Images de la France sous la dynastie des Qing
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Images de la France sous la dynastie des Qing
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Images de la France sous la dynastie des Qing
Sous la direction de
Jin Lu
Les Presses de l’Université Laval
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Maquette de couvertureâ•›: Mise en pagesâ•›: Mélanie Bérubé © LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL, 2009 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal, 4e trimestre 2009 ISBN 978-2-7637-9003-9
Les Presses de l’Université Laval Pavillon Maurice-Pollack 2305, rue de l’Université, bureau 3103 Québec (Québec) G1V 0A6 Canada www.pulaval.com
Remerciements Les directeurs des Cahiers du CIERL tiennent à remercier le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC) pour son soutien, ainsi que la Chaire de recherche du Canada en rhétorique (Université du Québec à Trois-Rivières).
Les Cahiers du CIERL dirigés parâ•›: Thierry Belleguic Marc André Bernier Lucie Desjardins Sabrina Vervacke
Responsable scientifique du volumeâ•›: Thierry Belleguic
«â•›Par ses Cahiers, le Cercle interuniversitaire d’étude sur la République des Lettres (CIERL) entend faire écho aux travaux en cours de ses membres. Qu’ils prennent la forme de rapports de synthèse, d’actes de colloques ou de journées d’étude, de dossiers à caractère théorique, méthodologique, ou bien encore documentaire, les Cahiers ont pour vocation de partager l’actualité des activités du CIERL avec la communauté des chercheursâ•›».
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Titres parus dans la collection Savoirs et fins de la représentation sous l’Ancien Régime, 2005 Textes rassemblés et édités par Annie Cloutier, Catherine Dubeau et Pierre-Marc Gendron
Représentations du corps sous l’Ancien Régime, 2007 Textes rassemblés et édités par Isabelle Billaud et Marie-Catherine Laperrière
Histoire et conflits, 2007 Textes rassemblés et édités par Frédéric Charbonneau
Critique des savoirs sous l’Ancien Régime, 2008 Textes rassemblés et édités par Yves Bourassa, Alexandre Landry, Marie Lise Laquerre et Stéphanie Massé
Plaisirs sous l’Ancien Régime, 2009 Textes rassemblés et édités par Nicholas Dion, Manon Plante et Esther Ouellet
Influences et modèles étrangers en France sous l’Ancien Régime, 2009 Textes rassemblés et édités par Virginie Dufresne et Geneviève Langlois
Poétique de la corruption chez Anne Dacier, 2009 Marie-Pierre Krück
Avec-vous lu Cervantèsâ•›? Don Quichotte et le roman en Europe (XVIIe-XVIIIe siècles), 2009 Textes rassemblés et édités par Emilia Inés Deffis et Javier Vargas de Luna
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Table des matières
Préface. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XIII Meng Hua Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XVII Jin Lu Images estompéesâ•›: la France avant 1800 The Other under a Chinese Heavenâ•›: Image of France in Late Ming and Early Qing Writings. . . . . . . . . . . . . . . 27 Gang Song La France ou le Portugalâ•›? L’histoire d’une confusion . . . . . . . 47 Li Huachuan Adaptations et traductions L’image d’autrui et adaptation culturelleâ•›: Jeanne d’Arc interprétée par Wang Tao . . . . . . . . . . . . . . 63 Jin Jian Une jeune fille familièreâ•›: La dame aux camélias sous la plume d’un traducteur de la fin des Qing. . . . . . . . . . . 77 Ma Xiaodong Traduire la Révolution en 1911â•›: Quatre-vingt-treize de Victor Hugo . . . . . . . . . . . . . . . 99 Han Yiyu
La France présentée par les voyageurs chinois La France interprétée par Chen Jitong dans la Qiushi bao. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111 Li Huachuan La culture française vue d’un Chinois vers la fin des Qing. Autour des trois voyages de Zhang Deyi en France. . . . 121 Fan Tiequan et Li Xiu L’exotisme avant la lettreâ•›? La France sous la plume des voyageurs chinois en Europe (1866-1891) . . . . . . . . 131 Jin Lu Épilogue La France exotique selon Zhang Ruogu et Zeng Puâ•›: Vers une définition décentralisée de l’exotisme. . . . . . . 159 Jin Lu Glossaire des noms propres et des termes chinois. . . . . . . . . . . 173
Préface
En octobre 2004, au lancement de «â•›l’Année de la France en Chineâ•›», on a pu lire sur le site de l’Agence Chine Nouvelle (Xinhua) un reportage de la journaliste Min Jie, à propos de l’image que les Chinois se faisaient actuellement de la France. Elle y a publié le résultat d’une enquête par questionnaire où à la question «â•›Quel mot choisissez-vous d’emblée pour décrire la Franceâ•›?â•›», 84% de personnes ont privilégié «â•›romanesqueâ•›». À la question «â•›Que savez-vous sur la Franceâ•›?â•›», très curieusement, les trois premiers noms retenus ont été successivement Pierre Cardin (90%), Cannes (88%) et Carrefour (72%). Pourrait-on par là renvoyer cette image «â•›romanesqueâ•›» à la France de la haute coutume, de films d’auteurs et de toute sorte de produits de beauté ou d’alimentation rassemblés dans un supermarchéâ•›? À cette question, je répondrai positivement, mais avec un peu d’hésitation. Hésitation, parce qu’en fait, cette image «â•›romanesqueâ•›» provient, sinon exclusivement, du moins principalement de la traduction des œuvres littéraires françaises. Prenons comme exemple le cas de La dame aux camélias, un des premiers romans français introduits en Chineâ•›: depuis sa première version chinoise en 1898, le roman de Dumas fils a connu jusqu’en 1993 quatorze versions différentes au total et a été réédité quarante-quatre fois selon une statistique de 1996 (Catalogue des livres traduits du français en chinois, Lettres, sciences humaines et sciences sociales, World Publishing Corporation, 1996). Par son histoire d’amour pleine de détours, ce roman du second rang a touché le lecteur chinois d’alors à tel point que Yan Fu (1854-1921), penseur de la fin de la dynastie des Qing et premier traducteur de l’Esprit des lois, a poussé un soupir en versâ•›: Pauvres sont les lettrés sentimentaux de la Chine, Par le seul volume de la Dame aux camélias€ Leur cœur sans exception est brisé.
Si ces lettrés sentimentaux étaient sensibles au destin de Marguerite, la prenaient comme symbole de la vie romanesque en France, il nous serait aisé d’imaginer l’effet produit par les Misérables ou Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, par la Comédie humaine de Balzac et par beaucoup d’autres. Sans aucun doute, ces œuvres ont toutes contribué à la formation d’une image romanesque de la France, en la rendant plus belle et en même temps plus illusoire.
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Et si Yan Fu savait bien communiquer la sensation des lettrés chinois d’alors, un autre fameux penseur, Gu Hongming (1857-1928), est encore allé plus loin. Dans son livre l’Esprit des Chinois, il a comparé les Chinois avec les Françaisâ•›: «â•›Partout dans le monde entier, écrit-il, vraisemblablement il n’y a que les Français qui comprendront le mieux la Chine et la civilisation chinoise. Parce que les Français possèdent la même caractéristique spirituelle que les Chinois, à savoir un sentiment raffiné, la délicatesseâ•›». Par là, il a touché le cœur du problèmeâ•›: une ressemblance, une affinité des deux cultures, voilà le fondement du sentiment affectueux des Chinois d’alors vis-à-vis de la nation française. Bien que Yan et Gu n’aient pas utilisé le mot, la connotation de leurs écrits oriente nettement le lecteur vers cette image «â•›romanesqueâ•›» que l’on retrouve d’ailleurs tout au long du XXe siècle et qui se poursuit jusqu’à l’heure actuelle. Le reportage de Min Jie ne l’a-t-il pas bien confirméâ•›? Or, avant Yan et Gu, quelle image les Chinois se faisaient-ils de la Franceâ•›? Question intéressante, mais jamais abordée et analysée systématiquement, du moins à ma connaissance. Serait-il par trop difficile d’y répondreâ•›? Rappelons que depuis que les premiers pères jésuites français envoyés par Louis XIV sont arrivés sur le territoire chinois en 1688 jusqu’à l’époque de Yan et Gu, plus de deux cents ans se sont déroulésâ•›! Cette «â•›longue duréeâ•›» suppose déjà un temps important dans les recherches documentaires, sans parler de la complexité des contacts des Chinois avec le monde extérieur. À ce propos, il suffit de songer que pendant longtemps les Chinois ne distinguaient guère la France des autres pays occidentaux, si bien qu’on la nommait par une quinzaine, voire une vingtaine de noms différents. Ce phénomène curieux nous dévoile plus ou moins l’ignorance des Chinois de l’ancien temps, mais aussi le chemin qu’ils ont parcouru pour atteindre, quant à la connaissance de l’autre, le niveau d’un Yan et d’un Gu. Comme le dit un proverbe chinois, «â•›il n’est rien de difficile au monde à qui veut s’appliquer à bien faireâ•›» et voici enfin sous nos yeux le livre proposé par Lu Jin, intitulé Images de la France sous la dynastie des Qing. Bien consciente des difficultés d’une telle œuvre, Lu Jin s’est adressée à de jeunes comparatistes et historiens chinois, en Chine et à l’étranger. Durant deux ans, elle n’a pas arrêté de les solliciter et de les encourager, en consacrant tout son loisir à la traduction de leurs contributions rédigées à l’origine en chinois, en plus de la recherche ou de la rectification de certains détails historiques ou littéraires. À l’été dernier, lorsqu’elle m’a annoncé l’achèvement du recueil, je n’ai pu que lui adresser toute mon admirationâ•›!
Préface
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Composé d’une série d’articles soigneusement faits, ce livre pionnier de Lu Jin va conduire le lecteur français et francophone à retracer le parcours mental et sentimental des Chinois dans leur contact réel avec l’extérieur, mais aussi dans leur rêverie, leur imagination de l’altérité, fournissant ainsi une belle occasion de dialogue culturel. Et après ce premier pas, beaucoup d’autres travaux se succèderont l’un après l’autre, je l’espère vivement.
Meng Hua Université de Pékin
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Introduction
Cet ouvrage trouve son origine dans le séminaire Est-Ouest qui a eu lieu en 1998 à Bordeaux, organisé par Jean Mondeau et le regretté Jochen Schlobach, sous le patronage de la Société Internationale d’Études du XVIIIe siècle. La qualité des échanges, l’esprit sérieux et ouvert des participants tout comme l’atmosphère conviviale a contribué à créer des liens qu’ont renforcés les années suivantes et qui ont favorisé de nouvelles perspectives dans la recherche. Trois participants du séminaire, Thierry Belleguic, Li Huachuan et Jin Lu ont joint leurs efforts pour réaliser ce projet. En 2004, Thierry Belleguic, qui s’intéressait aux recherches que menait Jin Lu sur le rôle de la France dans la naissance de l’exotisme en Chine, a proposé de publier, dans «â•›les Collections de la République des Lettresâ•›» qu’il co-dirige aux Presses de l’Université Laval, un collectif réunissant les travaux des chercheurs chinois qui portent sur les images de la France en Chine sous la dynastie des Qing. C’est avec la collaboration active de Li Huachuan, devenu alors chercheur à l’Académie chinoise des sciences sociales et le soutien chaleureux de Meng Hua, professeur de littérature comparée à l’Université de Pékin, que Jin Lu a entrepris de diriger ce recueil. Il n’est pas étonnant qu’un tel sujet passionne Thierry Belleguic en tant que dix-huitiémiste français. L’influence de la Chine en France sous l’Ancien Régime, depuis le temps des Jésuites français en Chine aux XVIIe et XVIIIe siècles, a été abondamment documentée et commentée par les savants occidentaux, notamment Henri Cordier, Virgile Pinot, Etiemble ou Basil Guy. Mais que pensent les Chinois de la France, sous le long règne de la dynastie des Qing, qui s’étend de 1644 à 1911, où se sont passés tant d’événements bouleversantsâ•›? Si les savants, en particulier Jacques Gernet, ont bien étudié la réaction chinoise au christianisme, d’autres aspects des images de la France en Chine restent mal connus en Europe et en Amérique du Nord. On ne sait guère à quels moments et par quels intermédiaires les Chinois ont acquis leurs connaissances de la France ni comment les opinions chinoises sur la France ont évolué. Quels sont les individus et les réseaux qui ont contribué à ce processusâ•›? Dans quelle mesure la réception que fait la Chine à la France est modifiée par la marche des événements en Chineâ•›? Vu la nature de la thématique, il
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va sans dire que c’est du côté chinois que le champ reste le plus fécond. Notre ouvrage se situe dans une période humiliante pour la Chine, dont les Chinois gardent de nos jours encore une mémoire vivante. Connaître cette période, et la connaître selon la perspective des savants chinois, aidera à comprendre la mentalité chinoise et le rôle que la Chine entend jouer dans le monde actuel. Malgré le grand intérêt que ce sujet aurait dû susciter chez le public francophone cultivé, les travaux des savants chinois sont restés, pour la plupart, inconnus jusqu’ici en Europe, pour plusieurs raisons, l’obstacle de la langue étant sans doute le plus évident. À quelques exceptions près, les spécialistes chinois de ce domaine, qui ont l’habitude d’écrire pour leurs compatriotes, même ceux qui possèdent un assez bon niveau du français, n’arrivent pas à écrire dans cette langue de façon à satisfaire les exigences des presses savantes francophones. La traduction de ces travaux n’est pourtant pas aussi hautement estimée qu’elle le mérite, même si elle requiert, en plus de la maîtrise du français et du chinois (moderne et classique), la connaissance des pratiques de la rédaction savante et préférablement, une compétence spécialisée dans ce domaine de recherche. Enfin, les différents systèmes de rémunération et de valorisation qui existent en Chine et ailleurs ne tendent pas toujours à faciliter les échanges. Le présent ouvrage tente donc de jeter quelque lumière sur cette grande question, en réunissant trois groupes d’essais qui traitent des images de la France en Chine sous la dynastie des Qing. Gang Song et Li Huachuan ont, chacun de leur côté, étudié les premières images estompées de la France avant 18001. Gang Song analyse d’abord l’approche sélective des missionnaires jésuites, relais de l’image idéalisée d’une Europe chrétienne, et leurs efforts pour concilier le christianisme avec la morale confucéenne. Le petit nombre de convertis chinois qui ont eu la chance de visiter l’Europe pendant cette période ne fut pas en mesure de construire une image distincte de la France. Le seul parmi eux, Fan Shouyi (1682-1753), a mis au jour un récit de voyage Shen jianlu (Notes des choses vues). La France ne figure pourtant pas parmi les divers pays européens qu’il mentionne, bien que Gang Song croie avoir identifié un court passage qui semble porter sur la France sans en indiquer le nom. Fan Shouyi peint une image splendide de l’Europe, image qui correspond parfaitement aux descriptions des Jésuites en Chine, et que Gang Song caractérise par le mot «â•›exotiqueâ•›», 1. Shenwen Li, qui avait bien eu l’intention de collaborer à cette partie en tant que spécialiste des Jésuites en Chine, n’a malheureusement pas pu terminer son article au moment où nous réunissions les textes, en raison de ses autres engagements. Nous regrettons d’être privés de ses lumières tout en lui sachant gré de sa bonne volonté.
Introduction
XIX
sans en problématiser l’usage, parce que dans l’esprit chinois, le terme s’applique naturellement à l’Europe. Face à ce «â•›mythe d’Europeâ•›», les lettrés chinois réagissent en reconstruisant leurs versions d’une image étrangère selon leur propre imagination et idéologies. En nous menant à travers le labyrinthe des filiations dans les documents chinois qui donnent diverses transcriptions au nom de la France et qui avaient longtemps confondu la France avec le Portugal, Li Huachuan rend sensible la difficulté extrême de connaître et d’identifier un pays lointain qu’on n’avait jamais vu et dont on ne connaissait pas la langue, au moment où la géographie mondiale n’était pas connue de tous. Si l’on peut regarder cette confusion avant 1800 d’un œil indulgent, il n’y a plus guère d’excuse de la prolonger après 1860, quand les diplomates chinois ont commencé à faire des séjours en Europe et en ont rédigé des récits informatifs. L’image des Français que dépeignent les documents chinois ferait sans doute sourire les lecteurs de notre temps, si elle ne les déroutait pas par nombre d’inexcactitudes. On remarque toutefois que les descriptions plus anciennes contiennent plus de détails pittoresques et fantastiques, que les versions postérieures éliminent au fur et à mesure. C’est après les deux Guerres de l’Opium (1839-1842 et 1856-1860) que les Chinois commencent à mieux connaître la France grâce aux contacts accélérés. Les traductions et les adaptations constituent un moyen important pour véhiculer divers aspects de son image à un moment où très peu de Chinois avaient l’occasion de voyager en Europe. Jin Jian, Ma Xiaodong et Han Yiyu analysent trois emblèmes qui ont profondément influencé la façon dont les Chinois conçoivent la Franceâ•›: Jeanne d’Arc, La dame aux camélias, et la Révolution française. Jin Jian examine le processus d’adaptation culturelle par lequel Wang Tao a fait de Jeanne d’Arc un symbole de l’héroïsme patriotique. Au moment où la Chine se trouvait en danger de devenir une colonie des puissances occidentales, Wang Tao tente de remonter le moral de ses compatriotes en leur présentant l’image d’une héroïne patriotique française qui a sauvé son pays contre les agresseurs anglais. Bien qu’il connaisse l’ouvrage de Jules Michelet par l’intermédiaire des savants japonais, il choisit d’accentuer l’aspect héroïque de Jeanne d’Arc tout en occultant sa signification religieuse. À une époque où la xénophobie régnait généralement en Chine, Wang Tao confère à Jeanne d’Arc des vertus confucéennes de loyauté et de chasteté afin de la faire accepter par son public tout en la rapprochant des héroïnes célèbres de l’histoire chinoise. Si l’immense fortune que semble avoir connu La dame aux camélias en Chine suggère un engouement pour l’exotisme vers la fin des Qing, Ma Xiaodong, en analysant patiemment
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le processus de la transmission de cette image par le traducteur Lin Shu, met en évidence un grand nombre de remaniements selon les critères de la tradition littéraire chinoise et les exigences de la morale confucéenne, grâce auxquels il réussit à en déguiser l’altérité et peut ainsi introduire une figure féminine que les lecteurs de son temps reconnaissaient sans peine. Ainsi réincarnée, La dame aux camélias évoque de riches souvenirs littéraires chez les lecteurs chinois. Si l’acte même de traduire entraîne forcément une sinisation, par le fait que la langue chinoise du temps n’avait notamment pas les concepts équivalents, la traduction transmet inévitablement des informations d’altérité malgré ce processus de filtration, ne fût-ce que dans la transcription des noms propres. En assurant l’identité de l’autre et de soi en tant qu’êtres humains, Lin Shu prépare son public à apprécier une certaine dose d’altérité. Sorti au moment du triomphe de la Révolution de 1911 qui marque la fin de l’Ancien régime des Qing, Quatre-vingt treize, le premier roman de Hugo traduit directement du français en chinois, constitue un cas exemplaire où une œuvre traduite participe à l’actualité de son pays d’adoption et s’intègre dans l’histoire de sa littérature. Han Yiyu analyse les modifications qu’introduit le traducteur Zeng Pu, afin de résoudre le dilemme entre la nécessité de captiver ses lecteurs, qui ont l’habitude de suivre une intrigue continue selon la tradition littéraire chinoise, et son désir sincère de transmettre les dimensions historiques, philosophiques, politiques et littéraires d’un grand roman dont il ressent toute la valeur, mais qui présenterait des difficultés sensibles aux lecteurs chinois, eux qui connaissaient mal son contexte historique et sa tradition littéraire. Pour les intellectuels chinois de la fin des Qing, la Révolution française sert à la fois de modèle et de leçon, un objet d’émulation comme de mise en garde. Elle a ses admirateurs et ses détracteurs parmi les Chinois, qui en puisent soit de l’inspiration soit des leçons tragiques2. C’est pendant les dernières décennies du XIXe siècle que les voyageurs chinois ont pu offrir à leurs compatriotes des informations de première main sur la France. Li Huachuan étudie la contribution du diplomate Chen Jitong, connu en France sous le nom du général Tcheng Ki-Tong, qui, après avoir résidé en France pendant quatorze ans, a co-fondé la Qiushi bao (Revue internationale) dans le but de renforcer la Chine en prenant modèle sur l’Occident. Dans cette revue où un tiers du contenu provient de la France, Chen Jitong, qui possède une connaissance éminente de la société française, choisit néanmoins de présenter au public chinois une 2. Voir Zhang Zhilian (dir.), China and the French Revolution, Proceedings of the International Conference, Shanghai, 18-21 March 1989, Oxford – New York, Pergamon Press, 1990.
Introduction
XXI
image de la France qui n’a rien de particulier parmi les pays occidentaux, en tant qu’État de droit et régime démocratique, jouissant de la prospérité industrielle et commerciale et possédant une presse florissante, parce qu’il est soucieux d’offrir un exemple que la Chine pourrait imiter dans son développement au lieu de peindre une image nuancée et trop spécifique dont il est pourtant capable. En comparaison, les récits de Zhang Deyi qu’analysent Fan Tiequan et Li Xiu, offrent des descriptions minutieuses et pittoresques de la France. Durant sa vie, ce dernier a fait trois voyages en France, n’ayant que dix-huit ans lors de sa visite à la suite de Bin Chun, le premier diplomate envoyé en Europe par la cour des Qing. Il note attentivement ses impressions visuellesâ•›: les rues, les immeubles et notamment les objets qui représentent le progrès scientifique et industriel que sont les ascenseurs, le chemin de fer, le télégramme ou la photographie, et présente fréquemment ses observations sur le comportement social des Français. Ses récits offrent, aux lecteurs francophones de notre temps, non seulement une image de la France pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, mais encore un témoignage d’un moment privilégié, celui des premières rencontres entre les Chinois et l’Europe lorsque les contacts étaient encore extrêmement rares. Abordant la même période, le texte de Jin Lu examine les premiers récits de voyage en France par les Chinois sous les règnes des empereurs Tongzhi (1862-1875) et Guangxu (1875-1908). Ces récits, qui s’inscrivent dans l’ancienne tradition littéraire chinoise sous forme soit de ri ji (notes quotidiennes) ou de you ji (récit d’un voyage), s’adaptent aux destinataires auxquels ils s’adressent, aux situations ou aux inclinations des voyageurs. Vingt-cinq ans séparent le premier récit (1866) qui fait l’objet de cette étude et le dernier (1891). La disposition de chaque voyageur, son goût personnel et son tempérament intellectuel, sa préparation linguistique et culturelle ainsi que les événements qui précèdent son voyage et ceux qu’il vit lors de son séjour en France, assurent à ces récits une diversité remarquable. Si tous partagent le souci d’apprendre des pays étrangers afin de renforcer la Chine, les plus descriptifs d’entre eux, sensibles à l’attrait visuel, montrent leur émerveillement devant la splendeur d’un monde lointain et s’adonnent à des descriptions concrètes et pittoresques, elles que l’on peut nommer «â•›exotiquesâ•›» avant la lettre, parce que le mot n’existait pas encore en Chine. Leurs écrits contribuent à la formation en Chine d’une image de Paris qui est désormais associée au luxe et à la magnificence. Si, selon l’optique chinoise, tous les pays lointains sont exotiques, la France a joué, historiquement, un rôle primordial dans la naissance de l’exotisme en Chine, ce que Jin Lu tente de montrer dans l’article qui sert
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Images de la France sous la dynastie des Qing
d’épilogue à ce volume, en étudiant deux écrivains francophiles, Zhang Ruogu et Zeng Pu, qui lancent l’expression yi guo qing diao, qu’ils présentent comme la traduction du mot français exotisme, et qu’ils associent étroitement à la France, objet de leurs rêves et de leurs aspirations, qui constitue une réalité exotique supérieure. Si l’expansion coloniale de l’Occident, en augmentant les contacts entre la Chine et le reste du monde, a favorisé l’émergence de l’exotisme en Chine, la situation vulnérable où se trouvait la Chine, qui était sous la dominance des grandes puissances occidentales depuis la première Guerre de l’Opium (1839-1842), accentue la tension entre l’exotisme et le patriotisme, la modernité et la tradition, et tend à marginaliser les écrivains prônant l’exotisme. En étudiant l’acception chinoise de l’exotisme, qui présente à la fois des analogies et des particularités par rapport à celles des théoriciens occidentaux, cet article tente de compléter l’élaboration d’une théorie globale de l’exotisme par une perspective résolument décentralisée. Avant de terminer, précisons que la plupart des articles ont été rédigés en chinois (sauf les miens, en français et celui de Gang Song, en anglais) puis traduits en français. Je suis donc particulièrement reconnaissante à la Faculté des sciences humaines et sociales de la Purdue University Calumet, qui a soulagé mon poids en accordant une subvention de traduction pour deux articles dont s’acquitte avec ponctualité et compétence M. Gong Jieshi, directeur du département français des Éditions en langues étrangères en Chine. Les noms des presses chinoises sont transcrits phonétiquement selon le système officiel chinois de pinyin, sauf les presses universitaires. Les lieux de publication sont toujours indiqués, exception faite des cas où le nom des presses contient déjà le lieu. Tous les titres chinois sont indiqués d’abord en pinyin, suivis de la traduction en français entre les parenthèses. Un glossaire des termes et des noms propres chinois figure à la fin du volume en annexe, à l’usage de ceux qui connaissent le chinois. Les caractères chinois étant monosyllabiques, si nous mettons souvent plusieurs syllabes ensemble dans notre transcription, c’est parce que celles-ci forment une unité en tant qu’expression courante. Afin d’éviter la confusion, nous avons systématiquement mis en petite capitale les noms de famille chinois pour les distinguer des prénoms3.
3. Les Chinois mettent leur nom de famille avant le prénom, mais ceux qui s’établissent en dehors de la Chine suivent souvent la coutume de leur pays d’adoption. Si la plupart des noms de famille chinois n’ont qu’une syllabe, il existe des exceptions. Les Mandchous se font souvent appeler par un prénom chinois, qu’on ne doit pas confondre avec leur nom de famille.
Introduction
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Pour conclure, je tiens d’abord à remercier Thierry Belleguic, qui a pris l’initiative d’accueillir le volume aux Presses de l’Université Laval dans les «â•›Cahiers du Cercle interuniversitaire d’étude sur la République des Lettresâ•›», qu’il dirige avec Marc André Bernier, Lucie Desjardins et Sabrina€Vervacke. Ma gratitude va également à Ludovic Trautmann, qui a relu avec soin tous les textes de ce volume. Je souhaiterais particulièrement témoigner ma reconnaissance envers le professeur Meng Hua, qui a eu la générosité de soutenir ce projet. Elle a apporté une contribution importante aux recherches des échanges culturels entre la Chine et la France non seulement par ses propres travaux, mais aussi en formant de nombreux jeunes chercheurs dans ce domaine dont plusieurs ont collaboré à notre projet. Enfin, je remercie tous mes collaborateurs qui ont joint leurs efforts pour réaliser cette œuvre commune. Jin Lu Purdue University Calumet
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Images estompées╛: La France avant 1800
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The Other under a Chinese Heavenâ•›: Image of France in Late Ming and Early Qing Writings
In his encyclopedic work Wu za zu (Five Assorted Offerings), the Ming scholar-official Xie Zhaozhe (1567-1624) recorded an interesting account on the West and Christianity1. He wroteâ•›: To the west of foguo (Buddhist Kingdom), there is tianzhuguo (Kingdom of the Lord of Heaven). People understand writings well and their elegance is not different from zhongguo (“Middle Kingdom”, namely, China). A man named Li Madou (Matteo Ricci) comes from that kingdom, crossing the foguo and heading eastward. It took four years for him to arrive at Canton. His religion is to worship of the Lord of Heaven, which is similar to Confucius in Confucianism and Sakyamuni in Buddhism2.
In the following comment, Xie plainly expressed his favor for Christianity because, unlike “the ambiguous and fragmented words” in Buddhism, Christianity was “close to Confucianism” with practical advices for daily life. Xie did not realize that his impression of closeness between Confucianism and Christianity in fact resulted from Ricci’s evangelical effort under the accommodation strategy3. Nor did Xie truly understand Christian icons when he compared the image of Jesus to a certain monster in ancient time with a human head and a dragon body. Xie’s comments, however, interestingly linked together a transmitter and a receiver in the cross-cultural transfer. Europe, then called yuanxi (“Far West”) or jixi (“Extreme West”), thus became the focus of an ideal construction of European missionaries in China and corresponding reconstructions of the Chinese during the late Ming and early Qing period.
Jesuits’ Introductory Accounts The introduction of France to China was a direct result of the Jesuits’ presentation of European civilization. Based on some Renaissance models, the Jesuit cartographers produced a number of world maps in Chinese. 1. For Xie Zhaozhe’s life and writings, see Goodrich, L. Carrington and Fang Chaoying (eds.), Dictionary of Ming Biographyâ•›: vol. 1, 1976, p.€546-550. 2. Xie Zhaozhe, Wu za zu, p.€42b-43b, Biji xiaoshuo daguan (Collection des notes diverses), 1975, ser. 8, vol. 6, p.€3486-3488. 3. Nicolas Standaert (ed.), Handbook of Christianity in China, vol.€1â•›: 635-1800, 2001, p.€477.
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Not only did they depict in detail positions, sizes, resources, people, and customs of different places in the world, but they also published geographic writings to support their expertise in cartographic representations. The introductory accounts hence were considered part of the Jesuits’ evangelical work, in which they justified Christianity as the dominant religion of Western civilization. When entering China in the 1580s, the first Jesuits stirred up curiosity and suspicion among the Chinese with their strange foreign look and behavior. The fantastic things they brought from Europe included Renaissance world maps, which attracted much attention of the Chinese viewers. But they could hardly accept that the earth was round and there were equally civilized countries and people beyond the “Middle Kingdom”. In order to garner respect and intellectual interests of Chinese scholars, Matteo Ricci (1552-1610) made a world map in 1584 titled Yudi shanhai quantu (Complete Map of Mountains and Seas in the World). Its layout was based on the oval projection of Abraham Ortelius (1527-1598) in his wellknown Theatrum Orbis Terrarum (1570). Ricci translated the Latin texts and made major revisions until the map achieved its finest form in the 1602 edition with an impressive titleâ•›: Kunyu wanguo quantu (Complete Map of Ten Thousand Countries in the World4). He did not forget to introduce the continent of Ouluoba (i.e. Europe), the place he came fromâ•›: This is the continent of Ouluoba, which includes more than thirty countries. All of them adopt the laws of previous kings. People would follow no heresy and solely worship the sacred teaching of the Lord of Heaven. There are three official ranksâ•›: The top rank takes charge of educationâ•›; the second makes judgments on civil affairsâ•›; and the third specially controls military affairs. Products include five cereals, five metals, and a hundred types of fruits. The wine is made of grape juice. All craftsmen are skillful. People understand everything regarding astronomy and physics. The customs are simple and the wu lun (five human relations) are stressed. Commodities are plenty and both the kings and their subjects are rich. Since transportations keep open during all seasons, the merchants can travel around the world. The distance [from Ouluoba] to China is eighty thousand li (one li equals 500 meters). The route was not discovered in the past. After nearly seven thousand years, it is open now5.
Ricci’s introduction of Europe set up a model for later Jesuits’ geographic accounts. They found the opportunity to create an ideal image of European civilization, emphasizing the dominance of Christianity, honest government, peaceful society, simple judicial process, higher education, and reliable social welfare.
4. Fang Hao, Li Zhizao yanjiu (Studies on Li Zhizao), 1966, p.€77-84. 5. The passage comes from an online Japanese edition╛: http╛://www2.tohoku.ac.jp/kano/ezu/kon.
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On the Kunyu wanguo quantu, Ricci put a Chinese transliteration fulangcha at the location of modern France. Due to the monosyllabic feature of Chinese language, Ricci combined three characters –€fu, lang, and cha€– to reflect the original sound of France, which could be either France or Francia6. Near fulangcha, Ricci marked a few more names, such as Luochila (Rochelle), li’ang (Lyons), ma’erxiliya (Marseilles), and bo’erwoni (Bourgogne). Ricci nonetheless did not give additional information on any particular feature of fulangcha, as he did for some other European countries, such as an’e’liya (England) and yidaliya (Italy). Ricci seemed to notice the strange identity of the Portuguese who since the late 16th century had risen as a maritime power monopolizing Euro-Asian trades. Muslims in the Arabic world called them “Franks”, because they looked much like the fearful Europeans in the Crusades (the First Crusade of 1095 being primarily French in character), spoke a similar Western language, and used the same cannons in battles. The Portuguese took advantage of this misidentified name to call themselves “Franks”, or fulangji in Chinese, when they came to the Ming Empire requesting a trade7. Therefore, in the location of modern Portugal on his Kunyu wanguo quantu (Complete Map of Ten Thousand Countries in the World), Ricci gave the Chinese name fulangji yet he added a note nearby, saying that, “Fulangji is a miscalling of the Muslims and the original name is Bo’erduhe’er (Portugal)”. Ricci was the first one who pointed out the confusion among Ming officials and scholars. Unfortunately, he did not further conclude that fulangji was the Germanic origin of fulangcha. The ambiguous identity thus remained unnoticed to many. After Ricci, Jules Aleni (1582-1649) made another oval world map titled Wanguo quantu (Complete Map of Ten Thousand Countries, ca. 1620). To give detailed notes on the countries in his map, especially those countries of the “Far West”, Aleni published a geographic work, Zhifang waiji (Unofficial Records on the Foreign Countries, 1623). Based on European geographies and travel writings of previous Jesuits, Aleni for the first time created a clear image of France distinct from other European countries8.
6. This however did not match the name Gallia from Ortelius’ popular representation, in which France was put near Paris as the central region of Gallia. Ricci for some reason picked up fulangcha to refer to Gallia / France as a whole. 7. Liang Jiabin, “Mingshigao Fulangji zhuan kaozheng” (“Examen de Document sur Fulangji dans l’Histoire des Ming”), in Mingdai guoji guanxi [Relations internationales sous la dynastie des Ming], 1968, p.€11-12. 8. Giulio Aleni, Zhifang waiji jiaoshi (Documents non-officiels sur les pays étrangers, édition critique avec des notes), 1996, p.€3-4.
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Ricci’s transliteration fulangcha was adopted in Aleni’s account, which began with the position of France according to its longitude and latitude, a hallmark of Jesuits’ expertise in astronomy and cartography. Aleni then referred to Balisi (Paris), capital of folangcha, and briefly introduced its schools and charity houses. After tracing the Muslim-originated name fulangji back to the gigantic cannons used in the 1248 crusade by King Leisi (i.e. Louis IX), Aleni shifted to a Christian miracle in folangcha’s historyâ•›: The king of this country was bestowed an unusual grace by the Lord of Heaven. From ancient time till present, every king has a miraculous endowment that when he touches the struma of a person with his hand it will be cured immediately. The present king cures people one day in a year. Before it, he fasts for three days. All those who have strumae will come from ten thousand li away and gather in the church. The king raises his hand and by touching them he prays, “[I as] the king touch you, may the Lord of Heaven cure you”. If the king touches a hundred people, a hundred people will be curedâ•›; if he touches a thousand, a thousand will be cured. It is miraculous like this9.
The miracle cleverly responded to Aleni’s earlier description of Christianity in Europe, where he addressed the two most important aspects of faithful worship to the Lord of Heavenâ•›: To love and revere the Lord of Heaven above ten thousand things and to love others like one loves oneself10. As long as people had faith, hope, and goodness in their hearts, they definitely would be cured by the miraculous power of God. To make his point more convincing, Aleni gave another miracle from the New Testament on how Jesus raised dead Lazarus of Bethany from his tomb, referring to the latter as a saint who started missionary work in fulangcha11. By following Ricci’s accommodation strategy, Aleni successfully infiltrated fundamental Christian doctrines in his geographic work. Thus fulangcha served as one example to demonstrate the idealized image of the “Far West”, heavily loaded with intellectual concerns and religious undertones. The prefaces of the Zhifang waiji, which were written by well-known scholars such as Ye Xianggao, Li Zhizao, and Yang Tingyun, suggested that Aleni’s work had penetrated into some Confucian circles by providing previously unknown knowledge on the foreign countries outside the “Middle Kingdom”. The interactions between Aleni and Ming Confucians stimulated the publication of another geographic work, Xifang dawen (Questions and Answers Regarding the West, 1637). It was intended to satisfy the frequent scholarly inquires regarding the principles of tianxue, or the “Learning
9. Ibid., p.€82. 10. Ibid., p.€70. 11. Ibid., p.€83.
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from Heaven”, as well as the local conditions and customs of countries in the West12. Unlike the Zhifang waiji, Aleni’s Xifang dawen was organized thematically with a broad range of topics, including the location of Europe, its distance from China, oversea voyages, natural resources, manufactures, governments, education, social welfare, marriage and funeral, geography, calendar, and evangelism of the “Western scholars” (i.e. Jesuits) in China. France was not specified, but one still recognizes Aleni’s intention to praise the “Far West” as a highly civilized bang (country) and his effort to make close Christian belief with Confucian values. When talking of the moral relations in Europe, Aleni moved filial piety to the second position of the Ten Commandments, immediately after the first commandment forbidding worship of any other deities13. Through this compromise the Chinese would have an impression that European people likewise practiced Confucian moral values. Understandably, when calling Aleni “Confucius of the West”, the Chinese must have had in their mind a Confucianized image of Europe and its people14. Jesuits’ introductory works on France and Europe continued into the Qing, especially after the Kangxi Emperor claimed power from his regents and reinstated Jesuit astronomers in the imperial court. In 1674, the Belgian Jesuit Ferdinand Verbiest (1623-1688) submitted to the Kangxi emperor a bi-hemispheric map titled Kunyu quantu (Complete Map of the World). On it, France was named as fulangjiya. The pronunciation was similar to fulangji discussed above, but the characters for the two were not the same15. In a nearby cartouche in which Verbiest annotated four European countries –€Ireland, England, France, and Italy€–, the brief note on France appeared to be copied partially from the first paragraph in Aleni’s introduction of fulangcha. Here surprisingly, fulangcha but not fulangjiya was used to refer 12. Dudink, Adrian, “Giulio Aleni and Li Jiubiao”, Scholar from the Westâ•›: Giulio Aleni S.J. (15821649) and the Dialogue between China and Christianity, 1997, p.€140-142. 13. Giulio Aleni, Xifang dawen, p.€15b-16a. Its online version is from the Hong Kong Catholic Diocesan Archivesâ•›: httpâ•›://archives.catholic.org.hk/books/ESF2/index.htm. 14. The honorific title is “Confucius in the West”. See Louis Pfister, S.J., Notices biographiques et bibligraphiques sur les Jésuites de l’ancienne mission de chine, 1552-1773 (Kraus Reprint, Germany), 1932, p.€130. 15. A comparison between one 1674 copy of Verbiest’s Kunyu quantu (currently held at the Hebei University Library, China) and one 1860 Korean reprint (currently held at the Getty Research Institute, Los Angeles, United States) confirms that the same transliteration fulangjiya appears on both the original and the reprint. However, on the 1860 reprint there is a place named fulangxiya nearby fulangjiya, but the same place is named feilixiya on the 1674 map (information from Cui Guangshe at the Hebei University Library). The latter probably refers to Frisia, a Germanic place often marked in Renaissance maps (e.g. Ortelius’s 1570 Theatrum Orbis Terrarum). The difference suggests a possible mistaken identity when Verbiest’s map was reprinted in Korea.
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to France. In other words, Verbiest applied two different transliterations for France –€fulangjiya and fulangcha€– in the same map. The inconsistency however did not catch the attention of the emperor and Chinese scholars. By reorganizing the annotative texts from his Kunyu quantu, Verbiest compiled a separate geographic work titled Kunyu tushuo (Illustrated Explanation of the World, ca 1674). More evidence is found in it to prove that Verbiest did refer to Alein’s Zhifang waiji as one of his major sources. Verbiest’s account on fulangcha, for example, consisted of 253 or so characters, much longer than the one seen in his Kunyu quantu cartouche16. However, both were copies of Aleni’s original account in the Zhifang waiji, which had 393 characters17. Verbiest’s notes introducing the other countries also testified to be either identical copies or abbreviated versions of Aleni’s accounts. Meanwhile, Aleni’s Xifang dawen served as the primary source of another early Qing geographic work, Yulan xifang yaoji (Essential Records on the West for the Emperor’s Reading, 1669). It was also compiled by Verbiest in collaboration with Gabriel de Magalhaens (1609-77) and Ludovico Buglio (1606-82). As a young and ambitious ruler, the Kangxi Emperor did not hide his interest in people and countries of the “Far West”, where Western sciences such as astronomy and cartography originated. The Jesuit scientists serving at his court quickly responded and compiled a summary of Aleni’s previous work to show him an overview of European society, culture, and religious life. By following the late Ming models established by Ricci and Aleni, early Qing Jesuits continued to extol European civilization as a counterpart of the “Middle Kingdom” in exchange of respect from the Kangxi Emperor and Qing scholar-officials. In so doing, Verbiest and his fellows aimed to obtain more support to realize a broader conversion to Christianity in China.
Chinese Travelers’ Experiences After decades of evangelical work, European missionaries in China turned to a new kind of practice, that is, to take Chinese converts back to Europe. The motives behind this were obviousâ•›: propaganda for a certain Order, ministry training, or intellectual research on Chinese culture, etc. No matter successful or not, increasing European tours of the Chinese travelers expanded the space of Sino-Western interactions. Now the encounter took place in the “Far West”, not in the “Middle Kingdom”. It seemed that 16. There are only a few sentences and a total of 68 characters describing France in this cartouche. See Ferdinand Verbiest, Kunyu quantu (Complete Map of the World), 1860, no 2604-854. 17. Xie Fang, Preface to Giulio Aleni, Documents non-officiels […], op.€cit., 1996, p.€82-83.
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these travellers with oriental look and clothing aroused no less curiosity among the Portuguese, French, and Italian people than the first Jesuits did to the Chinese upon their arrival in the late Ming. The Chinese sojourners caught the right time because many Europeans at the time were fascinated by Chinese arts, gardens, religions, philosophy, and language18. Nonetheless, due to a variety of reasons, Chinese travelers during the 17th and 18th centuries did not produce a well-shaped image of the West with their personal experiences. As Christians they were religiously and financially bound with missionaries from different orders, who kept an eye on their behavior, speech, and writing all the time. As Chinese they came from lower classes. Some had general education, but none made a way to public reputation or official recognition by means of Confucian studies and civil service examinations. Other factors such as relatively short touring time, mishaps along the voyages, poor communication skills, and personal conflicts with their supervisors also prevented these travelers in one way or another from observing essentials of European culture. The sources they left appeared to be scarce, fragmented, and biased. Hence, the image of France and that of the West in Chinese travel writings were unable to match Jesuits’ all-embracing introductory accounts. Among the early Qing sojourners, Shen Fuzong (ca. 1658-1691) is worth attention for his propaganda tour across four European countries –€France, Italy, England, and Spain€– from 1684 to 1691. Thanks to the Flemish Jesuit Philippe Couplet (1624-1692), supervisor of the triumphal journey, Shen was well received by many influential figures of the time, including Pope Innocent XI (1611-1689), King Louis XIV (1638-1715) of France, King James II (1633-1701) of England, and the Orientalist Thomas Hyde (1636-1703) at Oxford. Shen also fulfilled his wish to become a Jesuit by entering a Jesuit novitiate at Lisbon around 168919. Unfortunately, on the way back to China in 1691, Shen died of an epidemic on board the ship, leaving no record on his own perceptions of the West where he stayed for years. Two other Chinese travelers, Arcade Huang (1679-1716) and John Hu (1681-â•›?), were more closely related to France. It seemed that Huang intended to fuse into French society, ironically by means of his knowledge of Chinese language and culture. In 1711, about ten years after his first 18. Nicolas Standaert, op.€cit., 2001, p.€881. 19. See Louis Pfister, op.€ cit., p.€ 475â•›; Nicolas Standaert, op.€ cit., p.€ 450. Fang Hao, Zhongguo tianzhujiao shi renwu zhuan (Biographies de l’Histoire du catholicisme en Chine), vol. 2, p.€200-202. Nicholas Foss, “The European Sojourn of Philippe Couplet and Michael Shen Zongfu, 1683-1892”, Philippe Couplet, S.J. (1623-1693)â•›: The Man Who Brought China to Europe, 1990, p.€121-142.
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arrival, Huang broke off religious connections with his supervisor Artus de Lionne (1655-1713) and the Missions Étrangères de Paris. He became the translator of King Louis XIV, helped French scholars on Chinese studies, and made noticeable contribution to the first series of Sinological publications in France. Huang also amazed others in a sense that he married a French woman, raised a small family, and even had a daughter during the last three years of his life20. In 1716, along with the manuscript introducing Chinese grammar, Huang sent to Duke of Orleans a letter in Chinese, showing much gratitude to the latter and calling himself yuanchen, or a “distant subject”, of the Duke21. Had he not died of tuberculosis soon in the same year, he might have had a promising future in France, his second homeland. Huang’s experience of France and Western culture was twofold. On the one hand, his firm Christian belief motivated him to appreciate the religious piety of the Europeans and cast serious criticism on superstitious customs of the Chinese, thus creating an ideal image of the West. In his diary written at Rome between 1702 and 1705, Huang even made the following commentâ•›: On the eighth day of the eleventh month, I went to Basilica di San Gregorio to pray for my dead parents and relatives. The ceremony to retrospect the deceased in this church coincides the date of grave-visiting in the Western Kingdom. During the days before and after the ceremony, all men and women, old and young in the Western Kingdom go to the church to pray. People carrying lighted lamps and candles come and go continuously, not only beautiful but also reasonable. It is different from [people in] my “Middle Kingdom” who use two pieces of animal meat to call upon the deities and ghosts and make sacrifices. The Chinese do not know where the ancestors go, where they come, and who receive the prayers. Alas, they still dare to laugh at people of the Western Kingdom, saying the latter do not know ancestors and do not respect spirits. To my opinion, they really should die because of shame22.
The brief note directly revealed Huang’s adherence to Christian ceremony. In contrast, Chinese ancestor worship was considered to be vulgar and shameful. This kind of thinking also appeared in Huang’s French writings on China, in which he not only depreciated Confucius as a talkative hypocrite but also regarded all Chinese literati as idolaters23. On the other hand, however, Huang expressed his disappointment at some defects he 20. See Xu Minglong, Huang Jialue yu zaoqi faguo hanxue (Arcade Huang et le début de la sinologie française), 2004, p.€1-124. 21. Ibid., p.€135. 22. Ibid., “Appendix I”, p.€319. The Chinese word for the “Western Kingdom” was xiguo. Although Huang was visiting a church in Rome, he seemed to talk about the West in general in terms of Christian belief. 23. Ibid., p.€203-205. The viewpoints are extracted from Xu Minglong’s Chinese translation of Huang’s manuscript.
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saw in European culture. For example, when discussing the excessive respect that the Chinese paid to Confucius, Huang said that some of the Christians would blush because their respect to the Bible was far less than the Chinese respect to Confucius’ words24. Having stayed in folangxiya for years, Huang must have noticed the dark side of French society25. Therefore, his image of France and the West was not always as admirable as the one described by the Jesuits in China. As to John Hu, the European tour between 1722 and 1725 was a nightmare, for he had been detained as a madman in a hospital at Paris for two years before his release. An ordinary gate keeper at the Sacred Congregation for the Propagation of Faith in Canton, Hu was incidentally chosen by the French Jesuit Jean-François Foucquet (1665-1741), who was desperately trying to find a capable assistant to go back Europe with him and carry on his grand projects of oriental studies. However, the sojourn in France turned to be a miserable event. Hu has gone insane. Not only did he often run away from his supervisors and wonder in the city streets like a homeless, but he also refused to fulfill his duty as a copyist of Chinese documents. Foucquet’s patience quickly wore off. Hu was asked to be thrown into the Charenton hospital, where the insanes were locked in the cells. In response to other Jesuits’ charges for his improper treatment of Hu, Foucquet prepared a detailed explanation to claim his innocence26. It was said that Hu even called Paris “a paradise on earth27”. If this was true, the image of France in Hu’s eyes could have been splendid at one time. Unfortunately, the harsh treatment in reality smashed his illusion. The “Far West” might look like a paradise, but it could easily be hell for the weak, the poor, the insane, and all in all, the small people. One Chinese letter from Hu to Foucquet survived today, in which Hu expressed his fear, perplex, and eager to go back to China28. He did return safely in November 1726. There was no sign of him writing up a travel to publicize his humiliating experience in Europe. The earliest extant travel account on the “Far West”, entitled Shenjian lu (Record of Personal Witness, 1720), was written by Louis Fan Shouyi (1682-1753). Compared to his contemporaries such as Huang and Hu, 24. Id. 25. Huang’s name for France reads as folangxiya, slightly different from the aforementioned names such as fulangcha and fulangjiya. 26. For Foucquet’s account, see Nicolas Standaert, op.€cit., p.€451-453. For Foucquet’s defensive correspondences, see Jonathan D. Spence’s The Question of Hu, 1988. 27. Jonathan Spence, ibid., p. 70. 28. The letter is inside the cover page of Spence’s The Question of Hu. Its English translation is given on p.€127-128.
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Fan should be regarded as a successful traveler. He was the assistant of Francesco Provana (1662-1720), who went back to Europe to negotiate with the Pope on behalf of the Kangxi Emperor. Not only did they experience a triumphal European tour between 1708 and 1720, but he also became a priest and contributed to Jesuit evangelism in China during the early 18th century29. The name of France was not found among numerous countries in the Shenjian lu, but Fan did mention an unspecified place that might refer to France. After describing a short stay in Portugal, he wroteâ•›: There is another place. The people are all peaceful, not showing off wealth and rank. Enjoying cleanliness and elegance, they like nothing more than pavilions and gardens. It is like this in general30.
If one considers enthusiasm of French people toward oriental gardens during this period, France could be the place that Fan failed to identify. Probably to Fan it did not matter whether the places should be identified accurately or not 31. The point was that he saw prosperous societies everywhere. In the Shenjian lu, which consisted of four thousand or so characters, Fan created a wonderful image of the Westâ•›: tall and grand architectures, luxurious furniture, dazzling decorations, splendid and solemn ceremonies, sacred relics, wealthy and elegant people, marvelous machines, and well-established libraries, schools, and charity houses. The entire tour was full of sensational expressions, which led to a strong exotic flavor. Fan seemed to do this on purpose. On one hand, as a Christian he considered himself a pilgrim going to the holy land. Not surprisingly, the cathedrals, basilicas, and chapels tended to be the places he visited most in Rome and other cities. The eye-catching appearances of these church buildings must have amazed Fan much more than the ones he had seen in China. So he wrote down such words with great admirationâ•›: On Sundays when all churches sounded music together, it could be felt loud and everywhere, much like in a heavenly kingdom. It was hard to describe with words. It was also difficult to find a comparison for the magnificent ceremony in which the Sovereign Pontiff said prayers and offered sacraments32.
29. Fang Hao, Biographie de l’Histoire […], op.€cit., vol. 3, 33-5. Also see Louis Pfister, op.€cit., p.€681. Nicolas Standaert, op.€cit., p.€451. 30. Fang Hao, Zhong-Xi jiaotongshi (Histoire des relations sino-occidentales), 1987, p.€857. 31. Even for the identified places, Fan’s transliterations were not quite consistent. For example, Portugal was called Bo’erdu’er, Bo’erduole’er, Bo’erduole’erya, Bo’erduogaliya, and Bo’erdujia’er. The first four were seen in the Shenjian lu and the last one appeared in Fan’s testimony given at the Canton court when he returned to China. And Fan seemed to have little knowledge of Portugal being called fulangji in official and scholarly writings at his time. 32. Fang Hao, Zhong-Xi jiaotongshi, 1987, p.€860.
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Because of his Christian identity, Fan naturally reinforced with his own experiences the ideal image of the “Far West” in the Jesuits’ introductory accounts. On the other hand, as a commoner, Fan later had the honor to be interviewed by the Kangxi Emperor and visited by nobles and officials. The writing of his Shenjian lu was apparently intended to satisfy the upper-class readers. In the preface of his itinerary, Fan confirmed this motiveâ•›: In the sixth month of 1720, I returned to China alone. The Governor then notified me to go to the capital according to the imperial edict. I was interviewed in person by the emperor and received graceful awards. In early summer of 1721, many ardent princes and officials condescended themselves to see me, with inquiries on the people and customs of the West. I began to recollect all the places I had been in the past decade. It seemed as if I had just seen them the day before. Hence I would list my to-and-fros and up-and-downs to make a brief record33.
If the Shenjian lu was not a propaganda work for the Jesuit cause, at least FAN could take advantages by sharing his exotic image of the “Far West” with the Chinese readers. As far as the overall experiences of early Chinese travelers are concerned, three points can be drawn. First, though fairly scant and fragmented, their travel writings did uncover their first reactions to the Western world. They paid special attention to every novel object or event not seen in the “Middle Kingdom”, as has been testified in Huang’s journal and Fan’s Shenjian lu. A taste of exoticism, no matter strong or mild, was thus unavoidable. Second, there is no doubt that Chinese sojourners were aware of the national differences among European countries, even though they often mentioned them as a whole. In the cases of Huang and Hu, they already had ample experiences in such French cities as Paris and Orleans, but various factors made them unable to render their oversea experiences through writing. As a result, France was hardly constructed into a distinct, free-standing alien image. Third, as Christian converts these oversea travelers could not be immune from religious biases. One of the tasks for Couplet-Shen visit to Rome was to persuade the Pope to agree on saying Mass in Chinese, which constitutes part of the Jesuits’ accommodation strategy but not welcomed by missionaries from other orders34. Lionne and Huang during their sojourn in Rome were also trying every means to express the voice of the Missions Étrangères de Paris against the Jesuits’ compromising attitude to “idolatrous” Chinese worships35. Though Provana died on the way back to China, Fan finished
33. Ibid., p.€856. 34. Pfister, 313. Foss, 132-134. 35. Xu Minglong, op.€cit., p. 8-10╛; p. 16-42.
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their propaganda tour alone, spoke out on behalf of the Jesuits and the Kangxi Emperor, and played a role in the rites controversy36. The European tours of these converts betrayed different religious standpoints, which more or less affected their general perceptions of the “Far West”. Chinese converts continued to travel to Europe for propaganda and cleric training purposes, but little record has been left on their oversea experiences37. Before the Opium War (1839-1842), it was also rare for people of other professions to launch adventurous tours to the “Far West”. A certain Hai lu (Records of Oversea Travels, 1820) surprisingly appeared in the early 19th century. It recorded the oversea experiences of a Chinese voyager Xie Qinggao (1765-1822), who at his young age ever visited countries in Asia, Europe, Africa, and America. Among his accounts on those foreign countries, there was a short passage addressing customs and cultural achievements of Franceâ•›: The kingdom of fulangji is also called fulanxi. It is to the north and slightly west of Luzon (Spain). The territory is even bigger than Luzon…People are simple and honest. They are very smart and skillful. The clocks they make are superior to other countries. The wine is also excellent. The customs and products are similar to the West in general. It also follows doctrines of the Lord of Heaven. Silver coins are used, some triangular, others square, and all have a cross in the middle38.
Compared to Xie’s sketchy, descriptive account, travel writings created in the second half of the 19th century showed a panoramic view of France and Europe with personal comments of the travelers. Works such as Wang Tao (1828-1897)’s Manyou suilu (Jottings of a Roaming Trip), Zhang Deyi (1847-1918)’s Hanghai shuqi (Notes on the Wonders during My Voyage), and Li Shuchang (1837-1896)’s Xiyang zazhi (Carnet de notes sur l’Occident) depicted France as a foreign land where one could experience all kinds of exotic things and events. Meanwhile, these scholarly and official writers expressed their insights on how France, transformed into a mighty, fearful 36. In his testimony, Fan suggested that Pope Clement XI (1649-1721) never asked Maillard de Tournon (1668-1710), his envoy to China, to announce restrictive liturgical standards. See Fan’s original text in Rosso, p.€332-334. In fact, the Pope did not change his stern decision made in 1704. He reinforced the previous prohibition in 1715 and sent another envoy Carlo A. Mezzabarba (1685-1741) to negotiate with the Kangxi Emperor. Fan’s report on Europe and his service as an imperial interpreter seemed to inform Kangxi the declined papal power of the time. This could be an important reason that the emperor decided to take hostile actions to the Legate of the Holy See. See Rule, Paul, “Louis Fan Shou-Iâ•›: a Missing Link in the Chinese Rites Controversy”, Échanges culturels et religieux entre la Chine et l’Occident, 1995, p.€285-292. 37. Nicolas Standaert, op.€cit., p.€451-452. 38. Xie Qinggao, Hai lu (Records of Oversea Travels), 1967, p.€ 45b-46a. See Ch’en, Kenneth, “Hai-luâ•›: Forerunner of Chinese Travel Accounts of Western Countries”, Monumenta Serica 7 (1942), p.€208-226.
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Western power, cruelly destroyed by warfare the once glorious “Middle Kingdom” myth. Their construction of the image of France did not stop at the surface, but went deep into its political system, industrial technologies, economics, history, and religion.
Records of Chinese Scholars and Officials Before the Jesuits’ introduction, Chinese scholars and officials had no concrete knowledge of Europe, not to mention France39. Zheng He (13711433), the Ming eunuch who made seven great oversea voyages between 1405 and 1433, reached as far as east coast of Africa, but he did not set up a route leading to Europe40, nor did his adventures challenge the traditional Chinese world viewâ•›: the earth was square in shape, surrounded by a canopy-like or a yolk-like heaven, with the “Middle Kingdom” sitting at the center. When facing Jesuits’ challenging ideas, such as the earth’s sphericity and China’s acentric position in the world, the Chinese gave diversified responses. Those who trusted and befriended the Jesuits would repeat, at times with misunderstandings, what the latter offered in their maps and geographic writings. Others who doubted Western geography would defend the traditional views underpinned by Confucian ideology. In many cases, gossips and slanders on the strange-looking Westerners were passed out and a ghost-like image was created for religious or political motives. Between the two opposing groups, a few scholars chose a middle way, by which they mixed the Chinese and the Western together and produced hybrid representations of the world. Since the fragmented experiences of Chinese travelers failed to establish a direct link, the image of France constructed by Chinese scholars and officials was no better than a flickering, evasive shadow of the one already created by the Jesuits. Influenced by Jesuit geography, some open-minded late Ming scholars ever produced small-scale European style world maps and collected them into their geographic works. Among them, Cheng Bai’er’s Fangyu shenglue (A 39. Needham pointed out that a Korean map “Map of Integrated Lands and Regions of Historical Countries and Capitals”, dated 1402, which modeled after two 14th century Chinese maps, included dozens of place names in Europe and Africa. Germany and France were marked as A-lei-man-i-a and Fa-li-hsi-na on the map. If the map indeed matched the Chinese origins, it could be the first reference of France in Chinese cartographic history. See Joseph Needham, Science and Civilisation in China, 1959, vol. 3, p.€554-555. See Chan Lee, Han’guk ui ko chido (Old Maps of Korea), 1977, p.€32-33â•›; p.€188-191. Gari Ledyard, “Cartography in Korea”, in History of Cartographyâ•›: vol. 2, Cartography in the Traditional East and Southeast Asian Societies, 1994, p.€244-249. 40. While no modern scholar doubts that Kenya in Africa was Zheng He’s farthest destination, Gavin Menzies claims that it was Zheng He who first found America in one of his seven oversea voyages. His view encountered many oppositions and it remains as a controversial topic. See Gavin Menzies, 1421â•›: the year China discovered America, 2003.
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Concise Geography, 1610) deserves our attention. He made a chart in which countries in the world were listed with marked degrees both to the north of the equator and to the west of the Fortune Island (0= meridian). France appeared in the section for European countries. It was named fulangcha, the same transliteration as the one seen in Ricci’s Kunyu wanguo quantu, marked by 45 degree of latitude and 15 degree of longitude41. Nine French cities were listed thereafter, most of which could be found near fulangcha in Ricci’s map. Cheng even put a short note belowâ•›: Fulangcha people are tall and have white skin. They once crossed the Mediterranean to attack the Muslims. Because they used big cannons, the Muslims called their cannons folangji. Our dynasty now also uses folangji42.
The note clearly depicted the physical outlook of French people. It also stressed the link between fulangcha and fulangji. As has been discussed, the same link was to be confirmed a decade later in Aleni’s Zhifang waiji. By accepting that the “Middle Kingdom” and the “Western lands” could enlighten and benefit each other, Cheng reinforced the Jesuits’ view that contradicted a stereotyped China-center mentality. In the early summer of 1644, right before the fall of Beijing in the Machus’ hands, a certain scholar Cao Junyi in Nanjing produced a hybrid world map, in which he fused both Western and Chinese cartographic representations. The map, titled Tianxia jiubian fenye renji lucheng quantu (A Complete Map of Allotted Fields, Human Traces, and Routes outside the Nine Borders under the Heaven), took an oval form of European origin. The longitudes were depicted by curved lines and latitude degrees were marked along the oval margins on both sides. Cao’s inclusion of major continents such as Europe, Africa, North America, and South America also borrowed from Jesuit geography. On this map, France was identified as fulangcha, exactly the name first created by Ricci. A few other European countries were drawn near France, including Yidaliya (Italy), Yixibaniya (Spain), and Dai’erduwa’er (Portugal)43. However, Cao adopted meanwhile some elements from traditional Chinese cartography. By following the conventional huayi tu (Maps of China and barbarians) layout, in which the “Middle Kingdom” always occupied 41. Cheng Baier, Fangyu shenglue (Géographie concise), p. 25a, Siku jinhuishu congkan (Collection de la Bibliothèque complète des quatre branches de la littérature), Shibu (Branche d’Histoire), vol. 21, p.€377, 2000. Cheng seemed to be confused about the measurement of longitudes. The side mark read as “from the Fortune Island westward”, but Cheng in fact calculated eastward starting from the Fortune Island. So the longitude degree for France was 15, not 345. 42. Id. 43. Hu Guangjun (ed.), Visible tracesâ•›: rare books and special collections from the National Library of China, 2000. 186-188.
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the bulk of the world, Cao arbitrarily reduced the actual sizes of major continents to give more space to China44. Thus Europe and Africa were depicted as two peninsulas. North America and South America, separated far apart by the Pacific Ocean, now became islands. The area of all four continents combined was still not comparable to the overwhelming portion that the “Middle Kingdom” took at the center. Additionally, Cao’s list of foreign lands seemed to blend real places with legendary places seen in the Shanhai Jing (Classic of Mountains and Seas). Viewers could recognize without difficulty those fancy names such as maorenguo (Kingdom of Hairy People), changbiguo (Kingdom of Long-armed People), changjiaoguo (Kingdom of Long-legged People), and xiaorenguo (Kingdom of dwarfs), etc. By adopting these names, Cao not only suggested the exotic yet inferior nature of places outside the “Middle Kingdom”, but he also confirmed the authority of traditional Chinese geography. Under this condition, France and other countries in the West definitely fell in the category of waiyi, or the foreign barbarians. Because no one has ever been to these regions, the need for reliability was not required. The efforts of early Jesuits and pro-Jesuit Chinese did not completely sovle the ambiguity in identifying Europe. Religiously speaking, as Xie Zhaozhe has suggested, Ricci and his fellows were believed to come from tianzhuguo, or the Kingdom of the Lord of Heaven. Its distance was farther than the Buddhist kingdom, which the Chinese had known for a long time45. On the other hand, the Jesuits often referred to Europe as taixi, or “Great West”, together with such aforementioned names as yuanxi and jixi. When talking of their oversea voyages, they preferred another name xiyang, or “Western Ocean”. The different countries in Europe, however, were blurred in the first place. The above confusing designations thus resulted in a common practice among the Chinese, that is, to refer to the “Far West” as a country rather than a continent in the Jesuits’ terms. During the early Qing period, the Kangxi emperor and some Qing officials seemed to be able to differentiate France from other countries in the “Far West”. There were an increasing number of French missionaries sent by the Missions Étrangères de Paris. More world maps and geographic writings were published, reinforcing previous Jesuits’ works on European civilization. When missionaries from different orders were involved in the internal struggle of Chinese rites controversy, the emperor and his officials 44. Cao Wanru (ed.), Songben lidai dili zhizhang tu (Song Edition of the Easy-to-use Maps of Geography through the Dynasties), 1989. See Cordell Yee, “Reinterpreting Traditional Chinese Geographical Maps”, Harley and Woodward (ed.), History of Cartography […], op.€cit., p.€53-60. 45. Xie Zhaozhe, Wu Za Zu, op.€cit., p. 42b.
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gained a sense on which nationalities these foreigners belonged to. France was officially pointed out among several other European countries. In one edict issued in 1708, the Kangxi Emperor ordered that missionaries from Xiyang Bo’erduga (Portugal in the Western Ocean), Xiyang Fulangjiya (France in the Western Ocean), Yixibaniya (Spain), and Yidaliya (Italy) may preach and stay in the churches only if they were willing to get stamped certificates. Those who declined to do so must be expelled to Macao46. The stern decision was by and large related to the emperor’s knowledge of reality in the “Far West” –€declining papal power and conflicts in political, economic interests among European countries. Hence, the once idealized Jesuit model of the West then began to fall apart. The above responses, no matter pro-Jesuit, hybrid, or realistic, were unable to hide a strong xenophobic attitude that the majority of Chinese scholars had toward Europeans. In many cases, they did not (or did not want to) separate French from Portuguese, missionaries from merchants, Jesuits from Franciscans, and facts from folk rumors. Even though Ricci, Aleni, and others had pointed out the problem with fulangji, those suspicious scholars insisted that it was the true name of Portugal but not France. Simply because the Portuguese conquered a few countries in Southeast Asia, they asserted that fulangji was close to Malacca, not a country in the “Far West”47. Further, the same scholars shared a horrible “fact” that fulangji men had the habit of eating children. In his Shuyu zhouzi lu (Comprehensive Record of Foreign Territories, 1574), Yan Congjian seriously described how the king of fulangji cooked and ate a child48. The grotesque description was later copied by other scholars, such as Shen Maoshang in his Haiguo guangji (Extensive Records of the Ocean Countries, date unknown) and Gu Yanwu (1613-1682) in his Tianxia junguo libing shu (Merits and drawbacks of all the countries in the world, 1662)49. By circulating this type of sensational information, the above scholars not only created a ghost-like image of the Portuguese but also stirred up Chinese great fear at the presence of every European man in China. Their prototype of treacherous, cannibalistic fan or yi “barbarians” soon entered various official and historical documents50. 46. See Antonio Sisto Rosso, Apostolic Legations to China of the Eighteenth Century, 1948, p. 245-283. 47. “Fulangji zhuan” (Document sur Fulangji), in Mingshi (Ming History), vol. 325. 48. Yan Congjian, Shuyu zhouzi lu (modern reprint), 1993, p. 320. 49. Shen Maoshang, Haiguo guangji, Xuanlan tang congshu xuji (Suite des Collections de la Salle de Xuanlan), vol. 102, 1947. 50. For example, the early Qing historian You Tong wrote the Mingshi waiguo zhuan (Documents sur les Pays étrangers dans l’Histoire des Ming) to extend his work in the compilation of the Mingshi (Ming History). He reaffirmed the previous scholars’ points in the accounts about the Portuguese and the Dutch.
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During repressions of missionary work in China, Chinese xenophobia was especially strong. In his short article Quyi zhiyan (Honest Statements on Expelling the Barbarians, 1638), Huang Tingshi claimed that fulangji was not far from Luzon, thus betraying a lie that it had tens of thousands miles distance from China. He then said that Jesus was actually a witch, so were his followers. Even worse, not only did the Christian bali (pater) seduced women and raped them in the church, but they also forced men to beat themselves in the name of confession. Huang did not indicated where these dubious sources came from, yet he had a quite legitimate motive, that is, to wipe out the fearful foreign “barbarians” and save the dignity of the Great Ming51. In the early 18th century, however, there seemed to be little need for attacks like this, for the notorious rites controversy was sensitive enough to anger the Manchu rulers to enforce harsh restrictions upon missionaries. The Catholic enterprise in China was badly shaken and evangelical works had to go underground52. Within a cross-cultural context, there are a few fundamental questions to be asked regarding the formation of an alien imageâ•›: Who should be the transmitter and who should be the receiverâ•›? What characteristics of the image are represented and diffused in a circle of receptionâ•›? What are omitted or cloudedâ•›? Which factor plays a key role in the image-creation processâ•›? In answer to the above questions, the present research testifies that Chinese recognition of France was not a smooth, effortless process during the late Ming and earth Qing period. As the transmitter of European cultural and religious messages, the Jesuits took a selective approach. Their introductory accounts on France and other European countries appeared to be idealistic and Christianity-centered. The effort was apparently guided by their consistent evangelical strategy in China. As it turned out, the Jesuits literally created a “myth of Europe” to confront the Sino-centric myth of the Chinese53. Depending on how they responded to the image of the West presented by the missionaries, Chinese scholars and officials reconstructed their own versions of the foreign other. The strange physical features and unstrained 51. Xia Guiqi (ed.), Shengchao poxie ji (Collection of Criticisms at the Evil Teachings in the Glorious Ming Dynasty), 1996 [1640], p.€174-176. 52. Nicolas Standaert, op.€cit., p.€680-685. Jiang Wenhan, Mingqing jian zaihua de tianzhujiao yesuhui shi (Histoire de la Société catholique de Jésus en Chine sous les dynasties des Ming et des Qing), 1987, p.€58-79. 53. Chen Minsun, “Ferdinand Verbiest and the Geographical Works Jesuits in Chinese 1584-1674”, in John W. Witek (ed.), Ferdinand Verbiest (1623-1688)â•›: Jesuit missionary, scientist, engineer and diplomat, 1994, p. 129-31.
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behaviors of the Europeans were signs of alterity by which the Chinese constantly found their self-identity and national pride54. In this sense, the scholars and officials engaged in creative rather than duplicative activities. When the traditional sino-centric mindset had its lead, France like other European countries was devalued to a disgraceful level. Its blurry existence only served as a marginalized other that the “Middle Kingdom” might need at times to confirm its superiority in a fixed hierarchical world. Besides the above two groups, a small number of Chinese travelers had the luck to visit the holy land of Christianity and witness European culture in person. The fresh experiences, though fragmented in nature, enabled them to blend a certain exotic taste and some religious biases into the complicated negotiation between the other two groups. However, their scarce accounts failed to construct a distinct image of France, thus not exerting noticeable impact on the late Ming and early Qing society. More detailed Chinese travel writings on France appeared in the second half the 19th century. These works, with the nationalistic consciousness, did not miss the opportunity to help create a collective imagination of the foreign other. In conclusion, Chinese perceptions of France during the late Ming and early Qing period are ambiguous, fragmented, and mixed with imaginations and ideological motives. The fact reflects the Chinese bewilderment at the sight of the unexpected Westerners. The stereotyped Chinese-barbarian dichotomy more often than other factors plays a crucial role in forming the paradoxical image of the other, which was not to be changed dramatically until a century later. Gang Song University of Southern California
54. Meng Hua, “The Chinese Genesis of the Term ‘Foreign Devil”, Images of Westerners in Chinese and Japanese Literature, 2000, p.€25-37.
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La France ou le Portugalâ•›? L’histoire d’une confusion1
En lisant les «â•›fa lan xi zhiâ•›» («â•›Chroniques de Franceâ•›») dans Qingshi gao. Bangjiao zhi2 (Ébauche de l’Histoire des Qing. Annales des relations diplomatiques), on relève dès le début un problème avec ce passageâ•›: La France (fa lan xi), nommée également fo lang ji, est située à l’Ouest de l’Europe. Des gens de ce pays vinrent au Guangdong pour le commerce pendant la quatrième année de Shunzhi (1647). Le gouverneur du Guangdong, Tong Yangjia, écrit dans son mémoire adressé à l’empereurâ•›: «â•›Les ressortissants de fo lang ji établissent leur demeure à Macao et font du commerce avec les négociants du Guangdong, mais on leur interdit encore de pénétrer dans la capitale de la province3.â•›»
De nos jours, nous savons clairement que ce pays de fo lang ji mentionné dans ce texte n’est pas la France, mais un autre pays européen venu en Chine à une période antérieure, le Portugal. Au moment de compiler l’Ébauche de l’Histoire des Qing au début de la République de Chine (1911-1949), les auteurs des «â•›Annales des relations diplomatiquesâ•›» et les rédacteurs qui s’occupèrent de cette collection, n’avaient pas encore pu distinguer nettement la France et le Portugal, d’où cette confusion difficilement excusable à cette date. Nous n’avons pas l’intention de blâmer avec trop de rigueur les compilateurs, mais ce malentendu mérite notre réflexion. Sachant que les articles de l’Ébauche de l’Histoire des Qing s’appuient toujours sur des documents historiques, lesquels ont servi de source à ce passageâ•›? Comment en vient-on à mélanger la France et le Portugal (fo lang ji)â•›? Et finalement, qu’est-ce que cette méprise révèle sur la connaissance de la France en Chine au début et au milieu de la
1. Les conseils du Professeur Meng Hua, du docteur Yang Haiying et du docteur Han Yiyu me furent profitables lors de la rédaction de cet article. La salle des collections spéciales de la Bibliothèque de l’Université de Pékin a facilité notre accès aux documents. Nous leur exprimons ici tous nos remerciements. 2. Pour les commentaires sur Qingshi gao. Bangjiao zhi (Ébauche de l’Histoire des Qing. Annales des relations diplomatiques), voir Jiang Tingfu, «â•›Ping qingshi gao bangjiao zhiâ•›» («â•›Critique de l’Ébauche de l’Histoire des Qing. Annales des relations diplomatiques), Zhongguo jindaishi yanjiu (Recherches de l’histoire moderne de la Chine), 1997. 3. Qing shi gao (Ébauche de l’Histoire des Qing), vol. 155, 1996.
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dynastie des Qingâ•›? La France ne serait-elle qu’un tableau obscur pour les Chinois4â•›?
I Il n’est pas difficile de trouver la source du morceau cité. Dans le chapitre «â•›fa lan xiâ•›» (La France) de la partie «â•›Défense des frontières, IIâ•›» du Huangchao tongdian (Répertoire complet des institutions de la dynastie des Qing), dont la rédaction commence pendant la trente-deuxième année de Qianlong (1767), on trouve les informations suivantesâ•›: Fa lan xi (La France), autrement dit fo lang ji, appartient également à la race des barbares à poils rouges5. Limitrophe de la Hollande à l’est6, le pays a pour capitale Balisi7. Le nom de famille de son roi est Wu lu meng, et son prénom est Lei shi jian zhi. Le père du roi s’appelle Lei shi ji duo zhi, et son grand père Lei shi die li zhi8. Les habitants sont d’une taille haute, avec un nez grand, aux cheveux bouclés et à la barbe rouge. Profitant de leur puissance pour opprimer d’autres pays, ils imposent partout leur présence. On compte, parmi les produits du pays, les éléphants, les rhinocéros, les perles et les coquilles. Afin de conclure une affaire au marché, ils n’ont qu’à montrer leurs doigts pour indiquer les chiffres, ils ne signent aucun contrat, même pour les opérations dépassant un montant de mille onces d’or. À la huitième lune de la quatrième année du présent règne, le gouverneur du Guangdong Tong Yangjia écrit dans son mémoire adressé à l’empereurâ•›: «â•›Les ressortissants de fo lang ji établirent leur demeure à Macao pendant la dynastie des Ming, et se mirent à faire du commerce avec les négociants du Guangdong. Plus tard, ils entrèrent sans permission dans la capitale de la province et leurs activités furent interdites. Ils demandèrent alors l’approbation pour les navires étrangers de continuer à commercer avec les Chinois et l’obtinrent. Dès lors le commerce se poursuit chaque année, sauf qu’ils n’ont toujours pas l’autorisation de pénétrer dans la capitale de la province9. 4. Il existe très peu d’études portant sur la perception de la France par les Chinois avant 1800. À notre connaissance, il n’y a qu’un seul article, celui de Wang Linmao, «â•›Zhongguoren dui faguo de renshi he liaojieâ•›» («â•›Connaissance et compréhension de la France par les Chinoisâ•›»), dans Lou Junxin, Zheng Dedi et Lü Yimin (dir.), Zhongfa guanxi shi lun (Essais sur l’histoire des relations franco-chinoises), 1996, p. 78-90. Il synthétise la vision de la France des Chinois jusqu’à la dynastie des Qing, en mettant l’accent sur la fin des Qing. Cet article m’est profitable sur certains aspects, bien que le mien concerne une période antérieure. D’autre part, Zhang Zhilian, dans «â•›Zhongfa wenhua jiaoliu. Lishi de huiguâ•›» («â•›Échanges culturels franco-chinois. Une rétrospective historiqueâ•›»), Cong gaolu dao daigaole (De la Gaule à de Gaulle), 1988, p. 21-79, traite brièvement du «â•›début de la connaissance sur la Franceâ•›» des Chinois. De même que dans l’article de Wang Linmao, la discussion y porte notamment sur la fin des Qing. 5. Le nom donné à l’époque par les Chinois aux Hollandais. 6. Vers la fin des Ming, les Hollandais occupèrent Maluku (en Indonésie à présent) et en firent une colonie qui se trouve à l’est de la colonie portugaise. 7. Paris. 8. Selon Jin Lu, ces transcriptions très approximatives semblent indiquer Bourbon (Wu lu meng), Louis XV (Lei shi jian zhi), Louis XIV (Lei shi ji duo zhi), et Louis XIII (Lei shi die li zhi). Il n’est pas étonnant que le rédacteur ait ignoré que Louis XV n’est pas le fils de Louis XIV. 9. Qingchao tongdian (Répertoire complet des institutions de la dynastie des Qing), vol. 98, 1935.
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En comparant ces deux versions, nous voyons clairement que le passage dans l’Ébauche de l’Histoire des Qing n’est en fait qu’un extrait joint du début et de la fin de ce paragraphe. En feuilletant la «â•›Défense des frontièresâ•›» dans le Huang chao tongdian (Répertoire complet des institutions de la dynastie des Qing), on remarque que l’article fa lan xi (la France) remplace celui de fo lang ji qui se trouve d’habitude dans les annales anciennes, et que toutes les apparitions de fo lang ji deviennent systématiquement fa lan xi. Prenons le cas de la préface de la «â•›Défense des frontières, Iâ•›» où nous lisonsâ•›: «â•›D’autres pays tels que Luçon, la France et la Hollande, comme ils se situent dans l’Asie du Sud-Est, appartiennent à la Défense des frontières du sud10â•›»â•›; voyons un autre exemple, dans l’article «â•›Luçonâ•›»â•›: «â•›Sous l’Empereur Wanli des Ming (15731619) [sic], la France tua son roi et s’empara du pays11â•›». Nous pouvons en déduire qu’au milieu du règne de Qianlong, grâce aux contacts augmentés entre la France et la Chine, en particulier grâce à la présence des navires de commerce, la France fut connue par plus de Chinois, tandis que fo lang ji, manquant de réalité12, se fit remplacer par la première. Le fait est que les Huang qing zhi gong tu (Tableaux des nationalités minoritaires et étrangères), achevés en 1757, n’insèrent que l’article «â•›la Franceâ•›», qu’on identifie à fo lang ji, peut servir de preuve supplémentaire à notre déduction13. Si nous remontons plus loin, nous découvrons que les compilateurs du Huang chao tongdian (Répertoire complet des institutions de la dynastie des Qing) ne se sont pas donnés trop de peine en rédigeant ce paragraphe, se contentant de marcher sur les pas de leurs prédécesseurs. Il s’agit de l’article «â•›fo lang jiâ•›» dans «â•›si yi kao liuâ•›» (Examen des contrées éloignées, 6) du Huang chao wenxian tongkao (Examen général des documents de la dynastie des Qing) dont la rédaction débuta en 1747 sous l’empereur Qianlongâ•›: Fo lang ji, autrement dit he lan xi, appartient également à la race des barbares à poils rouges. Limitrophe de la Hollande à l’est, le pays a pour capitale Paris, à plus de cinquante mille lis de la Chine par la voie d’eau. D’un accès extrêmement difficile, il communique à l’extérieur par la Gorge de Luoling14. Le nom de famille de son roi est Wu lu meng, et son prénom est Lei shi jian zhi. Le père du roi s’appelle Lei shi ji 10. Ibid., vol. 97. 11. Ibid., vol. 98. 12. Dès le règne de Jiajin (1522-1567) des Ming, les Portugais ne voulaient plus se nommer «â•›fo lang jiâ•›», mais adoptèrent le nom de «â•›pu du li jiaâ•›» pour payer tribut à la cour des Ming. Voir Ming shi (Histoire des Ming), vol. 325, 1997. Qingchao tongdian (Répertoire complet des institutions de la dynastie des Qing) l’appelle «â•›bo’er du ge’er yaâ•›», op.€cit., vol. 99. 13. Voir Huang qing zhi gong tu (Tableaux des nationalités minoritaires et étrangères), vol. 1â•›: «â•›Fa lan xi (la France), autrement dit fu lang xi, est ce qu’on appelle fo lang ji sous la dynastie des Mingâ•›», dans Yingyin wenyuange sikuquanshu (Réimpression en photocopie de la Bibliothèque complète des quatre branches de la littérature, Conservée dans le Palais impérial), 1986, p. 594. 14. On n’arrive pas encore à identifier le lieu.
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duo zhi, et son grand père Lei shi die li zhi. Nous ignorons ses ancêtres éloignés. Les habitants sont d’une taille haute, avec un nez grand, aux yeux de chats et à la bouche d’aigle, aux cheveux bouclés et à la barbe rouge. Profitant de leur puissance pour opprimer d’autres pays, ils imposent partout leur présence15. Ils portent des vêtements qui descendent jusqu’aux jambes. Leurs chaussures sont en cuir et leurs vêtements en tissu occidental fait de plumes d’oiseau. Les notables sont coiffés de bonnets, les pauvres de chapeaux de paille, qu’ils enlèvent toujours devant leurs supérieurs. Ils ne se servent ni de cuillère ni de baguettes pour manger. Les riches mangent de la farine de blé, tandis que les pauvres et les domestiques mangent du riz. Ils n’ont pas besoin d’intermédiaire pour conclure un mariage, mais se réunissent devant une statue de bouddha, avec un moine comme témoinâ•›: c’est ce qu’on appelle échange de témoignage. Lorsque les événements importants arrivent au pays, le clergé est souvent consulté. Ils mettent les morts dans des sacs en toile pour les enterrer16. On compte, parmi les produits du pays, les éléphants, les rhinocéros, les perles et les coquilles. Afin de conclure une affaire au marché, ils n’ont qu’à montrer leurs doigts pour indiquer les chiffres, ne signant aucun contrat, même pour les opérations dépassant un montant de mille onces d’or. En cas de besoin, ils prêtent serment au nom du ciel et ne se trahissent point17. D’autres coutumes ressemblent à peu près à celles de la Hollande et de l’Angleterre. À la huitième lune de la quatrième année du présent règne, le gouverneur du Guangdong Tong Yangjia écrit dans son mémoire adressé à l’empereurâ•›: «â•›Les ressortissants de fo lang ji18 établirent leur demeure à Macao, et se mirent à faire du commerce avec les négociants du Guangdong il y a des années depuis la dynastie des Ming. Plus tard, ils entrèrent sans permission dans la capitale de la province et leurs activités furent interdites. Ils demandèrent alors l’approbation pour les vaisseaux étrangers de continuer à commercer avec les Chinois et l’obtinrent. Dès lors le commerce se poursuit chaque année, sauf qu’ils n’ont toujours pas l’autorisation de pénétrer dans la capitale de la province19.
Dans le passage ci-dessus, he lan xi est une autre transcription chinoise de «â•›la Franceâ•›». Évidemment, la France et fo lang ji (le Portugal) se confondent déjà ici. Il n’y a presque que la phrase «â•›le pays a pour capitale Parisâ•›» et les noms des rois qui se rapportent à la France, le reste portant entièrement sur fo lang ji. Bien que ce paragraphe soit plus substantiel que la version postérieure qui supprime la partie concernant l’habillement et les coutumes, il reprend, dans une très large mesure, «â•›fo lang ji zhuanâ•›» (Document sur Fo lang ji) dans Mingshi (Histoire des Ming) et Mingshi waiguo zhuan (Histoire 15. Ce passage vient de «â•›fo lang ji zhuanâ•›» («â•›L’histoire de Fo lang jiâ•›»), dans Mingshi (Histoire des Ming), vol. 325â•›: «â•›Les habitants sont d’une taille haute, avec un nez grand, aux yeux de chats et à la bouche d’aigle, aux cheveux bouclés et à la barbe rouge. Ils aiment faire du commerce. Profitant de leur puissance pour opprimer d’autres pays, ils imposent partout leur présenceâ•›». 16. Ces quelques phrases viennent de You Tong, Histoire des Ming. Documents sur les pays étrangers, vol. 4, «â•›Fo lang jiâ•›», 1977. 17. Voir Mingshi (Histoire des Ming), op. cit., vol. 325. 18. Selon Qing shizu shilu (Annales véridiques de l’empereur Shunzhi des Qing), 1985, la transcription est «â•›fo lang xiâ•›», vol. 33, quatrième année de Shunzhi, huitième lune, jour Dingchou. 19. Qingchao wenxian tongkao (Examen général des documents de la dynastie des Qing), vol. 298, 1936.
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des Ming. Documents sur les pays étrangers) compilés par You Tong20. En réalité, il existe bel et bien un article, dans Huang chao wenxian tongkao (Examen général des documents de la dynastie des Qing), portant sur la France, mais sous le titre de «â•›fo lang chaâ•›», qui se fonde entièrement sur l’ouvrage de l’Italien Aleni (1582-1648), Zhi fang wai ji (Documents non-officiels sur les pays étrangers). Il est dommage que les rédacteurs n’aient pas compris que «â•›he lan xiâ•›» et «â•›fo lang chaâ•›» se rapportent au même pays. D’après les documents que nous avons étudiés, c’est dans Huang chao wenxian tongkao (Examen général des documents de la dynastie des Qing) où la France et fo lang ji se confondent pour la première fois, et plus tard, huangchang tongdian (Répertoire complet des institutions de la dynastie des Qing) répète la même erreur. Deux autres ouvrages, Aomen ji lue (Notes sommaires sur Macao, 1751) et Huang qing zhi gong tu (Tableaux des nationalités minoritaires et étrangères, 1757), également achevés sous le règne de Qianlong, maintiennent la même confusion21. La méprise vient principalement du fait que fa lan xi (la France) ou he lan xi ressemblent à fa lang ji par la prononciation. Le mot France dérive étymologiquement du mot franc, le nom d’une tribu germanique du Moyen-Âge, et les deux mots sont très proches phonétiquement. Quand les Portugais et les Espagnols sont arrivés en Chine sous les Ming, ils employaient souvent, comme interprètes, des Arabes qui avaient pris l’habitude, dès le temps des Croisades, de nommer tous les Européens Francs, nom transcrit en fo lang ji par les Chinois des Ming et largement répandu par la suite en Chine22. Vers la fin des Ming et le début des Qing, on vit rarement des navires français dans les parages maritimes chinois. Ce fut à partir de la trente-septième année de Kangxi (1698) que les navires de commerce français ont commencé à arriver en Chine23, leur 20. À propos de la priorité, «â•›fo lang ji zhuanâ•›» («â•›Document sur Fo lang jiâ•›») dans Mingshi (Histoire des Ming) suit, pour la plupart, Mingshi waiguo zhuan (Documents sur les pays étrangers dans l’Histoire des Ming) de You Tong, qui reprend à son tour un ouvrage de la fin des Ming, Xiang xu lu (Recueil des interprètes de la dynastie des Ming) de Mao Ruizheng, avec quelques légers changements de formulation. 21. Yin Guangren et Zhang Rulin, Aomen ji lue (Notes sommaires sur Macao), voir Biji xiaoshuo daguan (Collection des notes diverses), vol. 30, 1984, tome premierâ•›: «â•›Fu lang xi, autrement dit fo lang ji, a Luçon pour sa colonieâ•›», et encoreâ•›: «â•›Fo lang xi, ainsi que Luçon, sont tous fo lang jiâ•›». Dans Huang qing zhi gong tu (Tableaux des nationalités minoritaires et étrangères), vol. 1, on litâ•›: «â•›Fa lan xi, autrement dit fu lang xi, veut dire la même chose que ce qu’on appelait fu lang ji sous les Mingâ•›» (dans Yingyin wenyuange sikuquanshu (Réimpression en photocopie […], op. cit., p.€594). 22. Pour une critique historique se rapportant à ce problème, voir Zhang Weihua, Mingshi siguozhuan zhushi (Notes des Chroniques des quatre pays européens dans l’Histoire des Ming), 1982, p.€1-2. 23. Voir Zhang Yanshen, Zhongfa waijiao guanxi shikao (Examen de l’histoire des relations diplomatiques franco-chinoises), 1950, p.€12-14. Quant à la date des premiers navires français en Chine, Ma Shi soutient que c’est en 1669, sans fournir sa source. Cette question reste à vérifier. Voir Ma Shi, Zhonghua diguo duiwai guanxi shi (Histoire des relations de l’Empire de Chine avec l’extérieur), 2000, p.€6.
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nombre augmentant sous le règne de Qianlong. À cela s’ajoute le fait que la prononciation de fa lan xi (la France) ressemble bien à fo lang ji, faisant croire aux Chinois qu’il s’agissait du même pays. Or, d’un autre point de vue, bien que la similarité phonétique constitue la cause principale de cette confusion, il n’y avait pourtant aucune raison que la même erreur se poursuive. Si les rédacteurs avaient consulté consciencieusement les missionnaires, les envoyés diplomatiques ou les marchands européens, il n’aurait pas été difficile d’éviter ce genre de fautes. Les savants du temps de Qianlong prétendent «â•›rechercher la vérité à partir des faitsâ•›», mais les rédacteurs des documents officiels précités persistent dans le même quiproquo, mettant en lumière les inconvénients d’une méthode qui néglige les investigations sur le terrain au profit des documents écrits laissés par les prédécesseurs. Ce qui est plus inattendu et unique, c’est que la Daqing yitong zhi (Géographie complète de l’Empire des Qing), complétée la vingt-neuvième année du règne de Qianlong (1764), ne confond pas la France et le Portugal. On y trouve un article portant sur fo lang cha, qui indique la France, et non pas fa lan xi, dont le contenu est extrait de l’ouvrage d’Aleni, tandis que l’article fo lang ji reprend le texte de Mingshi (Histoire des Ming). Il est difficile de trouver une explication au fait qu’au moment où tous les documents officiels commettaient la même erreur, les rédacteurs de cet ouvrage ont pu l’éviter. Il faudrait davantage de recherches pour en trouver la raison.
II C’est donc dans les documents à partir de Qianlong (1736-1795) que nous trouvons la confusion entre la France et fo lang ji24, confusion qu’ont su éviter les ouvrages parus sous les règnes de Kangxi (1662-1722) et Yongzheng (1723-1735), tels que Yiyu lu (Notes des contrées étrangères) de Tu Li Chen, achevées en 1715, Haiguo wenjian lu (Notes des choses vues et entendues concernant les pays étrangers) de Chen Lunjiong (1730) et Histoire des Ming (1735). Cette dernière ne mentionne que l’Angleterre, la Hollande, l’Espagne et le Portugal, parce qu’il n’y avait alors que très peu de contact entre la France et la Chine. Yiyu lu (Notes des contrées étrangères), en dressant le «â•›Tableau des pays au nord-ouest de la Russieâ•›», mentionne un pays nommé fu
24. La même confusion règne dans un grand nombre d’ouvrages parus vers la fin des Qingâ•›: Chongxiu daqing yitong zhi (Géographie complète de l’Empire des Qing revue et corrigée), Hailu (Récit de voyages à l’étranger) de Xie Qinggao, Haiguo tuzhi (Géographie du monde) de Wei Yuan, Yinghuan zhilue (Précis d’histoire du monde) de Xu Jishe, et Guochao rouyuan ji (Chroniques des relations entre la Chine et l’étranger sous la dynastie des Qing) de Wang Zhichun. De ce fait, il n’est pas étonnant que Qing shi gao (Ébauche de l’Histoire des Qing) ait commis la même erreur.
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lan chu si, qui avait soutenu d’autres pays pour une guerre contre la Russie25. Ce nom se réfère évidemment à la France de Louis XIV, montrant que son auteur a quelques notions élémentaires du pays. Haiguo wenjian lu (Notes de choses vues et entendues concernant les pays étrangers) mentionne la France à maintes reprises. Dans la partie «â•›L’océan Atlantiqueâ•›»â•›: L’Espagne est le pays d’origine des colonisateurs de Luçon. Bordée au nord-ouest par l’Océan, elle longe la Méditerranée. Elle avoisine le Portugal à l’ouest et touche à la France au nord-ouest. La France, bordée à l’ouest par l’Océan et limitrophe de la Hollande au nord, a comme voisins l’Espagne au sud et l’Allemagne à l’est. Dominant la Méditerranée au sud-est, elle est reliée à Rome par l’est de cette mer26.
Chen Lunjiong nomme la France fo lan xi, la distinguant nettement du Portugal, et décrit assez exactement sa localisation. Né d’une famille de mandarins distingués, il a été en fonction pendant de nombreuses années dans la région côtière du Sud-Est, ayant ainsi l’occasion de «â•›rencontrer quotidiennement les visiteurs occidentaux, de se renseigner sur les coutumes de leurs pays, et d’en examiner les cartes et les populations27â•›». Les informations sur l’Europe dans ce livre, issues de ses conversations avec les Occidentaux, sont plus dignes de foi, et se distinguent nettement des ouvrages qui se fondent sur les ouï-dire et les documents anciens. Il est dommage que les publications telles que Yiyu lu (Notes des contrées étrangères) et Haiguo wenjian lu (Notes des choses vues et entendues concernant les pays étrangers), où les Chinois montrent une connaissance exacte de la France, soient extrêmement raresâ•›: on ne trouve que ces deux avant Qianlong. À ce moment-là, il existait des géographies, notamment Kunyu wanguo quantu (Cartes complètes des dix mille pays du monde) de Matteo Ricci, Zhi fang wai ji (Documents non-officiels sur les pays étrangers) de Giulio Aleni et Kunyu tushuo (Explication illustrée du monde) de Ferdinand Verbiest, qui étaient en mesure de fournir des renseignements corrects sur la géographie et l’histoire de la France. Ces écrits de la plume des missionnaires ne reflètent cependant pas la perspicacité ou le discernement des lettrés chinois. S’il est vrai que les lettrés moyens de l’époque manquaient de connaissance sur la France, ce n’était pas par défaut de curiosité, mais plutôt parce qu’ils ne ressentaient pas le besoin pressant de saisir la réalité géographique et qu’ils n’avaient que peu d’occasions d’entrer en contact avec les Français. En effet, parmi les marchands et les marins qui étaient venus en 25. Tu Li Chen, Yiyu lu (Notes des contrées étrangères), vol. 2, voir Yingyin wenyuange sikuquanshu (Réimpression en photocopie de […]), op. cit., p.€594. 26. Chen Lunjiong, Haiguo wenjian lu jiaozhu (Notes des choses vues et entendues concernant les pays étrangers, édition critique avec des notes), 1984, p. 67. 27. Ibid., «â•›Préfaceâ•›».
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Chine aux XVIIe et XVIIIe siècles, tous se trouvaient strictement consignés aux ports des régions côtières, sans oublier que leur niveau de culture et de chinois constituait une barrière qui limitait leurs contacts avec les lettrés. En comparaison avec les missionnaires venus d’autres pays européens, les missionnaires français possédaient souvent une éminente érudition, mais ils s’enfermaient dans les palais impériaux en tant que serviteurs privés des empereurs, ayant donc très peu d’occasions de communiquer avec les hommes de lettres. Il y a eu au total, sous les règnes des trois empereurs Kangxi, Yongzheng et Qianlong, plusieurs dizaines de missionnaires français, dont beaucoup furent des hommes remarquables. Circulant souvent dans les palais interdits, ils fréquentaient certains membres de la famille royale et certains hauts fonctionnaires. Si nous pouvons penser que les lettrés moyens connaissaient peu la France, ce jugement ne s’applique pas aux empereurs Kangxi et Qianlong28, ainsi qu’à certains de leurs ministres. Selon des lettres de missionnaires en Chine, en 1688, peu de temps après l’arrivée de cinq «â•›mathématiciens du roi29â•›» envoyés par Louis XIV à Pékin, Kangxi envoya quelqu’un s’enquérir auprès d’eux du roi de Franceâ•›: «â•›Il s’informa de l’âge du Roi, des guerres qu’il avait soutenues et de la manière dont il gouvernait ses États30â•›». Bientôt, les ayant reçus en audience, Kangxi garda les pères Joachim Bouvet (1656-1730) et JeanFrançois Gerbillon (1654-1707) à la cour. Au bout de cinq ans, selon Louis Pfisterâ•›: Le prince tartare avait été tellement satisfait des services des Pères français, qu’il donna ordre au P. Bouvet de retourner en France et de lui ramener autant de missionnaires qu’il pourrait. Il le chargeait en même temps de ses présents pour Louis XIV, parmi lesquels se trouvaient 49 volumes magnifiquement imprimés à Pékin31.
Bouvet quitta Pékin pour la France en 1693 et revint en Chine en 1699 avec les cadeaux offerts en retour par Louis XIV, parmi lesquels un portrait du roi français qui intéressa vivement Kangxiâ•›: «â•›Ce Prince ne pouvait en détacher ses yeux, comme si le naturel et la vivacité des couleurs de ce tableau eût retracé sensiblement à ces yeux toutes les merveilles qu’il nous a ouï raconter de notre auguste Monarque32â•›». Excepté ces documents de 28. Sur cet aspect, voir Wu Boya, Kang yong qian san di yu xixue dongjian (Les empereurs Kangxi, Yongzheng, Qianlong et la diffusion du savoir occidental en Chine), 2002. 29. Jean de Fontaney, Jean François Gerbillon, Louis le Comte, Claude de Visdelou, et Joachim Bouvet. 30. Lettres édifiantes et curieuses, écrites des Missions étrangères par quelques missionnaires de la Compagnie des Jésus, 1781, vol. 17, p. 255. 31. Louis Pfister, Notices biographiques et bibliographiques sur les Jésuites de l’ancienne mission de Chine 1552-1773, 1932, vol. 1, p. 434. 32. Lettres édifiantes [...], op. cit., vol. 16, p. 387-388.
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missionnaires, dans le Kangxi chao hanwen zhupi zouzhe (Recueil des mémoires en chinois adressés au trône et notés par l’empereur Kangxi), il est question mainte fois des navires de commerce français. En effet, les fonctionnaires locaux devaient envoyer un rapport à l’empereur chaque fois qu’il arrivait un navire étranger en commerce avec la Chine. Ce qui mérite notre attention, c’est qu’en 1716, Yang Ling, le gouverneur du Guangdong, se servit des mots fa lan xi pour la France, la plus ancienne apparition de cette transcription devenue officielle par la suite33. Les matériaux cités ci-dessus, bien qu’épars et fragmentaires, attestent que l’empereur Kangxi s’intéressait bien à la France et en possédait une connaissance assez large. Sa volonté d’échanger des présents avec Louis XIV montre son attachement à l’importance de rapports avec la France. De la même manière, l’empereur Qianlong a dû assez bien connaître la France. Pendant ses soixante ans de règne, de nombreux missionnaires français ont fréquenté sa cour, dont les plus célèbres étaient Jean-Denis Attiret (1702-1768), Michel Benoist (1715-1774) et Jean-Joseph Marie Amiot (1718-1793). Appréciant vivement la peinture d’Attiret, Qianlong causait souvent avec lui et alla jusqu’à lui offrir le titre de mandarin de quatrième ordre, que ce dernier refusa. Dans son palais, il collectionnait un grand nombre d’objets venus de France, comme on peut le lire dans une lettre d’Amiotâ•›: La plupart des machines, des instruments, des bijoux et des autres choses curieuses qui sont dans les magasins de l’Empereur, ou qui embellissent ses appartements, sont aux armes de France, ou marquées au nom de quelque ouvrier français. […] Je crois pouvoir dire sans exagération que les armes de France se trouvent aussi multipliées dans le palais de l’Empereur de Chine, qu’elles peuvent l’être au Louvre ou à Versailles34.
Si les propos du père Amiot sont tout de même un peu exagérés, ils nous permettent de constater que la France n’était pas inconnue de l’empereur de Chine. À part Kangxi et Qianlong, des membres de la famille royale et certains ministres ont fini par bien connaître la France à force de fréquenter les missionnaires. Dans une lettre d’octobre 1754, Amiot rapporte une conversation entre le père Attiret et un ministre qui «â•›lui parla du Royaume de France, et lui fit connaître toute l’estime qu’il s’en faisaitâ•›», qui voulait aussi 33. «â•›Quant aux navires étrangers, il n’est arrivé que trois navires français, chargés d’argent pour acheter des marchandises au Guangdongâ•›», dans Kangxi chao hanwen zhupi zouzhe (Recueil des mémoires en chinois adressés au trône et notés par l’empereur Kangxi), réunis par les Premières archives historiques de Chine, Beijing, Dang’an chuban she, 1985, vol. 7, p. 127. Or Wang Linmao croit que «â•›c’est fut Chen Lunjiong qui créa le nom de fo (fa) lan xiâ•›», op. cit., p.€80. 34. Lettres édifiantes [...], op. cit., vol. 23, p. 358-359.
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savoir «â•›si le Roi serait instruit que l’Empereur avait voulu faire Mandarin un de ses sujets, si nous recevions quelquefois de ses nouvelles, et s’il nous faisait des présentsâ•›». Amiot ajoute ensuite ses commentairesâ•›: Ce seigneur n’est pas le seul qui, dans ces pays lointains, soit plein d’estime pour la France, et la mette fort au-dessus des autres Royaumes de l’Europeâ•›; la plupart des Grands qui sont initiés aux mystères de la Cour pensent comme lui sur cet article, et les lettrés semblent renchérir sur tous, lorsqu’ils ont occasion d’en parler. Votre précieux Royaume, nous disent-ils quelquefois, est la Chine de l’Europe. Tous les autres États se font un devoir et un plaisir de suivre vos usages, vos maximes et vos rites35.
Selon la version de ce missionnaire, les membres de la haute noblesse et les ministres qu’ils fréquentaient avaient une juste appréciation de la place qu’occupait la France dans la civilisation européenne du XVIIIe siècle. Il est dommage que ce jugement exact ne se reflète pas dans les documents officiels de l’ère Qianlong. En plus de ces personnalités des couches supérieures, il y avait quelques gens du peuple qui, par diverses coïncidences, sont entrés en rapport étroit avec la France. Pendant les règnes de Kangxi, Shen Fuzong36, Huang Jialue (Arcade Huang37), Yang Dewang (Etienne Yang), Gao Leisi (Aloys Kao38) séjournèrent en France, qu’ils connaissaient infiniment mieux que les lettrés murés en Chine. En raison de leur basse naissance cependant, et de leur faible niveau de culture, ils n’ont laissé aucun ouvrage qui aurait pu influencer significativement l’opinion chinoise. D’autre part, certains prêtres et convertis chinois, tel que le père Li Ande (André Ly39), bien qu’ils n’aient jamais fait de séjour en France, étaient imprégnés de la culture occidentale à force de fréquenter les missionnaires français durant des années. Mais pour les mêmes raisons, ils sont restés inconnus.
III En conclusion, nous croyons que la raison pour laquelle les «â•›fa lan xi zhiâ•›» («â•›Chroniques de Franceâ•›») dans Qingshi gao. Bangjiao zhi (Ébauche de l’Histoire des Qing. Annales des relations diplomatiques) confondent la France 35. Ibid., vol. 23, p. 387-388. 36. En 1684, Louis XIV donna une audience à Versailles à Shen Fuzong, qui répondit à ses questions en latin. Voir Fang Hao, Zhongguo tianzhujiao shi renwu zhuan (Biographies de l’histoire du catholicisme en Chine), 1988, p. 200-202. Voir aussi Xu Minglong, Huang Jialue yu zaoqi faguo hanxue (Arcade Huang et le début de la sinologie française), 2004, p. 4. 37. Arcade Huang a vécu en France de 1706 à 1716 et a fini ses jours à Paris. Voir l’ouvrage de Xu Minglong, op. cit. 38. Les deux Chinois ont fait des études en France de 1751 à 1765. Voir Louis Pfister, op. cit., vol.€2, p. 920-925. 39. Ayant passé une vie obscure, ce prêtre chinois a laissé à la postérité un journal rédigé en latin, qui porte sur sa vie et son travail de pastorat dans la province du Sichuan, Journal d’André Ly, 1924.
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et le Portugal (fo lang ji) se trouve dans les compilateurs qui ont repris le contenu de deux ouvrages officiels rédigés sous le règne de Qianlong, Huang chao wenxian tongkao (Examen général des documents de la dynastie des Qing) et Huang chao tongdian (Répertoire complet des institutions de la dynastie des Qing). La confusion est causée par la ressemblance des prononciations, ainsi que par la méthode suivie par les rédacteurs, qui se sont fondés uniquement sur des documents anciens et ont négligé des investigations de terrain. Or, malgré l’ignorance du commun des lettrés, trois catégories de personnes ont pu acquérir une connaissance concrète et exacte de la Franceâ•›: les deux empereurs Kangxi et Qianlong tout d’abord, la haute noblesse, les ministres et un petit nombre de mandarins ensuite, dont Chen Lunjiong est un représentant, qui ont eu des contacts avec des Occidentaux. Enfin, les convertis chinois en contact avec les missionnaires et les voyageurs qui ont vu la France de leurs propres yeux. Par conséquent, nous ne pouvons pas affirmer de façon catégorique que l’image de la France en Chine avant le XIXe siècle était totalement obscure. Or, au regard de la situation en France, de son attitude envers la Chine et du niveau de connaissance des milieux intellectuels français, nous sommes bien obligés d’admettre que les Chinois ont gardé une attitude indifférente envers ce grand pays européen dont ils n’avaient qu’une idée assez grossière. Ceci contraste avec la France, où l’on vit publier une abondance d’ouvrages volumineux sur la Chine, notamment une Description géographique, historique, chronologique, politique de l’Empire de la Chine et de Tartarie Chinoise (4 volumes), des Lettres édifiantes et curieuses, écrites des Mission Étrangères par quelques Missionnaires de la Compagnie de Jésus (dont 9 volumes contiennent des lettres envoyées de Chine) et des Mémoires concernant l’histoire, les sciences, les arts, les mœurs, les usages, etc. des chinois, par les missionnaires de Pékin (16 volumes). Les penseurs des Lumières, tels que Montesquieu, Quesnay, Voltaire, Rousseau, et Diderot, quelle que soit leur attitude envers la Chine, admirative ou critique, ne pouvaient ignorer l’existence de cette ancienne civilisation orientale40. Inversement, la plupart des lettrés chinois de la même période ne se cantonnaient que dans les livres classiques traditionnels, qui ne leur laissaient pas de loisirs pour prêter attention au «â•›monde barbareâ•›» en dehors de Chine. Naturellement, on ne peut imputer cette indifférence uniquement au manque de curiosité des milieux intellectuels chinois. La raison principale est sans doute que la puissance de l’Occident n’avait pas 40. Il existe un grand nombre d’ouvrages traitant de ce sujet, dont les plus connus sont Virgile Pinot, La Chine et la formation de l’esprit philosophique en France, 1620-1740, Adolf Reichwein, China and Europe, Intellectual and Artistic Contacts in the Eighteenth Century, Etiemble, L’Europe chinoise, etc.
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encore affecté la vie quotidienne des Chinois. Même le petit nombre de personnes qui se méfiaient de l’expansion occidentale, comme Kangxi qui prédit que «â•›dans mille ans, il est à craindre que la Chine ne soit malmenée par les pays occidentaux41â•›», croyaient pourtant que c’était là un problème dans un avenir lointain. Pour eux, la menace de l’Occident n’était pas encore importante. Personne n’avait pu prévoir que seulement cent ans après, la calamité s’abatterait sur eux. Leur mentalité vis-à-vis d’une autre civilisation mérite notre réflexion. S’ils avaient pu surmonter leur orgueil excessif et traiter l’Occident d’égal à égal, ils auraient été sûrement plus à la hauteur des circonstances et plus prévoyants par rapport aux crises venues de l’extérieur. Li Huachuan Académie des sciences sociales, Chine Traduit du chinois par Jin Lu
41. Qing shengzu shilu (Annales véridiques de l’empereur Kangxi des Qing), 1985, cinquante-cinquième année de Kangxi, dixième lune, le jour Renzi, vol. 270.
La France ou le Portugalâ•›? L’histoire d’une confusion
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Adaptations et traductions
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L’image d’autrui et adaptation culturelleâ•›: Jeanne d’Arc interprétée par Wang Tao
Jeanne d’Arc (1412-1431) n’est pas un nom étranger à nombre de Chinois contemporainsâ•›: elle est mentionnée dans les manuels d’histoire de l’enseignement secondaire et présentée comme un personnage de renommée mondiale. L’image de cette héroïne nationale française s’est profondément enracinée dans le cœur des Chinois. Cependant, comment a-t-elle été introduite en Chine et acceptée par les Chinoisâ•›? Une étude détaillée et approfondie de l’histoire montre que la transmission interculturelle de l’image de Jeanne d’Arc n’est pas un simple processus de don et réception. Vers la fin de la dynastie chinoise des Qing, nombre de savants, réveillés par la première guerre de l’Opium (1839-1842), tournèrent leur attention vers l’Occident. Parmi eux, Xu Jishe (1795-1873) a publié en 1848 un livre intitulé Yinghuan zhilue (Précis d’histoire du monde). Dans cet ouvrage géographique qui met l’accent sur les puissances européennes, il présente la France pendant la guerre de Cent ans (1337-1453) comme suitâ•›: «â•›Sous le règne de l’empereur Shundi (1333-1368) des Yuan, la France fut anéantie par l’Angleterre. Une jeune fille de seize ans put rassembler les troupes en déroute et repousser l’armée anglaise pour récupérer le territoire [français]1.â•›» Il s’agit, malgré l’anonymat, sans aucun doute de l’histoire de Jeanne d’Arc. Un demi-siècle plus tard, le savant réformiste Liang Qichao (1873-1929) en fit également une brève présentation dans son ouvrage Aiguo lun (Du patriotisme) publié en 1899â•›: «â•›Il y a quatre cents ans, en France, une bergère eut le courage de repousser l’ennemi puissant avec ses seules forces et de débarrasser la France de l’occupation étrangère. Ce qui lui valut les éloges de tous2.â•›» Sans nom ni âge, détachée du contexte historique de la guerre de Cent ans, Jeanne d’Arc ne sert ici que d’exemple du patriotisme occidental. Wang Tao (1828-1897), un autre savant réformiste de la dernière période des Qing, a également essayé d’introduire l’image de Jeanne d’Arc en Chine, avec plus de détails que Xu Jishe et Liang Qichao. De son nom 1. Xu Jishe, Yinghuan Zhilue (Précis d’histoire du monde), 1986, p. 519. 2. Liang Qichao, Yinbinshi wenji (Recueil de Yinbinshi), dans Yinbingshi Heji (Collection de Yinbingshi), 1941, vol. 3, p. 71.
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véritable Wang Libin, il s’est donné, sa vie durant, plusieurs prénoms et une trentaine de pseudonymes. Né à Puli (aujourd’hui Luzhi), un vieux bourg du Jiangsu, il avait tenté, dans sa jeunesse, de passer les examens impériaux avant de se tourner vers les sciences appliquées. À la Mission Press de la London Missionary Society, à Shanghai, il a traduit, en collaboration avec des missionnaires et des savants, un grand nombre de livres occidentaux de sciences naturelles ainsi que des ouvrages confucéens. Au cours du mouvement du Royaume céleste de la Grande Paix (1851-1864), Wang Tao, poursuivant un idéal patriotique noble, offrit sa médiation entre la cour impériale, l’armée Taiping (Grande Paix) et les puissances occidentales. Menacé par un arrêt de la cour impériale des Qing, il fut obligé de se réfugier à Hong Kong. Sur l’invitation de James Legge (1814-1897), président de l’Institut Yinghua, Wang Tao partit pour l’Angleterre vers la fin de 1867 et séjourna quelque temps en France, d’où son lien indissoluble avec celle-ci. Au début de 1868, il débarqua à Marseille et passa par Paris où il resta une dizaine de jours. Ce séjour en France est raconté en détails dans son livre Manyou suilu (Notes d’une vie errante)3. De retour en Chine, Wang Tao s’engage dans la presse et l’éducation pour propager ses idées réformistes et préconiser la réforme politique. La France, l’une des puissances européennes distinguée dans les domaines politiques, militaires, économiques et culturels, devient naturellement l’objet principal de l’étude de Wang Tao au cours de sa présentation de l’Occident aux Chinois. En plus de ses nombreux commentaires politiques, traductions et notes qui font mention de la France, Wang Tao a écrit d’importants ouvrages historiques dont Pu-Fa zhanji (Histoire de la Guerre franco-prussienne) et Faguo zhilue (Précis d’histoire de France)4. Dans ce dernier, l’image de Jeanne d’Arc est minutieusement présentée aux lecteurs chinois. 3. Wang Tao, Manyou suilu (Notes d’une vie errante), 1985, p. 81-96. 4. Pu-Fa zhanji, 1898. Faguo zhilue (Précis d’histoire de France), nommé à l’origine Faguo tushuo (Géographie illustrée de France), comportait 14 volumes dans sa première édition basée sur Diqiu tushuo (Géographie illustrée de la planète) de Ding Richang. Plus tard, Wang Tao s’est référé à des traductions japonaises telles que La France de Oka Senjin et Histoire du monde de Okamoto Kansuke pour donner naissance à Faguo zhilue. En 1890, il a développé ce dernier en y ajoutant des matériaux extraits de Wangu jinshi huibian (Histoire moderne des pays occidentaux) du Bureau de fabrication Jiangnan, des ouvrages de certains missionnaires européens et américains ainsi que des journaux et revues chinois et étrangers et a fait publier une édition augmentée Faguo zhilue chongding (Précis d’histoire de France révisé), 24€vol., 1890. La compilation de ces deux ouvrages historiques par Wang Tao est présentée en détails dans Between Tradition and Modernityâ•›: Wang T’ao and Reform in Late Ch’ing China de Paul Cohen (1974, p. 112-130), Biographie de Wang Tao de Xin Ping (1990, p. 105-116), et mon article «â•›L’image de la France sous la plume de Wang Taoâ•›» inséré dans L’image des Occidentaux dans la littérature chinoise de Meng Hua (à paraître).
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Notre analyse tentera d’étudier, grâce à la comparaison des descriptions de Jeanne d’Arc faites respectivement par les historiens français et Wang Tao, le processus d’acception de cette image étrangère par les Chinois ou, si l’on veut, la sinisation de cette dernière. Nous prêterons une attention particulière à l’image de Jeanne d’Arc sous la plume de Wang Tao, cette image étant la source de la transmission interculturelle. Tout d’abord, nous devons remonter à l’archétype de Jeanne d’Arc pour voir comment ce personnage est interprété dans le contexte historique de son lieu d’origine. Dans l’Encyclopédie générale Larousse, Jacques Heers raconte l’histoire de Jeanne d’Arc de manière concise5. Il présente, dans un contexte historique médiéval, la vie de Jeanne d’Arc, le siège d’Orléans, son triomphe sur l’armée anglaise, le couronnement de Charles VII, l’arrestation de la pucelle accusée de sorcellerie et sa mort sur le bûcher. En quelques paragraphes, l’auteur affirme le rôle capital de Jeanne d’Arc durant la dernière période de la guerre de Cent ans. Jeanne d’Arc entre dans l’histoire de France. Pierre Miquel, historien français contemporain, consacre un chapitre spécial à Jeanne d’Arc dans son Histoire de la France. Dans la section du chapitre «â•›La guerre de Cent ansâ•›» intitulée «â•›La reconquête du royaumeâ•›», l’auteur a inséré la partie «â•›Jeanne d’Arc et le sentiment nationalâ•›» où il aborde sur deux pages la reconquête du territoire sous la direction de Jeanne d’Arc. Malgré son objectivité, Pierre Miquel y révèle ses attentes concernant la tradition nationaliste française. Jeanne d’Arc est considérée avant tout comme une «â•›héroïne nationaleâ•›». D’après lui, «â•›les victoires de Jeanne d’Arc avaient réveillé, contre l’occupant anglais, le sentiment national. Son martyre allait faciliter la réconciliation des Français6.â•›» Il indique non seulement la portée stratégique de la levée du siège d’Orléans et du couronnement du roi de France à Reims, mais insiste sur leurs valeurs politiques décisives. Autrement dit, Pierre Miquel met en relief le rôle politique important qu’a joué Jeanne d’Arc dans le renforcement du sentiment national, de la cohésion des Français et pour l’unité nationale et territoriale de la France. Quant au martyre de Jeanne d’Arc, il l’attribue à un complot politique des Anglais grâce auquel ces derniers minimisent et renversent l’autorité de Charles VII en obligeant ce dernier à abdiquer. Il est à noter que dans le texte de Pierre Miquel, deux des trois occurrences du terme «â•›sainteâ•›» rapporté à Jeanne d’Arc sont mises entre guillemets et la dernière se trouve dans une citation anglaise. Cela veut dire
5. Encyclopédie générale Larousse, 1967, t.€I, p. 290-292. 6. Pierre Miquel, Histoire de la France, 1976, p.€125-126.
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que Pierre Miquel n’adhère pas à la vision religieuse d’une Jeanne d’Arc qui aurait réussi, grâce à sa foi, à rassembler les Français «â•›dans un sentiment mystiqueâ•›» en déclarant qu’elle avait reçu de Dieu la mission de «â•›bouter l’Anglais hors de France7â•›». Sous la plume de Pierre Miquel, Jeanne d’Arc est une véritable «â•›héroïne nationaleâ•›» mais avec une connotation religieuse affaiblie. L’image «â•›patriotiqueâ•›» et «â•›nationaleâ•›» de Jeanne d’Arc, dépeinte par les historiens français susmentionnés, correspond plus ou moins à celle que s’en font les Français contemporains. Cependant, depuis la guerre de Cent ans, au XVe siècle, cette image n’est pas demeurée inchangée et a subi des modifications au fil des courants politiques, économiques et idéologiques. Pour comparer, nous metterons l’accent sur l’image de Jeanne d’Arc dans les ouvrages historiques français de la seconde moitié du XIXe siècle, au moment où Wang Tao s’est engagé dans des échanges sino-occidentaux et quand, dans un mouvement réformiste, il a introduit en Chine l’image de Jeanne d’Arc au travers de ses ouvrages historiques. Cette simultanéité et cette transmission interculturelle de l’image reflètent les rapports interactifs compliqués entre soi et autrui, entre le pays d’origine et le pays d’accueil. Jules Michelet (1798-1874), grand historien français du XIXe siècle et spécialiste de Jeanne d’Arc, a écrit en 1833, d’après des documents historiques, un texte intitulé «â•›Jehanne d’Arcâ•›» et l’a publié en 1841 dans l’Histoire de France puis séparément en 1853. Historien et écrivain, Michelet a décrit, en se basant sur de nombreux documents historiques et avec un style élégant, la transformation d’une fille ordinaire en «â•›héroïneâ•›» et en «â•›sainteâ•›». Il attribue son courage héroïque et ses exploits remarquables à sa force spirituelle et à son attrait, autrement dit à sa foi déterminée et à son patriotisme ardent. Pour Michelet, le patriotisme de Jeanne d’Arc vient de l’influence et du soutien de la religion catholique. Ce point de vue, différent de celui des autres historiens français contemporains, donne à l’image de Jeanne d’Arc une connotation religieuse non négligeable. Michelet raconte avant tout l’enfance de Jeanne d’Arc dans de longs chapitres. «â•›Elle eut, d’âme et de corps, ce don divin de rester enfant... elle fut une légende elle-même, rapide et pure, de la naissance à la mort8.â•›» La façon dont Jeanne d’Arc appréhende la guerre est fortement imprégnée d’un caractère religieux. «â•›Elle comprit cet état antichrétien, elle eut horreur de ce règne du diable, où tout homme mourait en péché mortel9.â•›» Il décrit également, de manière vivante, la révélation de Dieu à Jeanne d’Arc, à qui des
7. Id. 8. Jules Michelet, Jehanne d’Arc, 1962, p. 22. 9. Ibid., p. 25.
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anges sont apparus. Une lutte acharnée entre ses devoirs envers ses parents et ceux envers Dieu la déchire en son for intérieur, une lutte tellement violente que les combats qu’elle a menés contre l’armée anglaise n’auraient été «â•›qu’un jeu à côté10â•›». Michelet attribue le soutien de la population à Jeanne d’Arc, ainsi que son acceptation par les nobles, à l’absence d’une autorité capable de rassembler tous les Français, c’est-à-dire une autorité religieuse supérieure à une autorité royale affaiblie. En ce temps-là, tous les Français étaient fidèles à la Sainte Vierge et désiraient son retour dans le monde humain. Jeanne d’Arc a surgi au moment voulu pour devenir l’incarnation de la Vierge. La trahison de Jeanne d’Arc, son jugement et sa mort sont les moments mis en valeur par Michelet au regard de ses exploits militaires, des victoires de la levée du siège d’Orléans ou du couronnement du roi. Pour l’historien, toutes ces souffrances sont indispensables pour la purification de Jeanne d’Arc. Par conséquent, il décrit en détails ses répliques, empreintes de pureté et de sagesse héroïque et chrétienne, contre les accusations calomnieuses ou les pièges dangereux du tribunal ecclésiastique. Il loue sa fidélité et son endurance en précisant qu’elle ne cessait d’appeler le nom de «â•›Jésusâ•›» au moment d’être brûlée. À la fin, il souligne sa victoire en tant que martyre en donnant la parole à un Anglaisâ•›: «â•›Nous sommes perdus, nous avons brûlé une sainte11â•›!â•›» Michelet considère la mort de Jeanne d’Arc comme une délivrance et un salut par lesquels elle obtient la sagesse et la pureté indispensables à une véritable sainte. On voit ainsi que Michelet considère Jeanne d’Arc plutôt comme une «â•›sainteâ•›» que comme une «â•›héroïne nationaleâ•›». C’est lié, semble-t-il, à ses propres croyances religieuses. En effet, il écrit à propos de sa jeunesseâ•›: La religion reçue ainsi, sans intermédiaire humain, fut très forte en moi. Elle me resta comme chose mienne, chose libre, vivante, si bien mêlée à ma vie qu’elle s’alimenta de tout, se fortifiant sur la route d’une foule de choses tendres et saintes, dans l’art et dans la poésie, qu’à tort on lui croit étrangères12.
Son appréciation de Jeanne d’Arc, considérée comme une sainte, serait donc liée à sa propre identité religieuse, qu’il mettrait ainsi en avant. L’association du rationalisme au fidéisme donne un style particulier à cette biographie de Jeanne d’Arc13. Bien qu’elle ne soit pas présentée comme une véritable «â•›héroïne nationaleâ•›» laïque, elle est devenue, grâce à la foi et à la compassion de Michelet, une «â•›sainteâ•›» issue du peuple, tout comme l’a été la Sainte Vierge.
10. Ibid., p. 30. 11. Ibid., p. 200. 12. Jules Michelet, Le peuple, dans Michelet, 1943 [1846], p. 20-21. 13. Gustave Rudler, Michelet, historien de Jeanne d’Arc, t. II, 1926, p. 75.
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Au cours de la rédaction de son livre sur l’histoire de France, entre 1870 et 1890, Wang Tao a lu énormément de sources dont Michelet, traduit en japonais. Comment Wang Tao comprit-il l’archétype de Jeanne d’Arc, alors mélange d’une€«â•›héroïneâ•›» et d’une «â•›sainteâ•›» chez les Français et comment l’a-t-il introduite en Chineâ•›? S’agit-il d’une reproduction de l’archétype français ou d’une interprétation créativeâ•›? Le Faguo zhilue (Précis d’histoire de France) de Wang Tao est le premier ouvrage historique chinois concernant la France et un pays occidental et c’est également la première fois que Jeanne d’Arc apparaît dans un de ses récits historiques. Dans la version révisée de son livre, Wang Tao a ajouté, dans le quatrième volume, un chapitre intitulé «â•›L’héroïne Jeanne d’Arc libéra la Franceâ•›», suivi d’une biographie de cette femme française extraordinaire14. Cela montre tout son intérêt pour les exploits remarquables de cette femme étrangère. Wang Tao a idéalisé l’image de Jeanne d’Arc. Sous sa plume, elle est une héroïne nationale, courageuse et victorieuse. Elle se lance à corps perdu pour sauver du danger sa patrie et ses compatriotes. Elle va droit devant elle dans les combatsâ•›; elle est indomptable une fois prise par les Anglais et ne craint pas la mort. Par rapport à Michelet et aux autres historiens français, Wang Tao a accentué davantage son aspect héroïque. Sous sa plume, Jeanne d’Arc est d’abord une patriote. En voyant la situation misérable du peuple sous l’occupation anglaise, «â•›elle frémissait d’indignation et était résolue à sauver du danger sa patrie et ses compatriotes malgré son sexe faibleâ•›». «â•›Elle vainquit l’ennemi courageusement et libéra la France de l’occupation étrangère.â•›» Wang Tao apprécie beaucoup ses brillants exploits et accentue, voire même exagère, l’allure et ses actes héroïques, ce qui découle de ses motivations idéologiques. Devant l’agression incessante des puissances occidentales depuis la première guerre de l’Opium (1839-1842), le gouvernement corrompu des Qing ne pouvait plus préserver le mythe de l’Empire du Milieu. En 1860, l’armée coalisée anglo-française entra dans Pékin et brûla le Jardin Yuanmingyuan, ce qui causa la fuite de la cour impériale et la stupéfaction générale de la population chinoise. L’émiettement du beau rêve de l’Empire du Milieu a incité de nombreux intellectuels confucéens à ouvrir les yeux sur le monde extérieur. C’est dans cette situation que Wang Tao s’est rapproché volontairement des Occidentaux et de leur civilisation et qu’il a visité des pays européens. Les techniques de pointe et la culture occidentale développée, 14. Les citations ci-après sans note sont extraites de ce chapitre et de cette biographie de Jeanne d’Arc.
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ainsi que la réelle situation politique mondiale, l’ont obligé à abandonner les concepts géographiques et culturels sino-centristes pour lui permettre de reconnaître l’état arriéré de la culture chinoise dans de nombreux domaines. Par conséquent, Wang Tao a eu l’audace de préconiser qu’il fallait suivre l’exemple de l’Occident et entreprendre une réforme politique. Cette vision du monde a sans doute exercé une influence sur sa conception de l’histoire. Il s’est tourné vers l’histoire de l’Occident afin de la mettre en relief pour prouver, dans une comparaison avec l’histoire de la Chine, l’état arriéré de son pays et inciter les Chinois, par l’exemple des progrès extraordinaires qu’ont remportés les Occidentaux depuis l’histoire moderne, à œuvrer pour la puissance et la prospérité du pays grâce à une réforme politique. Ce motif historiographique permet de mieux comprendre le fait qu’il ait accentué l’aspect héroïque de Jeanne d’Arc tout en négligeant son aspect religieux. À ce moment-là, la Chine était sous la menace de devenir une colonie des puissances occidentales et la nation se trouvait face à une crise de vie ou de mort. Wang Tao voulait profiter de son récit historique pour réveiller les Chinois et appeler des héros nationaux. Il est à noter que, sous sa plume, la guerre royale anglo-française destinée à disputer la couronne de France et la souveraineté sur les Flandres s’est transformée en une agression de la France par les Anglais, et la pucelle d’Orléans en une héroïne nationale défendant sa patrie et ses compatriotes contre l’agresseur étranger. La biographie de Jeanne d’Arc se termine par un commentaire personnel de Wang Tao qui relie directement cette femme française à la réalité chinoiseâ•›: L’historien Wang Tao ditâ•›: Jeanne d’Arc a réussi, grâce à une armée isolée, à sauver la ville assiégée, à faire sacrer le roi de France et à libérer le pays. N’est-ce pas un grand exploit d’un hommeâ•›? Malheureusement, elle fut brûlée vive par les Anglais. Est-ce une héroïne ou une femme de chair et de sangâ•›? Dans notre grand pays, où se trouve l’armée de Lances blanches des Qinâ•›? Je vais la suivre et lui offrir toute ma fortune.
L’armée de Lances blanches désigne l’armée dirigée par Qin Liangyu, une femme général très célèbre dans l’histoire de Chine. Afin de sauver la dynastie des Ming, celle-ci a livré bataille à la place de son mari défunt. Non seulement elle a fait échouer les rébellions dans le sud-ouest de la Chine à plusieurs reprises, mais elle a aussi apporté son secours à la résistance des Ming contre l’agression des Mandchous. D’après l’Histoire des Ming, Qin Liangyu «â•›est courageuse et intelligente, sait monter à cheval et tirer à l’arc, connaît la poésie et les lettres et arbore une allure gracieuse. Son armée, très disciplinée, revêt une tenue correcte. Ses soldats, connus par leurs lances
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blanches, jouissent d’une renommée immense15.â•›» Malheureusement, ses actions loyales n’ont pas pu empêcher l’agression des Mandchous. Elle mourut dans le chagrin en 1646 à plus de 70 ans, peu après la ruine de la dynastie des Ming du Sud à Fuzhou. L’Histoire des Ming, compilée par les savants des Qing, a omis bien entendu la résistance de Qin Liangyu contre les Qing mais a tout de même valorisé cette héroïneâ•›: Attaquer de front est déjà difficile pour les vétérans. Qin Liangyu n’est qu’une femme paysanne. Mais elle dirige une armée, se procure vivres et fourrage et livre bataille sur bataille. Quelle droiture et quelle ardeurâ•›! Ceux qui hésitent à avancer, malgré leurs armes puissantes, n’ont-ils pas honte16â•›?
Qin Liangyu ressemble évidemment à Jeanne d’Arc. Elles vivent à une époque de troubles, se chargent d’aider un souverain faible contre l’agression étrangère et essuient un échec tragique. À l’aide de cette comparaison entre les deux héroïnes, chinoise et occidentale, Wang Tao veut inciter les Chinois à se montrer héroïques. En outre, il fait mention de Mulan, une autre héroïne de la littérature chinoise classique. D’après un poème narratif qui lui est dédié, cette jeune fille campagnarde s’est enrôlée dans l’armée à la place de son père et a assisté aux combats contre les barbares du nord de la Chine. Dix ans plus tard, elle est rentrée dans son pays natal et a repris sa vie de jeune fille. Par rapport à Jeanne d’Arc qui «â•›sauve la patrie en péril avec ferveurâ•›», Mulan n’a pas cette mission héroïque mais accomplit son devoir de la piété filiale. Aux yeux de Wang Tao, un héros doit être loyal avant tout. Il doit se dévouer à sa patrie et au peuple sans se soucier de ses intérêts personnels. Grâce à ces principes confucéens de vertu que sont la piété filiale et la loyauté, Wang Tao a ainsi réussi à transplanter l’image de Jeanne d’Arc dans le langage chinois. Il l’a même créée d’après les qualités qui lui sont chères pour le besoin du salut de la patrie et dans l’objectif de son application pratique. Loin d’être une simple reproduction du prototype étranger, cette image idéalisée est empreinte des sentiments et de la volonté de l’auteur. Wang Tao donne aux Chinois, grâce à cette interprétation idéalisée, l’image d’une héroïne étrangère, et a transmis à ses compatriotes le fait qu’il existe également en Occident, jusqu’ici considéré comme «â•›non civiliséâ•›», de grands héros fidèles, courageux, à la conduite exemplaire. Cette opinion était contraire à la xénophobie qui régnait généralement dans la société chinoise. À cette époque, nombre de savants conservateurs chinois considéraient les Occidentaux comme des bêtes sauvages et ajoutaient aux noms des pays
15. Histoire des Ming, 2000, vol. 5, p. 4644. 16. Ibid., p. 4648.
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étrangers un signe représentant un animal. Le peuple également tenaient les «â•›diables étrangersâ•›» pour des barbares. À ce mépris général s’ajoutait la crainte des puissances occidentales qui avaient enfoncé, avec leurs armes puissantes, la porte fermée de la Chine. Ainsi, dans un contexte où les Chinois ne voulaient pas considérer les Occidentaux comme leurs semblables, il leur était donc impossible de tirer profit de la culture occidentale. En faisant l’éloge de cette image étrangère de Jeanne d’Arc, Wang Tao montre son mécontentement et son ironie envers ses compatriotes qui ont fui la réalité et ont hésité à aller de l’avant. Wang Tao a fait son possible pour dépeindre Jeanne d’Arc comme une héroïne courageuse et invincible. À chaque combat, elle fait fuir l’ennemi par sa vaillanceâ•›; elle va à l’assaut à la tête de ses soldats et se jette à corps perdu dans la bataille. Souvent, elle remporte des victoires par des coups d’audace. Il est à noter que Wang Tao décrit en détails un combat pour suggérer l’allure invincible de Jeanne d’Arcâ•›: Au cours d’un combat, Jeanne d’Arc fut atteinte par une flèche et tomba de cheval. Tous ses hommes furent pris de panique. D’un coup, Jeanne d’Arc remonta en selle, arracha la flèche, pansa sa blessure avec un morceau de tissu qu’elle avait déchiré de son vêtement, s’élança vers la troupe ennemie et s’en revint avec le drapeau de celle-ci.
Cette description hyperbolique se rencontre souvent dans les romans classiques chinois. Sanguo yanyi (l’Histoire romancée des Trois Royaumes) de Luo Guanzhong, par exemple, nous montre comment Xiahou Dun avale son propre œil percé par une flèche et comment Guan Yu gratte l’os de son bras empoisonné par une flèche. On voit facilement la ressemblance dans la description de ces actes surhumains. Autrement dit, Wang Tao tente, en ajoutant quelques traits typiquement héroïques, de fournir à Jeanne d’Arc la scène de combat qu’attendent les lecteurs chinois. Ce qui est intéressant, c’est que Michelet a interprété autrement ce même détail. La bravoure de Jeanne d’Arc n’est pas innée mais résulte des révélations de Dieu. Sous sa plume, Jeanne d’Arc avait pressenti sa blessure la veille. Lors du combat le lendemain, elle fut atteinte à l’épaule par une flèche et laissa tomber des larmes de peur. Mais tout de suite, elle reprit courage car «â•›ses saintes lui avaient apparuâ•›». Jeanne d’Arc chassa ceux qui voulaient la soigner avec des incantations puisqu’elle ne voulait pas désobéir à la volonté de Dieu. Elle se fit une onction et se confessa17. Ce détail vivant permet à Michelet de donner d’elle une image de «â•›sainteâ•›» fidèle, ce qui contraste avec l’image de l’héroïne vaillante dépeinte par Wang Tao.
17. Jules Michelet, Jehanne d’Arc, op. cit., p. 62-63.
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Des recherches contemporaines prouvent que Wang Tao a reçu le baptême en 1854 et que son nom est inscrit dans le registre de la London Mission Society. Or, il ne s’est jamais déclaré chrétien dans ses publications18. Cette ambiguïté des croyances l’empêche, semble-t-il, d’être sensible à l’image de «â•›sainteâ•›» rattachée à Jeanne d’Arc, d’où son refus de la couronner d’une auréole de sainteté, à la différence de l’historien français. On voit par là que les contextes culturels et religieux affectent directement la description d’un même personnage historique. Bien qu’il propage des conceptions occidentales modernes en cette fin de la dynastie des Qing, Wang Tao n’a pas abandonné les pensées traditionnelles chinoises. Influencé pendant des dizaines d’années par les morales et les vertus confucianistes, il laisse percer de temps en temps ses préjugés conservateurs. Cela permet bien de voir que l’image de Jeanne d’Arc interprétée par Wang Tao véhicule des qualités particulièrement chinoises. Dès le début, il en a fait une «â•›femme vertueuseâ•›». Cette dernière désigne, dans l’ancienne Chine, une jeune fille d’une vertu irréprochable ou une femme qui sacrifie sa vie contre la violence ou pour accompagner son défunt mari dans la mort. Depuis la propagation des néo-confucianistes de la dynastie des Song, ce titre de «â•›femme vertueuseâ•›» comporte tous les critères de vertu confucianistesâ•›: chasteté, justice, fidélité, piété filiale, courage, etc. L’exigence faite aux femmes d’observer tous ces critères est devenue de plus en plus forte et à atteint son apogée sous les Ming et les Qing. En considérant Jeanne d’Arc comme une «â•›femme vertueuseâ•›», Wang Tao tente d’ajouter à cette «â•›sainteâ•›» chrétienne irréprochable une image de femme idéale recherchée par les néo-confucianistes. Dans la Biographie de Jeanne d’Arc, Wang Tao met avant tout en relief l’image de vierge. Il décrit sa vie de bergère comme suitâ•›: «â•›Belle jeune fille non mariée, elle est solitaire et peine contre le vent et dans le brouillardâ•›». Cette reproduction complète de la bergère typiquement chinoise rappelle l’Histoire de Liu Yi, célèbre conte de la dynastie des Tang, qui raconte l’histoire d’amour de la petite fille du Roi-Dragon et d’un lettré nommé Liu Yi. On y trouve la phrase suivanteâ•›: «â•›Elle fait paître des moutons à la campagne, contre le vent et sous la pluie19â•›». Dans ses descriptions, Wang Tao emprunte, à moitié volontairement et à moitié involontairement, cette image typique de la bergère afin de répondre à l’attente et à l’imagination des Chinois. Comme l’histoire d’amour de la petite fille du Roi-Dragon ne s’applique pas à Jeanne d’Arc, il ajoute l’expression «â•›belle jeune fille non mariéeâ•›» pour accentuer sa chasteté.
18. Paul Cohen, op. cit., p. 19-23. 19. Wang Rutao, Quantang xiaoshuo (Romans sous les Tang), 1993, vol. 1, p. 58.
Jeanne d’Arc interprétée par Wang Tao
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Il insiste également sur le fait que Jeanne d’Arc savait se parer contre les mauvaises habitudes et préserver les bonnes vertus. «â•›Les Français ont généralement une conduite légère, raconte-t-il. Cependant, Jeanne d’Arc se comporte convenablement au bal, ce qui la distingue des autres.â•›» À une époque où la Chine était refermée sur elle-même, les Chinois avaient des préjugés à l’égard de la culture française. À la fin de la dynastie des Ming, Giulio Aleni (1582-1649) a ainsi présenté la France dans son ouvrage intitulé Zhifang waiji (Documents non-officiels sur les pays étrangers)â•›: «â•›Les Français sont doux, francs et polis. Ils adorent la littérature et sont avides de connaissances.â•›» Malgré tous les efforts de Giulio Aleni et des autres jésuites pour embellir les pays européens et notamment le christianisme pour mettre en relief une civilisation européenne qui rivalise avec l’Empire du Milieu, les Chinois doutaient fort de ces descriptions utopiques. L’agression armée de la Chine par les puissances anglaises et françaises à partir du milieu du XIXe siècle a transformé ce doute en mépris et en crainte. Dans l’ouvrage intitulé Haiguo Tuzhi (Géographie des pays au-delà des mers) de Wei Yuan, par exemple, on peut ainsi lireâ•›: «â•›Les Français ne se soucient pas de l’avenir mais s’enfoncent dans les plaisirs. Les hommes et les femmes se rassemblent souvent pour chanter et danser. Les femmes sont douces et séduisantes mais n’observent pas de code éthique20.â•›» On voit là que Wei Yuan critique les us et coutumes étrangers d’après une conception morale traditionnelle chinoise et qu’il renie les descriptions d’Aleni et d’autres. Wang Tao, lui, a visité la France. Mais cela confirme plutôt les préjugés de Wei Yuan au lieu de les dissiper. Dans son ouvrage intitulé Manyou suilu (Notes d’une vie errante), Wang Tao raconte ceciâ•›: Les cafés se trouvent partout en France. De sept heures du soir à deux heures du matin, les hommes viennent déguster un café et les prostituées y cherchent des clients. Hommes et femmes se taquinent sans scrupule mais cela ne cause aucun problème. Il y règne donc des mœurs faciles d’autant plus que les rendez-vous secrets sont courants21.
Les relations libres entre les Français et les Françaises sont considérées comme des «â•›mœurs facilesâ•›» par Wang Tao et Wei Yuan à partir de leur conception morale confucéenne profondément enracinée dans leur esprit. Afin d’obtenir une image parfaite de héros, Wang Tao a souligné que Jeanne d’Arc se distinguait en ne fréquentant jamais le bal. Son image répond ainsi mieux aux attentes des Chinois pour une femme à la vertu irréprochable.
20. Wei Yuan, Haiguo tuzhi (Géographie des pays au-delà des mers), vol. 41 et 42. 21. Id.
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La comparaison que nous avons faite ci-dessus montre que l’introduction en Chine de l’image de Jeanne d’Arc a subi plusieurs filtres ou transformationsâ•›: idéologiques, littéraires et moraux. À un niveau idéologique, Jeanne d’Arc est passée d’une héroïne nationale au sens strict, défendant la souveraineté et le territoire du roi de France, à une héroïne nationale au sens large qui, devant l’agression étrangère, se porte au secours de la nation et du peuple sans se soucier de ses propres intérêts. À un niveau plus littéraire, elle est passée d’une «â•›sainteâ•›» à un général vaillant. Enfin, à un niveau moral, elle est passée de l’image d’une vierge fidèle répondant à l’appel de Dieu à celle d’une femme à la vertu irréprochable. Grâce à ces transformations multiples, cet archétype français a réussi à s’intégrer harmonieusement au contexte linguistique de la culture chinoise. L’interprétation créatrice de Wang Tao revêt une double valeur. D’une part, en faisant d’une femme étrangère une héroïne sans égale selon les attentes de toute une société, il a lancé un défi à l’idéologie et à la notion de valeur de cette société (le sino-centrisme, par exemple). D’autre part, l’adaptation de cette image étrangère au modèle symbolique accepté par la société chinoise permet de dissiper l’hétérogénéité entre «â•›soiâ•›» et «â•›autruiâ•›» et de réaffirmer l’identité de la culture nationale. L’imagologie en littérature comparée permet d’envisager une typologie des images de l’étranger, dont le principe général serait la distinction entre l’idéologie, qui redécrit l’étranger à la société dans les termes mêmes de cette société, et l’utopie, qui le fait selon des termes excentriques, adaptés à l’idée singulière qu’un auteur (ou un groupe) se fait de l’altérité22.
L’image de Jeanne d’Arc interprétée par Wang Tao permet de retrouver à la fois l’excentricité et l’homogénéité, la subversion et la réaffirmation. Autrement dit, sous sa plume, elle est, d’une part, l’héroïne étrangère qui relève d’une imagination utopique personnelle et d’une projection négative des valeurs sociales et, d’autre part, l’héroïne sinisée qui relève d’un modèle idéologique de la société et d’une projection positive des valeurs sociales. Ces deux aspects sont intercompatibles et intercomplémentaires. Par conséquent, l’interprétation de Wang Tao représente non seulement un jugement personnel particulier mais s’adapte aussi au modèle symbolique accepté par la société. Grâce à cet intellectuel chinois de la fin des Qing, Jeanne d’Arc apparaît aux Chinois sous la forme d’une image double et complexe.
22. Jean-Marc Moura, «â•›L’imagologie littéraireâ•›: essai de mise au point historique et critiqueâ•›», Revue de littéraire comparé 3 (1992), p. 283.
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L’image de Jeanne d’Arc telle qu’interprétée par Wang Tao a beaucoup inspiré la postérité. En Chine ont eu lieu, après Wang Tao, trois mouvements d’introduction de Jeanne d’Arcâ•›: le premier, de 1903 à 1908, est précédé de la lutte patriotique contre la Russie et suivi de la Révolution de 1911â•›; le deuxième, en 1938, est marqué par la publication de la Biographie de Jeanne d’Arc et répond au besoin de sensibilisation anti-japonaise et à celui de l’éducation patriotiqueâ•›; le dernier, au début des années 1980, est né au cours d’un nouvel élan patriotique, marqué par la publication de plusieurs livres concernant Jeanne d’Arc. L’idée directrice de Wang Tao est reprise à chaque fois, ce qui fait que Jeanne d’Arc reste le modèle du patriotisme et l’incarnation du nationalisme. Avec le temps, Jeanne d’Arc est devenue synonyme du patriotisme et apparaît dans un grand nombre d’ouvrages historiques et de manuels d’histoire. Jin Jian University of Southern California Traduit du chinois par Gong Jieshi
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Références Encyclopédie générale Larousse, Paris, Larousse, 1967. Histoire des Ming, Beijing, Zhonghua shuju, 2000. Liang Qichao, Yinbinshi wenji (Recueil de Yinbinshi), dans Yinbingshi Heji (Collection de Yinbingshi), Shanghai, Zhonghua shuju, 1941. Michelet, Jules, Jehanne d’Arc, Paris, Le livre club du libraire, 1962. —, Le peuple, dans Michelet, Fribourg, Librairie de l’Université, 1943 [1846] [éd. René Bray]. Miquel, Pierre, Histoire de la France, Paris, Fayard, 1976. Moura, Jean-Marc, «â•›L’imagologie littéraireâ•›: essai de mise au point historique et critiqueâ•›», Revue de littéraire comparé 3 (1992), p. 271-287. Rudler, Gustave, Michelet, historien de Jeanne d’Arc, Paris, PUF, 1926. Wang Rutao, Quantang xiaoshuo (Romans sous les Tang), Jinan, Shandong Wenyi chubanshe, 1993. Wang Tao, Manyou suilu (Notes d’une vie errante), Changsha, Yuelu shushe, 1985. —, Faguo zhilue chongding (Précis d’histoire de France révisé), Shanghai, Songyinglu, 24 vol., 1890. Xu Jishe, Yinghuan Zhilue (Précis d’histoire du monde), Taibei, Shangwu yinshuguan, 1986.
Une jeune fille familièreâ•›: La dame aux camélias sous la plume d’un traducteur de la fin des Qing
En 1899, l’ouvrage d’Alexandre Dumas, La dame aux camélias, traduit par Lin Shu en collaboration avec Wang Shouchang sous le titre de Bali Chahuanü yishi (Faits et gestes de la dame aux camélias de Paris), fut publié dans le Fujian1� et attendrit tout de suite d’innombrables lecteurs chinois, qui témoignaient d’une profonde compassion pour cette étrangère infortunée. Un autre traducteur célèbre du temps, Yan Fu, évoque en vers le grand retentissement suscité par ce romanâ•›: Touchant est le livre de la Dame aux camélias Qui brise le cœur de tous les Chinois errants2.
Depuis lors, la dame aux camélias, en tant qu’un des personnages féminins les plus émouvants des littératures étrangères traduites en chinois, continue de captiver durablement l’enthousiasme du public chinois. Après le travail de Lin Shu, de nouvelles traductions du même ouvrage continuent de paraître. Jusqu’en 2004, dans la seule Bibliothèque nationale de Chine, on trouve plus de cinquante versions différentes du roman, lui qui s’est classé parmi les premiers pendant la vague de retraduction des chefs-d’œuvre depuis les années quatre-vingt3. On conçoit bien qu’un ouvrage littéraire étranger, si largement reçu, ait nécessairement participé à la formation de l’image qu’un pays s’est fait d’un autre, et que l’acte de traduire, ainsi que le texte traduit qui en résulte, a forcément, dans une large mesure, façonné la manière dont les lecteurs 1. Concernant la première édition de l’ouvrage, voir Aying, «â•›Guanyu Bali chahuanü yishiâ•›» («â•›À propos de La dame aux caméliasâ•›»), dans Qian Zhongshu, Lin Shu de fanyi (Les traductions de Lin Shu), 1981, p. 55. Puisque Lin Shu ne connaît aucune langue étrangère, tous les «â•›romans traduits par Linâ•›», célèbres dans l’histoire de la traduction en Chine, résultent d’une collaboration entre un associé qui traduit oralement et Lin Shu qui se charge de les rédiger dans un chinois classique élégant. Vu la reconnaissance générale dont jouit la plume de Lin Shu et l’influence profonde de ses traductions sur l’histoire de la littérature moderne chinoise, et aussi pour plus de commodité, nous nous référons uniquement à Lin Shu en tant que traducteur de La dame aux camélias. 2. Yan Fu, Yan Fu ji (Œuvres de Yan Fu), vol. 2, 1986, p. 365. 3. Voir Wang Lijun, «â•›De la retraduction des chefs-d’œuvreâ•›», dans Renmin ribao (Journal du peuple), le 13 mai 1995.
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imaginaient le pays étranger. Ceci d’autant plus qu’à une époque comme celle de la fin de la dynastie Qing, il manquait aux lecteurs moyens (parfois même aux traducteurs eux-mêmes) l’expérience des cultures étrangères. Il ne faut donc aucunement sous-estimer le rôle qu’a joué la traduction dans le processus de cette élaboration. Notre analyse tente d’examiner, à travers le texte de Lin Shu, la figure de la «â•›dame aux caméliasâ•›» dans le contexte culturel de son temps. C’est par des images vivantes et frappantes que de nombreux ouvrages littéraires classiques restent dans notre mémoire, et ces images se construisent généralement en combinant le tempérament mental et les traits physiques des personnes. Ainsi, dès que l’on mentionne la dame aux camélias, on se souvient de son enthousiasme, de sa personnalité susceptible, du style un peu acerbe de sa conversation, ainsi que de son abnégation au bénéfice de l’amour. De même vient-il à notre esprit sa tuberculose, sa taille grande et mince, sa passion pour le théâtre ou sa préférence pour les camélias. Comment la traduction de Lin Shu a-t-elle transmis cette imageâ•›? Analysons d’abord la description physique de l’héroïne dans le texte chinois. Évidemment, il est parfois difficile de séparer nettement celle-ci du tempérament mental, parce que le portrait révèle souvent l’esprit du personnage. Nous verrons ainsi par la suite que les modifications extérieures influencent en quelque sorte l’image psychologique. Dans l’ouvrage de Dumas fils, il existe une description détaillée de Marguerite, qui laisse une vive impression chez les lecteursâ•›: Or, il était impossible de voir une plus charmante beauté que celle de Marguerite. Grande et mince jusqu’à l’exagération, elle possédait au suprême degré l’art de faire disparaître cet oubli de la nature par le simple arrangement des choses qu’elle revêtait. Son cachemire, dont la pointe touchait à terre, laissait échapper de chaque côté les larges volants d’une robe de soie, et l’épais manchon, qui cachait ses mains et qu’elle appuyait contre sa poitrine, était entouré de plis si habilement ménagés, que l’œil n’avait rien à redire, si exigeant qu’il fût, au contour des lignes. La tête, une merveille, était l’objet d’une coquetterie particulière. Elle était toute petite, et sa mère, comme dirait Musset, semblait l’avoir faite ainsi pour la faire avec soin. Dans un ovale d’une grâce indescriptible, mettez des yeux noirs surmontés de sourcils d’un arc si pur qu’il semblait peintâ•›; voilez ces yeux de grands cils qui, lorsqu’ils s’abaissaient, jetaient de l’ombre sur la teinte rose des jouesâ•›; tracez un nez fin, droit, spirituel, aux narines un peu ouvertes par une aspiration ardente vers la vie sensuelleâ•›; dessinez une bouche régulière, dont les lèvres s’ouvraient gracieusement sur des dents blanches comme du laitâ•›; colorez la peau de ce velouté qui couvre les pêches qu’aucune main n’a touchées, et vous aurez l’ensemble de cette charmante tête. Les cheveux noirs comme du jais, ondés naturellement ou non, s’ouvraient sur le front en deux larges bandeaux, et se perdaient derrière la tête, en laissant voir un bout des oreilles, auxquelles brillaient deux diamants d’une valeur de quatre à cinq mille francs chacun.
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Comment sa vie ardente laissait-elle au visage de Marguerite l’expression virginale, enfantine même qui le caractérisait, c’est ce que nous sommes forcé de constater sans le comprendre4.
Voici la traduction de Lin Shuâ•›: Marguerite était d’une taille longue et belle comme du jade. Portant une robe longue, elle avait une beauté féérique, qu’aucun pinceau n’arriverait à peindre. Même si l’on faisait exprès de décrire ce qu’elle aurait de laid, on ne saurait quels mots choisir. Ses sourcils étaient fins et longs, ses yeux séduisants, et son visage semblable aux feux du soleil levantâ•›; ses cheveux, noirs comme de la laque, lui couvraient le front et elle en enroulait au-dessus de sa tête pour en faire un gros chignon. Ses oreilles étaient ornées de deux diamants brillants et éblouissants. Songeant au métier qu’exerçait Marguerite, j’avais cru qu’elle devait avoir l’air sombre et mélancolique, mais j’ai pu observer que son visage était soigné et paisible5.
Ceux qui possèdent quelque connaissance sur le style de traduction vers la fin des Qing ne seront pas surpris du grand nombre des passages supprimés par Lin Shu. Il s’agit d’une pratique courante qui vient généralement du fait que les traducteurs ont une intelligence limitée des langues étrangères, et révèle le plus souvent un décalage entre la norme littéraire de la langue de départ et celle de la langue d’arrivée. Conformément à la tradition du roman chinois qui attache de l’importance à l’action, la partie de La dame aux camélias qui se concentre étroitement sur le déroulement de l’intrigue est presque totalement conservée, mais les réflexions abondantes de l’auteur et les descriptions détaillées des personnages sont souvent supprimées par Lin Shu. Or nous savons que c’est dans ces moments que transparaissent un grand nombre de messages concernant le caractère et la façon de penser des personnages, de sorte que leur suppression modifie plus ou moins la transmission de l’image littéraire. En comparant la citation ci-dessus et sa traduction, nous remarquons que Dumas fils offre une description physique détaillée de Marguerite, notamment de son visage, dépeint d’une manière originale, par la progression du dessin de ses traits. Mais dans la traduction de Lin Shu, non seulement cette technique de description a-t-elle disparu, mais l’image de Marguerite est devenue floue et stéréotypée. Quand le narrateur du texte original met en relief non seulement sa beauté, mais encore son charme, quand il va jusqu’à croire que Marguerite est trop grande et trop mince, ce qui constituerait un oubli de la nature qu’elle cache par son art de s’habiller, le lecteur voit, sous la plume de Lin Shu, une beauté céleste indicible. Ces modifications, qui vont à l’encontre de l’original, ne sont certainement pas involontaires, mais entretiennent un rapport profond 4. Alexandre Dumas fils, La dame aux camélias, 1951, p. 31. Nous utiliserons cette édition dans toutes nos références, en indiquant la page entre parenthèses. 5. Lin Shu (trad.), Bali chahuanü yishi (Faits et gestes de La dame aux camélias de Paris), 1981. Nous utiliserons cette édition dans toutes nos références, en indiquant la page entre parenthèses.
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avec le genre de beauté typique de la littérature chinoise classique, ainsi que l’indique cette formule célèbreâ•›: «â•›D’une taille parfaitement proportionnée, elle garde le juste milieu entre luxuriance et finesse6.â•›» La description détaillée chez l’un des traits du visage et des cheveux deviennent chez le second des clichés littéraires chinois, de sorte que non seulement disparaît l’altérité des cheveux ondés de Marguerite, mais qu’en plus celle-ci change même de coiffureâ•›: ses cheveux qui «â•›s’ouvraient sur le front en deux larges bandeaux, et se perdaient derrière la têteâ•›» deviennent un gros chignon enroulé au-dessus de sa tête, familier aux lecteurs de la fin des Qing. Il n’est donc pas étonnant qu’un écrivain contemporain comme Zeng Pu a pu décrire Caiyun (Nuage multicolore), l’héroïne de son roman Nie Hai Hua (Fleur sur l’océan de péchés), comme l’incarnation même de la dame aux camélias, avec son gros chignon haut enroulé en forme d’une fleur de stramoine7. À l’époque où il présente sa version du texte, rares sont les œuvres littéraires étrangères traduites en chinois, et par conséquent, Lin Shu et la plupart de ses compatriotes, se trouvent dans un état extrêmement ignorant vis-à-vis des Occidentaux, de leurs sociétés et de leur culture. La traduction exacte du long portrait de Marguerite aurait rendu ces lecteurs de la fin des Qing impatients, d’autant plus qu’ils n’auraient eu aucun moyen d’imaginer une beauté aux «â•›narines un peu ouvertesâ•›» et «â•›aux cheveux ondésâ•›», en raison de la différence des critères de beauté. Dans ces conditions, l’ensemble des normes esthétiques et des ressources qui existent dans la littérature nationale concernant la création des personnages, détermine ce qu’ils attendent de certains types de personnages. Lin Shu, héritier et auteur rompu à la tradition littéraire chinoise, au moment où il fait face à la manière de décrire des personnages d’une autre culture, se trouve dans la nécessité de faire usage des ressources littéraires nationales et de procéder à un grand nombre de remaniements dans sa traduction, afin de l’intégrer dans le système littéraire national et de rapprocher cet ouvrage étranger des lecteurs chinois. Bien entendu, ce traitement de filtration élimine à certain degré l’altérité des messages de l’original8. Cette élimination de l’altérité est encore plus évidente dans la transmission de l’image du héros Armand. Prenons en exemple cette descriptionâ•›: Je vis alors un jeune homme blond, grand, pâle, vêtu d’un costume de voyage qu’il semblait ne pas avoir quitté depuis quelques jours et ne s’être même pas donné la peine de brosser en arrivant à Paris, car il était couvert de poussière (43).
6. Cao Zhi (192-232), «â•›Luoshen Fuâ•›» («â•›Ode à la déesse de la Rivière Luoâ•›»), Œuvres de Cao Zhi, édition critique avec des notes, 1998, p. 282. 7. Zeng Pu, Nie Hai Hua (Fleur sur l’océan de péchés), 1998, p. 282. 8. Les informations comme le châle en cachemire porté par Marguerite, sa coiffure, son nez droit, etc. sont absentes dans la traduction.
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Voici la traductionâ•›: Le nouveau venu était grand au visage morne, vêtu d’un costume pour affaire urgente, ayant l’air d’être venu de loin, car son vêtement était couvert de poussière (7).
Nous constatons que presque toutes les informations de l’original se retrouvent dans la traduction, à la seule exception des cheveux blonds d’Armand. En confrontant le texte avec sa traduction, nous voulons naturellement savoir comment le public de la fin des Qing aurait réagi devant ce tendre amant, s’il avait été blond. Si nous prenons en compte, de façon générale, la réalité historique, nous savons bien que les Chinois d’alors, qui croyaient vivre sous l’Empire Céleste envahi par des nations étrangères, vivaient un processus de «â•›démonisationâ•›» dans la connaissance des Occidentaux, dont on voit un exemple dans l’appellation de «â•›diable étranger9â•›». Par conséquent, l’image commune dans la littérature occidentale des blonds ou des blondes aux cheveux ondés, aux yeux bleus et au nez droit, transmise directement dans la littérature chinoise, n’aurait pas inspiré le sentiment du beau chez les lecteurs du temps. Lin Shu lui-même, qui ne connaît pas de langues étrangères et qui a une connaissance très limitée des autres cultures, révèle, dans une certaine mesure, la mentalité de son lectorat par une traduction de ce type10. En fait, la norme esthétique nationale influence fréquemment la transmission des images étrangères dans les traductions. Ce phénomène existe bien entendu à la fin de la dynastie Qing, et même les traductions littéraires par la suite n’ont pas pu tout à fait l’éviter. Par exemple, deux autres traductions relativement représentatives, à savoir, Chahua nü (La dame aux camélias) de Xia Kangnong, parue pour la première fois dans les années 1920, et celle de Wang Zhensun, sortie en 1980, ont apporté des modifications au portrait de Marguerite, en changeant «â•›les lèvresâ•›» en «â•›lèvres délicatesâ•›». La version de Wang va plus loin en transformant la dame aux camélias en une beauté aux «â•›yeux grandsâ•›», au «â•›petit nezâ•›» et à 9. Pour une étude sur le stéréotype de «â•›diable étrangerâ•›», voir l’article de Meng Hua, «“yang guizi” ciyuan chutan» («â•›Recherche préliminaire sur l’origine du mot “diable étranger»»), dans Cao Shunqing (dir.), Maixiang bijiao wenxue xinjieduanâ•›: zhongguo bijiao wenxue xiehui diliujie nianhui ji guoji xueshu yanjiuhui lunwen xuan (Vers une nouvelle étape de la littérature comparéeâ•›: Actes choisis du VIe congrès de la société chinoise de litérature comparée et des colloques internationaux), 2000, p.€371-381. 10. Les ouvrages qui eurent beaucoup de succès pendant la fin des Qing et le début de la République (fondée en 1911), tels que Arthur Conan Doyle, Fu’ermosi tan’an quanji (Les enquêtes complètes de Sherlock Holmes), 1916 [trad. Cheng Xiaoqing, Li Changjue, etc.], Zhou Shoujuan (trad.), Oumei duanpian xiaoshuo congke (Recueil des nouvelles occidentales), 1919, etc., ont tous «â•›naturaliséâ•›» les personnages féminins à la manière de Lin Shu. Voir l’étude de Kong Huiyi, «â•›Wanqing fanyi xiaoshuo zhong de funü xingxiangâ•›» («â•›Figures féminines dans les romans traduits vers la fin des Qingâ•›»), Fanyi, wenxue, wenhua (Traduction, littérature, culture), 1999.
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la «â•›bouche petiteâ•›». Ces traitements laissent transparaître plus ou moins l’influence qu’exerce sur le traducteur la tradition esthétique de la langue d’arrivée11. À cause d’un immense décalage entre les normes culturelles et esthétiques chinoises et françaises, nous trouvons fréquemment que, insatisfait de l’original, Lin Shu se met à composer. Prenons ce passageâ•›: «â•›Marguerite s’adonnait au théâtre. Chaque fois qu’on voyait à la salle de spectacle une beauté tenant avec les doigts un bouquet de camélias, cela voulait dire que Marguerite qui y était arrivéeâ•›». Comparons-le maintenant avec le texte de Dumas filsâ•›: Marguerite assistait à toutes les premières représentations et passait toutes ses soirées au spectacle ou au bal. Chaque fois que l’on jouait une pièce nouvelle, on était sûr de l’y voir, avec trois choses qui ne la quittaient jamais, et qui occupaient toujours le devant de sa loge de rez-de-chausséeâ•›: sa lorgnette, un sac de bonbons et un bouquet de camélias (32).
Nous voyons que la traduction de Lin Shu est de loin plus vivante, transformant une description statique en une évocation dynamique, tout en se servant d’un style concis. Non seulement il transmet la passion de Marguerite pour le théâtre et son habitude de porter des camélias, mais de plus il arrive à éveiller l’imagination des lecteurs12. D’autre part, il se trouve, dans la description de la dame aux camélias de Lin Shu, maints clichés dont les romans traditionnels chinois se servent pour dépeindre les femmes. Citons, à titre d’exemple, les expressions comme «â•›d’une belle silhouette svelte, elle marchait à petits pas au bout d’une pelouseâ•›», «â•›sa longue robe traînait sur la pierre, produisant un léger frottement agréable et une brise embauméeâ•›», «â•›elle sourit en montrant ses dents d’une blancheur de graines de gourde et possède la grâce jusqu’au plus haut degréâ•›», «â•›une bouche entrouverte aussi belle qu’une ceriseâ•›», «â•›elle faisait les yeux doux avec son regard aussi limpide que les ondes d’automneâ•›». Si l’on vérifie l’original attentivement, on découvre qu’il s’agit, dans presque tous les cas, d’interventions de Lin Shu. Qian Xuantong rejette la méthode de Lin Shu parce qu’il «â•›se sert du style de Liao zhai zhi yi (Contes extraordinaires du pavillon du loisir) pour traduire, en collaborant avec quelqu’un, les romans étrangers, perdant souvent le sens véritable13â•›». Nous observons effectivement, dans le cas de La dame aux 11. Pour la traduction de Xia Kangnong, nous nous servons de l’édition de 1936, p. 13, et celle de 1986 pour Wang Zhensun, p. 11. 12. Sauf que dans cette version disparaît une particularité des Occidentaux, à savoir les lorgnettes au théâtre. 13. «â•›Lettre de Qian Xuantong à Chen Duxiuâ•›», dans Chen Duxiu, Duxiu wen cun (Œuvre de Duxiu), 1987, p. 734. Liao zhai zhi yi, roman chinois célèbre de Pu Songling (1640-1715), où abondent les renardes métamorphosées en belles femmes.
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camélias, bon nombre d’expressions qui font penser à Liao Zhai Zhi Yi. En ce qui concerne la peinture des figures féminines, cette ressemblance a sans doute orienté d’une certaine manière la réception des lecteurs. De prime abord, ces modifications n’affectent que le portrait extérieur de Marguerite, mais l’ensemble des ressources utilisées par Lin Shu, que le public de son temps connaissait bien, établissent un lien avec un certain type de personnages dans la littérature traditionnelle, et les expressions comme «â•›tenant avec les doigts un bouquet de caméliasâ•›», «â•›d’une belle silhouette svelte, elle marchait à petits pas au bout d’une pelouseâ•›» et «â•›une bouche entrouverte aussi belle qu’une ceriseâ•›» rappellent les figures des femmes frêles, aériennes et même timides. Cette image ne s’accorde pas avec celle de Marguerite selon Dumas fils, dont nous connaissons le caractère passionné et expansif, ainsi que le ton parfois acerbe. Dans ses «â•›Yun Chahuanü yishi ershi shouâ•›» («â•›Vingt poèmes sur La dame aux caméliasâ•›»), Bingxi, un lecteur de la fin des Qing, décrit l’héroïne par ce versâ•›: «â•›Alarmée dans son rêve, sa taille fine est devenue encore plus maigre14â•›». Cette image n’est pas sans rapport avec les modifications opérées par Lin Shu. La tendance d’une certaine littérature, qui consiste à employer des clichés pour décrire les femmes, a affecté, dans une très large mesure, la transmission des images étrangères dans les traductions de la fin des Qing. Bien qu’il existe, dans la tradition littéraire chinoise, de nombreuses figures féminines émouvantes, leur personnalité se définit notamment par leur caractère mental, tandis que leurs descriptions physiques se ressemblent, à quelques nuances près15. On peut même affirmer que leur personnalité est distincte, tandis que leur physionomie reste floue16. En procédant à ces modifications et à ces suppressions, Lin Shu assure que le portrait de Marguerite se conforme aux descriptions des figures féminines dans la littérature traditionnelle chinoise, mettant ainsi en relief son caractère moral tout en lui donnant des traits physiques relativement estompés. Toutefois, c’est peut-être précisément grâce à ce déguisement que Lin Shu réussit à introduire La dame aux camélias sans obstacle dans le contexte littéraire de la fin des Qing, et à en faire un personnage que les lecteurs de son 14. Bingxi, publié d’abord dans Recueils de la Société du Sud, vol. 7, 1912, se trouve aussi dans Aying, Wanqing wenxue congchao. Xiaoshuo xiquyanjiu juan (Collections de la littérature de la fin des Qing. Étude du roman et du théâtre), 1960, p. 586. 15. Il existe, bien entendu, quelques exceptions. Honglou meng (Le rêve dans le pavillon rouge), par exemple, révèle parfois les informations sur le caractère d’un personnage dans son portrait physique. 16. L’image de Marguerite traduite par Lin Shu fait preuve d’une tendance surhumaine, comme l’on voit dans l’expression «â•›beauté féérique qu’aucun pinceau n’arriverait à peindreâ•›». Sur ce point, voir la thèse de Margaret John Baker, Translated Images of the Foreign in the Early Works of Lin Shu (1852-1924) and Pearl S. Buck (1892-1973)â•›: Accommodation and Appropriation, 1997, p. 77-78. Ce qu’elle n’a pas mentionné, c’est que «â•›belle comme une féeâ•›» fait partie des clichés chinois pour décrire les grandes beautés.
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temps reconnaissent sans aucune peine. Chen Yan, poète et ami de Lin Shu, écrit un poème17 pour la Dame aux camélias, en la comparant en plaisantant à Li Wa18 réincarnée en Occident, ce qui prouve amplement que ces lecteurs trouvent Marguerite bien reconnaissable. En fait, le genre de remaniement effectué par Lin Shu n’est nullement exceptionnel pour un traducteur opérant entre la fin de la dynastie Qing et le début de la République et constitue même un phénomène assez commun. Pour cette raison, quand nous discutons de l’influence de la littérature nationale sur la formation de l’image étrangère, nous ne pouvons pas sous-estimer le rôle que jouent les ouvrages traduits. Nous avons donc montré que le portrait physique dans la littérature révèle souvent le caractère moral d’un personnage. Nous avons pu voir que la description de la dame de camélias sous la plume de Dumas fils fait transparaître son aspiration à une vie sensuelle, notamment l’expression virginale, voire enfantine qu’elle garde sur son visage malgré sa vie ardente. À cause des suppressions, ces traits distinctifs ne se retrouvent plus guère dans la traduction de Lin Shu. En réalité, dans le roman de Dumas fils, le caractère de Marguerite réside dans le fait que, bien que prostituée, elle manifeste souvent innocence et enfantillage, traits qui disparaissent chez Lin Shu. Il est concevable que le public chinois, qui avait l’habitude de lire dans les ouvrages littéraires les récits de belles femmes douées d’un bon naturel et de bon sens, aptes à supporter toutes sortes d’épreuves, aurait eu du mal à accepter une telle figure féminine, au caractère sensible et enfantin, et encore plus à concilier un tel caractère avec l’image d’une femme loyale en amour et capable de se sacrifier. Marguerite, chez Lin Shu, est une courtisane au-dessus du commun, qui montre surtout la sincérité de son sentiment tout comme la noblesse de son caractère. Citons un exemple dans la traduction. Quand le narrateur a fini de lire la lettre de la dame aux camélias à Armand, celui-ci lui demandeâ•›: «â•›Quand vous lisez cette lettre, qui fait preuve d’un sentiment si doux et si sincère, diriez-vous qu’il existe, parmi les courtisanes, des créatures d’une telle qualitéâ•›?â•›» (9), tandis que dans l’original on ne trouve que cette exclamationâ•›: «â•›Qui croirait jamais que c’est une fille entretenue qui a écrit celaâ•›!â•›» (49). A contrario, le commentaire de Dumas fils, «â•›Bref, on reconnaissait dans cette fille la vierge qu’un rien avait faite courtisane, et la courtisane dont 17. Chen Yan, Chen Shi yi ji (Œuvres de Chen Shiyi), 2001, vol. 1, p. 111. 18. Li Wa, fille de joie, personnage d’un conte de la dynastie des Tang, Li Wa zhuan (Vie de Li Wa) de Bai Xingjian. Touchée par l’amour d’un homme d’une bonne famille qui était devenu mendiant après avoir dépensé toute sa fortune pour elle, elle racheta sa liberté sans hésitation pour vivre avec lui. Non seulement elle l’aida à guérir de sa maladie, mais en plus elle l’encouragea à s’appliquer aux études. Au bout de trois ans, il réussit le concours d’État de Jinshi (lettré accompli). Au moment où il devint mandarin, elle proposa de son propre chef de se séparer de lui et ne l’épousa finalement que sur l’insistance du père du jeune homme.
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un rien eût fait la vierge la plus amoureuse et la plus pureâ•›» (89-90), devient tout simplement «â•›pure de toute souillure, cette jeune fille a un caractère infiniment nobleâ•›» (22) dans la traduction chinoise. On a raison de croire qu’à cette époque-là au moins, l’évocation fréquente de Marguerite en tant qu’une femme virginalement innocente aurait eu du mal à passer et à être acceptée dans le contexte culturel chinois. De ce fait, la dame aux camélias naturalisée chinoise se manifeste plutôt comme une courtisane sincère, noble et pure. Dans la description de Lin Shu, il existe encore un autre détail qui joue un rôle non négligeable dans la transmission de l’image de l’héroïne. Sous sa plume, Marguerite dit fréquemment à Armand en soupirant, qu’elle est née infortunée. Le mot apparaît cinq fois19, dans certains cas en lien avec les moments où Marguerite exprime le pressentiment qu’elle ne vivra pas longtemps dans le monde. Or, à cause de sa prémonition, il est tout naturel que Lin Shu prête à Marguerite la notion, toute faite dans la littérature traditionnelle chinoise, qui consiste à croire que les grandes beautés ont le plus souvent une triste destinée (hong yan bo ming), et ce faisant, met en œuvre toute une série de notions et de systèmes narratifs liés à ce type pour l’intégrer enfin dans la tradition des figures féminines chinoises. En 1925, Fan Zhongyun, dans un article portant sur Marie Duplessis, «â•›La véritable histoire de la dame aux caméliasâ•›», présente ainsi l’archétype de la dameâ•›: «â•›cette grande beauté infortunée qui meurt jeune fait gémir tous les Parisiens pendant plusieurs jours20.â•›» D’autre part, à cette époque, en raison des différences énormes entre les cultures chinoises et occidentales, les traducteurs sont dans l’embarras pour trouver un équivalent convenable aux termes occidentaux. Lin Shu lui-même partage ce sentiment et propose que «â•›le gouvernement établisse un bureau pour créer de nouveaux vocables21.â•›» Ne pas avoir à sa disposition des mots équivalents pour traduire de nouvelles choses et de nouveaux concepts, voilà un vrai casse-tête pour un traducteurâ•›! Yan Fu résume ainsi cette situationâ•›: «â•›Afin de trouver un seul mot exact, on balance parfois plus de quinze jours22â•›», montrant d’une manière vivante la difficulté de traduire un concept avec une expression correspondante. Un terme apparemment simple est souvent chargé d’une série de concepts culturels connexes, comme le mot français «â•›viergeâ•›» et l’expression chinoise bo ming (infortunée) cités ci-dessus. 19. Par exemple, «â•›c’est que vous réconfortez profondément une infortunéeâ•›» (9), et «â•›infortunée à l’extrêmeâ•›» (70). 20. Fan Zhongyun, «â•›Chahuanü benshiâ•›» («â•›La véritable histoire de la dame aux caméliasâ•›»), dans Xiaoshuo yuebao (Revue mensuelle de roman) 10, vol. 16 (1925). 21. Lin Shu, «â•›Zhonghua dazidian xuâ•›» («â•›Préface au Grand dictionnaire chinoisâ•›»), dans Xue Suizhi et Zhang Juncai (dir.), Lin Shu yanjiu ziliao (Documents pour les recherches de Lin Shu), 1983, p. 7. 22. Yan Fu, «â•›Tianyan lun. Liyanâ•›» («â•›Avant-propos. Évolution et éthiqueâ•›»), dans Luo Xinzhang (dir.), Fanyi lunji (Recueil des essais sur la traduction), 1984, p. 137.
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Dans La dame aux camélias, pour représenter le caractère de Marguerite, Dumas fils emploie fréquemment le mot amour-propre que le chinois moderne rend avec plusieurs termes tels zi ai (amour de soi), zi zun (respect de soi), zi zun xin (sentiment de respect de soi), qui sont des équivalents. Même si la notion d’amour-propre est maintenant communément acceptée, à l’époque de Lin Shu, la question fut beaucoup plus compliquée. Les traducteurs ne l’ont soit pas traduite, soit l’ont fait avec une expression dont le sens est éloigné. Prenons l’exemple de cette phrase où Prudence explique à Armand la psychologie de Margueriteâ•›: «â•›Et puis les femmes permettent quelquefois qu’on trompe leur amour, jamais qu’on blesse leur amourpropreâ•›» (143). Lin Shu se sert de l’expression da yi (grande justice) pour traduire amour-propre, conférant à la figure féminine étrangère une notion teintée profondément de morale confucéenneâ•›: «â•›Les femmes acceptent bien qu’on les trompe, mais si l’on offense ce qui concerne la grande justice, elle se sentira indignéeâ•›» (42). L’autre mot qui se trouve dans une situation analogue est celui de «â•›dignitéâ•›». Le chinois moderne le rend généralement par les expressions zun yan (respectabilité), zi zun (respect de soi) ou encore gao gui (noblesse) et gao wei (rang éminent). Malgré plusieurs occurences, Lin Shu ne le traduit qu’une seule fois, au moment où Marguerite vend ses possessions afin de payer ses dettes. Elle exprime ainsi son intentionâ•›: Dans une liaison comme la nôtre, si la femme a encore un peu de dignité, elle doit s’imposer tous les sacrifices possibles plutôt que de demander de l’argent à son amant et de donner un côté vénal à son amour (178).
Traduisant «â•›dignitéâ•›» par l’expression gan dan (foie et bile, bonne foi), qui veut dire en chinois classique «â•›sentiment véritable et élevéâ•›», Lin Shu rapporte ainsi les propos de Margueriteâ•›: «â•›Vous m’aimez avec un sentiment si sincère, qu’une femme ayant un tant soit peu de bonne foi (gan dan) n’aurait absolument pas voulu vous encombrer de ses dépenses quotidiennesâ•›» (54). La traduction se tient mais ne rend pas toutes les significations du mot en français, même s’il colore le caractère de la dame aux camélias d’une vertu morale chinoise de yi qi (loyauté réciproque). Toutefois, bien que les mots et les concepts ci-dessus n’aient pas pu se transmettre pour le moment d’une manière exacte, l’amour-propre et l’esprit indépendant de l’héroïne française ne se perdent pas tout à fait dans la traduction, parce qu’ils se concrétisent partiellement dans les actions et les échanges des personnages. Comme mentionné ci-dessus, vers la fin des Qing, le fait qu’il n’existe pas, dans la culture nationale, de concepts équivalents pour traduire certains mots dans les textes originaux, engendre des écarts dans la transmission des images étrangères. Il faut reconnaître que les modifications de ce genre
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méritent plus notre attention que celles concernant l’apparence extérieure des personnages, parce qu’elles tendent à intégrer, dans un sens plus fondamental, ces figures étrangères au système culturel national. Citons Lin Shu lui-mêmeâ•›: Quand je traduisais la Dame aux camélias, j’ai dû poser la plume trois fois pour pleurer, faisant cette réflexion que dans ce monde, le caractère des femmes est autrement plus ferme que celui des hommes, et que parmi les hommes, il n’y a que ceux dont la loyauté est extrême jusqu’au point de souffrir mille morts sans s’ébranler, tels Longpang et Bigan23, qui puissent se comparer à Marguerite. Elle se dévoue à Armand de la même manière que Longpang à Jie et Bigan à Zhou. Tués par leurs empereurs, les deux hommes n’eurent pourtant aucun remordsâ•›; et alors comment Marguerite aurait-elle eu des regrets, même si elle est morte de chagrin à cause d’Armandâ•›? Dans ma traduction, je m’efforce de décrire sa loyauté24.
Ici, Lin Shu, en rapprochant l’amour de Marguerite pour Armand du concept chinois de loyauté, illustre la tendance à se servir de la culture nationale pour interpréter des images étrangères. De fait, sous sa plume, Marguerite se comporte fréquemment selon les règles morales chinoises. Par exemple, au début de sa rencontre avec Armand, elle lui lance cette exhortationâ•›: «â•›Je n’ai pas le cœur à vous voir follement épris de moi. Vous devriez savoir que je ne mérite pas votre passion dérégléeâ•›!â•›» (26)â•›; une autre fois, en expliquant à Armand sa fréquentation avec le Comte G., elle interrogeâ•›: «â•›c’est une relation conforme au code moralâ•›: pourquoi ne pas la maintenirâ•›?â•›» (27) Elle a l’air de connaître parfaitement les principes essentiels de la morale chinoise. Ajoutons à cela qu’à la supplication du père, elle renonce à son amour afin de sauvegarder la réputation et l’avenir de son amant, renforçant l’image d’une femme de principe. En ce sens, ce n’est point un hasard si le public de la fin des Qing la compare à Li Wa25. Malgré les profondes modifications que nous venons d’analyser, nous affirmons toutefois que Lin Shu n’a pas rendu méconnaissable l’image de la dame aux camélias originale. Il existe, dans la littérature traditionnelle chinoise, de belles prostituées douées d’un bon naturel et capables de se sacrifier, ainsi que des femmes fermes, fières et indépendantes, ce qui facilite 23. Guan Longpang est le mandarin au service de Jie, dernier empereur de la dynastie des Xia (approximativement de la fin du vingt-deuxième siècle avant notre ère jusqu’au début du dix-septième siècle avant notre ère)â•›; Zi Bigan est prince du sang au service de Zhou, dernier empereur de la dynastie des Shang (approximativement du début du dix-septième siècle au onzième siècle avant notre ère). Tous les deux furent torturés et tués par les tyrans à cause de leurs remontrances franches. 24. Voir Aying, Collection […], op. cit., p. 198. 25. En plus du poème de Chen Yan mentionné ci-dessus, le «â•›Fajing bali chahunü shi makegeni’er xingâ•›» («â•›Poème sur Marguerite, la dame aux camélias de Paris, capitale de la Franceâ•›») de Wu Dongyuan, contient ces versâ•›: «â•›À la manière de Li Wa elle tait le lieu où elle se trouve / Tourmentée par la séparation, son chagrin est connu partout dans le mondeâ•›» (cité par Aying, «â•›À propos de […]â•›», art. cit., p. 58.
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la réception de Marguerite. En effet, le choix que font les traducteurs d’un ouvrage révèle un certain degré d’identification. Cependant, ce qui mérite notre attention, c’est que ce caractère, bien que transmis dans une large mesure, subit une série de modifications qui, en affaiblissant, par un processus de filtration, les éléments que les lecteurs auraient eu du mal à accepter, rendent possible son intégration dans la culture traditionnelle26. Néanmoins, la nature des textes traduits se retrouve sans doute précisément dans le fait que, puisqu’ils portent en eux-mêmes leurs origines et leurs identités étrangères, ils transmettent forcément, plus ou moins, les informations d’altérité. En plus de la présentation des coutumes sociales occidentales27, La dame aux camélias a inspiré la production littéraire de la fin des Qing28. En ce qui concerne notre sujet, la figure féminine ne manque pas de révéler des éléments étrangers. Il existe des femmes fières et susceptibles dans les romans traditionnels chinois, mais comme les conversations y sont communément concises, le style de leurs conversations n’occupe pas, dans la plupart des cas, une place très marquante29. En comparaison, dans le roman de Dumas fils, les dialogues sont abondants et, malgré des suppressions et des réécritures fréquentes, le traducteur parvient à préserver, dans une large mesure, leur contenu et leur ton. Quant à Marguerite, son style franc, vif et parfois presque acerbe se reflète considérablement dans la traduction. Prenons le cas où, causant avec Armand qui lui fait la cour, elle parle du fait qu’elle ne vivra pas longtemps. Voici cet échange chez Lin Shuâ•›: Je disâ•›: «â•›Marguerite, ne dites rien de mauvais augureâ•›». Elle réplique en riantâ•›: «â•›Ma vie est bien courte, mais je crains que le temps que vous passerez à m’aimer le soit encore plusâ•›» (27).
Voici le même passage dans l’originalâ•›: 26. Par exemple, le caractère de Marguerite est doté de certains concepts de la morale traditionnelle chinoise, alors que sa vie charnelle et son aspiration à la sensualité sont largement adoucies. 27. Lin Shu se sert souvent des notes afin d’expliquer les coutumes sociales occidentales. Contentonsnous d’un seul exemple. Après la narrationâ•›: «â•›Ayant parlé, elle m’a donné la main, que j’ai embrasséeâ•›», il y a cette noteâ•›: «â•›c’est la salutation des hommes et des femmes selon les coutumes occidentalesâ•›» (20). 28. Par exemple, la fin qui dépasse le grand dénouement heureux des romans traditionnels, la narration à la première personne, la forme épistolaire, etc. Toutefois, comme l’indique judicieusement Margaret John Baker, l’importation de ces techniques littéraires ne vient pas d’une volonté consciente de la part du traducteur (voir Margaret John Baker, op. cit.). Sur l’influence des romans traduits par Lin Shu sur la littérature moderne chinoise, voir Zhang Juncai, «â•›La contribution de Lin Shu à la nouvelle littérature du Mouvement de 4 maiâ•›», Recherches de littérature moderne chinoise 4 (1983), Lin Wei, «â•›La contribution de Lin Shu à la théorie du roman moderneâ•›», Sciences sociales de Chine 6 (1987), et Guo Yanli, «â•›Évaluation générale des romans traduits de Lin Shu et leur influenceâ•›», Front des sciences sociales (1991). 29. Il existe néanmoins des exceptions, notamment l’héroïne dans le roman Kuaizui Li Cuilian Zhuan (La vie de Li Cunlian, la femme qui ne sait pas tenir sa langue), et certains personnages féminins dans Honglou meng (Le rêve dans le pavillon rouge).
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— Ne me parlez plus de la sorte, je vous en supplie. — Ohâ•›! Consolez-vous, continua-t-elle en riant. Si peu de temps que j’aie à vivre, je vivrai plus longtemps que vous ne m’aimerez (104).
Citons un autre exemple dans la traduction de Lin Shu où Marguerite, ayant pris une attitude froide et caustique pour accélérer le départ du Comte N. qu’elle supporte mal, demande, au moment où celui-ci prend congéâ•›: «â•›Pourquoi vous dépêchez-vous de partirâ•›?â•›» Le Comte répondâ•›: «â•›Je crains de vous répugner si je pars trop tardâ•›». Marguerite ditâ•›: «â•›Il est vrai que je sens de la répugnance, mais elle n’est pas plus forte aujourd’hui qu’hierâ•›» (21).
Comparons avec le dialogue de Dumas filsâ•›: Adieu, mon cher comte, vous vous en allez déjàâ•›? — Oui, je crains de vous ennuyer. — Vous ne m’ennuyez pas plus aujourd’hui que les autres jours (87).
Dans les deux passages, le traducteur, pour faciliter la compréhension des lecteurs, rend plus évident les sens implicites de l’original, mais garde tout de même pour l’essentiel le ton franc et sarcastique de Marguerite. Dans d’autres conversations, il effectue un grand nombre de changements, craignant sans doute que les expressions du texte français ne passent pas facilement, tout en parvenant à préserver le ton particulier de l’héroïne. Il se peut que, pour les lecteurs français, la façon de parler de Marguerite n’attire pas trop l’attention, parce que les divers narrateurs du roman n’ont pas insisté sur cet aspect dans leurs commentaires, mais elle représente une altérité dans le contexte culturel de la fin des Qing. En traduisant les propos d’un ami d’Armand qui dit qu’elle est «â•›mal élevéeâ•›» (74), Lin Shu affirme que «â•›sa conversation est caustique, un peu frivole mêmeâ•›» (17), ce qui ne rend pas exactement le sens original mais révèle au moins que le ton de Marguerite laisse une vive impression chez lui. Somme toute, Lin Shu puise dans la littérature chinoise des ressources qui servent à modifier considérablement l’image extérieure de la dame aux camélias, afin qu’elle se conforme plus à un horizon d’attente des lecteurs de la fin des Qing. Quant à son portrait moral, bien que les traits essentiels de son caractère se transmettent dans la traduction, Lin Shu ne manque pas de réformer et de réinterpréter certains concepts étrangers à la lumière de sa propre culture, les intégrant ainsi dans la tradition nationale. Or, dans ce processus de traduction-naturalisation, certaines informations de l’altérité transparaissent à travers les déformations et conservent une transmission partielle. Comment le public a-t-il reçu cette traduction de La dame aux caméliasâ•›? Commençons d’abord par Lin Shu lui-même. Nous avons mentionné le fait qu’il se sert du concept de loyauté afin d’expliquer l’amour de Marguerite et nous voyons que ce qui le touche le plus chez l’héroïne, c’est son caractère
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ferme et sa fidélité à l’amour. Mais en établissant un rapprochement avec la loyauté de Longpang et Bigan, il lui assigne une vertu morale profondément confucéenne. Cette interprétation se rapporte sans doute en partie à la tradition littéraire chinoise qui compare l’amour entre femmes et hommes à la loyauté entre mandarins et souverains, mais révèle surtout la position particulière de Lin Shu, défenseur loyal du confucianisme et adversaire des plus obstinés du Mouvement du 4 mai (1919) de la Nouvelle Culture. Soutenu par cette foi inébranlable, et malgré sa traduction de plus de 180 ouvrages, il voit que la pensée confucéenne peut être partout présente. Dans sa lettre à Cai Yuanpei, président de l’Université de Pékin et chef de file du Mouvement de la nouvelle culture, il écritâ•›: Les pays étrangers ne connaissent pas Confucius ou Mencius, mais ils cultivent le sentiment de l’humanité (ren), suivent la justice, gardent la foi, valorisent l’intelligence et observent les codes moraux, ne désobéissant point à ces cinq principes permanents [qui régissent les relations humaines], tout en y ajoutant le secours du courage. Bien que ne sachant pas les langues occidentales, j’ai traduit, en 19 ans, 123 ouvrages, en tout 12,000,000 mots, dont je n’ai jamais vu aucun qui enfreigne les cinq relations30.
Cet aveu peut servir de note à bien des ouvrages qu’il traduit. Or, pour les lecteurs moyens, leur sympathie et leur attendrissement ne vient pas du confucianisme, mais du sentiment pathétique qui se dégage du roman ainsi que de leur compassion pour le triste sort de la dame aux camélias. Les vers de Yan Fu, «â•›touchant est le livre de la Dame aux camélias, qui brise le cœur de tous les Chinois errantsâ•›», résument judicieusement cette réception. Dans Huichen shiyi (Recueil des souvenirs divers), Qiu Weixuan décrit sa réactionâ•›: Cette année j’ai obtenu par hasard un exemplaire de la Dame aux camélias. Tel un affamé devant un repas, je le lis à plusieurs reprises, mes larmes translucides se condensent sur la balustrade. Je me tiens souvent debout au sommet d’un grand pavillon et, portant mon regard autour de moi, je fais réflexion que c’est le monde des sentiments qui crée les amants. Or le ciel et la terre, qui n’ont pas de sentiments, s’amusent exprès à faire souffrir les jeunes gens qui ont un cœur tendre31.
C’est l’amour tragique dans le roman qui touche le plus. Lin Shu lui-même a dû «â•›poser la plume trois fois pour pleurerâ•›». Pour cette raison, le Dongxi xue shulu (Catalogue des ouvrages orientaux et occidentaux), publié en 1902, dit de cet ouvrage qu’il «â•›peut égaler le Rêve dans le pavillon rouge en sincérité profonde32â•›», appréciant hautement la peinture des sentiments dans ce roman étranger. 30. Lin Shu, «â•›Lettre à Cai Yuanpeiâ•›», dans Documents [...], op. cit., p. 86-87. 31. Qiu Weixuan, Huichen shiyi (Recueil des souvenirs divers), 1901, dans Chen Pingyuan et Xia Xiaohong (dir.), Ershi shiji zhongguo xiaoshuo lilun ziliao (Documents pour la théorie du roman chinois au XXe siècle), vol. 1, 1997, p. 46. 32. Xu Weize et Gu Xieguang, Dongxi xue shulu (Catalogue des ouvrages orientaux et occidentaux), voir Wang Tao et Gu Xieguang (dir.), Jindai yishu mu (Catalogue des ouvrages traduits au temps moderne), 2003, p. 291.
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Les lecteurs semblent donc offrir une abondance de compassion et d’éloges à cette jeune fille de triste destinée qui se sacrifie pour l’amour. En 1907, Zhong Xinqing publie une imitation sous le titre de Xin chahua (Nouvelle dame aux camélias) dans lequel il raconte l’histoire de la célèbre courtisane Wu Linlin qui se sacrifie afin de protéger la réputation de son amant. Le héros Xiang Qingru fait cette réflexion à un amiâ•›: As-tu lu la Dame aux camélias qui vient de paraîtreâ•›? Marguerite n’est qu’une courtisane célèbre, dont le statut social est à peu près pareil à celles que nous avons vues tout à l’heure. Il n’est même pas sûr qu’on ne puisse pas trouver quelqu’un qui l’égale en beauté. Or l’amour qu’elle conçoit pour Armand est tellement sincère qu’elle est capable, malgré son sentiment profond, de feindre l’indifférence, si bien que non seulement les autres la soupçonnent d’être cruelle, mais même Armand se plaint de son inconstance. Elle refuse pourtant de se déclarer, choisissant plutôt de se sacrifier, afin d’atteindre le but que son cœur tendre s’était fixé. À quelqu’un comme elle, on ne peut que donner le titre de sainte parmi les tendres. La noblesse de sa conduite, selon moi, vient en partie de son bon naturel, et en partie du niveau d’éducation en Europe, dont les bienfaits s’étendent même aux lieux de plaisirs33.
L’auteur concentre son éloge sur l’élévation d’esprit qui rend Marguerite capable de souffrir en silence et de se sacrifier pour l’amour. En établissant de plus un lien entre l’amour sincère de la Dame aux camélias et le niveau d’éducation en Europe, il nous laisse percevoir qu’à l’époque, certains Chinois de Shanghai manifestaient déjà un culte de la culture occidentale et y aspiraient ouvertement. Quelques lecteurs, en s’investissant dans les intrigues du roman et en éprouvant une grande compassion pour la dame aux camélias, en viennent à faire des reproches en vers à Armand. Nous en citons un casâ•›: Les innombrables fibres du cœur ne peuvent se rompre Or je reçois sans raison une lettre de rupture Il y existe forcément une motivation secrète Rustre que vous êtes, comment vous avez pu manquer de la comprendre34â•›!
D’autres semblent se soucier du risque que l’on puisse imputer la fin tragique de Marguerite au père d’Armand. Un lecteur se met donc à imiter le ton de l’héroïneâ•›: «â•›Votre père a eu raison de se comporter de cette manière / Si vous lui pardonnez, je mourrai de plein gréâ•›». Il paraît que sous les contraintes de la norme morale du temps, on a beau éprouver, envers cette jeune fille étrangère, une compassion profonde inspirée par sa souffrance silencieuse, on ne croit pas pour autant qu’elle ait le droit d’aspirer au bonheur. 33. Voir Zhong Xinqing, Xin chahua. Shinian meng. Lanniang ai shi (La nouvelle dame aux camélias. Un rêve de dix ans. Histoire tragique de Lanniang), 1996, p. 22. 34. Gao Xu, «â•›Lire la Dame aux caméliasâ•›», originellement dans Guomin riribao huibian (Recueils de Journal national), 1904, vol. 4. On trouve ce poème et les autres cités ci-dessous dans Aying, Collections […], op. cit., p. 584-585.
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La profonde sympathie envers la dame de camélias motive certains lecteurs à adopter son point de vue afin d’exprimer leur sentimentâ•›: Malade, je n’arrête pas de cracher du sang Sur le point de mourir, j’appelle mainte fois Armand Me forçant à me lever, je prends la plume Afin de déclarer mes vœux fermes Ne pouvant suivre le désir de mon cœur, je déplore mon triste sort Qui connaît l’excès de tourment que j’éprouveâ•›? Je risque ma vie afin de lutter contre les calomnies Ondes limpides de l’océan des regrets n’auront jamais de fin35â•›!
Et encore un autre poèmeâ•›: Vent rigoureux tisse de la tristesse dans le rideau Au point du jour mes larmes coulent sur mon rouge à joues Nuages denses écrasent les platanes sur le perron Dans mon rêve je contourne l’est de Paris Où s’envoleront mes larmes et mes rêvesâ•›? Je m’efforce de rompre avec vous et n’ose vous ouvrir mon cœur La séparation est aussi un adieu éternel Un tas de terre ensevelit une brume parfumée36.
Bien que Lin Shu ait largement modifié l’original, le fait qu’il s’agisse tout de même d’une traduction assure que son texte préserve un grand nombre d’informations étrangères. Or, par les métaphores et les sentiments exprimés dans ces poèmes de lecteurs, la Dame aux camélias se trouve davantage transplantée dans le contexte chinois. L’allusion typique au triste sort (ming bo) ainsi que l’usage du pronom qie (pronom à la première personne dont se servent les Chinoises d’autrefois) dans le poème de Guren indiquent sa sinisation. Les vers «â•›la séparation est aussi un adieu éternel€/ Un tas de terre ensevelit une brume parfuméeâ•›» révèlent clairement une réminiscence de Lin Daiyu37, l’héroïne célèbre du Rêve dans le pavillon rouge. Outre le fait que, infortunées et maladives, toutes les deux sont mortes de tuberculose en crachant du sang, le ton caustique de Marguerite fait penser également à la hautaine et distante Lin Daiyu. Par conséquent, il existe de nombreuses raisons pour que les lecteurs de la fin des Qing nomment La dame aux camélias «â•›Le rêve dans le pavillon rouge étranger38â•›». L’amour 35. Huiyun, «â•›Lire la Dame aux caméliasâ•›», originellement dans Guomin riribao huibian (Recueils de Journal national), 1904, vol. 4. 36. Guren, «â•›Postface à la Dame aux caméliasâ•›», Yunnan 16 (1909). 37. Lin Daiyu meurt en appelant le nom de Baoyu, l’homme de sa vie. Dans sa célèbre Ode funèbre aux fleurs, on peut lire le versâ•›: «â•›Une poignée de terre propre ensevelit une belle vieâ•›». Voir Cao Xueqin, Hong long meng (Le rève dans le pavillon rouge), 1982, p. 383. 38. Jin Songcen, «â•›Lun xieqing xiaoshuo yu xinshehui zhi guanxiâ•›» («â•›Du rapport entre le roman d’amour et la nouvelle sociétéâ•›»), publié originellement dans Xin xiaoshuo (Nouveau roman) 17 (1905). Voir Chen Pingyuan et Xia Xiaohong (dir.), Documents […], op. cit., p. 170.
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constitue le thème principal des deux romans39, et en dehors de cela, certaines ressemblances entre Marguerite et Lin Daiyu forment la base de ce rapprochement. Évidemment, les techniques traditionnelles dont Lin Shu se sert pour former l’image physique et morale fournissent davantage de fondements à cette réception. C’est précisément à cause d’une série de modifications sinisantes dans la traduction de Lin Shu que les lecteurs en sont venus à accepter si naturellement cette image et à l’intégrer au système traditionnel chinois des figures féminines. Le «â•›Poème sur Marguerite, la dame aux camélias de Paris, capitale de la Franceâ•›» de Wu Dongyuan représente, de façon exemplaire, cette assimilation. Ce poème, qu’Aying considère comme pratiquement «â•›un véritable poème narratif fondé sur l’histoire de Margueriteâ•›», utilise une série de personnages féminins, Zhuo Wenjun, Li Wa ou Lin Daiyu40, pour faire allusion à l’action de La dame aux camélias, tout en y mêlant des expressions ayant une couleur chinoise éclatante telles que qing guo qing cheng (beauté fatale qui fait tomber un pays et une ville) et hong yan ming bo (les grandes beautés ont le plus souvent une triste destinée). Si tous ces poèmes mettent en évidence les indices que les lecteurs sinisent la figure de la dame aux camélias, il existe un autre phénomène qui mérite notre attention, à savoir les noms propres étrangers transcrits en chinois qui révèlent une couleur étrangère distincte. Dans ses «Vingt poèmes sur la Dame aux caméliasâ•›», Bingxi nous laisse ces versâ•›: «â•›Grand merci à l’homme de lettre au style énergique / Son récit sur Paris se répand en Chine€/ Il nous raconte l’histoire tragique d’une grande beauté/Qu’on craint de voir le roman de Manon portant l’épigraphe41â•›». Les noms «â•›Parisâ•›» et «â•›Manon42â•›» mettent en relief l’origine étrangère de la Dame aux camélias. Vu que les noms propres occidentaux transcrits en chinois ont dû occasionner bien 39. Zhang Ailing, dans sa «â•›Guoyu ben Haishanghua houjiâ•›» («â•›Postface à la version mandarine des Fleurs de Shanghaiâ•›», juge que la Chine offre un sol infertile à l’amour. Le succès sans précédent du Rêve dans le pavillon rouge n’est pas sans rapport avec le fait qu’il s’agit du premier roman dont le thème principal est l’amour. Voir Zhang Ailing wenji (Œuvres de Zhang Ailing), 1992, p. 356. 40. Citons quelques versâ•›: «â•›N’ayant aucun regret de vendre ses boucles d’oreille en jade et ses perles / Wenjun fait vœu de rester en couple uni jusqu’à la fin de sa vieâ•›»â•›; «â•›Xiaoyu sait bien qu’elle ne se relèvera pas de sa maladie / Il va de soi qu’une grande beauté ait une triste destinéeâ•›». Voir Aying «â•›À propos de…â•›», art. cit., p. 58. 41. Voir Bingxi, art. cit., p. 587. 42. Les presses de Shangwu yinshu guan publient en 1907 Man lang she shi ge (Prévost, Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut) et reprend la transcription de Lin Shu pour le titre chinois de cet ouvrage. Jusqu’à 1949, on en voit paraître quatre traductions différentes. Voir Hanyi faguo shehui kexue yu renwen kexue tushu mulu (Catalogue des livres traduits du français en chinois. Lettres, sciences humaines et sciences sociales), 1996, p. 139-140. Puisque c’est par l’intermédiaire de La dame aux camélias que le public chinois a pris la connaissance du roman de Prévost, le succès du dernier révèle aussi l’influence de la première.
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des difficultés pour les lecteurs qui n’en avaient pas l’habitude, la parution des mots tels que bali (Paris) et en tan jie (rue d’Antin) dans nombre de ces poèmes est d’autant plus étonnante, mais il semble qu’on les ait entièrement acceptés. Prenons l’exemple encore du poème de Wu Dongyuanâ•›: Dans la campagne verdoyante il est difficile de trouver Bougival En compagnie de Julie Duprat elle passe ses derniers jours dans son appartement aux fenêtres émeraude Que sa demeure rue d’Antin est désolée Le couple amoureux d’hirondelles et de loriots n’y revient plus43
Les noms propres transcrits, parus d’une manière si dense dans un poème court et mélangés avec les allusions traditionnelles chinoises, produisent un effet particulier qui semble indiquer que, bien que les lecteurs acceptent une image sinisée de La dame aux camélias, ils se rendent aussi clairement compte de l’altérité de l’histoire et des personnages. Cette prise de conscience s’accorde bien avec le traitement du traducteur. Le titre original de La dame aux camélias devient dans la traduction de Lin Shu Bali chahuanü yishi (Faits et gestes de la Dame aux camélias de Paris), qui indique clairement l’origine étrangère de l’histoire, dont la véracité est mise en relief par les mots yi shi (faits et gestes). Par conséquent, malgré de nombreux traitements de naturalisation, les noms propres transcrits se réfèrent de façon évidente à un espace étranger, un autre qui n’est pas «â•›nousâ•›». En confrontant cette altérité clairement revendiquée par ces transcriptions et une identification des lecteurs aux personnages du roman, nous pensons naturellement aux propos de Zheng Zhenduo commentant l’influence et la contribution de Lin Shu dans ses traductionsâ•›: Les connaissances générales des Chinois sur le monde ont toujours été superficielles et limitéesâ•›: sans parler des Anciens qui croyaient que la Chine était l’équivalent du tian xia (sous le ciel, le monde entier), même après l’établissement du commerce avec les pays occidentaux, on comprenait encore très mal leurs mentalités nationales et systèmes sociaux. On les regardait d’un œil soupçonneux, soit en les méprisant comme des barbares sauvages, soit en les vénérant comme une race supérieure. Il en allait de même pour la situation à l’intérieur de leur société. On croyait qu’il n’y avait rien de commun entre «â•›euxâ•›» et «â•›nousâ•›», et qu’il existait un fossé profond séparant la Chine et l’Occident. À mesure que M. Lin présentait successivement plus de cent-cinquante romans occidentaux par son travail laborieux, certains intellectuels ont commencé à savoir que «â•›nousâ•›» et «â•›euxâ•›» sont, pareillement, des «â•›êtres humainsâ•›». […] Ils se rendent compte également que la Chine et l’Occident ne sont pas deux termes absolument différents44. 43. Rue d’Antin est la demeure de Marguerite, Bougival est la maison où elle fait un séjour avec Armand, et Julie Duprat l’amie qui lui tient compagnie pendant ses derniers jours. Zhong Xinqing mentionne également la rue d’Antin dans la préface de son roman, op. cit., p. 7. 44. Zheng Zhenduo, «â•›Monsieur Lin Qinnanâ•›», publié originellement dans Xiaoshuo yuebao (Revue mensuelle de roman) 11, vol. 15. Voir Documents pour les recherches de Lin Shu, op. cit., p. 163.
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Un souvenir de Bao Tianxiao, écrivain et traducteur de la fin des Qing et du début de la République, peut servir d’illustration au jugement pertinent de Zheng Zhenduoâ•›: La dame aux camélias de Lin Shu avait fait fureur dès sa publication. Certains se demandèrent s’il se trouvait vraiment des étrangers aussi fidèles, croyant qu’ils étaient tous inconstants, et alors on l’a nommé Hong Lou Meng (Le rêve dans le pavillon rouge) à l’étranger45.
À une époque telle que la fin de la dynastie Qing, où les Chinois connaissent mal le monde, la conviction qu’«â•›euxâ•›» et «â•›nousâ•›» sont pareillement des «â•›êtres humainsâ•›» constitue une condition préalable d’aborder et de comprendre l’étranger, et de développer des échanges. Face à la France dont la différence avec la Chine était énorme, Lin Shu fournit sans doute une base à cette identification en procédant au traitement de naturalisation dans sa traduction. Ce processus est mis en évidence dans notre analyse par les modifications que Lin Shu fait subir à La dame aux camélias. On voit bien, par la réception du public que nous venons d’examiner, qu’une raison importante du succès du roman de Dumas fils vers la fin des Qing provient de l’identification des lecteurs à l’image et aux sentiments des personnages. Ce n’est qu’après l’adoption de l’ouvrage par les lecteurs que les informations de l’altérité qui s’y mêlent passent dans la culture nationale. Dans le cas de cette œuvre, les différences se concentrent sur la présentation des coutumes sociales occidentales et l’introduction des méthodes de la création littéraire. Pour cette raison, Chen Yan qui, dans la Lin Shu Zhuan (Biographie de Lin Shu), dit à propos de la fortune de La dame aux caméliasâ•›: «â•›On n’avait jamais vu de pareils ouvrages en Chine. [Ce roman] connaît donc une vogue incroyablement rapide46â•›», fait plutôt allusion au fait que les Chinois ont pu entrer en contact avec une littérature étrangère dont ils n’avaient jamais fait l’expérience. Quant aux personnages, notamment la dame aux camélias, bien que leurs caractères soient transmis dans leurs grandes lignes, en raison des modifications du traducteur, leurs images, aussi bien physique que morale, sont assimilées à des types déjà présents dans la littérature traditionnelle, de telle sorte que les lecteurs arrivent à s’identifier à eux. Il n’est pas étonnant que Tongsheng s’exclame, dans les Xiaoshuo conghua (Essais sur le roman)â•›: «â•›Nous avons, en Chine, des Armand orientaux, et aussi des dames aux camélias orientales, mais seulement nous n’avons pas de Dumas fils oriental47â•›». 45. Bao Tianxiao, Chuan ying lou huiyilu (Mémoires du Pavillon Chuanying), p. 171â•›; cité par Lin Wei, Bai nian chen fu. Lin Shu yan jiu zongshu (Cent ans de vicissitudes. Synthèse des recherches sur Lin Shu), 1990, p. 198. 46. Cité par Aying, «â•›À propos de […]â•›», art. cit., p. 53. 47. Tongsheng, publié originellement dans Xiaoshuo yuebao (Revue mensuelle de roman) 3 (1911). Voir Aying, Collections […], op. cit., p. 455.
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Hans Robert Jauss affirme que «â•›même au moment où elle paraît, une œuvre littéraire ne se présente pas comme une nouveauté absolue surgissant dans un désert d’information48â•›». Comme l’illustre la traduction de La dame aux camélias par Lin Shu, les informations de l’altérité se transmettent sur la base de l’identification49, bien que dans le cas de l’image de Marguerite, nous apercevons davantage de traitements naturalisants par le traducteur et d’identification chez les lecteurs, qui permettent pourtant de communiquer plus naturellement l’altérité de l’ensemble des images étrangères. Ma Xiaodong Université des langues et des cultures étrangères de Beijing Traduit du chinois par Jin Lu
48. Zhang Tingchen (dir.), Jieshou lilun (La théorie de la réception), 1989, p. 5. [Note de la traductriceâ•›: Pour cette citation, nous avons adopté la traduction de Claude Maillard, Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, 1978, p. 50.] 49. Voir l’article de Meng Hua, «â•›Distinctions entre “altérité” et “similitude” dans la traduction. Examen et réexamen du rapport entre traductions et échanges culturelsâ•›», dans Xie Tianzhen (dir.), Fanyi de lilun jiangou yu wenhua toushi (Construction théorique et perspective culturelle dans la traduction), 2000, p.€188-201.
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Traduire la Révolution en 1911â•›: Quatre-vingt-treize de Victor Hugo
Depuis la fin du XIXe siècle, quand les Chinois ont commencé à prêter attention aux littératures occidentales, la France a été constamment l’objet principal des traductions, juste après la littérature anglophone. Il s’agissait au début d’un phénomène rare et fragmentaire, paraissant dans des revues de langue chinoise dirigées par des Européens. La traduction de La dame aux camélias, par Lin Shu, en 1899, constitue le premier précédent d’une œuvre littéraire traduite et qui remporte un grand succès tout en exerçant une influence considérable. Entre 1902 et 1911, selon notre recensement, il y a eu au total 115 ouvrages français traduits en chinois, parmi lesquels on compte une dizaine d’œuvres pour lesquelles on peut affirmer avec quelque certitude qu’elles ont été traduites directement du français, en comparaison avec 46 du japonais et une vingtaine de l’anglais. La plupart d’entre elles, soit 63, viennent de cinq écrivainsâ•›: Jules Verne (16), Victor Hugo (13), Alexandre Dumas père (11) et Emile Gaboriau (9). Il va sans dire que ces choix représentent le goût et la priorité des Chinois du temps plus que la place relative de ces écrivains dans la littérature française. On remarque néanmoins que Victor Hugo a suscité un enthousiasme durable, car, entre 1902 et 1916, presque chaque année on a vu paraître quelques traductions, des romans généralement, mais aussi du théâtre, de la poésie ou des essais. Dans cet article, nous nous proposons d’examiner la traduction de Quatrevingt-treize de Victor Hugo par Zeng Pu, un auteur déjà connu du public pour son roman Nie hai hua (Fleur de l’océan des péchés). Dans l’état de nos connaissances, c’est le premier à avoir traduit un roman d’Hugo directement du français vers le chinois. Cette traduction, conçue et réalisée lors de la Révolution de 19111 et publiée au moment où l’on fêtait la fondation de la République de la Chine, représente un cas remarquable où le traducteur est probablement inspiré par les événements historiques de son pays et y participe de manière active en introduisant un ouvrage étranger qui y fait écho.
1. La Révolution de 1911, qui a éclaté le 10 octobre 1911 sous la direction de Sun Yixian, a fondé la République de la Chine le 1er janvier 1912.
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La traduction de Zeng Pu paraît d’abord en feuilleton dans le Shi bao (Journal Époque) entre février et septembre 19122, présentée comme une «â•›histoire non officielle de la Révolution françaiseâ•›» au moment du triomphe de la République chinoise. Quant au temps de la rédaction, on a toute raison d’affirmer qu’elle s’était terminée avant le commencement de la publication, en 1911 donc, parce que Zeng Pu avait l’habitude de revoir maintes fois ses travaux avant de les faire imprimer3. De plus, si l’on compare la version en feuilleton avec le tome publié séparément, il n’y pas de différence de formulation. D’autre part, le 7 novembre 1911, Shi bao a inséré un «â•›Sommaire du roman révolutionnaire Quatre-vingt-treizeâ•›», annonçant que la traduction était bien en cours. Ce résumé présente l’action et la structure du roman, mettant en relief le fait qu’il s’agit d’une «â•›histoire tragique d’une époque révolutionnaireâ•›», et d’une «â•›œuvre bouleversante qui a un rapport avec la situation actuelle de notre paysâ•›». Ces commentaires montrent l’interprétation du roman par le traducteur et l’éditeur tout en délimitant un horizon d’attente pour les lecteurs. Dans sa «â•›Notice sur Quatre-vingt-treizeâ•›», Zeng Pu nous livre ses pensées à propos de cet ouvrageâ•›: Les ouvrages de Hugo ne sont jamais vides de substance, chacun portant sur une grande idée au service du monde entierâ•›: Notre-Dame de Paris se rapporte à la religion, Les Misérables à la loi, Les travailleurs de la mer à la vie, L’homme qui rit aux classes sociales. Or à quoi sert Quatre-vingt-treizeâ•›? À l’humanité. Un mot pour résumer tout ce romanâ•›: ne pas perdre chi zi zhi xin (l’innocence de l’enfant nouveau-né). On dit que cet ouvrage est une chronique. Moi je le considère comme un poème sans rime. Pourquoiâ•›? Il s’y trouve partout des comparaisons et des métaphores. […] Ceux qui manquent de pensée religieuse ne peuvent pas lire mon Quatre-vingt-treizeâ•›; ceux qui sont dénués de connaissance politique n’ont pas envie de le lireâ•›; ceux qui sont dépourvus de conception littéraire n’osent pas le lire. Cela vient du fait que l’auteur est, j’en conviens, un grand homme de lettres, mais aussi en réalité un penseur religieux et politique. Ce roman est un coup de bâton en pleine tête, que les grands hommes de notre temps sont dans l’obligation de lireâ•›; c’est également surtout une amorce que€les futurs héros ne peuvent se dispenser de lire.
Ce passage, écrit sans doute au terme de son travail, nous livre les réflexions du traducteur, et aussi sa déclaration aux lecteurs. Il expose son interprétation, et révèle en même temps les aspects qu’il s’efforce 2. Les numéros entre le 16 février et le 1er mars 1912 du Shi bao (Journal Époque) sont manquants. J’ai pu les consulter en microfilm à la Bibliothèque nationale de Chine. Puisque la publication des Quatrevingt-treize a commencé pendant cette période, je n’ai pas pu vérifier les toutes premières séries. 3. Voir Bao Tianxiao, Chuan ying lou huiyilu (Mémoires du Pavillon Chuanying), 1971, p. 326â•›: «â•›Zeng Pu pèse longuement ses mots, retouche mainte fois ses textes, et va jusqu’à laisser de côté un ou deux chapitres pour en refaire de nouveauâ•›».
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particulièrement de recréer. Saisissant «â•›l’humanitéâ•›» comme l’essence de l’ouvrage d’Hugo et attirant l’attention des lecteurs sur les comparaisons et les métaphores, le traducteur adopte une perspective esthétique chinoise afin d’approfondir sa compréhension et de mettre en relief le caractère épique de l’œuvre. Grâce à la traduction, son esprit communique avec celui de l’auteur et il en tire un sentiment historique et des réflexions actuelles qui proviennent de l’original mais qui le dépassent. De ce fait, il déclare ce qu’un tel ouvrage exige de ses lecteursâ•›: pensée religieuse, connaissance politique, conception littéraire, ensemble indispensable et qui constituent la préparation nécessaire à la lecture. Tout cela provient de sa préoccupation intense pour la situation actuelle de son pays, préoccupation que le roman a réveillée. Zeng Pu se rend pleinement compte de sa mission, qui consiste à devenir le porte-parole de Victor Hugo, homme de lettres, penseur religieux et politique s’il en est, mais il est en même temps un romancier chinois limité par la tradition littéraire de ses lecteurs. Porte-parole d’Hugo, il doit rendre compte de la signification dont il prend conscience et qui dépasse l’action, romancier, il est obligé d’abord de retracer l’intrigue afin de captiver ses lecteurs. Le compromis entre ces deux extrêmes explique le traitement qu’il a réservé à un grand nombre de détails. Si sa «â•›Noticeâ•›» révèle sa compréhension du texte, son respect pour l’auteur et ce qu’il attend des lecteurs, la traduction tend à montrer qu’il a tenté de réduire la distance entre l’auteur et les lecteurs, en s’efforçant, d’un côté, d’orienter ces derniers et de développer leur capacité à comprendre le premier tout en rendant le texte, d’un autre côté, plus proche de son public. La modification la plus évidente concerne la structure. Le roman de Hugo se divise en trois partiesâ•›: «â•›En merâ•›» (quatre livres contenant vingt chapitres), «â•›À Parisâ•›» (trois livres et huit chapitres), et «â•›E n Vendéeâ•›» (sept livres pour quarante-neuf chapitres), sachant qu’un soustitre accompagne chacun des livres et des chapitres. L’entrecroisement du temps et de l’espace déploie la profondeur et l’ampleur du roman historique. La traduction de Zeng Pu réduit les trois couches en deux niveaux (livre-chapitre), en supprimant les sous-titres. Il garde les deux premières parties sous forme de deux livres, tandis qu’il divise la troisième partie en deux livres, organisant ainsi le roman en quatre livres. Il répartit chaque livre en chapitres, en en conservant certains selon l’original, en en supprimant d’autres ou en en réorganisant de nouveaux selon le contenu. On obtient donc un Livre I avec vingt chapitres et un Livre II de sept chapitres, ces deux livres formant l’équivalent des deux premières parties de l’original (avec de nombreuses suppressions dans le Livre II).
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Le Livre III renferme trois chapitres et le Livre IV en comporte vingt, eux qui regroupent les Livres III à VII de la Troisième Partie de l’original, réorganisant les chapitres selon l’intrigue. En comparant le sommaire publié dans le Shi bao qui respecte la structure originale du roman, et les modifications effectuées dans la traduction définitive, nous voyons que Zeng Pu a d’abord eu l’intention de conserver la forme première. Or, en tant que romancier, il n’a pu s’empêcher de se soucier de la réaction de ses lecteurs qui auraient du mal à s’habituer aux structures complexes. Dans l’original, trois lieux servent de charpente à la narration, la mer, Paris et la Vendée, Hugo situant ainsi le destin des personnages dans le grand bouleversement de l’histoire, de sorte que les chapitres sont tantôt longs, tantôt courts. Les personnages disparaissent et resurgissent selon le temps et le lieuâ•›; le changement de cadre et l’agencement de l’intrigue épousent les mouvements historiques fondés sur les événements de l’année 1793. La traduction divise l’ouvrage en quatre parties au lieu de trois, et, tout en suivant le même contenu, brise le rythme de l’original et modifie sa structure dynamique. Bien que ce remaniement assure une continuité de l’intrigue et un équilibre des chapitres, il diminue inévitablement la signification historique renfermée dans la forme. D’autre part, même si Zeng Pu avait traduit fidèlement l’ensemble des sous-titres, la richesse des faits historiques qu’ils contiennent et leurs connotations dans le contexte culturel français, les premiers lecteurs étaient peu familiarisés avec la géographie et l’histoire politique de l’Europe, d’où une lecture qui serait devenue bien trop pénible. Par conséquent, en les supprimant tous, Zeng Pu a sans doute tâché d’«â•›épargner le travail aux lecteursâ•›» pour «â•›se conformer à la mode de pensée de nos concitoyensâ•›»4 selon la méthode des premiers traducteurs. Cette tendance à naturaliser se révèle également dans la classification de ce roman, que le sommaire dans Shi bao présente comme «â•›roman révolutionnaireâ•›», pour une parution dans le journal sous la rubrique de l’«â•›histoire non officielle de la Révolution françaiseâ•›». La forme particulièrement chinoise de wai shi (histoire non officielle) détermine la partialité du traducteur en faveur du genre romanesque de son pays. Outre des modifications structurales, le traducteur procède encore à des suppressions de passages, à des adaptations et à des retranchements de chapitres entiers. Ces derniers, de même que les changements de structure, se font dans le but de mettre en relief la progression continue de l’intrigue et de réduire les informations historiques qui n’intéresseraient pas les lecteurs. 4. Voir Chen Pingyuan et Xia Xiaohong (dir.), Ershi shiji zhongguo xiaoshuo lilun ziliao (Documents pour la théorie du roman chinois au XXe siècle), 1997, vol. 1, p. 108.
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Quant aux retouches du texte, elles tendent à supprimer les réflexions historiques de l’auteur, les descriptions détaillées du déroulement des événements et les mises en scène, retranchant ainsi, selon la perspective d’un romancier chinois, tout ce qui semble digressions et ralentissements du rythme. Deux suppressions importantes ont trait à des chapitres entiers. La première porte sur la Partie II (À Paris) du Livre III (La Convention). Chez Hugo, ce livre contient deux chapitres, dont le premier «â•›La Conventionâ•›» est entièrement supprimée par le traducteur, qui garde le deuxième, «â•›Marat dans la coulisseâ•›». L’intrigue suit dès lors plus étroitement le chapitre précédent. La deuxième suppression est encore plus importante, elle qui retranche le Livre I «â•›La Vendéeâ•›» de la Partie III et ne garde que les Livres II et III. Il est évident que ces suppressions touchent au contexte qui donne à ce roman un sens historique profond. En les retranchant, Zeng Pu s’épargne la peine d’expliquer la situation politique historique et garde une focalisation sur les activités des personnages principaux. Ce faisant, il affaiblit la portée historique du roman. Le choix du traducteur révèle également son embarras devant une histoire et une culture qui lui étaient étrangères. Si les sentiments humains se comprennent, les circonstances des deux pays sont bien différentes. Plusieurs tensions existent, elles qui mettent en regard la profondeur de la mise en scène dans les romans politiques historiques européens et la continuité de l’intrigue dans les romans historiques chinois, deux traditions, deux habitudes esthétiques et finalement un traducteur qui s’efforce de rester fidèle à l’original et un romancier qui aspire à captiver ses lecteurs. Dans l’ensemble, ces deux suppressions portent sans aucun doute sur les parties qui s’éloignent le plus du développement de l’intrigue. Selon la «â•›Noticeâ•›», Zeng Pu a bien dû comprendre l’intention profonde de Hugo, mais son traitement final est motivé par les réactions que le romancier anticipe de la part de ses lecteurs. On peut dire qu’il hésite entre la philosophie historique qui est impliquée dans Quatre-vingt-treize et l’intrigue historique, plein d’admiration qu’il est pour la première qu’il comprend fort bien, mais mettant inconsciemment en relief la deuxième. Il finit par reculer, faisant des choix dictés inévitablement par le contexte culturel de son pays. Le modèle traditionnel du roman historique chinois, ainsi que les lecteurs qu’il a formés, limite, de manière sous-jacente, la possibilité par laquelle le texte traduit parvient à introduire Hugo dans le système littéraire national. La compréhension de Zeng Pu et son envie de transmettre le message de Hugo, jointes au contexte où il se trouvait lors de son travail et à l’écart entre l’original et la forme du roman que lui-même adopte, tous ces aspects produisent entre les deux écrivains à la fois résonances et dissonances.
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Les suppressions allègent le texte et changent en partie la tonalité, entraînant par conséquent un déséquilibre entre les dimensions historiques et romanesques, qui constituent pourtant la suprême qualité de cet ouvrage. Il en résulte un texte qui n’est pas entièrement d’Hugo, mais qui reste tout de même authentique. Il met en relief cependant l’aspect qui a le plus touché Zeng Pu, à savoir l’humanité, «â•›l’innocence de l’enfant nouveau-néâ•›», qui transcende la révolution, la terreur et les troubles politiques. Cette insistance viendrait-elle de son expérience actuelle de la crise politique et du bouleversement social de 1911â•›? En tout cas, le traducteur s’applique à représenter l’humanité, décrivant minutieusement certains détails ayant pourtant peu de rapport avec l’action principale, notamment dans les chapitres «â•›Le désastre du canonâ•›» et «â•›Le jeu des trois enfantsâ•›», qui dépassent effectivement la surface romanesque pour entrer dans le fond de la nature humaine et de l’histoire, qui, en accentuant les métaphores et les symboles, font échos aux réflexions philosophiques de l’auteur. Il existe, dans la traduction, un grand nombre de notes mises entre parenthèses, qui portent en particulier sur les phénomènes historiques et culturels dans le roman. Selon leur fréquence, c’est principalement pour les personnages et les événements historiques, les noms propres, les termes particuliers touchant aux monnaies ou à la loi, ainsi que pour les allusions culturelles que Zeng Pu tente d’offrir des explications. Ces notes se divisent en deux types. Dans un premier cas, il s’agit de la traduction des renseignements contenus dans l’œuvre originale, et, dans un deuxième temps, de brefs commentaires portant sur des aspects particuliers de la culture française qui sont rédigés à l’usage des lecteurs chinois. Le premier type est celui qui est le plus représenté, notamment parce que Zeng Pu, n’ayant sans doute pas eu à sa disposition une grande collection de dictionnaires et d’archives, a dû puiser dans le texte de Hugo les informations historiques nécessaires sur la Révolution française, informations dont l’abondance confère à ce roman le caractère d’un manuel d’histoire. La traduction ne se sert que de deux sortes de ponctuationâ•›: le point et le soulignement5. Ce dernier marque les diverses émotions du traducteur, communique ce qu’il attend des lecteurs et comment il entend diriger leur lecture. En général, cette intervention remplit deux fonctions, elle attire l’attention sur la tension de l’intrigue et les détails subtils touchant le sentiment, ou alors sur le fil de l’histoire et le contexte. Le soulignement 5. Note de la traductriceâ•›: les Chinois avaient l’habitude de souligner les passages qu’ils trouvaient importants ou bien écrits, en forme de quan dian (petits cercles connectés).
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peut prendre la forme de cercles en deux lignes ou celle de cercles en une ligne. Le premier est peu fréquent, et concerne surtout la description psychologique du héros, afin de mettre en relief ses réflexions sur les grands problèmes de l’humanité. Dans le chapitre deux de la deuxième partie, il livre l’idéal de Cimourdainâ•›: Ce qu’il appelait jour et nuit afin qu’il se réalisât incessamment, c’était un avenir magnifique dans son imagination, qui ne pouvait venir qu’à la suite d’un état de terreur. Celui qui devait venger l’humanité de l’injustice, qui existait depuis le temps immémorial, pourrait également lui assurer un édifice éternel. Il [Cimourdin] le prévoyait et l’entrevoyait d’avance, et attendait depuis longtemps le moment propice.
Tout ce passage est souligné, et les mots «â•›ne pouvait venir qu’à la suite d’un état de terreurâ•›», mis en caractères gras, afin de mettre en évidence la réaction de Zeng Pu au texte de Hugo. Il y ajoute ses propres réflexions pour s’écarter en quelque sorte de l’original6. On en trouve un autre exemple avec cette observation absente de l’original au début du chapitre dix, «â•›Les otagesâ•›», de la troisième partie du Livre IIâ•›: «â•›La vie humaine passe rapidement, et les jours et les mois sous la terreur sont d’autant plus fugitifsâ•›», placée avant la phrase «â•›Juillet s’écoula, août vintâ•›». Au siège de la Tourgue, le traducteur, fidèle à l’objectif qu’il s’est fixé, faire ressortir l’humanité dans l’ouvrage, s’attache notamment à décrire minutieusement l’état d’esprit des trois protagonistes, tout en supprimant les réflexions associées au Moyen-Âge. Ces passages en caractères gras mettent en relief les sentiments compliqués des personnages envers cette tour ancienne, et révèlent ce qui touche le plus Zeng Puâ•›: l’innocence de l’enfant nouveau-né, elle qui est d’autant plus précieuse au temps de la Terreur. Écrite en chinois classique, la traduction de Zeng Pu n’adopte pourtant pas la forme chinoise du zhang hui xiao shuo (roman en chapitres). On n’y trouve presque pas de clichés, ce qui la distingue de ses ouvrages antérieurs. Il est significatif d’examiner les rôles du narrateur dans l’œuvre originale et dans la traduction afin d’en analyser les parités et les écarts. L’usage fréquent du présent historique affirme le sens historique de l’auteur et son attention à l’actualité, fonde la base rationnelle du roman et détermine son point de vue narratif. Zeng Pu a sans doute remarqué la position et le sentiment de Hugo dans sa narration, ce qu’il ne peut que rendre partiellement selon sa méthode et son expérience. Les renseignements historiques qu’il ajoute montrent sa maîtrise du style particulier du roman historique, sa sensibilité 6. Note de la traductriceâ•›: comparons avec le texte de Hugoâ•›: «â•›Il appelait à grands cris l’avenirâ•›; il le pressentait, l’entrevoyait d’avanceâ•›; il comprenait, pour le dénouement de la lamentable misère humaine, quelque chose comme un vengeur qui serait un libérateur. Il adorait de loin la catastropheâ•›» (Quatre-vingt-treize, 1967, p. 181-182).
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au contexte de l’original et un certain degré de respect. Quant au choix du langage, le chinois classique est en effet, dans l’esprit de ses contemporains, plus apte à rendre l’atmosphère propre à Quatre-vingt-treize. Cependant, en raison de sa responsabilité envers ses lecteurs, ainsi que de sa connaissance des ressources nationales, le traducteur se trouve dans la nécessité de prendre en compte la réception dans sa culture du texte traduit. De ce fait, le rôle du narrateur dans la traduction porte les traces de celui d’un conteur chinois traditionnel, qui se soucie plus de bien organiser l’intrigue que de fournir une perspective moderne aux réflexions historiques. Notons pourtant qu’il s’en sert avec beaucoup de modération, qu’il n’intervient que dans les cas où les suppressions, les changements de mise en scène, ou des sauts dans l’intrigue risquent de dérouter les lecteurs. On ne trouve point chez lui l’exagération typique du conteur chinois. Prenons un exemple au début du Livre II, où la scène se déplace de la mer à Paris. À cause du soustitre qu’il ne traduit pas, Zeng Pu ajoute la phrase «â•›ma narration concerne dorénavant Parisâ•›» qui tient lieu de transition. Quatre-vingt-treize fut introduit en Chine lors de la Révolution de 1911, à une époque mouvementée qui a sans doute une place dans la genèse de la traduction. Les troubles et les bouleversements de son temps ont permis davantage à Zeng Pu d’apprécier la valeur de l’humanisme de Hugo. Parallèlement, ce dernier, ayant passé plusieurs années à élaborer l’ouvrage, ne commença la rédaction qu’en août 1872 avant de le terminer en juin de l’année suivante. La situation agitée de 1871 lui a donné une impulsion directe, permettant ses réflexions historiques sur la Révolution française et portant son attention sur les éléments irrationnels dont les humains n’arrivent pas à se débarrasser lors de l’instabilité sociale7. Zeng Pu avait déjà fait preuve d’une attention pénétrante, d’un esprit d’engagement actif et d’une attitude ardente, désirant une transformation profonde de la société du temps où il écrivait Nie hai hua (Fleur de l’océan des péchés). Sa connaissance de la langue et de la littérature française a, dans une certaine mesure, fait de lui un solitaire, dont le désir de communiquer avec les autres se voyait souvent frustré par la réalité8. Lors de la Révolution, c’est la situation dans laquelle il se trouvait, son sentiment et ses réflexions qui ont joué un rôle important dans le choix qu’il a fait de ce roman. Face à l’agitation sociale, son attitude reste ambivalente, mêlant l’éloge de l’enthousiasme révolutionnaire et la crainte de la tendance violente potentielle, ce qui se
7. Voir Françoise Paradis, «â•›Noticeâ•›», dans Victor Hugo, Quatre-vingt-treize, 1986. 8. Voir Li Peide, Zeng Mengpu de wenxue lücheng (Le parcours littéraire de Zeng Pu), 1977.
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révèle dans sa découverte du caractère métaphorique de l’ouvrage et son appel aux «â•›grands hommes de [son] tempsâ•›» et aux «â•›futurs hérosâ•›». D’un tempérament modéré et sensible, il se retrouve dans Hugo pour observer la faiblesse de la nature humaine. Ce n’est donc point un hasard si Zeng Pu est frappé par la nature allégorique de Quatre-vingt-treize. L’expérience que lui donne l’agitation sociale violente dans son pays a certainement enrichi ses réflexions en tant que lecteur et traducteur, lui permettant de comprendre et d’apprécier les sentiments complexes qui figurent dans l’original à propos de la violence révolutionnaire et de l’évolution de la civilisation. La première traduction de Quatre-vingt-treize en Chine, qui coïncide avec la Révolution de 1911, est un exemple éloquent où, grâce aux choix conscients d’un écrivain / traducteur et à son travail de naturalisation, un ouvrage traduit participe aux événements du pays d’adoption et s’intègre dans l’histoire de sa littérature. La traduction permet aux nombreux lecteurs qui n’ont pas l’occasion de voyager en France (y compris Zeng Pu lui-même) de concevoir et d’imaginer la France grâce à la lecture. Les ouvrages de Victor Hugo, qui ont eu une grande fortune en Chine, contribuent essentiellement à la formation d’une image de la France, non seulement par la peinture d’une fresque de la société française dans ses romans, mais aussi en révélant au public chinois un grand écrivain soucieux de la condition humaine et activement engagé dans la vie sociale et politique de son temps. Han Yiyu Université Normale du Shanxi Traduit du chinois par Jin Lu
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Références Bao, Tianxiao, Chuan ying lou huiyilu (Mémoires du Pavillon Chuanying), Hong Kong, Da hua chubanshe, 1971. Chen, Pingyuan et Xia Xiaohong (dir.), Ershi shiji zhongguo xiaoshuo lilun ziliao (Documents pour la théorie du roman chinois au XXe siècle), vol. 1, 1997. Hugo, Victor, Quatre-vingt-treize, Paris, Messidor, 1990. —, Quatre-vingt-treize, Paris, Classique Larousse, 1986 [notice de Françoise Paradis]. —, Jiu san nian (Quatre-vingt-treize), Shanghai, Youzheng shuju, 1913 [trad. Zeng Pu]. —, Jiu san nian (Quatre-vingt-treize), Shanghai, Shi bao (Journal Époque), février -septembre 1912 [trad. Zeng Pu]. Li, Peide, Zeng Mengpu de wenxue lücheng (Le parcours littéraire de Zeng Pu), Taibei, Zhuanji wenxue chubanshe, 1977.
La France présentée par les voyageurs chinois
Page laissée blanche intentionnellement
La France interprétée par Chen Jitong dans la Qiushi bao
La Qiushi bao (Revue internationale), créée par Chen Jitong (Tcheng-KiTong) et son frère Chen Shoupeng (appelé aussi Yiru), était un périodique qui paraissait tous les dix jours à Shanghai à la fin du XIXe siècle. De septembre 1897 à mars 1898, douze numéros furent publiés. Chen Yan et Zheng Xiaoxu en ont été chacun pour un temps le rédacteur en chef. Les informations concernant la France dans la Revue internationale venaient pour la plupart des traductions de Chen Jitong, unique personne francophone de ce périodique. Chen Jitong (1852-1907), originaire de Houguan, une province du Fujian, avait Jingru pour nom personnel et San Cheng Cha Ke comme pseudonyme. Il n’a ni attiré l’attention des chercheurs ni laissé une grande renommée à la postérité malgré l’important rôle qu’il a joué dans les relations sino-occidentales de l’époque moderne. Tout jeune, Chen Jitong entre à l’École française des constructions navales. En 1877, il débarque en France avec les premiers étudiants envoyés en Europe par le gouvernement chinois et commence à étudier le droit public à l’École libre des sciences politiques de Paris. Plus tard, il est nommé conseiller à l’ambassade de Chine en France avant de revenir en Chine en 1891. Grâce aux années passées en Europe, Chen Jitong excellait en français et a publié, sous le nom de Tcheng-Ki-Tong, huit livres dont certains ont été traduits en anglais, allemand, italien, espagnol ou en danois. Par son caractère ouvert et obligeant comme à son excellente connaissance de la littérature française, Chen Jitong a fréquenté les milieux sociaux de Paris et de Berlin où il a connu bon nombre de personnalités politiques et culturelles. Certains disaient même qu’il connaissait les mœurs françaises mieux que celles de Chine1. En réalité, Chen Jitong maîtrisait bien la culture chinoise et a publié des recueils de poèmes dont Xue gu yin (Ballade pour les études commerciales). C’est pour cette raison que Yan Fu considérait Chen Jitong comme un talent extraordinaire2. 1. Henri Cordier, Histoire des relations de la Chine avec les puissances occidentales (1860-1902), 1902, vol. 3, p. 68-70. 2. Dans une lettre écrite en 1898 à Zhang Yuanji, Yan Fu ditâ•›:€«â•›De nos jours où le mouvement occidentaliste est en essor, les traducteurs compétents sont d’une rareté extrême. D’après moi, on en compte sur les doigts d’une main.â•›» Chen Jingru (appelé aussi Jitong) est parmi les quatre personnes indiquées dans cette lettre avec Luo Jichen (appelé aussi Fenglu), Wu Zhaoyi (appelé aussi Guangjian) et Wei Jizhu (appelé aussi Han). Œuvres de Yan Fu, 1986, vol. 3, p. 526-527.
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Lorsqu’il était en Europe, Chen Jitong a publié des articles dans plusieurs journaux et périodiques comme Le Matin, Le Monde, la Revue des Traditions populaires et la Revue illustrée. Son opinion favorable à la presse a eu sans doute un lien étroit avec la création postérieure de la Revue internationale. S’installant à Shanghai après son retour de France, et bien que sa carrière officielle fût décourageante, Chen Jitong a participé activement à l’aménagement du Yongdinghe en 1894, aux efforts de création d’une «â•›République de Taïwanâ•›» destinée à faire échouer, avec l’aide des forces françaises, l’occupation de Taïwan par le Japon en 1895, ou encore à la création de l’École sino-occidentale des jeunes filles avec d’autres réformistes en 1897. Ces activités correspondaient bien au caractère de Chen Jitong et reflétaient son esprit engagé. Cependant, il s’est montré modéré au cours du mouvement réformiste par rapport à Kang Youwei, Liang Qichao, Yan Fu et à d’autres dirigeants réformistes qui ont répandu des critiques véhémentes. Le message du premier numéro de la Revue internationale déclareâ•›: «â•›Nous nous abstenons de polémiques afin de faire preuve d’objectivitéâ•›». Les douze numéros du périodique avaient un style simple et réaliste, portant sur l’économie nationale et la vie de la population. Partisan d’une réforme modérée, Chen Jitong tentait d’appliquer des mesures politiques appropriées et d’établir de nouvelles règles sans renverser l’ancien régime. Étant donné le rapport de Chen Jitong avec la France, la Revue internationale comportait beaucoup d’informations d’origine française. Les «â•›Extraits de journaux occidentauxâ•›» est une importante rubrique destinée à l’actualité internationale où, parmi les 119 articles publiés, 61 étaient d’origine française, soit presque 60% du nombre total des articles indiquant leur source (104). Ces 61 articles sont extraits de 11 journaux et périodiques français, parus soit en France comme Le Parisien, Le Temps, L’Éclair de Paris et L’Écho de Paris, soit en Chine comme L’Écho de Chine, au Vietnam comme le Journal du Vietnam, Haiphong Express ou Mékong, ou encore en Belgique comme L’Indépendance. La «â•›Traduction du droit occidentalâ•›» est une rubrique destinée à publier en continu le code Napoléon, traduit par San cheng Cha ke (pseudonyme de Chen Jitong). Enfin, le «â•›Roman occidentalâ•›» est une rubrique créée à partir du deuxième numéro et destinée à publier en feuilleton Georges et Marguerite de Théodore Cahu3 (1854-1928), également traduit par San cheng Cha ke. Les sources documentaires d’origine française susmentionnées représentaient presque un tiers du contenu du périodique, sans compter les articles se trouvant dans d’autres rubriques. 3. L’original français est identifié grâce à la recherche de Han Yiyu. Voir Qingmo mingchu hanyi fanguo wenxue yanjiu (Réception de la littérature française en Chineâ•›: 1897-1916), Thèse de doctorat, Université de Pékin, 2004.
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Puisque Chen Jitong excellait en français et maîtrisait d’abondantes sources d’information, la Revue internationale se trouvait libre de choisir ses sources de documents concernant la France. Son image, transmise aux intellectuels chinois par la Revue internationale, reflétait sans doute l’attitude de Chen Jitong à son égard. Cette image présente quatre caractéristiquesâ•›:
1. L’Ûtat de droit La publication du code napoléonien, ayant aussi bien trait à la Constitution (aux numéros 1, 2 et 3), au code civil (aux numéros 4, 5, 6, 7, 9 et 11) qu’à la presse (aux numéros 8, 10 et 12), n’a pas cessé durant toute l’existence de la publication de la Revue internationale, ce qui est impressionnant. La traduction de lois et de règlements par Chen Jitong est étroitement liée à son séjour d’études en France. C’est en 1877 que les premiers Chinois ont été envoyés étudier en Grande-Bretagne et en France. Contrairement à la majorité des étudiants chinois dont Yan Fu et Liu Buchan qui entrèrent dans une école militaire de la marine ou dans des chantiers navals, Chen Jitong et Ma Jianzhong se sont décidés à étudier le droit public. Plus tard, Chen Jitong était connu pour sa maîtrise du droit à Paris. C’est pour cette raison qu’il lui était relativement aisé de traduire les lois et règlements, bien difficiles à comprendre pour le commun des hommes. Il a écrit dans la préface de la traductionâ•›: Le code Napoléon, qui fournit des principes fondamentaux au droit de tous les pays occidentaux, voire même au droit public international, assure l’existence des pays occidentaux et leur apporte la prospérité4.
Par rapport aux autres partisans de l’occidentalisation qui appréciaient exclusivement la force militaire et la puissance économique de l’occident, Chen Jitong s’est placé sur un autre plan. Il semble avoir mieux saisi l’essence des pays occidentaux en considérant leur législation comme la «â•›garantie d’existenceâ•›» et la «â•›cause fondamentale de prospéritéâ•›» d’un pays alors que les réformistes attribuaient la puissance des pays occidentaux à l’importance accordée à la population, à l’éducation, à l’industrie et au commerce. Il a précisé le contenu du code Napoléonâ•›: Ce code se divise en huit partiesâ•›: la Constitution, le Code civil, la justice, le commerce, la criminalité, le droit pénal, la presse et l’artisanat. Chaque partie comprend des centaines voire des milliers d’articles avec des exemples concrets. Ce travail volumineux est d’une importance capitale5.
4. «â•›Nouvelle traduction du droit occidentalâ•›», Revue internationale 1 (1897). 5. Id.
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La législation française, qui laisse aux lecteurs une profonde impression, présente l’une des caractéristiques de l’image de la France interprétée par la Revue internationale.
2. Un pays démocratique Dans le texte de la Constitution française, Chen Jitong a mis en exergue, non sans intention, les termes «â•›État démocratique de la Franceâ•›». À la fin de la dynastie des Qing, la France était un régime démocratique. L’article premier du chapitre premier de la Constitution, intitulé «â•›Le pouvoir exécutifâ•›», se lit comme suitâ•›: «â•›Le pouvoir exécutif est assuré par un président élu au suffrage universel, avec un mandat de sept ans.â•›» Après cet article, Chen Jitong a ajouté la note suivanteâ•›: La Constitution française fut établie par Napoléon Bonaparte. La défaite de la France face à la Prusse souleva le ressentiment du peuple contre son souverain. Les opposants de plus en plus nombreux finirent par chasser Napoléon III en Grande-Bretagne. Léon Gambetta fut nommé chef du gouvernement provisoire. Après l’armistice, Adolphe Thiers fut élu président. En 1872 (11e année du règne Tongzhi de la dynastie des Qing), Patrice de Mac-Mahon assuma le poste du président de la République et ordonna la révision de la Constitution en un mois par trente législateurs désignés. Cette dernière est toujours en vigueur6.
Ce paragraphe concernant la chute du Second Empire et l’avènement de la IIIe République montre clairement la position de Chen Jitong. Son contenu, qui n’a rien de remarquable pour les lecteurs de nos jours, était bien significatif pour ceux qui vivaient sous le régime despotique de la fin des Qing. Le chapitre suivant s’intitule «â•›Le pouvoir législatifâ•›» et on lit dans l’article premierâ•›: «â•›Le pouvoir législatif s’exerce par deux assembléesâ•›: la Chambre des députés et le Sénat. La Chambre des députés est nommée par le suffrage universel tandis que la composition, le mode de nomination et les attributions du Sénat sont réglés par une loi spéciale.â•›» Les paragraphes suivants décrivent le régime parlementaire français pour mettre en relief son caractère démocratique. Si l’on excepte la rubrique «â•›Traduction du droit occidentalâ•›», le roman «â•›Georges et Margueriteâ•›», basé sur l’affaire Boulanger des années 1880, publié en feuilleton dans la Revue internationale, joue ce même rôle qui consiste à donner de la France une image démocratique. Le général Boulanger (1837-1891), ministre de la Guerre de la IIIe République, jouissait d’une grande popularité auprès du peuple. Des forces politiques, y compris les monarchistes, tentèrent de profiter de sa popularité pour réaliser leur
6. Id.
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programme politique. Le gouvernement républicain, inquiété, l’obligea à s’exiler à l’étranger. Peu de temps après, sa maîtresse favorite mourut de maladie et Boulanger se suicida sur la tombe de celle-ci. L’affaire Boulanger, un événement politique majeur de la IIIe République, attira l’attention de Chen Jitong, alors à Paris. «â•›J’étais en mission à Paris, a-t-il écrit. Je connais tous les détails de cette affaire et j’en ai fait mention dans mon journal intime7.â•›» Le roman «â•›Georges et Margueriteâ•›» raconte une tragique histoire d’amour dans un contexte social de lutte entre monarchistes et républicains. Il laisse découvrir aux lecteurs chinois la chute de la monarchie française et la victoire de la démocratie. Chen Jitong a écrit dans la préfaceâ•›: Le général Boulanger, qui tentait de marcher sur les pas de Napoléon Bonaparte, étendit sa popularité. Lors des élections législatives, une trentaine de circonscriptions se rallièrent à son programme. Aidé de ses partisans, Georges Boulanger projetait de renverser le régime démocratique. Encouragé, il agit à sa guise, abandonna son épouse et ses enfants, et s’adonna aux plaisirs de la séduction8.
Dans ce paragraphe fort tendancieux, Chen Jitong désapprouve Boulanger qui a tenté de «â•›marcher sur les pas de Napoléon Bonaparteâ•›» et de «â•›renverser le régime démocratiqueâ•›». Dans la suite du texte, il regrette, au lieu de le critiquer, le suicide par amour pour une liaison adultère. On voit donc clairement que Chen Jitong favorisait le régime démocratique. Là encore, on retrouve la mise en avant de l’image démocratique de la France par la Revue internationale.
3. La prospérité industrielle et commerciale Les informations industrielles et commerciales occupent une part importante de la Revue internationale, conformément à son principe d’objectivité. C’est d’ailleurs son point commun avec la presse shanghaienne de l’époque. D’une part, les technologies de pointe et les armes puissantes des pays occidentaux fascinaient les Chinoisâ•›; d’autre part, la plupart des lettrés ne voulaient pas s’attirer des problèmes sous une censure sévère. Il est donc normal que la Revue internationale publie une grande quantité d’informations industrielles et commerciales de la France, considérée comme un grand pays scientifique. Dans le premier numéro de la Revue internationale, les «â•›Édits impériauxâ•›» sont suivis de l’annexe du Second Accord commercial entre la Chine et la France dont les deux autres parties se trouvent aux numéros 6 et 7. La rubrique «â•›La
7. «â•›Roman occidentalâ•›», Revue internationale 2. 8. Id.
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fabricationâ•›» se concentre sur des ouvrages français dont «â•›La construction du pontâ•›» de Dubœuf (aux numéros 4, 5, 6 et 8) ou «â•›Le projet de construction du pont de Pudongâ•›» de Chollot (au second numéro). La rubrique «â•›Extraits de la presse occidentaleâ•›» comprend davantage d’informations industrielles et commerciales de la France. On peut citer comme exemple «â•›Un marchand français en Chineâ•›» (numéro 6), les «â•›Traités de commerce sino-français et nippo-françaisâ•›» (numéro 1), «â•›L’exploitation du Lancangjiang par les Françaisâ•›» (numéro 5), «â•›Investissements français dans l’eau potableâ•›» (numéro 5), «â•›Nouvelles voies ferréesâ•›» (numéro 11), «â•›Nouveaux canons françaisâ•›» (numéro 10), «â•›Exploitation de mines avec les empruntsâ•›» (numéro 12), «â•›Nouvelles armesâ•›» (numéro 12) et «â•›Projet de commerce français à l’intérieur de la Chineâ•›» (numéro 12).
4. L’essor de la presse Nous avons déjà précisé, dans le paragraphe concernant l’origine des sources d’informations françaises, que la Revue internationale a eu recours à onze journaux et périodiques francophones, un chiffre qui dépasse celui des journaux et périodiques anglophones. La multitude de journaux et périodiques en France aurait impressionné les lecteurs. De plus, Chen Jitong a inséré dans la rubrique «â•›Traduction du droit occidentalâ•›», avant la fin du Code civil, les lois et règlements concernant la presse (aux numéros 8, 10 et 12) pour mettre en relief l’importance de ce domaine et montrer l’essor de la presse française9. Chen Jitong éprouve de la sympathie pour la presse européenne, ce qui peut être vérifié par le fait que les numéros 9 et 10 ont respectivement publié les articles de Chen Yan intitulés «â•›La Chine doit prendre exemple sur la presse étrangèreâ•›» et «â•›La presse est favorable aux étudiantsâ•›». La publication de ces deux articles apparaît singulière puisque la Revue internationale avait mis en avant son principe de «â•›s’abstenir de polémiques pour faire preuve d’objectivitéâ•›». Selon sa notice biographique chronologique, Chen Yan ne connaissait aucune langue étrangère. Pourquoi préconisait-il alors de prendre exemple sur la presse étrangèreâ•›? Il est possible que Chen Jitong a proposé ce sujet à Chen Yan, en tant qu’ami et co-fondateur de la Revue internationale, ce qui n’aurait eu rien d’étonnant. La passion de Chen Jitong pour la presse l’aurait motivé à exprimer ses opinions en dépit du principe de neutralité. 9. Dans la lettre de Kang Youwei adressée à l’empereur Guangxu le 9 août 1898, intitulée «â•›Prière d’élaborer une loi de la presseâ•›», on litâ•›: «â•›Le droit occidental comprend sans exception des lois et règlements concernant la presse.â•›» Cela est, peut-être, inspiré de Revue internationale puisque la lettre était écrite cinq mois après la publication de la loi de la presse française. Se référer au Recueil d’essais politiques de Kang Youwei, 1981, vol. 1.
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En conclusion, la France, telle qu’elle est reflétée par la Revue internationale, se caractérise par un État de droit, un régime démocratique, la prospérité industrielle et commerciale et une presse florissante. Voilà l’image de la France, relativement fidèle, que C hen Jitong voulait transmettre aux intellectuels chinois de la fin de l’ère des Qing. La traduction de Chen Jitong, soucieux de «â•›faire preuve d’objectivitéâ•›», est fidèle au texte original et les thèmes qu’il a choisis sont étroitement liés à la réalité. On n’y trouve ni histoires extraordinaires ni de grands discours. Toutes les informations concernant la France sont bien fondées, sans lecture erronée ou déformation. Dans le même temps, pour réveiller le gouvernement chinois, Kang Youwei a prétendu que la Révolution française avait «â•›fait couler du sang dans le pays entierâ•›» et «â•›causé la mort de 1,29 million de personnes10â•›». Par rapport aux propos exagérés de Kang Youwei, la Revue internationale donne une image de la France réelle et digne de foi. Cependant, elle n’était pas le seul et unique pays caractérisé par une législation complète, un régime démocratique, la prospérité industrielle et commerciale et une presse florissante. Tous les autres pays occidentaux, y compris les États-Unis, disposaient de ces quatre caractéristiques. Nous pouvons alors prétendre que la France est choisie par la Revue internationale pour représenter les pays occidentaux. Au lieu de mentionner le catholicisme français, les exploits militaires de Napoléon, le vin et Jeanne d’Arc, la Revue internationale, bien décidée à renforcer le pays et enrichir le peuple, a mis l’accent sur l’édification institutionnelle favorable à l’économie nationale et à la vie sociale de la population. Chen Jitong a révélé son intention dans la préface du premier numéro de la «â•›Traduction du droit occidentalâ•›»â•›: Depuis une quarantaine d’années, suivant l’ouverture de la Chine, nombreux sont ceux qui font du commerce avec l’étranger et apprennent des techniques étrangères mais rares sont ceux qui arrivent à négocier avec les étrangers sur un pied d’égalité. La raison réside en ce qu’on ne connaît ni l’adversaire ni soi-même. Tout le monde attribue la puissance des pays occidentaux à leurs technologies avancées, à leur force militaire, à leur prospérité économique et à l’exploitation des mines. Mais comment se consacrer tous ensemble au développement sans un cadre législatif contraignantâ•›? C’est la raison pour laquelle j’ai traduit le code Napoléon malgré toutes les difficultés et mes connaissances limitées. J’espère que les lecteurs comprennent bien mon intention11.
Dans un certain sens, les abondantes informations françaises parues dans la Revue internationale sont destinées à servir Chen Jitong, qui voulait que la majorité se consacre au développement de la Chine. Il s’agit là de créer
10. Recueil d’essais politiques de Kang Youwei, 1981, vol. 1, p. 308. 11. «â•›Traduction du droit occidentalâ•›», Revue internationale 1, op. cit.
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un nouvel État, différent de la dynastie des Qing sur le plan institutionnel, basé sur le droit et la démocratie, avec une industrie, un commerce et une presse prospères. Pour réaliser cet objectif, il est nécessaire de renverser et de détruire l’ancien régime. Cependant, on ne trouve aucun indice dans sa vie qui puisse montrer que Chen Jitong aurait voulu aller jusque là. De ce fait, nous croyons qu’il tentait plutôt d’établir un ordre nouveau. L’image de la France telle que dessinée par la Revue internationale véhicule sans doute cette intention de Chen Jitong et a fonctionné par conséquent comme un modèle. Ce rôle de modèle joué par l’image étrangère n’est jusqu’ici qu’une déduction. Pour le justifier, nous avons besoin de montrer des preuves favorables bien qu’indirectes. La Revue internationale a exercé une large influence parmi les intellectuels de la fin des Qing. Grâce à ses points de vente dans 58 villes, elle couvrait la plupart des provinces de l’est et du centre des Qing. Même de petites villes comme Rui’an, Taizhou, Qingjiangpu, Jiashi ou Wuzhi disposaient d’un ou plusieurs points de vente, sans parler des grandes villes comme Beijing, Tianjin, Shanghai, Nanjing, Nanchang, Hangzhou, Fuzhou ou Suzhou12. L’importance de cette couverture était encourageante à cette époque. Les lecteurs et parrains étaient nombreux parmi les fonctionnaires et les lettrés. C’est après avoir lu un article de la Revue internationale que Zhang Zhidong, gouverneur général du HunanHubei, recruta Chen Yan et se renseigna sur Chen Jitong auprès du premier13. Après la défaite de 1900 contre les alliés européens, le gouvernement des Qing a entamé une série de réformes qui correspondent à l’image de la France que la Revue internationale véhiculait. Dans le domaine législatif, Shen Jiaben et Wu Tingfang ont commencé à réviser le Code des Qing en mai 1902 et le nouveau Code des Qing est entré en vigueur en avril 1910. Dans le domaine politique, cinq ministres, dont Zaize, furent envoyés en novembre 1905 étudier le régime constitutionnel en Occident et les préparatifs destinés à la mise en place de ce régime commencèrent officiellement en juillet 1906. Cette année-là, le mouvement constitutionnel était en vogue dans le pays entier. Dans le domaine industriel et commercial, le ministère du commerce fut créé en juillet 1903 et Zaizhen fut nommé ministre du Commerce, Wu Tingfang et Chen Bi, vice-ministres. Les Règlements provisoires concernant les marques déposées ont été publiés en avril 1904 et l’Administration générale des chemins de fer a été fondée en novembre 1907. Enfin, pour la
12. «â•›Avertissementâ•›», Revue internationale 1 et 2. 13. Chen Shengji et Wang Zhen, Notice biographique chronologique de Chen Yan, 1968, vol. 3 et 4.
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presse, la Loi de la presse des Qing fut publiée en janvier 1908. Toutes ces réformes, prises par le gouvernement des Qing pour faire face aux pressions intérieures et extérieures, n’ont peut-être pas de rapport direct avec l’image de la France telle que la Revue internationale la véhiculait. Il est cependant concevable que cette image étrangère ait créé un environnement idéologique favorable à la réforme et ait joué un rôle positif dans l’application de ces réformes politiques. Li Huachuan Académie des sciences sociales de Chine Traduit du chinois par Gong Jieshi
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Références Chen, Jitong et Shoupeng Chen, Revue internationale, Shanghai, 1897-1898. Chen, Shengji et Wang Zhen, Notice biographique chronologique de Chen Yan, Taibei, Wenhai chubanshe, 1968, vol. 3 et 4. Cordier, Henri, Histoire des relations de la Chine avec les puissances occidentales (1860-1902), Paris, Félix Alcan, 1902, vol. 3. Han, Yiyu, Qingmo mingchu hanyi fanguo wenxue yanjiu (Réception de la littérature française en Chineâ•›: 1897-1916), Thèse de doctorat, Université de Pékin, 2004. Kang, Youwei, Recueil d’essais politiques de Kang Youwei, Beijing, Zhonghua shuju, 1981, vol. 1 [éd. Tang Zhijun]. Yan, Fu, Textes choisis de Yan Fu, Beijing, Zhonghua shuju, 1986 [éd. Wang Shi].
La culture française vue d’un Chinois vers la fin des Qing. Autour des trois voyages de Zhang Deyi en France
Après les deux Guerres de l’Opium (1839-1842 et 1856-1860), les lettrés éclairés parmi les couches dirigeantes de la dynastie des Qing, se rendant compte de la nécessité et de l’urgence de prendre modèle sur l’Occident, se mettent donc à emprunter aux Occidentaux leurs techniques supérieures – une démarche connue sous le nom de yang wu yun dong (mouvement d’occidentalisation). Parallèlement à ce processus, un certain nombre de Chinois, d’un esprit ouvert, ont commencé à franchir la frontière chinoise afin de partir à la découverte de l’Occident. Il est dommage que Zhang Deyi, bien que parmi les plus remarquables, n’ait pas su attirer, de la part du milieu savant, l’attention qu’il mérite1. Zhang Deyi (1847-1918), qui avait Deming pour nom d’origine, et Zaichu pour appellation, est né à Tieling dans la province du Liaoning. Il a débuté ses études dès la plus tendre enfance en suivant un précepteur. Ses contemporains vantent son intelligence vive, sa connaissance des livres classiques, et son caractère diligent et circonspect2. Il entre dans la classe d’anglais de Tong wen guan (l’Institut Impérial des Langues étrangères) en 1862. Ayant passé le concours du Bureau de l’administration générale des Affaires des diverses nations, il est promu mandarin du huitième ordre en 1865. Durant sa vie, il a fait huit voyages à l’étranger, dont trois en France. En 1866, il a suivi Robert Hart3 et Bin Chun4 dans leur visite en Europe et nous a laissé le récit intitulé Hanghai shuqi (Récit des aventures étranges 1. Il n’existe que très peu de recherche sur Zhang Deyi à part une dizaine d’articles, dont aucun ne porte sur sa présentation de la culture française. 2. Zhang Deyi, Hanghai shuqi (Récit des aventures étranges d’un voyage maritime), 1985, p.€435437. 3. D’origine anglaise et arrivé en Chine en 1854, Robert Hart (1835-1911) a d’abord servi dans les consulats de Ningbo et de Canton, pour ensuite occuper les postes d’inspecteur adjoint des douanes maritimes à Canton puis à Shanghai, et finalement il a assumé le rôle d’Inspecteur Général des Douanes Maritimes des Qing durant plus de quarante ans, de 1863 à 1908. 4. Bin Chun, Chinois des Bannières, occupa le poste de sous-préfet de Xiangling au Shanxi avant de devenir secrétaire du Bureau national des douanes maritimes sur l’invitation de Robert Hart.
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d’un voyage maritime). En 1868, il visite de nouveau l’Europe et l’Amérique, faisant partie du corps diplomatique d’Anson Burlingame5. Les notes sur ce voyage, intitulées Zai shuqi (Nouveau récit des aventures étranges), n’ont été publiées qu’en 19856. En 1871, à la suite de l’affaire Tianjing, il accompagne Chonghou (1826-1893), un des vice-présidents du Ministère de la Guerre et mandarin du premier ordre, pour présenter des excuses au gouvernement français et a l’occasion d’être un témoin de la Commune de Paris. Les milieux savants avaient longtemps ignoré l’existence du récit de son voyage, San shuqi (Troisième récit des aventures étranges), avant sa publication en 19827. Zhang Deyi lui-même se rend pleinement compte de l’importance de son expérience à un moment où très peu de Chinois avaient foulé un sol étranger. D’après sa préface au Hanhai shuqi (Récit des aventures étranges d’un voyage maritime), il décrit ainsi ses voyagesâ•›: Étant passé par trois continents et plusieurs îles, cinq mers et un océan, j’ai parcouru cent mille lis (li=1/2 kilomètre) et exploré seize pays. Langues, coutumes, plantes, montagnes, rivières, insectes, poissons, oiseaux, bêtes, tout ce que j’y ai entendu et vu d’étrange et de singulierâ•›; je les revis en les racontant, et il y a je ne sais combien de nouvelles extraordinaires8.
Ses trois voyages en France lui ont permis d’avoir de larges contacts avec la société française des années 1860-1870. Ses récits en présentent tous les aspects, y compris la science et la technologie, les coutumes sociales ou les croyances religieuses. Dès son arrivée en France, il s’est trouvé devant un monde complètement nouveau, où tout lui paraissait curieux. L’aménagement urbain de Paris lui a d’abord procuré une impression favorableâ•›: «â•›Les immeubles sont magnifiques, les habitants prospères, [et on y voit] des trains et des chemins de fer, des pierres précieuses translucides. […] [Paris] est bien supérieure à d’autres capitales9â•›». Lors de son deuxième voyage, il nous donne plus de détailsâ•›:
5. Anson Burlingame (1820-1870), avocat et législateur américain, fut ambassadeur en Chine de 1861 en 1867. En 1867, le gouvernement des Qing le nomma ambassadeur de la Chine à€la tête du corps diplomatique chinois aux États-Unis et en Europe. 6. Zhang Deyi, Zai Shuqi (Nouveau récit des aventures d’un voyage maritime), publié sous le titre de Oumei huanyou ji (Récit du tour de l’Europe et de l’Amérique), 1985. 7. Zhang Deyi, publié sous le titre de Suishi faguo ji (Récit à la suite de l’ambassade en France), 1982. La valeur historique de l’ouvrage a attiré l’attention d’un grand nombre de savants chinois. 8. Zhang Deyi, Récit des aventures […], op. cit., p. 440. 9. Ibid., p. 571.
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Les rues de Paris sont trois ou quatre fois plus larges que celles de Londres, leur propreté surpassant celle de tous les pays occidentaux. Les quartiers commerçants sont prospères, les bâtiments sont splendides et majestueux. On entend jour et nuit le bruit des voitures. Les passants, aussi nombreux que les fourmis et tous habillés avec soin, marchent tranquillement sans faire de vacarme. Même les ivrognes chantent rarement.
Pourtant, ce qu’il note le plus fréquemment, ce sont les objets qui symbolisent le progrès scientifique et technologiqueâ•›: les ascenseurs, les bicyclettes, le chemin de fer, le bureau d’électricité ou la poste. Il nomme les ascenseurs «â•›chambres qui marchent d’elles-mêmesâ•›», et décrit leur fonctionnement avec minutieâ•›: Si l’on n’a pas envie de monter à pied cet escalier en pierre ayant à peu près quatre cent quatre-vingt marches, on peut entrer par une porte à côté dans une chambre qui marche d’elle-même, suffisamment large pour quatre ou cinq personnes. À l’intérieur il y a des informations, qui permettent qu’on monte si l’on appuie, et qu’on descende si l’on tire. Elle arrête à l’étage où l’on veut descendre.
Il est fasciné par le télégramme, qui permet de transmettre des messages instantanément d’un pays à l’autre, par le processus du tri et de distribution du courrier et par la photographie, qu’il décrit longuement. Si ces descriptions risquent de paraître fastidieuses pour les lecteurs de notre temps, il faut nous souvenir que l’ensemble de ces objets représentaient, pour le voyageur chinois, les merveilles d’un monde lointain, jamais vues dans son pays, et qu’il voulait donc reproduire dans son récit au profit de ses compatriotes moins chanceux que lui. Durant ses trois voyages en France, Zhang Deyi finit par acquérir, grâce à l’observation minutieuse de la société française et grâce aux quelques contacts pris avec des Français, une certaine connaissance du fonctionnement de leur vie sociale. Il remarque leur bon équilibre entre travail et loisirs, et le fait que les Françaises et les Français, à la différence des femmes et des hommes de son pays, peuvent travailler et participer aux activités sociales ensemble, ayant le même droit de fréquenter les lieux publics. Après le travail, on dispose librement de son temps, d’où la naissance de lieux et d’établissements publics de loisirs, ouverts à tous, permettant de se décontracter et de jouir de la vie. Dans son récit, Zhang Deyi présente à maintes reprises les parcs et les places publiquesâ•›: Le boulevard est bordé de bois, avec les bancs et les chaises de fer installés entre tous les deux arbres, à l’usage des passants qui ont envie de se reposer. Les bancs sont gratuits, et les chaises sont à louer au prix de deux pièces de monnaie en cuivre. Après avoir payé, on obtient, de la part d’une vieille dame, un ticket long d’un cun (3,33 cm) et large de huit fen (1/3 cm), imprimée de la date et du nom de l’occupant, qui donne le droit de garder la chaise pour le jour entier. […] À
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l’extrémité nord du chemin, on installe toute sorte de jeux tels des marionnettes et des balançoires. Après midi, les nourrices portent les petits enfants dans leurs bras et viennent s’y amuser10.
En France, Zhang Deyi a vu et a fait l’expérience d’un grand nombre d’activités de loisirs. Il mentionne fréquemment le café, qu’il remarque dès son premier voyage et note soigneusement son origine, sa fabrication et la façon d’en boireâ•›: Les Français ont l’habitude de boire du café, comme les Chinois aiment le thé. Le café est une espèce de grains noirs produits dans la région chaude de l’Arabie en Afrique. Après la torréfaction, on en moud en poudre et infuse avec de l’eau bouillie. Dans la cafetière, il y a une passoire qui laisse couler la boisson infusée. On ajoute du sucre et du lait au moment d’en boire. Il est très fort et d’un goût amer. À Paris, il n’y a pas moins de mille cafés, aussi nombreux que nos maisons de thé, chacun portant l’enseigne à la devanture avec le mot «â•›caféâ•›» écrit en gros11.
N’ayant jamais vu le café auparavant, il est logique que Zhang Deyi en offre des renseignements minutieux et s’intéresse à la façon d’en boire. Une autre activité de loisirs important pour les Français, c’est le bal, dont Zhang Deyi laisse des notes fréquentes, car il y était souvent invité. Ils sont tellement répandus que même le corps diplomatique chinois en organiseâ•›: «â•›Notre ambassade a organisé un bal. Le bâtiment était décoré de fleurs suspendues et de guirlandes à l’extérieur et à l’intérieur, orné de lanternes et de bougies rangées de dragons nageants, de brûle-parfums et de pots à fleurs12â•›». Il nous décrit également les bals publics populairesâ•›: «â•›Hommes et femmes dansent ensemble, plaisantant et prenant trop de libertés, capables de tout. On leur permet de se divertir comme ils veulent jusqu’au matin, mais interdit strictement les injures. Ceux qui se connaissent entrent dans les bars boire ensemble13.» Zhang Deyi ne critique pas avec véhémence les comportements «â•›indécentsâ•›» lors de bals, mais sa répugnance se révèle entre les lignes. En France, Zhang Deyi remarque bien des différences entre les langues européennes et chinoises, notamment l’usage des signes de ponctuation, qui n’existaient pas encore en Chine. Bien qu’il n’ait pas l’intention de les présenter aux milieux intellectuels de son pays, les trouvant même tracassants, il en a bien saisi les règles. Les coutumes sociales l’ont beaucoup intéressé en France. Prenons par exemple le cas du 1er avrilâ•›:
10. Zhang Deyi, Récit du tour […], op. cit., 1985, p. 728. 11. Ibid., p. 747. 12. Ibid., p. 764. 13. Ibid., p. 730.
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Le 1er avril du calendrier occidental, que les habitants du pays appellent «â•›le poisson d’avrilâ•›», hommes et femmes, tous, se permettent de duper les uns les autres sans en garder de rancune. J’ai entendu qu’il y a quelqu’un qui a fait envoyer un grand coffre de bois, dans lequel se trouvent des couches de papier, et tout au fond, une petite boîte long d’un cunâ•›; il y en a qui donne rendez-vous à un tel endroit et à une telle heure, mais quand on y arrive, on n’y voit personneâ•›; ou d’autres plaisanteries de ce genre, qui sont extrêmement drôles14.
S’agissant des coutumes sociales, Zhang Deyi compare parfois la France avec la Chine, préférant par exemple les salutations chinoises aux françaises. En réponse à un Français qui affirme que les gens montrent plus de respect en se donnant des bises en France, Zhang Deyi répond que l’agenouillement chinois est plus respectueux. À son tour il s’en prend aux Français qui, une fois mariés, quittent leurs parents afin de vivre séparémentâ•›: «â•›Les parents sont vieux, mais vous les traitez comme des étrangersâ•›; le fils ne s’occupe pas de ses parents et la belle-fille ne sert pas ses beaux-parents. N’est-ce pas manquer de bonnes mœurs15â•›?â•›» Le débat finit par le triomphe de Zhang Deyi qui a bien le dernier mot. Dans l’ancienne Chine, les mariages étaient décidés par les parents, qui se servaient d’intermédiaires. Les contacts directs ou secrets des futurs époux, interdits par le code éthique, entraînaient la condamnation et le mépris de la société, et risquaient même de compromettre toute la famille. Or les Françaises, une fois adultes, sont libres de choisir leur époux, sans avoir besoin de la permission des parents, ou de recourir à des intermédiaires, ce qui va à l’encontre des stricts rites chinois. Il en résulte un assez grand nombre d’enfants naturels recueillis dans les hospices. Bien que Zhang Deyi n’indique pas ouvertement que cette pratique, pourtant admise dans la société française, outrage les bonnes mœurs, on conçoit facilement sa réaction négative. D’autre part, il remarque que les rois français n’avaient qu’une seule reine, à la différence des empereurs chinois ayant toujours foule de concubines. Il observe toutefois une ressemblance concernant le comportement des viergesâ•›: J’entends dire que les vierges françaises n’ont pas le droit de sortir seules, et qu’elles doivent toujours se faire accompagner par un parent ou une nourrice. Elles ne parlent point avec les inconnus, ne permettant pas qu’on demande leur âge16.
Zhang Deyi remarque que les règles gouvernant les cérémonies de mariage et du deuil sont complètement différentes en France. La couleur rouge est celle portée pendant les noces chinoises, alors que le blanc était réservé au deuil. Il décrit donc longuement le deuil français au profit des
14. Ibid., p. 762. 15. Zhang Deyi, Récit à la suite […], op. cit., p. 397. 16. Zhang Deyi, Récit du tour […], op. cit., p. 739.
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lecteurs chinois. Il mentionne par ailleurs deux fois l’usage du préservatif que les Français appelaient «â•›vêtement anglaisâ•›» et que les Anglais appelaient «â•›lettre françaiseâ•›». C’est ainsi qu’il sermonneâ•›: La méthode est certainement ingénieuse. Or Mencius a dit «â•›des trois impiétés filiales, la plus grave est celle de ne pas avoir de descendantsâ•›». Il est dommage que ces gens-là n’aient jamais entendu cette leçon. Ceux qui prônent cette méthode en sorte qu’on meurt sans postérité commettent un crime inexpiable même par la mort17.
Zhang Deyi se sert donc de la morale confucéenne pour juger l’usage du préservatif, ce qui montre qu’il est profondément enraciné dans la tradition chinoise malgré ses voyages en Europe. Dans sa conversation avec quelques Français, il arrive que la religion catholique soit abordée. Ceux-ci reconnaissent que la vraie doctrine du «â•›Seigneur du Cielâ•›» se conforme bien à l’enseignement de Confucius et qu’il y a des prêtres qui sont sincèrement vertueux, mais les abus abondent, y compris par la débauche et la fraude. Curieusement, un Français, que Zhang Deyi nomme Muya, dénonce aussi l’État qui «â•›leur permet d’aller prêcher à l’étranger afin de s’emparer des biens et de fomenter la discorde18.â•›» Ces propos reflètent l’anticléricalisme de son interlocuteur, lui qui va jusqu’à accuser les prêtres d’avoir causé toutes les guerres européennes depuis l’Antiquité. De même, après les deux Guerres de l’Opium, les catholiques français ont pénétré en Chine sous la protection de traités, et l’on devait inévitablement compter parmi eux des personnes intéressées. Si l’on ajoute à cela le fait qu’avant même leur arrivée, la perception de l’arrivée des Français a été celle d’une invasion, on comprend mieux que la plupart des Chinois ont adopté une attitude hostile au catholicisme, Zhang Deyi y compris. À peine deux ans après cette conversation, le conflit entre la population chinoise et les catholiques français a abouti au soulèvement de l’affaire Tianjing. Les trois voyages de Zhang Deyi en France lui ont permis de voir de ses propres yeux la technologie scientifique de pointe, et de connaître la vie sociale et les coutumes françaises. Son «â•›Récit des aventures étrangesâ•›» constitue un document historique précieux portant sur les premières rencontres entre les Chinois et le monde extérieur, et reflète certains aspects des sociétés occidentales de l’époque. Or, comme le titre de son récit le révèle, «â•›les aventures étrangesâ•›» qu’il rapporte portent rarement sur le système social français, à quelques exceptions près. Par exemple, il fait brièvement allusion au système d’éducationâ•›:
17. Ibid., p. 744. 18. Ibid., p. 741.
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Les enfants occidentaux, que ce soit les filles ou les garçons, dès l’âge de huit ans, doivent être envoyés à l’école sous peine de punition, de sorte que tous sont instruits. Les écoles sont bien géréesâ•›: il y a des écoles de garçons et des écoles de jeunes filles, des écoles supérieures et des écoles primaires. Chaque école a des uniformes différents, tout comme les régiments. Quand les élèves marchent en foule, on sait de loin de quelle école ils proviennent19.
Bien qu’il n’emploie pas le mot de «â•›perfectionâ•›», il est évident qu’il reste admiratif. En 1871, il a vu les artisans manifester pour la journée de huit heures et obtenir la concession du gouvernement20. Une autre fois, voyant un enfant mendier dans la rue, l’interprète E. Dechamps s’empresse de lui expliquer qu’en France, veuves et veufs, orphelins et vieillards sans enfants, ainsi que les personnes handicapés sont bien pris en charge par l’État, qui fournit aussi du travail aux pauvres tout en les hébergeant21. Ces allusions au système français sont rares dans ses récits, ce qui limite, dans une très large mesure, son niveau de connaissance. À notre avis, plusieurs raisons peuvent expliquer cela. Tout d’abord, ses séjours ont été courts, un peu plus d’un an au total. Lors de son premier voyage, il est passé deux fois par la France, mais son premier passage n’a duré qu’une dizaine de jours, et le deuxième un mois. Le deuxième voyage est plus long, plus de six mois, tandis que le troisième coïncide avec la Commune de Paris. Ces voyages, précipités, ne lui ont pas donné assez de loisirs pour examiner et réfléchir à tous les aspects de la société française. Ensuite, une deuxième raison peut venir de son parcours spécifique. N’étant qu’un étudiant de Tong wen guan (l’École impériale des langues) et non pas lauréat du Concours d’État, il garde constamment un complexe d’infériorité important. Lors de ses voyages en France, il n’avait qu’un poste d’attaché, et les voyages à l’étranger n’étaient pas très bien vus. Il est triste que durant la vie de Zhang Deyi, il n’ait jamais pu se débarrasser de ce sentiment, même si le monde avait bien changé. Une troisième cause à ces rares allusions peut être que Zhang Deyi, profondément influencé par la tradition chinoise, se dévouait entièrement à la cour des Qing. Dans cette perspective, quand il entre en contact avec la société française, il se met naturellement à faire des comparaisons avec la tradition chinoise, pointilleux sur tout et trouvant souvent à redire selon la position confucéenne. Nous en avons vu des exemples dans ses commentaires sur le mariage en France, les contacts entre hommes et femmes, et la religion
19. Zhang Deyi, Récit à la suite […], op. cit., p. 481. 20. Ibid., p. 500. 21. Zhang Deyi, Récit des aventures […], op. cit., p. 482.
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catholique. Sur le point de mourir en 1919, huit ans après la fin de la dynastie Qing, il envoie encore, au titre de sujet de l’Empire, un mémoire posthume à l’empereur déchu, en se servant toujours du nom de règne de celui-ci et professant sa fidélité à l’ancien régime22. D’autre part, la situation où se trouve la Chine dans les années 1860-1870, ainsi que les relations sinofrançaises de l’époque, a sans doute affecté son opinion sur la France, elle qui s’est allié à l’Angleterre pour déclencher la deuxième Guerre de l’Opium. Si les deux premiers voyages de Zhang Deyi avaient pour but d’enquêter sur l’Europe et de négocier des traités, il s’agissait, lors du troisième, d’une délégation présentant des excuses à la suite de l’Affaire Tianjing. Il n’est pas difficile de concevoir sa situation embarrassée. En raison de son patriotisme, rien d’étonnant à ce qu’il ne puisse s’empêcher de mêler ses sentiments personnels à ses commentaires sur la France, trouvant à redire sur tous les aspects en dehors de la technologie scientifique, tels que le système social ou les croyances religieuses. Toutefois, lors de ses trois voyages en France, Zhang Deyi a vu, de ses propres yeux, la technologie de pointe, la vie sociale et les coutumes. Il lui arrive même de faire allusion au système social. Ces «â•›aventures étrangesâ•›» constituent un échantillon de l’histoire des relations franco-chinoise, représentant certains aspects de la société française et contribuant ainsi aux échanges culturels entre les deux pays. Fan Tiequan et Li Xiu Université du Hebei Traduit du chinois par Jin Lu
22. Zhong Shuhe, Cong dongfang dao xifang. Zouxiang shijie congshu xulunji (Recueil des préfaces à la collection «â•›À la rencontre du monde extérieurâ•›»), 2002, p. 69.
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Références Zhang, Deyi, Hanghai shuqi (Récit des aventures étranges d’un voyage maritime), Changsha, Yuelu shushe, 1985 [préf. Meng Bao et Gui Rong]. —, Oumei huanyou ji (Récit du tour de l’Europe et de l’Amérique), Changsha, Yuelu shushe, 1985. —, Suishi faguo ji (Récit à la suite de l’ambassade en France), Changsha, Hunan renmin wenxue, 1982. Zhong, Shuhe, Cong dongfang dao xifang. Zouxiang shijie congshu xulunji (Recueil des préfaces à la collection «â•›À la rencontre du monde extérieurâ•›»), Changsha, Yuelu shushe, 2002.
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L’exotisme avant la lettreâ•›? La France sous la plume des voyageurs chinois en Europe (1866-1891)
Grâce aux missionnaires jésuites, le XVIIIe siècle français a vu se publier une abondance d’écrits portant sur la Chine alors que les premiers récits de voyage de Chinois en France ne sont parus que pendant les dernières décennies du XIXe siècle, sous les règnes des empereurs Tongzhi (1862-1875) et Guangxu (1875-1908). Certes, des sujets de l’Empire des Qing avaient déjà voyagé en Europe, et quelques-uns avaient même écrit leurs aventures, mais aucun n’avait mentionné la France1. À l’exception de Wang Tao, un lettré chinois en rapport avec des protestants anglais, ces auteurs de «â•›lettres chinoisesâ•›» ont tous été diplomates. Les trois décennies qui ont vu paraître ces récits constituent une des époques les plus bouleversantes de l’histoire de la Chineâ•›: la dynastie mandchoue des Qing, affaiblie par les grandes révoltes intérieures et les multiples conflits avec les pays occidentaux, marche vers sa décadence, tandis que la connaissance des pays étrangers s’accroit à un rythme accéléré à mesure que les contacts se multiplient. L’étude de ces récits nous permet de constater la façon dont ceux qui ont vu le pays de leurs propres yeux esquissent l’image de la France en Chine. D’autre part, nous remarquons un exotisme avant la lettre dans certains des récits quand le voyageur pose un regard émerveillé sur la France. Personne n’a employé le mot exotisme ou exotique (yi guo qing diao) car il n’existait pas encore à l’époque en Chine dans l’état actuel de nos recherches2. L’expression est absente de la Siku Quanshu (Bibliothèque complète des quatre branches de la littérature), qui réunit tous les livres chinois de la plus haute antiquité jusqu’au temps de Qianlong3. 1. Le premier Chinois qui rédige un récit sur son voyage en Europe occidentale est Fan Shouyi (1682-1753), qui s’y est rendu en 1708 avec le P. Francesco Provana (1662-1720), mais il ne mentionne pas la France dans ses Shenjian lu (Notes des choses vues). 2. Sur l’émergence du mot exotisme (yi guo qing diao) en Chine et son rapport avec la culture française, voir mon article qui sert d’épilogue à ce collectif, «â•›La France exotique selon Zhang Ruogu et Zeng Puâ•›: vers une définition décentralisée de l’exotismeâ•›». 3. Ce projet ambitieux, proposé en 1772 et démarré l’année suivante, ne fut accompli qu’en 1781. Nous en avons consulté la version électronique à la Bibliothèque de l’Université de Pékin.
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Cet article se propose d’étudier une dizaine d’auteurs, et il convient donc, en premier lieu, de les présenter suivant les dates de leurs voyages. En 1866, Bin Chun, un Chinois des Bannières et fonctionnaire mandchou, a été le premier diplomate que la cour des Qing a envoyé en Europe dans le but de connaître sa géographie et ses coutumes. Robert Hart (1835-1911), Inspecteur Général des Douanes Maritimes des Qing, qui venait de quitter son poste pour rentrer en Angleterre, a servi de guide au groupe, qui comprenait en plus de Bin Chun, son fils, et trois étudiants de Tong wen guan (l’École impériale des langues étrangères). Ayant parcouru une bonne partie de la Chine, ce grand voyageur était fasciné depuis longtemps par les contrées étrangères et se porta volontaire pour partir en voyage, alors que d’autres mandarins reculaient devant la difficulté et la nouveauté de l’entreprise. Son état d’esprit le prédisposait donc à être particulièrement sensible aux charmes des pays lointains. Il a noté ses émerveillements, en prose et en vers, dans Chengcha biji (Notes d’un voyage maritime) et Haiguo shengyou cao (Poèmes sur les sites magnifiques des pays étrangers). Ses ouvrages sont préfacés par de grands savants de l’époque tels que Li Shanlan (18111882) et Xu Jishe (1795-1873). Zhang Deyi (1847-1919), issu d’une famille mandchoue appauvrie, est entré à l’École impériale des langues étrangères afin de faire carrière. L’opinion dominante traitait avec un tel dédain l’apprentissage des langues étrangères que l’École ne pouvait attirer que les enfants des familles des Bannières les moins aisées, à force de récompenses pécuniaires. Malgré ce que l’on considère de nos jours comme une brillante carrière diplomatique, Zhang Deyi a gardé pendant toute sa vie un complexe d’infériorité insurmontable. Écrivain prolifique, il a écrit huit récits de voyage, la plupart publiés uniquement dans les années 19804. En 1866, il fait le tour de l’Europe avec Bin Chun et raconte son expérience dans Hanghai shuqi (Récit des aventures étranges d’un voyage maritime). Il visite de nouveau la France en 1868 mais son Zai shuqi (Nouveau récit des aventures étranges) n’a été publié qu’en 1981 sous le titre de Oumei huanyou ji (Récit du tour de l’Europe et de l’Amérique). Son troisième voyage en France en 1871 a fait de lui un témoin de la défaite de la France dans la guerre franco-prussienne, de la chute du Second Empire, de la Commune de Paris et de l’établissement de la Troisième République5. 4. À l’exception du récit de son septième voyage, qu’on ne peut plus retrouver, tous ses récits ont été publiés dans la collection Zouxiang shijie (À la rencontre du monde extérieur) dirigée par Zhong Shuhe. 5. Son récit, intitulé San shuqi (Troisième récit des aventures étranges) ne fut publié qu’en 1982 sous le titre de Suishi faguo ji (Récit à la suite de l’ambassade en France). Comme unique témoignage chinois de ce moment particulier de l’histoire de France, il mérite une étude à part. Notre analyse touche principalement à ses deux premiers récits.
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Wang Tao (1828-1897), un homme de lettres d’origine de la province du Jiangsu, a traduit pendant treize ans (1848-1860) de nombreux ouvrages occidentaux et confucéens en collaboration avec des missionnaires de la London Missionary Society de Shanghai. Menacé d’un arrêt impérial à cause de ses contacts avec l’armée du Taiping tianguo (Royaume céleste de la Grande Paix), il a dû s’exiler avec l’aide du Consulat anglais. Sur l’invitation de James Legge (1814-1897), il a fait un séjour en Angleterre de 1867 à 1870, durant lequel il a visité la France. Après vingt-deux années d’exil, il rentre à Shanghai sous la protection de Li Hongzhang. Manyou suilu (Notes d’une vie errante) contient l59 notes sur les sites mémorables qu’il a visités durant sa vie mouvementée, dont sept français. C’est en 1868 que la cour des Qing, qui avait toujours refusé d’établir des relations diplomatiques avec les pays étrangers, qui lui sont tous tributaires selon elle, a envoyé le premier corps diplomatique aux États-Unis et en Europe. Zhi Gang, un fonctionnaire mandchou, fait partie de cette délégation dirigée, curieusement, par Anson Burlingame, l’ambassadeur américain en Chine entre 1861 et 1867. Deux facteurs ont imposé ce choix. D’une part, la Chine, fermée depuis longtemps au monde extérieur, manquait de talent diplomatique capable de négocier des traités. D’autre part, la cour impériale, malgré une série de défaites militaires humiliantes, avait du mal à se plier aux étiquettes diplomatiques occidentales. Elle a donc décidé de charger un diplomate étranger, avec une certaine réputation d’équité, de cette délicate mission. Zhi Gang note ses observations et ses réflexions dans Chu shi taixi ji (Récit du premier corps diplomatique en Occident). Guo Songtao (1818-1891), originaire de la province du Hunan, devint un Hanlin (lauréat impérial du Concours d’État en Chine) à l’âge de 29 ans. Envoyé en Europe en 1876 comme premier ambassadeur chinois en Europe, il s’est attiré le courroux des traditionalistes par sa position radicalement réformatrice. Son journal, Shixi jicheng (Notes de l’ambassade en Occident), portant sur ses observations et ses réflexions lors de son voyage maritime de Chine en Europe, fut publié en 1877 mais censuré par un arrêt impérial qui en interdisait la diffusion. La suite de son volumineux journal n’a été publiée qu’en 1984 sous le titre de Lundun yu bali riji (Journal de Londres et de Paris). Li Shuchang (1837-1897), un homme de lettres servant de conseiller d’abord à l’ambassade de Guo Songtao, puis ensuite affecté successivement à Berlin, à Paris et à Madrid durant quatre ans (1877-1881), se passionne pour la géographie et les coutumes mondiales. Très observateur et bien renseigné, il présente au public chinois, dans son Xiyang zazhi (Carnet de
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notes sur l’Occident6), les mœurs, les coutumes, la vie sociale, les institutions politiques et les établissements publics des divers pays européens, offrant ainsi une série de tableaux de mœurs pittoresques dans un style élégant et vivant. Zeng Jize (1839-1890), fils du grand Zeng Guofan (1811-1872), mandarin du premier ordre, succéda à Guo Songtao en tant qu’ambassadeur en Angleterre et en France (1878-1886). Comme son prédécesseur, il s’efforce de bien connaître l’Europe afin de renforcer la Chine. Il se renseigne sur le savoir occidental et s’applique, même avant sa charge diplomatique, à apprendre l’anglais, et plus tard le français. Son récit a connu quatre éditions pendant une quinzaine d’années, dont la première est paru lorsqu’il était encore à Paris7. Serviteur de la Chine pendant une période extrêmement difficile et mouvementé, il fut rappelé de sa mission à la suite de la Guerre franco-chinoise (1883-1885). Xue Fucheng (1838-1894), un savant réformateur au service de Zeng Guofan puis de Li Hongzhang (1823-1901), devient Intendant de Ningshao au Zhejing en 1884, au moment de la Guerre franco-chinoise et a dirigé avec succès la résistance contre les vaisseaux français. Nommé ambassadeur en Angleterre, en France, en Italie et en Belgique (1890-1894), il note en détail tout ce qu’il apprend des pays étrangers afin de rendre service à la Chine. La première partie de son volumineux journal fut publiée en 1892 par ses propres soins et la suite, à titre posthume, en 18978. Chen Jitong (1851-1907), connu en France sous le nom de général Tcheng Ki-Tong, est le seul des diplomates à maîtriser la langue française. Après des études brillantes à l’École Française des Constructions Navales du Fuzhou sous la direction de maîtres français, il a fait un premier voyage en France en 1875, qui a duré un an. En 1877, il y retourne, et commence ainsi une longue carrière diplomatique, qui s’est achevée en 18919. Il est l’auteur d’une série d’ouvrages sur la Chine qui ont remporté un grand succès en France, s’attirant cet éloge du grand savant français Henri Cordierâ•›: «â•›Il était remarquablement intelligent, de manières agréables, fort 6. Li Shuchang, Xiyang Zazhi (Carnet de notes sur l’Occident), publié d’abord en 1900 avec les récits de huit diplomates, paraît séparément en 1981 (Changsha, Hunan renmin chubanshe). Nous nous servons de l’édition française traduite par Shi Kangqiang en 1988, en indiquant les pages entre parenthèses. 7. Nous nous servons de Zeng Jize riji (Journal de Zeng Jize), 1998, l’édition la plus complète, en indiquant, entre parenthèses, le volume en chiffre romain suivi de la page. 8. Chushi ying fa yi bi siguo riji (Journal de l’ambassade en Angleterre, en France, en Italie et en Belgique), 1985. Nous nous référons toujours à cette édition en indiquant les pages entre parenthèses. 9. Pour une étude approfondie sur Chen Jitong, voir Li Huachuan, Wanqing yige waijiaoguan de wenhua licheng (Parcours culturel d’un diplomate de la fin des Qing), 2004.
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obligeant et parlait et écrivait le français avec infiniment d’esprit10.â•›» Il est notamment l’auteur des Parisiens peints par un Chinois, sans précédent dans la tradition littéraire chinoise. À la différence des récits de voyage typiques qui s’adressent aux compatriotes du voyageur, l’ouvrage de Chen Jitong est destiné aux lecteurs français, écrit dans leur langue11, avec une perspective et un style qui nous rappellent les Lettres persanes, si ce n’est que ces lettres sont réellement chinoises. Parmi ces auteurs, on doit distinguer les ambassadeurs qui devaient soumettre leurs rapports au Zongli Geguo Shiwu Yamen (Bureau de l’Administration Générale des Affaires des Diverses Nations) selon l’usage diplomatique de l’époque, dans le but de rendre service à l’État, et ceux qui destinaient leurs récits uniquement à la publication et qui espéraient donc un succès de librairie. C’est chez ces derniers que nous trouvons le plus d’éléments exotiques. Parmi eux, Li Shuchang, troisième secrétaire accompagnant Guo Songtao et Zeng Jize, par ses responsabilités moindres, prête davantage attention aux aspects sociaux et culturels des pays européens et nous en offre des descriptions pittoresques. Afin de rendre service à l’État, les ambassadeurs montrent un souci encyclopédique en mettant par écrit tout ce qu’ils apprennent de l’Occidentâ•›: rapports diplomatiques entre les nations, histoire et géographie, finance et industrie, sciences et technologies, institutions politiques, situations des Chinois à l’étranger, etc. Bien qu’il existe des passages pittoresques, en particulier chez Guo Songtao et Xue Fucheng, la description des paysages exotiques occupe, chez les ambassadeurs, une place relativement mince. Toutefois, malgré leurs préoccupations diplomatiques et utilitaires, ils ne sont pas insensibles au charme des espaces exotiques. Ces récits de voyage prennent des formes diverses. La plupart empruntent le genre que l’on appelle ri ji (notes quotidiennes)12. C’est apparemment le cas de tous les ambassadeurs. Xue Fucheng cite comme modèle du genre les Lai nan lu (Relations d’un voyage vers le sud) de Li Ao (772-836) et les Yu yi zhi (Notes d’aller au service) de Ouyang Xiu (1007-1072). Les récits de ce genre suivent soigneusement l’ordre chronologique et offrent peu de description pittoresque. Afin de laisser place à ses réflexions abondantes, Xue Fucheng prend également l’exemple des Ri zhi lu (Notes quotidiennes 10. Henri Cordier, Histoire des relations de la Chine avec les puissances occidentales (1860-1902), 1902, vol. 3, p. 68. 11. Chen Jitong (Tcheng-Ki-Tong), Les Parisiens peints par un Chinois, 1891. Zhang Ruogu avait traduit un des essais du recueil «â•›Les cafés de Parisâ•›» dans son ouvrage intitulé Yi guo qing diao (Exotisme), 1929. 12. J’évite de traduire ce terme par le mot journal, qui se prête à plusieurs sens en français.
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du savoir) de Gu Yanwu (1613-1682). Li Shuchang organise son contenu en deux catégories, les relations thématiques et sept articles qu’il nomme récits de voyage (you ji). En tant que genre littéraire, les you ji jouissent d’une longue tradition en Chine et comptent déjà un grand nombre d’ouvrages célèbres dès les dynasties des Tang (618-907) et des Song (960-1279), pour atteindre une maturité avec les récits de Xu Xiake (1586-1641) sous la dynastie des Ming. Suivant la tradition de Xie Lingyun (385-433), Li Daoyuan et de Xu Xiake, les récits de voyage du genre you ji mêlent aux descriptions pittoresques les réflexions des lettrés voyageurs. Dans les Notes d’une vie errante, tout en respectant l’ordre chronologique, Wang Tao ne sélectionne que les lieux mémorables qu’il a visités. Il se range d’ailleurs derrière la tradition du you ji parce que c’est ainsi qu’il intitule ses récits du Japon (Fusang you ji). À la différence des auteurs des relations quotidiennes, ni Li Shuchang ni Wang Tao ne raconte les circonstances et l’itinéraire de leurs voyages, mais présentent plutôt aux lecteurs leurs impressions et observations sur des lieux ou des thèmes particuliers. De toute évidence, lorsque les auteurs de ces premiers récits sont arrivés en France, ils ne se trouvaient pas devant un monde totalement inconnuâ•›: leur perception avait déjà été formée par les travaux des Européens et par des contacts antérieurs. Les Jésuites avaient offert une présentation, quoique sommaire, des pays européens, y compris de la France, d’abord en 1623, dans Zhifang waiji (Documents non-officiels sur les pays étrangers) de Giulio Aleni, ensuite dans les Xifang yaoji (Notions essentielles sur les pays d’Occident), publiées en 1660 à Pékin, par Ludovico Buglio (1606-1682), Gabriel de Magalhaens (1609-1677) et Ferdinand Verbiest (1623-1688). Matteo Ricci a d’ailleurs composé, en 1584, Yudi shanhai quantu (La carte complète des montagnes et des mers du monde). Mais dans un usage courant, c’était surtout le mot xi yang, qui veut dire océan occidental, ou Occident, que l’on retenait pour désigner l’Europe puisque les gens avaient du mal à distinguer un pays européen d’un autre. La première revue moderne de langue chinoise publiée en Chine, Dongxiyang kao meiyue tongji zhuan (Revue mensuelle orientale et occidentale, 1833-1838), fondée par Karl Friedrich August Gützlaff, missionnaire et savant allemand, présente au public chinois, à travers une vision chrétienne, une connaissance encyclopédique du monde et de l’Europe en particulier. À la diffusion des ouvrages des Européens en Chine s’ajoutent des contacts accélérés entre les Chinois et les Européens, notamment après la Guerre de l’Opium en 1840, ce qui rend possible la rédaction d’ouvrages géographiques par des Chinois, tels Sizhou zhi (Annales des quatre continents) de Lin Zexu, Haiguo tuzhi (Géographie des pays au-delà des mers) de Wei Yuan en 1842 et surtout Yinghuan zhilue (Précis d’histoire du
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monde) de Xu Jishe (1795-1873) en 1848, que son ami Bin Chun, premier diplomate chinois envoyé en Europe, mentionne fréquemment dans son récit auquel Xu Jishe rédige une préface. D’autre part, les contacts avec les douaniers, les interprètes, des maîtres de langue, des diplomates et parfois les membres de leur famille permettent aux voyageurs d’acquérir une nouvelle perception de la société européenne. À Shanghai, Zhang entend un piano, qu’il appelle «â•›instrument de musique étrangerâ•›» (yang qing), sur lequel joue la sœur d’un ami d’un maître d’anglais et il le trouve agréable. On constate que les premiers voyageurs ont fourni des renseignements à leurs successeurs. Le marquis Zeng, par exemple, note dans son journal qu’il lit les récits de Bin Chun, de Guo Songtao et de Liu Xihong. Les récits de voyage ne contiennent donc pas uniquement des observations sur place mais ils se nourrissent des récits antérieurs. Xue Fucheng, quant à lui, estime que 50 à 60% de son récit vient de recherches qu’il a effectuées, contre 30 à 40% seulement de ce qu’il voit et entend (61). Pierre Brunel constate déjà ce phénomène dans sa préface aux Métamorphoses du récit de voyageâ•›: La littérature de voyage fait en quelque sorte boule de neige. Non seulement les ouvrages précédents peuvent servir de guide au voyageur (Goethe utilise Volkmann, et Stendhal Lalande), mais encore le récit de voyage nouveau s’enrichit de leur substance. Pour l’érudit, l’invitation au voyage se transforme alors en sollicitation d’une archéologie livresque13.
Certaines de leurs sources paraissent plus inattendues. Ainsi, le marquis Zeng apprend l’histoire de France d’une nappe où se trouvent dessinés les portraits des rois et des chefs politiques (II, 940). Si l’on compare ces récits, on peut mesurer la rapidité avec laquelle les Chinois ont acquis des connaissances sur la France, profitant des témoignages publiés, des contacts multipliés avec des Européens sinophones et de leur maîtrise croissante des langues occidentales. Pourtant, même chez les premiers voyageurs, tel que Bin Chun, on peut soupçonner une influence de certains schémas préexistants. Après avoir décrit les apparences bizarres de bien des passagers dans le vaisseau, Bin Chun loue les traits réguliers et gracieux des passagers des pays européens, surtout les femmes, qui portent des vêtements d’une grande finesse et d’une beauté exquise14. Il est remarquable que, parmi les 170 personnes venues de 17 pays, seuls les Européens aient gagné sa faveur. Il est probable que la présentation favorable des Européens sous 13. François Moureau (dir.), Métamorphoses du récit de voyage. Actes du Colloque de la Sorbonne et du Sénat, 1986, p. 8. 14. Voir Bin Chun, Chengcha biji (Notes d’un voyage maritime), dans Lin Zhen, Xihai jiyou cao (Récit du voyage en Océan occidental), 1985, p. 101. Nous nous référons toujours à cette édition en indiquant les pages entre parenthèses.
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la plume des Jésuites ait exercé une influence sur lui15. Bien avant son départ pour l’Europe, le marquis Zeng considère déjà la France comme un pays réputé pour sa politesse, dont le protocole est suivi par tous les pays occidentaux. C’est à Joseph Frandin, interprète du Consulat français en Chine, que Zeng s’adresse afin qu’il intercède auprès des diplomates occidentaux pour que les épouses des membres du corps diplomatique chinois socialisent uniquement avec des femmes et ne soient pas obligées d’assister aux banquets où des hommes seront présents (II, 803-804) car cela constitue, à l’époque, une transgression pour les Chinoises bien nées. Une autre anecdote peut ici être rapportée. Alors que le marquis Zeng se trouva en désaccord avec le consul anglais Arthur Davenport, qui insistait pour que Zeng lui rende visite en premier et qui demandait à d’autres consuls de suivre son exemple, Victor Gabriel Lemaire, le consul de France en Chine, après avoir rendu visite au marquis Zeng, fut suivi par tous les autres consuls, qui se disaient que «â•›c’est la France qui s’y connaît le mieux en politesseâ•›» (II, 809). Bien que moins observateur que Li Shuchang, le marquis Zeng est celui qui semble avoir profité le plus de ses conversations et contacts avec les Européens. On mesure mieux l’importance des schémas préexistants quand on constate le fait qu’aucun de ces voyageurs, pas même les plus descriptifs tels que Zhang Deyi et Li Shuchang, n’ont pu remarquer de différence entre les jardins à l’anglaise et à la française. Bin Chun rapporte brièvement sa visite des divers jardins sans offrir de comparaison. Li Shuchang, qui a écrit tout particulièrement un article portant sur les parcs occidentaux, déclare même que «â•›l’aménagement des jardins ne diffère guère d’un pays à l’autreâ•›» (104). Nous voyons ici un cas remarquable de «â•›vision sélective16â•›» du voyageur, pour reprendre un terme de Michel Cartier. L’œil, quelque observateur qu’il soit, n’arrive pas toujours à percevoir des distinctions quand l’esprit n’y concourt pas. Cependant, nous n’entendons pas sous-estimer l’importance visuelleâ•›: l’illustrateur chinois des Notes d’une vie errante de Wang Tao n’arrive pas à imaginer la France sans lui donner des éléments chinois, car il n’a sans doute jamais vu la France de ses propres yeux, alors que les illustrateurs du Livre des merveilles de Marco Polo ajoutent des éléments européens familiers, tels qu’un château à l’horizon, ou un moulin, dans une
15. On a déjà remarqué cette tendance des Jésuites à embellir l’Europe dans leurs écrits en chinois. Voir par exemple, Erik Zürcher, «â•›China and the Westâ•›: The Image of Europe and Its Impactâ•›», dans Stephen Uhalley et Xiaoxin Wu (dir.), China and Christianityâ•›: Burdened Past, Hopeful Future, 2001, p.€43-61. 16. Michel Cartier, préface à Li Shuchang, Carnet de notes sur l’Occident, op. cit., p. xi.
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scène censée exotique représentant Gengis Khan chassant dans son palais 17. Nous voyons donc l’importance du voyage et des observations visuelles, mais aussi celle des préparations aux différences culturelles. Le niveau linguistique des voyageurs diffère. Le premier diplomate chinois en Europe, Bin Chun, ne connaissait aucune langue européenne, tandis que le général Chen Jitong a été capable de devenir un auteur en vogue en France. Le marquis Zeng, ayant passé des années à apprendre l’anglais, d’abord sans aucun contact avec des Européens dans sa province d’origine du Hunan, où il n’avait que quelques dictionnaires, pouvait lire et converser en anglais. Parmi les deux écrivains les plus descriptifs, Zhang Deyi est à l’aise en anglais, tandis que la formation linguistique de Li Shuchang, en anglais ou en français, reste très limitée, même s’il admet qu’«â•›il est de la première nécessité de maîtriser une langue étrangère avant de partir en missionâ•›» (169). La question de la langue pèse sur la représentation de la France offerte par ces voyageurs qui se trouvaient contraints de recourir aux services d’Européens sinophones de qui ils tenaient une grande partie de leurs informations. Bin Chun a entrepris son voyage de 1866 avec l’aide de Robert Hart, Zeng Jize avait des conversations fréquentes avec des Européens et Li Shuchang s’est fait accompagner par des diplomates européens lors de ses visites. Les images qu’ils dressent de la France se conforment donc assez bien à ce que Daniel Pageaux nomme l’«â•›auto-image18â•›» des Européens. Les diplomates avaient encore une autre source à leur disposition, à savoir les premiers étudiants chinois en France, qui les ont renseignés sur la culture européenne et leur ont servi de guide. Les plus célèbres sont Ma Jianzhong et Yan Fu. Il n’est donc pas étonnant que Zhang Deyi et Chen Jitong présentent les tableaux les plus particuliers de la France, tous les deux connaissant mieux que les autres une langue européenne. Le premier, par la naïveté et l’acuité de son regard, élabore des descriptions minutieuses et vivantesâ•›; le second, moins descriptif sans doute, mais plein d’une connaissance éminente de la société française, offre des observations et des réflexions qui frappent par leur finesse et leur profondeur. L’impression visuelle constitue un élément important des récits de voyage. C’est parce qu’il a été le premier diplomate envoyé en Europe par la cour des Qing, chargé d’en rapporter les situations géographiques et les coutumes locales, que Bin Chun a dépeint avec enthousiasme, en prose et en vers, les pays visités. Comme Zhang Deyi, il décrit avec attention 17. Gérard Veyssiere, «â•›Les illustrations du Livre des merveilles sont-elles exotiquesâ•›?â•›», dans Alain Buisine, Norbert Dodille et Claude Duchet (dir.), L’exotismeâ•›: actes du colloque de Saint-Denis de la Réunion, 1988, p. 165. 18. Voir Daniel-Henri Pageaux, La littérature générale et comparée, 1994, p. 65.
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le vaisseau et les paysages qu’il observe avec un regard émerveillé et des termes élogieux lors de son voyage maritime. Marseille est la première ville française par où tous les voyageurs chinois sont entrés en France et chacun nous en offre sa description. Bin Chun, comme tous les autres après lui, est impressionné par les grands bâtiments et les becs à gaz, aussi nombreux que les étoiles, qui font de Marseille une ville des lumières dans la nuit. Zhang Deyi porte son tout premier regard sur les bâtiments blancs à huit ou neuf étages. Il dépeint les objets qui attirent son attention, becs à gaz, ascenseurs, chemins de fer, trains, guides de voyage, télégrammes, etc. qui n’existaient pas encore en Chine et pour lesquels il a dû inventer des mots pour les nommer. C’est sous la plume de Wang Tao que l’on apprend la prospérité des quartiers commerciaux, la splendeur architecturale et le luxe du décor en Occident, tant et si bien qu’il s’est cru dans une demeure céleste en arrivant à Marseille19. Plus détaillé et prolixe que Bin Chun, Zhang Deyi, en insistant davantage sur la singularité du monde qu’il visite dans son Hanghai shuqi (Récit des aventures étranges d’un voyage maritime)20, porte son regard émerveillé sur les paysages, les décors et les objets nouveaux. Rien n’échappe à son regard curieux, y compris le vaisseau français qui le transportait en France. On y découvre ses dimensions, la décoration et les installations des cabines, des salles de bains, son personnel, les divertissements et la machination. Il va jusqu’à donner une présentation minutieuse des services de table, des boissons, des fruits et des plats. Il raconte soigneusement les événements, faisant voir leur déroulement, plutôt que de les résumer synthétiquement comme le fera Zeng Jize. Si l’on compare sa description avec celles des voyageurs après lui, tel que Li Shuchang ou Chen Jitong, on remarque que, malgré sa minutie, l’organisation de l’espace reste confuse. Le lecteur manque de repères spatiaux pour situer les endroits qu’il décritâ•›: les noms propres lui manquent et il doit, de surcroît, inventer des mots, que le chinois moderne n’a pas toujours adoptés, afin de nommer les objets qui n’existaient pas alors en Chine. Si la description des objets est chez lui d’une grande précision, celle des paysages rappelle parfois des stéréotypes littéraires chinois. D’autre part, on remarque l’absence quasi totale des portraits physiques chez Zhang Deyi, qui se contente par exemple de mentionner les «â•›jeunes beautés de seize ansâ•›» sans les décrire21, sans doute parce que la tradition littéraire 19. Wang Tao, Manyou suilu tuji (Notes illustrées d’une vie errante), 2004, p. 56. 20. Zhang Deyi, Hanghai shuqi (Récit des aventures étranges d’un voyage maritime), 1981. 21. Il informe tout de même brièvement que «â•›les femmes sont appréciées pour les cheveux noirs, blonds et roux, la taille fine et les petits pieds, les seins élevés et les grandes fessesâ•›» (ibid., p. 54). C’est déjà très précis par rapport à la norme traditionnelle chinoise.
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chinoise offre très peu de description physique des figures féminines. Si ses impressions forment l’essentiel de son récit, il nous raconte de temps en temps les réactions qu’il cause parmi les Français, dont la curiosité rappelle celle que cause Rica à Parisâ•›: les campagnards qui prenaient les jeunes Chinois pour des femmes, les passants qui se poussaient pour être les premiers à les voir, s’informant, les montrant du doigt, s’étonnant et les admirant22. Les Français n’étaient pas les seuls à montrer un grand étonnement à la vue des Chinois car partout en Europe ces scènes sont répétées. Les Chinois et les Européens se constituent mutuellement en objets exotiques par leurs regards croisés. C’est surtout Paris qui envoûte les voyageurs. À Paris, Bin Chun se rend au théâtre, dont il décrit en particulier le décor, qu’il trouve merveilleux et incroyable. Lors d’une réception d’État, il admire les vêtements et les bijoux des grandes dames, et se demande s’il n’était pas dans un palais céleste (110). Il semble aimer tout ce qui est européen, la hauteur des bâtiments, la propreté des rues, le paysage, les jardins, les décors, le théâtre, la musique, la peinture, les bals, la politesse, les mets exquis, les parfums et les belles femmes comparables aux grandes beautés chinoises. Après avoir fait le tour de l’Europe, il nomme la capitale de la France «â•›la première ville de la terre occidentaleâ•›» (134). Comme tous les voyageurs chinois après lui, Zhang Deyi admire l’aménagement urbain de Paris. La lumière nocturne fait pâlir les étoiles, les bâtiments sont bien alignés, les jardins, les théâtres, les cafés, les restaurants et les bancs publics sont abondants, un système de nettoyage assure la propreté des rues et la présence des agents de police garantit le bon ordre. Il admire la photographie, la poste, le zoo, le musée. Il raconte par le menu ses distractions en France, en particulier le théâtre et le cirque. L’hôtel où il logeait fait l’objet d’une description minutieuse. Vers la fin de son voyage, il émet son jugementâ•›: Paris est supérieure aux autres métropoles européennes. Ce mythe de Paris est propagé par d’autres voyageurs. Wang Tao, qui consacre six essais à la capitale française, la présente comme une grande métropole européenne, hors pair, qui possède des palais splendides, des habitations prospères et des jardins magnifiques. Les rues de Paris, selon Li Shuchang, sont les plus propres de toutes les métropoles occidentales. L’Avenue des Champs-Elysées, avec ses espaces verts et ses divers établissements de loisirs (cafés, musée, cirque, trottoirs, sièges publics), en font «â•›la première rue de la planèteâ•›» (102), et l’Opéra mérite le nom du «â•›premier théâtre du monde, réputé pour sa magnificenceâ•›». Ses infrastructures sont bien
22. Ibid., p. 36.
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conçues, les égouts de Paris étant, avec le métro de Londres, une des deux «â•›merveilles du mondeâ•›» (104). Il n’est pas jusqu’aux Catacombes qui ne possèdent cette qualité de ne pas émettre d’odeur désagréable. La description de Li Shuchang contribue essentiellement à la formation en Chine d’une image de Paris, qu’on associe désormais au luxe et à la magnificence. L’Exposition universelle en 1878, dont plusieurs voyageurs, tels Li Shuchang et Guo Songtao, sont témoins, donne du lustre à cette image splendide de Paris. On peut constater que Li Shuchang est un francophile enthousiaste, tandis que le marquis Zeng reste admiratif mais critique. Ce qui frappe Zeng au premier abord, ce sont les dimensions des bâtiments. Son hôtel a neuf étages, et quand on regarde du haut du bâtiment les chevaux en bas, ils paraissent aussi petits que les chiens ou les moutons (II, 826). Il est impressionné par l’abondance des marchandises dans les grands magasins parisiens. Comme Z hang Deyi, Z eng remarque l’usage commun des ascenseurs, qu’il appelle la chambre mécanique. Aux yeux de Zeng, certains des hôtels occidentaux sont plus magnifiques que des palais (II, 826). Voici un commentaire sur Paris qu’il nous livre dès le début de son séjourâ•›: Paris est célèbre parmi les pays occidentaux pour sa magnificence. Les riches des divers pays qui y voyagent fréquemment, au lieu de se concentrer sur les activités bienfaisantes, s’adonnent aux dépenses vaniteuses et excessives, qui n’offrent que des plaisirs aux oreilles et aux yeux (II, 837).
Moins sensible donc à ce qui plaît aux yeux, le marquis Zeng donne nettement moins de descriptions que Zhang Deyi ou Li Shuchang. Parmi nos voyageurs, Chen Jitong est le seul qui ait vu l’Exposition universelle de 1889. Ayant déjà passé une dizaine d’années en France et connaissant parfaitement la langue, Chen Jitong est bien placé pour en offrir une présentation informée, mais il choisit d’emprunter le regard naïf d’un compatriote qui ne connaît qu’un peu de français. Son récit pittoresque, mêlé de réflexions ironiques, rappelle les lettres de Rica et vient évidemment de la main de l’auteur lui-même, qui connaît bien le goût de son public. Prenons le cas de la description de la Tour Eiffelâ•›: [On y trouve] une espèce d’échelle en fer, qui monte, monte et n’en finit pas, et qu’on appelle la Tour Eiffel. On peut aller jusqu’en haut, par un escalierâ•›; mais on préfère s’y faire monter dans une espèce de caisse à deux étages, qui vous tire avec un bruit effroyable et vous porte au sommet, avant que vous ayez le temps de réciter trois préceptes de Confucius23.
23. Chen Jitong, op. cit., p. 25.
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Pourquoi cette description est-elle adoptée, aux dépends d’une autre, plus experteâ•›? L’auteur préfère les réactions du voyageur devant un monde qui lui est nouveau, afin d’offrir une peinture plus naïve des objets et des phénomènes qu’on peut y observer, et, en un mot, en retracer un tableau plus exotique. Grâce à cette optique distanciée, la Tour Eiffel devient, pour un lecteur français, aussi exotique que pour son observateur chinois. L’auteur introduit parfois deux temps dans son récit, celui du premier regard et de la surprise, et celui où toutes ces choses deviennent naturelles pour lui au bout d’un séjour prolongé. Cependant il privilégie son premier regard, qui lui fait apercevoir des choses «â•›si nouvelles aux yeux de l’étranger, mais que les Parisiens ne remarquent même pas, tant ils y sont habitués 24â•›». Même en tant qu’expert, il n’oublie jamais de signaler la distance entre l’observateur chinois et la société française, distance qui assure sa vision exotique malgré une connaissance prodigieuse. De ce fait, nous concluons, avec Alec G. Hargreaves, que «â•›le vrai fond de l’exotisme, c’est donc une distance mentale25â•›», parce que géographiquement, au moment d’écrire cet ouvrage, Chen Jitong est en France depuis une quinzaine d’années. Son cas sert même à démontrer que l’exotisme n’est pas condamné à être superficiel ou éphémère, comme le constate encore Hargreavesâ•›: Basé sur l’ignorance ou l’incompréhension, l’exotisme n’est-il pas ipso facto superficiel par rapport aux terres qu’il évoqueâ•›? Si, au contraire, à force d’expérience et peut-être d’études on fait éclater des barrières de l’incompréhension, ne détruit-on pas purement et simplement le sentiment exotique26â•›?
Le cas de Chen Jitong montre que la connaissance ne détruit point l’exotisme. Pour que la France cesse d’être exotique à l’auteur chinois, il faut qu’il y ait une identification complète et qu’il se fasse une âme entièrement française. On peut se demander si cette métamorphose est possible, mais dans tous les cas elle reste trop rare pour menacer l’exotisme. En fait, si l’on veut trouver des attitudes incompatibles avec l’exotisme, il faut plutôt aller du côté de la xénophobie et de l’indifférence, et non pas de la connaissance, même mêlée d’une ironie prononcée, comme le suggère encore Hargreaves27. Le relatif manque d’exotisme chez Zhi Gang ne doit donc pas étonner, lui qui réitère la conclusion que la Chine attache de l’importance à la raison, tandis que l’Occident fait grand cas des sentiments. Il refuse d’entrer dans les détails, inutiles selon lui, des objets étranges et des techniques 24. Ibid., p. 225. 25. Alec G. Hargreaves, «â•›Exotisme et distance subjectiveâ•›: Segalen face à Tahitiâ•›», dans Exotisme et création. Actes du Colloque international (Lyon, 1983), 1985, p. 323. 26. Ibid., p. 323. 27. «â•›L’ironie va essentiellement à l’encontre de l’exotismeâ•›» (ibid., p. 329).
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surprenantes, au profit des informations pratiques servant à l’intérêt national et au bien-être du peuple28. Si tous les auteurs partagent plus ou moins ces mêmes soucis, d’autres sont plus sensibles à l’attrait de la couleur locale, montrant un émerveillement devant la splendeur d’un monde lointain et s’adonnant aux descriptions concrètes et pittoresques. Or, c’est précisément la description qui, selon Pierre Berthiaume, «â•›constitue le fonds de commerce de l’exotisme29â•›». Chose curieuse, tous les voyageurs apprécient les jardins publics où les passants se reposent et où les enfants s’amusent. Sous la plume de Zeng Jize, la France et l’Angleterre ne s’épargnent aucun effort pour construire d’immenses jardins publics, ce qui est conforme, sans qu’ils le sachent, à la morale prêchée par Menciusâ•›: «â•›Partage tes biens avec le peuple, et alors il n’a pas de plainteâ•›» (II, 838). La référence à Mencius lui permet de louer cet aspect du système occidental, inexistant alors en Chine, sans craindre d’encourir la colère de la cour mandchoue ni de blesser l’amour-propre de ses compatriotes. Il n’est pas étonnant que ces voyageurs attachent autant d’importance aux impressions visuelles qui sont reliées par Roger Marthé à l’exotismeâ•›: La littérature exotique se propose de révéler au public un pays étranger, dont la singularité est susceptible de lui plaire. Rien d’étonnant à ce qu’elle s’adresse surtout à la vue, puisque le lecteur, suivant à la piste l’écrivain, tient le rôle du touriste qu’un guide avisé initie aux secrets d’un autre monde30.
Il va sans dire que la place relative qu’occupe la description dépend en partie de l’objectif que poursuit le voyageur. Voulant connaître les adversaires de la Chine dans l’intention de résister à leur agression, Xue Fucheng ne se limite donc pas aux impressions visuelles du voyageur, mais tâche de fournir des renseignements détaillés qui expliquent les divers systèmes des pays européens, notamment ceux de l’Angleterre et de la France, afin de proposer des stratégies diplomatiques. S’il se sent ébloui quand il regarde tout Paris du haut de la Tour Eiffel (111), son admiration porte davantage sur le système capitaliste qui permet de réunir des fonds considérables pour un grand projet (524). Il se comporte donc moins en voyageur qu’en savant et en fonctionnaire, de sorte que seul un tiers de son récit provient de ce qu’il voit et entend, le reste étant fondé sur ses recherches. Il fait attention à ne pas répéter ce que les voyageurs avant lui avaient déjà rapporté (il 28. Zhi Gang, Chushi taixi ji (Récit du premier corps diplomatique en Occident), dans Lin Zhen, op.€cit., p. 314. 29. Pierre Berthiaume, «â•›Les Lettres persanes ou l’exotisme sans l’exotismeâ•›», Lumen 24 (2005), p.€6. 30. Roger Marthé, L’exotisme d’Homère à Le Clézio, 1972, p. 26.
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mentionne souvent l’ouvrage de Guo Songtao). S’il partage la conclusion de Li Shuchang, Paris est la première capitale de la planète, il en offre peu de description pittoresque à la manière de son prédécesseur. Un lecteur qui cherche de l’exotisme dans son journal sera déçu quand, par exemple, un jour où il faisait beau et doux, Xue Fucheng a fait une visite dans un grand bois sans nous dire un mot de ce qu’il a vu, sans même en indiquer le nom (484), tandis qu’il offre des détails géographiques sur Bornéo où il n’a jamais mis le pied. Le Parc des Buttes de Chaumont, qu’il décrit sommairement, manque d’attrait naturel pour son goût (523). Il préfère, de loin, les fleurs chinoises, très parfumées, aux fleurs occidentales (528). Son goût reste profondément chinois en ce qui concerne la cuisine, les vêtements ou l’architecture (598). C’est ainsi qu’il s’expliqueâ•›: Les maisons chinoises sont bâties sur le terrain et embellies par des kiosques, des terrasses, des tours et des pavillons qui lui confèrent une délicatesse sinueuse. Il y a toujours une cour à l’intérieur, qu’on peut aménager à sa guise en y mettant des rocailles et des pierres de forme fantastique, des balustrades en zigzag et des étangs limpides, des fleurs rares et des arbres singuliers. L’Occident, en revanche, ne prise que des bâtiments à quatre ou cinq étages, aux dépens de tous les autres styles. Même ceux qui portent le nom de palais, ne sont que des grands bâtiments. Ce qui est d’autant plus fade, c’est que même les immeubles d’une qualité ferme et fine n’ont jamais de cour intérieure, et donnent sur la rue par les quatre côté (598).
Xue Fucheng, qui fait preuve d’un esprit ouvert à bien des égards, est trop influencé par l’esthétique chinoise pour apprécier l’architecture européenne à sa juste valeur. Nous précisons pourtant qu’il n’est pas insensible à la beauté visuelle et qu’il apprécie la peinture européenne, comme bien des Chinois de son temps. La description de ses observations visuelles, bien que peu nombreuse en proportion, n’en reste pas moins vivante et gracieuse. La plus célèbre porte sur un musée de statues en cire et un musée de peinture (111)31. Mais ces passages sont rares dans un journal qui montre une curiosité presque encyclopédique. La description des impressions visuelles amène fréquemment à l’éloge des divers aspects du système européen. Les voyageurs vantent librement les avancées technologiques en Europe. Bin Chun décrit le train qu’il prend (104) et la machine à fabriquer les monnaies (110). Zhang Deyi, qui reste discret sur le plan social et politique, révèle le financement de la fabrication des trains par les riches marchands et les notables, qui en partagent le profit avec le gouvernement. Il remarque la simplicité cérémonielle de l’empereur de France, qui n’est accompagné que d’une dizaine de gardes 31. Cet extrait, rédigé dans un chinois classique élégant, est souvent choisi par les manuels de l’enseignement secondaire en Chine.
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au théâtre, et qui se promène dans les rues en se confondant avec la foule (49). Wang Tao est saisi d’admiration devant la rapidité et l’efficacité des trains français. Sous la plume de Li Shuchang, la France est un pays où les désaccords politiques sont réglés d’une manière pacifique, comme le montre la démission du président Mac-Mahon, et où l’État prend des mesures efficaces afin d’encourager les études, de s’occuper des populations désavantagées (aveugles, militaires blessés ou en retraite), et d’assurer un niveau de bien-être général. Xue Fucheng n’hésite pas à faire appel à ses compatriotes pour qu’ils suivent le modèle de l’Occident en se consacrant aux sciences et aux technologies. Il déclare qu’ils n’ont aucune raison de reculer devant une telle entreprise, puisque c’est en apprenant des autres qu’un pays devient puissant. L’Occident n’avait-il pas puisé dans les savoirs de l’antiquité chinoise (133)â•›? Suivant un tel esprit, Xue Fucheng ne manque jamais de signaler les avantages systématiques qu’il découvre dans divers pays occidentauxâ•›: le commerce, l’organisation militaire et la médecine. Il rapporte ainsi sa visite d’une grande usine de fabrication de soie à Lyon, le centre européen de cette industrie, qu’il compare aux villes chinoises de Suzhou et de Hangzhou. Les voyageurs vantent tous le système d’éducation des pays occidentaux, que Xue Fucheng voit comme la raison principale de leur prospérité. Si tant de voyageurs ont pu louer avec impunité divers aspects du système européen, comment expliquer le scandale causé par Shixi jicheng (Notes de l’ambassade en Occident) de Guo Songtaoâ•›? Ce dernier s’oppose systématiquement au sino-centrisme dominant parmi les mandarins. Son éloquence brillante, jointe à son caractère franc, n’ont fait que lui attirer de puissants ennemis. Non content de ne pas tarir d’éloges sur l’Europe, il a eu l’audace de vanter le système politique anglais, en particulier la monarchie constitutionnelle, la séparation des pouvoirs et la liberté de la presse, ne cachant jamais son admiration pour les «â•›barbares étrangersâ•›». Se rendant compte que la civilisation occidentale avait dépassé celle de Chine, il est allé plus loin que les autres participants du yangwu (mouvement d’occidentalisation), qui ne reconnaissaient que la supériorité technologique de l’Occident, en affirmant que c’est du système politique et de la culture que l’on devait tirer des leçons. Face à la faiblesse de la Chine par rapport aux puissances occidentales qui ne recherchaient, selon lui, que des débouchés commerciaux, il préconise une stratégie diplomatique conciliante grâce aux contacts et aux négociations, ce qui a fait crier au scandale ses adversaires. Parmi tous les diplomates que nous étudions, il est le seul qui s’est intéressé à l’histoire des idées en Europe. Il note que c’est Descartes qui a fondé la méthode scientifique en Occident et connaît Leibniz, Voltaire et Rousseau.
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C’est sur le plan des rapports humains que les différences entre les voyageurs s’affichent. Bin Chun porte un regard serein sur les coutumes occidentales. Il observe les couples dans le vaisseau qui l’amène en Europe. Les belles femmes portent des vêtements faits de tissus fins et légers d’une beauté exquise, et leurs maris les servent avec autant d’assiduité que des serviteurs. Les conjoints se promènent ou s’allongent sur des chaises, en se murmurant des paroles tel un gazouillement d’hirondelles. Ces couples unis et innocents attirent l’envie admirative de notre diplomate. Il note les différences dans les coutumes sans s’en choquer. Ainsi, on enlève son chapeau en signe de politesse, la mariée porte la couleur blanche – couleur du deuil en Chine – et hommes et femmes se serrent la main par simple marque de respect, ce qui est contraire à la doctrine morale de Confucius, qui prévient le contact physique entre les deux sexes. Tout en vantant la beauté des jeunes Françaises, Wang Tao remarque les mœurs libres en France, qui contrastent avec l’Angleterre qu’il n’avait pas encore vue. Guo Songtao, au contraire, déclare que les Européens se conduisent mieux que les Chinois, parce que les princes, bien que dansant toute la nuit avec les femmes, ne transgressent jamais les règles. Xue Fucheng, en même temps qu’il admire les services publiques dans les pays occidentaux, écoles, hôpitaux, prisons et rues (272), en même temps qu’il fait référence aux mœurs anciennes de Chine, déplore les principes qui gouvernent les relations familiales, elles qui n’exigent point de piété filiale et privilégient les femmes aux dépens des hommes (272), ce qui est là encore contraire à un principe confucéen, les wu lun (cinq relations morales), qui prescrivent des règles de conduite à observer entre père et fils, prince et sujets, mari et femme, aîné et cadet, et entre amis. D’autres voyageurs, tel Zhi Gang, partage le même avis. Il arrive aux voyageurs de livrer leurs réflexions sur les caractères nationaux. Zhi Gang constate que «â•›la Chine attache de l’importance à la raison et sous-estime les sentiments, tandis que l’Occident fait grand cas des sentiments et méprise la raison32â•›», ce qui explique que les activités où se mélangent hommes et femmes, bals ou bains de mer, ne peuvent se pratiquer en Chine. On trouve dans le récit du Marquis Zeng un grand nombre de réflexions comparatiste, qui suivent fréquemment les schémas oppositionnels Chine / Occident ou France / Angleterre. Selon lui, si le système de parenté en Occident manque de précision, en ne distinguant nullement les parents maternels et paternels, c’est parce que les Occidentaux estiment autant les 32. Zhi Gang, Chushi taixi ji (Récit du premier corps diplomatique en Occident), dans Lin Zhen, op.€cit., p. 325.
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hommes que les femmes (II, 780). En tant qu’ambassadeur en France et en Angleterre, Zeng compare souvent ces deux pays. «â•›Les Anglais et les Français ont tous le goût de louer leur propre pays et de se moquer des coutumes d’un autreâ•›» (II, 838). Dans les deux pays la terre coûte cher, et l’on bâtit donc des immeubles à étages pour en profiter au maximum. Zeng tente d’analyser les différencesâ•›: Les Anglais sont doués pour le commerce et y gagne leur fortune, tandis que les Français s’adonnent au luxe et dissipent leur richesse. Habiles à gagner du profit, les Anglais n’abaissent pas le prix même quand leurs produits sont d’une mauvaise qualitéâ•›; puisque les Français sont dépensiers et par conséquent ont la coutume d’aimer excessivement le luxe, les produits coûtent donc très cher en France. Les deux pays sont bien différents, mais pour les visiteurs il s’agit du même inconvénient (II, 838-839).
Xue Fucheng établit également des parallèles entre l’Angleterre et la France, les deux plus grandes puissances européennes de l’époque, l’une se servant du commerce et l’autre de la religion chrétienne afin de dominer les autres pays (61). Il remarque fréquemment l’habilité des Anglais au commerce, qu’il considère essentiel pour la prospérité d’un pays, bien que la Chine traditionnelle a toujours méprisé le négoce. En revanche, Xue Fucheng insiste surtout sur l’abondance des ressources naturelles de la France et sur la qualité de son industrie. Si les Anglais sont relativement plus calmes et ont des opinions plutôt modérées, de sorte que le système bipartites ne mène pas à un conflit intense, les Français, boudeurs et querelleurs, possède un système parlementaire qui aboutit fréquemment à l’instabilité politique (515). Notons que G uo Songtao rapporte aussi que la France est un pays fertile en disputes et en désaccords. Les savants confucéens semblent donc préférer le calme anglais à la vivacité française. Sun Jiagu, qui place la France au sommet de l’Europe en ce qui concerne la prospérité et le luxe, va plus loin et croit que les Français ont «â•›le penchant pour l’exagération et la tromperie, tendance que représente son empereur [Napoléon III]33â•›». D’autres voyageurs sont plus généreux dans leur jugement, eux pour qui la France est un pays de culture. Li Shuchang rapporte qu’on y porte, comme en Chine, un intérêt vif aux choses anciennes et qu’on y trouve des tableaux exécutés avec une finesse extraordinaire. Pour lui, seul Napoléon III est responsable de la guerre franco-prussienne. Il n’en attribue aucunement la faute à l’esprit agressif de la nation comme le font certains de ses contemporains. Wang Tao et Guo Songtao constatent que la France surpasse d’autres pays dans la collection des livres. Le premier 33. Sun Jiagu, Shi Xi Shu Lue (Esquisse de l’ambassade en Occident), dans Lin Zhen, op. cit., p.€381.
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affirme en outre que c’est la France qui valorise le plus les lettres. Il admire les nombreux musées à Paris, notamment le Louvre. D’autre part, il remarque aussi que ce sont les Français qui maîtrisent le mieux l’art culinaire. C’est Chen Jitong qui peint une série de tableaux élaborés des mœurs parisiennes, mises en parallèle avec la manière de vivre en Chine, dont il exalte souvent la supériorité. À travers un regard toujours curieux et amusé, parfois admiratif et le plus souvent critique, il offre une image de la France réfractée dans l’optique chinoise, ou, pour reprendre l’expression de l’auteur, «â•›dans l’intimité d’un cerveau chinois34â•›». Daniel-Henri Pageaux résume bien ce rôle du voyageur dans son propre récit, que joue à merveille Chen Jitongâ•›: Dans le récit de voyage, au sens le plus large du terme, l’écrivain-voyageur est producteur du récit, objet souvent privilégié du récit, organisateur du récit et metteur en scène de sa propre personne. Il est narrateur, acteur, expérimentateur et objet d’expérimentation, mémorialiste de ses faits et gestes, héros de sa propre histoire sur un théâtre étranger35.
Ce qui fait de Chen Jitong un voyageur exceptionnel, c’est sa capacité à séduire un public étranger. Si les Français acceptent volontiers de le lire avec plaisir, c’est que sa critique même est souvent tempérée d’une douce ironie et rédigée dans un style fin, léger et ingénieux, dans le goût français. Il loue sans réserve certaines institutions telles que le Musée du Louvre ou la Bibliothèque nationale, et saisit avec une admirable justesse le caractère national français dans sa présentation d’une première au théâtre, des vacances à la campagne et des cafés de Paris. Or, sa tendance à idéaliser la société chinoise, qui le pousse à vanter les avantages de certaines pratiques et à en cacher les inconvénients (le système juridique, la justice politique, les mariages arrangés, le statut des femmes), exaspérerait nombre de ses compatriotes et ne correspondent pas à la position réformatrice qu’il prend dans ses écrits en chinois. S’agit-il d’une stratégie commerciale, d’une tendance commune à bien des voyageurs, consistant à idéaliser, par nostalgie, le pays d’origine, ou d’une volonté de justifier son pays auprès des étrangersâ•›? Xue Fucheng amorce de temps en temps des hypothèses théoriques afin d’expliquer les différences nationales. Selon lui, la date de naissance d’un pays détermine en quelque sorte ses mœurs. Les États-Unis, un pays récemment formé et, par conséquent, plein de vigueur, possèdent naturellement des mœurs simplesâ•›; parmi les pays européens, l’Angleterre et l’Allemagne ressemblent à la Chine des Han (206 avant JC-220), tandis que la France lui fait penser aux dynasties des Tang (618-907) et des Song (960-1279). De
34. Chen Jitong, op. cit., p. 1. 35. Daniel-Henri Pageaux, op. cit., p. 35.
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plus, l’arrogance et le sectarisme des Français ne sont pas sans rappeler les Ming (1368-1644) (124). Il classe les pays européens en cinq échelons, dont le premier inclut l’Angleterre, la Russie, l’Allemagne, la France et l’Autriche (302). Enfin, il avance une théorie du climat, qui veut que le climat tempéré produit des personnages distingués, rendant les pays puissants et prospères, à la différence des zones glaciales et tropicales (86). Ce faisant, il fait un rapprochement entre les Chinois et les Occidentaux, qui vivent tous dans des régions tempérées, de sorte que sa position ne se conforme pas à celle de Zeng Jize, qui tend à les opposer, mais rappelle en revanche celle d’un savant chinois profondément influencé par les missionnaires jésuites, Xiong Mingyu (1579-1649), qui affirmeâ•›: La Chine se situe au nord de l’équateur entre les vingt et quarante-quatre degrés, avec le soleil constamment au sud, dont elle n’est ni assez près pour devenir extrêmement sèche, ni trop loin pour profiter de la chaleur. En raison de ce climat tempéré, sa culture policée et ses sages sont vénérés des barbares des quatre coins. Les régions qui vont trop loin vers le sud ne produisent que des barbares d’outre-mer, et celles du nord trop éloignés du soleil ne donnent naissance qu’aux habitants des déserts au-delà de la Grande Muraille. Les Occidentaux qui vivent sous les mêmes latitudes que la Chine aiment sans exception les lectures et connaissent bien le calendrier astronomique36.
La ressemblance des idées est trop frappante pour ne pas penser à une influence, ou, du moins, à une réminiscence. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que Xue Fucheng, très érudit, connaisse un grand savant ayant vécu deux cent ans avant lui. Il arrive à Xue Fucheng et à Guo Songtao d’offrir leurs réflexions sur la religion chrétienne. Tout en admirant les chrétiens fidèles, dont la probité et l’amour du prochain ne diffèrent pas selon lui de la doctrine de Confucius, Xue Fucheng condamne la Bible, dont les récits, selon lui, sont plus extravagants que les romans chinois. Il rapporte ses conversations avec des savants européens, qui admirent tous Confucius et qui prévoient qu’un ou deux siècles plus tard, le progrès de la science mènera sûrement au mépris de cette religion (125). Xue Fucheng remarque qu’en théorie, la religion chrétienne, en réprimant le désir et en exhortant à la vertu, n’est pas fort différente de la sainte doctrine de Confucius. Mais, en pratique, les missions catholiques en Chine attirent un grand nombre de malfaisants qui, grâce au soutien de l’Église, s’engagent dans des activités criminelles avec impunité (163). Il propose que l’Empereur publie un édit qui protège les Chrétiens et qui en même temps assure que les convertis chinois continuent de suivre la loi de leur propre pays (164). Comme bien des autres, Xue Fucheng signale 36. Cité par Xu Haisong, Qingchu shiren yu xixue (Les lettrés du début des Qing et le savoir de l’Occident), 2000, p. 265.
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des analogies entre le christianisme et la doctrine de Mo Zi (252). Il remarque d’autre part que l’Église catholique, en accablant les croyants d’impôts écrasants pour construire de somptueuses cathédrales, se détourne en fait du véritable enseignement du Christ, qui consiste dans l’amour du prochain et la simplicité des mœurs (313). Guo Songtao, quant à lui, se montre plus favorable au christianisme, qu’il pense venu du bouddhisme parce que les deux doctrines sont fondées sur la compassion et que Jésus, comme Bouddha, se sacrifie afin de sauver le monde37. Il voit même dans les mystères chrétiens l’influence du bouddhisme. Pourtant, Guo Songtao ne comprend pas que Jésus «â•›monopolise le Ciel pour en faire son père dans le but de prêcher sa religionâ•›» si le Ciel est «â•›le maître de toutes les créaturesâ•›»38. Il reconnaît néanmoins la fonction bénéfique du christianisme dans la société occidentale et paraît réceptif à son enseignement, qui est «â•›moins subtil que celui du Bouddha, mais praticable, et donnant lieu à des réflexions sérieuses39.â•›» Vingt-cinq années séparent le premier et le dernier récit que nous étudions. Le décalage est énorme entre le récit de Bin Chun et celui de Chen Jitong par rapport à la connaissance de la France. Si le premier est enthousiaste, ébloui et forcément superficiel, le dernier, par sa maîtrise de la langue et pénétré de la mentalité de son pays de résidence, réussit à peindre des tableaux parisiens mêlés de fines réflexions qui ont su plaire au public français et qui restent encore profitables aux lecteurs chinois actuels. À un moment où le mot exotisme n’existait pas encore dans sa langue maternelle, Chen Jitong déplore déjà, avec une prescience étonnante, le danger qui le menace. Dans son essai «â•›Le Tour du monde en soixante-douze joursâ•›», il satirise une compétition américaine qui récompense le participant le plus rapide. Les soi-disant voyageurs, en se concentrant uniquement sur la vitesse, ne s’intéressent aucunement aux pays qu’ils parcourent. Tandis qu’il s’étonne déjà de voir tant de voyageurs qui ne connaissent la Chine «â•›que par ce que nous avons de moins chinois, par nos ports, cosmopolites comme tous les ports, par Hong-Kong et Shang-Haïâ•›», il craint un avenir où les voyages rapides seront à la modeâ•›: Adieu les voyages pittoresques de Cook et de Lapeyrouse, de Magellan et de Dumont d’Urvilleâ•›! Adieu la longue contemplation des beautés de la nature, l’étude patiente des bizarreries de l’hommeâ•›! Le genre humain, transformé en accessoire de machines à vapeur à haute pression, tournerait follement autour de la sphère stupéfaite40.
37. Voir Guo Songtao, Lundun yu bali riji (Journal de Londres et de Paris), 1984, p. 627 et 912. 38. Ibid., p. 913. 39. Ibid., p. 933. 40. Chen Jitong, op. cit., p. 46-47.
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Bien des savants d’aujourd’hui s’accordent avec Chen Jitong pour croire que les voyages banalisés par la technologie risquent de tuer l’exotisme. Roger Marthé lui fait écho, regrettant que l’exotisme soit devenu victime, entre autres, «â•›des engins de locomotions ultra-rapides qui, raccourcissant les distances, privent les régions lointaines de leur mystèreâ•›» et «â•›du tourisme qui fait du pays exotique un banal lieu de vacances41.â•›» Ces récits de voyage possèdent donc un intérêt historique incontestable. Vue dans l’ensemble, la perception de la France par les Chinois recouvre, dans une large mesure, l’image que la France se fait d’elle-même ou celle qui existe communément en Europe, du fait que tous se font aider des Européens. Mais une vision chinoise s’en dégage, même chez Chen Jitong, le plus occidentalisé, ce qui nous rappelle ces propos de Daniel-Henri Pageauxâ•›: Je regarde l’Autre et l’image de l’Autre véhicule aussi une certaine image de ce Je qui regarde, parle, écrit […] Le Je veut dire l’Autre (pour d’impérieuses et complexes raisons, le plus souvent), mais en disant l’Autre, le Je tend à le nier et se dit soi-même42.
D’autre part, la disposition de chaque voyageur, son goût personnel et son tempérament intellectuel, sa préparation linguistique et culturelle, les événements qui précèdent son voyage et ceux qu’il vit lors de son séjour en France, assurent à ces récits une diversité remarquable. Or, les voyageurs manifestent tous plus ou moins une fascination devant cette contrée lointaine qui présente tant de spectacles éblouissants. Pour les lecteurs chinois, ces récits sont bel et bien exotiques, même si l’expression n’existait pas encore en Chine, parce qu’on y trouve bien les éléments qui le constituentâ•›: émerveillement devant un pays lointain, abondance de descriptions pittoresques, insistance sur l’étrangeté, la singularité et l’altérité. Jusqu’à nos jours, l’Europe reste une contrée exotique pour les Chinois. Prenons l’exemple de Zhou Zhenhe, un savant chinois de notre temps qui, dans sa préface au Xiyou bilüe (Récit sommaire d’un voyage en Occident) de Guo Liancheng, utilise le mot dans son commentaireâ•›: «â•›À en juger par notre perspective actuelle, il nous semblerait qu’il s’y trouve trop peu de yi guo qing diao (exotisme), mais vu son contexte historique, c’était déjà un récit de voyage d’une qualité sans précédent43â•›». Il s’attend donc à trouver de l’exotisme dans ce récit d’un voyage en Italie (18591860), un élément valorisant pour le genre selon lui. Même si cela est déroutant pour les lecteurs européens, l’Europe, y compris la France, a
41. Roger Marthé, op. cit., p. 207. 42. Daniel-Henri Pageaux, op. cit., p. 61. 43. Zhou Zhenhe, préface au Xiyou bilüe (Récit sommaire d’un voyage en Occident), 2003, p. 1.
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toujours été exotique pour les Chinois. Bien avant l’existence du mot, le sentiment exotique avait existé chez certains Chinois, d’un esprit plus ouvert que les autres. Citons un passage d’un écrivain chinois du XVIIe siècle, Zhang Chao, qui avait lu les ouvrages des Jésuites sur l’Europe et qui rêvait d’y faire un voyageâ•›: Que je rêve de devenir un oiseau volant, muni soudain de deux ailes, afin de visiter tous les pays d’outre-mer, voir les merveilles de leurs paysages et de leurs personnalités, les singularités de leurs langues, allant vers l’est ou l’ouest selon mes fantaisies, parcourant mille kilomètre en un instant, de sorte que mon corps n’aura plus ni faim ni soif. J’achèterai des objets étranges qui me plairont pour les rapporter chez moi, je noterai tout ce que j’aurai vu et entendu afin de rédiger un volumineux ouvrage au bout de vingt ou trente ans pour en faire un cadeau à tous les lettrés curieux du monde44.
On voit, sous la plume de ce lettré chinois, un attrait irrésistible des pays lointains, une curiosité sans borne de l’altérité et une soif insatiable de la connaissance. Il s’agit d’un exotisme avant la lettre, exceptionnel en son temps, qui se manifeste à des degrés divers dans les récits que nous avons étudiés ici, et qui ne trouvera son incarnation dans la langue chinoise qu’au début du XXe siècle, selon toute vraisemblance, importé du français par deux écrivains francophiles rêvant d’une France exotique45. Jin Lu Purdue University Calumet
44. Cité par Xu Haisong, op. cit., p. 199. 45. Voir notre épilogue.
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Épilogue
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La France exotique selon Zhang Ruogu et Zeng Puâ•›: vers une définition décentralisée de l’exotisme
Jean-Paul Sartre nous apprend qu’«â•›un des meilleurs moyens pour introduire un mot nouveau, est de le mettre sur la page de titre1â•›». Apparemment, Zhang Ruogu (1905-1960), écrivain chinois et francophile ardent, l’avait déjà compris lorsqu’il publia en 1929, à Shanghai, un recueil d’essais et de notes, sous le titre d’Exotisme (Yi Guo Qing Diao), avec une préface de Zeng Pu (1872-1935), traducteur de Victor Hugo et disciple de Chen Jitong2 (1852-1907). Il existe une édition récente3 d’un ouvrage de Zhang Ruogu qui, bien qu’il porte le même titre, n’est pas une réimpression de l’ouvrage publié en 1929, mais un choix de textes parus originellement dans divers recueils. Puisque ce recueil moderne supprime les articles les plus importants pour la définition de l’exotisme, à savoir la préface de Zeng Pu et l’avant-propos de Zhang Ruogu, où les deux écrivains lancent l’expression yi guo qing diao, qu’ils présentent comme la traduction du mot français exotisme4, il est donc impératif pour notre propos de se servir de l’édition originale, devenue rare, si l’on veut étudier les sens de ce terme au moment de sa cristallisation5. Précisons d’emblée que la langue chinoise moderne crée de nouvelles expressions, non pas en inventant de nouveaux caractères, mais en combinant des caractères existants dans un nouvel ordre. L’analyse attentive de l’édition originale de ce recueil nous permettra de saisir les sens que les deux auteurs donnent au terme d’exotisme, le lien étroit que cette expression entretient avec la culture française, les images qu’elle 1. Cité par Pierre Brunel, Claude Pichois, et André-Michel Roussean, dans Qu’est-ce que la littérature comparéeâ•›?, 1983, p. 7. 2. Pour une étude de la vie et des œuvres de Chen Jitong, diplomate et écrivain, connu en France sous le nom du Général Tcheng Ki-Tong, voir l’ouvrage de Li Huachuan, Le parcours culturel d’un diplomate de la fin des Qing, 2004. 3. Xu Daoming et Feng Jinniu (dir.), Exotisme (Yi Guo Qing Diao), 1996. 4. Le mot exotisme est cité en français, dans le texte. Voir Zhang Ruogu, Exotisme (Yi Guo Qing Diao), 1929, p. 5. 5. Il va sans dire que la chose avait déjà existé avant la naissance du mot. Voir notre article dans ce volume, «â•›Exotisme avant la lettreâ•›? La France sous la plume des voyageurs chinois en Europe (18661891)â•›».
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évoque, les rêveries qu’elle suscite et les aspirations qu’elle représente, tout comme ses connotations ou ses extensions. Nous tenterons de situer l’idée d’exotisme dans son contexte historique, en nous interrogeant sur la place qu’elle occupe en Chine dans le conflit entre la tradition et la modernité, et son rapport complexe avec le nationalisme chinois. D’autre part, nous tâcherons de montrer au cours de notre étude, dans quelle mesure l’acception chinoise de l’exotisme se distingue de celles des théoriciens occidentaux, permettant, nous l’espérons, de compléter l’élaboration d’une théorie globale de l’exotisme. La préface de Zeng Pu constitue le premier essai du recueil. D’emblée, l’influence de la culture européenne y est évidente. L’auteur mentionne la science de la psychologie, expose l’idée romantique de la correspondance entre le paysage naturel et l’état d’âme du moi subjectif et il cite Henri Bergson. Il décrit son amitié avec Zhang Ruogu, qui provient de leur connivence, des affinités de leurs esprits, mais signale également leurs différences en tant que deux êtres distincts et originaux. Il nous donne un portrait de son ami imprégné de culture européenneâ•›: catholique pratiquant, il joue de l’orgue à l’égliseâ•›; musicien, il se délecte à discourir de Beethoven, de Wagner et de Chopin, lui qui ne manque jamais un concert à Shanghai. Même les titres de ses romans contiennent souvent des termes musicaux, tels La marche nuptiale et La sérénade solitaire. Zeng Pu, quant à lui, ignore complètement la musique. Or malgré leurs différences, il existe une concordance absolue entre euxâ•›: tous les deux sont fervents d’exotisme. Le mot exotisme est lancé dans le texte en français, et l’équivalent chinois yi guo qing diao, quatre caractères qui veulent dire littéralement «â•›sentiment et ton d’un pays étrangerâ•›», est présenté comme sa traduction, dont Zeng Pu nous donne une ample définition. Tout d’abord, pour sentir de l’exotisme, le voyage, quoique ardemment désiré, n’est pas absolument nécessaire. En effet, aucun des deux écrivains n’avait alors entrepris de voyage outre-mer6. Récusant la doctrine influente formulée par Zhang Zhidong (1837-1909), qui veut que «â•›le savoir chinois fonctionne comme substance, et l’enseignement occidental serve dans la pratique7», il déclare ouvertement que la littérature chinoise n’est pas à la hauteur de la littérature mondiale et se propose d’emprunter des courants 6. Quelques années plus tard, Zhang Ruogu fera un séjour en Europe de 1933 en 1934 et publiera ses impressions dans un recueil intitulé You ou lieqi yinxiang (Impressions d’un voyage en Europe en quête de nouveautés), 1936. Zeng Pu, pour sa part, n’a jamais visité la France. 7. Zhang Zhidong, Gouverneur Général du Hunan-Hubei, tout en proposant de garder la structure fondamentale de valeurs morales et philosophiques chinoises, laisse ouverte la possibilité d’emprunter toutes sortes de pratiques à l’Occident dans son Exhortation à l’étude (Quan xue pian, 1898).
Épilogueâ•›: La France exotique selon ZHANG Ruogu et ZENG Pu
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étrangers. Zeng Pu affirme que son ami et lui en particulier sont admirateurs de la littérature française, qui devient, dès leur première rencontre, le sujet de conversation privilégié qui ne les lasse jamais. L’exotisme se définit donc principalement comme une prédilection pour la littérature étrangère, et dans le cas précis de nos deux auteurs, pour la littérature française, dont Zeng Pu esquisse un résumé occupant deux pages et demie. Il cite les salons de Mme de Lambert, celui de Mlle de Lespinasse, en passant par Voltaire auteur de l’Orphelin de la Chine, de Zaïre ou d’Alzire, jusqu’à Mme de Staël, Chateaubriand, Nodier, Lamartine, Vigny, Musset, Mérimée, Sand, et Stendhal, sans oublier les amours entre Adèle Hugo et Sainte-Beuve ou entre Victor Hugo et Juliette Drouet. Il désigne Voltaire, Chateaubriand et Mme de Staël écrivains préromantiques représentant la tendance exotique. Pour lui, la littérature chinoise de son temps se trouve dans une telle décadence qu’il faut qu’elle soit «â•›baptiséeâ•›» par le romantisme français à l’aide de l’exotisme. C’est sur ce point-là qu’il converge absolument avec Zhang Ruogu. À défaut de voyager réellement, la concession française à Shanghai lui procure bien des excursions imaginaires, qu’il nous énumère. Il persiste à habiter la rue Massenet, quoique trop chère pour lui, afin de rêver plus facilement des opéras de Jules Massenet tels Le Roi de Lahore et Werther. Il se promène, au crépuscule, sous l’ombre des platanes qu’en Chine on appelle encore de nos jours «â•›platanes françaisâ•›», avec la rue de Corneille à sa gauche, elle qui lui rappelle Le Cid et Horace, et la rue de Molière à sa droite, qui lui permet bien sûr de penser à Tartuffe et au Misanthrope. Enfin, quand il voit en face de lui l’avenue de Lafayette, comment ne pas penser à l’auteur de la Princesse de Clèvesâ•›? Dans la concession il imagine se trouver dans le Jardin du Luxembourg ou sur l’Avenue des Champs-Élysées. Zeng Pu achève sa préface en annonçant le projet d’un voyage en Europe et un séjour à Paris, qu’il envisage de faire en compagnie de Zhang Ruogu. Monter au sommet de Notre-Dame de Paris, passer par l’Arc-de-Triomphe en voiture, faire du bateau sur la Seine et visiter le Louvreâ•›: pour Zeng Pu, il s’agit là du plus grand plaisir de la vie procuré par l’exotisme. Dans son avant-propos, Zhang Ruogu, réitérant son amour pour tout ce qui est français, se met également à définir cet exotisme, composé de quatre caractères chinoisâ•›: si les deux premiers caractères, yi guo, qui veulent dire «â•›pays étrangerâ•›», ne posent pas de problème, les mots qing diao, qui veulent dire littéralement «â•›sentimentâ•›» et «â•›tonâ•›», appellent de longues explications de sa part. Pour lui, cette expression fait allusion à quelque chose de mystérieux, d’insaisissable et d’indescriptible. Il s’agit de tout ce qui transcende le monde matériel, l’état d’esprit, les sentiments, notre attachement, notre désir, nos
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souvenirs et nos espoirs. Elle prend naissance au contact des stimulations des impressions que sont les couleurs, les parfums, les sons, ou les goûts. Seule la littérature est capable de rendre cette chose mystérieuse qu’est qing diao. Zhang Ruogu nous confie que l’exotisme, le qing diao lié aux pays étrangers, constitue une partie essentielle de sa vie, et qu’il désire ardemment les parfums des pays étrangers. Pour justifier ce désir de l’étranger, il est allé jusqu’à déclarer qu’il ne vouait pas un culte absolu aux étrangers, encore moins qu’il n’aimait pas sa patrie. Cependant, cette patrie qu’il aime tant ne lui laisse que le goût amer des désillusions incessantes. Si l’exotisme a toujours existé, comme l’indique Roger Marthé, il est des époques qui lui sont plus propices, celles où une série de conjonctures favorables le met en vogue. Songeons entre autres aux contacts avec l’étranger qui éveillent la curiosité, aux voyages, quand ils ne sont pas encore une habitude, qui permettent une connaissance concrète des pays étrangers, tout comme une certaine mentalité qui met en valeur les différences culturelles et inspire le goût de l’étranger. Le classicisme français, par exemple, en privilégiant les aspects permanents et universels, est peu favorable à l’exotisme. Si l’âge des Lumières projette un regard curieux sur les contrées mal connues telles que l’Amérique ou l’Asie, l’exotisme se manifeste plutôt dans la paralittérature, notamment dans les récits de voyage et les notes d’exploration, parce que la littérature à la mode, toujours sous l’emprise du classicisme, demeure très peu descriptive8. Pour les écrivains des Lumières, les pays étrangers servent plus à illustrer leurs thèses philosophiques qu’à éveiller une curiosité sur les charmes particuliers d’un ailleurs lointain. On peut ainsi souligner, comme l’a fait Roger Mathé, que l’ouvrage Les Lettres philosophiques de Voltaire n’est pas exotique, mais non pas parce que Voltaire «â•›donne trop ostensiblement la préférence à l’Angleterre sur sa patrieâ•›», ce que font constamment Zhang Ruogu et Zeng Pu vis-à-vis de la France, ni parce qu’il est «â•›moins soucieux de nous dépayser que de nous offrir des modèlesâ•›», mais parce que le philosophe se préoccupe surtout de l’universalité. En fait, l’exotisme ne peut exister sans un intérêt vif pour la particularité et l’altérité d’un autre pays. Daniel-Henri Pageaux remarque pour sa part que l’Espagne devient exotique en France au moment où elle cesse d’être une menace et devient plutôt inoffensive9. Or, en ce qui concerne l’émergence du mot «â•›exotismeâ•›» en Chine, elle est liée à l’expansion coloniale de l’Occident, qui avait favorisé 8. La description ne deviendra en vogue que vers les dernières décennies du siècle, dans la poésie descriptive de Jacques Delille et chez Bernardin de Saint-Pierre, par exemple. 9. Daniel-Henri Pageaux, «â•›Une constance culturelle. L’exotisme hispanique en Franceâ•›», dans Exotisme et création. Actes du Colloque international (Lyon, 1983), 1985, p. 107-119.
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les contacts entre la Chine et les pays occidentaux. Au moment où paraît l’ouvrage de Zhang Ruogu, la situation vulnérable où se trouvait la Chine, sous dominance des grandes puissances occidentales depuis la Guerre de l’Opium (1840), rend la naissance de l’exotisme problématique. Aux yeux de l’opinion dominante en Chine, l’Occident, loin d’être inoffensif, constitue une menace importante pour la sécurité de la Chine et l’intégrité de son territoire. Ce climat historique qui augmente la tension, toujours latente, entre l’exotisme et le patriotisme, ne peut que marginaliser les écrivains chinois prônant l’exotisme au début du XXe siècle. Zhang Ruogu aura d’ailleurs l’occasion de prouver son patriotismeâ•›: au moment de l’invasion japonaise de Shanghai en 1932, il participera activement à la résistance en tant que journaliste, écrivant un grand nombre de reportages sur l’armée chinoise luttant contre les Japonais. Dans la cathédrale catholique transformée en hôpital, il raconte aux femmes des deux généraux chinois l’histoire de Jeanne d’Arc, symbole de la résistance contre les envahisseurs10. En Chine comme ailleurs, l’exotisme s’accompagne souvent d’une désillusion face à la réalité, ce qui motive le rêve d’une contrée lointaine, comme le confirme Roger Marthéâ•›: Sous sa forme la plus élémentaire, l’exotisme répond donc à un besoin d’évasion. Tous les hommes, à un moment de leur vie, éprouvent le désir confus d’un départ, souvent impossible, retour à une vie primitive ou découverte d’une autre civilisation. Las d’une existence implacablement réglée, ils souhaitent changer de cadre et de condition, connaître un sort meilleur, un destin moins banal. Mais cette aspiration ne devient sentiment exotique que s’il s’agit de régions éloignées, où la vie est très différente de celle que nous subissons. L’exotisme, c’est toujours la volonté de découvrir un nouveau monde11.
Déçus de leur vie en Chine, Zhang et Zeng rêvent d’un départ pour la France, un pays qui représente une civilisation avancée, et non pas une civilisation primitive. Le rêve demeure un élément important de l’exotisme chez eux. Ce dernier tend à apporter comme une compensation pour ce qui manque dans la vie réelle. Zhang Ruogu explique que c’est justement parce qu’il avait été élevé dans une famille traditionnelle chinoise qu’il aspire à une vie exotique. Comme son ami Zeng Pu, il n’avait pas voyagé à l’étranger, lui qui a passé toute sa vie à Shanghai. Mais la métropole la plus occidentalisée de la Chine, bien qu’inférieure à ses yeux à n’importe quelle ville d’un petit pays européen ou américain, lui fournit de nombreuses 10. Ces articles sont réunis dans le recueil La guerre, manger et boire, hommes et femmes. Voir Exotisme (Yi Guo Qing Diao), op. cit., 1996. 11. Roger Marthé, L’exotisme d’Homère à Le Clézio, 1972, p. 14.
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occasions d’imaginer l’Occidentâ•›: le port de Marseille, la cinquième avenue de New York, Ginza au Japon, les quartiers chinois aux États-Unis, l’Europe du Sud, les chalets suisses, les villages espagnols, etc. Que dirait-il à un grand nombre de lecteurs, et en particulier aux «â•›hommes de lettres du Sud vivant depuis longtemps à Pékin12â•›», qui ne voient en Shanghai qu’une colonie des puissances occidentales, avec une culture de compradors, de voyous et de prostituéesâ•›? À ces «â•›patriotesâ•›» qui n’ont jamais fait l’expérience de la vie à Shanghai dans ce qu’elle a de beau, de bon et de vrai, Zhang Ruogu conseille de ne pas se comporter comme des pharisiens, et de comprendre que dans tous les systèmes humains, il n’existe rien qui soit ni absolument bon, ni absolument mauvais. L’exotisme, dont le centre serait Shanghai, est donc mis en opposition avec le patriotisme, position prise par certains écrivains résidant à Pékin. Zhang Ruogu attaque particulièrement certaines personnalités importantes, qui, après avoir séjourné à l’étranger et s’être même converties au christianisme, s’en prennent tout à coup à la religion et à la culture occidentale au profit de tout ce qui est chinois. Ceux-ci, selon Zhang Ruogu, n’ont aucune idée de ce qu’est qing diao, encore moins ce qui est étranger. Michelle Loi constate le même phénomèneâ•›: Le 4 mai 1919 est un éclat de violence contre la Chine traditionaliste […]. Mais dès que les intellectuels «â•›nouveauxâ•›» auront, à l’unisson ou presque, accompli leur révolution littéraire, linguistique et morale, publié les «â•›ismesâ•›» nouveaux, lancé la vague de leurs premiers recueils de poésie, se dessine un mouvement de résistance à l’occidentalisme, et cette fois-ci venu des milieux progressistes mêmes. Il ne se passera pas dix ans avant qu’«â•›occidentaliséâ•›», d’honneur qu’il était, ne devienne une insulte13.
C’est ainsi que Zhang Ruogu, en déclarant hautement son admiration pour la France exotique, risque de s’aliéner à la fois les traditionalistes et les écrivains de gauche devenus de plus en plus puissants. Il s’empresse d’affirmer que, loin d’être complètement occidentalisé, il conserve certains éléments de la façon de vivre traditionnelle. Ce besoin de souligner son attachement à la patrie, nous le réitérons, indique précisément la tension entre l’exotisme et le patriotisme. En revanche, il ne cache pas son opposition à l’orthodoxie traditionnelle chinoise en littérature. Dans les Tentations des métropoles, Zhang déclare qu’il ignore ce qu’on appelle «guo cuiâ•›» (quintessence de la littérature chinoise), tandis qu’il affiche, par tous les moyens possibles, sa connaissance de la littérature française. Zeng Pu, quant à lui, possède deux mille livres français dans sa bibliothèque privée, nous rapporte Zhang Ruogu avec admiration. Les cas de Zhang Ruogu
12. Zhang Ruogu, op. cit., «â•›Avant-proposâ•›», p. 10. 13. Michelle Loi, Roseaux sur le mur. Les poètes occidentalistes chinois, 1919-1949, 1971, p. 19.
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et Zeng Pu rappellent ce que dit Roger Marthé, à savoir qu’un écrivain, «â•›en quête d’émotions exotiques, en arrive à oublier sa nationalité, son éducation, ses croyances et son passé14.â•›» Nos auteurs francophiles adoptent, autant que possible, la façon de vivre, le goût et l’âme de l’Europe. À l’époque, l’opposition entre les écrivains résidant à Pékin (jing pai, école de Pékin) et ceux à Shanghai (hai pai, école de Shanghai) fut en effet le sujet d’une série de querelles littéraires à propos desquelles Lu Xun (1881-1936), chef de file des écrivains de gauche, intervint à plusieurs reprises. S’il revient en partie sur sa condamnation catégorique de la littérature de Shanghai comme celle des «â•›beaux-esprits et des voyous15â•›», sa vision n’est jamais dépourvue de condescendance. Xu Daoming le résume bienâ•›: «â•›Aux yeux de la tradition, l’école de Shanghai, quelque arrogante ou séduisante qu’elle soit, ne peut guère s’affranchir de son sort subalterne16.â•›» D’après les traditionalistes, Shanghai, lieu des concessions internationales et centre commercial, ressemble à une jolie concubine en quête de légitimité face à Pékin, capitale de la Chine et centre politique. La position des écrivains à la tendance exotique reste donc marginale, par rapport aux deux forces dominantes, la tradition et le patriotisme. Pour le public de l’époque, les thèmes de leurs écrits paraissaient mineurs en regard des problèmes plus urgents auxquels la Chine devait faire face. Peter Li résume ainsi la situation de Zeng Puâ•›: «â•›Le français était la fenêtre de Zeng Pu sur le monde extérieur, mais, en même temps, elle constituait la cause de son aliénation face à sa propre culture et à la société17â•›». Si Zhang Ruogu s’oppose sans ambages à la tradition chinoise, il tient à montrer que l’exotisme et le patriotisme ne sont pas incompatibles. Il cite Flaubert et Remy de Gourmont afin de prouver l’influence bénéfique des cultures étrangères sur chaque nation. L’exotisme est universellement désirable, parce que lui seul donne une force créatrice aux littératures nationales, leur permettant de se renouveler et de se transformer. Mais il ne suffit pas de traduire les littératures étrangères, il faut quitter sa patrie et vivre dans un pays étranger dans le but de jouir de tous les aspects de la vie exotique. Faute d’avoir voyagé, il avoue que ce qu’il y a d’exotique dans son recueil repose simplement sur deux articles traduits du français, et trois autres qui portent
14. Ibid., p. 116. 15. «â•›Un coup d’œil sur les lettres et les arts à Shanghaiâ•›», publié d’abord en 1931, voir Œuvres complètes de Lu Xun, vol. 4, p. 291. 16. Xu Daoming, Préface, op. cit., p. 1. 17. «â•›French was Tseng P’u’s window on the outside world, but at the same time, it was the cause of his alienation from his own culture and societyâ•›», Peter Li, Tseng P’u, 1980, p. 48.
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sur son expérience exotique à Shanghai. En fait, tout le recueil, qu’il s’agisse des traductions ou des écrits personnels, est rempli d’exotisme. L’essai éponyme, le premier du recueil, est une traduction de «â•›L’amour exotiqueâ•›» dans La vie littéraire d’Anatole France18, dédiée à Xu Xiacun, traducteur de Madame Chrysanthème de Pierre Loti. Ce texte nous importe dans la mesure où il montre, à l’instar des autres articles du recueil, l’engouement de Zhang Ruogu pour l’exotisme. Le second article traduit du français, «â•›Les cafés de Parisâ•›», fait partie de l’ouvrage de Chen Jitong, Les Parisiens peints par un Chinois (1891). L’exotisme se manifeste dans les Tentations des métropoles car Zhang Ruogu nous offre un résumé de La tentation de Saint Antoine de Flaubert et de Thaïs d’Anatole France pour illustrer ce qu’est la tentation. Il présente les métropoles comme les centres artistiques embellis continuellement par le progrès scientifique et industriel, offrant les divertissements exotiques que peuvent être les visites des musées, les concerts, les expositions, les bals, les cafés ou les promenades dans les parcs. En fait, sous des titres divers, notre auteur continue de faire l’éloge des métropoles aux dépens du paysage naturel que prisent les Chinois traditionnels, et confie son aspiration aux plaisirs exotiques dans les métropoles européennes, centres des arts et de la civilisation. Bien sûr, pour lui, ce sont les jeunes beautés blanches aux cheveux blondes qui sont exotiques, au même titre que la serveuse japonaise. La musique européenne, symphonie comme opéra, a sa prédilection. L’article le plus long porte sur la première rencontre avec Zeng Pu, qu’il admire, non pas en raison de son ouvrage le plus connu, Fleur sur l’océan des péchés (Nie Hai Hua), mais à cause de sa connaissance exceptionnelle de la littérature française. Zhang Ruogu consacre un article au poète Shao Xunmei qui, nous dit-il avec insistance, avait vraiment foulé de ses pieds les sols exotiques. Il apprécie les vers du poète, admirateur de Baudelaire, sur la beauté du mal et les tentations de la chair, dont seul est capable un poète imprégné de la culture occidentale. Il cite ses vers sur Paris et trouve le mérite du poète bien supérieur à ceux qui s’obstinent dans la tradition chinoise. Curieusement, dans l’esprit de Zhang Ruogu, la langue anglaise n’est pas entourée de la même aura exotique que la langue française. Dans le Café Tkochenko, un café russe, tout en lisant La confession d’un enfant du siècle de Musset, il refuse de parler anglais, bien que cela l’empêche de communiquer avec la serveuse, non seulement parce qu’il a un accent français, mais aussi
18. Anatole France, «â•›L’amour exotiqueâ•›», La vie littéraire, 1889-1892, t. I, p. 356-363.
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parce qu’il déteste «â•›cette langue mondiale répandue dans les colonies19â•›». L’attrait exotique manque à l’anglais, cette langue devenue trop banalisée dans les concessions de Shanghai. Zhang Ruogu voit déjà dans l’uniformité globale l’ennemi de l’exotisme, lui qui met en valeur le pittoresque, le singulier et l’exceptionnel. L’origine du mot «â•›exotismeâ•›» en Chine est donc étroitement liée à la France. En 1942, quand le poète Li Jinfa, qui était en France entre 1921 et 1925, publie un autre ouvrage intitulé Exotisme, il ne se donne plus la peine d’en donner une définition. Le mot garde de nos jours une connotation favorable dans la langue chinoise. S’appliquant à tous les pays en dehors de la Chine, il évoque l’attrait d’un pays lointain, un paysage pittoresque, une façon de vivre différente, une beauté tout autre. Ni supérieur ni inférieur, il suggère l’altérité qui permet d’échapper à la monotonie et à l’uniformité. S’il ne se situe jamais dans la ligne du courant dominant, il attire toujours des esprits sensibles à son charme. Même pendant la Révolution Culturelle, quand le Président Mao coupa tout contact avec l’Occident, les Chinois eurent toutefois des occasions de goûter discrètement l’exotisme par quelques films coréens, vietnamiens, roumains ou albanais... Depuis les années quatrevingt, la Chine connaît un renouveau d’intérêt pour l’exotisme et la France demeure un pays exotique qui fait rêver les Chinois. Les définitions de l’exotisme offertes par les théoriciens européens supposent presque toujours que l’Europe n’est pas exotique, et que l’exotisme se situe forcément en dehors et doit être réservé aux pays noneuropéens. Étymologiquement, le mot «â•›exotiqueâ•›», qui vient du latin exoticus et du grec exotikos, qui signifie étranger, suppose un centre, un sujet regardant, l’Occident. Le Robert le définit comme «â•›qui n’appartient pas à nos civilisations de l’Occident, qui est apporté de pays lointains.â•›» JeanMarc Moura propose qu’«â•›afin de rendre au préfix ‘exo’ toute sa portée, on réservera le qualificateur d’‘exotique’ à la représentation des hommes et des sociétés qui n’appartiennent pas à l’Europe, et qui constituent par là son altérité20.â•›» Par conséquent, «â•›la couleur locale relève de l’exotisme lorsqu’elle concerne l’extérieur de la culture européenneâ•›», ce qui fait que la description de l’Allemagne sous la plume de Hugo «â•›n’est pas exotisme, mais simple pittoresque d’un paysage d’Europe21.â•›» Quand Wolfgang Zimmer applique le mot «â•›exotismeâ•›» à l’Allemagne décrite par les voyageurs africains, il ressent le besoin de le définir comme «â•›une sorte d’exotisme à reboursâ•›», parce que
19. Zhang Ruogu, «â•›Le Café Tkochenkoâ•›», op. cit., p. 3. 20. Jean-Marc Moura, Lire l’exotisme, 1992, p. 14. 21. Ibid., p. 12.
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c’est selon lui le pays «â•›le moins exotique possibleâ•›» et il tente de justifier son usage en proposant de dépasser «â•›une acception stricte du terme d’exotismeâ•›», même s’il se demande s’il «â•›y en existe une définition claire et précise22â•›». Or, si l’on admet que le monde n’a pas de centre, qu’est-ce qui empêcherait que l’Allemagne, qui n’est pas exotique pour un Allemand, le soit aux yeux des voyageurs africainsâ•›? S’agissant de la France, elle constitue clairement une réalité exotique faisant rêver nos auteurs chinois qui vivent loin d’elle, même s’il faut, pour cela, définir ou redéfinir l’exotisme en adoptant une perspective décidément décentralisée. Vincenette Maigne résume bien l’état des choses. Avec la définition du Robert, la réversibilité théorique qui se lisait apparemment chez Furetière et Littré n’existe plusâ•›: le discours est un discours centré sur l’Occident, partant de lui, ramenant l’autre à lui. Le mouvement inverse, qui était inclus dans l’aspect symétrique du terme, n’est plus possible. Il n’y a plus de déplacement du centreâ•›: l’exotisme est à sens unique23.
Puisque l’Europe est le centre, le mot exotisme, qui s’applique aux pays en dehors de ce centre, prend fréquemment une connotation condescendante. Citons encore Vincenette Maigneâ•›: Le terme «â•›exotismeâ•›» lui-même apparaît d’ailleurs dans la période de l’expansion coloniale, où l’ensemble des représentations des Français, en littérature comme en art ou en politique, renforce le pays dans l’image de la supériorité de la civilisation occidentale, avec une ouverture «â•›bienveillanteâ•›» sur l’étranger lointain, considéré comme inférieur, barbare, mais intéressant24.
Ce que Maigne dit de la langue française s’applique aussi bien à l’anglais et à d’autres langues européennes. Or, dans la langue chinoise, le mot «â•›exotismeâ•›» (yi guo qing diao), traduit du français par Zeng Pu et Zhang Ruogu, ne possède plus la même connotation. Sous la plume de ces deux écrivains francophiles, la France est éminemment exotique, et dans le meilleur sens du termeâ•›: c’est un pays lointain, objet de rêves et de fantasmes, qui confère un prestige culturel et un attrait irrésistible, un modèle qu’on tente d’imiter, le point d’attraction sur lequel se fixe le regard émerveillé, antonyme de banalité, brillant, exceptionnel et supérieur. Nous voyons jusqu’à quel point Zhang Ruogu et Zeng Pu se sont convertis à la culture française et s’efforcent de se bâtir une âme française. Chez eux, la France exotique 22. Wolfgang Zimmer, «â•›L’exotisme à rebours. Voyages africains de recherche et de découverte à l’intérieur de l’Allemagneâ•›», dans L’exotismeâ•›: actes du colloque de Saint-Denis de la Réunion, 1988, p.€191. 23. Vincenette Maigne, «â•›Exotismeâ•›: évolution en diachronie du mot et de son champ sémantiqueâ•›», dans Exotisme et création [...], op. cit., p. 11. 24. Ibid., p. 12.
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est supérieure à la Chine à tous les égards. Par un mouvement inverse à l’exotisme répandu en Europe, qui porte un regard curieux mais assez souvent condescendant sur les peuples indigènes, l’exotisme chez nos auteurs chinois a pour objet un pays réputé pour son prestige culturel. L’exotisme chez eux n’est pas non plus, selon Victor Segalen, «â•›la perception aiguë et immédiate d’une incompréhension éternelle25â•›», mais un modèle qui inspire l’imitation, la compréhension et l’assimilation. Il est l’affirmation de l’altérité, que Zhang Ruogu considère comme une source de vitalité pour son pays. Les connotations de l’exotisme dépendent donc en fait du parti pris de celui qui se sert du motâ•›: pour ceux qui gardent une attitude condescendante envers les pays étrangers (l’européocentrisme en est une manifestation particulière, et le sinocentrisme en est une autre), le terme «â•›exotismeâ•›» suggère l’infériorité et la périphérie. Quant à ceux qui sont mécontents de la réalité qu’ils vivent, l’exotisme constitue une évasion ou une aspiration à un monde meilleur. Il peut donc y avoir diverses sortes d’exotisme selon la manière dont l’on conçoit le rapport avec l’autre. Pierre Berthiaume résume l’attitude de ceux qui se considèrent comme la normeâ•›: puisque «â•›n’est étrange, n’est exotique que ce qui se distingue de la norme26â•›», «â•›le regard de celui qui attribue une valeur exotique à ce qui est étranger repose sur sa certitude de détenir la vérité27.â•›» Cette attitude représente celle de bien des écrivains prônant l’exotisme. Mais sous la plume de Zhang Ruogu et Zeng Pu, c’est l’espace exotique, l’autre, c’est-à-dire la France, qu’ils offrent comme modèle. C’est sans doute Jacques Juré qui donne une définition plus conforme au cas de nos auteurs francophilesâ•›: L’exotisme nous renvoie à l’Autre, au besoin de modifier son image par la recherche d’un Autre lointain. Il implique le désir d’une transformation, d’une métamorphose et traduit donc celui d’un mouvement qui est rupture avec l’immobilité du Même28.
Mais de quelque manière qu’on le définisse, l’exotisme reste incompatible avec la xénophobie ou l’indifférence et exige de la curiosité, de l’attention aux différences et de l’émerveillement face aux nouveautés. Pour l’usage d’une littérature comparative qui refuse l’eurocentrisme, je propose de définir l’exotisme comme la représentation d’un ailleurs 25. Victor Segalen, Essai sur l’exotisme, 1978, p. 25. 26. Pierre Berthiaume, «â•›Les Lettres persanes ou l’exotisme sans l’exotismeâ•›», Lumen 24 (2005), p.€12. 27. Ibid., p. 13. 28. Jacques Huré, «â•›L’exotisme et rencontre des culturesâ•›: la route de la soieâ•›», dans Exotisme et création [...], op. cit., p. 225.
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lointain par rapport au public auquel les auteurs s’adressent. Cette définition comprend donc la représentation des contrées non-européennes par rapport au public ou aux auteurs européens, mais aussi les images des contrées européennes dans les pays non-européens, telle l’image de la France en Chine. Il n’est même pas nécessaire, comme le propose Denise Brahimi, que l’auteur et le lecteur se situent du même côté et constituent «â•›un pôle symétrique à celui de l’altérité29â•›», parce que l’exotisme peut comprendre même le cas par exemple d’un écrivain vivant à l’étranger, qui peut offrir une représentation de son propre pays à l’usage du public étranger, en choisissant des éléments qui paraissent «â•›exotiquesâ•›» aux yeux de son public. Chen Jitong, diplomate chinois en France, tire de ce procédé un grand succès dans ses ouvrages publiés en France30. Même dans son ouvrage portant sur la France, Les Parisiens peints par un Chinois31 qui rappelle, à bien des égards, les Lettres persanes de Montesquieu, il joue sur l’exotisme, qui se trouve dans la perspective et la façon de penser du narrateur chinois. Si une telle définition paraît déroutante pour un Européen, rappelons que l’exotisme est une réalité que vivent partout dans le monde les esprits ouverts à l’altérité, comme nous l’avons montré dans les cas de Zhang Ruogu et Zeng Pu. S’il est difficile pour un Français d’imaginer ce que la France peut avoir d’exotique, tel Robert Baudry qui, tout en admettant qu’«â•›en principe, toute région “autre”, par rapport au point de référence, est-elle “exotique”â•›», avoue pourtant qu’«â•›il ne viendra guère à l’idée des critiques littéraires d’appeler exotique un roman africain décrivant la France32â•›», nous espérons que l’exemple de deux écrivains chinois francophiles montre que la France peut être exotique, non seulement en tant que perspective théorique, mais comme une expérience concrète et vivante. Jin Lu Purdue University Calumet
29. Denise Brahimi, «â•›Enjeux et risques du roman exotique françaisâ•›», dans Alain Buisine et Norbert Dodille (éd.), op. cit., 1988, p. 12, 30. Notamment Les Chinois peints par eux-mêmes (1884) et Les plaisirs en Chine (1890). 31. Chen Jitong, Les Parisiens peints par un Chinois, 1891. 32. Robert Baudry, «â•›De l’exotisme au merveilleuxâ•›», dans Exotisme et création [...], op. cit., p.€333.
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Glossaire des noms propres et des termes chinois
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