Jean-Pierre Patat
Histoire de l’Europe monétaire QUATRIÈME ÉDITION
Du même auteur
Les Banques centrales, Sirey, 1972...
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Jean-Pierre Patat
Histoire de l’Europe monétaire QUATRIÈME ÉDITION
Du même auteur
Les Banques centrales, Sirey, 1972. Histoire monétaire de la France (avec M. Lutfalla), Economica, 1986. Monnaie, institutions financières et politique monétaire, Economica, 6e édition, 2002. L’Ère des banques centrales, L’Harmattan, 2003. Afrique, un nouveau partenariat Nord-Sud, L’Harmattan, 2005.
ISBN 2-7071-4598-X Le logo qui figure au dos de la couverture de ce livre mérite une explication. Son objet est d’alerter le lecteur sur la menace que représente pour l’avenir de l’écrit, tout particulièrement dans le domaine des sciences humaines et sociales, le développement massif du photocopillage. Le code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992 interdit en effet expressément la photocopie à usage collectif sans autorisation des ayants droit. Or, cette pratique s’est généralisée dans les établissements d’enseignement supérieur, provoquant une baisse brutale des achats de livres, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd’hui menacée. Nous rappelons donc qu’en application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction à usage collectif par photocopie, intégralement ou partiellement, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l’éditeur.
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i vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous suffit d’envoyer vos nom et adresse aux Éditions La Découverte, 9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris. Vous recevrez gratuitement notre bulletin trimestriel À la Découverte. Vous pouvez également retrouver l’ensemble de notre catalogue et nous contacter sur notre site www.editionsladecouverte.fr.
© Éditions La Découverte & Syros, Paris, 1990, 1992, 1998. © Éditions La Découverte, Paris, 2005.
Introduction
Le 4 janvier 1999, l’euro a remplacé onze monnaies européennes sur les marchés de capitaux et les marchés de change. Le 1er janvier 2002, les billets et les pièces en euro étaient introduits et, en quelques semaines, remplaçaient totalement les billets et pièces émis jusqu’alors par les pays membres de l’Union monétaire. Cet ouvrage se propose d’abord de replacer cet événement sans précédent pour l’Europe dans une perspective historique, en décrivant et en analysant les démarches entreprises pour y aboutir et les modalités concrètes de la mise en œuvre de la monnaie unique. Plusieurs années se sont écoulées depuis la naissance de l’euro, devenu « notre monnaie ». Aussi consacrera-t-on logiquement la dernière partie du livre aux enseignements d’une expérience désormais irréversible et confrontée aux réalités politiques, économiques et sociales de pays ayant accepté de renoncer à un instrument de souveraineté pour bâtir ce qui peut être considéré comme un bien collectif supérieur.
I / La monnaie, instrument essentiel de la cohésion d’un espace économique
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ès que les hommes ont vécu en groupe, la commodité, pour ne pas dire la nécessité, des échanges leur est apparue. Nul ne saurait en effet entièrement se suffire. Même les sociétés que nous n’osons plus maintenant qualifier de primitives vivent sur la base d’une certaine spécialisation des individus et, par conséquent, d’un système d’échanges de marchandises et de services. L’existence même de ce système ne pouvait que produire un instrument apte à en faciliter le fonctionnement et à en favoriser le développement. Mais, entre la monnaie primitive, qui prit des formes très diverses, et les sociétés monétaires actuelles, plusieurs étapes essentielles ont été nécessaires.
Émergence et consolidation du rôle de la monnaie La première étape vers une économie monétaire a été franchie lorsque les divers acteurs de la vie économique ont cessé de fonder leurs échanges sur le troc, d’usage fastidieux et forcément limité, et ont eu recours à un étalon admis par tous. Les avantages de cet étalon apparurent progressivement : il permettait d’abord de quantifier la valeur de chaque bien susceptible d’être échangé sur une base homogène, ce qui rendait les comparaisons faciles. Simultanément, l’usage de l’étalon entraînait l’extinction immédiate et incontestée des créances et des dettes contractées lors de chaque transaction. Mais un autre usage apparut bientôt : dans la mesure où l’étalon admis dans les échanges ne s’érodait pas avec le temps, il était possible de le stocker pour différer des transactions. Unité
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de compte, intermédiaire des échanges, réserves de pouvoir d’achat, tels sont donc les trois rôles traditionnels reconnus à la monnaie. Les métaux précieux, or et argent, inaltérables et à qui leur rareté donnait une grande valeur sous un faible poids, furent très vite adoptés comme monnaie. Mais la quantité de numéraire disponible resta longtemps conditionnée par la disponibilité de ces métaux, que les souverains transformaient en pièces de poids identique dont ils garantissaient la valeur en y apposant leur sceau (la « frappe »). Le développement des échanges et de la vie économique était donc lié aux découvertes et aux nouvelles ouvertures de mines d’or et d’argent. La découverte de l’Amérique et l’exploitation des ressources aurifères incas par l’Espagne est un bon exemple des avantages, mais aussi des méfaits de ces aléas dans l’approvisionnement en moyens de paiement ; l’essor des affaires fut accompagné d’une hausse des prix vertigineuse induite par la disproportion subite entre la quantité de monnaie et les biens et services disponibles ; en outre, cet essor lui-même fut bientôt compromis par le désintérêt progressif de la classe dirigeante pour les activités productives. Une seconde étape fut alors franchie lorsque l’on put libérer la vie économique du carcan que représentaient les réserves forcément limitées et la production irrégulière de matières précieuses : en achetant des lettres de change (l’escompte) en contrepartie desquelles elles fournissaient des reconnaissances de dettes utilisables dans les règlements, les maisons d’orfèvres, précurseurs des banques, introduisirent le billet. Ces billets étaient convertibles à tout moment en or et en argent : c’était la condition de leur acceptation dans les transactions. Mais la quantité émise dépassa bientôt sensiblement celle de l’or et de l’argent disponible pour assurer instantanément une totale convertibilité. Le mécanisme de la création monétaire, reposant sur la confiance, était né. Toutefois, cette création monétaire était d’une portée restreinte : elle était, en fait, circonscrite à la clientèle de chaque établissement émetteur ou à ceux qui le connaissaient bien. Il n’existait pas une monnaie, mais des monnaies et si des transferts pouvaient s’effectuer entre ces différentes monnaies, le prix de ces échanges pouvait être élevé et était en tout cas variable et aléatoire.
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Aujourd’hui, chaque banque crée de la monnaie selon des mécanismes dont le principe de base n’a pas fondamentalement changé depuis l’époque des maisons d’orfèvres, même si les instruments ont évolué. Les banques accordent des crédits, qu’elles inscrivent à leur actif, et créditent, à leur passif, les comptes des clients bénéficiaires de ces crédits. Ainsi on peut considérer qu’il existe un circuit monétaire Société générale, un circuit Crédit commercial de France, etc., chaque circuit étant représenté par les règlements effectués par chèques, virements, cartes de crédit, etc., sur les comptes ouverts dans chacun de ces établissements. Ce qui est différent, fondamentalement différent de la situation existante au temps des maisons d’orfèvres, c’est que ces circuits communiquent aisément entre eux : la clientèle de la Société générale effectue sans aucun problème un règlement au profit d’un client du CCF et un franc BNP égale un franc CCF. Un chaînon essentiel manquait au système créé par les maisons d’orfèvre : la banque centrale, qui devait assurer la convertibilité parfaite des monnaies entre elles. C’est en effet l’apparition de la banque centrale qui marque la troisième étape, sans doute la plus décisive de la monétarisation de l’économie. Un sénateur américain, William Roger, a écrit : « Depuis le commencement des âges, il y a eu trois grandes inventions, le feu, la roue, la banque centrale » : le feu qui, grâce à l’énergie, permet l’essor de la production, la roue qui assure les communications et les transports, la banque centrale dont l’action permet à la monnaie de remplir véritablement les rôles qui sont les siens. Les banques centrales sont toutes des créations des pouvoirs publics. À l’origine, pour les plus anciennes d’entre elles (Banque de Suède [1668], Banque d’Angleterre [1694], Banque de France [1800], Banque des Pays-Bas [1814]), l’intention des initiateurs est relativement précise : le pouvoir a besoin d’avoir sa banque, qui lui consentira des avances, que les autres banques lui mesurent souvent chichement ; il peut aussi s’agir de développer le crédit au commerce et à l’industrie et de populariser le billet de banque dans des sociétés encore méfiantes (pensons, en France, aux expériences désastreuses de Law ou des assignats révolutionnaires), et où le comportement des banques n’est quelquefois pas très éloigné de celui des usuriers. Pour cela, le pouvoir donnera rapidement à la banque qu’il crée un « privilège » d’émission :
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nul autre qu’elle ne peut émettre des billets. Limité territorialement au début, ce privilège sera progressivement étendu à toute une collectivité nationale. Évincées du processus de création monétaire par émission de billets, les banques « ordinaires » développent la monnaie « scripturale », le dépôt utilisable par chèques ou virements, mais elles n’en seront pas moins dans une situation de dépendance croissante à l’égard de la banque d’émission : le billet recevra au fil des temps cours légal, au milieu du XIXe siècle, ce qui signifie qu’on ne peut le refuser en règlement, alors qu’on peut toujours refuser un chèque, puis cours forcé, après la Première Guerre mondiale, d’abord pour des périodes que l’on espérait transitoires, puis définitivement après la grande crise des années 1930 et la Seconde Guerre mondiale. Avec le cours forcé, le billet n’est plus convertible en or. C’est la sanction des malheurs de l’époque (la disproportion énorme entre l’encaisse en or disponible et les émissions démesurément gonflées par les dépenses de la guerre et de la reconstruction). Mais le cours forcé marque aussi l’aboutissement d’un processus capital où le billet est l’étalon monétaire de base, l’« ultime » monnaie en laquelle toutes les autres doivent désormais être convertibles pour pouvoir exister et être utilisées. Aujourd’hui, toute banque ordinaire doit satisfaire à une double exigence, si elle veut que la monnaie scripturale qu’elle émet circule effectivement, c’est-à-dire joue véritablement le rôle d’une monnaie : elle doit garantir à tout moment à sa clientèle la conversion instantanée d’une partie de la totalité de ses avoirs en dépôt chez elle, en dépôt chez une autre banque et en billets de la banque centrale. Cette gageure est accomplie si chaque banque possède un compte sur les livres de la banque centrale et est en mesure de l’approvisionner suffisamment afin d’y retirer des billets et de permettre l’exécution de virements au profit des autres banques bénéficiaires des paiements de sa clientèle. Ces provisions, dont l’existence est évidemment cruciale pour le fonctionnement des systèmes de paiement, sont appelées « monnaie centrale ». L’existence de ces comptes régulièrement approvisionnés en monnaie centrale est pour la BNP, le Crédit lyonnais, le CCF une contrainte, mais aussi une garantie vis-à-vis des agents économiques : garantie que la monnaie émise par ces banques a effectivement un pouvoir « libératoire », une aptitude étendue à servir aux règlements, garantie de « convertibilité » de
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la monnaie BNP en monnaie Crédit lyonnais ou en monnaie CCF… Le passage d’un système monétaire fractionné à un système unifié est donc lié à l’existence d’un organisme fédérateur qui est tout à la fois caution auprès du public de la crédibilité des banques commerciales, à qui il accepte d’ouvrir un compte, et prestataire de services auprès de ces banques dont il assure les règlements réciproques. On peut concevoir que cette tâche soit assurée par une banque commerciale à qui ses consœurs acceptent de la déléguer. De tels systèmes « décentralisés » ont existé, par exemple aux États-Unis. Avant la création des douze Federal Reserve Banks, coordonnées par le Federal Reserve Board (1913), plusieurs émissions de billets coexistaient dans un même espace national, chaque banque émettrice devant déposer au Trésor une garantie en valeurs d’État. L’unification monétaire était en principe garantie par la convertibilité en or des monnaies émises. Mais, faute de la discipline que suscite naturellement la dépendance vis-à-vis d’un émetteur unique et sans préoccupation commerciale de la monnaie étalon, le désordre monétaire régnait, et plusieurs crises de confiance, dont une très grave en 1907, condamnèrent ce système. L’émission de billets et la gestion de la monnaie centrale sont le noyau « dur » de service public qui confère sa légitimité à la banque centrale et lui permet, sans contestation, d’assumer le rôle, plus politique, de garant de la stabilité monétaire, par la mise en œuvre de la politique monétaire.
Avantages et contraintes de la monnaie unique Un système monétaire unifié dans un espace national est désormais quelque chose qui va de soi pour chacun d’entre nous et dont nous ne percevons pas bien les avantages et les contraintes, bien réels pourtant dans les deux cas. Une monnaie unique peut être qualifiée de « bien public ». C’est dire que ses apports sont difficile à quantifier. Elle permet l’homogénéité des prix, la réduction des coûts de transaction, la suppression des risques de coûts de conversion d’une monnaie en une autre.
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En bref, elle supprime les pesanteurs que l’on rencontre au niveau international dans les rapports entre nations. Le franc suisse, la livre sterling sont soupesés à l’aune de leur réputation, des forces et des faiblesses des économies où elles circulent : imaginons que les chèques sur la Société générale, la Caisse d’Épargne, subissent le même jugement de valeur et que, en fonction des circonstances, de tel ou tel fait plus ou moins médiatisé, ils subissent une décote, ou une surcote, par rapport à leur valeur faciale. La satisfaction esthétique ressentie par certains devant ce pur produit des lois de marché serait loin de contrebalancer les inconvénients pratiques d’un tel système. Mais une monnaie unique est également une contrainte par son pouvoir unificateur, car elle s’impose à tous les agents économiques d’un même espace monétaire, quel que soit leur degré de développement. Imaginons que dans deux régions d’un même pays, A et B, un même bien de consommation d’usage élémentaire, des chaussures, soit produit. La productivité des habitants de la région A est double de celle de la région B, pour des raisons diverses (sources d’énergie mieux réparties, meilleur réseau de communication, formation de la main-d’œuvre). Une même paire de chaussures requiert quatre heures de travail dans la région A, huit dans la région B. Si la même unité monétaire est en usage dans les deux régions, les biens produits en B coûteront 8 unités et ceux vendus en A, 4 unités ; les premiers seront invendables, sauf à ce que les salaires de la région B soient fixés à un niveau deux fois moindre que ceux de la région A, ce qui revient à dire que, dans la mesure où les prix des denrées seraient les mêmes en A et B, le pouvoir d’achat des salariés de B serait moitié moindre que le pouvoir d’achat de ceux de la première région. En bonne logique, la monnaie unique est dans ce cas une absurdité et la valeur intrinsèque de la monnaie de la région B ne devrait pas être supérieure à la moitié de celle de la région A. Si une unité monétaire de A (UMA)=2 UMB, les chaussures produites en B et qui coûtent 8 UMB pourront être vendues en A 4 UMA après conversion d’une monnaie en une autre, celles produites en A, qui coûtent 4 UMA, seront vendues 8 UMB en B après conversion. Ainsi, à l’échelle internationale, les pays dont les coûts de production sont supérieurs ou progressent plus vite que ceux des
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autres tentent de sauver leur secteur productif en ajustant le taux de change de leur monnaie de telle manière qu’il tienne compte de ces disparités. On estime souhaitable que les taux de change des monnaies entre deux pays respectent ce qu’on appelle la « parité des pouvoirs d’achat », c’est-à-dire qu’un même bien, ou un même ensemble de biens, de caractéristiques comparables coûte dans chacun des pays, quelle que soit sa provenance, nationale ou internationale, son coût de production effectif : dans l’exemple précédent, le cours de 2 UMB pour 1 UMA respecte cette parité de pouvoir d’achat. Cette logique peut aller très loin. À l’intérieur d’un pays, elle voudrait qu’il existe une lire sicilienne dont la valeur serait inférieure à celle de la lire piémontaise, un franc Rhône-Alpes supérieur à un franc lozérien. Cette règle de la parité des pouvoirs d’achat n’est en fait jamais respectée à l’intérieur d’un espace national. Elle aboutirait à une parcellisation des moyens de règlement dont on a souligné plus haut les inconvénients. Les habitants de la Lozère, les Siciliens supportent les contraintes liées à l’utilisation d’une monnaie dont la valeur n’est pas en rapport avec leur pouvoir d’achat (nous dirons qu’elle est surévaluée eu égard au stade de développement économique de ces régions), d’abord à cause des avantages de bien public que procure la monnaie unique : homogénéisation et simplification des transactions, réduction des coûts ; ensuite parce que, à l’intérieur d’un espace national, les transferts de main-d’œuvre et de capitaux rendent cette situation supportable : en effet, d’une part, il y a centralisation des décisions en matière de fiscalité et de subventions budgétaires de sorte qu’il est possible d’avoir une vision globale, générale des problèmes de développement qui se posent à l’intérieur d’un même espace aux composantes disparates ; d’autre part, la conscience d’appartenir à une même collectivité fait que les responsables évitent de défavoriser telle ou telle collectivité au sein de la Nation. La monnaie unique, stade ultime et aboutissement logique d’une union monétaire, est donc inséparable de l’institution qui en fixe et en garantit la valeur, la banque centrale. En outre, elle ne s’était jusqu’à la fin du siècle dernier imposée dans des espaces plus vastes que des régions et relativement hétérogènes au plan de la richesse que dans le cadre des nations.
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À l’échelle d’un ensemble de pays tels que l’Europe, où les affres de l’histoire, les traditions, les cultures et les aptitudes au développement ont jusqu’à présent empêché toute tentative sérieuse de construction politique unifiée, l’idée d’union monétaire et de monnaie unique a émergé relativement tôt, dès la fin des années 1960 mais sa concrétisation ne s’est pourtant pas accompagnée d’avancées en matière d’unification politique. Avant d’explorer les réalités et les enjeux de cette idée, on fera un bref bilan de l’expérience européenne dans le domaine de la coordination monétaire.
II / Bilan des expériences de coopération monétaire européenne
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usqu’en 1914, le régime monétaire des pays européens, fondé sur l’étalon-or, s’apparente à bien des égards, dans certains de ses effets pratiques, à une union monétaire. Après la guerre de 1914-1918, et jusqu’aux premières années suivant la fin du second conflit mondial, l’Europe entre dans une période de grandes turbulences financières et monétaires ; il sera alors bien rarement question de coopération, mais plutôt de protection, de repliement, de contrôle des changes, de dévaluations surprises, souvent de grande ampleur. Après 1945, les accords de Bretton Woods instaurent un ordre monétaire mondial fondé sur la fixité relative des changes et l’étalon-dollar. L’Europe, dévastée et ruinée, cherche à organiser sa pénurie. L’idée d’union monétaire fut avancée très tôt et, même si les réalisations concrètes furent minces sur la période, cette « conscience monétaire » européenne marque l’émergence d’une solidarité évidente, qui prendra toute sa mesure lorsque les pays du continent, dans un monde où les disciplines de changes fixes sont partout rejetées, chercheront à bâtir, avec le Système monétaire européen, un pôle de stabilité.
L’Europe sous l’étalon-or Ce régime, fondé sur la convertibilité permanente des monnaies en or, est également celui d’une fixité de fait des taux de change : la convertibilité en or à un taux immuable est un dogme. De son respect dépend la confiance, et de la confiance le fonctionnement correct du système. Chaque banque centrale
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respecte cette discipline, principalement en élevant son taux d’escompte en cas de sorties d’or provoquées par une surchauffe de l’économie, ou en l’abaissant dans le cas contraire : lorsque les excès de crédit entraînent la hausse des prix, une augmentation convenablement dosée du taux de l’escompte comprime les affaires et induit une baisse des prix. Cette baisse, en rendant les produits nationaux plus compétitifs, contribue à développer les exportations et les entrées d’or. Ainsi, les taux de change entre les différentes monnaies européennes sont, en pratique, rigides et, ce qui est peut-être plus important, personne n’anticipe que cette situation puisse s’interrompre ou cesser. Le système tient sans problème parce que les mouvements de capitaux entre les nations, bien que totalement libres, sont d’ampleur limitée, tandis que les moyens d’information et de transfert sont loin d’être aussi performants qu’aujourd’hui. Un tel univers aurait-il perduré si la guerre n’en avait pulvérisé les fondements ? On peut en douter car, au fil des ans, la « discipline » que le régime de l’étalon-or était censé imposer s’érodait et des « monnaies de réserve » remplaçaient de plus en plus l’or dans les transactions internationales. Ces monnaies de réserve, c’est-à-dire des devises admises dans les règlements entre pays et également détenues par les banques centrales comme réserves de changes, étaient émises par de grandes économies, l’Angleterre et, à un moindre degré, la France, dont les balances de transactions courantes (solde des mouvements sur marchandises et sur services) étaient chroniquement déficitaires : des livres sterling, des francs étaient alors détenus par des « non-résidents » (on n’employait pas encore ce terme) créanciers des banques centrales émettrices, qui les conservaient pour leurs transactions internationales car leur usage était plus commode que celui de l’or. Si l’appareil statistique de l’époque avait permis de mesurer et de rendre publics ces déficits de balance de paiements, et de faire prendre conscience du hiatus entre la quantité de monnaie émise et le stock d’or effectivement disponible, la confiance aurait peut-être été ébranlée et avec elle le fonctionnement satisfaisant du système. Un ministre anglais de l’Économie, M. Callaghan, déclarait au début des années 1970 : « Nous n’avions pas de problème de balance des paiements il y a cinquante ans, parce qu’il n’y avait pas de statistiques. »
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Les grands désordres monétaires de l’après-guerre et la crise des années 1930 Le financement des dépenses de guerre a entraîné en 1914 une énorme création monétaire dont la contrepartie essentielle était les crédits aux États et, de fait, la disparition de la convertibilité en or des monnaies européennes. L’Angleterre et la France tentèrent de rétablir cette convertibilité après la guerre : l’Angleterre sans modifier la définition en or de sa monnaie (on voulait donc revenir au cours d’échange de l’avant-guerre), ce qui impliquait, vu la diminution de son stock d’or, une considérable réduction de la masse de moyens de paiement en circulation : c’est ce qu’Alfred Sauvy définira comme « tenter de rapprocher le piano du tabouret au lieu de faire l’inverse ». La France tenta cette opération après une dévaluation en 1928 et dans d’étroites limites (on ne pouvait en effet échanger que de grosses quantités d’or). Dans le même temps, en donnant un nom nouveau, le Gold Exchange Standard, à un phénomène ancien, la conférence de Gênes (avril-mai 1922) officialisait l’usage de monnaies convertibles en or (en l’occurrence la livre sterling) comme monnaies de réserves internationales. Ces tentatives prirent fin avec la crise des années 1930. La cessation de la convertibilité-or des monnaies marquait le glas d’un système où les devises étaient de fait échangeables entre elles sans limites selon un cours immuable. Avec la fin du système autostabilisateur naturel que représentait l’étalon-or, un tel régime, si proche, on l’a vu, d’une union monétaire, ne pouvait ressusciter que sur la base de nouveaux accords entre nations. Mais les circonstances avaient changé et l’on était entré dans l’ère des grands déséquilibres : déséquilibres des balances des paiements, déséquilibres sur le marché des biens et services avec des poussées d’inflation fortes et durables et bientôt récession et chômage. Le système du Gold Exchange Standard, fondé sur la sterling, éclata : une tentative fut faite par la France, avec le « Bloc or », pour créer une solidarité entre un certain nombre de pays d’Europe occidentale. Ce système trop rigide ne dura pas longtemps. Chaque pays essayait de se défendre par des ajustements de taux de change (dévaluations) ou en élevant des barrières à la libre circulation des signes monétaires. À l’impossibilité de la
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convertibilité en or des monnaies s’ajoutèrent ainsi des restrictions très fortes à la convertibilité des monnaies entre elles sur une base stable. Cette convertibilité ne fut maintenue, quelquefois de manière étroitement contrôlée, qu’avec les devises qui paraissaient le mieux répondre à la définition de monnaie de réserve, c’est-à-dire qui gardaient une relative stabilité dans leurs rapports avec l’or. Dans ce rôle, le dollar américain s’imposa rapidement après sa dévaluation de 1934. C’est durant les années 1930 qu’apparaîtra alors la notion de zone monétaire : une zone monétaire est un groupe de pays, généralement dominé économiquement par l’un d’entre eux, à l’intérieur duquel la convertibilité à un cours de change fixe est intégrale, les mouvements de capitaux totalement libres et les réserves de change (or ou devises convertibles en or) totalement ou partiellement mises en commun. Ainsi, naîtra, en 1931, la zone sterling après la dévaluation de la livre. Une zone dollar de fait se constitua également. Nous retrouverons ce concept de zone monétaire dans des développements ultérieurs.
Premier essai de coopération monétaire organisée : l’Union européenne des paiements Après la Seconde Guerre mondiale, les accords de Bretton Woods (juillet 1944) mettent en place, à l’échelle de la planète, un ordre monétaire relativement contraignant : les États-Unis et leurs alliés créent le Fonds monétaire international, qui n’est pas une banque centrale mondiale, mais un organisme de surveillance des débordements et de soutien des situations difficiles. Chaque pays doit déclarer auprès du Fonds le cours de sa monnaie vis-à-vis d’un étalon de référence : or ou devise convertible en or, c’est-à-dire en pratique le dollar. Il doit maintenir ce cours stable dans des limites de fluctuation n’excédant pas 1 %. La contrainte est forte et les « aménagements de parités » (qui seront presque toujours des dévaluations durant cette période) sont possibles, mais, là encore, le magistère moral du Fonds monétaire devait en principe éviter des mouvements excessifs non motivés. Mais les pays européens pratiqueront de nombreuses dévaluations dites « compétitives », c’est-à-dire excédant l’ampleur qu’aurait nécessitée un strict respect de la fameuse règle de la parité des pouvoirs d’achat.
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Les devises européennes restaient toutefois toujours inconvertibles entre elles et des contrôles des changes rigoureux subsistaient. Cette situation, pour nécessaire qu’elle fût dans l’immédiat, vu la pénurie de devises convertibles, était toutefois jugée contraignante et néfaste à terme, car elle limitait fortement les échanges. En avril 1948, en liaison avec l’administration du plan Marshall d’aide américaine à la reconstruction de l’Europe occidentale, fut créée l’Organisation européenne de coopération économique OECE (qui deviendra en 1955 l’Organisation de coopération et de développement économiques, OCDE), qui devait œuvrer pour la suppression progressive des entraves aux échanges. La comptabilité des opérations d’échange réalisées entre les pays adhérents fut centralisée à la Banque des règlements internationaux (BRI), à Bâle. Dans le domaine strictement monétaire, des remèdes seront d’abord recherchés dans la voie d’accords de paiement et de compensation : ces accords devaient aboutir à l’interconvertibilité des monnaies européennes, avec la possibilité de mettre à la disposition des États pauvres en devises convertibles des moyens de règlement utilisables à l’intérieur de l’Europe occidentale et, en organisant la cession par les États mieux dotés, des devises dont ils n’avaient pas eux-mêmes l’emploi. Ainsi furent appliqués plusieurs accords de compensations monétaires multilatérales, généralement valables un an (novembre 1947, octobre 1948, septembre 1949). Ces accords partiels et de durée limitée se révélèrent bientôt inadaptés aux bouleversements consécutifs à la dévaluation générale des monnaies de 1949, et aux progrès économiques en Europe. Il convenait, en outre, de prévoir la situation qui prévaudrait lorsque cesserait l’aide américaine. Ainsi naquit, en juin 1950, l’Union européenne des paiements (UEP) entre la Belgique, la France, l’Italie, les Pays-Bas, la République fédérale d’Allemagne, dont les principes étaient les suivants : — système de paiements multilatéraux reposant sur la transférabilité intégrale des monnaies des pays participant au système ; — ressources autonomes : les pays accordent, ou reçoivent, des crédits dans les limites (60 %) de leur « quota », lequel est fixé en proportion de leurs dettes et de leurs créances. Un fonds de roulement en dollars, prélevé sur le fonds d’aide du plan
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Marshall, est également constitué. Ces sommes sont centralisées à la Banque des règlements internationaux ; — tous les calculs sont faits en « unités de compte » définies par un poids d’or, à équivalence du dollar. Toutes les monnaies bénéficient donc d’une garantie de change ; — après compensation, les positions débitrices sont réglées par un crédit accordé par l’UEP dans les limites de 20 % du quota du pays considéré (un versement d’or intervient au-delà de ce pourcentage). Les positions créditrices rendent les pays créanciers de l’UEP et, au-delà d’une certaine limite, donnent lieu à un versement en or. Amorce d’union monétaire ? Des restrictions de taille subsistent : les différentes monnaies ne peuvent toujours pas circuler dans les pays autres que les pays émetteurs ; d’amples rajustements de parités sont toujours possibles. Mais l’UEP est une intéressante émergence d’une « identité monétaire européenne » qui rendra de grands services.
Le retour à la convertibilité et le premier projet précis d’union monétaire Le traité de Rome (25 mars 1957), portant création du Marché commun entre six pays européens, crée le noyau de la Communauté européenne. Il prévoit le retour à la libre convertibilité des monnaies européennes entre elles pour 1958. Cette échéance sera respectée sans difficulté. Toutefois, les mouvements de capitaux restent, dans de nombreux pays, très strictement réglementés par des contrôles de changes : pas question de pouvoir constituer des placements à l’étranger, de posséder librement un compte en devises, même dans une banque nationale. Les importateurs ne peuvent pas se couvrir, c’est-à-dire acheter à l’avance à un cours convenu les devises nécessaires aux règlements de transactions futures. Les exportateurs sont tenus de convertir très rapidement les devises gagnées. Le traité de Rome ne prévoyait pas la création d’une zone monétaire européenne et se bornait à souhaiter une coordination des politiques. Cette coordination, au moins a posteriori, commença à s’exercer avec le Comité monétaire, organisme réunissant périodiquement des représentants des banques
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centrales et des trésoreries nationales. En 1964 fut créé le Comité des gouverneurs de banques centrales, dont le secrétariat est assuré par la Banque des règlements internationaux et qui donna une meilleure assise à cette coopération. Ce n’est qu’en décembre 1969, à la conférence de La Haye, qu’est prise la décision de principe de créer une union économique et monétaire (UEM). Une échéance fut même précisée, 1980, et un groupe d’experts constitué, présidé par Pierre Werner, président du gouvernement luxembourgeois. Le rapport Werner (1971) est, par certains côtés, un rapport Delors avec dix-huit ans d’avance. Il pose d’abord les conditions essentielles de l’UEM : la libération complète des mouvements de capitaux et l’intégration complète des marchés bancaires et financiers, l’élimination des marges de fluctuation entre les cours des monnaies et l’instauration de parités irrévocablement fixes. L’objectif final est une monnaie commune et un système communautaire de banque centrale. Une première étape, devant être achevée le 1er janvier 1974, prévoit un rapprochement étroit des politiques monétaires et de crédit, la libération progressive des mouvements de capitaux, le rétrécissement des marges de fluctuation des taux de change, une concertation des banques centrales sur leurs diverses interventions. Toutefois, rien de précis n’est prévu pour le passage aux étapes ultérieures, sinon un rapport de la Commission de Bruxelles faisant le bilan des progrès réalisés depuis le début du processus. Les six pays du Marché commun s’accorderont en février 1971 pour considérer le rapport Werner comme une base de discussion valable.
L’éclatement du Système monétaire international et les manifestations de la solidarité monétaire européenne En décembre 1971, le dollar était dévalué de 8 % par rapport à l’or. Simultanément, dans le cadre du système mis en place vingt-sept ans plus tôt à Bretton Woods, la fluctuation maximale du taux de change de chaque monnaie vis-à-vis du cours du dollar était portée à 2,25 %. Cela impliquait, pour les monnaies européennes, des plages de variations importantes : en effet, l’écart instantané entre deux devises européennes pouvait
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atteindre deux fois 2,25 %, soit 4,5 %, et l’écart dans le temps, en admettant que les situations de ces deux monnaies vis-à-vis du dollar s’inversent, deux fois 4,5 %, soit 9 %. Face à cette situation, les pays européens eurent l’occasion de faire une première mise en pratique des recommandations du rapport Werner. Une résolution du Conseil de la Communauté européenne (21 mars 1972), suivie par un accord entre banques centrales signé à Bâle (10 avril 1972), décidait que les cours des monnaies européennes ne varieraient plus entre eux que dans la limite de 2,25 % : c’était le « serpent ». Simultanément, les Européens continuaient de limiter à 2,25 % les fluctuations de leurs devises vis-à-vis du dollar : c’était le « serpent dans le tunnel ». Pour respecter ces marges de fluctuation, les banques centrales doivent acheter ou revendre des devises sur le marché des changes, voire manier leurs taux d’intérêt pour orienter les mouvements de capitaux dans un sens conforme à la stabilisation du cours de leur monnaie. Les banques centrales se consentent en outre des concours mutuels automatiques en leur propre monnaie, concours remboursés périodiquement (environ tous les mois et demi). En juin 1973 est créé le Fonds européen de coopération monétaire (FECOM) qui prend en charge la compensation de ces créances et dettes, jusqu’alors bilatérales et qui sont désormais libellées en une unité monétaire commune, l’European Currency Unit, ECU pour les Anglo-Saxons, francisé en écu en se référant aux signes monétaires du temps de la royauté. L’écu est un « panier » des monnaies des pays membres de l’accord (nous définirons plus précisément ce panier dans les développements consacrés au système monétaire européen). Ainsi, en peu de mois, ont été créés les trois éléments de base de l’union monétaire européenne : taux de change fixes, embryon de banque centrale, unité de compte commune. Entre-temps, le serpent est « sorti » du tunnel, c’est-à-dire qu’il a abandonné le respect des marges de fluctuation réduite visà-vis du dollar, après la deuxième dévaluation (10 %) de cette monnaie en février 1973. Dans une conjoncture marquée par d’amples mouvements de capitaux, puis par les conséquences du premier choc pétrolier (octobre 1973) sur les balances des paiements des pays européens, la discipline du serpent ne put longtemps être respectée par certains. Les déficits de balances des
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paiements entraînaient en effet d’importants déséquilibres sur les marchés de change avec, par conséquent, une pression à la baisse du cours des devises des pays concernés : pour respecter l’accord sur les marges de fluctuation réduite, les banques centrales devaient vendre des devises et épuisaient leurs réserves. Dès 1974, un contraste apparaît entre le deutsche Mark et les autres monnaies. En réponse au premier choc pétrolier, le gouvernement allemand mène une très stricte politique monétaire et élève ses taux d’intérêt « réels » (c’est-à-dire corrigés de l’inflation) à des niveaux très élevés. Dans les autres pays, les politiques sont beaucoup plus souples (les taux d’intérêt « réels » français resteront négatifs pratiquement jusqu’à la fin des années 1970). Aussi l’inflation allemande est-elle beaucoup mieux maîtrisée et le déficit du commerce extérieur se résorbe-t-il rapidement. La lire puis la livre se détacheront rapidement du serpent. Le franc le quitte en janvier 1974, s’y associe à nouveau en juillet 1975, l’abandonne une nouvelle fois en mars 1976. Le serpent se réduisait à une zone mark, réunissant, autour de la devise allemande, le franc belge, le florin néerlandais, la couronne danoise.
La création du système monétaire européen (SME) En 1976 se tenait à la Jamaïque une conférence internationale destinée à réviser plusieurs dispositions du Système monétaire international. Les pays pouvaient adopter le régime de change de leur choix : change flottant, change fixe (toutes les références furent admises sauf l’or, ce dernier étant donc partiellement « démonétisé » : on pouvait toujours en principe l’utiliser dans les règlements internationaux, mais son prix subissait de telles fluctuations que les banques centrales le stériliseront, en fait, dans leur actif). Une période de grande instabilité suivit avec des mouvements spéculatifs souvent très amples. Au début de 1978, au Conseil européen de Copenhague, la décision de principe était prise de créer de nouveau une zone de stabilité monétaire en Europe. Les grandes lignes du système et ses modalités furent jalonnées par plusieurs autres réunions du Conseil européen, dont la dernière, tenue à Paris le 12 mars 1979, prévoyait l’entrée
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en vigueur du Système monétaire européen (SME) pour le lendemain. Trois principes de base fondent le dispositif essentiel du SME (cf. encadré p. 22) : — l’établissement de taux de change fixes, mais ajustables à des intervalles autant que possible relativement éloignés, chaque monnaie des pays adhérents respectant un « cours pivot » par rapport à un numéraire commun, l’écu ; — la recherche d’une répartition équilibrée des charges d’intervention et d’ajustement ; — un cadre pour la solidarité entre pays membres, avec une mise en commun partielle des réserves de change et des possibilités d’aide relativement étendues aux pays ayant des problèmes de balance de paiement ou de financement de leurs interventions. Le SME naît dans le scepticisme : les observateurs craignent en particulier que les fluctuations du dollar n’introduisent une instabilité chronique dans le système. Déjà, au temps du serpent, ce phénomène a été observé : lorsque le dollar fait l’objet d’une appréciation favorable, les investisseurs vendent des DEM contre des dollars. Le DEM, monnaie la plus forte du SME, s’affaiblit et il est moins difficile pour les autres monnaies de demeurer à l’intérieur de leur marge de fluctuation. Inversement, lorsque les investisseurs vendent des dollars, ils se portent davantage sur le DEM que sur les autres devises européennes. La monnaie allemande se renforce et les autres participants à l’accord de change peuvent éprouver de grandes difficultés à maintenir la parité de leur monnaie. Qu’attendaient du SME ses promoteurs, essentiellement les gouvernements français et allemand ? Les Allemands étaient conscients du préjudice que pouvaient causer à leur commerce extérieur et à leur industrie des fluctuations erratiques des taux de change. Les Français recherchaient surtout un moyen de lutter contre la hausse des prix. En 1979, l’inflation française dépassait 12 % et celle de l’Allemagne fédérale n’était que de 4 % ; la logique, la facilité militaient pour une dépréciation permanente du taux de change du franc français, de manière à respecter la règle de la parité des pouvoirs d’achat. En maintenant le franc français à une parité fixe vis-à-vis du DEM et, par conséquence, en surévaluant le cours de la monnaie française, au moins pendant des périodes relativement longues, on
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Le système monétaire européen Les bases techniques du système monétaire européen qui est entré en vigueur le 13 mars 1979 sont les suivantes. • Un numéraire commun, l’écu, construit selon le principe des indices composites (ou panier) additionnant 13 mars 1979 Mark allemand Franc français Livre sterling Florin néerlandais Lire italienne Livre irlandaise Francs belge et luxembourgeois Couronne danoise Drachme grecque Peseta espagnole Escudo portugais
différentes monnaies, affectées chacune d’un poids reflétant l’importance macroéconomique du pays qui l’émet. Chaque quantité de devises multipliée par son cours détermine la pondération de la monnaie considérée dans le panier. Des révisions de pondération interviennent tous les cinq ans, intégrant éventuellement de nouvelles monnaies.
15 septembre 12 janvier 1979 1984
15 septembre 1989
33 19,8 13,6 10,5 9,5 1,1
32,1 19,1 15 10,1 10 1,1
34,9 19 11,9 11 9,4 1,1
30,5 19,4 12,1 9,5 9,9 1,1
9,5 3
8,6 2,7 1,3
9,1 2,8 0,8
8,1 2,5 0,8 5,2 0,8 100
100
100
100
observerait deux effets : d’une part, le prix des importations serait abaissé (à prix égal des marchandises étrangères, il faudrait moins de francs pour les acquérir) ; d’autre part, le caractère relativement avantageux des produits importés inciterait les producteurs nationaux de biens équivalents à comprimer leurs coûts de production, à améliorer leur productivité, afin de rester compétitifs. C’est le « cercle vertueux » amorcé par la monnaie « forte ». Enfin, l’accord sur le SME prévoyait, une fois de plus, un processus de rapprochement vers une situation d’union monétaire : il était en particulier prévu la création, dans les deux ans, d’un Fonds monétaire européen et l’utilisation pleine et entière de l’écu en tant qu’unité de réserves et instrument de règlement.
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• Chaque monnaie est reliée à l’écu par une relation de change appelée « cours pivot ». Ces cours pivots vis-à-vis de l’écu déterminent par réflexion des cours pivots bilatéraux entre chaque monnaie du système : autour de ces cours pivots bilatéraux sont fixées des marges de fluctuation de b 2,25 % (b 6 % pour la peseta espagnole). Ces marges déterminent des cours d’interventions obligatoires auxquels les pays participants sont tenus de défendre la parité de leur devise. Les cours pivots peuvent être modifiés par accord mutuel entre les pays participants. • Un mécanisme censé équilibrer les charges d’intervention : un « indicateur de divergence », calculé pour chaque monnaie, doit normalement révéler la divergence d’une monnaie vis-à-vis des autres et créer une présomption d’intervention. Ces interventions peuvent aller des achats ou ventes de devises à des mesures de politique monétaire et économique, enfin à la modification des cours pivots.
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• Un système de concours mutuel avec : — une mise en œuvre commune d’une partie des réserves de change : chaque banque centrale apporte au FECOM, sous forme de crédits croisés renouvelables, 20 % de ses avoirs en or et en dollars. En contrepartie, elle reçoit des écus ; — des mécanismes de crédit : un financement à très court terme, d’un montant illimité et d’un délai maximal de quarante-cinq jours ; un soutien à court terme d’une durée maximale de neuf mois ; un concours financier à moyen terme plus important et conditionnel. Diverses dispositions ont ultérieurement permis un usage accru de l’écu entre banques centrales : mobilisation ; meilleure rémunération acceptabilité pour les règlements dans le cadre de financements de très court terme ; possibilité de détention d’écus par des organismes extérieurs à la Communauté.
Bilan du SME au début des années 1990 Après près de treize ans d’existence, et à la veille de la relance du processus d’union monétaire (cf. infra, chapitre III), on peut considérer que l’expérience était dans l’ensemble réussie au plan des taux de change et de la baisse du taux d’inflation. Certes, il y a eu 12 réalignements de parité jusqu’en 1991, mais cela n’est pas une preuve d’insuccès. Les réaménagements de parités font partie de la logique du système. Ce qui importe c’est, d’une part, qu’ils ne soient pas continus, et il y a effectivement eu des périodes, souvent longues, où les changes sont restés stables (entre mars 1979 et octobre 1981, par exemple, pour la parité franc/DEM) ; d’autre part, qu’ils soient réalistes. Ce fut le cas : le SME marque, pour ses participants, la fin des dévaluations « compétitives ». Le principe de la parité des pouvoirs d’achat a été, sur moyenne période, respecté entre les devises des
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Tableau I. Les réajustements de taux centraux au sein du SME jusqu’en 1992 DM 24.09.1979 30.11.1979 23.03.1981 05.10.1981 22.02.1982 14.06.1982 21.03.1983 22.07.1985 07.03.1986 04.08.1986 12.01.1987 08.01.1990 13.09.1992 16.09.1992 Changement cumulatif par rapport à l’Écu
FF
LIT
+ 2,0
CD
FB
ESB
+ 5,5 – 3,0
4,25 – 5,5 – 2,0 + 3,0 –
£ IRL
– 2,9 – 4,8
– 6,0 + 5,5 – 3,0 – 3,0 + + + +
NLG
5,75 – 2,75 2,5 – 2,5 + 2,5 2,0 – 6,0 + 2,0 3,0 + 1,0
+ 3,0
– 8,5 + 4,25 + 1,5 + 3,5 – 3,5 + 2,0 + 2,0 + 2,0 + 1,0 + 3,0 – 8,0 + 2,0 + 3,0
– 4,0 + 3,5 + 3,5 – 3,5
+ 3,5
+ 3,5 + 3,5 + 3,5 + 3,5 –5
+ 22,8 – 15,4 – 33,6
– 9,1
– 6,4 + 18,1
– 13,2 – 5,0
NB : les taux indiqués sont calculés par rapport au groupe de monnaies dont les parités bilatérales sont demeurées inchangées dans le réalignement. LIT : lire italienne ; CD : couronne danoise ; FB : franc belge ; NLG : florin néerlandais ; ESB : peseta espagnole. Source : Commission.
pays participants. Ce ne fut le cas ni du dollar, ni de la livre, ni même du yen dans leurs rapports avec les monnaies tierces. Si l’on considère maintenant l’évolution de l’inflation, les résultats sont spectaculaires : entre 1980 et 1987, l’inflation moyenne des pays participant à l’accord de stabilisation des taux de change passe de 11,2 % à 2,2 %. Des esprits chagrins feront remarquer que, chez les autres pays industrialisés de la zone OCDE, la désinflation a été presque aussi brutale, de 12,5 % à 3 %. Mais c’est oublier que, parmi les participants à l’accord de change, figuraient des pays, France, Italie, dont les taux d’inflation étaient parmi les plus élevés de l’Occident : le résultat n’en est que plus probant. C’est dans le domaine de la croissance économique que le jugement était le plus mitigé. Le taux de croissance du PIB passe de 3,9 % à 2 % entre 1980 et 1987 chez les partenaires du SME
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(le recul est d’ampleur comparable en France), alors qu’il recule nettement moins dans les autres pays industriels : de 3,4 % à 2,5 %. Moindre croissance, certes, mais plus saine : à partir de 1986, la reprise de l’expansion économique était aussi brillante, sinon davantage, dans les pays de la zone SME qu’ailleurs et l’acquis de la désinflation a été bien plus solide ; c’est en effet dans cette zone que la remontée des tensions inflationnistes observée en 1988 et 1989 a été la plus faible et la mieux maîtrisée. Deux critiques paraissent plus fondées : — On n’a guère observé d’émergence d’une unité, voire d’une identité monétaire européenne : les limites du rôle monétaire de l’écu sont rapidement apparues. Un panier de monnaie ne peut en effet jouer véritablement le rôle d’une monnaie car en toutes occasions, comportement sur les marchés de change, taux d’intérêt, il n’est que le reflet des évolutions de ses composants. En 1990 coexistent, sans communiquer, deux marchés de l’écu. Le premier marché est celui de l’écu officiel, c’est-à-dire des écus détenus par les banques centrales, initialement en contrepartie de leurs dépôts auprès du FECOM. La circulation de ces écus est encore limitée. Le FECOM ne peut pas émettre, contre monnaies nationales, des écus utilisables sur les marchés de biens et de services. Le second marché est celui de l’écu privé : il s’agit évidemment du même écu « panier de monnaies », mais son utilisation monétaire est celle d’unité de compte, c’est-à-dire qu’elle ne remplit qu’une seule des fonctions de la monnaie : les dépôts bancaires libellés en écus, les crédits, les emprunts libellés en écus se sont développés car ils offrent une garantie contre le risque de change. Mais les dépôts en écus sont une monnaie scripturale aux possibilités d’utilisation très partielle puisqu’ils ne peuvent pas être échangés directement à l’occasion des règlements. — La deuxième critique porte sur la coordination des politiques monétaires et de changes. Cette dernière n’a pas été jugée satisfaisante par nombre de pays dans la mesure où, contrairement à ce qui avait été espéré, le poids des ajustements et des interventions n’a pas été également réparti, et où les orientations générales de politiques économiques se sont alignées sur celles d’un seul partenaire, l’Allemagne fédérale. C’est, au dire de
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certains, une coordination « asymétrique » qui se serait instaurée, alors qu’une coordination « symétrique » aurait été souhaitable. Il convient de prendre la mesure de la portée et des limites de la critique. Inégalité de la charge des ajustements et des interventions sur les marchés de change destinés à stabiliser le cours des monnaies, qui ont la plupart du temps reposé en grande partie sur les pays à monnaie faible. Ces derniers, pour soutenir leur devise, ont dû ponctionner leurs réserves de change ou élever leurs taux d’intérêt. Une constatation d’évidence s’impose tout d’abord : même si, dans le cas d’une crise de changes, les interventions étaient mieux partagées entre le pays émetteur de monnaie faible et le pays de la monnaie qui s’apprécie, elles ne seraient pas, de toute manière, de même nature : puiser dans ses réserves de change, augmenter ses taux d’intérêt, voire être obligé de demander des concours à court terme pour reconstituer ses réserves, représentent des contraintes différentes de celles qui consistent à acheter des devises sur le marché des changes pour limiter l’appréciation de sa monnaie, achats dont la conséquence est une injection de liquidités dans l’économie qui peut être maîtrisée. Dès le départ, une « asymétrie » qualitative existait donc. D’autres facteurs, plus techniques, ont été à l’origine de l’asymétrie. D’abord l’apport de l’indicateur de divergence (cf. encadré p. 22) a été illusoire car, en cas de mouvement sur les marchés des changes, il était trop rapidement franchi. Par ailleurs, les pays à monnaie faible se sont astreints à intervenir pour soutenir leur monnaie avant même que la limite d’une dépréciation de 2,25 % ne soit atteinte. Le principe de ces interventions, dites « intramarginales », était raisonnable ; on ne réagit pas quand on heurte le mur. Attendre de buter sur la limite extrême, c’est s’exposer au déchaînement de la spéculation. Mais, comme les règles du système ne prévoient l’obligation d’intervenir que lorsque les limites de 2,25 % sont atteintes, le pays dont, symétriquement, la monnaie s’apprécie est fondé à ne pas intervenir tant que ce stade n’est pas atteint. La règle du jeu a toutefois été adoucie après les accords dits de Bâle-Nyborg (septembre 1987), au cours desquels a été adopté le principe du financement des interventions intramarginales par la procédure des concours à très court terme.
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En fait, le débat méritait d’être dépassé. En 1981, l’inflation française était de 14 %. La hausse des prix italienne dépassait 16 %. À la même époque, l’inflation allemande, après une brève poussée consécutive au second choc pétrolier, était revenue à des niveaux proches de 4 %. Or, l’ambition des initiateurs du SME était bien de créer une zone de stabilité monétaire et de faible inflation. Dans ces conditions, il était dans la logique des choses que les pays à forte hausse des prix consentent les plus grands sacrifices. Cette logique de la « convergence vers les meilleurs » sera un principe appliqué lorsque, à partir de 1994, il s’agira de juger l’aptitude des pays à entrer dans l’Union monétaire. Alignement des orientations de politique économique sur celles de l’Allemagne fédérale. Que le SME ait favorisé la compétitivité de l’industrie ouest-allemande en contraignant ses partenaires à surévaluer au moins temporairement leur monnaie paraît un point acquis. Mais là ne résulte pas sans doute l’origine principale du colossal excédent commercial allemand, qui s’est nourri de la faiblesse de réaction des appareils productifs des autres pays européens. De fait, les pays à forte inflation, afin de préserver la parité de leur monnaie vis-à-vis du DEM, ont été contraints de mener des politiques économiques très strictes, abaissant leur taux de croissance à des niveaux compatibles avec l’équilibre de leurs échanges avec l’Allemagne fédérale. Or cette dernière est une zone de faible croissance économique pour des raisons essentiellement démographiques. On peut évidemment regretter que le pays qui, de fait, s’est imposé comme le leader du SME, n’ait pas été un pôle de croissance plus dynamique. On peut aussi regretter que le SME soit en fait devenu dans les années 1980 une zone mark, c’est-à-dire que les autres monnaies aient, en pratique, défini leur taux de change par rapport à la devise allemande, dont le rôle international s’accroissait dans le même temps. Mais une telle évolution n’était pas inéluctable : le choix de politique économique allemande, choix fait très tôt, et qui s’est révélé être le plus judicieux, aurait pu également être fait par les autres pays ; mais ces derniers le retardèrent et refusèrent longtemps d’en accepter les contraintes. Le débat sur l’« asymétrie » et la « symétrie » a toutefois pris un tour nouveau à la fin des années 1980. Les situations relatives
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des différents pays ont en effet évolué, et certains taux d’inflation se sont rapprochés, en particulier ceux des deux principaux partenaires du SME, la France et la République fédérale d’Allemagne. Les tensions de l’unification interallemande aidant, le taux d’inflation français s’est situé même à un niveau nettement inférieur à celui de la hausse des prix en Allemagne. Tableau II. Augmentation des prix à la consommation
France RFA Royaume-Uni Italie
1979
1991
10,8 4 13,4 14,8
3,1 4,2 4,5 6
L’alignement sur la politique économique et les indicateurs économiques allemands a ainsi perdu de sa logique puisque d’autres ont désormais fait le même chemin. La revendication pour une gestion plus concertée du système n’en a donc pris que plus de poids. D’autant plus que les marchés des changes ne semblaient pas eux-mêmes avoir assimilé la quasi-égalité des taux d’inflation de certains pays, l’Allemagne et la France par exemple. Il n’y aurait alors plus de raisons pour que des mouvements de capitaux déséquilibrants mettent en péril la stabilité des changes entre les monnaies. Mais les anticipations ne se retournent pas aussi rapidement : la « crédibilité » d’une politique se perd en quelques mois, mais s’acquiert ou se reconstitue très lentement. « Les spéculateurs ont une mémoire d’éléphant, mais sont peureux et agiles comme des lièvres » (Pöhl). Au début des années 1990, les situations sur les marchés des changes restaient, certes dans une moindre mesure que par le passé, marquées par des mouvements affectant inégalement le deutsche Mark et les monnaies ex-faibles. La nécessité d’une coordination plus effective se faisait toujours et, pourrait-on dire, d’autant plus sentir.
III / L’échéance de l’Acte unique et la nouvelle notion d’union monétaire européenne
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ous exposerons d’abord la genèse de la relance de l’union avant d’en explorer les enjeux.
La genèse Elle peut se résumer en deux démarches intellectuelles : — le grand marché européen unifié de services sonne le glas des politiques monétaires autonomes, qui doivent désormais être étroitement coordonnées ; — l’instauration d’une coordination équilibrée des politiques monétaires nationales amène naturellement à réfléchir à un cadre institutionnel propice à cette coordination : d’où l’idée de banque centrale européenne et, par là même, d’unification monétaire européenne.
Les conséquences du grand marché européen de 1993 En décembre 1985, le Conseil européen s’est fixé pour objectif d’établir un marché intérieur unique dans la Communauté européenne au cours d’une période expirant le 31 décembre 1992. Ce marché serait un « espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée ». Cet objectif a été incorporé en décembre 1985 dans l’Acte unique européen. Ce « grand marché de 1993 », ainsi qu’il est désormais appelé, reposera sur trois principes :
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— la liberté d’établissement pour les banques et les assurances, liberté qui était déjà une réalité ; — la libération complète des mouvements de capitaux, c’està-dire la levée de tous les contrôles des changes. Pour cette liberté, une échéance plus rapprochée fut fixée : le 1er juillet 1990 (un délai supplémentaire de deux ans et demi est accordé à l’Espagne, au Portugal, à la Grèce et à l’Irlande). Notons que nombre de pays, Angleterre, Allemagne fédérale, Pays-Bas, Danemark, avaient depuis longtemps supprimé toutes entraves à ces opérations. La France a supprimé complètement son contrôle des changes le 1 er janvier 1990, avec six mois d’avance sur l’échéance ; — le troisième pilier du grand marché est la liberté de prestations des services (LPS). Chaque banque, chaque compagnie d’assurances de n’importe quel pays de la Communauté pourra offrir dans n’importe quel pays de la Communauté, et sans qu’il lui soit nécessaire d’y ouvrir une agence, toute sa gamme de produits financiers. Une telle libération peut étonner : les produits financiers sont très différents et ils sont soumis souvent à des réglementations différentes : à titre d’exemple, les banques allemandes servent un taux d’intérêt (modeste il est vrai) sur les dépôts à vue, alors qu’une telle rémunération n’est pas de mise en France ; des procédures spécifiques existent dans certains pays (par exemple plans et prêts d’épargne-logement en France, comptes à préavis légal en Allemagne) reposant sur des dispositifs réglementaires qui n’ont pas leur équivalent ailleurs. Le prélèvement fiscal sur les revenus des produits d’épargne est inégal selon les pays. Enfin, les banques et les compagnies d’assurances subissent de leurs autorités de tutelle respectives des contraintes de gestion différentes. La voie « normale », prudente, aurait impliqué une harmonisation progressive des conditions de création et de fonctionnement de ces produits financiers et de ces institutions avant de les mettre en concurrence totale. L’Acte unique escamote audacieusement ces contraintes et pose trois principes. Premier principe, la « reconnaissance mutuelle » : tout produit financier, tout établissement en règle avec les dispositions en vigueur dans son pays d’origine est réputé pouvoir être offert ou pouvoir opérer dans tous les autres pays. Deuxième principe : le contrôle de la régularité de ces opérations et de ces établissements reste du ressort des autorités de tutelle du pays d’origine. Les banques françaises pourront donc offrir n’importe
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quel produit de leur gamme partout en Europe, directement ou par l’intermédiaire d’agences, mais le contrôle de la conformité de ces opérations aux règles de bonne gestion (ou règles prudentielles) sera toujours du domaine de la Commission bancaire française. Les banques des autres pays européens pourront pareillement offrir leurs produits dans tous les pays, tout en demeurant sous la surveillance de leur autorité de contrôle nationale. Troisième principe : une harmonisation minimale des dispositions réglementaires est prévue. Elle avait d’ailleurs déjà progressé, en particulier dans le domaine des règles prudentielles imposées aux banques : un ratio de capital minimal harmonisé a ainsi été mis au point. La perspective du grand marché européen de 1993 laisse ainsi prévoir des déplacements de capitaux très rapides et pouvant être très amples, des possibilités d’arbitrages infinies sur la gamme des différents produits offerts. Si le consommateur peut y trouver son compte, les autorités monétaires risquent d’avoir plus de difficultés. Une formule déjà célèbre marque les problèmes auxquels vont se trouver confrontées les banques centrales : le « triangle des incompatibilités », reformulation d’un principe énoncé par l’économiste Mundell : on ne peut avoir simultanément la liberté totale des mouvements de capitaux et des services financiers, la fixité des taux de change et une politique monétaire, c’est-à-dire le contrôle de l’expansion du crédit et de la monnaie pouvant rester autonome. À ce stade, il paraît utile de rappeler succinctement les grandes lignes et les objectifs de la politique monétaire dans la plupart des pays au début des années 1990.
Principales caractéristiques des politiques monétaires en vigueur en Europe au début des années 1990 Sans être divergentes, les politiques monétaires nationales des pays européens ont toutes leur propre orientation et leurs propres caractéristiques. Dans leur objectif final : certes toutes recherchent la stabilité monétaire et l’inflation minimale. Mais il y a des degrés dans les appréciations du niveau tolérable de l’inflation, souvent liées aux stades de développement, aux déséquilibres régionaux, aux
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problèmes de sous-emploi. Il y a également des degrés dans la fermeté des intentions. Dans leurs objectifs dits « intermédiaires » : on appelle objectifs intermédiaires ceux que les banques centrales sont à même d’atteindre directement et qui sont censés être des « prismes » au travers desquels on peut réaliser l’objectif final de stabilité. Bien que leur pouvoir explicatif ait été altéré par les innovations financières qui ont quelque peu brouillé les définitions traditionnelles de la monnaie, les agrégats monétaires restent, à cette époque, les objectifs intermédiaires privilégiés des banques centrales. Ce sont des concepts qui regroupent les intruments financiers remplissant le mieux les fonctions essentielles de la monnaie, intermédiaire des échanges et réserve de pouvoir d’achat, dans une acception étroite (M1) ou large (M2, M3…). C’est dans cette acception large que la définition des agrégats est devenue plus difficile que par le passé : en effet, nombre de nouveaux produits financiers, tels les parts de Sicav, les obligations à taux variables, les billets de trésorerie (équivalent du commercial paper des pays anglo-saxons), les certificats de dépôts, chevauchent la frontière, auparavant bien nette, entre les placements purement monétaires et les valeurs mobilières traditionnelles comme les actions ou les obligations, dont la transformation en monnaie avant l’échéance nécessite la vente sur un marché secondaire, ce qui implique, par conséquent, une incertitude sur le montant du capital récupéré. Dans la plupart des pays européens, les autorités monétaires fixaient en 1990 des limites à la croissance des agrégats monétaires, limites qui peuvent être des objectifs officiellement publiés (République fédérale d’Allemagne, France, Italie, Espagne, Royaume-Uni, Grèce) ou rester internes. Surveiller la croissance de la masse monétaire, c’est se référer peu ou prou à l’équation quantitative : M × V = P × T de Irving Fisher (1907), qui traduit une relation de bon sens : la quantité de monnaie (M) pondérée par son intensité d’utilisation, ou vitesse de circulation (V), est égale au volume des transactions (T) affecté de leurs prix (P). Trop de monnaie peut donc être un facteur déséquilibrant, surtout si l’appareil productif est relativement rigide. Cet objectif « interne » de la politique monétaire que constitue le contrôle de la quantité de monnaie en circulation doit s’accorder avec l’objectif « externe » que représente, pour les
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pays participant à l’accord de change du SME, l’obligation de maintenir le cours de leurs devises dans les limites contractuelles. Ces deux types d’objectifs sont-ils compatibles ? La théorie économique répond non. En régime de changes fixes, auquel on peut assimiler l’accord de change du SME, les banques centrales, pour stabiliser le taux de change de leur monnaie, doivent, selon les circonstances, acheter ou vendre des devises contre des monnaies nationales : dans le premier cas, elles créent de la monnaie nationale ; dans le second, elles en détruisent. Les agrégats monétaires peuvent donc, pour des motifs purement externes, être accrus ou réduits, sortir ou entrer dans les objectifs que se sont fixés les autorités monétaires nationales. En dehors même de toute intervention par achat ou vente sur le marché des changes, la stabilisation du cours de la monnaie peut nécessiter des maniements des taux d’intérêt, à la hausse pour attirer le cas échéant des capitaux susceptibles de renforcer le cours de la devise, à la baisse pour obtenir l’effet inverse, mouvements qui peuvent être contradictoires avec ce que nécessiterait la régulation interne de la masse monétaire et de l’économie. Mais les incompatibilités sont, dans nombre de cas, théoriques ; cela est manifeste pour tous les pays européens, sauf quelquefois pour l’Allemagne fédérale : tous, en adhérant au SME, recherchent la réduction de leur inflation. Or les débordements de la masse monétaire sont des sources de pressions inflationnistes, elles-mêmes susceptibles de causer des pressions sur le taux de change. Bien contrôler ses agrégats de monnaies est donc une garantie contre des pressions sur le marché des changes susceptibles de faire baisser le cours de la monnaie : les deux objectifs se renforcent donc plutôt. On ne peut exclure, évidemment, des circonstances délicates, telles de fortes entrées de capitaux susceptibles de faire exploser les agrégats monétaires. Dans ce cas, ou bien le pays « bénéficiaire » de ces mouvements a une inflation très faible, ses taux d’intérêt sont alors clairement trop élevés, à moins que ce ne soient ceux des autres qui se situent à un niveau trop bas ; ou bien le pays en question a une inflation élevée : les entrées de capitaux sont aberrantes et motivées par des considérations circonstancielles. Ainsi, si une monnaie réputée faible, émise par un pays plus inflationniste que les autres, vient d’être dévaluée, les opérateurs peuvent estimer que durant quelques mois cette nouvelle parité sera maintenue. Ils se
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détermineront alors uniquement en fonction des différences de taux d’intérêt ; le niveau de ces derniers étant logiquement plus élevé dans les pays inflationnistes que dans les autres, des afflux de capitaux peuvent donc se produire. Mais cette situation ne peut être durable. Tôt ou tard la réalité inflationniste s’imposera aux investisseurs, qui soit exigeront des taux d’intérêt de plus en plus élevés, ce qui pour le pays considéré n’est pas une thérapeutique contradictoire avec sa situation, soit abandonneront les placements dans cette devise, qui subira alors une forte pression à une nouvelle dévaluation. En outre, lorsque les mouvements de capitaux sont contrôlés (contrôle des changes), ces incidences sont évidemment atténuées. L’impossibilité réglementaire et pratique, pour les résidents d’un pays, de recourir aux placements financiers des autres pays ajoute encore à la viscosité protectrice permettant aux politiques monétaires d’agir en solo. S’agissant des instruments de la politique monétaire, on pouvait noter l’évolution récente vers un abandon des procédures réglementaires de type encadrement du crédit et l’adoption généralisée de techniques de marché : utilisation des taux d’intérêt, voire des réserves obligatoires (cf. encadré p. 35). L’échéance de 1993 déstabilise les politiques monétaires À cette époque, certains estiment que la levée des contrôles des changes et la libre prestation des services pourront autoriser des mouvements de capitaux massifs, qui ne seraient pas motivés par la comparaison objective de la situation interne des pays, mais par l’attrait de tel ou tel type de placement, désormais très facilement accessible à tous les résidents de n’importe quel pays. Les réactions des banques centrales à ces mouvements, susceptibles de leur faire perdre le contrôle de leur masse monétaire et d’exercer des pressions sur le taux de change de leur devise, peuvent en fait être contre-productives. Cette crainte de mouvements déstabilisateurs ne fait toutefois pas l’unanimité : une fois tous les contrôles des changes définitivement levés, les mouvements de capitaux n’ont pas de raison d’être spécialement défavorable à tel ou tel pays (alors qu’auparavant la crainte d’être pris dans la « nasse » de la réglementation des changes était à l’origine d’arbitrages discriminatoires).
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Les instruments de la politique monétaire. Taux d’intérêt et réserves obligatoires Jusqu’à la fin des années 1980, une technique très répandue de contrôle monétaire était l’encadrement du crédit : en limitant par des normes fixées administrativement la croissance des crédits bancaires, les banques centrales restreignaient le développement de la source principale de la création monétaire. La France, mais également le Royaume-Uni, les Pays-Bas, l’Italie utilisent, avec des modalités diverses, ce procédé. La vague d’innovations financières des années 1980, l’essor des marchés de capitaux et l’internationalisation des systèmes financiers ont rendu l’encadrement du crédit inopérant : cet instrument n’est en effet efficace que si les crédits bancaires sont la source essentielle de financement de l’économie et s’il n’existe pas de financement de substitution, sur les marchés internes ou à l’extérieur. Les banques centrales mènent donc désormais leur politique monétaire en jouant le jeu des marchés. Aux techniques dites « quantitatives » a succédé le contrôle par les prix : maniement des taux d’intérêt principalement. Pour agir sur les taux d’intérêt, la banque centrale utilise son pouvoir sui generis de contrôle de la liquidité bancaire. Dans le développement de leur activité, les établissements de crédit sont en permanence confrontés à un besoin de monnaie centrale tenant aux prélèvements de billets de leur clientèle, aux mouvements de devises, aux fluctuations du compte du Trésor public à la banque centrale. Cette dernière, en leur fournissant de la liquidité, plus ou moins libéralement et à un taux variable
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selon son appréciation de la situation monétaire, exerce, si les marchés de capitaux sont ouverts et concurrentiels, une influence sur l’ensemble de la gamme des taux d’intérêt. L’incidence de ces mouvements de taux d’intérêt sur la distribution du crédit, la progression des agrégats monétaires et l’économie réelle mettent en jeu un certain nombre de mécanismes fondés sur les comportements des agents économiques, mais également, et cela est de plus en plus important, avec des marchés de capitaux puissants et ouverts à tous, sur les anticipations. L’utilisation des réserves obligatoires complète l’arme des taux d’intérêt. Elle consiste en l’obligation faite aux banques de maintenir à leur compte à la banque centrale des soldes proportionnels aux dépôts de leur clientèle. Par l’institution de réserves obligatoires, les autorités monétaires créent, pour les établissements de crédit, un besoin supplémentaire de monnaie centrale, en proportion de leur création monétaire, suscitant ainsi une dépendance permanente et quasi mécanique des banques vis-à-vis de la banque centrale.
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De la nécessité d’une coordination effective des politiques monétaires nationales à la problématique de l’unification monétaire européenne et de la banque centrale européenne Cette coordination entre autorités monétaires nationales existe, mais doit prendre un tour nouveau. Le Comité des gouverneurs des banques centrales (créé en 1964 et siégeant périodiquement à la BRI) est un cadre de concertations régulières et fructueuses. Mais ses travaux se limitent à des consultations sur les grandes lignes de la politique des banques centrales, ainsi qu’à des échanges d’informations sur les principales mesures et à l’examen de ces mesures. Le Comité est donc seulement informatif. Une majorité des membres du SME pense que la coordination doit changer à deux niveaux : passer du stade a posteriori au stade a priori ; être symétrique. Le principe d’une coordination plus effective et a priori ne soulève pas d’objections majeures. Sur ses modalités, et sans qu’il soit fait expressément référence à la notion d’asymétrie ou de symétrie, les avis sont plus partagés. Les pays à très faible inflation craignent que la symétrie n’aboutisse à des objectifs « communautaires » qui seraient inacceptables pour ceux dont l’inflation se situera en dessous de ce niveau. Pourquoi chercher des références abstraites, alors qu’il en existe d’indiscutables, dont l’expérience a montré les conditions de réalisation ? C’est pour sortir de ces débats que certains responsables politiques français allaient relancer la question de la construction européenne en la plaçant sur le plan monétaire. En janvier 1988, un mémorandum était adressé par la France à ses partenaires. Édouard Balladur, alors ministre de l’Économie et des Finances, portait le sujet sur la place publique : à l’émission télévisée « L’Heure de vérité » du 6 janvier 1988, il déclarait que le temps était venu d’envisager la création d’une banque centrale européenne qui contrôlerait l’émission et la circulation d’une monnaie européenne, l’écu. En lançant cette idée, ses promoteurs contournaient l’obstacle de la symétrie, en proposant une organisation commune et un cadre institutionnel, la banque centrale européenne, qui ne pourra, par définition, être au service d’un seul mais devra prendre en compte la problématique globale d’une politique monétaire communautaire.
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Très rapidement, ce projet recueillera un large consensus dans la classe politique française. Le « Comité pour l’union monétaire », créé dans la foulée du mémorandum de janvier 1988, comprendra, entre autres personnalités, Édouard Balladur, Valéry Giscard d’Estaing, Pierre Bérégovoy. Au-delà du caractère assez flou des modalités du nouveau système proposé, deux idées forces permettent d’en mesurer la portée : une monnaie européenne, une banque centrale européenne.
Signification de l’idée d’union monétaire Si le lecteur se réfère aux développements du début de cet ouvrage et au rôle fondamental de la banque centrale dans l’unification du système de paiement, il concevra que, si les mots ont un sens, les propositions lancées au début de 1988 allaient bien au-delà de tout ce qui avait été jusqu’à présent acquis dans le processus d’intégration européenne. La forme la plus achevée de zone monétaire « Monnaie unique », ou « monnaie commune », deux expressions qui semblent à première vue recouvrir une même réalité. Mais il apparaît à l’expérience que cette subtile nuance distingue en pratique l’union monétaire totale de la zone monétaire. Si l’idée de monnaie européenne signifie monnaie unique, elle recouvre clairement la disparition des unités monétaires nationales et, par conséquent, des masses monétaires nationales. Il n’y a plus non plus, par définition, de politiques monétaires nationales, plus de cotation des devises européennes sur le marché des changes, une seule monnaie étant en concurrence avec les monnaies tierces, dollar américain, yen… Cette situation achevée et irréversible distingue en fait l’union du concept de zone monétaire, où une monnaie « commune » est la référence des autres monnaies. La zone dollar, la zone sterling, la zone franc, qui nous est familière, rassemblaient ou rassemblent des monnaies intégralement convertibles entre elles à taux de change fixe, mais qui subsistent en tant que telles. La fixité des changes d’ailleurs est un principe sur lequel on peut revenir périodiquement. Les masses monétaires nationales ont
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toujours une certaine signification et les autorités monétaires continuent d’en gérer la croissance. Les conditions monétaires, et en particulier les niveaux des taux d’intérêt, peuvent différer. L’objectif principal de tels ensembles est souvent moins d’uniformiser la situation monétaire dans l’espace considéré que de faciliter les règlements de balance des paiements, en mettant en commun tout ou partie des réserves de changes. Le SME était devenu, par certains côtés, une zone monétaire où une monnaie « commune », le DEM, s’est progressivement imposé comme ancre et devise internationale majeure du système. Une expérience unique qui ne trouve son équivalent ni dans les précédents historiques ni dans les exemples actuels Le passé et le présent fournissent des exemples de zones monétaires multinationales. Outre les zones citées précédemment, citons l’expérience, au XIXe siècle, de l’Union latine. L’Union latine, qui fonctionna une vingtaine d’années à partir de 1866, posait le principe de la circulation et du pouvoir libératoire dans tous les pays ayant adhéré au système (Italie, Suisse, Belgique, France) d’une monnaie commune représentée par des pièces métalliques en or ou en argent, d’un titre défini. Avec la démonétisation progressive de l’argent, l’Union latine se fondit en fait dans l’ensemble des pays respectant les règles de l’étalon-or. S’agissant des véritables unions monétaires, on en connaît de deux sortes : celles où, comme aux États-Unis, dans l’Empire allemand au XIXe siècle, la force du sentiment national fut le principal ciment de l’unification monétaire (nous avons vu récemment ce phénomène avec l’union monétaire entre les deux Allemagnes) ; et les unions monétaires véritablement multinationales, faites autour de leaders dont la taille entraîne une dynamique irréversible, l’exemple le plus notable à l’époque était l’Union belgo-luxembourgeoise. Une union qui se veut un partenariat entre pays dont plusieurs sont de tailles comparables L’originalité de l’idée d’union monétaire européenne a été, en effet, de réfuter l’idée d’une monnaie dominante dans laquelle
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les autres se fondraient, pour prôner l’émergence d’une monnaie d’un « troisième type » qui remplacerait toutes les autres. Les promoteurs de cette union voulaient un partenariat et rejetaient la zone mark, dont ils contestaient la légitimité. La force et la réputation internationale de la monnaie allemande ne reflétaient pas, en effet, surtout à cette époque, la place de l’économie allemande dans l’ensemble européen. Sur les douze pays constituant la Communauté, quatre étaient, au début des années 1990, relativement comparables par la taille et la puissance économique. Le débat sur l’« asymétrie » montre à l’évidence le refus de l’effet de domination, souvent à l’origine d’une zone monétaire et a fortiori d’une union monétaire. Mais aussi une union de pays où les écarts de développement sont encore considérables et les performances économiques très inégales Tableau III. Dispersion de quelques indicateurs dans la CEE (chiffres pour l’année 1991)
Plus haut Plus bas
PIB par habitant aux prix et pouvoirs d’achat (en écus)
Gains horaires moyens bruts* dans l’industrie (en écus)
Consommation d’énergie par habitant (tep)
Téléphone pour 1 000 habitants
Automobiles pour 1 000 habitants
17 326 7 196
9,19 3,51
8,309 1,091
718 169
412 126
* Évalués à la parité des pouvoirs d’achat.
On trouve certes des écarts importants dans certains pays, entre des régions dont le stade de développement est inégal : en France, en Espagne, en Allemagne fédérale, l’écart pour le PIB par habitant entre la région la plus riche et la moins riche est d’environ 2 à 1. Ces situations sont donc gérables pour peu qu’il existe un esprit communautaire permettant de mettre en œuvre des solutions coopératives et surtout un budget commun relativement important autorisant la mise en œuvre de politiques d’aide au développement structurel. Nous reviendrons sur ce problème crucial.
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Enfin, de grandes divergences caractérisaient encore les conjonctures économiques de plusieurs pays : inflation, croissance, chômage, budget, poids de la dette publique. Les partisans de l’union monétaire mettaient pourtant en avant les conséquences avantageuses d’un tel processus Les avantages de l’union monétaire étaient estimés à plusieurs niveaux : — optimisation des avantages du marché unique : le simple bon sens fait comprendre que le grand marché sera handicapé si ne sont pas éliminés les risques d’instabilité des taux de change. Même le SME n’est plus satisfaisant, car il laisse subsister des anticipations plus ou moins déstabilisantes sur les cours des monnaies et, in fine, des révisions de parité ; — stabilité des prix par l’unification des conditions monétaires ; — effet positif sur les transactions et la production de richesse en supprimant, d’une part, les coûts de transaction et de conversion liés à l’utilisation de monnaies différentes ; d’autre part, ceux qu’engendrent les protections (couvertures) contre les risques de change ; — niveau des taux d’intérêt de marché avantageux si la monnaie unique est crédible aux yeux des marchés ; — enfin, et c’est ce que certains appelleraient le « paradoxe de l’union monétaire », mais aussi une des plus énormes « fausses bonnes idées » de cette époque, l’union serait le meilleur moyen pour corriger les disparités de développement. Peut-être, mais ce raisonnement est hasardeux : une monnaie unique supprime par définition la contrainte de balance des paiements, au moins à l’intérieur de la zone, et telle qu’elle se manifeste classiquement : pression sur le taux de change ou épuisement des réserves. Or cette contrainte est précisément celle qui freine des politiques d’expansion plus ambitieuses nécessaires pour mettre le revenu de certaines contrées au niveau communautaire. Avec une monnaie unique, c’est la contrainte de marché qui s’exercera, mais cette contrainte est plus souple : chaque pays pourra le cas échéant déséquilibrer son budget pour financer des programmes de développement régionaux. Pour financer ce déficit, il empruntera sur les marchés financiers, à l’échelle communautaire, et sa limite sera en fait l’appréciation qu’auront
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les prêteurs du risque qu’il représente : il n’y a ni problème de taux de change ni problème de balance des paiements pour le Tennessee, l’Arizona, la Floride. Les situations budgétaires des États de la fédération américaine sont d’ailleurs très contrastées. Le caractère apparemment heuristique de ce raisonnement ne résistera pas longtemps : dans une zone sans budget communautaire important et vu l’importance relative de certains participants, aucun ne peut se permettre de compromettre la crédibilité de l’ensemble par une politique trop divergente. Le principal problème : comment y arriver ? Tous ceux qui se sont penchés sur la question de l’union monétaire ont perçu l’originalité de la problématique : que l’union monétaire serait belle si l’on pouvait la décréter un beau matin, faisant fi des réticences et des situations nationales. Mais cela est impossible et la difficulté est justement dans la transition, nécessaire, incontournable, malheureusement, diront certains. Il n’est pas interdit de dire que le véritable enjeu était justement dans cette transition : comment la concevoir, comment la gérer, comment éviter qu’elle ne dérive vers l’éclatement avant même que l’on ait atteint le but, car il est sûr que plus l’on s’approchera du but, plus se feront jour, en particulier chez ceux, nombreux, qui au départ n’avaient pas exactement perçu les enjeux, les réticences à s’engager davantage dans un processus désormais compris comme irréversible, plus seront proposées des « solutions » ou des « variantes » visant à retarder le mouvement ou à en affadir les conséquences. C’est d’ailleurs surtout sur les modalités de la transition que les positions des différents partenaires européens divergeaient.
IV / Les positions nationales respectives face au projet d’union monétaire
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endant sa période de gestation, le projet d’union monétaire semble populaire en Europe, ce qui marque la montée en puissance de l’idée européenne, mais également, il ne faut pas se le cacher, la relative ignorance du public des questions monétaires et de leurs conséquences. Les attitudes des gouvernements sont plus nuancées. Toutefois, si l’on excepte la GrandeBretagne, aucun pays n’y est officiellement opposé. Les divergences se manifestent sur la méthode pour y parvenir.
L’opposition de principe de la Grande-Bretagne Après un très bref arrimage au « serpent » en 1973, le Royaume-Uni a refusé avec constance tout engagement de stabilisation de son taux de change jusqu’en octobre 1990, lorsqu’il a décidé d’intégrer le mécanisme de change (avec une marge élargie de 6 %) du SME. Au fil des ans, les réalités ont montré en effet les illusions qui entretenaient les arguments britanniques. Premier argument : la livre est une monnaie internationale de réserve. La gestion de son taux de change ne peut donc être contrainte par un accord de change. En fait, dès le début des années 1970, la monnaie anglaise, au terme d’un long déclin, n’occupe plus dans les réserves internationales qu’une place minime : 2 à 3 % au maximum, guère plus que le franc français. Deuxième argument : la croissance économique ne peut être sacrifiée à la stabilité du taux de change. La croyance aux vertus de la dévaluation, et aux méfaits d’une monnaie « forte », était
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encore répandue au début des années 1970. Dévaluer, penset-on, c’est stimuler les exportations, donc la croissance, au prix d’un provisoire effet « pervers », la hausse des prix des produits importés. Avec l’ouverture croissante des économies sur l’extérieur, l’effet pervers devient massif. Quant à la compétitivité-prix apportée par une monnaie dépréciée, elle est transitoire, voire illusoire : les pays industrialisés ne peuvent de toute manière pas concurrencer les nouveaux pays en voie d’industrialisation pour les coûts de production des biens d’équipement et de consommation courants. Il leur faut donc se spécialiser dans des productions sophistiquées pour lesquelles les comparaisons de prix jouent peu. En refusant de stabiliser son taux de change, l’Angleterre a adopté, pendant plusieurs années, une stratégie inverse : jouant la sous-évaluation de sa monnaie entre 1973 et 1978, elle sera amenée, pour en recueillir les fruits attendus au plan du développement de ses exportations, à négliger la restructuration de son industrie et à laisser croître la part de sa production banalisée. Le troisième argument, avancé en 1979 lors de la constitution du SME, repose sur l’incompatibilité supposée entre la stabilisation du taux de change et le contrôle de la progression des agrégats de monnaie. Le gouvernement conservateur qui venait d’arriver au pouvoir entendait en effet appliquer une politique monétariste pour maîtriser l’inflation, alors très élevée (13,5 %). Mais la politique de libération et de décloisonnement des structures financières, appliquée alors avec quelques années d’avance sur la France, va considérablement affaiblir la pertinence des agrégats monétaires anglais, en particulier de la définition large de la monnaie, « M3 sterling ». Sur la plupart des placements qui la composent, y compris les dépôts à vue, la réglementation des taux créditeurs disparaît et l’application de taux de marché se généralise. En élevant les taux d’intérêt pour mieux contrôler ses agrégats, la Banque d’Angleterre accroît en fait le caractère attractif des actifs monétaires. La progression de M3 sterling devient incontrôlable. En fait, la désinflation anglaise viendra non d’une croissance normée des agrégats, mais de l’appréciation de la livre suscitée par le niveau très élevé des taux d’intérêt et la reprise apparemment très brillante, à partir de 1984-1985, de la croissance. Très forte jusqu’en 1989, la livre va bientôt s’arrimer, en pratique, au cours du DEM et des autres devises du SME, ce qui a laissé
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augurer une prochaine adhésion au mécanisme européen de stabilisation des taux de change. Toutefois, les bases de la reprise de la croissance étaient très fragiles. Stimulée par une politique salariale très généreuse, la demande ne put être satisfaite par un appareil productif dont les capacités manquaient de souplesse, en dépit d’un effort d’investissement notable et de l’amélioration de la productivité dans certains secteurs (chimie…). Les tensions qui en ont résulté ont déséquilibré le commerce extérieur et provoqué une reprise de l’inflation : celle-ci, descendue à 4 % en 1987, dépasse 8 % en 1990, soit 5 points de plus que les hausses de prix allemande ou française. Le cours du sterling s’en est ressenti et a subi dans la seconde partie de l’année 1989 une baisse profonde, en dépit de relèvements des taux d’intérêt portant ces derniers à un niveau record. La position britannique vis-à-vis de l’union monétaire exprime une vérité d’évidence, mais dont la portée doit être relativisée à l’aune des rapports de force : la monnaie est le symbole de la souveraineté et l’union monétaire implique nécessairement une considérable perte d’indépendance nationale. Malheureusement, les réalités montrent la fragilité de cette position : le taux de change n’est pas un instrument de politique indépendante lorsque l’économie est dominée et la monnaie faible. L’entrée de la livre dans le SME, en 1990, à un cours manifestement surévalué a contribué (avec une très sévère récession, à la mesure de la croissance malsaine du milieu des années 1980) à un net ralentissement de l’inflation britannique. La conversion anglaise aux changes fixes n’avait pas totalement désarmé les préventions de la Grande-Bretagne vis-à-vis de l’union monétaire. Signataire du traité de Maastricht, elle parviendra à y faire introduire des clauses spécifiques visant à ne pas rendre, dès le traité, son engagement irréversible. Ces préventions se manifesteront de nouveau lorsque la crise de change de septembre 1992 contraindra Londres à sortir du SME (cf. infra).
Le « oui mais » de la République fédérale d’Allemagne Les Allemands sont en faveur de l’union, mais ne sont pas, au moins au début des années 1990, demandeurs, et, pour y
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parvenir, leur méthode pourrait être résumée par l’adage : « Tout vient à point à qui sait attendre. » Les Allemands ne sont pas demandeurs. La RFA estime qu’elle n’a pas grand-chose à gagner dans une union monétaire. Elle a considéré avec faveur le SME dans la mesure où, en mettant un terme aux dépréciations continues des autres monnaies vis-à-vis du DEM, il favorisait indirectement les débouchés d’une industrie allemande puissamment restructurée dans les années 1970. Mais la règle du jeu implicite devait être de laisser à la Bundesbank la liberté de gérer le taux de change du DEM vis-à-vis des monnaies tierces, dollar et yen. De longue date, les autorités monétaires allemandes ont en effet considéré l’appréciation du taux de change, ou tout au moins une monnaie forte, comme un des instruments essentiels de la lutte contre l’inflation. Maintenir une parité satisfaisante à l’égard du dollar ou du yen n’est cependant possible que si les monnaies européennes liées au DEM ne l’affaiblissent pas : cela implique que, périodiquement, les cours de ces devises soient décrochés de ceux du DEM. Mais certains partenaires de l’Allemagne, convertis aux vertus de la monnaie forte pour lutter contre l’inflation, sont de plus en plus réticents à accepter une appréciation du DEM à l’intérieur du SME ; ainsi, aucune révision de la parité FRF/DEM n’a eu lieu depuis janvier 1987 (encore s’est-il agi alors d’une simple réévaluation du DEM, le cours pivot du FRF vis-à-vis de l’écu n’ayant pas été modifié). Aller vers l’union monétaire ne peut évidemment que renforcer cette tendance et, par conséquent, réduire la liberté de manœuvre des autorités monétaires allemandes en matière de gestion du taux de change du DEM. D’où leur souci d’éviter à tout prix que cette évolution, à laquelle ils ne peuvent par principe s’opposer, n’affaiblisse leur monnaie. « Tout vient à point à qui sait attendre » Les Allemands reconnaissent en effet qu’une unification monétaire ou, tout au moins, une stabilité de plus en plus effective des taux de change sont l’accompagnement logique du « grand marché ». Mais cela ne peut se faire dans de bonnes conditions qu’au terme d’un processus long et continu de convergence des principaux indicateurs économiques des pays européens, en particulier les coûts salariaux, l’inflation, les
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déficits budgétaires. C’est la seule garantie pour que l’unification ne se traduise pas par un affaiblissement de fait du DEM et, par conséquent, de la future unité monétaire européenne. La stabilité monétaire, c’est-à-dire l’inflation très faible, et même l’inflation zéro, est, aux yeux des Allemands, une exigence non négociable. Le zèle en faveur de l’union monétaire de leurs partenaires, qui se sont souvent montrés dans le passé moins rigoureux dans la lutte contre l’inflation, ne peut être que suspect à leurs yeux : un processus d’unification précipité serait, pour ces pays, une manière peu coûteuse d’offrir à leur monnaie la réputation du DEM. « Convergeons, convergeons », tel pourrait être le mot d’ordre des autorités monétaires allemandes : d’une part, afin de mettre à l’épreuve des faits la volonté, trop récente à leurs yeux, de stabilité monétaire de leurs partenaires ; d’autre part, afin de construire une union viable qui viendra en quelque sorte d’elle-même, naturellement, sans forcer la nature des choses. La thèse allemande est quelquefois appelée « thèse du couronnement », et les Pays-Bas, autre économie qui a, de longue date, réussi sa désinflation, s’y rallient.
La « thèse du couronnement » s’appuie fondamentalement sur une conception juridique, presque constitutionnelle, de la stabilité monétaire L’importance de la monnaie et de sa sauvegarde est en effet partie intégrante de la loi fondamentale de la République fédérale. Cette exigence de stabilité, qui est une constante de la politique et de la mentalité allemandes, ne peut être satisfaite que si la responsabilité de la création monétaire et de sa régulation est confiée à une banque centrale puissante et indépendante. La Bundesbank occupe une place considérable dans l’organisation des pouvoirs publics allemands et son indépendance visà-vis du pouvoir central est très grande, ce qui ne signifie d’ailleurs pas qu’elle puisse faire tout ce qu’elle veut (cf. infra, chapitre VI). Les Allemands appliquent cette philosophie au problème de la monnaie européenne : celle-ci ne sera solide, donc viable, que lorsqu’elle sera sous le contrôle d’une banque centrale européenne, dotée d’une large indépendance. Une telle structure ne peut évidemment pas s’improviser et résultera forcément d’un
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long processus de convergence des conditions économiques et monétaires des pays européens. En signant le traité de Maastricht (cf. infra), alors que l’unification des deux Allemagnes avait pu faire craindre un renforcement des préventions allemandes, nos voisins ont fait une concession de taille, puisqu’ils admettent le caractère irréversible de l’union monétaire.
Le « oui » de la France, de l’Italie, de la Belgique La position française se veut également réaliste. S’appuyant sur les conséquences logiques de l’intégration financière de 1992, la France entend faire progresser au même pas l’unification monétaire. La France ne nie pas la nécessité impérative de la convergence (ce sera d’ailleurs elle qui fera introduire la limite de 3 % des déficits budgétaires), mais les Français estiment aussi que cette convergence doit être jalonnée par des avancées institutionnelles concrètes. Ainsi les autorités françaises proposent-elles de créer très rapidement les premiers éléments d’une banque centrale, et ce avant même d’arriver au stade final de la monnaie européenne. Le rôle de l’embryon de banque centrale coule de source, même si ce rôle ne peut être d’abord que limité : institutionnaliser une gestion concertée du système monétaire européen, institutionnaliser la « symétrie ». La « thèse institutionnelle » est d’ailleurs le qualificatif donné à la position française. Cette divergence avec la conception allemande n’est sans doute pas étrangère aux données sociologiques, car elle est le reflet d’approches longtemps différentes en matière d’organisation des pouvoirs publics. La banque centrale est en France, à cette époque, une entité respectée, mais dont l’importance n’est encore, pour beaucoup, au début des années 1990, que celle d’un rouage administratif inséré dans un cadre institutionnel qui reste centralisé. Créer une banque centrale européenne n’est donc pas, comme pour les Allemands, un problème quasi philosophique ou constitutionnel, mais avant tout une question d’ordre technique.
V / Premiers pas et concessions réciproques (1988-1989)
Le Conseil européen, qui rassemble périodiquement les chefs de l’exécutif des pays de la Communauté, a décidé, les 27 et 28 avril 1988, de confier à un Comité, présidé par Jacques Delors, président de la Commission européenne, la « mission d’étudier et de proposer les étapes concrètes devant mener à l’union économique et monétaire » (UEM). Le rapport qui sortira des travaux de ce groupe et qui sera présenté au sommet de Madrid du Conseil européen, les 26 et 27 juin 1989, est capital à bien des égards : par la définition qu’il donne de l’union monétaire, par la description de la période transitoire, enfin par le compromis équilibré qu’il réalise, apparemment, entre les thèses française et allemande. Notons en outre que le rapport est approuvé par l’ensemble des membres du groupe de travail, y compris par conséquent le représentant britannique.
Le rapport Delors : avancées et limites Le Comité Delors se composait des douze gouverneurs ou présidents des banques centrales des pays de la Communauté et de trois experts nommés à titre personnel : Miguel Boyer, ancien ministre espagnol, Alexandre Lamfalussy, directeur général de la Banque des règlements internationaux, Niels Thygensen, professeur et économiste danois. Le rapport est allé au-delà de la mission précise qui lui était assignée, « proposer les étapes concrètes devant mener à l’union économique et monétaire ». La première partie est en effet
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consacrée à une description très précise de ce que devrait être, aux yeux des membres du groupe Delors, la situation finale de l’union économique et monétaire. Le contenu de l’union économique et monétaire C’est une conception « maximaliste » qui est proposée : la monnaie unique et, par conséquent, une politique monétaire unique, et non une monnaie commune circulant conjointement avec les monnaies nationales dans une zone monétaire renforcée. Le rapport précise toutefois que « la Communauté sera toujours composée de nations ayant des caractéristiques économiques, sociales, culturelles et politiques différentes ». Il ne s’agit donc pas d’édifier les États-Unis d’Europe. Simplement, un nouveau traité modifiant le traité de Rome devra définir le transfert de souveraineté nécessité par l’UEM, en respectant le « principe de subsidiarité ». Ce principe veut que les compétences des organismes communautaires supranationaux, qu’il faudra bien créer, soient limitées aux seuls domaines dans lesquels une décision collective est nécessaire, toutes les fonctions qui pourraient être exercées au niveau national devant rester de la compétence des États membres. On remarque cependant que les auteurs du rapport estiment que l’union monétaire ne pourra se réaliser que parallèlement à l’union économique. Ils définissent cette union économique par « quatre éléments fondamentaux » dont la pleine réalisation ne pourra, en pratique, qu’amoindrir considérablement la souveraineté des États. Le premier élément est évidemment la réalisation du marché unique à l’intérieur duquel les personnes, les biens, les services et les capitaux pourront circuler librement. Le deuxième est la nécessité d’une politique de la concurrence, à l’échelle communautaire, menée de telle sorte que l’accès au marché ne soit pas entravé et que le comportement des marchés ne soit pas faussé. Le troisième élément est la promotion de politiques communautaires destinées à effacer les inégalités de développement structurelles et régionales. Il existe déjà des « fonds structurels » d’intervention gérés par la Communauté et dont les moyens ont été doublés en février 1988. Mais il est clair qu’un renforcement de cette action
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s’impose. Bien au-delà d’une politique de développement, c’est en fait l’arme des subventions publiques, prohibée au niveau national, qui devrait être transférée à l’échelon communautaire. Le rapport estime en effet nécessaire la flexibilité des salaires et la mobilité de la main-d’œuvre pour atténuer les différences de compétitivité entre les différents pays de la Communauté. Une telle situation n’est vivable pour les salariés, concevable sur le plan social, que si des aides financières permettent d’en réduire la contrainte. Le quatrième élément est une politique macroéconomique à l’échelle communautaire. Bien qu’il soit reconnu que l’évolution des conditions macroéconomiques continuera, pour une large part, d’être déterminée par « des facteurs et des décisions jouant au niveau national », les experts estiment que le bon fonctionnement de l’UEM dépendra d’une coordination étroite des actions des gouvernements, en particulier dans le domaine de la formation des salaires et de la politique budgétaire. Dans le domaine budgétaire en particulier, le rapport préconise des règles contraignantes, imposant un « plafond effectif aux déficits budgétaires des pays membres de la Communauté, bien que, pour la fixation de ces limites, la situation de chaque pays puisse être prise en considération ». On est loin, on le voit, de la liberté des politiques budgétaires supposée être, pour certains, la contrepartie de la disparition des politiques monétaires indépendantes. La description de la situation finale de l’UEM est complétée par une étude précise de ce que le rapport intitule « aménagements institutionnels » nécessaires, c’est-à-dire la nouvelle institution monétaire communautaire, car « une politique monétaire unique ne peut résulter de décisions et d’actions indépendantes des différentes banques centrales ». Le rapport préconise une structure fédérale au sein d’un « système européen de banques centrales » (SEBC). Le SEBC serait responsable de la formulation et de la mise en œuvre de la politique monétaire, de la gestion des taux de change et des réserves de change et du maintien du fonctionnement correct des systèmes de paiement : on retrouve bien là les fonctions essentielles d’une banque centrale et, en particulier, celle fondamentale de garant du fonctionnement des systèmes de paiement, dont nous avons décrit le caractère essentiel dans l’introduction de cet ouvrage.
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Le SEBC conduirait des opérations de banque centrale sur le marché monétaire, en particulier en achetant et vendant des titres publics (open market). Il lui serait toutefois interdit de consentir des avances au secteur public. Enfin, l’institution serait indépendante vis-à-vis des gouvernements nationaux et des autorités communautaires. Elle rendrait compte au Parlement et au Conseil européens, en leur soumettant un rapport annuel. Les banques centrales nationales seraient chargées de la mise en œuvre, sur leur marché, de la politique monétaire unique, dans le respect des orientations du SEBC. Le cheminement vers l’union économique et monétaire Le processus d’aboutissement à la situation d’union économique et monétaire constitue le deuxième axe du rapport Delors. Il présente deux caractéristiques : — c’est d’abord un processus évolutif mais « continu », qui ne se partage pas et, par conséquent, ne s’interrompt pas ; la décision de l’entamer doit être le début d’une dynamique dont l’objectif ultime doit être accepté ; — mais c’est un processus progressif, avec trois étapes. La première étape, qui doit débuter au plus tard le 1er juillet 1990 (c’est la date de l’entrée en vigueur de la directive sur la libération complète des mouvements de capitaux), doit aboutir à une meilleure convergence des résultats économiques des différents pays et à un renforcement de la coordination des politiques économiques et monétaires. À cet égard, les experts préconisent une nouvelle définition du mandat (donnée en 1964) du Comité des gouverneurs des banques centrales : ce dernier devrait être en particulier consulté avant que les autorités monétaires nationales n’engagent leur politique monétaire annuelle. Le président du Comité des gouverneurs assisterait aux séances du Conseil des ministres de la Communauté traitant des questions monétaires. Afin d’exercer pleinement sa tâche de coordination, le Comité devrait créer trois sous-comités, de politique monétaire, de politique des changes, de surveillance prudentielle, dotés d’un personnel de recherche et d’études. Une évolution importante devrait en outre caractériser la première étape : l’adhésion de tous les pays de la Communauté au mécanisme de change du SME. Restent, à l’été 1990, en dehors du système, ou du mécanisme de change, le
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Royaume-Uni, la Grèce, le Portugal ; l’Espagne bénéficie d’une marge de fluctuation de change élargie (6 %). La date de démarrage de la deuxième étape n’est pas précisée : elle est en effet subordonnée à l’entrée en vigueur du texte révisant le traité de Rome, texte devant résulter des travaux d’une conférence intergouvernementale spéciale. Cette étape verrait un renforcement significatif de la coordination des politiques macroéconomiques, avec la détermination d’un « cadre à moyen terme pour les objectifs économiques essentiels », de règles précises « mais non encore contraignantes » sur l’ampleur des déficits budgétaires et leur financement. Mais, surtout, la deuxième étape verrait la création du Système européen de banques centrales qui absorberait les « arrangements » existant antérieurement : Fonds européen de coopération monétaire (FECOM), Comité des gouverneurs et sous-comités créés lors de la première étape. Le SEBC fixerait des orientations monétaires générales pour l’ensemble de la Communauté, avec un cadre opérationnel ad hoc. Il s’efforcerait d’imposer une harmonisation minimale des instruments de politique monétaire (les réserves obligatoires, par exemple). Deux autres caractéristiques de la deuxième étape sont importantes : — la mise en commun d’une partie des réserves de change afin d’amorcer des interventions communautaires sur les marchés des changes ; — un rétrécissement des marges de fluctuation dans le mécanisme de change « si la situation le permet et en fonction des progrès de la convergence économique ». La troisième étape serait celle de la fixation irrévocable des parités de change. Sont notamment prévues : — l’adoption d’indicateurs macroéconomiques et budgétaires contraignants ; — la définition d’une politique monétaire commune dont la responsabilité serait du domaine du Système européen de banques centrales ; — la mise en commun de l’ensemble des réserves de changes ; — enfin, la disparition des monnaies nationales et l’adoption d’une monnaie unique.
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Quel jugement d’ensemble sur le rapport Delors ? Au risque de schématiser, résumons-le ainsi : une avancée considérable dans un objectif très ambitieux, qui justifie la démarche progressive proposée pour l’atteindre.
Une avancée considérable dans l’objectif assigné… En désignant clairement la monnaie unique comme l’objectif recherché de l’union économique et monétaire, et non la « monnaie commune », le rapport Delors choisit la voie maximaliste : son propos contraste avec les ambiguïtés (volontaires ou non) qui entouraient ceux qui, en France en particulier, avaient relancé le processus d’union monétaire. … qui justifie une démarche progressive Le choix de la monnaie unique rend obligatoire la démarche progressive, que l’on peut assimiler peu ou prou à celle du couronnement. La fusion des monnaies nationales dans une monnaie unique ne peut logiquement et sainement intervenir que lorsque ces monnaies seront parfaitement substituables. D’où les étapes d’une convergence et d’une coordination de plus en plus resserrées, mais étapes se déroulant en continu, car, tel le fil d’une pelote, elles ne peuvent véritablement être séparées. Une telle exigence de progressivité serait moins impérative pour la création d’une « monnaie commune », car une monnaie « parallèle » peut être introduite rapidement. Le Comité a écarté la création de cette monnaie parallèle, appelons-la l’écu, proposée par certains de ses membres. En mettant en évidence les inconvénients pratiques de la circulation de l’écu parallèle : source autonome de création monétaire sans lien précis avec une activité économique et rendant « plus difficile encore de coordonner des politiques monétaires nationales différentes », les experts disent clairement que ce choix, loin d’accélérer l’union, pourrait retarder ses conditions d’application, voire l’affaiblir. Toutefois, le choix d’une démarche proche de celle du « couronnement » ne doit pas être considéré comme une victoire intégrale des partisans du « oui mais » à l’union monétaire (en faveur de cette approche) si l’on considère l’objectif final très
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ambitieux de la monnaie unique et le caractère non fractionnable du processus, conçu comme une dynamique d’ensemble. Par ailleurs, la création du Système européen de banques centrales, dès la deuxième étape, participe de la démarche « institutionnelle ».
VI / Les suites du rapport Delors (1989-1991)
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près une tentative du Royaume-Uni, présentant un contreprojet d’inspiration ultralibérale, les partenaires européens ont globalement réalisé des avancées non négligeables, en engageant les prémices du processus prévu par le Comité Delors.
Le contre-projet britannique : l’union sans institution supranationale En dépit de l’approbation donnée au rapport Delors par le représentant de la Grande-Bretagne, le gouverneur LeighPemberton, l’esprit même du dispositif adopté ne pouvait que heurter la philosophie des responsables britanniques, fondamentalement hostiles à la supranationalité. La contre-attaque devait venir avec un projet alternatif se fondant sur une philosophie totalement différente : inspirée des idées de Fischer, la proposition anglaise consistait à mettre en concurrence totale les différentes monnaies du système monétaire européen. Chacune aurait pouvoir libératoire dans tous les pays. Cette libre compétition n’aurait de sens que si étaient appliquées très rapidement les directives sur la libération complète des mouvements de capitaux et sur le libre choix de la localisation de l’épargne et des produits financiers. Ainsi les monnaies deviendraient de facto interchangeables et le SME évoluerait vers un système de parités fixes, solution alternative de l’union monétaire et présentant les mêmes avantages. L’idée est séduisante par son pragmatisme, mais on peut lui objecter deux arguments principaux.
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Très rapidement, la concurrence entre monnaies se traduirait par l’éviction de certaines (émises par les pays les plus inflationnistes) au profit des plus stables et il n’est pas interdit de penser que l’hégémonie du DEM en serait renforcée. Les Anglais n’ont pas cette idée et estiment sans doute que la puissance financière de la place de Londres permettrait à la livre de tirer son épingle du jeu ; mais les rapports de forces entre les devises allemande et britannique sont ce qu’ils sont et les écarts d’inflation entre les deux pays en 1990 (2,5 % en Allemagne, 9 % au Royaume-Uni) ne permettaient pas de présager une évolution différente. Il est difficile d’admettre que les Anglais n’aient pas été conscients de ce risque. Dès lors, leur projet n’aurait été qu’une manœuvre de diversion, avec pour seul objectif de retarder le processus. Seconde objection : quelle serait l’« efficacité économique » d’un tel système aux monnaies multiples ? À moins, encore une fois, d’aboutir très rapidement à l’éviction totale de toutes les monnaies sauf une, évoquée précédemment, la période de « concurrence » risquerait d’être difficile à vivre : étiquetages multiples, coûts de conversion des monnaies entre elles, les handicaps seraient lourds.
L’engagement du processus proposé par le rapport Delors : des avancées significatives Des avancées significatives ont été effectuées durant le second semestre 1989. Lors de la réunion tenue par le Conseil européen à Madrid les 26 et 27 juin 1989, le rapport Delors a été dans l’ensemble approuvé. Le Conseil a décidé que, conformément aux propositions faites, la première étape de la réalisation de l’union économique et monétaire commencerait le 1 er juillet 1990. Il a demandé en outre que soient adoptées les dispositions nécessaires à ce démarrage et réalisés les travaux préparatoires à la réunion d’une conférence intergouvernementale destinée à décider la révision du traité de Rome, nécessaire pour le passage à la deuxième étape. La France, qui présidait les institutions communautaires pendant le second semestre de 1989, était décidée à ne pas laisser traîner les choses. Il faut reconnaître qu’elle obtiendra des résultats significatifs, et ce en deux étapes essentielles.
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Tout d’abord, l’accord s’est fait facilement sur un cadre opérationnel pour la coordination des politiques économiques, avec deux axes essentiels : — un système de surveillance multilatérale des principaux indicateurs économiques, exercé deux fois l’an sur la base de rapports et d’analyses précis : une telle procédure, dont la nécessité paraît relever du simple bon sens, n’avait en pratique jamais été systématisée. Il est important que les pays s’astreignent à cet examen objectif de leurs conditions économiques, fondé sur des indicateurs comparables. Sur ce point, un gros travail reste encore à faire, les particularismes statistiques étant légion. Un exemple : aucun indice des prix de détail n’est établi sur une base méthodologique identique, tant en ce qui concerne le choix des produits et services retenus que la pondération des différentes rubriques. Cette hétérogénéité, acceptable lorsqu’il s’agit de juger des évolutions, est gênante pour comparer les niveaux. Or la convergence s’apprécie selon ces deux critères. Lorsque l’on constate la sensibilité des opérateurs des marchés de change à des différentiels d’inflation d’un demi-point entre deux économies, on conçoit l’intérêt de critères objectivement comparables ; — la formulation par le Conseil européen de recommandations de politique économique, en particulier en matière de politique budgétaire. Le président du Comité des gouverneurs des banques centrales devrait en outre participer aux réunions du Conseil ayant à traiter des questions monétaires. Autre jalon important de l’entrée dans la première étape, le renforcement des pouvoirs du Comité des gouverneurs de banques centrales, qui peut désormais « formuler des avis sur les orientations générales de politique monétaire et de politique des changes » et « adresser des avis aux différents gouvernements et au Conseil des ministres sur les politiques susceptibles d’affecter la situation monétaire interne et externe de la Communauté ». Les propositions du rapport Delors visant à la création de trois sous-comités — politique monétaire, politique des changes, surveillance prudentielle — ont été entérinées. Le Comité des gouverneurs a, dès le mois de mai 1990, procédé au recrutement de l’équipe d’économistes chargée d’assister ces sous-comités. À la même époque, les techniciens des banques centrales commençaient à se pencher sur la question de l’harmonisation des objectifs et des indicateurs de la politique monétaire. Un
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certain nombre de pays devraient s’astreindre à inclure dans leurs objectifs la surveillance d’agrégats monétaires comparables et de définition large. La préparation du passage à la deuxième étape a soulevé plus de problèmes. Les représentants français obtenaient pourtant, dès la réunion d’Antibes, la création d’un groupe ad hoc, dit de « haut niveau », sous présidence française (Élisabeth Guigou, responsable du secrétariat général de coordination interministérielle [SGCI] et conseiller du président Mitterrand), chargé de préparer la future conférence intergouvernementale. Soumis fin octobre aux instances communautaires, le rapport de ce groupe se présentait, pour l’essentiel, comme une série de questions destinées à baliser les travaux d’approfondissement du processus de mise en œuvre de l’UEM. Questions sur l’union économique : comment parvenir à une politique de concurrence efficace (faut-il notamment des règles et des instruments nouveaux) ? Quels critères pour apprécier ce qui, conformément au principe de subsidiarité, relève de la compétence de la Communauté ? Faudra-t-il adapter les instruments financiers de la Communauté ? La coordination des politiques budgétaires devra-t-elle être au seul service de la stabilité monétaire ou être conçue pour poursuivre d’autres objectifs (question cruciale puisqu’elle concerne l’opportunité d’une politique budgétaire volontariste à l’échelle communautaire) ? La coordination budgétaire devra-t-elle être fondée sur une coordination volontaire ou sur des règles contraignantes précises ? Si c’est le cas, la contrainte sera-t-elle permanente ? Devra-t-elle concerner le montant des déficits et les modalités de leur financement ? La coordination devra-t-elle concerner d’autres domaines de la politique économique, par exemple les prélèvements obligatoires ? Quel devrait être le « rôle des partenaires sociaux dans la réalisation des objectifs généraux de la politique économique de la Communauté » ? Faudra-t-il aménager les compétences des institutions communautaires existantes ou en créer d’autres ? Comment articuler les compétences nationales et les compétences communautaires en matière économique ? Questions sur l’union monétaire : elles concernent très largement le rôle et le statut du futur Système européen de banques centrales (SEBC). Le SEBC devrait-il s’interdire de financer les déficits publics ? Aurait-il une responsabilité dans la
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réglementation et la surveillance bancaire ? De quels instruments devrait-il disposer ? Quelles seraient la structure et la composition des institutions dirigeantes centrales ? Comment prendraient-elles leurs décisions ? Comment garantir l’indépendance du Conseil du SEBC, à l’égard des gouvernements nationaux comme des autorités communautaires ? Comment assurer la cohérence de la politique économique et monétaire ? Comment assurer la légitimité « démocratique » des nouvelles structures, et en particulier du SEBC ? Comment s’articuleraient les compétences respectives de l’institution centrale du SEBC et des autorités monétaires nationales ? Les craquements en Europe de l’Est et les perspectives de plus en plus probables de réunification allemande ont incité, un temps, la RFA à la prudence. En proposant une union monétaire entre les deux Allemagnes sans consulter ses partenaires européens, le chancelier ouest-allemand a donné quelque temps l’impression d’un recul substantiel sur le dossier de l’UEM. Cependant, avec le Conseil du 13 novembre 1989, une nouvelle avancée fut toutefois obtenue avec la présentation du rapport Guigou et le refus de facto de donner suite au contreprojet britannique. Lors du Conseil européen de Strasbourg des 8 et 9 décembre 1989, le principe était finalement retenu de convoquer avant la fin de 1990 la conférence intergouvernementale, chargée de préparer la modification du traité nécessaire pour le passage à la deuxième étape.
Les travaux des services de la Commission des Communautés Durant le premier trimestre 1990, une intense activité de réflexion et d’études se poursuivit afin de préparer les orientations de la conférence intergouvernementale, prévue pour la fin de l’année. Au début mars 1990, plusieurs travaux émanant principalement de la Commission des Communautés visaient à compléter le rapport Delors et à répondre aux interrogations contenues dans le rapport Guigou. La réflexion a d’abord été consacrée à une étude des avantages et coûts d’une union économique et monétaire. Le bilan est apprécié
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dans cinq grands domaines : la stabilité des prix, l’efficience économique, les finances publiques, l’emploi et l’équilibre régional, le système monétaire international. Au plan de la stabilité des prix, la démonstration est limitée. Dans la mesure où la constitution d’une union monétaire signifie un engagement commun à l’égard de la stabilité des prix, l’objectif devrait être atteint par la création d’une banque centrale politiquement indépendante et dont la mission unique serait la stabilité monétaire. « Traditionnellement, est-il écrit, la stabilité des prix est grande dans les pays dotés d’une banque centrale indépendante. » S’agissant de l’efficience économique, elle sera accrue par la fin de l’incertitude sur les taux de change (et par conséquent l’inutilité des opérations de couverture) et l’élimination des coûts de transaction de change. À la disparition de ces coûts, qualifiés de « visibles », s’ajouterait celle des coûts « indirects », dus au défaut de transparence des comparaisons des prix et des risques de change, qui empêche les entreprises d’avoir une stratégie à l’échelle européenne et, par conséquent, amoindrit leur efficacité. Les avantages au niveau des finances publiques résulteraient de l’effet de discipline qu’implique l’engagement collectif en faveur de la stabilité monétaire : déficit réduit, d’autant plus que les financements par les banques centrales de ces déficits seraient prohibés (cf. infra) ; dette publique moins coûteuse par la baisse des taux d’intérêt induite par la diminution de l’inflation. Au plan des déséquilibres régionaux, l’argumentation s’appuie, paradoxalement, sur le fait que désormais les ajustements par les taux de change seront exclus. La Commission se livre à une critique sévère des dévaluations, qui ne permettent que de supporter apparemment une situation de déséquilibres régionaux, mais pas d’y remédier. Enfin, l’union monétaire exercerait une influence rééquilibrante sur le Système monétaire international grâce à l’émergence d’un deuxième pôle monétaire concurrençant le dollar comme monnaie internationale, et fondé sur une économie forte et stable. Il est donc implicitement entendu que cette concurrence inciterait les États-Unis à pratiquer une politique de change moins négligente. En définitive, les démonstrations n’apportent pas la conviction sur tous les points. Les économies d’échelle et de coûts de
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transaction peuvent paraître évidentes, encore que les montants avancés ne paraissent pas décisifs. Quant au problème du Système monétaire international, supposer que le développement du rôle de la monnaie unique européenne lui sera favorable, c’est supposer, d’une part, que cette monnaie sera une grande monnaie de réserve internationale, d’autre part, que la politique économique de la Communauté ne cédera pas aux facilités que permet l’émission d’une monnaie de réserve. Surtout, ces travaux ne prennent pas en compte les incidences d’un changement de comportement stratégique des acteurs économiques lorsqu’ils se trouveront dans un espace monétaire unique de plus de 300 millions d’habitants.
Le traité de Maastricht Mis en forme les 9 et 10 décembre 1991 et signé le 7 février 1992, le traité de Maastricht bâtit notamment l’architecture de l’union économique et monétaire (UEM), en reprenant nombre des grandes orientations tracées par le rapport Delors. Les principes essentiels définis par le traité sont les suivants. L’union économique et monétaire se bâtira sur une monnaie unique et non autour d’une monnaie « commune » Créer une monnaie commune aurait consisté à émettre l’écu, monnaie européenne, en tant que treizième monnaie, circulant en parallèle avec les douze monnaies nationales, toutes conservant le pouvoir libératoire. Ces écus auraient été émis par la banque centrale européenne, dont le rôle aurait, à vrai dire, été assez limité, en échange de dépôts sur ses livres en monnaies nationales. Mais, et il faut sur ce sujet dissiper une illusion, la monnaie parallèle, la monnaie commune, ne sauvegarderait une relative autonomie des politiques monétaires nationales qu’à une condition fondamentale : que les monnaies européennes ne soient pas dans un rapport de change totalement fixe entre elles et vis-à-vis de l’étalon commun. En revanche, dans un contexte de fixité totale et irréversible des parités, ce que le traité de Maastricht prévoit bien dans une phase ultime, on ne peut que se trouver, dans les faits, en
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situation de « monnaie unique », qui, dans sa forme la plus achevée, résulte du remplacement par la monnaie européenne, l’écu, de toutes les monnaies nationales, qui disparaissent.
L’union monétaire se réalisera au terme de trois phases On retrouve là les conclusions du rapport Delors, avec quelques nuances. — La première phase, on le sait, est déjà engagée depuis le 1er juillet 1990 et est caractérisée par l’achèvement du marché unique, la libre circulation des capitaux, le renforcement de la coordination des politiques monétaires et du rôle du Comité des gouverneurs (cf. supra). — La deuxième phase commence le 1er janvier 1994. Elle implique une coordination renforcée des politiques économiques (recommandation par le Conseil européen sur les grandes orientations ; surveillance multilatérale) et une accentuation des disciplines budgétaires : en particulier, il n’est plus possible de faire financer les administrations et entités publiques par des concours des banques centrales. La deuxième phase voit en outre la création de l’Institut monétaire européen (IME), qui n’est pas encore la banque centrale européenne (BCE) — la phase 2 est donc, dans le traité, moins ambitieuse que dans le rapport Delors —, mais qui doit faire en sorte que le SEBC ait tous les moyens techniques pour fonctionner le premier jour de la phase 3. L’IME est constitué par les gouverneurs des banques centrales de la Communauté, et son président est nommé par les chefs d’État et de gouvernement européens. Enfin, la phase 2 doit voir le gel de la composition du panier de l’écu. Durant cette phase, les autorités monétaires nationales restent responsables des politiques monétaires. — La phase 3 débute le 1er janvier 1997 ou le 1er janvier 1999. Elle est caractérisée par : – la fixité totale des parités entre les monnaies dont les marchés de change réciproques disparaissent ; – une politique monétaire unique fondée sur la stabilité des prix, menée par le système européen de banques centrales (SEBC), composé d’une banque centrale européenne (BCE) et des
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banques centrales nationales (BCN), toutes indépendantes du pouvoir politique ; – le remplacement des monnaies nationales par l’écu.
Le processus d’union monétaire est irréversible. Cela résulte des modalités de passage à la phase 3 L’appartenance d’un pays à l’union monétaire est subordonnée au respect, par les pays européens, de critères économiques de convergence précis : — taux d’inflation n’excédant pas de plus de 1,5 % la performance des trois meilleures économies de la Communauté ; — déficit budgétaire n’excédant pas 3 % du PIB ; — dette publique n’excédant pas 60 % du PIB ; — respect de la marge étroite de fluctuation des changes du SME sans dévaluation pendant au moins deux ans ; — taux d’intérêt à long terme n’excédant pas, sur un an, de plus de 2 % la moyenne des trois États ayant réalisé les meilleures performances en matière de stabilité des prix. Il existe en outre un critère d’admissibilité juridique : l’indépendance des banques centrales nationales pour toutes les tâches fondamentales du SEBC : politique monétaire, opérations de change et gestion des réserves de change, bon fonctionnement des systèmes de paiement. Le 31 décembre 1996, le Conseil des ministres européen déterminera, à la majorité qualifiée, et sur la base d’un rapport de l’IME, qui, parmi les États membres, remplit les critères de convergence. Le Conseil des chefs d’État et de gouvernement décidera alors si le nombre d’États respectant les critères est suffisant pour entrer dans la phase 3. Si ce nombre est jugé insuffisant, la phase 3 est reportée, mais commencera, quoi qu’il arrive, le 1er janvier 1999, quel que soit le nombre d’États respectant les critères. Il s’agira alors de déterminer qui entrera dans l’union. La Banque centrale européenne et le Système européen de Banque centrale seront créés avant la fin du premier semestre 1998.
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L’union est, de fait, conçue à plusieurs vitesses Si, juridiquement, l’union n’est pas à plusieurs vitesses, puisque tous les pays sont concernés par le traité de Maastricht et ont participé à son élaboration (alors que le traité de Rome n’avait été, en 1956, signé que par six États), deux dispositions ouvrent en pratique une voie probable à une union à plusieurs vitesses : — la procédure même de passage à la phase 3, et en particulier l’irréversibilité de ce passage au 1er janvier 1999, implique évidemment, sauf évolutions économiques difficilement probables (cf. infra), que certains pays n’entreront pas dans l’union dès cette date ; ces États seront considérés comme États membres, mais avec un statut dérogatoire ; — il existe en outre un protocole annexé au traité et permettant au Royaume-Uni et au Danemark de faire valoir, avant l’échéance de la phase 3, un droit à ne pas entrer dans l’union (clause dite d’opting act). Le traité comprend également un volet économique destiné à maintenir un minimum d’harmonisation — Le Conseil des ministres de la Communauté est habilité à élaborer des projets relatifs aux grandes orientations de politique économique des États membres ; il assurera en outre la surveillance de l’évolution économique dans chacun des États membres et pourra adresser des recommandations, éventuellement rendues publiques. — La procédure de surveillance des déficits budgétaires et des dettes publiques excessifs sera systématisée avec des recommandations qui, si elles ne sont pas suivies, pourront être assorties de sanctions financières. — Un mécanisme d’assistance financière sera créé pour venir en aide à un État en difficulté du fait de désastres naturels ou de circonstances exceptionnelles échappant à son contrôle.
VII / De l’écu à l’euro (1992-1998)
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près l’élaboration du traité de Maastricht, on crut que l’essentiel était fait. Beaucoup, presque tout en réalité, restait à faire si l’on songe rétrospectivement au nombre impressionnant de sceptiques et d’opposants (non déclarés à l’époque) au processus. Il fallut surmonter des circonstances très agitées, caractérisées quelquefois par de graves crises de change. Il fallut donner un contenu opérationnel et pratique au traité ; il fut nécessaire de donner vie au cœur de l’entreprise, le système européen de banques centrales. Parallèlement à la mise au point de ces dossiers, la convergence économique et monétaire, condition essentielle du démarrage de l’union, fut également un grand souci.
Les crises de change Les premiers mois de 1992, juste après la signature du traité, furent calmes et étonnamment rassurants. L’obstacle principal semblait avoir été la mise en forme du traité et, une fois celui-ci signé, plus rien ne semblait s’opposer à sa réalisation pratique. En fait, à partir de l’été 1992, et pratiquement jusqu’à la fin de 1996, les monnaies des pays participant au Système monétaire européen furent affectées par des crises, souvent violentes même si elles furent d’ampleur décroissante, le paroxysme étant atteint en été 1993. Ces crises amenèrent quelquefois les plus ardents défenseurs de l’Union monétaire à s’interroger.
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Problématique générale
En 1992, les raisons objectives existaient indéniablement à certaines des manifestations de doute, non sur le processus luimême, mais sur l’aptitude de certains pays. Les économies des pays signataires, dont les conditions de prix et de budget avaient semblé se rapprocher entre 1979 et 1989, connaissaient de nouveau des situations contrastées. Trois groupes de pays pouvaient être distingués au début de 1992 : — les pays à inflation modérée (3 % au plus) : France, Allemagne fédérale (en tablant sur une absorption rapide de la poussée de hausse des prix due à la réunification), Belgique, Pays-Bas, Irlande, Danemark ; — les pays à inflation comprise entre 4 et 7 % : Italie, GrandeBretagne, Espagne ; — les pays à très forte inflation : Grèce, Portugal. Les écarts s’étaient également creusés en matière de déficit de balance des paiements et restaient extrêmement importants pour les situations budgétaires. Des pays à forte inflation, tels l’Italie, l’Espagne, le RoyaumeUni, pouvaient maintenir le cours de leur monnaie au sein du mécanisme de change, avec des taux d’intérêt très élevés, provoquant même des mouvements de capitaux spéculatifs perturbateurs à leur profit et au détriment des monnaies à faible inflation (DEM, FRF…). Ce « paradoxe » du Système monétaire européen était flagrant au début de 1992. Ainsi, certaines autorités monétaires, et, en particulier, celles des pays à monnaie intrinsèquement forte s’étaient forgé progressivement la conviction que le Système monétaire européen devrait, pour quelque temps, revenir à ses mécanismes originaux ; en clair, cela voulait dire que la dévaluation de la lire, de la peseta, de la livre sterling, dont l’éventualité était fortement combattue par les gouvernements des pays concernés, semblait à certains la condition pour un fonctionnement de nouveau correct du système européen et, également, pour une marche plus facile vers l’Union monétaire. Les faits ont donné raison à cette thèse, mais la violence des crises de change, en particulier celle de l’automne 1992, allait créer un contexte nouveau.
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Un facteur allait cristalliser la méfiance des marchés, devenue rapidement défiance explosive : la perception de plus en plus évidente que l’Europe, avec plus ou moins de retard sur les États-Unis, était en récession, celle-ci étant déjà clairement effective au Royaume-Uni. Dans ces conditions, on pouvait juger potentiellement dangereux les déséquilibres de prix et de balance des paiements, qui motivaient le maintien de taux d’intérêt très élevés dans certains pays, d’autant plus élevés que la poussée inflationniste enregistrée en Allemagne après la réunification avait entraîné une forte augmentation des taux directeurs de la Bundesbank, une réévaluation du Deutsche Mark au sein du SME ayant été jugée inopportune par l’ensemble des participants au mécanisme de change. Mais ces facteurs objectifs ne doivent pas faire oublier que les mouvements de marché observés à partir de l’automne 1992 et jusqu’à la fin de 1996 avaient pour acteurs, évidemment non exclusifs, mais très agissants des agents qui avaient pour objectif l’éclatement du Système monétaire européen et la mort du projet d’union monétaire. L’ampleur des bouleversements qu’impliquait l’Union économique et monétaire, tant pour le fonctionnement du marché des changes que pour les rapports monétaires internationaux, dressait contre elle de fortes oppositions, essentiellement chez certains opérateurs de marché et les économistes anglo-saxons. La discipline qu’elle impliquait, ce que certains percevaient comme la fin de facilités de politique économique (les dévaluations) propres à contrarier leurs intérêts, allait par ailleurs susciter dans nombre de pays des complicités objectives avec les acteurs principaux des marchés, tant dans les milieux politiques que chez les partenaires économiques et sociaux. Ainsi s’explique que le calme ne revînt pas lorsque les déséquilibres monétaires flagrants semblèrent résorbés. À partir de 1993, les tensions sur les marchés se poursuivirent ; ils affectèrent nombre de devises, mais de manière privilégiée le FRF, considéré à bon droit comme le noyau stratégique de la construction monétaire européenne. Ainsi s’explique que notre monnaie ait été, à de nombreuses reprises (avec des intensités variables) au centre de mouvements de change, dont certains furent des crises violentes, alors même que l’inflation française était parmi les plus basses de l’Europe, que nos transactions courantes étaient en excédent et que tous les experts objectifs
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s’accordaient à reconnaître que la parité du FRF vis-à-vis des monnaies du bloc DEM (DEM, florin, franc belge) était bonne, voire légèrement sous-évaluée. Le « débat », qui ne cessa en fait qu’au second semestre de 1997, fut alimenté par les milieux les plus divers, y compris très largement dans le pays. Résumons-en ici les tenants et les aboutissants : — le fond de l’argumentation s’appuyait sur la médiocre conjoncture et le niveau élevé du chômage. Pour beaucoup, cela nécessitait impérativement des taux d’intérêt bas et une monnaie dépréciée. L’extraordinaire floraison de points de vue souvent tranchés que suscita cette assertion, qui paraissait à beaucoup une évidence, que ce soit chez les journalistes, les universitaires, les « économistes » véritables ou d’emprunt, montre à quel point une large part de l’opinion dirigeante de notre pays avait du mal à intégrer la logique de la mondialisation des marchés, logique que l’on peut déplorer, mais qu’on ne peut ignorer : les investisseurs, qui ne sont pas tous forcément des « spéculateurs », et en particulier les grandes caisses de retraite et les fonds de pensions asiatiques et américains cherchent le meilleur rendement et la meilleure sécurité pour les placements destinés à assurer les revenus de ceux qui leur ont fait confiance : une monnaie dépréciée signifie qu’un titre de placement dans cette monnaie perd de sa valeur et, par conséquent, l’investisseur exigera des taux d’intérêt de marché plus élevés pour compenser cette perte de valeur. Loin de permettre des taux bas, la dévaluation, désormais, amène les forces de marché à renchérir les taux d’intérêt ; ainsi, les monnaies italiennes, espagnoles se déprécièrent profondément après 1992 et jusqu’en 1996, mais les taux à court terme de marché grimpèrent vertigineusement ; — les propagateurs du « débat » ne se rendent pas compte qu’en le soulevant périodiquement ils confortent les acteurs de marchés sceptiques sur l’Union monétaire ou désireux de la faire capoter, ou tout simplement inquiets des politiques économiques suivies par les pays dans la monnaie desquels ils investissent. De ce fait, ils provoquent immanquablement les tensions qu’ils voulaient (au moins certains d’entre eux) justement éviter sur les changes et, surtout, sur les taux ; — l’indépendance de la Banque de France, votée à la fin de l’année 1993 et effective dès le début de 1994, a été un facteur déterminant pour surmonter les crises. La parfaite maîtrise des
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mécanismes de marché, la conscience aiguë que l’effondrement du franc entraînerait l’arrêt définitif de la construction monétaire européenne ont guidé la conduite de la Banque centrale, qui est toujours parvenue à emporter l’adhésion, avec plus ou moins de délai, des gouvernements successifs. Le succès devait être finalement au rendez-vous à partir de 1997, avec des taux d’intérêt, à court terme et à long terme, à des niveaux historiquement bas, la reprise de la croissance, une inflation très faible et une devise reconnue désormais comme l’une des plus solides du Système monétaire européen. Chronique succincte des crises de change Première crise : septembre et octobre 1992. — Les courspivots de plusieurs monnaies, la livre sterling, la lire, la peseta, l’escudo, étaient généralement considérés comme surévalués en tenant compte de plusieurs indicateurs de compétitivité, tels que parité des pouvoirs d’achat et coûts unitaires salariaux. En 1992, l’écart entre les taux d’intérêt à court terme américains, abaissés jusqu’à 3 % par le FED pour tenter de stimuler la reprise économique, et les taux allemands devint tel que le DEM se raffermit, tandis que simultanément plusieurs autres devises du SME s’affaiblissaient. Le non danois au référendum de 1992 sur le traité de Maastricht inquiéta les marchés et, par là-même, contribua à décrédibiliser les monnaies intrinsèquement faibles. Les monnaies de certains pays scandinaves, couronne suédoise, mark finlandais, depuis quelques mois solidaires des monnaies européennes, subissaient également le contrecoup de cette défiance. S’ajoutèrent, au cours de l’été, les incertitudes sur la réponse française au référendum sur le traité et une nouvelle hausse des taux directeurs allemands. Dans les semaines précédant le référendum du 20 septembre, la lire et la livre subirent de fortes attaques. Le 14 septembre, la Bundesbank acceptait d’abaisser d’un quart de point ses taux directeurs moyennant une dévaluation de 7 % de la lire. Le « geste » de la Bundesbank ne calma les marchés que quelques heures. Accueilli maladroitement comme une victoire décisive contre l’excès de rigorisme de la banque centrale allemande, il provoqua, en Allemagne même, l’inquiétude d’une opinion très attachée à la crédibilité de la Bundesbank. Une fuite, démentie
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par la suite, faisant dire aux responsables de cette institution que les réaménagements de parité étaient insuffisants, amplifia les attaques contre les monnaies faibles, la dévaluation de la lire ayant en quelque sorte fait sauter le tabou de la fixité des changes qui semblait tacitement s’être imposé dans le SME depuis plusieurs années. La livre et la lire sortaient du mécanisme de changes. Les 17 et 18 septembre, la spéculation se renforça contre le franc à la veille du référendum ; elle se poursuivit contre toute attente après le oui du 20 septembre, avec une intensité maximale les 22 et 23 septembre. Une dévaluation du franc n’était absolument pas justifiée au plan économique (le franc était même considéré comme quelque peu sous-évalué). Le 24 devait marquer l’amorce d’un retournement, avec un communiqué conjoint des autorités monétaires allemandes et françaises affirmant que la parité du franc ne serait pas modifiée, et les importantes interventions sur le marché des changes de la Bundesbank. Dans les jours qui suivirent, un lent mouvement de dénouement des positions contre le franc se produisit, qui s’amplifia à partir du 28. Mais, dans le même temps, la livre et la lire se dépréciaient profondément. Alors que les autorités britanniques manifestaient clairement leur intention de ne pas réintégrer dans un proche avenir le SME, le gouvernement italien présentait devant le Parlement un plan de redressement des finances publiques particulièrement rigoureux destiné à préparer les bases d’un retour de la lire dans le mécanisme de change. La livre irlandaise subissait également de fortes pressions ainsi que la peseta, et la couronne danoise restait faible. Deuxième crise : novembre 1992-février 1993. — Cette crise diffère de la première par son caractère plus « larvé », son horizon final étant, en fait, les élections législatives françaises d’avril. Elle a trouvé son origine dans le ralentissement économique, de plus en plus perceptible (les prévisions de croissance du PIB français pour 1992 passant successivement de 2 à 1,7, puis à 1,4 % — la croissance ne fut en fait que de 1,2 %), et la remontée du chômage ; le débat sur le « franc fort » et les taux directeurs reprit de la vigueur, d’autant plus que la Bundesbank, inquiète de l’évolution de la masse monétaire M3, maintenait des taux d’intérêt élevés. Les doutes sur la solidarité franco-allemande apparurent, d’autant plus que le Système monétaire européen
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paraissait de nouveau en phase difficile, avec la dévaluation de 5 % de la peseta, celle de l’escudo (22 novembre) et de nouvelles turbulences sur les monnaies scandinaves. Les dégagements contre le franc, qui prirent surtout la forme de couvertures d’actifs dans notre monnaie détenus par des nonrésidents, se traduisirent essentiellement par des emprunts de francs, à terme de trois à six mois, ce qui attestait de l’horizon relativement éloigné des opérateurs. Les tensions se propagèrent à d’autres devises. Le 31 janvier, l’Irlande devait dévaluer sa devise de 10 %, en dépit de bons « fondamentaux », pour éviter une sous-compétitivité exagérée vis-à-vis de la livre sterling. Le 5 janvier, la Banque de France augmentait à 12 % le taux de ses pensions, dont la durée était ramenée de 5-10 jours à 24 heures, entretenant ainsi l’incertitude sur le coût des positions contre le franc. Dans le même temps, un communiqué franco-allemand réaffirmait le caractère opérationnel des cours centraux du FRF et du DEM dans le Système monétaire européen. La Bundesbank devait par la suite abaisser, très légèrement, le taux de ses prises en pensions, donnant concrètement un signal positif. Le dégonflement des positions s’amorça alors, d’autant plus que les leaders de l’opposition, donnée gagnante aux élections, rivalisèrent de propos rassurants, mettant notamment l’indépendance de la Banque de France au cœur de leur programme. Après les résultats d’avril, la détente fut très nette et, à la fin juin, on pouvait considérer que la crise était terminée. Entre-temps, une nouvele dévaluation de la peseta et de l’escudo se produisait (13 mars). Troisième crise de change : juillet 1993. — Ce fut, de loin, la plus violente. Les prémices de cette crise et la manière dont elle fut provoquée illustrent parfaitement comment se cristallisèrent les considérations propres aux pures spéculations d’opérateurs désireux de déstabiliser le Système monétaire européen et les inquiétudes légitimes des investisseurs structurels internationaux, caisses de retraite et fonds de pensions notamment. Il était indéniable que la conjoncture française s’était fortement dégradée (le PIB devait se contracter de 1,5 % en 1993), mais il était inexact de laisser entendre que notre situation était
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plus dégradée que la situation allemande. L’expérience allait montrer que les deux économies étaient, en fait, de plus en plus en phase. Mettant en exergue le risque d’une spirale déflationniste style années 1930, certains illustres spécialistes des marchés internationaux semèrent l’inquiétude chez les investisseurs, en même temps qu’ils instillèrent l’idée que, chez les autorités françaises, le bon sens finirait par l’emporter et que la Banque de France (qui, à l’époque, n’était pas encore indépendante) abaisserait substantiellement ses taux, renonçant à la stabilité du franc. C’était évidemment donner aux investisseurs internationaux, soucieux de la stabilité de leur placement, un signal très alarmant. D’autant plus alarmant qu’il paraissait corroboré par les faits. En mai et en juin, les autorités monétaires françaises abaissaient à cinq reprises leur taux directeur et, fin juin, ce taux passait en dessous des taux allemands. Ces faits se produisirent alors que la Bundesbank montrait son intention de ne pas poursuivre son mouvement de hausse des taux. La coopération franco-allemande paraissait en outre plus incertaine. Un titre du Financial Times (« Is the DEM still an anchor ? ») amena une aigre réaction dans le bulletin de la Bundesbank, et plusieurs maladresses gouvernementales provoquèrent l’annulation d’un conseil franco-allemand régulier. Plus fondamentalement, dans ses écrits, la Bundesbank émettait de fortes réserves sur l’éventualité d’interventions de soutien massives à des monnaies attaquées. Ces écrits semblaient remettre en cause les accords de 1987 (Bâle-Nyborg) sur le financement à très court terme au sein du Système monétaire européen. Dès les premiers jours de juillet, une dépréciation progressive du franc vis-à-vis des principales monnaies du Système monétaire européen fut observée. Les prises de position prirent, pour une large part, la forme de contrats d’options à l’achat de DEM contre FRF à un cours supérieur au cours à terme. Cela révélait la présence d’opérateurs sophistiqués et déterminés. Les interventions des autorités prirent des formes diverses : interventions sur les marchés, suspension des pensions à 5-10 jours remplacées par des pensions à 24 heures à 10 %, déclarations tant du Gouvernement que des gouverneurs des banques centrales française et allemande, puis de MM. Kohl et Waigel. Un bref répit survint avec l’espoir d’une baisse des taux de la
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Principaux développements du SME après la signature du traité de Maastricht (6 avril 1992) 6 avril 1992 Entrée de l’escudo dans le mécanisme de change 14 septembre 1992 Dévaluation de la lire de 7 % 17 septembre 1992 Dévaluation de la peseta de 5 % 17 septembre 1992 Sortie de la livre sterling et de la lire du mécanisme de change 23 novembre 1992 Dévaluation de la peseta et de l’escudo de 6 % 31 janvier 1993 Dévaluation du punt irlandais de 10 % 13 mai 1993 Dévaluation de la peseta de 8 % et de l’escudo de 6,5 % 2 août 1993 Élargissement des marges de fluctuation à b 15 % er Entrée de l’Autriche, de la Finlande et de la Suède dans 1 janvier 1995 l’Union européenne et dans le SME 9 janvier 1995 Entrée du schilling autrichien dans le mécanisme de change 6 mars 1995 Dévaluation de la peseta de 7 % et de l’escudo de 3,5 % 23 octobre 1995 Entrée du mark finlandais dans le mécanisme de change 24 novembre 1995 Nouvelle entrée de la lire dans le mécanisme de change 16 mars 1998 Réévaluation de 3 % du punt irlandais Entrée de la drachme grecque dans le mécanisme de change
Bundesbank après que celle-ci a annoncé une diminution du taux de ses prises en pension. Mais, quelques jours après, la Banque centrale allemande, en baissant effectivement son taux lombard, mais en laissant inchangé son taux d’escompte, décevait les marchés. Les pressions sur le change devinrent considérables, atteignant, outre le franc à titre principal, le franc belge, la couronne danoise, la peseta espagnole. Le 30 juillet, le franc atteignit la limite extrême de sa dépréciation contre DEM dans les marges du Système monétaire européen, soit 3,4312, ce qui impliquait des interventions illimitées de la Bundesbank. Les autorités allemandes demandèrent alors une réunion du Comité monétaire ; après cette réunion, les ministres et les gouverneurs des pays du Système monétaire européen examinèrent le 2 août plusieurs éventualités, notamment la mise en congé du DEM du système monétaire européen, puis optèrent pour un élargissement des marges de fluctuation de 2,25 à 15 % au sein du mécanisme de change tout en réaffirmant fermement que les cours-pivots à l’intérieur du système étaient corrects. Les
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Pays-Bas, pour leur part, déclarèrent qu’ils continueraient de considérer leur monnaie comme liée par la marge antérieure de 2,25 %. 1994-1995 En 1994, le calme revint sur les marchés avec l’espérance que les crises étaient surmontées. L’Institut monétaire européen, créé le 1er janvier 1994, mettait immédiatement en place ses structures. Le « débat » n’était pas clos pour autant, surtout en France. Nombreux furent ceux qui considérèrent cet élargissement des marges de 15 %, une mesure conservatoire et de bon sens étant donné les circonstances, comme une aubaine : enfin, on allait pouvoir baisser les taux d’intérêt puisque l’on pouvait faire flotter le franc, à la baisse de préférence, dans des limites substantielles et, par conséquent, on pourrait soulager l’économie. Ce raisonnement n’avait guère de consistance pratique. Tolérer la dépréciation, c’était, à tout coup, venir rapidement buter sur les marges, même élargies, et subir des taux de marchés en hausse. De fait, la Banque de France ne détendit que très progressivement et très prudemment ses taux d’intérêt, provoquant des dénouements partiels de positions qui contribuèrent à améliorer le cours du franc. Alors que ce dernier avait atteint la valeur extrême de 3,545 pour un DEM en octobre 1993, soit près de 6 % au-delà de son cours-pivot, il se raffermit progressivement, repassa à l’intérieur des anciennes marges de fluctuation au début décembre 1993 et y demeura pratiquement toute l’année 1994. En 1995, le climat changea. La forte dépréciation du dollar et ce qui était perçu comme une réticence allemande à pousser plus avant le processus d’intégration monétaire créèrent un climat propice aux tensions. La livre sterling, la lire, objet de commentaires acérés des autorités allemandes, se déprécièrent de nouveau profondément. Les autorités monétaires espagnoles crurent pouvoir utiliser la marge de 15 % pour tolérer une dépréciation. Mais l’expérience montra, s’il en était besoin, qu’en la matière les évolutions n’étaient pas linéaires : une fois franchie une certaine marge de dépréciation, en l’occurrence 7 à 8 % et, par conséquent,
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confortablement à l’intérieur des limites, une dynamique irrépressible amenait très rapidement le cours à la limite des marges, provoquant une dévaluation institutionnelle (en tout et en quatre étapes, la peseta a été dévaluée de près de 29 %). Cet environnement ne fut pas favorable au franc, d’autant plus que les valeurs extrêmement basses de la lire, de la peseta et de la livre sterling suscitaient l’indignation du secteur productif et, d’une manière générale de tous les acteurs du « débat ». On était en campagne présidentielle jusqu’en mai ; de cette date jusqu’en octobre, une certaine incertitude plana sur les intentions gouvernementales concernant sans doute moins le principe de l’union monétaire, que la nécessité d’une rigueur budgétaire accrue, condition pourtant impérative pour faire partie des pays membres. À deux reprises, en février et en octobre, le franc français fut l’objet de sévères pressions. Les réactions de la Banque de France, qui, à chaque fois, montra qu’elle n’était pas décidée à tolérer une forte dépréciation bloquèrent le mouvement. Le 6 octobre, le discours du président de la République présentant sans ambiguïté ses options européennes et budgétaires permit d’amorcer un retournement décisif. 1996-1997 On ne peut plus parler de crises durant cette période, mais de tensions. Le franc avait cependant atteint une crédibilité maximale et les taux d’intérêt, à court et long terme, atteignaient des plus bas historiques. Mais, en fait, c’est en France que surgissaient les foyers de contestation qui mobilisaient les marchés. Trois épisodes sont à noter : — en août 1996, la rumeur parisienne propagea l’idée que le président « consultait » dans sa résidence de Brégançon pour « changer de politique » ; — en décembre, on entendit un ancien président de la République, plaidant pour une parité vis-à-vis du dollar plus réaliste, estimer qu’un moyen simple était d’avoir un DEM à 3,50 ; — en 1997 enfin, mais on ne peut s’en étonner, les élections législatives anticipées et leurs résultats inattendus suscitèrent une petite volatilité vite calmée.
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Les dossiers opérationnels Tout restait à organiser après la ratification du traité par l’ensemble des pays signataires qui fut effective à la fin de 1993. Plusieurs réunions européennes, préparées par les travaux techniques de la Commission européenne, du Comité monétaire et de l’Institut monétaire européen, abordèrent puis réglèrent les questions pratiques de mise en œuvre. On développera ci-après celles de ces questions qui furent les plus importantes et les plus discutées : — le nom de la monnaie unique ; — les modalités pratiques du passage à la monnaie unique, ce que l’on appela le « scénario de passage » ; — l’environnement budgétaire et monétaire de la zone constituée par les pays ayant adopté la monnaie unique. Le nom de la monnaie européenne L’écu était le nom du numéraire commun du SME. Son nom avait été expressément cité dans le traité de Maastricht pour désigner la future monnaie européenne, mais libellé en majuscule (ECU), ce qui pouvait traduire non pas un nom patronymique, mais une simple abréviation d’une expression commune (European Currency Unit). Jusqu’en 1996 toutefois, il semblait acquis que l’écu serait le nom de la future monnaie européenne. Les Allemands le contestèrent pour deux raisons : l’une, mineure, tenait à sa consonance fâcheuse en allemand, l’autre, plus sérieuse, était que cette unité monétaire, amalgame de plusieurs monnaies dont certaines avaient connu de fortes dépréciations, ne pouvait en aucun cas être le symbole de la future monnaie européenne, qui devait être forte et crédible. Le problème n’était pas en soi planétaire et ne méritait sans doute pas les passions qu’il déclencha chez certains, en particulier en France. Le tout était de trouver un nom acceptable pour tous. C’est finalement le terme euro qui fut retenu au conseil de Madrid (15 et 16 décembre 1996). Quand on voit à quel point ce nom est maintenant passé dans les mœurs, on a peine à imaginer que cette question ait soulevé tant de passion.
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Le « scénario de passage » à la monnaie unique Très rapidement, il apparut que l’hypothèse d’un « grand boum » généralisé le 1er janvier 1999 était irréaliste, ne fût-ce que parce que les billets libellés dans la nouvelle monnaie ne seraient pas prêts à cette date, mais beaucoup plus tard. La complexité d’un basculement total était par ailleurs telle qu’il existait un véritable risque systémique. On tomba vite d’accord sur le principe d’un basculement par étapes. En France, la communauté bancaire et financière, pilotée par la Banque de France, y réfléchit dès le début de 1995. L’accord se fit sur une première étape ambitieuse, consistant à faire basculer en monnaie unique, dès les premiers jours de l’union monétaire, toutes les opérations de marché : opérations de politique monétaire, relations interbancaires, marché monétaire, marché obligataire, marché des actions, comptant et dérivés. Une telle vision n’allait pas forcément de soi ; outre les implications techniques considérables qui en résultaient, elle n’était pas au départ avalisée par tous nos partenaires européens, soucieux pour certains de ne pas imposer trop rapidement une charge excessive aux petits établissements bancaires et craignant de désorienter le public. Un groupe de travail de la Commission produisit, dans le courant de 1995, un rapport (« livre vert ») présentant un scénario très proche de celui que la communauté financière française préconisait. Ce fut un appui considérable. Au Conseil européen de Madrid (15 et 16 décembre 1995), les ministres se mirent d’accord sur le schéma suivant : — d’abord le démarrage de l’union monétaire le 1er janvier 1999 et non le 1er janvier 1997, car la situation de convergence des différents États (cf. infra) ne permettait pas l’option ambitieuse que le traité prévoyait ; — la monnaie unique européenne existerait dès le 1er janvier 1999, avec une politique monétaire et de change en monnaie unique dès cette date ; la dette publique des états serait émise en monnaie unique dès le 1er janvier 1999 ; les systèmes de paiement de gros montant fonctionneraient en monnaie unique ; les monnaies nationales subsistent pendant une période transitoire, mais ne sont plus considérées économiquement que comme des « subdivisions non décimales » de la monnaie unique ;
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— la période transitoire dure jusqu’au 1er janvier 2002, soit trois ans. C’est en effet le temps jugé nécessaire pour fabriquer les nouveaux billets en monnaie unique, fabrication à laquelle tous les pays sélectionnés concourront (on ne pourra donc commencer la fabrication que lorsqu’on connaîtra les pays sélectionnés, soit au plus tôt en mai 1998). Pendant cette période transitoire, les billets nationaux continuent d’avoir cours légal. Ils seront retirés de la circulation à partir du 1er janvier 2002, parallèlement à l’introduction des nouveaux billets et la double circulation durera au plus tard jusqu’au 1er juillet 2002, soit six mois maximum. L’acceptation de l’existence d’une période de transition où coexisteraient de facto plusieurs monnaies rendait d’autant plus urgente la mise au point des dispositions juridiques qui devaient encadrer l’existence de l’euro. Cela fut fait lors du conseil de Dublin (13 et 14 décembre 1996). Le statut juridique de l’euro garantit la continuité des contrats, qui ne doivent en rien être affectés par le changement d’unité monétaire ; ce changement ne peut, en particulier, être invoqué pour réclamer une quelconque modification, exception ou annulation. Durant la période transitoire, le statut juridique établit clairement l’unicité monétaire qui prévaudra. Toutefois, ce principe s’accompagne d’un autre principe, celui de « non-interdiction/non-obligation » déjà énoncé à Madrid, qui garantit que nul ne sera obligé, durant la période transitoire, d’accepter une monnaie s’il ne le souhaite pas ou s’il ne le peut pas. Une entreprise pourra payer son sous-traitant en euros, mais le compte de celui-ci sera crédité de la contre-valeur de la somme en francs, en marks ou en florins s’il ne désire pas être réglé en euros. L’environnement monétaire et budgétaire de la zone euro À partir du moment où il était établi que tous les pays signataires du traité n’adopteraient sans doute pas la monnaie unique le 1er janvier 1999, mais plus tard pour certains, il devenait logique de bâtir un nouveau système monétaire entre l’euro et les monnaies de ces pays, un SME bis, d’autant plus que l’un des critères de passage à la monnaie unique concerne le taux de change et stipule le « respect des marges normales de fluctuation prévues par le mécanisme de change du SME ».
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Élaboré au Conseil informel de Dublin (21 et 22 septembre 1996) et adopté au Conseil formel des 13 et 14 décembre 1996, le nouveau mécanisme de change présente les principales caractéristiques suivantes : — il est asymétrique : les cours limites et les fluctuations s’apprécient par rapport à l’euro (« moyeu et rayons ») ; — les marges de fluctuation seront relativement larges ; — les interventions illimitées aux marges sont la règle, mais les interventions intramarginales coordonnées sont possibles ; — la banque centrale européenne peut décider de suspendre ses interventions si celles-ci sont contraires à son objectif primordial de stabilité des prix, Elle peut également alerter les gouvernements sur l’opportunité d’un réalignement. Cette « dépolitisation » partielle des changements de parités, qui généralement sont des épreuves traumatisantes, est importante. Organiser l’environnement budgétaire était également primordial. Si certains avaient pu penser que le traité de Maastricht se limitait strictement aux aspects monétaires, la réalité était tout autre. Il était d’abord impossible que les pays s’astreignent à respecter les disciplines budgétaires (règle des 3 % du PIB de déficit budgétaire en particulier) juste pour passer l’épreuve du passage à l’euro et reprennent ensuite leur liberté. Cela aurait été totalement contraire à l’esprit de la convergence. Il était de plus inconcevable d’avoir une politique monétaire unique avec des politiques budgétaires divergentes. L’organisation de la poursuite de la convergence budgétaire fut l’objet du « pacte de stabilité et de croissance ». L’idée même de ce pacte donna lieu à des débats passionnés. Présentée souvent comme une idée allemande (alors que c’était la France qui avait fait introduire la règle des 3 % dans le traité), elle fut combattue avec acharnement par certains milieux politiques et économiques, comme une atteinte à la souveraineté des états, un carcan insupportable, un obstacle à l’emploi. En fait, le pacte de stabilité et de croissance, élaboré au Conseil européen de Dublin, adopté définitivement au Conseil d’Amsterdam des 16 et 17 janvier 1997, est un instrument à double objectif : — instrument de convergence : la limite de 3 % du PIB de déficit budgétaire est intangible. Il n’y a là rien d’autre qu’une
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mise en œuvre permanente de la procédure dite de déficit excessif prévue par le traité (article 104C). La nouveauté est que le dépassement de ce ratio peut donner lieu à des sanctions financières, sauf circonstances exceptionnelles (baisse du PIB supérieure à 2 % en rythme annuel, catastrophe…) appréciées par le Conseil ; — un instrument de « respiration budgétaire » et de gestion macroéconomique. La logique du pacte n’est pas en effet pour un gouvernement de planifier un déficit qui serait toujours proche de la limite de 3 %, ce qui serait une application particulièrement stérile de l’accord. La logique est de rechercher la réduction du déficit et même l’équilibre lorsque la conjoncture est bonne, de manière à dégager des marges de manœuvre pour, le cas échéant, pouvoir laisser s’accroître le déficit dans la limite des 3 % lorsque les circonstances sont moins favorables. Lors du Conseil d’Amsterdam, le pacte fut, à la demande française, complété par un volet en faveur de l’emploi, qui doit être « maintenu au premier rang des préoccupations politiques de l’Union ». D’autres décisions importantes furent prises durant ces dernières années, en particulier le calendrier pour la sélection des pays, qui devait être opérée au plus tard au début mai, et les modalités de fixation irrévocable des parités. Conformément à l’annonce faite lors du Conseil de Mondorf (Luxembourg) les 12 et 13 septembre 1997, celles-ci furent annoncées en mai 1998, en même temps que la liste des pays aptes à la monnaie unique. Ces parités irrévocables sont celles des cours-pivots du SME, qui, au travers de nombreuses épreuves, ont finalement prouvé leur cohérence. La construction du Système européen de banques centrales C’était une tâche fondamentale de l’Institut monétaire européen que de mettre au point une banque centrale « clés en main », apte à exercer ses prérogatives dès le 1er janvier 1999. Une énorme tâche fut accomplie dans le cadre d’instances de travail réunissant l’Institut monétaire européen (IME) et les banques centrales nationales, et traitant de tous les problèmes afférents : politique monétaire, politique de change, systèmes de paiement, statistiques, billets, comptabilité, système d’information, questions juridiques…
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Ainsi furent précisés notamment le cadre d’analyse et de mise en œuvre de la politique monétaire, les systèmes de paiement, le dessin des billets en euro et, couronnant le tout, l’organisation des tâches entre la Banque centrale européenne et les banques centrales nationales. L’organisation de la politique monétaire. — S’agissant des statistiques nécessaires à la conception et au suivi de la politique monétaire européenne, il fut très rapidement décidé de bâtir des agrégats de monnaies européens et, par conséquent, de ne pas continuer à calculer les agrégats nationaux en phase 3. Une balance des transactions courantes européenne fut également conçue, éliminant donc les soldes intra-européens, mais, dans ce domaine, il apparut nécessaire de prévoir la continuation de l’existence et du suivi des balances des paiements nationales, reflets des excédents et des déficits d’épargne que l’existence de la monnaie unique n’occulte pas. En ce qui concerne l’organisation même du dispositif de politique monétaire, il est remarquable de constater que ce qui est ressorti des décisions et ce qui a été proposé pour approbation au conseil de la banque centrale européenne n’est absolument pas influencé par un quelconque biais national. Les membres des groupes de travail ont plutôt examiné et testé les différentes procédures et proposé ce qui leur semblait le plus efficient ; on donnera dans les paragraphes qui suivent les grandes lignes du dispositif proposé. Pour ce qui est de la conception même de la politique monétaire, on distingue traditionnellement l’objectif final (la stabilité des prix) et l’objectif intermédiaire, portant sur une grandeur statistique supposée être un prisme reflétant correctement l’évolution prévisible de l’objectif final. Entre la conception franco-allemande d’un objectif intermédiaire d’agrégats de monnaie, qui est un concept familier aux banques centrales et aux marchés, et la conception britannique d’un objectif intermédiaire de prévision économétrique de l’inflation anticipée, l’IME a opté pour l’absence de dogmatisme. Il propose de privilégier les agrégats monétaires, mais de suivre aussi d’autres indicateurs et de bien indiquer dans la communication publique sur la politique monétaire quelle est la limite maximale d’inflation que le Système européen de banques centrales se fixe.
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S’agissant des instruments, l’IME n’a pas écarté les réserves obligatoires (elles existent en France et en Allemagne notamment, mais sont combattues par les Anglais), dont le principe a été admis par l’un des premiers conseils de la Banque centrale européenne (avec rémunération au taux du marché). L’existence de ces réserves obligatoires, qui amène les banques à constituer des provisions en monnaie centrale sur leur compte auprès des banques centrales nationales, est un facteur de lissage des évolutions de la liquidité sur le marché interbancaire. L’Institut monétaire européen a proposé une procédure de refinancement régulier par pensions sur appel d’offres (type français et allemand) avec une faculté de refinancement permanente au taux le plus élevé (type avance à 5-10 jours en France ou lombard en Allemagne) ainsi qu’une faculté de dépôts auprès de la Banque centrale européenne, dont le taux devrait être le jalon bas du marché, pour les banques disposant d’excédents de liquidités. Ce dernier instrument n’est, à l’heure actuelle, en usage que dans peu de pays. Une procédure de refinancement à moyen terme (3 mois), totalement originale, a également été instaurée, dont les garanties privilégiées devraient être constituées par du papier commercial privé. Un ensemble de techniques de politique monétaire, permettant en particulier ce que les spécialistes appellent le « réglage fin » de la liquidité sur le marché monétaire, a également été prévu (pensions quotidiennes, achats et ventes fermes…). L’organisation des systèmes de paiement. — Le cœur de la politique monétaire unique est représenté par un système de paiements interbancaires, dit « de gros montants », fonctionnant sur le principe du règlement « brut » (on règle dès qu’on envoie le paiement, et non en fin de journée, une fois les soldes nets établis) et permettant la diffusion sur tous les marchés de l’union des impulsions de la politique monétaire et, surtout, l’unicité totale des taux de marché à court terme. Ce système, Target, est l’interconnexion des systèmes de règlements bruts de gros montants nationaux. Cet instrument parfaitement sécurisé est la pierre angulaire de la politique monétaire, unique dans sa conception, mais décentralisée dans sa mise en œuvre (cf. infra).
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Son fonctionnement impose évidemment quelques contraintes aux participants, qui doivent soit disposer de la provision préalable au règlement qu’ils veulent émettre, soit disposer de garanties (bons du Trésor, papier privé de qualité) adéquates leur permettant de bénéficier de concours intra-journaliers de leur banques centrale. Cette fourniture de liquidités intra-journalières est le carburant essentiel du système. Les billets en euro. — Les travaux dans ce domaine, peut-être le plus important au plan médiatique, devaient concilier l’exigence d’une parfaite sécurité et celle de ne privilégier aucun signe rappelant ostensiblement tel ou tel pays. Les sujets se référant à des personnages historiques ou à des thèmes nationaux furent donc écartés. Les dessins définitifs se réfèrent aux étapes architecturales de l’histoire européenne (portails et ponts, symboles d’ouverture et de communication), mais d’une architecture virtuelle, aucun monument ne pouvant être attribué à tel ou tel pays, encore que des ressemblances troublantes puissent être décelées. L’accord sur un dessin général, qui devait être sans nationalité, ne réglait pas la question spécifique de l’existence ou non d’un symbole national rappelant l’émission par telle ou telle banque centrale nationale. L’option d’une face nationale fut rapidement écartée, la circulation de billets différents pouvant désorienter le public et posant en outre des problèmes techniques difficiles pour le tri et le rapatriement des coupures. L’option d’une pastille d’environ 3 cm de diamètre sur laquelle figurerait un identifiant national fut également éliminée par une grande majorité de pays, mais pas par la totalité. À ce stade, la seule référence à la banque centrale émettrice est une lettre dans un dessin totalement européen. Sept coupures sont mises en fabrication (5, 10, 20, 50, 100, 200 et 500 euros). De grosses coupures d’un montant beaucoup plus important que ceux auxquels nous sommes habitués circuleront donc. Les billets en euros ont commencé à être mis en fabrication par les usines de chacun des pays participant à l’euro dès 1998. Le stock nécessaire à la mise en circulation devait être disponible dans le courant du dernier semestre 2001, permettant ainsi l’introduction de billets en euros à partir du 1er janvier 2002.
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L’accord s’est fait également sur le dessin et la contexture des pièces (ce sont généralement les ministères des Finances et non les banques centrales qui sont en charge de leur émission) qui, elles, comportent une face nationale et seront introduites en même temps que les billets en euros. L’organisation des tâches entre la banque centrale européenne et les banques centrales nationales C’est une construction totalement originale qui est bâtie, avec un centre qui prépare et décide, la Banque centrale européenne, et des banques centrales nationales qui préparent également et mettent en œuvre. La Banque centrale européenne décide les orientations de la politique monétaire (taux d’intérêt des appels d’offres, des pensions, des réserves obligatoires) ; ces décisions sont prises à la majorité du Conseil. Ce Conseil comprend les gouverneurs des pays participant à l’union monétaire plus un directoire exécutif composé de six membres, dont le président et le vice-président. Les banques centrales nationales contribuent à la préparation des décisions auprès de leur gouverneur et mettent en œuvre la politique monétaire unique sur leur place respective. La Banque centrale européenne dispose d’une capacité d’interventions en matière de change (rares, l’euro étant une grande monnaie flottante) et des opérations quotidiennes éventuelles de réglage fin de la liquidité, mais la règle est que ce sont les banques centrales nationales qui font le gros du travail. Chaque banque centrale nationale contribue à la constitution du capital à hauteur d’une clé, calculée en fonction de la population et du PIB. La clé doit également être utilisée lorsque les modalités de répartition des revenus de l’ensemble SEBC sera en usage, mais pas avant 2002. Au démarrage de l’union, la Banque centrale européenne est dotée par les banques centrales nationales d’un avoir de réserves de change équivalant à 50 milliards d’euros au maximum (dans l’union à onze, cette dotation sera en fait de l’ordre de 40 milliards). Chaque banque centrale nationale contribue à hauteur de sa clé dans le capital. Cette dotation pourra être constituée par de l’or à concurrence de 15 %. Les banques centrales nationales géreront, en tant que mandataires, les réserves de change de la Banque centrale européenne (principe
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de subsidiarité). Elles continueront bien entendu à gérer les réserves de change qu’elles conservent et qui pourront ultérieurement être grevées par des appels supplémentaires à dotation que ferait, si nécessaire, la BCE. Comment une telle construction, qui n’existe nulle part ailleurs, est-elle possible ? Rappelons qu’aux États-Unis, le Federal Reserve System, quelquefois comparé (à tort) au Système européen de banques centrales, est bien composé d’un centre qui décide (le Board) et de treize banques centrales locales ; mais une seule, la FED de New York, a une tâche de politique monétaire opérationnelle. Le SEBC, c’est en vérité le Board (la BCE) et plusieurs FED de New York. Cette construction est possible parce qu’elle est d’abord logique : les banques centrales nationales ont accumulé un capital de connaissance de leur place financière et de leur système bancaire ainsi qu’une technicité telle, dans le domaine de la politique monétaire, qu’il serait très coûteux et sans doute contre-productif de vouloir créer de toute pièce une organisation parallèle qui ferait la totalité de leurs tâches. Mais l’entreprise est possible pour des raisons institutionnelles et techniques. Ses raisons institutionnelles : les banques centrales nationales restent très proches de leur système bancaire, puisque les banques commerciales n’ont pas de compte à la Banque centrale européenne et constituent, notamment, les réserves obligatoires dont elles sont redevables sur les livres de leur banque centrale nationale. Des raisons techniques : ce qui était impossible lors de la création du Federal Reserve System l’est désormais grâce aux progrès accomplis dans le domaine des communications, de l’échange d’information et de la circulation des flux financiers. Le système Target est évidemment au centre de cette structure décentralisatrice, et c’est lui qui, pour l’essentiel, la rend viable et fructueuse en permettant à la politique monétaire, et en particulier aux taux de marché à court terme, d’être uniformisée. Mais d’autres systèmes de relations, d’information et de suivi des opérations sophistiqués et performants sont également mis en place, afin que le SEBC vive et travaille réellement avec tous ses participants en phase permanente.
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La convergence économique Appréciée au travers de quatre critères (inflation, finances publiques, taux de change, taux à long terme) exposés à l’article 109.1 du traité, la convergence économique constitua longtemps le problème majeur, au moins pour ses aspects budgétaires, conditionnant une réalisation réaliste de l’union. Les critères furent souvent brocardés par les « économistes » et, d’une façon générale, les acteurs du « débat », tant sur leur contenu que sur leur chiffrage. C’était méconnaître la fonction uniformisatrice d’une union monétaire, s’effectuant en outre dans un espace resté multinational, que de penser qu’elle pourrait se réaliser sans une convergence approfondie des conditions de prix, de coût et d’efficacité globale des économies (cf. supra chapitre I). Quant aux polémiques sur leur chiffrage, elles étaient dérisoires. Tout seuil peut, par définition, paraître arbitraire. En l’occurrence, ce n’était pas vraiment le cas. La limite de 3 % du PIB fixée pour le déficit budgétaire correspondait à une hypothèse de stabilisation du poids de la dette publique, sous certaines conditions de croissance et de taux d’intérêt réels. Qui pouvait nier que, dans un ensemble où le poids moyen de l’endettement public avoisinait 70 % du PIB, l’élémentaire souci de la situation des générations futures commandait une action sinon restrictive du moins stabilisatrice ? Une expression connut un grand succès : l’appréciation « en tendance », surprenante référence à la statistique venant d’acteurs économiques ne connaissant souvent rien à cette discipline. Cela signifiait que la direction comptait davantage que l’objectif. Le traité d’ailleurs ne l’excluait pas ; le déficit devait être à 3 % du PIB ou avoir connu une décroissance le situant à un niveau proche de ce chiffre. Pour la dette une seule mais franche décroissance du ratio était également prévue. Mais le danger d’une officialisation de l’appréciation « en tendance » était évidemment d’ouvrir la voie aux interprétations les plus laxistes. On comprend que certains, en particulier parmi les banques centrales nationales, se soient arc-boutés sur une approche très stricte : « 3 %, c’est 3 % et rien d’autre ». Ces mises au point furent quelquefois à l’origine de tensions, mais les gouvernements furent incités à prendre des mesures correctrices énergiques.
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C’est en effet en matière budgétaire que le respect des critères fut le plus difficile. Très rapidement le critère d’inflation fut respecté par la presque totalité des pays de l’Union. Mais, dans le domaine budgétaire, la situation demeura longtemps angoissante et, deux ans à peine avant l’échéance, trois pays seulement, et pas les plus importants, respectaient le critère de déficit budgétaire. La reprise de la croissance étant encore trop modeste en 1996 et même en 1997 pour avoir apporté un soutien important à la réduction des déficits, c’est essentiellement à l’action des gouvernements qu’on la doit. Réduction des dépenses, impôts, quelquefois spécifiques (Italie), contribuèrent à ce résultat. Toutes les mesures n’étaient pas de la même qualité. On s’accordait à estimer que, dans l’ordre décroissant de fiabilité de l’ajustement budgétaire, on pouvait lister la réduction des dépenses, l’effort fiscal et enfin ce qu’on appelait les mesures spécifiques, dont la plupart n’eurent pas d’effet durable (mesures à un coup, ou one off measures). Si le premier type d’ajustement fut opéré, le troisième fut également très utilisé et tous les gouvernements y recoururent, en toute régularité statistique (Eurostat était le juge en la matière), certaines mesures étant souvent comptablement complexes, mais demeurant impeccables au regard de la méthodologie des comptes nationaux. Un allégement substantiel des charges budgétaires et d’endettement provint de la baisse des taux d’intérêt, à court et à long terme, liée à l’apaisement des tensions sur les marchés de change et s’auto-entretenant, au moins pour les taux à long terme, des efforts de rigueur budgétaire. Les résultats, tels que l’Institut monétaire européen devait les juger dans son rapport de convergence du printemps 1998 furent tout à fait impressionnants : quatorze pays sur quinze respectaient l’ensemble des critères d’inflation, de taux d’intérêt, de déficit budgétaire public. Quelques-uns, dont la France, respectaient également le critère de dette publique. Plusieurs gouvernements, mais pas celui de la France, affichèrent des ratios de déficit budgétaire inférieurs, souvent nettement, à 3 %, et même pour certains des excédents. S’agissant des critères de taux de change, l’appréciation était également favorable. Enfin, la convergence en matière de taux à long terme s’effectuera, non pas sur des niveaux moyens, mais sur les taux les plus bas.
1,4 1,1 1,3 1,8 1,4 1,4 1,9 1,2 1,8 1,8 1,8 1,8 1,9 5,2
1997 8,6 – 9,0 8,9 9,3 8,2 10,1 9,2 12,9 12,4 9,9 17,1 – 21,0
6,8 7,1 7,5 6,9 7,5 7,6 8,3 8,3 12,2 11,3 8,3 11,5 10,2 17,3
1995
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1,8 2,2 1,7 2,0 1,5 1,9 2,1 2,5 5,4 4,7 2,8 4,1 2,9 9,3
1995 5,6 5,6 5,5 5,5 5,7 5,6 6,2 6,2 6,7 6,3 7,0 6,2 6,5 9,8
1997
1991 – 3,6 – – 1,5 – 4,4 – 6,4 – 2,0 – 1,7 – 4,1 – 9,9 – 3,9 – 1,9 – 5,4 – – 17,9
– 2,9 – 5,5 – 5,0 – 3,1 – 4,5 +0,4 – 2,9 – 2,7 – 7,4 – 5,9 – 5,1 – 5,4 – 7,0 – 9,3
1995 – 2,7 – 2,3 – 3,0 – 1,4 – 2,1 +1,7 +0,7 +0,9 – 2,7 – 2,6 – 1,9 – 2,5 – 0,8 – 4,0
1997 46,0 – 47,0 78,0 129,0 7,0 67,0 103,0 101,0 46,0 44,0 65,0 – 96,0
1991
58,8 68,0 51,5 78,4 134,4 6,3 73,6 85,9 124,9 64,8 52,5 70,5 81,4 114,4
1995
61,3 64,0 58,0 72,1 122,2 6,7 65,1 66,3 121,6 68,8 53,4 62,0 76,6 108,7z
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Endettement brut en pourcentage du PIB
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3,5 – 3,0 3,2 3,2 3,4 2,4 3,0 6,4 5,8 6,5 11,7 – 18,3
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Capacité de financement en pourcentage du PIB
Administration publique
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Allemagne Autriche France Pays-Bas Belgique Luxembourg Danemark Irlande Italie Espagne Royaume-Uni Portugal Suède Grèce
Taux d’intérêt à long terme
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Hausse des prix à la consommation
Tableau IV. Convergence des économies européennes
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VIII / L’euro monnaie mondiale
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urant le week-end du 1er au 3 mai 1998, les chefs d’État et de gouvernement des quinze pays de l’Union européenne, au vu des rapports établis sur la convergence par l’Institut monétaire européen et la Commission européenne, et sur la base des recommandations du Conseil européen, estimant qu’il n’y avait plus de « déficit excessif » dans onze pays, ont décrété éligibles à la monnaie unique dès le 1er janvier 1999 ces onze pays : France, Allemagne, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas, Irlande, Espagne, Portugal, Italie, Autriche, Finlande. La Grèce et la Suède ne remplissaient pas les critères. Le Royaume-Uni et le Danemark exerçaient leur option dite « d’opting out ». À la même époque, les chefs d’État et de gouvernement ont nommé les six membres du directoire de la banque centrale européenne, dont le président et le vice-président à compter du 1er juin. Cette date marque donc la naissance de la banque centrale européenne et du Système européen de banques centrales. Le 31 décembre 1998, les cours de conversion contre euro des monnaies fusionnant dans la monnaie unique ont été fixés. Durant le week-end qui suivit, à l’issue d’un colossal travail technique dans les banques, les banques centrales et les organismes de marché, l’euro était introduit dans l’ensemble de la sphère financière comme monnaie unique remplaçant les onze monnaies des pays membres de l’Union monétaire. Dès les premières minutes du 4 janvier, l’euro était coté sur les marchés des changes et débutait sa carrière de monnaie mondiale au cours de 1,1863/65 dollar.
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Le 1er janvier 2002, l’euro dont l’utilisation était jusqu’alors limitée aux opérations de marché, à celles de politique monétaire et aux émissions de dettes publiques, devenait une réalité pour le public à la suite d’une préparation minutieuse — fabrication des nouveaux billets et des nouvelles pièces, stockage de ces nouvelles unités monétaires dans tous les points de distribution du territoire de l’Union — préparation ayant impliqué les gouvernements, les banques centrales, les banques, les services de sécurité, jusqu’aux armées. Les nouveaux billets et les nouvelles pièces en euro étaient mises en circulation et, en l’espace de quelques semaines, remplaçaient la totalité de la monnaie fiduciaire des pays membres de l’Union, désormais au nombre de douze après l’adhésion de la Grèce en 2001. Les pièces et billets nationaux, ainsi privés du cours légal, au profit des seuls billets et pièces en euro, demeuraient échangeables pendant cinq ans dans les banques centrales et les trésoreries.
Une éclatante réussite politique et technique Au plan politique, le succès s’apprécie dans de nombreux domaines Le fait même d’y être parvenu. — Il est sûr que l’aboutissement en si peu d’années d’une démarche qui apparaîtra peut-être, à terme, comme la plus importante pour l’histoire de l’Europe depuis le traité de Verdun, a pu laisser pantois les sceptiques et les détracteurs qui avaient tout d’abord tenté d’empêcher le processus, puis de le retarder, enfin avaient parié qu’il capoterait très rapidement. C’est la preuve que la volonté politique, celle notamment de deux présidents de la République française et celle du Chancellier allemand, lorsqu’elle est constante, peut renverser bien des obstacles techniques. Une union large que personne n’aurait pronostiquée deux ans avant l’échéance. — Au regard des critères de convergence, qui aurait pensé, en 1997, que onze pays intégreraient l’Union en 1999 ? Certains souhaitaient cette union « large », avec l’espoir secret qu’un « zeste » de latinité apporte un peu de laxisme
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bienvenu dans un projet qui paraissait à leurs yeux trop imprégné de la culture monétaire allemande. D’autres, en revanche, en repoussaient l’idée (« les pays du Club Med », déclara un jour méchamment un ministre allemand à propos des pays du Sud de l’Europe). Dans les deux cas, c’était méconnaître totalement la psychologie et les motivations des peuples et des gouvernements des pays en question. Loin de se contenter d’une place qui leur aurait été concédée pour des raisons purement politiques, les responsables des pays méditerranéens firent preuve d’une détermination, d’une énergie et d’une efficacité remarquables pour réduire les déséquilibres et entrer à part entière dans l’Union comme des membres économiques, financiers et monétaires. Et s’il y eut, dans certains cas, quelques petits arrangements dans les présentations budgétaires, ce fut à la marge et ils ne furent guère plus nombreux ni plus importants que ceux auxquels se livrèrent d’autres pays dits « vertueux ». Économiquement satisfaisant, cet élargissement de l’Union est source de puissance, de diversification et de confirmation de l’esprit d’ouverture de l’Union. Une grande devise mondiale. — Dès son introduction, l’euro apparaît comme une devise majeure. Un signe, symbolique mais important : la monnaie européenne est cotée « au certain », ce qui signifie que c’est toujours par rapport à elle que les opérateurs de marchés calculent le cours des autres monnaies. On dit qu’un euro vaut x dollar, x livre, etc. Auparavant, seuls le dollar et, dans une mesure plus limitée, la livre étaient cotés de cette manière. Cinq ans après sa naissance, l’euro est utilisé dans plus de 30 % des transactions de change mondiales ; près de 50 % des émissions d’obligations internationales sont libellées en euros et les titres en euros représentent près de 20 % des réserves de change des banques centrales. Ce dernier chiffre est certes encore modeste par rapport à celui de la part du dollar en tant que monnaie de réserve, soit plus de 60 %, mais il est en constante progression. L’euro est une monnaie de référence ou d’ancrage pour de nombreuses monnaies dont les gestionnaires veulent stabiliser ou régulariser les fluctuations de changes, d’abord au sein du SME bis créé au lendemain de l’introduction de l’euro à l’intention des pays désireux d’intégrer à terme l’Union. Ce SME bis
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fonctionne selon des principes différents de son prédécesseur puisque les cours des monnaies participantes se déterminent par rapport à l’euro et non par rapport à l’ensemble des devises du système réunies en un panier de monnaies (comme c’était le cas dans le premier SME). Les marges de fluctuations permises sont assez larges, plus ou moins 15 %. Longtemps réduit à la participation de deux monnaies, la couronne danoise et la drachme grecque, puis à celle de la seule couronne, le SME bis s’est récemment élargi aux monnaies de trois pays de l’Europe centrale et de l’Est, et devrait à l’avenir accueillir d’autres devises des pays de l’Europe élargie qui ambitionnent leur intégration dans la zone euro. Enfin, l’euro a remplacé le franc français comme monnaie d’ancrage des francs CFA et comorien liés au Trésor français dans le cadre de l’accord de la zone Franc. Une union monétaire dont la légitimité sui generis ne reproduit aucun modèle national. — La création du SEBC marque une étape quasiment révolutionnaire dans le processus de la construction européenne. C’est en effet le premier (et toujours le seul) organisme supranational à compétences fédérales, décisionnelles, dans un domaine d’importance pour la vie et la prospérité de 300 millions de citoyens. La crainte était vive, lors de la rédaction du traité, que l’euro et le Système européen de banques centrales ne soient les simples continuations, les « clones » d’une monnaie et d’une banque centrale nationale, en l’occurrence le Deutsche Mark et la Bundesbank. La relative facilité avec laquelle les dirigeants allemands acceptèrent l’irréversibilité du processus ne rassura pas les inquiets. Il est vrai que le siège de la Banque centrale européenne est à Francfort, concession lourde pour rallier une opinion publique méfiante. Mais la composition de ses organes dirigeants ne révèle nulle domination de tel ou tel pays, et en tout cas pas de l’Allemagne. On sait que le président de l’institution est français pour les sept prochaines années. Il est vrai que l’organisation institutionnelle du SEBC est proche de celle de la Bundesbank, avec en particulier un conseil où siègent les dirigeants des banques centrales nationales (comme siègent les présidents des banques centrales des Länder dans le conseil de la Bundesbank). Mais puisqu’on créait une
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banque centrale fédérale, ce type d’organisation ne s’imposait-il pas ? Ce n’est d’ailleurs pas cela qui suscita des critiques. Le débat et la confirmation des craintes d’un leadership allemand trouvèrent leur source dans la mission du SEBC, aux yeux de certains trop exclusivement axée sur la stabilité des prix (comme l’était la mission de la Bundesbank), et plus accessoirement dans le choix par l’institution d’instruments d’analyse paraissant privilégier le suivi de la masse monétaire. Dans l’esprit du traité de Rome, il était inenvisageable d’étendre au-delà des textes actuels la mission d’un organisme supranational à compétences décisionnelles et opérant dans un ensemble où chaque État garde sa souveraineté pour tous les aspects de la politique économique autres que la politique monétaire. L’expérience vécue depuis la naissance du SEBC dément les craintes exprimées initialement : rappelons qu’une des premières décisions du Conseil des gouverneurs de la BCE fut, en avril 1999, une baisse des taux d’intérêt aussi ample qu’inattendue pour atténuer les conséquences du « trou d’air » subi à l’époque par la croissance européenne. En fait, loin de subir l’influence excessive d’une grande banque centrale, le Conseil des gouverneurs est quelquefois davantage sous l’influence des banques centrales des petits pays qui, du fait de la règle « un homme/une voix » sont majoritaires. Ce biais pourrait s’atténuer avec la modification du fonctionnement du Conseil prévue par la Commission en cas d’augmentation du nombre de ses membres (cf. infra). Au plan technique, la réussite est également manifeste L’Eurosystème, qui réunit la BCE et les banques centrales nationales des pays ayant l’euro pour monnaie est donc, au sein du SEBC (dont sont membres les banques centrales des quinze pays de l’Union européenne), le bras armé de la politique monétaire unique. Une telle organisation, très éloignée de celle de l’autre grande banque centrale fédérale mondiale, le Federal Reserve System, pouvait être considérée comme une gageure. Elle fonctionne parfaitement, le témoin de cette efficacité étant que sur les douze places financières de la zone euro, le taux du marché monétaire (taux « au jour le jour » ou à très court terme) est exactement le
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même, signe que la politique monétaire est bien « unique » et que les flux de monnaie centrale interbancaires, ou entre les banques centrales et les marchés, circulent dans des conditions optimales de fluidité. Le système de règlements interbancaires intra-européens TARGET (cf. supra), la bonne organisation technique et juridique des marchés monétaires locaux, la maîtrise des banques centrales, expliquent cette performance. Vu des citoyens et non plus des opérateurs des marchés, un bémol doit cependant être apporté. La monnaie unique ne procure pas encore ce qu’ils estimaient être en droit d’attendre : des règlements de toute nature entre particuliers et entre entreprises, aisés et peu onéreux à l’intérieur de la zone. Cela est évidemment possible avec les billets, mais un paiement par chèque d’un débiteur de Paris à un créancier de Hambourg demeure onéreux, en admettant qu’il soit possible. Mais dans ce domaine, c’est moins la technique qu’il faut incriminer que l’hétérogénéité des modes de règlements scripturaux, très différents d’un pays à l’autre. Pour revenir à l’exemple des chèques, cet instrument de paiement est très privilégié en France alors qu’il est marginal dans les autres pays où les virements sont davantage utilisés. Nos partenaires n’ont évidemment aucun désir d’investir massivement pour bâtir des organes de compensation de chèques similaires aux nôtres. Pour les modes de paiements plus universellement répandus (virements, cartes de crédit), les coûts ont sérieusement baissé.
Mais aussi le sentiment que les résultats en termes de croissance et de bien-être ne sont pas à la hauteur des espoirs L’Union monétaire, zone de croissance faible La zone euro affiche des performances très honorables en terme d’inflation. L’Eurosytème s’est fixé une limite de 2 % comme seuil maximum d’inflation à tolérer sur le moyen terme. Cette limite de 2 % est légèrement dépassée, mais la plupart des analystes s’accordent à reconnaître que, dans un environnement où les pressions à la hausse des prix ne manquent pas (crises alimentaires, aléas climatiques, renchérissement considérable du pétrole), l’Eurosystème fait bien son travail de gardien de la
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stabilité des prix. Dans une zone où les ménages sont globalement épargnants nets (notable différence avec les États-Unis où les ménages, très endettés, sont débiteurs nets), le maintien d’une inflation modérée est important pour la confiance et est, toutes choses égales par ailleurs, un soutien à la croissance. Mais justement, la croissance n’est plus au rendez-vous depuis plusieurs années. Cette situation défavorable est manifeste, si on limite les comparaisons aux pays de l’OCDE, par rapport aux États-Unis, mais également, ce qui est encore plus interpellant, par rapport aux pays européens qui n’ont pas adopté l’euro. Entre 2001 et 2003, le PIB de l’Union monétaire a augmenté de 6,6 %, celui des États-Unis de 9,7 %, celui du Royaume-Uni de 10,2 %, celui de la Suède de 8 %. Le décalage semble même s’accentuer en 2004 puisque le PIB de la zone est, au terme de trois trimestres, sur une pente de croissance de 1,8 % contre respectivement 4 %, 3,1 % et 3,7 % pour les trois autres pays. Tableau V. PIB par tête (en parités de pouvoir d’achat, et en % du PIB des États-Unis)
États-Unis France Allemagne Italie Royaume-Uni
1990
1995
2004
100 77,2 88,7 74,7 70,4
100 75 85,9 74,5 70,9
100 71,9 73,5 69,8 7I, 7
Le tableau ci-dessus montre le processus de déclin relatif des grands pays de la zone euro, processus qui s’est nettement accentué pour l’Allemagne et l’Italie depuis 1996. Les chiffres montrent également la lente remontée du Royaume-Uni. La comparaison des taux de chômage est encore plus préoccupante : 8,9 % en zone euro, 5,5 % aux États-Unis, 2,7 % au Royaume-Uni, 6,3 % en Suède, même si dans ce domaine, comparaison n’est pas forcément raison, compte tenu des différences très sensibles existant d’une zone à l’autre entre les dispositions du marché du travail et les régimes de protection des chômeurs. Certes, tous les pays de la zone euro ne sont pas frappés de la même langueur, mais ceux qui conservent des taux de croissance honorables sont de petits pays (Irlande, Finlande) ou des pays
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encore en stade de rattrapage (Espagne, Grèce). Quatre pays, et non des moindres — Allemagne, Italie, Pays-Bas et, à un moindre degré, la France —, tirent la croissance de la zone vers le bas. Une telle situation entretient des frustrations, souvent violemment exprimées et, dans ce contexte, l’euro, la Banque centrale européenne et sa politique monétaire sont des boucs émissaires tout trouvés. Le taux de change de l’euro en accusation Dans plusieurs pays de la zone, la France en particulier, l’habitude du SME et d’un ancrage de fait sur le Deutsche Mark avaient pénétré les esprits du caractère normal, pérenne de taux de change relativement fixes. Scandale ! le cours de l’euro fluctue, et pas modérément : la monnaie européenne se déprécie de près de 30 % par rapport au dollar entre son introduction et la fin 2000, passant d’une valeur de 1,18 dollar à moins de 0,85 dollar ; elle remonte ensuite jusqu’à 1,30 dollar. Bien entendu, le Deutsche Mark avait connu, du temps de son existence, des fluctuations de cette ampleur, mais leur perception en était en quelque sorte atténuée, au moins psychologiquement, dans plusieurs pays par l’écran du SME. Maintenant, c’est une impression d’être en première ligne face à des évolutions gigantesques et pis, de ne pouvoir ou de ne vouloir (ce sont les autorités monétaires qui sont alors montrées du doigt) faire quoi que ce soit face au machiavélisme de nos partenaires d’outre-Atlantique supposés incomparablement plus malins et plus réactifs que les Européens, et en particulier que la Banque centrale européenne qui semble atteinte de paralysie (« autisme », écrira aimablement un « économiste »). Les compétences en matière de grandes orientations de la politique de change (les traités par exemple) sont clairement du domaine des gouvernements, mais celles relatives à la gestion à court terme du taux de change sont dans le flou et incombent en pratique à l’Eurosystème. Cela ne contribue pas forcément à apaiser les esprits, mais c’est la conséquence inévitable de l’absence de gouvernement économique à l’échelle de la zone. Mais l’influence du taux de change n’est plus celle que l’on observait il y a trente ans, lorsqu’une monnaie dévaluée
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améliorait la compétitivité à l’exportation. En ce qui concerne les grands pays industrialisés, l’« effet prix » n’est plus le seul déterminant pour enlever des marchés à l’exportation. Face à des concurrents qui se lancent dans la production de masse de biens de consommation à très bas prix, les industries européennes, japonaises, américaines ne peuvent lutter sur le même terrain, même avec une monnaie faible. De bonnes spécialisations, des technologies sophistiquées dans les biens manufacturés comme dans les services, des exigences de qualité, la fiabilité dans les livraisons et la maintenance, autant d’éléments qui priment désormais. On voit bien d’ailleurs que si certains pays, dont la France, estiment souffrir d’un euro trop fort (ce qui n’est d’ailleurs pas avéré car la détérioration récente de notre commerce extérieur s’observe surtout vis-à-vis de nos partenaires de la zone euro), d’autres pays, dont l’Allemagne, ne semblent pas en être affectés et accumulent des records d’exportations. Les États-Unis et le Royaume-Uni ont connu ces dernières années une croissance économique vigoureuse et une forte appréciation de leur monnaie. La politique monétaire de la BCE jugée trop exclusivement axée sur la stabilité des prix et insuffisamment attentive à la croissance On ne s’étonnera guère que l’Eurosystème, seul organisme supranational à compétences décisionnelles dans un espace multinational, soit la cible principale des critiques et des frustrations qu’engendre la trop faible croissance européenne. La Banque centrale européenne est souvent comparée à son homologue américain, le Fed, supposé plus réactif et plus attentif à la croissance. Nombre d’analystes et d’hommes politiques estiment qu’il faut modifier son statut et y introduire, comme aux États-Unis, une obligation de soutenir la croissance et le pleinemploi aussi contraignante que celle de surveiller l’inflation. Ce débat repose sur plusieurs malentendus. Premier malentendu : la croyance que le Fed a le pouvoir d’arbitrer en permanence entre un peu plus d’inflation tolérée pour obtenir plus de croissance. Outre qu’un tel arbitrage ne peut être du ressort d’un organisme non démocratiquement élu, il est clair que telle n’est pas la ligne de conduite de la banque centrale américaine qui n’a procédé à des baisses de taux d’intérêt que lorsqu’elle avait la conviction qu’il n’y avait pas de
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risque inflationniste. On peut consulter à ce sujet toutes les minutes de ses débats et décisions. On y trouvera d’ailleurs des déclarations sur les bienfaits pour la croissance à moyen terme d’une inflation maîtrisée qui, proférées par un responsable de la BCE, passeraient pour l’exemple du monétarisme le plus borné. Deuxième malentendu : négliger les fondements juridiques de ce mandat si limité aux yeux de certains. Or l’existence du SEBC s’inscrit dans le cadre du traité de Rome qui représente l’acte constitutif de l’Union européenne et dont les dispositions ont été intégrées dans le traité de Maastricht. Ce traité fixe les grands objectifs qui doivent s’imposer à tous les participants de l’Union : un développement harmonieux et équilibré de l’activité économique, un niveau d’emploi et de protection sociale élevé, une croissance durable et non inflationniste. La maîtrise de l’inflation est donc un des objectifs parmi d’autres de l’Union, objectif qui a été confié au SEBC parce qu’il semblait être l’institution la plus à même de le réaliser. Les autres objectifs, non moins importants, sont confiés à d’autres instances qui n’ont pas, certes, le même pouvoir fédéral que le SEBC, mais qui n’en existent pas moins : Conseil des ministres de l’Économie et des Finances (ECOFIN), auxquel s’est ajouté l’Eurogroupe, instance de concertation des ministres de l’Économie et des Finances de la zone euro. Troisième malentendu : croire qu’une modification de texte résoudrait tous les problèmes. On peut penser au contraire que si cette modification était introduite, elle serait source de graves conflits de compétences. Les partisans de cette modification, en apparence si heuristique, ne semblent pas voir que ce qui est possible, gérable et même fécond dans un État fédéral où la banque centrale et un gouvernement dialoguent en permanence, serait sans doute invivable dans un espace ou la banque centrale n’a pas comme interlocuteur une instance disposant des mêmes compétences fédérales dans le domaine économique, mais des gouvernements qui, même s’ils acceptent des efforts de concertation et ont consenti à déléguer la politique monétaire à un organisme supranational, entendent rester maîtres des autres leviers de la politique économique. Aussi peut-on se demander si le mandat actuel du SEBC n’est pas un optimum. Certes, il fixe à la banque centrale comme objectif prioritaire la stabilité des prix, mais il lui prescrit également de soutenir les politiques économiques dans l’Union, sans
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préjudice du respect du premier objectif. L’Eurosystème semble s’y être conformé, à tel point que plusieurs études en France, en Europe et même aux États-Unis ont conclu que depuis sa création, ses actions avaient été davantage inspirées par le souci de soutenir la croissance que par celui de lutter contre l’inflation.
Le fond du problème : l’euro, une entreprise stratégique inachevée Au-delà de la réussite politique, au-delà de la performance technique, l’introduction de l’euro était un enjeu stratégique pour les responsables européens, une étape et non un aboutissement. Il devait être l’aiguillon de la formation d’un véritable gouvernement économique européen, le catalyseur d’une stratégie de développement axée sur le desserrement des contraintes qui limitent les possibilités de croissance des pays européens. Or l’ensemble des acteurs politiques, économiques et sociaux de la zone euro semblent en pratique avoir fait une confiance trop aveugle et trop exclusive dans les vertus d’un grand marché pour doper la croissance, une démarche trop « smithéenne » et pas assez « shumpétérienne », dira un économiste. Non que les intentions prometteuses aient été absentes. Réunis à Lisbonne à la fin du XXe siècle, les responsables européens ont énoncé une ambitieuse stratégie pour les dix années à venir avec un accroissement substantiel de l’offre de travail disponible et la volonté affichée de faire du continent le centre d’excellence des technologies les plus avancées. C’était bien là une démarche conforme aux exigences des enjeux stratégiques de la monnaie unique. Démarche encore à ce jour largement sur le papier malheureusement. Le déficit de gouvernement économique La crispation des relations entre la banque centrale et le pouvoir politique est une illustration du manque d’efficacité de la politique économique européenne et de l’absence d’un « gouvernement économique » sinon unifié, du moins plus coordonné et plus visible. On trouve un autre exemple de ce déficit dans le fonctionnement défectueux du Pacte de stabilité et de croissance. Pour
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n’avoir pas compris ou pas voulu comprendre que l’essentiel du pacte était d’être un instrument efficace de gestion budgétaire et de coordination de cette gestion, et avoir négligé une possible réduction substantielle des déficits budgétaires lorsque la conjoncture économique était favorable, quelques pays parmi les plus grands se sont trouvés dans une situation de déficit excessif lorsque la situation économique s’est dégradée. Loin de reconnaître leurs erreurs, c’est le Pacte lui-même que les dirigeants de ces pays ont mis en accusation, appuyés en cela par le président de la Commission européenne, qui a jugé opportun de le traiter d’« idiot ». Une réforme du Pacte est en cours. On s’en félicitera si sa version finale privilégie, non pas tel ou tel allégement, mais une plus grande attention à l’évolution de la dette publique et, surtout, la mise en œuvre d’une véritable obligation de réduire substantiellement les déficits en période favorable, revenant ainsi à l’essentiel de l’esprit de l’accord qui doit être, avant toutes choses, un instrument de coopération. On verra également un signe encourageant dans le nouveau mandat, de deux ans désormais et non plus de six mois, du président de l’Eurogroupe. Il y a là un indéniable progrès qui devrait permettre à cette instance de mieux jouer son rôle de creuset d’un gouvernement économique de la zone et de lieu de dialogue permanent entre les responsables économiques et les autorités monétaires. La nécessaire politique structurelle à l’échelle européenne Le grand marché ne peut compenser les faiblesses structurelles de l’économie européenne, faiblesses qui concernent de nombreux domaines. Faiblesse des capacités productives d’abord. — On met souvent l’accent sur le chantier qui s’offre aux gouvernements européens dans le domaine des politiques structurelles : dépenses publiques, fiscalités, marché du travail, régimes de retraite. Au moins aussi importante est une vigoureuse politique d’encouragement aux investissements et à la recherche et d’amélioration des systèmes éducatifs, orientations indispensables pour compenser, par la croissance de la productivité, un environnement démographique
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déclinant et une force de travail difficile à augmenter dans le court terme. Faiblesse également du système financier. — Pourtant apparemment prospère et innovant, il ne s’adapte pas suffisamment à la nouvelle donne de la monnaie unique. Absence de rapprochement entre banques européennes qui sont, vu leur capitalisation relativement faible, sous la menace de prises de contrôles par d’autres grandes banques mondiales. Morcellement des marchés d’actions : Euronext (fusion des bourses de Paris, Amsterdam, Bruxelles, Lisbonne) devrait être le catalyseur de l’unification des marchés financiers européens. Mais l’autre grande bourse européenne, loin de chercher une union, s’ingénie à s’y opposer en recherchant des rapprochements avec des entités extérieures à la zone euro. Aussi ne voit-on guère émerger cette « identité monétaire et financière européenne » susceptible d’une existence et d’un développement autonomes, qui était une des ambitions des créateurs de l’euro. La dépendance des marchés européens vis-à-vis de Wall Street n’a jamais été aussi forte. Les crises spéculatives nées outre-Atlantique affectent l’Europe et sont un facteur supplémentaire d’affaiblissement de la croissance. Faiblesse aussi, cela peut paraître paradoxal, de la politique monétaire. — Certains dénoncent le caractère, à leurs yeux « non optimum » de la zone euro. Les divergences subsistant entre pays, en matière de croissance et d’inflation notamment, rendraient la politique monétaire unique trop laxiste pour les uns, trop sévère pour les autres. En fait, si l’on observe dans certains pays les phénomènes classiques des hausses des salaires généralisées dues à un rattrapage du niveau des autres pays (effet dit « de Balassa Samuelson »), on doit constater que les disparités observées ne sont pas plus fortes que celles qui subsistent dans d’autres zones monétaires, les États-Unis par exemple. Mais il est vrai, et il faut le signaler encore une fois, il y a aux États-Unis un gouvernement et une politique économique qui n’existent pas dans la zone euro. Mais il y a, à notre avis, un facteur plus important pouvant réduire l’efficacité de la politique monétaire de la zone euro. C’est le fait qu’elle est mise en œuvre dans un espace où les structures financières et les comportements des agents économiques
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demeurent bien sûr hétérogènes et où les « mécanismes de transmission » de l’action de la banque centrale paraissent plus adaptés à la limitation de l’inflation qu’à la stimulation de la croissance. Quels impacts ont sur la demande les taux très bas maintenus par la BCE depuis près de deux ans ? Aux États-Unis, les ménages ont contracté une grande partie de leur endettement à taux variable et il existe des mécanismes de renégociation aisée des prêts hypothécaires. Une baisse des taux de la banque centrale procure ainsi mécaniquement une bouffée d’aisance financière aux ménages, plus difficile à discerner en Europe où les comportements et les mécanismes financiers diffèrent. Il ne s’agit pas, évidemment, de favoriser un développement massif de l’endettement des ménages, mais peut-être d’adapter certains mécanismes contractuels pour améliorer la réactivité de l’économie aux inflexions de la politique de taux d’intérêt. Si l’on songe que, d’après les travaux de la Banque centrale européenne, le principal vecteur de transmission de la politique monétaire est le taux des obligations à moyen et long terme et que ce taux évolue largement en phase avec celui du marché américain, on perçoit la difficulté de la politique monétaire en zone euro. Remédier à ces faiblesses demande volonté politique et renforcement d’un esprit communautaire qui semble se déliter. L’élargissement de la zone euro que l’on voit poindre à un horizon pas si lointain ne fait qu’accroître l’urgence de ces actions.
Conclusion : vers l’élargissement
A
près l’intégration dans l’Union européenne de dix nouveaux pays se profile déjà la perspective d’un élargissement de la zone euro qui pourrait concerner plusieurs États et intervenir dans un délai relativement court. En fait, il est permis de penser que cet élargissement vers les pays de l’Est de l’Europe pourrait survenir avant celui vers les trois pays de l’Union européenne signataires du traité mais qui n’ont pas adopté l’euro comme monnaie : le Royaume-Uni, la Suède et le Danemark.
Le Royaume-Uni, la Suède, le Danemark : une entrée probable dans la zone euro mais à une échéance difficilement prévisible Lorsque l’euro fut introduit sur les marchés en 1999, la plupart des analystes estimaient que le Royaume-Uni ne pourrait demeurer longtemps en dehors de ce grand marché. Les responsables financiers et monétaires anglais avaient d’ailleurs préparé les banques et les marchés à cette échéance comme s’ils devaient adopter l’euro à cette date. C’est que la monnaie unique est, pour un centre financier international tel que Londres, une opportunité de développement à ne pas manquer. Cinq ans ont passé depuis, et l’horizon d’une adhésion britannique (comme d’ailleurs celui d’une adhésion de la Suède ou du Danemark qui, dans cette affaire, suivront probablement l’exemple britannique) paraît singulièrement lointain et même difficile à discerner.
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Les sondages régulièrement effectués auprès de l’opinion britannique montrent une nette majorité pour l’opposition à l’adoption de la monnaie unique et une nette majorité convaincue que cela interviendra un jour ou l’autre. Cet apparent paradoxe révèle en fait une réalité. Il y a d’une part une économie qui tire remarquablement son épingle du jeu dans la conjoncture mondiale, avec une croissance soutenue, une inflation maîtrisée et un chômage très bas et, pour couronner le tout, dans un contexte international où la livre est plutôt forte. Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que la zone euro avec sa faible croissance et son chômage persistant ne soit guère attrayante, et que nombre de responsables des affaires britanniques, y compris la banque centrale, craignent qu’une adoption de l’euro dilue leur économie et leur modèle social dans un ensemble caractérisé, à leurs yeux, par de multiples faiblesses structurelles. Mais par ailleurs, l’anomalie d’une situation où le Royaume-Uni, membre de l’Union européenne, s’exclut de sa composante la plus avancée au plan de l’intégration économique et financière, peut-elle durer longtemps ? D’autant plus que cette situation écarte les Britanniques de nombre d’instances sinon toujours décisives, du moins importantes pour la gestion économique de l’Europe. Sans parler du Conseil des gouverneurs de l’Eurosystème dont, bien entendu, le gouverneur de la Banque d’Angleterre n’est pas membre, le Royaume-Uni (comme la Suède et le Danemark) ne participe pas aux travaux de l’Eurogroupe. En bons Britanniques soucieux de tirer le maximum d’avantages sans s’engager outre mesure, les responsables du Royaume-Uni s’étaient d’ailleurs scandalisés de la création de ce groupe et surtout de ne pas en faire partie ! Mais pour l’instant, la perspective d’une adhésion reste fort éloignée. D’autant plus que si le Royaume-Uni (comme le Danemark et la Suède) respecte la plupart des critères de convergence, il en est un que les Anglais ne respectent pas, ni dans la forme ni dans l’esprit : celui du taux de change. Ce critère requiert en effet le respect d’une marge étroite de fluctuation dans le SME bis, sans dévaluation pendant au moins deux ans. La couronne danoise est dans le SME bis et fluctue faiblement vis-à-vis de l’euro. La couronne suédoise, sans faire partie du mécanisme, fluctue dans d’étroites limites vis-à-vis de la monnaie européenne. Mais les responsables britanniques refusent l’entrée de la livre dans le SME bis et le comportement de cette monnaie ne
CONCLUSION :
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peut être considéré comme conforme au critère. Entre le printemps 2003 et aujourd’hui, la monnaie britannique s’est appréciée de près de 7 % vis-à-vis de l’euro puis s’est dépréciée de 3,5 %. Quel serait l’impact d’une adhésion britannique à l’euro ? Officiellement, tous les responsables de la zone euro déclarent souhaiter cette issue. Mais tous ont également conscience du caractère malcommode de ce partenaire dans les dossiers et les instances européens. Forts du succès d’une politique économique où la politique monétaire joue un rôle important, les responsables britanniques ne seraient-ils pas tentés de peser sur les orientations et la conception de la politique monétaire européenne ? Et surtout, le fonctionnement du Conseil des gouverneurs de l’Eurosystème et les modalités de mise en œuvre de la politique monétaire ne seraient-ils pas affectés ? On sait que pour les Britanniques, la prospérité de la place financière de Londres est un enjeu crucial. Ne seraient-ils pas tentés de remettre en cause le mode de fonctionnement actuellement décentralisé de la politique monétaire sur toutes les places de la zone, afin d’en affaiblir quelques-unes ?
Adhésion prévisible à relativement court terme de certains nouveaux membres de l’Union européenne Bienvenue au plan politique, l’intégration de dix nouveaux pays d’Europe centrale et de l’Est dans l’Union européenne ne soulève pas moins quelques défis économiques de taille, et ce en dépit du fait que ces nouveaux entrants ne représentent à l’heure actuelle que 4,5 % du PIB total de la nouvelle Union et moins de 5 % du PIB de l’ancienne Union à quinze. Défi global d’une démographie déjà déclinante chez les Quinze et qui ne sera guère revigorée, bien au contraire par l’apport de nouveaux entrants. Défi également global au plan de la stabilité financière dans la mesure où plusieurs pays de l’Est affichent d’importants déficits de balance des paiements, peut-être normaux dans des économies en stade de rattrapage, mais qui pourraient agiter les marchés si une tendance à l’amélioration n’était pas rapidement perceptible.
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Défi pour ces nouveaux pays dont le PIB par habitant représente en moyenne 46 % du PIB des Quinze, certains pays étant même à moins de 40 %. Le processus de rattrapage se fera (il s’est bien fait pour l’Espagne et le Portugal), mais à quel rythme ? Entre dix et trente-deux ans, disent certaines études, selon que le taux de croissance sera de 7 % ou de 2 % (il est actuellement proche de 3 %). On le voit, la convergence « structurelle » est au moins aussi importante que celle des indicateurs macroéconomiques conjoncturels. Mais les jeux sont faits et les évolutions désormais prévisibles. En juin 2004, trois pays nouvellement intégrés à l’Union européenne décidaient d’arrimer leur monnaie au SME bis : l’Estonie (la couronne), la Lituanie (le litas), et la Slovénie (le tolar). La Lituanie et l’Estonie conservent leur régime de change qui est celui d’une caisse d’émission (currency board), c’està-dire d’une totale fixité du cours de leur monnaie vis-à-vis de l’euro. L’entrée dans le SME bis est, en ce qui les concerne, un stade préparatoire à la sortie du régime de caisse d’émission et la garantie d’un cadre facilitant une relative stabilité de leur monnaie, après cette échéance. Ces décisions montrent en tout cas que les nouveaux membres de l’Union entendent intégrer à relativement brève échéance la zone euro. Pour une grande partie d’entre eux, cette ambition se heurte à des réalités difficilement contournables. Outre les fortes différences de niveau de vie, l’inflation demeure élevée dans certains pays (et risque de se renforcer avec le rattrapage certain du niveau des salaires), et les déficits publics dépassent en moyenne 4,5 % du PIB. Le chemin risque donc d’être difficile mais, en pratique, il se pourrait que les choses aillent plus rapidement qu’on ne le pense, au moins pour certaines et ce pour plusieurs raisons. D’abord, la volonté politique dont on a vu qu’elle pouvait vaincre beaucoup d’obstacles. Dans plusieurs pays, il se pourrait qu’elle précipite la convergence macroéconomique (comme cela a été observé dans les pays méditerranéens de l’Europe des Quinze en 1997 et 1998). Ensuite, les pays qui seront sans doute les premiers à entrer dans la zone seront vraisemblablement les plus riches et parmi le plus petits, ce qui devrait limiter les risques de tensions, pour eux-mêmes comme pour la zone.
CONCLUSION :
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L’élargissement de la zone euro soulève en outre le problème du fonctionnement du Conseil des gouverneurs de la banque centrale européenne qui comprend aujourd’hui dix-huit membres, les six membres du directoire et les douze gouverneurs ou présidents des banques centrales nationales. La règle « un homme (ou une femme)/une voix » qui fonctionne bien à dix-huit serait-elle aussi efficace à vingt-cinq ou à trente ? Le Conseil de la BCE a déjà répondu à cette question en concevant une réforme de son mode de fonctionnement, réforme approuvée à l’unanimité par le Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement. Cette nouvelle règle limite à quinze le nombre de gouverneurs de banques centrales nationales pouvant exercer un droit de vote. Ceux-ci exerceront ce droit selon un système de rotation dont la fréquence sera différenciée en fonction d’un indicateur de la taille relative de l’économie de leur pays. Sur la base de cet indicateur, ils seront répartis en trois groupes, déterminant la fréquence selon laquelle les gouverneurs pourront voter. En incluant les six membres du directoire qui conservent un droit de vote permanent, le nombre total des votants sera donc en toutes circonstances limité à vingt et un. Ce dispositif s’inspire de celui en vigueur aux États-Unis où, au sein de Federal Open Market Comitee (FOMC), les présidents des banques de réserves participent au vote sur une base rotative. Il en diffère sur un point important puisque les gouverneurs des plus grandes banques centrales de la zone euro ne disposeront pas d’un droit de vote permanent, alors que le Président de la Fed de New York exerce un droit de vote permanent au sein du FOMC. On admirera l’esprit communautaire des dirigeants de la Bundesbank ou de la Banque de France qui ont accepté de faire cette concession pour sauvegarder l’efficacité d’un processus de décision que l’attitude de plusieurs banques centrales de petits pays risquait de paralyser. L’élargissement de la zone euro pose également à terme la question de la pérennité du fonctionnement décentralisé de la politique monétaire. Ce qui est possible et efficace à douze sur les marchés monétaires bien organisés, sûrs et avec des systèmes bancaires et de paiement solides le sera-t-il pareillement à vingt ou vingt-quatre ? L’Europe monétaire est un chantier permanent.
Les principales dates de l’Europe monétaire
1948 16 avril : traité créant l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) pour répartir l’aide américaine du plan Marshall. 1949 5 mai : traité de Strasbourg créant le Conseil de l’Europe. 1950 11 septembre : création de l’Union européenne des paiements. 1957 25 mars : traité de Rome (l’article 105 a institué un Comité monétaire). 1958 Passage de l’Union européenne de paiement (UEP) à l’Accord monétaire européen (AME, signé depuis le 5 août 1955) instituant une marge spécifiquement européenne de fluctuation vis-à-vis du dollar (b 0,75 % au lieu de b 1 %) dans le cadre des accords de Bretton Woods. 1962 24 octobre : mémorandum à la Commission, dit « Rapport Marjolin », l’union monétaire étant définie comme la troisième étape de l’unification. 1963 20 juillet : convention de Yaoundé associant la Communauté européenne à dix-huit pays africains. 1964 8 mai : décision du Conseil instituant le Comité des gouverneurs des banques centrales des États membres de la CEE. 1969 12 février : premier plan Barre (mémorandum de la Commission au Conseil) posant le principe du soutien
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monétaire à court terme et du concours financier à moyen terme. 1er -2 décembre : conférence de La Haye : les chefs d’État conviennent de « tout mettre en œuvre pour réaliser l’intégration économique et monétaire ». 1970 9 février : accord entre banques centrales sur le soutien monétaire à court terme (SMCT). 4 mars : second plan Barre (communication de la Commission au Conseil) présentant un plan en trois étapes vers l’union économique et monétaire. Mars à octobre : travaux du Comité Werner. 20 mai : rapport intérimaire du Comité Werner. 1er août : rapport Ansiaux (sur les marges de fluctuation des monnaies européennes). 8 octobre : rapport Werner. 1971 22 mars : résolution du Conseil et des représentants des gouvernements des États membres sur la réalisation par étapes de l’union économique et monétaire (adoption du plan Werner). Trois décisions du Conseil : — concours financier à moyen terme (CFMT) ; — renforcement de la coordination des politiques économiques à court terme ; — renforcement de la coopération entre banques centrales. 1972 21 mars : résolution du Conseil et des représentants des gouvernements des États membres, donnant les grandes lignes d’un dispositif de change européen avec marges de fluctuation de b 2,25 % (comme sur le dollar). 10 avril : accord de Bâle entre banques centrales des pays membres du Marché commun (Banque de France, Deutsche Bundesbank, Banca d’Italia, Nederlandsche Bank, Banque nationale de Belgique) ou des pays candidats (Bank of England, Central Bank of Ireland, Norge Bank), instituant le mécanisme de rétrécissement des marges mis en vigueur le 24 avril (« serpent »). 23 juin : la livre sterling quitte le « serpent ». 12 septembre : décision du Conseil : multilatérisation des positions et règlements résultant des interventions,
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concertation entre banques centrales, financement à très court terme (FTCT). 19, 20 et 21 octobre : conférence de Paris des chefs d’État de la Communauté prévoyant l’ouverture du Fonds européen de coopération monétaire (FECOM). 1973 12 mars : le flottement concerté des devises européennes est confirmé (le « serpent » sans le « tunnel », ne comportant plus de soutien du dollar). 3 avril : règlement du Conseil des Communautés instituant le Fonds européen de coopération monétaire (FECOM) qui commence à fonctionner le 1er juin. 1974 19 janvier : le franc français sort du « serpent » ; il y sera de nouveau du 10 juillet 1975 au 15 mars 1976. 1975 26 février : signature de la convention de Lomé entre la Communauté européenne et 46 pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. 18 mars : création du Fonds européen de développement régional (FEDER) et du Comité de politique régionale. 21 avril : décision du Conseil sur l’unité de compte européenne (UCE) : institution d’un panier de monnaies. Mars : abandon par la Belgique et les Pays-Bas de leur marge spéciale de fluctuation de 1,5 % (remontant à août 1971). 1977 27 octobre : discours à Florence du président de la Commission Roy Jenkins sur l’union monétaire. 17 novembre : communication de la Commission au Conseil sur les perspectives d’union économique et monétaire. 1978 7 et 8 avril : Conseil européen de Copenhague : accord de principe sur la création d’une zone de stabilité monétaire en Europe. 6 et 7 juillet : Conseil européen de Brême : accord sur les grandes lignes d’un système monétaire européen. 5 décembre : résolution du Conseil européen (dite « résolution de Bruxelles ») sur l’instauration du système monétaire européen (SME). 1979 12 mars : Conseil européen de Paris : entrée en vigueur du SME prévue pour le 13 mars 1979.
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13 mars : accord entre les banques centrales de la Communauté européenne sur les modalités de fonctionnement du SME. 1980 Décembre : le Conseil européen de Strasbourg décide que le passage à la phase institutionnelle se fera « en temps opportun ». 1981 Janvier : l’écu remplace l’unité de compte européenne (utilisée depuis 1978) dans tous les actes officiels de la Communauté. 1984 15 septembre : révision quinquennale du poids des monnaies dans l’écu et entrée de la drachme grecque. 1985 12 mars : modification de l’accord du 13 mars 1979 renforçant le statut de l’écu (mobilisation, acceptabilité, rémunération, multidétention). 17 et 28 février : décision prise par la conférence des représentants des gouvernements des États membres à Luxembourg (17 février) et La Haye (28 février) de créer un Acte unique européen introduisant dans le traité de Rome une référence à l’expérience du SME et organisant la « capacité monétaire » de l’Europe (article 102a nouveau). 1987 1er juillet : entrée en vigueur de l’Acte unique européen. 12 septembre : accord dit de « Bâle-Nyborg » : approbation par le Conseil Ecofin informel des mesures décidées à Bâle par les gouverneurs et modifiant l’accord du 13 mars 1979 (institution d’une procédure de surveillance et élargissement du mécanisme de financement à très court terme notamment au profit des interventions intramarginales). 1988 24 juin : directive du Conseil pour la mise en œuvre de l’art. 67 du traité de Rome (libération des mouvements de capitaux). Regroupement du concours financier à moyen terme (CFMT) et des emprunts communautaires en un seul dispositif sous l’intitulé de soutien financier à moyen terme (SFMT). 28 juin : mandat donné par le Conseil européen de Hanovre à un Comité présidé par M. Delors pour étudier
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et proposer des étapes concrètes devant mener à l’union économique et monétaire. 1989 19, 20 et 21 mai : Conseil Ecofin informel de S’Agaro : examen et approbation du rapport du Comité pour l’étude de l’union économique et monétaire (comité Delors). 19 juin : accord du Conseil — Économie et Finances — sur la révision quinquennale du poids des monnaies dans l’écu et l’entrée de la peseta et de l’escudo à compter du 21 septembre 1989. La peseta entre dans le dispositif de change du SME avec une marge de fluctuation de 6 %. 26 et 27 juin : Conseil européen de Madrid : examen final du rapport du Comité Delors. La première phase de l’union économique et monétaire proposée par le rapport sera lancée le 1er juillet 1990. 8-9 décembre : Conseil européen à Strasbourg, sous présidence française, décidant que la conférence intergouvernementale (CIG-UEM) destinée à préparer l’entrée dans la phase 2 prévue par le rapport Delors débutera avant la fin de l’année 1990. 1990 1er juillet : début de la phase 1 de l’union économique et monétaire prévue par le rapport Delors. Octobre : conclusion du Conseil européen de Rome précisant le mandat de la CIG-UEM. Décembre : entrée de la livre dans le SME, ouverture à Rome des travaux de la CIG-UEM. 1991 Octobre : projet de traité présenté par la présidence néerlandaise. 9 et 10 décembre : adoption au Conseil européen de Maastricht du projet de traité sur l’UEM. 1992 2 juin : les Danois répondent « non » au référendum sur le traité de Maastricht. 18 juin : oui irlandais au référendum sur Maastricht. 14 septembre : dévaluation de 7 % de la lire. 17 septembre : sorties de la lire et de la livre du mécanisme de change du SME. La peseta est dévaluée de 5 %. 20 septembre : oui français au référendum sur le traité de Maastricht (51 %/49 %).
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23 novembre : dévaluation de la peseta et de l’escudo de 6 %. 1993 1er janvier : achèvement du marché unique. 31 janvier : dévaluation de la livre irlandaise de 10 %. 18 mars : les Danois, lors d’un second référendum, approuvent le traité de Maastricht. 13 mai : dévaluation de la peseta de 8 % et de l’escudo de 6,5 %. 2 août : élargissement des marges de fluctuation du SME à b 15 %. 4 août : loi portant réforme du statut de la Banque de France qui devient indépendante des autorités gouvernementales. 31 décembre : vote de la loi d’indépendance de la Banque. 1994 1er janvier : création de l’Institut monétaire européen et démarrage de la deuxième phase de l’UEM. 1995 1er janvier : l’Autriche, la Finlande et la Suède entrent dans l’Union européenne et dans le SME. 9 janvier : le shilling autrichien entre dans le mécanisme de change du SME. 15-16 décembre : Conseil européen de Madrid qui adopte le nom de l’euro et détermine le scénario de passage à la monnaie unique. 1996 21-24 juin : Conseil européen de Florence qui établit les grandes lignes du nouveau SME. 21-22 septembre : Conseil écofin de Dublin qui adopte le schéma de statut juridique de l’euro. 13 octobre : le mark finlandais entre dans le mécanisme de change. 24 novembre : la lire entre de nouveau dans le mécanisme de change. 13-14 décembre : Conseil européen de Dublin. Accord sur le mécanisme de change nº 2 et le pacte de stabilité et de croissance. 1997 16-17 juin : Conseil européen d’Amsterdam. Adoption définitive des dispositions du mécanisme de change nº 2 et du pacte de stabilité et de croissance. Adoption des dessins des billets et des pièces en euro.
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12 et 13 septembre : Conseil écofin de Mondorf. Annonce au printemps 1998 des cours bilatéraux de conversion irrévocable des monnaies. 13-14 décembre : Conseil européen de Luxembourg. Résolution sur la coordination des politiques économiques. Introduction des pièces et billets européens le 1er janvier 2002. 1998 25 mars : publication des rapports de l’IME et de la Commission européenne sur la convergence. 1er-3 mai : Conseil européen de Bruxelles recommandant les pays aptes à entrer dans l’union monétaire le 1er janvier 1999, préannonçant les parités bilatérales de conversion et proposant la nomination des membres du directoire de la BCE. 1er juin : création de la Banque centrale européenne et du Système européen de banques centrales. 1998 31 décembre : fixation irrévocable des parités des monnaies devant fusionner dans l’euro et détermination des taux de conversion euro/monnaies nationales. Un euro vaut 6,55957 francs. 1999 4 janvier : L’euro est coté sur les marchés de change et s’affiche à 1,1863/65 contre dollar. Janvier : Création du SME bis. La drachme grecque et la couronne danoise intègrent ce nouveau mécanisme. Janvier : La banque centrale européenne et les onze banques centrales membres de la zone euro constituent l’Eurosystème en charge de la gestion de la monnaie unique et de la politique monétaire unique. 2001 1er janvier : la Grèce entre dans la zone euro qui compte désormais 12 pays membres. 2002 1er janvier : introduction des billets et des pièces en euro. Les banques ne délivrent plus les anciennes monnaies nationales. 17 janvier : les billets et les pièces en francs n’ont plus cours légal. Décembre : le Conseil des gouverneurs de la banque centrale européenne adopte à l’unanimité un nouveau
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dispositif de fonctionnement limitant à quinze, en toutes circonstances, le nombre de gouverneurs pouvant exercer un droit de vote. Tous les gouverneurs peuvent en revanche participer à la discussion. Ce dispositif n’entrera évidemment en vigueur que lorsque l’élargissement de la zone euro aura porté le nombre des gouverneurs de banques centrales nationales à plus de quinze. 2003 Signature à Athènes du traité d’adhésion de dix pays d’Europe centrale et orientale à l’Union européenne. Les banques centrales de ces pays participent en tant qu’observateurs aux séances du Conseil général du Système européen de banques centrales (SEBC). 1 er novembre : Jean-Claude Trichet, gouverneur de la Banque de France, devient président de la banque centrale européenne pour huit ans, en remplacement de Willem Duisemberg. 2004 1er mai : les dix pays d’Europe centrale et orientale entrent dans l’Union européenne. Ils sont de ce fait membres potentiels de la zone euro (membres avec « dérogation ») et leurs banques centrales deviennent parties intégrantes du Système européen de banques centrales (SEBC). 27 juin : la couronne estonienne, le litas lituanien, le tolar slovène intègrent le mécanisme de change SME bis qui compte désormais quatre devises fluctuant dans des limites de plus ou moins 15 % par rapport au cours de l’euro.
Repères bibliographiques
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Table des matières
Introduction I
La monnaie, instrument essentiel de la cohésion d’un espace économique Émergence et consolidation du rôle de la monnaie Avantages et contraintes de la monnaie unique
II
3
4 8
Bilan des expériences de coopération monétaire européenne L’Europe sous l’étalon-or Les grands désordres monétaires de l’après-guerre et la crise des années 1930 Premier essai de coopération monétaire organisée : l’Union européenne des paiements Le retour à la convertibilité et le premier projet précis d’union monétaire L’éclatement du Système monétaire international et les manifestations de la solidarité monétaire européenne La création du système monétaire européen (SME)
12 14 15 17
18 20
_ Encadré : Le système monétaire européen, 22
Bilan du SME au début des années 1990 III
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L’échéance de l’Acte unique et la nouvelle notion d’union monétaire européenne La genèse
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Les conséquences du grand marché européen de 1993, 29 Principales caractéristiques des politiques monétaires en vigueur en Europe au début des années 1990, 31 L’échéance de 1993 déstabilise les politiques monétaires, 34 _ Encadré : Les instruments de la politique monétaire. Taux d’intérêt et réserves obligatoires, 35
De la nécessité d’une coordination effective des politiques monétaires nationales à la problématique de l’unification monétaire européenne et de la banque centrale européenne, 36
Signification de l’idée d’union monétaire
37
La forme la plus achevée de zone monétaire, 37 Une expérience unique qui ne trouve son équivalent ni dans les précédents historiques ni dans les exemples actuels, 38 Une union qui se veut un partenariat entre pays dont plusieurs sont de tailles comparables, 38 Mais aussi une union de pays où les écarts de développement sont encore considérables et les performances économiques très inégales, 39 Les partisans de l’union monétaire mettaient pourtant en avant les conséquences avantageuses d’un tel processus, 40 Le principal problème : comment y arriver ?, 41
IV
Les positions nationales respectives face au projet d’union monétaire L’opposition de principe de la Grande-Bretagne Le « oui mais » de la République fédérale d’Allemagne
42 44
« Tout vient à point à qui sait attendre », 45 La « thèse du couronnement » s’appuie fondamentalement sur une conception juridique, presque constitutionnelle, de la stabilité monétaire, 46
Le « oui » de la France, de l’Italie, de la Belgique V
47
Premiers pas et concessions réciproques (1988-1989) Le rapport Delors : avancées et limites
48
Le contenu de l’union économique et monétaire, 49 Le cheminement vers l’union économique et monétaire, 51
Une avancée considérable dans l’objectif assigné… … qui justifie une démarche progressive, 53
53
TABLE
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DES MATIÈRES
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Les suites du rapport Delors (1989-1991) Le contre-projet britannique : l’union sans institution supranationale L’engagement du processus proposé par le rapport Delors : des avancées significatives Les travaux des services de la Commission des Communautés Le traité de Maastricht
55 56 59 61
L’union économique et monétaire se bâtira sur une monnaie unique et non autour d’une monnaie « commune », 61 L’union monétaire se réalisera au terme de trois phases, 62 Le processus d’union monétaire est irréversible. Cela résulte des modalités de passage à la phase 3, 63 L’union est, de fait, conçue à plusieurs vitesses, 64 Le traité comprend également un volet économique destiné à maintenir un minimum d’harmonisation, 64
VII
De l’écu à l’euro (1992-1998) Les crises de change
65
Problématique générale, 66 Chronique succincte des crises de change, 69 _ Encadré : Principaux développements du SME après la signature du traité de Maastricht (6 avril 1992), 73
1994-1995, 74 1996-1997, 75
Les dossiers opérationnels
76
Le nom de la monnaie européenne, 76 Le « scénario de passage » à la monnaie unique, 77 L’environnement monétaire et budgétaire de la zone euro, 78 La construction du Système européen de banques centrales, 80 L’organisation des tâches entre la banque centrale européenne et les banques centrales nationales, 84 La convergence économique, 86
VIII L’euro monnaie mondiale Une éclatante réussite politique et technique Au plan politique, le succès s’apprécie dans de nombreux domaines, 90
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Au plan technique, la réussite est également manifeste, 93
Mais aussi le sentiment que les résultats en termes de croissance et de bien-être ne sont pas à la hauteur des espoirs
94
L’Union monétaire, zone de croissance faible, 94 Le taux de change de l’euro en accusation, 96 La politique monétaire de la BCE jugée trop exclusivement axée sur la stabilité des prix et insuffisamment attentive à la croissance, 97
Le fond du problème : l’euro, une entreprise stratégique inachevée
99
Le déficit de gouvernement économique, 99 La nécessaire politique structurelle à l’échelle européenne, 100
Conclusion : vers l’élargissement Le Royaume-Uni, la Suède, le Danemark : une entrée probable dans la zone euro mais à une échéance difficilement prévisible Adhésion prévisible à relativement court terme de certains nouveaux membres de l’Union européenne
103
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Les principales dates de l’Europe monétaire
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Repères bibliographiques
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