommes ont épargné. Dans quelle mesure les documents figurés qui nous sont parvenus permettent-ils de fonder une estimation, même approximative, d'une floraison sans pareille, d'analyser de façon valable les conditions, les formes et les effets de ce foisonnement ? En dépit des pertes, le nombre et la diversité des représentations sont considérables. Elles illustrent des manuscrits de tout genre, non seulement les Bibles, mais aussi les missels, les livres d'Heures, les bréviaires, les traités de théologie, les chronologies, les recueils scientifiques ... On les trouve dans tous les champs de l'art, sur tous les matériaux. Peinture murale, sculpture, vitrail, ivoire, tapisserie sont décorés par les scènes de l'Ancien et du Nouveau Testament. Les objets de la vie courante, les pièces du mobilier, la vaisselle n'ont pas échappé à cette diffusion universelle. Si l'on évalue l'étendue des perte.s à la mesure des œuvres rescapées et des vestiges, l'imagerie biblique devait être présente partout et à tous, à l'évêque et à son clergé, à l'abbé et à ses moines, aux seigneurs, aux artisans et aux paysans. Comment embrasser une telle profusion d'un seul regard ? Comment visiter ce musée où l'on doit imaginer les œuvres par centaines de mille pour approcher une vérité et deviner les mentalités qu'elle suppose ? A défaut de pouvoir saisir les ensembles dans leur étendue et leur richesse, il a semblé utile d'interroger quelques documents, choisis comme témoins représentatifs des principaux genres de l'iconographie biblique P. RICHÉ, G. LOBRICHON
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occidentale, des temps carolingiens à la fin du xve siècle. A un examen rationnel méthodique qui prendrait en compte chacun des modes d'analyse et des critères d'appréciation de l'image, on préférera le survol qui permet de discerner les cloisonnements et les reliefs essentiels. L'enquête sommaire posera les questions les plus simples : qui fait l'image ? pour qui ? comment ? quels genres littéraires ont le mieux inspiré les artistes ? quels choix ont-ils faits dans les textes? Les réponses s'attacheront aux données qui éclairent les problèmes de la signification plus qu'aux questions de composition et de style. L'imagier part des écrits bibliques et de leurs interprétations par les théologiens. Il traduit les mots en expression figurée. La nouvelle version est profondément marquée par les caractères propres du langage de l'image. La connaissance de ce langage est donc nécessaire à une lecture correcte des représentations. L'imagerie biblique dépend également de la nature des objets qu'elle décore, de la qualité de ceux qui la conçoivent, l'exécutent et l'utilisent. Les messages transmis aux clercs, aux lettrés et à l'ensemble du peuple chrétien peuvent n'avoir ni le même contenu ni la même forme.
L'IMAGERIE BIBLIQUE DES INITIÉS : L'ENLUMINURE
Les manuscrits à peintures carolingiens A l'époque carolingienne, la conjoncture historique détermine la qualité et la diffusion de l'imagerie biblique1• Fruit de l'initiative et du mécénat de Charlemagne et de ses descendants, le développement de la miniature porte les marques de son origine. L'action de l'empereur se traduit sur trois plans. Il organise et encourage l'activité des scriptoria des abbayes, où le texte de la Bible est traité avec un grand souci d'exactitude et de correction. Il contribue à découvrir des hommes de grande valeur, dont Alcuin, abbé de Saint-Martin de Tours, est le plus célèbre. Il fait copier et décorer des manuscrits pour satisfaire ses goûts et son ambition. L'empereur d'Occident ne rêve-t-il pas d'être au moins l'égal de celui qui règne à Byzance ? Les manuscrits carolingiens imitent les productions orientales, tant dans leur fond que dans leur forme. Bibles complètes, psautiers, évangéliaires, sacramentaires et antiphonaires constituent la quasi-totalité des ouvrages somptueux réalisés dans quelques centres importants, I. Sur le développement des livres illustrés à l'époque carolingienne, voir Jean PoRCHER, «Les manuscrits à peintures», dans L'Empire &arolingien, Paris, 1968, pp. 71·203. Présentation rapide des principaux manuscrits dans Louis RÉAu, La miniature, Melun, 1946, pp. 75-87.
L'imagerie biblique médiévale
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comme Corbie, Metz, Reims, Saint-Denis et Tours. Citons parmi les plus célèbres la Bible d'Alcuin, la Bible de Moutier-Granval, la première Bible de Charles le Chauve, la Bible de Saint-Paul-hors-les-Murs, l'Evangéliaire d'Ebbon, l'Evangéliaire de Saint-Médard de Soissons, le Psautier d'Utrecht. A la confluence de l'héritage latin, des exemples irlandais et surtout des modèles byzantins, marquée par les exigences de ses commanditaires, l'enluminure carolingienne vaut par la haute qualité de son exécution, fidèle aux traclitions fastueuses, plus que par l'invention iconographique.
Les grandes bibles romanes L'histoire des grandes Bibles romanes n'est pas achevée. Il manque des maillons dans la chaîne. L'origine et la destination de nombreux manuscrits restent hypothétiques 2 • Mais si la connaissance des aires de production, des zones d'influence, des attributions et des modes d'acquisition ne s'affine que lentement, des ensembles cohérents de représentations s'offrent à l'étude iconographique. Il est impossible ici d'en inventorier les sujets. On essaiera de répondre, à partir d'exemples précis, à trois grandes questions : Comment les différents genres littéraires bibliques sont-ils traités dans les manuscrits romans ? Quelles sont les incidences du contexte historique sur le contenu des images ? Quelle est la part de la création et de l'originalité dans une imagerie qui, par nature, se doit de respecter le texte sacré et la tradition iconographique qui lui est attachée ? Une première remarque s'impose. Dans la plupart des grandes Bibles seule l'initiale de chaque livre est enluminée et historiéeS. Le plus souvent la relation entre l'image et le texte est étroite. L'illustration correspond au début du chapitre, sinon à ses premières lignes. Il faut tenir compte de ce fait pour apprécier les choix des imagiers. Les découpages et les articulations du texte ont pour une grande part déterminé le contenu des représentations. C'est donc dans la manière de traiter les sujets, plus que dans leur variété, que se manifeste l'invention. 2. Voir, par exemple, Catherine BRrsAc, «Les grandes Bibles romanes dans la France du Sud», dans Lt.t dossiers th l'archéologie, n° 14, 1976, pp. 1oo-1o6; Walter UHN, «Autour de la Bible de Lyon. Problèmes du roman tardif dans le centre de la France», dans Ret~t~e de l'Art, n° 47, 1980, pp. II-20. 3· Lorsque les Bibles contiennent les prologues de saint Jérôme, ils sont plus souvent décorés qu'historiés. Dans la Bible de Souvigny, l'initiale du prologue représente Judith sous la tente d'Holopherne et celle du texte biblique Judith montrant la tête d'Holopherne aux assiégés de Béthulie (Bible de Souvigny, Moulins, Bibliothèque municipale, ms. 1, fo 291 VO et 292). Il s'agit là d'une exception.
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L'illustration des Bibles romanes se présente sous quatre formes principales : la scène ou la figure historique, la scène ou la figure à signification thématique'. Les deux premiers genres iconographiques présentent des événements ou des personnages particuliers, comme le sacrifice d'Abraham et David. Les deux autres expriment des idées générales, théologiques et morales.
L'iJJustration na"ative La traduction des récits bibliques dans l'imagerie romane ne relève qu'accidentellement et partiellement de la restitution historique. A la fidélité du détail des apparences la mentalité médiévale préfère la vérité profonde dont l'événement est le signe. Le plus souvent, les grandes lettres qui illustrent les Bibles romanes ne contiennent qu'une scène ou un personnage, rarement deux ou trois. Quelquefois une suite de petits tableaux juxtaposés raconte une histoire, à la façon des bandes dessinées modernes. Dans la Bible d'Etienne Harding, une pleine page résume la vie de David en 17 épisodes. La Bible de Souvigny contient des suites narratives un peu moins développées en tête du deuxième livre des Rois, de Tobie et d'Esther 6• Mais le cycle le plus exploité par les imagiers est celui de la Création, au début de la Genèse. Le I initial de ce livre occupe souvent la hauteur de la page. Il offre un long rectangle vertical propice aux cloisonnements et se prête, comme les hautes baies des églises, à la composition de structures complexes. Dans les Bibles de moindre importance des xiue et XIve siècles, six médaillons représentant les 4· Sur les genres iconographiques, l'image narrative et l'image thématique, voir F.
GAR-
NIER (ISo}, pp. 38-40 et passim.
5· Bible d'Etienne Harding, Dijon, BM, ms. I4, fo I3; Bible de Souvigny, Moulins, BM, ms. I, fo 93, 288 v" et 284.
- Création d'Adam. création d'Eve. Initiale de la Genèse (détail), Bible latine. fin du Xli• siècle. Sens. Bibliothèque municipale. ms. 1, to 11. 2 - Création d'Adam. Création d'Eve. Tentation. un ange chasse Adam et Eve du Paradis. Initiale de la Genèse. Bible latine. Xli• siècle. Troyes, Bibliothèque municipale, ms. 458 1, fo 6. 3 - Création d'Adam. Bas-relief du portail de la cathédrale d'Auxerre, Xlii• siècle. 4 - Création d'Eve. Chute. Initiale de la Genèse (détail). Bible de Souvigny, fin du Xll 8 siècle. Moulins. Bibliothèque municipale, ms. 1, to 4.
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jours de la création sont alignés verticalement, enrichis quelquefois d'une ou deux représentations complémentaires, comme le repos du septième jour et la crucifixion. Dans les grandes Bibles, le nombre des scènes, leur choix et leur disposition ne sont apparemment fixés et imposés par aucun usage. La Bible dite de saint Bernard contient 4 médaillons, celle de Manerius 1 8, une grande Bible un peu plus tardive ~4 et même 78 si l'on ajoute les 2.4 médaillons de l'entre-colonnes, matériellement rattachés au 1 et iconographiquement complémentaires puisqu'ils mettent la vie de Jésus, nouvel Adam, en parallèle avec celle du premier homme. Dans la Bible de Souvigny, 6 tableaux superposés en 3 registres racontent la création du monde, des végétaux et des animaux. Au-dessous, z tableaux un peu plus hauts représentent la création de l'homme et la chute8• Ces quelques exemples montrent avec quelle liberté l'imagier utilise l'espace qui lui est accordé. Cette possibilité d'invention s'exprime dans le choix des scènes, de leurs situations relatives, de la composition de chaque médaillon, ainsi que dans les gestes et les expressions des personnages. Il faut donc prendre en compte tous ces aspects des représentations pour en faire une lecture correcte, tant dans le détail des analyses que dans la recherche de la signification principale, qui est souvent une synthèse historique et théologique. Les quatre médaillons de la Bible de saint Bernard ne concernent que l'origine de l'humanité et la chute: création d'Adam, création d'Eve, tentation, expulsion du Paradis terrestre (fig. z). Le Verbe créateur se penche vers l'homme avec bienveillance en même temps qu'ille saisit par le poignet, signe de possession, pour le tirer du limon7. Son amour pour la créature se manifeste davantage encore dans la création de la femme. Dieu est représenté assis, de face. Le bras passé derrière le dos d'Eve, il lui met une main sur l'épaule. Il lui pose son autre main sur la poitrine. Ces gestes de protection affectueuse et de possession sont ceUX! de l'époux qui tient l'épouse dans l'iconographie médiévale. Cette représentation n'est donc pas seulement une évocation du fait de la création de la femme. Elle exprime l'amour profond de Dieu pour sa créature, amour qui rend plus odieuse la trahison de la faute originelle. Dans la Bible de la fin du xne siècle conservée à Sens, deux médaillons sont également consacrés à la création de l'homme et de la femme (fig. 1). Mais les gestes sont différents. Dieu crée en bénissant. Lorsqu'il communique la vie à Adam, son soufRe pénètre dans la bouche de l'homme pour l'animer, et il lui pose une main sur l'épaule. Dans l'autre 6. Bible de Souvigny, fo 4 VO. 7· Pour la signification des gestes, des positions et des situations, voir François GARNIER, Dp. eit.
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médaillon, le Créateur met la main sur la tête d'Eve, ce qui est un signe tutélaire, Adam n'étant pas représenté. Les deux tableaux inférieurs de la Bible de Souvigny ont la même signification générale que l'initiale de la Bible de saint Bernard (fig. 4). Mais ils juxtaposent de façon moins dramatique la création de la femme et la chute. Dans les deux scènes Adam a la main posée sous la joue. Les significations de cette position sont différentes. Au moment de la création, Adam a les yeux fermés et sa position signifie le sommeil. Après la chute il a les yeux ouverts et le geste signifie la douleurS. Comme il arrive souvent dans les représentations médiévales de l'événement, l'imagier montre simultanément des phases qui se succèdent dans le temps, en particulier la cause et l'effet : le serpent s'adresse à Eve, Eve tend le fruit défendu, l'homme éprouve un sentiment de culpabilité qui se traduit par le geste de sa main droite et par l'effort qu'il fait pour cacher sa nudité. Au-delà de ces aperçus sommaires sur l'image narrative, on devine qu'elle est riche d'idées plus que de faits. Les figures des héros bibliques, où le personnage est représenté dans une attitude typique, « en état», sont également chargées d'une signification générale qui dépasse les singularités de son être et de sa vie. Les vérités et les valeurs universelles se traduisent mieux encore dans les images qui illustrent des thèmes.
L'illustration thématique L'illustration des livres sapientiaux est moins connue que celle des livres historiques'. Cela tient sans doute à ce que les grands programmes de la sculpture, de la peinture murale et du vitrail illustrent presque uniquement des récits de l'Ancien et du Nouveau Testament. Il est possible aussi que les liens entre certaines représentations et les sources bibliques qui les ont inspirées n'aient pas encore été pressentis. Il est plus facile d'identifier des personnages, grâce à leurs attributs et aux actions particulières des scènes dans lesquelles ils sont représentés, que d'établir avec certitude des relations de dépendance entre des images thématiques et des textes. Les illustrations de l'Ecclésiastique, de l'Ecclésiaste, de la Sagesse et des Proverbes ne sont ni enfermées dans des stéréotypes, ni figées pendant des siècles. Alors que l'initiale historiée se rapporte au premier verset du livre, son contenu et sa forme varient. L'évolution du contexte 8. Ibid., p. I8I. 9· Dans son Jçonographie de l'art çhrétim, Louis R!Au consacre moins de trois pages à l'illustration du Cantique des Cantiques (II, 1, pp. 297-299) où il effleure le sujet. Il ne parle pas des illustrations des Proverbes, de l'Ecclésiaste et du livre de la Sagesse.
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historique infléchit l'orientation générale des interprétations iconographiques de l'Ecriture. Deux séries, trop limitées, d'exemples suggéreront ce qu'a pu être la diversité des floraisons. L'Ecclésiastique commence par : « Toute sagesse vient de Dieu et elle est avec lui à jamais. >> L'initiale du texte latin est le 0 de Omnis sapientia. La forme circulaire de cette lettre, dont le dessin est quelquefois tracé au compas, est propice à la représentation d'un persO'nnage assis en majesté dans le diamètre vertical. Dans l'imagerie médiévale, cette situation privilégiée est occupée par Dieu et par les personnages que leur niveau de sainteté établit dans un état de perfection tel qu'ils ne peuvent plus être frappés par les contingences du temps et du péché. Les quatre exemples qui suivent montrent comment cette structure est utilisée pour traduire des interprétations différentes de la sainte Ecriture. L'initiale de la Bible de Beaune (fig. 5) suit le texte biblique de façon littérale. Elle représente le Verbe assis en majesté. Dans sa main gauche il tient le livre, symbole de la Vérité. Sa main droite fait le geste qui exprime simultanément l'affirmation de l'autorité, l'enseignement de la vérité et la sanctification. En effet, les aspects que l'homme distingue dans ses propres comportements ne font qu'un dans l'absolu. Une femme couronnée, tenant un sceptre et présentant un phylactère, est assise en majesté, comme le Verbe de l'image précédente, dans le diamètre vertical du 0 de la Bible de Saint-Bénigne (fig. 6). Cette figure allégorique de la Sagesse est fréquemment représentée au xne siècle, non seulement dans des Bibles mais aussi dans des manuscrits divers 10• Il est possible que certaines sculptures dans lesquelles 10. Voir, par exemple, l'initiale du livre XI de sur-Mer, BM, ms. 53, fo 73·
SAINT AuGUSTIN,
Cité de Dieu, Boulogne-
5 - Dieu en majesté. Initiale de l'Ecclésiastique, Bible latine. Xll 8 siècle. Beaune. Bibliothèque municipale, ms. 1, fo 110 vo.
6 - La Sagesse. Initiale de l'Ecclésiastique. Bible de Saint-Bénigne. début du Xli• siècle. Dijon, Bibliothèque municipale. ms. 2. fo 308 VO. 7 - La Philosophie, la Physique. la Logique et l'Ethique. Initiale de l'Ecclésiastique. Bible latine. Xli• siècle. Reims. Bibliothèque municipale. ms. 23, fo 25.
8 - Représentation allégorique de l'Eglise. Initiale de l'Ecclésiastique. Bible latine, Xlll 8 siècle. Bibliothèque Sainte-Geneviève. ms. 15, fo 273 VO.
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on a voulu voir des « reines bibliques » soient en fait des allégories de la Sagesse11• L'illustration de la Bible de Saint-Thierry de Reims est plus rare et plus originale (fig. 7). La lecture en est facilitée par les inscriptions qu'elle contient. Elle représente les formes sous lesquelles la Sagesse se propose aux hommes pour qu'ils puissent la pratiquer en mettant en plein accord leur pensée et leur action avec l'ordre divin. Le personnage assis en majesté et auréolé est appelé Philosophie. A l'emplacement de ses pieds, une représentation allégorique de l'Ethique, également de face, porte dans quatre petites circonférences les noms des vertus cardinales : Justice, Tempérance, Force et Prudence. Sous chacune des mains de Philosophie et de trois quarts, comme s'il s'agissait de servantes de la Vérité et de la Sagesse, sont figurées la Physique, constituée de la Géométrie, de la Grammaire, de la Musique, de l' A.rtronomie, et la Logique, portant la Rhétorique et la Dialectique. Sans entrer dans le détail de cette répartition des disciplines et des problèmes qu'elle pose, on peut constater que l'imagier présente les règles du savoir et de l'action comme les voies indissociables qui conduisent à la sanctification. La quatrième initiale, du xme siècle, contient une femme auréolée, couronnée et tenant un sceptre (fig. 8). A la différence des figures qui précèdent, elle a la tête de trois quarts. Elle porte un petit édifice. Dans d'autres initiales de la même époque, elle a souvent un calice comme attribut. Il s'agit d'une figure allégorique de l'Eglise qui transmet la Sagesse aux hommes. Les quatre images représentent donc Dieu comme source de la Sagesse, la Sagesse personnifiée telle qu'elle existe éternellement, la 11. Ce pourmit être le cas d'une femme portant les tables de la Loi, du xn• siècle, située vis-à-vis de David dans le chœur de l'église de la Couture du Mans ainsi que de certaines statues-colonnes de la même époque.
9 - La balance symbole de la Justice. Initiale du livre de la Sagesse, Bible de Saint-Bénigne, début du Xli• siècle. Dijon, Bibliothèque municipale, ms. 2, to 302 vo.
10 - Représentation allégorique de la Sagesse. Initiale du livre de la Sagesse, Bible latine, Xli• siècle. Reims, Bibliothèque municipale, ms. 23, fo 18.
11 - Roi faisant exécuter une sentence. Initiale du livre de la Sagesse. Bible latine (livres sapientiaux), Xlii• siècle. Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 60, fo 94 v 0 •
12 - Remise de l'épée au chevalier. Initiale du livre de la Sagesse, Bible latine, Xlii• siècle. Le Mans, Bibliothèque municipale, ms. 262 Il, f 0 243 vo.
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Sagesse telle qu'elle se met à la portée des hommes pour qu'ils puissent l'apprendre et la mettre en pratique, l'Eglise dispensatrice de la Sagesse. Le Livre de la Sagesse commence par : « Aimez la justice vous qui jugez la terre. » Dans la Bible latine, l'initiale est le D de Diligite justitiam. L'illustrateur de la Bible de Saint-Bénigne a simplement placé au centre de la lettre la balance, symbole de justice (fig. 9). Celui de la Bible de Saint-Thierry a disposé dans la panse, également circulaire, une figure allégorique de la Justice (fig. 10). La femme couronnée tient une arme défensive, le bouclier, et une artpe offensive, l'épée, également symbole de justice. Dans la troisième initiale, du xme siècle, un roi rend une sentence qu'un bourreau exécute (fig. u). Celui contre qui elle est portée est déjà en mouvement vers la partie d'édifice indiquant traditionnellement la prison dans ce genre de scènes. La quatrième illustration de la même initiale, du milieu du xme siècle, se comprend dans l'éclairage du contexte historique (fig. 12.). Un jeune chevalier reçoit de la main d'un roi l'épée qu'il mettra au service du bien en protégeant l'église, la veuve et l'orphelin. Au xme siècle, la sacralisation de la chevalerie, chargée de défendre les valeurs chrétiennes, s'exprime par la remise de l'arme, épée ou lance, et l'envoi en mission. A la fin du xxe et au xne siècle, l'église avait lutté contre la violence et les guerres privées. Cet effort s'était exprimé dans l'illustration du Psaume 5z. : « L'insensé dit dans son cœur : il n'y a pas de Dieu », par des représentations de la violence comme conduite insensée12 • Autre temps, autre façon de ressentir les valeurs, de lire les textes, d'en appliquer les leçons et de les traduire en images. Les Bibles latines du XIIIe et du XIVe siècle Au xnxe siècle, le nombre des Bibles latines illustrées augmente dans des proportions importantes, mais qu'il est impossible d'apprécier. Quand des statistiques valables pourront parler, elles montreront sans doute une multiplication par dix ou quinze des chiffres antérieurs. Cette prolifération est liée à de profondes modifications dans les conditions de production, de diffusion et d'utilisation. Les Bibles sont copiées et enluminées dans des ateliers, par des artisans qui produisent et vendent pour vivre. Les peintres exécutent des programmes déterminés par des impératifs matériels et commerciaux autant que par des considérations spirituelles et artistiques. Ces volumes, plus ou moins richement décorés, s'adressent à un public élargi de communautés et de personnes 12.. Cf. François GARNIER, « Les conceptions de la folie d'après l'iconographie médiévale du psaume Dixit in.ripiens », dans Actes du CII• Congrès national du Sociétés saDanles, Paris, 1979, pp. 2.15-2.22..
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particulières. Le retentissement de ces changements affecte le contenu et la forme de l'imagerie. A quelques exceptions près, le format des livres diminue. Des moyennes établies sur un nombre suffisant de manuscrits donnent des nombres significatifs : pour le xue siècle, hauteur 51 cm et largeur ~6 cm; pour le xme siècle, hauteur 2.7 cm et largeur 18 cm13• La surface de la page est réduite au quart de ce qu'elle était, l'écriture devient plus fine et les illustrations se logent dans les panses d'initiales ellesmêmes de petites dimensions. Sur le plan iconographique, il n'y a pas rupture nette mais continuité, évolution progressive dans le choix des sujets et la manière de les traiter. Les représentations sont simplifiées et les actions sont résumées à la mesure du cadre qui les circonscrit. Certaines erreurs indiscutables dans la répartition des lettres historiées en tête des différents livres bibliques éclairent les conditions dans lesquelles devaient être exécutées les peintures. Dans une Bible en quatre volumes, exceptionnellement de grandes dimensions, dont la qualité d'exécution montre qu'il s'agit d'un ouvrage important, on relève deux confusions 14 • La figure d'un berger tenant sa houlette, avec un mouton à ses pieds, a été placée au début du Livre de Joël alors qu'une scène de vision a été mise au début du Livre d'Amos. Or la tradition iconographique, conforme au contenu du texte, représente toujours Amos en berger. D'autre part, l'imagier a représenté saint Pierre, dont la clé est indiscutablement l'attribut, dans l'initiale de la première Epître de Jean. Il a pris le S de Simon Petrus pour le S de Senior. De telles erreurs trahissent le travail en série, la copie systématique et peu réfléchie de modèles. Ce constat d'automatisme, de négligence ou d'incompétence ne doit pas conduire à sous-estimer la valeur iconographique des lettres historiées décorant les Bibles du xme siècle. L'analyse méthodique des images révèle que même s'ils s'inspirent de modèles, les imagiers font preuve d'invention. Ils sont capables de nuancer, voire de modifier la signification d'une représentation qui leur est proposée comme exemple. Les ressemblances entre les images ne sont souvent que superficielles. Plus encore que par les caractères stylistiques les représentations diffèrent par le langage iconographique. L'imagier joue avec la syntaxe des situations, des positions et des gestes.
1 3. Quelques Bibles latines illustrées du xm• et du XIV8 siècles sont très petites. Par exemple, le manuscrit 7 de la Bibliothèque municipale de Dijon fait 14 cm de hauteur et 9 cm de largeur. Il n'a pas été tenu compte de ces cas particuliers dans l'évaluation des dimensions moyennes. 14. Bible latine, XIII 0 siècle, Le Mans, DM, ms. z6z, III,f08 z38 et 239,ms. 262, IV.
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VitJre la Bible
La Bible historiale La multiplication des copies de la Bible historiale de Guiart des Moulins entraîne, aux xiVe et xve siècles, un certain renouvellement de l'iconographie biblique dans les livres enluminés 15• Les inventions et les modifications affectent l'emplacement, la forme, les dimensions et le contenu des illustrations. Alors que l'image s'était progressivement réduite dans les panses des lettres des Bibles latines, l'imagier introduit des vignettes d'une surface relativement importante dans des volumes dont le format a augmenté16• Elles ont souvent la largeur du texte ou au moins de la colonne. Il semble qu'en échappant aux contraintes de l'initiale du texte latin l'illustrateur ait trouvé une inspiration un peu différente pour décorer ces espaces agrandis. La vignette ne sert pas seulement de frontispice. Elle s'introduit souvent dans le texte biblique. La Genèse d'un exemplaire du xive siècle en contient z91 7. Parmi les sujets traités il en est d'originaux, comme la naissance d'Esaü velu et de Jacob (fig. 15).
1 ~. Certains manuscrits célèbres ont reçu des appellations rappelant le nom de leur copiste ou de leur possesseur : Bible historiale de Jean de Papeleu (scribe), 1317 (Paris, Arsenal, ms. ~0~9); Bible historiale de Jean le Bon, avant 1H6 (Londres, BL, ms. Royal 19 D II); Bible historiale de Charles V, vers 1370 (Paris, Arsenal, ms. ~212). 16. Les Bibles historiales ont en moyenne 42 cm de hauteur et 30 cm de largeur. Les Bibles latines du xm• siècle faisaient 27X 18. La surface de leur page est donc près de trois fois plus grande. 17. Bible historiale de Guiart des Moulins, Paris, Sainte-Geneviève, ms. 22.
13 - Artisans contrôlant la qualité d'un tissu, illustration symbolique de la circonspection avec laquelle on doit examiner les discours des beaux parleurs. Initiale historiée. Saint Grégoire, Mora/iain Job, livre XXVII, début du Xli• siècle. Dijon, Bibliothèque municipale, ms. 173, fo 92 V0 • 14 - Job, sa femme et un ami. Initiale historiée. Saint-Grégoire• Mora lia in Job, livre XVII, 1134. Chalon-sur- Saône, ms. 9• fo 36. 15 - Naissance de Jacob et d'Esaü, représenté nu et velu. Bible historiale, XIV 8 siècle. Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 22, fo 30. 16 - Figure du grand prêtre, Nicolas de Lyre. Pastilles sur les livres de l'Ancien Testament. XIV• siècle. Bibliothèque SainteGeneviève, ms. 34, f 0 66 V 0 •
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Vivre la Bible Les Bibles moralisées
Quatre manuscrits de la première moitié du XIIIe siècle contiennent à eux seuls plus de 13 ooo images. Il s'agit de Bibles moralisées, volumes luxueux probablement réalisés pour le roi de France et son entourage18• Chaque page est composée de huit médaillons circulaires, répartis en deux colonnes verticales. Les scènes se complètent deux par deux. L'une représente un événement biblique, l'autre sa transposition morale ou allégorique. Le texte de l'Ecriture, réduit ou paraphrasé, et celui du commentaire sont placés à côté des médaillons qui les illustrent. Il a été établi que la Bible moralisée en français de Vienne, le plus petit de ces manuscrits, était due à neuf peintres différents, et que les autres volumes étaient également des productions collectives d'ateliers parisiens 19• Ces démonstrations intéressantes permettent d'imaginer la façon dont les maîtres, les assistants et les apprentis réalisaient des ouvrages aussi importants. Si certaines particularités sont sensibles sur le plan du style, de l'exécution des figures et des drapés par exemple, la diversité des peintres ne semble affecter ni le développement des programmes iconographiques ni le langage de l'image. La signification des positions et des gestes des personnages reste constante, quels que soient l'exécutant et le sujet traité20• Le choix des récits bibliques et de leurs commentaires ne dépend pas de l'artiste. Il est fait par des théologiens qui connaissent aussi bien les traditions figuratives que l'Ecriture et ses interprétations. Les Bibles moralisées constituent une somme iconographique unique. Les représentations qu'elles contiennent montrent la société médiévale dans ses activités publiques et privées, paysannes et artisanales, militaires, politiques et religieuses. On y voit les rois, les seigneurs, les laboureurs, les marchands, les bons et les mauvais prélats, les chrétiens et les juifs, les traîtres et les usuriers ... Le contact concret que permet l'image révèle en même temps la vie matérielle et les mentalités. 18. Trois de ces Bibles moralisées sont en latin : 1) Vienne, BN d'Autriche, ms. II79; 2) Bible moralisée en trois volumes dispersés, t. 1, Oxford, Bodleian, ms. 270 b; t. II, Paris, BN, latin II56o; t. III, Londres, BL, Harley, 1526·1527; 3) Tolède, cathédrale, trois volum~s complétés par Pierpont Morgan Library, Morgan 240. Une quatrième Bible moralisée est en français: Vienne, BN d'Autriche, ms. 2554· Sut les Bibles moralisées, voir : Comte de LABORDE [182]; Reiner HAusSHERR, La«Bib/e moralisée » de la BN J'Autriche, codex vindobonensis 2JJ4, Paris-Graz, 1973; Robert BRANNER, Maf/U.fçript painting in Paris Juring the reign of Saint Lcuis, University of Califomia Press, 1977• 19. Robert BRANNER, op. til., p. 40. Ce même historien estime que sept artistes principaux ont collaboré à l'illustration de la Bible moralisée de Vienne en latin. 20. L'unité et l'universalité du langage iconographique médiéval ne peuvent être mises en évidence à partir des Bibles moralisées ni même des Bibles illustrées en général. Un langage est universel lorsque la littérature, le droit, la religion, la médecine et la science utilisent la même morphologie et la même syntaxe. Cf. François GARNIER, op. til.
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Les commentaires sur l'Ecriture L'imagerie biblique médiévale ne se réduit pas à l'illustration du texte sacré. Les manuscrits des commentaires sur l'Ecriture, du xxe et du xne siècle en particulier, contiennent une abondance de représentations dont il est encore difficile de découvrir l'ampleur et la variété21 • Plusieurs facteurs ont déterminé l'originalité des programmes et de leurs exécutions. La pensée des Pères de l'Eglise et des théologiens qui ont commenté l'Ecriture s'éloigne quelquefois du texte sacré au point de broder des développements sans rapport direct avec lui. L'imagier, inspiré par des idées et des images littéraires originales, invente des compositions nouvelles. Ici ni le respect dû à la sainte Ecriture, ni la tradition iconographique n'imposent de limites à sa création. On a quelquefois l'impression que dans cette zone privilégiée la ferveur spirituelle peut donner libre cours à l'imagination. Dans des perspectives mystiques, théologiques, philosophiques, morales ou pastorales, nourri de récits bibliques, sollicité par les problèmes de son temps et par le spectacle concret qu'il lui offre, l'illustrateur des commentaires jouit d'une liberté qui permet l'éclosion des inventions les plus diverses. La comparaison de deux lettres historiées placées en tête du même texte dans des manuscrits contemporains permettra de constater ce fait. La première a probablement été exécutée à Notre-Dame de Oteaux, au début du xne siècle. Elle commence le XXVIIe livre des Moralia in Job de saint Grégoire (fig. 13). La seconde décore un exemplaire achevé le 9 août 1 134 à Notre-Dame de La Ferté-sur-Grosne (Saône-etLoire), première fille de Citeaux. L'identité du texte, la proximité dans l'espace et le temps, l'appartenance à la même famille cistercienne rapprochent les deux manuscrits conservés aujourd'hui à Dijon et à Chalon-sur-Saône. Leurs illustrations sont néanmoins totalement différentes. Le manuscrit de Citeaux met en scène des personnages de son temps, des religieux, des seigneurs et des gens de moindre condition, qui se livrent à leurs occupations habituelles. L'imagier transpose dans un tableau d'actualité suggestif l'esprit et quelquefois la lettre du commentaire de saint Grégoire. Le chapitre XXVII des Moralia commence par une mise en garde contre les propos des docteurs arrogants 21. Certains commentaires de l'Ecriture ont inspiré plus que d'autres les imagiers. Parmi les manuscrits les plus nombreux, les plus importants, sur le plan iconographique on peut citer : saint AuGUSTIN, Commentaires sur les Psaumes; saint GRÉGOIRE, Moralia in Job; PIERRE LOMBARD, Commentaires sur les Psaumes et Commmtaires sur les Epitres Je saint Paul. Les Commentaires sur lt Cantique des Cantiques de plusieurs auteurs ont donné naissance à des imageries variées et originales.
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Vivre Ja Bible
et présomptueux qu'il faut « examiner avec soin » pour discerner les belles vérités qu'ils contiennent des effets de leur orgueil et de leur vanité. La panse de la lettre est formée par deux personnages dont l'un, en vêtement long, contrôle, « examine attentivement » une pièce de drap que l'autre replie au fur et à mesure qu'elle se déroule (fig. 13). Formant la queue de la lettre, un troisième personnage, assis, tâte de sa main droite la matière première et de la main gauche palpe son manteau, comme s'il appréciait la qualité du tissu, par des gestes qui illustrent également le « examine avec soin ». Dans l'initiale du manuscrit conservé à Chalon-sur-Saône, la représentation se réfère au contenu du texte biblique (fig. 14). Elle met en scène les personnages du Livre de Job qui passent leur temps à discourir. L'un d'eux, légèrement détaché, plus grand et plus richement vêtu, fait les gestes de l'argumentation. Il s'agit d'Elihou, le beau parleur dont parle saint Grégoire, et qui dit à Job, en se désignant lui-même : « C'est un maître de savoir qui est près de toi» (Job 36, 4). La comparaison ébauchée pourrait se poursuivre et s'étendre à l'ensemble des deux manuscrits, puis à d'autres illustrations des Moraiia in Job. Elle révélerait sans doute la richesse et la variété d'une imagerie biblique actuellement peu connue. Les PostiJJes sur J'Ancien et Je NoiiiJeau Testament de Nicolas de Lyre Un survol rapide de l'imagerie biblique médiévale doit s'arrêter quelques instants sur un type de représentation insolite au Moyen Age, la restitution historique. Nicolas de Lyre, franciscain d'origine normande au début du xive siècle a composé des commentaires sur la Bible où il insiste sur le sens littéral, par lequel il faut commencer, écrit-il, et dont il faut partir pour chercher les sens mystiques. Utilisant les travaux des exégètes, tant juifs que chrétiens, il serre le texte pour en expliciter le contenu. Cette démarche le conduit, lorsqu'il aborde le Livre de l'Exode, le troisième Livre des Rois et le Livre d'Ezéchiel, à définir les formes des objets du culte, à préciser les détails des vêtem~nts liturgiques du grand prêtre, etc. « Pour que l'on comprenne nueux ce qui vient d'être dit, j'ai disposé ici deux figures », écrit-il dans le commentaire sur Ezéchiel. De nombreux manuscrits - des centaines peut-être - du xive et du xve siècle sont illustrés par ces reconstitutions. On y voit l'Arche d'Alliance, la table des pains de proposition, le chandelier à sept branches, l'autel des holocaustes, des vues du temple, la tenue du grand prêtre (fig. 16). La grande diffusion de cette œuvre, souvent imprimée après 1471, éclaire un aspect souvent laissé dans l'ombre de l'imagerie biblique à la fin du Moyen Age.
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Les livres liturgiques Les enluminures des manuscrits liturgiques occupent une place à part dans l'iconographie biblique. Les livres destinés au culte sont
composites. Aux différents types des prières établies pour les nécessités particulières des offices s'ajoutent des citations, plus ou moins longues, de l'Ancien et du Nouveau Testament, des commentaires des Pères sur l'Ecriture et des théologiens. Suivant plus ou moins la tradition, selon les goûts et les modes, en fonction des demandes qui lui sont faites et de ses propres choix, l'imagier s'intéresse à des parties différentes du texte liturgique. Dans tel missel il illustre uniquement l'initiale de l'introït des principales solennités, dans tel autre il multiplie les représentations des saints. Ailleurs il ne s'intéresse qu'aux collectes. La part donnée aux sujets bibliques est variable. Quelques usages se sont néanmoins généralisés, et il est possible d'établir les grandes lignes de l'illustration typique d'un sacramentaire, d'un missel, d'un pontifical, d'un bréviaire ou d'un livre d'Heures 22• Mais les recherches iconographiques doivent demeurer attentives aux additions et aux changements, qui font de chaque manuscrit une pièce unique et des plus belles œuvres des documents irremplaçablesza. Le rythme du calendrier est le premier et sans doute le plus important des facteurs qui ont déterminé le choix des sujets représentés. Les grandes périodes du cycle temporal s'organisent autour de quelques fêtes : Nativité, Résurrection (fig. 17), Ascension, Pentecôte. Conduisant à ces points culminants ou leur étant associées comme des suites chronologiques, d'autres commémorations entourent les points forts de la vie liturgique : Adoration des bergers, Adoration des Mages, Massacre des Innocents, Fuite en Egypte, Entrée de Jésus à Jérusalem, Cène, Lavement des pieds, scènes de la Passion, scènes des apparitions après la Résurrection. Les fêtes de la Vierge et des principaux saints, universels ou régionaux, complètent le calendrier et s'enrichissent éventuellement de scènes ou de figures. Si le Nouveau Testament occupe une place de choix dans cette iconographie, quelques images sont directement 22. Pour les livres liturgiques enluminés conservés dans les bibliothèques publiques de France, voir les publications du chanoine LEROQUA1S, Les Sarramentaires et/es missels manuscrits des bibliothb:jues publiques de Françe ( 1 924); Les Livres d'heures manuscrits de la Bibliothique nationale (1927); Les Bréviaires manusmts des bibliothiques publiques de Françe (19H); Les PontijjçfliiX manusrrits des bibliothèq«es publiques de Françe (1938). Dans les introductions, l'auteur consacre quelques pages à la décoration. Il donne une table alphabétique des sujets représentés. Dans la notice de chaque manuscrit il indique les enluminures et décrit les plus importantes. 23. Parmi les manuscrits les plus riches sur le plan iconographique, certains sont universellement connus et d'autres sont presque restés dans l'ombre. La sélection s'est faite d'après des critères esthétiques, la beauté, la qualité d'exécution, et non d'après la valeur documentaire.
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inspirées par des textes de l'Ancien Testament, qu'elles illustrent ou qu'elles transposent dans des expressions symboliques. C'est le cas de l'initiale du Psaume z.4 Ad te, Domine, levavi animam meam, « Vers toi, mon Dieu, j'ai élevé mon âme», qui ouvre le cycle liturgique. L'illustration de l'Introït du premier dimanche de l'Avent est une traduction littérale du psaume, servie par la forme du signe alphabétique, divisé en deux registres superposés par une barre horizontale (fig. 18). Un petit corps nu représente l'âme. Un religieux lève cette figure symbolique vers Dieu, devant un autel, ce qui montre le caractère sacré de sa démarche, et en présence d'un autre religieux, témoin de son engagement. Le calendrier liturgique détermine le cadre dans lequel l'imagier inscrit ses illustrations et propose les sources écrites à son inspiration. Mais ces limites n'ont pas la puissance contraignante d'un carcan. Il reste à l'enlumineur de livres liturgiques des choix qui ont leur importance sur le plan iconographique. Un seul exemple suggérera leur nature et leur portée. Dans un pontifical de la première moitié du xme siècle, les initiales des collectes sont les seuls éléments historiés en plus du début du canon 24• Chaque illustration traduit en image le second membre de la phrase de l'oraison, qui évoque habituellement de façon précise un aspect particulier de l'événement commémoré ou du sens de la solennité. Le choix de cette partie du texte comme unique source d'inspiration a pour conséquence l'éclosion d'une illustration originale. La panse du D initial de la collecte du Jeudi saint contient une figure de Judas pendu, parce que le texte dit : « 0 Dieu, qui avez puni Judas pour sa trahison ... » L'oraison de la fête des Saints-Innocents commence par : « 0 Dieu, dont en ce jour les innocents martyrs ont publiquement professé la foi non par leurs paroles mais par leur mort ... » Une mère présente son fils au bourreau dans un geste d'offrande. Un 24.
Pontifical de Chartres, premier tiers du xme siècle, Orléans, BM, ms. 1 44·
17 - Résurrection. Missel à l'usage de Nantes, XV• siècle. Le Mans, Bibliothèque municipale, ms. 223, fo 14 V0 • 18 - Offrande de l'ême. Initiale historiée, Graduel de Vauclair, XIV• siècle. Laon, Bibliothèque municipale, ms. 240. 19 - Moise et le serpent d'airain. Initiale du Canon, Missel de Sens, fin du Xlii• siècle. Cathédrale d'Auxerre, ms. 8, fo 60 vo. 20 - Jacob présente à son père Isaac le plat préparé par Rébecca qui regarde la scène de loin. Derrière lui, Esaü revenant de la chasse. Histoire ancienne en français, fin du Xlii• siècle. Dijon, Bibliothèque municipale, ms. 562, fo 32.
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bandeau bâillonne la bouche de l'enfant, l'image traduisant exactement le texte « non en parlant ». Un second facteur a favorisé l'introduction de certains sujets bibliques dans les livres liturgiques, leur signification théologique et mystique. Dans un missel du xne siècle, le P et le V de la préface, qui ouvre le canon de la messe, sont illustrés par le sacrifice d'Abraham et par la rencontre d'Abraham et de Melchisedech26• Ces deux scènes, évoquées aussitôt après la consécration, sont considérées d'ailleurs comme des préfigures du Christ et de son sacrifice. Dans un missel de la fin du xme siècle, l'initiale du canon, le T de Te igitur, traite dix fois le même sujet, avec quelques légères variantes 28• Moise désigne aux Israélites le serpent d'airain qu'il a érigé. Cette scène est une des préfigures traditionnelles du Christ élevé sur la croix (fig. 19). On la retrouve dans le vitrail de l'Alliance.
Les écrits philosophiques, historiques et scientifiques L'imagerie biblique a sa place dans les écrits philosophiques, historiques et scientifiques, parce que dans la vision médiévale la puissance divine crée et régit l'univers, en particulier le devenir de l'homme. Toutes les réalités sont intégrées dans l'ordre providentiel, lui-même manifesté par la Révélation. Des livres de science, comme le Livre des propriétés des choses de Barthélemy l'Anglais, commencent par des représentations de la Création. Les rouleaux des chronologies et les chroniques universelles également. Elles présentent ensuite quelques événements de l'Ancien et du Nouveau Testament qu'elles ont retenu comme les plus importants 27. Un manuscrit d'une histoire ancienne en français, de la fin du xme siècle, illustre les événements qui vont de la création à Jules César par 14 sujets bibliques et z.7 sujets d'une histoire plus ou moins légendaire28. La Genèse y tient une place essentielle, avec des scènes relativement peu fréquentes comme la machination de Rébecca pour assurer à son second fils Jacob la bénédiction paternelle (fig. z.o).
2.5. Missel, fin xu• siècle, Douai, BM, ms. 90. 2.6. Missel de Sens, dit d'Etienne Becquard, fin du xm• siècle, Auxerre, cathédrale, ms. 8. . 2.7. Certains sujets bibliques présentés dans les chronologies et les chroniques sont assez Inattendus. On trouve, par exemple, « la punition divine qu'eut le roi Nabuchodonosor », ce roi aurait été changé en bête selon le livre de Daniel (4, 2.2.-30), dans un rouleau de chronologie, Paris, Sainte-Geneviève, ms. 52.3, et dans des Fleurs des çhroniques de BERNARD Gm, Besançon, BM, ms. 677, fo 13. 2.8. Histoire ancienne en français, fin du XIU0 siècle, Dijon, BM, ms. 562., fo 40 VO.
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L'IMAGERIE BIBLIQUE POUR TOUS
Les peintures des manuscrits, comme les textes, sont réservées à un petit nombre de possesseurs et d'usagers. Il a fallu attendre les moyens mécaniques de reproduction pour que l'illustration du livre atteigne un public élargi, puis le grand public. L'enluminure peut donc être tenue pour l'imagerie des initiés, ou au moins des privilégiés. Les représentations qui décorent les édifices s'offrent au contraire au regard et à l'observation de tous. Le clerc et le chevalier, l'artisan et le paysan voyaient les mêmes vitraux, les mêmes peintures murales, les mêmes sculptures. Quels rapports y a-t-il entre l'imagerie biblique réservée aux initiés et les représentations destinées à l'ensemble des fidèles? Composait-on pour ces derniers des programmes iconographiques adaptés, plus simples et moins étendus ? Dans quelle mesure les interprétations exégétiques et spirituelles raffinées, s'exprimant en un langage symbolique subtil, ont-elles inspiré des œuvres mises devant les yeux de tout le peuple ? Quelles parts doivent être faites, dans la détermination des programmes et dans la forme de leur exécution, aux préoccupations pastorales, aux traditions iconographiques, au goût et à l'initiative de l'imagier, aux exigences des commanditaires ? La moindre culture des fidèles a-t-elle occasionné et justifié une « vulgarisation» de l'iconographie savante ? La réponse à ces questions n'est pas simple. Il est certain que nombre de sujets traités dans les grandes bibles historiées n'ont eu que des échos rares et affaiblis dans la sculpture, le vitrail et la peinture murale, du moins si l'on en juge d'après les témoignages qui nous ont été conservés. Les deux livres des Maccabées, par exemple, n'ont guère inspiré que les illustrateurs de bibles. Aux xme et xrve siècles, les scènes les plus fréquentes dans les manuscrits sont la révolte de Mattathias, pour le premier livre, et l'envoi de la lettre aux frères d'Egypte pour le second. Certaines enluminures montrent la mort d'Alexandre, Antiochus Epiphane recevant les prévaricateurs d'Israël, la lapidation d'Antiochus pendant qu'il pille le temple28• Les autres formes d'expression n'offrent que quelques représentations de Judas Maccabée, de Jonathan Maccabée, du martyre des sept frères et du châtiment d'HéliodoreSO. L'habitude de placer une illustration, pleine page, vignette 2.9. Cette énuménltion des sujets illustrant les livres des Maccabées dans les manuscrits est sommaire. Elle regroupe sous quelques titres des représentations fort diverses par la façon dont les scènes sont traitœs. 50. Cela explique pourquoi Louis R&.u mentionne seulement en cinq pages ces quelques scènes et ne fait pas allusion aux illustrations spécifiques des manuscrits (L. RiAu, lmttJgraphil tk l'art thritim, t. Il, 1, pp. 505-507).
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ou lettre historiée, en tête de chaque livre biblique a donc favorisé la création et le développement d'une iconographie spécifique. La situation de l'image par rapport au texte a déterminé pour une part sa signification. Libérée de cette contrainte matérielle du livre, l'imagerie biblique a progressé selon des nécessités et des choix différents. Il serait exagéré d'affirmer que les fidèles ont reçu ou produit une imagerie biblique appauvrie, en quantité et en qualité. Les représentations réparties dans les édifices en fonction des éléments et des formes propres à l'architecture appartiennent aux mêmes familles iconographiques que celles qui décorent les manuscrits 31• Certains changements obéissent à des exigences pastorales. L'adaptation de l'imagerie suit l'évolution de la pensée, du goût et des techniques. Il est difficile de saisir et d'analyser les transformations dans une production aussi abondante et diverse. On indiquera donc par quelques exemples les plans sur lesquels on constate une continuité entre l'imagerie des enluminures et celle des autres arts, puis l'orientation des développements de l'iconographie de grande diffusion. D'après leur contenu et leur forme, les textes de l'Ancien Testament ont été classés en livres prophétiques, livres poétiques et sapientiaux, Pentateuque et livres historiques. Cette répartition, sommaire aux yeux d'une critique littéraire exigeante est intéressante pour un survol comparatif des sujets bibliques illustrés dans les différents champs de l'art. Des livres prophétiques, la sculpture et le vitrail n'ont guère retenu et fixé que la personne des prophètes, et particulièrement des quatre grands. Statues décorant les portails, comme à Amiens et à Chartres, figures de grandes dimensions dans les fenêtres hautes, comme à Bourges et à Chartres, ces personnages accompagnent le déroulement de l'histoire providentielle. Tels des héros, ils font partie du cortège, mais on ne les voit guère agir. Quelques scènes dispersées, voire des cycles comme celui de l'histoire d'Isaïe dans un vitrail de la Sainte-Chapelle, demeurent des exceptions. Certains livres poétiques et sapientiaux, dont les richesses spirituelles avaient inspiré des créations originales aux enlumineurs, n'ont presque pas été illustrés par les autres imagiers. C'est le cas du Cantique des Cantiques et surtout des Psaumes. En revanche, les écrits historiques et le Pentateuque ont fourni aux peintres, sculpteurs et maîtres verriers la matière essentielle de leurs compositions bibliques. Plusieurs raisons semblent expliquer cette pré31. Emile MALE a intitulé le premier chapitre de L'Art religieux du XII• siède en !'ranu [184), « Naissance de la sculpture monumentale, influence des manuscrits ». Il va Jusqu'à écrire : « Pour les sculpteurs, la principale source d'inspiration fut la miniature» (p. 44). Après lui on a essayé, quelquefois avec succès, d'expliquer des sculptures par des modèles enluminés. Mais il serait excessif et téméraire de ne voir dans l'art monumental qu'une transcription de la peinture sur parchemin.
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dominance des séquences narratives historiques. Les principaux récits correspondent aux grands moments de l'histoire de l'homme et du salut. La création (fig. 3) et la faute originelle, l'aventure de Noé et le Déluge, les cycles d'Abraham et de Moïse constituent des étapes majeures dans le cheminement du peuple de Dieu. En second lieu, ces récits mettent en scène des héros dont la taille exagérée par la légende s'accorde au goût médiéval pour l'épopée. Les silhouettes des Samson et des David ont des traits communs avec celles des Roland, Tristan et Lancelot. Enfin la narration se prête par nature à la visualisation. L'histoire de Joseph, qui occupe une grande partie de la vie de Jacob son père, ressemble à un conte. Elle est en même temps riche d'enseignement. On la trouve· sur un coffret d'ivoire du xe siècle, conservé dans le trésor de la cathédrale de Sens, dans les fresques de Saint-Savin du xne siècle, dans les vitraux de Chartres, Bourges, Auxerre, du xme siècle. L'histoire de Joseph figure également parmi les bas-reliefs du portail central de la cathédrale d'Auxerre. Les aventures de Moïse et des Israélites dans le désert ne manquent ni de situations dramatiques ni de merveilleux. Pour apprécier à leur juste valeur les facteurs qui ont déterminé les choix des imagiers dans l'immense éventail de sujets que leur ouvrait l'Ancien Testament, il conviendrait de tenir compte aussi de la fréquence des présentations et commentaires faits par les Pères, les théologiens et les prédicateurs. Plus proches de la vie chrétienne dont elles présentent les mystères et les enseignements essentiels, les illustrations du Nouveau Testament se sont répandues avec le charme de la décoration dans tous les champs de l'art. Les cycles narratifs de la vie de la Vierge, de l'enfance de Jésus, de la Passion et de la Résurrection ont été développés sous des formes si nombreuses et si diverses qu'il est impossible de circonscrire l'ampleur de la production (fig. 21 et 23). Plus originales que les suites narratives, certaines compositions réunissent des éléments de l'Ancien et du Nouveau Testament, voire des scènes de la vie courante et des figures du bestiaire. Elles offrent des synthèses où les quatre sens de l'Ecriture, chers aux théologiens du Moyen Age, sont explicités. Certaines scènes reproduisent ce qui est décrit dans le texte, c'est le sens littéral. Quelques-unes rapprochent dans une interprétation allégorique l'Ancien Testament du Nouveau, les préfigures de leur accomplissement. D'autres dégagent des leçons de morale. D'autres enfin orientent vers l'idéal, vers les réalités célestes, les événements de l'histoire et les activités des hommes. Le xme siècle semble avoir particulièrement aimé et mis en images ce genre de synthèse où l'Ecriture, l'histoire, la morale et la théologie marient leurs données dans des constructions instructives et édifiantes. Les Bibles moralisées sont sans doute l'expression la plus poussée et la plus systématique de ce goût pour l'interprétation, les rapproche-
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ments et les transpositions. Mais l'imagerie destinée à l'ensemble des fidèles ne manque pas d'œuvres importantes par la richesse de leurs significations autant que par leur beauté. On en évoquera seulement deux ensembles. La parabole du Bon Samaritain prend des dimensions historiques et spirituelles dans les verrières de Sens, de Chartres et de Bourges. Le Christ lui-même est le Bon Samaritain de l'hwnanité, qu'il rachète du péché par sa mort. Les médaillons situés sur l'axe vertical central racontent la parabole. De nombreuses scènes de l'Ancien et du Nouveau Testament les entourent. Création de l'homme, faute originelle, révélation à Moïse et scènes de la Passion se répartissent dans des structures formelles dont les dispositions sont signifiantes. Les scènes jalonnent et expliquent l'histoire du salut. Les trois verrières présentent des versions différentes de ce thème, tant dans leur composition que dans leur contenu. Les verrières figurant la Nouvelle Alliance associent aux scènes principales du cycle de la Passion les épisodes de l'Ancien Testament qui en sont la préfigure. Quelques éléments du bestiaire, comme l'image du pélican et celle du lion qui souffle sur son petit mort-né pour lui redonner la vie, complètent les développements symboliques. Les compositions diffèrent sensiblement. Le vitrail de Bourges ne contient que trois scènes évangéliques : le Portement de Croix, le Christ sur la croix et la Résurrection. Celui du Mans complète ce schéma par une représentation du Christ Juge et de la Résurrection des morts. Le vitrail de Tours ajoute une cinquième scène, l'Agonie au Jardin des Oliviers. Les médaillons qui préfigurent la vie du Christ, dont le nombre varie de dix à vingt, se répartissent selon les verrières. Même si l'on tient compte des modifications dues aux restaurations, on doit admettre que les maitres verriers plaçaient sous les yeux du peuple de vastes compositions dont ils assemblaient les représentations de façon originale, même s'ils les recevaient d'une longue tradition. Ils racontaient l'histoire sainte en insistant sur la complémentarité des deux Testaments, selon la formule de saint Paul : « Ce n'est là qu'une ombre des choses à venir, mais la réalité appartient au Christ» (Col. z, 17). Dans quelle mesure la signification de ces grandes synthèses était-elle comprise
21 - Offrande des Mages. Peinture murale, XIIe siècle. Asnièressur-Vègre (Sarthe). 22 - Abel offre un agneau à Dieu, Cain le tue. Chapiteau, Xll 8 siècle. église d'Aulnay de Saintonge. 23 - les Saintes Femmes au Tombeau. Ivoire, fragment de retable, vers 1330. londres, Victoria and Albert Museum.
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de tous ? On peut supposer que le peuple chrétien vivait dans la familiarité de ces enseignements bibliques et de leurs expressions. Cet aperçu indique quelques grandes orientations de l'iconographie médiévale. Il survole des domaines sans les explorer. Ce n'est pas un bilan. Il a permis d'effleurer plusieurs problèmes, mais on peut se poser beaucoup d'autres questions. L'imagerie biblique occupe une telle place au Moyen Age, qu'elle constitue un objet privilégié de l'histoire de l'art. Comme source documentaire et comme fait de civilisation, elle fait aussi partie de l'histoire générale. François GARNIER.
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Les apocryphes bibliques
Même si le Moyen Age n'est plus une époque féconde pour la littérature apocryphe, de nombreux aspects de la civilisation du vne au xve siècle sont influencés et parfois même déterminés par les textes non canoniques. La mise à l'index de ces livres (notamment par le fameux décret attribué à Gélase, qui date du VIe siècle et contient un catalogue des apocryphes 1) n'a pas empêché leur large diffusion et leur pénétration- directement ou par l'intermédiaire d'autres textes- dans la liturgie, les arts, la littérature ou même les doctrines de l'Eglise... Malgré la fonction importante que les apocryphes avaient au Moyen Age, on doit constater qu'à l'heure actuelle, ce domaine reste encore assez peu étudié. « L'histoire des textes apocryphes pendant le haut et le bas Moyen Age et leur emprunt successif, opéré par les liturgistes, les prédicateurs, les hagiographes, les prosateurs et les poètes, sont tout à fait à tracer »2. La popularité des apocryphes s'explique par une curiosité pour des détails passés sous silence, ou peu commentés, des événements qui figurent dans la Bible; c'est ainsi par exemple que les récits apocryphes concernant l'enfance de la Vierge ou celle de Jésus deviennent si prisés au Moyen Age. D'un autre côté, certains épisodes extraordinaires ou 1. Reproduction fac-similé de cet index dans A. DUPOURCQ, Etutk .rur le.r w.rta Martyrum romains, t. 4 : Le néo-manichéisme et la légentk chrétienne, Paris, 1910, pp. 173-1n; édition du texte dans PL, J9, 162-164. 2. A. CoRNAGLIOITI, « Apocryphes et mystères )), dans Le théâtre au Moyen Age, Actes
du II• Colloque de la Société internationale pour l'Etude du Théâtre médiéval (Alençon, juillet 1977), Montréal, 1981, p. 69.
Vivre la Bible surnaturels de la vie du Christ ou des Apôtres, relatés d'une manière exagérée dans les apocryphes, correspondaient bien à la soif du merveilleux qui caractérisait la piété médiévale; les Actes apocryphes des apôtres satisfaisaient à ce besoin. D'autres apocryphes - du genre apocalyptique - s'intégraient dans la culture médiévale de par leurs principaux thèmes (descente aux enfers; visite des cieux) qui s'accordaient parfaitement avec les préoccupations essentielles des hommes de l'époque. Il faut noter également qu' « apocryphe » ne signifie pas nécessairement hérétique ou hétérodoxe; si certains livres non canoniques proviennent effectivement (du moins en partie) d'un milieu gnostique, docétiste, etc., d'autres livres n'ont pas été acceptés dans le canon des Ecritures principalement en raison de leur penchant trop accentué pour le merveilleux, l'extraordinaire, dépassant les limites raisonnables de la conception chrétienne du miracle. Inversement, les hérétiques médiévaux ne se distinguaient pas par un engouement excessif pour les apocryphes : certes, ils en connaissaient plusieurs, mais l'utilisation des apocryphes est restée plutôt limitée chez eux. La situation ne semble pas identique en Orient byzantino-slave où, dans la propagation de la littérature apocryphe, les hérétiques bogomiles ont probablement joué un rôle important. De même, pendant que l'Europe occidentale se contente de recevoir (traduire ou adopter) les produits d'une littérature apocryphe ancienne - en tout cas, antérieure au vue siècle - , l'Orient ne cesse encore de créer de nouveaux livres, même s'ils sont bâtis le plus souvent selon le modèle d'apocryphes connus. L'apocryphe médiéval le plus original, le « livre secret » des Bogomiles et des Cathares, a été composé en Orient, probablement à Byzance.
LE
DOMAINE OCCIDENTAL
Les apocryphes les plus populaires En Europe de l'Ouest, « dès les x1e-xue siècles, et plus encore au xme, les livres bibliques apocryphes sont tombés dans le domaine des connaissances courantes »s. Les livres les plus populaires « complètent » avant tout le Nouveau Testament dont certaines « lacunes » pouvaient intriguer les lecteurs. Les évangiles apocryphes de l'enfance de la Vierge et de celle de JésusChrist se trouvent parmi les apocryphes les moins « hérétiques » et les plus influents sur la civilisation médiévale. 3· P.
p. 99·
ZUMTHOR,
Histoire lilléraire tle la Françe médiiflale, VI•-XIV• siicles, Paris, 1954,
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L'apocryphe intitulé l'Histoire Je la Nativité de Marie (appelé aussi Protévangile Je Jacques depuis le xvre siècle) a été rédigé vers zoo en Syrie ou en Egypte4• Il contient le récit de la conception miraculeuse de Marie, son enfance et sa jeunesse au service du Temple, ses fiançailles avec Joseph, l'annonciation, la visitation, la nativité et l'adoration des mages, le massacre des innocents et le martyre de Zacharie. L'enfance de Jésus, presque entièrement absente dans les Evangiles canoniques, mis à part l'épisode où Jésus discute avec les anciens dans le Temple de Jérusalem (Luc z, 14), est dépeinte avec des détails surnaturels dans le Récit Je l'Enfance ou l'Evangile de pseudo:-Thomas&. Le texte original a dû être composé en syrien, après le Protévangile; les plus anciennes copies remontent au vre siècle. Cet apocryphe, répandu sous les plus diverses rédactions et traductions (même en arabe), présente Jésus comme un véritable « enfant terrible », châtiant, guérissant ou ressuscitant les autres enfants suivant son caprice. Quelques-uns des miracles qu'il produit relèvent plutôt de la magie pure que du miracle au sens chrétien : il transforme l'eau boueuse en eau limpide par sa parole; il anime des oiseaux en argile, ou il change des enfants en cochons. L'Occident a connu surtout le remaniement du Protévangile Je Jacques et de l'Evangile de pseudo-Thomas sous le titre de l'Evangile de la Nativité Je Marie et de l'Enfance du Sauveur (cité aussi comme l'Evangile du pseudoMatthieu), qui a paru en rédaction latine au vie siècle6 • C'est le récit des événements après la mort du Christ et avant sa résurrection, ne figurant que par allusion dans les Evangiles canoniques, qui a assuré le succès de l'Evangile Je Nicodème (ou Actes de Pilate). Le livre, d'une valeur littéraire réelle, commence par une version particulière et amplifiée de la Passion (chap. I-II). L'apocryphe semble avoir été soudé de deux textes indépendants : les Actes de Pilate proprement dits (chap. l-XVI) et la Descente du Christ aux Enfers (chap. XVIIXXVII). Il est d'origine grecque et sa rédaction remonte au ve siècle. Sa traduction latine a dû être faite tôt; il est cité déjà par Grégoire de Tours qui ne savait pas le grec7 • 4· Edition la plus récente : E. de STRYCKER, La forme la plu.r an;ienne du Pro/évangile de ]a&qtl4.t, Bruxelles, I96I; trad. franç., E. AMANN, Le Pro/évangile de ja&qtl4.t et.re.r remaniemenl.r latin.r, Paris, I9Io; Dt. MICHEL, Evangile.r apoçryphe.r, t. I, Paris, I9II, pp. I-5I; F. AMIOT, La Bible apoçryphe. E11angile.r apoçryphe.r, Paris, I95Z (rééd. I975), pp. 48-64; texte grec C. TrsCHENDORF, Eflangelia apoçrypha, Leipzig, I876 8 , pp. I-50. 5· Texte grec et trad. franç., Dt. MICHEL, op. &il., pp. I6I-I89; texte gr. et lat., C. TrsCHENDORF, op. til., pp. 140 et s.; trad. P. PEETERS, Eflangi/e.r apoçryphe.t, Il : L'Eflangi/e tU I'Enfan;e, rédactions syriaques, arabes et arméniennes, Paris, 1914; F. AMIOT, op. rit., pp. 8oI07. 6. Texte lat. et trad. franç., Dt. MICHEL, op. rit., pp. 53-I59; trad. franç., F. AMIOT, op. eit., pp. 65-79. 7· Texte gr. et lat., C. TISCHENDORF, op. çi/., pp. ZI0-43z; trad. franç., F. A~onoT, op. til., pp. 146-I56 (extraits seulement).
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La mort miraculeuse et l'assomption de la Vierge Marie, dont le culte ne cesse de s'amplifier au cours du Moyen Age, constituent le sujet de l'apocryphe intitulé Transitus Mariac (le terme Dormition ne rend pas parfaitement le sens du titre latin), composé probablement au ye siècle et diffusé en nombreuses versions et traductions (même en copte et en arabe). L'un des remaniements latins avait été attribué (faussement) à saint Méliton, disciple de saint Jean et évêque de Sardes à la fin du ne siècle. En Gaule, Grégoire de Tours a fait connaître une version abrégée de l'apocryphe (De Gloria marryrum, chap. IV)8 • Parmi les apocalypses apocryphes, c'est l'Apocalypse ou la Vision de saint Paul qui a exercé la plus grande influence au Moyen Age. Ce récit qui comporte le voyage de l'apôtre, guidé par l'archange Michel, à travers le paradis et l'enfer, est une œuvre des dernières années du IVe siècle (texte grec). Plusieurs rédactions latines et traductions en langue vulgaire (français, anglais, italien, provençal) témoignent de la popularité dont il a été l'objet au Moyen Age9 • Au détriment des Actes des apôtres canoniques, les Actes apocryphes d'André, de Jean, de Pie"e, de Paul, de Jacques, de Simon et Jude ont eu un retentissement considérable dans les légendes hagiographiques et les arts plastiques. Ces actes, rédigés en général aux ne-me siècles, mettent l'accent sur le pouvoir surnaturel des apôtres (miracles) et exploitent à fond le côté romanesque de leur prosélytisme (voyages dans des pays lointains et fantastiques, peuplés parfois de races monstrueuses). La plupart de ces récits ont été rassemblés dans une compilation du ve siècle par un auteur qui se nomme Abdias (Histoire du combat aportolique). La traduction latine du pseudo-Abdias, faite par Julius Mricanus, était très connue au Moyen Age, et fut utilisée notamment par Vincent de Beauvais et Jacques de Voragine au xme siècle 10• Quant aux apocryphes vétéro-testamentaires, ils sont beaucoup moins populaires en Occident qu'en Orient.
8. Texte lat., C. TISCHENDORF, Apotttlypses apoçryphae, Leipzig, 1866, pp. II3-136; trad. franç., F. AMIOT, op. til., pp. II2-134. 9· Texte gr., C. TISCHENDORF, ibid., pp. 34-69; texte lat., H. T. SILVERSTEIN, Visio Sancti Pauli. The History of the Apocalypse in Latin, logethtr wilh Nine Texls, Londres, 19H; M. R. )AMES, AporryphaanmJota, Cambridge, 1893, pp. 11-42; trad. franç., F. AMIOT, op. ût., pp. 295-331. 10. Textes, C. TISCHENDORF, Aela aposto/orum apoçrypha, Leipzig, 18 51 ; R. A. LIPSIUS, M. BoNNET, Aeta aposto/orum apoçrypha, 3 tomes, Leipzig, 1891-1903 (rééd. Darmstadt, 195 9); texte lat. du ps.-Abdias, J. A. FABRICIUS, Codex apoçryphus Novi Testamenli, t. 1, Hambourg, 1719; trad. franç. de divers Attes, F. AMIOT, op. ûl., pp. 157-274 (donne également une orientation bibliographique).
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Traductions et adaptations La propagation des apocryphes bibliques se faisait par divers moyens dont le plus évident était la traduction de l'original (grec; grec traduit du syriaque, etc.) en latin. Parfois, plusieurs rédactions du même texte sont traduites en latin. L'adaptation des écritures apocryphes en latin a assuré leur pénétration dans la culture ecclésiastique proprement dite d'abord (liturgie, hagiographie). Pour les traductions en langue vulgaire, il faut attendre les XIIe-xme siècles où l'on voit apparaître une quantité considérable de traductions et d'adaptations d'après les modèles latins. On connaît par exemple trois adaptations rimées en ancien français de l'Evangile de Nicodème, en dehors de ses nombreuses versions en prosell. Mais au-delà des traductions et adaptations, l'emprise que les apocryphes avaient sur la civilisation médiévale peut se mesurer avant tout par leur présence parfois étonnante dans les domaines les plus divers. La lituroe et les doctrines
Plusieurs fêtes liturgiques ont leur origine, directement ou indirectement, dans la littérature apocryphe : ainsi par exemple quelques fêtes liées à la vie de la Vierge Marie, dont l'enfance, la jeunesse et la mort ne sont relatées avec détails que dans les apocryphes. C'est grâce au Protévangile de Jacques que l'histoire des parents de Marie, Anne et Joachim, est entrée dans l'hagiographie et que leur fête figure dans le calendrier liturgique (Saint-Joachim : le 16 août; Sainte-Anne : z.6 juillet). D'après le témoignage d'un Lectionnaire et d'un Bréviaire provenant des églises normandes, la légende apocryphe de sainte Anne et de saint Joachim fut lue le jour de la Nativité de la Vierge. Les fêtes de l'Immaculée Conception (8 décembre), de la Nativité (8 septembre) et de la Présentation au Temple (2.1 novembre) de la Vierge sont ins11. Edition des versions rimées, G. PARIS, A. Bos, Trois versions rimées de l'EtJangile de Nicodème, Paris, 1885; versions en prose, A. E. FoRD, L' EtJangile de Ni&odime. Les versions &ourles en an&ien français et en prose, Genève, 1973; trad. et adaptations en d'autres langues, M. W. A. HoLMEs, «The Old English Gospel ofNicodemus »,dans Modern Philo/ogy I (1903), pp. 579-614; W. H. HuLME, The Midàle-English HatTo111ing of Hel/ and Gosptl of Nitodemus, Londres, 1907; A. P10NTEK, Die Mitte/ho&hdeuts&he Vbersettung des Nicodemus-EtJangeli11111s, Greifswald, 1909; A. MAsSER, Dat e111ange/ium Ni&odemi van Jeme /idende unses heren Ihesu Christi : 2 mitte/niedert. Fassungen, Berlin, 1978; A. VAILLANT, Et1angi/e de Nicodème. Texte slave et latin, Genève-Paris, 1968; études, R. P. WÜLCKER, Das EtJange/ium Ni&odemi in der abenJ/IJnJischen Litera/ur, Paderborn, r87z; W. BECKER,« Die Sage von der Hôllenfahrt Christi in der altfranzôsischen Literatur », dans Romanische Forsçhungen, J2, 1913, pp. 897-972. P. RICHÉ, G. LOBRICHON
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pirées également par le même apocryphe12• Quant à l'origine de la fête et de la doctrine de l'Assomption de la Vierge (15 août), l'apocryphe Transitus Mariac y eut un rôle certain13• Il est également prouvé que la fête de saint André (30 novembre) est fondée sur le récit apocryphe du martyre de l'apôtre (les Actes de saint André, diffusés sous forme de différents remaniements, inspirant directement le texte du Bréviaire)!'. L'observation stricte du repos dominical n'est sans doute pas totalement étrangère à un récit apocryphe, la Lettre du Christ tombée du ciel (VIe siècle), traduit en nombreuses langues (grec, latin, syriaque, arménien, carchouni, arabe, éthiopien). Cette lettre n'a pas dû être sans influence sur les décisions du Concile d'Orléans (538) qui a interdit les travaux serviles le dimanche, et du Concile de Rouen (65o) qui a défini la loi du repos des jours fériés de la façon en usage jusqu'à notre époque15• Outre les dogmes déjà mentionnés de l'Immaculée Conception et de l'Assomption, d'inspiration apocryphe, la doctrine de la Descente aux Enfers, devenue officielle sous le pontificat d'Innocent III, doit beaucoup, même si ce n'est qu'indirectement, à l'Evangile de Nicodème dont la deuxième partie contient le récit détaillé de la Descente. Parmi les sources d'inspiration de la doctrine du Purgatoire, élaborée aux xnexme siècles, figurent également l'Evangile de Nicodème (la notion des limbes) et surtout l' Apoca!ypse de Paul : l'enfer supérieur de l'une des rédactions de ce dernier apocryphe, le lieu où se trouvent « les âmes de ceux qui attendent la miséricorde de Dieu », est bien le futur Purgatoire, et une partie des peines « infernales » décrites ici seront transférées au Purgatoire quand celui-ci sera défini avec précision plus tard au Moyen Age1 6 •
La littérature édifiante Nous ne pouvons pas étudier l'influence des apocryphes sur la littérature et les arts sans évoquer le rôle intermédiaire de certaines u. E. MÂLE [I85], t. 2, p. I88 : Introduction de DANIEL-ROPS dans F. AMIOT, op. cil., pp. 2Q-2I. I3. G. DuRIEZ, Les apoçryphes dans le drame religieux en Allemagne au M(/)'en Age, Lille, I9I4, pp. 69-7I. Sur l'origine des fêtes de la Vierge, cf. également, F.-X. WEISER, Fêtes et cout11111es chrétiennes. De la liturgie au folklore, Paris, I961. I4· F. AM10T, op. cil., p. 253, et l'introduction de DANIEL-ROPS, ibid., p. 21. I5. H. DELEHAYE, « Note sur la Légende de la lettre du Christ tombée du ciel», dans Académie r(/)'ale de Belgique, Bulletin de la Classe des Lettres, I899, pp. 171-2I3; trad. franç. dans J.-B. BAUER, Les apocryphes du NoU11eau Testament, Paris, I973, pp. 88-90. I6. Sur la Descente, cf. J. A. McCULLOCH, The Harrowing of Hel/. A ComparatitJe Stmfy of an Barry Christian Doctrine, Edimbourg, I930; J. CHAINE,« Descente du Christ aux Enfers», dans Dictionnaire de la Bible : Supplément, Paris, I934• t. 2, col. 395-431; sur le Purgatoire : J. LE GoFF, La naissance du Purgatoire, Paris, 1981.
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compilations médiévales, telles que les œuvres d'Honoré « d'Autun » (première moitié du xne siècle), de Vincent de Beauvais (t 1z64), ou bien le recueil de la vie des saints, la Légende dorée de Jacques de V oragine, composée avant 1Z6417• Nombre de motifs provenant des apocryphes passent souvent par le canal des intermédiaires de cette sorte, et il n'est pas toujours facile de déterminer si un artiste ou un poète a puisé directement à la source apocryphe ou a pris son motif « de seconde main ». Mais il manque encore un relevé systématique des légendes apocryphes incorporées dans les recueils de « vulgarisation scientifique » du Moyen Age. C'est la Légende dorée qui constitue le meilleur exemple de l'utilisation des apocryphes dans la littérature édifiante. Malgré la distance que l'auteur établit entre ses sources apocryphes et son propre récit, il est évident que non seulement il ne désavoue pas les premières, mais, dans le cas de quelques légendes, il se fonde presque entièrement sur elles. Il cite parfois le titre de l'apocryphe qu'il résume (l'Evangile de Nicodème revient souvent : l'épisode de l'huile de la miséricorde est évoqué dans l'Invention de la sainte Croix; mentions dans la Passion du Seigneur et dans la Résurrection); d'autres fois, il ne donne qu'une référence vague : « une histoire apocryphe des Grecs » (à propos du bois de l'arbre du Paradis terrestre donné à Séth, dans l'Invention de la sainte Croix), ou bien « un livre apocryphe, attribué à saint Jean Evangéliste » (concernant l'Assomption de la Vierge), etc. La Légende dorée est l'un des aboutissements de la littérature apocryphe; on y trouve plusieurs légendes sous leur forme la plus élaborée sans qu'on puisse identifier toutes les traditions antérieures qui sont entrées dans leur composition (par exemple, la légende de l'Invention de la sainte Croix). Mais, en même temps, cette œuvre devient, à son tour, une source de première importance pour les arts religieux jusqu'au Concile de Trente : « Après l'Evangile, le recueil de la vie des saints est de tous les livres de l'Occident celui qui a eu la plus profonde influence sur l'art »18•
La littérature des visions Sans la Vision de saint Paul, il est probable que les récits de voyages surnaturels du Moyen Age ne seraient pas nés. La littérature des visions de l'au-delà (voyage d'un vivant à travers l'Enfer, le Purgatoire et le Paradis), apparue en Occident dès le haut Moyen Age (l'Histoire eccié17. HoNoRius AuGUSTODUNENSIS, Speçu/11111 e&&le.riae, dans PL, z 7 2; VINCENT DE BEAuvAIS, SpeGU/11111 hi.rtoriale, éd. Douai, 1624 (rééd. Gnlz, 1964-1965); jACQUES DE VoRAGINE, Legenda amea, éd. Th. GRAESSE, Dresde-Leipzig, 1846; trad. franç. par J.-B. M. ROZB, Paris, 1967. 18. E. MÂLE, L'art religieux du XIIIe .riètle, t. 2, p. HI·
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siastique de l' Anglete"e de l'Anglo-saxon Bède, mort en 7 35, contient plusieurs visions) devient un genre réellement populaire à partir du :xue siècle19• Le Purgatoire de saint Patrick, rédigé en latin par un moine cistercien de Saltrey vers la fin du :xne siècle, fut traduit ensuite en langues vulgaires (dont sept traductions en ancien français; la première faite par Marie de France, célèbre poétesse de la deuxième moitié du XIIe siècle), et connut un succès dépassant de loin celui de la Vision de saint Paul. Ces récits, ainsi qu'une autre vision d'origine irlandaise, la Vision de Tnugdal, auront une influence considérable sur l'iconographie des châtiments des pécheurs à la fin du Moyen Age20• La littérature médiévale des visions a atteint son sommet dans la Divine Comédie de Dante (entre 1307 et 13u). Bien qu'il reprenne certains motifs et divisions structurales de ses prédécesseurs (dont la Vision de saint Paul), par sa portée allégorique, politique et artistique, son poème sort des limites traditionnelles du genre. Les romans du Graal Le plus fameux cycle de romans du Moyen Age, les romans du Graal, doit aussi sa naissance, du moins en partie, à la littérature apocryphe. Même si c'est un élément non chrétien (celtique?) qui a déterminé la genèse du premier roman du Graal (PercetJal ou Le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, entre II79 et n8z), la légende chrétienne apocryphe, qui est venue s'y greffer un peu plus tard, a définitivement modifié le caractère de ce mythe médiéval En effet, vers 1 zoo, dans le Joseph d'Arimathie de Robert de Boron, le Graal, ce récipient mystérieux à propriétés magiques devient le plat de la Cène dans lequel Joseph d'Arimathie recueille le sang du Christ crucifié. Cette identification est fondée sur des traditions légendaires relatives au Précieux
19. Etudes fondamentales sur ce sujet : D. D. R. OwEN, The Vision of Hel!: Infernal ]ourneys in Medieval Frençh Litera/ure, Edimbourg, 1970; H. R. PATCH, The Other World arrording to Descriptions in Medieval Litera/ure, New York, 197o2 ; cf. aussi J. MONNIER, La Desrente aux Enfers, étude de pensée religieuse, d'art el tk littérature, Paris, 19os; F. BAR, Les routes de l'autre montk, Paris, I946; sur la diffusion del'Aporalypse de saint Paul, L.-E. KASTNER,« Les versions françaises inédites de la 'Descente de saint Paul en Enfer'», dans Revue des Langues romanes, 48, 19os, pp. 38S-39S; 49, 1906, pp. 49-6:z, 322-3s1, 427-4so; W. MEmEN, «Versions of the 'Descente de saint Paul'», dans R.omanre Philo/ogy, 8, 19s4; P. MEYER,« La Descente de saint Paul en Enfer», dans R.omania, 24, 189s, pp. 3S7-37S; D. D. R. OwEN,« The 'Vision of St. Paul' : The French and Provençal Versions and their Sources», dans Romanee Philo/ogy, r 2, 19s8, pp. n-s1. zo. Edition du texte latin et de la trad. de Marie de France, K. W ARNKE, Das Burh vom Espurgatoire S. Patrice der Mark tk Franre und seine Quelle, Halle, 1938; trad. franç. du texte du xv" siècle, J. MARCHAND, L'autre monde au Mqyen Age. Vqyages el visions, Paris, 1940, pp. 81-ns; cf. aussi Ph. de FÉLICE, L'autre montk. Mythes el légendes. Le Purgatoire de sainl Patrice, Paris, 1906; J. LB GoFF (op. cit., n. 16), plusieurs chapitres sur la littérature des visions.
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Sang, mais le début du roman et l'histoire de Joseph d'Arimathie jusqu'à sa libération de la prison sont puisés à l'Evangile de Nicodème. Robert de Boron suit de près l'apocryphe quant à la naissance et la vie de Jésus, sa Passion, la descente de croix et la prison de Joseph. Mais il faut souligner que le Graal ne figure pas dans l'apocryphe et que la fusion des traditions concernant Joseph d'Arimathie et de celles ayant trait au « saint vaisse! » est de l'invention de Robert de Boron. Le poète a aussi incorporé un autre groupe de traditions apocryphes dans son roman : il s'agit de la guérison miraculeuse de l'empereur romain Vespasien grâce à la Sainte-Face, gardée par sainte Véronique, de la conversion de Vespasien et de sa vengeance de la mort de Jésus par la destruction de Jérusalem. Cette partie du roman remonte à deux apocryphes apparentés à l'Evangile de Nicodème : la Cura sanitatis Tiberii (probablement du VIe ou VIle siècle), où l'empereur guéri n'est pas Vespasien, comme chez Robert de Boron, mais Tibère, l'épisode de la vengeance est absent, et Joseph d'Arimathie ne joue qu'un petit rôle, en tant que témoin de la résurrection du Sauveur, et la Vimlicta Salvatoris (vers 7oo), où l'empereur guéri est aussi Tibère, mais Joseph d'Arimathie est davantage présent, et l'empereur se venge des Juifs en mettant le siège devant Jérusalem. Dans la Chanson de la Vengeance de Notre-Seigneur (en ancien français, fin du xne siècle), c'est Vespasien qui est guéri d'une lèpre;« il est donc possible que Robert de Boron ait adopté cette donnée qui sera maintenue dans un épisode du Roman des Sept Sages en vers (début du xm6 siècle), puis dans les différentes versions de la Vengeance en prose »21 • Il est à noter que, dans la traduction manuscrite, la Vengeance en prose figure souvent ensemble avec la traduction en ancien français de l'Evangile de Nicodème 22• Un épisode capital de la deuxième partie de la trilogie de Robert de Boron, Merlin, le conseil des diables par lequel le roman commence, semble avoir suivi comme modèle un passage de l'Evangile de Nicodème également : la scène de la délibération des démons lors de la descente du Christ aux Enfers 23 • C'est encore l'Evangile de Nicodème qui est à la base de la légende de Longin qui aura une fonction importante dans les romans du Graal des continuateurs de Chrétien de Troyes. La lance-qui-saigne du cortège du Graal dans le Perceval deviendra « christianisée » aux alentours
21. A. MicHA, «'Matière' et 'sen' dans L'Estoire àou Graal de Robert de Boron)), dans Romania, 89, 1968, p. 461 (l'article est repris dans De la rhanson de gerte au roman, Genève, 1976, pp. 207-230). Edition du texte du roman, W. A. NrTZE, Robert de Boron, Le Roman de /'Estoire àou Graal, Paris, 1927. 22. A. E. FoRD (op. rit., n. 1 r), p. 76. 23. Edition dans les Notes de W. A. NrTZE, Le Roman dei'Estoire dou Graal, pp. 12.6 et s.; la version en prose des romans de Robert de Boron est éditée par B. CERQUIGLINI, Le roman du Graal. Manusrrit de Modbte, Paris, 1981.
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de 1 zoo : elle sera identifiée avec la lance de Longin dont il a percé le côté du Christ24• L'inspiration des apocryphes marque aussi les romans qui composent le vaste cycle en prose appelé Lancelot-Graal (deuxième quart du xme siècle). L'une des branches de ce « roman-fleuve », l'Estoire del Saint-Graal, réécrit en partie le Joseph de Robert de Boron, mais y ajoute des prolongements aventureux dont le modèle plus ou moins lointain est constitué par des Actes apocryphes de quelques apôtres (surtout les Actes de Simon et Juda et la Passion de saint Matthieu) 25 • Au-delà des emprunts concrets aux apocryphes et légendes hagiographiques, c'est toute l'atmosphère et l'esprit du roman qui rappellent le merveilleux des aventures dans les Actes apocryphes des apôtres. Le drame liturgique et le théâtre religieux
La présence des apocryphes est également remarquable dans un autre domaine de la littérature médiévale : le drame liturgique et, plus tard, le théâtre religieux ( Mjstères). Des scènes inspirées des apocryphes apparaissent dans les offices de Pâques, chargés d'éléments dramatiques, dès le xre siècle. L'utilisation plus large des apocryphes est liée à l'essor du théâtre médiéval à partir du xme siècle et surtout au xve. Le problème de la pénétration des apocryphes dans les Mystères est encore assez mal connu; on peut considérer actuellement qu' « avant tout il est absolument nécessaire d'établir des éditions sérieuses des apocryphes latins et de tous ces textes qu'on appelle intermédiaires (qu'ils soient en latin ou en vulgaire) entre la littérature originaire et leur utilisation postérieure dans le théâtre »2&, Dans le théâtre comme dans les autres domaines de la civilisation médiévale, les apocryphes de l'Ancien Testament ne sont presque pas utilisés (exceptions : par exemple la Vita Adae et Evae dans le cycle de Bologne). Un autre trait caractéristique est que « l'attitude à se fier complètement à la tradition apocryphe et légendaire s'accroît de plus en plus au lieu de diminuer »21. Dans les grands Mjstères de la Passion, à côté des livres du Nouveau Testament, c'est l'Evangile de Nicodème qui sert de source principale de 2.4. Etude fondamentale sur ce sujet, K. BuRDACH, Der Graf. Foruhungen über seinen Ursprung und seinen Zusammenhang mit der Longinuslegende, Stuttgart, 1938 (rééd. Darmstadt, 1974)· ZJ. Cf. F. LOT, Etude sur le Lan&elotenprose, Paris, 1918. Edition du roman, H. O. SOMMER, The Vulgate Version of the Arthurian Romançu, 1: L'estoiredel Saint-Graal, Washington, 1909. z6. A. CoRNAGLIO'ITI (op. til., n. z), p. 75· 2.7. Ibid., p. 72..
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certaines scènes de la Passion du Christ et de sa Descente aux Enfers. Parfois, l'auteur recourt à des textes intermédiaires comme la Légende dorée, mais d'autres fois, il incorpore une traduction fidèle du texte latin de l'apocryphe dans son jeu. Il est curieux qu'Arnoul Gréban, l'un des plus célèbres auteurs de Passion au xve siècle, déclare ne point recourir aux apocryphes : poursuyvans sans prolixité l'euvangile a nostre sçavoir sans apocriphe recevoir.
Ce qui ne l'empêche pas d'inclure dans sa pièce par exemple la légende de Séth et de l'huile de la miséricorde (qui remonte à l'Evangile de Nicodème), ou bien divers épisodes de la nativité et de l'enfance du Christ, déjà traditionnels dans les Mystères, ainsi que des scènes de la Passion inspirées de l'Evangile de Nicodème. Au début de l'épisode de la Descente aux Enfers, il cite même quelques phrases latines de cet apocryphe. Mais d'une façon générale, les motifs ou fragments de texte d'origine apocryphe, tout comme les scènes inspirées des Evangiles, ne constituent que des repères pour des improvisations poétiques. Par exemple, l'épisode de Séth, qui occupe une cinquantaine de vers dans la version rimée de Chrétien, est gonflé à plus de z.oo vers dans la Passion d'Arnoul Gréban28• Mais parfois l'auteur établit sa propre version d'après l'original latin, comme dans le cas de la Passion conservée à la Bibliothèque Sainte-Geneviève (Paris) : Texte latin (en prose)
Passion Sainte-Geneviève
Quis est iste Jesus, tJUi per verbum suum mortuos a me traxit sine precibus ? Forsitan ipse est qui Lazarum quatriduanum foentem et dissolutum, quem ego tenebam mortuum, reddidit vivum per verbum imperii eius.
Qui est ce ]hesu qui fait vivre Par sa parole seulement Les mors ? Dy ; je le te demant 1 Et non pour quant par aventure C'est cil qui de la chartre obscure De seens le Ladre getta, Qu'ija piloit... 2 •
aS. Edition dela Passion d'Amou! Gréban, G. PARIS et G. RAYNAUD, Paris, 1878 (réimpr. Genève, 1970). Etudes fondamentales sur le drame liturgique et le théâue religieux, B. BERGER, Le drame liturgique de P4q118s du X• au XIII• sièç/e: liturgie et théâtre, Paris, 1976; D. DoLAN, Le drameliturgique de Pâques en Normandie et en Angleterre au Moyen Age, Paris, 1975; G. FRANK, The MeeHet~al Frençh Drama, Oxford, 197o1 ; O. JoDOGNE, « Recherches sur les débuts du théâtre religieux en France », Cahiers de CitJilisalion médiétJale, r, 1965, pp. 1-24; 2, 1965, pp. 179·189; E. RoY,« Le mystère de la Passion en France du xiV" au XVI6 siècle», dans Revue bourguignonne, IJ, 1903-1904; K. YoUNG, The Drama of the Medina/ Cburtb, Oxford, 1933; sur les apocryphes et les Mystères, cf. aussi : L. M. MmR, « Apocryphal Writings and the Mystery Plays »,dans Le théâtre au Moyen Age, Montréal, 1981, pp. 79-83. Une bibliographie abondante figure ibid., pp. 111-115. 29. G. A. RUNNALS (éd.), Le mystère de la Pauion Nostre Seignmr du nu. r r JI de la Bibliothèque Sainte-GenetJiètJe, Genève-Paris, 1974. vv. 3935 et s.
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Vivre la Bible A comparer avec les adaptations rimées de l'Evangile de Nicodème :
Chrétien Ki est ici/ ki sanz preiére Me toit les morz en tel manére ? Pot fO estre c'est cil Jesus Ki Lazarum fit lever sus Del monument u out jeu Quatre jurz tant ke puatJt fu 30•
André de Coutances Ce est cil Jhesus, peut cel estre, Qui Lazarum, que bien savoie Que quatre jorz tenu avoie & ja puet el monument, Traist fors par son commandement D'enfer & mis! arrére en vir1 •
L'iconographie L'influence surprenante des apocryphes sur l'art médiéval a été magistralement étudiée par Emile Mâle dans ses livres sur l'iconographie religieuse en France au Moyen Age32• L'examen minutieux des représentations sacrées révèle que les scènes d'origine apocryphe ne soht pas du tout rares, mais, au contraire, dominent parfois : « Sans les Apocryphes la moitié au moins des œuvres d'art du Moyen Age deviendrait pour nous lettre close »33. Sur l'iconographie de la vie de la Vierge et de l'enfance du Christ les apocryphes ont naturellement exercé une influence considérable. La présence de l'âne et du bœuf près de la crèche de l'enfant Jésus, sculptée déjà sur des sarcophages du rve siècle, a pour source l'apocryphe de la Nativité de Marie et de l'Enfance du SautJeur qui mentionne que le bœuf et l'âne adorent le nouveau-né (chap. XIV) 34• Le même apocryphe contient aussi un épisode curieux, celui de la sage-femme qui ne voulait pas croire à la virginité de Marie après la naissance de Jésus (chap. XIII). Dans la peinture byzantine et post-byzantine, deux sages-femmes (dont l'une est l'incrédule) sont toujours représentées dans la scène de la Nativité : l'une tient l'enfant Jésus, l'autre verse de l'eau dans un bassin36• Deux épisodes de la fuite en Egypte prennent leur origine également dans le même apocryphe. Le premier, un miracle de Jésus, qui fait tomber des idoles égyptiennes, est représenté sur un vitrail du Mans. L'autre épisode, celui du palmier qui abaisse sa cime pour que Marie puisse manger de ses fruits, est évoqué d'une façon très schématique dans les scènes où l'on voit un arbre près de la sainte Famille qui marche dans le désert (clôture du chœur de Notre-Dame 30. Edition G. PARIS, A. Bos (op. çiJ., n. II), vv. 1593 et s. 31. Ibid., vv. 1326 et s. 32. Surtout, L'art religieux du XIII• siède en Frame (déjà cité), L'art religuux de /afin du Mli)'en Age en Françe, Paris, 1949, mais aussi L'art religieux du XII• siède en Françe, Paris, 1928. 33· E. MÂLE, L'art religieux du XIII• sièç/e, t. z, p. 223. 34· G. RrsTow, Die Geburt Christi in der friihçhrist/jçhen und byzantinisçh-ostkirçh/khen Kun.rt, Recklinghausen, 1963; E. MÂLE, L'art religieux du XIII• siède, t. 2, pp. 143-144. 35· Ibid., pp. 144-147.
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de Paris, un vitrail de la cathédrale de Lyon et un de celle de Tours). Mais l'arbre est devenu un pêcher (en tout cas, il n'est plus un palmier) sous l'influence des « textes intermédiaires >> (Cassiodore, Vincent de Beauvais)3 6• Les représentations de la vie de la Vierge, devenues extrêmement populaires à partir de l'époque gothique, doivent également beaucoup aux apocryphes (surtout à la Nativité de Marie) ou aux« intermédiaires» (comme par exemple les Lectionnaires dans le cas de la conception miraculeuse de la Vierge). C'est par la rencontre des parents de Marie, Anne et Joachim, à la Porte d'Or, que les artistes figuraient la conception immaculée de Marie, thème apocryphe (vitraux du Mans et de Beauvais; thème beaucoup plus fréquent au bas Moyen Age). La jeunesse de la Vierge, avant la naissance du Christ, n'est relatée avec détails que dans les apocryphes. Selon l'Evangile de la Nativité, elle a été choisie pour le service du Temple (vitrail du Mans). Son mariage avec Joseph, plus exactement le miracle des baguettes, est également un thème d'origine apocryphe: d'après la légende, Marie ne voulait pas se marier à l'âge de quatorze ans; le grand prêtre a décidé alors de la confier à la protection d'un homme de la tribu de Juda. Tous les célibataires devaient se présenter avec une baguette à la main; celui que Dieu aurait choisi verrait une colombe sortir de sa baguette. Joseph a été désigné ainsi par un miracle de Dieu (représentations les plus anciennes en France : Chartres; Notre-Dame de Paris; vitrail du Mans; la plus célèbre et la plus belle est sans doute la peinture de Giotto à Padoue, dans la Chapelle de l'Arena, début du xive siècle)B7. Les scènes d'origine apocryphe (Transitu.r Mariae) les plus répandues du cycle de la Vierge sont sa mort, son assomption et son couronnement au ciel. Dans l'art monumental byzantin, le thème de la mort de la Vierge apparaît dès le xie siècle (mosaïque de Daphni). Elle est étendue sur son lit, entourée des apôtres, qui avaient été transportés là par une force mystérieuse. A la troisième heure de la nuit, le Christ, accompagné d'anges, de saints et de vierges, vient chercher l'âme de sa mère. Quant au couronnement de la Vierge au ciel (le plus ancien exemple en France : cathédrale de Sens), il est sculpté sur la façade de pratiquement toutes les églises dédiées à la Vierge38• Ce sont encore les apocryphes qui fournissent des matières pour les scènes de la vie des apôtres, saints préférés du Moyen Age. Les Actes apocryphes des apôtres sont entrés, par l'intermédiaire de la compilation du pseudo-Abdias, dans les Lectionnaires et même dans les premiers Bréviaires (xme-xxve siècle). « Le clergé n'avait donc aucune 36. Ibid., pp. 154-156. 37· Ibid., pp. 184-190. 38. Ibid., pp. 194-ZI I :cf. aussi ID., Art el artistes du MI!Jin Age. Paris, 1968 : <
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Vivre la Bible
raison de défendre aux artisans la représentation de ces vies apocryphes : il lisait dans les livres de chœur les mêmes histoires que les maîtres verriers peignaient sur les vitraux »39• Les plus populaires des apôtres de l'époque gothique étaient Pierre, Paul, Jean, Thomas, Jacques, Jude et Simon; chacun d'eux avait été censé, selon les légendes apocryphes, évangéliser une contrée différente du monde, dans des circonstances tout à fait extraordinaires, produisant les miracles les plus fantastiques et subissant les aventures les plus inattendues. Quant à l'iconographie de l'enfer et des limbes, deux livres apocryphes ont eu un rôle déterminant. La scène de la Descente aux Limbes (Anastasis en grec) s'inspire bien évidemment de l'Eoangile de Nicodème, et apparaît dès le vre siècle. Au x:re siècle, à Byzance, l'iconographie de la scène est déjà constituée de toutes pièces. En Occident, la représentation byzantine est modifiée dès l'époque romane : les personnages sortant des limbes deviennent nus et l'ouverture des limbes prend la forme de la gueule de Uviathan40• La Vision de saint Paul n'a contribué qu'assez tardivement à la formation de l'iconographie précise des peines infernales correspondant à des catégories de péchés déterminées. Les premiers manuscrits enluminés qui nous soient parvenus ne datent que du début du xrve siècle (ms. 815 de Toulouse avec la version anglo-normande de la Vision; ou le poème intitulé Verger de Sou/as, inspiré de la Vision, avec de curieuses miniatures du xrve siècle, à la Bibliothèque nationale de Paris, fr. 9zzo). Dans l'art monumental français, les représentations détaillées de l'Enfer ne se répandent qu'au xve siècle :«Vers le milieu du xve siècle, les supplices de l'Enfer entrèrent dans l'art monumental, et, en les sculptant au portail des églises, on les éleva presque à la dignité des dogmes »41.
LE
DOMAINE GRÉCQ-SLAVE
Créations originales En Orient - à Byzance et chez les Slaves - la situation des apocryphes est passablement différente. D'une part, la production de livres apocryphes ne s'arrête pas comme en Occident; quelques nouveaux textes naissent encore jusqu'à la fin du Moyen Age. D'autre part, les apocryphes de l'Ancien Testament jouissent d'une popularité tout aussi considérable - ou même plus - que ceux du Nouveau 39· E. MÂLE, L'art religieux àu XIII• s#&!e, t. 2, p. 282. 40. ID., L'art religieux du XII• siè&!e, pp. 104-105, II4-II5· 41. ID., L'art religieux de la Jin àu Moyen Age, p. 468. Sur l'iconographie de différents thèmes, à consulter également: L. Rf:Au, L'ieonographie de l'art çhr/tien, Paris, 1955-1959.
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Testament. Quant aux nombreux manuscrits apocryphes slaves, « pour la plupart de ces documents nous ne connaissons que des rédactions modernes et qui appartiennent à la deuxième période {xvE!-XVIIe siècle); quelques manuscrits paléo-slaves cependant remontent jusqu'au xue siècle et nous donnent avec les versions yougoslaves, bulgares ou serbes, comme le premier jet de la production littéraire et la preuve d'une tradition ininterrompue »42• Par ailleurs, « les traductions paléo-slaves nous ont souvent en effet conservé toute une série de documents byzantins qui ont disparu ou dont on n'a pas, du moins jusqu'à présent, retrouvé les originaux; elles nous font d'ailleurs connaître des rédactions particulières, très utiles pour l'explication des textes grecs »43• Le rôle des hérétiques bogomiles, apparus au xe siècle en Bulgarie, dans la rédaction, la diffusion et la révision des apocryphes a été très discuté par les érudits". Des index de livres apocryphes publiés par l'Eglise orthodoxe avaient attribué faussement aux Bogomiles la composition d'un grand nombre de livres dont la plupart ne contiennent pas d'éléments hérétiques et sont opposés même aux croyances de cette secte (Le Bois de la Croix ; Comment le Christ devint prêtre ; Comment le Christ laboura avec la cha"ue ,· Comment le Christ appela Probus son ami ,· Les questions de Jérémie à la Mère de Dieu; Les Questions et Réponses sur le nombre de particules dont fut formé Adam ,· Faussetés sur la fièvre et d'autres maladies)45. li est toutefois certain que, dans quelques apocryphes tardifs (et qui ne figurent pas dans l'Index), on peut relever les traces d'une conception dualiste du monde, mais il s'agit peut-être de la transcription de légendes populaires qui avaient influencé l'hérésie bogomile (et non le contraire) et qui ont pénétré également dans la littérature apocryphe. Parmi les livres les plus intrigants, on peut citer la légende de La mer de Tibériade, conservée dans des manuscrits russes et slaves du Sud tardifs {xvE!-XVI6 siècle les plus anciens). En dehors d'un dualisme évident -la création du monde avec l'aide de Satan -ce texte contient un motif extrêmement répandu des cosmogonies primitives, celui du plongeon cosmique. Ce motif est connu non seulement dans les mythes des peuples sibériens, mais figure aussi dans le folklore des Indiens de l'Amérique du Nord. Voici le fameux passage de l'apocryphe slave d'après un manuscrit bulgare : Et Dieu dit: Que soit sur la te"e la mer de Tibériade et l'eau salée. Et 42.. A. PYPIN, V. D. SPASOWICZ, Histoire des litléralure.r slaves, Paris, 1881, p. 102.. 4~· Ibid., p. 104.
44· Etude fondamentale sur ce sujet, E. TuRDEANU, « Apocryphes bogomiles et apocryphes pseudo-bogomiles », dans RHR, IJI, 1950, pp. 22-B, J76-2I8. a. également H.-Ch. PuECH et A. VAILLANT, Le traité ronlre les Bogomiles de Cosmas le Prêtre, Paris, 1945· 45· Sur l'Index, cf. E. TuRDEANU, op. cil., pp. 25-~8; J. lvANov, Livre.ttllégendes bogomiles, Paris, 1976, pp. 75-78.
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le Seigneur descendit dans les airs jusqu'à la mer de Tibériade et il vit un plongeon [oiseau aquatique] qui flottait là; s'arrêtant devant lui, il lui dit: Plongeon, qui es-tu? Et celui-ci répondit: Je suis Satan. Et le Seigneur dit à Satan : Plonge dans la mer et ramène de la terre et une pierre. Et le Seigneur partageant en deux morceaux la pierre donna de sa main gauche une moitié à Satan et frappa l'autre de son sceptre. Des étincelles de feu jaillissant sur la pierre, le Seigneur créa les archanges Michel et Gabriel et les anges s'envolèrent. Satan fit avec la pierre l'incommensurable force démoniaque des dieux. Et le Seigneur dit : Que sur la mer de Tibériade soient trente-trois baleines et que sur ces baleines soit la terrtfS. Un autre apocryphe d'un esprit dualiste, le Débat du Christ avec le diable, semble remonter au xne siècle au plus tôt; les versions grecques ont été traduites en langues slaves et en roumain. Le débat entre le Christ et le diable a lieu lors d'une retraite du Sauveur pendant quarante jours sur le mont des Oliviers. Le diable se comporte comme égal du Fils de Dieu; il déclare notamment que Jésus devrait retourner aux cieux, car les cieux lui appartiennent, mais la terre appartient au diable. Il réplique également à Jésus que lui, le diable, est plus ancien (ou plus fort dans une autre variante) que Jésus. Cette affirmation pourrait correspondre à la conception bogomile de l'antériorité du diable par rapport à Jésus47. Dans la version slave de l' Apoca!Jpse de Moise (titre grec), connue en Occident sous le titre de la Vie d'Adam et d'Eve, il y a également un motif d'allure dualiste qui ne figure pas dans les autres versions. Il s'agit du pacte d'Adam et du diable, que nous citons d'après la version bulgare: Adam prit les bœufs et commença à labourer pour obtenir sa nourriture. Alors le diable vint et se mit debout [devant les bœufs] et ne permit pas à Adam de travailler la terre en lui disant : « Mienne est la terre et à Dieu sont les cieux et le paradis ,' si IN acceptes de m'appartenir, travaille la terre,. si tu désires 2tre à Dieu, va au paradis.» At!am dit :«Les deux, la terre, le paradis et tout l'univers sont à Dieu. » Le diable déclara : « Je ne te laisserai pas labourer si tu ne signes pas un pacte indiquant que tu m'appartiens »'8 •
Cette scène est représentée sur les peintures de quelques églises orthodoxes de Moldavie (Humor, 153 5; Moldovitza, 1 537; Voronetz, l
547)49•
Les livres mentionnés ne représentent qu'un faible échantillon de 46. J. lvANov, op. cil., pp. ~55-~56. Sur le « plongeon cosmique », cf. également, M. ELIADE, De Zalmoxi.r à Gengis-Khan, Paris, 1970, pp. 81-130; M. P. DRAGOMANOV, Note.r on the Slavi& Religio-Ethical LegenJs : The Dualistic Creation of the World, Bloorrùngton, Indiana, 1961 (trad. du bulgare). 47· J. lvANov, op. cit., pp. 225-~3~; E. TuRDEANU, op. cil., pp. 194-199. 48. J. lvANov, p. ~oS; cf. E. TURDEANU, ibid., pp. 187-194· 49· Cf. la communication de J. MAGNE dans le Bulletin de la Société Ernest-Renan, n° ~9. 1980, pp. 111-11~.
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la littérature apocryphe gréco-slave tardive, dont le monument le plus considérable est sans doute la Palaea ou Paleja, un ensemble de récits canoniques et apocryphes se rattachant à l'Ancien Testament. A cause de la variété des différents recueils, qui remontent à un original byzantin, « on peut dire qu'il y a aujourd'hui autant de rédactions de la Palaea slave qu'il y a eu autrefois de copistes de ces recueils »50• Un autre genre religieux très populaire qui s'apparente aux apocryphes est constitué des Questions et réponses, recueils également très variés et riches. Ces textes ont leur analogie en Occident dans l'Elucidarium et les Lucidaires; le prototype commun de toutes les versions a dû être rédigé en grec. Les variantes slaves se distinguent de celles de l'Occident par leur contenu fortement influencé par les apocryphes et les croyances populaires ou hérétiques mêmes. Ces recueils portent des titres divers, comme Razumnik (équivalent du« Lucidaire »), Beseda (« Conversation ») ou tout simplement Voprosy i otvery (« Questions et réponses»). La catégorie intitulée Beseda a pour interlocuteurs trois saints; ses différentes formes peuvent être classées selon le groupe de questions par lequel le texte débute (par exemple : questions concernant Dieu, les anges et Satan; questions relatives à Adam; question sur la hauteur du ciel, la largeur de la terre et la profondeur de la mer). Ces livres sont encore copiés au xvrne siècle, ce qui prouve leur extrême popularité malgré la conception du monde très archaïque et naïve qui les caractérise51 • Toute une catégorie des Questions et réponses se rattache à la littérature apocryphe eschatologique, témoignant du vif intérêt du public porté à la fin des temps, au jugement dernier, à la vie d'outre-tombe, aux tourments de l'enfer, etc. (Questions de Jean au Seigneur sur le mont Thabor; Questions de Jean à Abraham sur le mont des Oliviers; Questions sur les âmes justes) 52• La vitalité du genre apocalyptique se manifeste aussi par la création d'une Apoca!Jpse originale de la Bienheureuse Mère de Dieu à Byzance, au vrrre ou rxe siècle, selon le modèle de l' Apoca!Jpse de Paul. Marie demande en prière à être instruite sur les peines de l'Enfer; son Fils lui envoie l'archange Michel et quatre cents anges, et elle sera transportée sur le char des chérubins. Elle pourra voir les différents châtiments que subissent les damnés et elle visitera également le Paradis63. L'apocryphe a été traduit non seulement en slave, mais aussi en roumain.
so. E. TuRDEANU, «La Palaea byzantine chez les Slaves du Sud et chez les Roumains», dans Mélanges A. Vaillant, Re~ue des Etudes sla~es, 40, 1964, p. 195· 51. J. lvANov, op. cit., pp. 232-243. 52· Edition des textes russes, 1. Ja. PoRPIRIEv, Apokrifitcheskie skazanija o nowza~étny/eh litza/eh i sobytija/eh po ruleopisami solwetzleoi bibliote/ei, Saint-Petersbourg, 1890. 53· Edition du texte grec, C. TISCHENDORP (op. cit., n. 8) et M. R. JAMES, Apocrypha anecdota, Cambridge, 1893, pp. II5-126; trad. ital., M. ERBETI'A, Gli Apocrifi t/81 Nuwo Testamento, t. 3, Turin, 1969, pp. 448-454.
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Vivre la Bible Versions rares
Les apocryphes connus en Occident existent en général en traduction grecque et slave; mais l'Orient a adopté également quelques apocryphes dont nous n'avons aucune trace en Occident. Ainsi le Livre des Secrets d'Hénoch en slave, « l'unique survivant d'un ouvrage judéo-chrétien écrit en grec au Jilr siècle après Jésus »M. Ce livre est tout à fait différent du Livre d'Hénoch éthiopien dont on a aussi retrouvé quelques fragments grecs et latins55 • Le Livre des Secrets d'Hénoch, qui contient le récit de l'ascension d'Hénoch dans les sept cieux, existe en deux versions, une courte et une longue; cette dernière est plus tardive et comporte les empreintes de légendes populaires. La révision du texte court a eu lieu entre le xure et le xvre siècle66• De même, l' Apocafypse de Baruch n'est pas parvenue en Occident, mais elle subsiste en une version grecque et deux versions slaves (russe et serbe). Un épisode curieux, d'allure dualiste, est introduit dans les versions slaves : la plantation de la vigne est attribuée à l'ange Samanaël, identifié avec Satanaël (Satan) dans un manuscrit57 •
LES
HÉRÉTIQUES ET LES APOCRYPHES
Le destin de l'apocryphe intitulé Ascension d'Isaïe (fin rer_ue siècle) nous fait aborder le problème de l'utilisation des apocryphes par les hérétiques du Moyen Age. L'Ascension, et en particulier sa partie contenant la Vision d'Isaïe (voyage du prophète jusqu'au septième ciel) est en fait le seul apocryphe « ancien » que les Cathares avaient en considération selon plusieurs témoignages. Au début du xrve siècle, les Cathares du Midi de la France le lisaient encore58 • Mais avant de parH· Edition A. VAILLANT, Le LiiiT'e des Seçrets d'Hénoch, Paris, 1952 (texte slave et trad. franç.). 55· F. MARTIN, Le LiiiT'e d'Hénoch, Paris, 1906; extraits dans J. BoNSIRVEN, La Bibll apoçryphe. En marge de l'Ancien Testament, Paris, I9B (rééd. 1975), pp. 26-77. 56. E. TuRDBANU, op. cil., pp. I81-182. 57· Ibid., pp. 177-18I; J. IvANov, op. cil., pp. 182-195· 58. E. TISSERAND, Ascension d'Isaïe. Tradu&tion de la version éthiopienne avec les principales variantes du versions grecque, latine el slave, Paris, 1909; A. VAILLANT, « Un apocryphe pseudobogomile: la Vision d'Isaïe», dans Revue des Etude.r.rlave.r, ,p, 1963, pp. IQ9-12I; E. TuRDBANU, « La Vision d'Isale. Tradition orthodoxe et tradition hérétique», dans Kyrillo.r J:ai Methodios, Thessalonique, 1968, t. 2, pp. 291-318. Témoignages sur l'utilisation de l'apocryphe chez les Cathares, DuRAND DE HUESCA, Liber contra Manicheos, éd. Ch. THOUZELLIER, Louvain, 1964, pp. 256-257; jACQUES DE ÛPELLIS, Disputationes, dans D. BAZzoccm, L'ere.tia cathara, Bologne, 1920, p. xcm; MoNETA DE CRÉMoNE, Adver.rus Catharos, éd. T.-A. RicCHINI, Rome, 1743 (rééd. Ridgewood, New Jersey, 1964), p. 218 Registre; de G. d'Ablis, fo 43 rD
Les apocryphes bibliques
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venir chez les Cathares, l'apocryphe a été quelque peu révisé par les Bogomiles, qui ont supprimé dans le texte toutes les allusions contraires à leur doctrine59. Le seul livre apocryphe composé par les hérétiques dualistes de cette époque (entre le xe et le xne siècle) et qui représente une œuvre réellement originale est l' Inte"ogatio ]ohannis 60• Rédigé par des Bogomiles (probablement en grec), l'apocryphe existe dans deux rédactions latines. li a été importé de Bulgarie en Italie du Nord à la fin du xne siècle par un évêque cathare, et, considéré comme livre sacré par les hérétiques, il a exercé une influence considérable sur l'évolution des croyances cathares. Par son contenu très complexe, embrassant toute l'histoire sacrée de l'humanité (cosmogonie, anthropologie, sotériologie, eschatologie), l'Interrogatio est une véritable somme des mythes et croyances hérétiques. Sa forme littéraire - questions posées par Jean l'Evangéliste au Seigneur pendant la Cène et les réponses données n'a pas seulement une fonction didactique, mais sert également à réunir des éléments d'origine diverse dans une structure harmonieuse. L'apocryphe commence par le mythe clé des hérétiques dualistes, à savoir la chute des anges. Après que Dieu le Père a créé tout ce qui est esprit et les quatre éléments matériels, Satanaël, le chef des anges, se révolte par orguei~ entraînant avec lui une partie des anges. Rejeté du ciel, il descend au firmament et organise le monde visible : il sépare l'eau et la terre, fabrique les luminaires du ciel et fait apparaître les animaux et les plantes. C'est lui également qui forme le corps de boue de l'homme et de la femme dans lesquels il enferme deux anges comme dans une prison. Ensuite il plante le Paradis, crée le serpent de son crachat et entre lui-même dans le serpent pour séduire Eve, avec qui il commet le péché de la chair. C'est encore le diable qui donne à Moïse la Loi et des morceaux de bois pour le crucifiement du Christ. Le Sauveur est envoyé sur la terre pour faire connaitre le nom du Père et le mauvais dessein du diable. Pour parvenir au salut, seul le baptême spirituel, opposé au baptême dans l'eau, est efficace. L'apocryphe se termine par la description de la fin des temps, inspirée en grande partie des passages eschatologiques de l'Evangile de Matthieu. Tandis que Satan et les pécheurs seront enfermés dans un abime d'une profondeur effroyable, les justes se réjouiront de leurs récompenses au royaume de Dieu le Père.
(1308-1319), dans Y. DossAT, Les &Tises de I'Inquisitwn toulousaine au XIII• sitde, Bordeaux, 1959; Le &gistre d'inquisition de Jaeques Fournier, éd. J. DUVERNOY, Toulouse, 1973, t. 2, pp. 5o-51; t. ;, pp. 200·201. 59· E. TuRDEANU, « La Vision d'Isaïe », pp. 305-310. 6o. Le Li,.e seeret des Cathares. Interrogatio Iohannis. Apoeryphe d'origine bogomile, éd., trad. et commentaire par E. Boz6KY, Paris, 1980.
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Vivre la Bible
L'auteur de cet apocryphe - dont certains mythes rappellent de près des thèmes gnostiques et manichéens, a dû puiser largement aux traditions transmises oralement. Nous savons en effet que les hérétiques dualistes du Moyen Age possédaient un véritable corpus de mythes diffusés de bouche à oreille et qui n'ont eu ni la fortune ni le temps de se transformer en livre sacré, en apocryphe hérétique.
Edina
BOZOKY.
7 Modèles bibliques dans l'hagiographie
LES
RAPPORTS ENTRE L'ECRITURE SAINTE
ET L'HAGIOGRAPHIE MÉDIÉVALE
A ne voir que le sens étymologique du terme « hagiographie » figurant dans le titre ci-dessus, notre volume aurait pu faire l'économie du présent chapitre. Car hagiographie (du grec hagios, saint, et graphein, écrire) signifie littéralement« écriture sainte » et c'est cette acception-là que le mot recouvrait au Moyen Age. Le sens actuel de« littérature relative aux saints de l'Eglise » est, en effet, beaucoup plus récent et n'empêche que le substantif« hagiographes» continue parfois à désigner les écrivains sacrés non inclus dans la Loi et les Prophètes (les « Ecrits » de l'Ancien Testament). Question purement conventionnelle, dira-t-on, mais dans ce cas précis le hasard de la terminologie est, malgré lui, significatif. Pourquoi ? Ecoutons à ce propos le médiéviste italien Gustavo Vinay qui prononça, en 196z, le discours de clôture de la Semaine de Spolète, consacrée cette année-là à La Bible au haut Mi!Jen Age1 • En effet, si le christianisme a survécu aux bouleversements des premiers siècles du Moyen Age, le mérite n'en revient pas, selon M. Vinay, à la Bible, mais à cette « énorme échappatoire religieuse >> que constituait alors, pour la quasi-totalité des fidèles, le culte des saints. Or, l'expression littéraire de ce culte, la légende hagiographique, n'était pas seulement I.
G.
VINAY,«
Epilogo », dans Bibbia [3], pp. 753-768.
P. RICBÉ, O. LOBRICHON
16
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une alternative pour la Bible, mais « son principal antagoniste ». Les congressistes auraient donc davantage dû se demander « quels étaient, dans leur dynamisme historique, les rapports intrinsèques entre la Bible et l'hagiographie », d'autant plus que c'est surtout à travers celle-ci que celle-là pouvait éventuellement rencontrer un auditoire plus large. En fait, le culte des saints a revêtu une importance capitale tout au long du Moyen Age, et non seulement aux siècles consécutifs à l'écroulement de l'Empire romain occidental. Qu'ils aient été ou non les « successeurs » des dieux, des demi-dieux et des héros antiques - à part quelques exceptions, il s'agit sans doute d'une certaine identité de fonctions plutôt que d'une filiation historique directe - , les saints étaient, pour le peuple chrétien, infiniment plus « accessibles » que le Dieu lointain de la Bible ou que le Dieu abstrait des théologiens. L'on comprend dès lors que la production écrite émanant de leur culte constitue une clé essentielle pour comprendre la mentalité religieuse du Moyen Age. L'hagiographie est « la cristallisation littéraire des perceptions d'une conscience collective »2 • Elle est à la fois immense (des dizaines de milliers de pièces) et variée, englobant notamment des calendriers et martyrologes, des épitaphes, des sermons et panégyriques, des récits et recueils de miracles, des récits d'inventions et de translations, des exempta, et surtout, évidemment, des Passions de martyrs et des Vies de saints (groupées ou non en « légendiers »). C'est des deux derniers genres que nous nous occuperons principalement. Ces textes étaient, en général, écrits par des clercs et des moines, dans le but de promouvoir (ou, le cas échéant, de lancer) le culte (et plus tard aussi la canonisation officielle) du saint concerné, mais aussi, comme les auteurs l'affirment eux-mêmes très souvent dans leurs prologues, pour « instruire >> et « édifier » les fidèles. Ils servaient, par conséquent, d'instruments d'évangélisation à partir de l'exemple concret de quelqu'un qui avait (ou était censé avoir) atteint les sommets de la perfection chrétienne. Certes, les fidèles étaient attirés en premier lieu par les signes divins qui « sanctionnent » cette sainteté, à savoir les miracles, dont ils attendaient une solution immédiate aux problèmes de leur « condition humaine » parfois pénible. Mais bien des récits de miracles avaient en eux-mêmes déjà une valeur « pédagogique » (par exemple : quelqu'un a violé tel commandement de Dieu ou de l'Eglise, le ciel lui envoie un châtiment, le pécheur se repent et s'adresse au saint, celui-ci obtient la cessation du châtiment). Ces « fidèles », qui étaient-ils ? En d'autres mots, à quel public l'hagiographie, cette littérature envahissante, se destinait-elle ? Les 2. ]. FoNTAINE, Sulpke Sévère. Vie de saint Martin, t. II, Introduction, texte et traduction, Paris, 1967 (« Sources chrétiennes», 133), p. 188.
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indices concrets dont nous disposons attestent une audience différenciée et des usages très variés. Les clercs et les moines étaient évidemment les destinataires naturels de l'hagiographie latine, d'autant plus que la plupart des saints avaient eux-mêmes appartenu à l'ordre clérical ou monastique. Là, l'exemple de leur vie était le plus facilement « imitable ». Dans les abbayes, par exemple, les textes hagiographiques prenaient place parmi les leçons récitées à l'office, les lectures conventuelles (notamment pendant les repas ou dans les ateliers claustraux) et les lectures privées. Ils avaient cependant une fonction liturgique plus large. Car dès le haut Moyen Age, lors de la fête d'un saint, des extraits de sa Passion ou de sa Vie voisinaient avec les lectures bibliques dans le service de la Parole. Mais la foule des illettrés savait-elle suivre ces récitations en latin ? Pour le début du Moyen Age, des témoignages explicites, notamment de Grégoire de Tours (vers 540-594), confirment que les gens du peuple vénéraient avec plus de ferveur les saints dont les « gestes » leur étaient connus par une Passion ou une Vie. D'ailleurs, si l'on en croit bon nombre d'hagiographes eux-mêmes, ils ont adopté volontairement un style simple, « rustique », pour se faire comprendre de tous. Mais que se passe-t-il après la « scission >> (très lente il est vrai) entre latin et langues romanes ? Et que se passait-il dans les régions où le latin a toujours été une langue importée ? L'on sait, de toute manière, que la fête du fondateur d'une église ou d'une abbaye, celles des martyrs ou des thaumaturges dont l'église possédait les reliques, se déroulaient avec beaucoup de faste et au milieu d'un grand concours populaire. L'on connaît également le rayonnement permanent de certains centres de pèlerinage. Ce rayonnement, cette propagande du culte exigeaient la communication des gestes du saint. Celle-ci ne se faisait pas uniquement par la récitation telle quelle de sa Vie ou de son panégyrique (lectures, préfaces, offices versifiés), mais aussi par la prédication et la narration au sens large du terme. Les faits les plus saisissants de sa vie et de son activité miraculeuse « circulaient » pour ainsi dire de bouche en bouche. Or, il va sans dire que les langues vulgaires véhiculaient tout cela autant que le latin. Par ailleurs, les littératures nationales se sont, précisément, emparées du genre hagiographique en transposant les récits latins dans leurs propres idiomes. Ainsi, l'un des premiers spécimens conservés de la littérature française est une Vie de saint Léger (seconde moitié du xe siècle) « qu'il faut sans doute ranger parmi les compositions semi-liturgiques en langue vulgaire qui auraient doublé certains offices dès le xe siècle »3 • Rapidement, ces pièces étaient, comme les chansons de geste, chantées par des jon3· J. LINSKILL, Sain/ Léger. Etude de la langue du manuscrit de Oermont-Ferrand suivie d'une édition critique du texte avec commentaire et glossaire, Paris, I9H·
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Vivre la Bible
gleurs et portées de la sorte sur la place publique.« Les Vies de saints», en effet, « étaient extrêmement goûtées par le public laïque, même en dehors du temps des cérémonies religieuses ». Elles procuraient à la fois l'émerveillement, l'édification religieuse, le divertissement moral. « Leur vulgarisation est une conséquence du culte des saints : les grands centres de propagation des légendes étaient les lieux de pèlerinage »". Enfin, il y avait au Moyen Age toute une iconographie des saints (images sculpturales et picturales) qui, par ses symboles et ses attributs, illustrait les traits ou les actes les plus saillants de ces « chrétiens exemplaires », ou même leur vie ou leur légende en raccourci. Ainsi, la représentation d'un geste éminemment évangélique, comme celui de saint Martin de Tours assis sur son cheval et déchirant son manteau de soldat pour en donner la moitié à un mendiant nu ou demi-nu, a sans doute pu frapper les imaginations. C'était là le registre visuel de l'hagiographie ou, pour ainsi dire, « l'hagiographie des pauvres », comme il y a eu, aussi, une « Bible des pauvres ».
REMARQUES MÉTHODOLOGIQUES
Ceci nous ramène à notre sujet précis. Car si l'hagiographie« concurrençait » la Bible, il faut en effet se demander, comme le souhaitait Gustavo Vinay, comment elle se rapporte réellement aux Ecritures canoniques. Le problème s'est d'ailleurs posé dès l'Antiquité chrétienne. L'histoire du salut était-elle close avec la mort du dernier apôtre et sa relation écrite était-elle achevée par le dernier livre du Nouveau Testament? Sur le plan des principes, on n'a presque jamais osé envisager explicitement les Actes des martyrs et les Vies de saints comme une « continuation » pure et simple de l'Ecriture inspirée. Ce qui plus est, certaines pièces légendaires trop proches des apocryphes n'ont pas trouvé grâce aux yeux de l'Eglise, notamment à Rome. Mais implicitement, l'histoire des saints se présentait bel et bien comme une illustration, une exégèse pratique de la grande Ecriture, voire comme une Bible « locale », « actualisée ». Somme toute, les fidèles honoraient avec une égale ferveur les saints bibliques (par exemple, les apôtres) et postbibliques, d'aucuns parmi ces derniers étant même nettement plus « populaires ». Et selon un hagiographe comme Sulpice Sévère (t vers 420), les miracles de saint Martin (t 397) engagent la foi au même titre que ceux du Nouveau Testament, tandis qu'Isidore, évêque de Séville (vers 570-636), lance cette hypothèse significative : « Même si les préceptes divins des Ecritures faisaient défaut », écrit-il, « les 4· E.
FARAL,
Les jongleurs en France au Mqyen Age, Paris,
1910,
pp.
4~
et
,I.
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4 S~
exemples des saints nous suffiraient comme loi » (Sentences, IT, n, 6). La question est donc de savoir de quelle manière et dans quelle mesure l'hagiographie médiévale était « branchée » sur la Bible ou, inversement, comment la Bible se reflète ou se trouve « transposée » dans l'hagiographie. Une enquête en cette matière suppose qu'on soit conscient de quelques prémisses générales. Il y a celle des dosages et des sélections, opérés suivant les goûts de l'époque ou suivant les connaissances et les préférences de chaque auteur. Ensuite, et pareillement en fonction des époques et des milieux, la Bible a fait l'objet, au Moyen Age, de « lectures » et de « relectures » différentes, qui se répercutent dans l'hagiographie, comme dans d'autres genres. Enfin, des choix s'expliquent par la diversité de l'hagiographie elle-même. Diversifiée, elle l'est non seulement d'après les sous-genres évoqués au début, mais encore d'après les types de saints (martyrs, confesseurs, moines, moniales, ermites, papes, évêques, prêtres, laïcs, rois, reines, etc.), d'après le type de spiritualité dont les Vies ou groupes de Vies se font l'écho (il y a une hagiographie bénédictine, cistercienne, franciscaine, etc.) ou tout simplement d'après les données historiques et biographiques elles-mêmes. Comprenons bien, en effet, la genèse d'un texte hagiographique, qui ressemble d'ailleurs à celle de certains livres de la Bible, notamment des Evangiles. Les faits réels ont été orientés, amplifiés et souvent déformés par la tradition orale, avant d'entrer dans la phase définitive de la stylisation, c'est-à-dire dans les moules du récit littéraire. Et cette stylisation progressive véhicule toutes sortes de thèmes et de motifs, empruntés précisément à la Bible, à la légende universelle, ou à des récits plus anciens, qui passent d'une Vie à l'autre avec une étonnante facilité, surtout quand l'écart chronologique entre la mort du saint et la rédaction est grand ou dans le cas de remaniements successifs d'un même texte. Mais tout cela n'empêche pas l'existence d'un nombre considérable de Vies de saints où le substrat historique transparaît suffisamment, leur imprimant ainsi un cachet nettement individualisé. N'oublions pas, par ailleurs, que la stylisation biblique peut commencer déjà avec le saint lui-même, qui a organisé et orienté sa propre vie d'après des modèles qu'il veut imiter, tout comme le Christ avait conçu sa mission d'après les catégories de pensée vétéro-testamentaires. L'on constate donc que les ressemblances et les différences des textes hagiographiques tiennent à un ensemble complexe de facteurs qui influent sur les rapports avec la Bible. Par exemple, et de manière générale, l'hagiographie du haut Moyen Age, mérovingienne et surtout carolingienne, cherchera une bonne partie de son inspiration dans l'Ancien Testament en raison d'un certain nombre de convergences objectives et subjectives entre cette époque et l'histoire « primitive » d'Israël (royauté et société en voie de devenir théocratiques, auréole
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Vivre la Bible
religieuse de l'aristocratie, mentalité barbare, etc.). Le Nouveau Testament, avec notamment l'imitation du Christ, n'y est pas absent, mais l'on mesure les mutations mentales intervenues dans l'interprétation de cette « imitation » quand on aborde, au XIIIe siècle, l'hagiographie franciscaine avec son évangélisme frais et radical à la fois vécu et réclamé par saint François d'Assise en personne. Le lecteur connaît maintenant les données théoriques du problème. Il n'est pas aisé de les concrétiser en quelques pages. La masse des textes est énorme et sur l'aspect qui nous occupe nous ne disposons que d'études très partielles (Vies isolées ou groupes de Vies assez restreints). Le haut Moyen Age est sans doute le mieux loti à cet égard. Nous devrons donc nous contenter de poser quelques jalons illustratifs et individuels, glanés çà et là, sans trop distinguer les types de saints, les époques, les milieux, les publics visés et donc sans pouvoir rendre justice à la diversité ou à l'évolution globales de l'hagiographie. L'essentiel sera de donner une idée de la manière dont la Bible peut « passer » à travers l'hagiographie et dont celle-ci comprend la vie des saints de l'Eglise à la lumière de l'Ecriture. Le problème de l'historicité des divers récits n'est évidemment pas à l'ordre du jour. Du reste, l'exposé sera basé sur l'hagiographie latine, qui est la plus importante et dont dérivent les pièces en langues vulgaires. A la fin celles-ci feront cependant l'objet d'un bref commentaire particulier. PRÉSENCE EXPLICITE DE LA BIBLE
Si toute hagiographie est, de par sa nature même, implicitement et organiquement « branchée » sur l'Ecriture sainte, la présence de celle-ci est, bien entendu, également explicite. Commençons par ce recours direct et formel à la Bible (références et citations). Ici l'on pourrait distinguer disons trois catégories de textes qui, chacune, se rencontrent partout et tout au long du Moyen Age. Il y a les hagiographes qui montrent une certaine réserve en la matière et qui ne se réfèrent à la Bible que là où cela s'impose. Il y a, ensuite, ceux qui trouvent le juste milieu, exempt de toute emphase. Un troisième groupe d'auteurs citent l'Ecriture avec abondance et cherchent des parallèles scripturaires pour le moindre geste de leurs héros. D'aucuns vont même jusqu'à transformer leur récit en une mosaïque de citations bibliques (des « centons ») qui - i l convient de le souligner -suppléent souvent au manque d'informations concrètes (par exemple dans le cas de biographies écrites très longtemps après la mort du saint). D'autres veulent tout simplement enseigner indirectement la Bible (notamment aux jeunes moines) par le biais de l'hagiographie. De bons exemples de la troisième catégorie sont l'hagiographie irlandaise du haut Moyen Age ou celle sortie du milieu réformateur clunisien aux xe-xie siècles.
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Quelles sont les formes que prend l'usage explicite de la Bible ? Il y a d'abord le procédé typologique. L'on sait que le Nouveau Tes~ tament a vu dans certains passages de l'Ancien une préfiguration de la vie et de la mission du Christ. L'hagiographie continue ce raisonne~ ment. Les grands événements de l'histoire du salut, les hauts faits et merveilles que Dieu a accomplis par son Fils, par ceux qui l'ont précédé (patriarches, prophètes, etc.) et par ceux qui ont transmis son message (les apôtres), se répètent toujours, car« tout Israël revit dans l'Eglise, avec son histoire, ses personnages, ses luttes, ses épreuves, sa destinée, son espérance »6• Or, ce qui se renouvelle, ce ne sont pas nécessairement les détails concrets et contingents, les circonstances historiques et passagères. Ce sont plutôt les grands thèmes toujours actuels, pour ainsi dire supra~historiques, incarnés dans des personnages scripturaires devenus « typiques ». Cette idée engendre, dans l'hagiographie, des typologies vraiment « nominatives ». Ainsi (et sans faire la distinction technique entre dénomination, assimilation et comparaison), le saint sera un nouvel Adam parce qu'il retrouve les dons du paradis. C'est un nouvel Abraham en ce qu'il renonce à tout pour répondre à l'appel de Dieu. Cette typologie~là est très fréquente dans les Vies de moines et de reclus, car Abraham était, depuis l'Antiquité chrétienne, reconnu comme le prototype de l'obéissance totale à Dieu et donc de l' « aventure» monastique. Le saint est un nouveau Joseph dans la mesure où il a choisi la chasteté. C'est un nouveau Moïse quand il arrache ses disciples au « pays d'Egypte » et à la « maison de servitude » que constitue le monde, et les fait entrer dans la « terre promise » du monastère6• S'il s'agit d'un roi théocratique comme saint Louis IX (12.z.6-12.7o), épris de justice, de paix et d'orthodoxie religieuse, ses archétypes seront David et Salomon, mais plus encore Josias (IV Rois z.z. et 2.3). Dans le Nouveau Testament Marthe et Marie (Luc 10, 38~42.) sont les modèles de la vie active et de la vie contemplative. Parce qu'il prêchait l'évangile authentique, en paroles et plus encore en actes, saint François d'Assise (n81/n8z.-12.z.6) est appelé« un nouvel évangéliste» par son biographe Thomas de Celano (vers 1190-12.6o). Les miracles réalisés par l'intermédiaire de ces nouveaux « hommes de Dieu » ou « serviteurs du Seigneur » que sont les saints (ce sont là des appellations bibliques) donnent pareillement lieu à des rapprochements typologiques. Le biographe mérovingien (première moitié du vme siècle) de saint Ouen, évêque de Rouen (t 684), compare son héros au prophète Elie parce que, grâce à ses prières, Dieu arrosa l'Espagne (où le saint se trouvait en 5· De LUBAC [u], t. 1, p. 330. 6. J. LEcLERCQ, « L'Ecriture sainte dans l'hagiographie monastique du haut Moyen Age latin », dans Bibbia [3], p. n4.
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Vivre la Bible
visite) de pluies abondantes et mit fin, de la sorte, à une sécheresse calamiteuse qui avait duré sept ans (paradigme biblique, III Rois 17 et 18; Luc 4. zs et Epitre de Jacques s. 17-18). Comme la mission du Christ avait été préfigurée par plusieurs figures ou épisodes de l'Ancien Testament, de la même manière un seul saint peut être assimilé à divers prototypes à la fois. Dans le deuxième livre de ses Dialogues, qui est en fait une biographie de saint Benoit de Nursie (vers 48o-s47 ?), le pape Grégoire le Grand (vers s4o-6o4) en fournit déjà un bel exemple. TI évoque, en effet, cinq faits mémorables par lesquels Benoit a« renouvelé» autant d'épisodes bien connus de la Bible. Pour éviter à ses moines la corvée de l'eau, il obtint par sa prière de faire jaillir du rocher une source; il retira d'un lac profond la faux d'un moissonneur; il ordonna à l'un de ses frères, appelé Maur, de marcher sur l'eau; sur son ordre également, un corbeau emporta un pain empoisonné; enfin, le frère déjà nommé annonça à Benoit avec une joie à peine déguisée la mort de son ennemi Florentins, mais le saint s'en montra navré et ne manqua pas de semoncer le messager. Or, par la voie de son interlocuteur le diacre Pierre, Grégoire souligne les harmoniques scripturaires de ces cinq gestes de saint Benoît qui est à la fois un nouveau Moise (Nomb. zo, I I : l'eau jaillissant du rocher), un nouvel Elisée (IV Rois 6, s-7 : la hache perdue et retrouvée), un nouvel apôtre Pierre (Mat. 14, z9 : la marche sur les eaux), un nouvel Elie (III Rois 17, 6 : le prophète nourri par des corbeaux), un nouveau David qui, dans II Samuel 1, u-16, pleure la mort de son ennemi Saül et fait périr le jeune Amalécite qui la lui avait annoncée comme une bonne nouvelle. « n était », ajoute Grégoire, (( rempli de l'esprit de tous les justes », c'est-à-dire de ses précurseurs bibliques. Les saints apparaissent donc comme les successeurs et les imitateurs des héros bibliques.« De proche en proche et au cours des siècles, c'est la même force divine qui les anime »7. C'est ce que confirme une biographie de la fin du Moyen Age, celle de sainte Catherine de Sienne (1347-1380) par Raymond de Capoue (vers 13,30-1399). Selon cet auteur, qui était depuis 1380 maitre général de l'ordre des Dominicains, les vertus, les miracles et l'esprit prophétique de Catherine permettent de la comparer successivement à la Vierge Marie (modèle de l'humilité et de la pureté), à Jean-Baptiste (ascèse et pauvreté), à Marie-Madeleine (contrition et pauvreté), à saint Jean l'Evangéliste (vérité et sainteté). Le catalogue typologique continue avec Pierre (symbole de la foi), Etienne (espérance), Paul (charité), Job (patience), Noë (longanimité), Abraham (obéissance), Moïse (mansuétude), Elie (zèle), Elisée (miracles). Suivent encore 1· B. de GAJFFIER, Miracles bibliques et Vies de Saints, dans NRTh. 88, 1966, pp. 37638,, repris dans Etulks critiques d'hagiographie et d'i&11110/ogie, Bruxelles, 1967, ici, p. '4·
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Jacob pour la contemplation, Joseph pour la prédiction de l'avenir, Daniel pour la révélation des mystères, et David pour la louange ininterrompue du Très-Haut. Après cette longue énumération, Raymond de Capoue parle du modèle par excellence, à savoir le Christ lui-même. Tout saint, en effet, se doit d'être, chacun à sa manière, un« autre Christ». Toutefois, les hagiographes médiévaux hésitent à formuler de manière trop explicite, je dirais trop« brutale», une assimilation pure et simple entre un saint et cet être absolument unique que représente pour eux le Fils de Dieu. Ils la suggèrent généralement de manière plus prudente, et d'abord, comme le fait précisément le biographe de Catherine de Sienne, en termes d'imitation. Cette« imitation du Christ » constitue la clé même de la « théologie de l'hagiographie » et, comme telle, elle est implicitement inscrite dans la structure de chaque bios spirituel, même sans qu'il y ait des références. Nous aurons donc à revenir là-dessus. Mais les hagiographes usent d'autres moyens, dans le sillage de la typologie nominative. Ainsi, ils peuvent procéder par voie indirecte, par exemple en présentant leur saint comme le « bon pasteur » de Jean 10, 14, ou par des comparaisons typologiques appliquées à des personnages secondaires. Ceci est notamment le cas dans certains récits de martyrs. L'on sait que les Actes et les Passions de martyrs sont la plus ancienne forme de l'hagiographie chrétienne. Il s'agissait alors de « témoins » du Christ, morts pour leur foi sous les empereurs romains persécuteurs, c'est-à-dire dans la phase défensive de l'histoire du christianisme. Le Moyen Age a continué à rédiger et surtout à remanier ces Passions, mais il a aussi décerné le titre de martyr à des missionnaires de la période offensive (par exemple saint Boniface, tué en 754 par des Frisons païens) ou à de hautes personnalités assassinées en pleine société chrétienne pour des motifs religieux ou... politiques. Comme les anciens martyrs, ces martyrs contemporains sont également, dans la spiritualité de l'époque, censés avoir renouvelé la Passion du Christ. Prenons comme exemples les deux biographies de Charles le Bon (vers I083-IIz7), comte de Flandre, par les contemporains Gautier de Thérouanne et Galbert de Bruges, et celles, assez nombreuses, de Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry (III7/In8-II7o), de la main de Guillaume de Cantorbéry, de Jean de Salisbury (vers III5-II8o) et d'une série d'autres. Le premier, Charles le Bon, était connu pour sa charité, son souci de remédier aux misères humaines, sa défense de la paix publique et ses mesures en faveur des ecclésiastiques. Mais il s'était aliéné une bonne partie de la noblesse et un violent conflit l'opposait à la famille brugeoise des Erembaud. Ce sont des membres de cette famille qui, le z mars 1 1 z7, ont abattu le comte au moment où il récitait son psautier à l'église Saint-Donatien de Bruges. Le second, Thomas Becket, a égale-
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ment été assassiné devant l'autel de sa cathédrale, le 29 décembre II7o, après un long conflit avec le roi Henri II d'Angleterre au sujet des droits et des privilèges de l'Eglise, dont l'archevêque s'était fait le défenseur intransigeant. Aussi bien Charles que Thomas ont rapidement été vénérés comme des « martyrs » par la dévotion populaire. Or, leurs hagiographes ne disent pas nommément qu'ils sont égaux au Christ martyrisé, mais quelquefois les contextes sont présentés comme semblables, notamment parce que les adversaires et les assassins sont, de par leur crime, assimilés aux juifs d'autrefois, ou plus précisément à Judas, Anne, Caïphe, Pilate et Hérode. Leur crime est même plus grand car il a été perpétré par des chrétiens, sans procès ou condamnation préalables, en un lieu sacré (et non pas hors de la ville, comme la crucifixion de Jésus) et en un temps sacré (respectivement le Carême et la période de Noël, tandis que dans le cas du Christ le sabbat avait été respecté). Le lecteur ou l'auditeur est donc bel et bien invité à envisager la victime comme un « autre Christ souffrant», même si cela n'est pas stipulé textuellement. Jean de Salisbury, quant à lui, ne manque pas de rappeler aussi, à propos de Thomas Becket, l'exemple de Marie, mère de Jésus, dont« un glaive a transpercé l'âme » (Luc 2, 3 5). Il fait ce rapprochement lorsqu'il retrace l'exil temporaire de Thomas en France (entre n64 et 1170), où, grâce à une « révélation divine >>, il aurait prévu son retour en Angleterre et son glorieux martyre. Ajoutons, à propos de ces typologies relatives à des personnages secondaires, qu'elles se rencontrent tout aussi bien en dehors des chapitres décrivant un martyre proprement dit. La première Passion latine de saint Léger (vers 69o) relate la lutte acharnée entre Léger, évêque d'Autun et porte-parole des prétentions autonomistes de l'aristocratie de Bourgogne, et Ebroin, maire du palais de Neustrie. Cette lutte avait débouché sur le « martyre» (c'est-à-dire le meurtre politique) de l'évêque vers les années 677-68o. Mais Ebroïn lui-même n'échappa pas au châtiment qu'il méritait. Peu après 68o, en effet, il fut à son tour abattu par un fonctionnaire qu'il avait auparavant exploité et menacé de mort. Cet homme, instrument de la vengeance divine, avait de la sorte « délivré le royaume franc d'une tyrannie injuste ». Comme paradigme l'hagiographe évoque ici une scène bien connue de l'Ancien Testament, celle du jeune David triomphant du Philistin Goliath (I Sam. 17, 48-5 1). Sautons quelques siècles pour nous arrêter une première fois à la biographie du grand pape réformateur Grégoire VII, pape de 1073 à 1085, composée en n28 par le chanoine Paul de Bernried. L'on sait que dans son action vigoureuse contre l'emprise des laïcs sur l'Eglise et contre la décadence morale et institutionnelle de celle-ci, ce pontife s'est heurté à des oppositions farouches, culminant dans celle de l'empereur germanique Henri IV, roi, puis empereur, de 1056 à no5. Mais
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il pouvait compter sur des appuis solides, notamment de Mathilde, marquise de Toscane (1o46-III5), qui jouait un rôle médiateur entre Grégoire et Henri IV. Selon l'hagiographe, elle était devenue, comme sa mère Béatrix, égale à Déborah, la célèbre prophétesse et juge d'Israël (voir Juges 4 et 5). Le :roi, de son côté, avait un allié à Rome en la personne du châtelain Cinci, fils du préfet de la ville Etienne. Dans la nuit de Noël 1076, pendant que Grégoire célébrait la messe de minuit dans la chapelle de la Crèche de Sainte-Marie-Majeure, Cinci fit irruption dans la basilique avec une bande d'hommes armés. Le pape fut blessé au front, dépouillé de ses ornements pontificaux et emmené comme un brigand garrotté vers une tour fortifiée. Il serait libéré peu après sous la pression de la foule. Mais auparavant un habitant de la ville et une femme de noble naissance s'étaient clandestinement introduits dans la forteresse pour soigner le pontife. La femme lavait et pansait sa blessure et baisait avec respect sa poitrine, ses cheveux et ses vêtements. Aux yeux de Paul de Bernried, ce geste permettait évidemment de l'assimiler à Marie de Magdala (c'est-à-dire, selon la tradition postbiblique, la pécheresse pardonnée et aimante de Luc 7, 36-38) qui, d'une manière semblable, avait soigné Jésus dans la maison du pharisien. Comme dans les Passions de martyrs, un tel :rapprochement invite « indirectement » à voir dans le saint même un autre Christ. Pareilles typologies occasionnelles peuvent donc s'accumuler dans une même biographie, car, rappelons-le, tout Israël revit dans l'Eglise et tout Israël peut revivre dans l'existence d'un des membres de cette Eglise. Il arrive, enfin, qu'une typologie particulière, appliquée au saint lui-même, sous-tend spécialement la trame de tout un :récit. Dans la Vie de saint Séverin, rédigée en 511 par son ancien disciple Eugippe, elle est pour ainsi dire « commandée » par l'histoire vécue. Il s'agit encore une fois de la typologie (mais ici littérale, et non pas spirituelle) de l'Exode. Séverin, qu'on a récemment voulu identifier à un ancien consul devenu chef spirituel, a en effet préparé et religieusement « conditionné » l'évacuation (partielle) des populations romanisées de la province danubienne du Norique, menacées par la poussée des barbares. Sa mort, survenue en 48z, l'a empêché d'entrer lui-même dans la« terre promise », c'est-à-dire l'Italie, mais les moines du monastère qu'il avait fondé, et parmi eux Eugippe, ont plus tard emporté sa dépouille mortelle et l'ont inhumée près de Naples, là où ils s'étaient eux-mêmes installés. Il va sans dire que le souvenir de Moise conduisant la sortie de son peuple hors d'Egypte, sans qu'il ait pu lui-même entrer dans la terre de Chanaan, s'est quasiment imposé à l'hagiographe, comme sans doute déjà à la conscience religieuse du saint en personne, et que cette typologie domine le récit. Pour un second exemple nous n'avons qu'à revenir à la Vie de Grégoire VII. Mû par un souffle prophétique, ce
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dernier puisait lui-même dans l'Ancien Testament l'inspiration pour s'adresser aux princes et aux grands. Or, tout au long de sa relation, l'hagiographe découvre à son tour, dans la destinée et l'action de Grégoire, le zèle et la ferveur du prophète Elie, le propagateur infatigable du culte de Yahvé sous Achab et Jézabel auxquels il résistait avec vigueur. L'on sait que, selon la Bible et selon des légendes plus tardives, recueillies notamment par Isidore de Séville, le feu matériel accompagnait quelquefois la vie et les actes du prophète, par exemple le globe de feu éclairant le nouveau-né, le feu céleste dévorant l'holocauste lors du sacrifice du Carmel avec les prophètes de Baal, l'enlèvement dans un tourbillon de feu, par un char aux chevaux de feu. C'est le même feu qui préfigurait ou symbolisait régulièrement l'ardeur de Grégoire, « nouvel Elie ». Ainsi, des étincelles se seraient détachées des vêtements du petit Hildebrand (ce nom de baptême du futur Grégoire VII contenait d'ailleurs le mot allemand Brand qui signifie incendie, combustion), on aurait vu une flamme sortir de sa tête et plus tard un feu céleste aurait enflammé le saint chrême consacré par lui. Et le z 5 mai 1 oS 5, lorsqu'il rendit l'âme, celle-ci monta au ciel« comme sur un char igné, à l'instar d'Elie». L'on comprend aisément que, dans le contexte de la réforme de l'Eglise et de la querelle des investitures, une typologie tellement accentuée prend une allure vraiment apologétique. A côté de ces typologies nominatives proprement dites, la présence explicite de la Bible englobe évidemment toutes les « citations » directes de l'Ecriture sainte. Citer la Bible est un vieil usage juif et judéochrétien : l'Ancien Testament se cite déjà soi-même (c'est-à-dire les livres antérieurs) et le Nouveau se réfère à l'Ancien, qu'il s'est littéralement « approprié ». La littérature chrétienne emprunte indistinctement des versets aux deux Testaments, car ceux-ci transmettent ensemble une seule et même révélation toujours actuelle, une seule histoire du salut, dont précisément l'hagiographie fournit une exégèse pratique et appliquée. Du point de vue de leur fonction dans le texte, l'on peut distinguer plusieurs catégories de citations explicites, bien qu'elles se recoupent souvent en partie. Certaines d'entre elles suggèrent toujours des rapprochements typologiques au sens large du terme. Proches encore de la typologie nominative sont les rappels d'une parole ou d'un fait biblique qui doit garantir sa propre réitération ou réalisation dans des circonstances semblables. Le procédé remonte à l'Ancien Testament lui-même où l'on demande souvent à Dieu qu'il « se souvienne » d'un bienfait antérieur, par exemple l'Exode hors d'Egypte. Ces rappels figurent également dans certaines formules de prières par lesquelles on sollicite une grâce de la part de Dieu parce qu'il a accordé une faveur comparable à tel personnage de l'histoire sainte ou à son peuple tout entier. Puisons un exemple dans la Vie de sainte Rusticule
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(t vers 633 ?), abbesse à Arles, Vie écrite sans doute peu après la mort de la sainte. Elle avait été accusée d'avoir caché dans son monastère, après la victoire de Clotaire Il sur Sigebert Il d'Austrasie et de Bourgogne à Châlons-sur-Marne, en 613, le jeune frère de Sigebert, Childebert. Sa vie était menacée, mais ses moniales priaient avec instance le« Défenseur céleste», car n'avait-il pas, jadis, sauvé Suzanne, épouse de Joachim, elle aussi faussement accusée d'adultère et condamnée à mort, en lui envoyant le jeune Daniel pour clamer son innocence (Dan. 13, 45)? Les sœurs étaient donc en droit d'espérer une intervention similaire. Plus tard, ce nouveau Daniel apparut effectivement en la personne de l'évêque Dommulus de Vienne, qui vint témoigner en faveur de Rusticule. Il est évident que, dans l'hagiographie, pareilles références précèdent surtout des événements perçus comme miraculeux. Odon (878/879-942.), abbé de Cluny, consacre même une bonne partie du prologue de sa Vie de saint Géraud d'Aurillac (t 909) à l'idée de la fidélité constante de Dieu dans ses interventions merveilleuses au profit de l'homme. Le passé, selon Odon, garantit le présent et l'avenir, car: Je ne cesserai pas de faire du bien à mon peuple (voir Jér. 32., 40) et Dieu ne laisse pas s'écouler un siècle sans se rendre témoignage par ses bienfaits(Actes 14, 16-17). Nous reviendrons là-dessus en parlant plus spécifiquement du miracle.
Un concept fondamental de la pensée biblique est l' « accomplissement » ou la réalisation d'une parole scripturaire antérieure. La « matière » du Nouveau Testament a même souvent été « orientée » en fonction de cette conformité avec des prophéties anciennes. Ce concept s'applique aussi à un autre groupe de citations dans l'hagiographie. Saint Uger, déjà livré aux mains de ses ennemis et cruellement mutilé, est placé sur une « vulgaire bête de somme » et ainsi se trouve, d'après l'hagiographe, accompli le verset du psalmiste : j'étais devenu une brute devant toi et je restais tolfiours devant toi (Ps. 72., 2.2-2.3). Selon Gautier de Thérouanne, la haine dont Charles le Bon faisait l'objet de la part de la noblesse brugeoise et qui lui vaudra le martyre, ne rappelle pas seulement celle des juifs envers le Christ, mais elle réalise également la parole, devenue ici « prophétique », des impies dans le Livre de la Sagesse (z., 12.) : Traquons le juste, puisqu'il nous gêne et qu'il s'élève contre notre conduite. Et quand Paul de Bernried évoque la douleur et la stupéfaction des Romains à la suite de l'attentat de 1076 contre Grégoire VII, il s'exprime en ces termes solennels :«Alors s'accomplit l'oracle du prophète : Vos fêtes seront changées en deuils et tous vos cantiques en lamentations (Tob. z., 6; Amos 8, 10); Elle (ici = la ville de Rome) passe les nuits à pleurer et les larmes couvrent ses joues. Plus un qui la console parmi tous ceux qui lui sont chers (Lam. 1, z.) ••• »
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Ces « accomplissements >> ont un caractère essentiellement « passif». Toutefois, les préceptes de la Bible régissent davantage encore le comportement actif des saints. L'Ecriture sera donc beaucoup citée comme une référence normative et exemplaire. Nous avons déjà évoqué la typologie nominative d'Abraham, dans l'hagiographie monastique. Or, dans de très nombreuses Vies de saints moines, même là où Abraham n'est pas cité nommément, le choix décisif par lequel ils rompent tout lien avec le « monde » est présenté - et a sans doute été vécu par eux - comme une« imitation» de l'obéissance, déjà commentée par l'Epître aux Hébreux (n, 8), du patriarche à l'ordre de Dieu : Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t'indiquerai (Gen. 12, 1), et en même temps comme l'exécution de préceptes évangéliques tels que : Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor aux cieux; puis viens, suis-moi (Mat. 19, 21 ; Marc 1 o, 21 ; Luc 18, 22); Et quiconque aura quitté maison, frères, sœurs, père, mère, enfants ou champs, à cause de mon nom, recevra le centuple et aura en partage la vie éternelle (Mat. 19, 29; Marc Io, 29-3o; Luc 18, 29-3o); Quiconque parmi vous ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple (Luc 14, 33); Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même, qu'il se charge de sa croix et qu'il me suive (Mat. 16, 24; Marc 8, 34; Luc 9, 23). Parfois, le saint découvre sa vocation en assistant à un office liturgique où il entend réciter un passage de la Bible qui le frappe spécialement. Ainsi, saint Jean de Réomé Ct vers 544), dont la biographie fut composée en 659 par Jonas de Bobbio, se décida à aller vivre comme anachorète loin de son sol natal, après avoir écouté l'Evangile de la fête de saint Jean-Baptiste d'après lequel l'enfant grandissait, et son esprit se développait. Et il demeura dans les solitudes jusqu'au jour où il se manifesta devant Israël (Luc 1, 8o), et une autre fois le récit de la vocation des premiers apôtres (Mat. 4, 18-22). A côté de figures vétéro-testamentaires, le Baptiste et les apôtres étaient, en effet, devenus à leur tour des archétypes de la vie ascétique et monastique. Et si l'on en croit Thomas de Celano, saint François d'Assise, quant à lui, comprit véritablement ce qu'il voulait lui-même, après qu'un prêtre lui avait lu et expliqué le texte de la « mission des Douze » : ... Ne vous procurez ni or, ni argent, ni menue monnaie pour vos ceintures, ni besace pour la route, ni deux tuniques, ni chaussures, ni bâton... (Mat. 10, 1-16). Ces textes-là sont évidemment fondamentaux pour la spiritualité, mais il y a des Vies de saints qui vont nettement plus loin, car en les lisant on a l'impression que« toute action doit s'appuyer sur l'autorité de la Bible, elle doit avoir un précédent dans un texte qui constitue son modèle et sa garantie8 ». Cela vaut, par exemple, pour les aumônes de saint Grégoire (vers 707-78o), abbé à Utrecht. Son hagiographe Liudger 8. ].
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(4], p. II6.
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(t 8o9) les fonde, en effet, sur toute une série de recommandations scripturaires allant du Psaume 41, z et de l'Ecclésiastique 3, 30 à l'Evangile de Luc n, 41 et celui de Matthieu z5, 34-40. Cela vaut aussi pour les prières et méditations nocturnes de sainte Radegonde (518-5 87), épouse de Clotaire Jer et plus tard moniale à Poitiers, elle qui pouvait dire avec le psalmiste : Je me levais à minuit pour te louer (Ps. 119, 62, cité dans la deuxième Vie, rédigée peu après 6oo par la moniale Baudonivie). Une autre reine mérovingienne, sainte Balthilde (t 68oj681), veuve de Clovis II de Neustrie et de Bourgogne, continuait, même après sa retraite forcée (vers 665-666) dans le monastère de Chelles, à entretenir des relations actives avec la cour et avec les grands du royaume franc, car il faut avoir bon témoignage de ceux du dehors (1 Tiro. 3, 7, cité par son hagiographe contemporain).
En fait, le dernier exemple annonce déjà une catégorie suivante de citations directes, à savoir les emplois plus ou moins justificatifs de la Bible. De tels usages remontent également au Nouveau Testament lui-même et se rencontrent dans d'autres genres littéraires pratiqués par les chrétiens. Parfois il ne s'agit que d'une nuance justificative, mais ailleurs c'est celle-ci qui donne le ton. Ainsi, les hagiographes du haut Moyen Age citent trop souvent le Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu (Mat. 22, 31), pour qu'on ne s'aperçoive pas qu'ils veulent par là légitimer la « carrière séculière » de leurs saints et les liens parfois très étroits des évêques et des abbés avec les monarques et avec l'aristocratie. Ce qui ne les empêche pas d'évoquer, dans un autre contexte, le Celui qui est enrôlé au service de Dieu, ne s'emba"asse point dans les affaires séculières de II Timothée 2, 4· Du reste, la Bible, qui reflète elle-même tant de situations et d'étapes différentes de l'histoire d'Israël, s'avère inépuisable quand il s'agit de fournir des explications providentielles, même à tel aspect qui cadre moins bien avec les normes dominantes de la sainteté. Une de ces normes était la chasteté ou la continence dont nous devrons cependant reparler. Or, si le saint était néanmoins honorablement marié, comme c'était le cas du laïc Charles le Bon, c'est que, d'après Gauthier de Thérouanne, Dieu lui-même l'avait voulu car : Le cœur du roi est aux mains du Seigneur, qui l'incline partout à son gré (Prov. 21, 1). Le même Charles le Bon avait tant de fois usé des armes pour régler des conflits, et « abattu les flots des tempêtes guerrières soulevées contre lui ». Oui, mais ce faisant il n'était qu'un instrument entre les mains de celui dont le psalmiste a dit qu'il ramena la bourrasque au silence et les flots se turent (Ps. 107, 29). Pour rendre acceptable la juste activité belliqueuse d'un autre saint laïc, Géraud d'Aurillac, Odon de Cluny n'avait que l'embarras du choix
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dans l'Ancien Testament, où il trouva notamment l'exemple du roi David qui « envoya même des troupes contre ses propres fils ». Dans bien des cas pareils, il ne faut pas mettre en doute la sincérité des hagiographes qui sont tributaires de l'exégèse de leur temps comme on le verra plus loin. Mais quand on a affaire à des écrivains - et à des saints - personnellement engagés dans des querelles comme celle des investitures ou la lutte d'influence entre la papauté et l'Empire, on ne manque pas de constater des abus. Car les auteurs sélectionnent et orientent les citations et exemples scripturaires en fonction de ce qu'ils veulent prouver et de la cause qu'ils servent ou combattent. Ainsi, pour le« grégorien» fervent qu'était Paul de Bernried, tout est bon pour dénigrer l'empereur Henri IV, ce « Néron moderne ». Déjà le fait qu'il avait à peine six ans lorsque, le 5 octobre 1056, il succéda à son père Henri lll, fût-ce sous la régence de sa mère, hypothéquait gravement l'avenir, car : Afa/heur à toi, ptrys dont le roi est un gamin (Eccl. xo, 16). De tels exemples abondent à cette époque et sont révélateurs d'un état d'esprit. Pour conclure notre classification, attirons simplement l'attention sur les pensées, sentiments et enseignements que l'hagiographie exprime sous forme de citations bibliques. Certains biographes (nous songeons notamment à la seconde Vie de saint Bardon, évêque de Mayence (t xop)) font même prononcer par leur héros des discours ou des sermons presque entièrement faits de morceaux de l'Ecriture sainte. Par ailleurs, les saints sont généralement présentés comme désireux de connaître, de scruter, de méditer et de vivre la parole de Dieu contenue dans les livres sacrés. Et, dans la plupart des cas, cela correspondait sans aucun doute à la réalité. Mais pour les hagiographes, l'affirmation répétée de cette réalité constituait en même temps un moyen d'inculquer à leurs lecteurs et auditeurs l'amour de l'Ecriture sainte et de son étude dévouée. Là aussi, le saint était, en effet, un « modèle ».
S'il est suffisamment familiarisé avec la Bible, le lecteur du présent chapitre aura déjà remarqué que le sens des références ou citations bibliques dans l'hagiographie est bien des fois différent de celui du contexte original. Le« rendez à César... », par exemple, ne sert pas, dans l'Evangile, à promouvoir l'imbrication du politique et du religieux, mais à faire une distinction très nette entre le service de Dieu et le service de l'empereur. Il faut donc reparler un instant de cette« lecture» médiévale de la Bible, qui prolonge à son tour toute une tradition exégétique venue des Pères de l'Eglise. Certes, bien souvent il ne s'agit que d'un sens « accommodé », c'est-à-dire adapté au nouveau contexte de la
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citation. Qu'il suffise de mentionner 1c1 un des lieux communs très fréquents dans les prologues d'œuvres hagiographiques. Par modestie, les auteurs y confessent, en effet, leur prétendue incapacité d'écrire. S'ils s'exécutent quand même, c'est qu'ils se fient au Seigneur qui a dit, par exemple: Ce n'est pas vous qui parlerez, c'est l'Esprit de votre Père qui parlera en vous (Mat. 10, 20). En réalité, le Christ fait allusion ici au témoignage que devront rendre ses disciples devant ceux qui les persécuteront. Ce cas n'a rien d'anormal au Moyen Age, mais il illustre avec quelle facilité l'on« transpose>> le texte de la Bible, ce qui était encore favorisé par sa transmission en partie indirecte. Ailleurs, c'est l'évolution sémantique qui est responsable du décalage de sens. Régulièrement, à propos de la vie ascétique des saints, les hagiographes renvoient au passage de la seconde lettre aux Corinthiens, où saint Paul décrit l'exercice de son ministère apostolique : ... dans les fatigues, dans les veilles, dans les jeûnes... (II Cor. 6, 5). Or, les termes latins vigilio et ieiunium signifient, dans ce contexte-ci, le manque de sommdl et de nourriture qui était souvent la conséquence inévitable de l'activité missionnaire et itinérante de l'apôtre, et non pas un comportement ascétique volontaire et permanent. C'est néanmoins ce sens-là qu'on a projeté a posteriori sur le texte biblique. Il y a ensuite, bien entendu, l'exégèse spirituelle (allégorique, tropologique ou morale, anagogique) sans laquelle on ne saurait comprendre l'usage foisonnant de la Bible au Moyen Age et grâce à laquelle l'Ecriture ne dit jamais des choses banales, chaque phrase ou verset pouvant exprimer une règle absolue et universelle de pensée et d'action. Nous avons déjà donné l'exemple de la spiritualisation du thème de l'Exode. Dans le même ordre d'idées, les versets 5 et 6 du Psaume 120 sont couramment cités dans l'hagiographie monastique : Hélas que mon exil est long 1 ]'ai demeuré avec les habitants de Cédar. Mon âme y a été longtemps étrangère (Vulgate). Dans ce chant de pèlerinage, le psalmiste se plaint avec nostalgie de son séjour trop long et forcé dans des régions lointaines au milieu de barbares hostiles. Probablement sous l'influence du néo-platonisme ou du gnosticisme, les Pères de l'Eglise y avaient vu une lamentation sur le long« exil» de l'âme dans le corps et un désir ardent de la patrie céleste. Une telle « lecture » convenait à merveille pour exprimer l'aspiration permanente des moines médiévaux à la contemplation éternelle de Dieu dans l'au-delà. Pourtant, s'il est vrai que l'exégèse médiévale a toujours privilégié le sens spirituel du texte de la Bible, on a parfois l'impression que dans l'hagiographie comme dans l'historiographie, et quelle que soit l'importance primordiale de ce sens spirituel, le sens« historique »prend quelquefois sa revanche, à tel point que certains passages sont pris dans une acception plus littérale que ne le permet leur Sitz im Leben scripturaire. Ainsi, dans la Vie de saint Wilfrid, évêque de York (t 709), écrite vers 720 par Eddius Stephanus, le verset 9 du Psaume 51, Lave-moi :je
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serai plus blanc que la neige, se trouve appliqué au... nettoyage à chaux, car Wilfrid fit laver et blanchir les murs d'une église abîmée. Chez Thomas de Celano, la métaphore Moi, je suis un ver et non un homme (Ps. 22., 7), appliquée au Christ, fonde l'amour de saint François d'Assise pour toutes les humbles créatures de Dieu, y compris les vermisseaux. Il arrive enfin que la lecture de la Bible « au pied de la lettre » donne lieu à des comportements péniblement radicaux. Selon leur biographe commun Jonas de Bobbio (milieu du vue siècle), saint Colomban (vers 543-615), le moine irlandais devenu abbé à Luxeuil et puis à Bobbio, et saint Jean de Réomé, déjà mentionné, quittèrent leur mère et refusaient de la revoir encore dans leur vie d'ici-bas, parce qu'ils se souvenaient de la parole du Christ : Qui aime son père ou sa mère plus que moi, n'est plus digne de moi (Mat. 10, 37). Globalement cependant on est tenté de croire que l'utilisation médiévale de la Bible, surtout quand elle était polémique, était « caractérisée par une interprétation trop littérale de l'Ancien Testament, dont on appliquait les textes à des situations historiques de l'Eglise, et par le manque d'une interprétation littérale de certains passages importants du Nouveau Testament »9 • Mais ce qui compte avant tout dans l'hagiographie, c'est la présence et l'alternance de deux plans superposés : l'intemporel et l'historique, l'alliance permanente entre le temps et l'éternité.
CARACTÈRE IMPLICITEMENT BIBLIQUE DE L'HAGIOGRAPHlli
Jusqu'id, nous n'avons traité que de la présence explicite de l'Ecriture sainte dans l'hagiographie. L'on se souviendra cependant que dans un certain nombre de textes, cette présence explicite (références directes et citations que nous mettrions aujourd'hui entre guillemets) est« modérée». Ce qui n'empêche nullement que la question des rapports entre Bible et hagiographie y demeure posée dans son entièreté, pour la simple raison que, dans cette littérature, la Bible s'actualise également, et même principalement, de manière implicite, « suggestive ». Dans la structure ou la trame du récit, les grands thèmes et modèles de l'histoire du salut sont transposés et représentés, c'est-à-dire rendus « présents », avec ou sans renvois. L'on peut même affirmer que les emplois explicites ne font souvent qu'appuyer ou corroborer une correspondance implicite plus générale. Il n'est donc pas toujours possible ni souhaitable de séparer les deux niveaux de la présence de l'Ecriture. Mais d'autre part, tout comme on trouve également des références ou citations isolées ou purement occasionnelles, il y a lieu de déceler, par exemple, des typologies purement 9·
J.
LECLERCQ [129], p. 107.
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implicites. Ainsi, dans l'hagiographie du haut Moyen Age, les évêques interviennent fréquemment et avec fermeté en faveur de leurs ouailles auprès des rois barbares parfois capricieux et oppresseurs. Dans les récits, l'on a affaire à la typologie du« prophète chez le roi», même s'il n'y a pas de référence nominative à Nathan chez David, à Elie chez Achab, à Isaïe chez Ezéchias, à Jérémie chez Joachim et Sédécias ou à Daniel chez Balthazar. La stylisation est plutôt le fait de la mise en scène, des réminiscences subtiles et du « langage ». Nous reviendrons encore sur cet aspect formel. Mais parlons d'abord du contenu et, avant de le spécifier, du cadre général. Car à ce« microcosme» de l'histoire du salut qu'est la Vie de saint, se trouve sous-jacent le grand schéma, le fil conducteur de la vie du Christ même, doublée ou recoupée le cas échéant de celle d'autres figures bibliques. Le Christ, selon la théologie, avait été destiné à l'incarnation et envoyé par le Père pour racheter l'humanité déchue. Il a rempli de manière irréprochable sa mission messianique, malgré les tentations et les obstructions de Satan, dans la parfaite obéissance à Dieu, jusqu'à la mort sur la croix. Pour cela, Dieu l'a ressuscité des morts et l'a glorifié pour l'éternité (Phil. z, 6-u). La vie du saint commence aussi par une initiative de Dieu. Dès avant sa naissance, celui-ci l'a élu par sa grâce et dirige sa vie en fonction de cette élection. Le saint, de son côté, répond à cette grâce par ses propres« mérites», c'est-à-dire par son comportement modelé sur celui du Christ et d'autres « saints» de l'Ecriture. Le grand antagoniste de Dieu, Satan, combat le saint et à travers lui Dieu lui-même, mais il ne peut empêcher le triomphe final. Car à la fin de sa vie, en guise de récompense des efforts consentis et en guise d'accomplissement de la grâce, Dieu rappelle son serviteur à lui et lui donne la gloire éternelle. Bien entendu, l'application concrète de ce schéma peut varier suivant les données historiques, le degré de stylisation, la composition et la coloration propres à chaque cas particulier. Ainsi le thème de l'élection avant la naissance, connu aussi dans la légende non chrétienne, n'est pas partout développé, comme d'ailleurs l'Evangile de l'enfance manque chez deux évangélistes, Marc et Jean. Mais là où il est présent, sa narration porte souvent les marques des premiers chapitres de Luc ou de Matthieu (ou même des évangiles apocryphes). Par un songe prémonitoire ou par la visite d'un messager, la mère enceinte apprend que l'enfant qu'elle porte en son sein est destiné par Dieu à un grand avenir. Ainsi, Syagria, mère de saint Bonnet, futur évêque de Germont (t peu après 705), aurait, si l'on en croit le biographe du premier quart du VIne siècle, reçu la visite d'un prêtre appelé Frégion. Comme d'habitude, elle lui demanda la bénédiction. A quoi Frégion répondit : « Bénissez-moi plutôt, saint et vénérable homme de Dieu. » Etonnée, Syagria médita d'abord ces
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paroles, puis se hasarda à interroger Frégion sur le sens de sa réponse, car « un homme ne pouvait tout de même pas saluer de la sorte une personne du sexe féminin». Mais le prêtre s'expliqua : « Ce n'est pas, comme tu le penses, à toi que j'ai demandé la bénédiction, mais à celui qui est dans ton sein, car j'y vois un grand pontife élu par Dieu.» Alors, pleine de joie, la future mère conclut:« Je demande, mon père, que grâce à vos prières advienne ce que vous avez dit. » La texture même de ce récit est pleine de réminiscences implicites de saint Luc. D'une part, le fait que le prêtre reconnaît déjà l'enfant comme son supérieur et lui demande la bénédiction rappelle les paroles prononcées par Elisabeth lors de la visite que lui rendit sa nièce Marie : Tu es bénie entre les femmes,
et béni le fruit de ton sein. Et comment m'est-il donné que la mère de mon Seigneur vienne à moi (Luc 1, 42-43). La surprise initiale de la mère, sa question hésitante et finalement son souhait « que tout puisse se passer ainsi » semblent bien, dans le texte latin de la Vita, stylisés d'après le récit de l'Annonciation à Marie : A ces mots elle fut bouleversée, et elle se demandait
ce que signifiait cette salutation... Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais point d'homme?... Je suis la servante du Seigneur, qu'il m'arrive selon ta parole (Luc 1, 29, 34 et 38). Dans la Vie de saint Bonnet, c'est un prêtre qui fait la prédiction, mais il existe d'autres textes hagiographiques où, comme dans l'Evangile, ce rôle est assuré par un ange (apparaissant en songe). Le thème de l'élection et de la grâce divines ne se limite pas au « merveilleux » qui précède ou entoure la naissance du saint. Il y a encore, par exemple, l'idée de la précocité intellectuelle et surtout spirituelle du jeune enfant, idée qui rappelle d'une manière ou d'une autre l'épisode évangélique (amplifié encore dans les apocryphes) où l'on voit Jésus, à l'âge de douze ans, assis parmi les docteurs du Temple de Jérusalem, les écoutant et les interrogeant (Luc 2, 41-50). Ensuite, tout le récit hagiographique est imprégné de « providentialisme ». La Providence de Dieu dirige ou « accompagne » la vie et les actions du saint jusque dans les moindres détails et, s'ille faut, elle oriente les événements extérieurs en fonction de lui. Cette omniprésence de la « main de Dieu », l'hagiographie la partage encore avec son grand modèle, la Bible, où elle se fait sentir à chaque page. Comme aussi les menées perpétuelles du diable qui « tente » le saint pour le détourner de sa vocation et qui cherche à le contrecarrer en inspirant et dressant des ennemis contre lui (Mat. 4, 1-11; Marc 1, 12-13; Luc 4. 1-13: la tentation de Jésus au désert; Luc zz, 3; Jean 13, 2 : Satan inspire la trahison de Judas). Cette vision« dualiste» du monde et de la vie humaine (tout le bien procède de Dieu, le mal est mis sur le compte de l'« antique serpent») peut donner lieu à des interprétations et des simplifications abusives, surtout chez des auteurs très engagés comme on le voit dans la Vie du pape Grégoire VII, l'empereur Henri IV étant l'instrument de Satan.
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Si le saint peut toujours compter sur la grâce divine, il doit aussi la « mériter », c'est-à-dire y répondre par sa propre conduite. La « loi du genre>> hagiographique la veut parfaite et exemplaire, c'est d'ailleurs le devoir d'un disciple de Jésus (Mat. 5, 48), bien que le type du saint pécheur mais repenti ne soit pas inconnu au Moyen Age (modèles bibliques : David, la femme adultère, les apôtres Pierre et Paul, etc.). Pour le saint, la voie la plus indiquée est assurément la « marche à la suite du Seigneur» ou l' « imitation du Christ», deux notions originellement distinctes, mais tendant à se confondre dès le Nouveau Testament, de même l'imitation des apôtres, la « vie apostolique » et subsidiairement d'autres modèles scripturaires. Cet idéal est l'essence même de la sainteté et tous les saints sont censés le réaliser dans les circonstances historiques très variées où ils vivent (I Cor. 4, 16; I Pierre 2., 2.1), d'autant plus que Jésus est présumé« habiter» en chacun d'eux (Jean 14, 23; Eph. 3, 17). Cette imitatio se traduit par ce qu'on appelle en latin les virtutes au double sens de vertus et de puissances ou miracles, même si ces derniers sont en principe moins un acte du saint que de Dieu même. Les vertus sont souvent énumérées de manière abstraite sous forme de « catalogues » constamment remployés, mais non sans modifications et adaptations, par une démarche que nous autres qualifierions volontiers de « plagiat » mais qui ne l'était pas nécessairement dans l'esprit de l'hagiographe médiéval;« puisque le héros est un saint, il doit bien avoir pratiqué toutes ces éminentes vertus ». Les termes employés peuvent remonter à la Bible. Comme exemple d'un catalogue de vertus, on pouvait utiliser l'Epitre aux Galates 5, 2.2. : charité, joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres, douceur, maitrise de soi; et également les trois vertus théologales et les quatre vertus cardinales. Mais on pouvait aussi s'inspirer de règles monastiques ou de traités de théologie morale. Des influences indirectes de la philosophie morale antique n'y sont pas impossibles. On a souligné la banalité de ces portraits moraux dans lesquels s'intercale fréquemment la beauté corporelle, partie intégrante de la « perfection » du saint et déjà incarnée, parmi d'autres personnages scripturaires, dans le beau regard et la belle tournure de Samuel ou dans Judith, très belle et d'aspect charmant (I Sam. 16, 12. et Jud. 8, 7), mais ils permettent à l'auteur de donner une vue d'ensemble et une récapitulation des mérites de son héros. Plus intéressantes, cependant, sont les vertus mises en relief, et illustrées par des actes concrets, en dehors des catalogues généraux. De l'esprit évangélique, bien traduit par les Béatitudes (Mat. 5, 1-u; Luc 6, zo-2.3), relèvent tout d'abord le renoncement sous toutes ses formes et les multiples manifestations de la charité. Le renoncement, c'est la pauvreté volontaire, la chasteté, l'humilité, voire l'humiliation. La charité, c'est l'amour fraternel, dans le monastère par exemple, y compris le pardon inconditionnel des offenses et l'amour des ennemis.
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C'est aussi l'aide aux pauvres et aux démunis, programmée dans les «œuvres de miséricorde» du discours sur le jugement dernier (Mat. 2.5, 55-40), et en partie« institutionnalisée» en raison du rôle d'assistance sociale dévolu, par la force des choses, à l'Eglise médiévale, notamment aux abbayes. Distribuer ses biens aux pauvres suppose évidemment qu'on en possède soi-même. Mais à ce propos, on peut seulement constater que la majeure partie de ceux à qui le Moyen Age a décerné l'auréole de sainteté, étaient effectivement issus de familles aisées. D'ailleurs, la vox populi du haut Moyen Age, par exemple, savait bien pourquoi elle favorisait l'élection épiscopale d'hommes fortunés. Toutefois, le renoncement et la charité ne suffisent pas, la sainteté biblique et évangélique inclut aussi la recherche de Dieu, la piété, la prière, le recueillement, l'amour de la solitude. Pour les moines et plus encore pour les ermites, c'est même là le facteur essentiel. Et comme dans la vie de Jésus il peut exister une certaine« tension» entre cet aspect« vertical» de la sainteté et les « devoirs sociaux ». Souvenons-nous de saint Séverin du Norique : selon son biographe Eugippe, plus il aspirait à la contemplation solitaire, plus il se faisait scrupule de s'y livrer à cause de ceux qui avaient besoin de son secours. Dans la spiritualité des saints issus des Ordres Mendiants au XIIIe siècle, la vie partagée entre la prière, la prédication errante et la pauvreté (mendicité) traduit plus spécialement le désir d'imiter la vie apostolique. C'est encore pour suivre le Christ (Mat. 5, 11; 10, 2.2. et textes parallèles) dans le sillage des apôtres (Luc 2.2., 2.5; Actes 5, 41; 2.1, 13; Col. 1, 2.4) que les saints seront toujours prêts, le cas échéant, à supporter avec joie, et à cause du Nom de leur Seigneur, les épreuves et injures qui leur sont infligées. Les récits hagiographiques nous offrent des exemples concrets parfois touchants de cette imitation du Christ. L'on se rappellera le chapitre 3 de la Vie de saint Martin de Tours par Sulpice Sévère. Déjà avant son baptême, lorsqu'il était encore soldat de l'armée romaine, Martin se distinguait par sa charité évangélique. Un jour, au milieu d'un hiver particulièrement rigoureux, il rencontra à la porte d'Amiens un pauvre nu dont les autres passants ne se souciaient guère. N'ayant sur lui que ses armes et un simple manteau de soldat, il partagea ce vêtement en deux et donna un morceau au pauvre avant de se rhabiller avec le reste. Or, la nuit suivante, il vit dans son sommeille Christ vêtu de la moitié de la chlamyde dont il avait couvert le pauvre, c'est-à-dire « un de ces plus petits de mes frères » auquel le Fils de l'homme s'était identifié (Mat. 2. 5, 40). Raymond de Capoue raconte une scène pareille à propos de sainte Catherine de Sienne. Sortant d'une chapelle, l'illustre tertiaire régulière de saint Dominique croisa un jeune homme âgé d'environ trente-deux ou trente-trois ans et dénudé, qui lui demanda de quoi se vêtir. Elle retourna à la chapelle et lui en apporta une tunique de laine et sans manches, mais le pauvre trouvait cela insuffisant. Tout
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de suite, Catherine alla fouiller dans la maison de ses parents pour lui chercher d'autres vêtements. Lorsqu'elle avait enfin pu le contenter, le jeune homme évoqua le sort d'un camarade aussi miséreux que lui et la pria de l'habiller de la même manière. Catherine se serait volontiers débarrassée de sa propre tunique, mais elle craignait le scandale que cela causerait. Voyant toutefois la joie spontanée avec laquelle la sainte se tourmentait pour lui, l'homme n'insista plus et partit. La nuit suivante, pendant qu'elle priait, le Christ lui apparut avec la physionomie du pauvre dénudé tenant dans la main la tunique à manches que Catherine lui avait finalement trouvée, mais ornée cette fois-ci de perles et de pierres précieuses. Sans le savoir, elle avait donc vêtu son « Epoux céleste» qui lui promit maintenant la gloire éternelle. Qu'elle acceptât toutes les conséquences de l'Evangile, elle le montrait encore en soignant et en servant des personnes atteintes par des maladies pestilentielles et que d'autres avaient abandonnées par crainte de la contagion. C'était notamment le cas d'une femme lépreuse dans laquelle elle voyait l'image même du Seigneur. Cette conduite fait penser au geste impressionnant de saint François d'Assise qui, un jour, nous dit Thomas de Celano, rencontra un lépreux et, « se surpassant soi-même, s'approcha de lui et lui donna le baiser ». (Pour les harmoniques néo-testamentaires de la lèpre, on peut citer Mat., 10, 8 et 11, 5; Marc 1, 40-45; Luc 17, u-19.) La scène évangélique du lavement des pieds et les paroles impératives que le Christy ajouta (Jean 13, 13-15; Mat. zo, z6-z7; Marc 10, 43-44) ont inspiré toutes sortes de besognes d'esclaves auxquelles les saints s'astreignent avec joie et dans un esprit d'humilité et de charité, au service de leurs frères et sœurs ou de leurs subordonnés. Ainsi, la même Catherine de Sienne était régulièrement occupée à balayer ou à faire la vaisselle. Elle y était d'ailleurs habituée, car dans sa jeunesse sa famille lui avait imposé des travaux humiliants pour contrarier sa vocation virginale. Mais déjà dix siècles plus tôt, Martin de Tours avait donné l'exemple. Enrôlé dans l'armée à l'âge de quinze ans, ce fils de vétéran« se contentait de la compagnie d'un seul esclave, et pourtant, renversant les rôles, ille servait, lui son maître, tant et si bien qu'en général c'était lui qui retirait ses chaussures, lui encore qui les nettoyait, qu'ils prenaient leurs repas ensemble, mais que c'était lui qui faisait le plus souvent le service de leur table ». Dans les biographies de deux reines mérovingiennes déjà mentionnées, Radegonde et Balthilde, ces occupations serviles sont d'autant plus soulignées qu'elles contrastaient vivement avec le très haut rang social de ces femmes (comme dans le cas du Roi céleste qui « ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu, mais prit la condition d'esclave » : Phil., z, 6-7). Radegonde « lavait, essuyait et baisait les pieds de tous», tandis que Balthilde travaillait dans la cuisine de son monastère de Chelles et y allait jusqu'à nettoyer les lieux d'aisances. Plus tard, le Moyen Age connaîtra même des saints qui exercent délibé-
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rément un métier humble et vil, tel celui de charbonnier. Un de ces «saints charbonniers» est le comte Girart de Roussillon (xre siècle), qui vivait avec sa femme dans la forêt des Ardennes (Vie de la fin du xne ou du début du xme siècle). A côté de ces abaissements volontaires, il y a, répétons-le, les humiliations et les souffrances forcées. Le saint les endure alors pour le Nom de Jésus comme le dit expressément, vers le milieu du vme siècle, le biographe de saint Amand (t entre 676 et 684), le missionnaire de la Flandre qui, lors de son séjour à Gand,« fut fréquemment frappé par les habitants, repoussé avec des opprobres, par des femmes même et par des campagnards, et précipité à plusieurs reprises dans l'Escaut )). Mais comme son Seigneur, un vrai serviteur du Christ ne répond pas par la violence à ceux qui lui font du mal. Gravement blessé au front lors de l'attentat de Noël 1076, le pape Grégoire VII, « tel un agneau innocent et doux, ne leur donna aucune réponse (voir Jean 19, 9), ne protesta pas, n'opposa pas de résistance Qacques 5, 6) ni ne demanda qu'on eût pitié de lui)) (Paul de Bernried). Dans les récits de martyre, la stylisation implicite ira encore plus loin. A l'instar du Christ, le saint demandera, par exemple, que ses compagnons ne soient pas molestés et qu'ils puissent s'en aller Qean 18, 8), ou il priera Dieu qu'il pardonne à ses bourreaux (Luc 23, 34; Actes 7, 6o). Le Christ aimait instruire ses auditeurs par des paraboles. L'on sait que le Moyen Age chérissait à son tour l' exemplum simple et concret, qui est devenu un genre à part entière ressortissant en partie à l'hagiographie. La place nous manque pour commenter les grands recueils de Jacques de Vitry (vers u65-124o), de Césaire d'Heisterbach (vers II8oIZ40/45) et surtout la fameuse Ugende dorée (échelonnée sur le calendrier liturgique) de Jacques de Voragine (vers u28-1298), qui a rapidement connu une vogue extraordinaire. Ces écrits demanderaient un traitement à part, différent de celui des Vitae proprement dites. Qu'il nous suffise donc ici d'évoquer plutôt le chapitre Vll de la Vie de saint Wandrille (t vers 668), composée vers 700 par un moine de l'abbaye de Fontenelle que le saint avait lui-même fondée dans la forêt de Jumièges après avoir séjourné dans divers autres monastères. En filigrane de ce récit très mérovingien, l'on peut déceler, nous semble-t-il, une subtile transposition« contemporaine)) de la parabole du Bon Samaritain (Luc Io, 29-37) à laquelle se joignent d'autres stylisations néo-testamentaires. De quoi s'agit-il ? Wandrille, qui appartenait à une famille noble et riche, était d'abord entré à la cour de Ootaire II (t 628) et de Dagobert Jer (t 639). Mais il rêvait de la vie religieuse et s'était fait tonsurer sans la permission du roi Dagobert. Celui-ci en fut fâché et lui intima l'ordre de venir au palais. « L'homme de Dieu, confiant en l'aide du Christ qui le réconfortait en cet instant, partit, malgré lui, pour la cour. Comme il approchait de la résidence royale, il se trouva qu'un pauvre homme avait
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embourbé son chariot juste devant la porte d'entrée >> (Luc Jo, 30 : l'homme dépouillé et roué de coups par des brigands). « Personne de ceux qui allaient et venaient ne lui donnait de l'aide; tout au contraire, on lui marchait presque dessus et on le bousculait» (Luc Jo, 31-32 : un prêtre et un lévite descendent par le même chemin, voient l'homme spolié, prennent l'autre côté de la route et passent). L'homme de Dieu vit, en arrivant, la méchanceté de ces « fils du diable» (= Eph. z, z), sauta à bas de son cheval et prêtant la main au misérable, remit avec lui la voiture debout >> (Luc 10, 33-35 : un Samaritain arrive près de la victime, est touché de compassion et s'occupe de son sort). Le récit suggère manifestement d'identifier Wandrille au Samaritain montré en exemple par le Christ, mais l'hagiographe continue encore : « Le voyant éclaboussé de fange, les spectateurs se mirent à rire de plus belle et à le railler», avec une réminiscence de Luc z3, 35 : Le peuple se tenait là à regarder. Les chefs eux-mimes le raillaient... « Mais lui, sans s'inquiéter d'eux, suivait humblement le Maître qui s'est fait humble, car le Seigneur a dit dans l'Evangile : S'ils ont appelé le père de famille Béelzébub, que ne diront-ils pas à ses serviteurs (Mat. 10, z5)? Comme il tournait ainsi cet affront à la gloire de Dieu, au même instant apparut un ange du Seigneur qui nettoya son vêtement de façon parfaite, et devenu plus blanc encore qu'il ne l'était précédemment, il entra au palais du roi... » Notons une réminiscence de Luc 1, II : Un ange du Seigneur lui (= Zacharie) apparut, debout... , et surtout du récit de la Transfiguration dans Marc 9, 3 : Ses v!tements devinrent étincelants, tout blancs... Devant le roi Dagobert, le Seigneur « protégea comme un gardien sa brebis retirée de la gueule de ses ennemis en leur présence » (Jean 10, 1-JS). Enfin, Wandrille fut unanimement reconnu comme un homme de Dieu et le roi lui permit de suivre sa vocation. Dans ce chapitre de la Vita Wandregiseli, Dieu récompense, de manière surnaturelle, les vertus évangéliques d'humilité, de miséricorde et de charité dont le futur abbé de Fontenelle avait fait preuve. L'intervention du ciel authentifie le vrai serviteur de Dieu, comme le Père avait authentifié et glorifié le Fils par des signes et des prodiges, avant et après sa mort, y compris par sa résurrection. Par ailleurs, les hagiographes soulignent très régulièrement que ce ne sont pas les saints eux-mêmes, mais que c'est Dieu qui accomplit les prodiges pour les saints ou à travers leurs reliques, ce qui était difficile à inculquer aux masses incultes. Toutefois, comme virtus au sens de« vertu», l'autre sens de« puissance» ou« miracle» fait toujours partie, d'une certaine manière, de l'imitation active de Jésus-Christ, qui en avait explicitement chargé ses disciples (Mat. Jo, J, 7-8; Marc J6, 17-18), leur promettant qu'ils feraient les mêmes œuvres que lui et même de plus grandes (Jean 14, u). Dieu réalise les mêmes merveilles qu'autrefois, mais par ces faits thaumatur-
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giques le saint marche, comme le dit Eugippe en racontant un miracle de saint Séverin, « sur les traces du Sauveur », de ses apôtres et de ses devanciers de l'Ancien Testament. Certes, la place et le poids du miracle dans les Vies de saints médiévales varient considérablement; il y a des hagiographes qui n'y attachent aucune importance pour la sainteté et parlent même du danger de« présomption» à cet égard, mais globalement sa présence est marquée, voire massive, surtout après la mort du saint, près de son tombeau et grâce à ses reliques. Rappelons aussi que les recueils de miracles constituent un genre hagiographique sui generis et que c'est surtout au miraculeux et au merveilleux que l'hagiographie doit sa force attractive. A l'égard du miracle hagiographique, la question des rapports avec la Bible, rapports de continuité et d'actualisation, se pose donc de façon éminente. Ce qui nous intéresse, bien entendu, ce n'est pas la possibilité du miracle, mais la foi qu'on y attachait et son rôle dans la physionomie du christianisme médiéval. Or, l'on constate que, pour prévenir le doute ou le scepticisme, les hagiographes défendent la crédibilité du miracle contemporain en invoquant la véracité des prodiges de la Bible. Dans le prologue d'un recueil de miracles de saint Sulpice de Bourges (x1e siècle) on lit littéralement ceci : « Nous allons raconter de notre mieux des choses dignes de louange; si nous avons cette audace, c'est parce que nous en avons entendu de plus admirables et même, s'il est permis de s'exprimer ainsi, de plus incroyables dans la loi antique de l'Ancien Testament. Qui, en effet, pourrait croire qu'un bâton devienne un serpent (voir Ex. 7, 9), qu'une ânesse morigène son cavalier (Nomb. 22, 22-35) ou que d'une mâchoire l'eau puisse jaillir (Juges, 15, 19), si ce n'était pas la Vérité infaillible qui l'affirmait? »10• Cependant, quelques auteurs peu scrupuleux se livrent à une véritable surenchère en attribuant à leur propre héros plus de miracles que n'en ont fait le Christ et les apôtres. Ailleurs, l'on« résume» la thaumaturgie d'un saint particulier en lui appliquant la célèbre péricope de Matthieu II, 5 ou de Luc 7, 22 empruntée à Isaïe 26, 19 : Les aveugles voient et les boiteux marchent, les lépreux sont guéris et les sourds entendent, les morts ressuscitent. Voilà pour les généralités et pour la théorie. Mais une autre constatation nous intéresse davantage. Car, dans l'hagiographie, beaucoup de miracles concrets, avec ou sans référence directe à l'Ecriture, se modèlent implicitement sur des prototypes du Nouveau ou de l'Ancien Testament : exorcismes, guérisons, résurrections, maîtrise des éléments, châtiments célestes, etc. Notamment la composition littéraire des récits individuels se fait à l'aide de procédés de stylisation typiquement scripturaires : par exemple, le mélange de précision de lieu et d'imprécision chronologique (la chronologie dite relative), le thème de la rencontre fortuite (d'un 10.
B. de
GAIFFIER,
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malade ou d'un indigent), la nécessité de la foi préalable, le caractère instantané du miracle (Mat. 8, 3 : Et aussitôt sa lèpre fut guérie ... ), les sentiments et réactions des miraculés et des témoins oculaires après le miracle, action de grâces et glorification de Dieu, la conséquence pour la renommée du thaumaturge - affluence de la foule - en dépit de sa propre discrétion et humilité. Puis, à côté de ses éléments récurrents, les différents types de miracles ont leurs harmoniques propres. Quand saint Séverin guérit le fils d'un dignitaire de la cour du roi barbare Féléthée après que le père s'était jeté à ses pieds en disant:« Je crois, homme de Dieu, que vous pouvez obtenir que mon fils recouvre rapidement la santé», cela rappelle évidemment la guérison, par Jésus, du serviteur du centurion (Mat. 8, 5-13; Luc 7, 1-1o) ou celle du fils du fonctionnaire royal (Jean 4, 46-54). Saint Vaast (t 540), quant à lui, rencontra, lors de son entrée dans Arras comme évêque de cette ville, un aveugle et un boiteux qui lui demandèrent l'aumône. Le pontife affirma ne pas avoir de l'or ni de l'argent mais il rendit à ces deux infirmes respectivement la vue et l'usage des jambes. Ce miracle-là est une réminiscence transparente de la guérison, par les apôtres Pierre et Jean, de l'impotent de naissance assis à la Belle Porte du Temple (Actes, 3, 1-10). Dans les villes où passa sainte Rusticule après avoir été forcée de quitter son monastère, des possédés vinrent à sa rencontre et elle les délivrera en imprimant sur leur front le signe de la croix. Mais les démons avaient annoncé depuis plusieurs jours sa venue et l'avaient suppliée de ne pas les tourmenter et de ne pas les chasser de leurs maisons. L'on décèle d'emblée, dans ce récit, l'épisode du démoniaque du pays des Geraséniens. Là, l'esprit impur reconnut Jésus comme le Fils de Dieu et l'adjura lui aussi de ne pas le tourmenter et de ne pas l'expulser hors de son pays (Marc 5, 1-17 et textes parallèles). Et l'on peut multiplier les exemples, qui sont innombrables, notamment à l'aide du Dictionary of Miracles 11• Sainte Aldegonde de Maubeuge (t 684, 689 ou 695) traversa la Sambre comme Jésus et Pierre marchèrent sur les eaux du lac de Genésareth (Mat. 14, 22-32 et textes parallèles). Un évêque simoniaque et parjure s'affaissa au Concile romain de 1050, en présence du pape saint Léon IX (1ooz-1o54), comme Ananie et Saphire devant Pierre (Actes 5, I-II). Un jour, la jeune Catherine de Sienne était occupée, comme si elle était la plus humble servante de ses parents, à faire rôtir de la viande sur des charbons ardents. Or, prise par une extase, elle finit par tomber sur les charbons. Mais après il apparut que son corps ne portait aucune trace de brûlures, comme jadis les trois jeunes gens étaient sortis indemnes de la fournaise (Dan. 3). Enfin, il serait vraiment trop long de s'étendre sur toutes les augmentaII. Edition E. C. BREWER, Londres, 18972•
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tions et multiplications de nourritures, de boissons et d'autres matières, plus ou moins semblables à celles opérées par Elie (III Rois, 17, 7-16 : le miracle de la farine et de l'huile à Sarepta), par Elisée (IV Rois 4, 1-7: l'huile de la veuve; IV Rois 4, 42-44 : multiplication des pains), et par le Christ (Mat. 14, 13-21 et textes parallèles : multiplication des pains et des poissons), sur les pêches miraculeuses (avec souvent le motif de l'obéissance après l'étonnement, d'après Luc 5, 5 : Maitre, nous avons
peiné toute la nuit sans rien prendre, mais sur ta parole je vais lâcher les filets) ou sur les libérations miraculeuses de prisonniers moulées d'après les récits analogues dans les Actes des apôtres (5, 17-ZI; 12, 3-n; 16, 23-44). Sans oublier, bien entendu, la masse incalculable des guérisons (rapportées vraiment « en série » par les recueils de miracles) où les maladies aux occurrences nombreuses dans la Bible, la cécité par exemple, sont proportionnellement très bien représentées. A quoi il faut ajouter les prophéties et prédictions - comme le Christ, beaucoup de saints sont censés avoir prévu l'échéance de leur mort - , ainsi que tout un merveilleux de visions, celle, par exemple, de l'échelle dont le sommet atteint le ciel (Gen. 28, 12), apparitions, songes prémonitoires, voix célestes, signes surnaturels ou apocalyptiques, où convergent l'univers biblique et l'univers médiéval. Quels que soient l'éventuel noyau historique de tous ces récits, leurs variantes littéraires ou l'interprétation qu'il convient d'y donner (comme dans l'Evangile de Jean, il n'est pas impensable que tel miracle puisse avoir, du moins dans le chef de certains hagiographes, un sens allégorique, concevant par exemple la cécité corporelle comme un symbole de l'aveuglement spirituel), la thaumaturgie des saints renouvelle d'une manière ou d'une autre les merveilles des temps bibliques (renovata sunt per eum antiqua miracula, dit Thomas de Celano à propos de saint François) et constitue dès lors, pour les chrétiens du Moyen Age, la preuve tangible du prolongement de l'histoire sainte. Mais en même temps -et là nous revenons à notre point de départ concernant le caractère implicitement biblique de l'hagiographie - elle contribue à « boucler » le schéma implicite sous-jacent à toute biographie spirituelle. Par les miracles antérieurs et surtout postérieurs à sa mort, Dieu confirme définitivement la sainteté de son élu qui a mené une vie conforme aux préceptes et aux modèles donnés. Là réside aussi la signification du merveilleux et des «signes» qui entourent souvent sa mort, comme celle du Christ, c'est-àdire l'entrée glorieuse de son âme au paradis. Ce triomphe final, les saints l'ont mérité, car les hagiographes leur appliquent volontiers la métaphore paulinienne de la deuxième Epître à Timothée 4, 7-8 (J'ai
combattu jusqu'au bout le bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai gardé la foi. Et maintenant, voici qu'est préparée pour moi la couronne de justice), ainsi que l'idée évangélique de la rétribution (notamment Matthieu 5, 12: .•. votre
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récompense sera grande dans les cieux; 19, 29 : ... il recevra le centuple et aura en partage la vie éternelle) assortie d'images eschatologiques comme celle des trésors amassés dans le ciel (Mat. 6, 19-21; Luc 12., 33-34), celle de l'ivraie et du bon grain (Mat. 1 3, 2.4-3 o), ou celle des talents (Mat. 2. ~, 14-3 1). Même sans références directes, ces métaphores et ces images font implicitement partie de la phraséologie et du vocabulaire.
LA FORME BIBLIQUE DE L'HAGIOGRAPHIE ET LA FORMATION DES HAGIOGRAPHES
Le caractère implicitement biblique de l'hagiographie ne tient pas seulement, en effet, à sa conception de la vie du saint, au message, aux thèmes et aux idées qu'elle véhicule. Pour que les Acta sanctorum puissent actualiser l'Ecriture au niveau du contenu, leur langage doit être suffisamment imprégné du style scripturaire, notamment en vue de l'usage liturgique ou semi-liturgique, car « légende » hagiographique (legenda) signifie littéralement« ce qui doit être lu» (en plus et à côté de la Bible). La forme biblique se met donc au service de la matière scripturaire, le lien entre les deux étant à la fois organique et fonctionnel. Or, ce style façonné par le latin biblique, ce« latin sacré» qui suscitait l'admiration de Goethe, après celle de saint Augustin, comprend mais dépasse de loin les références directes et les citations explicites dont nous avons traité plus haut et que nous envisageons ici uniquement du point de vue formel. Car même des auteurs qui font preuve de retenue en matière de citations textuelles aiment à revêtir leur récit d'une draperie biblique, c'est-à-dire de réminiscences indirectes, de paraphrases, de demicitations insérées dans le tissu syntaxique de la phrase, de vocables, voire de particularités grammaticales et stylistiques à résonance biblique (hébraïsmes, grécismes). Ce langage sacral a une fonction communicative très nette. D'une part, il peut suggérer des rapprochements implicites au niveau du contenu en cas d'allusions subtiles mais transparentes pour un lecteur ou un auditeur bien familiarisé avec la Bible latine, comme on l'a vu plus haut à propos des typologies implicites ou de la stylisation martyrologique. D'autre part et en général, il crée ce que l'on a appelé une « atmosphère » ou une « orchestration biblique » qui confie à l'hagiographie un prestige quasi scripturaire et qui peut donner du prix à des passages apparemment insignifiants. Si l'hagiographie médiévale est à ce point nourrie de la Bible, cela s'explique évidemment par la formation des auteurs, qui étaient presque tous clercs ou surtout moines. lls étaient journellement occupés à lire, à réciter et à méditer la Bible, ce qui, au Moyen Age, se faisait en prononçant avec les lèvres. Ce « mâchonnement » répété des paroles divines
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a fait en sorte que les mémoires étaient meublées de souvenirs scripturaires et que les réminiscences s'évoquaient presque les unes les autres, par simple association et spontanément. « Nous avons peine à saisir », écrit Jean Leclercq, «avec quelle profondeur et quelle intensité, les mots, les faits, les images et les idées de ce livre par excellence pouvaient se graver dans les esprits »12• Certes, on ne disposait pas toujours et partout d'une Bible complète, même pas dans les monastères, mais l'Ecriture se transmettait aussi de manière indirecte, vitale, grâce à la lecture des Pères de l'Eglise ou de Vies de saints antérieures, de là la formation de « clichés » bibliques qui reviennent tout le temps, mais plus encore grâce à la liturgie et à l'office qui consistent, en grande partie, en textes issus de la Bible. Ainsi, « l'éloge des justes, inspiré de la Sagesse ou de l'Epître aux Hébreux, qu'on entendait lors des fêtes des saints, offrait une galerie de portraits où l'on reconnaissait ceux qu'on voulait louer; antiennes, répons, versets, pièces liturgiques de toute espèce imprimaient dans les cœurs - et d'autant plus intensément que ces textes étaient chantés avec modulation et maintes fois répétés - un arsenal d'arguments ou de comparaisons qui, préparés d'avance, n'avaient plus qu'à être appliqués au personnage dont on devait parler >>13• Une preuve de cette transmission médiate de la Bible par les lectionnaires, les sacramentaires, etc., c'est que la prédilection globale de l'hagiographie, c'est du moins l'impression qu'on a, pour le Psautier, les Evangiles et les Epîtres apostoliques - le Cantique des Cantiques et l'Apocalypse, quant à eux, ne vont percer vraiment qu'aux xne-xrne siècles - correspond à l'usage privilégié de ces livres dans la liturgie. Une autre, c'est que même après le triomphe définitif de la Vulgate à l'époque carolingienne, l'hagiographie continue à dénoter de nombreuses traces des anciennes versions latines, antérieures à saint Jérôme mais conservées précisément par les textes liturgiques; un exemple bien connu est le Gloria in excelsis Deo de la messe, tiré de Luc z, 14, là où la Vulgate lit Gloria in altissimis Deo. L'on est donc en droit d'affirmer que l'ambiance biblique de l'hagiographie est due à la fois à sa propre destination en partie cultuelle et aux occupations liturgiques quotidiennes des auteurs. La Bible latine est la source primordiale du latin médiéval, en particulier de celui des hagiographes. Toutefois, d'autres influences s'y mêlent, notamment celles du latin tardif en général et même du latin classique, sans oublier des apports contemporains (néologismes). Mais cette imbrication-là dépasse le seul facteur formel. Elle affecte aussi le message.
12. ]. LECLERCQ [3], 13. ]. LECLERCQ [3),
PP· p.
124-125. 126.
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ACTUALISATION DE LA BIBLE ET MUTATIONS POSTBIBLIQUES
Si l'hagiographie médiévale a implicitement fait fonction de Bible actualisée, cela suppose, en effet, que des éléments postbibliques et non bibliques s'associent aux souvenirs scripturaires. Ce qui plus est, c'est seulement à ce prix que l'hagiographie pouvait jouer son rôle - essentiel, on le sait - dans la christianisation, même s'il s'agissait, dans une optique protestante, d'un christianisme déformé. Nous avons déjà observé que l'usage explicite de l'Ecriture sainte était tributaire de toute une exégèse déjà plusieurs fois séculaire et que bien des fois le décalage par rapport au contexte original de l'emprunt était considérable. Mais la question se pose d'une manière plus générale. L'on se souviendra que beaucoup de Vies de saints ont un substrat historique important, voire s'apparentent à l'historiographie religieuse (songeons à la Vie du pape Grégoire VII). Or, quelles que soient les ressemblances réelles et les possibilités de stylisation, le monde médiéval a néanmoins ses propres structures. Entre lui et le monde de la Bible s'interpose toute une évolution, toute une série de mutations dans les domaines les plus divers, y compris l'histoire de l'Eglise elle-même, dont la hiérarchie, les institutions, le culte ont connu d'importants développements après l'époque néo-testamentaire. Après tout, le culte des saints et de leurs reliques est en soi déjà un phénomène essentiellement postbiblique. Les auteurs médiévaux ne sont pas toujours conscients de cet aspect diachronique. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne l'évolution de la théologie, de la morale, de la spiritualité. Car, tout en étant d'origine sémitique, le christianisme, une fois implanté dans le monde antique, a été, dès le ue siècle, élaboré et formulé dans le cadre de la cosmologie et de l'anthropologie gréco-romaines. C'était l'œuvre des Pères de l'Eglise, qui ont en même temps lu la Bible à la lumière des idées ambiantes, stoïcisme, néo-platonisme, et qui ont transmis au Moyen Age ce que l'Eglise catholique appellera précisément la Tradition. Ces mutations n'ont pas manqué d'influer sur le concept chrétien de sainteté et donc sur l'hagiographie, qui projette parfois sur la Bible et notamment sur l'imitation du Christ et la vie apostolique des idéaux que l'Ecriture ne« couvre» pas entièrement. L'on sait, par exemple, que le Nouveau Testament oppose, d'une part, le« siècle présent» au« monde à venir » -dualisme temporel -et, d'autre part, la« chair», c'est-à-dire tout l'homme infirme et pécheur, à l' « esprit » - dualisme éthique. Le climat eschatologique dans lequel vivaient Jésus et plus tard les apôtres (saint Paul y compris) les a amenés à relativiser le monde actuel et les valeurs terrestres immédiates (richesses, honneurs, mariage, etc.). Le
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renoncement évangélique était donc fonction de l'avènement tout proche du Royaume ou de la Parousie. Mais le retard prolongé de celle-ci et l'influence de courants philosophiques et spirituels de l'Antiquité tardive ont transformé le dualisme temporel et éthique en un dualisme ontologique ayant pour corollaire la dépréciation de la matière et surtout du corps, erronément confondu avec la notion paulinienne de chair. C'est là le point de départ du« mépris du monde>> qui a si profondément marqué le christianisme médiéval et son idéal de sainteté. Mais «le monde qu'il faut mépriser n'est nullement le 'monde' au sens johannique ou paulinien; ce n'est pas le vice et l'impiété multiformes, incarnés dans les hommes; c'est l'ensemble des réalités terrestres et des créations profanes »14• Il en résulte, dans l'hagiographie, une « ascétisation » excessive de l'idéal de l'imitation du Christ et des apôtres et un éloge démesuré de la virginité et de la continence dont on ne voit plus le « signifiant» eschatologique, avec le thème fréquent du refus du« péché» que constitue le mariage, bien qu'il y ait eu, au Moyen Age, des saints mariés. Sans remonter aux exploits de fakir des saints stylites de l'Antiquité finissante, nous voyons, au vue siècle, saint Ouen, évêque de Rouen, se livrer à des austérités telles que son corps finissait par s'affaiblir et s'émacier. Son pâle visage portait l'empreinte visible d'un traitement très rude qui ne consistait pas seulement à ne jamais manger à sa faim ou à sa soif et à porter sous ses beaux vêtements le traditionnel cilice « plus d'une fois empourpré par le sang de sa chair meurtrie », mais même à porter des chaines et des anneaux de fer au cou, aux reins et aux bras. Dans sa Vita, une réminiscence implicite de Matthieu 7, 13-14 identifie la pratique de ces mortifications à « la porte étroite » et au « chemin resserré qui mène à la Vie», mais le moins qu'on puisse dire est qu'il s'agit là d'une projection postbiblique dangereuse. Ailleurs, comme dans la Vie de saint Colomban de Jonas de Bobbio, la hantise de la chasteté, toujours menacée par les « tentations » du diable, va de pair avec une véritable misogynie, tandis que chez Catherine de Sienne, parmi d'autres, le mélange de l'amour de l' « Epoux céleste », de la macération du corps et de phénomènes d'extase donne une coloration toute spéciale à sa sainteté au demeurant très évangélique. Il faut respecter toutes ces formes de la spiritualité médiévale qui était marquée par une vive conscience du caractère passager de la vie terrestre, par une vive conscience aussi du péché et donc de la nécessité de la pénitence. Il faut savoir, en outre, que le Moyen Age chrétien a plus d'une fois réussi à intégrer le facteur ascétique dans des ensembles équilibrés plus ou moins proches de l'Evangile; que l'on songe à la Règle de saint Benoît et plus tard à celle de saint François. Mais nous 14· R. BuLTOT, «Le mépris du monde chez saint Colomban», dans RSR, JJ (1961),
p. 363.
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connaissons aujourd'hui beaucoup mieux que les médiévaux eux-mêmes certains cheminements historiques et donc certaines déformations de la spiritualité, même si telle phrase de l'Evangile ou de saint Paul, surtout quand elle était tirée de son contexte global, pouvait paraître fonder tel aspect extrême du mépris du monde ou du corps, un aspect extrême relevant peut-être davantage de la névrose que d'une saine imitation de Jésus-Christ. Observons, par ailleurs, qu'en dépit de l'éthique personnelle du mépris du monde et de l'ascèse, l'Eglise institutionnelle de l'Antiquité postconstantinienne et du Moyen Age s'est, en revanche, pleinement intégrée dans les structures politiques et sociales de ce monde d'ici-bas. L'hagiographie s'en ressent et il s'ensuit des contradictions. Car aux privations individuelles s'oppose l'enrichissement collectif des églises et des abbayes, à l'humilité et aux humiliations s'oppose la mention explicite de l'origine noble de la plupart des saints, celle-ci apparaissant même comme un préalable à la sainteté, ce qui est contraire au Nouveau Testament (I Cor. 1, 26-29). Ce dernier proclame bienheureux les « artisans de paix » (Mat. 5, 9), et beaucoup de saints l'étaient sans aucun doute, mais, dès le vue siècle, la « force guerrière» se glisse dans certains catalogues de vertus (voir aussi plus haut : la justification explicite de la guerre) notamment dans la Vie de saint Arnoul de Metz (t vers 64o). Mais si cette mentalité s'écarte du Nouveau Testament, elle a, par contre, suffisamment d'affinités avec l'Ancien (histoire militaire d'Israël, protégée par Yahvé), comme d'ailleurs toute cette interpénétration du temporel et du spirituel que les historiens allemands, tels Karl Bos!, Friedrich Prinz, ont appelée la religiosité politique, si bien exprimée par le biographe de saint Eloi (vers 588-66o), l'évêque de NoyonTournai qui« trouva grâce aux yeux du Seigneur et aux yeux des rois francs» (Vie du milieu du vme siècle). C'est dire que, si l'hagiographie est branchée sur la Bible, elle l'est de manière complexe et tfynamique. C'est ce que montre également l'élément miraculeux et merveilleux. Nous en connaissons déjà la base et la stylisation bibliques, mais la Bible elle-même participe d'une certaine manière à un « discours hagiographique » plus vaste, qui a des parallèles dans la littérature antique (Vies spirituelles d' « hommes divins» ou theioi andres) et qui véhicule des thèmes et motifs de la légende universelle. Certes, les miracles relevant de l'atmosphère mythico-magique et de l'arétalogie populaire sont relativement rares dans l'Ecriture : par exemple l'ânesse parlante de Nombres 22, 28, ou les guérisons attribuées aux mouchoirs et aux linges de l'apôtre Paul dans Actes 19, 12. La thaumaturgie y est globalement théocentrique et mise au service de la charité (Actes 10, 38). Mais les évangiles et actes apocryphes et, dans leur sillage, les Passions des martyrs dites « épiques » ou « romanesques » ont rapidement amplifié P. JUCHÉ, G. LOBRICliON
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Vivre la Bible
le discours merveilleux par des miracles spectaculaires et « gratuits ». Ces textes, on le sait, n'ont pas manqué de susciter la méfiance des autorités ecclésiastiques. Or, si bien des hagiographes médiévaux se contentent, en cette matière, de varier sur des thèmes bibliques, une double observation s'impose néanmoins. La première concerne le rôle très accru des reliques. A ce propos, les corrections théocentriques faites par les hagiographes n'ont sûrement pas pu lever toutes les ambiguïtés. L'on mesure le cheminement postbiblique à cet égard quand on apprend, dans la Vie de sainte Rnsticule, qu'une religieuse fut guérie du « démon de midi » en buvant de l'eau à laquelle étaient mêlés des cheveux calcinés de l'abbesse... La seconde remarque porte sur l'intrusion de l'imaginaire et du fabuleux surtout dans ce que l'on pourrait appeler des« romans d'aventure hagiographiques». Parmi ceux-ci, l'on en connaît qui paraissent inventés pour offrir l'occasion d'illustrer des paroles ou des thèmes bibliques, comme la Vie (très tardive) de Cadoc, un saint britannique du VIe siècle. Mais d'autres n'ont fait que christianiser des fables ou des contes anciens. Ici, l'on pense évidemment à la fameuse histoire des deux héros Barlaam et Josaphat (version latine du xre ou du xne siècle) dont le second est, en fait, un avatar du... Bouddha, ou à la légende de saint Julien l'Hospitalier, probablement un personnage mythique, qui travestit en partie le thème d'Œdipe, utilisé également jusque dans certains Miracles médiévaux de Notre-Dame. Sans oublier les nombreux thèmes et récits passe-partout dont les Bollandistes ont suivi la filiation et les avatars littéraires : la céphalophorie ou le saint décapité qui porte sa propre tête, la familiarité avec les animaux sauvages, le pendu dépendu, l'enfant volé par le diable, le cheval dompté par une vierge, le nouveau-né qui dénonce son père, la mer ou le fleuve traversés sur un manteau, etc. Des réminiscences bibliques peuvent s'y amalgamer avec le merveilleux extra-biblique, tandis que le style narratif typiquement évangélique peut donner un cachet scripturaire à tout le récit, si « apocryphe » qu'il soit. On saurait difficilement surestimer l'importance de cette fonction fabulatrice de l'hagiographie. Comme toute civilisation, le Moyen Age chrétien en avait un besoin atavique. La Bible à elle seule ne pouvait pas satisfaire ce besoin.
L'HAGIOGRAPHIE EN LANGUE VULGAIRE
L'exposé qui précède était basé sur l'hagiographie latine. Les récits rédigés dans les différentes langues nationales atteignaient plus facilement, parce que plus directement, un public illettré, mais ils ne font que transposer des modèles latins, les transpositions littéraires étant à
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distinguer des traductions pures et simples ou des abrégés destinés à la prédication. Il sera pourtant intéressant d'effectuer un bref sondage sur la question des rapports avec la Bible. Nous le baserons sur deux textes très populaires de la littérature française médiévale, la Vie de saint Alexis (poème anonyme, XJe siècle) et la Vie de saint Thomas Becket, écrite en II7Z-II74 par Guernes de Pont-Sainte-Maxence. La légende de saint Alexis est bien connue. Le poème roman traduit une version latine, mais il existait auparavant des versions syriaques et grecques. En voici le résumé. Alexis est le jeune fils du « comte » romain Euphémien. Après lui avoir donné la meilleure éducation, ses parents le marient à une noble jeune fille, mais le soir même du mariage il s'enfuit, persuadé de la vanité du monde, laissant tous ses proches dans la plus grande affliction. De retour à Rome au bout de dix-sept ans, il n'est reconnu de personne et passe dix-sept autres années dans la maison de ses propres parents, logé sous l'escalier où il mène une vie sainte et austère. Avant de mourir, il écrit le récit de son existence. Après son décès, on lit le texte qui révèle la vérité. Cette légende, traduite en français moderne par J.-M. Meunier16, appartient à ces cycles de narrations centrées sur un thème moral, en l'occurrence cdui de l'exaltation de la virginité et le refus du mariage, même si cdui-ci est déjà contracté avec ici le départ de l'époux le soir même des noces. Cela nous rappelle donc les mutations postbibliques déjà évoquées : dévalorisation de la vie terrestre, l'acte conjugal considéré comme mauvais, mortification permanente du corps. Mais le récit dépeint parallèlement, en la personne d'Alexis, un certain nombre de comportements évangéliques très prononcés. Le saint se met constamment au service de Dieu « qu'il aime plus que son lignage » (relativisation des liens familiaux). La sainte Ecriture était son « conseiller ». Il renonce à tous ses biens :«Il donne aux pauvres, où qu'il put les trouver; par nul avoir il ne veut être encombré »; il renonce à tous les honneurs; de ~etour à Rome, il craint qu'il ne soit reconnu par ses parents et « qu'ils ne l'encombrent de l'honneur du siècle». Il vit lui-même dans le plus grand dénuement: Quand il leur a tout partagé son avoir, seigneur Alexis s'assit parmi les pauvres, il reçut l'aumône, quand Dieu la lui transmit : il en retient seulement de quoi il peut soigner son corps, s'il lui en reste, alors ille rend à de plus pauvres. (strophe zo).
Il se réjouissait particulièrement de recevoir des aumônes des serviteurs de son père qui devaient le chercher mais qui ne le reconnaisIS· J.-M. MEUNŒR, La v;, de saint Alexis, poème français du XI• siècle. Texte du manuscrit de Hildesheim. Traduction littérale, étude grammaticale, glossaire, Paris, 1935·
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saient pas : « Il fut leur seigneur, maintenant il est leur provendier. » Plus tard, sous l'escalier de sa maison parentale, il a l'occasion de s'humilier soi-même comme le Christ : Sous l'escalier où il g1t et demeure, là il mène joyeusement sa pauvreté. Les serviteurs de son père qui servent la maison lui jettent leurs lavures sur la tête il ne s'en courrouce, ni il ne les interpelle pour cela. Tous le raillent, et le tiennent pour fou : ils lui jettent l'eau, ils mouillent ainsi son petit lit; ce très saint homme ne s'en courrouce nullement, mais il prie Dieu qu'TI le leur pardonne par sa miséricorde, car ils ne savent ce qu'ils font (Le 23, 36). (strophes 53 et 54). Alexis est donc l'homme de Dieu qui « a bien et à gré servi Dieu » et qui est digne d'entrer au paradis. A sa mort, en effet, son âme va tout droit au ciel. Sa femme lui était toujours restée fidèle et elle restera veuve et ne servira que Dieu (1 Cor. 7, 8). Et pendant la translation de son corps, Dieu le glorifie par des miracles (qui rappellent Mat. 4, z4; 11, 5; Actes 8, 7) : Sourd, ni aveugle, ni ratatiné, ni lépreux, ni muet ni borgne, ni nul paralytique, et surtout ni nul langoureux, il n'y a personne d'entre eux qui s'en aille maladif il n'y en a pas qui en reporte sa douleur(= tous sont guéris). (strophe
1
u).
La Vie de saint Alexis est une légende. Par contre, celle de Thomas Becket, dont nous avons déjà parlé, est largement« historique». Pour composer son poème roman, Guernes a consulté plusieurs biographies latines. Il retrace longuement (6 180 vers) la vie et la carrière mouvementée de son héros :sa naissance en 1117 ou 1118, son enfance et sa première jeunesse; les fonctions qu'il a exercées (archidiacre et prévôt, chancelier du roi Henri II qui a en lui une confiance illimitée, enfin archevêque de Cantorbéry en u6z); son dévouement total au service de Dieu et de l'Eglise et son conflit de plus en plus aigu avec la royauté; son départ clandestin en France, où il rencontre le roi Louis VII; les événements qui, entre-temps, se passent en Angleterre avec notamment le sacre« illégal» du roi par l'archevêque de York; les tentatives de réconciliation de la part du roi de France, suivies du retour de Thomas en Angleterre; la reprise du conflit et finalement le meurtre sacrilège dans la cathédrale de Cantorbéry le 29 décembre II7o, et la pénitence subie par Henri Il quatre ans plus tard. Sur cette texture événementielle se greffent les éléments du bios
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hagiographique : les songes qu'avait eus sa mère avant sa naissance et qui annonçaient l'élection du futur martyr; son amour de Dieu («plus il aimait Dieu, moins il était aimé du roi»), ses vertus, ses bonnes œuvres, ses mortifications, ses visions, les guérisons qu'il opérait à Pontigny en France; puis, à la fin, la stylisation « christologique » de son martyre, qui est suivi d'une série de miracles très néo-testamentaires (des muets parlent, des sourds entendent, des morts ressuscitent, etc.) par lesquels Dieu confirme la sainteté de Thomas. Enfin, il est intéressant de noter qu'au cours de sa longue narration, Guernes rappelle, à la manière de la typologie, des figures et des exemples bibliques. Ce faisant, il inscrit explicitement l'histoire de Thomas Becket et de son temps dans la continuité de l'histoire sainte. Ainsi, dans son préambule, il parle déjà du prophète Elie et du miracle de la pluie, et il évoque d'une manière générale une série de personnages « nés de basse gent » mais devenus grands grâce à l'élection divine et à leur propre conduite, les rois Saül et surtout David, les apôtres Pierre et André. C'est là en même temps une tirade contre les rois, comtes et ducs de haut lignage, mais qui ne servent pas Dieu, en fait, les ennemis de Thomas. Forcé de quitter son pays, le saint archevêque lui-même est réconforté notamment par les exemples d'Abraham, de Joseph et de l'enfant Jésus fuyant le roi Hérode. L'on enregistre donc, dans l'hagiographie vernaculaire, les mêmes procédés explicites et surtout implicites que dans l'hagiographie latine, y compris les mutations postbibliques. La question du style scripturaire ne se pose évidemment pas de la même façon qu'en latin, d'autant plus que le langage et la versification rapprochent les Vies de saints plutôt de l' « atmosphère » des Chansons de geste. L'hagiographie devient ici une épopée, mais une épopée chrétienne et biblique.
CoNCLUSION
L'enquête que nous terminons, a - on le sait déjà -forcément globalisé son objet à l'aide de quelques exemples grappillés dans une masse infinie de textes hagiographiques s'échelonnant sur cet espace si vaste et ce temps pluriséculaire que nous appelons l'Occident médiéval. Il reste tant d'études à effectuer, tant de textes à défricher et à éditer convenablement que le vœu de Gustavo Vinay portant sur le « dynamisme historique des rapports entre Bible et hagiographie » tardera encore longtemps à être exaucé. Notre conclusion se limitera donc, mais également de manière globale, à préciser notre point de départ. Nous avons constaté une convergence constante et intrinsèque entre l'Ecriture et les Vitae sanctorum. Cette convergence, par laquelle l'hagio-
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graphie commente la. Bible et la Bible commente l'hagiographie, est en même temps très souple car il s'agit de la relation entre deux ensembles riches et variés. Elle est également favorisée par le fait que le monde de la Bible et le monde médiéval partagent un univers mental largement commun, à savoir le Weltbi/J préscientifique, notamment en matière de tbaumaturgie et de merveilleux. Pourtant, sur le plan des principes, l'Eglise a toujours établi une distinction très nette entre écrits canoniques et non canoniques. Elle craignait les risques de la fiction incontrôlée. Mais de façto, l'hagiographie représentait beaucoup plus qu'un pieux complément à l'Ecriture, un « dessert » divertissant, proposant ce qu'il est loisible de penser et de faire16 • Une communauté médiévale locale s'édifiait, au double sens du mot, autour de son saint patron et protecteur, tellement plus proche d'elle que Dieu : selon le vers ~ 39 de la Vie de saint Alexis, le peuple de Rome croyait « tenir Dieu même » grâce à sa possession du corps du saint. Cette communauté était généralement plus avide de connaitre la vie et les gestes de celui-ci que celles racontées dans la Bible. D'une certaine manière et officieusement, la Vie de saint médiévale se substituait à la Bible, ce qui lui valait d'emblée une grande valeur catéchétique. Dans la mesure où cette substitution n'était pas officiellement reconnue, on pourrait parler, avec G. Vinay, d'antagoniste de la Bible. Certes, la. diversité et la sélectivité de l'hagiographie faisaient en sorte que chaque Vie de saint, si elle était une Bible locale, était alors une Bible incomplète. Mais précisément, ce que les fidèles incultes du Moyen Age savaient directement de l'Ecriture canonique ne représentait pas grandchose non plus. Les clercs et les lettrés la connaissaient évidemment beaucoup mieux, du moins en théorie, et pour eux l'hagiographie offrait une illustration des leçons prises dans la. Bible. Eux seuls étaient capables de discerner les citations et les allusions scripturaires dans les textes latins. Cependant, la masse des chrétiens devant lesquels on prêchait, lisait ou racontait dans leur langue la. vie et les actes de leur saint local ou de celui qu'ils venaient implorer dans un lieu de pèlerinage, pouvait percevoir dans l'hagiographie, avant tout implicitement et donc sans le savoir, au moins une parcelle du message de l'Ecriture sainte : Dieu continue de s'occuper de l'homme et de le combler de bienfaits (miracles). Dans ce but, il se sert, comme autrefois, de serviteurs que sa grâce a élus et qui font sa volonté en imitant, d'une manière ou d'une autre et fût-ce partiellement, les grands modèles de jadis, à commencer par le Christ. Ils donnent l'exemple d'une vie chrétienne entièrement réussie ou ce qui était alors considéré comme telle, c'est-à-dire débouchant sur 16. M. de CERTEAu, « Une variante : l'édification hagiographique», dans L'émture de l'histoir1, Paris, 1975. pp. 278-279·
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le salut éternel dans la vraie patrie de l'homme qu'est le ciel (Epître aux Hébreux 11, 14). Peu importe que l'hagiographie idéalise parfois des personnages sur la sainteté desquels on est en droit de poser des questions, et qu'elle peut subsidiairement servir des intérêts particuliers. Peu importe si c'est l'historique ou le légendaire qui prévaut, ou l'influence de Vies plus anciennes qui avaient déjà actualisé la Bible et parmi lesquelles celle de saint Martin par Sulpice Sévère a été très « autorisée ». Peu importe également que seule une élite pouvait vraiment réaliser l'idéal de sainteté du Moyen Age, car l'hagiographie ne manquait pas de présenter et d'illustrer aussi des vertus générales susceptibles d'être pratiquées par tous les chrétiens. L'essentie~ par contre, c'est que l'hagiographie montrait à sa manière et à travers des personnages admirés et vénérés par le peuple (ce qui existe dans toutes les civilisations), l'expérience tangiblement renouvelée et actualisée de l'histoire chrétienne du salut consignée dans la Bible. Son grand avantage résidait dans la possibilité d'assimiler à la fois l'Ecriture et l'« après-Ecriture», y compris le contemporain. « Y compris les croyances traditionnelles, les superstitions, et tout un folklore religieux », diront ceux qui se demandent « pourquoi le christianisme médiéval n'a pas, a si mal christianisé l'Occident »17• En effet, la version médiévale du christianisme n'a qu'une valeur relative, très relative même. Mais une symbiose et une acculturation pareilles à celles réalisées par l'hagiographie médiévale ne constituent-elles pas de nos jours, et mutatis mutandis, l'ambition légitime de la théologie chrétienne africaine ou asiatique, pour ne donner que ces deux exemples-là ? Marc VAN UYTFANGHE.
17. J. LE GoFF,« Le christianisme médiéval en Occident du Concile de Nicée (p5) à la Réfonne (début du xvx• siècle) », dans : H.-Ch. PUECH, Histoire tks religions, t. TI, Paris, 1972, p. 856.
Liste des principaux textes hagiographiques utilisés, dans l'ordre alphabétique des saints A:BRÉVIATIONS :
A. : Auteur anonyme
SC : Sources Cbrétienneo SRM : Scriptores Rcrom Merovingicarum
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Dès que les jeunes langues romanes se furent suffisamment différenciées du latin dont elles dérivaient pour que celui-ci ne fût plus compréhensible sans apprentissage, c'est-à-dire probablement dès le vme siècle, prêcher en langue vulgaire devint pour l'Eglise une nécessité pastorale évidente. Cette prédication, seule forme, ou peu s'en faut, de la catéchèse des laies, était en même temps pour eux une voie d'accès à la Bible, puisque les sermons au peuple sont le plus souvent des sermons du temps et des saints, fondés sur la paraphrase et le commentaire des lectures du jour. Elle était même la seule voie d'accès qui leur fllt ouverte, puisque les traductions de l'Ecriture sainte dans les langues vernaculaires romanes apparaîtront assez tardivement, connaîtront longtemps une extension limitée et une diffusion prudente, et seront, bien entendu, réservées à ceux qui savent lire. En outre, elle pouvait servir au développement des langues nouvelles dont elle faisait son véhicule, puiser dans les ressources de leur littérature naissante ou au contraire l'influencer, faire preuve de qualités d'imagination et d'adaptation pour transmettre à des lalcs, dans la langue de la culture profane et, sinon populaire, du moins non officielle, un enseignement confiné sans elle dans le monde clérical et latin. Pour toutes ces raisons, la prédication en langue vernaculaire paraît un élément essentiel de la culture et de la spiritualité médiévales. Pourtant, les traces qui nous en sont parvenues sont à bien des égards décevantes. Elles le sont tout d'abord par leur caractère ténu. Si les sermons latins, pour la période comprise entre 950, date approxi-
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mative du premier sermon français, et la fin du XIIIe siècle se comptent par milliers, il nous reste, pour la même période, moins de mille sermons en langue romane. Il n'est en réalité guère étonnant que les homélies dominicales des humbles desservants de paroisses n'aient pas été conservées. Quant aux sermons des grands personnages, ils étaient traduits et transcrits en latin, même quand ils avaient été prononcés en langue vulgaire, comme en témoignent explicitement les manuscrits et comme le montrent les sermons macaroniques, à commencer par les sermons universitaires parisiens. Ce n'est qu'à partir du x1ve et surtout du xve siècle que les grands noms de la chaire ne dédaigneront pas de voir leurs œuvres oratoires publiées en français. Mais si, à l'époque précédente, la règle est la conservation des sermons en latin, le paradoxe n'est pas dès lors que les sermons en langue vernaculaire nous soient parvenus en si petit nombre. Il est au contraire que quelques-uns d'entre eux nous soient parvenus. Il faut donc se demander pourquoi et dans quelles conditions la langue vulgaire a été jugée digne d'assurer la conservation écrite de quelques sermons, et pourquoi de ceux-là et non pas de tous les autres. Quels étaient ces clercs qui écrivaient en langue vulgaire et quels étaient ces lecteurs, ces lettrés, intéressés aux textes cléricaux, mais qui les lisaient dans la langue du peuple ? Quelle est la spécificité de nature et de destination des sermons conservés en langue vulgaire? Comment ont-ils été élaborés et transmis? Ces questions posent celles, plus générales, de la promotion de la langue vulgaire et de la diffusion, de la vulgarisation très précisément, de la culture cléricale. Mais les réponses qui y seront apportées feront apparaître que la nature même des sermons en langue vulgaire conservés par écrit leur confère, au moins jusqu'au xive siècle, une pauvreté et une sécheresse plus décevantes encore que leur petit nombre. A de rares exceptions près, on y chercherait en vain un reflet précis ou pittoresque de la vie spirituelle et de la vie tout court du peuple chrétien. Toutes ces remarques valent essentiellement pour la prédication dans les pays romans. Dans les pays germaniques, en effet, elle a bénéficié de l'essor plus précoce des langues vernaculaires, qui, n'étant pas filles du latin, ont été plus tôt écrites et cultivées pour elles-mêmes. Aussi bien, la distance même qui sépare ces langues du latin a imposé plus tôt que dans la Romania de traduire les textes sacrés et édifiants à l'usage des fidèles. Pour les pays anglo-saxons, par exemple, l'activité dans ce domaine de Bède le Vénérable dès la fin du vue et le début du vme siècle est significative.
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LES CANONS CONCILIAIRES DU IXe SIÈCLE ET LEURS INCITATIONS A LA PRÉDICATION EN LANGUE VULGAIRE
On sait que dans l'Eglise primitive la prédication est un privilège épiscopal, l'évêque, successeur des apôtres, étant seul héritier du pouvoir de prêcher que le Christ leur avait conféré. Très tôt, cependant, les évêques délèguent ce pouvoir à de simples prêtres. Dès lors, la prédication se popularise, dans tous les sens du terme. Pratiquée, non plus par un seul, mais par beaucoup, elle devient plus abondante et plus fréquente. Confiée parfois à des esprits aux capacités et à la culture limitées, elle se simplifie. Pratiquée par des desservants en contact étroit et permanent avec la masse des fidèles, elle devient profondément une prédication au peuple. Or, l'élément linguistique joue dès l'origine un rôle essentiel dans cette évolution. Si saint Augustin, premier prêtre d'Occident à avoir, d'après la tradition, bénéficié d'une telle délégation, fut autorisé à prêcher à la place de son évêque, celui d'Hippone, c'est que celui-ci, étranger, savait mal la langue du pays. Toutefois, le prêtre investi du pouvoir de prêcher ne prononçait généralement pas des sermons de son cru, mais récitait ou adaptait les homélies des premiers pères ou celles de son évêque. Ainsi, en même temps que ces homélies servaient à l'édification des fidèles, leurs recueils aidaient le clergé dans sa prédication, double fonction que l'on retrouvera dans les homéliaires romans, et certains d'entre eux ont constitué à ce titre le fonds commun de la prédication durant tout le Moyen Age. Il n'est pas surprenant, dès lors, qu'au moment de l'essor cai:olingien les conciles successifs aient affirmé d'un même mouvement, et souvent dans les mêmes canons, la nécessité de connaître les homélies des pères, celle de la prédication épiscopale, celle de la prédication presbytérale, celle enfin de la prédication en langue vulgaire. En 8x3, le me Concile de Tours affirme dans son quatrième canon la nécessité de la prédication épiscopale, sans parler de délégation aux prêtres : « Que chaque évêque s'applique avec soin à enseigner par la prédication sacrée au troupeau qui lui est confié ce qu'il doit faire et ce qu'il doit éviter. » Mais la même année, le Concile de Mayence, dans son canon z~, stipule que, si l'évêque est empêché de prêcher, il doit se trouver un remplaçant : « Pour le ministère de la prédication, si l'évêque est absent, s'il est malade ou s'il est empêché par quelque autre raison impérative, qu'il ne manque cependant jamais d'y avoir quelqu'un pour prêcher la parole de Dieu les dimanches et les jours de fête. » Quelques années plus tard, en 8 ~ ~, le Concile de Valence considère ces délégations comme allant de soi et ne les mentionne qu'en passant, lorsqu'il insiste une fois -de plus sur le caractère indispensable
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de la prédication au peuple : « Que chacun de nous, soit en personne soit par l'intermédiaire d'un ou de plusieurs ministres de l'Eglise instruits et orthodoxes, porte au peuple la parole de la prédication aussi bien dans la ville qu'au-dehors, de telle sorte que les admonitions et les exhortations salutaires ne puissent en aucun cas lui faire défaut : car, là où la parole de Dieu n'est pas administrée aux fidèles, quoi d'autre leur est enlevé sinon la vie de l'âme ? » Enfin, au terme de cette évolution, en 1032, le second Concile de Limoges présente la prédication presbytérale, non comme une possibilité, mais comme un devoir, et les pères conciliaires se désolent que les vocations de prédicateurs soient si rares. « Tous les prêtres responsables d'une paroisse doivent exhorter le peuple par la prédication tous les dimanches et les jours de fête. » Et ils invitent les évêques à investir de la mission de prêcher tout clerc et tout moine qui en est capable, à condition que son grade soit au moins celui de lecteur. Les mêmes conciles exhortent les prédicateurs, évêques ou prêtres, à posséder ou à connaitre par cœur des recueils d'homélies, particulièrement celles de Grégoire le Grand, afin de pouvoir les réciter ou les utiliser dans leur propre prédication. C'est ainsi que le me Concile de Tours invite les évêques à la fois à connaitre les enseignements pastoraux de Grégoire le Grand (canon 3) et à posséder« des homélies contenant les exhortations nécessaires à l'instruction de leurs administrés, touchant la foi catholique, dans la mesure de leurs capacités de compréhension, la récompense perpétuelle des bons et la damnation éternelle des méchants» (canon 17). En 85z, Hincmar de Reims, dans ses Capitula presbyteri, recommande de façon analogue aux prêtres de son diocèse, d'une part, de lire les homélies de Grégoire le Grand, sans doute en vue de leur propre prédication, d'autre part de méditer, en l'appliquant à eux-mêmes, le sermon du grand pontife sur les soixantedouze disciples envoyés en mission par le Christ. Enfin, ces conciles invitent à prêcher en langue vulgaire. Si ce point capital n'est pas apparu jusqu'ici, c'est qu'on a tronqué certains des canons cités plus haut. En les lisant jusqu'au bout, on constate qu'ils se préoccupent à la fois, et dans un même mouvement, des délégations épiscopales ou de la connaissance des homélies des Pères, et de la prédication au peuple dans sa langue. Le canon z 5 du Concile de Mayence de 813, en même temps qu'il invite l'évêque empêché de prêcher à désigner un remplaçant, précise que celui-ci devra prêcher de façon à être compris du peuple, c'est-à-dire simplement, mais aussi, bien sûr, en langue vulgaire : « ... qu'il ne manque cependant jamais d'y avoir quelqu'un pour prêcher la parole de Dieu les dimanches et les jours de fête conformément à ce que le peuple peut comprendre. >> Le canon 17 du fie Concile de Tours est encore plus clair. Après avoir, dans la phrase citée plus haut, invité les évêques à posséder des recueils
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d'homélies, il leur demande de les traduire en français ou en allemand pour les prêcher : « Que chacun s'applique à traduire ces homélies en langue populaire romane ou allemande (in rusticam romanam linguam aut theotiscam ), afin que tous puissent comprendre plus facilement ce qui est dit »1• Prédication du bas clergé, prédication aux simples dans leur langue, utilisation des sources patristiques, ces trois aspects indissolublement liés donnent la définition et la clé de toute la prédication romane. Le recours à la langue vulgaire et sa portée ne prennent leur sens, on le verra, qu'en fonction des deux autres éléments.
LES DÉBUTS DE LA LITTÉRATURE SPIRITUELLE ET LES PREMIERS MONUMENTS DE LA PRÉDICATION EN LANGUE VULGAIRE
En même temps que l'Eglise, par la voix des conciles, invitait à la prédication au peuple dans sa langue par des exhortations dont on verra bientôt l'effet, apparaissaient les premiers textes littéraires écrits en langue romane, qui sont aussi, à peu de chose près, les premiers textes tout court écrits dans cette langue. Il s'agit dans tous les cas de poèmes religieux et, plus particulièrement, de poèmes liturgiques. Le plus ancien d'entre eux, la Séquence de sainte Eulalie (peu après 881), est bien connu2• Le manuscrit qui nous l'a conservé contient un office de la sainte. La séquence française elle-même y est suivie d'une séquence latine de sainte Eulalie. Le caractère liturgique de la pièce ne fait donc pas de doute. Il est d'autant plus certain que sa métrique et la disposition des rimes semblent indiquer qu'elle était chantée entre deux alleluia et sur la même mélodie qu'eux, comme les séquences latines. Ainsi, le plus ancien texte de la littérature française est un poème liturgique adapté du latin en langue vulgaire pour des raisons catéchétiques, afin que les fidèles fussent informés des mérites et du martyre de la sainte dont on célébrait la fête ce jour-là. Sans être une homélie, il en remplit partiellement la fonction. On peut en dire autant de tous les poèmes romans - à vrai dire peu nombreux - antérieurs à la fin du x:re siècle, comme la Vie de saint Léger d'un manuscrit de ClermontFerrand (xe siècle), le poème de la Passion contenu dans le même manuscrit, ou encore la chanson en langue d'oc de sainte Foy d'Agen (xie siècle). Toutefois, la dépendance à l'égard de la liturgie s'atténue peu à peu à mesure que les poèmes s'allongent, devient parfois probléx. MGH, Leges, III, Concilia, 2, p. 288. R. L. WAGNER, Texle.r d'études (ancien
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el mqyenfrtZfl{ai.t),
Genève-Paris, 1964.
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matique, comme dans la chanson de sainte Foy, qui est un poème jongleresque, bien qu'il semble avoir été chanté pour accompagner les processions en l'honneur de la sainte, et finit par disparaitre, comme dans la célèbre Vie de saint Alexis de la fin du xre siècle. C'est le moment où, par une mutation apparemment brusque, la littérature romane conquiert son indépendance, ne se contente plus de traduire à des fins pastorales la littérature religieuse latine, rompt dans une large mesure avec la culture cléricale et se tourne vers des sujets profanes : c'est le moment où apparaissent les chansons de geste en langue d'on et les chansons lyriques des troubadours en langue d'oc. Mais qu'en est-il, pendant ce temps, de la prédication proprement dite ? Il ne nous est parvenu, pour cette période, qu'un seul spécimen de sermon français. Encore est-il fragmentaire. Il s'agit d'un Sermon sur Jonas prêché à l'abbaye de Saint-Amand-les-Eaux (Nord) vers 950, à l'occasion d'un jeûne de trois jours destiné à obtenir la protection divine contre la menace des Normands 3 • Ce texte n'a été conservé que par une sorte de miracle, le parchemin sur lequel il est écrit ayant été utilisé plus tard pour la reliure d'un autre manuscrit (Valenciennes 521 (475)). Mais le relieur l'a coupé, si bien qu'il présente des lacunes. En outre, le recto est presque illisible. Tel que nous pouvons le lire, ce sermon présente plusieurs caractères intéressants et significatifs. D'une part, c'est une paraphrase du commentaire de saint Jérôme sur le livre de Jonas, qui par moments est purement et simplement cité et traduit phrase après phrase. Il se conforme donc scrupuleusement aux instructions des conciles qui recommandent d'utiliser les ouvrages des Pères pour la prédication au peuple. D'autre part, il mêle de façon surprenante le latin et le français. Il semble d'abord que la première langue l'emporte sur la seconde. Cette impression est produite non seulement par l'abondance des citations de saint Jérôme et du livre de Jonas lui-même, mais encore par le fait que l'auteur semble incapable d'écrire une phrase complète en langue vulgaire : toujours, la phrase commencée dans un français mêlé de latin se termine dans cette langue. Et pourtant, les seuls passages qui n'aient leur source ni dans le livre de Jonas, ni dans le commentaire de saint Jérôme, les seuls passages qui soient entièrement du cru de l'auteur, sont aussi les seuls à être entièrement en français. Il s'agit d'une part de la péroraison, d'autre part d'une phrase qui porte sur la conversion finale des juifs et qui a été ajoutée à la fin du sermon, après la bénédiction finale, alors qu'elle doit évidemment être insérée dans le développement à l'endroit où celui-ci aborde une première fois cette question. Inversement, un seul passage 3· G. de PoERCK, « Le sermon bilingue sur Jonas du manuscrit de Valenciennes p.x (47~) »,dans Rnmanica Galllknsia, 4, 19~ ~.pp. 31-66; ID.,« Les plus anciens textes de la langue française comme témoins de l'époque», dans Revue de Lingui.rtique romane, 27, 1963, pp. 1-34.
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est entièrement en latin : l'universalité de la religion juive, et bientôt chrétienne, manifestée dans le livre de Jonas, et le passage de la conversion des juifs à celle des paiens y sont bien vus et bien mis en valeur par des rapprochements judicieux avec la guérison de la fille de la Cananéenne et avec l'attitude de saint Paul face aux juifs. Mais ce passage est entièrement emprunté à saint Jérôme, qui développe les mêmes idées et insiste à trois reprises sur la signification analogue de Jonas et de la guérison de la Cananéenne. Ainsi, ce prédicateur emploie le latin lorsqu'il s'inspire de la Bible ou de saint Jérôme, mais il emploie le français lorsqu'il parle ex abundantia cordis eju.r. Le français est donc, contrairement aux apparences, la langue qui lui est la plus familière, et s'il se cramponne au latin, c'est probablement moins par ignorance du français que par fidélité timorée à ses sources, biblique et patristique, et plus encore parce que le latin est pour lui la langue des choses de Dieu et des choses de l'esprit. Enfin, le texte conservé, probablement autographe, est sans nul doute constitué de notes jetées sur le parchemin en vue de la prédication. Tout le montre. Les alinéas successifs sont nettement indiqués par des initiales de grand format et certaines parties du texte sont soulignées : autant de repères visibles pour le prédicateur. D'autre part, le texte est rédigé partie en clair, partie en notes tironiennes. Seul le hasard pouvait donc sauver de la destruction ce qui n'était qu'un brouillon, dont on mesure, dès lors, la valeur unique. Car si, comme on le verra, beaucoup d'homéliaires romans sont des recueils de modèles de sermons destinés à être utilisés par les prédicateurs, le Sermon sur Jonas est le seul projet de sermon roman conçu par un prédicateur précis pour être prononcé dans une circonstance précise, qui nous soit parvenu. Ainsi, ce premier monument de la prédication en langue vernaculaire est à la fois, et à plusieurs égards, unique, et en même temps exemplaire de ce que seront par la suite les sermons romans : fortement enracinés dans les textes scripturaires et patristiques, très marqués par les problèmes du bilinguisme et de la relation entre le latin et la langue vulgaire, généralement situés en amont, si l'on peut dire, de la prédication effective. On peut, certes, se demander pourquoi nous ne connaissons qu'un seul sermon en langue vulgaire antérieur au xne siècle, alors que la poésie religieuse romane connaît un certain développement dès le xe siècle. On a déjà répondu partiellement à cette question en observant que la règle était de conserver les sermons en latin ou de ne pas les conserver du tout. Donner à lire en langue vulgaire est le résultat d'une mutation culturelle qui correspond à un état de développement avancé des littératures romanes et à une évolution de la sociologie du savoir. Mais en outre -car, après tout, l'argument pourrait valoir aussi pour les poèmes -aucun modèle d'écriture ne s'offre au serm~n en langue vulgaire, puisque la prose, dans toutes les littératures, n'apparaît que
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bien après la poésie. Bien plus, ce sont les sermons qui vont créer peu à peu ce modèle d'après celui de la prose latine, puisqu'ils constituent précisément les premières manifestations de la prose littéraire romane. Ce n'est d'ailleurs pas leur moindre intérêt.
LES HOMÉLIAIRES ROMANS DES XII8 ET XIIIe smCLES
Pour cette période, les textes se divisent assez nettement en deux groupes, qui, dans l'ensemble, se succèdent chronologiquement. A la fin du xne siècle, apparaissent plusieurs recueils de sermons du temps et des saints, groupés en séries cohérentes, sinon toujours complètes pour l'ensemble de l'année liturgique. Ces recueils sont contenus dans de petits manuscrits de travail qui renferment également des textes en latin. Dans le courant du xme siècle, apparaissent des manuscrits plus grands, plus soignés, exclusivement en langue vulgaire, où les sermons se mêlent à des textes édifiants et didactiques divers. Ces sermons sont souvent de diversis. Les sermons du temps qui se glissent parmi eux sont dispersés et ne suivent pas l'ordre liturgique. On verra bientôt le sens de cette répartition touchant l'utilisation des recueils et leur public. La première catégorie est d'abord représentée par quelques recueils méridionaux, provençaux, catalans et piémontais, et un peu plus tard par quelques recueils français anonymes. Mais elle est surtout illustrée par la version française des sermons de Maurice de Sully4, évêque de Paris de ll6o à ll96 après avoir été chanoine de Bourges, puis magister et archidiacre à Paris, et dont le plus grand titre de gloire est d'avoir été le bâtisseur de Notre-Dame. Maurice de Sully est l'auteur d'un homéliaire latin formé de sermons du temporal et du sanctoral couvrant l'ensemble de l'année liturgique, alors que la plupart des recueils analogues soit excluent le temps ordinaire, soit sont limités au carême et au temps pascal, et précédé d'un sermon synodal, d'un commentaire du Credo et d'un commentaire du Pater. Cet homéliaire latin a été composé entre 1 1 68 et 1 1 7 5. Quant à la version française, elle pose de nombreuses questions : est-elle le résultat d'une traduction faite par Maurice de Sully lui-même vers 1 r 8o, ou par quelqu'un d'autre vers la fin du xne siècle, ou peut-être même un peu plus tard, bien que, dans tous les cas, avant 1220? Mais la version française n'est-elle pas au contraire la version originale, ou une version originale ? Ces sermons étaient-ils destinés à la prédication effective, ont-ils été prêchés ou étaient-ils 4· C.A. RoBSON, Maurite of Sully and the medieval vernamlar homi!y with the Tex/ of Maurite's Frençb HomiÏies from a Sens Cathedral Cbapter Ms., Oxford, 195 2.
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seulement destinés à former un manuel de prédication ? Ce dernier problème se pose en fait pour tous les sermons romans. Il est très peu vraisemblable que la version latine soit traduite de la version française, comme on l'a parfois soutenu. Cette opinion ne peut s'appuyer que sur un seul argument : les passages de la version latine absents de la version française sont rares et courts. Au contraire, les passages propres à la version française et absents de la version latine sont très nombreux et très longs. Il est tentant d'en déduire que la version latine est une version abrégée de la version française. Mais il est plus satisfaisant de penser que la version française développe la version latine de façon à serrer de plus près la réalité de la prédication au peuple. Cette supposition est confirmée par l'analyse des passages propres à la version française, qui expliquent ce qui est difficile, atténuent ce qui pourrait choquer, tiennent compte des réactions possibles du public. Mais Maurice de Sully a pu élaborer deux rédactions indépendantes tout en se correspondant exactement, l'une en latin, l'autre en français. C'est, grossièrement schématisée, la théorie de C. A. Robson, qui a tenté de reconstituer le manuscrit original grâce à des considérations, à vrai dire trop ingénieuses pour être tout à fait convaincantes, sur la répartition régulière des sermons dans les cahiers qui forment le manuscrit. Il est en réalité plus probable que la version française est tout bonnement traduite de l'original latin. Certains indices, cependant, suggèrent que le traducteur a pu être Maurice de Sully lui-même. C'est ainsi que certains passages propres à la version française démarquent la même source que le développement de la version latine dans lequel ils s'insèrent. Il faut donc que l'auteur de la version amplifiée soit le même que celui du texte original pour connaître ainsi les sources du sermon et en reprendre l'exploitation là où la version brève l'abandonne. L'argument n'est toutefois pas entièrement décisif, car ces sources sont assez classiques pour avoir pu être décelées par un compilateur habile. Les sermons de Maurice de Sully sont des sermons au peuple, mais le recueil s'ouvre sur un sermon aux prêtres, dans lequel l'évêque de Paris exhorte les curés de son diocèse à la prédication. Il s'agit donc d'un recueil de sermons modèles destinés aux prêtres pour les aider dans leur prédication. Autrement dit, ces sermons sont d'abord lus par les clercs avant d'être répercutés par eux auprès des fidèles. On peut donc supposer que ce recueil, diffusé d'abord en latin auprès des prêtres, dont chacun l'adaptait en français selon les besoins de la prédication dans sa paroisse, a ensuite été diffusé en version française pour leur faciliter davantage encore la besogne ou parce que certains d'entre eux savaient mal le latin. En revanche, et compte tenu de sa fonction, on comprendrait mal qu'un tel recueil, diffusé d'abord en français, eût été ensuite traduit en latin, pour être enfin retraduit en
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français par ses utilisateurs. La version française n'est peut-être pas chronologiquement beaucoup plus récente que la version latine, mais elle lui est postérieure dans son projet. Enfin, l'absence quasi totale de tout résidu latin dans la version française des sermons plaide en faveur d'une traduction. Paradoxalement, en effet, la présence de morceaux de phrases ou de mots latins dans les sermons romans est le plus sûr garant qu'ils ont été composés directement en langue vulgaire. Les traducteurs, en effet, comme ceux des sermons de Haimon d'Auxerre, de saint Bernard et de quelques autres dont il sera question plus loin, font consciencieusement leur travail et traduisent intégralement leur modèle. Les auteurs romans, au contraire, montrent à l'égard de l'autorité incarnée par le latin le même attachement craintif que manifestait déjà l'auteur du sermon sur Jonas; ils éprouvent en outre quelque fierté à faire étalage de leur science et, au demeurant, l'habitude de glisser de ci de là un mot latin pour impressionner l'auditoire a été en honneur jusqu'à une époque récente chez les prédicateurs. Toujours est-il que là où subsistent des bribes de latin, là se trahit l'auteur de langue vulgaire. Ces observations tant sur la langue que sur le public des sermons valent pour l'ensemble des homéliaires romans, et non pas seulement pour celui de Maurice de Sully. Il est cependant légitime de les présenter à propos des sermons de l'évêque de Paris. Ce sont les seuls, en effet, à avoir connu une diffusion très importante. Les autres recueils ne sont généralement conservés chacun que dans un seul manuscrit; celui de Maurice de Sully figure, en entier ou partiellement, dans près de quarante manuscrits. Les sermons que certains d'entre eux lui attribuent à tort ne faisaient qu'ajouter à sa gloire et en même temps la confirment. Durant des siècles, leur recueil a servi de manuel de prédication, au point que l'on trouve encore des traces de son influence dans les sermons du curé d'Ars. Toutefois, les recueils qui n'ont pas connu le même succès présentent des caractères analogues dont l'examen appelle les mêmes conclusions, en particulier en ce qui concerne leur double public. Ces manuels, ou plus exactement ces recueils de sermons modèles, visent à la fois le public des clercs qui les utiliseront pour leur prédication et le public laïque auquel ils s'adressent à travers les clercs et auprès duquel ils seront répercutés par la prédication. Ce trait peut se marquer de diverses façons. Les mêmes manuscrits contiennent souvent des textes latins et des sermons romans au peuple, les premiers servant à l'édification des prédicateurs, seuls utilisateurs du manuscrit lui-même en tant que livre, et qui prêcheront les seconds aux laïcs. C'est ainsi qu'un petit manuscrit du début du xme siècle (Bibl. de Tortosa 106)6 5. A. THOMAS, « Homélies provençales tirées d'un manuscrit de Tortosa (ms. 1o6) )), dans Annale.r du Midi, 9, 1897, pp. 369-418.
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contient les homélies de Grégoire le Grand en latin, puis une sene de vingt-deux sermons du temps et des saints en langue d'oc, appliquant ainsi à la lettre les recommandations des conciles citées plus haut. Ailleurs, à l'intérieur même des sermons en langue vulgaire, certains passages s'adressent à des clercs et d'autres à des laïcs, les premiers pouvant être supprimés lors de la prédication, comme le montre, par exemple, la présence d'un double incipit. C'est le cas dans une série de vingtdeux sermons piémontais de la fin du xne siède6 • Quant aux recueils de traités édifiants qui apparaissent au xme siècle, ils offrent des sermons à lire, ce que l'on pourrait appeler une prédication dans un fauteuil, et s'adressent à un public intermédiaire entre le monde clérical et le monde laïque, en accord avec leur statut de textes destinés à la lecture, mais en langue vulgaire. Certains s'adressent nettement à des frères convers, mais la plupart sont destinés à des laïcs dévots et fortunés, soucieux de trouver des instruments qui les aident à mener individuellement une vie de prière et de méditation. Ces destinataires sont très souvent des femmes, comme le montrent les vocatifs dont l'auteur use pour s'adresser à elles et dont le plus fréquent est « douce sœur », et il existe, à défaut de véritables preuves, de sérieuses raisons de croire que certaines d'entre elles étaient des béguines établies sous la mouvance des Cisterciens. Des béguines, car on comprend à travers certains textes que ces femmes vivent en communauté et récitent les offices ensemble, sans cependant être des nonnes; en outre, l'origine wallonne de nombreux recueils correspond à l'implantation privilégiée des béguinages. Quant à l'influence cistercienne, sur laquelle on reviendra, elle se marque par l'abondance des citations de saint Bernard et des textes traduits de ses œuvres, et aussi, d'une façon générale, à travers une forme de spiritualité caractéristique de cet ordre. Notons enfin que l'on chercherait vainement, parmi tous ces textes en langue vulgaire, non seulement la trace de sermons hérétiques, ce qui n'a rien de surprenant, mais encore, ce qui l'est davantage, celle de sermons dirigés contre l'hérésie. Il faut se contenter dans le premier cas de quelques rares formulations plus ambiguës ou maladroites que réellement hétérodoxes, dans le second de dénonciations rares, brèves, stéréotypées, et le plus souvent indirectes. Rien de la véritable prédication contre l'hérésie ne nous est parvenu en langue vulgaire.
6. W. BABILAS, Vnlem«hungen zu tkn Sermoni Subalpini, mit einem Excurs iiber die ZehnEngelchor-Lebre, Munich, 1968.
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TRACES DE LA PRÉDICATION EFFECTIVE
Mais où trouver, à travers tous ces textes, l'écho de la prédication elle-même ? Pas dans les homéliaires romans, qui la préparent, mais qui ne la reproduisent pas. Moins encore dans les recueils à lire, qui lui échappent complètement. Il faut le chercher à travers des témoignages indirects et surtout dans les sermons conservés en latin après avoir été prêchés en langue vulgaire. Les témoignages indirects, principalement hagiographiques, quand ils ne se contentent pas de souligner l'effet de la prédication sur les masses et le nombre des conversions qu'elle entralne, mettent surtout en évidence la difficulté de la prédication en langue vulgaire pour ceux qui la pratiquent hors de leur patrie. Le cas se présente, bien entendu, fréquemment à une époque où les hommes d'Eglise, surtout les plus illustres, voyagent beaucoup, et où l'emploi généralisé du latin permet de vivre et d'enseigner partout sans la moindre difficulté aussi longtemps que l'on reste à l'intérieur du monde clérical, alors que la question de la langue surgit dès que l'on s'adresse aux illettrés. Ainsi, la Vie de saint Norbert nous apprend que le saint prêcha au peuple un dimanche des Rameaux à Valenciennes, bien qu'il sût et comprit peu de chose de la langue romane. Saint Bernard, qui était originaire de Dijon, ne put prêcher aux Allemands dans une autre langue que le français. En Angleterre, Vital de Savigny prêchait en roman. Un jour, Dieu permit que ceux de ses auditeurs qui ne savaient que l'anglais comprissent soudain la langue romane pour tirer profit de l'enseignement du saint homme 7• Pendant son voyage d'outre-mer, le maître des Dominicains, Jourdain de Saxe, visitant une commanderie de Templiers français et prié de faire un bref sermon vespéral, dit dans son exorde : « Par une petite partie d'un tout, on a l'intelligence du tout : c'est ce qui va vous arriver, si je réussis à vous dire de grandes vérités en peu de mots français, les entremêlant, si vous permettez, de quelques mots allemands »8• Certains prédicateurs se faisaient accompagner d'un interprète. Ainsi, Arnoul, prédicateur flamand qui s'associa à saint Bernard pour prêcher la croisade en Allemagne et dans l'est de la France, ignorait aussi bien le français que l'allemand. Il se faisait suivre d'un interprète, nommé Lambert, qui répétait dans la langue du pays les sermons qu'il prononçait en latin ou en flamand. En 1 189, pour la consécration d'une église conventuelle, le patriarche d'Aquilée, Godefroy, qui était Allemand, prêcha en latin 7· L. BouRGAIN, La chaire fra11faise au XII• siic!e, Paris, 1879. 8. M. ARON, Un animateur de la jeunesse au XIII• siècle. Vie, tJtryages du bienheureux Jourdain de Saxe, Paris, 1930, p. 2.09, n. 1.
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et l'évêque de Padoue, Gérard, traduisit son homélie en langue romaine9 • S'agissant du déroulement même de la prédication, certaines notations qui figurent dans les sermons laissent deviner un public turbulent, inattentif, indocile et parfois clairsemé, comme le souligne amèrement l'auteur d'un sermon français prêché à l'occasion d'une mission dans le diocèse d'Amiens vers 1280 : « Si peu nombreux que vous soyez à être venus à l'église, c'est à vous qu'il faudra que je parle. Car à ceux qui ne sont pas venus, je ne pourrai pas parler »10• La longueur des sermons est le plus souvent inversement proportionnelle à l'importance de la fête du jour, comme pour éviter de lasser l'auditoire plus nombreux des grandes solennités, dont les offices sont eux-mêmes plus longs que d'habitude. Cette règle semble observée avec un soin particulier par Maurice de Sully, dont le sermon le plus court est celui de Pâques. Encore toute la fin de ce sermon est-elle pour inviter les fidèles à venir communier à la fin de la messe sans chahut et sans tapage, et à ne pas commettre d'excès de table en ce jour de fête:« Voici maintenant nos recommandations, de par Dieu, à vous tous qui devez communier : quand la messe sera terminée, approchez-vous pieusement, sans vous bousculer, sans vous pousser les uns les autres, sans rire, sans plaisanter, sans dire de sottises, mais pieusement, respectueusement, humblement, comme il convient quand on va recevoir quelque chose d'aussi sacré que le corps de Notre-Seigneur, qui doit vous sauver. Veillez à ce que vos enfants et les gens de votre maisonnée ne mangent et ne boivent pas trop, pour éviter qu'ils ne tombent dans le péché »11• Ailleurs, Maurice de Sully se plaint que les notables se permettent souvent d'interrompre le prédicateur pour lui dire d'abréger, parce qu'ils ont autre chose à faire que de l'écouter. Un de ses successeurs, Ranulphe d'Homblières, maitre en théologie, curé de Saint-Gervais vers 1 2.70, chanoine de Notre-Dame et enfin évêque de Paris de 1280 à 12.88, reproche à certains fidèles de partir au moment du sermon ou de faire l'aumône aux mendiants au lieu d'écouter le prédicateur, dont ils perturbent l'homélie par le bruit qu'ils fontl2. Ranulphe d'Homblières fait partie de ces prédicateurs dont les sermons nous ont été conservés en latin après avoir été prêchés en langue vulgaire. Comment le sait-on ? Non seulement le bon sens suggère que la prédication au peuple dans les paroisses et même la prédication aux béguines étaient nécessairement en français, mais encore des indices 9· BOURGAIN, op. cil., p. I8I; BABILAS, op. cil., p. 15, n. 42. 10. A. CRAMPON, « Un sermon prêché dans la cathédrale d'Anùens vers u6o », dans Mimoires de la Société du Antiquaires de Picardie, 1876, c, v, pp. n-66 et pp. 551-601. ZINK [1471. pp. 42-46. II. ROBSON, op. cil., pp. 1 15-n6. 12. N. BÉRIOU, « L'art de convaincre dans la prédication de Ranulphe d'Homblières )), dans Faire çroire. Modalités de la diffu.rion el de la réception des messages religieux till XII• au XIV• siècle (Collection de l'Ecole française de Rome, JI), Rome, 1981, pp. 39-65.
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matériels le confirment. Ces sermons, et en particulier les sermons universitaires parisiens, c'est-à-dire les sermons prêchés par les maîtres de l'Université de Paris dans les différentes paroisses de la ville et dont nous avons la collection complète pour plusieurs années du xme siècle, fourmillent de mots français, de proverbes ou de tours syntaxiques calqués du français. Parfois même on trouve en tête de sermons latins la mention ga/lice, ou in gallico, ou encore vu/gari. Et les célèbres Sermones vu/gares de l'évêque de Jérusalem Jacques de Vitry nous sont parvenus en latin. En1in, à l'intérieur de certains sermons conservés en latin, on trouve parfois une phrase dans laquelle l'auteur explique pourquoi il prêche en langue vulgaire. Tel cet abbé soucieux d'être compris des frères laïcs : «Dans cet ouvrage, je procède pas à pas, par un discours uni et simple, de peur, si je me haussais sur les cothurnes français, d'être hors de portée de la compréhension des frères »13• Et Pierre de Blois est plus explicite encore lorsqu'il écrit à l'un de ses correspondants : « Tu me demandes, très cher frère, de te communiquer par écrit un sermon prêché au peuple; je m'appliquerai à traduire en latin le sermon que j'ai proposé aux laïcs de façon fort grossière et insipide, en conformité avec leurs capacités »14• Ces sermons se situent en aval de la prédication. Ils sont la transposition en latin de sermons réellement prêchés auparavant en langue vulgaire. Il leur arrive donc, paradoxalement, de donner de la prédication au peuple une image plus fidèle que les sermons français. Ils sont plus concrets, plus vivants, plus longs aussi, puisque les sermons en langue romane, on l'a vu, ne sont souvent que des modèles destinés à préparer la prédication, des squelettes de sermons auxquels le prédicateur donnera chair et vie. Ils sont surtout beaucoup plus riches en exempla. En effet, le prédicateur avait à sa disposition, d'une part des canevas de sermons, éventuellement en langue vulgaire, d'autre part des recueils d'exempla. Lorsqu'il prêchait, il brodait sur le canevas et y introduisait des exempla pour illustrer et animer son propos. Ceux-ci figurent donc dans le sermon noté à l'audition et transcrit en latin, et non dans le sermon modèle roman. Le sermon latin est ainsi plus proche de la prédication en langue vulgaire que le sermon écrit en langue vulgaire qui l'a inspirée. Aussi bien, que certains sermons aient été notés sur le vif par un auditeur, le fait est attesté non seulement par les farcissures macaroniques dont on a parlé plus haut, mais aussi par certaines remarques du reportateur, qui parfois laisse entendre qu'il a confronté sa transcription avec les notes du prédicateur pour en vérifier l'exactitude ou qui se permet de juger ses qualités d'exposition, tel celui qui, après avoir noté le plan annoncé par le prédicateur, ajoute : « Mais il mélangeait tout »15. 13. Paris, BN, lai. 12413 préf. 14- PL, zr 7, 750. 15. BÉRIOU [135]·
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En dehors du Sermon sur Jonas de 950, qui est certainement constitué par les notes de l'auteur en vue de sa prédication et non pas de celles prises à l'audition, un seul sermon français antérieur, et de peu, à la fin du xme siècle correspond à une prédication effective pour une circonstance exceptionnelle, hors du calendrier liturgique, et a probablement été recueilli en aval de la prédication. Il s'agit du sermon prêché dans le diocèse d'Amiens vers u8o dont il a été question plus haut. C'est aussi le seul à contenir plusieurs exempla longuement développés. Ce sermon a été prononcé dans une paroisse du diocèse d'Amiens à l'occasion d'une mission au cours de laquelle on transportait successivement, semble-t-il, dans toutes les églises du diocèse les reliques de la cathédrale. Chaque fois, les paroissiens étaient invités à chômer la journée de mission, à assister au sermon et à donner à la quête au profit des œuvres de la cathédrale Notre-Dame d'Amiens, moyennant quoi l'évêque leur accordait un certain nombre d'indulgences pour eux et pour leurs parents défunts. Le prédicateur fait preuve d'un bagoût et d'un aplomb surprenants, à la fois admirables et caricaturaux. Il justifie le principe de la vente des indulgences avec l'habileté d'un sophiste, en jouant sur le sens métaphorique et sur le sens littéral du verbe acheter : les martyrs par leurs souffrances, les moines par l'autorité de leur vie, achètent très cher leur place au paradis; vous, dit-il aux fidèles, vous avez l'occasion de l'acheter au prix minime qui vous est consenti à l'occasion de cette quête. Et il fait valoir les indulgences qui sont octroyées avec une astuce de camelot, énumérant longuement leur liste, l'allongeant encore quand on la croit terminée, attendrissant et culpabilisant l'auditeur par l'évocation des souffrances de ses parents au purgatoire, éveillant sa terreur superstitieuse en donnant aux pouvoirs du pape et des évêques une coloration plus surnaturelle et magique que spirituelle. Au demeurant, la mauvaise volonté des fidèles transparaît à travers ses plaintes devant leur petit nombre et ses menaces à l'endroit de ceux qui sont restés à « leur terrien labourage », et celle des curés de paroisse, sans doute réticents à l'idée de voir une quête fructueuse leur échapper au profit d'un prédicateur de passage, à travers l'énumération des sanctions épouvantables, allant de l'interdit à l'excommunication pontificale, qui frapperaient ceux qui ne lui prêteraient pas leur concours. Par les circonstances de sa prédication et de sa conservation, par sa longueur et surtout par son style et par son ton, ce sermon est déjà caractéristique de la prédication au peuple de la fin du Moyen Age, aux effets très appuyés, dont il sera question plus loin.
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CISTERCŒNS ET MENDIANTS
Qui sont les auteurs des sermons conservés en langue vulgaire ? S'agissant des recueils de sermons modèles pour la prédication du temps et des saints, le cas de Maurice de Sully, seule personnalité à nous être connue, parait exemplaire : qui plus qu'un évêque s'intéresse à la prédication dans les paroisses et à la catéchèse des fidèles? D'autre part, on s'attend à voir l'influence des ordres mendiants marquer au xme siècle rapidement et profondément la prédication et, d'une façon générale, la littérature de spiritualité en langue vulgaire. La réalité est sensiblement différente. Si l'on considère l'ensemble des sermons du xne et du xme siècle conservés en langue romane, l'influence la plus manifeste est celle des Cisterciens, et spécialement celle de saint Bernard. Un grand nombre de ses sermons ont été traduits en français dès la fin du xne siècle. Les quarante-quatre premiers sermons sur le Cantique des Cantiques, les quatre sermons In laudibtts virginis matris et l'épître De diligendo Deo figurent dans un manuscrit d'origine wallonne conservé à Nantes. Les Sermones per annum se lisent dans un manuscrit de Paris et un manuscrit de Berlin1 6. Le premier contient quarante-cinq sermons couvrant la première partie de l'année liturgique, de l'Avent à l'Annonciation. Le second en contient quarante-trois pour la période qui va de l' Annonciation à l'Assomption. Les deux séries ne sont pas l'œuvre du même traducteur. D'autres traductions de sermons ou de paraboles de saint Bernard sont disséminées sans attribution, et généralement à l'état fragmentaire, dans des manuscrits du xme siècle. Dans les mêmes manuscrits ou dans des manuscrits analogues figurent des textes dont la diffusion pouvait particulièrement tenir à cœur à des Cisterciens, comme la traduction d'un sermon de Guiard de Laon17 ou celle d'un petit traité d'Alain de Lille1s. Certes, ni Alain ni Guiard n'appartenaient à l'ordre de Oteaux. Mais tous deux ont fini leurs jours dans une de ses abbayes et leur œuvre subit l'influence de sa spiritualité. D'autre part, saint Bernard est le seul auteur moderne à être cité, et très fréquemment 16. W. FoERSTER, « Altfranzôsische Uebersetzung des XIII. Jahrhunderts der Predigten Bemhards von Clairvaux», dans Romanù&he Forsrbungen, 2, 1885, pp. 1-2.10; A. ScHULZE, Predigten des heiligen Bernhards in altfranzosùrber Uebertragung, Tübingen, 1894; R. A. TAYLOR, Li sermon saint Bemart sor les Cantikes. Traduction en ancien français des Sermones slljJer rantiça de Bernard de Clairvaux. Edition du manuscrit 5 du Musée Dobrée, Nantes, avec introduction, glossaire et l'original latin en bas du texte, 2. vol., Toronto, 1965 (Thèse Ph.D. dactyl., cf. Dissertation Abstrarts, 27, 1966, 7, 1796 A). 17. P.C. BOEREN, La vie et les œuvres de Guiard de Laon, II 70 environ- r 248, La Haye, 1956, pp. 31Q-319· 18. Paris, Mazarine 788, fo 155 v 0 -173 v 0 •
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cité, par les homéliaires et par les recueils de traités édifiants en français. La version française de ses sermons, qui n'était évidemment pas utilisée pour la prédication, comme celle des sermons de Maurice de Sully, mais pour la lecture spirituelle, remplissait cette fonction à côté d'autres sermons prestigieux et beaucoup plus anciens, ceux de Grégoire le Grand ou ceux de Haimon d'Auxerre, dont l'original latin servait, semble-t-il, couramment de modèle pour la prédication au peuple, mais dont la traduction française, contrairement à la règle habituelle, plus concise et plus difficile, visait un public plus instruit. Dans leur contenu et dans leur style, enfin, les ouvrages de spiritualité français du xme siècle sont tous marqués par l'influence des auteurs cisterciens, en particulier de saint Bernard lui-même et de Guillaume de Saint-Thierry. La place qu'ils font, par exemple, à la vertu d'humilité et la définition qu'ils en donnent, ou plus encore la description qui figure dans la plupart d'entre eux des états contemplatifs et des étapes qui y conduisent, ne laissent guère de doute à ce sujet. En revanche, les ordres mendiants sont pratiquement absents de cette littérature. Il est pourtant inutile de rappeler ici l'importance de la prédication et de la catéchèse dans la vocation des Dominicains et des Franciscains. A lui seul, le nom d'Ordo Praedicatorum le dit assez. On sait que leurs membres n'ont jamais négligé cette mission et ont, dès l'origine des deux ordres, beaucoup prêché, et prêché au peuple. C'est d'ailleurs dans leurs rangs que se recruteront, à partir de la fin du XIIIe siècle, la plupart des auteurs d' Artes praedicandi, dont certains, comme Humbert de Romans dans son De modo cudendi sermones (« Comment coudre les sermons »), feront des allusions explicites à la prédication en langue vulgaire. Pourquoi donc leur prédication n'a-t-elle presque pas laissé de traces dans les textes en langue vulgaire jusqu'à la fin du XIIIe siècle ? On peut trouver plusieurs raisons à ce silence. La première, qui vaut surtout pour les Dominicains, est que cet ordre intellectuel a eu pour premier souci à ses débuts de recruter parmi les maîtres et les étudiants des écoles. n a donc cherché à donner de luimême une image séduisante à ce public exigeant intellectuellement plus qu'à conserver la trace écrite de l'humble prédication au peuple ou à s'adresser au public à demi lettré, sachant lire, mais en langue vulgaire, auquel s'intéressaient les Cisterciens. Mais il existe une autre explication, moins volontariste et plus fonctionnelle. La littérature de spiritualité en langue vulgaire se caractérise par sa pesanteur conservatrice. Ce n'est pas un hasard si saint Bernard est la seule autorité moderne qu'elle connaisse. D'inspiration résolument patristique, elle est imperméable aux audaces théologiques. Elle accueille les nouveautés avec un retard considérable. Elle est moins souple, moins rapide, moins vivante que la littérature du même ordre en latin. Elle ne forme pas non plus un tissu cohérent. Chacun des textes qui la constitue est refermé sur lui-même
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et se présente comme une incursion brève et limitée, à partir des sources latines, dans le domaine vernaculaire. Dès lors que l'on ne visait pas spécifiquement le public très particulier qui ne savait lire qu'en langue vulgaire, le latin était d'un emploi plus facile, plus naturel, moins guindé, surtout s'il s'agissait du latin universitaire parlé, ne reculant pas devant les farcissures macaroniques. La conservation dans un latin où elles sont si nombreuses des sermons parisiens prêchés en français n'a pas d'autre sens. Or, précisément, les Mendiants sont particulièrement nombreux parmi les prédicateurs universitaires parisiens du xme siècle. On en compte, par exemple, quinze - onze dominicains et quatre franciscains - parmi les vingt-quatre prédicateurs identifiés qui prêchèrent au béguinage de Paris pendant l'année liturgique IZ7Z-I273· D'une façon générale, ils fournissent la majorité des auteurs de sermons universitaires parisiens pour toutes les années de ce siècle où nous en possédons la collection. A l'inverse, deux sermons français seulement, pour le XIIIe siècle, peuvent être attribués à des Dominicains. Encore est-ce de façon douteuse. L'un est le sermon d'Amiens dont il a déjà été question. L'auteur y fait avec impartialité l'éloge de tous les ordres religieux ou monastiques, mais certains indices laissent supposer qu'il appartient lui-même à un ordre mendiant, et probablement à celui des Prêcheurs. L'autre est un sermon anglo-normand attribué à Thomas de Balès par le manuscrit qui nous l'a conservé19• Mais la tournure dont use la rubrique, secundum fratrem Thomam de Halem, semble exclure une paternité directe. Au demeurant, les premiers mots de ce texte, peut-être mutilé, sont : « Comme le dit saint Bernard. » Certes, si l'on déborde le cadre étroit des sermons pour envisager la littérature d'éducation et d'édification en français, on peut observer que la Somme le Roi, traité d'éducation écrit en 1z8o à l'usage du futur Philippe le Bel, est l'œuvre d'un dominicain, Frère Laurent, confesseur du roi Philippe ill le Hardi. Mais Frère Laurent n'a fait que compiler un traité antérieur, le Miroir du Monde, en supprimant soigneusement les détails qui indiquent, sans doute possible, que ce traité lui-même est une œuvre cistercienne20• Ainsi se trouve confirmée jusque dans ses exceptions apparentes la répartition qui nous est apparue : aux Cisterciens la littérature dévote à lire en français; aux Mendiants la prédication au peuple sur le tas, si l'on peut dire, mais conservée, lorsqu'elle l'est, en latin. TI faut observer que dans les pays germaniques la situation est un peu différente. De même que la distance plus grande entte le latin et les langues vernaculaires avait favorisé le développement précoce de ces 19. M. D. LEGGE, « The Anglo-Nonnan Sermon of Thomas of Hales », dans Modern Language Revie/11, JO, 1935, pp. 212-218. 20. E. BRAYER,« Contenu, structure et combinaison du Miroir du Monde et de la Somme le Roi, dans Romania, t. 79, 19~8, pp. 1-38 et 433-470.
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dernières comme langues écrites, de même la littérature religieuse en langue vulgaire connaît au xme siècle dans ces langues un essor incomparable, et particulièrement sous la plume des Dominicains. A une époque où les sermons romans dépassent rarement le niveau du catéchisme moralisateur, la pensée combien originale et difficile d'Eckhart ou de Suso s'exprime directement en allemand sous forme de sermons et de traités d'une densité et d'une élévation extrêmes, qui répondent d'ailleurs mal à l'idée qu'on peut se faire de la prédication au peuple. Il faut dire que les textes romans eux-mêmes, en dehors des sermons du temps, paraissent peu adaptés, non pas au niveau, mais à la forme de spiritualité des laïcs. Ils ne font jamais allusion aux conditions concrètes de la vie dans le siècle, en particulier à l'état de mariage, et leur seul modèle est celui de la contemplation et du détachement complet du monde.
TECHNIQUE DES SERMONS ET CONFRONTATION ENTRE LES DEUX CULTURES
C'est en étudiant la forme des sermons en langue vulgaire que l'on mesure le mieux le rôle qui a été le leur dans la diffusion du texte et de l'enseignement bibliques. Ce rôle est particulièrement important si l'on songe que, dans leur immense majorité, les fidèles ne connaissaient de la Bible que les extraits et les gloses que leur en proposait la prédication. Cette remarque vaut surtout pour les sermons du temporal et du sanctoral, dont le rôle est de présenter et de commenter à l'intention des fidèles les lectures du jour qu'ils n'ont pu comprendre en latin. Ils peuvent le faire de deux manières. Les plus simples se contentent de traduire et de paraphraser brièvement au fil du texte l'une des lectures, le plus souvent l'Evangile. D'autres adoptent un plan fondé sur les trois sens de l'Ecriture, littéral, allégorique et tropologique, dont l'élucidation constituait, depuis l'époque patristique, le fondement de la méthode exégétique. L'application systématique de cette méthode à la prédication est principalement l'œuvre des Victorins de Paris, dans le second tiers du xne siècle21 • On peut dire que la prédication au peuple leur doit l'essentiel de sa démarche, étendant ainsi jusqu'à la langue vulgaire le rôle pédagogique qui a été le leur. Lorsqu'il s'inspire de cette méthode, un sermon du temporal en langue vulgaire se présente donc généralement de la façon suivante : une traduction ou, plus souvent, un résumé de l'Evangile du jour; des éclaircissements d'ordre 21. B. SMALLEY [15]; J. CHÂTILLON, Richard de Saint-Vi&tor. Liber excepliolllllll, Paris, 1958; J. CHÂTILLON, Théologie, spiril114/ilé el métapqysique dans l'œiMe oratoire d'Achard de Saint- Victor, Paris, 1969; J. CHÂTILLON, Achard de Saint- Viclor. Sermons inédits, Paris, 1970.
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historique correspondant à l'interprétation littérale; l'exposé du sens allégorique ou spirituel; celui de l'enseignement moral, assorti d'exhortations concrètes à l'adresse de l'auditoire. C'est ainsi que se présentent la plupart des sermons de Maurice de Sully. Voici, par exemple, le plan de son sermon pour le troisième dimanche après l'Epiphanie. Il commente l'Evangile du jour (Mat. 8, 1-3), qui raconte la guérison d'un lépreux par le Christ ( Cum desçendis.ret Je.ru.r de monte) : - Enoncé du thème en latin, c'est-à-dire du début de l'Evangile du jour (Mat. 8, t). - Récit de la guérison du lépreux d'après Matthieu 8, 1-3. - Interprétation allégorique : « Molt est grans li miracles, mais plus grans li senefiance. » Le lépreux signifie les pécheurs, la lèpre le péché. La gale signifie les petits péchés pardonnables, la lèpre les péchés mortels. Quand on a la gale, on n'est pas rejeté de la société: de même, les petits péchés ne séparent pas définitivement de Dieu et de l'Eglise. Mais la lèpre rejette hors de la société et les péchés mortels rejettent hors de la compagnie de Dieu et de l'Eglise. Celui qui meurt en état de péché mortel est rejeté hors de la compagnie de Dieu et des anges. - Exhortation morale : Regardez si vous êtes pur de cette lèpre. Si vous l'êtes, gardez-vous de l'attraper par des œuvres ou par une intention mauvaise. Si vous êtes lépreux par le péché mortel, demandez à Dieu, qui donna la santé physique au lépreux, de vous donner la santé spirituelle. « Venés a confession, e deguerpissiés vos pechiés, e en soiés asols, e recevés penitance, e si le fadés issi qu'ele vos parfit, e issi avrés la santé ela vie pardurable, quod nobis, etç. » Un sermon de ce genre diffère considérablement des sermons savants. Tout d'abord, il est très court : trente-quatre lignes dans l'édition Robson, moins d'un folio dans le manuscrit de base de l'édition. Certains sermons romans en occupent six ou sept, certains sermons de saint Bernard, une dizaine, pour ne parler que de sermons qui ont pu être prononcés. Ensuite, au lieu de prendre un thème court, d'en extraire le plan du sermon en le divisant, d'en isoler deux ou trois mots et de les commenter seuls en en tirant toute la substance possible, le sermon prend pour thème tout un passage de l'Evangile et le commente en bloc. Bien plus, il n'y a même pas de thème au sens où l'entendent les Arte.r praedicandi. En effet, les deux phrases citées au début du sermon ne sont que le début de l'Evangile du jour et ne sont nullement commentées de façon privilégiée par rapport au reste de cet Evangile; il est plus juste de dire qu'elles ne sont pas commentées du tout. Elles n'ont donc rien à voir avec un véritable thème qui détermine à la fois le plan et le contenu du sermon. Le thème, dans ce sermon comme dans tous les sermons de ce genre, c'est l'Evangile tout entier. Enfin, ce sermon expose des idées extrêmement simples en les présentant de façon schéma-
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tique et le développement de l'allégorie y est très familier avec ses considérations sur la lèpre et la gale. Familier, il faut le noter, dans sa présentation, et non dans ses implications. Ce passage de saint Matthieu est constamment cité par les théologiens du xne siècle à propos de la pénitence. En particulier, l'ordre du Christ au lépreux, Vade, ostende te sacerdoti, justifie à leurs yeux le principe de la confession. Mais Maurice de Sully, tout en invitant les fidèles à la confession, ne juge pas utile de se référer explicitement à cette phrase. Il se contente de tirer la leçon de l'ensemble du passage et d'exploiter l'image de la lèpre. Autrement dit, il n'utilise pas le texte de l'Evangéliste pour la discussion du point de théologie sacramentaire à propos duquel il est généralement invoqué. Il estime sans doute que cette discussion intéresserait peu les fidèles, et, plus encore peut-être, qu'il est inutile de leur laisser entrevoir que l'exigence de la confession n'est ni un impératif catégorique ni une injonction explicite du Christ, mais le résultat d'une interprétation du texte sacré. Au contraire, supposant la conclusion acquise, il met en relief les aspects concrets du récit évangélique et les développe de manière à frapper, voire à effrayer, son auditoire et à obtenir qu'il se conforme à cette conclusion, c'est-à-dire qu'il se confesse. L'interprétation littérale est ici tout à fait absente. En général, elle est mêlée, sous forme d'incises, à la traduction résumée de l'Evangile, qui se présente ainsi comme une paraphrase glosée. De plus, interprétation allégorique et interprétation morale ne sont pas toujours nettement distinguées. Quant à la disparition du sens anagogique en tant que tel, elle n'est pas propre aux sermons, mais constitue une tendance générale de l'exégèse au xne siècle. Parfois, mais très rarement, le prédicateur tente un effort de synthèse pour réunir dans son commentaire les deux lectures du jour. C'est le cas, par exemple, dans un recueil de dix sermons de Carême en dialecte wallon de la première moitié du xme siècle. A vrai dire, la synthèse n'est jamais parfaite, et la citation de l'épitre qui ouvre chacun de ces sermons, consacrés surtout ensuite au commentaire de l'Evangile, joue essentiellement le rôle d'un prothème. Ce n'est pourtant pas un véritable prothème. La technique habituelle des sermons latins n'est jamais appliquée à la prédication du temps en langue vulgaire. Elle l'est parfois aux sermons de diversis, aux traités d'édification ou dans certains recueils de distinctiones en français, mais de façon assez sommaire. On ne trouve jamais de prothème proprement dit ni de véritable introduction du thème. La division de ce dernier, qui doit déterminer le plan du sermon, est rarement proposée clairement, et lorsqu'elle l'est, elle est toujours extérieure. Même les plus élaborés des sermons en langue vulgaire sont donc bien loin de la virtuosité et des coquetteries intellectuelles qui caractérisent souvent les sermons latins. Ceux qui sont traduits du latin n'en tranchent que plus sur ceux qui ont été composés directement en langue vulgaire, et qui, bien
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évidemment, n'offrent rien qui approche, même de très loin, la prose spirituelle de saint Bernard. L'originalité des textes en langue vulgaire est ailleurs. Elle est de façon spécifique dans la confrontation des deux langues et des deux cultures. Tout d'abord, le regard que portent les sermons en langue vulgaire sur leurs sources latines est différent de celui des sermons eux-mêmes écrits en latin : ils semblent voir l'ensemble de la littérature latine, païenne et judéo-chrétienne, ancienne et moderne, dans le même lointain indistinct, indifférencié, uniformément prestigieux. L'extension qu'ils donnent aux notions d'Ecriture et d'autorité le montre. En même temps, ils se raccrochent farouchement à ces sources latines et repassent toujours par elles, sans essayer de donner à la littérature religieuse en langue vulgaire la moindre autonomie : un sermon français cite toujours saint Grégoire le Grand ou saint Bernard d'après l'original latin et jamais d'après les traductions qui pouvaient en exister d'autre part. Ainsi, l'utilisation que les sermons en langue vulgaire font de la Bible est à la fois identique dans sa nature à celle qu'en font les sermons latins et différente dans son esprit. Identique dans sa nature, puisque, quelle que soit sa langue, un sermon du temps cite et commente les textes du jour et que n'importe quel sermon fonde son argumentation sur des citations scripturaires. Différentes dans son esprit, car le passage du latin à la langue vulgaire modifie la prise en considération du texte sacré. La nécessité de le traduire et la fatuité qui pousse certains prédicateurs à commenter et à justifier leur traduction, à la faire précéder parfois de l'énoncé de la phrase latine pour impressionner l'auditoire, ont pour conséquence paradoxale, non de l'éloigner, mais d'imposer davantage encore sa présence en insistant sur sa matérialité linguistique. Pour autant que la conservation écrite des textes puisse le laisser deviner, les prédicateurs semblent avoir joué des effets d'intimidation et de fascination liés à la profération et à l'orchestration, si l'on peut dire, du texte biblique avec une prédilection d'autant plus grande que leur propos était en général moins rigoureusement argumenté que celui de leurs confrères qui prêchaient en latin. Ils l'ont fait aussi d'autant plus volontiers que l'une des fonctions essentielles du sermon au peuple est de permettre aux fidèles l'accès aux lectures du jour et qu'il est tout entier centré, dans son mode de composition et dans ses préoccupations, sur la traduction de ces lectures, dont il n'est souvent, on l'a dit, que la paraphrase glosée, à telle enseigne qu'il est parfois difficile de décider si les textes contenus dans un manuscrit se veulent des traductions de la Bible ou étaient destinés à être utilisés comme sermons. Ce n'est pas que cette paraphrase glosée et ce commentaire au fil du texte, qui se développe à mesure que celui-ci est cité et traduit, soient toujours pratiqués sans discernement ni subtilité. Voici un exemple du contraire. C'est un sermon en dialecte franco-piémontais de la fin du
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xue siècle pour le premier dimanche de l'Avent. Le thème en est Fratres, hora est iam nos de somno surgere (Rom. 13, n), c'est-à-dire le début de l'épître du jour (Rom. 13, u-14). L'auteur cite la suite de l'épître à certaines charnières de son développement, de telle sorte qu'il donne l'impression, non pas de commenter successivement chaque phrase de l'épître en se laissant guider par elle, mais de laisser son exposé suivre sa progression logique en l'appuyant de temps en temps par des citations de saint Paul, qui se trouvent être, comme par hasard, la suite du thème initial et de l'épître du jour. Voici l'analyse de ce sermon, qui peut faire pendant à celui de Maurice de Sully, construit sur un plan tripartite, qui a été résumé plus haut: - Enoncé et traduction du thème (Rom. 13, n). - Ce sommeil est celui de tous les hommes qui dorment dans le péché, bien que ce monde soit transitoire, comme le dit saint Jean (I Jean z, 17). - Le prophète dit des riches : Dormierunt et nihil invenierunt omnes viri divitiarum (Ps. 75, 6). Il parle des hommes qui dorment dans les plaisirs de la chair. - L'apôtre nous exhorte à nous réveiller des plaisirs de la chair parce que : Nunc enim proprior est nostra sa/us quam cum credidimus (Rom. 13, u). Le salut est d'autant plus proche de ceux qui s'éveillent par la pénitence qu'il est plus loin de ceux qui ne veulent pas croire. - En effet : Nox precessit, dies autem appropinquavit (Rom. 13, u). La nuit est le moment du sommeil, le jour celui du réveil. Les hommes charnels se sont endormis et ne sentent pas la clarté du jour, qui est Dieu. - Exemple : Histoire de David et de Barzillaï (II Sam. 13, p-4o). Parfois le riche (Barzillaï), dans l'adversité, feint de se repentir et de faire l'aumône (présents de Barzillaï à David). Mais il ne veut pas renoncer au péché et suivre David (Dieu) à Jérusalem. Il fait le bien, non par amour de Dieu, mais pour avoir les biens de ce monde. De tels hypocrites vont à la rencontre de Dieu sans vouloir entrer à Jérusalem, car ils ne sont pas de bonne volonté. Tel Hérode, qui disait vouloir adorer Jésus et voulait en réalité le tuer. - Eveillons-nous avant que le jour nous surprenne, où omnia nuda etaperta erunt(Hébr. 4, 13): lbi erunt libri aperti (Dan. 7, 10; Apoc. .zo, 12). Allons à la rencontre du Seigneur avec nos œuvres bonnes : Meus cibus est, ut faciam voluntatem patris mei Qean 4, 34). On remarque que non seulement les citations de l'épître du jour sont habilement amenées, mais encore que les autres citations de l'Ecriture sont judicieusement choisies pour se compléter et s'appeler l'une l'autre. Elles le font même fréquemment par associations verbales, selon la technique habituelle des sermons latins, rarement utilisée dans les
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sermons en langue vulgaire. Car, d'une façon générale, le jeu sur les mots et sur les étymologies, qui sous-tend souvent le développement du thème dans les premiers, disparaît des seconds au profit de l'effort de la traduction, qui se manifeste souvent de façon explicite, par la citation de l'original latin suivi de la formule qui vaut autant à dire en français que... , introduisant la traduction, ou par l'hésitation entre deux traductions proposées successivement selon un tic pédagogique bien connu. On pourrait dire que la philologie occupe un rôle fondateur dans les sermons latins comme dans les sermons romans; mais elle l'occupe dans les premiers au regard de l'exégèse, dans les seconds au regard de la vulgarisation. Il reste que l'autorité presque uniforme et indifférenciée accordée aux sources latines par les sermons en langue vernaculaire et l'extension de la notion d'Ecriture, dont on a parlé plus haut, brouillent quelque peu l'image qu'ils donnent du texte biblique. L'égale révérence avec laquelle est présentée la citation latine, qu'elle soit extraite de l'Ancien ou du Nouveau Testament, des écrits des Pères ou des auteurs de l'Antiquité classique, voire d'un recueil de distinctiones ou d'une vie de saint, ne met guère en valeur le texte biblique lui-même et ne lui assure pas toujours la place privilégiée qui devrait être la sienne. Le prédicateur qui choisissait pour thème de son sermon quelques lignes de l'Historia scolastica de Pierre le Mangeur, comme c'est le cas dans au moins deux sermons français du xrne siècle, ou qui, comme tel prédicateur provençal de la fin du xrre siècle, introduisait deux vers d'Ovide par la formule comme nous dit l'Ecriture, n'avertissait nullement les fidèles que ce latin-là n'était pas parole d'Evangile. Aussi, le prenaient-ils certainement pour telle. Mais les sermons en langue vulgaire ne se signalent pas seulement par leur attitude timorée à l'égard du modèle latin. Ils utilisent, soit délibérément, soit par la force des choses, les ressources propres de la langue qu'ils utilisent et de la littérature dont elle est le véhicule. C'est ainsi qu'ils mêlent l'allégorie comme méthode de l'exégèse et l'allégorie comme forme littéraire de la pensée. Cette collusion produit des incohérences, mais qui sont par éclairs fécondes, et laisse entrevoir l'ébauche d'une rhétorique propre à la langue vulgaire. Celle-ci se fonde également, entre autres, sur le recours, qui lui est particulier, aux proverbes et aux fragments rimés. D'autre part, les sermons entretiennent avec la littérature profane en langue vulgaire des rapports ambigus. Le plus souvent, ils l'ignorent ou ils la condamnent brièvement. C'est un lieu commun dans la bouche des prédicateurs que de reprocher à l'auditoire de préférer entendre raconter les exploits de Roland ou du roi Arthur plutôt que ceux du Christ. Mais certains aspects de cette littérature, en particulier la poésie lyrique, exercent sur eux une profonde séduction. Certains inventent les prétextes les moins plausibles pour avoir le plaisir d'inventer
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ou de citer une courte strophe printanière, comme celles qui, au début de presque toutes les chansons des troubadours et des trouvères, célèbrent le renouveau de la nature et l'invitation à l'amour dont il est le signe. Dans les sermons, il s'agit, naturellement, de mettre en garde contre les pièges du démon, les fêtes licencieuses et, précisément, les chansons indécentes. Mais la forme poétique, que l'on feint de dénoncer, reste la même. Deux sermons, latins il est vrai, prennent pour thème, l'un le célèbre rondeau de la belle Aélis, l'autre un rondeau de la malmariée22 et identifient respectivement à la Vierge et à sainte Marie-Madeleine les héroïnes de ces deux chansons de danse françaises, qui exaltent la sensualité et les amours adultères. Le prédicateur d'Amiens cite un refrain du trouvère Guillaume le Vinier, tiré lui aussi d'une chanson à danser : Bonne est la douleur Et plaisir et joie.
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applique ingénieusement ces vers qui, conformément à l'éthique courtoise, font de la souffrance de l'amant à la fois un mérite et une condition du plaisir amoureux, aux tribulations du chrétien en ce monde, qui lui vaudront les récompenses du paradis. Les prédicateurs ont conscience de citer, non de la littérature, mais des chansons à la mode. lis connaissent ce lyrisme par voie orale et sous sa forme la plus vulgarisée. La preuve en est que, lorsque l'on connaît plusieurs versions de la chanson, celle qui est citée par le sermon est toujours la plus banale, comme une sorte de vulgate ou de lectio Jacilior. Le prédicateur d'Amiens ne ment sans doute pas lorsqu'il dit connaître le refrain de Guillaume le Vinier pour l'avoir souvent entendu chanter aux carrefours. Les autres genres littéraires ne sont pas non plus totalement ignorés des prédicateurs. Un sermon compare sainte Agnès passant au Christ par le martyre à Lancelot du Lac franchissant dans les souffrances le pont de l'Epée. li ne va pas toutefois jusqu'à préciser ce que personne, au demeurant, n'ignorait, à savoir que Lancelot allait ainsi rejoindre la reine Guenièvre pour voir couronner sa flamme adultère. Et si l'on compare un. sermon provençal de la fin du xue siècle pour l'invention de la sainte Croix23 avec le passage correspondant du roman d' Eracle de Gautier d'Arras (vers n8o), on constate que le sermon est plus populaire et, si l'on peut dire, plus romanesque, et le roman plus clérical. Le prédicateur, décrivant le château du roi Chosroès, se laisse prendre au charme du merveilleux et ne met pas en doute la réalité du surnaturel, tandis que le romancier, qui était d'ailleurs un homme d'Eglise, respecte 22. Paris, BN lat. 16497, fouS r"-129 ro et Poitiers, BM, 97, fo p v<>; cf. BoucHERIE, 1873; Ph. BARZILLAY-ROBERTS, Stepha1111s de Lingua-T onante. Studies in the Sermons of Stephen Langton, Toronto, 1968, p. 14S et ZINK [147], pp. 39-42. 23. THOMAS, op. rit., pp. 317-318. P. JUCHÉ, G. LOBRICHON
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l'orthodoxie en ne voyant dans les prétendus miracles de Chosroès que des illusions produites par un charlatan et en résistant à leur fascination pour réserver à Dieu seul le pouvoir d'aller contre les lois de la nature. Tout cela reste très limité. Mais il ne faut pas oublier que les sermons sont les plus anciens monuments de la prose littéraire en langue romane et qu'ils ont autant, sinon plus de valeur pour l'étude de cette littérature et de son développement que pour celle de la prédication elle-même. La rhétorique propre aux sermons en langue vulgaire, à laquelle on a fait allusion plus haut, est l'ébauche de la forme dans laquelle se coulera la littérature française tout entière. Et si rares, si timorées, que soient leurs allusions aux genres littéraires profanes, elles révèlent cependant le sentiment d'une communauté de culture.
PRÉDICATEURS DE LA FIN Du
MoYEN
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ll est nécessaire de réserver une place particulière à la prédication en langue vulgaire à la fin du Moyen Age, quitte à paraitte manquer de cohérence en substituant un 'plan chronologique au plan logique suivi jusqu'ici. En effet, la nature et le sens de cette prédication changent en même temps que ses rapports avec la prédication en latin. Elle devient la règle, ou, plus exactement, il devient habituel de conserver les sermons dans la langue où ils ont été prêchés. Les plus grands esprits ne rougissent pas de fonder leur gloire sur leur éloquence en langue vulgaire et sur le style des sermons qu'ils écrivent avec soin dans cette langue. A la prédication anonyme et utilitaire au service de laquelle se mettent les sermons en langues vernaculaires du xue et du XIIIe siècle succède une prédication de prédicateurs. Au xve siècle, Gilbert de Metz écrit - en français -dans sa Description Je Paris : « Grant chose estoit de Paris quant maistre Eustache de Pavilly, maistre Jehan Jarçon (i.e. Gerson), frère Jacques le Grant, le maistre des Mathurins et autres docteurs et clercs soloient preschier tant d'excellens sermons »24• A la faveur de cette personnalisation, les Mendiants font enfin. leur entrée en force dans les sermons conservés en langue vulgaire. Sous leur influence, on voit s'amplifier dans la prédication la tendance au pathétique et aux effets violents et parfois grossiers que l'on signalait, pour la fin de l'époque précédente, dans le sermon d'Amiens. Les interjections, dont certaines sont presque des jurons, les exclamations, les interpellations du public, les manifestations extrêmes de l'apitoiement, allant jusqu'aux larmes, se multiplient. On s'abandonne au vertige des dévotions automatiques, comme celles du nom de Jésus. Tel prédicateur 24. Cité par D. POIRION, Littérature frat1faite. Le M.oyen Age, II,
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Paris, 1971,
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mime le martyre d'un saint ou la Passion du Christ. Tel autre reste silencieux un quart d'heure, les bras en croix, pour impressionner son auditoire. D'une façon générale, l'extériorisation bruyante de la piété, jouant à la fois de la terreur et d'une familiarité irrespectueuse à l'égard du sacré, accompagne la prédication comme toutes les manifestations de la religion populaire. La place des Mendiants dans la prédication au peuple à la fin du Moyen Age est marquée de façon exemplaire par le dominicain espagnol Vincent Ferrier et par le franciscain italien Bernardin de Sienne. Saint Vincent Ferrier (1355 environ- 1419), qui joua un rôle important au moment du schisme d'Avignon, et particulièrement au concile de Constance, connut un immense succès populaire comme prédicateur itinérant, célèbre pour les macérations qu'il s'imposait et les guérisons miraculeuses qu'il opérait. Il mourut d'ailleurs pendant une mission prêchée en Bretagne. En 1396, il avait annoncé dans sa prédication la proximité de la fin du monde. Saint Bernardin de Sienne (1380-1444) ne joua pas un rôle politique aussi important et ne prêcha guère hors de l'Italie. Mais sa prédication eut peut-être une audience populaire plus grande encore que celle de Vincent Ferrier et il correspond plus exactement encore à l'image du prédicateur populaire, traînant à sa suite des foules innombrables et aisément suspecté de manquements à l'orthodoxie. Bernardin de Sienne dut plusieurs fois comparaître devant le tribunal romain, mais il fut chaque fois acquitté. Ses sermons, qui nous ont été conservés pour avoir été notés à l'audition, très fidèlement semble-t-il, par un reportateur, n'échappent pas plus que ceux de saint Vincent Ferrier aux excès signalés plus haut et ne reculent pas, en particulier, devant les évocations les plus horribles ou les plus répugnantes de l'enfer et du péché. D'un ton très vivant, ils multiplient les exempta et les dialogues fictifs avec l'auditoire. Parmi tous les autres prédicateurs mendiants de cette époque, on peut citer en France le confesseur du roi Charles VIII, Olivier Maillard, cordelier de l'Observance, qui a participé à la réforme de l'ordre franciscain. De 146o à sa mort en 1502, il a prêché presque tous les jours, tout en écrivant, à côté de ses sermons latins et français, des traités de spiritualité et des poésies pieuses. Mais le trait le plus remarquable et le plus fécond de la prédication en langue vernaculaire à la fin du xive et au xve siècle réside dans l'intérêt porté par les humanistes parisiens à la prose oratoire française. Trois chanceliers de l'Université de Paris illustrent cette tendance : Jean Gerson, mort en 1429, Jean Courtecuisse, mort en 1423, Robert Ciboule, mort en 1458. Le premier est, bien entendu, le plus illustre, et à juste titre25• 25. GERSON, Op. Omnia, éd. GLORIEUX, t. VII, pp. 449-519, 659-671, 779-793; cf. L. MoURIN, Jean Ger.ron, prédicateur frafl{ai.r, Bruges, 195 2.
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Mais tous trois ont écrit des traités spirituels en latin et en français, en réservant, comme il se doit, l'usage de la première de ces langues aux ouvrages les plus difficiles, ainsi que le souligne explicitement Gerson, mais en accordant le même soin littéraire à leurs écrits français et avec le souci délibéré, toujours en ce qui concerne Gerson, de donner à la langue vernaculaire une dignité plus grande. Son souci de ce que l'on pourrait appeler une vulgarisation de qualité apparaît à travers un titre comme L'exposition àe la foy pour le simple peuple. En même temps, l'engagement de Gerson, aux côtés d'autres humanistes, dans la querelle du Roman de la Rose témoigne de son intérêt pour la littérature française profane et pour l'influence qu'elle exerce. Avec ces auteurs, la prédication en langue vulgaire cesse d'être un pis-aller imposé par les obligations pastorales. Leurs sermons français sont écrits avec autant de goût, selon une méthode aussi élaborée et aussi savante, que leurs sermons latins. C'est ainsi que la prédication en langue vernaculaire, née de l'humble nécessité de mettre à la portée du peuple le texte de l'enseignement de l'Ecriture, et tout particulièrement ceux des Evangiles des dimanches, prend place à la fin du Moyen Age dans les grands courants de la littérature et annonce l'épanouissement de l'éloquence sacrée que connaîtra l'âge classique. Michel ZINK.
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Le Moyen Age nous a légué un nombre impressionnant de sermons. Des collections ou des pièces isolées antérieures à 1 200 ont été intégrées à la Patrologie latine, d'autres beaucoup plus nombreuses n'ont jamais fait l'objet de publications et les répertoires actuels d'incipit sont loin d'être exhaustifs. Le prestige d'un prédicateur ou l'appartenance à une famille religieuse ont sauvé de l'oubli des recueils homilétiques : ceux, par exemple, de Bernard de Oairvaux (t 11 53), de plusieurs abbés cisterciens quasi contemporains, et de Mendiants, comme Antoine de Padoue (t 1231), Bernard de Sienne (t 1444), Jacques de La Marche (t 1476), tous trois frères mineurs, ou Maître Eckhart (t 1327/8), frère prêcheur. Tous ces auteurs n'ont bénéficié que récemment d'éditions satisfaisantes. La renommée de certains maîtres leur a fait attribuer toute une série d'apocryphes que la critique a parfois été longue à identifier et à rejeter: ainsi pour saint Bonaventure et saint Thomas d'Aquin (t 1274). Pour la majorité des prédicateurs, il reste beaucoup à découvrir : parfois la vie, surtout les œuvres, oratoires ou non, fréquemment encore manuscrites; cela vaut, en particulier, pour les derniers siècles du Moyen Age où l'abondance de la documentation et l'ampleur du travail préliminaire de recherche et d'identification des sources ont peut-être rebuté plus d'un hlstorien. C'est donc avec une conscience aiguë des limites de nos connaissances actuelles que la présente étude a été entreprise. Autant que faire se peut, on a essayé cependant de choisir dans divers siècles du Moyen
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Age les simples références aux auteurs ou les analyses un peu plus poussées; ainsi pour les fréquences des citations scripturaires et l'utilisation faite concrètement de la Bible. Il s'agit: de simples sondages guidés par la seule existence de bonnes éditions, où la présence de tables scripturaires facilite la consultation et permet un minimum de synthèse. Il a semblé nécessaire de souligner auparavant la grande diversité de la prédication latine au Moyen Age.
PROBLÈMES DE CLASSIFICATION
Langue et date des sermons Sur l'ensemble du Moyen Age la prédication en langue latine n'est pas une réalité homogène. Il peut s'agir tout d'abord de sermons prononcés et écrits en latin : ainsi durant l'Antiquité et le haut Moyen Age où cette langue est comprise, sinon couramment parlée, en Europe occidentale et en Afrique du Nord. Il y a probablement de grandes différences selon les régions et les milieux : familier, le latin de Césaire d'Arles (t 542) est saisi par ses auditeurs. Si l'on n'a pas à traiter ici de la prédication patristique en tant que telle, il faut bien voir cependant qu'elle a exercé une grande influence tout au long du Moyen Age, soit qu'on ait eu recours directement aux sermons des Pères, soit qu'on les ait connus à travers les florilèges (ou homéliaires) très tôt constitués pour fournir des lectures à l'office (cf. Règle de saint Benoît 9, 9), nourrir la piété personnelle, ou aider le prêtre dans sa tâche d'enseignement. Distinction de principe qui peut être moins tranchée dans la réalité : conçu pour simplifier le travail des prédicateurs, l'homéliaire d'Alain de Farfa (t 770) sera surtout utilisé à l'office. Durant les premiers siècles de l'Eglise, on choisit, certes, pour les grandes fêtes : Noël, Epiphanie, Pâques, Pentecôte, les passages des écrits canoniques s'y rapportant; mais on lit de façon continue les principaux livres bibliques, les jours de semaine et dimanches ordinaires. Les homéliaires empruntent aux commentaires patristiques de ces deux sortes de lectures bibliques et proposent donc des sermons « liturgiques >> et d'autres faits au titre de la « lectio continua »1 • Un double courant se manifeste dans les homéliaires tardifs. En effet, les collections intègrent parfois des textes d'auteurs récents : à Cluny, le sanctoral du lectionnaire fait appel à Fulbert de Chartres 1. H. BARRÉ, « Homéliaires »,dans DSp., 7, 1969, pp. 597-606; R. GRÉGOIRE, HoméliaireJ' liturgiques médiétlaux. Ana/yJ'e de manuJ'miJ', Spoleto, 1980.
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(Nativité de la Vierge), à Odon de Cluny (saint Benoît), à Odilon (saint Maïeul), à Pierre le Vénérable (saint Marcel, Transfiguration du Seigneur) 2• Mais l'Italie et le courant anglo-saxon qui s'y rattache maintiennent plutôt la tradition des anciennes collections purement patristiques. En France aussi, un courant cistercien et cartusien reste fidèle aux Omiliae Patrum entendues au sens strict. La collection Sancti Catholici Patres a joué à cet égard un rôle décisif3. C'est en latin que durant tout le Moyen Age on s'adresse généralement au public clérical : moines et chanoines; étudiants des écoles, des studia mendiants, des Universités; assemblées ecclésiastiques comme les synodes et les conciles; J. B. Schneyer a publié, entre autres, des listes d'incipit correspondant aux sermons prononcés aux Conciles œcuméniques tenus à Latran IV (1215), à Lyon (12.45) et Lyon IT (12.74), à Vienne (1311), devant la Curie romaine, ou aux Universités comme Paris, Bologne et Oxford4• Il est probable que l'ignorance souvent dénoncée des prêtres de paroisses ou de religieux et le développement des langues vernaculaires ont fait subir des exceptions de plus en plus nombreuses à cette règle du discours en latin aux clercs. Il existe enfin des sermons conservés en latin, langue fixe et noble, mais dont on sait qu'ils ont été donnés aux fidèles dans un idiome compris d'eux. Dès 813, le Concile de Tours, c. 17, demande qu'on enseigne aux fidèles les fins dernières et qu'on le fasse en roman ou en allemand6• Le recueil latin d'Albert le Grand (t 1 2.8o), Leipzig, Univ. 68 ~' précise souvent la langue effectivement parlée « in latino, in vu/gari, in theutonico »6 • Parlant aux religieuses de Saint-Antoine à Paris pour la fête de saint Marc, le 2.5 avril 12.73, saint Bonaventure s'excuse de son mauvais français 7 • Pour les homélies ad populum de Maurice de Sully (t 1196) on dispose du recueil latin écrit par l'auteur et d'adaptations postérieures en dialectes romans.
z. R. ETAIX, «Le lectionnaire de l'office à Cluny», dans Recherche.r augustiniennes, II, 1976, PP· 91-159. ~· J.-P. BouHOT, « L'homéliaire des 'Sancti catholici Patres'», dans REAug., 2r, 1975, pp. 145-196; 22, 1976, pp. 14~-185; 24, 1978, pp. 10~-158, 4· J.-B. ScHNEYER (146], 6 (Konzils, Universitiits und Ordenspredigten), 1975· 5· Dans J.-B. MANs1, XIV, 85 ou MGH Legum, sectio III, Concilia, t. z, éd. A. WERMINGHOFF, Hannover, 1904, p. z88: « ... et ut easdem homelias quisqueaperte transferee studeat in rusticam romanam linguam aut theotiscam, quo facilius cuncti possint intelligere quae dicuntur. » 6. J.-B. SCHNEYER (146], I, 1969, pp. 92-II4. 7· SAINT BoNAVENTURE, Opera omnia, 9, Quaracchi, 1901, p. 519·
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Vivre la Bible Auditoire, circonstances et contenu
A travers la classification précédente par origine linguistique apparait une autre répartition par destinataires : les fidèles ou le peuple chrétien dans son ensemble, un groupe plus ou moins restreint mais en général cultivé. Aux nuances d'auditoire peuvent correspondre des différences de forme et de contenu, une autre approche de l'Ecriture. n faut donc préciser davantage et distinguer parmi les sermons médiévaux plusieurs cas.
Sermons à partir du cycle liturgique- Si le plus grand nombre se limite aux évangiles dominicaux ou festifs, des auteurs tels Raoul Ardent (t vers 12oo), Jacques de Vitry (t 1240), Guillaume Peyraut (t 1271) commentent aussi les épîtres. Le recueil De tempore de Jacques de Vitry contient même une troisième série sur les Introïts du jour. Les groupes de sermons qui constituent la série des Sermones per annum de saint Bernard forment chacun un ensemble cohérent sur une fête ou période liturgique : A vent, Epiphanie, etc. Des collections sont rassemblées sur l'Avent par Jean de San Giminiano o.p. (t après 1233) ou Robert de Lecce o.f.m. (t 1495). D'autres, plus nombreuses, apparaissent sur le Carême, avec, outre ces deux derniers auteurs, Conrad de Saxe (t 1279), Bertrand de La Tour (t 1332), Bernardin de Sienne (t 1444), Jacques de La Marche (t 1476), Olivier Maillard (t 1502), tous frères mineurs, ou Jacques de Voragine (t 1298), frère prêcheur. Le fait d'appartenir à un recueil qu'on peut appeler liturgique ne signifie pas qu'il s'adresse nécessairement ad populum. Bernard de Oairvaux parle d'abord aux Cisterciens, même si la diffusion manuscrite lui a fait atteindre d'autres publics. Ces collections présentent entre elles de grandes différences : les incipit scripturaires du Speculum ecclesiae d'Honorius Augustodunensis sont surtout vétéro-testamentaires, alors que Maurice de Sully paraphrase l'évangile du jour et que Raoul Ardent appuie parfois le plan de ses homélies sur les sens scripturaires : sens historique, sens mystique, ou bien, analyse plus élaborée, sens littéral, sens mystique, sens tropologiques. Il en va de même pour Eudes de Châteauroux Ct 1273) qui explique le sens littéral ou historique et les sens allégorique et moral~'.
8. Raoul AllDENT, Cum appropitVJuauel Iesus Ierosolymù (PL, I 1 f, 1830) :«Primo ca quae ad historiam, secundo quae ad mysticum sensum pertinent, sunt consideranda >>; cf. Ibat /mu in ciuitatem IJIIa4 uoçalur Naïm (ibid., 2065); Egrmus Jesus seçmit in partes Tyri et Sydonis (ibid., 1800 : iuxta lirteram; 1800 : mystice; 1801 : tropologice). 9· Voir dans J.-B. ScHNEYER [146], 4, 1972, p. 423, n. 381; p. 425, n. 403; p. 431, n. 477·
La prédication en lang11e latine
sz. 1
Sermons et commentaires bibliques. -On l'a dit, les compilateurs d'homéliaires ont puisé dans les commentaires prêchés par les Pères sur les divers livres bibliques. Alain de Farfa, par exemple, emprunte, entre autres, à l' Expositio ettangelii secundum Lucam d'Ambroise de Milan (t 397) et aux Tracta/us in Iohannem de saint Augustin (t 430). Mais durant le Moyen Age la lectio continua et les sermons originaux qui s'y rapportent tendent à se limiter à un public ecclésial. On le voit déjà avec Grégoire le Grand (t 6o4) qui, pour des auditoires à prédominance monastique, donne à Constantinople de 579 à s86 les Moralia in lob et, à Rome, vers 593, les Homiliae in Ezechielem. A partir du xne siècle, le livre de l'Ancien Testament le plus souvent expliqué est le Cantique des Cantiques10• Les Cisterciens semblent lui avoir porté une particulière prédilection et ils ont souvent donné à leurs traités la forme littéraire du sermon. Sermones super Cantica canticorum ou parfois Tracta/us, Homiliae, Expositio, Uber, Opus, tels sont les titres donnés au commentaire du Cantique 1-3, 1, écrit par saint Bernard entre l'Avent II3S et IIB· A la mort de l'auteur, le z.o août IIB, le sermon 86 est achevé, mais sans conclusion ni doxologie. Cent onze manuscrits anciens (xne et xme siècles), répartis entre quatre traditions principales, témoignent du succès de cette œuvre11 que les Cisterciens ont voulu poursuivre. Gilbert de Hoyland (t 1172.) fut le premier continuateur: au Cantique 3, z. à 5, 10, il consacre 48 sermons12• Secrétaire et compagnon de voyage de saint Bernard à partir de 1 14 5, Geoffroy d'Auxerre (t vers 12.oo) est l'auteur d'une Expositio in Cantica canticorum dont on connaît, là aussi, plusieurs états 13 • TI revenait à Jean de Ford (t vers 12.14) de terminer le commentaire du Cantique 5, 8 à 8, 14. A cet effet, il écrit 12.0 sermons plus proches par la clarté et la profondeur de saint Bernard que de Gilbert de Hoyland. La rédaction finale, homogène par la composition et le style, a pu être précédée d'un texte partiellement donné au chapitrel'. D'autres livres que le Cantique des Cantiques ont fait l'objet de sermons : 17, par exemple, ont été écrits par saint Bernard vers II39 sur le psaume Qui habitat; on en connaît environ uo manuscrits groupés xo. Histoire de l'interprétation du Cantique depuis Hippolyte de Rome jusqu'à 12.00 environ : Fr. ÜHLY, Hohelied Studien. Grrmlh:fige liner Ge.rtbitble der Hoheliedasulegung de.r AhenJ/ande.r bi.r um r 200, Wiesbaden, 19,8. Aperçu rapide de la compréhension spirituelle du Cantique au Moyen Age et à l'époque moderne par A. CABASSUT et M. ÜLPHB-GAILLARD, « Cantique des Cantiques», dans DSp, 2, 1953, IOI-109. 11. Voir les tomes 1-2 de S. &mardi opera, éd. J. LEcLERCQ, C. H. TALBOT, H. RocHAIS, 8 vol., Rome, 1957-1977· IZ. PL, I14, 9-2.,2. 15. GoPPIU!DO DI AUXERRE, Expo.rilio in Canli&a çanli&orum. Edizione critica a cura di F. GAsTALDELLI, Roma, 1974. 2. vol. 14. Sennons édités pour la première fois par E. MIKKERS et H. CoSTELLO, Ioanni.r de Forda Super exlremam partem Canliti çan/içorum .rermone.r CXX, Turnhout, 1970 (CC, Contin. Med., 17-18).
522
Vivre la Bible
en trois traditions 16• La serte de Philippe le Chancelier (t 1236) In Psalterium est la plus importante numériquement de ses œuvres oratoires et peut-être l'unique à constituer un véritable recueil16• A l'évangile de saint Jean, saint Bonaventure a consacré des Postillae et des Collationes 17 ; Jean de Galles (t fin xme siècle) a écrit lui aussi des Collationes in euangelium sancti Iohannis, longtemps attribuées au Docteur séraphique18• Dans les dernières années de sa vie, saint Bernardin de Sienne a mis au point un De octo beatitudinibus euangelicis19• Au xne siècle, à Paris, l'enseignement des chanoines de SaintVictor et celui des maîtres séculiers comportent la prédication. Pierre le Chantre (t 1197) énumère et hiérarchise les trois manières d'étudier l'Ecriture : lectio, disputatio, praedicatio 20, les deux premières étant subordonnées à la troîsième21• La lecture de l'Ecriture sainte et l'apprentissage de la parole publique font aussi partie de la formation que reçoivent les jeunes prêcheurs dans leurs studia. Les commentaires bibliques se ressentent de la transformation qui affecte l'enseignement à partir du xne siècle. La théologie devient une discipline systématique qu'on étudie d'abord sous la conduite d'un bachelier qui explique cursorie un livre de l'Ecriture, puis sous celle d'un maître qui lit ordinarie. Entre le commentaire et le sermon donnés l'un et l'autre dans le cadre scolaire, il existe, certes, une différence de but et de ton, mais il peut y avoir passage d'une catégorie à l'autre. On a conservé une collection de sermons pour les fêtes des saints et un commentaire des Actes des Apôtres par Thomas Agni de Lentini, fondateur du couvent dominicain de Naples, puis provincial et évêque (t 1277). Quelques-unes des homélies, par exemple sur Etienne et Barnabé, sont des extraits légèrement adaptés de son traité scripturaire. Guillaume de Werda âgé (début xrve siècle), voulant mettre à la disposition de ses confrères une anthologie dominicaine, rassembla des extraits de commentaires bibliques dus à Hugues de Saint-Cher (t 1263), Albert le Grand, Thomas 15· Dans s; Bernardi opera, t. 4 (op. cil., n. II), pp. 381-492· 16. J.-B. SCHNEYER [146], 4, 1972, pp. 848-868. Le recueil In psalterium a été édité à Paris en 1523. 17. Cf. J.-G. BouGEROL, Introduction à l'étude de s. Bonaventure, Paris-Tournai, 1961, pp. 145-147· 18. BAUDOUIN D'AMSTERDAM,« The Commentary on St John's Gospel edited in 1589 under the name of St Bonaventure, an authentic Work of John of Wales »,dans Collectanea franciscana, 40, 1970, pp. 71-96. 19. Dans S. Bernardini Senensis opera, t. 6, Quaracchi, 1959, pp. 331-477. 20. Verbum abbreuiatum, r, PL, 20J, 25 :«In tribus igitur consistit exercitium sacrae Scripturae : circa lectionem, disputationem et praedicationem. Lectio autem est quasi fundamentum et substratorium sequentium... Disputatio quasi paries est in hoc exercitio et aedificio... Praedicatio uero, cui subseruiunt priora, quasi tectum est tegens fideles ab aestu et a turbineuitiorum.» Version longue dans J. W. BALDWIN [78], t. 2, Princeton, 1970, p. 63, n. zz. 21. J. CHÂTILLON,« Les écoles de Chartres et de Saint-Victor», dans La scuola neii'Occidente latino de/l'alto medioevo, dans Settimane, Spoleto, 1972, pp. 822-824; J. LONGÈRE [143].
La prédication en langue latine
52. 3
d'Aquin Ct 12.74) et Nicolas de Gorran Ct vers 12.95): manuscrit Oxford, Magdal. Coll. 167, xrve sièclezz. On a aussi réparti selon l'ordre des évangiles dominicaux des fragments de la Catena aurea continua super qua/tuor euangelia achevé par Thomas d'Aquin en 12.6723•
Circonstances diverses. - Outre les sermons de caractère plutôt liturgique, biblique ou universitaire selon les cas, dont on a parlé jusqu'ici et qui sont les plus nombreux, les prédicateurs médiévaux ont produit, surtout dans les derniers siècles, des recueils sur divers sujets. Quelques exemples : Aux clercs de Paris, entre le carême de 1 139 et le début de 1140, saint Bernard adresse l'Ad clericos de conuersione24• Les séries ad status de Jacques de Vitry et Guibert de Tournai o.f.m. Ct 12.84) contiennent des instructions adaptées aux différentes catégories de personnes. Sous forme de sermons, saint Bernardin de Sienne propose des traités De uita christiana, De beata Virgine, De Spiritu sancto et de Inspirationibus 25• Les fins dernières inspirent plusieurs auteurs : Guibert de Tournai (De morte non timenda), Jean de San Giminiano (Sermones funebres), Robert de Lecce (De timore iudiciorum Dei). Un chartreux, Henri de Dissen (t 1484), écrit quarante Homiliae super officium missae « Rorate caeli desuper »26•
EMPLOIS DE L'ECRITURE
Après cette rapide enquête sur la diversité de la prédication en langue latine au Moyen Age, on propose ici quelques données statistiques relatives à l'emploi de l'Ecriture et des exemples sur la façon de la · citer ou de l'utiliser.
Quelques données statistiques Elles portent sur quatre séries de sermons pour lesquelles on dispose de tables des citations scripturaires; on l'a déjà dit, c'est la principale u. Th. KAEPPEL1, Sçriptore.r Ordinis Praedi&atorum Medii Aeui, t. 2, Roma, 1975, p. 172, n. 1678. 23. L.-J. BATAILLON,« Les sermons de saint Thomas et la Catena allt'ea », dans Saint Thomas Aquinas, I274-I914· Commemorative Studies, t. 1, Toronto, 1974, pp. 67-75. 24. Op. ût., n. 15, pp. 68-n6. 25. Op. cil., n. 19, pp. 1-329. 26. Voir BAuDOUIN n'AMsTERDAM,« Guibert de Tournai», dans DSp, 6, 1967, Il39Il46; H. RÜTHING, «Henri de Dissen », ibid., t. 7, 1969, 185-188; H. PLATELLll, « Jacques de Vitry», ibid., t. 8, 1974, 59-62; P. RAPFIN,« Jean de San Giminiano», ibid., 721-722.
5z4
Vivre la Bible
raison qui a conduit à les choisir27• Avant de dégager les réflexions d'ensemble, voici des précisions indispensables d'auteurs et de dates. Les XIV homélies du JXe siècle furent destinées aux fidèles d'une église paroissiale en Italie du Nord, vers 850 environ. Elles eurent une assez large diffusion dans cette même région. Il s'agit de textes courts, sans incipit scripturaire, pour certains temps de l'année liturgique : Avent, Noël, Epiphanie, Septuagésime, Sexagésime, Quinquagésime, Carême, Rameaux, Pâques28. Guerric, deuxième abbé d'Igny (t I I 57), a laissé 54 sermons qui s'accordent assez exactement aux jours où l'on prêchait au chapitre selon l'usage cistercien; si l'on en croit l'Exordium magnum, les textes écrits correspondent dans une large mesure à ceux qui furent donnés de vive voix par Guerric à sa communauté29• La collection de Paris, BN n. a .1. 33 5, composée de 84 sermons, offre une grande homogénéité: 61 portent le nom de leur auteur, séculier ou mendiant; ils furent prêchés entre le 8 septembre IZ30 et le 29 août up 30• Antoine de Padoue (t up) a rédigé les Sermones dominicales entre l'automne IZ2.7 et le printemps 12.2.8. Quand il fut libéré de ses fonctions de ministre provincial d'Emilie en mai 123o, il entreprit un recueil de Sermones festiui qu'il n'eut pas le temps d'achever avant sa mort. Soixanteseize dimanches ou solennités ont fait l'objet de prédications31• On a dressé des tableaux pour faciliter la lecture et non les comparaisons entre des œuvres qui ne s'y prêtent guère, vu surtout la diversité de longueur (la proportion est souvent de 1 à zo entre les textes du IXe siècle et ceux d'Antoine de Padoue) et d'auditoire : d'un côté le peuple (homélies du 1xe siècle), ailleurs un public instruit auquel on peut adresser des discours riches de citations ou d'allusions32• Cependant plusieurs tendances apparaissent : Quand on parle aux fidèles on se réfère en premier lieu au Nouveau Testament. Outre l'exemple des homélies du !Xe siècle, on pourrait
17. L'absence de tables scripturaires dans la récente édition des sermons de Jacques de La Marche (t 1476) n'a pas pemùs d'étudier l'usage quantitatif que cet auteur fait de la Bible
(cf. infra, n. 40). 18. XIV homélies àH IX• süç/e d'un auteur inconnu de l'Italie tÙI Nord. Introd., texte critique, trad. et notes par P. MERCIER, Paris, 1970 (SC, r6r). 19. GUERRIC n'IGNY, Sermons, Intr., texte crit. et notes par J. MoRsoN etH. CasTELLO, trad. sous la direction de P. DESBILLE, 1 vol., Paris, 1970 et 1975 (SC, r66, 102.); Exordium magnum tisterciense siue narratio de initia cisterciensis ordinis, éd. B. GRIESSER, Roma, 1961, ill, 8, p. 164. 50. M.-M. DAVY fx37], pp. 49-50. 51. S. ANroNn PATAVrNIS, Sermones dominüales et festiui ad fidem codicum recogniti, 5 vol., Padova, 1979. 51. Bien que deux éditions (homélies du IX• siècle et Antoine de Padoue) aient, avec raison, distingué citations proprement dites et allusions plus ou moins développés, on a écarté ici cette division par souci d'unifier les données et de simplifier la lecture des tableaux.
La prédication en langue latine XIV
Gue"jç
J•Jgny
homélies 1. Genèse Exode Lévitique Nombres Deutéronome Josué Juges Ruth 1 Samuel II Samuel 1 Rois TI Rois I Chronique TI Chronique I Esdras II Esdras III Esdras Tobie Judith Esther Job Psaumes Proverbes Ecclésiaste Cantique Sagesse Ecclésiastique Isaïe Jérémie Lamentations Baruch Ezéchiel Daniel Osée Joël Amos Abdias Jonas Michée Nahum Habaquq Sophonie Aggée Zaccharie Malachie I Maccabées II Maccabées Total AT
ANciEN TESTAMENT 43 9 z IZ r;
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p.6
Vivre la Bible
Matthieu Marc Luc Jean Actes Romains I Corinth. II Corinth. Galates
XIV
Guerric
homélies
d'Igny
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NoUVEAu TEsTAMENT
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citer celui, non analysé ici, du manuel écrit pour les prêtres par Maurice de Sully. Dans la prédication savante, qu'elle soit monastique (Guerric d'Igny) ou universitaire (Paris, BN n. a .1. 33 5), l'Ancien Testament l'emporte. li en va de même chez Antoine de Padoue, où la forme écrite très élaborée n'a probablement qu'un rapport assez lâche avec le texte prononcé. Ce dernier auteur cite pratiquement tous les livres de la Bible, mais Guerric d'Igny et la collection de Paris témoignent aussi d'une large connaissance de l'Ecriture. Dans l'Ancien Testament la préférence va aux Livres Sapientiaux, y compris chez l'auteur des homélies du xxe siècle. Les Psaumes surtout expliquent ce choix. A cause peut-être des réminiscences de l'office choral, le moine Guerric d'Igny les cite davantage (413) que l'ensemble des quatre évangiles (403) ou des Epîttes pauliniennes (;Sz). Job et l'Ecclésiastique paraissent aussi très goûtés. La Genèse est en tête pour le Pentateuque et les livres historiques,
528
Vivre la Bible
Le fait que des citations soient probablement faites de mémoire peut e:x:pliquer aussi des variations de détail. Parfois saint Bernard dépend des intermédiaires qui lui transmettent le texte biblique : la liturgie ou les Pères de l'Eglise. Ainsi In laudibus, IV, 8 (t. 4, p. 53, 1. 12) cite Zacharie 9, 9 d'après une antienne du premier dimanche de l'Avent : Iucunda filia Sion, et exsulta satis, filia Ierusalem. Les répons et les antiennes ont inspiré nombre d'emprunts bibliques du Super cantica : le sermon 6, 3 et le sermon 71, 14 (t. 1, p. 27, 1. 13; t. 2, p. 224, 1. 14) rapportent Habaquq 3, 3 selon le trait en usage à l'office du Vendredi saint; sermon 26, 11 (t. 1, p. 178, 1. 25) se réfère à Osée 13, 14, selon la version 0 mors du Samedi saint. Isaïe 9, 6 est connu d'après l'Introït de la messe de Noël : magni consilii angelus (cf. s. 8, 7; t. 1, p. 40, 1. 17). Pour Sagesse 4, 1, la leçon des antiphonaires : casta generatio cum caritate est préférée à celle de la Vulgate : casta generatio cum claritate (t. 1, p. 187, 1. 19-20)36• Les citations que fait de l'Ecriture la Règle de saint Benoît ont plusieurs fois influencé l'abbé de Clairvaux : Tobie 4, I I (s. 50, 4; t. 2, p. 8o, 1. 5); Isaïe 65, 24 (s. 75, 4; t. 2, p. 249, 1. 14); Matthieu 18, 12 (s. 33, 2; t. 1, p. 234, 1. 26). Il en va de même pour d'autres traités patristiques : Job 14, 4 (s. 70, 8; t. 2, p. 212, 1. 3 1) est répété comme il se trouve dans le sermon 21, 1 de saint Uon (PL, J4, 191) lu à l'office nocturne de Noël. Le texte de Lamentations 4, 20, souvent cité en conformité avec les Septante, vient d'une homélie de saint Ambroise (Expositio euangelii sec. Lucam, VII, 2 14) entendue aux matines du samedi après le 2e dimanche de Carême; pour l'interprétation de ce verset saint Bernard dépend d'ailleurs d'Origène 36• Saint Bernard a pu choisir entre les leçons que proposaient divers manuscrits de la Vulgate; dans le sermon 70, 6 (t. 2, p. 212, 1. 2) il a nuntius comme les Septante et plusieurs témoins alors que le texte authentique porte nuntii. Trois règles principales d'interprétation sous-tendent de nombreux commentaires. La première est celle de l'anthologie : chaque mot du texte a une origine biblique; composé avec art, selon un plan précis, l'ensemble est cependant original. On retrouve ce procédé en plusieurs passages de In laudibus Virginis Matris : au début de l'homélie 1, où saint Bernard s'interroge sur la signification des noms propres en 35. Voir R.- J. HEsBERT, Corpus anliphonalium o/ficii, t. 3 : Inuilaloria el anliphononae, Roma, 1968, n. 4069, p. 374· Même leçon {cUfll carilale) au sermon 14 de Gauthier de Saint-Victor, voir GALTERI A SANcTo VrcToRE et quorumdam aliorum, Sermonu ineditos lriginla sex reeensuil, ]. CHATILLON, Turnhout, 1975 (CC, Contin. Med., 30), p. ru. Cette leçon est attestée par plusieurs témoins cités dans Biblia sarra, t. 12. : Sapientia Salomonis. Liber Hie.rus fi/ii Sirachi, Roma, 1964, p. H· Mais l'usage liturgique a dû être déterminant. 36. J. DANIÉLOU,« Saint Bernard et les Pères grecs», dans Saint Bernard théologien. Analecla sacri ord. tùlerc., 9, 1953, p. 48; J.-M. DÉCHANET, «La christologie de saint Bernard», ibid., P· 87, n. :t.
La prédication en langue latine
~ z9
Luc 1, z6-z7, et indique le plan qu'il va suivre (t. 4, p. 13-14); dans l'homélie 1, 8 le thème de l'Agneau rassemble des expressions empruntées à divers livres de la Bible (t. 4, p. zo); c'est avec des mots qui ont presque tous leur répondant dans l'Ecriture que l'homélie z, 9 développe les paradoxes de l'Enfant-Dieu (t. 4, p. z7). La deuxième règle est celle de l'étymologie : en cela, saint Bernard reste fidèle à la tradition biblique et patristique. Il s'appuie souvent sur l'ouvrage classique de saint Jérôme, Liber interpretationis hebraicorum nominum. Selon les mots hébreux dont on le fait dériver (Nêser ou Nêzér), Nazareth veut dire la fleur (flos) ou la pureté ( munditia) : le commentaire découle de cette double signification qui fournit, à la fois, un procédé d'explication et de composition. Le De laude nouae militiae, 13 (t. 3, p. zz~) opère à propos de flos une triple distinction : semen, flos, fructus; parallèlement, il compare les promesses du salut à leur accomplissement dans le Christ, par l'intermédiaire des figures. Cette allégorie de la semence, de la fleur et du fruit permet donc de rappeler les grandes étapes de l'histoire du salut et le passage de l'une à l'autre. Une troisième manière d'interpréter l'Ecriture consiste à bâtir le développement autour d'un mot clé : le terme benedictus appliqué par Luc à la Vierge (1, z8), puis au Christ (1, 68) sert de point de départ à un exposé d'ordre historique et dogmatique, où saint Bernard associe la bénédiction de la Mère et du Fils et leur fécondité spirituelle. Il leur oppose les malédictions de l'Ancien Testament, formulées au paradis terrestre (Gen. 3, 16) ou par la Loi (Sag. 3, x;); elles entraînent une réprobation et une condamnation générales auxquelles met fin le Nouveau Testament. Les variations autour de benedictus-maledictus ont permis d'exposer, une fois encore, le passage de l'Ancien au Nouveau Testament, du péché au salut. Maurice de Sully. - Son manuel à l'usage du clergé paroissial suit le déroulement de l'année liturgique et commente les évangiles des dimanches et de quelques grandes fêtes. Le thème est fourni par les premiers mots de l'évangile du jour que l'évêque de Paris va ensuite reprendre phrase par phrase. Cette répétition, souvent littérale, peut être entrecoupée d'incises qui se veulent explicatives. Ainsi, à propos du fils de la veuve de Naïm31, il donne un synonyme au mot cercueil (!oculus biblique est précisé par feretrum) pour insister probablement sur le geste du Christ (Luc 7, 14); ce sont les témoins du miracle qui furent saisis par la crainte, ajoute-t-il (Luc 7, 16).
37· !bal Iesll.f in &iuila/1 Naim, Paris, BN lat. 149n, fo SI ra-vb.
Vivre la Bible Il énonce un principe général qui souvent lui sert de transition entre le récit biblique et l'application qu'il veut en faire : « Tel est le miracle que le Seigneur opéra, alors corporellement et qu'il ne cesse de répéter chaque jour. » En quelques lignes il explique que le Seigneur ressuscite des morts chaque fois qu'il justifie les impies. Quant au cercueil, aux porteurs et au cimetière, ils signifient respectivement la conduite mauvaise du pécheur, ses désirs impurs ou les démons, l'enfer. L'auteur déplore ensuite le nombre élevé de pécheurs qui seront conduits en ce lieu redoutable, s'ils ne se convertissent pas. Il termine son sermon en rappelant que les trois morts ressuscités par le Christ désignent trois sortes de pécheurs; développement plus abstrait que les explications précédentes et qui s'inspire du Liber cxceptionum {II, 1z, 19) de Richard de Saint-Victor, source préférée de Maurice de Sully38• Ce dernier redevient personnel et pratique avec l'exhortation finale : « Maintenant bien-aimés, regardez-vous, vous-mêmes, et voyez si vous êtes morts par le péché ou vivants par la sainteté. Si vous êtes morts, la sainte mère Eglise vous pleure pat ses prêtres saints et ses hommes spirituels, elle désire vous ressusciter de la mort à la vie, c'est-à-dire du péché à la sainteté. Espérons donc que le Seigneur en nous donnant ses vertus, d'abord la sainteté et ensuite la gloire nous fera vivre pour toujours. Qu'il daigne nous l'accorder. »
Antoine de Padoue. - La plupart des Sermones dominicales d'Antoine de Padoue répondent à un schéma assez rigoureux. Dans l'édition imprimée, on lit au début de chaque sermon une liste de themata. Le thème principal, très souvent emprunté à l'évangile du jour, peut l'être aussi à la première lecture : Epitre de Paul ( Ja de Aduentu) ou Actes des Apôtres ( Pentecostes). L'Ecclésiastique a donné ceux des quatre Sermones mariani. Les livres historiques lus à l'office, l'introït et l'épître de la messe fournissent les thèmes secondaires. Après le rappel du thème principal vient le prothème, exordium ou prologus consonans comme l'appelle Antoine de Padoue; il s'ouvre par une citation presque toujours vétéro-testamentaire, apparentée par le sens et le vocabulaire au thème principal. Ce dernier est repris et divisé à la fin du prologus. Il en va de même pour le thème secondaire. Leurs divisions ( diuisiones) à tous deux se correspondent. Reprises et expliquées (par distinctiones) tout au long du sermon elles lui servent de trame. Ainsi l'épitre ou une autre lecture vétérotestamentaire est sans cesse associée au commentaire de l'évangile. On lit, par exemple, au dimanche de la Sexagésime la parabole du semeur
38.
RICHARD DE SAINT-VICTOR,
Liber exçeptionum, éd.
J. CHÂTILLON, Paris, 1958, p. 475·
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(Luc 8, 5) et, à l'office, l'histoire de l'arche de Noé (Gen. 6, 14)39• Le prologue annonce : In hoc euangelio sex va/de notabilia sunt notanda : seminator et semen, via, petra, spinae et bona terra. Et in historia praesentis diei similiter sex : Noe, arca fjllae oabuit fJ!iÎNfjlle cameras ,· prima fuit stercoraria, secunda apothecaria, tertia immitium id est jerocium animalium, fjllllrta mitium, fjllinta hominum et volucrum. Sed attende diligentissime fjiiOd fjllllrta et tjllinta pro una tantum camera in isla concordantia accipitur.
Antoine de Padoue fait correspondre : Christus et Noe, Ecclesia et arca ,· semen secus viam et camera stercoraria ,· semen supra petram et camera apothecaria ,· semen inter spinas et camera immitium animalium ,· semen in terram bonam camera mitium animalium et camera hominum et volucrum.
C'est à propos de la semence jetée en bonne terre que sont commentés l'Introït : Ex.rurge quare obdormis Domine (Ps. 43, 23) et l'épitre de la messe : Libenter suffertis insipientes (II Cor. 1 I, 1 9-zo). Ce sermon, comme tous les autres, se termine par une prière : exhortation, demande et louange à partir du thème initial.
Jacques tle La Marche (t 1476). - I l fait sa profession à la Portioncule, le 1er août 1416, et demeure attaché au ministère de la prédication jusqu'à l'année qui précède sa mort. Son activité s'étend à toute l'Italie, à l'Europe centrale et orientale et, vers la fin de sa vie, particulièrement à la région de Naples. On connait la bibliothèque qui lui servait à composer ses œuvres. Les sermons qu'il donnait pour la plupart en italien ont été conservés en latin40• Il s'agit, en général, de textes longs dont les dimanches de l'année liturgique constituent le point de départ. Chez Jacques de La Marche le prothème a disparu en tant que tel. L'incipit scripturaire est suivi d'un court prologue où l'auteur annonce d'emblée le sujet qu'il va traiter. Il y cite peu l'Ecriture, mais précise éventuellement ses sources comme le Décret de Gratien ou les Décréta/es, ainsi dans le sermon 5 tle baptismo et le sermon 14 tle nuptiis. Il annonce les divisions générales ( articuli) au nombre très variable et qui vont de z ou 3 (cas fréquent) à 7 ou 8, voire u (s. 88, 89) et 14 (s. 36). A l'intérieur de chaque « article» il opère d'autres distinctions : en cela il reste fidèle à une des règles prônées par les Artes praetlicandi médiévaux : ainsi celui faussement attribué à saint Bonaventure où la division et la subdivision des idées constituent le deuxième des huit modes de développement'!. 39· SANCTI ANToNII PATAVINI (op. rit., n. 31), I: IntrodN&tio. S1rmoM.t, pp. 2,-37. 40· SANCTUS lAcouus DE MARCHIA, Slrm0114.t tlominirale.r, lntroduzione, testo e note di R. L101, 3 vol., Falconara, 1978. 41. DansSAINTBONAVENTURE(op.rit.,n. 7),p. 16;cf. Th.-M. CHARLAND [136],pp. 3o-33.
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Vivre la Bible
Le sermon 1 pour le premier dimanche de l'Avent a pour incipit : Videbunt Filium hominis uenientem in nube cum potestate magna et maiestate (Luc 21, 27). L'auteur annonce de suite qu'il va prêcher la crainte du jugement divin qui sera rendu avec justice sans acception des personnes, à chacun selon ses œuvres (cf. Mat. x6, 27). Une citation du Psaume 9, 8-9 : Parauit in iudicio tronum suum et ipse iudicabit orbem terre in equitate : iudicabit populos in iustitia lui permet d'illustrer par l'Ecriture les quatre éléments d'une sentence équitable : sa préparation (parauit }, l'enquête menée avec justice et discernement (iudicium), un jugement juste (in iustitia) qui n'exclut pas la miséricorde (equitas). L'annonce du plan à suivre termine cette introduction : y aura-t-il un jugement, quels en sont les signes, les œuvres de chacun seront-elles jugées publiquement, la rémunération sera-t-elle proportionnelle aux actes? Chacune des quatre parties est elle-même subdivisée en quatre, et le procédé continue parfois à l'intérieur de ces distinctions secondaires (Articulus I, x, a). La méthode d'exposition s'apparente à celle des écoles : on expose une thèse qu'ensuite on prouve par des arguments rationnels ou d'autorité. L'Ecriture intervient à ce titre; elle appuie pratiquement chaque démonstration et parfois elle le fait seule. Les citations bibliques sont donc assez nombreuses; elles restent, en général, courtes : quelques mots ou un verset. Venant après des emprunts souvent avoués aux auteurs sacrés ou profanes, par exemple dans ce sermon x, Jérôme, Grégoire, la Sybille, ces recours à l'Ecriture peuvent paraitre en quelque sorte banalisés. Mais il y a plus curieux. En effet, la quatrième et dernière preuve de l'existence d'un jugement (articulus I) est purement biblique. On pourrait penser que, là, Jacques de La Marche a transcrit en entier quelques textes vétéro- et néo-testamentaires. Non, il encadre seulement par deux affirmations et une allusion au huitième article du Credo une série de références bibliques portant toutes, à son avis, sur le jugement futur : environ 50 pour l'Ancien Testament, 18 pour le Nouveau. Les Psaumes n'interviennent pas; l'auteur renvoie globalement à David. Pour introduire les références bibliques, il écrit que toutes les saintes Ecritures soutiennent l'existence d'un jugement de l'homme. A la fin des citations, il réaffirme cette proposition et cite aussi le huitième article du symbole de foi : « Jésus-Christ viendra de nouveau juger les vivants et les morts »42. Il apparait que les concordances verbales, dont le principe remontait déjà à deux siècles, fournissaient une documentation facile aux prédi. 42.. Dans éd. R. LIOI (cf. n. 40), t. 1, pp. 76-77: «Quarto, propter sanctarum scripturarum unpletionem. Quia omnes scripture sacre clamant hominem futurum iudicaturum... Dauid 9W~:Si per totum... In quibus scripturis prophete clamant et affirmant quod infallanter erit ludicium. Et est octauus articulus fidei : inde uenturus est iudicare uiuos et mortuos. Philippus. »
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cateurs. On comprend qu'un sermon mis par écrit comporte toutes ces indications, mais on imagine mal qu'un orateur ait pu faire autre chose que glaner quelques versets dans cet arsenal scripturaire.
CoNCLUSION
On a déjà fait allusion à la masse documentaire que représentent les sermons latins médiévaux, à tous les problèmes qui restent à résoudre dans la recherche, l'attribution, l'édition et le commentaire des textes. Mais il faut bien voir que, dans l'immense majorité des cas, la prédication au Moyen Age, et d'ailleurs à tous les siècles, ne laisse aucune trace écrite : les témoins manuscrits ou imprimés ne constituent qu'un échantillonnage réduit et dont il ne faut pas exagérer la signification. En effet, la transcription privilégie les œuvres des célébrités et les discours faits au public clérical, scolaire, religieux, là où existe un auditoire susceptible de lire une exhortation spirituelle sous forme de sermon et, plus modestement, à cette époque, un copiste et son matériel. C'est dire que si l'on est assez bien renseigné sur la prédication des villes universitaires comme Paris, Oxford, Bologne ou celle des grandes abbayes cisterciennes et des monastères rhénans, on ignore le plus souvent la forme et le fonds de l'homélie dominicale faite par le prêtre de paroisse, par l'abbé ou le moine anonyme d'un couvent peu connu. Sous l'angle du recours à l'Ecriture, la situation, on l'a vu, est différente selon qu'on s'adresse aux clercs ou aux fidèles. Dans le premier cas, si l'on regarde les séries ici retenues,!'Ancien Testament fournit la majorité des incipit et l'emporte par le nombre des citations. Dans le second cas, c'est le Nouveau Testament qui fait surtout l'objet de commentaires; on le comprend puisque ces derniers portent essentiellement sur les évangiles proposés par le cycle liturgique. Il peut y avoir des exceptions comme Honorius Augustodunensis : le Speculum ecdesiae admet quantité d'incipit tirés de l'Ancien Testament; il lui emprunte aussi une abondante typologie par les multiples comparaisons entre le Christ et les grandes figures de l'histoire d'Israël. Ce que ne fait pas le manuel similaire de Maurice de Sully, où les seules images appliquées au Christ sont celles du Bon Samaritain et du Juge des derniers temps. Le premier était moine noir; le second, évêque de Paris, avait probablement une meilleure connaissance de l'état religieux des fidèles. Cependant, s'il convient de maintenir la distinction entre le discours savant et l'exhortation populaire, il ne faut pas exagérer la distance. Des traités à l'usage des clercs ont fait l'objet d'adaptations à l'usage des fidèles : Richard de Saint-Victor a été pillé par Maurice de Sully.
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Vivre la Bible
A l'inverse, une prédication pour le plus grand nombre, comme celle de saint Antoine de Padoue et de Jacques de La Marche, qu'on peut supposer relativement simple et accessible dans l'expression orale, se surcharge, sous la forme écrite, de divisions et de références bibliques ou autres. A propos de la prédication populaire on peut d'ailleurs se demander si l'homélie dominicale ne prenait pas souvent la forme d'un exposé sur le Pater ou le Credo : « Les prêtres exhorteront sans cesse le peuple à réciter l'oraison dominicale, le 'Je crois en Dieu' et la salutation de la Bienheureuse Vierge », disent les Statuts de Paris vers 1Z04. Une vingtaine d'années plus tard, le Synodal de l'Ouest demande aux pasteurs « de veiller à instruire avec soin les gens, qu'ils soient majeurs ou mineurs, dans la croyance en la Trinité et en l'Incarnation, dans les sept sacrements et les sept œuvres de miséricorde opposées aux sept péchés capitaux »43 • La nécessité de structurer quelque peu le contenu de la foi, l'absence d'institutions proprement catéchétiques expliquent sans doute l'abondante floraison de traités sur le Pater ou le Credo, où il serait sûrement intéressant d'examiner la place faite à l'Ecriture sainte44• Par la messe et l'office les clercs avaient un usage quotidien de la Bible; il ne faut donc pas s'étonner que beaucoup de citations, chez saint Bernard par exemple, fassent écho aux textes liturgiques dépendant des anciennes versions latines et non de la Vulgate réalisée par saint Jérôme. Pourtant, au xme siècle, des Artes praedicandi se défient des textes liturgiques qui introduisent parfois des changements; ils préconisent l'emploi de la version hiéronymienne45• Mais furent-ils suivis, l'habitude et la mémoire n'ont-elles pas été plus fortes ? Selon le De modo componendi sermones de Thomas Waleys (t après 1 349), le thème du sermon devait obligatoirement être emprunté à la Bible46 : prescription rigide qui, dans les siècles précédents, aurait éliminé, par exemple, quelques initia profanes connus d'Alain de Lille47 ou des 43· O. PoNTAL, Les statuts de Paris et le Synodal de l'Ouest. Les statuts synodaux français du xm• siècle, 1, Paris, I97 I ; dans Statuts de Paris, n. 6~, p. 75; dans Synodal de l'Ouest, n. 123, p. 227· 44· Voir B.-G. GUYOT,« Incipits of Works on the Pater noster »,dans M. W. BLOOMFIELD... , Incipit of Latin Works on the Virtues and Vices, IIOO-If!O AD, Cambridge, Mass., I 979. pp. 567-686. 45. ROBERT DE BASEVORN, Forma praedi&andi, XVI ; « Videat etiam quod thema suum sit de textu Bibliae, non de antiphonario. Unde uitiosum est illud thema quod aliqui assumunt in festo Trinitatis : Tres uidit et unum adorauit, quia non est textus Bibliae », dans Th.-M. CHAilLAND [I36], p. ~5o; Thomas VALLEYS, De modo componendisermones, II, ibid., p. 34~ :« Contingit enim quandoque quod ea quae cantantur in Ecclesia de Sacra Scriptura extrahuntur, sed inter originale et transsumptum est magna diuersitas. » 46. II, ibid., p. HI : « Secundum est ut thema accipiatur ex Sacra Scriptura. » 47· M.-Th. d'ALVEilNY, «Un sermon d'Alain de Lille sur la misère de l'homme», dans Literaryand Historical Studies in Honor ofHa"y Capian, éd. by L. WALLACH, New York, I966,
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incrp1t liturgiques, non bibliques d'origine, qu'avait pu développer Gauthier de Saint-Victor48 (fin xue). Plus que le choix des thèmes, l'évolution de la conception du sermon constituait le véritable danger. En effet, la contrainte des règles édictées par les Arles praedicandi, l'influence des procédés scolaires d'exposition tendaient à faire de l'incipit une thèse qu'on prouve à grand renfort d'arguments. Comme le Décret de Gratien ou les Sentences de Pierre Lombard, la Bible pouvait devenir une anthologie ou puiser des preuves et les concordances n'ont peut-être pas rendu, là, leurs meilleurs services. Il serait injuste d'exagérer et de généraliser le risque encouru. S'il existe un trait qui frappe à la lecture des sermons médiévaux c'est bien la familiarité avec la Bible dont ils témoignent; ils répondent en cela à la règle formulée après tant d'autres par Humbert de Romans la première science du prédicateur est celle des Ecritures49. Jean
LoNGÈRE.
~15-53~; «Variations sur un thème de Virgile dans un sermon d'Alain de Lille», dans Mélanges d'archéologie et d'histoire offerts à André Piganiol, Paris, 1966, pp. 1~17-1~28. 48. GALTER1 A SANCTO VrcTORE ... , Sermone.t ineditos triginta sex recensuit, J. CHÂTILLON, Turnhout, 1975 (CC, Contin. Med., 30), pp. 26, II~. 49· De eruditione praedicatorum, II, 9, dans Opera de uita regulari, éd. J.-J. BERTHIER, t. 2, Roma, 1889, rééd. Torino, 19~6, p. 400 : « Multiplex autem est scientia qWP.e eis est necessaria. Una est scientia sanctarum Sctipturarum. Cum enin omnis praedicatio debeat fieri de sacris Scripturis... »
pp.
10
La Bible dans la liturgie au Moyen Age
Le sujet est si vaste qu'il est nécessaire de le limiter, pour ce qui est de la liturgie, à la liturgie romaine, telle qu'elle a pris forme à Rome même avant l'époque carolingienne et qu'elle a été adoptée dans les pays francs vers la deuxième moitié du vme siècle, en y remplaçant les anciennes liturgies gallicanes1, puis, à l'époque de la réforme grégorienne, en évinçant la liturgie hispanique 2 et ce qui pouvait rester de l'ancier.r.ne liturgie celtique insulaireS. En certains lieux d'autres liturgies ont pu subsister longtemps en se combinant avec d'importants apports romano-francs : ainsi, jusqu'à nos jours, à Milan'. On considérera successivement la messe, puis l'Office divin.
LA BIBLE DANS LA LITURGŒ DE LA MESSE
Si l'on convient de faire commencer le Moyen Age vers l'époque de saint Grégoire le Grand (t 6o4), il faut faire remarquer d'emblée qu'à Rome, jusque vers la fin du xrne siècle, la liturgie, même celle 1. Sur les lectures de la ou des liturgies gallicanes, cf. KI. GAMBER, Cotlife.r Lilurgifi Latini Antiquiore.r, 2• éd., Fribourg, Suisse, 1968, pp. 174-18o. 2. Cf. GAMBER, pp. 214-217 : J. PINELL, « La liturgia hispanica », dans Q. ALDEA, T. MARIN, J. VIVES, Difciollllrio d4 historia ecle.ria.rtica d4 E.rpaiia, t. Il, Madrid, 1972-1975, pp. 1303-1320. 3· Cf. GAMBER, Codices, pp. 14o-149· 4· Cf. GAMBER, Codife.r, pp. 27o-278.
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Vivre la Bible
de la messe, a comporté une certaine diversité d'une église à une autre, et que, lorsque les livres romains ont, à l'époque carolingienne, été adoptés en terre franque, cette diversité a engendré des diversités locales qui se sont maintenues jusqu'à la fin du Moyen Age et parfois même au-delà. Pour ce qui est de la place faite aux textes bibliques dans la messe cette diversité affecte dans certains cas les textes employés, mais non la structure générale qui comporte, à part quelques exceptions, deux lectures bibliques, dont la deuxième est celle de l'Evangile et la première, le dimanche, est toujours prise du Nouveau Testament. Les chants qu'on a appelés à l'époque moderne les chants du Propre, parce qu'ils sont variables et propres à chaque jour, pour les distinguer des chants de l'Ordinaire, qui ne changent pas, sont également bibliques, et généralement pris des Psaumes.
Nombre des lectures
En ce qui concerne les lectures, la double caractéristique énoncée ci-dessus - deux lectures seulement, uniquement néo-testamentaires le dimanche - différencie l'usage romain des autres usages occidentaux, sauf celui de l'Afrique, pour autant que nous puissions en juger par les sermons de saint Augustin6 • En Orient, la même originalité se retrouve à Constantinople avec, même en semaine, un usage exclusif du Nouveau Testament. A Rome, la règle de ne faire que deux lectures existait déjà au début du VIe siècle6, mais l'emploi de trois lectures aux différentes messes de Noël et aux premiers jours de la Semaine sainte, conservé ici ou là, est peut-être un signe que la messe romaine aurait comporté à une époque plus ancienne trois lectures, comme l'usage en a été gardé dans la liturgie ambrosienne7 • A certains samedis (samedi saint, Pentecôte, Quatre-Temps), la messe comporte un nombre plus élevé de lectures qui étaient primitivement celles d'une vigile suivie de la messe, avec quatre ou cinq lectures d'Ancien Testament avant l'épître. A Rome à l'époque byzantine toutes ces lectures étaient, au moins à la messe papale, lues deux fois, en grec et en latin. Plus tard, peut-être pour remplacer l'usage de la 5. Cf. W. ROETZER, Des heiligen Augustinus Schriften ols liturgie-geschichtliche Quelle, Munich, 1930, pp. IOQ-101. 6. Cf. La notice du pape Célestin dans le Liber Pontififalis, éd. L. DuCHESNE, t. I••, Paris, 1886, p. 230. 7· Cette hypothèse a été proposée par L. DuCHESNE, Origines du culte chrétien, z• éd., Paris, 1898, p. 16o, et généralement admise par les historiens de la liturgie, malgré les objections de P. BATIFFOL, Lefons sur la messe, 6• éd, Paris, 1920, pp. 102-103. Selon A. CHAVASSE, Le sacramentaire gélasien, Tournai, 1958, pp. 191-195. celles des messes gélasiennes qui comportent
trois oraisons avant la secrète s'expliqueraient par deux oraisons introduisant les deux leçons avant l'évangile, et une troisième placée après celui-ci.
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double lecture des mêmes textes, on rencontre à la messe du samedi saint dix ou douze lectures, comme ce fut le cas, à partir du xine siècle, dans le missel de la Curie romaine 8• Ailleurs dans les liturgies médiévales on rencontre souvent, le samedi saint, quatre lectures seulement avant l'épître.
Les plus anciens témoins des lectures Les plus anciens témoins de la répartition des lectures sont, à partir du début du vme siècle, de simples listes ( capitularia) des passages à lire (péricopes). Les listes d'épîtres et les listes d'évangiles sont distinctes et, même lorsqu'elles sont contenues dans un même manuscrit, elles sont souvent mal coordonnées entre elles. C'est assez lentement qu'entrèrent en usage des épistoliers et des évangéliaires contenant le texte complet des péricopes à lire, disposées dans l'ordre de l'année liturgique9 • Pour l'histoire des lectures romaines les documents les plus importants sont une liste d'épîtres contenue dans un manuscrit de Wurtzbourg du milieu du vme siècle, reproduisant un type romain du vue d'où dérivent tous les autres10, et les listes d'évangiles classées et éditées par Th. Klauser11, dont la plus ancienne reproduit un modèle romain qu'on peut dater vers 64 5.
Organisation des lectures Au vue siècle l'année liturgique romaine achève de prendre la physionomie d'ensemble et la répartition des lectures qu'elle conservera jusqu'au xxe siècle. Les dimanches d'Avent ont été introduits dans la deuxième moitié du vie siècle sans être encore placés au début du cycle annuel qui commence à Noël. Les lectures de l'Avent montrent que, conformément à la doctrine patristique de l'histoire du salut, ce temps attend, sans les séparer l'un de l'autre, les deux avènements de Noël
8. Sur tout ceci, cf. A. CHAVASSE, Le satramentaire gélasien, pp. 107-126. Pour le missel dela Curie, cf. S. J. P. V AN Drpc, The Ordinal of the Papal Court from Innocent III to Boniface VIII and Related Documents, Fribourg, Suisse, 1975, pp. 277-278. 9· Cf. Th. KLAUSER, Das romische Capi/ulare Evangeliorum (Liturgiegeschichtliche Quellen und Forschungen, 28), Münster, 1935, LXXXI, p. xc; Kl. GAMBER, Codices (ci-dessus, n. r), pp. 429-439, 447-483. ro. Cette liste a été éditée par G. MoRIN, « Le plus ancien Cornes ou lectionnaire de l'Eglise romaine», dans RB, 27, 1910, pp. 41-74. Cf. A. CHAVASSE,« L'Epistolier romain du Codex de Wurtzbourg. Son organisation», dans RB, 9r, 1981, pp. 28o-331. Est également à mentionner le lectionnaire d'Alcuin, édité par A. WILMART, Ephemerides Liturgicae, JI, 1937, pp. 136-197· I l . 0. ci-dessus, n. 9·
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et de la Parousie12• C'est dans le courant du vue siècle qu'apparaît le dimanche de la Septuagésime et que, sous l'influence de l'Orient, Rome fait accueil à la célébration des Rameaux le dimanche avant Pâques, et aux quatre fêtes mariales de la Présentation de Jésus (2 février), de l'Annonciation, de la Dormition (qu'on appellera un peu plus tard l'Assomption) et de la Nativité de la Vierge13 • La célébration des Rameaux a laissé inchangée la lecture, ce dimanche-là, de la première des quatre Passions dont les trois autres étaient lues à différents jours de la semaine sainte. Quant à la fête mariale du 1 5 août elle prit plus tard (deuxième moitié du Moyen Age) une importance croissante dans la piété. Indépendamment de ces modifications adoptées au vue siècle, il y a lieu de signaler les caractères de trois grands ensembles de l'année liturgique romaine : le Carême, le temps après Pâques, la longue période qui va de la Pentecôte à l'Avent. En Carême, la liturgie romaine a d'abord employé pour des dimanches les trois grandes lectures baptismales de la Samaritaine, de l'aveugle-né et de la résurrection de Lazare qui ont vraisemblablement été employées en Occident depuis la constitution du Carême; mais, avec la généralisation du baptême des petits enfants au vre siècle, ces lectures ont été transférées à des jours de semaine14 et le Carême a reçu une coloration moins baptismale et plus pénitentielle, en même temps qu'était adoptée pour ces semaines-là une célébration quotidienne de la messe (sauf le jeudi) avec des lectures propres où l'on décèle souvent une correspondance intentionnelle entre la première lecture et l'évangile, ce qui n'est pas souvent le cas dans le lectionnaire romain de la messe16• Les dimanches après Pâques sont, dans la liturgie romaine, caractérisés, comme la fin du Carême, par la lecture de l'évangile selon saint Jean. En fin de Carême, ce sont les passages qui ont trait à la montée de Jésus vers sa Passion. Après Pâques c'est surtout le discours après la Cène, compte tenu du double fait que primitivement l'octave de Pâques s'achevait le samedi et que le premier évangile de la série dominicale est celui du Bon Pasteur (Jean 10, 11-16). Les épîtres sont prises, comme dans d'autres liturgies, des Actes des Apôtres - le temps après la Résurrection est celui du commencement de l'Eglise - et des épîtres catholiques. A. Chavasse a toutefois émis l'hypothèse, devant 12. Particulièrement caractéristique de ce dernier aspect est la lecture évangélique Mat. 21, 1-9 (entrée messianique de Jésus à Jérusalem) qui sera écartée plus tard, par exemple dans la liturgie clunisienne, au nom d'une conception plus« historique» de l'année liturgique. 13. Sur ces fêtes, cf. P. JoUNEL, dans A.-G. MARTIMORT, L'Eglise en prilre, nouv. éd., t. 4, Paris, 1983, pp. 1~o-1~2. 14. Cf. A. CHAVASSE,« La discipline romaine des sept scrutins baptismaux. Sa première forme », dans RSR, 48, 1960, pp. 225-240. 15. Les lectures des jeudis, ayant été complétées plus tard, ne sont pas toujours les mêmes dans les liturgies médiévales locales. Cf. à ce sujet A. CHAvASSE (ci-dessus, n. 10), pp. 282-283.
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laquelle je reste hésitant, que la longue série d'Epitres pauliniennes de la liste de Würzburg porterait la trace d'une organisation romaine des lectures où, même au temps pascal, la première lecture de la messe aurait été prise de saint Paul18• Il pense que cette particularité aurait été ensuite abandonnée sous une inJluence orientale. La période entre la Pentecôte et l'Avent était subdivisée, à Rome, en tenant compte des principales fêtes de l'été: saints-Apôtres (Pierre et Paul), Saint-Laurent (1o août), Saint-Cyprien (16 septembre) ou SaintAnge (30 septembre). En pays francs ces séries partielles furent unifiées en une seule série après la Pentecôte (ou, plus tard, après l'octave de la Pentecôte ou la Trinité). Le choix des épîtres et celui des évangiles sont indépendants l'un de l'autre. La série des épîtres, prise de saint Paul comme on l'a dit à propos du temps pascal, est un choix de passages qui se suivent dans l'ordre des lettres pauliniennes. Les évangiles qui ne présentent pas d'ordre apparent parcourent l'enseignement des Evangiles synoptiques17• S'y ajoutent des évangiles de semaine pour les mercredis, les vendredis et parfois les samedis, choisis d'une manière analogue, et pour lesquels il n'existe pas d'épîtres correspondantes; au vue siècle ce système de lectures fériales commence à se défaire à cause de la multiplication des fêtes des saints. Tout cet ensemble de lectures est moins stable qu'en d'autres périodes de l'année, et il en a résulté à travers le Moyen Age une certaine diversité entre les liturgies locales18•
Le.r çhant.r du Propre La messe romaine comporte quatre chants, variables comme les lectures, qui sont importants du point de vue biblique : d'une part, le graduel, chant psalmique qui est chanté pour lui-même après la prenûère lecture; d'autre part, les trois chants accompagnant les processions de l'entrée, de l'offertoire et de la communion. Ceux-ci ont été adoptés beaucoup plus récemment que le graduel, probablement dans la prenûère moitié du ve siècle. Au vue siècle, le graduel est chanté à Rome par un soliste sur les degrés de l'ambon; les autres sont des chants de .rçhola. Pour l'entrée et la communion le chant d'un psaume est accomx6. Op. til., n. 10, pp. 2.95-z.96. 17. Qudques parentés avec les lectures byzantines ont été signalées par A. CHAVASSE, « La structure du carême et les lectures des messes quadragésimales dans la liturgie romaine», dans La Mm.ron-Die11, JI, 195z., p. 104. 18. Cf. A. CHAvAsSE,« Les plus anciens types du lectionnaire et de l'antiphonaire romains de la messe », dans RB, 62, 195z., pp. 3-94; R.-J. !IESEERT, « Les séries d'évangiles des dimanches après la Pentecôte», dans La Mm.ron-Die11, 46, 1956, pp. 35-59; M. O'CARROLL, « The Lectionary for the Proper of the year in the Dominican and Franciscan rites of the thirteenth century », dans An:hitJ11111 Fratr11111 Pra1ditatormn, 49, 1979, pp. 79-103.
54z
Vivre la Bible
pagné d'une antienne-refrain, le plus souvent psalmique elle aussi. Dans un petit nombre de cas l'antienne est tirée d'un autre livre de l'Ecriture. Ainsi à la messe du jour de Noël (« Un enfant nous est né » (Is. 9, 6)) ou au jour de la Pentecôte (« L'Esprit du Seigneur a rempli l'univers » (Sag. 1, 7)). Le chant d'offertoire est un peu différent : il est alors composé d'une série de versets d'un psaume avec, entre ceux-ci, la reprise d'un refrain. Il est tout à fait exceptionnel que ces chants de procession ne soient pas bibliques. Ainsi en est-il pour les antiennes d'introït et de communion de la messe des morts, inspirées du quatrième livre (apocryphe) d'Esdras, dont on ne saurait dire si ce sont des compositions romaines ou gallicanesls. En pays franc les processions de la messe romaine sont devenues, celle d'entrée plus courte, celles d'offertoire et de communion plus rares. De ce chef on a cessé de chanter en entier les psaumes de l'entrée et de la communion, et les versets de l'offertoire ont disparu, sauf à la messe des défunts 20• Mais, surtout du xxe au xre siècle, se sont développés, au moins pour les grandes fêtes, les tropes, sorte d'introduction et de commentaire lyrique de l'antienne biblique, se glissant entre les membres de la phrase de celle-ci et en l'interprétant, par exemple par une personnification néo-testamentaire des textes psalmiques 21 • En général le répertoire des chants du propre de la messe est stable, et présente rarement des différences de texte d'une Eglise à une autre. Il n'en va pas de même, avant l'évangile, pour le verset de l'alléluia, dont le choix demeura un certain temps ad libitum avant de se fixer dans les divers répertoires locaux22• Une question analogue se pose pour les tropes, dont seulement un petit nombre ont été en usage dans les deux moitiés, occidentale et orientale, de l'ancien empire carolingien : il est probable que le principal développement des tropes ne s'est effectué qu'après la partition de l'empire23• Certaines régions, comme l'aire d'influence clunisienne, leur sont restées presque totalement allergiques24.
19. Cf. Cl. GAY,« Formulaires anciens pour la messe des défunts», Etudes grégoriennes, 2, 1957. pp. 83-129· 20. Cf. J. A. JuNGMANN, Missarum So/Jemnia, trad. franç., t. Il, Paris, 1952, pp. 76-77, 301-303; t. III, 1954, pp. 330-33 r. 2r. Corpus troporum, Stockholm, depuis 1975 (4 vol. parus). Cf. mon étude, dans G. IVERSEN (éd.), Researcb on Tropes, Stockholm, 1983, pp. 7-16, «Les tropes dans l'histoire de la liturgie et de la théologie ». 22. C'est ainsi qu'on a utilisé la liste des versets d'alléluia des dimanches après la Pentecôte pour déterminer l'origine d'antiphonaires de la messe ou de missels. Sur ces versets, cf. M. HuGLo, « Les listes alléluiatiques dans les témoins du graduel grégorien »,dans Speeu/um Musicae Artis. Festgabe fiir Heinrich Husmann, Munich, 1970, pp. 21')-227. 23. Cf. M. HuGLO, « De monodiska handskrifternas fôrdelning i tva grupper, ôst och vast», dans Kiiytiinniil/isen Teologian ]ul!eaisuja, J, 1975. pp. 47-65. 24. Cf. mon étude citée ci-dessus, n. 2 r.
Bible et liturgie
543
LA BIBLE DANS L'OFFICE DIVIN
Une des principales différences entre la liturgie du Moyen Age et la pratique liturgique quelques siècles plus tard consiste certainement dans la célébration publique de l'Office divin, non seulement dans les églises monastiques mais dans l'ensemble des églises, religieuses et séculières, y compris, au moins en principe, dans les églises paroissiales 26• La raison d'être, non seulement des communautés religieuses mais des « bénéfices » assurant aux clercs leur subsistance, était d'abord de célébrer, dans une église donnée, les différentes Heures de l'Office divin. La récitation de l'Office en privé s'est développée assez lentement à partir du xme siècle, et jusqu'à la fin du Moyen Age, elle a été considérée comme une exception. L'Office divin comporte deux types fondamentaux, le romain et celui de la Règle de saint Benoît (observée, non seulement par les Bénédictins mais aussi, par exemple, par les Cisterciens et les Chartreux). Ils ont en commun le nombre des Heures (7 ou 8 suivant qu'on unit ou qu'on sépare matines et laudes), la répartition du psautier sur une semaine et la lecture des autres parties de la Bible. L'Office romain est à l'origine celui des monastères desservant les principales basiliques romaines aux vne et vrne siècles, et probablement même plus tôt. Par rapport à la distinction, généralement admise par les historiens, entre les deux formes d'Office de l'Antiquité chrétienne, l'Office de la communauté ecclésiale (la liturgie wisigothique l'appelait office« cathédral») et l'Office monastique, l'Office romain, tel qu'il a été pratiqué au Moyen Age partout sauf dans les monastères bénédictins, complète l'ancien Office cathédral romain par un ensemble d'Heures monastiques. Ses relations avec l'Office bénédictin sont complexes. Tout d'abord l'Office monastique, tel que la Règle de saint Benoît l'organise, dépend déjà, comme il ressort des recherches récentes, en particulier celles de Dom Adalbert de Vogüe26, de l'Office romain des monastères basilicaux. En second lieu cet Office des monastères romains, qui sera de fait, à travers le Moyen Age et jusqu'à la réforme de saint Pie X, l'Office romain tout court, a lui-même subi l'influence de la Règle de saint Benoît, au moins pour les deux versets psalmiques qui ouvrent la célébration des différentes Heures : « Seigneur, ouvre mes lèvres et ma bouche publiera ta louange» (Ps. 50, 17), « Dieu, viens à mon aide, Seigneur, hâte-toi à mon secours » (Ps. 6z, z)27• En troisième lieu, 25. Cf. GRATIEN, Décret, Dist. 91 (FRIBDBERG, 1, pp. 315·317). 26. La Règle de saint Benoît, t. V(« Sources chrétiennes», 185), Paris, 1971, pp. 383-554. 27. Cf. B. FISCHER, Die Psalmen ais Stimme der Kirche. Gesammelte Studien zur christliehen Psalmenfrëmmigkeit, Trèves, 1982, p. 40. - En revanche l'adoption, par l'Office
s44
Vivre la Bible
comme l'a montré R.- J. Hesbert28, les manuscrits de l'Office bénédictin dérivent tous de l'Office romain qu'ils adaptent à la structure définie par la Règle. Par là sont attestées à la fois la solution de continuité entre la Règle et la pratique liturgique bénédictine postérieure, et l'osmose entre la liturgie des monastères et celle des Eglises locales à l'époque préclunisienne. A partir du x~ siècle les grands centres monastiques, Cluny puis d'autres, exerceront leur influence à travers toute l'Europe, et leur liturgie sera adoptée par les monastères nouvellement fondés, ou se substituera plus ou moins complètement à la liturgie antérieure des monastères qui recevront d'eux leur réforme.
Psaumes et cantiques bibliques dans /'Ojjice Si l'on met à part les lectures et les oraisons, psaumes et cantiques bibliques (on est convenu d'appeler cantiques bibliques les chants empruntés à des livres de la Bible autres que le Psautier) sont presque le tout de l'Office, puisque les hymnes composés par des auteurs chrétiens, prévus par la Règle de saint Benoît pour chaque Heure, n'eurent d'abord pas de place dans l'Office romain, où ils ne semblent pas avoir été admis de façon générale avant le xue siècle29• La répartition hebdomadaire des psaumes dans l'Office romain (tableau l) et l'Office bénédictin (tableau II) appelle plusieurs remarques30• En premier lieu, l'ancienne organisation des offices « cathédraux » de laudes et vêpres n'apparaît plus guère qu'aux laudes, où les principaux Psaumes et cantiques sont choisis en fonction de deux thèmes, celui de la prière matinale et celui de la louange : ainsi, par exemple, pour la prière matinale, le Psaume 62 : Deus, Deus meus, ad te de luce vigilo traduit par ad te de luce vigi/o le grec pros se orthrizo, « pour toi je romain nocturne, du psaume introductoire Venite exu/temus (Ps. 94) pourrait être antérieure à l'influence bénédictine : cf. l'état de la question dans A. de VoGÜE (n. :z6), p. 435· :z8. Corpus Antiphona/ium 0/ficii, t. V, Rome, 1975, pp. 445-480 (pp. 455-457 pour le Mont-Cassin). :z9. Je ne connais pas d'étude précise sur cette question. Quelques indications dans s. BAEUMER-R. BIRON, Hùtoire Ju Bréviaire, t. n, Paris, 1905, pp. 35-37· A Rome, l'Ordo du Latran, entre 1139 et 1145, semble encore refuser l'introduction des hymnes (cf. mon étude «L'influence des chanoines de Lucques sur la liturgie du Latran)), dans les Mélanges Chavasse, Strasbourg, 1984, p. 39). 30. Dans la désignation des Heures on emploie ici les termes modernes de matines (matutinum) etlaudes (law/es), déjà utilisés au xm• siécle par l'Ordinaire de la Curie romaine. Auparavant l'appellation de matulinae law/es (ou simplement malutim) désignait nos laudes, et l'office de la nuit portait en général le nom de noeturni (plus anciennement celui de vigilia4). D'après A. de VoGÜE (n. :z6), pp. 463-469, le nom de vigi/iae désignait à l'origine un office de nuit plus long que celui de la liturgie romaine et bénédictine. Quant au transfert de l'appellation de malulinum (ou malulinae) à l'office de nuit, il a dû se faire en un temps et dans des lieux où matines étaient suivies immédiatement de laudes, dans la deuxième moitié de la nuit : peut-être dans l'Office romain du xu• siècle, où l'on réservait le nom de vigi/iae à l'Office nOCturne festif des grandes fêtes, et celui de malulinum à l'Office nocturne ordinaire (cf. ci-dessous, n. ~6).
Bible et liturgie
545
me lève (je veille) dès l'aurore »; aussi est-il fréquemment employé, dans l'Eglise ancienne, pour l'Heure de l'aurore (en grec, orthros). Quant à la louange, elle s'exprime en particulier dans les trois Psaumes 148-150, auxquels fut longtemps réservé le nom de laudes. li est possible également que le Psaume 50 ait été choisi pour les laudes autant comme expression de louange que pour son sens pénitentiel31 • De l'un et l'autre thème les laudes offrent encore d'autres exemples. Les vêpres en revanche n'ont conservé qu'un seul vestige de l'ancienne prière cathédrale du soir, le verset Dirigatur, Domine, oratio mea sicut incensum in conspecto tuo (Ps. 140, zA), qui, dans le Psaume, se continue par les mots Elevatio manum mearum sacriftcium vespertinum32• En second lieu, l'usage, de type monastique (aussi bien dans l'Office romain que dans l'Office bénédictin), comporte l'usage de tout le psautier en une semaine, essentiellement à matines et à vêpres. A matines, conformément à une tradition provenant du monachisme égyptien, l'unité de base est un groupe de 1 z Psaumes, et les Psaumes employés vont, dans l'Office romain du Psaume 1 au Psaume 108, dans l'Office bénédictin du Psaume 21 au Psaume 108, la Règle de saint Benoît abrégeant de façon générale l'Office des monastères romains dont elle s'inspire, notamment en divisant en deux certains Psaumes. Dans l'Office romain, le fait que les Psaumes 21-25 sont reportés le dimanche à prime donne à supposer qu'à une époque ancienne ils ont fait partie de la psalmodie des matines dominicales, réduite plus tard à r8 Psaumes33 • Troisièmement, au moins dans l'Office romain, à la différence de matines, laudes et vêpres, les autres Heures ont des Psaumes invariables. Ceux des complies sont choisis en fonction du caractère propre de cette Heure, qui est une prière avant le sommeil. A ces remarques sur la répartition hebdomadaire du Psautier il faut en ajouter deux autres, la première sur les matines pascales, la deuxième sur la psalmodie des jours de fête. Pendant les deux octaves de Pâques et de Pentecôte l'Office romain ne comporte aux matines que trois Psaumes, répartis selon une distribution spéciale vraisemblablement archaïque. Nonobstant les reproches de saint Grégoire VII, la liturgie de plusieurs Eglises étendait, au Moyen Age, cette pratique à tout le temps pascals4.
a.
31· A.-G. MARTIMORT (supra, n. 13). p. 2.78. 32.. Sur les emplois patristiques du Ps. 140 à propos de la prière du soir, cf. J. PINELL, « El numero sagrado de las horas del officio », dans Mitcellanea liturgica G. Lercaro, t. ll, Rome, 1967, pp. 887-934, plus spécialement pp. 910-9II. 33· a. J. PASCHER, (( Zur Frühgeschichte des rômischen Wochenpsalteriums », dans Ephemerides LiJurgicae, 79, 1965, PP• H-s8. 34· à ce sujet R. LE Roux,« Aux origines de l'Office festif. Les antiennes et les Psaumes de matines et de laudes pour Noël et le 1er janvier selon les cursus romain et monastique», dans Etudes grégoriennes, 4, 1971, pp. 6s -170, spécialement pp. II7-1 19. Pour l'extension à tout le temps pascal, cf. GUILLAUME DuRAND, Rationale, VI, 87, 4·
a.
P. RICHÉ, G. LOBRICHON
19
TABLEAU
1
Répartition des Psaumes dans l'Office romain au cours de la semaine Lundi
Dimanrhe
1
I•r nocturne = u Ps. MATINES
Mardi
Merrredi
Vendredi
Jeudi
94 : - - - - - comme psaume d'introduction tous les jours - - - - - 26 1 38 ·P lB 2 27 39 z8 40 54 3 6 41 Z9 55 56 43 1 un seul 30 un seul un seul un seul 8 57 nocturne 44 nocturne nocturne 31 nocturne 58 3Z 45 9 = rz Ps. = u Ps. 46 = u Ps. 10 = 12 Ps. 59 33 6o II 47 34 61 12 48 35 63 36 13 49 65 14 51 37 67
Samedi
- - - - - - - - - - - - - - - 68 8o 81 69 8z 10 7I 83 84 72 un seul un seul 73 nocturne 85 nocturne 86 14 = rz Ps. = 12 Ps. 87 15 88 76 77 93 78 95
19
96
89 62 66 Ex. 15. 1-19
50 142 62 66 Hab. 3, 2-19
- - 97 98 99 100 101 IOZ
ro; 104 105 106 107 108
II• nocturne { ~~ = 3 Ps. 17 Ill• nocturne { 18 = 3 Ps. 19 20
LAUDBS
92 (5oa) 99 (117) 62. 66 Dan, 3· 57-88
~1i)tous les jours ~...:.~.-.
\~
50
5 62 66 Is. u, 1-6
50 42 62. 66 Is. 38, 10-20
50 64 62 66 1 Sam, 2, 1-10
50
50 91 62 66 Deut. p, 1-43
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
"·'l-19 (Biwtlinru)
u~
PRIME
TIERCE
22 23 (b) 24\ 2S .' S3 II7 (92) (") II8, 1-16 II8, 17-32
"
~
IIS, 1_16 aux jours de semaine et aux fêtes n8, 17-32
~~::!~~::}tous les jours----- -
- - - - - - - ----------- ------ --- - ------ - --------
II8, 6s-8o SEXTE
NONE
:;~~~:}tous les
:::: II8, II3-128
jours------------------------------------------------
~~::~:~=;~}tous les jours------ -
- - - - - - - -- ------- ----- ------------ ------- -
II8, I6I-I76 109 IIO
vbRES
COMPLIES
III Il2 Il3 Le 1,46-ss
121 126 131 137 II4 143 122 138 U7 132 144 us uS n6 134 139 I4S 123 140 146 129 124 IH Il9 120 141 130 147 136 us (Magnifital) : tous les j o u r s - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - : - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
4 30, 2-6 tous les jours - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 90 133 Luc 2, 29-32 ( Nrmt tlimittis)
(a) Du dimanche de la Septuagésime à celui des Rameaux, les Ps 92 et 99 sont remplacés par les Ps. so et u7.
(Il) Dans la plupart des liturgies médiévales, les Ps. ZI-2S sont employés tous les dimanches; dans l'Ordinaire de la Curie Romaine (VAN DIJK, 171), seulement de la Septuagésime aux Rameaux (cf. GUILLAIDŒ DuRAND, RatioMie, V, s. 6). (") De la Septuagésime aux Rameaux, le Ps. II7 est remplacé par le Ps. 92.
liME
1
II8, 1- 8 n8, 9-16 n8, 17-24 n8, 25-32
I 2 6
1
7 8 9· 2-19
9· 20ro Heb., r8 10 Il
n8, 33-40 n8, 41-4S n8, 49-56
us, 105-112 IlS, I13-I20 n8, 121-12S
IXTE
n8, 57-64 II8, 65-72 n8, 73-So
n8, 129-136 n8, r 37-144 n8, 145-152
122}
)NE
nS, Sr- 88 n8, 89- 95 n8, 96-104
n8, 153-r6o n8, r6r-r68 II8, 169-176
~;~}du mardi au samedi -
!RCE
PRES
!PLIES
109 no III 112 Luc 1, 46-55 (Magnificat)
1 1 ~~ }tous les jours -
I13 II4 II5
~~qdu
12 13 14
15 16 17, 2-25
17, 26-51 18 19
mardi au samedi - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
121
~~~ du mardi au samedi - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
-- - - --- ------- - - - -- --- - - ---- ---- ---
134 129 130 135 136 + II6 131 us 132 137 : tous les jours - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
144, IQ-21 138, 1-10 141 138, II-24 143, 1- 8 145 146 139 143. 9-15 140 144, 1- 9 147 --- - - - - - --- ----- - --- --- ---
- - - - - - - - - - ______________________________________________
(") La Règle se contente d'indiquer que certains psaumes sont divisés en deux, et le Ps. 118 selon des sections (dont l'étendue est la moitié de celles de l'Office 1in). On donne ici la répartition postérieure. (") Le chapitre 18 de la Règle laisse à l'abbé le choix des trois cantiques des livres prophétiques. Sur le répertoire de ces cantiques dans les manuscrits du rxe 1° siècle, cf. J. MEARNS, The Canliclesof the Christian Church &stern and Western in &r!J and Medieval Times, Cambridge, 1914, pp. 81-93; H. ScHNEIDER, Die alt/atei,n biblùchen Cantica, Beuron, 1938, pp. 134-138. Ce dernier, constatant la parenté entre les cantiques bibliques des matines bénédictines du dimanche et ceux de l'Office utique, a supposé une influence bénédictine vers l'Espagne, mais il se poutrait, en sens inverse, que le répertoire bénédictin médiéval ait été constitué dans l' entoudu Wisigoth Benoît d'Aniane, avec des emprunts à l'Espagne.
TABLEAu
n
Répartition des Psaumes dans l'Office selon la Règle de saint Benoit au cours de la semaine Dimançhe
9!} 20
{
Sametli
Jer noe- {45 46 turne 47 = 6 Ps. 48 49
Jer noe- {59 Go 61 turne = 6 Ps. 65 67, 2-19
Jer noe- {73 74 turne 76 = 6 Ps. 77, 1-35 77. 36-72
J•r noe- { turne = 6 Ps.
II• noe- 39
II• noe- B
11• noe- 80
II• noe-
turne = 6 Ps
40 41 • 43
turne 54 = 6 Ps. 55
II• noe- ~ 8 • 17-37
44
58
{
~~
{~~
{~~: 2~:~~
{~~
51
{ 9~~6
81 turne = 6 Ps. 82 83 84
turne 9 = 6 Ps. 7o 71 72
86 85 Jer noe- { 88• 2-19 88, 20-H turne = 6 Ps. 92
turne = 6 Ps
•
97 98
99
lOO
{
102 103 , 1-24 103, 25-35 104, 1-22
:~~: 2.:=1~
105, 32.-48 II• noe- 1o6, 1-2.4 turne 106, 25-43 = 6 Ps. 107 108
les jours - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
117 62 Dan. 3, 57-88
1 1 ,68-79
355
1
~~~)tous les jours L1M:
Jer noe- 33 32 turne { 34 = 6 Ps. 36, 1-26 (a) 36, 27-40
:~
28 turne = 6 Ps. 2 9 30 31 3 cantiques (b)
cUDBS
Ventlretli
lOI
II• noe- 27
~~}tous
]eNtli
tous les jours - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Jer noe- { 21 turne 22 = 6 Ps. 2 3 24 riNBs
Mertretli
Mardi
Lundi
Is.
12,
1
1-6
42 56 Is. 38, 10-20
1
63 64 I Sam. 2, 1-10
1
87 89 Ex. 15, 1-19
1
75 91 Hab. 3, 2-19
1 Dcut. 142 32, 1-21 Deut. 32,22-43
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
(BIMtlkltu) toua les jours---- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - _- ___________ _
~~~;,_~:.-:;:.,·~.~:-:::.:~,_-.,
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Vivre la Bible Aux jours de fête, dans l'Office romain, la psalmodie ne comporte que 9 Psaumes à matines, et les Psaumes tant de matines que de vêpres sont choisis spécialement en conformité avec le jour. Les Psaumes festifs de l'Office bénédictin dérivent de ceux de l'Office romain, avec les compléments nécessaires du fait que les matines festives bénédictines comportent 12 Psaumes 35, sauf les trois dernières nuits de la semaine sainte où, à l'exception des Cisterciens, ceux qui suivent la Règle de saint Benoit ont des matines de 9 Psaumes comme à l'Office romain. Ne comportant que 9 Psaumes alors que les matines fériales en avaient 12, les matines festives étaient plus courtes. Ceci s'explique par le fait qu'à Rome, à l'époque carolingienne, et jusqu'au xne siècle, les matines festives s'ajoutaient aux matines fériales et ne s'y substituaient pas encore36 • Ces matines surajoutées permettent sans doute aussi de comprendre l'origine des matines à 9 Psaumes pour les défunts, attestées la première fois au VIne siècle, au Mont-Cassin, parmi d'autres emprunts à l'Office romain37• Les antiennes qui accompagent les Psaumes des différents offices festifs ainsi que ceux de l'office des défunts font saisir, dans la liturgie même, l'interprétation chrétienne des Psaumes dont il sera question plus loin.
Les lectures bibliques de l'O.f!ice L'Office romain et l'Office bénédictin comportent, aux matines, la lecture de la Bible, ce qui ne semble pas avoir été habituellement le cas en Orient38• A la fin du VIlle siècle, Théodemar du Mont-Cassin, comparant la prescription de la Règle de saint Benoît (chap. 11) selon laquelle, les nuits d'été, il ne faut lire qu'une leçon brève dite par cœur, avec l'Office romain, croit savoir que c'est depuis saint Grégoire ou Honorius Ier (62.5-638) que l'usage s'est établi à Rome de lire la Bible en entier39 • Quoi qu'il en soit d'une telle origine, deux Ordines Romani, dont il faut probablement dater la rédaction entre Honorius et Théodemar, indiquent la répartition des livres bibliques à matines au cours de 35· a. ci-dessus, n. 29. 36. Cf. AMALAIRE, Uber Je ordine antipbonarii, 15, 1-7, in Amalarii episcopi Opera /iturgicaomnia (éd. J.-M. HANssENs, t. III, Vatican, 1950 (49-50); 17,1-2 (53-54); 59,5-6 (96); 6o, 1-2 (97); 61-63 (97-98)). Ordo Romanu.r, u, 4. 23, 24 (M. ANoRmu, Le.r Ordine.r Romani tl# haut Moyen Age, t. II, Louvain, 1948, pp. 46o-461, 465-466). Antiphonaire de Saint-Pierre, dans G.-M. ToMMASI, Opera omnia, t. IV, Rome, 1749, pp. 37-41, 121-123. Cf. également mon étude citée ci-dessus, n. 29. 37· THÉODEMAR ou MoNT-CASSIN, Epistula ad Tbeodoricum, p. (éd. J. WINANDY-K. BALLINGER, dans Corpus Con.ruetudinum mona.rticarum, t. 1, Siegburg, 1963, p. 135). . 38. R. ZERFASS, Die Scbnftle.rung im Katbedralo.lftzium ]eru.ralem.r, Münster, 1968. 39· Epistula ad Tbeodoricum (n. 37), I I (131-132) :il est possible que la mention de slWlt Grégoire ait été ajoutée au texte après coup.
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l'année liturgique. Ce sont l'Ordo 14 qui semble représenter l'usage des monastères de Saint-Pierre dans la deuxième moitié du vne siècle40, et l'Ordo 13, dont l'état le plus ancien a vraisemblablement été rédigé au Latran dans la première moitié du VII~ siècle41 • Avec certaines différences42, ils sont semblables dans leurs grandes lignes : Heptateuque dans la préparation à Pâques, mais prophéties de la Passion immédiatement avant Pâques; Actes des Apôtres, Epitres canoniques et Apocalypse au temps pascal; livres historiques et sapientiaux pendant l'été et le commencement de l'automne. La différence la plus noble consiste dans la localisation, par l'Ordo 13, des Epîtres de saint Paul entre Noël et la Septuagésime. Ce sont les adaptations successives de l'Ordo 13 qui régleront les lectures de matines à travers le Moyen Age. Plusieurs observations, d'importances diverses, sont toutefois à faire à ce sujet. Tout d'abord, aux matines des féries de Carême, on rencontre, suivant les lieux, soit la lecture de l'Heptateuque, soit, comme à la Curie romaine, une homélie sur l'évangile de la messe du jour. En second lieu, l'usage médiéval était, pour les fêtes des saints, de remplacer la lecture biblique par une lecture concernant le saint. Mais la question principale est celle de la lecture intégrale de la Bible en une année et des abrégements ultérieurs de celle-ci. Pour ce qui est de la lecture intégrale, le principe, on l'a vu, en était connu à l'époque carolingienne. Martène a réuni un ensemble d'attestations, tant séculières que monastiques, de la lecture de l'Heptateuque entier entre la Septuagésime et le dimanche de la Passion43 • Au Moyen Age, la longueur des lectures de l'Office comportait une souplesse que la répartition des Psaumes n'avait pas, ce qui, à la longue, a entraîné l'abrègement des lectures chorales. On a pu constater le fait", mais il est difficile de savoir s'il faut l'attribuer à la tendance assez générale à abréger l'Office divin45, à la tension qui se manifeste, à partir du xme siècle, entre la prière liturgique et d'autres formes de
40. ANDRIEU (ci-dessus, n. 36), Til, pp. 39-41. 41. ANDRIEU, TI, PP· 481-488. 42· Celles-ci sont analysées par ANDRIEu, rn, pp. 34-35· 43· De Alltiquis Ectlesiae Ritibus, IV, 16, 3, (Venise, 1783, III, p. 49). Cf. pour la Bible en entier, l'exemple des Chartreux (A. DEGAND, art. « Chartreux (liturgie des) », DACL, Ill{1, Paris, 1913, pp. to61-ro62. Les quelques cas de très longues lectures évoqués par MARl'ÈNE, De Antiquis Monachorun1 Ritibus, 1, 2, 59 (Venise, 1783, p. u), mériteraient un examen critique, comme l'a fait pour le témoignage d'Udalric de Ouny A. DAVRIL, « A Propos d'un bréviaire manuscrit de Ouny conservé à Saint-Victor-sur-Rhins», dans RB, 9!J, 1983, p. uS. 44· S. BAEmmR-R. BIRON, Histoire du Bréviaire, trad. franç., Paris, 1905. t. TI, pp. 43-45 (en particulier pour le Mont-Cassin). A côté des abrègements proprement dits, MARl'ÈNE décrit (De Ant. &cl. Ritibus, IV, 16, 3) plusieurs cas d'exécution très négligée des lectures, prévus par les livres liturgiques eux-mêmes. 45· Cf., pourles xne et xme siècles, S. J. P. V ANDIJK-J. HAZELDEN WALIŒR, The Origins of the Modern Roman Liturgy, Londres, 1960, pp. 23-26.
Vivre la Bible dévotion, voire à une certaine désaffection de l'Ecriture. Il se peut que ces diverses causes aient joué ensemble à des degrés divers. A côté des leçons longues de l'Office, celles qu'on fait dans le codex de la Bible, la Règle de saint Benoît en mentionne d'autres qui sont dites de mémoire, soit à l'Office nocturne en été (parce que les nuits d'été sont courtes), soit de façon habituelle aux autres Heures. De telles leçons, appelées leçons brèves ou capitules - elles n'ont qu'un ou deux versets - ont existé jusqu'à nos jours dans l'Office tant romain que monastique, et l'on en rencontre des séries dans les manuscrits liturgiques à partir de l'époque carolingienne, soit dans le collectaire (livre du président de l'Office), soit dans le bréviaire qui se répand lentement aux x:re-xnie siècles46, sans qu'on puisse savoir si, plus anciennement, le choix du capitule était laissé entièrement à la mémoire et au goût spirituel du lecteur avec, suivant le cas, quelque indication sur celui des livres bibliques dans lequel il devait puiser. De toute façon il y a là un exemple - à côté de la récitation par cœur du psautier lui-même - de la manière dont la liturgie médiévale et l'élément biblique qui y est quasi prépondérant ont habité acteurs et auditeurs de la célébration, en un temps où la culture dans son ensemble fonctionnait surtout par l'oral et la mémoire. La puissance d'imprégnation de la liturgie dans une civilisation orale et la prédominance de l'élément biblique ont, à l'époque médiévale, chacune une limite. La liturgie imprègne alors le temps de l'homme et son élément visuel vaut pour tous, mais elle n'est comprise que de la minorité qui accède à une culture savante : les illettrés, qui sont la majorité, n'ont connaissance de la Bible, même, le plus souvent, de l'oraison dominicale, que par le ministère des clercs 47• D'autre part, dans la liturgie même, ce sont progressivement les éléments non bibliques qui ont reçu le plus de développements. On peut s'en rendre compte en examinant les offices propres composés pour des fêtes nouvelles. Ils ne sont peut-être pas étrangers à un univers biblique, mais leur forme relève presque toujours de la poésie ecclésiastique. De ce point de vue l'office purement biblique composé par saint Thomas d'Aquin pour la nouvelle fête du Corpus Christi constitue une exception caractéristique de la personnalité de son auteu.r48. Pierre-Marie GY. 46. Cf. mon article:« Collectaire, rituel, processionna!», dans RSPT, 44, 1960, PP· 441469, en particulier pp. 448-449. La plus ancienne série de capitules se trouve, au début du 1xe siècle, dans le manuscrit Salzburg, Museum Carolino-Augusteum :n63, 2 r"-10 .r<>. 47· J'ai exploré cette question dans« Evangélisation et sacrements au Moyen Age», dans Cb. KANmlNGIESSER-Y. MARCHASSON (édit.), Hllll'lanisme et foi rhrétienne. Ml/atlgll srimtiftques du Centenaire tk l'Institut tk Paris, Paris, 1976, pp. 565-H2· 48. Sur cet Office et l'Office provisoire, également de saint Thomas, qui l'a précédé, cf. mon article : « L'Office du Corpus Christi et saint Thomas d'Aquin. Etat d'une recherche», dans RSPT, 64, 198o, pp. 491-507.
BIBLE ET NOUVEAUX PROBLÈMES DE CHRÉTIENTÉ Ce quatrième pan d'une longue enquête oriente délibérément le regard vers les derniers siècles du Moyen Age occidental, mais aussi nous pousse sur le flanc des pratiques religieuses que les clercs ne contrôlent plus absolument. A partir du xre siècle en effet, le monopole ecclésiastique sur la Bible rencontre de plus en plus d'opposants, qui revendiquent non plus seulement le droit à posséder une Bible en langue vulgaire, mais aussi celui d'interpréter et de diffuser ce qu'ils y lisent et qu'ils en comprennent. Il était facile pour les évêques et les savants de brocarder ces gens incultes qui prenaient pour parole d'Evangile ce qu'ils entendaient lire à l'Eglise; c'est précisément en ces temps forts que les intellectuels ont déployé des théories complexes des quatre sens de l'Ecriture, ce qui n'a rien d'un hasard. En revanche, des hommes et des femmes ne manquaient pas, qui disposaient de la perspicacité, du discernement et du courage nécessaires pour tenir pied, Bible à la main: du fondateur d'ordre religieux, tel François d'Assise, à Catherine de Sienne et au pauvre bougre de Montaillou, jusqu'à l'universitaire brillant que fut Wyclif. Comprenons bien le relief sur lequel s'agitent ces personnages: c'est celui d'un processus de développement économique et social intense. La géographie des ébullitions religieuses épouse trop étroitement celle du potentiel économique, ainsi dans le Toulousain, ainsi dans la vallée du Rhin, pour qu'on répudie
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a priori l'idée de tels rapports entre l'économique et le religieux. Toutefois, aux questions nouvelles qu'engendre et inspire inéluctablement le nouvel ordre économique, les Eglises majoritaires ont dû faire face, installer les soupapes nécessaires. Lester Little souligne ces adaptations de l'Eglise devant trois problèmes fondamentaux qui ne cessent d'éprouver les comportements religieux, l'affiux de l'argent, les règles commerciales, et le contrôle quantitatif de la population. André Vauchez s'est penché sur une forme typique d'encadrement qu'a créée l'Eglise, les confréries; animées généralement par des clercs, elles doivent constituer une pièce maîtresse de la stratégie ecclésiale dans la fin du Moyen Age, pour garder la main sur un public toujours plus conscient de soi. En ce sens, on n'est guère surpris de constater la minceur de la lecture biblique dans la vie de ces confréries et mouvements de dévotion. La lecture de la Bible s'effectue, beaucoup plus largement sans doute qu'on ne le dit, mais dans les cercles privés, et aussi dans ceux qui le sont moins parce que désignés à la vindicte des clercs, les groupes hérétiques : ce que montre Robert Lerner, c'est l'effritement en certaines régions du monopole clérical. Il faudrait sur ces bases reprendre toute l'histoire de l'alphabétisation au Moyen Age : elle a atteint par la lecture et la méditation de la Bible des couches qui ne sont pas seulement aristocratiques, et peut-être la consommation d'alphabet fut-elle parfois plus élevée dans les groupes marginaux qu'on ne le tient d'habitude. Dans cet autre versant du Moyen Age, l'histoire des pratiques de la Bible rejoint donc celle des sociabilités. S'y perçoit la divergence toujours plus sensible entre les modèles créés par les organismes d'Eglise et ceux que lèguent Evangiles et Actes de l'Eglise primitive. Non qu'elle fût moins claire dans le haut Moyen Age, mais l'écart devenait moins supportable pour des laïcs soucieux de leur salut lorsque l'Eglise s'affichait en schisme, lorsque les Etats se procuraient une idéologie laïcisée, libérée de bien des carcans anciens. En France avec Philippe le Bel, en Allemagne dans les principes du Sachsenspiegel, en Italie dans les traités de Machiavel, la Bible n'est plus la grande mère de la culture, mais partout elle aiguise l'insatisfaction et nourrit l'espérance du renouveau, en tous ordres.
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Monnaie, commerce et population
INTRODUCTION
L'expression« Moyen Age» (Medium Aevum) cache une multitude de réalités complexes. Ce n'est pas la faute de ceux qui l'ont inventée, car ils cherchaient à définir un modèle, parfaitement simple et direct, qui aurait été valable pour toute l'histoire, c'est-à-dire pour toute l'histoire qu'ils connaissaient. Cependant, des générations d'historiens ont tellement affiné notre compréhension de l'histoire interne de cette longue période qu'ils ont ôté à l'expression tout son sens : c'est une convention vide. L'adjectif« médiéval» est pour la même raison trop faible pour donner l'idée de complexités qui sont maintenant tellement évidentes. On reconnaît à peine dans l'Eglise du XIVe siècle l'héritage de celle du vne. Qualifier l'une ou l'autre d' « Eglise médiévale » ne pourrait que semer la confusion, au lieu d'éclaircir. Il en serait de même si on voulait qualifier de« médiévale» l'agriculture, ou l'écriture, et ce serait encore vrai s'il s'agissait de monnaie, de commerce, ou de population. De toutes les divisions internes du« Moyen Age» (Medium Aevum ), la plus marquée est celle qui sépare l'ensemble de la période en deux parties, la césure étant au xie siècle. C'est cette division qui a permis à Charles Homer Haskins de parler de « renaissance du xne siècle », pour désigner les innovations intellectuelles de ce nouvel âge. C'est là le point central de l'étude de la société féodale par Marc Bloch, qui couvre environ cinq siècles d'histoire sociale et économique, de 8oo à 1300.
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Bloch repère au XIe siècle tant de changements fondamentaux, liés les uns aux autres, qu'il se sert de l'année 1050 pour diviser de façon approximative et souple les deux époques du féodalisme. « Non point brisure, certes, mais changement d'orientation, qui, malgré d'inévitables décalages, selon les pays ou les phénomènes envisagés, atteignit tour à tour presque toutes les courbes de l'activité sociale. Il y eut, en un mot, deux âges 'féodaux' successifs, de tonalités fort différentes »1• Examinant à nouveau la seconde époque, l'historien de l'économie Roberto Lopez fut poussé à lui donner le nom de « Révolution commerciale». L'expression était heureuse: par l'analogie -voulue par Lopezavec la Révolution industrielle, elle conduisait le lecteur à saisir immédiatement la profondeur des changements qui avaient pris forme à partir de l'an mil, ainsi que le caractère universel de leur propagation. Voyons les changements qui touchent particulièrement à notre sujet. La période d'avant l'an mil est marquée par un déplacement presque incessant des peuples : ainsi les diverses tribus germaniques, les Huns, les Musulmans, les Slaves et les Scandinaves. Le désordre qui accompagne ces déplacements contribue au sentiment d'insécurité et d'instabilité, il exacerbe la faiblesse des organismes politiques (évitons de parler d'Etat pour l'Europe occidentale d'alors). Et il rendit impossible le fonctionnement régulier du commerce et des échanges, tel que les routes romaines autrefois l'avaient favorisé. Les paysans forment la presque totalité de cette société; ils vivent sous la domination d'une élite minuscule de guerriers et de clercs. Les rares marchands sont des étrangers venus de la Méditerranée, qui transportent des marchandises exotiques en prenant des risques énormes et pratiquant des prix en proportion. L'économie, essentiellement agricole, atteint à peine un niveau de subsistance, et tout surplus est entièrement consommé par l'élite parasitaire. La quantité de monnaie en usage avait décliné de façon spectaculaire depuis l'époque romaine, et la circulation des petites quantités qui en restaient était si ralentie qu'elle était presque imperceptible. Depuis le début de la période impériale, l'or avait coulé constamment d'ouest en est; au vure siècle, on cesse même de l'utiliser pour la frappe de la monnaie. Cependant, les tissus, les peaux, les outils, les armes et les métaux précieux circulaient fréquemment et sur de grandes distances. Ce trafic ne vient pourtant pas de transactions commerciales; il est plutôt le fruit de la guerre, des razzias, du pillage et du butin. Le chef victorieux emporte tout ce que ses hommes peuvent transporter; et ce qu'il ne garde pas, il le distribue à ses fidèles compagnons et aux gardiens des centres
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religieux. La redistribution, par combinaison de pillage et d'échange de cadeaux, est le mode principal de la transaction économique. Dans cet état de choses où il n'y a pas plus d'économie de marché que d'Etat, les villes des anciennes provinces romaines ne survivent à peine qu'à titre de souvenirs. Cette survie minimale est assurée par la persistance de leurs noms et de leurs vestiges matériels. Mais les aqueducs sont rompus, et les ponts, routes et murailles ne sont plus entretenus depuis longtemps. Les ruines ne sont pas cependant complètement vides : à Arles par exemple, le reste de la population urbaine trouve refuge dans les arènes antiques, comme à Lucques. La polis, ou civitas, la forme sociale idéale la plus élevée de la culture méditerranéenne, n'est donc plus qu'un pathétique fantôme d'elle-même dans l'Occident. Les écrivains chrétiens ne se plaignent assurément pas de cette situation; on note cependant avec intérêt qu'ils ne s'en prennent pas à la notion ou au mot de « cité >>. Us investissent plutôt leur énergie émotionnelle dans de nouveaux types de cités : ainsi saint Augustin dans sa Cité de Dieu, ou Cassiodore dans son monastère qu'il appelle une cité où les pieux citoyens, les moines,« jouissent déjà d'une préfiguration de la demeure céleste ». La population des provinces occidentales était déjà en déclin à la fin de la période impériale. Ce déclin avait été accompagné par une plus grande dispersion dans les campagnes. Et l'impact des tribus germaniques sur ces régions, bien que considérable, ne doit pas être considéré du point de vue d'une démographie positive : ces groupes ne comptent en effet à leur arrivée que quelques dizaines de milliers d'individus. Puis entre 542 et 787, la peste ravage l'Occident, selon un processus étonnamment proche de celui qu'on connait mieux pour la Peste noire à partir de 1348. Il y eut certes dans le très haut Moyen Age des phases de croissance démographique, mais avant le IXe siècle, aucune de ces phases d'augmentation ne sera vraiment soutenue. On peut rapidement résumer les principaux changements en cours en Europe aux xxe-xme siècles, du fait qu'ils engendrent une situation en net contraste avec celle des siècles décrits plus haut. Avec la fin des grandes invasions s'opère une restauration générale de l'ordre interne; elle est encouragée par des gouvernements toujours plus forts, qui au xme siècle posséderont la plupart des attributs essentiels de l'Etat souverain sauf ce nom lui-même. Avant la venue de la Peste noire, la population de l'Europe sera trois fois plus nombreuse qu'elle n'avait été au début du xxe siècle. Bien que nous ne possédions pratiquement aucune statistique démographique pour cette période, tous les signes s'accordent d'une manière convaincante pour indiquer une telle croissance. Mais ce qui est sans doute plus important que la croissance démographique, c'est la concentration d'une modeste proportion - peut-être 5 % - de cette population dans les
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villes (entendons là des agglomérations de plus de 2. ooo habitants). Seules Venise, Milan et Paris atteignent la centaine de milliers d'habitants, une douzaine environ d'autres villes les 50 ooo, mais la taille moyenne des villes de cette période est d'environ 10 à 15 ooo habitants. Les villes forment alors un réseau d'activité commerciale, à partir de la vallée du Pô, et dont l'axe principal suit une ligne reliant l'Italie du Nord aux Pays-Bas. Les domaines les plus éloignés de l'économie rurale ressentent les effets de cette activité. L'agriculture de subsistance fait place à la spécialisation, ce qui permet d'éliminer une bonne part de la production marginale, et de concentrer les efforts sur une production permettant de réaliser des profits par son injection dans le marché. La quantité de terre arable double dans toute l'Europe, le rendement des récoltes augmente sensiblement ( 1 oo % dans de nombreux cas). De meilleures méthodes de rotation des cultures et de labourage, ainsi que l'usage généralisé des légumes (important pour amender le sol et donner au régime alimentaire une plus grande valeur nutritive), aident à entretenir les progrès enregistrés dans presque tous les secteurs de l'économie. La production de draps de laine devient la première industrie organisée de l'Europe, et fournit le premier article manufacturé destiné à l'exportation. De ce fait, l'industrie du drap stimule fortement le commerce. Et à mesure que les marchands et tisserands, avec leur hiérarchie complexe de métiers et de spécialités, affluent dans les villes et se consacrent chacun à plein temps à leur propre travail aux côtés des artisans et des « professions libérales », les campagnes s'organisent pour nourrir les nouvelles populations des villes. A la campagne tout comme à la ville, le calcul de la valeur rogne peu à peu sur l'ancienne mentalité du don et du contre-don, en limitant les pratiques de celle-ci essentiellement au domaine marginal de la sociabilité et de la philanthropie, domaine où elle est confinée depuis lors. Le nerf de ces grandes populations urbaines dépersonnalisées, de ces transactions commerciales généralisées, et d'une mentalité tournée vers le calcul des profits, c'était bien sûr l'argent. Le stock de monnaie s'accroît selon les méthodes de la période précédente, par l'obtention de butin et de tribut chez les Musulmans (en Espagne, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient). Il s'accroît aussi grâce à l'exploitation de mines d'argent récemment découvertes. Il s'accroît enfin par la répartition d'une bonne partie des trésors précédemment gelés, certains enfouis et découverts par hasard à cette époque, mais pour la plupart amassés dans les monastères. Au total, un effet vraiment révolutionnaire : l'argent se répandit dans presque tous les secteurs et genres de relations humaines. L'omniprésence nouvelle de l'argent, la croissance du commerce et le triplement de la population n'étaient pas en eux-mêmes sources de problèmes. Toutefois, la société chrétienne latine était profondément
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traditionnelle. Elle avait des préjugés fortement enracinés contre les transactions monétaires, contre la richesse et contre les relations sexuelles. Des problèmes surgissent donc à partir du XIe siècle, lorsque les anciens préjugés et les réalités nouvelles se heurtent de plein fouet.
LA
MONNAIE
Le gouvernement féodal traditionnel reposait sur des contrats d'homme à homme entre les seigneurs et les vassaux qui échangeaient leur protection contre des services. Le seigneur protégeait son vassal et à l'occasion lui donnait aussi des armes et l'usage d'une terre; en contrepartie, le vassal répondait aux appels du seigneur lorsque celui-ci l'invitait à siéger à sa cour et à lui donner conseil, à chevaucher avec lui et à combattre pour lui. Un nouveau type de gouvernement, qui nous est plus familier, fait son apparition aux XIe et xne siècles, expérimenté tout d'abord à la Curie romaine. Les tâches à la cour sont désormais exécutées par des spécialistes, dont beaucoup ont été formés dans les écoles de droit, et il faut payer ces gens, qui sont les premiers bureaucrates de l'histoire de l'Europe. A la même époque, les princes prennent conscience de la plus grande souplesse qu'offre un trésor bien rempli, au lieu d'entretenir à leur service un nombre déterminé de soldats pendant une période spécifiée, chaque année. Grâce à l'argent, ils peuvent déployer des troupes de mercenaires quand et où ils le désirent, et cela pour aussi longtemps qu'ils le souhaitent. En bref, le coût du gouvernement monte en flèche de ce fait, et le paiement d'impôts et de droits remplace l'accomplissement des devoirs traditionnels du vassal. Rien, semblait-il, ne pouvait être accompli à Rome sans argent. Et pourtant, avec la concentration croissante du pouvoir ecclésiastique entre les mains des papes, de Grégoire VII à Boniface VTII, c'est à Rome, semblait-il, que tout devait se faire, ou être approùvé. Outre les coûts justifiés de l'administration, déjà considérables, il semblait y exister un désir insatiable de pots-de-vin. Réelles ou fruits de l'imagination, la vénalité et la corruption prirent place parmi les thèmes satiriques les plus populaires et les plus répandus; et l'on situait souvent la cour pontificale en« décor» de ces critiques, où résonnent des échos bibliques. Gautier de Châtillon, poète et professeur, qui s'était formé au droit et avait fait ses armes à la chancellerie d'Henri II, écrivit un poème sur la corruption à la cour papale. Ce poème commence par un jeu sur le premier chapitre d'Isaïe, où il remplace Israël par Rome, abandonnée, désolée et assiégée. Les cardinaux sont à la barre de la nef de Pierre, ils s'avèrent être des pirates, dont le chef est Pilate. Le navire manque sans
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cesse de s'écraser sur les rochers, et on n'en maintient le bon cap qu'à coups d'argent. L'Evangile selon le Marc d'Argent, ouvrage anonyme du xne siècle, utilise le même thème; nous le connaissons par un grand nombre de manuscrits. Un pauvre homme est cruellement éconduit de la cour papale, mais un clerc grassouillet et riche s'y fait admettre en graissant la patte à tous les portiers, huissiers et secrétaires qu'il rencontre. Quand le pape apprend que de nombreux cardinaux ont eux aussi reçu de l'argent, une maladie mortelle le saisit. Le riche lui envoie une literie d'or et d'argent, et le pape se remet immédiatement de sa maladie. Le pontife convoque alors les cardinaux, et leur enjoint : « Frères, que personne ne vous trompe avec de vains mots. Je vous ai donné un exemple : comme j'ai obtenu, vous aussi vous obtiendrez. » Pour des accusations plus précises sur la vente des offices ecclésiastiques, la simonie, on faisait référence à l'histoire de Simon le Magicien, sorcier de Samarie (Actes 8, 9-2.4), qui avait cherché à acheter les pouvoirs apostoliques. Cette histoire, citée par l'ermite-réformateur du xxe siècle, Pierre Damien, devint un lieu commun de la rhétorique grégorienne. La trahison de Jésus par Judas pour trente deniers d'argent (Mat. z6, 15) était considérée comme l'acte de corruption le plus vil. Les attaques contre la vente d'offices ecclésiastiques ou de dîmes, ou encore des sacrements et de la justice, qui deviennent toutes fréquentes au xue siècle, évoquent sans cesse l'image de Judas qui vendit son seigneur. Les représentations artistiques de Judas avaient été extrêmement rares pendant les siècles précédents; la scène habituellement décrite était celle de son suicide par pendaison. Aux xxe et xne siècles, on assiste à une prolifération de représentations de Judas; et l'on choisit plutôt, en un grand revirement, de mettre l'accent sur la scène où il reçoit l'argent en paiement. Même s'il était devenu depuis peu un personnage important, Judas restait mystérieux parce que la Bible ne disait presque rien de son passé. La Ugende de Judas, également du xue siècle, lui donna une ample biographie, bien que fantaisiste. Ecrite en latin, elle fut bientôt traduite en plusieurs langues vulgaires. L'ultime trahison de Judas ne faisait que s'ajouter à un lourd passé de fratricide, de parricide et d'inceste. Le moyen le plus courant d'évoquer les problèmes soulevés par l'usage de l'argent consistait à mentionner les thèmes traditionnels des vices, de l'avarice en particulier, que nombre d'auteurs considéraient comme le vice principal ou selon une image différente mais proche, comme la racine de tous les autres vices. La liste des vices n'est pas d'origine biblique, mais les spécialistes croient qu'elle dérive des Voyages dans l'Autre Monde, peut-être d'un récit gnostique du voyage de l'âme,
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au cours duquel celle-ci rencontre les uns après les autres un certain nombre d'esprits mauvais (sept en général). Les premiers auteurs chrétiens ont inauguré une longue tradition, en dressant des listes de vices et aussi de vertus. Ce n'était pas une tradition rigide, car les écrivains étaient libres de modifier le nombre et l'ordre des vices qu'ils incluaient dans leur liste. Le premier dont on soit certain qu'il ait énuméré les vices et débattu de leurs essences respectives est Evagre le Pontique. Cet ermite du IVe siècle plaçait l'orgueil à la fin d'une liste de huit vices cardinaux. Le vice principal, habituellement détaché en tête ou à la fin de la liste, ou isolé de celle-ci, est le plus sûr indicateur d'un changement dans le système traditionnel des vertus et des vices. Un second indicateur critique est la nature du rapport entre les différents vices, en particulier celui du vice le plus important avec les autres. Jean Cassien rend explicite la liste d'Evagre, en expliquant pourquoi l'orgueil venait en dernier, et pourquoi c'était le plus important des huit vices. Il met les moines en garde : il leur faut vaincre tous les vices moins importants, alors seulement ils risqueront sérieusement de verser dans l'orgueil, qui sera le plus difficile de tous à surmonter. Le mal de l'orgueil est si grand, écrit Cassien, qu'à la différence des autres vices il n'a pas pour ennemi un ange ou une vertu, mais son adversaire est Dieu lui-même. Cassien introduit aussi dans la discussion l'image d'un arbre avec ses racines et ses branches. Deux passages de la Bible étaient à l'origine de cette tradition théologique : Sir. 10, 13, « Le commencement du péché, c'est l'orgueil », et I Tim. 6, 10, «La racine de tous les maux, c'est l'amour de l'argent». Dans ce dernier passage, saint Paul utilise le mot grec philargyria, que saint Jérôme traduit non par avaritia (mot que de nombreux spécialistes préféreraient actuellement), mais par cupiditas, qui a le sens un peu plus général de désir immodéré de quelque chose, y compris mais pas nécessairement l'argent. Certains théologiens étaient au courant de cette distinction. La Bible certes mentionnait et attaquait d'autres vices, mais seuls l'orgueil et l'avarice étaient dénoncés aussi expressément que dans ces deux passages. Par conséquent on ne disputait pratiquement jamais à l'orgueil ou à l'avarice le rôle de vice principal. La plupart des théologiens du début du Moyen Age choisirent l'orgueil. Le choix de Cassien a déjà été mentionné, et à cet égard nous ne devons oublier ni sa profonde influence sur saint Benoît, ni la recommandation que celui-ci fait aux moines dans sa Règle de lire Cassien. Cependant, le plus influent de tous les moralistes parmi les Pères est probablement Grégoire le Grand. Dans les Moralia in Job, il affirme nettement que l'orgueil est le vice principal. Ce n'est pas simplement un des huit vices cardinaux : l'orgueil est une entité importante, unique, à l'écart et au-dessus des sept vices.
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Car, lorsque l'orgueil, roi de tous les vices, s'est emparé complètement d'un cœur, ille livre sans plus attendre aux sept vices principaux, comme s'ils étaient de ses généraux, parce que sans aucun doute ils font surgir des cohortes pesantes de vices ... La racine de tous les maux est l'orgueil, dont on dit, l'Ecriture en témoigne, qu'il est le commencement du péché. Mais les sept vices principaux surgissent de cette racine empoisonnée, comme ses premiers rejetons : et ce sont la vanité, l'envie, la colère, l'acédie, l'avarice, la gourmandise et la luxure (PL, 76, 6zo-62.1). Cet ordre d'énumération, qui place l'avarice au cinquième rang, fut généralement adopté. Les Moralia furent souvent copiés et souvent aussi abrégés; les idées de Grégoire sur la primauté de l'orgueil ont donc persisté. Son influence est évidente dans les écrits de Tayon de Saragosse, Defensor de Ligugé, Smaragde de Saint-Mihiel, Ambroise Autpert, Alcuin, Jonas d'Orléans, Raban Maur, Halitgaire de Cambrai et Hincmar de Reims. La tradition ne change pas avec la renaissance monastique du xe siècle, lorsque saint Odon, deuxième abbé de Cluny, écrit une version abrégée des Moralia. Odon supprime une grande partie du long texte de Grégoire, mais l'orgueil a survécu à ces coupes sombres : il reste le roi et le souverain des sept vices cardinaux. Cependant, l'avarice - et en particulier la remarque de saint Paul à son sujet -n'était pas passée inaperçue au début du Moyen Age. Isidore de Séville, qui s'efforce davantage de tout cataloguer que d'introduire de la cohérence, répète les propos coutumiers sur l'orgueil et l'avarice, sans essayer de les concilier. Hincmar aussi admet la remarque de saint Paul; il établit sa propre liste des vices, qui place l'avarice en premier, tout en acceptant ce que dit Grégoire le Grand à propos de l'orgueil. Le Scot Siadhal, soulignant fortement une suggestion de saint Paul, considère l'avarice et la cupidité comme des signes d'idolâtrie; et Jean Scot Erigène, pour qui la cupidité est perverse et illicite, explique qu'elle est une motion irrationnelle du libre arbitre. Saint Augustin avait essayé de résoudre l'apparente contradiction entre l'Ecclésiastique et la Jre Epitre à Timothée. Dans celle-ci, il préfère lire avaritia, mais il invite cependant le lecteur à prendre ce mot au sens large du désir incontrôlable d'un objet quelconque qui n'est pas restreint à l'argent. Paul avait, selon Augustin, utilisé à dessein le terme« avarice», afin d'exprimer la notion générale d'un désir immodéré. Le diable avait été poussé à la chute par l'avarice, et celle-ci, chacun le sait, ne consistait pas en un amour de l'argent, mais en l'amour du pouvoir. Grégoire le Grand aussi, quoiqu'en dise le texte cité plus haut, assujettit l'avarice à l'orgueil. L'avarice a trait non seulement à l'argent, mais encore aux postes de haut rang; on parle à juste titre d'avarice lorsqu'il y a recherche démesurée de prestige. Si la quête des honneurs n'était pas de l'avarice, c'est en vain que
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Paul aurait dit, à propos du Fils unique : « Il n'a pas considéré comme une proie à saisir d'être l'égal de Dieu» (Phil z, 6). C'est ainsi que le diable tenta 3'éveiller l'orgueil chez notre parent, en le poussant à l'avarice d'un poste élevé. Ainsi donc les théologiens du début du Moyen Age ont-ils institué la primauté de l'orgueil, et parfois aussi la subordination explicite de l'avarice à ce premier vice. On assiste à partir du XIe siècle à une remarquable transformation de cette hiérarchie, par un retournement décisif en faveur de l'avarice. On peut déjà le voir par exemple chez Pierre Damien, ce précurseur de bien des sensibilités et des pulsions qui animent les générations suivantes. Pierre Damien cite saint Paul et accepte son point de vue sans plus essayer de placer l'avarice comme une simple sous-catégorie de l'orgueil. Lanfranc commente de la même façon ce même passage de la Jre Epitre à Timothée. Thomas le Cistercien discute spécifiquement de l'avarice en tant que vice objectif qui contribue à la détresse des pauvres. Jean de Salisbury considère l'avarice comme le pire de tous les vices, sévissant en particulier chez ceux qui exercent une charge publique. « Bien que la prodigalité soit clairement mauvaise, je pense qu'on ne devrait en aucune façon faire place à l'avarice. Aucun vice n'est pire que celui-ci, aucun n'est plus exécrable, surtout chez ceux qui sont à la tête des Etats ou qui détiennent un office public. Il faudrait éviter non seulement l'avarice elle-même, mais aussi bien ce qui s'y associe. » Jean avait observé de près les grands et les puissants, et ses avertissements, même si l'on fait la part de l'exagération rhétorique, étaient imbus d'une force particulière:« Une personne que des hommes pondérés et circonspects soupçonnent à bon droit du vice d'avarice ne peut être tenue pour loyale envers qui que ce soit, ni digne d'affection. » On pourrait citer une longue liste d'auteurs qui placent l'orgueil en première place, selon la tradition du début du Moyen Age. Notre propos n'est donc pas ici de dire qu'à partir du xie siècle, l'avarice a remplacé l'orgueil en tant que vice principal, mais plutôt de dire que l'orgueil, qui jusque-là avait été isolé au premier rang, doit désormais partager son primat avec l'avarice. Outre ceux qui insistent particulièrement sur l'un ou l'autre de ces deux vices, d'autres auteurs placent avarice et orgueil sur un même plan. Parmi ceux-ci figurent Rupert de Deutz, Werner de Kussenberg, le pseudo-Hugues de Saint-Victor, le pseudo-Bernard, Pierre Lombard, Pierre le Chantre, Jacques de Vitry et Guillaume Pérault. Mais c'est le collègue dominicain de Guillaume Pérault, Thomas d'Aquin, qui parvient à l'équilibre le plus clair entre les significations et l'importance respective de ces- deux vices principaux. Saint Thomas, après avoir étudié les différentes significations qu'on peut donner à l'orgueil et à la cupidité, choisit de leur attribuer la définition la plus précise possible.
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Ni l'un ni l'autre ne doit prendre le pas sur l'autre, soutient-il, parce que l'Ecclésiastique appelle l'orgueil un« commencement» et la Jre Epître à Timothée le qualifie de « racine ». Thomas trouve une marge de manœuvre entre les sens de« commencement» et de« racine», pour éviter qu'on accuse la Bible d'incohérence. Il place ainsi la cupidité en fin de la liste des sept vices, et suivant en cela Grégoire le Grand, il fait de l'orgueil un monarque régnant sur tous les autres. L'orgueil et l'avarice figurent en premier plan dans l'art roman et le gothique, y compris dans cette forme iconographique très publique qu'est la sculpture monumentale. Les personnifications sculptées de ces vices apparaissaient sur les chapiteaux et en divers lieux importants des façades, parfois dans une même série que d'autres vices, parfois aussi avec les vertus, mais souvent aussi seules. Les autres vices ne sont pas ainsi isolés et n'obtiennent pas un tel traitement individuel. L'orgueil est représenté sous les traits d'un puissant guerrier à cheval. Cette tradition iconographique a été fixée au plus tard au cours du IXe siècle, dans les manuscrits peints de la Psychomachie de Prudence. Elle comprend une séquence dans laquelle le cheval trébuche, l'orgueil est jeté à terre, et l'espoir offre une épée à l'humilité qui décapite l'orgueil. Mais lorsque l'orgueil apparaît sans aucune référence à Prudence, et lorsque l'artiste ne peut le représenter qu'en un seul tableau, s'il veut personnifier ce vice autant que possible et le présenter d'un coup au spectateur, il choisit en général de le montrer sous les traits d'un cavalier projeté à terre par-dessus l'encolure de son cheval qui trébuche. Le personnage est aussi sous cette forme une traduction graphique de Proverbe 16, 18 : « Avant la ruine, il y a l'orgueil; avant le faux pas, l'arrogance. » On personnifiait l'avarice sous plusieurs apparences. Elle pouvait être représentée sous les traits d'un petit personnage accroupi, la bouche ouverte et déformée, prête à dévorer, qui tient fermement ce qu'il a accumulé dans des bourses. Dans ce droit fil, Innocent rn fait remarquer plus tard que l'avarice et l'enfer sont semblables : tous deux avalent et consument, mais ils ne digèrent pas. L'avarice apparaît aussi la bouche fermée, empoignant désespérément deux sacs, tandis qu'un serpent à tête de chat lui lèche une oreille. Cet accapareur en proie à des forces dignes du stade anal peut être aussi représenté sous la forme d'un monstre gras, penché au-dessus d'un énorme sac suspendu à son cou. L'avarice n'était cependant pas toujours grotesque: à Chartres, l'avarilia, nom féminin, est montrée sous les traits d'une femme, assise près d'un coffre d'argent, en train de trier et de compter des pièces de monnaie. L'avarice peut même être représentée en personnage d'apparence plutô! distinguée, de belle prestance et bien habillée, mais un sac d'argent lU1 pèse au cou, et tout proche un serpent-dragon se tient à l'affût, ou c'est un diable grotesque juste derrière elle. Sur un bas-relief sculpté d'unè
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église proche de Parme, l'avarice nous est montrée subissant son châtiment : son cou ploie sous le fardeau d'un énorme sac d'argent, de chaque épaule lui pend un autre sac. Un diable se tient debout à côté d'elle et pinces en main lui arrache les dents sans ménagements. Au-dessus d'elle, un autre diable pèse de tout son poids sur un coffre d'argent qu'elle porte sur le dos. Le thème de Lazare et de l'homme riche est étroitement relié à celui de l'avarice (Luc 16, 19- 31). Lazare, un mendiant, se tenait à la porte de la maison d'un homme riche, espérant en vain les miettes qui auraient pu tomber de la. table somptueusement dressée à l'intérieur. Seuls les chiens du riche lui montraient de la compassion et léchaient les plaies de son corps malade. Il mourut, et son âme fut emportée au del vers le sein d'Abraham; mais lorsque le riche vint à mourir, son âme alla affronter les tourments éternels de l'enfer. Les attributs iconographiques de l'homme riche sont semblables à ceux de l'avarice: à sa mort en effet, nous voyons sous son lit ses sacs d'argent et autour de ceux-ci se lovent de gros serpents visqueux. De plus, l'âme du riche est enfournée dans une gueule béante -l'enfer -, par un diable qui s'aide joyeusement de sa fourche. On trouve et l'histoire de Lazare et la personnification de l'avarice sur le côté gauche du porche, à l'église abbatiale de Moissac. Un des attributs au moins de l'avarice a été transféré aux représentations du suicide de Judas (Mat. 2.7, 5). Judas est pendu, un sac d'argent au cou: ainsi sur le tympan de Sainte-Foy de Conques. On trouve parfois le thème des trois tentations (fondé sur 1 Jean z, 1 5-16) à la place de celui des Sept Péchés capitaux. Ce thème est moins bien connu; mais une étude de la façon dont il définit et relie entre eux vices et vertus corrobore ce que nous avons vu dans l'examen du thème plus familier des Sept Péchés. Les trois Tentations, convoitise de la chair, convoitise des yeux et confiance orgueilleuse dans les biens terrestres, correspondent aux trois tentations d'Adam dans le Jardin d'Eden et de Jésus dans le désert. On les trouve, au cours des siècles, assimilées à diverses combinaisons de vices; et celles-ci, par-delà leur diversité, témoignent dans l'ensemble d'une tendance à conférer une importance croissante à l'avarice : pour le début du Moyen Age, la triade comprenait - en ordre croissant d'importance - , la gourmandise, l'avarice, puis la vanité, c'est-à-dire respectivement le laxisme dans les désirs de la chair, la. curiosité qui vise des objets extérieurs à l'individu lui-même, et l'affirmation consciente et arrogante du soi face à autrui. Chaque élément de la triade des vertus monastiques (chasteté, pauvreté, obéissance) avait pour fonction spécifique de contrer son vis-à-vis parmi ces trois tentations. Or dans la longue durée, on observe des variations considérables dans l'identification, la définition et le rang de chacune des tentations; un problème majeur était de placer dans ce schéma les richesses et les honneurs. Mais dans les réflexions lucides
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du poète Langland (son Piers Plowman date du dernier tiers du xrve siècle), la vieille triade réapparait dans l'ordre suivant: la gourmandise, l'orgueil et l'avarice. La pauvreté religieuse, sous différents aspects, servait de contrepoids tout d'abord à l'orgueil, puis à l'avarice. Dans les premiers siècles du Moyen Age, il n'y avait guère qu'un seul modèle de vie religieuse, celui des moines. Du VIe au XIIe siècle, les moines se disent pauvres, et se font parfois appeler les « pauvres du Christ». Cet idéal sera légèrement infléchi à plusieurs reprises, mais ne sera pas attaqué avant le xre siècle, où certains ermites, puis des chanoines, enfin de nouveaux ordres monastiques, critiqueront les anciens ordres : ils dénoncent alors la présence apparente d'une contradiction flagrante, entre cette prétention des moines à la pauvreté et la richesse incroyable de certaines communautés monastiques parmi les plus prospères. La manière dont cette contradiction, apparente ou réelle, était résolue en dit long. Les moines prétendaient être pauvres « en esprit » (Mat. ~, 5), et les commentaires des Pères sur ce mot disaient sans ambiguïté que le pauvre« en esprit» était l'humble. Au Jour du Jugement, ce qui déterminerait la pauvreté devait être un état d'esprit, et non pas un inventaire des biens possédés en ce monde. Et la principale vertu monastique, selon les écrits spirituels des moines du VIe au XIIe siècle, de saint Benoit à saint Bernard, était l'humilité; et cette vertu était garantie par l'obéissance, c'est-à-dire la soumission totale du moine à la volonté de son abbé. Avant le xre siècle, la notion même de« pauvreté» possède un sens très différent de l'acception moderne : elle signifie principalement que le pauvre est dépourvu de puissance. Bien sûr, la puissance et la richesse étaient liées l'une à l'autre, comme elles le sont toujours; ce n'est ici qu'une question d'accent à mettre sur l'une ou sur l'autre. Cependant, les listes des divers groupes de « pauvres » dans la société carolingienne comprennent certains détenteurs de vastes richesses; ce que tous ces gens ont en commun, c'est qu'ils manquent de moyens adéquats pour se défendre. Remarquons inversement que la classe dominante dans la société féodale doit son nom à l'instrument et symbole principal de sa puissance, le cheval (ainsi, chevalier, caballero, etc.). Les moines venaient presque exclusivement de cette même classe puissante, qui contrôlait la terre et vivait à cheval. Ce qui leur permettait de se dire « pauvres » lorsqu'ils entraient au monastère, c'était l'abandon de leurs chevaux et de leurs armes, c'est-à-dire de leur puissance. De plus, être religieux, c'était surtout glorifier Dieu : ceci, dans une société fondée sur l'échange des dons, signifiait qu'il n'y avait rien de trop précieux qui ne puisse être offert à un sanctuaire religieux. Le temple de Salomon, avec la prodigieuse quantité de richesses qui lui avaient été offertes (1 Chro. 2.9, 1-1o), étaitinvoqué comme modèle vétéro-
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testamentaire pour les bâtiments ecclésiastiques chrétiens. Encore au xne siècle, Suger de Saint-Denis se sert de ce que dit saint Paul, évidemment au sens figuré, sur la maison de Dieu dont Jésus est la pierre d'angle (Eph. z, 19-zz) : Suger justifie par là la nouvelle et resplendissante église abbatiale qu'il avait fait édifier. Selon leur logique, les moines étaient donc vraiment pauvres, même si, tout comme leurs protecteurs, ils ne s'embarrassaient pas de la nature somptueuse des bâtiments et installations monastiques. Par-dessus tout, ils favorisaient l'accumulation de grands trésors de métaux précieux et de joyaux, sur l'autel et autour de lui, sous forme de statues, de reliquaires, de croix, de vases liturgiques, de candélabres et de couvertures de livres. Les moines ne prétendaient pas que leurs communautés, en tant qu'entités, étaient ou devaient être pauvres. Les premiers réformateurs religieux qui s'avisèrent de critiquer les moines venaient de ces centres commerciaux et monétaires qu'étaient les villes du nord et du centre de l'Italie. Pierre Damien de Ravenne voyait l'argent partout dans les églises et s'en plaignait. Pour lui, l'ermitage dans sa pureté et sa simplicité était l'endroit où l'on pouvait le mietn! suivre le modèle évangélique de simplicité. L'Eglise entière était présente, assurait-il en se fondant sur la Jre Epître aux Corinthlens (u, 12-13), là où une seule personne participait de sa foietdesacharité. Employant le modèle de la communauté apostolique de Jérusalem (Actes 4, p), il préconisait la vie commune pour les chanoines. Et faisant allusion au même passage, il définissait ainsi les prédicateurs : « Les seuls capables de tenir la charge de prédication sont ceux qui ne bénéficient pas de l'appui des richesses terrestres et qui, parce qu'ils ne possèdent rien, détiennent tout en commun. » Comme les ermites et les chanoines se posaient en détenteurs de la tradition apostolique, ils s'en prenaient aux moines en les accusant, du fait de leurs rituels élaborés et très cérémonieux, d'imiter non pas les Apôtres, mais les Pharisiens. L'un des grands partisans des chanoines au xne siècle, Gerhoch de Reichersberg, dessine un panorama global de l'histoire chrétienne dans son traité Sur les quatre Veilles de nuit. Ce titre fait allusion à Matthieu 14, zz-3 3, où Jésus marche sur la mer. La quatrième veille, ou période, correspond pour Gerhoch au siècle écoulé, de Grégoire VII à Gerhoch. Chaque période avait affronté un vent défavorable, et celui de la quatrième période était l'avarice. Dieu aide chaque âge par l'intermédiaire de ceux qui prennent le quart : dans la quatrième période, ce sont les disciples du Christ que Gerhoch définit comme ceux qui renoncent à tous leurs biens. Cette volonté de faire ressembler la vie religieuse à une image de la communauté primitive des apôtres eut des répercussions de grande portée. Certains écrivains grandmontains racontèrent comment leur fondateur, Etienne de Muret, considérait les règles monastiques comme des mesures superflues. L'Evangile suffisait. « Par conséquent, comprenez
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qu'il ne peut y avoir qu'une règle, et que le Fils de Dieu a dit : 'Sans moi, vous ne pouvez rien faire' Qean 15, 5). »Mais l'Evangile s'adressant à tous, quiconque s'y conformait était donc un religieux, quelle que soit sa condition de vie. Une conséquence logique de ce réveil évangélique fut de faire disparaître les distinctions qui séparaient la vie religieuse de la laïcité, et peut-être aussi de rendre superflues non seulement les règles religieuses, mais la vie religieuse elle-même. L'impact des Evangiles sur la vie des gens en Europe occidentale fut plus fort dans le siècle et demi allant de II75 à 132.5 qu'à tout autre moment avant la réforme. Il suffit de citer quelques-uns parmi les cas les plus spectaculaires qui illustrent ce sujet. Valdès, ce riche marchand de tissus et banquier de Lyon, se convertit à la vie religieuse dans les années 1170. Emu par l'histoire d'un ménestrel qui contait comment on gagne la perfection chrétienne par le renoncement aux richesses et la mendicité, Valdès consulta un maître en théologie pour trouver la voie la plus sûre menant au salut. Celui-ci répondit en citant Mat. 19, 2.1 :«Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres. » Valdès engagea des clercs pour traduire les Evangiles pour lui, et après avoir pris les dispositions pour sa famille, démantela son empire financier. D attira rapidement à lui des disciples, et le groupe ainsi formé fut décrit par un contemporain en ces termes :«Ils n'ont pas d'habitation fixe; ils voyagent deux à deux, pieds nus (Luc 10, 1 -4), habillés de drap de laine, ne possédant rien et ayant tout en commun (Actes 4, 32.). » Il est frappant de mettre l'histoire de Valdès en parallèle avec l'expérience, une génération plus tard, de saint François d'Assise. Au cours de sa conversion progressive, entre 12.05 et 12.09, François fut profondément impressionné par Mat. 19, 2.1 - ce même passage qui avait tant influencé Valdès -, et aussi par Mat. 16, 2.4 (cf. Luc 9, 2.3), « Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il renonce à lui-même ». Il corrige sa propre vie sur un modèle biblique, et forme ensuite son groupe de disciples selon ce modèle. Dans le récit que Thomas de Celano donne de la conversion de François, nous voyons presque les mots de Luc 9 et 10 s'emparer de l'esprit de François, et y exploser : Quand François entendit que les disciples du Christ ne devaient posséder ni or ni argent, qu'ils ne devaient emporter sur la route ni bourse ni sac ni pain ni serviteurs, qu'ils ne devaient avoir ni chaussures ni même de tunique ~e rechange, mais qu'ils devaient prêcher le Royaume de Dieu et la t;>énitence, tl fut transporté de joie dans l'Esprit-Saint : « Voilà ce que je veux, s écria-t-il, c'est ce que je cherche, ce que du fond de mon cœur je brûle du désir d'accomplir. »
Lorsqu'en 12.1o, le groupe compte douze personnes, ils s'en vont vers Rome, et l'ordre des Frères mineurs connaît alors son réel début. C'est avec la vie de François, communément considéré comme un
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second Christ ou l'autre Christ ( Franciscus alter Christus) par ses contemporains, que l'imitation du modèle biblique et surtout évangélique, atteint son apogée. Comme Etienne de Muret, il ne voulait réellement pour son groupe aucune autre règle que l'Evangile. Se trouvant à Greccio (au nord de Rome, près de Rieti) avec des amis pour la Noël 12.23, il reconstitue avec eux la scène de la naissance de Jésus à Bethléem. L'été suivant, alors qu'il était en extase mystique sur l'Alverne (dans les montagnes en dessus d'Arezzo), François reçut les cinq plaies de la crucifixion sur son propre corps. Peu avant sa mort en 122.6, il dicta à ses frères un testament où il leur rappelait que depuis le début ses compagnons et lui-même avaient essayé de vivre selon le saint Evangile. Pendant tout le siècle qui suivit la mort de François, ses disciples furent divisés entre ceux qui désiraient perpétuer et imiter l'image du pauvre, figure du Christ, et ceux qui au contraire préféraient établir pour l'ordre une organisation stable, au fond assez traditionnelle, avec toutes sortes de propriétés, de couvents, d'églises, etc. Le débat entre ces deux factions se trouva essentiellement axé sur l'interprétation à donner du mode de vie de Jésus et des apôtres. En particulier, avaient-ils eu des biens et de l'argent? C'est principalement Bonaventure qui établit que Jésus et les apôtres n'auraient rien possédé. Cet argument reposait sur plusieurs textes déjà cités, et sur quelques autres comme le Psaume 40 (39), 18 : « Moi je suis pauvre et humilié», qu'on disait se rapporter au Messie, et d'autres qui laisseraient entendre que Jésus n'avait eu aucune possession ni aucun lieu de résidence qui soit vraiment sien (Mat. 8, 2.0; 17, 2.7; 2.6, 17-19; Luc 19, 5; Jean 14, 30). Mais ce raisonnement fut officiellement rejeté, sous des prétextes plus juridiques que théologiques, et fut même déclaré hérétique par le pape Jean XXII en 1 32.3.
LE COMMERCE
L'espace relativement court que nous consacrerons au commerce n'est pas proportionnel à l'importance du sujet. Les écrits sur le commerce sont moins nombreux que ceux qui traitent de l'argent et de l'avarice. Le répertoire biblique ayant trait au commerce était moins varié; de plus, aucun thème iconographique associé au commerce ne pouvait égaler la force et la concision de ceux qui illustraient l'avarice. Par ailleurs, l'argent et l'avarice servaient souvent de métaphores pour le commerce. On peut donc dire que la majeure partie des propos précédents sur l'argent et l'avarice visait en fait le commerce et les marchands. L'attitude prédominant chez les Pères de l'Eglise vis-à-vis des marchands et de l'activité commerciale était caractérisée par une méfiance
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profonde. Ce n'était pas là la marque d'une nouvelle théologie, spécifiquement chrétienne, mais plutôt l'expression d'une méfiance tout à fait traditionnelle dans la société gréco-romaine, une méfiance qu'on rencontre chez Platon, Aristote, Cicéron et beaucoup d'autres auteurs de l'Antiquité. Tertullien identifie le commerce à l'avarice; Basile et Jérôme s'en prennent tous deux à l'accumulation de richesses, et Jérôme considère que le commerce est une escroquerie. Le texte patristique le plus fréquemment cité sur le commerce vient d'une lettre du pape Léon le Grand (44o-46r), où il est dit qu'il est difficile d'acheter ou de vendre sans tomber dans le péché. Le contexte est important, car le véritable sujet n'en était pas le commerce, mais la pénitence; ceci donne davantage de poids à son observation. Car le pape y exprime pour ainsi dire incidemment ce qu'il pense du commerce : « Pour une personne qui fait pénitence, il vaut mieux subir quelque perte financière que de se risquer dans les affaires; il est difficile en effet d'acheter et de vendre sans tomber dans le péché. » Le pape reprend donc apparemment un lieu commun, sans penser devoir recourir à une démonstration ou invoquer une quelconque autorité, et surtout pas biblique. Cette phrase est citée par toutes les premières collections canoniques, et survit dans les grands recueils de Burchard de Worms, d'Yves de Chartres et de Gratien, aux XIe et XIIe siècles. Saint Augustin fait exception dans ce concert patristique. Il commente le Psaume 71 (7o), 15, en ayant à l'esprit le problème d'une morale chrétienne du commerce. Il fait l'inventaire de toutes les accusations communément portées contre les marchands, en les rendant d'autant plus spectaculaires qu'il attribue directement ces travers à un marchand chrétien au cours d'une conversation imaginaire. Ce marchand se défend· bien, tout d'abord en soutenant qu'il se rend utile du fait qu'il transporte des marchandises sur de longues distances, de l'endroit où elles sont en abondance à celui où elles sont nécessaires. Il considère être un travailleur qui gagne son salaire, selon les termes de Luc ro, 7· Il cherche ensuite à blanchir sa profession. A cet effet, il établit une distinction entre le commerce en tant que tel et les marchands en tant qu'individus. Si le commerce donne lieu à des mensonges et à des parjures, ce n'est pas parce que le commerce en soi est mauvais, mais parce que tel marchand est un menteur ou un parjure. Le péché vient de la personne et non pas de la profession. Lorsque les paysans et les artisans mentent ou blasphèment, les gens n'en concluent pas que leur métier, qu'il s'agisse de l'agriculture ou par exemple de la cordonnerie, est malhonnête ou blasphématoire. Saint Augustin accepte cette conclusion : si un marchand est dépravé, ce n'est pas en raison de sa profession, mais en raison de l'iniquité personnelle de ce marchand. Cependant, malgré Augustin, au cours des premiers siècles du Moyen Age, c'est l'opinion de Léon le Grand et des autres Pères qui l'emporte.
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La seule scène vraiment importante de la Bible qui se rapporte à ce thème est bien sûr celle que rapporte Matthieu. Jésus entra dans le Temple et chassa tous ceux qui achetaient et vendaient là; il renversa les tables des changeurs et les chaises des vendeurs de pigeons. Et il leur dit : « TI est écrit Ma maison sera appelée maison de prière, mais vous, vous en faites une caverne de bandits>> (Mat. zt, 1z-13).
On trouve ce texte très fréquemment cité au xie siècle dans les attaques de portée générale contre les marchands. A la fin du xne siècle, on le voit sculpté dans la pierre, avec une force poignante, sur la façade de Saint-Gilles du Gard. Jésus, solide et musclé, lève la main droite d'un geste menaçant, et de la main gauche repousse quatre changeurs étonnés, qui plient l'échine et battent en retraite, en s'agrippant à leurs sacs, comme autant de personnifications de l'avarice. Ce passage de Matthieu fut incorporé dans les commentaires sur le Décret de Gratien, dans les années u8o. En fait, il se trouvait dans un texte anonyme du ve ou du vre siècle, qui ayant réapparu dans les années uSo, fut faussement attribué à saint Jean Chrysostome. L'auteur brode sur le passage de Ma~eu, pour avancer qu'aucun chrétien ne peut être marchand, et qu'aucun marchand ne peut plaire à Dieu, que la tromperie est un caractère intrinsèque du commerce; et bien que les artisans aient droit à une plus-value pour le travail ajouté au matériel qu'ils achètent et vendent ensuite, les marchands, eux, sont ceu:x qui vendent sans les améliorer les biens qu'ils ont achetés, et ce sont ces marchands que Jésus a chassés du Temple. Le commentaire de saint Augustin sur le Psaume 71 (7o) est aussi utilisé dans les discussions juridiques des années nSo, mais d'une façon qui affaiblit la force de son argument en faveur du commerce. Cependant, au milieu du xme siècle, Alexandre de Halès, qui avec d'autres grands érudits des ordres mendiants avait entrepris de modeler une éthique chrétienne du commerce, redonne toute leur force aux arguments de saint Augustin. Alexandre, franciscain, et Thomas d'Aquin, dominicain, confrontent tous deux les arguments du Pseudo-Chrysostome à ceux de saint Augustin, et résolvent totalement le débat en faveur du dernier. Avant Alexandre et Thomas, l'usure n'était qu'une des nombreuses opérations effectuées par les marchands. lis gardaient en effet de l'argent pour des gens, ils le prêtaient à d'autres, l'investissaient dans des entreprises commerciales, et le convertissaient en diverses monnaies auprès de marchands étrangers. L'histoire de la conversion de Valdès fut peutêtre dramatisée par le fait qu'on y insistait lourdement sur les profits qu'il avait réalisés comme usurier, mais il n'y a aucune raison de penser qu'il ne pratiquait pas à la fois le commerce des draps et l'usure. La profession de banquier n'acquit son indépendance qu'au XIIIe siècle, en même temps qu'apparaissaient les sociétés commerciales.
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Le prêt à intérêt pour le profit, c'est-à-dire l'usure, était très mal vu; et puisque cette pratique ne prit son indépendance vis-à-vis du commerce qu'au xme siècle, toutes les activités commerciales étaient souillées du même opprobre. Le plus gros de cette mauvaise réputation venait de passages de l'Ancien Testament (Ex. 22, 2~; Lév. 25, 35-38; Deut. 23, 19-2I), qui précisent tous que les juifs ne sont pas autorisés à prêter à d'autres juifs de l'argent pour réaliser des profits. Ezéchiel 18, 8 classe le prêt à intérêt parmi les crimes les plus graves, avec l'idolâtrie et le vol. D'autres passages se réfèrent à l'immoralité du prêt contre intérêt : « Seigneur, qui sera reçu dans ta tente ? Qui demeurera sur ta montagne sainte ? », demande le Psalmiste; et parmi ces élus on trouve : « Celui qui n'a pas prêté son argent à intérêt» (Ps. I~ (I4), I, 5). Saint Jérôme considère que l'interdit imposé aux juifs s'applique à tout le monde, du fait que la religion des Hébreux s'est accomplie dans la religion chrétienne, universelle. Ambroise, qui essaie aussi de donner un sens au rôle qu'avaient eu les juifs dans la préparation au développement du christianisme, fait observer que les juifs prêtaient parfois à intérêt à un juif par l'intermédiaire d'un non-juif. La doctrine dite «Exception d'Ambroise» déclare que les chrétiens ne sont pas autorisés à se prêter entre eux de l'argent à intérêt, sauf par l'entremise d'un non-chrétien. Saint Augustin expose qu'il est plus cruel de tuer les pauvres par l'usure que de blesser les riches par le vol. Cependant, l'Eglise des Pères n'avançait que prudemment. Les Conciles des Ive et ve siècles n'interdisent l'usure qu'aux clercs. Puis en 789, Charlemagne étendit cette interdiction à tous les chrétiens, laies et clercs. Le décret est réitéré aux Conciles de Paris (829), de Meaux (845) et de Pavie (85o). Bien qu'on accordât peu d'attention à cette question au xe siècle, les condamnations se multiplient à nouveau au xie siècle, et sont répétées plus tard aux Conciles de Latran. La prolifération des usuriers à partir du XIe siècle inquiétait fort les moralistes, comme on peut s'en douter. Les Pères du me Concile de Latran ( II79) font remarquer que l'usure fleurit presque partout, comme s'il s'agissait d'une entreprise licite.« Pierre est parti en voyage», écrivait Jean de Salisbury au sujet de la papauté, « en laissant sa maison aux bailleurs d'argent }), Le pape Urbain rn (I185-II87), intègre dans l'arsenal de ce débat le rôle clé de l'intention, lorsqu'il cite - sans doute pour la première fois dans ce contexte - cette parole du Christ que rapporte l'évangile de Luc:« Prêtez sans rien espérer en retour» (Luc 6, 35). La seule intention pouvait ainsi constituer l'usure; cette opinion sera soutenue par maints auteurs durant les trois siècles suivants, qui citeront sans cesse cette injonction évangélique et l'utilisation qu'en avait faite le pape. Guillaume d'Auxerre (I 18o-1248), théologien influent à Paris, initie un courant de réflexion sur l'usure dans le cadre du droit naturel. Un peu plus tard, Albert le Grand (t u8o) introduit Aristote,
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n;
dans le débat. Un canoniste, Sinibaldo Fieschi, le futur Innocent IV (12.43-1254), soutient que l'usure est prohibée pour ses conséquences
désastreuses : pour la société, elle produit la pauvreté; pour l'âme du prêteur, elle présente du point de vue moral de graves dangers, car l'usure n'est autre que le péché d'avarice. Dès 12.70 environ, saint Thomas d'Aquin met au point un raisonnement très élaboré en droit naturel contre l'usure. Réduit à quelques termes simples, ce raisonnement maintient que lorsqu'un prêteur vend tant la substance de l'argent que son utilisation (l'utilisation ayant été préalablement définie comme inséparable de l'objet lui-même), il vend en fait quelque chose d'inexistant, ou bien il vend la même chose deux fois. Cette transaction, quelle que soit la façon dont on la décrit, est manifestement contraire à la justice naturelle. Les scolastiques condamnaient donc fermement l'usure, et cela de façon toujours plus élaborée. L'attitude scolastique envers le prêt à intérêt ne se limite pas cependant à un perfectionnement et à une mise à jour des critiques contre l'usure. Car dans le même temps elle entreprend de justifier certaines formes de paiement d'intérêts ainsi que les échanges commerciaux. On n'en est pas encore à une théorie cohérente des opérations de crédit; mais l'énoncé des divers droits à intérêt (c'est-à-dire une série de cas d'exception) a eu pour effet de justifier la pratique du prêt à intérêt, au moins dans les limites d'un marché de l'argent en pleine compétition. Les Frères mendiants, et quelques autres de leurs contemporains, en perfectionnant des réflexions déjà inaugurées dans les écoles de la fin du xne siècle, commencent à examiner les problèmes de la propriété privée, du juste prix, de l'argent, des salaires professionnels, des profits commerciaux, des associations commerciales, et du prêt à intérêt. Et pour chacun de ces problèmes, on les voit émettre des opinions globalement favorables, donnant leur approbation à ces pratiques, renversant ainsi des attitudes qui avaient prévalu pendant les six ou sept siècles antérieurs. Les travaux de certains élèves des professeurs les plus célèbres montrent comment on a reçu, assimilé et transmis les idées de ces maitres. Voici l'exemple d'un dominicain : Gilles de Lessines (vers 12.3 51 ;o4), qui a fait ses études sous la direction d'Albert le Grand à Cologne et plus tard sous Thomas d'Aquin à Paris. Gilles écrit un Tractatus de u.ruri.r vers u8o; il s'agit du premier opuscule théologique entièrement consacré aux problèmes relatifs à la manipulation de l'argent. On y trouve une justification du métier de changeur : ce métier dérive de la nature même de l'argent, et est à la fois utile et commode. Contre ceux qui s'attachaient à condamner les changeurs pour la raison que Jésus les avait chassés du Temple, Gilles explique que dans ce cas précis, ce n'est pas la profession des expulsés qui est incriminée, mais plutôt la pratique d'un commerce ressortissant au siècle dans un lieu réservé exclusivement au spirituel.
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LA POPULATION
L'explosion démographique du début du second millénaire chrétien posa de sérieux problèmes moraux et matériels. Nous avons reconnu dans le cas de l'argent comme dans celui du commerce un mode de développement mental, allant d'un rejet catégorique à une acceptation prudente et limitée, éventuellement suivie d'une justification des pratiques auparavant condamnées. Nous retrouvons ce même schéma pour un aspect important des nouveaux problèmes de population, l'urbanisation; il est cependant absent de l'autre aspect de la démographie qu'on va étudier ici, la sexualité. Dans le premier Livre de la Cité de Dieu, saint Augustin demande ce qu'ont perdu les chrétiens dans la chute de Rome; il répond lui-même qu'ils n'ont rien perdu d'important. Cette dévaluation de la cité a été signalée plus haut, ainsi que le transfert de l'idéal urbain de la cité antique au monastère. A l'autre bout du Moyen Age, cet état de choses est complètement bouleversé. Une exaltation nouvelle de la cité, fondée en grande partie sur l'ancien modèle classique, triomphe, en Italie surtout et avant tout dans les écrits des humanistes. La ligne de partage entre ces deux courants de pensée - chacun étant bien représentatif des mentalités de son époque - , peut être située au :xne siècle. C'est alors que ces conceptions antagonistes se sont heurtées. Bien sûr, on percevait à cette époque le problème en termes religieux, et donc le vocabulaire et l'imagerie employés dans les controverses sont résolument d'origine biblique. Au cours des siècles, les moines ont persisté dans leur idéal de fuite hors du monde; mais en fait les fondateurs d'abbayes n'étaient pas forcés de fuir très loin, car le« monde» n'était nulle part si dense qu'il obligeât à la fuite. De nombreux monastères furent fondés dans les murs ou à proximité de ces « cités » squelettiques des premiers siècles du Moyen Age, et avec la croissance urbaine des :xre et :xne siècles, les moines se retrouvèrent bon gré mal gré au milieu d'agglomérations. Ce fait est souligné par l'auteur d'un opuscule intitulé Les Ordres e~
les Vocations de l'Eglise (Libellus de diversis ordinibus et professionibus qtll sunt in ecclesia, sans doute d'un chanoine qui vivait à Liège ou dans les environs au milieu du :xue siècle). Il définit les différents types de vie religieuse de son temps en fonction de leur proximité des centres de population; et il considère les« Ounisiens et leurs semblables», c'est--1dire les moines de la vieille école, comme ceux qui vivent « parmi les hommes dans les cités, les villes et les villages ». Tel est le cas d'un des plus importants de tous les monastères, Ouny : il avait été fondé en un lieu isolé, mais l'immense richesse qu'il diffusa à l'échelle locale, en
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particulier par ses programmes de construction, créa une ville à ses portes. Parmi les abbayes construites à côté de villes en stagnation qui se réveillent au xre siècle, figurent Westminster, Saint-Germain-des-Prés, Saint-Ambroise de Milan, et Saint-Héribert de Deutz (en face de Cologne, sur l'autre rive du Rhin). Le grand exégète de la Bible Rupert, abbé de Deutz (mort en II38), fit remarquer dans son Commentaire sur la Genèse (Gen. 4, 17) que la raison primordiale de la construction des premières villes sur terre avait été l'homicide. li fait là bien entendu référence à Caïn, tenu traditionnellement pour le fondateur de la zizanie et de la violence sociales : Caïn avait été également le fondateur de la première cité, à l'est du Jardin d'Eden, qui portait le nom d'Enoch, son fils. En revanche, Rupert parle en termes élogieux d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, qui « ne bâtirent ni villes ni châteaux, mais fuirent les villes et vécurent dans des masures, et construisirent au lieu de villes et de châteaux un autel en l'honneur de Dieu». Dans le premier chapitre des Ordres et Vocations de l'Eglise, consacré aux ermites, l'auteur fait allusion à la fondation par Caïn de cette ville primordiale. Etant donné qu'il ne trouve pas de mention que quiconque ait avant Caïn construit une maison ou une cité, il en conclut que les premiers hommes sur la terre vivaient sans domicile fixe ni communauté, et peuvent donc être considérés comme les précurseurs bibliques des ermites. Son chapitre sur les Cisterciens, qui à l'instar des ermites devaient s'efforcer de fuir les concentrations humaines pour réaliser leurs objectifs spirituels, a pour titre:« Les Moines qui se retirent à l'écart des hommes.» Cherchant un parallèle dans l'antiquité biblique, il trouve les cent prophètes, en deux groupes de cinquante, qui se cachaient dans les cavernes (I Sam. 18, 3-4). Pour parallèle du Nouveau Testament, il cite le départ de Jésus au désert (Luc 4, 4z) ou sa retraite dans la montagne pour y prier (Luc 6, 1z). Deux cisterciens influents, Guillaume de Saint-Thierry et Aelred de Rievaulx, projettent l'image de la cité sur les monastères de leur ordre, à peu près comme Cassiodore l'avait fait quelques siècles auparavant. Ils n'étaient guère favorables aux villes de leur temps; ils réservent l'enthousiasme de leur description rhétorique à l'étonnante beauté des sites où les Cisterciens s'établissent avec tant de prudence et de goût. Ils appellent leurs monastères « cités de refuge» (Nomb. 35, 9), où la vie chrétienne peut être menée au mieux dans toute sa simplicité. Pour Bernard de Clairvaux, dont le vocabulaire même puise à la Bible, le monastère cistercien n'est rien moins que la grande Cité, Jérusalem. Et aux villes de son temps, où il se rendait si souvent mais qu'il ne comprit ou n'apprécia jamais, il donnait le nom de Babylone. Le sort de cette ancienne cité était prédit par les Prophètes, en raison de sa perversité et de son hostilité envers Israël (Is. 13; 14; z 1; Jér. 50-5 I ).
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Le Nouveau Testament, qui parle de Babylone pour qualifier Rome (I Pierre 5, 13 et Apoc. 17-18) fournissait un précédent à l'application de ce nom à une ville contemporaine qu'on veut critiquer. Le spectacle de jeunes étudiants fréquentant les écoles urbaines au lieu de la véritable « école du Christ » poussa Bernard à dénoncer Paris comme Babylone la perverse, et à prier instamment les étudiants de s'en retirer. Toute cette imagerie se retrouve chez les partisans des écoles urbaines. Jean de Salisbury écrit à Thomas Becket en exprimant son vif enthousiasme pour Paris et sa surprise à constater qu'il l'aimait. Paris l'impressionne diversement, pour ses bâtiments, pour son peuple, et pour les événements intellectuels et spirituels auxquels il a assisté ici; et pour décrire Paris, il reprend l'image de l'échelle de Jacob (Gen. z8, 12.), avec ses anges montant et descendant, et son dernier barreau qui atteint le cieL Pour l'abbé prémontré Philippe de Harvengt, qui pourtant n'approuve pas les méthodes nouvelles des écoles, Paris est la Jérusalem que cherchent tant de gens. Les bataillons grossissants des clercs y dépasseront bientôt, pense-t-il, la population laïque pourtant déjà énorme. « Heureuse cité, où les livres saints sont lus avec tant de zèle.» C'est la maison de David, et celle du sage Salomon. L'éducation et la spiritualité, courants divergents dont la synthèse organique avait pourtant été si bien réussie par le monachisme des siècles précédents, s'étaient clairement séparées au xne siècle. Au début du XIIIe siècle cependant, les ordres mendiants essaient avec succès de les concilier. Ils ont donné légitimité aux villes, en choisissant volontairement d'y exercer leur ministère. Saint François et ses compagnons vivaient en ermites en dehors des cités, aux abords toutefois de celles-ci, de façon à pouvoir y entrer le jour pour prêcher, pour travailler ou pour mendier. Par la suite, les Franciscains et les Dominicains établirent quelque 2. ooo couvents au xxne siècle, tous situés dans les villes. Les frères s'occupaient des citadins, organisaient des confréries laïques pour eux; ils y trouvaient des patrons, y recrutaient leurs membres. Ainsi et par bien d'autres moyens ils donnaient un sens chrétien à la vie urbaine. Humbert de Romans, maltre général de l'ordre dominicain au milieu du xme siècle, élabora une justification biblique à l'apostolat des Frères en ville. Les Prophètes représentaient le modèle de l'Ancien Testament : le Seigneur les avait envoyés vers des cités importantes, Jérusalem, Ninive ou Babylone, plutôt qu'en des sites plus modestes. De même, dans le Nouveau Testament, Jésus envoya-t-il les apôtres prêcher dans les cités. Et tel fut l'héritage des Frères. Il revenait alors au célèbre collègue de Humbert, Albert le Grand, d'exprimer une idéologie chrétienne de la cité, décidément favorable. Dans un cycle de sermons prêchés à Augsburg, Albert s'appuie sur les mots de l'Evangile, « une cité située sur une hauteur ne peut être
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cachée» (Mat. 5, 14). Il admire« la cité munie de fondations, dont Dieu est l'architecte et le constructeur» (Hébr. II, 10). Ces sermons sont au nombre de sept, tous pleins d'éloges de la vie urbaine, tous construits sur des citations bibliques. Albert fait l'éloge de la richesse aux mains des riches citadins, pourvu qu'elle soit acquise et mise en œuvre avec discernement, l'éloge aussi de la lumière de la cité, de sa beauté et de sa haute culture. Enfin il faisait même l'éloge de la densité de sa population, et cite les précédents des nations et des peuples qui affiuent à la maison du Seigneur (Is. 2, 2-3), le petit nombre qui deviendra dix mille (Is. 6o, 22), et « la foule immense que nul ne pouvait dénombrer >> (Apoc. 7, 9). Pourtant la densité de la population n'était pas l'objet d'une admiration sans partage. Dans les villages anglais, dans les grandes seigneuries féodales de la France du Nord, dans les villages fortifiés du Latium, en Italie centrale, partout on répétait les mêmes mots : la terre devenait surpeuplée. Au cours des siècles immédiatement antérieurs, la surpopulation n'avait pas posé de sérieux problèmes. Certes, à l'époque des Pères de l'Eglise, la sexualité et tout ce qui s'y rapportait, comme le mariage, la virginité, la contraception et l'avortement, avait été discutée par les théologiens. De plus, pour certains des Pères, la population constituait un problème. Ils se demandaient si la chasteté, dont il est tant question dans la Jre Epître aux Corinthiens (7, 1) et d'autres passages du Nouveau Testament, entrait en conflit avec l'injonction de Dieu à Adam et Eve (Gen. r, 27-28) puis à Noé et ses fils (Gen. 9, r) de croître et de se multiplier. Tertullien se plaint qu'il y ait partout des maisons et que la population grouille. « Notre nombre est un fardeau pour le monde, qui peut à peine nous soutenir par ses éléments naturels. » Jérôme dit à propos de la Genèse qu'à cette époque, le monde était encore dépourvu de population, mais qu'à présent il fourmille de gens et que cette population est trop importante pour le sol. Quoi qu'il en soit de l'origine et de la force de ces remarques sur la surpopulation, elles étaient estompées par l'eschatologie puissante de l'époque. Une morale sexuelle cohérente se développe et se stabilise avec les ye et vre siècles, au temps de saint Augustin, de Benoit et de Grégoire le Grand; mais ce temps voit aussi le début très net d'une tendance démographique négative à long terme. Avec la fin définitive de cette décrue et le renversement de cette tendance, on voit apparaître des réactions significatives à la morale établie dans ces siècles de faible densité humaine. Ce sont d'abord au xre siècle les attaques contre les clercs mariés ou concubins. De plus, le concubinage, clérical ou laïque, est alors condamné, alors que le mariage prend parallèlement un caractère de plus en plus religieux. L'aspect économique du mariage prend aussi plus d'intensité: la volonté P. RICIIÉ, G. LOBRICHON
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de garder le patrimoine familial intact, qui s'exprime alors par la diffusion rapide de la primogéniture, rend le mariage des fils et des filles y a d'autres témoignages de ce sans terres de plus en plus difficile. phénomène : ce sont la prolifération massive des conversions à la vie religieuse, et les foules d'aventuriers sans terre et célibataires qui participent aux croisades. Quelques théologiens se prononçaient en faveur de la procréation illimitée, sans doute aux fins de remplir d'âmes le Paradis; mais ils étaient clairement en minorité. La plupart de leurs collègues remettent plutôt à la mode les remarques des premiers Pères sur le monde en passe d'être plein; ils se dispensent toutefois des commentaires parallèles sur l'approche de la fin du monde. Guillaume d'Auxerre considère qu'il est permis de se marier, mais qu'on ne doit pas l'encourager,« car le peuple de Dieu s'est accru dans le monde entier, et d'innombrables mariages engendrent maintenant partout des fils de Dieu en un nombre suffisant ». Astesanus, un théologien franciscain, se demande si l'on serait toujours en faveur de la virginité si la population baissait sérieusement, et si compte tenu de la chasteté de certains, il n'y avait plus assez d'hommes pour servir Dieu. Et il répond lui-même que les relations sexuelles - à l'intérieur certes du mariage - seraient alors normalement obligatoires pour tous ceux qui pourraient s'y astreindre. De tels propos laissent entendre avec une certaine franchise que la faveur accordée au célibat était en partie due à la présence d'une population suffisante, sinon réellement trop nombreuse. On retrouve ce relativisme social de la théologie morale des scolastiques chez Thomas d'Aquin, qui se demande si la chasteté n'est pas elle-même une forme de contraception, et ce faisant admet que la continence fait obstacle à l'engendrement d'une descendance. Il en conclut que dans l'âge de la Grâce, on doit insister plus sur la procréation spirituelle que sur la procréation selon la chair. C'était là un problème tout relatif, une question d'accent sur le spirituel ou sur le monde. Au xure siècle, la Ire Epître aux Corinthiens était sur ce point un meilleur guide que la Genèse.
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CoNCLUSION
L'argent, le commerce et la démographie font donc irruption avec force comme autant de problèmes de société dans l'Occident latin d'après l'an mil. On possédait déjà à cette époque un arsenal rempli de commentaires sur ces sujets; ils avaient été formulés, dans leur majorité, plusieurs siècles auparavant, et avaient été répétés souvent entre-temps. Mais l'état de la société dans ce nouvel âge différait
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presque en tout des périodes antérieures; l'héritage théologique devait donc être examiné de nouveau, il fallait le transformer pour l'accorder aux réalités du présent. Il ne suffisait pas simplement de citer tel ou tel passage biblique comme autorité garantissant telle ou telle opinion; la fonction même et l'usage fait du texte biblique lui-même avaient changé pendant ces siècles. Au xre siècle, les érudits écrivaient pour un public érudit et donc restreint en maniant de savantes citations; ils n'auraient pu se mettre à la portée du peuple. Deux cents ans plus tard, toute l'Europe était couverte d'un immense réseau de prédicateurs de l'Evangile. La jonction entre les érudits et la population laïque des villes était assurée par des œuvres de vulgarisation, des traductions, par les différentes sortes de manuels de pastorale, et avant tout par la prédication elle-même. Nous pouvons en guise de conclusion reformuler ces propos, les reprendre du point de vue du public plutôt que de celui des porteurs du message religieux. La taille et la nature du public influencé par la Bible étaient totalement différents en r 300 - car ce public était beaucoup plus vaste et plus complexe -, de ce qu'elles avaient été avant les transformations sociales opérées au milieu de ce long Moyen Agel. Lester K. LITI'LE.
Traduit de l'anglais par Bruno Lobrichon et Philippe Buc.
1.
Pour la bibliographie, cf. les n 08
190-2.0+
2
La Bible dans les confréries et les mouvements de dévotion
L'histoire des confréries médiévales est encore, dans une large mesure, à écrire. Ces groupements furent si nombreux et, en même temps, ont laissé si peu de traces dans beaucoup de régions que, malgré une intensification des recherches au cours des dernières années, nous sommes encore loin de pouvoir prendre une vue d'ensemble du phénomène confraternel. Pourtant il est d'ores et déjà certain que, malgré des différences sensibles d'un pays à l'autre, son ampleur fut considérable, en particulier entre le XI:re et le xve siècle. Autant que la paroisse, la confrérie a constitué une des structures d'encadrement fondamentales au sein desquelles les laïcs - ou tout au moins une élite du laïcat ont vécu leur expérience religieuse. Car s'il a existé au Moyen Age des confréries cléricales réunissant les clercs d'une ville ou d'une zone rurale, la plupart de ces associations furent le résultat d'une initiative laïque et réunissaient dans leur sein de simples fidèles. Pour l'époque qui nous intéresse, leurs orientations et leurs activités ne nous sont guère connues que par leurs statuts, mis par écrit - le plus souvent en latin - par des clercs imprégnés de culture sacrée. On ne saurait se fier à ces seuls textes pour apprécier la place que tenait la Bible dans la vie des confréries et dans celle des confrères. Aussi serons-nous amenés à nous intéresser également à leurs activités pour essayer de voir dans quelle mesure celles-ci reflètent l'impact de la Parole de Dieu dans la société du temps.
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L'EssoR
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PHÉNOMÈNE coNFRATERNEL
Au MoYEN
AGE
Lorsqu'elles apparaissent pour la première fois avec une certaine netteté, les confréries médiévales ne se présentent pas comme une institution très édifiante1• En 8 5z en effet, dans un décret synodal célèbre, l'archevêque de Reims Hincmar fustige les débordements qui se produisent à l'occasion des réunions d'associations de laïcs qu'il désigne sous le nom de gildoniae (dérivé du radical germanique gild-). Nous sommes malheureusement mal renseignés sur leur compte mais d'après d'autres témoignages légèrement postérieurs relevés en Angleterre et au Danemark, il y a tout lieu de penser qu'il s'agissait de groupements purement profanes, ayant pour but d'assurer la protection et le bien-être de communautés locales dont tous les membres - ou du moins les chefs de famille- s'étaient associés sur un pied d'égalité. La dimension religieuse n'en était pas totalement absente dans la mesure où le groupe ne pouvait se désintéresser de ses morts et de leur destinée posthume. Aussi ne tardèrent-ils pas à se placer sous la protection d'un saint patton, souvent saint Pierre, le portier du del, comme on le voit dès 102.0 à Abbotsbury dans le Dorset. Avec l'essor du monachisme et des structures féodales, les confréries semblent avoir évolué et changé de fonction par rapport à l'époque carolingienne : celles que nous entrevoyons en Italie ou en Espagne aux XIe et xne siècles ne regroupent plus l'ensemble des fidèles d'un lieu donné mais une élite- ou en tout cas une minorité - rassemblée à dates fixes autour d'une église paroissiale, canoniale ou abbatiale. Ces réunions périodiques entre clercs et laïcs donnaient lieu à des cérémonies où l'on commençait par chanter des hymnes exaltant la charité (« Congregavit nos in unum amor Christi », « Ubi caritas et amor, ibi Deus est»), avant de passer à l'intérieur du cloître (dans le cas d'un monastère) pour des agapes, malgré les interdictions répétées des conciles et des réformateurs. Dans la plus andenne confrérie rurale connue, celle de Sant'Appiano-in-Valdelsa, en Toscane (xxe siècle), les statuts mettent l'accent sur l'amour mutuel et se réfèrent aux te:x:tes, souvent repris par la suite, de saint Jean : « Si tu n'aimes pas ton frère que tu vois, comment peux-tu aimer Dieu que tu ne vois pas ? » (1 Jean 4, u); il y est également question de la correction fraternelle que devront pratiquer ses membres, conformément à Mat. x8, 15-18 : « Si ton frère a péché contre toi, etc. »; on y trouve enfin une liste des vices interdits aux laïcs qui ne fait que démarquer celle que donne saint Paul dans l'Epitte aux Ephésiens (Eph. 4, 2.7-31).
1. G. LE BRAs (:zo7], t. ll, Paris, 19:16, pp. 444 et s.
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En fait c'est au xne siècle que le mouvement confraternd a commencé à prendre son essor dans la plupart des régions de la chrétienté occidentale, sans doute sous l'influence de la nouvelle spiritualité « apostolique» qui se diffuse un peu partout à cette époque. TI s'agit d'une volonté de renouer avec l'Eglise des premiers temps du christianisme et de retrouver, à tous les niveaux, l' « ecclesiae primitivae forma ». Cette aspiration s'exprima d'abord chez les religieux et les clercs, et l'on sait qu'elle est à l'origine d'un certain nombre de réformes monastiques et canoniales, de Cîteaux à Prémontré. Mais elle ne laissa pas les laies indifférents et l'on vit se multiplier, surtout après noo, les associations pieuses dont les membres cherchaient à vivre « à la façon des apôtres », c'est-à-dire conformément au modèle fourni par la communauté chrétienne de Jérusalem, telle qu'elle est décrite dans les Actes (4. 32.-34). Cet idéal spirituel suscita des réalisations institutionnelles très diverses, allant d'associations étroites de communautés paysannes avec les monastères réformés, comme celles que décrit Bernold de Constance pour l'Allemagne du Sud, jusqu'à ces confréries hospitalières et charitables qui exerçaient leurs activités le long des chemins menant à Saint-Jacquesde-Compostelle ou encore en Italie du Nord, dans les villes situées sur la Via Francigena ou à proximité. Dans les statuts de cette époque qui nous sont parvenus, il est beaucoup question de « la charité qui couvre pour ceux qui l'aiment la multitude des péchés» (I Pierre, 4, 8); on ne tardera pas à y voir apparaître la liste détaillée des six « œuvres de miséricorde », directement inspirée par les Béatitudes et par le récit du Jugement dernier tel qu'il figure chez saint Matthieu (Mat. 2.5, 35-40) : « J'ai eu faim et vous m'avez donné à manger, j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire», etc. Visiter les pauvres, les malades et les prisonniers, secourir la veuve, l'orphelin et le pèlerin devient alors l'objectif prioritaire d'un certain nombre de groupements laies qui illustrent leur attachement à l'amour mutuel en se plaçant sous l'invocation du Saint-Esprit. Au XIIIe siècle, ils donneront parfois naissance à de véritables ordres religieux, comme on le constate dans le cas de l'ordre du Saint-Esprit qui de Montpellier gagna Rome et fut institutionalisé par le pape Innocent ID. Ces cas, fort intéressants, n'en demeurent pas moins exceptionnels et la plupart des confréries médiévales eurent d'abord pour but le salut de leurs propres membres, sans qu'on saisisse toujours très bien en quoi consistaient les obligations réelles de ces derniers. La dénomination même de ces groupements n'aide guère à y voir clair. Si les mots confraternitas, confratria ou fraternitas sont de loin les plus répandus, on trouve également des termes comme caritas (charité, surtout en Normandie et dans les Pays-Bas), religio ou congregatio qui traduisent l'influence de la Vulgate où ces derniers figurent. Tout au plus peut-on constater qu'avec le temps les confréries se distinguèrent progressi-
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vement des associations socioprofessionnelles comme les guildes, hanses ou métiers, auxquelles elles avaient dans certains cas servi de couverture. Leur inspiration néo-testamentaires se marque dans cette référence prépondérante à la notion de fraternité, fondée sur la communauté spirituelle des baptisés avec le Christ (I Pierre 5, 8) et sur la charité fraternelle prêchée par les apôtres (Rom. rz, 9 et I Thess. 4, 9) qui confère à ce type d'association un sens plus profond que la simple collégialité des membres d'une corporation. L'entraide au sein de la confrérie s'étend à la notion de salut éternel. Non contents d'aider ceux de ses membres qui sont démunis ou malades, elle leur assure une digne sépulture en terre chrétienne et des prières après leur mort. Ce fut sans doute une des raisons de leur succès qui ne se démentit pas jusqu'à la veille de la Réforme. Leurs activités varient sensiblement d'un cas à l'autre; au minimum la confrérie se réunissait pour une messe annuelle, suivie d'un banquet communautaire et accompagnée de distributions de nourriture ou de pièces de monnaie aux mendiants et aux infirmes. Dans d'autres cas, les exigences étaient plus lourdes, surtout en matière de pratiques religieuses, et les confrères qui s'obligeaient par serment à observer les statuts, se voyaient infliger des peines s'ils ne les respectaient pas. Au moins devaient-ils éviter toute intempérance dans le boire et le manger, comme l'avait prescrit le Christ lui-même (Luc XXI, 34).
CoNFRÉRIES ET MOUVEMENTS DE PÉNITENCE
A l'extrême fin du xne siècle en Italie, au xnie dans le reste de la chrétienté occidentale, apparaissent des groupements de laïcs dévots d'un nouveau type : ce sont les Pénitents qui, sous des dénominations diverses, vont jouer un grand rôle dans les mouvements religieux de l'époque. Le succès de la spiritualité pénitentielle est lié à la diffusion parmi les fidèles de la dévotion à l'humanité du Christ, que l'on cherche à imiter dans le mystère de sa Passion rédemptrice. Le désir d'expiation et de purification qui s'était déjà manifesté dans les masses à l'époque des mouvements de paix et des premières croisades, débouche sur un ascétisme de conformité : en s'infligeant renoncements et souffrances, le chrétien peut espérer s'unir à« l'amour personnifié qui a été crucifié», selon l'expression de Guillaume de Saint-Thierry, et accéder avec Lui à la vie éternelle. Dans la plupart des groupements de ce type qui se constituent dans les dernières décennies du xne siècle, se définit un nouveau rapport au monde : loin de le fuir comme les moines cisterciens, les pénitents y demeurent et n'hésitent pas, comme les Humiliés de Milan, à établir
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leurs communautés au cœur des villes et des quartiers laborieux pour se consacrer à l'artisanat textile. Tel fut aussi l'objectif des béguines, ces femmes qui dans l'Europe du Nord-Ouest et les régions rhénanes, s'associèrent pour mener dans des « convicts » non claustraux - les béguinages - une vie où le travail et la prière étaient étroitement associés à la pratique de la pauvreté évangélique. Rester au milieu du monde sans vivre de façon mondaine, tel sera l'objectif primordial de ces fraternités dont certaines donneront naissance à de véritables ordres religieux, comme celui des Humiliés et, vers le milieu du xme siècle, celui des Servites de Marie, fondé par cinq marchands florentins. Sans aller aussi loin, la plupart des confréries de pénitents rassemblaient des laïcs le plus souvent mariés et exerçant une activité professionnelle qui se retrouvaient périodiquement pour des exercices de dévotion. Pour ces derniers fut rédigée en 12.15 une sorte de règle, le Memoriale propositi qui définissait leur statut et leurs obligations. Les pénitents devaient porter un vêtement de drap « de qualité commune et incolore » et de peu de valeur, qui suffisait à les faire reconnaître; ils observaient des jeûnes plus fréquents et plus longs que ceux auxquels étaient astreints les chrétiens de ce temps ; ils étaient tenus de lire chaque jour les sept heures canoniques, mais les illettrés pouvaient remplacer les textes de l'office par la récitation d'un certain nombre de Pater Noster et, pour ceux qui le savaient, du CredtJ et du Miserere. Ds devaient se confesser et communier trois fois l'an. Prenant l'Evangile à la lettre, ils refusaient de porter les armes et de prêter serment solennel (« Que votre oui soit oui»...), ce qui ne tarda pas à les mettre en conflit avec les pouvoirs publics, en particulier dans les communes italiennes. En 122.1, la papauté les prit sous sa protection et demanda aux évêques de les soutenir, mais il fallut un certain temps pour qu'un compromis soit trouvé : dans la pratique, les pénitents furent exemptés du service militaire mais les communes leur confièrent des tâches variées, allant de la distribution des subsides caritatifs jusqu'à la gestion de la trésorerie municipale, qui constituaient une sorte de « service civil » avant la lettre. Les femmes étaient admises dans ces confréries, avec l'autorisation de leur conjoint pour celles qui étaient mariées. Les époux pouvaient continuer à user du mariage mais ils devaient s'abstenir de relations conjugales à certaines périodes de l'année liturgique, ce qui explique le nom de« continents » que l'on donnait parfois aux pénitents et qu'il ne faut pas prendre au sens absolu du terme. Les réunions étaient le plus souvent mensuelles; elles se tenaient dans une église où un prêtre ou un religieux venait leur parler des choses de Dieu. Mais les fraternités étaient autonomes par rapport au clergé et n'obéissaient qu'à leurs propres ministres qu'elles élisaient librement et auxquels les membres de la confrérie promettaient l'obéissance. L'état pénitentiel connut une grande diffusion après 12.2.0 sous
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l'influence des ordres mendiants. Saint François d'Assise et ses compagnons avaient d'ailleurs commencé par constituer une fraternité de pénitents, qui donna naissance, après l'approbation donnée par Innocent ill, à l'ordre des Frères mineurs et à celui des Pauvres Dames dirigé par sainte Claire. Franciscains et Dominicains, soucieux d'étendre à l'ensemble des fidèles l'appel à la pénitence lancé par leurs fondateurs, favorisèrent la constitution de communautés de ce type qui gravitaient dans leur sillage, mais sans avoir avec eux - du moins dans un premier temps - de rapport institutionnel privilégié. Ce n'est qu'à la fin du xme siècle que devaient apparaître, sur le plan juridique, les Tiers Ordres, dont la naissance est l'expression d'une volonté de contrôle et de reprise en main par la hiérarchie d'un mouvement religieux typiquement laïc. Auparavant la diversité de ces groupements était très grande : les uns étaient strictement dévotionnels; d'autres mettaient davantage l'accent sur ce qui constituait les grands problèmes de l'Eglise de l'heure : la lutte contre les hérétiques et la défense de la foi orthodoxe, y compris sur le plan politique et militaire; d'autres enfin se consacraient aux œuvres de charité, se plaçant le plus souvent sous la recommandation du Saint-Esprit ou de la Vierge de Miséricorde. Mais derrière ces différentes orientations se retrouve une même spiritualité qu'il convient d'analyser de plus près. Faire pénitence en effet, pour les chrétiens de ce temps, ce n'est pas seulement se repentir de ses péchés et pratiquer le sacrement de confession, rendu obligatoire au moins une fois l'an pour tous les fidèles par le Concile de Latran IV, en xz 1 5. C'est prendre à la lettre la parole du Christ (Mat. 5, 17) : « Faites pénitence, le royaume de Dieu est proche. » Il ne s'agit pas en effet d'une simple préparation mais d'une entrée dès id-bas dans ce Royaume, manifestée par un changement de vie et une renonciation au péché. La pénitence est un état, presque un style de vie. Elle consiste dans une attitude humble et repentante, la seule qui convienne à l'homme pécheur face à Dieu s'il veut se rattacher à lui par l'amour. Aussi devait-il rechercher la nudité et le dépouillement, non l'autorité, la science ou le sacerdoce. N'oublions pas d'autre part que l'avènement du royaume de Dieu a été communément considéré au Moyen Age comme imminent. Un certain nombre de Franciscains reprirent, on le sait, à leur compte les spéculations d'un Joachim de Flore sur le début prochain d'un« nouvel âge du monde», qui serait le dernier : l'âge de l'Esprit et de l'Evangile éternel. Mais même s'ils n'avaient jamais entendu parler des prophéties de l'abbé calabrais, les simples fidèles étaient portés à partager la conviction qui animait de nombreux clercs de vivre « en ces temps qui sont les derniers ». Les papes de l'époque ne présentaient-ils pas leur principal adversaire, l'empereur Frédéric TI, comme le véritable Antéchrist dont l'apparition en ce monde devait annoncer la proximité de la fin des
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l'Italie sous la direction du dominicain Venturino de Bergame. Les statuts de ces confréries, souvent mis en langue vulgaire au xrve siècle, nous renseignent sur leur recrutement et leurs activités. Les femmes en étaient exclues pour des raisons évidentes. Les réunions avaient lieu en général un dimanche sur deux et à l'occasion des principales fêtes religieuses, en particulier pendant la Semaine sainte, ainsi que tous les vendredis de l'année. En entrant dans l'oratoire de la confrérie, chacun s'agenouillait sur une dalle de marbre et demandait pardon pour les manquements aux statuts qui étaient notés sur un registre spécial. On faisait ensuite lecture en commun et à haute voix d'un office votif, du type de ceux qui figuraient dans les livres d'heures manuscrits à l'usage des laïcs dévots et qui comprenaient les sept psaumes de la pénitence, les quinze psaumes graduels avec la litanie des saints, l'office de la Vierge et celui des défunts, réduit en général au premier nocturne. Le dimanche et les jours de fête, on célébrait une messe au cours de laquelle étaient recueillies des offrandes et on échangeait le baiser de paix. On se donnait la discipline au cours des réunions du vendredi soir : les confrères revêtaient une tenue spéciale pour la flagellation; ils allaient d'abord pieds nus embrasser le Crucifix puis se fustigeaient mutuellement, chacun recevant sur son dos nu autant de coups qu'il estimait nécessaire pour expier ses fautes. 'Tous avaient la face couverte par une cagoule pour qu'on ne puisse pas les reconnaitre. Avant l'accomplissement du rite, on procédait à la lecture de quelques passages de la Passion du Christ ; puis un sermon était fait par un des responsables qui formulait les intentions pour lesquelles la cérémonie allait être accomplie (pour les frères absents, les malades, les défunts, etc.). Pendant qu'elle se déroulait une chorale composée des confrères, ayant les meilleures voix, chantait des cantiques- ou laudi- en langue vulgaire exaltant le sacrifice sanglant du Christ et ses vertus rédemptrices. En principe les flagellants ne s'exhibaient pas en public, sauf lors de la procession annuelle du Vendredi saint où ils parcouraient la ville à la tête du cortège rituel. Mais à l'occasion des grandes explosions paroxystiques évoquées précédemment, ils sortaient de leur réserve et se répandaient dans les rues. Ainsi à Strasbourg, en 1349, on vit près de zoo flagellants aller de ville en ville et de village en village, rassemblés derrière leurs bannières et chantant en chœur le cantique suivant : Voici le grand pèlerinage de supplication le Clu:ist est allé lui-même à Jérusalem. Il portait une croix à la main. Que le Seigneur nous aide 1 Nous devons embrasser l'état de pénitent pour que nous plaisions davantage à Dieu, là bas, dans le royaume de son Père.
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C'est pour cela que nous prions tous. Nous prions le Christ très saint qui commande au monde entier. Lorsqu'ils entraient dans les églises, ils s'agenouillaient et chantaient: Jésus a été abreuvé de fiel Nous devons tous nous jeter par terre en croix. Une fois qu'ils étaient allongés sur le sol, leur chef s'écriait : Maintenant tendez vos mains vers le ciel pour que Dieu éloigne de nous cette épidémie mortelle. Tendez vos bras vers le ciel pour que Dieu ait pitié de nous. Après quoi il les flagellait et disait à chacun d'eux : Relève-toi en l'honneur de la Passion très pure Evite de pécher à nouveau. Il est certain que l'essor de la lyrique religieuse en langue vulgaire est liée dans une large mesure au mouvement de flagellants. La plus ancienne confrérie connue de « laudesi » (la « lauda » est une sorte de ballade religieuse avec refrain) n'aurait-elle pas été fondée à Sienne par le dominicain Ambroise Sansedoni en 1267 ? Mais le mouvement ne tarda pas à déborder son cadre d'origine et nous connaissons, au moins en Italie, de nombreuses associations dévotes dont l'unique but était de chanter des laudes en langue vulgaire le soir et les jours de fête dans une église déterminée dont elles finissaient par prendre le nom. Il est difficile de déterminer leurs sources d'inspiration, car chacune d'entre elles avait son propre « Jaudario » ou livre de chant; le plus ancien est celui de la Fraternité de Santa Maria della Laude, à Cortone, qui se réunissait à l'église Saint-François. Mais les thèmes fondamentaux étaient partout les mêmes : louanges de la Vierge Marie, « la donna del pareyso no porso tropo fir loàa >> (la dame du Paradis dont on ne peut trop faire la louange), comme dit le refrain d'un cantique chanté par la Congrégation de la Vierge à Pérouse; célébration de ses joies et de ses douleurs; commémoration des saints patrons et surtout de la Passion du Christ qui était au centre du répertoire et devait être célébrée en public le jour du Vendredi saint. De façon générale, au moins à l'origine, les laudes dramatiques tenaient une plus grande place dans le répertoire des confréries de flagellants, comme ces « Pianti di Maria» (Lamentations de Marie) où l'on entend le Christ s'adresser
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du haut de la croix à sa mère et à saint Jean, comme dans le « laudario » de Pise : 0 Giovanni caro mio frate or ti sia raccomandata che ti lasso la mia madre quella chi tanto amata per mio amore nola lassare3 • Dans d'autres textes contemporains, ce sont les humiliations et les souffrances du Christ qui sont particulièrement mises en relief : Yenne Cristo humiliato al pie di Giuda per !avere. Avea facto quel mercato venduto lui trenta denare. 0 cortese salvadore coy lavaste altradetore. Levate glochie e resguardare morto e Christo ogi per nui'. Le point d'aboutissement de cette évolution qui tend à représenter, au sens le plus littéral du terme, les principaux mystères de la Rédemption fut atteint avec la constitution (particulièrement précoce en France) de confréries théâtrales, comme celle de la Passion à Paris, dont l'activité est connue depuis 1402., ou celle de Rouen dont les statuts remontent à 1374 et s'expriment en ces termes : Item il est ordonné que les frères de la charité (=confrérie) dessus dite mettront la meilleure partie qu'ils pourront, bonnement, chacun an, une fois tant seulement, en mémoire de Notre Seigneur Jésus Christ et de sa glorieuse mère et de tous les saints du Paradis, pour émouvoir le peuple chrétien à bonne dévotion, à faire un vrai mystère ou miracle qui sera par bonne et dévote manière montré en la personne des frères, en lieu et place convenable à ce faire, sans y ajouter aucune chose fors que la Sainte Ecriture. Cas limite, certes, que celui de ces confréries dont l'objectif essentiel était une unique représentation annuelle. Mais qui illustre bien 3·
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« 0 Jean, mon cher frère, voici que je te recommande et que je te laisse ma mère; elle qui m'a tant aimé, pour l'amour de moi ne l'abandonne pas ! » « Le Christ est venu plein d'humilité aux pieds de Judas pour le laver. Lui avait fait ce marché de le vendre pour trente deniers. 0 courtois seigneur qui as lavé les pieds du traitre ! )) « Levez les yeux et regardez : Christ aujourd'hui est mort pour nous ».
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la place qu'occupe dans la spiritualité du temps la contemplation de l'Homme des douleurs, si bien attestée par ailleurs dans l'art pictural par le retable d'Issenheim.
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ET INFLUENCES BIBLIQUES DANS LA VIE DES CONFRÉRIES
Lorsqu'on cherche à évaluer quelle a pu être l'influence de la Bible sur les laïcs au Moyen Age, on ne doit pas perdre de vue le fait que ces derniers n'en possédaient pas le texte et ne pouvaient y accéder directement. La connaissance et la transmission de la parole de Dieu étaient en effet réservées aux clercs qui veillaient jalousement sur ce privilège, fondement de leur supériorité culturelle mais aussi hiérarchique au sein de l'Eglise. A partir du xixe siècle cependant ce monopole commença à être contesté. Dans les mouvements évangéliques qui se multiplièrent après 1170, le libre accès des fidèles aux textes bibliques rendus accessibles à tous par une traduction en langue vulgaire fut une revendication centrale et l'on sait qu'elle fut à l'origine de la condamnation de Valdès, ce marchand lyonnais qui s'était converti et avait renoncé à ses biens pour se consacrer à l'annonce de la Bonne Nouvelle par le témoignage et la prédication. L'argument que lui opposèrent les milieux ecclésiastiques était le risque d'une interprétation hérétique : mal traduits dans des langues vulgaires dont le vocabulaire semblait impropre à rendre avec exactitude des notions théologiques subtiles, les textes sacrés n'allaient-ils pas faire l'objet d'interprétations incorrectes, voire totalement hétérodoxes, comme celles que l'on constatait à la même époque chez les cathares ? Les mêmes accusations furent répétées à quelques années de distance contre un prêtre de Liège, Lambert le Bègue (t 1177), auteur d'une traduction en langue romane des Actes des Apôtres, ainsi peut-être que des Epitres de saint Paul, à l'usage des femmes dévotes qu'il avait rassemblées dans des communautés qui semblent bien avoir été à l'origine des béguinages. On lui reprocha en effet d'avoir, ce faisant, révélé à des illettrés l'Ecriture qui devait leur rester cachée. Mais sous la pression venue de la base, l'attitude de la hiérarchie ne tarda pas à évoluer sur ce point : en 1 199· le pape Innocent m écrivit une lettre à l'évêque de Metz dans laquelle il condamnait les agissements de certains laïcs de cette ville qui critiquaient les insuffisances de leur clergé et se prêchaient à eux-mêmes, ce qui favorisait la naissance d'un esprit de secte évidemment dangereux pour l'Eglise. Mais dans le même texte le pontife approuva le désir que manifestaient ces fidèles de connaître l'Ecriture et établit une distinction entre l'exhortation mutuelle et la prédication proprement dite : la première, que les laies pouvaient pratiquer, devait se limiter au commentaire des aperta, c'est-à: dire des textes de l'Ecriture accessibles à tous, que l'on appelait auss1
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au Moyen Age « les hystoires et moralités »; en revanche les profunda, c'est-à-dire les textes prophétiques et dogmatiques étaient réservés aux clercs, car ils contenaient les secrets de la doctrine que seuls des esprits cultivés et spécialement préparés par un apprentissage de l'exégèse étaient en mesure d'interpréter correctement. Parmi les premiers figuraient les Evangiles, les Psaumes, les Livres Sapientiaux et les « Epîtres catholiques» (Jacques, Pierre, Jean et Jude), tandis que celles de saint Paul, les prophètes de l'Ancien Testament et l'Apocalypse étaient du domaine de la théologie dogmatique dans la mesure où elles contenaient les arcana Dei (secrets de Dieu). Saint François d'Assise, qui fut d'abord un simple pénitent laïc et ne dépassa pas le diaconat, reprit à son compte cette distinction, comme l'avaient fait quelques années plus tôt les Humiliés de Lombardie auxquels le ministère de la Parole avait été accordé par Innocent III, à condition de rester sur le plan de la morale et de la polémique antihérétique. Loin de vouloir prêcher, ce qui l'aurait mis en conflit avec l'Eglise, il chercha à offrir à ceux au milieu desquels il vivait un exemplum, c'est-à-dire un témoignage évangile concret et frappant, susceptible de les amener à faire pénitence. Il ne dit rien des dogmes dont certains étaient pourtant explicitement niés par les cathares, très nombreux dans l'Italie de son temps, comme l'Incarnation ou la Rédemption; il se contenta d'annoncer le royaume de Dieu, d'appeler à la conversion, d'inciter à la paix et à la réconciliation. D'autres prédicateurs contemporains firent de même comme Foulques de Neuilly en France ou ce Frère Benoît qui, en IZ,B, fut à l'origine du mouvement de l'Alleluia dans les villes de l'Emilie-Romagne où il entrait, accompagné d'une multitude d'enfants portant des rameaux et des cierges, en chantant au son de la trompe : « Loué, béni et glorifié soit le Père, soit le Fils, soit le Saint-Esprit ! Alleluia, alleluia, alleluia ! » A leur suite les Frères mineurs et prêcheurs développèrent toute une pastorale axée sur la transmission de la Parole de Dieu, non sous une forme dogmatique mais en mettant l'accent sur les exigences concrètes de l'adhésion à l'Evangile. Ainsi dans les confréries médiévales, dont beaucoup furent suscitées et animées par les ordres mendiants, les laïcs, s'ils n'eurent pas de contact direct avec le texte de la Bible, purent néanmoins s'en imprégner par différents canaux : le plus évident est la prédication qui fut, à partir du xme siècle, très développée et appréciée par les confrères : à la différence des offices liturgiques et de la messe célébrés en latin qui leur étaient incompréhensibles, le prône en langue vulgaire occupait une place de choix dans leur vie religieuse et pouvait durer de longues heures sans que l'auditoire ne se lasse. Les thèmes variaient selon la. composition de ce dernier : on y parlait des vertus et des vices et, dans les confréries de métier, le prédicateur s'efforçait d'adapter son discours
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en fonction des problèmes socioprofessionnels de son public. Dans des cercles plus dévots en revanche, en particulier dans les béguinages qui constituèrent souvent des foyers de haute spiritualité, on n'hésitait pas à aborder les problèmes de la vie intérieure, comme la génération du V erbe incarné au fond de l'âme en quête de Dieu. Mais ces élans mystiques suscitèrent au xrve siècle la méfiance puis la réprobation de la hiérarchie ecclésiastique, qui accusa les béguines de disserter abusivement sur la sainte Trinité et sur l'essence divine et accusa un certain nombre d'entre elles de s'être laissées contaminer par l'hérésie du Libre Esprit. Il s'agit là cependant d'un cas limite et dans la très grande majorité des confréries, même de dévotion, on était loin d'atteindre de tels sommets. L'influence biblique, lorsqu'on peut en saisir la trace, semble s'y être exercée surtout par l'intermédiaire des statuts. Ceux-ci ne constituaient pas de simples normes juridiques ou réglementaires. Rédigés par des clercs, ils se présentent parfois comme un tissu de références scripturaires. On en faisait en général une lecture publique à chaque réunion et les confrères étaient invités ensuite à s'accuser des manquements qu'ils avaient commis vis-à-vis d'eux. De nombreuses citations bibliques illustraient d'abord la dimension religieuse du phénomène associatif, à commencer par le verset évangélique : « Quand deux ou trois d'entre vous sont réunis en mon nom, je suis au milieu d'eux » (Mat. 18, 20); d'autres textes exaltant l'amour mutuel qui doit régner entre les confrères s'y retrouvent souvent en particulier les recommandations de saint Paul dans l'Epitre aux Hébreux (13, 1-3): « Persévérez dans la dilection fraternelle. N'oubliez pas l'hospitalité... souvenez-vous des prisonniers ... et de ceux qui sont maltraités. » Dans certains cas, le rappel des textes évangéliques s'accompagne d'un véritable commentaire, comme dans les statuts de la Confrérie Saint-Daniel de Padoue où le récit du Lavement des pieds est suivi d'une exhortation moralisante : « Ainsi fit Notre-Seigneur en signe de grande humilité, pour nous donner à comprendre que nous aussi devons être humbles et obéissants. >> Ces considérations particulièrement abondantes dans les prologues des statuts deviennent plus rares au niveau des articles, où il n'est pas rare de trouver cependant un écho des Proverbes de Salomon dont le caractère concret était tout à fait adapté à l'esprit de ce type de documents : ainsi l'article 37 des statuts de la Confrérie de Saint-Jean-de-la-Mort à Padoue, qui, comme son nom l'indique, était spécialisée dans l'assistance aux condamnés à la peine capitale, reproduit en italien une strophe des « Paroles de Lemuel » (Prov. 3I, 6-7) : Procure des boissons fortes à qui va périr, du vin au cœur rempli d'amertume. Qu'il boive ! Qu'il oublie sa misère 1 Qu'il ne se souvienne plus de sa peine 1
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Mais c'est surtout dans les dispositions statutaires relatives à la mort que l'influence de l'Ancien Testament se fait sentir. Alors que les évangiles et les écrits apostoliques sont très discrets sur ce point et n'offrent guère que de grandes perspectives théologiques sur la Résurrection et l'histoire du Salut, les soins dont il faut entourer la sépulture des défunts - qui étaient au centre de la vie des confréries, quelle que fût par ailleurs leur nature - ne trouvaient de justification scripturaire que dans certains textes vétéro-testamentaires, comme le Livre de Tobie (1z, 13) où Dieu déclare à son serviteur:« Quand tu n'as pas hésité à te lever et à quitter la table pour aller ensevelir un mort, j'ai été envoyé pour éprouver ta foi. » De même la prière pour les âmes du Purgatoire, qui prend une très grande importance dans les confréries à partir du xive siècle ne peut s'appuyer que sur le passage du deuxième livre des Maccabées (u, 3648) : « Tous, ayant béni la conduite du Seigneur, se mirent en prière pour demander que le péché commis (par les morts) fût entièrement effacé. » Dans la mesure où ne nous sont généralement parvenus - dans le meilleur des cas - que les statuts des confréries médiévales, il est difficile d'aller beaucoup plus loin et d'essayer de voir, par exemple, quelle place tenait la méditation de l'Ecriture sainte dans la prière de leurs membres. Ce que nous savons de leurs pratiques liturgiques nous incline à penser que la piété des fidèles était centrée sur un petit nombre de textes connus par cœur (le Pater, l' .Atle Maria, le Magnificat et le récit de la Cène selon saint Jean). Elle semble avoir privilégié les aspects les plus sensibles du mystère de l'amour divin, comme l'atteste la place qu'y occupent, aux XIve et xve siècles, la dévotion aux cinq plaies du Christ, aux sept joies et aux sept douleurs de la Vierge ou au Corpus Domini. Encore ne faudrait-il pas généraliser trop rapidement à partir d'exemples italiens - les plus nombreux et les mieux connus - qui ne valent sans doute pas pour l'ensemble de la chrétienté. Il reste, pour terminer, à essayer d'apprécier l'impact réel du message biblique - ou de ce qui en a filtré au niveau des confréries - dans la vie de ces dernières : s'agit-il d'un habillage extérieur, plaqué par des clercs ou par de pieux laies en mal de reconnaissance officielle par l'Eglise sur des réalités sociologiques d'ordre purement profane ou relevant même de la culture « folklorique » ? Donner une réponse globale à cette interrogation fondamentale est évidemment délicat, sinon impossible. Sous le terme général de confréries ont coexisté, même à la fin du Moyen Age, des réalités très diverses : entre des confréries d'habitants, essentiellement dans les campagnes, qui regroupent une fois par an pour un banquet les membres de la communauté villageoise et les cercles dévots qui gravitaient autour des couvents urbains et où fleurissait la mystique la plus sublime, il est difficile de trouver un dénominateur commun. Pourtant on aurait tort de refuser aux premières pour la réserver aux seconds le
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rattachement à l'influence, directe ou indirecte, de tel ou tel aspect du message biblique. Même dans le cas, fréquent en milieu rural, où les activités de la confrérie recouvraient des pratiques communautaires très anciennes, il n'est pas certain que la référence au Saint-Esprit, la plus commune pour ce type de groupements, ait été dépourvue de signification religieuse. Certes, le traditionnel souper de Pentecôte et les distributions de nourriture dont bénéficiaient alors les plus démunis permettaient une sorte de mise en commun des ressources alimentaires à la veille de la période toujours difficile de la« soudure» et étaient associés à des rites de passage et à une évocation des morts qui n'étaient nullement liés au calendrier liturgique. Mais, comme l'a souligné récemment J. Chiffoleau5, la référence à la troisième personne de la Trinité pouvait aussi se référer à l'idéal de vie communautaire et fraternelle qui avait été à l'origine du mouvement de la Vie apostolique et servir de base, ou en tout cas de référence, à une théologie très fruste, insistant sur l'importance du partage et de l'assistance mutuelle comme signes visibles de l'avènement d'un règne de l'Esprit où tous ne feraient qu'un et où rien ne manquerait à personne. En milieu urbain les confréries ont souvent joué le rôle de structures d'accueil et de regroupement pour les isolés et les nouveaux venus, qui se trouvaient à l'aise dans ces structures « trans-sociales » où les clivages du milieu ambiant étaient abolis ou transcendés, ne serait-ce que l'espace de quelques heures par semaine. Pour les femmes enfin, les confréries de dévotion, surtout celles qui étaient placées sous le patronage de la Vierge Marie, ont pu également être un lieu privilégié où il leur était possible de s'affirmer et d'épanouir des aspirations qui ne trouvaient guère à se satisfaire ailleurs. Rien ne serait plus inexact que de présenter les confréries médiévales comme des sortes d' « écoles du dimanche » avant la lettre, où de pieux laies seraient allés s'initier à la lecture et au commentaire de la Bible. Les fidèles de ce temps étaient trop persuadés de l'importance des œuvres dans la rédemption pour que la méditation d'un texte, si sacré fût-il, leur parût suffisante pour assurer leur salut. Mais c'est leur ancrage même dans les réalités concrètes de la vie qui a permis aux confréries de transmettre à une élite de laies un écho de cette Parole de Dieu avec laquelle leur « inculture » et leur situation dans l'Eglise leur interdisaient a priori tout contact direct&. André V AU CHEZ.
5• ].
CHIPPOLEAU (~05].
6. Pour la bibliographie, voir les no• zo6-zii.
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Les communautés hérétiques (1150-1500)
La Bible est l'Alpha et l'Omega des hérésies médiévales : en effet, on trouve très souvent à la base de celles-ci une fidélité sans faille à la lettre de la Bible. Et cette fidélité sert de point d'origine aux idées hétérodoxes, et les hérétiques y puisent un soutien émotionnel pour leur survie au jour le jour. De plus, si l'on considère que pour un chrétien le cœur de la Bible est essentiellement le Nouveau Testament, la Bible est aussi dans un autre sens un Alpha et un Omega : bien des hérétiques estimaient en effet que les livres bibliques les plus inspirants étaient le premier Evangile selon saint Matthieu, et le dernier, l'Apocalypse de saint Jean. L'essai qui suit a pour but de reprendre ces propositions, et d'interpréter grâce à elles l'histoire des hérésies populaires du Moyen Age, celle du moins des groupes les plus répandus et qui ont eu la plus grande longévité : Vaudois, Lollards, Hussites, Béguins et Fraticelles. Ce choix de cinq groupes hérétiques exclut de toute évidence certains autres mouvements; il serait bon, avant de nous lancer dans le sujet, d'expliquer les critères de notre sélection. En simplifiant considérablement, on peut dire que les hérésies populaires du Moyen Age, d'environ 1150 aux alentours de 15oo, peuvent être divisées en quatre catégories : évangéliques, eschatologiques, dualistes et mystiques. Nous excluons ici, pour diverses raisons, les deux dernières catégories. L'exclusion majeure est celle des dualistes : la seule hérésie dualiste du Moyen Age occidental fut en effet celle des Cathares. Ceux-ci ont prospéré dans le midi de la France et dans le nord de l'Italie pendant près d'un
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Bible et nof/Veaux problèmes de chrétienté
siècle et demi, entre 115 o et 1300; et ils ont sans aucun doute puisé le plus gros de leur inspiration dans une métaphysique étrangère à la Bible. Certes, les apologistes cathares ont pu trouver dans la Bible des arguments qui appuyaient certains principes de leur foi : « Cherchez, et vous trouverez. » Et ces arguments ont été bien étudiés récemment par Christine Thouzellier1• Mais, tout bien considéré, l'interprétation littérale de la Bible ne semble pas avoir été pour les Cathares le « commencement » et la « fin >> aussi fondamentalement que pour les groupes évangéliques et eschatologiques, qui étaient les plus répandus et qui ont survécu le plus longtemps. Quant à l'hérésie mystique, qui, comme on pense communément, aurait été représentée au Moyen Age par les « Frères et Sœurs du Ubre-Esprit », il faut bien dire que pour la plupart, ceux-ci n'étaient nullement hérétiques; c'étaient plutôt des mystiques ou des béguines qui déclaraient être soumis à la foi et à l'Eglise. Assurément, à la fin du Moyen Age, quelques mystiques du « LibreEsprit » sont effectivement tombés dans l'erreur, mais si nous n'en parlons pas ici, c'est que ce fut le fait d'un nombre très limité d'individus, et que notre but présent n'est pas d'examiner la foi de quelques excentriques isolés. Commençons donc avec les principales hérésies évangéliques, Vaudois, Lollards et Hussites; et puisque le mot « évangélique » dénote un engagement sans bornes à la lettre des Evangiles, l'Alpha, ou point de départ du Nouveau Testament, est évident. L'histoire du fondateur du mouvement vaudois, Valdès de Lyon, est assez bien connue pour que nous nous limitions ici à un bref rappel. Vers II73, ce marchand prospère commence à se préoccuper du sort de son âme après avoir entendu le récit de Matthieu sur la réponse du Christ au jeune homme riche : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et... suis-moi » (Mat. 19, ZI ). Incapable de comprendre par lui-même les Ecritures en latin, Valdès voulut en apprendre le plus possible sur les enseignements du Christ. Il demanda à deux prêtres de traduire et de copier pour lui certains livres de la Bible ainsi que des extraits d'écrits théologiques des Pères de l'Eglise. Selon un récit presque contemporain, après avoir étudié ces textes si intensément qu'il en apprit plusieurs par cœur, Valdès « décida de se vouer à la perfection évangélique, tout comme les apôtres l'avaient fait ». Concrètement, il abandonna toute sa fortune aux pauvres et alla mendier et prêcher l'Evangile à tous ceux qui voudraient bien l'écouter. Et de fait, nombreux furent ceux qui l'écoutèrent : Valdès se fit rapidement beaucoup d'adeptes, à Lyon et dans les environs. Se donnant le nom tout simple de « Pauvres », les premiers Vaudois étaient tous des laies, qui décidèrent sur la foi des Evangiles « de ne 1.
THOUZELLIER,
«L'Emploi de la Bible par les Cathares», dans Bible[~], pp. 141-1,6.
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jamais posséder d'or ou d'argent, ni de se préoccuper du lendemain » (Mat. 10, 9-10); ils n'avaient aucun domicile fixe et vivaient de mendicité. Selon un témoin oculaire, ils allaient « deux par deux, pieds nus, vêtus de laine, totalement démunis, mais partageaient tout en commun, selon l'exemple des apôtres, 'nus, suivant le Christ nu' ». Résolus à imiter le plus fidèlement possible la vie du Christ et celle des apôtres, les premiers Vaudois, tout comme leur fondateur Valdès, s'aperçurent que cela était impossible sans se référer constamment à la lettre de l'Ecriture. Ils rédigèrent leurs propres traductions de passages de la Bible et les firent circuler. Et lorsque, sous la conduite de Valdès, ils cherchèrent à faire approuver leurs activités par le me Concile de Latran, que le pape Alexandre ill présidait à Rome (1 179), ils présentèrent donc leurs traductions de la Bible pour les faire examiner et approuver par les plus hautes autorités ecclésiastiques. La confrontation entre les Vaudois et les pères du IIIe Concile de Latran marque une charnière importante dans l'histoire de ce mouvement. Les autorités du Concile ne s'opposèrent pas au principe de traductions partielles de la Bible, elles ne reprochaient rien non plus aux traductions des Vaudois. Que des laïcs décident d'abandonner leurs biens en ce monde, cela n'était pas le signe de la moindre hérésie ou d'un refus de l'autorité. La seule pomme de discorde était donc la prédication par des laïcs, car le clergé de Latran ill était fermement convaincu que la prédication devait demeurer le monopole des clercs. Alexandre Ill et l'assemblée du concile rejetèrent donc la pétition de Valdès qui demandait l'autorisation de prêcher, et réaffirmèrent la règle canonique, en décrétant que les Vaudois ne pourraient prêcher que s'ils y étaient autorisés par les prêtres locaux. En conséquence de cette décision, l'Eglise s'aliéna les services d'une force laïque vitale, et les Vaudois furent bientôt poussés à la résistance et à l'hérésie. Pour Valdès et ses adeptes, le problème de la prédication ne souffrait aucun compromis, parce que le Seigneur avait ordonné à ses apôtres de « proclamer l'Evangile à toutes les créatures » (Marc 16, 15). De retour de Rome, les Vaudois n'obtinrent pas des autorités locales de prêcher comme ils le désiraient, et choisirent bientôt de leur désobéir plutôt que de transiger avec leur conscience. On raconte que lorsque Valdès reçut de l'archevêque de Lyon l'ordre de cesser sa prédication, il « assuma le rôle de Pierre » en répliquant : « Nous devons obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes » (Actes 5, 29). Qu'il ait ou non prononcé réellement ces mots, les Vaudois, parce qu'ils persistaient à prêcher l'Evangile, furent excommuniés vers u8z et expulsés de Lyon. Forcés de s'expatrier, ils trouvèrent refuge et nouvelles recrues dans de nombreuses cités et villes du sud de la France et du nord de l'Italie. Le mouvement vaudois fut peu après déclaré hérétique, par le pape Lucius III en 1 184, mais cette condamnation ne mit en rien
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un terme à sa propagation. Bien au contraire, au moment où Valdès mourut, vers 12.05, le mouvement qu'il avait fondé était solidement implanté dans de nombreuses régions d'Europe occidentale. A cette date, le mouvement était aussi devenu tout à fait hérétique. Il est vrai que le pape Lucius avait déjà déclaré en 1 184 que les Vaudois étaient hérétiques ; mais si l'on examine de près le libellé de son décret, on constate qu'il avait évité d'accuser les Vaudois d'erreur doctrinale, et qu'en revanche il leur reprochait uniquement de défier l'autorité en prêchant sans autorisation. Les Vaudois de 1 184 étaient donc en fait des schismatiques, plutôt que des hérétiques doctrinaux. Cependant, ils commencèrent bientôt de formuler des doctrines qui leur étaient propres, purement hérétiques, parce qu'ils étaient forcés soit d'accepter la discipline de l'Eglise et donc de perdre leur identité, soit de justifier leur résistance en se fondant sur une réévaluation totale de la doctrine et des usages de l'Eglise. Dès que les Vaudois adoptèrent cette attitude critique, ils élaborèrent très rapidement un ensemble de doctrines hérétiques, qui demeura à la base de leur foi jusqu'à la fin du Moyen Age. Notre propos n'est pas ici de nous étendre sur la doctrine vaudoise, mais on peut dire en quelques mots que, si l'on fait abstraction des variantes régionales et de quelques rares emprunts à d'autres hérésies, les principes essentiels du mouvement vaudois, d'environ 12.00 à 1500, peuvent se regrouper sous les trois rubriques suivantes : 1) une offensive contre l'autorité des prêtres et de l'Eglise, ressemblant en cela à l'ancienne hérésie des donatistes; z) le refus de la doctrine du Purgatoire, sous prétexte qu'elle ne figure pas dans l'Ecriture; et 3) une morale radicalement évangélique, fondée sur une lecture littérale des Evangiles et avant tout le refus de prêter serment conformément au précepte du Christ qu'il ne faut pas « jurer du tout» (Mat. 5, 34). Après cet examen des origines du mouvement vaudois, nous devons admettre qu'au début la doctrine de Valdès et de ses disciples ne présentait en fait rien de très exceptionnel. Des prédicateurs itinérants du renouveau évangélique, tels Henri de Lausanne et Pierre de Bruys, avaient déjà dans la première moitié du xrre siècle prêché la pauvreté et s'en étaient pris aux institutions ecclésiastiques un peu partout en France : ils se fondaient pour cela sur l'interprétation littérale des Evangiles. En outre, si l'on nous objecte que, contrairement à Valdès, Henri et Pierre étaient des prêtres et non des laies, n'oublions pas que Valdès avait été précédé par des groupes d'hérétiques laïques, qui avaient eux aussi fondé leur message sur une lecture littérale des Evangiles. Ainsi, ces deux paysans du village de Bucy-le-Long, pr~ de Soissons, qui vers 1 1 14, avaient été impliqués dans une hérésie q01 reposait sur la résolution de « vivre comme les apôtres avaient vécu »~ De même, ces hérétiques qui, découverts à Cologne en 1143 ou 1144; « défendirent leur hérésie à l'aide des paroles du Ottist et des apôtres w,
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et se déclarèrent « les seuls vrais imitateurs de la vie apostolique, ne cherchant pas les biens de ce monde, ne possédant ni maison ni terre ni rien à eux, tout comme le Christ n'avait aucun bien et ne permettait pas non plus à ses disciples de posséder quoi que ce soit ». Ce qui est particulièrement remarquable chez les Vaudois, ce ne sont donc pas les modalités de leur première apparition, ni même leur lente dérive vers l'hérésie totale et déclarée, mais bien plutôt leur propagation extrêmement rapide en Europe et leur extraordinaire longévité. En effet, contrairement à leurs précurseurs, les Vaudois formèrent une véritable « contre-culture » médiévale : vers le milieu du xme siècle, des communautés vaudoises apparaissent dans diverses régions de la France, de l'Italie et de l'Empire germanique; et certains de ces groupes survivront pendant trois cents ans. Aujourd'hui encore une Eglise vaudoise subsiste en Italie. Comment expliquer le fait que le mouvement vaudois ait été l'hérésie populaire la plus répandue géographiquement, et la plus durable de tout le Moyen Age ? Evidemment une seule réponse ne peut suffire. On doit plutôt mentionner plusieurs facteurs, tels l'activité et le charisme de Valdès lui-même, l'indifférence initiale des autorités ecclésiastiques - celles-ci étaient plus préoccupées de la grande menace cathare que de ce groupuscule aux abords peu menaçants - , et la structure hiérarchique du mouvement une fois arrivé à sa maturité. Cependant, outre ces explications et d'autres encore, c'est certainement la détermination des Vaudois de faire de la Bible le fondement de la vraie foi qui a donné à leur mouvement la cohérence et la continuité; celles-ci, malgré d'énormes difficultés et dangers, lui ont permis de survivre. Plus précisément, dès les débuts du mouvement jusqu'à la fin du Moyen Age, l'organisation des Vaudois est calquée sur celle de l'Eglise catholique : elle établit en effet une distinction entre le « parfait », similaire au prêtre, et le fidèle ordinaire. Les parfaits, quelquefois appelés « maîtres » ou « prédicateurs », vivent de la charité de leurs ouailles, pratiquent le célibat, prêchent, entendent les confessions, et célèbrent parfois l'Eucharistie dans la clandestinité. En fait, la seule différence majeure entre les parfaits vaudois et les prêtres catholiques réside dans le fait que les premiers étaient habituellement itinérants parce que peu nombreux. Normalement, un maître vaudois visitait une communauté donnée une fois ou deux par an, pour prêcher dans un lieu sûr, entendre les confessions et offrir ce que les Vaudois considéraient comme la vraie communion; il se rendait ensuite dans une autre communauté, et ainsi tout au long de l'année. Dans ces circonstances, ces parfaits, véritables animateurs du mouvement vaudois, étaient soumis à deux énormes pressions. Tout d'abord, il fallait une vocation sincère et à toute épreuve pour motiver quelqu'un à vivre sans cesse une errance pénible, sous la menace continuelle
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d'être découvert et soumis à une punition humiliante ou impitoyable, une dure pénitence ou éventuellement la mort. Ensuite, étant donné que le parfait ne rendait que de rares visites à une communauté donnée et qu'il était toujours obligé de faire de nouvelles recrues, il devait pour être entendu jouir d'une personnalité et d'une autorité exceptionnelles. Toutefois la longévité du mouvement vaudois parle d'ellemême, et, malgré les dangers de leur vocation, la survie des parfaits et leur autorité sur leurs ouailles ne peuvent s'expliquer que par leur dévotion à la Bible. En d'autres termes, d'un point de vue psychologique, c'est en se concevant comme les successeurs directs des Apôtres que les parfaits trouvaient motif à persévérer; et ils réussissaient à recruter des disciples et à maintenir leur autorité sur les fidèles ordinaires, parce qu'ils pouvaient montrer leur maîtrise sans faille des Ecritures. La conviction qu'avaient les parfaits vaudois d'être les héritiers directs des apôtres découlait d'un mythe vaudois de l'Eglise, qui était apparu au xme siècle et s'était pleinement développé au xrve. Selon ce mythe, parce qu'elle n'avait pas été souillée par la richesse et le pouvoir temporel, l'Eglise que le Christ avait fondée sur Pierre était demeurée pure jusqu'à l'avènement de Constantin et du pape Silvestre Jer. Cependant, lorsque Constantin fit « donation » au pape de l'Italie et de l'Occident, on entendit un ange crier du ciel : « Aujourd'hui un poison a envenimé l'Eglise.» Une fois souillée par ce flux de richesses, l'Eglise romaine cessa d'être l'Eglise du Christ et devint au contraire la « Prostituée de l'Apocalypse », ou la « Synagogue de Satan ». Heureusement, un compagnon du pape Silvestre refusa d'accepter les biens de ce monde, et, après avoir été excommunié pour son attitude de défiance, il passa à la clandestinité avec ses disciples, afin de maintenir vive la flamme de la vraie foi. Dès lors, il y eut une ligne continue de prêtres et de croyants chrétiens menant la vie apostolique; mais ils se tinrent cachés jusqu'au xne siècle, où Valdès fit revenir au grand jour le mouvement clandestin. C'est ce mythe qui donne à Valdès le nom de Pierre, parce qu'il avait restauré l'Eglise qui avait été fondée sur le premier Pierre, et parce qu'il était censé avoir insisté, à l'instar du premier Pierre, pour que « nous obéissions à Dieu plutôt qu'aux hommes >>. Tous les prédicateurs vaudois étaient donc les héritiers des deux grands Pierre, les seuls véritables héritiers du Christ. Compte tenu du fait que les parfaits vaudois se considéraient comme les héritiers des Apôtres, il n'est guère étonnant qu'ils aient appris la Bible aussi bien qu'ils le pouvaient, et soient ainsi devenus d'excellents recruteurs et prédicateurs. Un des premiers témoins du valdéisme, le dominicain Etienne de Bourbon, mentionne l'activité de maîtres vaudois dans les vallées de la Saône et du Rhône pendant les années 1 z 30 : ils usurpaient l'office de prédication et enseignaient« surtout les Evan-
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giles et les autres livres du Nouveau Testament qu'ils avaient appris par cœur en langue vulgaire ». Selon Etienne, ces hérétiques qui se donnent parfois le nom de « martyrs patients », approchent les âmes simples, en disant qu'ils « connaissent quelques bonnes prières ... , qu'ils récitent et enseignent, et ils passent ensuite aux Evangiles en langue vulgaire ». De même, un dominicain allemand du diocèse de Passau écrit vers 1 z.6o qu'une des causes principales du succès des Vaudois réside dans leur faculté de« réciter et d'enseigner le Nouveau et l'Ancien Testament qu'ils ont traduits en langue vulgaire ». Par la suite, le scénario est identique. Voici ce que l'inquisiteur dominicain du sud de la France, Bernard Gui, écrivait vers 1 32.4 à propos des Vaudois:« Pour donner plus de poids à leurs paroles parmi leurs auditeurs, lorsqu'ils prêchent sur les Evangiles, les Epîtres et sur les paroles et les exemples des saints, ils allèguent pour preuve qu'on 'trouve cela dans les Evangiles, ou dans l'Epître de saint Pierre, de saint Paul ou de saint Jacques'; ou bien ils citent tel saint ou tel docteur. En outre ils connaissent d'habitude les Evangiles et les Epîtres en langue vulgaire, et en latin également car certains d'eux le comprennent. Certains savent lire; parfois ils lisent dans un livre ce qu'ils récitent ou prêchent. D'autres fois, ils n'emploient pas de livre; c'est le cas notamment de ceux qui ne savent pas lire, mais qui ont appris le texte par cœur. Ils prêchent aussi dans les maisons de leurs fidèles, comme on l'a déjà dit, et d'autres fois au cours de leurs voyages ou en plein air. » Le témoignage d'un certain Guillaume vient appuyer ce rapport. Déposant au cours d'un procès, qui eut lieu dans les premières décennies du xxve siècle dans les environs de Toulouse, il raconte qu'il s'est « rendu dans une maison avec d'autres personnes; on s'est assis autour du feu, et il y avait là un homme qu'il ne connaissait pas. Et cet homme sortit alors un livre et y lut de nombreux passages; et il lui sembla que ces mots étaient extraits des Evangiles. Et immédiatement, lorsque lui, Guillaume, entendit ces mots, il pensa et crut que cet homme était l'un des hérétiques ». Que Guillaume ait été favorablement impressionné ou non par ces appels à la vérité biblique, il est évident que beaucoup d'autres le furent. Certains témoignages montrent bien que les maîtres vaudois jouissaient auprès de leurs ouailles d'un grand crédit, en raison de leurs connaissances bibliques: c'est le cas des actes des procès d'inquisition tenus dans le nord de l'Allemagne en 1392.-1 394, où les parfaits sont présentés par leurs disciples sous les noms de doctores, secreti doctores et doctores sanctarum scripturarum. Toutefois cette même intensité du fondamentalisme biblique, qui était si manifeste chez les parfaits, se rencontrait aussi fréquemment chez les illettrés de leurs communautés; et ce fait permettrait d'expliquer comment ces groupes persistaient dans leur foi et subsistaient
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pendant de longues périodes en l'absence de leurs chefs spirituels. Les pressions émotionnelles et sociales exercées sur les fidèles vaudois de la base étaient particulièrement sévères, dans la mesure où la plupart d'entre eux ne constituaient pas des communautés autonomes, mais habitaient en général au milieu de catholiques, à la ville et dans les villages. Dans ces circonstances, les Vaudois étaient contraints à faire montre de conformisme, et allaient même jusqu'à se confesser et recevoir la communion catholique au moins une fois par an. De toute évidence, arriver ainsi à vivre ce que nous appellerions aujourd'hui une contre-culture demandait un engagement extrêmement difficile à tenir. Mais, aussi surprenant que cela puisse paraitte, les Vaudois réussirent dans bien des régions à passer inaperçus pendant de longues périodes, et à transmettre leur hérésie des générations durant. Apparemment ils y parvinrent : non seulement parce qu'ils entretenaient leur foi lors de grandes :réunions clandestines, aux rares occasions où leur maitre était présent, mais aussi parce qu'ils se livraient à la méditation ou à l'étude de la Bible, individuellement ou dans le cadre des réunions familiales. n existe des descriptions particulièrement vivantes de l'extraordinaire familiarité avec les Ecritures dont faisaient preuve certains fidèles vaudois illettrés. Une fois de plus, laissons parler Etienne de Bourbon et l'inquisiteur dominicain anonyme de Passau. « J'ai vu de mes propres yeux», dit Etienne,« un jeune vacher qui a demeuré pendant l'espace d'une seule année dans la maison d'un hérétique vaudois; il a appris par cœur ce qu'il y entendait, et l'a soigneusement :retenu, avec tant de diligence, en le répétant mentalement et avec attention, qu'une fois cette année écoulée, il avait appris et se :rappelait quarante des Evangiles du dimanche (sans compter les jours de fête). Tout cela, il l'avait appris dans sa propre langue, mot pour mot, en plus d'autres passages de sermons ou de prières. J'ai vu en effet des laies tellement au fait de leur enseignement qu'ils pouvaient répéter par cœur une bonne part des Evangiles, comme Matthieu ou Luc, et surtout ce qui y est dit des préceptes et des mots du Seigneur. C'est à peine s'ils en sautent un mot; ils les répètent tous dans l'ordre ». De même l'inquisiteur de Passau dit-il dans un passage célèbre que« j'ai vu et entendu un villageois illettré (un Vaudois) qui pouvait réciter le livre de Job mot à mot, et beaucoup d'autres qui connaissaient parfaitement tout le Nouveau Testament ». L'Ecriture n'était pas que l'objet d'une connaissance approfondie de la part de quelques individus; elle était aussi le point focal de l'attention des Vaudois lorsqu'ils se réunissaient en assemblées plus ou moins nombreuses. Déjà en II99, dans une lettre bien connue, le pape Innocent Ill révèle que les Vaudois de Metz tiennent des « conventicules secrets », où ils lisent et discutent leurs propres traductions en langue
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vulgaire des Evangiles, des Epîtres et des Psaumes. Probablement ces conventicules à Metz étaient-ils dirigés par les « parfaits » itinérants. De toute façon, il est bien prouvé par la suite que les maîtres vaudois réunissaient en secret toutes leurs ouailles lorsqu'ils arrivaient dans une communauté; et tout ce monde pouvait donc entendre des sermons sur des thèmes bibliques ou de longues lectures du Livre. De plus, dans les groupes plus restreints de croyants, la lecture biblique était un des principaux moyens d'encourager la foi en l'absence des parfaits. Par exemple, on lit parmi des actes de procès tenus aux environs de Toulouse entre 1307 et 13z3 ce témoignage d'un accusé : il admet « que les Vaudois prêchent parfois après le dîner, la nuit tombée, en s'inspirant des Evangiles et des Epîtres en langue vulgaire». Un autre, dans les mêmes documents, commença à soupçonner d'hérésie un de ses proches quand ille vit « en train de lire un certain livre ... , et l'entendit parler très bien sur Dieu à partir des Epîtres et des Evangiles». D'autres témoins jurèrent avoir entendu ou vu deux hérétiques, père et fils,« lisant un certain livre des Evangiles et des Epîtres ». En outre, cet exemple toulousain n'a rien d'un cas isolé : un siècle plus tard en effet, en 1430, à Fribourg en Suisse, une femme suspecte de valdéisme admettait avoir expédié à ses sœurs de Bâle une copie des quatre Evangiles en allemand. Il ne nous reste plus qu'à voir les sources bibliques que les Vaudois utilisaient précisément; et il convient ici de faire quelques remarques d'importance. Avant tout, il est nécessaire de le souligner, il n'y a jamais eu à proprement parler de « Bible vaudoise » : en effet, chaque communauté vaudoise utilisait ses propres textes bibliques; les langues variaient d'une contrée à l'autre, et toutes les communautés transmettaient et étudiaient des sélections de textes bibliques, et non pas la Bible au complet. De plus, insistons bien sur ce point, il n'existait pas vraiment de « traductions hérétiques », c'est-à-dire des versions établies par des Vaudois ou pour leur compte, qui contiendraient des erreurs vaudoises identifiables. Certes, aux débuts du mouvement, Valdès avait passé commande d'une traduction en français de certains livres bibliques, et par la suite, à l'occasion, d'autres Vaudois ont, semble-t-il, fait de même; mais rien ne prouve que de telles traductions aient été dotées de caractères spécifiquement vaudois, ou, pire, aient contenu des « erreurs ». En outre, il faut garder à l'esprit ce point fondamental : les traductions orthodoxes de la Bible, en français ou en allemand, de uoo à 1500, étaient en nombre plus que suffisant, ce qui rendait tout à fait inutile pour les Vaudois de passer commande de versions propres ou de s'y limiter. En effet, lorsque Etienne de Bourbon mentionne explicitement un Vaudois qui se rappelait par cœur« quarante des Evangiles du dimanche », et lorsque d'autres sources parlent de Vaudois lisant « les Evangiles et les Epîtres », il paraît clair qu'on se
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réfère à des collections liturgiques tout à fait orthodoxes, connues sous le nom de« missels pléniers » ( missale plenarium), qui contenaient les Evangiles des dimanches et des jours de fête, parfois avec des gloses. Les Vaudois utilisaient donc le matériel biblique orthodoxe qui leur était accessible. lis préféraient bien sûr les traductions en langue vulgaire (ou en fournissaient), car peu d'hérétiques savaient comme les prêtres lire le latin. Quant aux textes particuliers auxquels les Vaudois accordaient le plus de valeur, c'étaient d'abord, sans nul doute, les Evangiles, puis les Epîtres, puisque ces livres étaient au cœur de la foi évangélique des hérétiques. Après les Evangiles et les Epîtres, les Psaumes, largement répandus, procuraient aux Vaudois les matériaux de la prière, tout comme chez les orthodoxes. Et bien après en importance venaient tous ceux des autres livres de l'Ancien et du Nouveau Testament qui pouvaient tomber entre les mains des hérétiques. n n'est pas besoin d'examiner de manière aussi détaillée la foi biblique des Lollards anglais et des Hussites tchèques, à cause des grandes similarités qu'ils présentent avec les Vaudois. Ici encore, on reconnaît des fondateurs de nouvelles hérésies : Jean Wyclif (vers 1330-1~84), père des Lollards, et Jean Hus (vers 1~69-1415), celui des Hussites, s'inspirent de la lettre des Evangiles. Et ici encore, des communautés d'hérétiques puisent force et longévité à la source spirituelle et psychologique de l'étude de la Bible. Bien sûr ni Wyclif ni Hus n'étaient des copies conformes de Valdès. D'abord, tous deux étaient prêtres et théologiens formés à l'université; ensuite, le fondement théologique des critiques qu'ils adressaient au catholicisme est différent de celui qui inspire leurs prédécesseurs vaudois. Plus particulièrement, alors que l'hérésie de Valdès avait pris naissance dans sa décision de suivre à la lettre certains préceptes de l'Evangile, le théologien d'Oxford Wyclif et Hus après lui critiquaient l'Eglise sur la base d'une doctrine prédestinationiste de la seigneurie (dominion) selon laquelle « toute seigneurie naturelle est fondée dans la grâce »; en conséquence, la présence du péché dénote un manque de conformité avec la loi divine, et l'absence d'une justification de la domination de l'homme sur l'homme ou sur les biens. Cependant, en parfaite coordination avec la doctrine de la seigneurie dans la théologie de Wyclif et de Hus, on trouve une doctrine préconisant un respect sans faille de la« Loi du Christ» telle qu'elle est exprimée dans l'Ecriture et surtout dans les Evangiles. Aux yeux de Wyclif, la « Loi du Christ » suffit en elle-même pour administrer l'Eglise; puisqu'elle avait suffi au Christ lui-même et à ses apôtres, elle devait être suffisante pour tous les chrétiens de tous les temps. Donc, selon Wyclif, « toutes les sectes, touteS les situations ou toutes activités que le Christ désapprouve dans l'Evangile doivent à juste titre être rejetées ». Hus conforte même le respect littéral de l'Evangile que Wyclif préconise, en énonçant que« tous les
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mots du Christ sont vrais; si je n'en comprends pas certains, je les confie à sa Grâce, en espérant pouvoir les comprendre après ma mort ». En outre, Hus fait remonter son éveil spirituel à l'époque« où le Sdgneur Dieu m'a fait connaitre les Ecritures ». Du fait de leur engagement résolu à suivre à la lettre la « Loi du Christ », Wyclif et Hus voulaient que les Evangiles et les autres textes bibliques soient aussi largement que possible diffusés en langue vulgaire. Selon Wyclif, tous les élus doivent étudier par eux-mêmes la Loi du Christ dans sa pureté la plus absolue, c'est-à-dire dans les Ecritures, afin d'être sûrs de la respecter au pied de la lettre. li encouragea donc un groupe de ses disciples lettrés à produire la première traduction complète de la Bible en anglais. A la différence des Français et des Allemands, les Anglais jusqu'à Wyclif n'avaient pratiquement aucune traduction de la Bible. La position de Hus est identique. Il écrit en effet en 1411, dans une lettre adressée aux habitants de Pilsen : «Beaucoup d'entre vous connaissent la vérité et ont appris que n'importe qui peut prêcher, confesser, et, s'il le peut, lire la Loi de Dieu soit en latin - langue dans laquelle saint Marc a composé son Evangile -, ou en grec- où saint Jean a écrit le sien, ainsi que ses lettres canoniques et ses Epîtres - , ou bien encore en hébreu, la langue de saint Matthieu... Comment se fait-il donc que vous laissiez les prêtres interdire aux gens de lire la Loi de Dieu en tchèque ou en allemand ? » En conséquence, tout comme Wyclif avait fait exécuter une nouvelle Bible anglaise, Hus fit exécuter une nouvelle Bible tchèque. Nous n'avons pas ici à discuter en détail l'histoire du mouvement hérétique des Lollards anglais inspiré par Wyclif, ni celui des Hussites tchèques de Hus. Qu'il nous suffise de dire que le premier a subsisté très longtemps, qu'il a même survécu avec ténacité jusqu'au xvre siècle, et que le second a été assez puissant pour soulever tout le territoire de la Bohême, et l'amener à résister avec succès au catholicisme dans les années 142.0, avant de succomber à des dissensions internes (le hussisme conservateur n'a en fait jamais disparu). Dans les deux cas, l'interprétation rigoureusement littérale de la Bible, suivant la volonté des deux fondateurs, avait été une source primordiale d'inspiration. On peut citer à titre d'exemple l'histoire suivante : Hus raconte dans un de ses sermons, vers 1413, qu'un brave cuisinier lollard avait été appelé devant un évêque à expliquer pourquoi il avait enfreint l'interdiction faite aux laies de lire la Bible anglaise de Wyclif. Tandis que le cuisinier se défendait, l'évêque, indigné, lui rétorqua : « Sais-tu à qui tu parles ? » Le cuisinier répondit qu'il parlait à un homme, à un évêque. Furieux, l'évêque répliqua alors : « Comment oses-tu, misérable laïc, me citer les Ecritures ? » A quoi répondit le cuisinier : « Je sais que vous n'êtes pas plus grand que le Christ, et j'espère n'être pas pire que le diable. Si le Christ plein de grâce a tranquillement écouté
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le diable lui dire les Ecritures, lors de la Tentation, pourquoi vous, qui êtes inférieur au Christ, ne les écouteriez-vous pas de ma bouche à moi qui ne suis qu'un homme ? » Fidèles à de tels sentiments, les armées hussites connurent le triomphe dans les années 1420 : elles combattaient avant tout afin de préserver « la liberté de prêcher la Parole de Dieu ». Et les Lollards, pendant plus d'un siècle, restèrent fermement fidèles à la primauté des Ecritures, où ils voyaient le moyen le plus sûr pour le laïc de déterminer les vérités de la foi. C'est ainsi que des audiences tenues à Norwich en 1429 prouvent qu'un Lollard, William Baxter, avait coutume de lire chaque soir la Loi du Christ à sa femme Margery; et Margery le tenait donc pour « le plus instruit des chrétiens » (op timus doctor Christianitatis). C'est aussi ce que nous révèlent les actes d'un procès tenu vers le milieu du xve siècle dans les Chilterns :le Lollard James Willis avait lu l'Evangile de Luc, les Epîtres de Paul et l'Apocalypse, il possédait même une Bible qu'il donna à l'un de ses disciples avant son exécution. On disait en 1 512 que les Lollards de Coventry possédaient et se prêtaient de nombreux livres différents de la Bible, mais surtout les Evangiles et les Epîtres. Il ne faut donc pas s'étonner qu'un ennemi des Lollards au xve siècle, l'évêque Reginald Peacock, les appelât tout simplement « les hommes de la Bible ». Les Evangiles et les Epîtres nous apparaissent clairement comme les textes favoris des Lollards, héritiers en cela des Vaudois. Avec le mouvement taborite, aile radicale des Hussites, nous tenons une transition commode vers notre second thème, le rôle de l'Apocalypse dans les hérésies médiévales. En effet, pour les Taborites, une lecture millénariste de l'Apocalypse a sans doute joué pendant quelques années un rôle moteur tout aussi important que celui qu'engendrait l'interprétation purement littérale des Evangiles. Cependant, pour simplifier l'analyse, il nous paraît plus sage de nous concentrer non pas sur ces rebelles, mais sur d'autres groupes immédiatement hérétiques, chez lesquels une lecture eschatologique de l'Apocalypse est encore plus évidente et dominante. Il s'agit en l'occurrence des Béguins et des Fraticelles, lesquels combinaient leur fidélité évangélique à la pauvreté avec un radicalisme eschatologique dérivé de la pensée de Joachim de Flore et de Pierre de Jean Olivi. Joachim de Flore (vers II35-1202) n'était pas lui-même un hérétique; mais il a apporté quatre contributions d'une importance fondamentale au développement de l'hérésie millénariste ultérieure. Voici ce qu'il soutient. 1) L'Apocalypse est un guide infaillible de l'histoire de l'Eglise pour son avenir sur cette terre; z) Le dernier âge de l'Eglise sur terre s'ouvrira peu après une lutte cataclysmique avec les forces de l'Antéchrist; 3) Les précurseurs et les porte-bannière de ce nouvel âge seront des« hommes spirituels» qui« prêcheront la foi et la défen~
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dront jusqu'à la fin du monde dans l'esprit d'Elie»; 4) Ce nouvel âge verra la réalisation de progrès des plus considérables par rapport à l'époque actuelle, et cda surtout par la perfection optimale (autant que possible ici-bas) des formes de vie ecclésiale, et par une propagation maximale de la vérité spirituelle et de l'intuition mystique, dans l'espace comme dans les âmes. Inévitablement, dans les décennies qui suivirent la mort de Joachim, les membres de l'ordre nouvellement fondé des Frères mineurs commencèrent à se considérer comme les bénéficiaires de la prophétie eschatologique de Joachim. Ce mouvement est tout d'abord demeuré en gros dans les limites de l'orthodoxie. Saint Bonaventure (1217-1274) est lui-même un joachimiste modéré; il écrit, en termes joachimistes, que saint François est venu« dans l'esprit d'Elie» comme l'Ange du sixième Sceau de l'Apocalypse (Apoc. 7, 2) « portant le sceau du Dieu vivant», c'est-à-dire les stigmates, et que la mission de François annonce et présage l'imminent et glorieux dernier âge de l'Eglise, où « l'ordre séraphique des Franciscains » présidera à l'ultime accomplissement ici-bas de la vie et de la vérité chrétiennes. Aussi longtemps que les joachimistes franciscains comme Bonaventure se gardèrent de laisser entendre que les dirigeants de l'Eglise d'alors étaient mauvais, aussi longtemps qu'ils travaillèrent en étroite collaboration avec la papauté, cette sorte de prophétie fut tolérée facilement par les non-franciscains; on y vit au pire la marque d'une autosatisfaction excessive. Cependant, vers la fin du xme siècle, les Franciscains « Spirituds » commencèrent à soulever la querelle de la pauvreté absolue : tout d'abord avec la majorité modérée de leur ordre, puis avec la hiérarchie de l'Eglise. Alors ce type de prophétie joachimiste devint rapidement une marque de résistance à l'autorité. C'est avec la carrière et la pensée de Pierre de Jean Olivi (vers 12471298), théologien franciscain du midi de la France, que le mouvement prend un virage vers le radicalisme. A l'époque d'Olivi, une rupture irréparable s'est opérée dans l'ordre franciscain à propos de la rigueur avec laquelle les Franciscains devaient appliquer la règle de la pauvreté absolue. Olivi avait constamment juré obéissance à ses supérieurs, mais ses écrits théoriques prônent la pauvreté absolue : bon gré mal gré il était donc devenu le cœur de la résistance extrémiste aux dirigeants modérés de l'ordre. Par conséquent il fut à deux reprises censuré au début de sa carrière (12.79 et 12.83), et passa le reste de sa vie à se défendre vigoureusement. Il n'est pas étonnant que dans ce climat de tension Olivi ait élaboré une eschatologie centrée sur les idées de crise et d'accomplissement; il la développe surtout dans son Commentaire de l' Apocafypse ( 1 2.97), qui frôle dangereusement l'hérésie, étant donné qu'il y dit implicitement son opposition aux pouvoirs établis de l'Eglise. P. RICBÉ, G. LOBRICHON
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Comme Joachim, dont il connaissait les idées, Olivi développe une eschatologie reposant essentiellement sur l'application au présent et à l'avenir immédiat d'une lecture de l'Apocalypse qui y voit le récit d'une succession d'événements. Cependant Olivi va beaucoup plus loin que Joachim; il considère en effet que le monde traverse de son temps une crise qui oppose les Spirituels aux représentants d'un ordre ecclésiastique corrompu. Pour lui, dès le début du xme siècle, les fidèles d'un nouveau dessein évangélique inauguré par saint François ont rivalisé avec les pouvoirs d'une « Eglise charnelle », personnifiée par la Prostituée de Babylone. L'ère de cette Eglise charnelle prendra fin bientôt, mais il faut attendre que Babylone triomphe en apparence, sous les règnes successifs d'un« Antéchrist mystique » et d'un « grand Antéchrist}}. Ces ennemis horribles persécuteront les héritiers de François plus férocement qu'aucun bon chrétien avant eux; mais enfin de compte ils seront tous deux miraculeusement anéantis, et un Millénaire de paix joyeuse et de spiritualité profonde s'ouvrira alors. En d'autres termes, tout comme le Christ a été jadis crucifié, ses disciples de la dernière heure, les tenants de l'absolue pauvreté, devront être bientôt crucifiés à leur tour, avant de ressusciter et de présider à la fin des temps. Olivi n'a out de même pas été jusqu'à traiter ses propres ennemis de persécuteurs ou d'« Antéchrists}}; il a prudemment évité de dire que l'Eglise charnelle et corrompue symbolisait exactement l'Eglise romaine de son temps. Toutefois ses disciples directs et indirects allaient assez vite sauter ce pas; ils justifieront à l'aide de l'ensemble de l'Apocalypse leur résistance jusqu'à la mort aux dirigeants de l'Eglise romaine. L'histoire des hérésies millénaristes qui sont apparues après la mort d'Olivi a été étudiée de façon bien moins approfondie que celle des Vaudois, Lollards et Hussites. Il est évident pourtant qu'au cours des xrve et xve siècles, plusieurs mouvements hérétiques ont trouvé justification de leur résistance au pouvoir dans une lecture millénariste de l'Apocalypse, tout comme les Vaudois, les Lollards et les Hussites qui, eux, puisaient leur inspiration principalement dans les Evangiles. Déjà dans la première décennie du xrve siècle, des hérétiques aussi éloignés géographiquement que Fra Dolcino (dans la région de Novare) et Guiard de Cressonessart (dans les environs de Paris) se présentent comme de ces « anges }} héroïques de l'Apocalypse; ils rassemblent autour d'eux des groupes qui résisteront à la hiérarchie de l'Eglise. Ils considèrent en effet que l'Apocalypse prédit une persécution pour un premier temps, mais qu'ensuite les survivants, les élus qui vivent selon la loi évangélique, triompheront. On ne sait si la pensée eschatologique de Pierre Olivi a influencé Dolcino ou Guiard, mais leur apparition indépendante sur la scène religieuse, ainsi que la similarité de leurs imageries et de leurs raisonnements prouvent clairement que l'Apocalypse pouvait inciter fortement à résister à l'autorité ecclésias-
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tique. Ceci au moment où, le Moyen Age touchant à sa fin, la structure hiérarchique de l'Eglise aborde une période de crise. Quelques années plus tard, nous nous trouvons en présence des premiers héritiers incontestables de Pierre Olivi qu'on connaisse et qui soient allés jusqu'à l'hérésie pure : ce sont les Béguins d'Occitanie, des membres du Tiers-Ordre de saint François, formation semirégulière gravitant autour des Frères mineurs. Inspirés par la pensée de Pierre Olivi, ils étaient dévoués au culte de la pauvreté au milieu de la corruption qu'ils percevaient autour d'eux, à tel point qu'ils se fondèrent sur l'eschatologie d'Olivi pour résister jusqu'au bout à l'autorité ecclésiastique. Ceci se passa durant le pontificat controversé du pape Jean XXII. En effet, lorsque celui-ci intervint en 1317 et 1318 pour mettre fin aux dissensions dans l'ordre franciscain, en prenant des mesures disciplinaires contre les Spirituels, les Béguins rallièrent la cause de ces derniers; et rapidement, le jeu entre leur résistance et la persécution ecclésiastique les mena à l'hérésie radicale. Les actes de procès d'inquisition enregistrés lors d'interrogatoires de Béguins en France, entre 1319 et 132-5, montrent à quel point les Béguins s'inspiraient de l'interprétation qu'avait donnée Pierre Olivi de l'Apocalypse. En effet, l'un des accusés déclara avoir entendu lire à haute voix le commentaire de Pierre Olivi sur l'Apocalypse, et ceci en langue vulgaire, en plus de trente endroits différents. Ce fait est confirmé par l'inquisiteur Bernard Gui : ayant interrogé des Béguins, il raconte comment les hérétiques ont lu les œuvres d'Olivi « dans la langue vulgaire, pour eux-mêmes, leurs associés, et leurs amis, dans leurs assemblées et dans leurs demeures ». D'après l'exégèse de l'Apocalypse par Olivi, les Béguins conclurent que toute l'Eglise romaine était « l'Eglise charnelle », ou la Prostituée de Babylone, « ivre du sang des martyrs ». Jean XXll était bien sûr l'« Antéchrist mystique », et son pontificat serait le dernier avant l'avènement du « grand Antéchrist » et de la dernière vague de persécutions. En revanche, Olivi lui-même était un « ange de l'Apocalypse » - tout comme s'étaient baptisés Fra Dolcino et Guiard de Cressonessart; et ses disciples, les Béguins, seraient le petit reste qui sauverait la foi, car sur eux serait fondée une nouvelle Eglise spirituelle, après les persécutions ultimes de l'Antéchrist. En ces derniers temps, « l'Eglise, les rois, les nobles et toutes sortes de gens seraient anéantis » : les Béguins, guidés par l'Esprit Saint, régneraient en maîtres dans la tranquillité et l'illumination spirituelle, et la paix serait si grande « qu'une jeune fille pourrait voyager seule de Rome jusqu'à Saint-Jacques-de-Compostelle sans être physiquement agressée ». Il va sans dire qu'en l'occurrence ce furent les Béguins eux-mêmes qui furent anéantis, car la sévérité des poursuites de l'inquisition parvint
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à annihiler leur secte dans le midi de la France vers 1330 environ. Tou-
tefois le millénarisme apocalyptique d'Olivi qu'ils avaient épousé ne fut certes pas sans descendance. Dans le sud de la France, un héritier des Béguins a certainement été mis au fait de leurs doctrines pendant sa jeunesse : il s'agit du prophète franciscain Jean de Rupescissa, qui s'est rendu célèbre par son emprisonnement dans un cachot du pape en Avignon, vers le milieu du xrve siècle, pour avoir répandu une interprétation de l'Apocalypse ressemblant à celle de Pierre Olivi. Les écrits prophétiques de Jean de Rupesdssa eurent à leur tour une telle diffusion qu'ils influencèrent des hérétiques italiens, connus sous le nom de Fraticelles (nous en parlerons plus loin), et inspirèrent dans le nord de l'Allemagne une hérésie menée dans les années 1390 par Frédéric de Brunswick, un franciscain. Ce dernier prétendait être le « Jean-Baptiste » d'un nouveau dessein divin qui résisterait au règne imminent de l'Antéchrist et à ses persécutions. Pour s'y préparer, Frédéric ordonna à ses disciples, clercs et laïcs, de modifier le texte de leur Bible comme il l'entendait, ou de copier en marge les interprétations correctes. L'influence de Pierre Olivi se fit également sentir au sud des Pyrénées dans les milieux catalans. Les communautés béguines des deux premières décennies du xrve siècle, à Barcelone, Valence et dans leurs environs, eurent sans aucun doute des liens avec leurs communautés sœurs du Languedoc. Le principal agent de liaison en fut un docteur catalan, le théologien laïque Arnaud de Villeneuve (vers 12 381 31 1 ), dont la carrière fort chargée eut pour théâtre les deux versants des Pyrénées. Les Béguins catalans résistèrent donc à Jean XXII après 1317, pour des motifs idéologiques similaires à ceux de leurs frères occitans. C'est ce que démontre clairement un traité en langue catalane, écrit vers 13 18, ~ur les Etats de l'Eglise selon l'Apocalypse : il s'agit pratiquement d'un abrégé du Commentaire de l' Apoca!Jpse d'Olivi, est difficile de savoir comappliqué aux événements contemporains. ment les Béguins catalans ont survécu aux persécutions qui s'ensuivirent, mais il est clair qu'au moins jusque dans les années 1330, les territoires de langue catalane furent des centres de diffusion de l'hérésie millénariste. C'est ainsi qu'en 1 33 3, un chevalier du Roussillon, conseiller du roi Philippe de Majorque, se vit accuser au cours de son procès de soutenir les thèses de Joachim et d'Olivi; et à cette époque, Majorque était une plaque tournante pour la propagation d'idées de ce genre vers l'Italie. Cette mention de l'Italie nous amène à étudier la dernière des hérésies millénaristes de la fin du Moyen Age, la plus tenace aussi, celle des Fraticelles. Descendants italiens des Franciscains spirituels, ils avaic:n! été à l'instar des Béguins du Languedoc influencés par les thèses d'Oli~ sur la pauvreté et sur la fin des temps. Comme les Béguins, les Fra.tt-,(
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celles ont sombré dans l'hérésie sous le pontificat de Jean XXII; mais contrairement aux Béguins, ils ont survécu pendant des générations, et même dans certaines régions durant un siècle et demi après l'anéantissement des Béguins.
Nombreuses sont, sans aucun doute, les causes de cette longévité des Fraticelles; mais il faut certainement souligner parmi celles-ci le sens de la vocation qui leur venait de leurs convictions : Jean xxn était l'Antéchrist, et eux étaient les élus qui régneraient bientôt à l'aube d'un nouvel âge. Ces croyances gagnaient sans cesse en fraîcheur et en vigueur, grâce à la circulation et à la lecture des écrits de Joachim, d'Olivi et de Jean de Rupescissa. Un récit contemporain du procès et du « martyre » du meneur fraticelle Michele da Calci à Florence, en 1389, nous donne un aperçu de l'intensité avec laquelle ces prophètes inspiraient les Fraticelles. D'après ce récit, lorsque Michele fut emprisonné avec un de ses compagnons avant d'être interrogé, il pria instamment son camarade d'être ferme dans sa foi, en lui rappelant les enseignements du « saint abbé » (Joachim) et ceux de « Pierre de Jean )) (Olivi). La connaissance de l'Apocalypse elle-même, jointe à la tradition joachimiste, incita les Fraticelles à faire preuve de la pauvreté la plus absolue et à résister à l'autorité pendant des générations durant. Longtemps après la disparition des Béguins, un prédicateur fraticelle, Francesco da Camerino, commente en public, à Florence, « l'Apocalypse et d'autres écritures sacrées )) en langue vulgaire (1377). De même, un hérétique du nom de Martino Chavanderio circule en 1388 dans les Alpes piémontaises avec un exemplaire de l'Apocalypse, qu'il commente; un an plus tard, Michele da Calci fait directement allusion au triomphe imminent des « Vingt-quatre Vieillards )) de l'Apocalypse sur Babylone (Apoc. 19, 1-4), dans les mêmes termes d'espoir que nous avons déjà cités. Fait plus remarquable encore, en 1419, un groupe de Fraticelles des Marches d'Ancône se baptise au nom de l' « Eglise de Philadelphie», indiquant par cela qu'ils se considèrent comme le petit reste des élus que prédisait l'interprétation d'Olivi sur un passage de l'Apocalypse (Apoc. 3, 7-13). Or c'est dans les Marches d'Ancône surtout que les Fraticelles ont survécu, jusqu'au milieu du xve siècle; il est donc raisonnable de conclure que c'est le sens de la mission ultime, fondé sur l' Apocalypse, qui donna le souffle principal d'où les Fraticelles ont tiré leur longévité. Bien sûr aucune « Eglise de Philadelphie )) issue des Béguins ou des Fraticelles n'a franchi le terme du Moyen Age; mais un médiéviste américain est sans doute autorisé à signaler, en guise de conclusion,
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que l'idée d'une communauté de « Philadelphie », transplantée dans un nouveau monde comme un élément d'un nouveau dessein divin, a refait surface par la suite. Aussi pourrait-on dire que l'Alpha et l'Omega du fondamentalisme biblique mis en œuvre par les hérétiques du Moyen Age n'ont pas trouvé leur fin encore1 • Robert E. LERNER.
Traduit de l'anglais par Bruno Lobrichon et Philippe BtiC
1.
Pour la bibliogmphie, voir les n° 0
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CONCLUSION
En fermant ce livre certains auront peut-être un sentiment de regret, regret que l'ouvrage soit trop court malgré ses pages, ou qu'il n'ait présenté que quelques thèmes majeurs touchant l'influence de la Bible sur la culture et la civilisation médiévales. Au lecteur de nous dire si l'expérience devait être tentée et à d'autres de poursuivre ce que nous avons commencé. Il faut maintenant conclure. La meilleure façon est de rappeler comment les hommes du Moyen Age sont peu à peu passés de l'âge de la Loi à celui de la Bonne Nouvelle. Nous ne voulons pas dire que le Nouveau Testament n'ait pas été lu et commenté pendant le haut Moyen Age, les études faites dans le volume l'ont montré, mais il est certain qu'avec l'établissement de l'Empire carolingien, cette monarchie sacrale qui s'est prolongée jusqu'au milieu du xre siècle et dont la réforme grégorienne a marqué la fin, une sorte de civilisation vétéro-testamentaire s'est créée en Occident. Les rois carolingiens se présentent comme les successeurs de David, de Salomon et de Josias; leurs conseillers politiques, interprétant à leur façon La Cité de Dieu de saint Augustin, ont voulu l'établir sur terre et faire respecter par tous la loi divine. Leur législation n'est pas seulement celle qui est conservée dans les lois barbares mais celle des empereurs chrétiens et celle qui était enfermée autrefois dans l'Arche d'Alliance, cette Arche ~ue Theodulf a fait représenter dans la chapelle de Germigny. Dans 1 Admonitio generalis de 789 Charlemagne se réfère 18 fois à l'Ancien Testament contre 14 fois au Nouveau. Pour faire appliquer la loi, les rois comptent sur les prêtres qui comme dans Israël sont les principaux collaborateurs du pouvoir. La parole d'Aggée « Interroge mes prêtres sur la loi » est une des plus
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souvent citées. Le clergé forme une sorte de caste bien séparée du reste de la population avec son costume, innovation carolingienne, ses privilèges juridiques, sa culture savante, son genre de vie particulier. Le roi confie aux clercs des charges administratives et des missions politiques. Au rxe siècle, nous l'avons vu, les évêques prétendent contrôler la monarchie et jouer le rôle que les Prophètes avaient auprès des rois 'uif: J k.ois et prêtres luttent contre l'idolâtrie et les superstitions, font respecter le Jour du Seigneur, exigent des pratiques bien définies. La liturgie carolingienne obéit à un rituel précis. Tout doit être mis en en œuvre pour l'adoration de Dieu, ce Dieu dont on ne saurait parler qu'avec crainte et tremblement. Dieu est partout, dirige tout, possède tout. Comme pour mieux mettre en évidence sa transcendance on insiste moins sur la nature humaine du Christ que sur sa nature divine. En luttant contre l'hérésie des Adoptianistes qui voyaient dans le Christ le fils « adoptif » de Dieu, les théologiens carolingiens affi.nnent hautement la place du Christ dans la Trinité. Le Christ est le Sauveur mais aussi le Juge que l'on représente comme le roi de la Jérusalem céleste dans les miniatures et fresques de l'Apocalypse. L'adoration de Dieu doit se faire directement par la prière et non pas par l'intermédiaire des images. On peut expliquer en partie l'attitude des Carolingiens face à Byzance par une influence de l'Ancien Testament. De même que les juifs refusent toute représentation de la Divinité, les Carolingiens réagissent contre ce qui leur paraît une forme d'idolâtrie. L'image peut jouer un rôle dans la pastorale et dans l'instruction religieuse, elle n'a pas sa place dans le culte. L'organisation du sacrifice de la messe est rapprochée par certains clercs, tel Amalaire, des sacrifices du Temple, dont elle est l'aboutissement. L'autel est la table des holocaustes, l'habit de l'évêque rappelle celui d'Aaron, les diacres sont les successeurs des lévites, dont ils prennent d'ailleurs ce nom aux temps carolingiens, le pain eucharistique est le pain azyme, autre innovation carolingienne, mal vue des Byzantins, l'encensement et les prières sur les offrandes se réfèrent à l'Exode et au Lévitique, etc. Pour la consécration des églises les Sacramentaires empruntent leur rituel à Exode z9, 1z-18 et Lévitique 8, II. Co~e l'écrit J. Jungmann « le plaisir qu'on prenait de plus en plus deputs l'époque carolingienne à découvrir et à mettre en valeur des parillélismes avec l'Ancien Testament trouvait ici à s'exercer »1 • Le peuple, séparé des officiants par une langue qu'il ne compren~ pas et par la barrière qui coupe en deux l'Eglise, assiste assez pasSl~ vement aux mystères de l'autel même si quelques clercs lui ont demandé une plus grande participation. La messe est moins l'action de grâces des fidèles que la descente mystérieuse de Dieu sur l'autel, la colDlilUr nion reçue dans la bouche pour éviter tout sacrilège n'ayant lieu qu'à Noël, Pâques et Pentecôte après une préparation pénitentielle. 1. J. JuNGMANN, Missarum So/emnia, Il, p. 72.- Notons que Yves de Chartres reprend ki parallèles entre l'ancien sacrifice et la messe; cf. CHYDENIUS (125], pp. 84 et s.
Conclusion
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Les prêtres exigent moins une conversion du cœur que l'obéissance à des règles précises. L'homme est jugé sur ses actes et non selon ses intentions. A chaque faute correspond un châtiment prévu par les pénitentiels. Le fidèle est enserré dans un réseau d'interdits et de tabous alimentaires et sexuels, d'obligations et de contraintes. Il doit payer aux clercs la dîme comme le faisaient les juifs du royaume d'Israël. Il est invité lors des disettes ou des guerres à des prières et des jeûnes collectifs. Par suite, le chrétien se sent proche des juifs qu'il rencontre dans les villes et n'hésite pas à observer le repos sabbatique ou à participer aux repas des juifs. Contre ces chrétiens« judaïsants», les canons des conciles se montrent sévères2 • Il suffit de franchir le xe siècle et d'envisager la perspective pour saisir à quel point tout change. Là où les moines carolingiens s'étaient livrés à une lecture allégorique débridée volontiers oublieuse du sens littéral, on a remis l'ouvrage sur le métier en restaurant à la lettre un droit de cité primordial. A cette nouvelle manière de lire la Bible, sensible dès la fin du XIe siècle, mais probablement inaugurée plus tôt, au début du siècle, fait écho la prise de conscience dangereuse d'une domination des chrétiens sur les juifs. Faute de pouvoir vaincre les maîtres juifs sur le terrain de l'Ancienne Loi, on continue humblement de faire appel à eux, tandis que toutes les faveurs se portent sur le Nouveau Testament. Sans parler de conscience collective, voyons bien cependant que l'idée fait son chemin, et qu'un des principaux griefs que développent les clercs à l'égard des suspects d'hérésie a trait à la négation et au refus de toute valeur à l'Ancien Testament. L'opposition vécue entre l'Ancien et le Nouveau Testament se creuse alors, radicalise l'idée de réforme religieuse. Réformer auparavant, c'était amender, corriger les mœurs dans le sens d'un progrès de l'Eglise vers la Jérusalem céleste; il semble que dès l'an mil se diffuse une idée plus tranchante : réformer, c'est revenir au statut primitif, auréolé d'une pureté toute idéalisée. Ainsi à Cluny dans l'entourage de saint Odilon3 , et peu à peu dans les milieux réformateurs de l'Eglise, chez Grégoire VII, puis saint Bernard, et dès lors continûment. De la sorte, on valide dans un premier temps les formes extrêmes du monachisme ascétique, et les ermites pullulent dans la seconde moitié du xre siècle; de là on passe naturellement à l'idéal de la chrétienté primitive, à la « vie apostolique », qui fleurit et brille de mille feux durant tout le xne siècle4• Et comme les ferveurs religieuses par nature se vulgarisent aisément, l'Eglise sur le point d'être submergée d'hérétiques trop soucieux de sa réforme, sécrète une espèce nouvelle, d'une part les Prêcheurs de saint Dominique, et de l'autre les Franciscains : ils deviennent les authentiques dépositaires de l'idéal apostolique, tandis que saint François exige des siens qu'ils vivent l'Evangile à la lettre. 2. B. BLUMENKRANZ, juifs et chrétiens... (98], Paris, pp. qi-173· 3· C'est ce que montrent les recherches inédites encore de Dominique Iogna-Prat. 4· On trouvera une bonne mise au point sur ces questions dans Caroline Walker BffiuM, Doçm~ tJerbo et exemplo. An Aspect of Twelftb Century Spirituality, Missoula, Montana, 1983.
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Le Moyen Age et la Bible
Parvenue à ce point, l'Eglise d'Occident entre dans une période de stabilisation. Dans les universités, l'exégèse biblique chante à l'unisson de plus en plus, se fiant à la Glose ordinaire. Dans les paroisses des villes et des banlieues, les frères des ordres mendiants érigent un réseau d'encadrement aux mailles serrées. Les grandes entreprises conquérantes, les Croisades, ne passionnent plus que quelques idéalistes, et les quelques voyageurs qui prennent la route de la soie vers les Chines mirifiques reconnaissent bientôt qu'ils n'ont guère plus de chance de convertir le Grand Mogol que saint François n'avait pu baptiser le sultan du Maroc. Le temps n'est plus aux grandes conquêtes, il n'est pas encore aux grandes découvertes, il est à l'intériorité. De la contemplation monastique du haut Moyen Age, on est passé non sans heurts hérétiques à l'imitation, matérialisée dans les stigmates de saint François d'Assise ou dans le cœur de Claire de Montefalco qui, dit-on, contenait les instruments de la Passion du Christ:5. Mais cette matérialité peu ordinaire n'est que le dehors de manières plus silencieuses de vivre la Bible, c'est-à-dire, dans les derniers siècles du Moyen Age, essentiellement les Evangiles : dans le courant mystique qui s'amplifie, s'épanouit aux portes des villes, dans les béguinages féminins, et autour de Richard Rolle, de Maître Eckhart ou Denys le Chartreux, mais aussi plus activement sur les grandes places des villes, sur les parvis des cathédrales, partout les scènes de la Nativité et de la Passion du Christ retiennent les regards, alimentent les élans du cœur. Les représentations publiques des mystères marquent alors les esprits plus profondément et sûrement que les échos affaiblis d'une exégèse qu'on sent essoufflée d'un trop long Moyen Age. Pendant des siècles, les savants parmi les clercs avaient pu extraire de la Bible des modèles qui servaient à interpréter les réalités humaines, ou à conforter, étayer les programmes politiques. Au xue siècle encore, on put à grandes brassées puiser dans le Nouveau Testament les modèles d'une réforme ecclésiale. Mais aux xive et xve siècles, les affaires publiques sont devenues trop sérieuses pour qu'on les abandonne aux religieux, pour qu'on laissât faire un Savonarole : sa République selon l'Esprit du Christ finit dans le sang. Le chemin qui mène à Marsile de Padoue et à Machiavel est celui aussi qui pousse dans l'Apocalypse Fra Savonarole et un siècle plus tard Thomas Müntzer : les réalismes politiques, du côté catholique comme du côté protestant, ont appris au cours des siècles à réduire les prophètes au silence ou au bûcher.
5. Cl. LEONARD! a développé ce passage de la contemplation à l'imitation dans Bulletin de l'Institut d'Histoire de la Spiritualité, n° 5, 1982,
\Ill
ABRÉVIATIONS DES LIVRES DE LA BIBLE
Gen. Ex. Lév. Nom b. Deut. Josué Juges Ruth 1 Sam. II Sam. Til Rois IV Rois I Chro. II Chro. Esdras Néh. Tob. Jud. Esther I Mac. II Mac. Job Ps. Prov. Eccl.
Cant. Sag. Sir. ls. Jér. Lam. Bar. Ez. Dan. Osée Joël Amos Abdias Jonas Mie. Nahum Hab. Soph. Aggée Zach. Mal. Mat. Marc Luc
Jean Actes Rom. 1 Cor. II Cor. Gal. Epb. Phil. Col. I Thess. II Tbess. I Tim. II Tim. Tite Philémon Hébr. Jacques I Pierre II Pierre I Jean II Jean III Jean Jude Apoc.
SIGLES UTILISÉS
Sigles utilisés :
AB AHDLMA AS BA BEC BHG BHL
cc
CSEL DACL DHGE DSp DTC HThR ]ThS MGH
MSR NRHD NRTh PL
PLS RB RBi REA REAug
REL RHE RHR RSPT RSR RevSR RTAM
Analecta Bollandiana, Bruxelles. Archiws d'Histoire doctrinale et littéraire du M~yen Age, Paris. Acta Sanctornm, Bruxelles. Bibliothèque augustinie1me, Paris. Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, Paris. Biblrotheca Hagiographica Graeca, Bruxelles. Bibliotheca Hagiographica Latina, Bruxelles. Corpus Christianorum, Turnhout. Corpus Scriptorum Ecdesiasticorum Latinorum, Vienne. Dictionnaire d'Archéologie chrétienne et de Liturgie, Paris. Dictionnaire d'Histoire et de Géographie ecclésiastiques, Paris. Dictionnaire de Spiritualité, Paris. Dictionnaire de Théologie catholique, Paris. H0171ard Theological Review, Cambridge, Mass. Journal of Theological Studies, Oxford. Mof1U111enta Germaniae Historica, Berlin. Mélanges de Science religieuse, Lille. Noem/le Revue d'Histoire du Droit, Paris. Nouvelle Revue théologique, Louvain-Tournai. Patrologia Latina (J.-P. MIGNE), Paris. Patrologiae Latinae Supplementum (A. IIAMMAN), Paris. Revue Bénédictine, Maredsous. Revue Biblique, Paris. Revue des Etudes anciennes, Bordeaux. Revue des Etudes augustiniennes, Paris. Revue des Etudes latiMs, Paris. Revue d'Histoire ecdésiastique, Louvain. Revue d'Histoire des Religions, Paris. Revue des Sciences philosophiques et théologiques, Paris. Recherches de Science religieuse, Paris. Revue des Sciences religieuses, Strasbourg. Revue de Théologie a~~&ienne et médiévale.
Bibliographie INDEX DES AUTEURS CITÉS DANS LA BIBLIOGRAPHIE Les chiffres correspondent à la numérota/ion de la bibliographie AGAESS~ I.
Fowua, 19·
MEEB.SSEKAN, 208.
AtGlU.IN, 148.
FRANSEN, 118, Il9• FRISTED, 6o.
Moa,
ALVBRNY (d'), 77· A.lliOT, 171. ARQUILLlÈRE, 124. ASTON, 212.
GAIFFIER
(de),
MBBLBnB, 88. 122. MUNDO, 107·
I49. ISO, 1p.
G.AM:BER, I66. GANSHOF, 36, ;?•
NooNAN, 201, 202.
OEXLE,
BATAILLON, 50.
J8o. GHBLLINCK (de), 7, 8J. GILSON, 138.
BAVER, 173·
GLORIEUX, 93·
78. BARat, IJj, IJ4BALDWIN,
GARNIER,
BBCIU!R, '9·
GLUNZ, 38. GNEUSS, 23.
BERGER, 39· BERGHAUS, 55.
BERlou, 135· BEtu.IÈRB, no. BERTOLA, 45.
Bibbia, 4· Bible, l·
211. ÛHLY1 1~5· Owsr, 14J• PACA.UT, 130, 204-
PARÉ, 89.
Gonu, 161. GoNNET, u6.
PATSCHOVSKY, 226. PENco, 108, 156, IS7·
Go1TLŒB, 24 GR.ABAR, Ih. GRABOÎS, IOJ.
PIVBC,
GRÉGOIRB, 140·
llENHARDT, 13,
tj8.
Pwnu::,
187, t88.
BIGNA.MI-0DIER, 213· BtSCHOPP, 66. BLUMENKRANZ, 98, 99·
HAILPERm, 104. HA.I.uNGER, 112.
RoBINSON, 65. ROOVER1 203.
BoNSIRVEN, 174·
1-IARGR.EAVES, 61.
Boz6x.y, 175. BRANNER, 177·
}AUSS, 141.
RosT, 1+ RousE, p, ~2, H· RuscoNt, 2.2.7.
R!CHÉ, 72, 7J, 74·
BRIGHT, 16.
BaumE (de), JO. BÜHI.ER, 214·
KAMINSK.Y, 217. KARPP, 167. KER, 25.
ÛGIANO, 178,
KLAucx., 9+ KOTrJB, 127·
CAHN, '79· CA.sPER, 100. CHAIU.AND, 136.
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CHARLES, IJ6. CHAilTllm, III,
LAISTNER, 69. LAMBERT, 218,
CHÂTIU.ON, 79· CHENEY, zo. CHENU, Bo, 92.
2.28.
THERY, j2. THouzELLIER,
229.
LARÈS, 63, 64. LECLERCQ, 8, 9, 12.8, I%.9, 1 ~ 2.
205. CHYOENIUS, I %5.
LE BR.AS, 121, 207· LECOY de LA MARCH~ 191. LEPF, 219·
67. 57•
DANiiwu, t6J. DAVY, I37·
LEHMANN, 10. LEONARDI, 70. LERNER, 2.2.0~ 221. LESNE, 26, 86.
DEANESLEY,
l.oBIUCHON,
DAHAN, lOI.
%
ScHNEYER, 146. ScHÜSSLER, 123. SCHRAMM, 131· SK.ALLEY, IS, 48, 90, 91, IOj. SPICQ, t6. STEGKÜLLER, 17· TANNER,
LANDGRAF, 81.
CHIPPOLEA.U,
CoNTRENt, CRAWFORD,
SAWON, 44, t68.
I 5.
47•
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Dm.HAYE, BI. DENIFLE, 3I.
Lorrm, 87. LUBAC (de), II.
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v .AN
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VAN UYTPANGHE, 159, I6o. VERGER, 96. VERNET, 28. VICAIRE, t6t. VIDA~ 230. VOGEL, 170. VOGUÉ (de), 109.
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DESPR.E.Z, Il3·
DEVISSE, 68. DoDWELL, ~ 8.
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(d'),
32,
H.
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MABLHBR, Ij4o MAu!, 184, I8j, t86. MANGENOT, 39· MANSELLI,
:u,
223, 22.4.
FISCHER, 34. Jj.
MARTIN, 40, 41, 42.
FOURNIER, 116, 1 17•
MATTER, 71.
WIELOCJC<,
49·
WILMART, 97·
WIRTH, 189· WoLPERS, 162. ZtNK.,
147·
6zz.
Le Mt?Jen Age et la Bible GÉNÉRALITÉS
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N.B. - En dehors de ces ouvrages généraux on aura intérêt à consulter : r) Le« Bulletin de la Bible latine» que publie Dom BoGABRT dans la Revue Bénédictine. z) MedÏlJevo Lati"no, Bolletino bibliografico della cultura europea dai secolo VI al XIII, sous la direction de Cl. LEoNARD!, Spolète (Centro italiano di Studi sull'alto Medioevo), t. I, 198o, pp. 487 à 494i t. II (1979), 1980, pp. pz à 329; t. III (r98o), 1982, pp. 486 à sot; t. IV (t98I), I983, pp. 424 à 434· 3) André VERNET a préparé une exhaustive bibliographie qui sera publiée par les soins des « Colloques d'humanisme médiéval >>.
LE LIVRE
19 20 21 22 23 24
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Bibliographie 25 26 27
28 29 30 31 32 33 34
35 36 37 38 39 40
4I 42 43 44 45 46 47 48 49 50 5I 52.
62.3
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6z4
Le Moyen Age et la Bible
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N.B. - Pour les études concernant les autres traductions de la Bible, cf. supra, pp. 27-28.
ÉTUDIER LA BIBLE 66
B1SCHOFF (Bernhard),« Wendepunkte in der Geschichte der lateinischen Exegese im Frühmittelalter », dans Sa&ris erudiri, 6 (1954), 189-281 = Mittelalterliche Stutlien, z, Stuttgart, 1966, 205-273, trad. anglaise dans Biblical Stutlies: the Irish contribution, éd. M. McNAMARA, Dublin, 1976, 73-160. 67 CoNTREN1 (J. J.), « Carolingian Biblical Studies », dans Caro/ingian Essa_vs. Patristics and early medieval Thought, éd. U. R. BLUMENTHAL, Washington, 1983, 71-98. 68 DEVISSE (J.), Hincmar, ar&hevique de Reims ( 84J-88z), 3 vol., Genève, 1976. 69 LAISTNER (M. L. W.), « Sorne early medieval commentaries on the Old Testament », dans Harvard theo/. Review, 46 (1953), 27-46, rééd. dans The intel!ectual heritage of the early Middle Ages, Ithaca, 1957, 181-201. 70 LEONARD! (C.), « Spiritualita di Ambrogio Autperto », dansStudiMedievali, 3" série, IX, 1, 1968, 1-Ip. 71 MATTER (E. Ann), « The Lamentations Commentaries of Hrabanus Maurus and Paschasius Radbertus », dans Tradilio, JS (1982). 72 RICHÉ (P.), Edmation et culture dans /'O&&idenl barbare, VI•- VIII• siècles, Paris, 1962, 3. éd., 1972. 73 RxcHÉ (P.), Ecoles el enseignement dans le haut Moyen Age, Paris, 1979. 74 RicHÉ (P.),« Di11ina pagina, ratio et auclorilas dans la théologie carolingienne», dans Settimane di shulio del Centro ital. di rtudi su/l'allo medioe110, XXVII, 1979 (Spolète, 1981), 719-763. 75 WASSELYNCK (R.), « Les compilations des Moralia in Job du vu• au xu• siècle », dans RTAM, 29 (1962), 5-32. 76 WASSELYNCK (R.), «L'influence de l'exégèse de saint Grégoire le Grand sur les commentaires bibliques médiévaux (vn•-xn• siècles)», dans RTAM, J2 (1965), 183-192. 77 ALVERNY (M.-Th. d'), Alain de Lille, Paris, 1965. 78 BALDWIN (John W.), Masters, Princer and Merchants : The so&ial Views of Peter the Chanter and hir Circle, 2 vol., Princeton, 1970.
626 107 108 I09
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VIVRE LA BIBLE LE GOUVERNEMENT DES HOMMES uo III II2 II~
114 II 5 116 II7 118 119 120 12I
122 12~
I24 125 126
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•04. 367, 368, 1•1·
Et·
991 IZ4, 144. IJ61 188, 189, 5091 322, 3J2 1 367, )68, 393. 397. 400. 418, J2J, J72. DtJII. IZJ, tj6, ISI, 204, 2)7, 28J, a.B6, 29J, 309· nz, 361, 4001 461, 47J 1 J11 1 JZJ. r2 Propbil11 us, 127, tj6, 241, ZJI, 309, 341, 352, 367-369, 393, 396, 400, 413, 461, 494-49S• so2, 525, szB, 61s. Mdl. 871 1121 136, lj61 IJI, 176, 177, 204, 227,232,290, 292, 29J 1 )Oj, 310, 311, 317, 318, 321-324. 330, 331, "8, 341, Hl· 348, 317, ,a, 36o-367, 369, 373, ,a., 3a4, 396, 400, 447, 4J6, 462-477, 480, 481, soB-so9, J26·J28, J3Z, s6o, s6s-169. 171, 111. , .., ,a,, ,a6, 117, 19•, '9'• 197· • 6oo, 6o4. 6o7.
6 32 Març
Le Moyen Age et la Bible
to6-to8, III, Uj, xs6. z:u, %2.6, 227, z;z, 291, 297, ~II, 3 t8, ;zo, ;z;, ;69, 462, 468, 471, 473, 475, 526, l99. 6o7. LRt 125, 156, 165, zo;, zos, 2:1.7, z;z, 2.89, 291, ;to, JII, JJO, JJJ, 3)8, J4I, 362, 366, 369, J7j, 382, j8j, 397, 399,400, 431, 4jj, 4j6, 459, 462,463, 468-478,483, j>6, lJ>, s6s, s6B-j72, l7h sB4. 6o4, 6os. s29, Jean ] u, 12h 1 s6, zo;, 204, :zo8, 220, 221, 227, z;z, 290, 291, 295, ;os, ;o6, ;u, ;ss, ;6z, ;69, ;82, 400,447, 4l7, 46B-47s. sn, su, sz6, sz7, 540, s6B,s69, l94· Arlet us, t;6, 156, 189, 195, zo;, 205, 224, z;z, z66, z9o, 297, ;n, ;t6, 337,340,341, ;sz, ;66, ;69, n;. 4;z, 461, 470, 472, 475 1 476, 481, 48;, j2Z, F6, s;o, 540, s6o, s67, s68, ssz, 59'· 599·
ll'·
Epllrll de Paul SI, 99. IOS-109, ns, t;6, 144, tj6-ts8, x69-t7o, 172, 174. t86-193• zo;-zo7, z.u, 215, 224, z;2, 2.85, 290-293, 296, ;n-;xs, ;z.o-;24, ;,o, 337, ;;8, 340, 343, 347, 35 z, 3l7, 35 s, 361, 362, 366, 367, 369, 376, 400, 426, 462, 463, 46j, 467, 469, 470, 473· 476,478, 481, 483, 487, sn, sz6, sz7, no, Bt, 541, sst, s6t-564, s67, S77. j8z, j84, 591, l93. 6o8.
Epltrts taJho/iq11u xol, u,, 136, 1~7, 203, 232~ 290, 29J, >g6, 312, 330, 3~1, 343, 3l7> j66, 36g, 400,413, 4j6, 469.472, jll, sz6, j6j,j76, j82-j84.
Apoe. 64, So, Ss, 86, 99, to6, 109, n3, us, 134. 137, 144~ xn. 177, tl~ IBh 189, zo~. 2.24, .us, zz8, :~z. z8s, 29o, z9z, 310, 337, 340, 366. ;69. 471, sn, p6.n6, n7. 592, l97, 6o8-613, 6x6.
Index des manuscrits
Am~s, "" H9 : 70, Auxerre, Bll a : 4><>-42•·
Beaune. Berlin,
Bll 1 :
SB,
408.
PhiiJ. x6jO : IOj.
Berno, •• H4 : XOj. Besançon, "" 677 : 42•·
Bozdeauz, BM . . . H· ,, 49. Boulogne, ""' " : 40a.
jj :
xox.
Cambridge, Univ. FF.x.23: I29· - Txin. CoU. R. 17. x : rz9. - Magd. ColL Pepys 2498 : 1 H. - CoipOS Cbrlsti Coll. 173 : I27, Cbalon-lllU-Saône, BK 9 : 414.
Dijon, "" x : 408. - - ,, 4'3· - - IZ·Xj : 73'74. 404• - - xn: 4'4· - - !6• : 420•422· Dole,"" '' : a,, 93· Douai, JDI 90 : 4Z2o Dublin, Trin. CoU. l• : •9· Aorcnœ, Laur., Axnizt. x : H, 6e, 62, 63. - - Pl. '7·9 : 91). XOj. --Pl. •3·'l: xoa. Ivx~. Capit.
Laon,
xo6: 279·
BK 102 : 101-IOZ.
--240: 420· Leipzig, UB 6aj : l'9• ,, : 6e. Londres, British LibtBry :
Leon. Catedml -
-
-
-
-
-
-
-
Add. •l•B :
- - Cotton Vespzzian A.I : 129. - - Cotton Vitellius E.XVIII: 129. - - Cotton Tiberius C. VI : rz9. - - Harley Ij26-Xj27: 416, - - Royai1.B.XI: 73· --Royal x.B.XII: 9•· --Royal 2.B.V: "9· - - Royai4.B.IV: XOj. - -Royal 19.D.ll: 414. - - Stowc Il : 129. - Lambeth Palace 427 : r29.
.Manchestu, JR.L 109 : 105 • Mans (Le), ""' 223 : 420. BM 2.62.:
am
New York, Pie<pont Morgan Libt., "240: 416. --11776:xz9. Orléans, lill 144 : - · Osford, Bodleian Libt., Auet. •· 19 : 130. - - Boclley 27oB : 416. - - Junius 1 : X3j. - - Junius XI : xz6. - - Juniua XXVII: xz9. - - Junius CXXI: 121, 12.9. --lat. bib.c. 7: 9•· - Magd. ColL 167 : !•3· - Wadham CoU. A.1o.u: 73·
- - ,,9 :a., a,.
Psris, Arsenal 6! : 86.
a,. a,.
-
9•·
Paris, Mazarine l : ao, a6.
Acld. ,, 4 ,. : Add. 57!'7: 129. Add. jOOOj : Atuadel 6e : "9· Arundel jOj : 9Z• Cotton Claudius B .IV : 124. 1 H· Cotton Nero O.IV : Xjo.
-
j0j9 : 414-
- - snz: 414-
--n:go.
- - 70 : 86, 101. - - 117: 115- - 131•144 : a4.
Le Moyen Age et la Bible
634
- - 788: !04· -
BN
fr.
9220 : 442.
- - fr. 15290 : sz. --lat.1:64. - - lat. 26 : 86. - - lat, 28 : 90, - - lat. 90 : ttll. - - lat. 166 : 89. - - lat. 201 : 92· - - lat. 206 : 89. - - lat. 213A : 88. - - lat. Hl : 524. l27· - - lat. 346 : 96. - - l a t , 442 : IOj. - - lat. 480 : 99· 105
-
-lat.6u:xu..
- - lat. - - lat, --lat, - - lat. - - lat, - - lat. - - lat. - - lat. - - lat. --lat, - - lat. --lat. - - lat. - - lat.
-
-
lat.
-
-
lat.
- lat. - lat. - lat. - lat. - lat. - lat. - - lat. - - lat. - - lat. --lat.
643 : ll2, 108j : 48, 287! : IOj. 8824 : 128. 9380 : 64, 6j. 9381 : 90· 10426 : 88. llll7 : 84. l i l49 : 84. ll5SO: IOJ. ns6o : 418. 11932: 92:. ll966 : 112. II967 : IOj. 122.67 : 105. 12.413 : soz. 12444 : H+ 13174: l9· 14131-14133 : 84. 14238 90· 14397 88. 14398 108. 14402. to8. 14408 108. 14409 xo8, 109. 14443 ttc.
-
-
lat. 14771
108,
-
-
lat, 14776 lat. 14779
lOI, 108. lOI.
-
-
lat, 14783
-
-
lat. lat. lat, lat. lat. lat, lat.
14786 14937 15236 1!476 16z64 16z66 16267
108. !•9· Iot.
89. 92. 89. 83.
-
-
lat. 16497 : 513. lat, 17204 ! 11 I, lat. 172o7 : u3.
-
-
lat. 172}3-17234: 112. n.a.lat. 33! : !24-!•7· o.a.lat. 836 : 9•·
I I 3•
Paris, Sainte-Geneviève t s
: 408,
- - 2 . 2 ; 414.
--34'414. - - 6o: 410, - - 7l: 101, - - 523: 42%. - - ll31 : 439• Poitiers, BM 97: 513. Reims, BM t6-t8 : 70. - - 20-23 : 70, 408. - - 'H: 99·
Saint-Gall, Stift. 7l : 62. Salisbury, Cath. Ijo : 129. San Marino (Calif.), Huntington Libr., Sens, BY 1 : 404, 406. Stonyhurst, CoU. : 29. Tolède, Catedtal : 416. Tortosa, Capit. 106 : 498. Toulouse, BM 81 5 : 442. Troyes, B>< 458: 404. - - 511-5U: toS, 109. - - !77: 8j. - - 61j: 99· - - 871: 108. -
-
10%~
-
-
108~ : 1o8. 16zo : 108.
bi.t :
108~ 112.
Valenciennes, BM jZI (475) : 494Vatican, BAV, Barb. lat. 587 : 69. - Ottob. lat. 71 j : 384, - - Regin. lat. u : 99• - - Vat. lat. 143 : 10j. --Vat. lat. 1333 : 344· - - Vat. lat. 7664: 81. - - Vat. lat. 10jto-10!II : ~. Vienne, ONB II79 : 416. - - 12.ZZ: 48. - - •!!4 : 416.
-
Worcester, Cath. Zurich,
F. 160 : 2.79.
Staatsarcbiv~ AG 19 : 99·
HM
t:z. : ?C·,
Index des noms propres
Fleury~ 17~
ADAll de Prémontré, 31~, 319, ;u-;zs. de lona, I5J. At/mont, 41, 42.
ANSELME de Lucques, H5. ANTÉCHRIST, s86, 6os, 61o-6t3. ANTOINE de Padou~ 524-527, no-531, B4· ANTONIN de Florence, 381. Armagh, 29. ARNAUD de Villeneuve, 6u. ARNOUL GRtBAN, 439· ARNOUL de Metz, 481. Amu, to4• ARUNDEL, 13 8.
.Am.Parc, r;o-134, 137, ;oz. AELIU!D de Rievauii, !15.
ASTESANUS, 5 78.
AcoBARD de Lyon, '59• •46.
AUGUSTIN
Aix-la-CboJ>IUt, 59, 61, J•l· ALAIN de Fad'a, 518, ,. 1. ALAIN deLille, 196,so4,j18,j>t, B4· ALBEIUc de Reims, 106. ALCUIN, 49. 57·64, 69i81, 148 à 157. •46, J89, l99· 40•. j6Z, ALDEGONDE de Mayence, 47S· Ald
AuGUSTIN d'Hippone, 43. 139, 149, xso, 152, lB, 159, t6s, 167, 179, IBo, 188, .aoi, 262, 292, 3o6, 310, 316, 317, J%0, JJB, 344, 145, lllo 359, 16o, 364, 180, 382, 49'· , ... jj8, l57. s6•, no-n•. 574. 61). Augustins, 39• .AMnil-tn-LimoNsin, 4S· AURÉLIEN d'Arles, 308-3II. AMxern, 105, 107, 177, 425· AVICEBROL, 241-243•
ALDHEI..K, IJO. ALEXANDRE de
A•ignon, ru, 6u.
ABBON
de
ABBON de Saint-Germain, 16.
Abbotrb1111, sB>. ABÉLARD, t6, to6, x64 à 194. z.ot, zn, zq, 247, 372. ABRAH.UI Bar Hyya, •59· ABU AHARON, zJS~zs6. AnALHARD
de Tours, 6z, 6J.
.AnAI
Asszie, 46•
ALBE&T le Grand, zo;-219, 519, su, nz. n6-H7·
de Cantorbéry,
A VICENNB,
Halès, zoz, Auxts, 48)-486, 494-
203,
n9,
571.
ALPASt, 241.
124,
244-o
BAHIYA IBN p AQUDA, 242, 2 s9·
ALPilED le Grand, u6-x;o, 391. ALVAR de Cordoue, 16, 148. Allltf'nt, 5~·
B6/e, 6o 5. &ne/ont, 215, 24-2, 259, 6u. BARDON de 1\-layence, 464.
AWALAIIIJ!, 6t6.
BAR JACOB, 241, 242.
AllAND d'Einooc, 472. AMBROISE AUTPERT, IH,
s6z.
AlœRotSE de Milan, IlJ, I7J, jU, j28, 572. Aminu, 424. so;, 513· ANASTASE, 3l4Anr4ne, 6x;. ANDB.Ë de Saint~Victor, x8;-x84, xg6, 225. ANGELOWE de Luxeuil, '54-Il S. 195· Angerl, 41, z88. A.NGtLRAM de Mel%, 6o. AASEGISB, lJ!)-341• ANSEI.Y:E du Bec, t45, x6s, t7o-t72, 175, 187, t88. ANSELME de Laon, 10j•II40 J7j·I77, 186, 188, 192, 3491
s•.
Hl·
BARTHÉLEMY L 1 ANGLAIS, 42.2. 463, 4 71.
BATHILDE, BEATUS de
Liébana, xs7.
BttZRNis, 441. BÈDE. le Vénérable, 27, so, I03, 1.2.4-125, 143, 150, I53lj8, 16o, 180, 187, l95o 436, 490· &t-Ifl/lo11in, lOS, t69-172, rn. Béguins, z8, 499. so6, sas, 6oS, 6n-6I3·
BEN HELBO, zn. BENOÎT d'Aniane, 313· BENoiT de Nursie, n. 74. 141-142, t67, z6I, 263, 271, 3o6, 308, 314-324, .u6, 48o, pB, 528, 543-510, 552, j61, )66. BENoiT le Uvite, 3 39·
Le Moyen Age et la Bible
636
BERENGAUD, 109, 157•
BÉllBNGEit. de Tours, 104,. Ioh 168, 169. BERNARD de Clairvaux, so, 145. 167, 190, 199, 2.09, 210,
21], .uo, P7, ;z.z., 3Z4, 3H• H9• 406, 407, 498, soo, soh so6, po, szo-s2.x, 523, 527-52.9, 534, s6;, s66, )7!-)76, 617BERNARD Gur, 6o;, 6n. BERNARD !TIElt, 48. BERNAl\D du Mont-Cassin, BERNARD de Parme, 376. BERNARDIN
;o6.
de Sienne, sxs, szo,
522,
52;.
Bogomiks, 443-447. Bologne, 199·201, 214, 347, 371, 377· BoNAVENTURE, 1]1 203 1 206, 2Il, 217,2.201
519,
522., 531,
s69, 6o9. BoNNET de Clermont, 467-468. BosroN de Bury, l4· Bourgts, 424•4%6. BRIGITTE de Suède, 20. BRUNO le Chartreux, xos, 172·11'•
Bnçy-/e-Long, 6oo.
de Worms, n6, H-4l 345. 377· j83, )70. Bury-Saint-EJmllfllil, ;4, 71.
BuRCHARD
;n. ;64, ;66, 372,
CADOC, 482.
CAED>
Cantorbéry, ;1, so,
71, 134,
;zt.
CAssxoooRE, 33, ;4, 6o, 6;, 6s, 149, 152, 441, sn. Cathares, 446, 591, 59•, l97-J98CATHERINE de Sienne, 4}6~4n. 470-471, 475, 480, CroLPRID, 6o. CÉsAIRE d'Arles, ;o1, ;o8-;n, 323,518. CHARLEMAGNE, 16, 57 ~6 5 , 147~151, 158, 28;, H1, 391, 399. 402., H2, 615· CHARLES le Bon, 4!7•4j8, 463. CHARLES le Chauve, 2.8, 64, 390, 391, 394, 395· CHARLES MARTEL, ;88. CHARLES V de France, 1. Chartres, 39, 96-97, 190, 199, 42.4-426, 441, 564. Chartreux, 308-318, 52.3, 543· C/Jellu, 61, 278, 463, 471. CHRÉTIEN de Troyes, 436, 437· CHRISTIAN de Stavelot, 156, 157, 160. CHRODBGANG, 306-3 I 1. Cisterciens, 21, ;s, 43-47, 66, 73, 74. 108, ;o7, 315, J%7, 4I7, 499, j04-j06, j2I, J4), 563, J75• CLAUDE de Turin, 149, IH, 154-1n, 159, 395· Ounisiens, 40, 42, sa, 51, 143. ;oJ, 319""3ZI, 518, 574. 611CologtU, 204, 6oo. CoLOMBAN de Luxeuil, 143, 307-;og, 311, 466. Constance, 43· Corbie, 41, 59, 403. Cortb111, 2.35, 24z, 243· Corto,, 589. COP6nlry, 6o8.
HS·
55:.. 389,
s
CuTHBERT, 29,
CYRILLE
54-4.
2 7.
DAGOBERT, 387, DANTE, 4J6. DI!NYS (Pseudo-), 40, 18 5. DEUSDEDIT, 345• DmiBR de Vienne, 15. DoLCINO (Fra), 6Io, 6n. Dominicains, 34, 37, 78, 92, 116-uz, 2oo-2o4. 215, uo221, 231, 317, ;.z1, 377, 500, sos, 506, su. 576, s86, 589, 6o3-6o4, 617. DoNASK BEN LAsaAT, 2;6. DRaGON de Paris, 10}. DUNSTAN de Cantorbéry, 72, 1,0, DHUODA, 396. DIITham, 40, 42, 45, 48, 50. EBBON, 403· EcKHART, 224, 507? 517, EGINHARD, 16, 17, I49· ELDRIC d'Auxerre, 144·
618.
le Grand, zn.
ELOI de Noyon, 481. Erj11r1, 41, 51• Ermites de Saint-Augustin, 3S·J6. ERMOLD le Noir, 15, 389, 390· ETIENNE de Bourbon, 6oz-6os. ETIENNE de Grandmont, jOB, 3"· ll7, s67, s69ETIENNE HARDING, 68, 73·74, 404ETIENNE LANGTON, 8s, 86, 90, uo, II7, 194•196, 203· EnENNE de Touma.i, ; 78. EUCHEJ\ de Lyon, 152, 159· EunES de Châteauroux, 2os, j 2o, EuGIPPE, 459, 474· EULALIE, 493· EVRARD de Frioul, 49·
2.02,
Farfa, 320. Flca111p, 39, 46. FERRÉOL, 308·312, ;z;. FIACRE de Meaux, 263, 290.2.97· Flagellants, 587-589. Fle11f7-rur-Loire, 64, 336. FitJrm&e, 61;. FLORUS de Lyon, 148, ISJ-Ij7, 393· FoRTUNAT, 386-387. FoY d'Agen, 49l· FRANCESCO da Camerino, 613. Franciscains, 40, 50, 137, 200, 202·205, 2.25. 2..2.8, z;t, 308, JI6·jl9, JZI, 39Z, jOj, jlj, j20, 569, !76, j86, 592, ~. 6n, Gu. FRANÇOIS d'ASSISE, 216, Z26, JI7, 455, 46Z, 466, 471,476, lll· J68-569, 592, 6o9, 6n, 618. FMNCON de Liège, 72. Fraticelles, 6oS? 6u-6t;. FRÉDÉGISE de Tours, 6I-6J, Il9· FaiiDtRic 11, 5s6. Fribosrg (Suisse), 6os. FRUC'IUEUX, 323· FULBERT de Chartres, 16, 17, 518. F111da, 27, 33, 32.4. Fllrrlenfeld, 48.
d'Arras, x;, s13. GAUTIER de Cllâtillon, 559· GAUTIER de Saint-Victor, 535· GAunER de Thérouanne, 45 7, 461, 463. GAUZLIN de Aeury, 16, 17. GÉLASE, l54· 429· GAUTIER
322,
;os.
et MtTHODE,
ELlEZER. BEN NATHAN, 249· ELIEZER BEN SAMUEL, 257. 258, 259· ELIEZER
Ge111blottx, 72. GEOPPilOY d'Auxerre, j2I. GEOFFROY BABION, 177•
GEOPfllOY de Bléneau, 203. Gw:PPllOY de La Chapelle, 290-291. 104. 463. GERBERT d'Aurillac, 144• GERHOCH de Reicbersberg, tG;, 355, s67. GERSHOM de Metz, 247, 2~7·
GÉRARD 1er de Cambni, G:é.R.AUD d'Aurillac, 461,
GERTRUDE de Nivelles, 15.
de Hoyland, 521. de La Porrée, 8o, 85, n;, 187, 190-192, 194, 201. GIL:BERT runiversel, 107-to8. GILDAS, 124, 387. GILLES de Lessines, !73· GILLES de Paris, 14. GIRARD d'Angers, 263, 2.88-290, GIRARD de Roussillon, 472. GoNTRAN, 387. Gor'C_e, 47· GoTTSCHALK d•orbais, 16, 148, 159· GozZECHIN de Liège, 144. GRATIEN, 53. 327-367, 371-380, J3I, ~70, 57•· GaÉGOIRB le Gand, 16, 33, 42, 50, sz, 103, 124. 14z, 143, 148, 149. 154, 16o, 173, do, zot, uo, 262, 2.67, 29z, JOI, jo6, 5ZO, Jlj, 544, J4j, j!J, J59, j88, J97> 417,456,492, 499, jOJ, SJO? J:U, SJO, ~61-~62, 564. GILBERT GILBERT
Index des noms propres GRÉGOIRE VII, 399. 4)8, 460, 46I, 47•. 479. 545. j67. 6•7· GRÉGOIRE de Tours, 334. 386-387, 431, 432, 451. GRÉGOIRE
d'Utrecht, 463.
GRIMLAIC, jo6-ji8. GUERRIC d'Igny, 524-52·7·
GUI!.RiliC de Saint-Quentin, z.o2, 203, 213. GuYARD de Cressonessart, 6ro, 611. GutARD de Laon, 504.
637
de Galles, 204, pz. de GR!Iande, I8. de Goae, 262. de Jean, 178. jEAN de La Rochelle, 2.021 Z03· jEAN de Neuilly-Saint-Front, 49·
jEAN JEAN }EAN }EAN
jEAN QUIDORT, 22.8.
GUILLAUME de Saint--Catilef, 70. GuiLLAUME de Saint-Thierry, 50~, 57h 584.
}EAN de Reomé, 462, 466. jEAN de Rupescissa, 6n, 613. jEAN de Salisbury, 563, 572, 576. ]:EAN de San Giminisno, szo, 523. JEAN ScoT Eltlcbœ, zo, 149, 156, 159-t61, I73, 175, 562. JEAN de Ségovie, 379· jEAN le Teutonique, n6, 382.. jEAN de Tunecremata, 380-;82. }EHUDA BEN HAYYUJ, 2j6. }EHUDAD BEN BALAAM, 2J7· }EHUDAD BEN BARZILLAI, 242, 259· jÉRÔME, IJ, 42 1 47 1 48, 64, 68, 75, 86, 1101 127, 1391 149, 1 51, 153, t 59, 17~ 201, 209, 306, nB, 344. 34h 353. 359. 364, 376. 478, 494-491· no, 577· }ESSELIN de Cassagnes, J78, 379· jOACHIM de flore, 586, 6o8-613, jONAH bN }ANAH, 236. JoNAS de Bobbio, 462, 466, 480. jONAS d'Orléans, ~00, 39~-394, 562.
HAIMON d~Auxerre, 103, 144, 155-157, 173, 175, 192, 498, jOj.
}ULIEN PowÈan, 306, 359·
Guua.T de Moulins, 414. de Tournai, s23.
GUIBERT
GuiDO DE BAYSIO, 377·
Gumo
TERRBNI,
;So, 381.
GuiLLAUME d' Altona, 204.
d'Auvergne, z.oz, ZI4. d'Auxerre, 202, nz. S78. de Champeaux, ro6, q8. GUILLAUME de Conches, 96, 97 ·
GUILLAUllE GuiLLAUME GUILLAUME
GUILLAUME FtRMAT, 320.
GUILLAUME d'HntSAU, 168, 170. GUILLAUME de LA MARE, 19, z. 14. GUILLAUME
de Meliton,
204.
GutLLAUYE. d'Ockbam, 2.26, 217, 379, 38o. GUILLAUME P:D.AuLT, szo, 563.
n•.
jOSEPH BEXHOR
HANANEL, 241, 248, 249. :Z55· HELGAUD
de Fleury,
17.
liEN RI JI Plantagenêt, 484, 55 9· HENRI IV, 399. 458-468. HENat, fils de Louis VI, 108. HENRI de Hesse. 2.2 5. de Kirkstede, 4Z· de Lausanne, 6oo. HERvÉ du Bourg-Dieu, I70. HILDEMAR1 320, 32.1. HINcu.AB. de Reims, ISJ, 367, 392-397. 492, s6z, 582. HoNORIUS AuGUSTODUNENSIS, I86, 435, po, 533· HuGuES le Chartreux, 5.2.. HuGUES de Croydon, 1 I9. HuGUES de Lincoln, 71. HuGUES de Saint-Amand, 49· HuGUES de Saint-Cher, 19, 20, u6~ 2.02-203, 22.5, 377, 52%. HuGuES de Saint-Victor, 14-20, 34, 42, 96, IJ8-t87, 192, I94. zo2, uo, H9. 355. s6,. HUMBERT de Romans, 39. sos, S3S, n6. Humiliés, 584, 59'· Hus, Hussites, 228, 379, 6o6-6o8. HENRI HENRI
IBN EzRA, 237-239· 242·243· IBN SARUQ, 249. 250. INNOCENT
Jer, 354·
INNOCENT lli, 28, 377-379, 4)4, 564. 583, 586, 591, 592, 604. INNoCENT IV, 573·
Itmo, u;. l'Aveugle, 260. IsiDORE de Séville, 1;, 20, 53 1 64, 68, 96, lJZ-118, t8o, ;o6, 344. l59o 374, 375, ;86, 452, 46o, 562. ISIDORE MERCATOR, 342, 366. Iuenhtim, 191. ISAAC
]ACQua
de LA MARCHE, 12o, 531-534·
jACQUES
de
Lausanne, 2ZJ.
de Vitry, 472, soz, 120, 523, s6;. jACQtJ:ES de Voragine, 432, 435, 472, 520. ]F.AN xxn, 379-;8>, 569, 6n, 6t;. }BAN d'Abbeville, 202. }BAN BELBTH, tj. jEAN CALDERINI, 378. }BAN CAssiEN, 316, s61. jEAN de Cirey, ll· jEAN de Darlington, n9. jEAN de Fécamp, 262. ]BAN de Ford, szt. jEAN de Fribourg, 383. }AcQUa
jOSEPH
SHOR, 2J4•25J.
KARA, 249. 253·
Juum de Tolède, 154, 158. ]UNILIUS,
I52·
Kéraltes, 2j8. KIMHI, 239. 2#· Kloslernetlbllf'g, 50, 51•
Knmtmiintler, 41. LAMBER'l' LAMBERT
d'Ardres, 16. le Bègue, 591.
LANFRANC, 72, 73, IOJ, 145, 1~, 563.
l.ANGLAND, Ij6, j66. LanlboiiJ, 50· Laon, 4h 47, 61, Io4-to7, 175-177. 188-199·
Latran III, 572, 599· Latran IV, 89, 112., I93. 519, 572, sS6. Laudesi (Mouvement des-), 591. LÉGER. d'Autun, 451, 458, 461, 493· UoN le Grand, ;54, no. LéoPOLD rn d'Autriche, so. Libre-Esprit, 593, 598. Limoges, 48, 492. Lobbes, 45· Lollards, IJ7·IJ8, 140, 6o6-6o8. LoRENZO V ALLA, 229. LoUIS le Pieux, llo 339, ~89, ~93-396. Louis IX, llo 83, 88, 89, 455· LouP de Ferrières, t6, 390. LoiiiJain, ;8.
Lucrus ill, 59cr6oo· LM&qtUI, 34. 2.45. 2S1. zs6. LUTHER, 51, tq, 379· Lyon, 441, 519, 598. MAiEuL de Cluny, 14, so, ~21. MAhlONIDE, Z42·241· MajortpU, 6n. Marchiennes, 319. MARSILE de Padoue, 380. MARTIN de Tours, 32.3, 452., 470, 471. MARTIN SCOT1 149· MAUllDR.Al4NR de Corbie, 59, 151. MAURICE de Sully, 496. 498. SOI, 5041 50J, so8-so9. ,II, 119, J29~s;o, B3• MaJentt, 247, 248, 492. Mtaux, 295, 572. Mit.ITON (Pseudo-), Ij2, 422. MENAHEM' BBN HEL:BO, 24-8-249. 2 J 3. MBNAHEM BBN SARUQ, 2;6. MeJt, z8, 6o, 403, 584. 591, 6o4. MICHEL de CisÈNE, 38o.
Le Moyen Age et la Bible
6 38
Milan, H· jO, 149, j84. MILON CRISPIN, 72, 7J·
MoisE Jtx:ATILLA, 236.
MJJissat,
Prlim, 49· l'uRVEY, John, IJ7, 139• PNJ (Le), 3l·
~65.
Mokltnie, 444· Mondset, 48. Moni-Cauin, 68, HO• Morign,y, 14. Mllri, 18. NAHMANIDE,
z6o.
.l\farbonne, z39, 240, 149· NATHAN de Rome, 248, :zso. NATR.ONAi BEN ZABINA1, 235·
Ni<ée II, 3l4· Ier, 354• NrcoLAS rn, 382. NICOLAS V, 39· 229· NrcoLAs de Gorna, 204, P+ NICOLAS de Lyre, 19, 37, 43, 103, 139, 146, zzs, 418. NICOLAS
NICOLAS MA.NJACORIA, 74·
NICOLAS de Tournai, 205.
2.25· NoRBERT de Prémontré, 322, soo. NOTKER de Saint-Gall, IJ3, 154, 392. NICOLAS TREVET,
Otknbeim, 4l. OmwN de Cluny, 398, j 19, 617. ÜDON de Guny, 314, 461, 463, 519, s6z. ÛLIVIER MAILLARD, 515, 520. ÛLP.BRT de Gembloux, Orléans, 64, 2.52..
72.
Oaw:, moine, 134-135. 0rLOH de Ratisbonne, so, 143, 144, 168. ÛTrON I, 390. 398. ÛTrON III, 391· ÛTroN de Freising, 15, 18. OuEN, 4 55, 48o. Oxford, 92, 137-139, 199-203,205, 214, 215~ 219~ 228, 6o6. Patht~~, 39, 46, 199, 441, l93· Palerme, n~ 38.
Parù, 76-93, 96, toc, 104-113, tt6-tz2~ 178, 192, 194196, 199-%.05, 221, 229, 252., 297. 32.1, 371, ;?2, 317· 380, 441, soz, 506, 523, 534. J58, nz, n6, 590· PASCHASE. RADBERT, 16, 18, 148, 149, 1Sf-lj6, 159, 246, 39•· PAUL, diacre, 58. PAUL et EnENNB, 310, 311. Pat~ie, 40, 572. Pénitents, 584 et s. PÉPIN III, 388. PÉPIN d'Aquitaine, 393• Plrowe, j87, 189. PHILIPPE le Chancelier, 85, 202, 214, 5zz. PHILTPPE de Harvc:ngt, 17, 14S. 322~ n6. PIERRE d'Ailly, 22.So PtERilE l'Archidiacre, 1s8. Pnm.aB AuatOLE, .2.25, zz8. PIERRE de Bruys, 6oo. PtBRRE de Capoue, 196. PIERRE de Celle, 109. PIEaaE le Chantre, 15, 17, 85, no, 194-196, H9· su, 563. PrEau DAMIEN, 7 z, 144. 168, 316, 3::4. 56o, 56 3, 567. PIERRE de jEAN ÛLIVI, 228. PIERRE LoMBARD, 37, 43, 81, 109, no, I3J, t;6, 187, 192-194, 2o1, 2n, 217, 219, .z.u, u6, 372, 373· PIERRE le Mangeur, t8, 107-110, 135, 195-196, 201, 355, 372, JI2. PtERilE de La Palud, zz 5. PlERllE de Pise, 148. PIERRE de Poitiers, 196. PIEkR.E RIGA, 14, t8. PIERRE de Tarentaise, 204. PIERRE le Vén~rablc, 2.62, ;oh ;u, 519· Ponligny, 41. Prémontrés, 316, 317, 3.12, 323, sB;. PdvosnN de Crémone, I96. PRUDENcE de Troyes, 1 s4, 1,- s. Priifening, 36, 4z, 4!·
RABAN MAua, 17, so, ss, III~ 147, I49, 1s2, I54-In, 2.46, 300, j62. RADEGONDE, 463, 471. R...ANtn.PHE d'Homblières, }OI. RAoUL AaoENT, szo. RAOUL GLABER, 14. RAouL de Laon, 1o6, Io7, 172., 176. RA.sHt, 182, 225, 2.48-zs; . Ralùbomu, 33, 36, 37, 321. R.ATR.AMNE de Corbie, 159· RAYl!OND de Capoue, 456-4!7, 470. RAYMoND de Peiiafott, 383. Reading, 3!. REGINON de Prüm, n6, 344· Rei'&henall, 33, 41, 47· Reinu, 70, 104, 105, I74. 199. 179, 339, 392, 403. RÉMI d'Auxerre~ 154-156, 192. RicHARD F:r:sHACRE, zos. RicHARD de Fournival, 4I. RICHARD ROLLE, 136, 139, 618. RICHARD de Saint-Victor, I4o 184-185, 35S. 530, 533 R.:r:CHARD de Stavensby, 118, I zo. RICHER de Reims, I8. R.Nvalllx, 41. RoBERT de Boron. 437-438. ROBERT GROSSETESTE, 139, z.os, 2.19. ROB.ERT HOLCOT, 139, zzs. RoBERl' de Lecce, 520, sz~. RoBERT de Melun, 17, 18, 187. ROBERT de Sorbon, 22%, 223. R«htsltr, 70. ROGER BACON, 76-78, 8t, 90, 93· 184, zos, 2.18-2.21, 2.2.5. RoLAND de Crémone, 201, 214. Rome, ;;, p, 149, 239, .145, 248, ;n, 367, 372, 403, ll7 et s., !!1, H 9• j68, 176, 187. ROSCELIN, 168. Ro.wn, ,- 1, 590· RUPERT de Deutz, 16, 163, 3!5, 163, j6j, !7!· RuSTICULE, 46I, 47S. 482. SAADIYAH, 23s et s. Saint-Amand-lu-Eaux, 4j, 494· Sani'AppiQftO in Vakltlsa, j8>. Saint-&nigt~~ de Dijon, 410, 412. Soinl-&rlin, 4I. SainJ-Denir, 40, 149, 403· Saint-&re-/Jt-Totd, 39· Saint-Gall, 35, 40, 42· Saint-Gilt.s-t!o-Gard, 171. Saint-Médard de Soissons, 403. Saini-Paul-horr-le.r-Mtlf'r, 403. Saùti-Pon.r de Tomièrcs, 42. Saini-RiqRiu, 35, 41, 4l· Saini-Thi.,-,y, 410. SIIÎIII-Vaa.rt d'Arras, 33, 41, 69, 70. Saini-Vietur de Paris, 108, 109, ISZ, 178-186~ 201, 219, zsz. 507, 522., Saini-WanJriUe, 14. SALIMBENE, zo, 587. Saltbo~~rg, 4!· SAMUEL BEN MEiR, 2B. 2H-255· SAVONAR.OLB, 618. Sthaffhotm, 4!· SEDut.rus SCOTI'Us, 149, ts6·157· Sens, 14. 406, 4•l. 4z6, 441. Servites de Marie, 585. Sé:VElt.D'l de Norique, 4S9~ 470, 474· Sienne, 35. 36, 40, 589. SILVESTRE Jer, 6oz. SMARAGDE de Saint-Mihiel, I48. 154, 16o, 396. Sorbonne, 43-45, 51, 89. uo, 122-224, 380. SotJVIGNY, 404-407. Spire, 256. St411tlol, JO. Slrarbo11rg, 588. SUGER, 40. 567.
Index des noms propres SuLP
Taborites. 6oS. Ta.--1 (Règle de), jOI·jU. T
THÛ>DÉMAR du Mont-Cassin~ sso. THi!oDDUR de Psalmodi, 'll· '!9· THÉODULP d•orlbns, 6z-Bo, 148, tJI, 6xs. THOMAS .AGNI de Lentini, s22. THOMAS d'AQUL"'f, 113, 139. 146, %04•2U, H7· 380, 523,
VAAST, 47!· VALDès, '"· j68, !71, !9I, !91 à 6o6. Vain#,, 491, 6u. Vaudois, j98-6o6. VENTURINO de Bergame, sSS. Vienne, 519· VINCENT de Beauvais, 34, 432, 455, #lo VINCENT FER.RIER, SIS·
VrVIEN de Toun, 63, jij.
THOMAS W ALEYS, l34Tofltk, z37, 3l4• 386. TOIIMrn, so. TotUotu1, 2.8, zoo, 249, 6o3, 6os. To~~rr, s9, 6o-6s, 104, tos, H-h 403,441,491-493, 519.
WAuFatn STRABON, tS4-xs6, 391. WAMBA, 386. WANDaiLt.E, 33• 472, 473· Wtat'IIIOIIIb- jamJIII, 6o. WERNBll de Kflsscobcrg, s63. WICBOD de T~vcs. Ij8. WILFRID d'York, 46!·466. WintbeJIIr, 70, 71. WD1111.r, 246, 248, 249, zs6, zn WVLPJLA, 28. Wllf'ttbo~~rg, j4, !39· j4I. WYCLJP, 137-140, .u8, 579, SB· 6o6 et s.
Tro.Jir, 249, zsz, ZB· t6o, I8o.
YORK,
jjZ, j6j·j6.f, j71, j7j, j78. THOW.S BECIŒT, 4l7o 4j8, 483·48j, j76. THOMAs de Celano, 4ll. 46z, 466, 471, 476, s68. Tuo:u:As GAu.us, 11,, 196, 197, zoz. THOMAS MORE, 138, 140.
Trib~~r, 3l4·
TYCHON'IU51
UaBAJN II, 3l4• UaBAJN III, l7•· URBAIN
IV,
204·
6t, 124· YVES de Chartres, I6, Il, 34!•364. 37•. no.
YvES de Tréguier, zo. ZACHARIE
de Besançon, 324-
639