CANADIANA ROMANICA publiés par Hans-Josef Niederehe et Lothar Wolf Volume 23
FRANÇAIS DU CANADA – FRANÇAIS DE FRANCE VIII Actes du huitième Colloque international Trèves, du 12 au 15 avril 2007
Édités par Beatrice Bagola avec la collaboration de Hans-J. Niederehe
Max Niemeyer Verlag Tübingen 2009
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ISBN 978-3-11-023103-8
ISSN 0933-2421
( Max Niemeyer Verlag, Tbingen 2009 Ein Imprint der Walter de Gruyter GmbH & Co. KG http://www.niemeyer.de Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschtzt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzul=ssig und strafbar. Das gilt insbesondere fr Vervielf=ltigungen, >bersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Printed in Germany. Gedruckt auf alterungsbest=ndigem Papier. Gesamtherstellung: AZ Druck und Datentechnik GmbH, Kempten
Table des matières
Beatrice Bagola, Présentation du Colloque « Variétés européennes et nord-américaines du français » .............................................................................
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I. Des deux côtés de l’Atlantique Brigitte Horiot, Présence des parlers régionaux de l’Ouest dans le TLF et dans quelques dictionnaires du français au Canada .................................................................... Patrice Brasseur, Les abris pour animaux dans l’ALN : essai d’explication du foisonnement lexical ................................................................................................................ Jean-Paul Chauveau, Le verbe acadien, concordances européennes ............................... Vivian Boyer, Auctor, auctrix, femina auctor ? – Extraits d’une approche historique de la féminisation des titres, fonctions et noms de métiers ................................................
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II. Prises de positions
Bernhard Pöll, « Internationalisants » contre « aménagistes »: petit essai d’analyse d’une guerre d’idéologies linguistiques ........................................................................ Ursula Reutner, « Rendez donc à César ce qui est à César » ? Remarques comparatives sur l’auto-perception linguistique belge et québécoise ...........................................
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III. Méthodes et descriptions Anika Falkert, La variable R dans le parler des Îles-de-la-Madeleine – vers une analyse pluridimensionnelle de la variation phonétique ........................................................ Hélène Cajolet-Laganière, Marques et indicateurs géographiques dans le dictionnaire général du français de l’équipe FRANQUS .................................................................. Ingrid Neumann-Holzschuh, Les marqueurs discursifs « redoublés » dans les variétés du français acadien ........................................................................................................ Valerie Bässler, Les sacres en français québécois – beaucoup plus que de simples décharges émotives ........................................................................................................ Martina Drescher, « Sacres québécois » et « jurons » français : Vers une pragmaticalisation des fonctions communicatives ? ...........................................................................
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Table des matières
IV. Histoires André Lapierre, Quand le Canada n’était qu’une rivière : les premiers moments de la toponymie française en Amérique .................................................................................. Liliane Rodriguez, Saint-Laurent (Manitoba) : histoire et lexicométrie .......................... Chiara Bignamini-Verhoeven, Le parler canadien dans les deux dernières nouvelles de « La Route d’Altamont » de Gabrielle Roy .................................................................... Andre Klump, La Faculté de foresterie et de géomatique – Le français et les universités francophones au Québec .......................................................................................... Edith Szlezák, Les insécurités linguistiques chez les Franco-Américains du Massachusetts ................................................................................................................................
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V. Politiques Hans-Jürgen Lüsebrink, Politique de la langue, défense du français et variétés linguistiques dans le discours du Premier Congrès de la Langue Française au Canada (Québec 1912) ................................................................................................................ 257 Udo Kempf, Quebec zwischen Bundestreue und Separatismus – die Entwicklung nach den Wahlen vom 26. März 2007 ..................................................................................... 269
Liste des participants ........................................................................................................
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BEATRICE BAGOLA
Présentation du Colloque « Variétés européennes et nord-américaines du français »
Le huitième Colloque international Français du Canada – français de France continue la série de rencontres scientifiques inaugurée en 1985, à l’université de Trèves en Allemagne. La série surgit à l’initiative des romanistes Hans-Josef Niederehe de l’université de Trèves et Lothar Wolf de l’université d’Augsbourg. Après des arrêts à Cognac en France, Augsbourg, Chicoutimi, Bellême (Perche), Sherbrooke et Lyon, le colloque retourne, avec cette rencontre, à ses origines. On a commencé avec une discussion du traitement scientifique des variétés du français des deux côtés de l’Atlantique. Dans ce contexte, Brigitte Horiot a analysé la présence du vocabulaire régional de l’Ouest de la France dans le Trésor de la langue française et dans les dictionnaires sur la base du français au Canada. Patrice Brasseur a présenté ses recherches sur le foisonnement lexical en illustrant ses explications avec les dénominations des abris pour animaux. Le verbe en acadien avec ses concordances européennes a été le point d’intérêt de la conférence de Jean-Paul Chauveau. La première section s’est terminée par une analyse historique de la problématique de la féminisation en français. Vivian Boyer a présenté ses recherches sur les titres, fonctions et métiers féminins. Des prises de positions furent présentées lors de la deuxième section : Bernard Pöll a essayé d’analyser une guerre d’idéologies linguistiques en confrontant les approches d’internationalisants avec celles d’aménagistes. Une comparaison de l’auto-perception linguistique en Belgique et au Québec est le thème qu’a présenté Ursula Reuter en demandant : « Rendez à César ce qui est à César ? » La troisième section a porté sur les méthodes et descriptions. Dans ce cadre, Angelika Falkert a présenté la variable R dans le parler des Îles-de-la-Madeleine et proposé une analyse pluridimensionnelle de la variation phonétique. Hélène Cajolet-Laganière a expliqué l’approche prise par l’équipe FRANQUS pour annoter les aspects géographiques dans son dictionnaire général du français. Ingrid Neumann-Holzschuh a dédié sa conférence aux marqueurs discursifs « redoublés » dans les variétés du français acadien. Les deux dernières contributions à cette section avaient comme sujet les sacres en français et en québécois. Valerie Bässler a expliqué que les sacres québécois étaient beaucoup plus que de simples décharges émotives. Martina Drescher a comparé le même phénpmène avec les jurons en français et proposé une pragmaticalisation des fonctions communicatives. Des aspects plutôt historiques furent pris en considération lors de la quatrième section du colloque. André Lapierre a retracé les premiers moments de la toponymie française en Amérique, alors que le Canada n’était qu’une rivière. Liliane Rodriguez a parlé de l’histoire et de la lexicométrie de Saint-Laurent au Manitoba. Le parler canadien tel qu’il est utilisé par Gabrielle Roy était le sujet choisi par Chiara Bignamini-Verhoeven qui a analysé les deux dernières nouvelles de « La route d’Altamont ». André Klump a consacré sa conférence au
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français et aux universités francophones au Québec en analysant la Faculté de foresterie et de géomatique. La section fut complétée par une analyse d’Edith Szlezák sur les insécurités linguistiques rencontrées chez les Franco-Américains du Massachusetts. La dernière partie du colloque a porté sur des aspects politiques. Dans ce contexte, HansJürgen Lüsebrink a analysé la politique de la langue, la défense du français et les variétés linguistiques rencontrées dans le discours du Premier Congrès de la Langue Française au Canada qui s’est tenu au Québec en 1912. La situation du Québec entre sa loyauté fédérale et des tendances séparatistes a été le thème de la conférence d’Udo Kempf qui a analysé l’évolution suite aux élections de mars 2007. Je tiens à remercier l’université de Trèves pour son soutien. La Deutsche Forschungsgemeinschaft ainsi que le Ministerium für Bildung, Wissenschaft, Jugend und Kultur des Landes Rheinland-Pfalz ont apporté l’aide financière sans laquelle le colloque n’aurait pas pu être réalisé. Un grand merci aussi au deux éditeurs pour avoir accepté la publication des actes du colloque dans leur série Canadiana Romanica. Mes plus chaleureux remerciements sont dédiés à Hans-J. Niederehe pour son soutien lors de la préparation de ces Actes, à Aline Willem, à Vivian Boyer et à toutes celles et tous ceux qui ont contribué au succès de cette rencontre. Nous nous réjouissons déjà de la suite au Canada.
I. Des deux côtés de l’Atlantique
BRIGITTE HORIOT
Présence des parlers régionaux de l’Ouest dans le TLF et dans quelques dictionnaires du français au Canada
1. Introduction Vous avouerai-je que le thème de ce colloque « Variétés régionales et nationales du français en Europe et en Amérique du Nord » m’a peu inspirée et que j’ai cherché ce que je pourrais bien proposer. Heureusement, au fur et à mesure que l’on avance en âge, on engrange et, ne voulant pas manquer, pour la première fois, un colloque de la série « français du Canada – français de France », j’ai puisé dans un petit dossier « français parlé » que je constitue depuis maintenant quarante ans, au gré de mes fréquents voyages entre Loire et Gironde, c’est-à-dire dans les cinq départements qui constituent le domaine de l’ALO, l’Atlas linguistique et ethnographique de l’Ouest (Poitou, Aunis, Saintonge, Angoumois). N’ayant aucune origine familiale proche ou lointaine avec les régions de l’Ouest de la France, j’ai souvent noté des mots, des expressions que je ne connaissais pas, sans idée d’en faire un jour un dictionnaire, uniquement dans le but de me constituer un petit aide-mémoire. C’est de ce fichier que je suis partie pour la communication que je vous présente aujourd’hui. Le point de départ, c’est donc une liste de mots entendus dans les cinq départements : Vendée, Deux-Sèvres, Vienne, Charente et Charente-Maritime, couverts par l’ALO. De ces mots, je n’ai retenu que ceux qui me semblaient utilisés dans tout le domaine et, pour en avoir confirmation, j’ai consulté le Dictionnaire des régionalismes de l’Ouest entre Loire et Gironde de Pierre Rézeau (RézeauOuest 1984) et le Glossaire des parlers populaires de Poitou, Aunis, Saintonge, Angoumois (Gl). Ce dernier ouvrage présente l’avantage d’avoir été établi à partir de relevés oraux (« […] les matériaux ont été collectés partie par communication orale, dans des réunions, partie par correspondance ; […]. […] les informateurs étaient toujours des personnes connaissant bien le patois, de leur village natal ou de la petite région où ils avaient longtemps résidé. », in avant-propos de Jacques Duguet, p. 7, tome 1 du Gl) et non, comme c’est le cas pour le dictionnaire de Pierre Rézeau, à partir d’un corpus de près de 230 ouvrages ou articles auquel s’ajoute un dépouillement de textes d’archives. Les mots retenus sont tous en rapport avec la vie courante telle qu’on peut l’observer dans un magasin de petite ville, à la caisse d’une station service ou encore à l’accueil d’un hôtel et au restaurant. J’ai volontairement éliminé les mots se rapportant au discours sur le passé récent comme métive(s) “moisson(s)”, ou encore couvraille(s) “semaille(s)”. A l’exception de quelques mots dont l’aire occupe toute la façade ouest, les mots sélectionnés sont majoritairement localisés dans les cinq départements couverts par l’ALO et, pour quelques-uns, inconnus dans les départements voisins. J’ai également laissé de côté tout le vocabulaire trop spécifique à la région du Centre-Ouest (ex. : ventre à choux, surnom du Vendéen, ou ventre-
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rouge, surnom du Saintongeais), mon but étant une étude comparée des parlers de l’Ouest de la France et du français au Canada.
2. Le corpus Après avoir sélectionné une soixantaine de mots dans mon fichier et les avoir confrontés au Dictionnaire des régionalismes de l’Ouest entre Loire et Gironde et au Glossaire des parlers populaires de Poitou, Aunis, Saintonge, Angoumois, j’en ai retenu 50 que j’ai classé par concepts, en suivant le classement de Rudolf Hallig et Walther von Wartburg. En voici la liste : Le temps Aigail (masc.) “rosée”, Bouillard “averse violente et brève”, Buffer “souffler (en parlant du vent)”, Mouillasser “bruiner”, Mouiller “pleuvoir”. Les terrains et leur constitution Enfondre “tremper de pluie ou de sueur”, Patter “coller, s’attacher aux chaussures, aux outils, aux roues” (en parlant de la terre, de la neige), Remouiller “suinter”, “ressuer” lorsque l’humidité de l’air se condense sur les murs, le sol, dans le sel, ou quand l’eau suinte dans les prés humides. Les plantes Palène “grande herbe longue et dure qui pousse dans les bois ou les prés”, Pentecôte “orchis”, Robarte/roberte “mercuriale annuelle” (plante dangereuse pour les lapins), Rouche “carex” (terme générique désignant une plante sauvage qui pousse dans les milieux humides). Les animaux les oiseaux Ajasse “pie” et, par extension, “personne bavarde”, Cossarde “buse”, Grol(l)e “corbeau” ; les mollusques Loche “limace” (terme générique), Achet “lombric”, “ver de terre”. J’ai toujours noté achet (masc.) et jamais achée (fém.), forme employée en français, dans le vocabulaire de la pêche ; les insectes Pibole “coccinelle”. La famille, le mariage Adouer (s’) “vivre en concubinage”, Grouée “nombreuse famille”.
Les parlers régionaux de l’Ouest dans le TLF et dans quelques dictionnaires du français au Canada
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La santé et la maladie Buffer “haleter”, “respirer rapidement”, Dail (battre son) “être à l’agonie”, Racasser “radoter”, “rabâcher” (sens relevé fréquemment, mais uniquement dans le département de la Vienne), “produire une succession de bruits secs” (comme l’huile qui bout dans la poêle, des noix que l’on remue, etc.), sens noté dans l’ensemble des cinq départements, Roumeler “respirer bruyamment et avec peine”, “râler”. La nourriture, la cuisine Beurnée / brenée “mauvaise cuisine”, Chope “blet”, “trop mûr”, Engouler “avaler goulûment”, Gralée “grillade”, “tranche de pain grillée” (ce dernier sens semble inconnu dans les Deux-Sèvres), Jotte / jout(t)e “bette”, “poirée”, Mêle “nèfle”, Meler “sécher au soleil ou au four (en parlant des fruits)”. Relevé uniquement à l’infinitif et au participe passé, Mogette “haricot” (terme générique), Odeur “eau de Cologne”, “parfum de toilette”, Rimer “attacher au fond du récipient de cuisson”. Le travail Acacher “appuyer sur”, “forcer sur”, “faire un effort extrême”, “compresser”, “tasser”, “fouler”, Chérant “qui prend cher pour sa marchandise ou son travail”, Débaucher “cesser le travail” (à la fin de la journée, parce que la tâche est achevée, pour toute autre raison), “interrompre son travail”. La maison et ses dépendances Bal(l)et “petit hangar rustique”, “appentis”, Benasse “petite exploitation agricole” (terres et bâtiments), Boulite “petite ouverture (notamment lucarne, œil de bœuf)”, “niche dans un mur”, Dal(l)e “chéneau qui reçoit les eaux du toit”, “conduite de descente des eaux”, Ouche “jardin potager”, “petite pièce de terre enclose, voisine de la maison”, Plancher “plafond à solives et planches apparentes”, “grenier”, “fenil”. Meubles et ustensiles Bourgne “récipient ventru en paille clissée avec de l’écorce de ronce (utilisé pour le stockage et la conservation des grains et des fruits secs)”. “Nasse (destinée à la capture des anguilles)”, Cince / since “serpillière”, Ouillette “entonnoir”, Ponne “cuveau en pierre calcaire ou en terre cuite, voire en bois”, utilisé autrefois pour la lessive et maintenant comme jardinière, Rollon “barreau (de chaise, d’échelle, de barrière de champ)”, Timbre “grande auge, bassin de pierre” servant autrefois d’abreuvoir et reconverti aujourd’hui en jardinière par nombre de municipalités. Les voies de communication Routin “sentier”, “petit chemin”, Venelle “ruelle”.
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3. Les dictionnaires et leur accueil des mots régionaux Sur les 50 mots sélectionnés, seuls 4 (engouler, gralée, grouée et roumeler) sont absents de RézeauOuest 1984 ; 11 font l’objet d’une étude dans le DRF (achet, cince, dail, dalle, débaucher, loche, mogette, mouillasser, mouiller, ponne, racasser), seules les entrées achet, dail, débaucher et mouiller n’étant pas accompagnées d’une carte. Pierre Rézeau ayant déjà minutieusement étudié l’ensemble de nos mots sélectionnés, je me suis contentée de consulter le TLFi, version qui n’existait pas à l’époque de la rédaction de RézeauOuest 1984. Le TLFi se montre très généreux, 27, parmi les 50 termes sélectionnés, se retrouvant répertoriés, avec des connotations du genre vx, régional, etc. Mais je ne m’attarderai pas à commenter les jugements portés par le TLFi, mon but étant, conformément au thème de notre colloque, l’étude des variétés régionales et nationales du français en Europe et en Amérique du Nord. Je me contente d’énumérer les heureux élus, avec la forme (ou les formes) sous laquelle ils figurent en entrée d’article ou, pour 4 d’entre eux, dans le corps d’un article : « acacher », « achée, achet », « adoué, ée, adj. », « agace, agache, agasse, ageasse », « aiguail », « benace », « bourgne (sous l’entrée bourriche) », « chér(r)ant (sous l’entrée cher(r)er) », « dalle », « débaucher », « engouler », « grolle », « jotte », « loche », « mogette, mojette », « mouiller », « odeur », « ouche », « ouillette (dans l’article ouiller) », « patter (sous l’entrée dépatter se) », « pentecôte », « plancher », « remouiller », « rouche », « routin », « timbre », « venelle », en laissant de côté, pour le moment, la datation de ces régionalismes, certains appartenant peut-être déjà à la langue médiévale. Pour l’étude du français contemporain parlé au Québec et en Acadie, le français québécois est beaucoup mieux pourvu en dictionnaires que l’acadien qui ne dispose, à ma connaissance, que du Dictionnaire du français acadien d’Yves Cormier (CormierAcad). Pour le français québécois, j’ai utilisé le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (DQA), rédaction dirigée par Jean-Claude Boulanger, et le Dictionnaire québécois-français (DQF) de Lionel Meney. Et j’ai, bien sûr, mis à contribution le Dictionnaire historique du français québécois (DHFQ). Je n’ai malheureusement pas pu consulter le Dictionnaire du français plus à l’usage des francophones d’Amérique (Montréal, CEC, 1988). Les 50 mots sélectionnés se retrouvent-ils aujourd’hui dans les dictionnaires du français québécois, du français acadien ? En ce qui concerne un fond commun québécois – acadien, la récolte est plus que maigre puisque seul le verbe mouiller "pleuvoir" figure à la fois dans le Dictionnaire du français acadien et dans le DQA. Cela n’est pas pour nous étonner, le DRF permet de mesurer l’étendue de l’aire et, surtout, de distinguer « deux filières indépendantes », celle qui nous concerne – l’aire de l’Ouest – remontant à la deuxième moitié du XVIIe siècle, où mouiller "pleuvoir" est attesté dans le français de Nantes. « C’est à partir du français de cette région que le verbe s’est implanté dans le français de toutes les communautés francophones d’Amérique, où il est attesté dep. le dernier tiers du 17e s. » (DRF, 694a). On relève également que le verbe mouillasser et le substantif plancher figurent à la fois dans CormierAcad et dans le DQF mais que plancher semble, dans les deux régions, en voie de disparition au sens de “plafond”. Dix de nos régionalismes de l’Ouest se retrouvent dans le CormierAcad. L’auteur de cet ouvrage, Yves Cormier, a eu l’excellente idée d’indiquer la vitalité actuelle du lexique acadien et c’est ainsi que nos dix mots se répartissent de la manière suivante : Aiguail. « Parfois relevé sous les graphies égail, aigail ». Régional et vieilli. “Rosée”.
Les parlers régionaux de l’Ouest dans le TLF et dans quelques dictionnaires du français au Canada
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Since. « Parfois relevé sous la graphie cince ». Régional et vieilli. “Chiffon servant à laver le plancher”, “linge à épousseter”. Débaucher. Régional. “Cesser, interrompre le travail, notamment à la fin de la journée”. Plancher. Général et vieilli. “Plafond”. La définition donnée de since – “chiffon servant à laver le plancher” – montre bien que plancher n’a plus maintenant le sens de “plafond”. Mouillasser. “Tomber une pluie fine”, comme mouiller “pleuvoir”, reçoit la marque « général », ce qui « implique au moins huit régions du territoire linguistique acadien » (op. cit., 37). Bourne. « Parfois relevé sous la variante bourgne ». Général. Ne figure qu’au sens de « panier, casier de bois et de treillis métallique servant à capturer diverses espèces de poissons et de crustacés, notamment l’anguille et le homard ». Cossarde. « Parfois relevé sous la variante cossade ». Sporadique. « Busard Saint-Martin […], épervier […] ; (par ext.) épervier (en général) ». Rollon. Sporadique au sens de “barreau de chaise, d’échelle, etc.”. Bouillard. « Parfois relevé sous la variante brouillard, notam. à l’Î.-P.-É. ». “Ondée”, “courte averse de pluie”. Bouillard est le seul mot à ne bénéficier d’aucune marque d’usage. Qu’en est-il du québécois ? Pour Yves Cormier quatre mots, bien attestés en Acadie (aiguail, mouillasser, mouiller et plancher), sont également relevés au Québec mais, à la différence de mouillasser, mouiller et plancher, aiguail est absent du DQA comme du DQF. Dans le DQA, nous ne retrouvons que mouiller, qualifié de « familier » au sens de "pleuvoir" et, pour les autres mots issus de notre liste du domaine de l’ALO, ce dictionnaire ne retient que chérant (sous l’entrée 2 « cher, chère »), dalle (qualifié de « familier » au sens de “gouttière”) et venelle. Le DQA consacre bien une entrée au verbe débaucher, mais avec des sens différents : “renvoyer (des ouvriers) faute de travail” ; “engager qqn à quitter son emploi pour aller travailler dans une entreprise concurrente”. Le dictionnaire de Lionel Meney est beaucoup plus accueillant. Outre mouiller, chérant et dalle présents dans le DQA, nous relevons achet / anchet, mouillasser, odeur, plancher, rouche et routin. A remarquer, toutefois, qu’à la différence du DQA, le DQF n’a pas retenu venelle. C’est avec le DHFQ que la moisson est la plus pauvre, ce qui ne saurait surprendre – l’inventaire du DHFQ se caractérisant par un choix rigoureusement limité – car nous ne relevons qu’un seul mot, achet, sous la forme anchet, et qualifié de régional (« Surtout à partir de Québec et jusqu’en Acadie », op. cit., 60a). En revanche la notice historique nous renseigne sur l’arrivée tardive, 1903, du mot, « Héritage des parlers de France ». L’entrée loche, ou plutôt l’historique, explique clairement que ce mot, signifiant “limace” dans le Centre-Ouest de la France, a le sens de “morue, lotte, …” dans le français du Canada. Je cite l’historique : « En France, le nom de loche sert à désigner, dans le français de référence et dans les parlers locaux, divers poissons qui vivent en eau douce ou en mer ainsi que divers autres animaux (batraciens, mollusques) qui ont pour caractéristique commune d’avoir la peau gluante ou la chair grasse. » (op. cit., 346a). La moisson, dans le français parlé actuellement au Québec et en Acadie, est maigre : de notre liste de 50 mots, 10 semblent également vivre dans le français d’Acadie et 10 dans le français du Québec, soit au total 17 mots (achet / anchet, aiguail, bouillard, bourne, chérant, cossarde, dalle, débaucher, mouillasser, mouiller, odeur, plancher, rollon, rouche, routin, since, venelle). La consultation du Dictionnaire des canadianismes (DC) de Gaston Dulong permet de confirmer, à deux exceptions près (routin et venelle), la présence de ces mots dans les parlers français du Canada, et de les localiser avec précision. Appartiennent au parler des populations acadiennes ou d’origine acadienne installées dans les Maritimes ainsi qu’au Québec : aiguail / égail, bourne, débaucher, rollon et since. Si le DC ne consigne pas la
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forme bouillard, il consacre une entrée à brouillard “ondée peu importante, de courte durée” et le classe également dans les mots acadiens. Le DC signale, comme employés partout au Québec, les mots chérant, dalle, mouillasser, plancher (d’haut, ~ du haut, ~ d’en haut) et rouche, tandis que le terme achet (et synonymes : anchet, lachet, laiche, lanchet) est localisé dans les régions de Charlevoix et de la Beauce, que mouiller est signalé « Mot en perte de vitesse » et qu’odeur, au sens de “parfum”, est à déconseiller. Seul cossade (n. m.) n’est pas localisé. Le DC nous fournit également un mot, absent de CormierAcad, du DQA, du DQF et du DHFQ : grouée (gorouée, guerouée), signalé comme employé ici et là au Québec, avec les sens de “bande, troupe, ribambelle”, et illustré par l’exemple suivant : « Une grouée d’enfants ». Que retrouverions nous dans la Banque de données textuelles de Sherbrooke ? Nous abordons là le projet planifié d’un dictionnaire du français standard en usage au Québec et c’est une autre question qui soulève bien des passions.
4. La situation au Canada français, il y a cent ans Comment se présentait la situation au Canada français il y a environ cent ans ? La consultation des dictionnaires de Clapin (1894), de Dionne (1909), ou encore du Glossaire du parler français au Canada (GPFC), publié à Québec en 1930, mais après plus d’un quart de siècle de travaux, nous renseigne pour l’ensemble des parlers français au Canada tandis que le Glossaire acadien de Pascal Poirier (PoirierAcadG), dont les débuts de l’entreprise se situent vers 1875, permet de connaître la situation pour l’acadien. Les trois dictionnaires du début du XXe siècle (Clapin, Dionne et GPFC) ne nous apportent pas d’enrichissement : chérant, mouillasser et mouiller sont attestés dans ces trois dictionnaires et, pour mouillasser et mouiller, déjà présents dans le manuscrit du père Potier (PotierHalford : 280) ; achet (GPFC)/anchet (Dionne), dalle, plancher et rouche dans Dionne et le GPFC ; cossade et odeur dans Dionne ; grouée – mot déjà noté par le père Potier, à l’année 1752 de son manuscrit, et glosé “enfans” (PotierHalford, 126, ligne 19) – dans le GPFC (sous la forme gorouée). Clapin et Dionne réservent une entrée à égail, mais pour signaler que « La forme égail est surtout particulière aux Acadiens » (Clapin), que c’est un « Mot employé par les Acadiens » (Dionne). Si le verbe débaucher figure bien dans Dionne et dans le GPFC, les sens qui lui sont donnés, “partir”, “s’éloigner” ne permettent pas de le retenir. Pour le français acadien, le Glossaire de Pascal Poirier nous permet d’ajouter six mots au dictionnaire de Cormier : chérant, dalle, engouler, guerrouée, odeur et rouche, ce dernier grâce au travail de l’éditeur du Glossaire, Pierre M. Gérin, qui a essayé de combler le vide de la lettre R, après rehaler, par les unités lexicales relevées dans le Parler franco-acadien et ses origines (1928), autre écrit de Pascal Poirier. Nous constatons aussi deux absences dans le PoirierAcadG : bourne et cossarde / cossade, ce dernier qualifié d’emploi sporadique par Cormier. Peut-on parler d’appauvrissement du parler acadien entre l’époque de la rédaction de PoirierAcadG et celle de la rédaction de CormierAcad ? Le DC, qui bénéficie de la riche expérience d’enquêteur de son auteur, Gaston Dulong, confirme l’appartenance de chérant, dalle, guerrouée et rouche aux seuls parlers québécois tandis qu’engouler est absent du DC. Seul odeur, non localisé par le DC, pourrait appartenir à l’acadien comme au québécois, ce que ne signale toutefois pas Dionne. L’explication est probablement à chercher dans la
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genèse même du Glossaire acadien, « texte morcelé, épars, ayant divers états et éditions, comportant des lacunes, sans cesse corrigé et remanié » (Pierre M. Gérin, dans la présentation – intitulée d’ailleurs « Le Glossaire acadien ou le roman d’un parler régional » – de son édition du Glossaire, p. XXXIV). Pierre M. Gérin, tout en soulignant que la principale réserve qui a été formulée à l’égard du Glossaire « porte sur l’inclusion d’unités se retrouvant dans les dialectes régionaux français, dans la langue commune française, ou dans une variété régionale à la fois proche et différente, le franco-québécois » (op. cit., XLV), rappelle qu’il « faut distinguer les mots en usage à la fois au Québec et en Acadie, des mots québécois qui s’introduisent dans le parler régional » (op. cit., XLVI). Il montre, à l’aide d’un exemple, l’article Saint-Jean du Glossaire, que Pascal Poirier était parfaitement conscient de la distinction à établir lorsqu’il écrivait : « Les Canadiens disent : “Cela n’est que de la Saint-Jean à côté de ceci”, pour cela n’est pas comparable à ceci. Nous commençons à dire la même chose. Beaucoup de termes et de locutions en usage dans le Bas-Canada s’en viennent en Acadie ». Un de nos mots sélectionnés : guerrouée, bénéficie de ce genre de jugement ; l’article se termine sur la remarque suivante : « Le mot nous vient des Canadiens ». Pascal Poirier a su également tenir compte des mots qui ne pénètrent que dans les régions limitrophes et Gérin renvoie à l’article adon “chance, hasard, occasion favorable, coïncidence heureuse” du Glossaire : « C’est un mot canadien qui a pénétré chez les Acadiens de la Baiedes-Chaleurs, limitrophes. Dans le reste de l’Acadie, c’est adonnance ». Si ce genre de remarques ne se retrouve pas pour les quelques mots qui retiennent notre attention, les enquêtes linguistiques de Geneviève Massignon en Acadie (MassignonAcad) nous permettent de retrouver dalle (tome II, p. 498, n° 1123 “gouttière”), grouée, sous la forme [gœrwé] (tome II, p. 648, n° 1702 “une famille nombreuse”), rouche (tome I, p. 200, n° 239 “scirpe”) et, surtout, de constater leur présence extrêmement limitée en terre acadienne : une seule localisation pour chacun des trois mots : dalle (pt 16, Nouvelle-Ecosse), [gœrwé] (pt 20, Îles de la Madeleine), rouche (pt 9, Nouveau-Brunswick). De plus, Massignon précise que les résultats obtenus dans les points d’enquête supplémentaire, numérotés de 19 à 41, sont strictement acadiens, sauf pour les points 20 – localité où a été relevé [gœrwé] –, 25, 28, 29, 34, 36 et 37 (tome I, p. 104, note 1).
5. En guise de conclusion Sur un corpus de 50 mots, bien attestés entre Loire et Gironde, 18 sont également présents dans le français québécois et/ou le français acadien. À l’exception de grouée, Pierre Rézeau a eu l’occasion d’étudier ces mots dans RézeauOuest1984 et, plus récemment pour 8 d’entre eux, de les reprendre dans MourainR 2003 (bouillard, bourgne, cossarde, dalle, égail, mouiller, rollon, rouche). Dans ce dernier ouvrage, Rézeau étudie également grouée, mot auquel Charles Mourain de Sourdeval avait consacré une entrée. Trois de ces mots appartiennent aujourd’hui à la catégorie du « français général », soit « inusité » (plancher), soit « peu usité » (venelle), soit encore « vieilli » (odeur). Deux autres sont une survivance de l’ancien français (rouche et since) et un appartient à l’héritage du moyen français (achet). Les autres mots sont attestés dans l’Ouest de la France, le terme « Ouest » étant pris : soit au sens large pour dalle, rollon et mouiller, mouillasser (dérivé de mouiller) : D’origine norroise, dalle est « attesté en Normandie depuis 1331 au sens d’“évier”. Il a gardé ce sens dans les parlers dialectaux de cette province ou bien y a développé des sens
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dérivés comme “canal d’écoulement des eaux”, “gouttière” qui sont plus fréquents dans les provinces voisines (FEW 15/2, 49, DAELA), tandis qu’en français le mot ne s’emploie que dans des sens techniques ou figurés secondaires […]. » (DuPineauC, 101). Dans le français québécois, seuls Dionne et le GPFC donnent à dalle les deux sens. Au seul sens d’“évier”, dalle n’a été relevé qu’à Saint-Pierre et Miquelon (BrassChauvSPM, 242-243). Rollon : « Mot du Grand-Ouest, attesté fin XIIIe siècle en anglo-normand […] et depuis le XVe siècle dans le Centre-Ouest […]. » (MourainR, 244). Mouiller : « Ce verbe est caractéristique d’une aire qui s’étend de la Haute-Bretagne à la Saintonge (il est attesté depuis 1572 en Poitou dans un texte en patois […] ; au XVIIe siècle à Nantes dans un texte en français […]. » (MourainR, 202). Soit au sens plus restreint de “Centre-Ouest” pour égail et cossarde : Égail : « Mot de l’Ouest (surtout Poitou, Aunis, Saintonge) et du Vendômois, attesté dans le français du Poitou depuis 1561 » (MourainR, 141). Cossarde : « […] caractéristique du Centre-Ouest […], attesté en Poitou ca 1673 » (MourainR, 121). Soit enfin “entre Loire et Gironde” pour bouillard et bourgne : Bouillard : « Mot caractéristique de l’Ouest, principalement entre Loire et Gironde, où il est attesté en ce sens depuis 1581 » (MourainR, 96). Bourgne : « D’origine obscure, bourgne est attesté d’abord au sens de “nasse” en 1447 près de Luçon […] ; au sens de “corbeille ; ouvrage de vannerie, pansu et piriforme, avec couvercle, destiné à conserver des grains, des fruits secs” en 1662 en Poitou » (MourainR, 97). Restent chérant et routin, attestés en 1808-1825 dans L. Mauduyt (MauduytR et RézeauOuest 1984, 101 et 247), débaucher attesté en Saintonge depuis Jônain 1869 mais, actuellement, d’emploi usuel en « Haute Bretagne, Sarthe, Maine-et-Loire, Centre-Ouest, HauteGaronne (Toulouse), Aquitaine » (DRF, 344a). Que dire de grouée ? Au sens de “nombreuse famille”, ce mot semble d’usage moins courant qu’au sens de “couvée de poulets, de canards, etc” où il est « Attesté depuis 1429 […] dans Adrien Thibault, Glossaire du pays blaisois […]. » (MourainR, 176) et relevé dans l’ensemble du domaine de l’ALO. Imaginons un instant un Canadien français venu à la recherche de ses lointaines origines entre Loire et Gironde. D’après notre petit échantillonnage, la faible présence des parlers régionaux de l’Ouest dans le français du Canada, permet de penser que notre visiteur sera parfois gêné par l’emploi de tel ou tel mot. Louera-t-il une bicyclette dans l’île d’Oleron et il s’entendra peut-être dire – comme ce fut mon cas – « vous n’aurez pas besoin d’acacher » (“appuyer sur les pédales”). Commencera-t-il à se faire des amis, à être invité, et il y en aura bien un (ou plutôt une !) pour lui dire que leur voisine est une « véritable ajasse » (“pie, personne bavarde”), …, je pourrais multiplier les citations.
Bibliographie ALO : †Massignon, Geneviève et Brigitte Horiot. 1971-1983. Atlas linguistique et ethnographique de l’Ouest (Poitou, Aunis, Saintonge, Angoumois). Paris : Éditions du Centre national de la recherche scientifique, vol. I, 1971 ; vol. II, 1974 ; vol. III, 1983 ; vol. IV, manuscrit. BrassChauvSPM : Brasseur, Patrice, Jean-Paul Chauveau. 1990. Dictionnaire des régionalismes de SaintPierre et Miquelon. Tübingen : Max Niemeyer Verlag (Canadiana Romanica 5).
Les parlers régionaux de l’Ouest dans le TLF et dans quelques dictionnaires du français au Canada
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PATRICE BRASSEUR
Les abris pour animaux dans l’ALN : essai d’explication du foisonnement lexical
Cette communication aborde le champ sémantique des différents logements, souvent exigus, des petits animaux de la ferme. Il s’agit, en premier lieu, de la niche du chien, qui attirait mes regards à mon entrée dans la cour de mes informateurs. Les aboiements de son locataire, paisible ou hargneux, bâillant d’ennui ou de faim, mais toujours vigilant, ne manquaient pas de mettre en émoi tous les animaux du voisinage, y compris la basse-cour. Cet accueil en fanfare n’est certainement pas particulier à la Normandie, et c’est une pièce à verser au dossier « rapports entre enquêteurs et enquêtés ». Mais d’autres animaux de la ferme occupent aussi des « niches », « loges », « soues », « musses »1 et bien d’autres appartements.2 Ces mots s’enchevêtrent et délimitent un champ sémantique qui s’étend de l’abri sommaire de l’animal aux constructions destinées au matériel agricole, en passant par la cabane du berger. Mon exposé, qui se limite au domaine normand, repose sur des données que l’on trouvera dans les cartes et listes suivantes de l’ALN : - 751 ‘cage à lapins’,3 - 767 ‘niche du chien’, - 784 ‘stalle (du veau)’, - 916 ‘bergerie’, - 934 ‘(la) soue’. Il m’a paru utile d’intégrer aussi les données de la carte 203 ‘charretterie’ pour mieux comprendre l’aire loge / caloge et j’ai aussi consulté 918 ‘cabane (du berger)’, 947 ‘cabane’ et 947* ‘(une) petite maison’ et ‘(une) maison sale’. Bien sûr, il s’agit de réalités différentes, puisque la cage du lapin n’est pas semblable à la niche du chien, que ce soit par sa forme, sa taille ou sa conception, encore moins à l’étable à cochons ou à la bergerie. Tous ces abris sont pourtant, ici ou là, des souettes. Si un même mot peut désigner ces différentes abris, c’est qu’ils appartiennent à la même catégorie dans la conscience collective des paysans (normands). C’est pourquoi il est possible de les mettre en parallèle. Au-delà de la singularité de chaque point d’enquêtes, quel territoire (je n’oserai pas dire « quelle niche ») occupe chacun des mots, souvent très largement répandus, mais dans des acceptions spécifiques parfois très localisées ? La diffusion du lexique dialectal et son orga-
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J’exclus le poulailler qui n’intéresse le sujet que pour deux points du sud de l’Orne où j’ai noté soue aux poules (points 55 et 56) et mue aux poules (point 55). Au sens normand (mais aussi québécois) de ‘pièce d’habitation’. La « cage à lapins » individuelle est assimilée ici au « clapier », qui constitue, pour ainsi dire, un habitat collectif, puisque les informateurs ne semblaient pas les distinguer.
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nisation dans l’espace transcendent largement la notion de « pays », font peu de cas des isoglosses phonétiques et semblent obéir à une dynamique qui leur est propre, comme l’a magnifiquement démontré Arnold Van Gennep pour les faits de folklore. Dans un système dialectal qui était déjà sans doute passablement délabré à l’époque des enquêtes, deux types de dénominations peuvent coexister : l’une « générique » et l’autre « spécifique ». Par exemple, l’extension sémantique de loge couvre toutes sortes d’abris pour les animaux, mais aussi pour les humains et les véhicules, tandis que souette ne dénomme que des abris pour animaux, surtout les porcs. Quant à niche, c’est une dénomination commune à la cage à lapins et à la niche du chien. À l’extrémité, cabille est spécialisé dans la cage des lapins ou retraite dans l’abri des porcs. D’autres mots, comme lapinier ou cochonnier sont même tout à fait limpides.
1. Loge, un mot de large diffusion (carte 1) 1.1 Brève histoire Selon FEW 16, 446b sqq. LAUBJA, loge signifie au moyen âge ‘abri de feuillage, surtout pour les troupes’, mais aussi ‘baraque’. De là il a continué, dans les dialectes de France, à désigner toutes sortes de hangars, cabanes, remises, etc., comme en Haute-Normandie où il s’applique aujourd’hui encore à un ‘abri pour véhicules et instruments agricoles’. Depuis le 16e siècle et jusqu’à l’époque moderne (Palsgr 1530–Lar 1931), il a également acquis la spécialisation de ‘loge à chien’, mais aussi, sporadiquement dans les dialectes, de ‘cabane à lapins’ ou ‘soue, toit à porcs’. Déjà en 1549, le sire de Gouberville, dont le manoir était situé près de Valognes, employait ce mot pour ‘étable à pourceaux’ (emploi qui n’a pas été recueilli dans les enquêtes, où le mot ne concerne dans le Cotentin que la niche du chien). Il joue souvent dans l’espace normand le rôle d’un générique pour ‘abri de taille réduite’ mais concerne aussi bien les animaux que le matériel, voire même le berger. Au point 75, par exemple, la dénomination de réalités aussi différentes que la niche du chien, la cage à lapins ou la stalle du veau le montre. Les animaux concernés sont pour 98% le chien et le lapin, mais la spécialisation pour la niche du chien est nette (près de 65% des occurrences). L’extension à la cage à lapins est sans doute tardive, puisque cette réalité n’est pas très ancienne, les lapins étant autrefois (et parfois encore à l’époque des enquêtes) élevés en semi-liberté dans des garennes.
1.2 Répartition et extension Selon ALF 909, le mot désigne la niche du chien dans un espace qui comprend le breton roman dans tout le département des Côtes-d’Armor, le nord-ouest de l’Ille-et-Vilaine avec une incursion dans le centre du Morbihan et la majeure partie bas-normand. Malgré une rupture de continuité qui apparaît aujourd’hui pour ce mot entre le gallo et le normand, l’ALN (cartes 751 ‘cabane (à lapins)’ et 767 ‘niche (du chien)’ notamment) montre que loge est le lexème le plus répandu en Normandie (à l’exception des Îles) pour désigner l’abri du chien et du lapin. L’extension de ce mot concerne les deux tiers de la région, selon un axe ouest-est, si l’on considère la large zone gallo. La carte 638 ‘cage à lapins’ de l’ALIFO ne fournit qu’une seule attestation de loge. Encore est-elle très isolée en Loir-et-Cher et nullement contiguë à
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l’espace normand. La liste 641* ‘niche du chien’ de ce même atlas n’en fournit aucune. On peut donc être assuré que le mot s’est étendu d’ouest en est, au moins dans cette acception.
1.3 La variante caloge (carte n° 8) Elle n’est attestée sous cette forme dans les données du FEW qu’en Normandie, dans le Pays de Caux, aux sens de ‘cabane de berger’ et ‘mauvaise habitation’ et, à Étretat, ‘ancien bateau arrangé comme une cabane’ (FEW 16, 447b LAUBJA). Nous l’avons cependant trouvée dans la quasi-totalité du pays de Caux et localement près de la limite avec la Picardie pour la niche du chien, plus rarement aussi pour la cage à lapins.
2. Le français niche et sa variante caniche (carte 2) Le mot français niche a, aujourd’hui, le sens quasi exclusif d’abri pour chien. De ce fait, le dialecte, qui le perçoit comme appartenant à la « variété haute », lui donne une grande extension géographique surtout dans la partie la plus française du domaine, sans que nous puissions véritablement témoigner de sa fréquence. Mais si le mot est beaucoup moins présent dans les régions où le dialecte gardait dans les années 1970 une certaine vigueur, c’est certainement parce que son statut non dialectal l’a tenu à l’écart des réponses des informateurs qui avaient d’autres lexèmes plus spécifiques à fournir. Pour cette raison, je suis convaincu que ce mot est beaucoup plus répandu qu’il n’y paraît ici.4 (V. aussi nicasse : ALN 996 ‘grabat’). Il reste que son large emploi pour une cage à lapins lui confère une certaine autonomie par rapport au français commun. L’aire d’extension de caniche est en net recul, puisque les données de FEW 7, 116b NIDICARE le situent dans une grande partie de la Seine-Maritime et même à Jersey,5 où le mot est également attesté par F. Le Maistre sous les deux graphies câniche et canniche. FEW (ibid., 119a, n. 5) explique cette formation par un croisement avec cabane, mais les données régionales montrent que cette explication est réductrice, d’autres mots en ca- ayant pu aussi interférer.
3. Soue (carte n° 3) et souette (carte n° 4) Soue, qui est donné comme « régional » depuis AcC 1842 (FEW 12, 479a-b *SUTEG-), est, en effet, très largement attesté dans les dialectes d’oïl pour un ‘toit à porc’, quoique le sens de ‘chenil’ soit également signalé en Normandie. On peut considérer que l’extension à l’abri
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Il s’agit d’un problème méthodologique : l’usage dialectal inclut également des mots français, car, en domaine d’oïl, la limite entre dialecte et français est toujours incertaine pour les locuteurs. Ceci implique qu’une image « vivante » du dialecte nécessite la prise en compte d’emplois français ou qui le sont devenus. Il reste que les atlas ont adopté une perspective différentielle et lorsqu’un informateur a donné un mot dialectal, l’enquêteur a rarement jugé bon de tester sa connaissance du mot français. Le FEW donne d’autres attestations, pour une niche à chien, en Poitou-Saintonge, Berry et Picardie.
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d’autres animaux (mouton et, surtout, chien et lapin) se fait sur un axe vertical : il s’agit, dans tous les cas, d’animaux. Le dérivé souette semble, quant à lui, spécifiquement normand (ibid., 479b). La répartition de ces deux mots est complexe, mais l’on observe les faits suivants : Soue concerne exclusivement l’abri du porc dans vingt-quatre des trente-quatre points (environ 70%) que comporte son aire. À l’inverse, il ne dénomme pas cet abri dans seulement quatre points (30, 43, 53 et 60) sur les trente-quatre, tous les quatre étant situés à la périphérie de son aire. Ailleurs, l’emploi de soue vaut à la fois pour le porc et pour d’autres animaux. Le diminutif souette ne désigne, en règle générale, l’abri du porc que si, localement, le mot soue a le même sens (points 18, 19, 20, 21) ou n’est pas employé (points 16, 17, 22, 23, 26, 27, 28, 31, 32, 38, 44, 48, 49, 50, 51, 65). Mais les points 30, 39 et 43 échappent à cette règle, comme nous le verrons plus loin. Ajoutons que souette ne dénomme pas l’abri du porc aux points 25, 29, 33, 37, 46 et 70.
4. Les spécialisations d’emploi (carte n° 5) 4.1 Boîte L’emploi que nous avons relevé pour l’abri du chien et / ou du lapin n’est pas signalé par FEW 9, 649b sqq PYXIS. L’extension est du même type que celle qui a cours en argot où le mot signifie ‘chambre’ (ibid., 651a). Il pourrait s’agir d’évolutions locales métaphoriques, à moins que ces emplois ne représentent que des approximations données par les informateurs, à défaut d’un terme spécifique. C’est, nous semble-t-il, le cas dans les Îles anglo-normandes où nous avons recueilli bouête et câsse, alors qu’aucun de ces deux mots ne figure dans le Dictionnaire de Le Maistre avec cet emploi. L’hypothèse d’un calque sémantique de l’anglais n’est pas non plus recevable, puisque si box, traduit par ‘boîte’, possède de nombreux domaines d’emploi dans cette langue, il n’y semble pas attesté pour la niche du chien ou la cage à lapins. Enfin, en Normandie continentale, on relève une attestation isolée au point 11, dans le Cotentin, et ce qui pourrait être regardé comme une aire en formation aux frontières du Pays d’Auge, du Lieuvin et du Roumois.
4.2 Cabane, cabine L’ALF 190 ‘cabane’ donne le type cabane pour toute la Normandie, à l’exception d’un point du Pays d’Auge où Edmont a noté loge et dans le nord de la Manche et dans les Îles où sont aussi attestés bigoine,6 bijute,7 cahute, cotin, petite hutte. Quoique nous n’ayons pas d’indications précises sur la nature des réponses données par les informateurs d’Edmont, il semble
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Ce mot jersiais, qui ne figure cependant pas dans le très complet dictionnaire de Frank Le Maistre et que je n’ai moi-même pas entendu au cours des longues enquêtes de l’ALN dans l’île, se trouve dans les mots d’origine incertaine du FEW (23, 2a cabane). Le lien établi par le FEW avec le guernesiais bégueume (noté par Georges Métivier et repris par Marie De Garis) s’impose. Ces lexèmes n’ont pas de correspondant en Normandie continentale. Également d’origine incertaine, mais très bien attesté dans le nord du département de la Manche et dans le Bessin (23, 2a cabane).
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que la question portait sur un abri destiné aux êtres humains. Cependant, le sens ‘abri pour animaux’ est connu en français depuis 1462 (TLF 4, 1100b), mais celui, spécifique, de ‘petit réduit pour les animaux (p. ex. chien, lapins)’ n’est enregistré que depuis Lar 1867 (FEW 2, 245b CAPANNA). L’emploi pour une cage à lapins se situe dans deux aires relativement compactes où le dialecte n’apparaissait pas comme moribond. Nous n’entrerons pas dans la discussion étymologique, qui n’est pas notre propos, mais comme l’affirme le TLF 4, 1104b, cabine est « étroitement lié à cabane », même si le FEW le place sous un étymon différent (2, 13a sq *CABIN). Il en a d’ailleurs le sens dans plusieurs dialectes d’oïl. Il est clair que les différentes attestations de ces deux mots sont toujours voisines et liées en Normandie.
4.3 Case, casier Deux attestations de case ont été recueillies isolément dans le département de l’Orne, bien en deçà de la ligne Joret. De ce fait, il s’agit là nécessairement d’emprunts au français, avec extension d’emploi de ce mot qui désigne un compartiment, à l’époque moderne, puisque la consonne dialectale initiale devrait être dans ce lieu un ch-. Les données de FEW 2, 449b sqq CASA ne comprennent d’ailleurs aucune attestation de case pour niche du chien ou cage à lapins dans le domaine d’oïl. Casier, qui n’a été noté qu’une seule fois, pour la cage à lapins, dans l’Avranchin, représente aussi, comme case, une extension d’emploi d’un mot emprunté, sans doute récemment, au français.
4.4 Câsse Pour cette forme attestée dans les Îles anglo-normandes, il n’y a bien sûr aucune impossibilité à voir un traitement local de case, puisque, localement, la consonne sonore [z] est susceptible de s’assourdir en [s] à la finale. (La prononciation guernesiaise où le doute est permis entre [z] et [s] peut être due à un hypercorrectisme, quoique M. De Garis donne explicitement casse à lapins ‘rabbit hutch’). F. Le Maistre glose câsse ‘caisse, boîte’ en signalant la graphie casse dans des textes du 17e siècle qu’il ne cite pas, mais ne donne pas le sens de cage à lapins. Par ailleurs, le mot a été recueilli dans chacune des îles enquêtées, ce qui semble écarter un éventuel emprunt au français, les parlers insulaires n’ayant guère de contacts entre eux ni avec ceux du continent. L’extension d’emploi est donc localisée dans les Îles anglonormandes et n’est pas récente, puisque FEW 2, 310b CAPSA donne une attestation de cette forme dialectale de châsse pour la niche du chien à Sercq, d’après la carte 909 de l’ALF.
4.5 Hutte Ni l’emploi pour la niche à chien ou la cage à lapins (Jersey), ni celui de ‘roulotte du berger’ (alençonnais) ne sont attestés par le FEW 16, 276a sqq *HUTTA. Il s’agit de spécialisations d’emploi. Le Maistre, qui répertorie hutte, n’enregistre pas l’acception que nous avons recueillie, ce qui nous laisse croire qu’il peut s’agir là, comme pour boîte, d’une réponse approximative.
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4.6 Musse Le mot signifie ‘cachette’ en ancien et moyen français. Il connaît diverses extensions d’emplois dans les dialectes, notamment en Basse-Normandie où il désigne des abris pour les chiens, les lapins et les volailles (FEW 6/2, 194a-b *MUKYARE).
4.7 Cute Ce mot, qui n’a été noté qu’au point 28 et en composition : cute à brebis ‘bergerie’ signifie aussi ‘cachette’ en moyen français. L’attestation normande, isolée, représente une buttetémoin de l’aire dialectale de cute ‘cachette’ qui s’étend plus au sud, de la Bretagne romane à l’Anjou et au Pays nantais (FEW 2, 1462a *CUDITARE). Le mot est aussi attesté en composition dans cache-cute ‘cache-cache’ au point 20, voisin, (ALN 1374 ‘jouer à cache-cache’, à paraître). Il est particulièrement intéressant de noter que le point 28 connaît aussi musse (initialement ‘cachette’, v. ci-dessus) pour l’abri du chien et celui du lapin.
4.8 Retraite à porcs8 Ce composé est localisé en Normandie dans l’Avranchin ainsi que dans une zone voisine comprenant Saint-Malo et Dol en pays gallo, (FEW 10, 342a RETRAHERE). ALF 451, qui ne fournit que des données fragmentaires pour le toit à porcs, ne donne pas d’indications supplémentaires. Ici encore, il s’agit d’une spécialisation d’emploi à partir du sens ancien de ‘lieu de refuge’ (FEW, ibid.).
5. Les mots et emplois spécifiquement normands 5.1 Buret (carte n° 8) La vaste aire de ce mot, que les enquêtes de l’ALN n’ont fait apparaître qu’avec l’emploi ‘soue’, comprend la presque totalité du département du Calvados et la moitié nord de celui de la Manche. Dérivé de bur, qui a été noté au sens d’habitation dans le Bessin, buret paraît spécifiquement normand (FEW 15/2, 14a *BUR-).
5.2 Cote (et bicote, bitoque, bidogue) (carte n° 6) Cote, attesté depuis l’ancien français au sens de ‘cabane’ (FEW 16, 345b KOT), semble très localisé à l’époque moderne, puisqu’il n’a été relevé au cours des enquêtes de l’ALN que dans le nord de la Manche et les Îles anglo-normandes où il désigne, selon les points, la niche du
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Pour une meilleure lisibilité, nous avons cartographié ce mot sur la carte n° 8.
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chien, la cage à lapins ou l’étable à cochons. ALF 451 ne l’enregistre qu’à Aurigny pour une étable ou une écurie.
5.3 Cotin (carte n° 7) Ce dérivé de cote, attesté depuis le moyen âge en Normandie pour une cabane (Wace), a été enregistré à l’époque moderne dans les parlers dialectaux du nord de la Manche et des Îles anglo-normandes pour une cabane et différents abris pour animaux. L’aire de ce mot d’origine normande connaît quelques extensions au Haut-Maine (‘mangeoire du cheval dans l’écurie’) et au Perche (‘niche du chien’). La forme coti, non attestée dans FEW 345b sqq, a été relevée pour la stalle du veau dans trois points du Cotentin ainsi qu’au point 58, en limite de l’Orne et du Calvados. Toutes ces attestations sont situées à la périphérie de l’aire de cotin et constituent une aire cohérente.
5.4 Hourdet (carte n° 8) Très localisé avec l’emploi ‘étable à porcs’ dans le nord de la Manche, le mot, qui a été enregistré en français sous la forme hourdel pour un ‘abri pour les chiens’ est classé sous *HURD (FEW 16, 269a).
6. Observations géolinguistiques 6.1 Aires sémasiologiques : le cas de loge (carte n° 1) Les mots acquièrent des emplois différents au cours de leur histoire. Ces emplois se sont implantés diversement dans les dialectes, formant ainsi des aires sémasiologiques parfois complexes. Nous en avons une illustration avec le mot loge, qui possède au moins deux emplois distincts selon qu’il s’agit d’un abri pour les petits animaux, chiens ou lapins (aire A) ou pour des véhicules et instruments agricoles (aire B). L’aire B aujourd’hui typiquement cauchoise, devait s’étendre plus anciennement vers le sud à une bonne partie de l’Eure, au moins au plateau du Neubourg, comme en témoigne la butte-témoin du point 84. On voit bien que l’extension vers l’est de l’aire A9 a conduit les informateurs a adopter le nouvel emploi sans abandonner l’ancien (points 82 et 83). Mais cette rencontre produit aussi, en périphérie, un doute et des incertitudes sur la notion, qui sont sources d’innovation. On le constate ici avec l’adjonction d’un emploi nouveau, atypique pour la ‘stalle du veau’ au point 75.
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Edmont n’avait recueilli que niche dans l’Eure (ALF 909 ‘niche à chien’) et une seule attestation de loge dans l’Oise, en limite de l’Eure. Par ailleurs la carte de l’ALF montre une extension de ce mot dans cet emploi spécifique aux parlers du nord-ouest, à travers l’Ille-et-Vilaine et les Côtes d’Armor, jusque dans le Morbihan.
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6.2 La spécialisation Il est intéressant de noter que les mots loge et caloge (carte n° 8) occupent en Seine-Maritime des aires similaires, le premier avec l’emploi B (v. ci-dessus), le second avec l’emploi A. Le rapport entre ces deux mots est fait, de toute évidence, par les informateurs. Coexistant sur le même territoire, ces mots conservent leurs domaines d’emploi sans interférence, sans doute parce que caloge est rattaché à une série avec élément préfixal ca-. Cette série est largement représentée dans la région avec cabille, cabane, cabine, caniche, voire camuche,10 qui est « originaire » de Picardie (cf. ALF 909).
6.3 Recouvrement d’aires lexicales : soue et souette (carte n° 9). V. aussi les cartes n° 3 et 4 Les aires de répartition de soue et souette sont partiellement superposables et les deux mots, comme nous l’avons vu plus haut, dénomment surtout l’abri du porc, mais aussi celui de tous les petits animaux. La zone de recouvrement des deux aires concerne onze points sur les cinquante-quatre (environ 20%) où au moins l’un des deux mots a été recueilli. Il est intéressant d’examiner de plus près la zone où les deux mots sont employés conjointement et l’on peut distinguer plusieurs cas : - ils sont synonymes aux points 18, 19, 20 et 21 et désignent tous deux l’abri du porc ; - ils sont synonymes au point 90 où ils désignent tous deux la niche du chien ; - ils conservent leur sens « étymologique » au point 17 où soue dénomme l’abri du porc et du mouton et le diminutif souette ceux du chien et/ou du lapin, bien plus petits ; - ils sont distribués d’une manière qui semble aberrante, selon nos relevés, aux points 30, 39, 43 et 52 : point 30 : soue pour le chien, souette pour le chien, le porc et le mouton ; point 39 : soue pour le porc, souette pour le chien, le lapin et le porc ; point 43 : soue pour le chien et le lapin, souette pour le chien, le lapin et le porc : point 52 : soue pour le chien et le porc, souette pour le lapin et le porc. Cette distribution « aberrante » peut être attribuée au fait que certains animaux ont été oubliés par l’informateur11 et il s’agirait quand même de synonymes ; elle peut aussi correspondre à une structuration locale de ce champ sémantique ; elle peut enfin être aléatoire et témoigner ainsi d’une forme de désarroi des locuteurs devant des mots qui recouvrent des réalités proches, avec le besoin de leur attribuer un emploi spécifique, fût-il « aberrant » d’un point de vue externe. Cette attitude est fréquente lorsque deux aires de mots apparentés se superposent ou à proximité d’une zone où le lexème n’est pas employé. Ajoutons que l’on peut déplorer de n’avoir aucun moyen de considérer la part attribuable à la fréquence d’emploi des deux mots, voire à l’aspect familial ou idiolectal de la spécialisation. De notre point de vue, ces aspects sont cependant mineurs et ne remettent pas en question le principe de l’enquête dialectologique elle-même.
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Également caverne ‘cabane du berger’ dans le Pays de Caux (ALN 918). C’est vraisemblablement le même informateur qui a fourni les différentes réponses, dans chacun des points.
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6.4 Les palliatifs des déficiences lexicales Plusieurs solutions semblent être adoptées ici pour pallier les déficiences lexicales à l’échelon du parler local : - le recours au français, comme pour porcherie dans l’Eure (éventuellement sous la forme « dialectalisée » porquerie) ou toit aux cochons (isolé au point 42), - l’utilisation de mots « génériques » seuls : (petit) coin, racoin, enclos, partage, etc. pour la stalle du veau, ou en composition : étable à cochons (sous une forme dialectale ou non), voire même bâtiment à cochons dans le Pays de Caux, étable à brebis, bâtiment à moutons ou appartement des moutons, etc. - des extensions sémantiques insolites, comme on le voit avec l’emploi du français niche pour la ‘stalle du veau’ ou le ‘toit à porcs’ ; - la création de dérivés (que nous n’avons pas cartographiés) : c’est le cas de lapinier ‘cabane à lapins’, hapax au pt 60, dérivé suffixé de lapin, plutôt qu’extension de sens du français ‘garenne de lapins’ (FEW 5, 176b *LAPPARO-). Ailleurs en Normandie (havrais), lapinier a été relevé pour ‘éleveur de lapins’ (FEW, id.). On trouve également cochonnier, qui forme une petite aire englobant les points 50 et 59, cochonnerie aux points 104, 108 et 113 du Pays de Caux et cochonnette, également dans le Pays de Caux, au point 112. Aucun de ces mots n’est attesté dans cet emploi par FEW 2, 1255a KOŠ. Quant à cochonnière, la seule attestation relevée par FEW (ibid.) se trouve à Ézy, proche du point 87 où nous l’avons également enregistrée.
6.5 L’attraction paronymique Mue (carte n° 8) désigne en français une cage sans fond pour mettre les poules ou les lapins. Il s’agit ici, non pas d’une cage mobile comme en français, mais de la cage installée à demeure où l’on garde les lapins. C’est du moins ce qui était demandé aux informateurs. Cette extension d’emploi, localisée dans deux petites aires au sud du domaine, n’est pas signalée par FEW 6/3 286b MUTARE. On remarque que les deux aires de mue sont contiguës à des aires musse (carte n° 3). Nul doute que musse, phonétiquement proche, contribue à détourner mue de son sens originel et lui communique son emploi. Souille, qui désigne en français le ‘lieu bourbeux où se vautre le sanglier’ (FEW 12, 61b SOLIUM) est sans rapport étymologique avec soue. Mais il est évident que la proximité phonétique des deux mots et leurs rapports sémantiques permet l’adoption de souille au point 71,12 qui est situé à la limite de l’aire d’extension de soue (carte n° 3). Bicote (carte n° 6) : ce mot, très localisé dans le nord de la Manche, est probablement une déformation de bicoque, lui-même emprunté à l’italien au début du 16e siècle. L’influence du mot cote, également usité dans les points voisins, est très probable. Bicote produit bitoque par métathèse, qui lui-même donne bidogue, avec sonorisation des occlusives. Tous ces mots se trouvent dans des villages voisins.
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L’aire de souille s’étend aussi au point 63 où le mot dénomme une maison sale (ALN 947*).
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6.6 Les séries L’existence, dans la même région géographiquement restreinte, de plusieurs lexèmes à initiale ca- appartenant au même champ sémantique, voire même synonymes, n’est certainement pas le fait du hasard. L’élément ca-, que l’on trouve dans le français cabane, mais aussi dans cabine, cabille,13 caloge, caniche, camuche (nettement d’origine picarde) peut avoir été senti comme préfixe, au moins en Pays de Caux et provoquer le maintien de formes peu attestées, voire des créations locales comme caloge. V. cartes n° 2, 5 et 8. L’argument de la proximité phonétique ne peut cependant pas jouer pour faire entrer calebrette ‘cage à lapin’ ou ‘niche à chien’ (carte n° 8) dans cette série de mots à initiale -ca. FEW 23, 2a cabane classe calebrette ‘cabane, maisonnette dans les vignes’ (Eure-et-Loir) dans les mots d’origine incertaine. Cette attestation isolée est dans le prolongement de la petite aire normande située dans le sud-est de la province. Faut-il y voir un lien avec calebasse ‘abri dans les tranchées’ (première attestation : 1916), que FEW 19, 85b QAR’A relie à l’argot colbasse ‘chambre’ ? Le changement de suffixe (péjoratif -asse en diminutif -erette) ne ferait pas difficulté.
7. La distribution locale des lexèmes Le tableau14 qui suit montre les résultats de l’enquête dans sept points de l’ALN répartis également dans le domaine de l’enquête. Le « désordre », que nous avons mis en évidence dans les cartes n° 2, 3 et 4 en particulier, n’apparaît, on le voit, que pour le chercheur, au niveau global. Les lignes du tableau font ressortir cette variation lexicale selon les points d’enquêtes. Mais, localement, chaque communauté villageoise organise le champ sémantique de manière cohérente : les colonnes du tableau montrent que, dans chaque point ou presque, chaque animal dispose d’un logement dont la dénomination lui est propre. C’est finalement ce qui importe. Dans cet univers domestique, où la communication se situe à l’échelon local, chacun des mots du « stock disponible » est affecté à une dénomination, en grande partie indépendamment de ce qui se passe dans la communauté voisine.
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Cabille est peut-être dû à un changement de suffixe à partir du mot cabane, dont il possède le sens. (Le vocalisme de cabine a-t-il joué un rôle ?) Le mot est localisé, selon FEW 2, 246a CAPANNA, d’une part dans la région du Havre et de l’autre dans le Bas-Maine. Les mots dialectaux sont transcodés en français pour une meilleure lisibilité.
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31
59
79
97
111
loge, souette
loge
cotin
caniche
caloge
calebrette
Animal concerné chien
boîte, casse niche, loge, bidogne
lapin
casse
cabane
souette
loge
calogne
cabille
porc
cote
hourde, buret
souette
cochonnerie soue
étable à cochons
bâtiment à cochons
veau
?
cotin
coin, partage
(rélité non niche dénommée)
carré à veau coin, racoin
mouton
charretterie étable à à moutons brebis
souette bergerie aux moutons
bergerie
bergerie
bergerie
8. Conclusion Au terme de cet exposé, nous constatons l’extrême complexité de la situation dialectale. L’analyse est rendue plus difficile encore par l’état de délabrement des parlers dialectaux, dans certaines régions. De ce fait, comment rendre compte des mots isolés, par exemple : buttes-témoins d’un état de langue antérieur et débris d’aires autrefois plus vastes ? Créations isolées, locales, voire même idiolectales ? Stations avancées ? Débordement d’aires s’étendant dans des régions voisines ?15 Là où le dialectologue aimerait trouver d’emblée des aires cohérentes, il est contraint de jouer un rôle actif : en posant des repères dans la broussaille et en dessinant lui-même les aires, il choisit sciemment les éléments qui construiront la lecture qu’il veut donner du paysage linguistique. J’en fais l’expérience quotidiennement avec la rédaction du 4e volume de l’ALN. Là où l’observateur voit un désordre qui le contraint sans cesse au grand écart entre explications locales et globales, chaque parler, chaque locuteur organise les faits linguistiques dans une cohérence (?) interne, faite de continuité et de rupture avec le voisinage immédiat. L’ordre de l’ensemble, qui demeure caché au locuteur, est constitué de multiples contingences hasardeuses, celles du terrain, mouvant, vivant. Les explications sont fragiles, jamais définitives, et d’autres lectures restent possibles. La forme caniche, si bien insérée dans la série ca- en Haute-Normandie, par exemple, se trouve ailleurs, totalement en dehors de ce contexte ; et camuche, vu du côté picard, n’entre nullement dans une série. C’est sans doute pourquoi l’étude de la distribution des lexèmes dans l’espace dialectal que devrait être la géolinguistique trouve si peu d’adeptes.
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C’est probablement le cas de rouillis (n. m.) que nous avons noté dans les points 95 et 96 et qui appartient à une vaste aire qui s’étend dans le département de l’Oise (ALPic 47). Le mot est sans doute à rattacher à roulier, attesté en moyen français avec l’emploi ‘étable où l’on engraisse les porcs’ (classé par FEW 10, 504a sous ROTELLA). Quant à moutonnerie ‘bergerie’, attesté en moyen français, on le relève aux points 55 et 56, dans le prolongement d’une aire qui s’étend dans le Bas-Maine (FEW 6/2, 207a *MULTO).
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Patrice Brasseur
Bibliographie ALF = Gilliéron, Jules & Edmont, Edmond. Atlas linguistique de la France, Paris: Honoré Champion, 19021910. ALIFO = Simoni-Aurembou, Marie-Rose. Atlas linguistique et ethnographique de l’Île-de-France et de l'Orléanais, Paris: Éd. du C.N.R.S., t. 1 (1973), cartes 1-318 ; t. 2 (1978), cartes 319-687. ALN = Brasseur, Patrice. Atlas linguistique et ethnographique normand, t. 1 (1980), cartes 1-373 ; t. 2 (1984), cartes 780-1068 ; t. 3 (1997), cartes 374-779. Paris: Ed. du C.N.R.S. ALPic = Carton, Fernand & Lebègue, Maurice. Atlas linguistique et ethnographique picard. Paris: Éd. du C.N.R.S., t. 1 (1989), cartes 1-317, t. 2 (1997), cartes 318-660. BRASSEUR, Patrice. « L’enquête dialectologique. Les atlas linguistiques », in: Louis-Jean Calvet & Pierre Dumont, éds., L’enquête sociolinguistique, Paris: L’Harmattan, 1999, pp. 25-59. BRASSEUR, Patrice. « La distribution lexicale dans l’espace dialectal normand : l’exemple des récipients à usage domestique », in: Catherine Bougy, Stéphane Laîné et Pierre Boissel, éds. À l’ouest d’oïl, des mots et des choses, Actes du 7e colloque de dialectologie et de littérature du domaine d’oïl occidental [Caen, 18-20 mars 1999], Caen: Presses Universitaires de Caen, 2003, pp. 83-99. BRASSEUR, Patrice. « Enquêteur et enquêtés l’enquête dialectologique en Normandie », in: Brigitte Horiot, Elmar Schafroth et Marie-Rose Simoni-Aurembou, éds., Mélanges Lothar Wolf, je parle donc je suis… de quelque part, Lyon: Centre d’études linguistique de Lyon 3, 2005, pp 67-77. BRASSEUR, Patrice. « L’Atlas linguistique et ethnographique normand : choix d’édition », communication au Colloque international de Lyon, décembre 2006, à paraître. CHAURAND, Jacques. Introduction à la dialectologie. Paris: Bordas, 1972. FEW = Walther von Wartburg. Französisches Etymologisches Wörterbuch, Eine darstellung des galloromanischen sprachschatzes. 25 vol., Bonn & Leipzig & Basel: Klopp & Teubner & Helbing-Lichtenhahn & Zbinden, 1922-2002. DE GARIS, Marie. Dictiounnaire anglais-guernesiais. Chichester: Phillimore, 3e éd., 1982. GILLIÉRON, Jules. Atlas linguistique de la France. Notice servant à l’intelligence des cartes. Paris: Champion, 1902. LE MAISTRE, Frank. Dictionnaire jersiais-français. Jersey: Don Balleine Trust, 1966. MÉTIVER, Georges. Dictionnaire franco-normand, ou recueil de mots particuliers au dialecte de Guernesey…, London & Edimburg, 1870. TUAILLON, Gaston. Comportement de recherche en dialectologie française. Paris: CNRS, 1976.
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JEAN-PAUL CHAUVEAU
Le verbe acadien, concordances européennes
Il y a un accord pratiquement unanime pour constater, entre l’acadien et les parlers dialectaux du Centre-Ouest de la France, à la fois des convergences lexicales et une divergence quasi complète au niveau du système grammatical. Quand des spécialistes de l’acadien se penchent sur ces dialectes de France, ils y reconnaissent beaucoup de lexèmes, mais s’étonnent de la luxuriance de formes morphologiques parfaitement exotiques. « Le conservatisme des écarts grammaticaux du parler décrit provient de l’ancienne langue beaucoup plus que des parlers régionaux français. Contrairement aux écarts lexicaux du même parler, qui sont souvent attestés de façon particulière dans les régions de l’Ouest et du Centre-Ouest de la France, les écarts grammaticaux se retrouvent, en général, dans une aire plus étendue du domaine d’oïl. Au plan morphologique notamment, le Poitou a gardé de nombreuses formes dialectales qu’on ne relève pas dans le parler acadien décrit, par exemple pour ce qui est des pronoms et des déterminants nominaux » (Péronnet 1989, 245). « Se pencher sur les descriptions des patois individuels du Poitou et de la Saintonge […], c’est découvrir de nombreux traits absents de toute variété contemporaine acadienne » (Flikeid 1994, 313), notamment « les formes particulières des démonstratifs [kal, ku, ke] etc., dont Pignon (1960a, 87) dit que “les formes à initiale [s-] sont absolument étrangères au patois”. Or ce sont ces dernières qu’on retrouve en acadien » (ibid.). Une telle absence n’est pas pour surprendre les connaisseurs des dialectes de l’ouest de la France, car ces particularismes du parler des Poitevins sont stigmatisés, en France même, par leurs voisins qui ont forgé un verbe délocutif intransitif caler pour moquer leur langage. J’ai entendu ce verbe en Anjou (ALBRAM pt 109) et il a été relevé également en Touraine (Simon & Simoni-Aurembou 1995, 49) et même en Haut-Poitou (Charpentier 1994, 46). Ce verbe caler signifie “employer un adjectif démonstratif féminin qualle correspondant au français cette”, « ici on ne cale pas, c’est dans la Vienne qu’ils calent ». Il y a peu de chances que des formes morphologiques stigmatisées aient une grande force d’expansion hors de leur petite patrie et ce d’autant plus qu’elles ont attiré l’attention des francophones dès le Moyen Age, témoin Villon, Se je parle ung poy poictevin, Ice m’ont deux dames apris. Illes sont tres belles et gentes Demourant a Saint Generou Prez Saint Julïen de Voventes, Marche de Bretaigne a Poictou. Mais i ne dis proprement ou
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Jean-Paul Chauveau
Yquelles pensent tous les jours ; M’arme ! i ne suy moy si treffou, Car i vueil celer mes amours. (VillonTestR vv. 1060-1069 ; italiques miennes pour les formes poitevines ; voir un commentaire de ce passage dans Pignon 1960a, 531). Cette région est en effet la seule du domaine d’oïl à posséder un démonstratif, quelle, qualle ; yquelle “cette ; celle-là”, remontant à *ECCU-ILLE, comme l’occitan et le reste de la Romania (voir FEW 4, 553, ILLE ; Horiot 1990, 633). L’acadien est donc un état de langue qui partage la quasi totalité de son système phonologique et morpho-syntaxique avec le français et qui n’a gardé que des marques lexicales de régionalité. On pourrait qualifier son état originel, plaisamment, comme un français relexifié par le poitevin, ou, encore, comme un français de Poitou-Charentes. Car cette conception affiche résolument une discordance, entre le système non-marqué régionalement et le lexique marqué régionalement, qui ne va pas de soi, si l’on veut comprendre comment cette variété de français s’est constituée. C’est cette discordance que je voudrais, non pas supprimer, car elle est bien réelle, mais moduler pour la comprendre. Je vais à cet effet comparer quelques éléments du système des marques verbales de l’acadien et des parlers de l’Ouest, pour essayer d’établir des passerelles entre eux. Il ne s’agit pas d’une comparaison entre l’état actuel acadien et l’état actuel de France. Les dialectes de l’ouest de la France sont moribonds, sinon complètement morts. Ce qu’il en reste est très fortement influencé par le français, au point que, au moins pour les dialectes que je connais d’expérience, les locuteurs capables de manifester un maniement spontané et sûr du système morpho-syntaxique de ces parlers sont rares, voire ne se rencontrent plus. Il faut se satisfaire le plus souvent des notations obtenues auprès des locuteurs spontanés du 20e siècle. Pour ce qui est de l’acadien, on s’en tiendra de même aux usages de parlers où les traits différenciateurs par rapport au français commun sont les plus importants et qu’on supposera les plus archaïques, donc restés les plus proches de l’état commun dont les autres variétés ont éliminé les marqueurs les plus saillants. Je vais commencer par un point qui, a priori, paraît tout à fait clair, le passé simple en -i-. Au sein des français expatriés, l’acadien se distingue par un passé simple à morphème -ipour les verbes du premier groupe, comme du second et certains du troisième groupe. Voici le tableau de ce tiroir verbal à Rivière-Bourgeois, J’aimis, t’aimis, i aimit, j’aimire, vous aimire, i aimirent (Boudreau 1988, 31 ; cf. encore Flikeid & Péronnet 1989, 219-220 ; Flikeid 1991, 203-4) Il est caractérisé à la fois par un morphème -i- et par une opposition entre une désinence Ø aux formes singulières et une désinence -r propre aux formes plurielles. On a une économie presque maximale. Il suffirait que la distinction entre tu et vous soit abolie pour que l’économie du système soit totale, le pronom personnel exprimant le rang personnel, 1. locuteur, 2. allocutaire, 3. délocuté, et la désinence l’unicité ou la pluralité des personnes. Or ce qu’il faut constater, c’est que ce micro-système n’est pas totalement isolé et que sur les deux points qui le particularisent, il a des équivalents dans les parlers dialectaux de France. Il partage ce morphème -i- et son extension avec les dialectes occidentaux de la France, voir notamment Bougy (1995) et la carte de répartition des formes simples et des formes composées donnée par Walter (1995, 374). Bien mieux, le verbe acadien est exactement construit comme celui de certains de ces dialectes. Il est parallèle de celui des Côtes-d’Armor qui possède le même morphème -i- et qui oppose, lui aussi, une désinence zéro au singulier et une seule désinence consonantique pour les personnes du pluriel, soit 1. 2. 3. -[i] et 4. 5. 6.
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-[it] (Chauveau 1984, 221-2). Une telle convergence indique que le verbe acadien a des points communs avec celui des dialectes occidentaux de France. Mais, dans une perspective historique et génétique, cette convergence est sans conséquence, car il s’agit de réductions et de simplifications qui se sont produites indépendamment. Les parlers des Côtes-d’Armor ont réduit le nombre des désinences que connaît le reste de la Haute-Bretagne qui oppose -i au singulier et -imes, -ites, -irent au pluriel (ibid. ; Dottin-Langouët 1901, CXXIII), exactement comme la Normandie (Moisy 1887, LXXXI). Dans le Maine, la situation est presque semblable, -i au singulier et -imes, -ites, -irant au pluriel (Montesson 1859, 32 ; Dottin 1899, CXXII). Mais on voit se matérialiser dans certains parlers de cette région du nord-ouest d’oïl des simplifications intermédiaires : dans le Val de Saire, et aussi chez les auteurs bas-normands du 19e siècle (Bougy 1995, 362), on a -i au singulier et -imes, -ites [it] et -itent [it] au pluriel « si l’on fait abstraction de la longueur de la voyelle, ici peu marquée » (Lepelley 1974, 125), l’état antérieur étant documenté à La Hague, -i au singulier, -imes, -ites [it], -irent / -itent [it] au pluriel (Fleury 1886, 78), comparer la variation à Jersey qui montre que les personnes 5 et 6 ont une désinence commune, -i au singulier, -înmes, -îtes / îdres / ires, -îtent / îdrent / irent au pluriel (Le Maistre 1966, XXX ; Bougy 1995, 364-365). La régularisation des formes de pluriel est totalement différente dans le Haut-Poitou, -i au singulier, irons / irans, -irez, -iront / irant au pluriel (Mineau 1982, 269); l’état antérieur est donné par la conjugaison du Marais vendéen où le -t final se maintient et où l’on a donc deux désinences pour le singulier et trois pour le pluriel, 1. 2. -[i], 3. -[it], 4. -[iraŋ], 5. -[irɛj], 6. -[irãt] (Svenson 1959, 75). On voit que les parlers acadiens se rattachent étroitement aux parlers de l’Ouest avec lesquels ils partagent 1) le morphème de passé simple -i-, 2) l’opposition de désinence zéro pour le singulier et marque désinentielle pour le pluriel, 3) selon les parlers une même tendance à réduire (Val de Saire, Jersey) le nombre des marques désinentielles, voire à les unifier (Côtesd’Armor), tandis que d’autres parlers (Maine, Poitou) les modèlent sur les désinences d’autres tiroirs verbaux. Le point commun à tout cet ensemble est un état ancien auquel peuvent se rattacher toutes les conjugaisons de ce type, exemplifié ici par les formes de passé simple du verbe aller, 1. ali, 2. alis, 3. alit, 4. alismes, 5. alistes, 6 alirent. Mais ce type de conjugaison n’est pas propre aux dialectes occidentaux, puisqu’on en a des attestations anciennes dans l’est et dans le nord du domaine d’oïl, et même à l’époque contemporaine dans le sud-est d’oïl, dans les dialectes comme dans le français surtout populaire et ce jusqu’au 17e siècle. Les premiers exemples de l’extension de cet -i- aux verbes du premier groupe remontent au 13e siècle (Brunot 1, 439 ; 2, 336-8). Ce morphème se répand à partir du 15e siècle et, signe de sa vitalité, il est combattu par les grammairiens du 16e siècle ; « ces formes en -i ne sont pas à cette époque [= 16e siècle] caractéristiques d’un parler précisément localisé, mais plutôt d’un niveau de langue et très probablement aussi d’instruction » (Bougy 1995, 356). Ce type de passé est dès lors condamné et son usage se limitera aux parlers populaires. Déjà au 16e siècle « à la fin du siècle, les Gascons seuls parlaient ainsi, par exemple Montluc, qui ne dit guère autrement […] C’est si bien un paysanisme qu’il donne lieu à un calembour grivois fondé sur la prononciation gasconne dans les Serées de Bouchet. » (Brunot 2, 337-8). Et la classe populaire l’a même maintenu à Paris jusque dans la seconde moitié du 18e siècle (Lodge 2004, 169, 177).1
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Voir en outre Fouché (1967, 259-262) ; Nyrop (1903, 56-57). Herzog (1906, E 55) donne des exemples de l’Ouest et de l’ Est.
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Enfin, s’il devait y avoir une convergence avec un dialecte précis, on s’attendrait à la trouver avec les parlers poitevins. Or il faut remarquer que ceux-ci ont opéré un remodelage et non pas une réduction et que ce remodelage est déjà connu au 16e siècle dans le texte dialectal de La Gente Poitevinrie (Pignon 1960) où sont attestées les formes de passé simple de quatre personnes pour le verbe aller, 1. ally, 3. alit, 4. alisme, alime, aliran, 6. allirant (Pignon 1960, 48, 54). Les formes remodelées sont les plus fréquentes,2 Su iqueu trouviran à point Notre ivocat, tout bain empoint “sur ce [nous] trouvâmes à point notre avocat, en très bon point” (6/177-178) Ne parliran de notre afoire “nous parlâmes de notre affaire” (6/180) Nou aliran ver que faset nostre idvocat “nous allâmes voir ce que faisait notre avocat” (6/375-376) Mais on y rencontre aussi la désinence -ime commune avec les autres dialectes de l’Ouest, Ayant fat nostre affoire Quatre fez, pre le moins, Alime à la rivere Tou dux laver nos moins “ayant fait notre affaire quatre fois pour le moins [nous] allâmes à la rivière tous deux laver nos mains” (8/55-58). Pre nou mettre in repou Intrime en ine vigne E lay y rencontrime In erdo de boitou “pour nous mettre en repos [nous] entrâmes dans une vigne et là nous rencontrâmes un coquin de boîteux” (8/61-64). Cette solution régularise dans une tout autre direction que l’acadien. On peut très certainement rattacher ces divers micro-systèmes, y compris l’acadien, à un état ancien commun, avec un morphème unique -i- accompagné de désinences identifiant chacune des personnes, de type, 1. ali, 2. alis, 3. alit, 4. alismes, 5. alistes, 6. alirent. Mais ce n’est que l’un des modèles concurrents de la morphologie du passé simple ; il s’est mis en place au cours de la période du moyen français, mais ne s’est régionalisé que postérieurement. Au début du 17 e siècle ce devait être encore un trait du français populaire, peut-être plus vivant dans l’Ouest qu’ailleurs, c’est-à-dire éventuellement localisateur, au sein des classes populaires, en raison de sa fréquence variable selon les régions, mais sans plus. Effectivement, quand on cherche à établir des liens morpho-syntaxiques entre l’acadien et des dialectes de France, si l’on veut s’appuyer sur des concordances absolues, des identités substantielles, on ne trouve pratiquement rien. Force est de se rabattre sur une solution moins exigeante. En recherchant des identités de rapports et de systèmes, des identités structurelles, on peut espérer aboutir à des conclusions différentes. Ce qui caractérise la conjugaison acadienne la plus traditionnelle, ce sont quelques traits bien particuliers. Il faudrait faire la comparaison entre les différentes communautés acadiennes, pour prouver que cette organisation appartient à l’acadien primitif. Néanmoins, la structuration des marques flexionnelles dans les quatre tiroirs verbaux simples que j’extrais de Boudreau (1988, 29-35) n’est pas propre à la Nouvelle-Ecosse, mais a des équivalents au Nouveau-Brunswick (Péronnet 1989, 145-152, 155-157 ; Flikeid & Péronnet 1989, 219-220 ; Gérin & Gérin 1982, 126 ; 133-134) et en Louisiane (Ditchy 1932, 21-26), ce qui montre son ancienneté.
–––––––— 2
La référence renvoie au numéro de la pièce dans le recueil, puis au(x) vers à l’intérieur de celle-ci.
Le verbe acadien, concordances européennes
1 2 3 4 5 6
présent
imparfait
futur
conditionnel
j’aime t’aimes i aime j’aimons vous aimez i aimont
j’aimais t’aimais i aimait j’aimions vous aimiez i aimiont
j’aimerai t’aimeras i aimera j’aimerons vous aimerez i aimeront
j’aimerais t’aimerais i aimerait j’aimerions vous aimeriez i aimeriont
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Ce qui caractérise cette morphologie par rapport à celle du français, ce sont quatre traits, 1) identité des pronoms sujets des personnes 1/4 et 3/6 ; 2) identité (malgré la graphie qui maintient les consonnes finales amuïes) des marques flexionnelles des personnes 4 et 6 dans chaque tiroir verbal ; 3) présence d’un morphème [j] dans les marques flexionnelles de toutes les personnes du pluriel à l’imparfait et au conditionnel ; 4) identité de désinence pour la personne 6 dans tous les tiroirs verbaux. Examinons chacun de ces quatre traits et leurs correspondants dans les parlers de l’ouest de la France, la région dont sont originaires la plupart des immigrants au Canada. 1) En premier lieu, l’opposition entre personnes du singulier et personnes du pluriel s’y fait à l’économie. Seules les personnes 2 et 5 se distinguent à la fois par le pronom antéposé et par la désinence, ce qui sauvegarde la différence entre tutoiement et vouvoiement. Pour les autres personnes, - le pronom antéposé exprime le rang personnel, je = rang de la 1e personne “moi ; nous”, i = rang de la 3e personne “lui ; eux” (la distinction de genre qui est maintenue au singulier, i/a(lle) est neutralisée au pluriel, i ) ; - la désinence distingue le singulier du pluriel, j’aime / j’aimons, i aime / i aimont. j’aimais/ j’aimions, i aimait / i aimiont j’aimerai / j’aimerons, i aimera / i aimeront j’aimerais / j’aimerions, i aimerait / i aimeriont. Seul le futur a des désinences différentes pour les personnes du singulier, j’aimerai, t’aimeras, i aimera. Mais là aussi des réductions sont connues, par exemple à Terre-Neuve, les 3 personnes du singulier ont une désinence [ʀe] au futur, comme au conditionnel (Brasseur 2001, p. XXXIX). C’est une solution originale entre l’ancien français, où le verbe se conjugue par les marques flexionnelles et, éventuellement, par des alternances radicales (aim, aimes, aime, amons, amez, aiment), et le français parlé moderne, où le verbe se conjugue seulement par le pronom sujet (à l’indicatif présent, mis à part vous aimez), j’aime, tu aimes, il aime, on aime, vous aimez, ils aiment. Le pronom sujet et la désinence sont nécessaires, sans autres redondances que pour les personnes 2 et 5. Mais c’est une solution qui n’est pas rare dans les parlers dialectaux de France, notamment ceux de l’Ouest auxquels je limite la comparaison d’après les cartes ALF 23 “je vais” et 506 “nous sommes”, d’une part, et ALF 143 “il buvait” et 509 “ils sont”, d’autre part. Les résultats de la comparaison sont représentés sur la carte 1. Voir aussi Horiot (1990, 632). Au milieu du 17e siècle, cette solution était encore partagée par le français populaire de la Région parisienne (Deloffre 1961, 165). Le pronom sujet de personne 1 représente EGO, soit sous la forme du français je, avec éventuellement des traitements phonétiques spéciaux, ej en Picardie, he en Saintonge, soit
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sous des formes locales, i en poitevin, et des formes occitanes telles que yo en Limousin, abstraction faite des points occitans où le pronom sujet n’est pas obligatoire. Le pronom de personne 4 est dans la majeure partie des dialectes du domaine d’oïl le même que celui de la personne 1, donc je, he, i (FEW 3, 207b, EGO), par une extension de la langue populaire commune au 16e siècle, mais qui ne se rencontre plus que dans les parlers dialectaux après le 17e siècle. Certaines zones n’ont pas accepté cette extension et sont restées fidèles au représentant de NOS, notamment le domaine picard sous la forme o, l’occitan du nord-ouest, nou, neu, et quelques points tardivement romanisés à la frontière avec le breton. L’extension de on, caractéristique du français populaire et familier, se rencontre dans le Maine, en Haute-Bretagne et dans le Berry. La généralisation de je ou i est donc fréquente dans le quart nord-ouest de la France, sauf au nord et à la jonction avec l’occitan. En est exclu le sud de la Saintonge et toute la Picardie dans les parlers d’oïl. Le pronom sujet de personne 3 représente régulièrement ille, par l’intermédiaire de *īllī, sous la forme du français i(l), ou bien sous une forme dialectale le / gle en poitevin. C’est la même forme qui est valable pour le pluriel, comme en ancien français, le pluriel ils du français depuis le 14e siècle (Marchello-Nizia 1979, 174-5) n’ayant pas été généralisé dans les parlers dialectaux. L’identité des pronoms sujets 3 et 6 (i ou gle / le) devant consonne est générale dans le quart nord-ouest de la France, sauf à la jonction avec l’occitan. Malheureusement, pour la position prévocalique, les cartes ALF 1433 “qu’ils aillent” et 1449 “qu’ils aient” sont incomplètes (voir Péronnet 1989, 148, 151). Elles permettent cependant de voir que, là où l’on a des réponses, les formes sans -z- dominent. Les formes avec -z- ne paraissent bien implantées qu’en Touraine (pts 318, 407, 408, 414, 415, 416), en Picardie (pts 275, 284, 285), dans la Région parisienne (pt 226) et çà et là (pt 313 Eure-et-Loir ; 476 LoireAtlantique ; 505 Indre ; 901, Allier) et dans la zone occitane (pts 702, 703, 704, 801). En tout cas, tout le nord-ouest et le sud-ouest d’oïl pratiquent l’indistinction. C’est un fait d’archaïsme. 2) Un deuxième trait caractéristique de la conjugaison acadienne, c’est l’identité des marques flexionnelles des personnes 4 et 6, 4 6
j’aimons j’aimions i aimont i aimiont
j’aimerons i aimeront
j’aimerions i aimeriont
Pour l’indicatif futur, l’accord est général entre les cartes ALF 97 “nous aurons” et ALF 532 “ils feront” où les résultats sont [ɔ̃] ou [ɑ̃], sauf dans un petit nombre de points où le pronom sujet est on et dans le nord-occitan. C’est un résultat attendu, dans la mesure où c’est celui du français et où cette homonymie est due à l’amuissement des consonnes finales de -erons et -eront. Justement cette homonymie ne se constate pas dans le Marais vendéen où le -t final se maintient (pts 458, 478). Cette même identité se constate, pour le présent de l’indicatif, de façon ponctuelle, en Picardie, en Anjou et dans une bande au sud du domaine d’oïl (Poitou, Berry), où les résultats sont [ɔ̃] ou [ɑ̃], selon ALF 27 “(nous all)ons” et ALF 1064 “(ils port)ent”. Pour l’imparfait, un certain nombre de points dispersés à travers tout le quart nord-ouest attestent l’identité des résultats des marques flexionnelles de ALF 512 “nous étions” et 513 “ils étaient”. Le résultat est soit issu de la personne 4, de type [jɔ̃] ou [jɑ̃], en PoitouCharentes ou encore dans le sud de la Picardie, soit issu de la personne 6, de type [ ɛ̃] dans une bande discontinue du Perche à la Marche et, isolément, dans le Morbihan et dans l’Oise, enfin de type [ɔt] dans deux points (273, 274) du Pas-de-Calais. Pour le conditionnel, la situation, d’après les cartes ALF 515 “nous serions” et 1366 “viendraient”, est un peu comparable à celle de l’imparfait. Les marques flexionnelles de type
Le verbe acadien, concordances européennes
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[rjɔ̃] ou [rjɑ̃] dominent le Poitou-Charentes et dans une aire à cheval sur le Limousin et la Marche, de même que, isolément, dans l’Oise [rjɔ̃] (pt 235). Le type [rɛ̃] occupe une longue bande du Perche au Berry et réapparaît en Bretagne (pts 485, 486) ; la variante [rɛ̃m] se rencontre isolément dans la Somme (pt 263). Le Pas-de-Calais connaît une forme [rɔt] parallèle de l’imparfait (pts 273, 274). Au total, cette identité, dans les quatre tiroirs verbaux, des terminaisons des personnes 4 et 6 se rencontre, à l’époque contemporaine, dans quatre petites aires du sud-ouest du domaine d’oïl, situées dans l’Orléanais, le Berry, l’Angoumois, enfin le Poitou et l’Aunis. Voir la carte 2. Mais, au milieu du 17e siècle, cette identité caractérisait encore le français populaire de la Région parisienne (Deloffre 1961, 170). 3) Un troisième trait consiste dans l’opposition, pour toutes les personnes du pluriel, entre l’imparfait par rapport au présent et le conditionnel par rapport au futur, qui est manifestée par l’insertion d’un morphème [j], 4 5 6
j’aimons vous aimez i aimont
j’aimions vous aimiez i aimiont
4 5 6
j’aimerons vous aimerez i aimeront
j’aimerions vous aimeriez i aimeriont
Le particularisme résulte de l’alignement de la marque flexionnelle de la personne 6 sur celles des personnes 4 et 5 où le [j] est ancien. Cette extension a été mentionnée par quelques grammairiens du 16e siècle et notée à quelques reprises en français chez des auteurs du sudest et du sud-ouest (cf. Brunot 2, 336). Elle est courante, au milieu du 17e siècle, dans le français populaire de la Région parisienne (Deloffre 1961, 171-172). Son aire d’expansion à l’époque contemporaine peut se retracer d’après les cartes ALF 401 “ils devaient”, 513 “ils étaient”, 10 “ils s’agenouilleraient”, 1366 “viendraient”, dont les résultats ont été schématisés sur la carte 3. On rencontre cette extension isolément dans l’Oise où elle est plus largement attestée à l’imparfait (pts 235, 242, 245, 246) qu’au conditionnel (pt 235). Elle est restée typique des parlers du sud-ouest du domaine d’oïl et du nord-ouest occitan. 4) Un quatrième trait caractéristique de l’acadien, c’est l’identité de la désinence pour la personne 6, qui est [ɔ̃], à l’indicatif présent, imparfait, futur et au conditionnel présent. Si l’on consulte les cartes ALF 1064 “ils portent”, 513 “ils étaient”, 1418 “ils voudront”, 1366 “ils viendraient” (abstraction faite des morphèmes de futur et de conditionnel [r] et d’imparfait et de conditionnel [j]), on trouve un ensemble de points qui remplissent la même condition, par une désinence [ɔ̃] ou [ɑ̃] (sans tenir compte des notations intermédiaires entre ces deux voyelles nasales) ou [ɛ̃], en Poitou-Charentes, dans le sud de l’Indre et en Limousin, où donc on conjugue portont, étiont, voudront, viendriont (solution du Haut-Poitou) ou bien portant, étiant, voudrant, viendriant (solution du Bas-Poitou et de l’Aunis, de l’Angoumois et dans l’Indre) ou bien porten, érien, vodren, vendrien (pt 605, en Limousin). Voir la carte 4 et voir aussi Horiot (1990, 632-633). Cette unification de la désinence fait défaut dans la langue populaire de la Région parisienne (Deloffre 1961, 170-173). Si l’on conjugue les quatre traits, comme sur la carte 5, on voit qu’il n’y a accord qu’avec 9 points de l’ALF qui forment le cœur des parlers dialectaux du Poitou, de l’Aunis et de la Saintonge. Il est clair que ce système de marques flexionnelles est le résultat d’une restructuration. Celle-ci est le fruit d’une série de simplifications et d’analogies répandues dans les parlers populaires de l’ouest de la France, telles que,
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a) unification du pronom sujet signifiant le ou les locuteur(s) sur le modèle de celui signifiant le et les délocuté(s), i “je ; nous” comme le “il ; ils” ou français il “il ; ils” ; b) amuïssement des consonnes finales -s et -t qui va favoriser la confusion des désinences des personnes 4 et 6 à l’indicatif présent ; c) alignement de la marque de l’imparfait et du conditionnel des personnes du pluriel, -iont sur le modèle de -ions et -iez ; d) alignement des marques des personnes du pluriel pour les opposer systématiquement à celles du singulier, au présent, désinence zéro au singulier versus désinence tonique au pluriel ; à l’imparfait et au conditionnel, morphème [j] à toutes les personnes du pluriel. Mais ces évolutions fréquentes dans les parlers populaires n’ont pas entraîné partout les mêmes restructurations. Ainsi, l’uniformisation des désinences de la personne 6 est restée très circonscrite, la plupart des parlers maintenant trois désinences pour les quatre tiroirs verbaux examinés, au point que seuls les parlers du sud-ouest d’oïl l’ont adoptée. Il faut aussi noter la solidité de la restructuration dans cette dernière zone démontrée par son maintien massif, en contraste avec le recul par rapport au passé et l’émiettement des résultats dans les autres régions. Il importe de préciser les conditions dans lesquelles s’est déterminée la restructuration poitevino-saintongeaise. Tout d’abord, il ne s’agit pas de faits de discours obtenus par hasard lors d’une enquête rapide. Trois descriptions grammaticales de parlers des trois départements poitevins montrent qu’il s’agit bien d’un système de marques flexionnelles caractéristique du dialecte poitevin. Aiript, Deux-Sèvres (Pougnard 1952, 55) 1) [i] (devant cons.) / [j] (devant voyelle) “je ; nous” [lә] (devant cons.) / [l] (devant voyelle) “il ; ils” 2) [sotɑ͂] “sautons ; sautent” [sotjɑ͂] “sautions ; sautaient” [sotrɑ͂] “sauterons ; sauteront” [sotәrjɑ͂] “sauterions ; sauteraient” 3) [sotjɑ͂] “sautions” [sotje] “sautiez” [sotjɑ͂] “sautaient” [sotәrjɑ͂] “sauterions” [sotәrje] “sauteriez” [sotәrjɑ͂] “sauteraient” 4) [sotɑ͂] “sautent” [sotjɑ͂] “sautaient” [sotrɑ͂] “sauteront” [sotәrjɑ͂] “sauteraient” Vienne (Mineau 1982, 270) 1) i “je ; nous” le “il ; ils” 2) i piantons “nous plantons”, le piantont “ils plantent” i piantions “nous plantions”, le piantiont “ils plantaient” i pianterons “nous planterons”, le pianteront “ils planteront” i pianterions “nous planterions”, le pianteriont “ils planteraient” 3) i piantions, vous piantiez, le piantiont i pianterions, vous pianteriez, le pianteriont 4) le piantont, le piantiont, le pianteront, le pianteriont.
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Mais il est aussi signalé que certains parlers connaissent une désinence de la personne 6 -ant dans ces 4 cas. Vouvant, Vendée (Rézeau 1976, 64, 96-97) 1) [i] (précons.), [j] (prévoc.) “je ; nous” [lœ] (précons.), [l] (prévoc.) “il ; ils” 2) [pœrtɑ͂] “portons ; portent” [pœrtjɑ͂] “portions ; portaient” [pœrtrɑ͂] “porterons ; porteront” [pœrtœrjɑ͂] “porterions ; porteraient” 3) [pœrtjɑ͂] “portions” [pœrtje] “portiez” [pœrtjɑ͂] “portaient” [pœrtœrjɑ͂] “porterions” [pœrtœrje] “porteriez” [pœrtœrjɑ͂] “porteraient” 4) [pœrtɑ͂] “portent” [pœrtjɑ͂] “portaient” [pœrtrɑ͂] “porteront” [pœrtœrjɑ͂] “porteraient” Ce ne sont pas des artefacts d’enquête, mais bien un système de marques. La meilleure preuve, c’est que ce système de marques flexionnelles est aussi en vigueur pour les autres modes et temps simples. Je limite les citations aux données d’Aiript, Subjonctif présent, ['sotǝ] “(que je, tu, il) saute(s)” [k i sotjɑ͂] “que nous sautions” [k vu sotje] “que vous sautiez” [k lә sotjɑ͂] “qu’ils sautent” Subjonctif imparfait, [so'tisә] “(que je, tu, il) sautasse / sautasses / sautât” [k i sotisjɑ͂] “(que nous) sautassions” [k vu sotisje] “(que vous) sautassiez” [k lә sotisjɑ͂] “(qu’ils) sautassent” Passé simple, [soti] “sautai ; sautas ; sauta” [i sotirɑ͂] “nous sautâmes” [vu sotire] “vous sautâtes” [lә sotirɑ͂] “ils sautèrent” Ensuite il convient de préciser à quelle époque s’est mis en place ce système de marques. Le plus ancien texte que nous connaissons en dialecte poitevin, La Gente Poitevinrie (Pignon 1960) a été publié en 1572. L’ouvrage réunit un ensemble de textes qui ont été écrits, publiés pour certains, entre environ 1550 et 1569, donc au cours du 3e quart du 16e siècle. Si l’on interroge ce texte, on y trouve déjà en place une conjugaison semblable à celle de l’époque moderne.3
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La référence renvoie au numéro de la pièce dans le recueil, puis au(x) vers à l’intérieur de celle-ci.
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Pour le premier trait, i / y s’emploie pour “je” comme pour “nous” ; gle, ou des formes plus étoffées igl, igl le, s’emploient pour “il” et “ils”: Y é do mouton, do vache Do breby, do egna “j’ai des moutons, des vaches, des brebis, des agneaux” (8/25-6) Y avians en in doublé Assez pre ressionné “nous avions dans un bissac assez pour déjeûner” (8/59-60) Et que, pr iqueu, gl avet grond tort “et que pour cela il avait grand tort” (2/151) Gl en aviant tant de tous couty “ils en avaient tant de tous côtés” (2/37). Mais le processsus n’est pas encore achevé, car on rencontre encore le représentant dialectal héréditaire de NOS, ne “nous”, qui va survivre jusqu’au 17e siècle (Gauthier 1995, 313), ou bien le français influence exceptionnellement les rédacteurs, d’où y “ils”. Ne devan don bain, quem i cray, Prié Dé pre noutre bon Ré “nous devons donc bien, comme je crois, prier Dieu pour notre bon Roi” (2/29-30). Toutefé iquez magistraux Voulant fort corrigy lé maux Et y fasan bain lour dever “toutefois ces magistrats veulent fort corriger les maux et ils font bien leur devoir” (1/33-35). On remarque aussi que le pronom sujet n’est pas encore obligatoire dans tous les contextes, comme dans le français de cette époque, Quond i fu in iquale ville De Poeters, y aly comme habille, Chez mon parculoux, pour saver Quond pourrians audiance aver “quand je fus dans cette ville de Poitiers, j’allai en homme prompt, chez mon procureur, pour savoir quand [nous] pourrions avoir audience” (6/369-372) Quond igl nou vit, Gentiment gle nou recevit Et viran qu’igl ertet apres Nostre cas, qu’igl vyset de pres “quand il nous vit, gentiment il nous reçut et [nous] vîmes qu’il était sur notre affaire, qu’il examinait de près” (6/377-380) Quond à moy, i erté debout, Pre bain vou intendre le tout, e peux sorti tout joliment, Ben ayse d’iquo jugement “quant à moi, j’étais debout, pour bien vous entendre le tout, et puis [je] sortis tout joliment, bien aise de ce jugement” (6/467-470) Et tout au long ve conteray Lé bain et lé mau qu’i verrai “et tout au long [je] vous conterai les biens et les maux que je verrai” (6/507-508). En ce qui concerne le deuxième trait, Pignon note à propos de la désinence de la première personne du pluriel que « étant donné l’effacement fréquent de s et t à la finale […], cette désinence devait souvent se confondre avec la désinence de troisième pluriel » (Pignon 1960, 54). Néanmoins la graphie distingue généralement -an pour la personne 4 et -ant pour la personne 6, les exceptions (Pignon 1960, 28) démontrant le caractère graphique de cette distinction. Indicatif présent, Si nous parvenan in vieillesse “si nous parvenons à la vieillesse” (1/13) Mé iqualé guarre preverse Fasant tout cherre à la rinverse “mais ces guerres perverses font tout tomber à la renverse” (1/101-102) Indicatif imparfait, In chaquin fat de toay nouvelle Pr in precez que n’avian insemble “tout le monde parle de toi pour un procès que nous avions entre nous” (4/2-3) Iglz me tiriant de tous couti “ils me tiraient de tous côtés” (4/171) Indicatif futur, Nous verran in jour de grons cas “nous verrons un jour de grandes choses” (1/ 12) Gn en portrant roin qu’in bea linceoux “ils n’emporteront rien qu’un beau linceul” (1/71)
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Conditionnel présent, Ne devrian foire à nostre presme Non pus que ferian à nou mesme “nous [ne] devrions faire à notre prochain pas plus que [ce que nous] ferions à nous-mêmes” (1/217-218) Gle devriant estre lapidy “ils devraient être lapidés” (1/ 320) Passé simple de l’indicatif, Et n’oguirant pre no defence Tous deux auquine recompence “et nous n’eumes pour notre défense tous deux aucune récompense” (1/261/262) 4 Pardé, tous iquez broillemens Durirant bain pré de six ans “pardieu, toutes ces situations embrouillées durèrent bien près de six ans” (1/257-258) Conditionnel passé, Mé et Ragon et mé infans Eussians ety pouvre et moechans “moi et Radegonde et mes enfants [nous] eussions été pauvres et misérables” (2/199-200). Le troisième trait est également respecté. La terminaison de la 3 e personne du pluriel de l’imparfait est en -iant, et celle du conditionnel en -riant, ce qui assure la permanence de [j] à toutes les personnes du pluriel, Indicatif imparfait, Pr in precez que n’avian insemble “pour un procès que nous avions entre nous” (4/2-3) Beacot ertiant de mort sourpris Et mourriant d’estringe faisson “beaucoup étaient surpris par la mort et mouraient d’étrange façon” (2/20-21) Conditionnel présent, pour saver Quond pourrians audiance aver “pour savoir quand [nous] pourrions avoir audience” (6/369-372) Ve diriez qu’o sont clercs ou prestre “vous diriez que ce sont des clercs ou des prêtres” (6/400) Mes que deux ivocatz ou trois En friant jety le loup do boys E me dirriant, d’in bea travers, Si mon fat é ben ou revers “mais que deux ou trois avocats feraient toute la lumière sur l’affaire et me diraient sans conteste si ma cause est bonne ou mauvaise” (6/313-316). Enfin, conformément au quatrième trait, la personne 6 a une désinence -ant qui est constante, On dirret à lé ver debattre Qu’igle se voulant mordre ou batre “on dirait à les voir débattre qu’ils veulent se mordre ou se battre” (2/83-84) Iglz ly fasiant bain grond inour Et l’appelliant tretous monsiour “ils lui faisaient bien grand honneur et l’appelaient tous monsieur” (2/115-116) Mez mointenant bain iglz pourrant Depoichy ansy qu’iglz vodrant Et taindrant do jons pus grond conte “mais maintenant ils pourront bien dépêcher les affaires comme ils voudront et tiendront des gens plus grand compte” (2/39-41) Et si le monde ertet bain sage, Iglz feriant in pitoux moenage Et portriant do robe de telle “et si les gens étaient bien sages, ils feraient un piteux ménage et porteraient des robes de toile” (2/127-129) Mé quond mon dret fut disputy E qu’iglz furant assavanty Do tort, de l’ibus, de l’etrage “mais quand mon droit fut disputé et qu’ils furent informés du tort, de l’abus, de l’outrage”. Cela affecte même les formes verbales correspondant à ont, sont, font, etc.,
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Cf. des variantes graphiques de la marque flexionnelle de cette personne, Ne furan so la roche, Le branle y fut dansy. E peu gaillardement Ne furan ressonny “nous fumes sous la roche, le branle y fut dansé. Et puis gaillardement nous déjeunâmes” (9/55-58) ; Su queu, nou accordiram Et nou metiram à foyre Ine beseigne, Dé set quo “sur ce, nous nous accordâmes et nous mîmes à faire une besogne, Dieu sait quelle” (7/75-77).
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Les bains d’iquez pouvre Picartz En ant ety bruly et artz “les biens de ces pauvres Picards en ont été brûlés” (1/103-104) Ma fé, tout iqué paremens Ne sant que bea desguisement “ma foi, toutes ces parures ne sont qu’un beau déguisement” (1/85-86) O do escu fan bain lour cas “avec des écus font bien leur affaire” (1/69). Mais on trouve aussi, exceptionnellement, -ont, Mé insemble amassy mangeont Tretout l’our do pouvre jons “mais amassés ensemble ils mangent tout l’avoir des pauvres gens” (2/89-90). Ces faits, que La Gente Poitevinrie nous manifeste comme bien implantés dans la langue du 16e siècle, sont pour certains d’entre eux attestés très antérieurement, dès le 13 e siècle, venant (Vienne 1232), fesiant (Deux-Sèvres 1250), porreant (Vienne 1232), voir Görlich (1882, 29) qui cite beaucoup d’autres exemples, et aussi Pignon (1951, 262), Boucherie (1873, 292). Et même on suppose pour quelques-uns de ces traits un passé plus lointain encore, si l’on en croit Pignon, « Pour notre région cependant nous pensons que sur ce point encore il convient d’envisager une action possible des parlers d’oc. Action de an, fan, van, de chantám et de chantán, de -ían dans les imparfaits de l’indicatif (qui a pu passer à -yán comme nous l’avons vu), toutes formes qui sont normales en ancien limousin. » (Pignon 1951, 263) ; « Nous supposons, comme nous l’avons dit à propos des troisièmes pers. plur., que -iant s’explique, dans notre région, par un substrat occitan. » (Pignon 1951, 267).5 Ceux de ces particularismes qu’on peut faire remonter à la période où cette zone appartenait encore au domaine occitan nous renvoient au 12e siècle, si ce n’est encore plus tôt. Cela veut dire que ces traits sont pour un certain nombre d’entre eux installés dans le dialecte poitevin depuis la période médiévale et que la cristallisation vers l’état contemporain s’est déterminée au cours du 16e siècle. On peut en conclure que l’ensemble de traits qui typisent le centre du domaine poitevin faisait déjà partie du système morphologique au 17e siècle. Le système des marques verbales flexionnelles du poitevin ne résulte pas d’une restructuration moderne, il a au moins quatre siècles d’ancienneté. Il était donc déjà constitué lorsque les premiers immigrants ont fondé l’Acadie et ont établi la base de la population acadienne, entre 1632 et 1650. Il n’y a pas d’impossibilité chronologique qui s’opposerait à enchaîner dans un scénario historique les systèmes des flexions verbales poitevins et acadiens. Il ne faut cependant pas se méprendre, cette identité structurelle n’implique pas qu’on ait affaire à des formes dialectales en acadien. Dans la zone poitevine le pronom personnel sujet de 1e personne est i devant consonne et y devant voyelle, par exemple à Vouvant, i voué “je vois”, i vlans “nous voulons”, y aime “j’aime”, y aimans “nous aimons” et celui de 3e personne est le devant consonne et l’ devant voyelle, le voué “il voit”, le vlant “ils veulent”, l’aime “il aime”, l’aimant “ils aiment”. Ces pronoms, qui ne se distinguent pas des formes du français par une origine différente, mais par des évolutions phonétiques spécifiques, proprement dialectales, ne se rencontrent pas en acadien. Pour qu’il y ait dépendance entre les systèmes poitevin et acadien, il faut qu’il y ait eu, au minimum, abandon des formes dialectales du pronom personnel au profit des formes correspondantes je et il du français. Il n’y a d’identité substantielle avec aucun parler poitevin. Même dans les trois points poitevins de l’ALF, à cheval sur les Deux-Sèvres et la Vienne, où il y a accord substantiel sur une désinence [ɔ͂] pour la personne 6 et pour les solutions -ions / -iez / -iont et -rions / -riez / riont pour les personnes de pluriel de l’imparfait et du conditionnel, les pronoms sont différents.
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Voir aussi en ce sens Gossen 1962.
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Cette absence de concordance substantielle entre les systèmes poitevin et acadien, nous l’avions déjà constatée pour les marques flexionnelles du passé simple. Avec son morphème -i- et sa désinence zéro pour le singulier et -r pour le pluriel, ce tiroir verbal ne s’intègre que partiellement à l’intérieur du système acadien. C’est la désinence qui permet de distinguer la pluralité de la singularité des locuteurs et des délocutés, Ø vs. -r (1er trait) ; les désinences des personnes 4 et 6 sont identiques, -r (2e trait) ; mais la désinence de la personne 6 est hors du système qui généralise [ɔ͂] à tous les autres tiroirs verbaux (4e trait). L’origine du passé simple acadien, ce n’est pas le système poitevin, 1.2.3. -i, 4. -irans, 5. -irez, 6. -irant, mais le système des marques flexionnelles qui a été général dans le français de l’Ouest, 1. -i, 2. -is, 3. -it, 4. -ismes, 5. -istes, 6. -irent, auquel l’acadien a fait subir une simplification des désinences personnelles plus radicale que pour les autres tiroirs verbaux. Semblablement, pour les autres tiroirs verbaux, ce sont les formes de ce même français de l’Ouest, j’aimons, j’aimions, j’aimerons, il aimeront, j’aimerions qui ont été adoptées et qui ont servi de base substantielle pour la réorganisation structurale des marques flexionnelles de l’acadien en i aimont, i aimiont, i aimeriont. Néanmoins l’identité entre les organisations poitevine et acadienne des marques personnelles ne peut être tenue pour un pur et simple effet du hasard, tellement elle s’accorde avec les concordances lexicales que l’on constate entre les deux domaines. Non seulement cette explication ne semble se heurter à aucun obstacle dirimant, mais elle offre en outre l’avantage d’être particulièrement économique. Une seule et même explication permet de rendre compte de huit formes verbales et c’est cette même explication qu’on utilise pour justifier les particularismes lexicaux de l’acadien. Il ne s’agit pas d’une explication nouvelle, mais seulement d’une nouvelle extension d’une explication connue depuis les premiers travaux sur le sujet (Massignon 1962, 736-737). Si l’on veut mieux comprendre comment s’est opérée cette importation de formes françaises dans la structuration poitevine des marques verbales flexionnelles, il suffit d’examiner quelques évolutions récentes en acadien. Non seulement ces évolutions manifestent la prégnance de la structure à travers le temps et les états de langue, mais elles permettent aussi de voir comment elle a pu se transposer du dialecte au français expatrié. Car, si les formes poitevines sont liées entre elles au sein d’une structure solide qui a traversé les siècles, il en va de même, malgré les apparences, pour les formes acadiennes. En sortant de leur isolement linguistique, les Acadiens ont rencontré des formes concurrentes, dans le français écrit ou dans les autres français oraux de l’Amérique du nord, qu’ils ont été tentés de s’approprier. De ce fait on assiste en acadien contemporain à un étiolement plus ou moins avancé des formes verbales traditionnelles, mais il importe de voir par quoi elles sont remplacées et comment se fait le changement. Le contact entre les variétés de français, selon son intensité, aura deux effets distincts qui peuvent affecter soit l’ensemble de la structure soit certains de ses éléments constitutifs. En acadien louisianais on a des témoignages depuis la fin du 19e siècle d’une « prolifération morphologique » (Rottet 2005, 223) marquée par l’emploi anarchique des désinences communes aux personnes 4 et 6, j’avions “j’avais”, tu avions “tu avais”, elle avions “elle avait”, il étions “il était”, alle étiont “elle était”, on étions “on était”, j’avions “nous avions”, vous croyons “vous croyez”, il étiont “ils étaient”, etc. Les marques verbales flexionnelles subsistent, mais la structure qui leur donnait leur valeur s’est disloquée. Les désinences flottent en l’air désormais et s’emploient de façon anarchique. Un tel état chaotique ne peut se maintenir et les désinences personnelles s’effacent à leur tour, « pour beaucoup de locuteurs
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du cadien actuel, le verbe ne possède, à chaque temps et mode, qu’une seule forme, quel que soit son sujet » (Rottet 2005, 224), je mange, tu mange, il / elle mange, on mange, vous-autres mange, eusse / ça / eux-autres mange (ibid. ; Neumann-Holzschuh 2003, 72-73). A l’inverse, la structure des marques verbales flexionnelles peut se maintenir en dépit du remplacement de certains éléments, comme le montrent quelques exemples notés au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Ecosse. L’emprunt du pronom sujet on pour la personne 4 “nous” rompt l’identité des pronoms sujets pour le locuteur singulier comme pour le locuteur pluriel, je “je” et “nous”, de même que l’identité des désinences des personnes 4 et 6, qui sont deux des traits caractéristiques de la structure acadienne. Des exemples qui pourraient être facilement multipliés attestent l’emprunt du pronom, mais sans qu’il y ait de répercussion sur la désinence verbale, tel que on couperons “nous couperons” (Arrighi 2005, 288), forme qui maintient l’identité des désinences des personnes 4 et 6 , français on coupera ils couperont
acadien traditionnel je couperons i couperont
acadien avancé on couperons i couperont
Des exemples semblables ont été également notés à Terre-Neuve (Brasseur 2001, 324). Ce n’est pas une extension d’emploi de on, mais l’emprunt de on “nous” du français parlé, du fait que le pronom indéfini on “une personne quelconque” se réalise en acadien sous la forme traditionnelle n’on (Poirier 1995, 321) ou no, non (Brasseur 2001, 317). Il arrive aussi que certains Acadiens empruntent à d’autres francophones d’Amérique des formes refaites selon d’autres règles que celles de l’acadien, par exemple les formes de l’indicatif imparfait du verbe être remodelées sur les formes du présent, il est / ils sont en il est-ait “il était”, ils sont-aient “ils étaient” (Arrighi 2005, 125). La structuration traditionnelle des formes acadiennes va provoquer l’apparition d’une forme d’imparfait de personne 4 identique à la personne 6, je sontaient “nous étions” dans la Baie Sainte-Marie (Arrighi 2005, 220). On voit ainsi les formes typiquement acadiennes remplacées par des formes plus répandues en Amérique du Nord, en même temps que leur survivre la structure qui les avait engendrées et maintenues dans l’être. Celle-ci est capable d’assimiler des éléments étrangers et de les intégrer dans son organisation. Dans cette dernière configuration les éléments constitutifs ont changé, mais la structure reste intacte et garde son pouvoir organisateur. Ces évolutions divergentes mettent en évidence l’organisation par rapport aux éléments organisés, ainsi que leur interdépendance. On peut valablement faire l’hypothèse que ce qui se produit dans le dernier cas de figure, celui où la structure se montre toujours capable d’intégrer les matériaux placés sous sa dépendance, est homologue de ce qui s’est passé au 17e siècle, quand les émigrants ont installé, à la place de leurs formes dialectales, les formes du français populaire de leur époque dans leur structure poitevine des marques verbales flexionnelles. Seuls les éléments ont été modifiés. Entre le micro-système acadien et son correspondant poitevin, il n’y a identité qu’au niveau de l’organisation des morphèmes et des désinences. Mais elle est telle qu’on ne peut pas faire comme si elle n’existait pas, on ne peut pas la traiter comme un phénomène négligeable. Certes elle ne concerne qu’un très mince secteur du système linguistique, mais il est bien évident que de telles identités ne peuvent être que résiduelles. Certes une telle identité n’a pas le pouvoir localisateur catégorique de certaines unités lexicales, puisque l’apparition d’une forme verbale telle que il étiont “ils étaient” pourrait s’expliquer de diverses manières, tandis que l’acadien zire n. m. “dégoût” ne peut provenir que des parlers du sud-ouest du domaine d’oïl qui, seuls, connaissent ce mot dépourvu de toute motivation (FEW 24, 143a, *ADIRARE). Mais l’hypothèse d’un calque structurel pour les formes verbales
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flexionnelles de l’acadien a l’avantage de rendre compte des particularismes de la flexion verbale acadienne par une seule et même explication et, qui plus est, une explication qui est du même ordre que celle qu’on utilise pour justifier les concordances lexicales. De tels indices convergents permettent de penser que la colonie acadienne a bien été fondée par des gens qui, au moins pour une part significative d’entre eux, pratiquaient, avant leur émigration, le dialecte poitevin. Ils ont abandonné, en Amérique, leur parler dialectal, mais on en trouve des marques nombreuses dans le lexique acadien et, au plan morphologique, la structure des marques verbales de l’acadien traditionnel est décalquée de celle du verbe poitevin. C’est l’un des traits saillants de l’acadien, quand on le compare aux autres français expatriés, que cette imprégnation dialectale encore sensible presque quatre siècles après la formation de cette communauté humaine et après les tribulations si importantes que celle-ci a subies. Ces considérations permettent de réviser légèrement la conclusion de Claude Poirier, « puisque les Acadiens n’ont pas pu subir d’influences externes qui pourraient expliquer que le français se soit substitué aux patois, on doit conclure que les premiers immigrants, qui ont conditionné de très près le développement démographique de l’Acadie, parlaient le français avant même leur départ de France » (Poirier 1994, 264). Si les futurs immigrants avaient parlé déjà le français avant leur départ de France pour l’Acadie, ce n’aurait sûrement pas été le français commun, mais le français de leur province. Il est cependant plus probable, au vu des traces qu’en garde l’acadien, que le dialecte constituait leur usage linguistique premier et spontané, en même temps qu’ils connaissaient le français, et que leur émigration vers le Nouveau Monde les a conduits à dédialectaliser rapidement et quasi systématiquement leur usage linguistique. Cette élimination presque totale des spécificités dialectales aura été l’un des éléments déterminants de leur intégration à la nouvelle communauté humaine qui se formait, dans la première moitié du 17e siècle, en Acadie.
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Carte 1 : Identité des pronoms sujets des personnes 1 et 4 et des personnes 3 et 6
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Carte 2 : Identité des marques flexionnelles des personnes 4 et 6 à l’indicatif présent, imparfait et futur et au conditionnel présent
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Carte 3 : Morphème commun aux personnes 4, 5 et 6 de l’indicatif imparfait
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Carte 4 : Désinence unique pour la personne 6 à l’indicatif présent, imparfait et futur et au conditionnel présent
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Carte 5 : Concomitance des quatre traits
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Auctor, auctrix, femina auctor ? – Extraits d’une approche historique de la féminisation des titres, fonctions et noms de métiers
1. Introduction Cela fait près de 30 ans que la féminisation des titres, grades, fonctions et noms de métiers a été amorcée. Quasiment sans fumée au Canada, véritable poudrière en France, peu de débats linguistiques ont fait couler autant d’encre ces dernières décennies. Alors qu’outre-atlantique, le processus semble être achevé, la querelle continue à faire rage en France (cf. Conrick 2005, 41). Malgré une accalmie ponctuelle, la dispute est loin d’arriver à terme «; certes on peut constater un adoucissement du dialogue depuis le vote de la loi sur la parité en 2002, mais les positions des différents acteurs de ce conflit restent en tranchées. Diverses ont été les argumentations aboutissant à des résultats plus ou moins hétérogènes. Il est possible d’extraire trois modèles grammaticaux distincts, en étroite relation avec les politiques linguistiques et les discours sociaux-culturels des deux pays. Le Canada a opté pour une approche populaire du problème, en laissant le choix de l’usager devenir la base du catalogue des appellations. Cette méthode produit peut-être un accroissement des exceptions, mais elle a l’avantage d’avoir une réception rapide à grande échelle. En France par contre, la généralisation des règles de féminisation a été mise en avant afin de réduire au maximum les exceptions et faciliter l’application, sans pour autant être sûr de l’acceptation des nouveaux termes par le locuteur. L’Académie Française forme un contre-courant à ces politiques. Elle estime que la nécessité de la féminisation n’est pas donnée, car elle se trouve en désaccord avec la grammaticalité de la langue. Mais cette grammaticalité, souvent attaquée ou défendue par des arguments plus ou moins fondés, est elle-même issue de mécanismes bien plus basé sur les habitudes du locuteur que sur le purisme du grammairien. Plus de deux millénaires de cul-de-sac, d’enchevêtrements, d’embûches linguistiques ont apporté leurs propres solutions à ce sujet.
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2. Aperçu de la politique linguistique de la féminisation en France et au Canada Le Canada a donc été capable de synthétiser les éléments clés pour la genèse d’une politique linguistique féminine. En premier lieu, il y avait, fin des années 1970 – en conséquence de la révolution tranquille et de la montée du féminisme en Amérique du Nord – une volonté politique durable de mettre en œuvre des réformes ainsi qu'une prise de conscience de la nécessité d’utiliser la langue comme outil social. Rapidement, grâce aux services d’État et à quelques grandes entreprises, règles grammaticales et néologismes florissaient. De cette multitude de possibilités se cristallisèrent progressivement les formules que l’usage courant valorisait. En laissant l’usage régir la langue, l’acceptation quasi générale était garantie (cf. Fischer 2005, 515). L’inconvénient de cette méthode est cependant l’accroissement d’exceptions et de créations linguistiques qui sembleraient en désaccord avec l’évolution naturelle de la langue (cf. COGETER 1998, chap. 3.2.1.1). Outre-Atlantique, la France poussée par le désir de quelques femmes politiques de contrer « l’invisibilité linguistique des femmes » (Houdebine-Gravau 1994, 40), met en place une commission en 1984 afin de déterminer les possibilités grammaticales du français à féminiser. Il s’en suit une circulaire ministérielle prônant l’utilisation de quelques règles de formation du féminin dans toute l’administration française. Par conséquence, un vif débat surgit en France, notamment lancé par l’Académie française voyant la grammaticalité de la langue en danger (ainsi que son autorité linguistique). Dix ans plus tard, poussé par les membres du gouvernement désirant voir s’accorder leur titre avec leur sexe, une nouvelle commission est créée afin de refaire le point sur la question qui, en une décennie, montrait très peu de traces d’amélioration (cf. Pavlic 1999, 11-12). Le bilan présenté en 1998 suivait une ligne très conservatrice. En effet, l’autorité de l’Etat à intervenir sur la langue était remise en question ainsi que la nécessité de tels changements linguistiques (cf. COGETER 1998, 46). Toutefois, l’ouvrage Femme j’écris ton nom… Guide d’aide à la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions (INaLF / CNRS 1999) sous le parrainage du Premier ministre de l’époque L. Jospin, qui fut publié un an plus tard, mettait en place les bases pour la politique de parité actuelle. Les lignes directrices étaient d’instaurer rapidement des règles grammaticales généralement applicables, en accord avec la langue, afin d’avoir un système simple avec peu d’exceptions, malheureusement sans tenir compte d’une multitude d’éléments sociolinguistiques (cf. Fischer 2005, 515-516). On peut en conclure que selon le pays, le concept du rôle de la langue dans la société suit différents chemins : le Canada a intégré la langue au début d’un changement social, alors que la France a plutôt tendance à voir la langue comme élément final couronnant le processus.
3. Aspects diachroniques de la fonction du genre Pour comprendre les moyens de féminisation du français, il est nécessaire de se poser la question de la fonction du genre dans la langue. Si l’on considère le PIE (= proto-indoeuropéen), l’ancêtre reconstitué le plus éloigné du français, il est probable que celui-ci soit issu d’un système à deux genres : Genre commun et neutre. Cette constellation permettait de différencier l’animé de l’inanimé (cf. Watkins 1998, 65). Ce modèle linguistique peut être
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notamment soutenu par l’existence documentée du Hittite, langue anatolienne du deuxième millénaire av. J.-C., qui ne connaît que le neutre et le genre commun. Est-ce là un vestige figé de la protolangue (Herkunftshypothese) ou un indice pour la perte du genre féminin, victime de l’évolution de la langue (Schwundhypothese). Toutefois, même si les deux hypothèses sont plausibles, la majorité de la communauté scientifique tend vers la première (cf. Luraghi 1998, 190-191). La quantité d’hétéronymes dans le vocabulaire de base soutient également la thèse des deux cas, car à défaut de pouvoir différencier le sexe par le genre, d’autres outils sémantiques s´imposent. De plus, la nature flexionnelle du féminin irait également en direction de l’hypothèse que petit à petit l’animé a été subdivisé en masculin et féminin qui a seulement avec le temps pris une valeur similaire au neutre et au masculin (cf.Watkins 1998, 60). C’est par exemple le cas pour le latin dont les trois cas sont considérés êtres à la même échelle. Finalement, avec la disparition du neutre en ancien français, l’opposition animé/inanimé est amputé du genre en français. L’information sémantique portée par le genre selon ces langues varie suivant le tableau ci-dessous : Information sémantique porté par le genre Animé féminin Animé mascu- Animé mixte lin Époques lingui- Genre commun / Non réalisable Non réalisable Réalisable stiques Neutre (PIE)
Inanimé Réalisable
Masc. / Fem. / Neu. (latin)
Réalisable
Réalisable
Non réalisable Réalisable
Masc. / Fem. (français)
Réalisable
Réalisable
Non réalisable Non réalisable
Tableau A : Schématisation de l’évolution de l’information sémantique portée par le genre.
Bien entendu, les diverses langues concernées connaissent une grande quantité d’éléments et d’exceptions qui échappent à ce tableau qui ne présente qu’un aspect théorique du système du genre.
4. Genre et sexe : marqueur grammatical contre référence extralinguistique Il est temps ici d’introduire un second concept, celui du genre naturel en opposition au genre grammatical. Le genre naturel est le genre biologique, c’est-à-dire que l’on utilisera le féminin pour l’appellation d’un être femelle et le masculin pour un être mâle (la mère, le père, la vache, …, hic pater, haec mater, haec vacca, …). En latin et déjà avant, dans les différents parlés italiques, pour les animés féminins et masculins, genre et sexe sont superposés, contrairement aux animés mixtes qui posent problème (cf. Corbett 1991, 57-58 et Neue 1902,
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889-890). Gardant ces deux concepts à l’esprit, la question de la possibilité de la langue pour la différentiation du sexe se pose.
4.1 Différentiation par divergence des radicaux La dénomination des êtres humains, des liens de parenté, des animaux domestiques et du gibier se fait, en général, par deux lexèmes distincts : (garçon / fille, père / mère, taureau / vache ou cerf / biche) (cf. Rousseau 1998, 9). Si l’on considère la société proto-indo-européenne, ou plus exactement les éléments que l’on a tenté de reconstituer, (cf. Campanile 1998) on pourra constater que la famille ou l’élevage sont des éléments clés de cette société. La chasse est également essentielle pour les Indo-européens à l’âge de bronze. Ces aspects peuvent êtres mis en avant pour expliquer le caractère ancien du lexique y faisant référence. Ces champs sémantiques contenant une part du vocabulaire qualifiable de « primitif » de la langue n’ont pas besoin de la différentiation masculin/féminin du genre pour déterminer le sexe qui est sémantiquement lié au lexème. Bien entendu, si la langue en a la possibilité, le genre grammatical suit le genre naturel. L’hétéronymie est probablement une des formes de différentiation les plus anciennes car elle permet la différentiation des sexes sans prendre en compte le genre et s´intègre également dans un système ayant un genre commun. Le caractère opposé des couples de lexèmes est donc très ancien et ainsi très profondément ancré dans la dimension socioculturelle de la langue. Ainsi, on les retrouve dans toutes les langues indoeuropéennes modernes (cf. Ernout 1954, 12). Des couples de néologismes ou une différentiation du genre sont possibles, mais faut-il encore que le niveau de langue soit le même. L’opposition sage-femme et maïeuticien proposée par l’Académie Française a notamment échouée à cause de la divergence entre langue populaire et langue scientifique (OAF).
4.2 Différentiation par motion Le TLFI définit ainsi la faculté qu’ont certains substantifs d’admettre un élargis-sement suffixal ou flexionnel qui leur donne valeur de féminins, donc une création de féminins par voie morphologique qui n’a que l’utilité de marquer le genre. Toutefois cette définition engendre une certaine problématique comme le décrit Wunderli (1989, 81-83). Il existe, en effet, une similitude avec la dérivation (vendeur / vendeuse, directeur / directrice, acteur / actrice) et la composition (femme médecin), mais si ces procédés n’auraient que l’unique utilité de marquer le genre ils seraient plutôt à compter parmi les phénomènes morphologiques qui suivent des schémas d’organisations intralinguistiques sans référence extralinguistique typiques de la flexion. En effet, le genre grammatical suit cette argumentation, mais comme a priori le suffixe de motion comporte, pour les animés, également le genre biologique, qui, dans ce cas, prime pour l’attribution du genre, (cf. Corbett 1991, 57) une référence extralinguistique devient inhérente au suffixe. Le suffixe de motion ne peut donc être classifié parmi les catégories « classiques », car il forme une classe à part. Une question intéressante se pose en considérant le masculin : existe-t-il un suffixe de motion masculin ? Si le masculin est réellement un genre non marqué, du moins en français, le masculin se définit par le fait qu’il n’est pas féminin. Donc toute l’information sémantique serait portée par le féminin qui tiens alors le rôle d’élément spécificateur (cf. Wunderli 1989, 82-83). Conséquence : le féminin serait alors toujours calqué sur le masculin. En latin, les substantifs masculins de la 2ème déclinaison en -o
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désignant des animés, admettent une motion sexuelle féminine sur -a, dominus deus (seigneur Dieu) forme son équivalent féminin en domina dea. Mais ce phénomène apparaît seulement petit a petit dans une partie des langues indo-européennes, ainsi on trouvera encore ὁ ϑεός (ce dieu) face à ἡ ϑεός (cette dieu) en grec ionien (Leumann 1977, 281). Le proto-indoeuropéen quant à lui, à une époque plus récente ou la différenciation des trois cas est déjà survenue, marque uniquement le féminin par l’adjectif et ne connaît pas de motion pour le substantif (cf. Watkins 1998, 65). Donc si l’évolution du masculin a pour base le genre commun du proto-indo-européen le suffixe de motion est uniquement féminin. Il existe toutefois quelques rares cas ou le masculin a été calqué sur le féminin tel gallus (coq) sur gallina (poule). Mais ce fut dans un premier temps une création comique qui petit à petit a perdu cette connotation. Il est nécessaire de préciser ici que contrairement à la création de la majorité des féminins qui n’avaient pas d’équivalents dans la langue, le latin possédait un terme pour désigner le mâle de la poule: gallinaceus, à partir duquel la forme parallèle au féminin a été crée (Leumann 1977, 287). En français, il existe aussi quelques cas comme juif - juive, veuf - veuve, laborantin - laborantine ou le masculin a été formé à partir du féminin (Grevisse 1993, 759). En prenant en compte ces évolutions, le masculin est-il vraiment un genre non marqué, genre grammatical uniquement, sans référence au sexe biologique, en fran-çais moderne ? La position de l’Académie Française sur ce sujet est sans équivoque : « [...] il convient de rappeler que le masculin est en français le genre non marqué et peut de ce fait désigner indifféremment les hommes et les femmes ; en revanche, le féminin est appelé plus pertinemment le genre marqué, et « la marque est privative. Elle affecte le terme marqué d’une limitation dont l’autre seul est exempt. À la différence du genre non marqué, le genre marqué, appliqué aux êtres animés, institue entre les deux sexes une ségrégation. » (AF) Le masculin français aurait donc gardé ses racines indo-européenes. Mais le féminin (genre naturel) n’existe finalement que par son opposition au masculin, ainsi ce dernier ne peut avoir la fonction d’hyperonyme du féminin, car cette opposition semble nécessiter, comme toute bipolarité, des éléments comparables. L’opposition féminin - masculin, avec un masculin qui serait plutôt un “non-féminin”, entrerait dans ce concept. Le non-féminin est il alors un genre sans sexe ? Le guide Femme j’écris ton nom… met en avant que « la neutralisation du genre, opération toute grammaticale », pose problème dans le cas « des substantifs [animés humains] qui contiennent en général également une information relative au sexe de la personne, et l’on peut se demander si le sexe est également neutralisé » (INaLF / CNRS 1999, 37). Jean Rousseau (1998, 13) remarque, quant à lui, que le masculin est « effectivement le genre indifférencié ou le genre par défaut » mais uniquement par « des traits de nature syntaxiques » et déduit, que rien dans les faits de syntaxe qu´il énumère, « ne qualifie un nom masculin à valoir en toute circonstance pour désigner un référent de sexe féminin ». Il existe, apparemment, une tradition linguistique transmise par le latin qui fait primer le masculin. Toutefois, même si le féminin avait à la base la fonction d’un élément spécificateur, le masculin a été implicitement ramené par l’usage à une échèle similaire par le locuteur. C’est donc une vision binaire du genre naturel qui caractérise le français moderne. En conséquence, il semble être évident qu´il existe un suffixe de motion masculin. Celui-ci est peut-être plus difficilement détectable, car la grande partie des terminaisons intégrant le genre masculin du latin ont disparues, suite à l’évolution phonétique ; comme la terminaison en -us de filius, deus … (fils, dieu) spécifique de la seconde déclinaison qui succombe entièrement en moyen français. N‘oublions pas que le signe est arbitraire et que dans un esprit tout
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saussurien, si le concept d’un élément morphologique comporte une information liée au sexe, cet élément ne peut qu'être considéré comme suffixe de motion pouvant admettre aussi bien le masculin que le féminin.
4.3 Différentiation par la syntaxe : le cas des épicènes Il existe deux définitions de noms épicènes. La première regroupe les noms dont la forme (le signifiant) ne varie pas selon le genre. Le sexe est défini soit par un déterminant, soit par l’accord avec l’adjectif comme hic / haec homo (cet / cette homme) ou un(e) grand(e) archéologue. La deuxième définition concerne les noms à genre mixte, promiscuum generis en latin (cf. Pascalini 1985, 23), qui désignent aussi bien le masculin que le féminin (parents, souris, lupus, vulpes). Kühner (1966, 267) remarque que pour les épicènes latins, si la nécessité de la spécification du sexe est donnée, celui-ci est précisé grâce à mas, masculus, mascula, femina ou un autre terme. Ainsi, on trouve lupus femina, ovis mas, vulpes mas / femina, masculus / femina pavo (loup femelle, mouton mâle, renard mâle / femelle, Paon mâle / femelle). L’attribution du genre pour le lexème de base peut poser quelques problèmes. Si la langue possède un genre commun, la question ne se pose pas ! Mais si l’on est obligé d’opter pour un genre ou un autre, lequel instaurer ? l’arbitrarité et la convention semblent devoir s'imposer. Toutefois selon les travaux de Tucker, Lambert et Rigault, le français bénéficie de règles phonologiques pour choisir le genre des noms inanimés et est peut-être ainsi bien moins arbitraire que l’on l’a longtemps prétendu (cf. Corbett 1991, 57-62).
5. Promiscuum generis et généricité du masculin Comme esquissé plus haut, le masculin peut être utilisé de façon générique spécialement pour répondre au problème du genre mixte. La généricité à été avancée, surtout en France, comme argument contre la féminisation (cf. COGETER 1998, chap. 4.2.1.2). Toutefois, Rousseau (1998, 11-12) explique que pour couvrir les deux sexes il faut un contexte où la question du sexe est futile, une formulation au pluriel et un pendant féminin existant (les parents). Mais il précise aussi que dans certains cas, l’utilisation au singulier est possible, mais elle reste restreinte. En latin, le nombre de possibilités est même accru, il est notamment possible d’utiliser patres (les pères) pour ‘parents’ ou fratres (les frères) pour ‘frères et sœurs’ (Kühner 1966, 269). Dans tous les autres cas, la généricité du masculin est discutable. Les noms génériques qui désignent un état plutôt transitoire (otage, témoin, victime) se partagent les genres et n’ont pas d’équivalent de l’autre sexe (cf. Rousseau 1998, 12). Finalement, pour les noms d’espèces animales où la différenciation sexuelle serait insignifiante (ou difficile à déterminer), il n’existe qu'une appellation dont le genre générique est arbitraire (la souris, le lézard). Pour les noms de fonctions et de métiers, le vocabulaire de la langue ne présente pas toujours un équivalent de l’autre sexe. Il s'agit là très probablement d’une économie linguistique en étroite relation avec le rôle social des individus dans l’antiquité. Neue (1902, 890) mentionne que les appellatifs se rapportant à des situations ou des métiers occupés uniquement par des hommes ou des femmes ont leur genre en conséquent. Ainsi nauta, pirata, poeta ou encore scriba (marin, pirate, poète et scribe) sont des emprunts grecs masculins – ce
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qui explique la terminaison -a atypique pour des masculins latins – et meretrix ou obstetrix (prostituée ou sage-femme) qui sont des féminin sans équivalent masculin (cf. Georges 1969) d’un point de vue grammatical, un terme comme obstetrix est un déverbal, créé à partir du verbe obstare (‘obstruer‘) qui n’a contrairement aux couples hétéronymes pas d’information ou de connotation sémantique sur le sexe dans le radical. Le suffixe de motion -trix est donc ajouté pour définir le sexe. L’apparition ou une modification sémantique des appellations de métiers est souvent liée à des changements majeurs dans la société. L’évolution technologique est un de ces facteurs ; le pilote du XXème siècle ne sera plus à la barre de son bateau, mais au palonnier de son avion et aujourd’hui il peut même être une femme ! l’appellation cosmonaute, terme épicène, n’est apparue en français qu'en 1961, conséquence du 12 avril ou le biélorusse Youri Gagarine devint le premier humain à voyager dans l’espace (TLFI). De même, des mutations sociales ou politiques engendrent des variations lexicales. Ainsi, une multitude d’appellations de métier au féminin ont fait leur apparition à l’époque impériale (romaine) avec le déclin du patriarcat, phénomène qui s'est répété quelques deux millénaires plus tard aussi bien en France qu’au Canada. Les fonctions et les métiers de prestige par contre continuent à transporter leur lourd passé historique latin. On peut se poser la question, par exemple, pourquoi acteurs et actrices forment de splendides couples sur scène alors que l’auteur a du mal à trouver son auteuse, autrice, auteure, auteur, auteresse … alors que tous deux sont interchangeables en latin. Alors pourquoi une telle différence ? Grammaticalement ces deux substantifs sont très proches, actor est un déverbal d’agere et auctor de augere. La seule différence est qu’en latin classique actor connaît un féminin en actrix quand il a le sens d’actrice sur scène, de demanderesse (jur.) ou de gérante, contrairement à auctor, (représentante d’un bien ou auteur littéraire féminin) qui est épicène. Cela ne veut pas pour autant dire que l’on peut utiliser le féminin dans toute les situations, bien au contraire l’emploi est plutôt restreint, surtout le sens de gérante ou de représentante sont des ajouts tardif. actor au masculin signifie de plus frondeur, berger, orateur public, exécuteur ou organisateur et auctor mécène, auteur d’une œuvre d’art, d’un bâtiment, d’une invention, mais aussi d’une ordonnance ou d’une proposition (jur.), outre il peut dénommer le géniteur d’une lignée ou le curateur (tuteur) d’un enfant ou d’une femme devant la justice (TLL). Dans le sens d’acteur sur scène et d’écrivain, les termes peuvent êtres intervertis, explicable par le fait que multitude d’auteurs latins étaient aussi acteurs de leur pièces. Ce parallélisme était toutefois troublé au féminin, quand actrix variait avec auctor. Cela semblerait être la cause pour l’apparition d’auctrix dans les écrits vers le IIIème siècle dans les textes de Tertullian (cf. Georges 2002), ce qui serait alors un redressement analogique. L’explication de certains grammairiens tels que Probus (cf. Neue 1902, 908) qu’auctrix convient uniquement quand le terme est issu du verbe, est infondée selon les dictionnaire modernes (Levis, Short 1969, 198-199). L’utilisation reste, néanmoins, rare et tardive et ne s´instaure pas en ancien français. Authrice émergera à la Renaissance pour disparaître trois siècles plus tard (cf. COGETER 1998, chap. 4.2.2). Mais cette perte du féminin n’engendre pas l’ajout d’un statut épicène à auteur qui reste uniquement masculin tout comme son synonyme écrivain (TLFI). Hasard ? Manque d’écrivains féminins ? d’auteurs féminins mis en cause par la justice ? – Véridique : en France en 2000 les femmes représentaient 13,60% des mises en cause (SCED). Même si l’élucidation des causes reste opaque, on notera qu’auteure est attesté par les éditions récentes du petit Robert (2002) qui remédie ainsi à ce dilemme lexical. Pour revenir au latin, celui-ci a, tout comme le Français, la possibilité de marquer le féminin par l’ajout d’une apposition comme femina ou mulier (femme) (cf. Neue 1902, 898 et 910) qui soulignerait le caractère exceptionnel ou spécifique de la formule. Les fonctions occupées à l’époque par des hommes uniquement, ne nécessitent, comme on a pu le
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constater, pas de forme féminine. Le système latin évince les femmes de la fonction publique, car se sont deux concepts qu'il semble impossible à marier dans l’antiquité. Cicéron, par exemple, parle uniquement d’une imperatrix (impératrice) pour soutenir l’absurdité d’une situation (cf. Neue 1902, 911). Quant une femme accédait à une position de régente, une formulation tel que [...] Iuliae Augustae, matris augusti nostri et castrorum et senatus et patria […] (Julia Augusta, mère de notre Empereur et des camps et du sénat et de la patrie) permettait élégamment de faire le rapprochement avec le pater patriae tout en précisant le rang inférieur au père dans la hiérarchie romaine. Ainsi, il était possible de contourner le problème de parité tout en honorant la personne qui était, précisons-le, doté d’un pouvoir considérable. En outre, le titre mater senatus était surtout une strategie politique pour raprocher le sénat à l‘empereur (cf. Kuhoff 1993). Ces exemples montrent bien que la nature de ce dit problème grammatical est en réalité d’ordre socio-culturel. En reconsidérant la situation des fonctions à notre époque, doit-on, dans la tradition antique, appeler les ministres féminins ‘mère des armées, de l’écologie…‘afin d’accentuer un fait biologique indiscutable, sans porter atteinte à la neutralité générique de cette nomination ou ne serait-il pas souhaitable de soutenir que les noms de fonctions acceptent les deux genres, qu’au pluriel, pour désigner l’ensemble des titulaires, l’on agréerait d’utiliser un masculin générique et que pour désigner une personne précise, le genre s'accorde sur le sexe.
6. L’analogie: moteur et levier linguistique Le dernier point, qui a été en grande partie évincé du discours de la féminisation sans doute à cause de sa diversité, complexité et son imprévisibilité est l’analogie. Au début des années 1900 on trouvera dans un cours de linguistique générale, l’importance d’un phénomène qui « contrebalance l’action diversifiante du changement phonétique […], unifie de nouveau les formes et rétabli la régularité ». Principe que tente d’expliquer le calcul de la quatrième proportionnelle qui est en quelque sorte un produit en croix linguistique permettant d’expliquer ou de prévoir la forme analogique, « faite à l’image d’une ou plusieurs autres d’après une règle déterminée » (Saussure 2005, 221-222). Mais outre la relative simplicité pour déterminer les marques de l’analogie dans une vue rétrospective, la prévision est d’autant plus ardue que « l’essence de l’analogie n’est pas du ressort de la linguistique. C’est un phénomène complexe, dont les effets imprévisibles ne peuvent qu’êtres constatés à posteriori » (De La Chaussée 1977, 7). L’analogie suit « le principe de l’économie paradigmatique » et a tendance à éliminer les exceptions, archaïsmes et autres formes anormales pour les remplacer par des formes régulières, souvent, comme le précise Alfred Ernout (1954, 185) issu du langage familier ou populaire. Il constate aussi « une tendance à réduire le nombre de doublets synonymes et les formes surabondantes ». C’est ainsi qu’à l’époque impériale (de 25 av. J.-C. à 476) suite à des changements phonétiques, l’unité linguistique sera ramenée ou du moins sera tenté d’être ramenée, dans la langue populaire, grâce à l’analogie. Par conséquent le terme latin féminin socrus (belle mère) devient socra et rejoint la 1ère déclinaison, il en est de même pour glacies ou rabies qui deviennent respectivement glacia (glace) et rabia (rage) (De La Chaussée 1977, 24). L’apparition accrue de ces divergences entre latin classique et latin populaire dans la langue peut être daté du deuxième siècle après J.-C. comme en témoigne l’Appendix Probi parut entre 200 et 320 dont la fonction prescriptive tentait de ramener les formes populaires de la langue
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aux formes classiques. La ligne 169 par exemple, socrus non socra souligne nettement les mouvements analogiques typiques du latin parlé. (cf. Baehrens 1969, 106) Le phénomène est similaire pour le passage des neutres latins aux deux autres genres. Les formes à désinence en -a on tendance à revenir au féminin, c’est le cas pour une grande partie des substantifs collectifs comme folium (la feuille) qui se décline au pluriel en folia (De La Chaussée 1977, 30). Cette finale -a qui, en français, est devenue la finale -e, est aujourd’hui une des caractéristiques principales du féminin. Précisons qu’en ancien français on trouve souvent pour les anciennes formes neutres aussi bien une forme masculine qu´une forme féminine. Ainsi folium engendre fueil et folia, fueille (De La Chaussée 1977, 30-31). La terminaison typiquement canadienne en -eure suit donc les lois de l’analogie et non de la grammaticalité. Docteure par exemple, en tant que mot savant issu du latin devrait former un féminin en doctrice et entrepreneur, dont la forme féminine retenue en France est entrepreneuse, se voit devenir entrepreneure au Canada. Remarquons que la terminaison en eure est tout aussi juste ou fausse que la terminaison en -euse qui a été créée à partir d’une erreur phonétique en moyen français. Suite à l’amenuisement du -r final au masculin, la prononciation est devenue au XVème siècle identique aux noms en -eux qui forment leur féminin en -euse (Grevisse 1993, 771). Cette hésitation a d’ailleurs persisté jusqu´au XIXème siècle et la forme féminine est restée, même après le rétablissement du -r final. Notons que le vocabulaire ecclésiastique possède encore en France des substantifs basées sur des anciens comparatifs se terminant en -eure comme la prieure, attesté pour la première fois vers 12101225 (TLFI).
7. Conclusion La question de la féminisation échappait de justesse en mai 2007 à une situation qui aurait pu mener a une solution du problème ou du moins à un mot d’ordre. En effet un des derniers bastions traditionnellement défendu par d’ardents hommes (politiques) a pu être sécurisé grâce à la majorité des voix des Françaises et des Français : le mandat de Président de la République. En conséquent, on n’assistera pas encore au débat de l’appellation de la titulaire. Madame la Présidente de la République, terminologie largement répandue par les médias dans le sens de dirigeante, est par définition (TLFI) la femme du Président. Mais le mari d’un Président féminin, parité oblige, doit alors être appelé Monsieur le Président de la République, et cela sans suffrage universel ! Et au fait, qu’est ce qu’un président sinon un présidant ? Donc c’est bien de l’homme ou de la femme présidant la république dont nous parlons. Mais gérondif ou pas, si en présidant le pays on a le pouvoir de faire des essais nucléaires à l’insu de l’opinion de la grande majorité de ses citoyens, n’a-t-on pas aussi le pouvoir de décider de sa dénomination ? Cette vision, sûrement, quelque peu exagérée montre bien la complexité de la féminisation. Outre les problèmes au niveau des possibilités grammaticales, viennent s´ajouter des facteurs tels différents modèles de politique linguistique ou divers éléments sociaux et sociolinguistiques. Le protectionnisme qui tente de figer la langue se voit confronté à la réalité d’une langue et d’une société en évolution constante. Toutefois, une part de ces mouvements sont cycliques et l’effet de « déjà vu » se manifeste dans l’observation diachronique de la langue. Pourquoi certaines solutions du passé ne seraient-elles pas adéquates pour remédier aux problèmes contemporains ? Bien entendu, il faut une réelle volonté d’apporter des changements à la langue et c’est aussi bien aux locuteurs, qu´aux élus et qu´aux linguistes
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de rendre cette volonté possible. Mais le débat sur la nomenclature n’est que la première phase. Au Canada les linguistes concentrent depuis quelque temps leurs efforts sur la féminisation du discours. N‘oublions pas que c’est bien l’usage qui donne vie à la langue, c’est le langage de la plèbe qui a été à la base du français et non le latin figé des grands auteurs. De même, c’est le français des locuteurs qui forge la langue. Et qui forge ce français des locuteurs comme bon lui semble ? Le grammairien ? L’état ? Et bien non ! c’est une autre puissance dont l’essence même est la langue : Les mass média – une évolution à suivre…
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Une approche historique de la féminisation des titres, fonctions et noms de métiers
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II. Prises de positions
BERNHARD PÖLL
Internationalisants contre aménagistes: petit essai d’analyse d‘une guerre d’idéologies linguistiques
1. Introduction
A des intervalles irréguliers, le Québec est hanté par un revenant. Il a été vu pour la première fois en 1841 : cʼest en cette année que lʼabbé Thomas Maguire publia son fameux Manuel des difficultés les plus communes de la langue française qui déchaîna aussitôt une polémique dʼenvergure sur les vertus ou les vices du français au Canada. Depuis ce temps-là, notre revenant a changé dʼapparence et de nom à plusieurs reprises: plus près de nous, dans les années 1960, par exemple, il sʼest appelé “querelle du joual”, et pour le conjurer, on eut recours entre autres à des produits à base dʼun alliage bien particulier ...; depuis 1977, il se pare de beaux habits – des substantifs bien plus nobles que “joual” –, dont “norme québécoise” et “français standard dʼici” ... La question est trop sérieuse pour plaisanter, je lʼadmets, mais la métaphore du revenant montre que les débats actuels sʼinscrivent dans une évolution plus que séculaire. Avec des différences selon les époques, ils tournent toujours autour de la même question: quʼen est-il de la qualité du français parlé et écrit en terre laurentienne et quel est le rapport de ce français avec celui de lʼancienne mère-patrie ? Pour rappel, la dernière date mentionnée – 1977 – marque un important tournant dans lʼhistoire, dans la mesure où lʼon exprime pour la première fois et de manière très explicite lʼidée quʼil pourrait y avoir au Québec une norme québécoise du français, indépendante et différente de celle du français hexagonal et – du moins en théorie – égale en valeur à cette dernière. Voici la célèbre citation de lʼAssociation québécoise des professeurs de français, qui préconisait « [q]ue la norme du français dans les écoles du Québec soit le français standard dʼici. Le français standard dʼici est la variété de français socialement valorisée que la majorité des Québécois francophones tendent à utiliser dans les situations de communication formelle » (Association québécoise des professeurs de français 1977, cité dans Maurais 1991, 22). Dans la perspective de lʼaménagement linguistique, lʼimportance de cette citation nʼest pas que symbolique, car elle évoque des critères qui permettent de dégager la variété standard de lʼensemble des usages du français québécois. Nous voilà au cœur de notre sujet: la conviction que le français québécois comporte sa propre variété standard – autrement dit que la variété standard qui coiffe les variétés / registres informels ou familiers du français québécois nʼest pas nécessairement le bon usage traditionnel – nʼa pas manqué dʼinspirer aux lexicographes québécois lʼidée de sʼattaquer au
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travail dʼexpliciter cette norme. On connaît les produits de leurs entreprises – le Dictionnaire du français Plus (DF+, 1988) et le Dictionnaire québécois dʼaujourdʼhui (DQA, 1992) – de même que les polémiques quʼils ont déclenchées : lʼopposition manifestée par une partie de lʼopinion publique à ces ouvrages, notamment au DQA, a été telle quʼon pouvait croire que la Belle Province ne verrait plus jamais sortir un dictionnaire complet du français québécois.
1. Les parties opposées et leurs travaux Les controverses autour de la norme québécoise ont contribué à la formation de deux camps qui sʼopposent farouchement : Il y a dʼun côté ceux qui estiment quʼil est peu naturel que les normes endogènes, dont on sait quʼelles régissent le comportement linguistique des Québécois dans de nombreuses situations, ne soient pas explicitées dans des ouvrages de référence propres, dʼautant plus que cette situation est susceptible, à leurs yeux, de maintenir les Québécois dans leur insécurité linguistique notoire. Les représentants de ce courant de pensée se réclament aussi dʼautres configurations : lʼanglais américain, lʼespagnol et le portugais en Amérique se seraient engagés dans la voie de lʼémancipation normative bien avant le français québécois, et ce, avec succès. Ce groupe se compose pour lʼessentiel de chercheurs québécois, auxquels sʼajoute un certain nombre de sympathisants hors du Québec. Le camp opposé réunit des linguistes et professionnels du langage qui affirment que la norme orientant le comportement linguistique des Québécois en situation formelle est le français international. Cela revient à dire quʼil nʼy a quʼun seul français standard, celui décrit dans les ouvrages de référence traditionnels. A noter que ce camp compte plusieurs représentants qui ne sont pas dʼorigine québécoise. Deux événements ont ravivé la polémique dans un passé récent: dʼabord, en 1999, la sortie du Dictionnaire québécois-français de Lionel Meney, puis, au début de la décennie 2000, les subventions généreuses versées par le Gouvernement du Québec au projet du Dictionnaire du français standard en usage au Québec (FRANQUS), dirigé par Pierre Martel et Hélène Cajolet-Laganière. Ces deux dictionnaires reflètent on ne peut mieux les différentes conceptions en matière de norme linguistique au Québec: le Dictionnaire québécois-français (DQF) est différentiel et ne retient donc que ce qui est spécifique à lʼusage québécois pour lʼopposer systématiquement au “français standard” ; le FRANQUS se propose de décrire la totalité du français en usage au Québec, y inclus ce qui se situe dans la zone dʼintersection du français de France et du français québécois. Dans le DQF, la hiérarchisation découle de lʼopposition systématique entre variétés géographiques, avec un apriori qui attribue une position supérieure à la variété hexagonale, considérée comme norme panfrancophone; le FRANQUS, par contre, opère la hiérarchisation à lʼintérieur de lʼensemble lexical à décrire, en sʼappuyant précisément sur des critères sociolinguistiques comme ceux qui apparaissent dans la citation de lʼAQPF : prestige auprès des locuteurs (“socialement valorisé”; paramètre attitudinal) et emploi en situation formelle (“situations de communication formelles”, paramètre diaphasique).
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2. Un projet de dictionnaire complet pour le français québécois est-il justifié? Ce qui mʼintéresse dans les débats auxquels se livrent les représentants des deux camps nʼest pas la façon dont cette guerre de la norme est menée. Il serait tentant de lʼanalyser dans cette perspective pour mettre en évidence un des traits originaux du discours sur la langue au Québec: sa violence verbale qui sʼexprime non seulement dans des comptes-rendus et contributions scientifiques mais aussi – ou surtout ? – à travers de livres volumineux au style pamphlétaire et force articles polémiques garnis dʼinsinuations de toutes sortes. Mais tel nʼest pas mon objectif. La question plus fondamentale quʼil faut se poser dans ce contexte est de savoir si la situation sociolinguistique du Québec – sa culture linguistique ambiante – permet et justifie lʼélaboration dʼun dictionnaire complet. Cʼest de la réponse négative que donnent les partisans du français international à cette question strictement sociolinguistique que découle en fin de compte la totalité des critiques adressées aux “aménagistes”, “québécisants” (Lamonde 1998, 2004) ou “endogénistes” (Meney passim) – pour reprendre les épithètes dépréciatifs que les tenants du français international utilisent pour se référer à leurs adversaires.1 Les possibles arguments contre le projet dʼexplicitation de normes endogènes correspondent grosso modo à quatre affirmations catégoriques que lʼon trouve sous des formes diverses dans les textes publiés par les partisans du français international : (1) “Le dictionnaire complet agrandit lʼinsécurité linguistique”, (2) “Le dictionnaire complet vise une variété qui nʼest pas autonome, ni pleinement fonctionnel”, (3) “Le dictionnaire complet ne reflète ni la volonté ni les attitudes normatives de la population” et (4) “Le dictionnaire complet a un effet légitimant pour les mauvais usages du français québécois”. A partir dʼune lecture serrée des écrits critiques des “internationalisants” parus ces dernières années, jʼaborderai les arguments lʼun après lʼautre et séparément – tout en sachant quʼils sont souvent intimement liés entre eux: [1]
“Le dictionnaire complet agrandit lʼinsécurité linguistique.”
Cette affirmation touche au fondement même du projet dʼun dictionnaire complet du français québécois, parce quʼelle sʼinscrit en faux contre lʼidée que cʼest précisément lʼabsence dʼun tel dictionnaire qui agrandit ou contribue à perpétuer lʼinsécurité linguistique des Québécois. Quant à lʼorigine de cette insécurité linguistique largement répandue, la sociolinguistique la voit généralement dans lʼécart entre un idéal aux contours souvent assez flous et difficile dʼatteindre et la production langagière dont le locuteur sait quʼelle est dévalorisée (cf. Swiggers 1993, 23). La crainte que la description du français québécois dans un dictionnaire complet agrandisse lʼinsécurité linguistique est en rapport avec le fait que les deux dictionnaires québécois (DF+, DQA) nʼaient pas informé lʼutilisateur sur les québécismes, le privant ainsi de la possibilité de distinguer ce qui, selon les conceptions traditionnelles de la norme, relève du “français international” (voir infra), supposé pleinement légitime, et du français québécois, dont la valeur sur le marché linguistique serait a priori inférieure au premier. Dans ce contexte, les partisans du français international dénoncent le principe maintes fois énoncé par les aménagistes à propos de la confection dʼun dictionnaire global du français québécois : « Les ‘endogénistesʼ sʼappuient sur une idée simple mais fausse. Ainsi, Jean-Claude Cor-
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Pour ma part, jʼadopterai dans ce qui suit le terme dʼaménagiste, mais sans la nuance péjorative qui lui colle.
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beil (‘conseiller linguistiqueʼ du projet) considère que ‘le français du Québec devrait être décrit comme sʼil était la langue dʼune seule et unique communauté linguistiqueʼ; Pierre Martel et Hélène Cajolet-Laganière (codirecteurs du projet), quʼil faut voir ‘le français québécois comme la langue dʼune communauté linguistique pour laquelle il nʼexiste pas de variété témoin. Cette approche met lʼaccent sur lʼautonomie des langues nationales, complètes en soi.ʼ » (Meney 2005a) Ce que les internationalisants ne comprennent pas cʼest que le principe de méthode cher aux aménagistes permet justement de tenir compte de lʼimbrication des usages: dans sa réplique à cet article de Lionel Meney, Corbeil (2005) a précisé quʼil est question de décrire tout ce qui est en usage au Québec, quʼil sʼagisse de mots ou expressions typiquement québécois ou au contraire utilisés aussi dans dʼautres parties de la francophonie. Une telle démarche nʼa dʼabord rien à voir avec la question de savoir sʼil faut ou non marquer les québécismes, pas plus dʼailleurs quʼelle nʼa de rapport direct avec lʼhypothèse dʼAnnette Paquot, selon laquelle les Québécois aspirent à “une large compétence architecturale” (Paquot 1993, 203 et 206), cʼest-à-dire quʼils ne veulent pas se contenter du seul français québécois. Mais une chose est certaine : faire comme si le français parlé et écrit au Québec était la seule variété de français au monde est la condition inévitable pour établir les rapports entre les spécificités québécoises des différents registres et les usages attestés aussi ailleurs en francophonie. Dans la section suivante, je montrerai que cʼest plutôt la façon dont les internationalisants décrivent le français québécois qui crée lʼimpression quʼun grand fossé sépare les variétés du français utilisé au Québec et en France, fossé que les Québécois doivent franchir sʼils veulent “bien parler” ... [2]
“Le dictionnaire complet vise une variété qui nʼest pas autonome, ni pleinement fonctionnel.”
Lʼabsence dʼautonomie est un des arguments le plus souvent utilisés ; ainsi, L. Meney (2004a) est dʼavis que “seul le niveau supérieur est un système linguistique complet (structures grammaticales et lexicales), capable dʼexprimer lʼensemble des référents dans lʼensemble des situations.” A ses yeux, ceux qui préconisent lʼofficialisation dʼune norme québécoise enlèvent donc aux locuteurs les ressources dont ils ont besoin pour communiquer au niveau panfrancophone. Cette façon de voir les choses est conforme au traitement que cet auteur a infligé au français québécois dans son Dictionnaire français-québécois. Pour mieux se comprendre entre francophones (1999). Dʼautres auteurs se sont exprimés dans le même sens: Diane Lamonde (1998, 16 ; 2004), par exemple, auteure dʼun véritable règlement de compte avec les aménagistes, remet en question le statut de langue à part entière du français québécois. Dans son analyse de la prise de position programmatique de lʼAQPF de 1977, elle parle de la “légitimation dʼune variété dialectale du français par lʼinstitution scolaire” (Lamonde 1998, 26 ; mes italiques). Ce genre dʼaffirmation nʼest pas exempt dʼambiguïtés. En effet, dans un article paru dans Le Devoir, Lionel Meney (2004c) parle de “lʼintrication du français québécois et du français commun” qui est “telle quʼil est artificiel de vouloir les séparer”. Cela ne cadre ni avec la méthode de son dictionnaire, ni dʼailleurs avec lʼhypothèse de Diane Lamonde voulant que le rapport entre français québécois et français standard soit celui dʼune diglossie ; en réalité, on dira quʼil sʼagit plutôt dʼun cas classique de continuum. A noter aussi que le français québécois perd sa fonctionnalité uniquement si lʼon conçoit comme diglossiques les rapports quʼil entretient avec un français standard appréhendé comme une variété extérieure à la communauté parlante québécoise.
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Le deuxième aspect controversé est lʼabsence prétendue dʼoriginalité – Diane Lamonde formule son reproche aux aménagistes en ces termes : « Lʼattachement au vocabulaire ‘traditionnelʼ – quelques régionalismes de bon aloi, sans doute – et à ‘certainsʼ traits de prononciation, cʼest un peu léger, ma foi, pour justifier lʼaventure de lʼautonomie linguistique du français québécois. » (Lamonde 1998, 53) Monique Nemni, professeure émérite de lʼUQAM, défend une position semblable et invoque la variation interne comme argument supplémentaire : « Relever quelques variantes lexicales inconnues en France ou qui ont un sens différent en France et ici ne suffirait pas à prouver lʼexistence du français québécois, puisque lʼon pourrait démontrer que certains mots et certains sens varient dʼune région à lʼautre du Québec. » (Nemni 1998, 159). Les deux arguments sont problématiques au plus haut point, dʼabord parce que le nombre de particularités, fût-il minime (ce qui nʼest pas le cas !), ne saurait avoir raison des représentations des locuteurs. La question est de savoir si les sujets parlants revendiquent une norme endogène et non pas si cette norme endogène diffère de manière substantielle ou non de la norme traditionnelle. Quant à la variation interne, elle existe partout et pourrait être invoquée de la même manière pour prouver que le français hexagonal nʼexiste pas. Ajoutons finalement que la question de lʼautonomie est des plus complexes, et la pratique du marquage des francismes, telle quʼon a pu lʼobserver dans le DF+ et le DQA, lʼa montré à lʼévidence : ce qui est un francisme pour les uns nʼen est pas forcément un pour les autres. Les critères fréquentiels (ou pseudo-quantitatifs) sur lesquels sʼappuyaient les deux dictionnaires se sont avérés largement inopérants pour stigmatiser les emplois prétendument hexagonaux, car il nʼy a pas de frontière nette entre français québécois et français de France. En effet, les soi-disant francismes font très souvent partie du répertoire linguistique des Québécois (pour une discussion plus étoffée de cette problématique: Pöll 2005, 203 sqq.) Cela veut dire que les Québécois possèdent déjà un nombre élevé de ces éléments qui, selon les internationalisants, appartiennent au français standard ou international, et sans lesquels, ce serait le “ghetto linguistique”. Dans lʼoptique des compétences individuelles des locuteurs, le fossé entre les variétés est donc moins grand que ne le font croire les dictionnaires différentiels, dont celui de Lionel Meney. Toujours dans le contexte de lʼoriginalité du français québécois, il est intéressant dʼexaminer un autre argument que D. Lamonde (2004, 15 et 48 sqq.) invoque pour saper les bases du français standard québécois. A son avis, le choix de mots et expressions présenté par Pierre Martel et Hélène Cajolet-Laganière (passim) pour montrer en quoi pourrait consister le français standard québécois, prouve que cette variété est un leurre : dʼabord, il ne sʼagit que de substantifs, et puis, ces mots sʼassimilent à la catégorie des “canadianismes de bon aloi”... Lʼobservation est vraie, mais comment pouvait-on sʼattendre à une description plus détaillée de la norme québécoise, avant que le travail qui sʼy rattache ne soit réalisé ? Quʼon sʼimagine la réaction si les auteurs avaient proposé des mots qui nʼont pas encore lʼaval explicite (ou du moins tacite) de la communauté linguistique. [3]
“Le dictionnaire complet ne reflète ni la volonté ni les attitudes normatives de la population.”
Que veut la population québécoise en matière de norme ? Pour trouver une réponse à cette question, jʼai dépouillé toutes les études sociolinguistiques pertinentes à ce sujet, de Lambert
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et al. (1960) jusquʼà Bouchard & Maurais (1999).2 Lʼimage laissée par ces études est peu claire, parce que les réponses varient grosso modo avec le type de questions. Plus elles sont directes et visent globalement le français québécois, plus les enquêtés font montre dʼattitudes positives par rapport à cette variété. Par contre, lorsque les enquêtés sont confrontés à des items précis ou doivent se prononcer sur le comportement linguistique concret, le prestige de la norme traditionnelle affleure.3 Le dénominateur commun de toutes les études est sans doute le diagnostic dʼun souci constant par rapport à la qualité de la langue. Vue sous cette angle, lʼaffirmation de Jean-Claude Corbeil (2005) selon laquelle “les locuteurs québécois ont une nette conscience de ce quʼest, au Québec, une langue française de qualité” et voulant que “deux études arrivent à cette même conclusion à 30 années dʼintervalles, lʼune préparée par la commission Gendron, lʼautre publié récemment (1999) par lʼOffice québécois de la langue française” doit être nuancée : les deux études mentionnées sʼappuyaient sur des questions directes, susceptibles de provoquer un discours identitaire, et leurs résultats ne permettent pas dʼinférer directement en quoi consiste la norme linguistique souhaitée par les Québécois. Résumons-nous : les Québécois disent ne pas souhaiter parler comme les Français, mais ont tendance à utiliser un français plus neutre en situation formelle. Les “internationalisants” interprètent ces phénomènes dʼaccommodation comme la preuve que le modèle auquel les Québécois aspirent est le français standard : « [...] malgré ce quʼon tente de nous inculquer, le véritable désir des Québécois est de parler une langue qui se rapproche le plus possible du français standard. Quand ils votent avec leur portefeuille, quand ils achètent des dictionnaires, les Québécois se prononcent massivement pour le français standard. » (Meney 2004b; mes italiques) « [...] aucune recherche sérieuse nʼindique quʼils [i.e. les Québécois] optent majoritairement pour un français local plutôt que pour un français international. » (Meney 2005a; mes italiques) « [...] en dehors de quelques promoteurs de lʼidentité linguistique québécoise, la population en général a montré à maintes reprises quʼelle ne trouve légitime, pour le registre standard, que le français universel – auquel elle veut bien ajouter un certain nombre de ‘canadianismes de bon aloiʼ. » (Nemni 1998, 168) Ainsi, les internationalisants reprochent aux aménagistes de fabriquer du consensus4 autour dʼun projet qui, en réalité, divise en profondeur la population. La norme québécoise – ou le dictionnaire complet qui a pour objectif de lʼexpliciter – serait un “projet idéologique” (Meney 2005a), un “construit idéologique” (Nemni 1998, 158) ou, pour tout dire, ne serait rien qu’un mythe. A première vue, un des arguments souvent invoqués à lʼappui de ce diagnostic (par ex.: Nemni 1998, 167) semble pertinent : lʼabsence de description du français québécois standard prouverait que cette variété nʼexiste pas. Pourtant, à y regarder de plus près, on se rend vite compte quʼune telle situation est spécifique à toutes les situations de pluricentrisme asymétrique : il nʼy a rien de plus normal que lʼélaboration de nouveaux ouvrages de référence soit accompagnée de conflits, et la polémique autour du DF+ et du DFQ – entendez : lʼabsence de
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Pour une analyse plus fouillée de ces études on se reportera à Pöll (2005; chap. 4.2.3). Lʼétude récente de Remysen (2004) confirme ce diagnostic. Il est vrai que sous la plume des aménagistes on peut relever des prises de position voulant quʼil y ait consensus au sein de la population. Dʼun autre côté, on lisant par ex. Le français québécois. Usages, standard et aménagement (Martel & Cajolet-Laganière 1996) le lecteur attentif tombe sur plusieurs passages dont la teneur est bien différente: lʼascendant quʼexerce le “français international” sur une partie de la population québécoise est reconnu comme un fait.
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description – ne laisse que moindrement étonné lʼobservateur familier avec dʼautres situations de pluricentrisme. Un aspect de cette critique est cependant difficile à réfuter : les aménagistes ont pris modèle sur dʼautres communautés linguistiques pour concevoir leur projet dʼexpliciter la norme endogène du français québécois si bien quʼon a effectivement affaire à la tentative – citons Annette Paquot – dʼ“appliquer au domaine de la langue les concepts et les schémas du nationalisme politique” (Paquot 2005). Faut-il rappeler que Noah Webster nʼa rien fait dʼautre et que lʼhistoire lui a donné raison? [4]
« Le dictionnaire complet a un effet légitimant pour les mauvais usages du français québécois. »
Cette critique sʼattaque tout dʼabord à la mauvaise qualité du français pratiqué en situation formelle par lʼélite québécoise. Puisque cette fraction de la population est désignée comme les locuteurs-modèles par les aménagistes et que, selon les internationalisants, elle parlerait et écrirait mal, la norme québécoise contiendrait nécessairement de nombreuses fautes : « [...] si la norme doit être définie dʼaprès lʼusage dʼici, il serait logique de considérer quʼil nʼy a plus faute dès lors quʼun emploi est largement, et depuis longtemps, répandu dans la langue du groupe socioculturel qui a été désigné comme modèle. » (Lamonde 1998, 59) On comprend alors que D. Lamonde (2004) se soit appliquée à noircir des dizaines de pages pour illustrer les fautes des locuteurs-modèles.5 Mais cette façon de miner le projet dʼun dictionnaire complet nʼest possible quʼau prix dʼune réduction grossière: elle fusionne les deux paramètres qui apparaissent dans la prise de position programmatique de lʼAQPF en un seul, et passe sous silence le fait que lʼaccommodation vers un modèle prestigieux soit presque toujours graduelle. Autrement dit: aucun observateur sérieux du comportement linguistique des Québécois prétendra que tout ce qui est dit ou écrit en situation formelle est socialement valorisé. Qui plus est, ce biais permet à Diane Lamonde de reprocher aux aménagistes de faire des tris en fonction des attitudes des locuteurs, ce qui serait illégitime au regard de la méthode quʼils ont adoptée (cf. Lamonde 2004, 56). Étant donné que les “particularismes familiers et critiqués” ne sont pas socialement valorisés, on voit mal pourquoi il serait blâmable de les éliminer du corpus pour tenir compte de lʼimaginaire linguistique des futurs utilisateurs du dictionnaire, dʼautant plus quʼune telle démarche pourrait prévenir des réactions semblables à celles que le DQA a suscitées. Dʼailleurs, le fait que les lexicographes appliquent au préalable une grille de sélection au corpus ne leur épargnera pas dʼinnombrables décisions ponctuelles sur la valeur de telle ou telle particularité du français québécois. Sʼy ajoute un deuxième aspect : le rôle du dictionnaire au sein de la communauté parlante. On sait que pour beaucoup de francophones, le fait quʼun mot soit dans le dictionnaire est la preuve de son existence et quʼen revanche, le mot qui nʼest pas recensé par les dictionnaires nʼest pas “français”. De là, il nʼy a quʼun pas pour affirmer que lʼintégration de mots ou expressions qui se trouvent au bas de lʼéchelle qualitative revient à les rendre légitimes, et telle est exactement la position des internationalisants. Ce que ces derniers oublient, cʼest que
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On pourrait reprocher à lʼauteure que les fautes de syntaxe constituent sa cible principale, alors que lʼobjectif du dictionnaire est avant tout de expliciter la norme lexicale. Mais elle a dʼavance paré cet argument en évoquant dans un chapitre précédent le rapport étroit entre lexique et grammaire : “On peut parfaitement estimer quʼil nʼest pas souhaitable que le vocabulaire familier du français québécois soit considéré comme appartenant, à titre de registre, à la langue légitime, avec tous ses traits morphosyntaxiques dont il est indissociable et que sa légitimation ne manquerait pas de conforter dans lʼusage” (Lamonde 2004, 45 ; mes italiques).
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la lexicographie dispose dʼun moyen bien éprouvé pour signaler à lʼutilisateur la légitimité des items recensés – le marquage. Pour prendre un exemple concret : on se demande bien si un lycéen français pourrait se réclamer du Petit Robert pour employer, dans une dissertation littéraire, le mot bagnole. Il est dans le dictionnaire, cʼest donc un mot français, mais la marque le signale comme nʼétant pas pleinement légitime. Certes, lʼexemple nʼest pas directement transposable à la société québécoise, hautement conscientisée en matière de langue, mais si les lexicographes procèdent avec prudence lors de lʼintégration de mots familiers et dʼanglicismes, le dictionnaire devrait être à même de remplir sa fonction de filtre pour les usages non légitimes.
4. Conclusion Nous avons vu que la question de savoir sʼil est utile ou non dʼélaborer un dictionnaire complet pour le français québécois dépend entièrement du jugement que lʼon porte sur lʼeffet dʼun tel dictionnaire. Annette Paquot a peut-être raison de penser que le DQA a été un dictionnaire “pour perdre le nord” (Paquot 1993), mais de là, on ne saurait conclure que tout dictionnaire complet agrandit lʼinsécurité linguistique. Les dictionnaires différentiels, par contre, y contribuent sans aucun doute, en créant une image doublement fausse: ils créent lʼimpression dʼune frontière nette et érigent en modèle une variété que les Québécois ne considèrent pas entièrement comme la leur. Passés au crible de la sociolinguistique, plusieurs des arguments invoqués par les tenants du français international se sont avérés problématiques, voire fallacieux : Dʼabord, on a pu constater quʼils reposent sur une façon de concevoir la variation linguistique qui ne correspond pas aux acquis de cette discipline. Dénier au français pratiqué au Québec le statut de système complet revient à fermer les yeux devant une réalité patente : il sʼagit dʼune variété – ou mieux : dʼun ensemble de variétés ou variantes – pleinement fonctionnelle. Quant à la description dʼun tel ensemble, les internationalisants sʼarrogent un droit qui ne leur revient pas, il ne revient dʼailleurs à personne, celui de dire ce qui est “français” et ce qui nʼest pas français. Puis, de nombreuses études ont mis au jour lʼinfluence quʼexerce sur le comportement linguistique des Québécois ce que Jean-Denis Gendron a appelé le “référent interne”. La norme endogène nʼest donc pas un mythe, ce qui ne veut pas dire que les contours de cette norme sont faciles à cerner et que la “norme dʼici” peut prétendre à une quelconque exclusivité sur le marché symbolique des langues. Ce serait commettre une erreur de perspective, semblable à celle des internationalisants, mais en sens inverse. Rappelons que lʼidée dʼun français international correspond à des représentations fortes et durables et quʼelle continue dʼexercer un certain attrait. Dʼun autre côté, il nʼest pas à exclure que les éléments de ce français international fassent partie déjà de la “norme dʼici”, sans que les locuteurs eux-mêmes en aient conscience. Je fais allusion à une réflexion judicieuse de Bouchard et coll. (2004) : que se passe-t-il dans la tête dʼun locuteur québécois lorsquʼil sʼapproche de la variété qui – du point de vue du code – ressemble au français de France ? Aspire-t-il à une norme exogène ou sʼagit-il de la tentative dʼadopter le français parlé par les élites québécoises, qui se caractérise précisément par le fait quʼil a incorporé des éléments de cette norme ? Cʼest une question intéressante quʼun dictionnaire complet peut contribuer à creuser davantage.
Internationalisants contre aménagistes: petit essai d’analyse d‘une guerre d’idéologies linguistiques
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Si, pour lʼinstant, le grand public peut avoir seulement des idées vagues à propos de la facture et du contenu de ce dictionnaire,6 il y a une certitude : il ne manquera pas dʼengendrer une nouvelle polémique, et le revenant nous fera frémir une fois de plus.
Bibliographie Bouchard, Pierre & Maurais, Jacques. 1999. “La norme et lʼécole. Lʼopinion des Québécois”, dans : Terminogramme 91/92, 91–116. Bouchard, Pierre & Moreau, Marie-Louise & Singy, Pascal. 2004. “La place du français de France dans la conscience normative des Francophones belges, québécois et suisses: une erreur de perspective”, dans : Bouchard, Pierre. éd. La variation dans la langue standard. Actes du colloque tenu les 13 et 14 mai 2002 à lʼUniversité Laval dans le cadre du 70e Congrès de lʼAcfas. Québec: Gouvernement du Québec, 37–50. Corbeil, Jean-Claude. 2005. “Un cas de révisionnisme linguistique. Les linguistes nʼinventent pas la norme, ils ne peuvent que tenter de la décrire”, dans : Le Devoir, 14 janvier 2005. www.ledevoir.com/2005/01/14/ 72531.html DF+ = Poirier, Claude & Beauchemin, Normand & Auger, Pierre. 1988. Dictionnaire du français plus. Montréal: Centre éducatif et culturel. DQA = Boulanger, Jean-Claude & De Bessé, Bruno & Dugas, Jean-Yves. 1992. Dictionnaire québécois dʼaujourdʼhui. Montréal: Dicorobert. Lambert, Wallace et al. 1960. “Evaluational reactions to spoken languages”, dans : Journal of abnormal and social psychology 60, 44–51. Lamonde, Diane. 1998. Le maquignon et son joual: lʼaménagement du français québécois. Montréal: Liber. Lamonde, Diane. 2004. Anatomie dʼun joual de parade. Le bon français dʼici par exemple. Montréal: Editions Varia. Martel, Pierre. 2000. “Le Bon usage au Québec”, dans Schafroth, Elmar & Sarcher, Walburga Christine & Hupka, Werner. éds. Französische Sprache und Kultur in Quebec. Hagen: ISL-Verlag, 11–40. Martel, Pierre & Cajolet-Laganière, Hélène. 1996. Le français québécois. Usages, standard et amenagement. Québec: Les Presses de lʼUniversite Laval. Maurais, Jacques. 1991. “Le rôle de la langue dans lʼidentité québécoise”, dans : Cahiers Francophones dʼEurope Centre-Orientale 1, 15-28. Meney, Lionel. 1999. Dictionnaire québécois-français. Pour mieux se comprendre entre francophones. Montréal: Guérin. Meney, Lionel. 2004a. “La question linguistique au Québec. Faut-il « rapatrier » la norme?”, dans Marges linguistiques. www.marges-linguistiques.com. Meney, Lionel. 2004b. “Le débat derrière la « qualité de la langue » au Québec”, dans : Marges linguistiques. www.marges-linguistiques.com. Meney, Lionel. 2004c. “Parler français comme un vrai Québécois?”, dans : Le Devoir, 7 janvier 2004. www.vigile.net/ds-actu/docs4/1-7.html#ldlm. Meney, Lionel. 2005a. “Un autre dictionnaire québécois, pourquoi?”, dans : Le Devoir, 7 janvier 2005. www.vigile.net/05-1/langue.html#4. Meney, Lionel. 2005b. “Lʼinquiétante hostilité québécoise au français”, dans : Le Monde, 19 mars 2005. www.vigile.net/05-3/francophonie.html Nemni, Monique. 1998. “Le français au Québec: représentation et conséquences pédagogiques”, dans : Revue québécoise de linguistique 26/2, 151–175. Paquot, Annette. 1993. “Des dictionnaires pour perdre le nord? Lʼévolution récente de la lexicographie québécoise et lʼinsécurité linguistique”, dans : Cahiers de lʼInstitut de Linguistique de Louvain 19, 3/4, 199–208.
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Au moment de la rédaction finale de cet article (juin 2007) on peut trouver sur le site Internet du dictionnaire FRANQUS (http://franqus.usherbrooke.ca/) un certain nombre dʼarticles-modèles qui permettent de voir comment les auteurs ont résolu des questions aussi épineuses que le marquage des québécismes ou le traitement des mots appartenant à un usage européen du français.
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Paquot, Annette. 2004. “Le français international des Vigneault, Huston, Gary ... est notre patrimoine”, dans : Le Soleil, 30 janvier 2004. www.vigile.net/ds-actu/docs4/1-30.html#lsap. Paquot, Annette. 2005. “Dictionnaire et norme linguistique: la fiction et la réalité”, dans : Le Devoir, 26 janvier 2005. www.vigile.net/05-1/langue.html#12 Pöll, Bernhard. 2005. Le français langue pluricentrique? Études sur la variation diatopique dʼune langue standard. Frankfurt a. M. etc.: Lang. Poirier, Claude. 2004. “Le français des Québécois – Notre différence est devenue un atout”, dans : Le Devoir, 16 janvier 2004. www.vigile.net/archives/ds-actu/docs4/1-16.html Remysen, Wim. 2004. “La variation linguistique et lʼinsécurité linguistique: le français québécois”, dans : Bouchard, Pierre. éd. La variation dans la langue standard. Actes du colloque tenu les 13 et 14 mai 2002 à lʼUniversité Laval dans le cadre du 70e Congrès de lʼAcfas. Québec: Gouvernement du Québec, 23–36. Swiggers, Pierre. 1993. “Lʼinsécurité linguistique: du complexe (problématique) à la complexité du problème”, dans : Cahiers de lʼInstitut de Linguistique de Louvain 19, 3/4, 19–29. Remarque: toutes les adresses Internet citées étaient accessibles au mois de juin 2007.
URSULA REUTNER
« Rendez donc à César ce qui est à César » ? Remarques comparatives sur l’auto-perception linguistique belge et québécoise
Remarques préliminaires — Dans ce qu’on appelle parfois les francophonies marginales, la dominance de Paris sur le plan culturel en général et linguistique en particulier a eu des effets tout à fait perceptibles. Jusqu’à un certain degré, ceux-ci sont similaires dans les régions étudiées, mais ils diffèrent aussi sous de nombreux aspects. Ainsi, il est certainement intéressant de comparer un pays géographiquement éloigné de l’Hexagone avec un pays voisin. Pour ce faire, le choix du Québec et de la Belgique s’avère idéal, puisque dans ces deux pays, le français est concurrencé par une autre langue et la qualité de vie y est élevée au point de permettre une réflexion linguistique approfondie. Certes, cette analyse comparative pourrait remplir plusieurs volumes, si l’on tient compte de tous les critères pertinents observables. Il est donc ici nécessaire de faire un choix quant aux points essentiels caractérisant les différentes attitudes adoptées vis-à-vis de la langue qui se manifestent depuis le XIXe siècle dans la discussion langagière. Dans les deux francophonies, cette dernière est principalement axée sur la perception du français dans le pays en question, comparé au français de France d’une part, et, naturellement aussi, d’autre part, dans sa relation avec l’autre langue du pays, comme c’est le cas pour le flamand (ou néerlandais du sud) en Belgique et pour l’anglais au Québec.
1. La situation linguistique dans les deux pays 1.1 Aspects géographiques et historiques Aspects géographiques. — Une première différence entre les deux pays est la situation créée par les dialectes historiques existant en Belgique romane ; à côté du wallon proprement dit à l’est – qui a donné son nom à la Wallonie – il y a également une région picarde à l’ouest et une petite partie du lorrain, le gaumais, au sud, sans oublier un coin du domaine champenois également situé dans le sud du pays.1
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À cause de la koinè formée très tôt au cours du processus de colonisation (et partiellement déjà apportée par les colons – mais il s’agit là d’un autre sujet de discussion), le Québec ne connaît pas de dialectes historiques [cf. Laporte (1995, 206) et Mougeon (2000, 35)], et, pour le XIXe siècle, les témoignages attestent même une uniformité de langage tant géographique que sociale (cf. Gendron 2005). Le dialecte est
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Avec le flamand de l’ouest (autour de Bruges), le flamand de l’est (autour de Gand – parfois réuni au brabançon – comme on peut le voir sur la carte), le brabançon (autour d’Anvers, de Bruxelles et de Louvain) et le limbourgeois (autour de Hasselt), le domaine flamand a connu une fragmentation dialectale analogue rendant la compréhension mutuelle de l’est à l’ouest difficile. Celle-ci a empêché la genèse ou la création d’une koinè flamande et ainsi d’une norme endogène. Malgré la réticence manifestée longtemps à l’égard du modèle exogène pour des raisons telles que la différence de confessions, la variété standard du néerlandais (le Algemeen Beschaafd Neederlands) est officiellement acceptée aujourd’hui comme norme d’orientation.2
Carte : Belgique – Les langues endogènes (Ministère de la Communauté française (1999, 10)
Aspects historiques. — Au moment de la création de l’État belge, en 1830, le français s’était déjà imposé depuis longtemps dans le paysage dialectal et devient la seule langue officielle du nouvel État et ce, non seulement en Wallonie, mais aussi en Flandre, où il était, « au moins depuis le XVIIIe siècle, la langue des couches dominantes de la population flamande » (Klinkenberg 1995, 732). Bien que la majorité de la population du royaume ait été et soit restée de langue flamande et que l’article 23 de la Constitution du 7 février 1831 stipule que « l’emploi des langues usitées est facultatif » (cf. Schwab 1979, 5.6), le français était perçu
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également largement absent dans la Wallonie actuelle, puisque avec l’implantation de l’enseignement primaire obligatoire (dès 1918) et les changements survenus après la seconde guerre mondiale (cf. Francard 1994, 19), « le dialecte a généralement été supplanté par le français » (Doppagne & Hanse & Gielen 1994, 43) et il « ne reste langue courante qu’en certains points, on pourrait dire dans certains milieux, dans certaines familles » (ib.). Pour compléter cet aperçu, il faudrait également mentionner la partie germanophone, à savoir les anciens cantons prussiens annexés à la Belgique après la Première Guerre mondiale, les cantons d’Eupen et de Saint-Vith et quelques communes du canton de Malmédy. Cette communauté, dont le dialecte appartient au francique, n’est d’aucune importance ici, tout comme d’ailleurs la situation du Bruxelles bilingue.
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dans le royaume comme « le ciment de son unité », grâce à la classe bourgeoise francophone « de part et d’autre de la frontière des dialectes » (ib.). Ainsi le français faisait office d’unificateur linguistique, car il liait les francophones et les néerlandophones, à côté de l’unificateur purement institutionnel constitué par la personne du roi, accepté par les deux groupes, et de l’unificateur religieux constitué par le catholicisme vécu au sein de ces deux ethnies et qui les opposait aux Pays-Bas majoritairement protestants.3 Du point de vue économique, l’importance de la Wallonie a longtemps été prépondérante grâce à l’essor de son industrie minière, alors que la Flandre, qui n’avait que son agriculture et des industries textiles, restait une région relativement pauvre. Cette situation a également contribué à consolider l’hégémonie du français et ne pouvait finir que par la naissance d’un mouvement d’émancipation flamand (Vlaamse beweging) qui a réussi, au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, à faire passer des lois et des règlements légalisant l’usage du néerlandais dans plusieurs domaines publics en Flandre. Grâce à l’engagement du Mouvement flamand, ce processus de néerlandisation, toujours soutenu par des mesures législatives, s’est poursuivi au XXe siècle et s’est terminé par la reconnaissance complète du flamand et par une défrancisation continue de la bourgeoisie flamande, sans oublier, surtout, la délimitation des territoires de langue flamande et de langue française. Au cours du XXe siècle et surtout dans sa deuxième moitié, le poids économique de la Wallonie a perdu de son importance en raison du déclin de l’industrie minière, alors que l’évolution de l’économie flamande a accentué l’auto-perception des Flamands et les a rassurés sur leur identité. Celle-ci a connu un véritable essor et est devenue prédominante en Belgique, notamment en raison de la tendance des entreprises à choisir des sites à proximité des côtes, donc en pays flamand, pour y implanter des raffineries de pétrole et des industries pétrochimiques. Autrement dit, les Wallons, depuis toujours en minorité du point de vue quantitatif, sont passés d’une situation de majorité à une situation de minorité au niveau qualitatif. Certes, la Flandre ne cesse de s’engager en faveur d’une plus grande souveraineté, mais elle n’est pas arrivée au point de déclarer son indépendance, contrairement à ce qu’annonçait la chaîne publique de télévision belge RTBF le 13 décembre 2006, dans une émission spéciale, pour faire sensation. En effet, il y avait été déclaré : « le roi a quitté le pays » et « la Belgique n’existe plus », ce qui a créé une certaine agitation au sein de la population. Ce n’est qu’au bout de quelques minutes que RTBF a expliqué qu’il s’agissait d’une information fictive. Le fait que la presse francophone se soit précipitée sur ce scandale médiatique et que la presse flamande se soit plutôt concentrée sur les transactions financières douteuses du prince Laurent, a été évalué comme l’un des indices révélant une véritable scission des esprits à l’intérieur du pays. Mais il ne faut pas oublier que les scandales liés aux politiciens corrompus wallons et flamands, l’affaire Dutroux (1996–1997), ainsi que les problèmes de formation du gouvernement en 2007 ont déclenché dans la population un nouveau sentiment de solidarité susceptible de consolider l’identité belge au-delà des frontières linguistiques. Force est néanmoins de constater que l’émancipation linguistique, le principe de la territorialité des langues, ainsi que ses conséquences et règlements politiques tout comme
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Le dirigeant chrétien-démocrate Yves Leterme, vainqueur des législatives de 2007 et fervent défenseur de l’autonomie, ajoute à la personne du Roi comme facteur d’unification le sport et la culture quand, dans un entretien publié dans Libération en août 2006, en qualité de ministre-président de Flandre, il répond à la question « Que reste-t-il en commun » par « Le Roi, l’équipe de foot, certaines bières » (dans Quatremer 2006). Tous ces aspects n’ont pas sauvé pour autant la paix civile entre Flamands et Wallons, ce qui est devenu une nouvelle fois manifeste dans la « crise belge » de 2007, c’est-à-dire dans les difficultés de composer un gouvernement après les élections provoquées par le manque d’accord sur les modalités d’une réforme de l’État fédéral qui accorderait une plus grande autonomie à la Flandre.
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administratifs n’ont pas apaisé les Flamands (cf. note 3), sans parler du problème complexe de l’agglomération de Bruxelles, île francophone dans l’océan flamand, porteuse d’une problématique qui dépasse le sujet de cet article. L’histoire du Québec étant bien connue du groupe des canadistes, il est possible dès maintenant de se pencher sur le discours métalinguistique.
1.2 Aperçu du discours sur la langue Le discours sur la langue en Belgique. — Quoiqu’il n’existe pas encore d’histoire du purisme wallon au XIXe siècle, les ouvrages correctifs sur le sujet sont bien connus. La lecture de ces textes montre nettement que le public lettré de l’époque s’apercevait de plus en plus de la différence entre leur variété du français et la norme parisienne. Le premier à décrire systématiquement4 les particularités des « nouveaux Français » est Antoine-Fidèle Poyart, qui publie en 1806 à Bruxelles un recueil de plus de 220 pages sous le titre de Flandricismes, wallonismes et expressions impropres dans le langage français. L’éloge de la beauté et de l’utilité de la langue française occupe une grande partie de sa préface, dans laquelle il explique également qu’il est nécessaire d’apprendre la langue de manière correcte, ce qui constitue d’ailleurs la raison d’être d’un tel ouvrage. « J’ai donc pensé, que l’on atteindrait un grand but d’utilité publique pour toutes les classes5 de la société en ce pays, si l’on réunissait dans un ouvrage, à portée de tout le monde, les fautes contre la langue française, procédant d’usages irréguliers, que commettent les Flamands et les Wallons. Ces usages ont leur source dans l’esprit de leur langue maternelle, ou du patois wallon, transporté mal à propos dans le langage français » (Poyart 1806, X). Poyart nomme donc bien les principaux responsables de la « corruption de langage » (1806, V), à savoir l’influence du flamand et du wallon. La lutte contre cette manière de dégrader le langage s’accentue dès la création de l’État belge et se poursuit durant tout le XIXe siècle dans le cadre d’ouvrages comme celui d’Isidore Dory (1878),6 et elle ne se s’achève pas non plus au XXe siècle, bien qu’elle prenne à cette époque un caractère plus scientifique. Cela dit, les responsables de cette corruption restent les mêmes, à savoir les dialectes gallo-romans tout comme le flamand, et le phénomène d’auto-accusation s’intensifie de plus en plus. Ainsi, Quiévreux écrit en 1928 :
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Pour quelques précurseurs qui ont « noté, de façon plus ou moins occasionnelle, des expressions vicieuses dues à l’influence des parlers germaniques » (Piron 1985, 371), cf. Piron (1979, 214 s.) et Trousson & Berré 1997. Dans la 4e édition, parue déjà en 1830, la préface relativise un peu l’utilité « pour toutes les classes », mais ceci est exprimé avec une certaine ambiguïté, si bien que cela semble plutôt être une captatio benevolentiae dirigée vers les « personnes instruites » que l’expression de la conviction de leur bon usage : « on aurait pu remarquer qu’un ouvrage de ce genre n’est point écrit pour le rang éclairé de la société seulement, mais qu’il est destiné à toutes les classes […]. Notre livre n’apprendra peut-être rien aux personnes instruites ; mais il appellera leur attention sur des fautes qui leur échappent dans la conversation, et pourra les leur faire éviter » (d’après Quièvreux 1928, 12). Piron cite d’autres travaux, mais explique : « Presque tous ces inventaires prêchent par la base, c’est-à-dire par insuffisance linguistique ou philologique. La plupart sont dus à des amateurs mieux intentionnés que bien informés. Une seule exception pour le XIXe siècle, Isidore Dory » (1979, 215).
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« […] il faut l’avouer, nous parlons mal, nous parlons très mal. Nous sommes influencés et par le wallon et par le flamand. Des expressions wallonnes et flamandes se sont glissées dans notre français. Nous devons tâcher de nous en défaire. C’est là le but de ce livre » (1928, 8 s.). En 1961, la Fondation Charles Plisnier fonde l’Office du bon langage pour s’engager contre « la médiocrité du langage écrit et parlé » (Hanse & Doppagne & Bourgeois-Gielen 1971, 7) et c’est en 1971 qu’il ouvre sciemment la Chasse aux belgicismes, comme l’annonce clairement le titre utilisé par Hanse & Doppagne & Bourgeois-Gielen. À côté des régionalismes dialectaux à chasser et à côté de la défense « contre des intrusions de mots et de tours étrangers » (ib.), l’un des arguments avancés pour justifier cette chasse est la quête de subordination sans discussion à la norme exogène.7 La Nouvelle chasse aux belgicismes de 1974 poursuit cet objectif dans le même esprit 8 et même l’édition remaniée de 1995 n’apporte pas non plus de modifications idéologiques substantielles. L’un des principaux changements concerne la prise en considération de l’insécurité linguistique et de l’évolution du jugement de plus en plus positif rendu maintenant sur les régionalismes.9 Cette réévaluation de la notion de régionalisme en Wallonie irait de pair avec celle de la notion de « faute », à laquelle les étudiants préféreraient des termes comme « variante », « manquement » ou « écart » depuis les discussions menées au cours des événements de 1968.10 Mais les auteurs de la Nouvelle chasse restent inébranlables dans leur conception d’une norme officielle unique et dans leur « emploi du mot faute pour désigner des manquements […], qui se révèlent contraires à un usage ou à une convention nettement établis » (1995, 38). Ainsi, parmi le « gibier » de la « chasse », ils qualifient de fautes « également, et sans ménagements, des faits de langue qui sont dus à des analogies, à des calques d’autres langues ou de dialectes » (ib.),11 ce qui revient à dire que les auteurs continuent à chasser les wallonismes et les flandricismes de la langue française en usage en Belgique. C’est précisément cette attitude de
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Cf. « Si ce moyen de communication est celui d’un grand voisin auquel nous attache notre culture aussi bien que notre langue, nous avons le devoir de nous écarter le moins possible de cette langue commune et de son bon usage » (ib., 8). Pour la qualité de ces ouvrages, cf. la valorisation effectuée par Pohl : « Le style alerte et vivant des deux ouvrages ne doit pas dissimuler que son information est très sûre et que, admis le critère de distinction entre les faits de Belgique et le bon usage enregistré en France, il serait difficile de prendre les auteurs en défaut » (1979, 34). Cf. « La notion de régionalisme linguistique s’établit toujours plus solidement, et ce, sans la moindre connotation péjorative, dans l’esprit d’un public de plus en plus large. La notion d’incorrection perd alors du terrain, pour ne pas dire qu’elle cède la place à d’autres valeurs. Dans le même temps, une notion nouvelle se fait jour et bénéficie d’une attention grandissante, celle de l’insécurité linguistique. À force d’impératifs brutaux du type Ne dites pas… mais dites…, certains perdent confiance en eux-mêmes, principalement ceux qui pratiquent spontanément un français régional émaillé de nombreux particularismes. Ils en arrivent à choisir un silence prudent et résigné plutôt que de risquer une incorrection de langage qui n’en est d’ailleurs pas toujours une » (Doppagne & Hanse & Bourgeois-Gielen 1995, 10 s.). « Il faut y revenir. Dès le mouvement étudiant de mai 1968, la notion de faute a été sérieusement ébranlée. Des élèves et des étudiants reprochaient assez vertement à leurs maîtres d’employer le terme faute pour signaler les points par lesquels un travail pouvait être répréhensible. Les étudiants voulaient qu’on leur parle de variante, de manquement ou d’écart ! » (ib., 37). Ils donnent l’exemple suivant : « Quand un Bruxellois, agacé des incartades de son jeune fils, déclare, je ne sais pas de chemin avec! quelle doit être notre position ? Autre cas extrême, me direz-vous ; cependant la grammaire est sauve dans ce calque du flamand. Cette expression est employée régulièrement par tout un public qui n’imagine pas un instant qu’il s’écarte de l’usage ou, moins encore, qu’il commette une faute. Ce n’est ni un écart, ni une variante, nous parlerons simplement de régionalisme » (ib., 39).
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base qui les mène encore en 1995 à l’exhortation citée dans le titre de cet article : « Rendez donc à César ce qui est à César, et la margaille au wallon » (ib., 107).12 En 1994, c’est-à-dire un an avant l’édition remaniée de la Nouvelle Chasse, apparaît le premier dictionnaire renonçant à toute valorisation ; il est rédigé par les sept membres belges du Conseil International de la Langue Française (CILF),13 Albert Doppagne se trouvant curieusement aussi parmi eux. Le titre reste absolument neutre et dit simplement : Belgicismes. Inventaire des particularités lexicales du français en Belgique.14 Les particularités autrefois stigmatisées sont maintenant ressenties comme plus positives, car, selon les auteurs, elles exprimeraient de manière manifeste, « au-delà des réalités et des sentiments présents, le goût du passé, le bonheur de l’enfance, les souvenirs d’étudiants, le plaisir des mots oubliés et retrouvés... » (Bal et al. 1994, quatrième de couverture).15 Le plus récent recueil de belgicismes sans ambitions correctives a été édité en France. Il s’agit de l’ouvrage Le Belge dans tous ses états (Lebouc 1998), qui fait partie de la collection des Dictionnaires du français régional. Le discours sur la langue au Québec. — Certes, il y avait déjà eu bien avant des publications sur les divergences du français canadien à l’égard du français de Paris (cf. par exemple Viger 1810 ou déjà Potiers 1743–1758), mais – du moins selon Jean-Denis Gendron – les FrancoQuébécois ont vécu « dans une sorte d’inconscience linguistique » (2005, 539) jusqu’à la parution du Manuel des difficultés de l’abbé Maguire en 1841, qui mettait en cause la norme endogène et qui fit en sorte que l’élite canadienne prenne conscience de l’écart qui existait par rapport au français de France. C’est surtout ce livre qui marque le début d’une longue série d’ouvrages correctifs parus jusqu’à nos jours,16 et c’est encore lui qui, en fin de compte, a déclenché la querelle que se livreront – pour reprendre les mots de Claude Poirier – « les
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Le mot margaille est un mot d’origine wallonne signifiant ‘dispute, querelle, bagarre, mêlée bruyante’. Employé en français, il donnerait « au langage du locuteur un caractère populaire et peu relevé, absent en wallon, mais très sensible en français » (ib.). C’est du moins l’impression des auteurs de la Nouvelle Chasse, qui ajoutent que le mot « est introuvable dans les dictionnaires français, ce qui est normal puisque ce n’est pas du français, mais du wallon » (ib., 106). De nos jours, il a bel et bien sa place dans le Petit Robert, où il est marqué comme régionalisme belge. À savoir Willy Bal, Albert Doppagne, André Goosse, Joseph Hanse†, Michèle Lenoble-Pinson, Jacques Pohl †, et Léon Warnant. À propos du titre, Doppagne explique dans sa Nouvelle Chasse de 1995 : « Si la notion de régionalisme se définit et se comprend assez facilement, celle de belgicisme, au contraire, ne cesse de soulever problèmes sur problèmes. Ne prenons à témoin que le sous-titre du volume intitulé Belgicismes qui a paru en 1994. Les auteurs – dont je suis – croient utile de préciser, inventaire des particularités lexicales du français en Belgique. Cet énoncé évite plusieurs écueils. D’abord, il s’agit d’un inventaire et non d’un lexique ou d’un dictionnaire, cela suppose une volonté et un choix. La précision particularités lexicales déblaie singulièrement le terrain, il ne sera question ni d’écart de prononciation ni de différence de syntaxe. Du français parlé en Belgique et non du français de Belgique, cela signifie que les auteurs se refusent à croire à un seul français de Belgique qui serait commun à toutes les parties de la Wallonie et qui présenterait quelque unité » (1995, 39 s.). Que la plupart du « gibier » de la Chasse d’autrefois y figure à présent sans la moindre critique amène Bernhard Pöll à poser la question : « S’agit-il d’un pur hasard qu’une amorce de revalorisation officieuse intervienne à une époque où les dialectes belgo-romans sont en déliquescence progressive ? » (2005, 225). Cf. Martel & Cajolet-Laganière (1996, 21 s., 27 s.) qui commentent sous le titre « prolifération d’ouvrages et de recueils combattant les anglicismes et autres impropriétés » à côté de Maguire (1841) les travaux de Gingras (1860), Caron (1880), Manseau (1881), Lusignan (1890), Rinfret (1896) et Blanchard (1914) et comme « nouvelle série d’ouvrages puristes qui stigmatisent les écarts » Turenne (1962), Barbeau (1963), Dagenais (1967), Dulong (1968) et Colpron (1971). Pour plus de détails, cf. le livre de Farina (2001).
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tenants de l’orthodoxie parisienne et les partisans d’une norme adaptée au contexte nordaméricain » (2000, 122). Comme en Belgique, le mouvement correcteur québécois17 a été à l’origine d’une autoculpabilisation et d’une insécurité linguistique de plus en plus prononcées. L’une des principales réponses à la question sur les causes de la corruption du langage tant dénoncée consiste à surtout attribuer ces écarts à l’influence de l’anglais. Ainsi, M. Bibaud critique en 1828 la « manie d’anglifier le français » (cité d’après Wolf 1987, 82), Maguire déplore luimême que « l’emploi de mots et de constructions anglaises [soit] un vrai fléau pour la langue » (1841, 71) et Tardivel nommera, quant à lui, directement le coupable dans le titre de son pamphlet de 1880 : L’Anglicisme, voilà l’ennemi. Dans le premier recueil alphabétique de régionalismes, paru dans la même année, Oscar Dunn partage cette opinion en attribuant les barbarismes au contact avec l’anglais18 en y faisant bien la différence entre « deux sortes d’anglicismes » : « Il en est des anglicismes comme de tous les néologismes ; ils peuvent enrichir la langue ou l’appauvrir, selon qu’ils sont faits à propos ou sans nécessité […] ; le secret consiste à les bien choisir » (1880, XX s.). En ce qui concerne l’attitude à l’égard du français de Paris, il s’engage en faveur des mots désignant des choses inconnues de l’Académie et il précise : « Nous avons tous de l’accent », y compris les Parisiens (ib., XXII). Il est évident qu’il s’agit ici d’une revalorisation du parler endogène, qui peut être interprétée comme une réaction à sa dévalorisation tant par les Franco-Québécois eux-mêmes que par les Anglo-Québécois (cf. 2.2.-7/17). Clapin, dans la préface de son dictionnaire de 1894, est encore plus explicite lorsqu’il critique les puristes extrêmes qui adoptent aveuglément le modèle exogène,19 et il propose comme solution « un juste milieu » entre l’alignement inconditionnel sur Paris et l’acceptation de toutes les particularités canadiennes,20 en défendant les expressions qui donnent une « couleur locale » à la langue21 et en étant confiant
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Ceci n’empêche que les voyageurs tendent à relativiser ce purisme et retiennent, en ce qui concerne le milieu du XIXe siècle : « que tout le monde parle un français parfaitement intelligible d’un bout à l’autre du pays » (Poirier 2000, 120). Ainsi, il trouve étonnant que « dans un pays, non pas seulement séparé, mais oublié de la France depuis plus d’un siècle, la langue française soit restée la langue du peuple ; il serait plus étonnant encore que, dans notre isolement, et subissant le contact journalier de la population anglaise, nous eussions échappé au barbarisme » (1880, XIII) et il poursuit : « Au Canada, l’industrie, le commerce, les métiers sont, en grande partie du moins, dirigés par des hommes qui ne connaissent pas le français ; et pourtant, il faut se comprendre de négociant à commis, de patrons à ouvriers. Etant donné ces conditions sociales on peut admettre à priori que le français canadien est entaché d’anglicismes » (ib., XIII s.). « Plusieurs puristes, mus d’ailleurs par un excellent zèle, ont entrepris depuis quelque temps une vigoureuse campagne contre ce qu’ils appellent le jargon canadien, à leurs yeux une sorte de caricature du français et un parler tout-à-fait digne de mépris. Dans leur emportement, ils iraient même jusqu’à opérer une razzia générale, non-seulement des canadianismes proprement dits, mais aussi de tous les vieux mots venus de France et qui n’ont que le tort de ne plus être habillés à la dernière mode. Ce sont là, pour eux, des parents pauvres ou inutiles que l’on doit consigner à sa porte, et faire chasser impitoyablement par ses gens s’ils osent passer le seuil. En un mot, le rêve de ces novateurs serait de faire, du langage des Français d’Amérique, un décalque aussi exact que possible de la langue de la bonne société moderne en France, surtout de celle de la bonne société de Paris » (Clapin 1894, VIII s.). « Somme toute, le mieux, je crois, est de nous en tenir, en ces matières, dans un juste milieu, et de convenir que si, d’une part, nous sommes loin – à l’encontre de ce qu’affirment les panégyristes à outrance – de parler la langue de Bossuet et de Fénelon, il ne faut pas non plus, d’autre part, nous couvrir la tête de cendres, et en arriver à la conclusion que le français du Canada n’est plus que de l’iroquois panaché d’anglais » (Clapin 1894, X). « On oublie trop, d’ailleurs en ces sortes de dissertations, une chose capitale, c’est que le Canada n’est pas la France, et que, quand bien même celle-ci eût continué à posséder son ancienne colonie, une foule
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que les bons grains se séparent de l’ivraie avec le temps.22 Dans la préface du Glossaire du parler français au Canada, publié en 1930, on apprend que l’un des deux objectifs du dictionnaire est « la correction des fautes qui s’y trouvent » (GPFC, V), à savoir l’épuration de la langue. Le Glossaire veut « faire la distinction entre ce qui est bon et ce qui l’est moins ; au besoin, il [...] fournira l’équivalent des expressions à proscrire, des anglicismes surtout » (ib., VIII).23 Le mouvement correcteur se poursuit au XXe siècle dans le cadre d’ouvrages de Dulong (1968) ou de Dubuc (1971), tout comme dans plusieurs autres dictionnaires généraux et scolaires récents bien décrits par Pierre Martel et Hélène Cajolet-Laganière (1996, 27 s.).
2. Comparaison entre les deux pays 2.1 Points communs Après ce bref aperçu sur les ouvrages majoritairement puristes, il s’agit maintenant de réunir les données belges et québécoises en en dégageant d’abord les points communs, douze d’entre eux méritant d’être plus particulièrement mentionnés ici.
Prise de conscience et stigmatisation des particularités de chaque langue (1) Du point de vue historique, les citations montrent dans les deux pays une prise de conscience des différences, de la part des locuteurs, entre leur variété du français et celle considérée comme plus prestigieuse, donc celle de la France idéalisée. (2) C’est surtout dans la première moitié du XIXe siècle que cette prise de conscience s’intensifie. Dans une tradition puriste et centraliste, elle entache les régionalismes d’une stigmatisation connue en France où elle est d’ordre social depuis le siècle classique.24 –––––––—
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d’expressions locales auraient quand même surgi parmi nous, servant ainsi comme de prolongement à la langue-mère venue d’Europe. Qu’on le veuille ou non, la langue d’un peuple est une résultante générale de faune, de flore, de climat différents ; insensiblement les hommes se façonnent là-dessus, en reçoivent le contre-coup jusque dans leur structure intime, jusque dans leurs fibres les plus secrètes » (Clapin 1894, X s.). « Nos puristes sont sans pitié pour ces archaïsmes, comme pour ces nouveaux venus, et ne veulent voir là que ramage de populace illettrée. Mais tout cela, pourtant, aide à constituer cette chose si prisée par les écrivains européens, et qui se nomme, en littérature, de la “ couleur locale ”, ou bien encore de la “ saveur de terroir ” » (ib., XI s.). Pour une analyse de l’emploi des mots du terroir dans le roman de la terre de Gérin-Lajoie et Savard, cf. Reutner & Plocher 2007. « Loin de moi, cependant, la pensée de vouloir étendre un voile protecteur sur tout ce dictionnaire en bloc. Ces pages contiennent le bon comme le mauvais, c’est-à-dire ce qu’il y a à prendre et à laisser. Ce sera au lecteur à faire la part des termes empreints d’une forte et saine originalité, d’avec les expressions vicieuses, hideuses même parfois, dont il est de notre intérêt de nous défaire si nous voulons avoir une langue bien agencée » (Clapin 1894, XII s.). « Ah ! oui, nos vieux mots de jadis, grâce, grâce pour eux. Leur disparition, hélas ! s’opère déjà assez vite, sans que nous leur donnions la poussée finale » (ib., XIII). Il serait nécessaire d’étudier les commentaires normatifs et les équivalents livrés par les auteurs, puisque, selon les recherches d’André Lapierre (2000 et 2005), le Glossaire fournit plus d’emprunts à l’anglais que « les glossairistes antérieurs réunis » (2005, 565), chez lesquels les anglicismes ne constituent « qu’une faible portion de la nomenclature » (ib., 557). L’auteur précise que « l’accroissement le plus marqué se mesure dans la vie domestique et sociale et dans le monde du commerce et du travail, domaines par excellence du vécu quotidien et de l’intégration sociale » (ib., 565 s.). Cf. par ejemple le livre au titre évocateur de Gascognismes corrigés de Desgrouais (1766).
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(3) Les publications citées montrent que les dernières traces de cette attitude autodépréciative et corrective se perpétuent jusqu’à présent avec la Chasse aux belgicismes rééditée en 1995 et d’autres travaux correctifs publiés récemment en Belgique et au Québec.
Critique des emprunts et norme endogène (4) Dès le début, les publications attestent un refus conscient des emprunts du français aux langues de contact. En Belgique, il s’agit, d’une part du flamand, qui est incriminé en tant que concurrent corrompant le français, et d’autre part, des dialectes gallo-romans qui ont perdu assez rapidement leur vitalité au cours du XXe siècle, mais qui survivent bel et bien dans le français de la Wallonie,25 duquel on continue parfois encore à vouloir les bannir (cf. 1.1). Au Québec, c’est l’influence de l’anglais qui est stigmatisée comme cause essentielle de la corruption du langage. Ce que les textes étudiés ne thématisent pas est le fait que les emprunts existants ne sont pas imposés par les Anglais, mais adoptés par les francophones qui les transposent du domaine professionnel au français quotidien (cf. également la remarque sur l’« auto-corruption » en 2.2-6). (5) À côté des régionalismes stigmatisés à l’intérieur des pays en question, il y a cependant aussi des mots « de bon aloi », comme aubette, drève ou pistolet en Wallonie26 ou poudrerie, banc de neige et ouaouaniche au Québec,27 qui sont d’un usage général, même dans les classes supérieures, et qui ont été mentionnés très tôt dans les dictionnaires français de France. Insécurité linguistique et norme exogène (6) Dans les deux pays, le mouvement de correction langagière a fait naître, dans la population, une perception négative de leur langage et, par conséquent, une insécurité linguistique face à la norme parisienne. Du moins jusqu’à la Révolution tranquille, les Québécois ont partagé avec les Wallons ce complexe d’infériorité, un manque d’assurance linguistique qui s’est traduit par l’auto-dépréciation des particularités de leur variété du français et qui s’est accompagné de l’auto-culpabilisation des locuteurs. (7) Ce comportement ne peut s’expliquer que par l’acceptation de l’assujettissement inconditionnel à la norme hexagonale dominante dans de nombreuses situations (pour les exceptions cf. la dimension situationnelle mentionnée en 2.1-11), une norme de prestige extraterritoriale. (8) En corollaire, aucun des deux pays vivant cette subordination linguistique ne peut tenir de discours en matière de langue et « faire l’économie du problème de la relation à Paris ».28
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À propos de l’influence des dialectes sur le français en Belgique, il faut rappeler qu’un dialecte peut bien servir à expliquer partiellement les particularités d’une variété actuelle du français, mais que celle-ci ne couvre que rarement l’aire d’extension du dialecte parce qu’elle s’est normalement formée à partir du langage d’un centre urbain et dépend de facteurs relevant de la géographie sociale liés à ce centre (lieu de travail, centres d’achat, attrait culturel, etc.). Ainsi, il y a naturellement des régionalismes à l’intérieur du français de la Wallonie (comme également du français au Québec), qui sont déterminés par le rôle que jouent les centres urbains dans la formation des français régionaux, c’est-à-dire Liège, Namur ou Charleroi (comme au Québec surtout Montréal et la ville de Québec). Aubette désigne un kiosque à journaux ou un abri pour le public aux arrêts des transports en commun, drève une allée carrossable bordée d’arbres, et pistolet un petit pain, rond d’habitude, allongé en Wallonie orientale (cf. Doppagne & Hanse & Gielen 1995, 44 ou Bal & Doppagne & Goosse & Hanse & LenoblePinson & Pohl & Warnant 1994, s.v.). Poudrerie désigne la neige chassée par le vent, banc de neige une congère énorme, et ouaouaniche une grenouille géante (cf. Boulanger 1993, s.v. ou PR, s.v.) Cf. pour la Wallonie et pour Bruxelles Klinkenberg (1985, 100) ; pour le Québec Sarcher (1994, 95-98).
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(9) Face à toute une gamme d’auto-évaluations plus ou moins dépréciatives de la pratique du langage, beaucoup de locuteurs des deux groupes souhaitaient et souhaitent d’ailleurs toujours, en principe, améliorer leur compétence en français ou celle de leurs compatriotes. (10) Mais les enquêtes menées en Belgique « semblent constater aujourd’hui une insécurité moindre chez les jeunes et un rejet plus net du modèle français »,29 une évolution également observée au Québec.30 Les Franco-Québécois et les Wallons perdent-ils progressivement leur manque d’assurance d’autrefois par rapport à Paris sur le plan linguistique en raison de leur assurance croissante dans des domaines extra-linguistiques, ou est-ce le niveau d’instruction linguistique aujourd’hui plus élevé qui réduit cette subordination ou amène même un grand nombre de personnes à la refuser ? Phénomène du marché double (11) Cela dit, l’auto-perception négative traditionnelle ne conduit pas nécessairement à un alignement inconditionnel sur le modèle parisien dans toutes les situations discursives. Il est vrai que les locuteurs perçoivent leur langue comme distincte de celle de Paris, mais le « marché linguistique », notion introduite par Pierre Bourdieu 31 et souvent appliquée à la conjoncture belge depuis Lafontaine (1986), obéit dans le « marché restreint » à d’autres normes que dans le « marché officiel » de la variété légitime. Ainsi, il y a des situations où les particularités belges ou québécoises sont valorisées d’une manière favorable,32 ou – pour reprendre les stéréotypes du français de la Wallonie cités par Moreau – ressenties comme « savoureuses », ce qui donne un français « plus doux, plus mélodieux, moins pointu » (1994, 117). (12) Des expressions comme fransquillonner, en usage en Wallonie,33 ou parler avec la gueule en cul de poule et perler, utilisées au Québec,34 ou bien encore parler pointu, faire le Français, d’usage général, montrent que bien qu’on reconnaisse la variété officiellement dominante, son imitation n’est pas toujours la bienvenue. À en croire Lafontaine, qui a réalisé à Liège la première étude systématique sur les attitudes des locuteurs wallons, pour les élèves
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Lafontaine (1997, 389), qui se réfère entre-autres à l’enquête de Garsou, selon laquelle 84 % des jeunes (par rapport à 70 % de l’échantillon global) n’ont pas l’ambition de modifier leur accent (1991, 22, 24). Cf. également Moreau / Dupal : « Les aînés sont les plus normatifs pour les belgismes [parce que] les plus jeunes des sujets ont été le moins en contact direct avec le discours normatif florissant jusque dans les années 60 et 70 » (1999, 9). Aussi à en croire Francard : « une majorité d’élèves de l’enseignement général [...] adoptent des comportements qui révèlent une sécurité linguistique manifeste », ce qui est pourtant relativisé après (1993a, 38). Pour ce qui est de l’évolution de l’auto-perception, cf. par exemple Cajolet-Laganière & Martel qui constatent une valorisation plus positive des écarts entre le français du Québec et le français de France en 1993 qu’en 1970 (1995, 32). Cf. « Plus le marché est officiel, c’est-à-dire pratiquement conforme aux normes de la langue légitime, plus il est dominé par les dominants, c’est-à-dire par les détenteurs de la compétence légitime, autorisés à parler avec autorité » (Bourdieu 1982, 64). « À l’inverse, à mesure que décroît le degré d’officialité de la situation d’échange et le degré auquel l’échange est dominé par des locuteurs fortement autorisés, la loi de formation des prix tend à devenir moins défavorable aux produits des habitus linguistiques dominés » (ib., 66). Cf. aussi Goosse : « Des jeunes, des étudiants notamment, qui ne connaissent plus le wallon, qui sont en tout cas incapables de le parler, émaillent leurs phrases françaises de mots wallons [...] C’est une marque d’appartenance régionale, à défaut d’un langage complet. C’est aussi la forme que prend, pour se suivre, un dialecte moribond » (1991, 204s.). Fransquillon est marqué comme mot wallon dans le PR, qui l’explique en ces termes : « En Belgique francophone, Personne qui parle le français avec affectation, en prenant l’accent de Paris » et « En Belgique de langue flamande, Francophone » (PR, s.v.). Cf. Bouchard & Moreau & Singy (2004, 44) qui mentionnent aussi faire le fifi comme plus ancien (ib.).
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interrogés, il vaut mieux « être accusé d’avoir l’accent wallon que de ‘fransquilloner’ » (1986, 83) et faisant allusion aux enseignants, il constate : « Rien n’irrite plus en apparence, que le fait de ‘fransquilloner’, perçu comme une forme de prétention déplacée pour une institutrice belge » (ib., 120). De même, un politicien québécois qui essaie de parler à la parisienne est moins apprécié par ses auditeurs qu’un collègue qui se présente, par son accent, comme Québécois, quoique la variété parisienne continue toujours à jouir d’un haut prestige.
2.2 Points divergents Après l’analyse des points communs, qui a traité la critique des particularités du français de Belgique et du Québec, ainsi que les conséquences de cette attitude générale et ses exceptions, il convient maintenant de dégager des divergences.
Relation de force entre les groupes linguistiques principaux (1) Dans chacun des deux pays, on assiste à la coexistence de deux groupes linguistiques qui, pendant longtemps, n’étaient pas ou ne se considéraient pas sur un pied d’égalité l’un avec l’autre. L’évolution de cette coexistence a pourtant pris des chemins différents. Dans le cours de l’histoire belge, le groupe wallon était dominant sur le plan politique et économique et constituait ainsi la majorité qualitative. Le groupe flamand, par contre, qui forme, depuis la fondation de la Belgique, la majorité quantitative, représente également à présent la majorité qualitative, c’est-à-dire qu’il est devenu le groupe dominant grâce aux succès du mouvement d’émancipation flamand et surtout grâce à l’essor économique de sa région. Quoique le français n’ait pas tout à fait disparu des milieux flamands cultivés, aujourd’hui, en fin de compte, il a perdu la Flandre. Au Québec, c’est le contraire, puisque la majorité quantitative de langue française a largement réussi, grâce à la Révolution tranquille, à mettre en pratique sa devise : « être maître chez nous ». Elle est devenue aussi la majorité qualitative – tout comme les Flamands –, alors que les Anglo-Québécois, groupe dominant pendant des siècles, sont passés au rang d’une minorité qualitative. Le français a donc gagné ou – vu le rôle de la France comme premier colonisateur du pays – plutôt regagné le Québec. (2) L’idée selon laquelle le français bénéficierait d’une situation privilégiée dans le Québec actuel par opposition au rôle plutôt subordonné du français en Belgique est à corriger, si l’on prend en considération l’environnement linguistique de ces deux pays. La Wallonie, qui est voisine de l’Hexagone, peut profiter d’un entourage francophone (cf. aussi 2.2-8 s.), alors qu’il est bien connu que le voisinage majoritairement anglophone au Canada, et surtout sur le continent nord-américain, met le français dans une position de minorité quantitative et qualitative, quoiqu’il soit moralement soutenu par la francophonie politique. En effet, la Commission des États Généraux, créée en l’an 2000, a conclu que « le vieil antagonisme français-anglais s’est un peu, sinon beaucoup, estompé au Québec », mais que « le nouvel antagonisme, celui qu’alimente l’anglo-américanisme tonitruant et envahissant, pose des défis nouveaux » (2001, 193). (3) Cette situation explique une certaine réserve quant à l’emploi d’anglicismes au Québec, un phénomène beaucoup plus prononcé qu’en Belgique, où l’adstrat anglo-américain joue également un rôle considérable, mais où l’on y résiste beaucoup moins qu’au Québec. Ceci s’explique entre autres par le fait que contrairement à la situation vécue au Québec,
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l’anglais y est souvent perçu comme « langue de compromis » entre les deux langues rivales existant en Belgique.35
Bilinguisme et aspects territoriaux, individuels et linguistiques (4) Après les interminables discussions menées sur la création et les limites des régions linguistiques, le principe de la territorialité adopté à la suite de la Première Guerre Mondiale a défini le tracé de la frontière linguistique franco-flamande. Définitivement établie en 1962 de manière à homogénéiser les provinces (sauf le Brabant), cette frontière linguistique et administrative devient de plus en plus une frontière politique depuis la fédéralisation de la Belgique survenue en 1993 (cf. par exemple Mabille 1997). Au Québec, une démarcation géographique concernant l’emploi des langues s’est avérée impossible, si bien que les deux langues doivent coexister sur le même territoire.36 (5) À côté du bilinguisme officiel, les deux pays connaissent naturellement un bilinguisme individuel répandu. Celui-ci était plus usuel parmi les Flamands que parmi les Wallons, qui – dû à la dominance traditionnelle des francophones et au mythe de l’universalité du français – voyaient peu d’utilité dans la connaissance du flamand pour leur carrière professionnelle. Ainsi, la préférence wallonne pour la territorialité des langues au lieu d’un bilinguisme officiel s’explique aussi par la peur qu’« il y [ait] plus de bilingues potentiels en Flandre, qui auraient tôt fait d’accaparer les emplois publics si on les réservait à ceux qui parlent les deux langues » (Halen 2003, 74).37 Cette peur n’est pas sans fondement. En effet, le cliché du francophone-médiocre-en-langues, perpétué jusqu’à présent,38 « désavantage les francophones lors du recrutement » (Dardenne & Eraly 1995, 47), parce que dans l’économie belge d’aujourd’hui, « satisfaire le client veut dire d’abord, ne pas heurter sa sensibilité linguistique ; il s’agit de parler français aux francophones et flamand aux néerlandophones, et le mieux possible » (ib., 21).39 Les stéréotypes de l’universalité du français et du francophonemédiocre-en-langues n’ont pas d’équivalents au Québec, où c’étaient surtout les francophones, particulièrement à Montréal, qui étaient traditionnellement bilingues y qui avaient ainsi des chances optimales pour trouver un poste lucratif dans une entreprise ou – depuis la Loi sur les langues officielles de 1969 – dans une institution fédérale. –––––––— 35
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Cf. Klinkenberg (2000, 704), qui y souligne aussi la différence de fréquence d’emprunts anglais en Belgique et en France, comme aussi Dierickx, qui explique que « l’anglophobie et l’antiaméricanisme sont assez peu représentatifs en Belgique ; la résistance à l’anglais y trouve donc moins de motivations » qu’en France (1997, 313). La Loi 101 visait à un unilinguisme français, qui n’était cependant pas compatible avec l’Acte britannique de l’Amérique du Nord. Toutefois, le français domine clairement le Québec actuel, ce qui n’empêche pas les Anglo-Québécois de constituer aujourd’hui l’une des minorités les mieux protégées du monde. Cependant Halen renvoie aussi à la peur des Flamands : « on craint que, soumis à la libre concurrence avec le français que supposerait un bilinguisme généralisé, le néerlandais ne s’impose pas davantage mais recule au contraire » (ib.). Cf. par exemple les déclarations d’Yves Leterme, déjà mentionné ci-dessus (note 3) : « apparemment les francophones ne sont pas en état intellectuel d’apprendre le néerlandais » ou « Regardez les difficultés des leaders francophones, et même du Roi de ce pays, à parler couramment le néerlandais ! » (dans Quatremer 2006). Le principe de la territorialité ne semble pas avoir favorisé le bilinguisme (sauf peut-être pour ceux qui ont changé de territoire). En effet, Halen constate de manière très pessimiste qu’« en cinquante ans, le pays s’est réellement davantage divisé sur le plan linguistique, il y a certainement moins de contacts qu’autrefois entre le Nord et le Sud, ce qui s’explique largement par le fait qu’on a délibérément fabriqué des ‘monolingues’ » (2003, 79), ce que Willem confirme pour la Flandre : « le français des personnes au-delà de 35 ans est souvent encore bon. En dessous de cette limite, la connaissance est bien plus restreinte » (1997, 269).
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(6) On a constaté qu’en Belgique, dès sa fondation et même avant, le français a longtemps été la langue de l’élite, et ce, en Wallonie comme en Flandre.40 Au Québec, par contre, l’élite en tant que majorité qualitative a pour une grande part été formée pendant deux siècles par des anglophones unilingues, qui dominaient dans le secteur économique. La conséquence de cette constellation historique pour les modalités d’emprunt est que l’influence du flamand sur le français résulte souvent du contact avec le français de Flamands bilingues, qui le pratiquaient volontiers comme langue de prestige, alors qu’au Québec, les emprunts à la langue de contact passaient par les Franco-Québécois bilingues utilisant l’anglais en sa fonction de langue longtemps dominante et imposée parce que nécessaire dans le cadre professionnel. En effet, on pourrait parler d’une « auto-corruption » du français québécois par les Franco-Québécois, qui s’oppose donc à la « xéno-corruption » du français wallon par les Flamands (cf. 2.1-4). (7) Les différentes situations de bilinguisme se reflètent également au niveau des divergences de valorisation du français dans les deux pays. En Belgique, le prestige de la langue française n’a jamais été mis en cause par les Flamands, bien au contraire. Le français était la langue de culture de l’élite et jusqu’à présent, les Flamands restent attachés au français pour des motifs culturels (cf. Willems 1997, 271). Au Québec, la situation a été différente pendant longtemps, puisqu’il y avait toujours des Anglais qui ridiculisaient le français de leurs compatriotes en l’appelant notamment le « French Canadian patois » (cf. Ch. Bouchard 2000, 198). Ainsi, s’obstinaient-ils même à ne pas apprendre du tout le français. Proximité et distance géographiques de la France (8) La Wallonie a toujours bénéficié « de la proximité d’un pays qui partage la même culture linguistique » et qui lui « assure une assise internationale sans commune mesure avec son poids effectif à l’intérieur des seules frontières belges » (Francard 1993c, 321). En effet, où en serait la description du français sans cette mentalité, qui a amené les Wallons à rédiger d’excellents ouvrages de référence pour le français d’aujourd’hui ?41 Le Québec, par contre, a plutôt vécu une sorte de longue diaspora linguistique jusqu’au renouvellement de contacts constamment intensifiés grâce à l’échange aérien et aux nouveaux médias. (9) Cette proximité de la France et le prestige du français en Europe, ajoutés à la fragmentation régionale du flamand, ont évité de faire naître en Wallonie une peur comparable à celle que les Québécois ont connue pendant longtemps, à savoir la peur d’une assimilation que le bilinguisme exigé par le monde du travail pouvait facilement entraîner.42 Surtout durant les dernières décennies du XIXe siècle, cette peur québécoise fut également nourrie par
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Cf. par exemple Klinkenberg : « au XIXe siècle, la Flandre entretient une relation complexe avec deux idiomes, d’une part le français, apanage de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie, et de l’autre, le néerlandais stabilisé, que presque personne ne connaît » (1985, 136). Si ce n’est pas la rédaction elle-même, c’est au moins la méthode, l’« enquête extrêmement longue sur l’usage du français réel », de Grevisse ou Hanse qui est – selon Goosse – typiquement belge, parce qu’il aurait sa source « dans un sentiment d’insécurité et dans un manque d’assurance » : « Quand on interroge un locuteur français, même du peuple, ou éventuellement un linguiste, sur la langue française, il a toujours la réponse. Le français, c’est lui qui l’incarne. Tandis qu’au contraire les usagers belges […] n’ont pas cette assurance et c’est pour cela qu’un auteur comme Grevisse a désiré fonder sa description du français non pas sur ce qu’il trouvait chez ses prédécesseurs mais dans des lectures extrêmement nombreuses » (1995, 277). Cf. aussi Francard : « à aucun moment, la communauté des francophones de Belgique ne s’est sentie menacée dans sa langue, tant de ce point de vue la lutte était inégale entre le néerlandais – à faible ancrage international et longtemps concurrencé en Flandre même par les dialectes locaux – et le français, partagé avec une large communauté internationale et plus particulièrement avec le grand voisin français » (1993b, 67).
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des changements qui ont poussé presque un million de Québécois à émigrer vers les ÉtatsUnis.43 (10) Grâce à la proximité géographique et aux contacts réguliers avec la France, les Wallons ont toujours eu un accès facile au français hexagonal, ce qui a évidemment pu favoriser leur prise de conscience quant aux différences de langage et accentuer leur insécurité linguistique. Cette connaissance du français hexagonal était sans doute moins répandue parmi la population du Québec. (11) En Belgique, le voisinage direct de la France est bien entendu à l’origine du « faible taux de différence » (Francard 1997, 233) avec le français hexagonal, qui ne s’explique pas seulement par une meilleure connaissance de la norme exogène, mais qui est partiellement dû aussi à l’existence d’une faune et d’une flore similaire à celles de l’Hexagone. Au Québec, la terminologie liée à ces deux domaines augmente sensiblement le nombre de canadianismes de bon aloi, alors qu’en Belgique, il existe toujours des expressions qui relèvent de structures et institutions différentes pour caractériser le Royaume belge. Discussion identitaire et norme (12) En Wallonie, l’absence de peur d’une perte de la langue (cf. 2.2-9) a eu pour conséquence un manque de sentiment identitaire, dans la mesure où ce sont souvent les difficultés communes qui unissent un peuple.44 Ainsi, Lafontaine parle par exemple d’« une sorte de degré zéro de la conscience ou de l’identité régionale » en Wallonie (1991, 34). Ceci oppose, d’une part, les Wallons à la communauté néerlandophone, qui « grâce à son vif sentiment national, [...] semble [...] mieux armée que la francophone pour traiter adéquatement ses problèmes de pratique langagière » (Klinkenberg 1985, 138), et, d’autre part, bien sûr, aux Franco-Québécois, traditionnellement unis par la lutte pour garder leurs traditions comme partie de leur identité.45 (13) La faible conscience identitaire existant dans la Communauté française de Belgique et la proximité de ce pays avec la France expliquent bien pourquoi il ne s’y est formé aucun mouvement collectif pour contester la hiérarchie des variétés linguistiques digne de ce nom. Le discours métalinguistique est, quant à lui, caractérisé par un véritable « silence sur la norme à laquelle se référer » (Moreau & Brichard 1999, 28).46 Ces constatations ne sont naturellement pas valables pour le Québec, où la défense de l’identité constitue un trait pertinent de l’histoire et où le mot de nationalisme a toujours eu un sens positif, sans oublier la longue discussion identitaire entamée à la suite de la Révolution tranquille, qui, par exemple, a également su éliminer le fameux joual comme symbole dangereux de l’identité québécoise.
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Cf. Roby (2000) et Ch. Bouchard (2000, 200) pour l’émigration aux États-Unis, ainsi que Linteau (2000) pour les changements en général. Cf. Francard : « Cette quiétude linguistique s’est payée par un déficit identitaire aujourd’hui encore très présent. À la différence des Québécois, par exemple, qui ont fait du français un des moteurs de leur destin collectif, les francophones de Belgique n’ont pas été contraints, pour leur survie de se forger une identité positive, c’est-à-dire de se reconnaître dans une culture, dans une histoire, dans une écriture et dans une parole qui leur appartiennent vraiment » (1993b, 67). Ceci est parfaitement illustré dans la littérature, cf. par exemple la fin du célèbre roman de Louis Hémon, Maria Chapdelaine (1914), où la protagoniste exauce les vœux de ses pères et de son pays : « Ici toutes les choses que nous avons apportées avec nous, notre culture, notre langue, nos vertus et jusqu’à nos faiblesses deviennent des choses sacrées, intangibles et qui devront demeurer jusqu’à la fin » (1980, 195s.). Moreau & Brichard (1999, 28). Cf. aussi Francard : « À la différence de leurs cousins québécois, qui ont fait du français un des moteurs de leur destin collectif, les Wallons n’ont pas été contraints, pour leur survie, de se forger une identité positive, c’est-à-dire à se reconnaître dans une culture, dans une histoire, dans une écriture, dans une parole qui leur appartiennent vraiment » (1997, 234).
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(14) Beaucoup de Wallons nient l’existence d’« une norme belge suprarégionale » (Moreau 1994, 117) et soulignent – ce qui est typique de la conscience diglossique – qu’il existe « autant de français que de régions » (ib.). Il y a bien sûr aussi des différences régionales qui se sont développées au Québec, mais ce sujet d’ordre géolinguistique semble être moins pertinent dans le discours qu’on y tient sur l’aménagement de la langue, ce qui s’explique en grand partie par l’absence de dialectes historiques (cf. la note 1). (15) En principe, les Wallons ne contestent pas la domination de la variété parisienne et répondent à cette situation de subordination par une « acceptation à peine réticente » (Lafontaine 1991, 34). Les Québécois, par contre, ont longtemps hésité entre plusieurs attitudes allant d’une acceptation aveugle ou inconditionnelle jusqu’au refus de (l’accent de) la variété parisienne, mais aujourd’hui, ils défendent de plus en plus une position à mi-chemin entre ces deux positions extrêmes. D’ailleurs, ils étaient les premiers à souhaiter un partenariat d’égal à égal en matière de langue, ce qui, en principe, mettrait fin au centralisme francophone traditionnel. (16) Dans les deux pays, la population s’oriente linguistiquement sur le français d’une élite locale. Ainsi, en Belgique, il existe bel et bien – et pour ainsi dire, de manière tacite – une sorte de variété de prestige tout comme des usages sociaux en pratique dans les classes dominantes. Cette variété se définit par « une double distance » : « celle qu’elle prend par rapport à la norme française, [et] celle qu’elle met entre elle et les usages populaires » (Moreau 1997, 396).47 Néanmoins il n’y a pas de discours théorique sur la question d’une norme endogène en Belgique, alors que celui-ci est bien présent au Québec. En effet, à titre d’exemple, la déclaration de l’Association québécoise des professeurs du français de vouloir enseigner le « français standard d’ici » peut être prise comme une sorte de manifeste symbolique de la nouvelle attitude post-Révolution tranquille, qui soutient explicitement une norme endogène. (17) Cette divergence au niveau de la perception identitaire a bien entendu des répercussions sur le degré de valorisation du français pratiqué dans chacun des deux pays. Alors que les Wallons ont toujours été réticents à l’égard d’une valorisation du français du pays, au Québec, elle a lieu dès l’existence des dictionnaires de Dunn et de Clapin et a continué avec l’apparition du GPFC, jusqu’aux dictionnaires de Belisle (1957, 1979), Boulanger (1993) et Poirier (1988, 1998). Aujourd’hui, cette valorisation trouve son expression dans le dictionnaire global préparé à Sherbrooke, quoique la discussion idéologique évoquée par ce projet ne semble pas être terminée pour autant.
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Dans les deux pays, on constate des usages sociaux des classes dominantes, qui se distinguent de la norme exogène et, à la fois, des usages qu’on qualifie en Belgique de « populaires » (cf. Moreau 1997, 396–399) et au Québec de « familiers », puisque, au Québec, le mot de populaire n’a pas de connotation négative comme en France. Les usages sociaux des classes dominantes fonctionnent comme normes de prestige, comme standard non déclaré dans les deux communautés (cf. Moreau 1994, 119 pour la Wallonie), ce qui est confirmé par P. Bouchard & Harmegnies & Moreau & Prikhodkine & Singy : « la norme se définit d’abord en termes sociaux, le critère national étant globalement moins déterminant par rapport au social. Autrement dit, ce que nos sociétés francophones considèrent comme le bon français est aussi bien de Belgique, du Québec ou de Suisse que de France, pourvu qu’il soit celui des milieux socio-culturellement dominants » (2004, 70).
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3. Conclusion Le titre de cet article s’avère donc en principe juste en ce qui concerne l’auto-perception linguistique des deux côtés de l’Atlantique durant les deux derniers siècles. Il exprime le refus traditionnel d’une catégorie de régionalismes (qu’elle soit belge ou québécoise) en tant qu’emprunts à la langue de contact et aussi l’orientation sur la norme exogène longtemps perçue comme la seule légitime. La sauvegarde de la « pureté » du langage, mise en danger par les emprunts, est considérée comme un devoir primordial dans le cadre des attitudes puristes. Une telle stigmatisation des emprunts faits à la langue du groupe dominant ou concurrent constitue d’ailleurs un phénomène d’ordre universel puisqu’il peut être observé en général que les minorités qualitatives s’engageant en faveur d’un aménagement normatif de leur langue se prononcent contre l’influence de la langue dominante sur leur idiome, comme par exemple les Occitans, les Corses et les Basques en France contre l’influence du français et les Basques au delà de la frontière, contre les emprunts à l’espagnol (cf. Reutner 2006). Tous ces emprunts à la langue dominante ou concurrente ont été interprétés non seulement comme des éléments de corruption linguistique, mais aussi, notamment au Québec dans le cadre de l’auto-perception négative, comme reflet de la situation sociopolitique et socioculturelle des francophones jusqu’à la Révolution tranquille. Dans la conscience métalinguistique de maints Québécois, ces emprunts n’ont fait que corroborer une mentalité d’infériorité, dont les raisons profondes ne sont toutefois pas d’ordre linguistique. De ce point de vue, la lutte des puristes langagiers contre les emprunts – qu’il s’agisse des emprunts aux dialectes galloromans en Wallonie ou aux langues de contact en Wallonie et au Québec, c’est-à-dire au flamand, respectivement à l’anglais – ne répond pas uniquement à un souci de préserver la qualité de la langue, bien que cela soit en général mis au premier plan. En effet, elle constitue également d’une part (notamment au Québec), le refus d’un certain rapport de forces à l’intérieur du pays et d’autre part (dans les deux pays) l’acceptation du centralisme culturel hexagonal, et, du moins sur le plan théorique et partiellement jusqu’à présent, la soumission à la norme linguistique parisienne. Au XIXe et dans la plus grande partie du XXe siècle, la devise « rendez donc à César ce qui est à César » exprime à la fois la perception d’un comportement qualifié en Belgique de « complexe de supériorité » (cf. Guérivière 1996, 12) de la part des Parisiens, et, dans les autres pays francophones, un complexe d’infériorité dû à une mentalité d’auto-culpabilisation et d’insécurité linguistiques, elles-mêmes reposant en général, comme aujourd’hui en Belgique et autrefois au Québec, sur un manque d’assurance identitaire, dont on ne peut faire l’analyse que par une approche interdisciplinaire.
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IV. Méthodes et descriptions
ANIKA FALKERT
La variable R dans le parler des Îles-de-la-Madeleine vers une analyse pluridimensionnelle de la variation phonétique
1. Introduction
Le français du Canada se caractérise par une variation interne qui, selon le degré d’exposition à la pression normative, notamment dans les parlers acadiens, affecte, entre autres, le système phonétique. Dans cette étude, nous nous focaliserons sur les différentes réalisations de la consonne R en français acadien des Îles-de-la-Madeleine. A partir d’un corpus de 12 heures d’entretiens semi-directifs et une enquête par questionnaire, nous procéderons à une analyse des cas de (non-) prononciation du R pour les mettre en rapport avec des facteurs externes (distribution géographique, âge des locuteurs). Une interprétation socio-historique des données et la prise en compte du discours métalinguistique des locuteurs madelinots nous aideront enfin à appréhender le rôle du R en tant que marqueur identitaire. Le phonème /r/ affiche, dans de nombreuses langues, une variation considérable. Selon Ladefoged & Maddieson (1996), environ 75 % des langues comportent un phonème /r/. Dans la plupart des cas, il s’agit d’une vibrante apicale. Par ailleurs, 18 % des langues étudiées possèdent deux ou trois sons /r/ différents (v. Ladefoged & Maddieson 1996 , 217). Cela dit, l’alternance que l’on peut observer dans l’emploi des différentes variantes du /r/ n’est en rien une spécificité du français (v. Ladefoged & Maddieson 1996 , 216).
2. La variable R - un mythe madelinien ? Le statut particulier que le phonème /r/ occupe dans les systèmes phonologiques trouve son reflet dans le discours métalinguistique des locuteurs madelinots. Dans le cadre de notre enquête par questionnaire, nous avons demandé à nos témoins de noter les différences qui permettent de distinguer le français parlé au Québec de celui qui est parlé aux Îles-de-laMadeleine. Voici quelques réponses qui ont été données:1
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Nous avons gardé la graphie de nos témoins.
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« Aux Havre aux maison il ne prononce pas les R et aux Havre aux bers il les font rouler ». « Havre-aux-Maison eux ne prononce pas leur R et les gens de Havre-Aubert pour eux ils les rrrroules ! » « Dans chaque municipalité, il y a différent accent ; ex. Havre-aux-Maison il ne prononce pas le R, aux Havre-Aubert, il l’est prononcé un peu trop ». « Havre-Aubert : roule/prononce le R/ Havre-aux-Maisons : prononce pas le R ».
Ce discours stéréotypé semble bien ancré dans la conscience des Madelinots. Cependant, ce ne sont pas les seuls témoignages évoquant deux comportements linguistiques différents dans deux endroits spécifiques. Les observations d’autres chercheurs en témoignent . Paul Hubert écrit en 1938 , « Je crois bien qu’au premier d’abord, le trait le plus frappant [du parler madelinot, A.F.], soit cette diversité d’accents que l’on rencontre dans un si petit pays. Entre le parler des gens de la Grave, celui de l’Étang-du-Nord et celui du Havre-aux-Maisons, il y a autant de différence qu’entre le parler de la Gaspésie et celui de Québec [...]. Les ‘r’ roulées des premiers sont complètement différentes des ‘r’ grasseyées de l’Etang-du-Nord et des ‘r’ inertes des habitants du Havre-aux-Maisons. L’étranger confond parfois cette ‘r’ inerte avec ‘l’, mais il a tort. Il le voit par la suite. La lettre r est la plus difficile à prononcer. Ou on la grasseye trop, ou on la roule trop. Les gens du Havre-aux-Maisons ont simplifié les difficultés : ils ne font ni l’un ni l’autre. Leur r est plutôt palatale, un diminutif du guttural, mais elle devient aisément linguale et alors sa prononciation est normale, parfaite. Il s’agit de relever le bout de la langue à la hauteur des dents inférieures, au lieu de la laisser à leur base » (55). Hector Carbonneau (1944) a également observé une particularité au niveau de la prononciation des R : « Ils [les locuteurs de Havre-aux-Maisons, A.F.] donnent à la lettre r le son d’un l mouillé » (52). Anselme Chiasson fait remarquer en 1981: « En plus, les gens de Havre-aux-Maisons paraissent élider complètement la lettre ‘r’ dans les mots. Pour un étranger, il semble qu’ils prononcent ‘Géiard’ pour ‘Gérard’, ‘maillais’ pour ‘marais’ et ainsi de suite. Enfin, ajoutons que leur prononciation est très gutturale et difficile à saisir par ceux qui n’y sont pas habitués » (249). Chantal Naud (1999) consacre un paragraphe de son Dictionnaire des régionalismes du français parlé des îles de la Madeleine à la question du R : « Le rhotacisme, qui affecte le parler de certaines localités et cantons des Îles et qu’on observait autrefois spécialement dans l’usage du latin, ne semble pas propre aux habitants de Havre-aux-Maisons ou de Grand-Ruisseau puisqu’un auteur retrouvait un phénomène à peu près semblable dans la langue anglaise parlée anciennement à Terre-Neuve alors qu’il écrivait en 1927 que ‘le long des rivages du Cap Sainte-Marie, les habitants ont l’habitude de remplacer le son de la lettre r par un son guttural. Or ces individus sont Anglais et ils présentent cependant une des particularités de la langue bretonne. [Selon H.W. Lemessurier, sous-secrétaire d’État des Douanes de Newfoundland de l’époque, il semblerait que les résidents de cette localité de Terre-Neuve] se trouvant en contact continuel avec des
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pêcheurs bretons de Plaisance avaient fini par prendre d’eux cette manière bizarre de prononcer le r, même en anglais’ (Georges-Nestler Tricoche, cité dans Terre-Neuve et alentours : 154-155) » (xviii). Le lecteur aura remarqué l’usage du terme rhotacisme au sens de ‘difficulté à prononcer les R’ et non dans son acceptation linguistique de « transformation de la sifflante sonore [z] en [r] apical » ou, par extension, de « transformation en [r] d’autres consonnes comme [d] et surtout [l] » (Dubois et al. 1994 , 412). De surcroît, l’explication qui ramène cette variante mystérieuse du R à la langue bretonne paraît bien douteuse, étant donné qu’aucun autre élément ne nous indique une influence quelconque du breton aux Îles. De toute évidence, les différents auteurs ne sont pas tout à fait d’accord sur le caractère de ce R . Carbonneau insiste sur la présence d’un R mouillé alors que pour Chiasson, il s’agit d’un amuïssement exemplifié comme un passage à [j]. Naud perçoit une prononciation gutturale, Hubert une réalisation palatale. C’est en effet ce dernier qui, même s’il n’est pas linguiste, décrit le mieux ce phénomène que nous qualifions d’affaiblissement par palatalisation. Pour ‘expliquer’ cette particularité, nos témoins invoquent des événements historiques : ainsi, à l’époque de la Révolution, les résidents de Havre-aux-Maisons, se considérant comme royalistes (et donc anti-révolutionnaires), auraient décidé de ne pas prononcer les R. Ceci fait référence à la non-prononciation des R attestée en France au début du XIXe siècle et devenue l’emblème des Merveilleuses et des Incroyables.2 Pourtant, cette hypothèse nous semble plutôt, dans le cas des Îles-de-la-Madeleine, une belle légende qu’un fait historique, d’autant plus que, comme nous l’avons déjà signalé, ce qui est perçu comme une absence du R équivaut à la prononciation d’une variante palatalisée. Force est de constater que la question du R occupe une place centrale dans la conscience collective et dans le discours identitaire des Madelinots. Avant de passer à l’étude de ses différentes variantes dans le parler des Îles-de-la-Madeleine et de les mettre en rapport avec le discours métalinguistique, il importe d’esquisser préalablement les évolutions du R en français de France, en français québécois et en français acadien.
3. ‘Bout de la langue ou fond de la gorge’ – les variantes du R en français de France Sans vouloir retracer toute l’histoire du phonème /r/ dans les parlers français, il nous paraît judicieux de rappeler les étapes décisives que Straka (1979) résume ainsi : « En somme, il paraît assez vraisemblable que, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, l’articulation apicale de l’r était en voie de disparition et que l’r dorso-vélaire, qui est une création de la haute société, date de cette époque. Mais il semble aussi que l’apparition de cette nouvelle articulation soit en rapport avec d’autres transformations, plus anciennes, de l’r apicale, en z et en l, et avec sa tendance à s’amuïr, ainsi que Rousselot, Meyer-Lübke et Nyrop l’ont déjà suggéré » (468)
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À propos du mot incroyable (dans son usage nominal), le TLF note , « Jeune élégant du début du Directoire qui se distinguait par une toilette excentrique et une prononciation affectée où les r étaient supprimés (notamment dans l’expression « c’est inc(r)oyable ») ». V. infra.
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et plus loin : « dès le XVIIe siècle, la bourgeoisie a commencé à adopter la nouvelle r dorso-vélaire des milieux aristocratiques, et elle l’a fait sans doute d’autant plus facilement que l’r apicale fortement roulée des milieux populaires lui paraissait vulgaire ; le peuple s’est laissé gagner à son tour par l’r vélaire depuis la Révolution et surtout au cours du XIXe siècle, mais il semble avoir conservé une certaine prédilection pour une articulation relativement forte de cette consonne, ainsi qu’en témoigne encore actuellement l’aspect ‘râclé’ de cette r dans la prononciation des classes populaires de Paris » (493). Pour ce qui est de l’évolution possible du phonème, le même auteur fait remarquer que « la voie vers un ach-Laut ou une jota, vers une vocalisation ou un évanouissement total de r dans les positions faibles, reste [...] largement ouverte pour le français de demain » (499). Du fait que la consonne occupe dans le système phonologique une ‘case libre’ (v. Charbonneau 1979 , 302 et Carton 1997 , 164), c’est-à-dire ne se trouve pas en opposition binaire avec une autre consonne (ce qui est le cas de b/p, t/d etc.) et qu’elle ne risque pas de se superposer à l’espace acoustique d’un autre phonème, l’étendue de la variation possible est assez large. On peut regretter que les atlas linguistiques ne reflètent pas toujours le détail de cette variation. À ce propos, Léon (1967, 125) remarque , « On sait que plusieurs monographies ont décrit les différents r que l’Atlas linguistique de la France ignorait totalement ». Ceci soulève un problème général qui est celui des données lacunaires ou négatives (v. Wolf 1977) , le fait qu’une certaine variante n’a pas été notée ne signifie pas forcément qu’elle n’existe pas dans le parler en question. Toutes les enquêtes linguistiques ne sont pas faites dans la même optique, et les données recueillies font toujours l’objet d’un filtrage éliminant les informations qui ne contribuent pas directement aux enjeux de l’étude. Notons que la terminologie utilisée pour décrire les différentes variantes du R peut donner lieu à confusion : pour [ʀ], on trouve les caractéristiques ‘uvulaire’ ou ‘vélaire’, ‘dorsal’ ou ‘post-dorsal’. Santerre parle à plusieurs endroits simplement d’un R postérieur, opposé au R (apical) antérieur. Nous suivons Blondeau et al. (2002) qui classent les variphones3 du /r/ en distinguant entre la variante [r] alvéolaire ou apicale à un ou plusieurs battements, la variante [ʀ] postérieure, vibrante uvulaire ou fricative vélaire et la variante rétroflexe [ɻ].4
4. À propos de l’amuïssement du R en français de France L’effacement du R final constitue une évolution qui date de l’époque du moyen français. Au XVIIe siècle, il concernait entre autres les infinitifs en -ir, certains noms en -oir et les noms en -eur. À partir du milieu du XVIIIe siècle, la prononciation du R a été restaurée dans les trois cas. Dans d’autres classes de mots, le R, qui est maintenu dans la graphie, ne se prononce
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Terme emprunté à Santerre. Transcription selon Ladefoged 2005.
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toujours pas (sauf en cas de liaison) , dans les infinitifs en -er ainsi que dans les substantifs et adjectifs en -er ou -ier (v. Bourciez 1967 , 184). — Bourciez (1967, 182) souligne que « [...] le r, réduit à une simple aspiration, s’effaça complètement un instant dans la prononciation affectée des Incroyables, à l’époque du Directoire ; cette mode, due peut-être à une imitation du parler créole des Beauharnais, faisait disparaître r non seulement entre voyelles, mais dans toutes les positions (C’est incoyable, ma paole d’honneu, etc.) ». L’amuïssement du R en position implosive est abondamment attesté jusqu’au XVIIe siècle (v. Juneau 1987 , 312). L’instabilité du R implosif a également été relevée dans les dialectes (p. ex. le normand, v. Brasseur 1972 , 145) et les variétés d’outre-mer. Pour le québécois, nous disposons de témoignages écrits qui mettent en lumière ce phénomène, représenté par les graphies Benard ‘Bernard’, saviette ‘serviette’, odinere ‘ordinaire’etc. (v. Juneau 1987 , 312). On pourrait ainsi retracer les différentes étapes , - en position implosive : amuïssement dès le XIIe siècle ; - en position finale : au XIIIe siècle, probablement déjà au XIIe ; - en position intervocalique : à partir du XVe siècle (v. Straka 1979 , 485). La chute accidentelle du R dans les attaques complexes comme trois [twɑ] est attestée comme populaire au XIXe siècle (v. FEW XIII/2, TRES, 249a n.1) ; celle que l’on observe dans les groupes consonantiques finaux est courante au XVIIe siècle , « Au XVIIe siècle, les formes quat(re), not(re) et vot(re) étaient admises [...] même dans la conversation polie ; mais, à la même époque, on considérait comme vulgaire ou bourgeoise une prononciation comme suc(re), vinaig(re), coff(re), pour les mots terminant la phrase » (Bourciez 1967 , 185). L’amuïssement du R dans les groupes consonantiques complexes étant une tendance qui persiste (au moins dans le parler populaire), Gadet (1992 , 42) met en avant la structure syllabique comme facteur favorisant la chute de cette consonne , « La chute du [r] concerne des termes du lexique (comme autre prononcé [ot] [...]). Presque systématique avec l’infinitif être, c’est dans quatre qu’elle s’applique le plus rarement, sauf dans quatre cents. Le seul élément grammatical concerné est sur [...], plus familier que populaire devant le et la. La tendance est à une chute plus fréquente devant consonne que devant voyelle (selon le schéma canonique CVCV), et plus fréquente à la finale absolue que devant voyelle ». Gadet (1992, 45) note également la chute du R dans parce que qu’elle considère comme « presque régulière chez beaucoup de locuteurs ».
5. La variable R en français québécois Les études portant sur la variation du R dans les français d’Amérique soulignent la répartition géographique (au moins pendant quelques décennies) des deux variantes principales (R dorso-vélaire et R apical). Ainsi, le territoire québécois regrouperait deux zones dialectales : à l’ouest, on observe une prédominance du R apical, alors que dans la partie est, le R dorso-
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vélaire constitue la variante la plus usitée (v. Santerre 1979 , 128).5 Poirier (1994, 74 sq.) explique cette différence par le fait que « la région de Québec à reçu proportionnellement plus de colons venant du centre de la France (région dominée par l’influence parisienne) et du nord-ouest que celle de Montréal ». Ce serait donc une différence de peuplement qui serait responsable des articulations respectives. Morin (2002, 50) argumente, à juste titre, que « c’est moins l’origine géographique des colons qui est en cause que leur origine sociale , c’est surtout l’opposition entre villes et campagnes qui est déterminante. Car même les colons ruraux venant du centre de la France, toute empreinte que soit cette région de la norme parisienne, devaient alors avoir des [r] apicaux ». Le problème qui se pose pour l’interprétation historique résulte d’un manque de données sur la variation dans la norme parisienne avant la fin du XVIIe siècle. Morin (2002 , 51 sq.) est quelque peu réservé concernant l’analyse de Straka (1979 , 466) qui prend pour acquise une postériorisation complète du R dans la norme parisienne de cette époque. « Si l’on admet que le r postérieur est connu au Québec depuis le début de la colonisation [...], on ne peut néanmoins exclure que la variante apicale était également répandue dans la norme sociale et, par suite, que la distinction entre les usages montréalais et québécois qu’on a observée pendant une partie du XXe siècle (elle tend à disparaître à la suite de l’adoption généralisée du [ʁ] postérieur à Montréal) pourrait très bien refléter la variabilité originale de la norme parisienne ». Morin (2002, 54) insiste sur le rôle qu’a pu jouer une nouvelle vague d’immigrants au XVIIIe siècle , « Il n’est pas impossible de croire, par exemple, que ce sont ces vagues plus récentes qui ont amené le r postérieur au Québec. Si la concentration des nouveaux venus était suffisante dans la ville de Québec et ses environs, on s’expliquerait pourquoi la nouvelle prononciation a pu s’observer d’abord dans la capitale et n’atteindre Montréal que vers la fin du XXe siècle, possiblement en sautant par-dessus certaines zones, à moins qu’elle ne soit venue directement d’Europe ». Santerre (1979 ,118) note, au total, une douzaine de variantes du phonème /r/ en français du Québec selon les différents lieux et modes d’articulation. On y comptera des occlusives (à un ou plusieurs battements, apicale, palatale ou vélaire, sourde ou sonore) et des constrictives (vélaire, uvulaire, palatale ou encore pharyngale, sourde ou sonore). On n’insistera pas ici sur la description détaillée de ces réalisations. Pour ce qui est des caractéristiques acoustiques, Santerre (1976 , 33) constate une très grande variation spectrale en position finale : ainsi /r/ peut connaître la variante [j] après une voyelle antérieure, [ɥ] après une voyelle antérieure labialisée et [w] après un élément de la série postérieure pour former une diphtongue. La question se pose pourtant de savoir s’il s’agit, comme le prétend Santerre, d’un R transformé en semi-voyelle, d’une vocalisation du R (p. ex. dans les mots faire [faʲ], peur [pœʮ], part [pɑʷ]) ou bien si l’on doit envisager l’émergence d’une diphtongue qui entraîne un amuïssement du R final.
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Pour une analyse acoustique des différentes variantes, v. Charbonneau 1979 et Santerre 1982.
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Ce qui nous importe, c’est que l’on peut entendre, dans la bouche d’un même locuteur, plusieurs variantes de /r/. Comme note Santerre (1979 ,120), le locuteur peut changer de variantes pour le même mot, s’il est répété à court terme. Le R apical s’avère la variante dominante dans la communauté montréalaise dans les années 50. Par la suite, on a pu observer un changement dans la norme, ce qui a conduit à une évolution en faveur du R dorsal (v. Santerre 1979 , 118). Blondeau et al. (2002 ,16) évoquent, dans le cas de l’évolution du R dans la communauté montréalaise, un changement d’en dessus (selon la terminologie labovienne), c’est-à-dire provenant des pressions normatives. Pour ce qui est de la variation globale des variantes, Santerre (1979 , 122) constate, pour le français de Montréal, indépendamment des facteurs sociaux, la répartition suivante : - 51,5 % de R postérieurs, - 39,5 % de R apicaux, - 9,5 % pour les autres variantes. Santerre affirme que « les locuteurs du niveau populaire réalisent plus de [r] apicaux que ceux du niveau familier, et ces derniers, plus que ceux du niveau dit correct. Pour les [ʀ] postérieurs, l’ordre est inverse » (1979 , 123). Blondeau et al. (2002 , 21) expliquent ce fait par une tendance générale des locuteurs de groupes sociaux intermédiaires et supérieurs à adopter la nouvelle variante. Pour ce qui concerne la répartition entre hommes et femmes, Santerre ne trouve aucune différence significative : « Il ne faut donc pas chercher dans la différence de sexe une raison de la faveur pour une ou l’autre variante du /R/ » (1979 , 123). Par contre, le facteur âge s’avère significatif . Toujours selon Santerre (1979 , 124), ce sont les locuteurs les plus âgés qui réalisent le plus grand nombre de [r] apicaux. Ce qui nous semble le plus important concernant l’étude des différentes variantes dans la communauté montréalaise est la conclusion que Santerre en tire en constatant que, pour ce cas de variation, ni le recours aux facteurs intralinguistiques, ni la prise en compte de facteurs sociaux ne donnent de résultats satisfaisants. « Les données phonétiques soulèvent une question théorique embarrassante : si on est en droit de postuler un seul et même /R/ phonologique dans la conscience linguistique de tous les locuteurs du corpus, ce /R/ ne déclenche-t-il pas un programme neurologique et articulatoire et des stratégies de phonétique combinatoire très différents chez celui qui fait spontanément le [r] à 90 %, et chez un autre qui fait, au même taux et dans les mêmes conditions, des [ʀ] ? [...] il doit bien y avoir dans le compétence linguistique des raisons de cette diversité individuelle du système de codage, autant que des raisons à cette unité de décodage par tous à partir de cette diversité » (Santerre 1979 , 129).6 Ces observations sur la place qui doit être attribuée aux études cognitives nous encouragent dans notre démarche d’aller au-delà des facteurs internes et externes et de proposer quelques hypothèses qui, bien sûr, peuvent donner lieu à contestation. Le fait que les réflexions de Santerre n’ont pas conduit à des études mettant en valeur la composante cognitive est dû à la marginalisation de cette approche à une époque où la sociolinguistique se trouvait en plein essor. Les études de Cedergren (1985) pour le français québécois et de Flikeid (1984) pour le français acadien représentent bien la démarche mettant l’accent sur le
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En 1982, Santerre poursuit , « La phonologie la plus proche de la surface phonétique est encore un cadre trop rigide pour se prêter à une étude plus en profondeur de la variation inter et intra-individuelle du langage. Il faudrait envisager, pour chaque segment phonologique, un certain nombre de matrices dont les traits phonétiques sont activés dans des commandes liées aux commandes neurologiques et filtrées par la physiologie, la mécanique et la psychoacoustique de la production » (1982 , 90).
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rôle des facteurs sociaux dans le processus de changement : selon Cedergren, 85 % des locuteurs âgés de plus de 45 ans emploient la variante apicale. Cependant, l’auteur dégage plusieurs paramètres intralinguistiques qui déterminent l’usage de l’une ou de l’autre variante chez les locuteurs en employant plus d’une. Pour Cedergren (1985 , 31), le taux d’occurrence de chaque variante dépend du contexte phonétique et de la position syllabique , « Ainsi, les positions initiale de mot et initiale de syllabe sont plus favorables à la présence de [r] ». Et plus loin : « Nous retrouvons l’effet conservateur de l’attaque complexe7 qui favorise la présence de la variante antérieure » (1985 , 41). Cedergren (1985 , 37) affirme que « la position syllabique de rime est favorable à l’apparition de la variante postérieure tandis que la position d’attaque favorise la variante antérieure. De même, la position que la syllabe occupe dans le mot révèle de légères différences dans les valeurs allouées par l’algorithme de régression multiple : les syllabes internes sont plus conservatrices, elles favorisent la présence de [r] ». Le deuxième facteur évoqué par Cedergren (1985, 43) est le timbre vocalique qui semble jouer un rôle non négligeable dans la distribution des deux variantes : Les voyelles du type [+fermée] [i, y, e, ø, u, o] favorisent la variante [r] tandis que les autres voyelles favorisent le [ʀ]. Pour résumer la variation du R en français montréalais, on peut donc affirmer que : - l’âge des locuteurs représente un facteur significatif dans le choix de la variante, - si un locuteur utilise plusieurs variantes, des facteurs intralinguistiques entrent en jeu, en l’occurrence le timbre vocalique et la structure syllabique.
6. La variable R en français acadien Pour ce qui est du français acadien, ce sont les études de Massignon (1962), Lucci (1972), Ryan (1981) et Flikeid (1984) qui nous informent sur la distribution des différentes variantes. Néanmoins, il ne faut pas oublier que les travaux de Ryan et Lucci s’intéressent presque exclusivement à l’aspect phonologique, alors que Flikeid examine la variation dans une optique sociolinguistique. Bon nombre de locuteurs acadiens réalisent le R comme la vibrante apico-alvéolaire [r]. Massignon (1962) indique [r] pour toutes les régions acadiennes. Comme l’observe Ryan (1981 , 142 sq.) pour le parler de la région de la Baie Sainte-Marie (Nouvelle-Écosse), « c’est normalement une vibrante à un seul battement et sonore, sauf à la finale où elle peut s’assourdir ». Il a également observé des réalisations du [ʀ] dorso-vélaire. À Terre-Neuve, c’est ce dernier qui est la variante dominante (v. Brasseur 2001 , XXXIV).
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[tr, fr, gr, kr, pr, vr, (str, spr)]
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Le changement de [r] vers [ʀ] semble achevé à Chéticamp (Nouvelle-Écosse), alors qu’il est toujours en cours dans une partie du nord-est du Nouveau-Brunswick (v. Flikeid 1994 , 296). Flikeid (1984) relève le R apical et le R dorso-vélaire comme variantes dominantes pour le Nouveau-Brunswick. Une partie des locuteurs se distingue par l’emploi des deux réalisations. Pour ce qui est de la distribution générale, Flikeid (1984, 376) a détecté une relation systématique avec l’âge. Pour les locuteurs de plus de 60 ans, le R apical est pratiquement la règle, alors que les plus jeunes sont partagés entre les deux variantes. L’étude révèle une légère prédominance de la variante [r] chez les femmes, alors que le poids du facteur géographique reste assez faible : [r] et [ʀ] sont représentés presque partout sur le territoire du Nouveau-Brunswick, mais, selon la paroisse, l’une ou l’autre variante est mieux représentée. Quant aux témoins utilisant les deux variantes, la distribution est déterminée par la position syllabique, ce qui amène Flikeid (1984 , 369) à parler de variantes combinatoires , « Les positions syllabiques peuvent se ramener à deux types, d’un côté les positions A, celles où /r/ figure en initiale de mot (roue), en intervocalique (hareng) ou comme deuxième élément d’un groupe consonantique C + /r/ en initiale de syllabe (train) ; d’un autre côté les positions B, celles où /r/ se trouve en finale de mot (tour) ou celles où il est suivi par une consonne à l’intérieur du mot (parti, forte). Les locuteurs qui présentent la variation combinatoire ont [r] dans les positions syllabiques du premier type et [ʀ] dans les autres ». Elle poursuit, « À la jonction des mots, à l’intérieur d’un groupe sonore, la réalisation d’un /r/ final paraît dépendre de la nature consonantique ou vocalique de l’élément qui suit. Lorsqu’il s’agit d’une consonne, nous trouvons [ʀ] comme en finale absolue. Devant une voyelle, la situation est plus complexe : il y a aussi bien [ʀ] que [r]. Tout se passe comme s’il y avait un conflit entre la tendance à employer [ʀ] en finale et la tendance à employer [r] en intervocalique […] La distribution combinatoire des variantes [r] et [ʀ] selon les positions syllabiques constitue un schéma qui est commun à la plupart des informateurs qui utilisent la variante [r]. Chez certains locuteurs plus âgés, l’emploi de la variante [r] est toutefois plus uniforme, s’étendant également à la position finale » (1984 , 373). Il est notable que cette variation combinatoire présente, si l’on en croit Flikeid, la même distribution dans la conversation libre que dans la lecture de texte. L’impact du degré de formalité du discours serait alors exclu. Un aspect que Flikeid abord au cours de son étude, mais qu’elle ne développe pas, est l’impact de la fréquence de certaines locutions et du facteur lexical , « Une hypothèse serait que dans les occurrences de ce type, c’est l’importance de la jonction qui détermine le choix de la variante. Si le lien est étroit entre les deux mots ou s’il s’agit d’une expression courante, un [r] est plus probable » (1984 , 372 sq.). On touche ici au problème de l’effet de la fréquence, largement traité par Bybee (2001), auquel nous reviendrons plus loin. Flikeid dégage alors deux comportements linguistiques majeurs auprès des locuteurs acadiens du Nouveau-Brunswick : - le cas de figure où le R dorso-vélaire est employé de façon systématique,
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- le schéma combinatoire ou un R apical est utilisé dans certaines positions syllabiques et un R dorso-vélaire dans d’autres. On peut donc constater que, en québécois et en acadien, la variante apicale perd du terrain puisque les jeunes locuteurs emploient plutôt la variante dorso-vélaire et que le niveau d’éducation n’est évoqué par aucun des trois auteurs cités comme un facteur significatif. L’amuïssement du R en français acadien – Flikeid (1988, 96) est la seule qui ait observé la chute du R final en français acadien dans les régions de Chéticamp, Richmond et Pomquet , « This leads to words such as ‘peu’ and ‘peur’ being distinguished by length only, if at all, when the zero variant of /r/ is used ». À Pomquet, cette évolution semble encore plus avancée dans le parler des plus jeunes où les mots frère et frais se prononcent de la même façon : [fræ] (v. Flikeid 1988, 97).
7. Une histoire de R , le cas des Îles-de-la-Madeleine Pour les Îles-de-la-Madeleine, nous avons retenu trois variantes principales , la réalisation dorso-vélaire, la variante apico-alvéolaire à plusieurs occlusions (que Lucci appelle le « R acadien ») et la variante palatalisée. Nous avons également relevé deux cas d’une réalisation rétroflexe que nous plaçons à part (v. infra). Les trois questions que nous nous sommes posées et auxquelles nous essaierons de répondre dans le cadre de cette étude sont les suivantes : - La répartition des variantes se fait-elle selon les mêmes règles que celles que Santerre, Cedergren et Flikeid ont pu déceler ? - La réalité linguistique reflète-t-elle le discours métalinguistique (selon lequel l’amuïssement du R ne se produirait que chez les locuteurs de la communauté de Havre-auxMaisons) ? - Les effets de fréquence qui ont été mis en avant par Bybee (2001) dans le processus d’affaiblissement (lénition) valent-ils également pour l’amuïssement du R ? Précisons que nous excluons les cas de chute du R dans quatre, parce que et trois en raison de leur diffusion en français populaire. Nous ne traiterons pas non plus les lexèmes palourdes et mercredi, réalisés systématiquement [palʊd] et [mekrәdi]. Les réalisations dues à des assimilations du lieu d’articulation 8 qui figurent dans la liste de Santerre (1979 , 119) comme variantes spécifiques seront classées parmi les occurrences d’un R dorso-vélaire. La variante dominante dans le parler des Îles-de-la-Madeleine est le R dorso-vélaire, employé par les deux tiers de nos locuteurs. Pour les autres informateurs, nous avons pu constater la co-présence de plusieurs variantes (R dorso-vélaire et R apical, R apical et R palatalisé ou bien R dorso-vélaire/ R apical/ R palatalisé). Pour ce qui est de la variante apicale, nous pouvons confirmer son apparition dans le parler de trois informateurs occasionnels (âgés de plus de 50 ans) provenant de l’Île du Havre-Aubert. En raison du faible intérêt des entretiens qui ont été réalisés avec eux, nous avons pourtant décidé de les exclure de l’analyse. Par ailleurs, du fait des évolutions récentes
–––––––— 8
Par exemple crabe [kxab] et criat (‘criait’) [kçija].
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qui touchent l’Île du Havre-Aubert (migration des familles vers Cap-aux-Meules, vente des maisons à des étrangers), la ‘localisation’ de la variante semble de plus en plus difficile. Nous nous sommes donc focalisée sur les témoins se distinguant par l’emploi de plusieurs variantes. Les locuteurs présentant cette variation se situent : - pour l’alternance entre R dorso-vélaire et R apical : à Fatima, - pour l’alternance entre R dorso-vélaire, R apical et R palatalisé : à Havre-aux-Maisons et à Grande-Entrée. Ces informateurs ont plus de 60 ans ; il s’agit de 3 femmes (GE01, GE02, HM03) et de 3 hommes (FA01, HM01, HM02) ayant, à une exception près (FA01), un niveau d’éducation plutôt faible avec, dans le meilleur des cas, sept ans de scolarisation. Selon nous, il est clair que seul le facteur âge peut être invoqué comme paramètre social significatif favorisant l’apparition du R apical (qui, sauf chez les trois témoins occasionnels cités, n’apparaît jamais comme la seule variante, mais en alternance avec au moins une autre réalisation). C’est pourquoi nous nous sommes penchée sur des facteurs intralinguistiques pour éclaircir les éléments susceptibles de déterminer la variation intralocuteur. Le tableau 1 montre que, sur toutes les occurrences d’un R apical que nous avons relevées, 75,6 % se trouvent devant voyelle à l’intérieur du mot. Précisons que ce chiffre inclut aussi bien les R intervocaliques (p. ex. dans le mot mari) que les R faisant partie du groupe [tr, kr, pr] etc. Dans 11 % des cas, le R apical se trouve en position initiale (ex. : la route) (et donc forcément devant voyelle).
#_ _C _V _#C _#V _#// Total
N 36 29 242 1 3 9 320
% 11,3 9,1 75,6 0,3 0,9 2,8 100
Tableau 1: Occurrences du R apical #_ : position initiale, _C : position médiane devant consonne, _V position médiane devant voyelle, _#C : position finale devant mot commençant par consonne, _#V : position finale devant mot commençant par voyelle, _#// : position finale devant pause
Le tableau 2 indique les attestations de la variante palatalisée (s’approchant du [j] et désormais représenté par le caractère [J]), dont la distribution ressemble fortement à celle du R apical : en initiale de mot et en position intérieure devant voyelle, les deux réalisations sont donc concurrentes.
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#_ _C _V _#C _#V _#// Total
N 56 4 332 8 3 5 408
% 13,7 1 81,4 2 0,7 1,2 100
Tableau 2: Occurrences du R palatalisé
Ainsi, on entend aussi bien [tJavaje] et [travaje] pour travailler, [maJi] et [mari] pour mari et [mɔ̃ʀeal] ou [mɔ̃real] pour Montréal dans la production d’un même locuteur. Le timbre vocalique ne semble pas influencer le choix de la variante. Les réalisations [ʀ], [r] et [J] sont donc concurrentes en position initiale ainsi qu’à l’intérieur du mot devant consonne. Pour le français montréalais, Blondeau et al. (2002 , 34) mettent en lumière la trajectoire individuelle de deux changements linguistiques, dont l’un phonétique (évolution en faveur du [ʀ] postérieur), l’autre morphosyntaxique (augmentation des formes simples des pronoms non clitiques au pluriel) pour arriver à la conclusion suivante , « Le changement dans la prononciation du /r/ se rattache à la phonétique, un niveau en principe acquis à un âge précoce chez l’individu et démontrant peu de malléabilité au cours de la vie. La seconde variable, l’usage de la variation des formes simples et composées des pronoms, relève de la morphosyntaxe et comporte une forte composante lexicale. Pour ce niveau de l’organisation linguistique, les travaux sur l’acquisition indiquent que les systèmes individuels s’avèreraient plus flexibles ». Les locuteurs de notre corpus utilisant plusieurs variantes sont ceux qui, pendant une période de leur vie, ont été ou sont toujours exposés à des réalisations différentes : FA02 et HM01 ont vécu à Montréal dans les années 60, HM03 est originaire de Havre-aux-Maisons, mais elle a passé une partie de sa vie à l’Île du Havre-Aubert, GE01 a travaillé à l’Île-duPrince-Édouard, la mère de GE02 est d’origine québécoise. Pour HM02, la situation est moins claire , les occurrences du R apical ne touchent que les toponymes et pourraient être interprétées comme des hypercorrectismes. « Les fluctuations individuelles peuvent en fait traduire une hétérogénéité sociale des personnes en ce sens qu’elles peuvent témoigner d’allégeances multiples reliées à des motivations et à des contraintes sociales » (Blondeau et al. 2002 , 35). Ce n’est pas seulement l’hétérogénéité sociale, mais c’est aussi l’exposition à des réalisations concurrentes qui nous semble un facteur de premier ordre. Un classement des mots qui, dans la production du même locuteur, se voient attribuer des réalisations différentes, permet de constater qu’il s’agit avant tout des noms et verbes (donc de lexèmes sémantiquement pleins). On a affaire à une allophonie au niveau du mot dans travailler, mari / marier, rester, Montréal. Le choix de la variante ne constitue apparemment pas un automatisme, mais il est plutôt lié à un petit nombre de mots qui, pour revenir sur les affirmations de Pierrehumbert (2003), affichent des représentations phonétiques concurrentes
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chez certains locuteurs. Ceci corrobore notre hypothèse selon laquelle la variation s’explique en partie par des différences au niveau des représentations. Nous ne pouvons donc en aucun cas confirmer les résultats de Flikeid qui l’interprète en termes de variation combinatoire.
Un autre aspect très intéressant remet en évidence la théorie de Yaeger-Dror (1996) concernant les réseaux sémantiques. Même si, dans le cas du R, nous n’avons pas constaté les effets de priming qu’elle décrit, comme le comportement particulier dans le changement linguistique de certains mots appartenant au même champ sémantique, nous avons pu observer l’impact d’un stimulus sur la production langagière. Comme nous l’avons évoqué plus haut, nous avons relevé deux réalisations d’un R rétroflexe chez la locutrice GE02 qui est unilingue francophone. La première occurrence est particulièrement intéressante. Elle concerne le toponyme Île d’Entrée, endroit où habite la plus grande partie de la population anglophone. [5]
« J’ai déjà été à : Rocher-aux-Oiseaux mais jamas à l’Île Brion pis l’Île d’Entrée ienque ça que j’ai pas été » (GE02, 271-272).
Nous ne croyons pas qu’il s’agit dans ce cas d’une imitation de la prononciation ‘à l’anglaise’, étant donné que les anglophones utilisent l’anglais Entry Island pour désigner cette île. Par ailleurs, l’articulation d’un R rétroflexe n’est pas systématique dans le discours de GE02 pour le toponyme en question. Même si cet exemple paraît marginal, on peut s’interroger sur le poids que jouent les réseaux mentaux dans l’activation de certaines variantes. Le deuxième exemple concerne le mot rentrer : [6]
« Y a pas grand chose par ici à part que l’usine à poisson... faut que t’aies un pêcheur pour y rentrer » (GE02, 315-317).
Le fait qu’il s’agit ici d’une paire minimale (Entrée - rentrer) renforce l’hypothèse de Bybee (2001) selon laquelle il existe des liens très étroits entre les mots qui se ressemblent du point de vue phonétique.9 Les recherches sur les réseaux et les connexions entrant en ligne dans le stockage des représentations ne sont pas encore assez avancées pour permettre des explications plus approfondies. Toutefois, les deux exemples cités plus haut soulèvent la question de la répercussion de l’activation d’une variante spécifique sur d’autres items lexicaux stockés à proximité et donc de l’impact de l’usage et de la perception sur la production langagière. Nous citons également l’exemple de FA01 chez qui la variante apicale est particulièrement bien représentée dans les mots extérieur et Montréal, tous deux liés au passé du témoin (qui a vécu à Montréal dans les années 60). Il est à signaler que, chez HM02 et GE02, la variante apicale apparaît plus fréquemment dans les toponymes (Cap Rouge, Havre-aux-Maisons, Montréal, Millerand, Brion) que dans d’autres catégories de mots. Il serait intéressant de voir si, dans les dialectes français, les toponymes sont particulièrement favorables à une prononciation ‘conservatrice’. L’amuïssement du R dans le parler madelinot. — L’amuïssement se fait presque exclusivement quand le R se trouve finale absolue (v. tab. 3). À la différence de ce que nous avons pu constater pour la distribution des variantes, la non-prononciation semble effectivement liée au timbre vocalique de la voyelle qui précède le R , elle est fréquente après les voyelles postérieures [o, u], moins fréquente après [y] (ex. : nature), [i] (ex. : mourir) et quasi absente après [œ, ɛ, ɑ, a] (ex. : sœur).
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V. aussi McNamara 2005.
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#_ _C _V _#C _#V _#// Total
N 0 28 8 323 77 86 522
% 0 5,4 1,5 61,9 14,7 16,5 100
Tableau 3: Amuïssement du R
Même si les données provenant des atlas linguistiques restent incomplètes, nous avons trouvé des attestations d’une chute du R dans les mots jour (ALF 727), mort (ALF 883) et nord (ALVM 58), ce qui nous confirme dans notre hypothèse d’un impact du timbre. Pour des raisons historiques (restitution du /r/ final, v. Carton 1997 , 149), on pourrait supposer que les verbes en -ir se comportent différemment. Toutefois, nous n’avons pas observé de comportement spécifique de cette catégorie verbale pour ce qui est de l’amuïssement du R. Par contre, nous avons constaté une tendance prononcée à la chute des [ʀ] après [y] (ex. : nature) chez une de nos informatrices les plus jeunes (GC04). On peut se demander à quel point ce comportement est lié à la perception. Parmi les conditions qui déterminent la chute du R, on pourrait également invoquer le degré de fermeture de la voyelle précédant le R , l’amuïssement du R serait alors précédé d’une étape marquée par la fermeture de la voyelle (mi-)ouverte comme dans l’exemple suivant : bord [bɔʀ] > [boʀ] > [bo]. Malgré les tendances favorisant la chute du R en position finale, l’amuïssement du R implosif n’est pas fréquent en français acadien des Îles-de-la-Madeleine. Ceci est d’autant plus surprenant que ce processus est bien connu aussi bien dans les dialectes (v. Brasseur 1972) que dans les créoles , « Les créoles de l’océan indien présentent tous divers traits qui témoignent de l’affaiblissement de l’articulation de r, surtout en position implosive » (Chaudenson 1973 , 369). Selon Bybee (2001), les processus de réduction affecteraient avant tout les mots et les types fréquents. Au niveau cognitif, non seulement les phonèmes, mais aussi les lexèmes seraient représentés par des ‘nuages d’exemples’. Les mots fréquents auraient alors plus d’exemples, plus de ‘variantes’ de prononciation, dont probablement un bon nombre montrant des traits d’affaiblissement et de réduction phonétique. Selon cette hypothèse, la probabilité que ces mots fassent l’objet d’un processus d’affaiblissement est plus grande que pour les mots moins fréquents. L’input du locuteur (nombre élevé d’exemples d’un mot sans R final) provoquerait donc une sorte de mise à jour des représentations lexicales de ce mot ‘sans R’ et mènerait à une production de la variante ‘sans R’. L’évaluation de la fréquence entraîne plusieurs difficultés. La fréquence du mot au sein du corpus ne dit rien sur la fréquence du mot en général. Le décompte ne peut se faire que pour le corpus étudié. La deuxième difficulté réside dans la comparabilité des données. Un corpus du français parlé dans un archipel d’Amérique du Nord est difficilement comparable aux
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données dont nous disposons pour le français oral hexagonal. Outre ces deux obstacles, l’orientation thématique de notre corpus laisse prévoir une fréquence relativement élevée des mots ayant trait à la pêche et aux traditions. La comparaison des fréquences avec celles du corpus ayant servi à l’élaboration du français fondamental (désormais FF) (v. Gougenheim et al. 1964) est d’autant plus problématique que, dans le corpus du FF, une seule forme apparaît pour tout le paradigme (ex. : prendre pour prends, prenez etc.). Une autre difficulté résulte de l’étendue des corpus respectifs , notre corpus est fortement délimité dans l’espace et le temps, couvrant une population ayant un niveau de formation primaire ; le corpus de Gougenheim couvre un éventail beaucoup plus large, autant géographiquement qu’au niveau de la stratification sociale. La question de la comparabilité des fréquences a été soulevée, entre autres, par Seutin (1975 , 44) qui, pourtant, dans son étude du parler de l’Île-aux-Coudres, se sert abondamment de la comparaison statistique. Au vu de toutes ces réserves, nous avons opté, dans la cadre de notre analyse de l’amuïssement du R en position finale, pour un décompte des fréquences sans mise en parallèle avec d’autres données. À première vue, ce sont effectivement des lexèmes à fréquence élevée qui semblent favoriser la chute du R. Pour (760/16110), toujours (100/38), leur(s) (127/34) et encore (107/19) se distinguent effectivement par un nombre élevé d’attestations. Dans le cas de toujours, on peut se demander à quel point un affaiblissement du [ʒ] en [h] influence le taux d’amuïssement du R final. Toutefois, l’amuïssement concerne également des mots moins fréquents comme mort (adj.) (39/18) et dehors (55/18). La chute du R serait-elle alors conditionnée par l’environnement phonétique (présence d’un [o] qui précède le R) et non par la fréquence ? Une analyse des autres lexèmes concernés nous a permis de réfuter cette hypothèse pour les raisons suivantes. Premièrement, le mot bord (53/7) ne subit guère de réduction phonétique – il ne s’agit donc pas d’un simple automatisme phonétique, lié au timbre vocalique. Deuxièmement, les cas observables chez les locuteurs de moins de 40 ans font ressortir une tendance à amuïr les R (outre dans pour et toujours) dans les noms en -ure (voiture, nature) et les infinitifs en ir (revenir, venir, partir), déjà présente (mais moins prononcée) chez les locuteurs plus âgés. Étant donné que les locuteurs ayant moins de 40 ans sont sous-représentés dans notre corpus (5 sur 22), ce résultat nous paraît indiquer une évolution vers la chute du R dans ces deux contextes. Par contre, l’absence de la fermeture de [ɔ] en [o] dans le parler des jeunes semble bloquer la chute du R dans les mots encore, mort, nord, etc. La chute du R semble donc relever d’une conjonction entre facteurs phonétiques (timbre vocalique), fréquence du mot et, plus récemment, fréquence type au sens où l’entend Bybee (morphèmes -ure et -ir).
8. Conclusion, Les « R qui tombent » - à propos du rapport entre réalité linguistique et discours identitaire Les locuteurs de Havre-aux-Maisons et de Grande-Entrée se partagent 86 % des occurrences de la variante apicale et 99,3 % des occurrences de la variante palatalisée, mais seulement 29 % des cas de non-prononciation. L’amuïssement du R en finale est attesté chez tous nos locu-
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Le premier chiffre indique le nombre total d’occurrences, le second le nombre d’attestations sans R.
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teurs et ce n’est donc nullement un phénomène particulier aux habitants de Havre-auxMaisons. Les jugements de nos informateurs qui évoquent la non-prononciation du R dans cette communauté se basent visiblement sur une mauvaise interprétation de la variante palatalisée. Par contre, les cas de non-prononciation en finale passent inaperçus, étant donné qu’ils ne constituent pas de vecteur identitaire. On peut se poser la question de savoir à quel point le discours stéréotypé influence le comportement langagier – les réalisations de R apical seraient-elles des hypercorrectismes ? À une époque où la délimitation des communes est de plus en plus difficile puisque les habitants (surtout les plus âgés) migrent vers le centre, qui est l’Île du Cap-aux-Meules, il paraîtrait judicieux d’examiner de plus près le parcours individuel de chaque locuteur pour mieux rendre compte de la situation linguistique. Mais ce travail dépasse largement le cadre de notre étude. En effet, bien qu’il soit indéniable que le R joue le rôle d’un vecteur identitaire, la variation rencontrée est beaucoup plus complexe que ne laissent présumer les jugements de locuteurs. L’exposition à plusieurs variantes au cours de la vie (v. Blondeau et al. 2002 , 34) semble constituer un facteur de premier ordre. Cette étude nous a permis de dégager un clivage entre le discours métalinguistique des locuteurs et la réalité linguistique et devrait nous inciter à examiner de plus près l’impact de la perception sur la variation interindividuelle.
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HÉLÈNE CAJOLET-LAGANIÈRE
Marques et indicateurs géographiques dans le dictionnaire général du français de l’équipe FRANQUS
1. Introduction Un groupe de recherche multiuniversitaire et multidisciplinaire travaille présentement à la préparation d’un dictionnaire général du français qui réponde adéquatement aux besoins de communication des Québécois et des francophones du Canada, c’est-à-dire qui prenne en compte le contexte référentiel québécois et nord-américain, tout en assurant les liens avec la francophonie. Il ne s’agit pas d’un dictionnaire différentiel. L’objectif du groupe de recherche est de décrire le français contemporain représentatif de l’activité sociale, culturelle, économique, politique et scientifique du Québec, incluant les emplois caractéristiques du français en usage au Québec et ceux qui sont partagés avec les autres francophones. En outre, pour les emplois caractéristiques du français en usage au Québec, la description lexicographique ne se limite pas aux seuls québécismes; elle inclut également la composante socioculturelle du discours que l’on trouve illustrée essentiellement dans la zone d’exemplification, notamment dans les riches citations d’auteurs québécois. Le projet s’inscrit dans le cadre des travaux du Centre d’analyse et de traitement informatique du français québécois (CATIFQ), et plus particulièrement du groupe de recherche FRANQUS (Français québécois : usage standard) de l’Université de Sherbrooke. Une version préliminaire de l’ouvrage sera diffusée en ligne dès l’automne 2008. Pour une présentation générale du projet, nous renvoyons le lecteur au site web du projet FRANQUS (franqus.usherbrooke.ca). Il importe de préciser que la conception de l’ouvrage ainsi que l’ensemble de la description sont originaux; il ne s’agit pas de l’adaptation d’un dictionnaire existant, comme ce fut le cas pour les deux dictionnaires québécois précédents, soit le Dictionnaire du français PLUS et le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui. Une entente particulière avec le Trésor de la langue française de Nancy nous permet par ailleurs de nous appuyer sur les bases de données de l’ATILF et sur le TLFi pour les renseignements d’ordre étymologique, les citations littéraires d’auteurs français (Frantext) et certaines définitions de mots ou de sens auxquels ne se greffe aucune spécificité québécoise. Nous avons une entente similaire avec l’Office québécois de la langue française (OQLF), nous autorisant à nous appuyer sur certaines définitions de termes du Grand Dictionnaire terminologique (GDT) et à mentionner dans notre dictionnaire certains avis de recommandation ou propositions de l’organisme. La description lexicographique que nous avons entreprise concerne principalement les emplois de niveau neutre (ou standard) du français en usage au Québec, c’est-à-dire ceux généralement perçus comme correspondant à une langue de qualité. Ces emplois, utilisables
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Hélène Cajolet Laganière
dans n’importe quel contexte, ne comportent aucune marque de registre dans le dictionnaire : ils sont neutres. Pour les autres emplois ne correspondant pas à cet emploi neutre, nous avons développé un système de marques lexicographiques adapté aux objectifs que nous poursuivons et aux attentes du public visé. Il concerne globalement les aspects suivants : les marques de registre (ou de niveau de langue), les marques et indicateurs diatopiques ou topolectaux, les marques temporelles, et enfin, les marques et remarques normatives. Conformément au thème du colloque dans le cadre duquel cette contribution a été présentée, nous nous concentrerons ici sur les marques et indicateurs diatopiques utilisés par le groupe de recherche FRANQUS pour rendre compte de la variation géographique du français dans le contexte québécois et nord-américain. À partir d’une série d’articles originaux de ce dictionnaire en préparation, nous illustrerons le traitement des cas de variation géographique dans nos articles de manière à répondre aux attentes du public visé.
2. Les attentes du public visé face à la variation géographique Comme toute langue vivante qui a connu une large diffusion dans le monde, le français est soumis à la variation géographique.1 Il est normal que le français porte dans son lexique la trace de sa transplantation en Amérique du Nord, au 17e siècle, et de l’histoire de la communauté francophone nord-américaine. Tout en permettant l’élargissement de ses ressources lexicales, cette diffusion géographique du français a favorisé le développement d’un bon nombre d’usages différents de part et d’autre de l’Atlantique, et donc de variantes géographiques. De manière à cibler les attentes du public visé par l’ouvrage, nous avons mené une importante enquête à travers le Québec. Celle-ci a porté sur l’ensemble des aspects de la description lexicographique; nous nous attarderons ici aux aspects touchant plus particulièrement la variation géographique. L’enquête a été menée en 1999 auprès de 819 personnes, dans six villes du Québec, soit Montréal, Québec, Sherbrooke, Trois-Rivières, Hull et Saguenay. Les trois groupes principaux de l’échantillon sont les professionnels de la langue et des communications (26 %), les enseignants (21 %) et les étudiants des niveaux secondaire, collégial et universitaire (17 %). Disons d’emblée que près de la moitié des répondants (46 %) jugent « très pertinent » d’avoir à leur disposition un dictionnaire usuel du français mieux adapté à la réalité québécoise et nord-américaine. Ce pourcentage est de 88 % lorsqu’on ajoute à ce nombre ceux et celles qui jugent cet ouvrage « pertinent » et « plutôt pertinent ». Pour ce qui est des mots et des sens typiquement québécois, la quasi totalité des répondants (94 %) souhaite que l’on indique leur spécificité québécoise et le registre de langue qui les caractérise, le cas échéant. En outre, 86 % d’entre eux estiment que le dictionnaire devrait identifier non seulement les emplois qui caractérisent l’usage québécois du français, mais aussi ceux qui sont caractéristiques de l’usage français.
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Nous renvoyons le lecteur au texte du site Web de FRANQUS portant sur les marques, supervisé par Louis Mercier.
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3. Les marques et indicateurs diatopiques utilisés dans le cadre du projet FRANQUS : une approche originale L’ouvrage en cours d’élaboration se distingue des autres dictionnaires, tant québécois que français, pour ce qui est de la manière de traiter les emplois caractéristiques de la France et du Québec. Selon Mercier (2007), les trois précédents dictionnaires usuels publiés au Québec ont pris en compte la variation géographique. Dans le dictionnaire de Bélisle, la langue française et la variété hexagonale (incluant ses particularités) se confondent; les québécismes sont marqués comme des écarts diatopiques, conformément à la tradition lexicographique française, appliquée notamment dans les dictionnaires Petit Robert et Petit Larousse.2 Dans le Dictionnaire du français Plus (DFP) et dans le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (DQA), l’approche est inversée. Les lexicographes, ayant décidé d’axer leur description sur le français en usage au Québec, ce sont les francismes, c’est-à-dire les emplois perçus comme des particularismes de l’usage hexagonal, qui sont présentés comme des éléments externes et qui font l’objet d’un marquage diatopique. Ils ont fait précéder ces particularismes de l’indicateur (France). Selon Mercier (à paraître-a) : « la nouvelle approche adoptée (dans le cadre du projet FRANQUS) est elle-même originale, puisqu’elle consiste, dans la mesure du possible, à identifier à la fois les emplois qui caractérisent l’usage québécois du français et ceux qui caractérisent son usage [hexagonal] par l’ajout des marques topolectales […] Si cette approche semble théoriquement mieux adaptée aux attentes actuelles du public québécois, elle pose de grands défis de réalisation sur le plan lexicographique […]. Les linguistes savent en effet que la variation peut affecter toutes les composantes linguistiques à divers degrés et les lexicographes savent qu’il est difficile d’en rendre compte de façon claire et nuancée dans le cadre descriptif très contraignant d’un dictionnaire général en un volume. » Nous présentons ci-dessous les cas de variation géographique où l’on peut opposer clairement deux éléments linguistiques. Généralement, ces emplois sont précédés de la marque UQ, mise pour « emploi caractéristique de l’usage québécois » ou UF, mise pour « emploi caractéristique de l’usage français. Par ailleurs, dans certains cas, l’écart observé entre les usages québécois et français relève plutôt d’une différence de contextes référentiels que d’une véritable opposition linguistique. Ces cas de variation géographique sont alors notés à l’aide d’indicateurs contextuels. Nous avons tenté, dans la mesure du possible, de systématiser cette approche dans l’ensemble du dictionnaire. Les diverses banques de données textuelles et lexicologiques, de même que les ouvrages lexicographiques, tant hexagonaux que québécois, nous servent de référence pour cerner les emplois caractéristiques du Québec ou de la France. Il importe ici de noter que dans cette première édition de l’ouvrage, la variation géographique ne concerne que la mise en relation des emplois québécois par rapport à l’usage hexagonal; le cadre comparatif n’inclut pas, de manière générale, les emplois suisse et belge, etc.
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Ces deux derniers dictionnaires ne nuancent pas la variation observable à l’échelle de la francophonie de celle qui s’observe à l’échelle des régions de France. Tous les cas de variation sont accompagnés de la marque Régionalisme ou Canada ou encore Québec et considérés comme des écarts par rapport au français hexagonal.
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3.1 Les marques diatopiques UQ et UF Il est souvent possible, sur le plan géographique, d’« opposer » certains emplois caractéristiques de l’usage québécois du français à d’autres emplois caractéristiques de l’usage du français hexagonal. Dans l’ouvrage, ces cas d’oppositions linguistiques sont identifiés par une marque diatopique, soit UQ ou UF, selon le cas. Toutefois, dire d’un emploi qu’il est caractéristique d’un usage n’implique pas nécessairement qu’il lui soit exclusif. Un mot peut être perçu comme caractéristique de l’usage français, même si un certain nombre de Québécois commencent à l’utiliser; cette perception peut notamment s’expliquer par une différence importante dans la fréquence d’emploi de ce mot de part et d’autre de l’Atlantique. Nous présentons ci-dessous quelques exemples d’articles illustrant ces cas de variation géographique. Il est à noter que les articles présentés à titre d’exemples sont en cours de révision. Il arrive qu’un mot soit caractéristique de l’usage québécois ou de l’usage français dans l’ensemble de ses emplois. La marque UQ ou UF est alors placée en début d’article et vaut pour tout le contenu de cet article (voir brunante, saucette, beurrée et tuque). Un emploi marqué peut aussi ne toucher qu’un sens (voir capsule, bêtise, bifteck) ou qu’une expression (voir ivrogne). Quant à l’équivalent, il peut être utilisé comme synonyme définitoire de l’emploi marqué ou identifié par un renvoi. Notons enfin que l’équivalent d’un emploi marqué (UQ ou UF) peut être non marqué (voir brunante, saucette, beurrée) ou caractéristique lui-même du français hexagonal ou du français québécois. (voir bleuet / myrtille, mitaine, glucomètre / glycémie, cellier). En voici quelques exemples :
3.2 Mots caractéristiques de l’usage québécois L’ensemble de l’article brunante est marqué UQ puisque ses deux emplois, le nom et la locution adverbiale, sont caractéristiques de l’usage québécois. Les flèches synonymiques introduisent des renvois vers brune et crépuscule, dans le cas du nom; vers à la brune et entre chien et loup, pour ce qui est de la locution adverbiale. Comme ces mots et locutions relèvent du fonds commun du français, les renvois ne sont pas marqués. À l’article brune, on précisera par ailleurs que le nom et l’expression sont marqués vieux ou littéraire. [bRynɑ̃t] n. f. – 1778 (in TLFQ); de brunir et -ante. Tombée de la nuit. ⇒ BRUNE, CRÉPUSCULE. « Entre lune et soleil se glisse l’heure sombre, épaisse, gluante, plus poignante que la brunante » (A. Hébert, 1982). – Loc. adv. À LA BRUNANTE. À la tombée de la nuit. ⇒ À LA BRUNE, entre CHIEN* et loup. « Certains soirs à la brunante, l’horizon [...] était cependant si clair qu’il me semblait que j’allais tomber dedans » (G. Soucy, 1998*). BRUNANTE UQ
Le mot saucette est caractéristique du Québec et de registre familier; la flèche synonymique renvoie le lecteur à trempette, mot neutre, sans restriction géographique d’emploi, et donc non marqué. [sosɛt] n. f. – 1909; de saucer et -ette. fam. Baignade rapide. ⇒ TREMPETTE. Faire une saucette dans la piscine.
SAUCETTE UQ
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Le mot beurrée est caractéristique du Québec; la flèche synonymique renvoie ici à tartine, d’emploi commun au Québec et en France. Une remarque précise que le sens principal de beurrée est vieilli en France. [bœRe] n. f. – 1585 (in FEW); de beurre et -ée. Tranche de pain recouverte de beurre. ⇒ TARTINE. « Son goûter, très modeste, se composait invariablement de beurrées de pain de ménage accompagnées de radis » (F. Leclerc, 1946*). REM Ce sens est vieilli en France. ‒ par ext. Une beurrée de confiture, de beurre d’arachide(s). BEURRÉE UQ
L’article tuque présente également deux emplois caractéristiques de l’usage québécois : le nom et une expression figurée et familière, attache ta tuque. Le mot bonnet est utilisé comme générique dans la définition et non marqué sur le plan géographique. Il en va de même pour l’expression tiens-toi prêt qui définit attache ta tuque. [tyk] n. f. – 1726 (in TLFQ); d’un mot des anciens parlers du Sud-Ouest de la France désignant une colline arrondie; du préindo-européen *tukka « courge; colline ». UQ Bonnet d’hiver avec ou sans pompon. Une tuque en laine, de laine. « La guerre des tuques » (film d’A. Melançon). « on "sortait dehors", la tuque enfoncée jusqu’au bord des yeux, le long foulard bien enroulé autour du cou, la paire de mitaines bien sèches qu’on finissait d’enfiler fébrilement » (C. Jasmin, 1972). ‒ fig. et fam. Attache ta tuque : tiens-toi prêt. « Vous trouvez les banques trop grosses? Attachez vos tuques! Elles vont grandir encore » (Commerce, 1997). TUQUE
4. Sens caractéristiques de l’usage québécois Le sens principal de cellier est d’emploi commun en France et au Québec, et donc non marqué, alors que son sous-sens, caractéristique de l’usage québécois, est marqué UQ. Il renvoie à son équivalent hexagonal, cave à vins, lui-même marqué UF. e
[sɛlje] n. m. – Début 12 s. (in TLF); du latin cellarium, de cella « chambre à provisions ». Pièce généralement fraîche, aménagée pour la conservation du vin, de denrées alimentaires. ◈ UQ Armoire à température et humidité contrôlées où l’on conserve le vin. ⇒ UF CAVE* à vin(s). CELLIER
Le sens 1 de mitaine est neutre, sans restriction géographique et donc non marqué. Le sens 2, caractéristique du français québécois, est marqué UQ et mis en relation avec son équivalent en France : moufle. Notons que cet emploi de mitaine est également utilisé en Suisse. Par ailleurs, le sous-sens à la mitaine est de même caractéristique du français québécois, la marque diatopique UQ couvrant l’ensemble du sens 2. Au sens 3, c’est un syntagme, mitaine de four, marqué UQ et familier, qui est mis en relation avec un équivalent neutre d’emploi commun en France et au Québec : gant de cuisine.
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[mitɛn] n. f. – 1180; de l’anc. franç. mite « chatte » et -aine; par allusion à la fourrure douce de cet animal. 1. Gant de femme long et élégant, laissant à découvert l’extrémité des doigts. 2. UQ Gant chaud qui recouvre entièrement la main sans séparation pour les doigts, excepté pour le pouce. ⇒ UF MOUFLE. Mitaines de laine, de cuir. Mitaines en fourrure. Mitaines de ski. « elle s’égarait dans les remous de neige [...] et suçait la glace qui collait au pouce de ses mitaines » (M.-C. Blais, 1965*). REM Ce sens est vieilli en France. ◈ Loc. adv. fam. À LA MITAINE. À la main, sans moyens techniques. ⇒ ARTISANALEMENT, MANUELLEMENT. « un article écrit à la mitaine, télécopié, puis retranscrit » (Le Soleil, 2002). 3. par anal. Accessoire dans lequel on glisse la main, destiné à divers usages. – HOCKEY Mitaine (de gardien de but) : gant qui protège la main et le poignet du gardien de but, que ce dernier utilise pour saisir les rondelles dirigées vers lui. (in GDT) « la rondelle a arrêté sa course dans la mitaine du gardien» (La Presse, 2005). – UQ fam. Mitaine de four, isolante, pour saisir les plats chauds. ⇒ GANT* de cuisine, manique. MITAINE
Dans les deux articles qui suivent, le premier sens de la dénomination bleuet et de la dénomination myrtille sont présentés comme étant respectivement caractéristiques du français en usage au Québec (UQ) et du français en usage en France (UF). Leur définition rappelle toutefois qu’ils sont généralement associés à des espèces distinctes, l’une nord-américaine et l’autre européenne. Ici encore, les deux mots sont clairement mis en relation au moyen du renvoi marqué qui suit la définition. On note de même ici les référents culturels illustrés grâce à l’exemplification (exemples et citation). [bløɛ] n. m. – 1615 (in NPR); variante de bluet; diminutif du mot dialectal blu « myrtille »; avec influence de bleu. I. UQ 1. Baie comestible bleue ou noirâtre, à saveur douce et acidulée, produite par diverses espèces d’airelles, en particulier par des espèces indigènes de l’est de l’Amérique du Nord; arbuste à tiges dressées qui produit ce fruit. ⇒ UF MYRTILLE. ⇑ AIRELLE. Bleuets sauvages, cultivés. Talle de bleuets. Confiture de bleuets. Pouding, tarte aux bleuets. « les oiseaux grappillent tous au festin des bleuets; et, gavés [...], s’endorment les ours, le museau dans les talles » (F.-A. Savard, 1937*). 2. (avec une majusc.) Surnom des habitants de la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean, reconnue pour sa production de bleuets. II. (1380, blevaiz (in TLF); 1404, bleuez (in TLF); de bleu) Nom donné aux centaurées à fleurs généralement bleues. ‒ BLEUET DES CHAMPS ou UF cour. BLEUET : espèce indigène d’Eurasie, autrefois commune en Europe dans les champs de céréales. ⇒ CENTAURÉE* bleuet. BLEUET
[miʀtij] n. f. – Vers 1256 (in TLF); du latin myrtillus. Baie comestible bleue ou noirâtre, à saveur douce et acidulée, produite par diverses espèces d’airelles, en particulier par l’airelle myrtille, qui croît notamment dans le nord de l’Europe; arbuste à tiges dressées qui produit ce fruit. ⇒ UQ BLEUET. ⇑ AIRELLE. Confiture de myrtilles. MYRTILLE UF
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Ce type d’opposition peut aussi toucher des sens plus techniques. Ainsi, le sens 2 de glucomètre, marqué UQ, a comme équivalent le terme lecteur de glycémie, marqué UF, puisqu’il est caractéristique de l’usage français. Sous glycémie, le terme lecteur de glycémie est défini par son équivalent québécois. [glykɔmɛ:tʀ] n. m. – 1872 (in GDU); de gluco- et -mètre. 1. Aréomètre servant à mesurer la quantité de sucre dans un moût. 2. UQ Appareil, le plus souvent portatif, servant à mesurer le taux de glucose sanguin. (in GDT) ⇒ UF lecteur de GLYCÉMIE*. « La surveillance du taux de sucre dans le sang au moyen du glucomètre fait partie de la vie quotidienne des diabétiques » (Le Droit, 2001). REM Recomm. de l’OQLF. GLUCOMÈTRE
[glisemi] n. f. – 1872; de glyc(o)- et -émie. biol. Concentration de glucose sanguin. [type : HYPERGLYCÉMIE, HYPOGLYCÉMIE.] Contrôler la glycémie d’un diabétique. − UF Lecteur de glycémie : glucomètre. GLYCÉMIE
Dans l’article capsule présenté ci-dessous, le macro-sens II atteste un sens québécois de capsule (emprunté à l’anglais). Le pendant hexagonal correspond au générique chronique compris dans la définition. [kapsyl] n. f. – 1478; du latin capsula « coffret ». I. 1. anat. Formation anatomique en forme d’enveloppe, de sac. ⇒ MANCHON. Capsule synoviale. Capsules surrénales. 2. bot. Enveloppe sèche et dure, généralement de forme ovoïde, qui renferme les graines de certaines plantes à fruits déhiscents. Capsule de pavot. 3. méd. Enveloppe soluble qui enrobe certains médicaments. 4. (ARMES) Enveloppe de cuivre dont le fond est garni de poudre fulminante. 5. Petit couvercle métallique qui enserre le goulot d’une bouteille pour la fermer. « il dévissa la capsule et but une grande gorgée » (V.-L. Beaulieu, 1974*). 6. Capsule spatiale : habitacle récupérable d’un véhicule spatial. II. (1990 (in TLFQ); de l’anglais capsule « écrit condensé ») UQ Brève chronique spécialisée diffusée dans les médias. Capsule radio, télé. Capsule linguistique. CAPSULE
Dans l’exemple qui suit, le sens 2 de bêtise, caractéristique de l’usage québécois familier, est défini par son équivalent non marqué, injure. Un exemple et une citation d’Anne Hébert permettent d’illustrer la combinatoire de cet emploi. [bɛtiz] n. f. – 1544 (in TLF); de bête et -ise. 1. Manque de jugement ou d’intelligence; comportement ou propos le dénotant. ⇒ ÂNERIE, IDIOTIE, NIAISERIE, SOTTISE; fam. CONNERIE. La bêtise humaine. Faire des bêtises. 2. UQ fam. Injure. Une lettre de bêtises. Crier, chanter des bêtises à qqn : injurier qqn. « Furieuses d’être dérangées à l’hôtel [...] les deux femmes nous ont chanté des bêtises » (A. Hébert, 1982). 3. Chose de peu d’importance. ⇒ BAGATELLE, BROUTILLE, RIEN, VÉTILLE. Se disputer pour des bêtises. 4. Berlingot à la menthe. Les bêtises de Cambrai. BÊTISE
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5. Expressions caractéristiques de l’usage français ou québécois Il arrive également qu’une locution ou une expression soit marquée. Dans l’exemple cidessous, l’expression gagner son bifteck, caractéristique de l’usage hexagonal, est marquée UF. Elle est définie par un équivalent non marqué : gagner sa vie, et suivie d’un renvoi à une autre expression non marquée : gagner son pain. [biftɛk] n. m. – 1807 (in TLF); 1735, beeft steks (in TLF); de l’anglais. REM On écrit rarement biftèque. Tranche de bœuf à griller. ⇒ STEAK. Des biftecks saignants. Bifteck d’aloyau. -Bifteck haché : viande hachée, spécialt de bœuf. ⇒ STEAK* haché. ◈ UF fig. Gagner son bifteck : gagner sa vie. GAGNER SON PAIN*. BIFTECK
Dans l’article ivrogne présenté ci-dessous, deux variantes de la même expression reçoivent la même définition : promesse d’ivrogne, marquée UQ et serment d’ivrogne, marquée UF. [ivRɔɲ] n. et adj. – 1160 (in NPR); du lat. pop. *ebrionia « ivresse ». REM Le féminin ivrognesse est vieilli. Personne qui s’enivre régulièrement, qui abuse de l’alcool. ⇒ ALCOOLIQUE, BUVEUR; fam. BOIT-SANS-SOIF, POCHARD, POIVROT, SAC* à vin, SOIFFARD, SOÛLARD, UF SOÛLAUD, UQ SOÛLON. Une ivrogne. – Adj. Une personne ivrogne. ◈ UQ Promesse d’ivrogne ou UF serment d’ivrogne, sans valeur, que l’on ne tiendra pas. IVROGNE
5.1 Variation géographique notée au moyen d’indicateurs contextuels Un mot peut souvent être perçu comme caractéristique de l’usage québécois ou français sans pour autant s’inscrire dans une situation d’opposition linguistique (concurrence lexicale). C’est le cas de toute une série de mots, comme acériculture, cégep, etc., qui sont étroitement associés à des éléments caractéristiques du contexte référentiel québécois ou nord-américain et pour lesquels le français ne connaît pas actuellement d’autres dénominations. Comme il ne s’agit pas, à proprement parler, de cas d’oppositions linguistiques, ces emplois (mot, sens, syntagme ou expression) ne portent pas les marques diatopiques UQ ou UF. La précision d’ordre géographique indiquant le lieu lié au contexte référentiel est plutôt fournie dans la définition du mot ou du sens touché (voir touladi, ouananiche et oka); elle peut également être associée à une précision sémantique (voir acériculture, aloyau et pouding) ou apporté dans une remarque encyclopédique (voir. cerf), etc.
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5.2 Précision géographique intradéfinitionnelle [’wananiʃ] n. f. – 1824 (in TLFQ); du montagnais. Sous-espèce du saumon de l’Atlantique, de petite taille, indigène du Québec et des provinces atlantiques, qui vit et se reproduit en eau douce. [Salmo salar ouananiche; famille des salmonidés.] ⇒ SAUMON* d’eau douce. La ouananiche du lac Saint-Jean. « emblème jeannois blason des ondes / ouananiche ouananiche / tu rafistoles nos vieilles chimères / en faisant sourire même les pierres » (G. Langevin, 1997). OUANANICHE
[tuladi] n. m.– 1861 (in TLFQ); 1855, touradi (in TLFQ); d’une langue amérindienne. Poisson des lacs profonds du nord de l’Amérique du Nord, voisin de l’omble mais de forme plus allongée et pouvant atteindre une plus grande taille, au corps marqué de nombreuses taches pâles. [Espèce Salvelinus namaycush; famille des salmonidés.] ⇒ TRUITE* DE LAC, TRUITE* GRISE. Le touladi est l’un des plus gros poissons d’eau douce du Canada. TOULADI
[okɑ] n. m. – 1906 (in DHFQ); du n. pr. Oka, municipalité du Québec. Fromage québécois de lait de vache à pâte demi-ferme et à croûte lavée. OKA
5.3 Précision géographique associée à une précision sémantique [aseRikyltyR] n. f. – 1929 (in DHFQ); du latin acer « érable »; sur le modèle de agriculture. (au Québec) Exploitation d’une érablière pour la récolte de la sève en vue de sa transformation en sirop et en produits dérivés (beurre, tire, sucre d’érable). ACÉRICULTURE
[alwajo] n. m. – 1611 (in TLF); vers 1393, allouyaulx (in TLF); probablement de l’ancien français alœ, alœl « alouette ». – Plur. : aloyaux. ◆ boucherie 1. (coupe canadienne) Pièce de bœuf prélevée dans la longe courte, comportant un os en T, le filet et le contre-filet. Bifteck d’aloyau. 2. (coupe française) Pièce de bœuf coupée le long du dos entre la dernière côte et le sacrum, et comprenant le filet, le contre-filet et le romsteck. ALOYAU
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ou PUDDING [pudiŋ] n. m. – 1698 (in GRLF); mot angl. « sorte de boudin ». pouding. I. (dans la cuisine britannique) Entremets à base de mie de pain, de farine, d’œufs, de moelle de bœuf et de raisins de Corinthe, souvent parfumé avec de l’eau-de-vie, que l’on sert traditionnellement à Noël. (in TLF) ⇒ PLUM-PUDDING. II. (dans la cuisine française) Gâteau fait de mie de pain, de biscuits, d’œufs, de fruits secs et confits, souvent aromatisé à l’alcool. III. (dans la cuisine québécoise) 1. Dessert constitué d’une pâte à gâteau cuite au four sur une préparation sucrée. Pouding aux bleuets, à la rhubarbe, au chocolat. « le cuisinier s’avança, triomphant [...], portant un pouding aux framboises qui laissait fuser de petits jets de vapeur » (Y. Beauchemin, 1981*). – Pouding chômeur, dont la pâte à gâteau recouvre un sirop à base de cassonade ou de sirop d’érable, d’eau et de beurre. 2. POUDING AU PAIN (DE L’ANGLAIS bread pudding) : dessert à base de pain rassis, d’œufs et de lait. Du pouding au pain servi avec du sirop d’érable.3. Dessert crémeux à base de lait, de sucre et d’œufs. Pouding au caramel, au chocolat, au tapioca. REM L’OQLF recommande crème-dessert. POUDING RO
5.4 Précision géographique en remarque CERF [sɛʀ] n. m. – 1080; du lat. cervus. 1. Cervidé des forêts d’Amérique et d’Eurasie, généralement de grande taille, à pelage brun rougeâtre ou grisâtre, dont le mâle porte des bois ronds, plus ou moins ramifiés; spécialt (PAR OPPOS. À biche) cerf mâle. [Genres Cervus, Odocoileus et voisins.] [femelle : BICHE; petit : FAON; cri : BRAMER.] Bois de cerfs. Ravage de cerfs. Chasse au cerf. Viande de cerf. « une chanson qui évoquait la douceur des plaines, la liberté des cerfs, des faons naïfs aux grands yeux innocents » (G. Roy, 1945*). REM Au Québec, le mot cerf désigne généralement le cerf de Virginie et, en France, le cerf élaphe. – CERF DE VIRGINIE [O. virginianus] : espèce nord-américaine commune, marquée de blanc à la gorge, au ventre et sous la queue. ⇒ CHEVREUIL. [type : CARIACOU.] « Anticosti, le paradis des chasseurs de cerf de Virginie » (Le Droit, 1995). – CERF ÉLAPHE [C. elaphus] : espèce commune d’Eurasie, aussi présente dans l’ouest de l’Amérique du Nord, plus grande que le cerf de Virginie et marquée à la croupe d’une tache jaunâtre. ⇒ CERF ROUGE. – CERF(-)MULET [O. hemionus] : espèce de l’ouest de l’Amérique du Nord, voisine du cerf de Virginie mais à pelage plus sombre, à oreilles plus longues et à queue marquée de noir. – CERF ROUGE : autre nom du cerf élaphe; UQ spécialt (PAR OPPOS. À wapiti) sous-espèce eurasienne domestiquée. Élevage de cerfs rouges. Viande de cerf rouge. – CERF SIKA [C. nippon] : espèce originaire de l’est de l’Asie, à pelage tacheté de blanc (appelée aussi sika). 2. par ext. CERF PORTE-MUSC : autre nom du portemusc.
5.5 Variation géographique touchant le genre de certains mots Certains mots varient en genre dans toute la francophonie (après-midi, n. m. inv. ou f. inv.; oasis, n. f. ou m.). Pour d’autres mots, cette variation est géographique et identifiée comme telle. Dans ce cas, nous avons appliqué le principe suivant : nous indiquons les deux genres;
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d’abord le genre le plus courant au Québec, suivi du genre le plus courant en France; en remarque, la répartition géographique du genre, en indiquant d’abord l’usage au Québec. [sɛlɔfan] n. m. ou f. – REM Ce mot est généralement masculin au Québec et féminin en France. TRAMPOLINE [tRɑ̃pɔlin] n. f. ou m. – REM Ce mot est généralement féminin au Québec et masculin en France. CAROUBE [kaRub] n. m. ou f. – REM Ce mot est généralement masculin au Québec et féminin en France. FETA ou FÉTA [fetɑ] n. m. ou f. – RO féta. REM Ce mot est généralement masculin au Québec et féminin en France. CELLOPHANE
6. Cas de variation géographique touchant les emprunts critiqués à l’anglais Les emprunts critiqués à l’anglais reçoivent un traitement différent des autres mots et sont clairement identifiés. Ils sont précédés d’un signe négatif et de la marque CRITIQUÉ. La rubrique étymologique vient en outre rappeler leur origine anglaise. Plutôt que de s’attacher à décrire leurs emplois, l’accent est mis sur les équivalents standard. Ceux-ci sont introduits par une flèche, avec des exemples d’emploi. ⊗
n. m. – 1958 (in DDL); de l’anglais nord-américain. Remue-méninges. Une séance de remue-méninges.
BRAINSTORMING
CRITIQUÉ ▹
⊗
ONE-MAN-SHOW ou ONE MAN SHOW n. m. – 1955; mot angl. – Plur. : one-man-shows ou one man shows. REM Fém. : one-woman-show ou one woman show. CRITIQUÉ ▹ Spectacle solo*, solo. Spectacle solo d’un, d’une artiste.
Comme tous les emplois caractéristiques de l’usage au Québec, les emprunts critiqués (mots ou syntagmes) typiquement québécois sont identifiés par la marque diatopique UQ, qui précède la marque CRITIQUÉ. ⊗
ARBORITE n. m. – 1948 (in DHFQ); de l’anglais nord-américain; nom déposé. UQ CRITIQUÉ ▹ Lamifié, stratifié. Comptoirs de cuisine en lamifié, en stratifié. ⊗
CÉDULER v. tr. dir. – 1933 (in TLFQ); de l’anglais to schedule. UQ CRITIQUÉ ▹ Fixer, inscrire à l’horaire, prévoir, programmer. Fixer un rendez-vous. Inscrire un cours à l’horaire. Prévoir des vacances. Programmer des activités. n. m. – 1988 (in Bornéo); de l’anglais. ▹ inform. Sauvegarde. Sauvegarde d’un fichier. Système de sauvegarde automatique. ▹ Copie* de sauvegarde. S’assurer d’avoir une copie de sauvegarde. ⊗
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UQ CRITIQUÉ
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Hélène Cajolet Laganière
n. m. – 1848 (in TLF); mot anglais « tranche de viande ou de chair de poisson ». Tranche de bœuf à griller. BIFTECK. Steak bleu, saignant, à point, bien cuit. Steak au poivre. Steak d’intérieur de ronde, de surlonge. – Steak tartare*. –Steak haché : viande haché, spécialt de bœuf. BIFTECK* haché. ‒ Steak frites, servi avec des frites. ◈ par ext. Steak de cheval, de chevreuil, d’orignal. ⊗ UQ CRITIQUÉ ● steak (de saumon, de flétan, etc.) (de l’anglais steak; employé en parlant de poissons) : darne. STEAK
Certains emprunts sont critiqués au Québec, même s’ils sont admis dans l’usage standard en France. De façon générale, nous ajoutons une remarque pour préciser cette variation. ⊗ BABYSITTER ou BABY-SITTER n. – 1950 (in GRLF); de l’angl. baby « bébé » et sitter « poule couveuse ». – Plur. : babysitters ou baby-sitters. RO BABYSITTEUR. CRITIQUÉ AU QUÉBEC ▹ Gardien, gardienne d’enfant. REM Babysitter n’est généralement pas critiqué en France, où il est d’usage courant. adj. et n. – 1957 (in NPR); de l’anglais. Indépendant, pigiste. Un rédacteur indépendant. Une journaliste pigiste. Travailler comme pigiste. REM Free-lance n’est généralement pas critiqué en France, où il est d’usage courant. ⊗
FREE-LANCE
CRITIQUÉ AU QUÉBEC ▹
n. m. – 1872 (in NPR); de l’anglais. golf Vert. La balle s’est immobilisée sur le vert. REM Green n’est généralement pas critiqué en France, où il est d’usage courant. ⊗
GREEN
CRITIQUÉ AU QUÉBEC ▹
n. m. – 1934 (in TLF); de l’anglais. Nettoyeur. Porter des vêtements chez le nettoyeur. REM Pressing n’est généralement pas critiqué en France, où il est d’usage courant. ⊗
PRESSING
CRITIQUÉ AU QUÉBEC ▹
7. Variation géographique relative à des avis de normalisation Certains mots ou sens décrits ont fait l’objet d’une proposition ou d’une recommandation officielle de la part de l’Office québécois de la langue française (OQLF), organisme de normalisation au Québec, ou d’une autorité linguistique en France. Ces mots ou sens font l’objet d’une remarque lorsqu’ils ne sont pas implantés dans l’usage ou lorsqu’ils sont en concurrence avec une autre forme. Certaines de ces recommandations concernent la graphie du mot. C’est le cas de chop suey et de bagel, notamment :
Marques et indicateurs géographiques dans le dictionnaire général du français de l’équipe FRANQUS 133
[tʃɔpsui] n. m. – 1912 (in TLFQ); de l’anglais, qui l’a emprunté au chinois. – Plur. : chop sueys. REM L’OQLF propose la graphie chop soui. Dans la cuisine sino-américaine, mets généralement à base de germes de haricots, de légumes et de viande sautés. CHOP SUEY
[begəl] ou [bagɛl] n. m. – 1983 (in TLFQ); de l’anglais nord-américain, qui l’a emprunté au yiddish beigel ou beygel. REM L’OQLF recommande la graphie baguel. Petit pain d’origine juive, à pâte ferme et dense, en forme d’anneau. Bagel au sésame. Bagel au saumon fumé. BAGEL
D’autres recommandations touchent directement un mot ou un sens caractéristique de l’usage québécois ou français. Dans le cas de beignerie, il s’agit d’une réalité typiquement nord-américaine; il n’y a pas d’équivalent non marqué géographiquement. [bɛɲʀi] n. f. – 1982 (in TLFQ); de beigne et -erie. (au Québec) Établissement de restauration où l’on fabrique et vend des beignes. REM Recomm. de l’OQLF. BEIGNERIE
Dans les cas d’ovniologie, de slow food et d’alunir, il y a une proposition ou une recommandation d’un organisme officiel pour l’emploi d’un mot plutôt qu’un autre : [ɔvnjɔlɔʒi] n. f. – 1997 (in Le Soleil); de l’acronyme français ovni, pour objet volant non identifié, et -ologie; sur le modèle de l’anglais nord-américain ufology. UQ Étude des ovnis. ⇒ UFOLOGIE. REM L’OQLF propose ovniologie plutôt qu’ufologie. SLOW FOOD [slofu:d] n. m. – 1981 (in Bornéo); de l’anglais. Mouvement qui s’oppose à la restauration rapide et à la malbouffe en faisant la promotion de la sauvegarde des traditions culinaires locales ainsi que de la biodiversité agroalimentaire. « les défenseurs du slow food retrouvent avec attention les mijotés et les tajines, qui gagnent en popularité auprès du public » (Le Devoir, 2007). REM Ce mot, parfois critiqué, n’a pas d’équivalent standard usuel; l’OQLF propose écogastronomie. OVNIOLOGIE
[alyniʀ] v. intr. VOIR conjug. finir [38]. – 1921 (in TLF); de a- et lune; sur le modèle de atterrir. Se poser sur la Lune. « J’irai dans la lune pour voir qui des Russes ou des Américains aluniront les premiers » (J. Godbout, 1967). REM L’Académie française recommande atterrir sur la Lune plutôt qu’alunir. ALUNIR
8. En conclusion Le projet FRANQUS vise à fournir aux Québécois une description du français qui réponde à leurs besoins langagiers, qui témoigne de leurs usages du français, qui corresponde enfin à leurs expériences et à leur milieu de vie. Cette description, essentiellement québécoise, en
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Hélène Cajolet Laganière
raison de sa prise en compte des contextes linguistiques, socioculturels et référentiels québécois, n’en est pas moins ouverte sur la francophonie, comme en témoigne l’approche originale mise au point par le groupe de recherche pour rendre compte de la variation géographique. De manière à répondre aux attentes exprimées par le public visé, nous avons élaboré une nomenclature originale et développé un système de marques approprié à notre description lexicographique. Nous nous sommes concentrés, dans le cadre de cet exposé, sur les marques et indicateurs géographiques afin d’informer adéquatement le lecteur sur l’aire géographique que recouvre l’emploi décrit et d’ainsi faire les ponts avec la francophonie. Tous les sens standard sont largement exemplifiés et souvent assortis de citations de nos meilleurs écrivains et écrivaines. Ces citations littéraires tissent la trame culturelle de l’ouvrage. Elles permettent de faire partager notre héritage culturel tout en illustrant des sens et des emplois standard du français en usage au Québec. L’accent est mis également sur l’ajout des cooccurrents les plus usuels, lesquels témoignent également des référents culturels québécois et nord-américains. Pour compléter notre description de l’usage du français au Québec, nous avons aussi développé un système de marques et remarques normatives; celles-ci s’ajoutent aux marques et indicateurs géographiques, selon le cas. À cet égard, nous avons cherché à être clairs et explicites tout en reflétant le plus possible la réalité langagière du Québec, en prenant en compte le jugement que portent les Québécois sur leurs mots. En collaboration avec nos consultants spécialistes, nous avons également enrichi les rubriques étymologiques, notamment pour ce qui est des mots, des sens et des expressions caractéristiques du Québec et de l’Amérique du Nord.
Bibliographie Dictionnaires : Bélisle, Louis-Alexandre. 1957. Dictionnaire général de la langue française au Canada, Québec, Bélisle Éditeur (1971 : 2e édition); 1979 : 3e édition; Dictionnaire nord-américain de la langue française, Montréal, Beauchemin. Dictionnaire du français Plus, à l’usage des francophones d’Amérique (DFP), Montréal, Centre éducatif et culturel inc., 1988. Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (DQA). Langue, histoire géographie et culture générale, rédaction dirigée par Jean-Claude Boulanger, supervisée par A. Rey, Saint-Laurent, Québec, DicoRobert inc, 1992 (1993; 2e édition revue et corrigée). Le CD-ROM du Petit Robert, version électronique du Petit Robert, Version 2.1, Paris, Dictionnaires Le Robert 2001. Le Petit Larousse illustré 2007, Paris, Larousse, 2006.
Autres références Elchacar, Mireille et Louis Mercier (à paraître). « Mise en relation des particularismes québécois et hexagonaux dans les dictionnaires usuels du français : vocabulaire politique et limites du marquage topolectal », dans les Actes du colloque La marque lexicographique : quel avenir? (Nicosie, Chypre, octobre 2006), 14 p. Mercier, Louis (à paraître-a). « Le traitement des noms d’espèces naturelles dans un dictionnaire québécois ouvert à la variation topolectale et à la différence de contextes référentiels », dans les Actes des Deuxièmes Journées allemandes des dictionnaires, Colloque international de lexicographie – Le dictionnaire maître de langue. Lexicographie et didactique, édités par Michaela Heinz, Tubingen, Max Niemeyer Verlag (« Lexicographica »), 24 p.
Marques et indicateurs géographiques dans le dictionnaire général du français de l’équipe FRANQUS 135 Mercier, Louis (à paraître-b). « Travailler depuis le Québec à l’émancipation de la lexicographie du français », dans : Le français des dictionnaires. L’autre versant, sous la direction de Claudine Bavoux (dir.), Paris, De Boek éditeur, 14 p. Site Web du projet FRANQUS. Présentation du dictionnaire général du français en usage au Québec (en cours de rédaction). http:/franqus.usherbrooke.ca/
INGRID NEUMANN-HOLZSCHUH
Les marqueurs discursifs « redoublés » dans les variétés du français acadien
1. Introduction Depuis le travail fondamental de Gülich (1970) les marqueurs discursifs (MD) ont une place importante dans les recherches sur la syntaxe et la pragmatique notamment de la langue française.1 Un aspect particulier qui ne fait l’objet d’études scientifiques que depuis quelque temps est l’emprunt des marqueurs discursifs de la langue dominante par la langue dominée dans des sociétés bilingues, un cas de « contact induced grammatical replication » selon Heine & Kuteva (2005).2 Pour ce qui est de la francophonie nordaméricaine le phénomène voulant que des marqueurs discursifs anglais soient bien attestés dans toutes les variétés du français hors Québec est décrit dans plusieurs études dont quelques-unes sont assez sommaires, ne portant en règle générale que sur une seule variété.3 L’objectif de cette analyse est double, sur la base de plusieurs corpus des différentes variétés du français acadien nous essaierons dans un premier temps de fournir quelques premières données pour une telle analyse comparative.4 Nous présenterons, d’une façon assez sommaire d’ailleurs, des exemples de
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Cf. l’état de la recherche dans Mosegaard Hansen (1998). Cf. aussi les travaux de Ducrot notamment Ducrot et al. (1980). La réflexion théorique actuelle est bien reflétée dans deux volumes parus en 2006, celui de Fischer et celui de Drescher & Job, ce dernier portant uniquement sur les langues romanes. Cf. par exemple Field (2002). Pour ce qui est des travaux sur l’emprunt de mots fonctionnels cf. le fascicule 4 du International Journal of Bilingualism paru en 2000 qui contient plusieurs articles portant sur les marqueurs discursifs empruntés dans plusieurs langues du monde, sauf le français ; d’un intérêt particulier sont les contributions de Matras (2000), Maschler (2000) et de Rooij (2000). Une étude exemplaire sur l’emprunt de mots fonctionnels espagnols dans des langues amérindiennes du Mexique est due à Stolz & Stolz (1996). L’article de Lipski (2005) fournit des observations importantes sur l’intégration de SO et d’autres MD dans le discours espagnol des hispanophones aux États-Unis. Cf. Roy (1979), Mougeon & Beniak (1991), Mougeon (2000), Perrot (1995, 234sq.), Chevalier (2000, 2002), King (2000, 109-113), Petraş (2005), Giancarli (2003) et Wiesmath (2001, 2006). Au moment de la rédaction de l’article, je n’avais pas encore pris connaissance de Chevalier (2007). La thèse encore non publiée d’Edith Szlezák (2007) sur le français parlé dans le Massachusetts contient des réflexions importantes sur ce qu’elle appelle « alien discoure markers » dans le parler des Francos. Pour la Louisiane cf. Neumann-Holzschuh (2008). Les corpus consultés sont les suivants : Louisiane (LOU) : Stäbler (1995a), Rottet (2001), Smith (1994), LFLD (= Louisiana French Lexical Database ; un corpus établi par A. Valdman et son équipe sous le titre A la découverte du français cadien à travers la parole / Discovering Cajun French through the spoken word, CD-ROM 2004, éd. par Indiana University Creole Institute, Bloomington) ; Nouveau-Brunswick (NB) :
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Ingrid Neumann-Holzschuh
redoublement de certains marqueurs anglais et français dans les différentes variétés de l’acadien qui, du point de vue sémantique, sont plus au moins synonymes et qui ne se distinguent guère quant à leur comportement syntaxique et pragmatique. Ainsi y a-t-il coexistence de eh ben et WELL, de ça fait et SO ainsi de oui et YEAH, sans qu’on puisse discerner une différence notable dans la majorité des contextes. Il va de soi que ces observations ne sont qu’un premier pas vers une étude comparative plus exhaustive qui, non seulement, englobe toutes les variétés du français nordaméricain, mais qui, en suivant une approche pluridimensionnelle, donne une analyse plus approfondie du comportement syntaxique et sémantique ainsi que du comportement pragmatique et prosodique des marqueurs respectifs.5 Dans un deuxième temps nous poserons la question des facteurs internes et externes favorables à l’emprunt des marqueurs anglais dans les différentes variétés de l’acadien.
2. Réflexions théoriques Un des problèmes les plus épineux des recherches sur les MD est celui de leur définition et de leur classification. Comment définir un MD et comment établir la différence avec un marqueur ou un connecteur pragmatique ? Les MD sont-ils plutôt un sous-groupe de cette dernière classe de mots, qui, dans un sens large, assurent l’organisation du texte ? La littérature est abondante,6 pour les fins de cet article la définition assez large de Mosegaard-Hansen (1998) nous semble pourtant suffisante. Pour elle, les MD sont « non-propositional linguistic items whose primary function is connective, and whose scope is variable » (73), c’est-à-dire qu’il s’agit d’ « instructions from speaker to hearer on how to integrate their host unit into a coherent mental representation of the discourse » (358). Pour ce qui est de la sous-classification des MD nous renvoyons également à la littérature indiquée ; une division en marqueurs discursifs au sens étroit (ben), marqueurs pragmatiques (tu sais), et connecteurs (mais), telle qu’elle est proposée entre autres par Aijmer et al. (2006),7 semble tentative étant donné la diversité des lexèmes de base (adverbes, conjonctions) d’un point de vue syntacticosémantique que fonctionnel. Une analyse pragmatique exacte des marqueurs traités dans cet article, qui comme tous les MD peuvent avoir plus d’une seule fonction discursive, dépasserait cependant le cadre de ce travail.8
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Wiesmath (2006), Arrighi (2005) ; Nouvelle-Écosse (NÉ) : le corpus de Julia Hennemann (Regensburg) ; Terre Neuve (TN) : le corpus de Patrice Brasseur (Avignon) (cf. aussi Brasseur 2001), Îles-de-la-Madelaine (IM) : Falkert (2007). Une autre question à résoudre dans une étude plus détaillée est celle concernant la systématicité de l’alternance des marqueurs anglais et français. Cf. Schiffrin (1987), Brinton (1996), Andersen (2001), Fraser (1999, 2006), Hölker (1990), Mosegaard Hansen (1998), Fischer (2000, 2006), Ducrot et al. (1980), Dostie (2004), Szlezák (2007). Tous ces travaux soulignent la polyfonctionnalité des MD et les problèmes qui en résultent pour la description sémantique et pragmatique. Cf. Fraser (1999, 2006) et Dostie (2004) pour un propos semblable. De même que Vincent (1993), Chevalier (2000) distingue trois classes de marqueurs discursifs, les marqueurs interactifs, les marqueurs illocutoires et les marqueurs de structuration. Ceci vaut également pour le côté diachronique, c’est-à-dire les questions portant sur la grammaticalisation ou mieux de la pragmaticalisation de certains lexèmes devenus MD, cf. Waltereit (2006), Fleischman &
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Pour ce qui est de l’emprunt et de l’intégration des marqueurs anglais dans le discours français tel qu’il est réalisé dans toutes les régions acadianophones, trois questions se posent du point de vue théorique, a)
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Est-ce que les MD empruntés sont des cas d’alternance de code ou plutôt des emprunts lexicaux ? Étant donné que les frontières entre « switches » et « borrowings » sont tout à fait floues, il n’y aura probablement pas, en fin de compte, de réponse définitive à cette question. Du fait, cependant, que les marqueurs comme WELL, YOU KNOW, SO et YEAH ne marquent pas le point de départ d’un passage à l’anglais, on devrait, sans doute, les considérer plutôt comme des emprunts lexicaux comme le font aussi Chevalier (2000, 2002) et Mougeon & Beniak (1991). Quelles sont les raisons pour lesquelles ces éléments anglais qui ont tous un équivalent en acadien, sont empruntés ? Quel rôle joue leur comportement syntaxique et sémantique particulier ? Et, last but not least, est-ce que ces emprunts remplissent des lacunes structurelles dans la langue qui emprunte ?
Pour ce qui est de la fréquence des MD anglais dans les différentes régions acadianophones, des statistiques représentatives manquent. Ce qui semble être bien clair, cependant, est le fait que l’intensité du bilinguisme dans la région respective est un facteur important pour l’étendue des emprunts. Ainsi le nombre des MD anglais est réduit voire non-existant dans la seule région acadianophone où l’anglais ne joue qu’un rôle négligeable, les Îles-de-laMadeleine (Falkert 2007) ; en revanche en chiac, la variété fortement anglicisée parlée dans la région monctonienne du Nouveau-Brunswick, les marqueurs anglais ainsi que quelques conjonctions ont plus ou moins remplacé leur équivalents français (Perrot 1995, 234sq.).
3. Les marqueurs discursifs « redoublés » Dans ce qui suit quelques emplois des marqueurs redoublés suivants seront analysés, mais / BUT, ça fait (que) / SO – les deux à cheval entre connecteurs de coordination et MD –, ainsi que les MD « proprement dit » tu connais / YOU KNOW, eh ben / WELL et ouais, oui / YEAH, tous bien attestés dans les variétés de l’acadien au Canada et en Louisiane. Notons cependant que le fait que nous sommes ici en présence de « paires » de MD n’implique pas une identité fonctionnelle complète ! S’il y a, certes, des convergences fonctionnelles étonnantes entre les marqueurs français et leurs homologues anglais, les emprunts, cependant, ne sont que rarement une copie exacte des marqueurs tels qu’ils sont employés dans la langue donatrice. Pour ce qui est du nombre des marqueurs empruntés, on ne trouve guère d’exemples autres que les marqueurs mentionnés ci-dessus. Ainsi les marqueurs NOW, I MEAN, ANYWAY, HOWEVER, AFTER ALL, LIKE etc., tous très fréquents en anglais9 ne sont que très rarement attestés en acadien et en cadien. Seul ANYWAY se trouve chez certains informateurs au NB (Arrighi 2005, 443), en NÉ (cf. exemple 12) et à l’Île-du-Prince-Édouard. La question se pose
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Yaguello (2004), Dostie (2004), Brinton (1996), Mosegaard Hansen (1998), Anderson (2001), Traugott & Dasher (2002) et Falkert (2006). Ce dernier travail analyse le glissement des emplois du connecteur ça fait de la zone grammaticale vers la zone pragmatique. Cf. Jucker & Smith (1998, 176), Fuller (2003), Schiffrin (1987), Fraser (1999).
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Ingrid Neumann-Holzschuh
donc de savoir, pour quelle raison ces marqueurs, pour lesquels il existe des équivalents français, ne sont pas empruntés de la même façon que WELL, SO etc.10
3.1 mais / BUT
Tout comme ça fait et SO (v. ci-dessous), la paire mais (mais-là) et BUT est caractérisée par le fait que ses membres sont des joncteurs d’origine qui – en français et en anglais – ont gardé cette fonction à côté de leur nouvelle fonction pragmatique. Dans toutes les variétés de l’acadien, la conjonction adversative mais peut être employée comme MD, quand le locuteur veut exprimer une opposition (une restriction, une précision) par rapport à la dernière partie du discours précédent sans qu’il y ait une relation de coordination nette.11 Notons, cependant, qu’il est souvent difficile de dire si mais ou BUT ont la fonction de MD ou de conjonction étant donné qu’ils gardent un reste non-négligeable de leur signification propositionnelle même s’ils ont la fonction de marqueurs.12 [1]
[2] [3]
Faut que tu parles en anglais cher. Uh uh. they want to abolish that language for all time. At one time eux-autres montrait des leçons en français. Et L. a teach le français longtemps, elle, à la Pointe. Mais c'est p'us, c'est une langue qui va être oublié, ça. (LOU – Rottet 2001, 128) le salange se met dedans <...> mais là faut que tu laves ça comme i faut par exemple [la passe-pierre] (NB – Wiesmath 2006, 117) Vous avez vingt pieds en dehors. Auparavant, mais là ça pile pus asteure comme que ce tait. (TN – AC 059207).
La particule BUT peut apparaître dans le même contexte. [4]
t’avais des souliers c’est pas qu’/on ‘n avait BUT trois quart du temps on s’arait eu travelé nu-pieds (NB – Wiesmath 2006, 120)
Mais peut aussi être le signal de réponse avec une nuance adversative ainsi que le signal d’un changement de « turn » dans les passages dialogiques.
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Le parler acadien de l’Île-du-Prince-Édouard semble être une exception pour ce qui est de la diversité des marqueurs, cf. King (2000, 110), « The English discourse markers found in the Prince Edward Corpus are anyway, because, but, I mean, OK, or, plus, so, then, well and you know. The frequency and distribution of these markers differ considerably […] ». Les marqueurs les plus fréquents sont pourtant, là aussi, BUT et SO. Le nombre de marqueurs anglais dans le parler des Francos au Massachusetts est beaucoup plus élevé que dans les parlers acadiens du Canada et de la Louisiane (cf. Szlezák 2007). Entre parenthèses : Tandis que les marqueurs anglais empruntés sont plus au moins les mêmes en Louisiane et dans l’ancienne Acadie, il y a des différences au sein du monde acadien quant à l’emploi des MD français. Parmi les MD rares partout en Amérique figurent voilà, enfin, en fait et finalement ; plus fréquents sont les marqueurs donc, garde, écoute et alors, ce dernier étant rare en LOU mais bien attesté au NB (cf. Wiesmath 2006, 113sq.). Stäbler (1995b, 141-142) souligne la difficulté de différencier phonétiquement entre though et donc en cadien en tant que marqueurs de clôture, cf. aussi Wiesmath (2006, 116). Cf. Wiesmath (2006), Stäbler (1995b), Roy (1979). Au NB, ben peut avoir une valeur adversative et est synonyme de mais dans certains contextes (cf. Arrighi 2005, 438-440, Wiesmath 2006, 118). Cf. aussi Giancarli (2003) pour une analyse très fine du fonctionnement de ben, mais et BUT au NB. Vu les limites données par un article il ne s’agit ici que d’une analyse assez superficielle dont le but est plutôt de poser des questions que de les résoudre. Cf. Ducrot et al. (1980, 93-130) pour les différents emplois de mais en français.
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[5]
C, A,
mais moi je voulais je connais pas éyoù on va aller après ça
C, A,
danser
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avec du MODERN MUSIC mais viens (LOU – Stäbler 1995b, 138)
Les différences entre les différentes variétés de l’acadien semblent être notables pour ce qui est l’emploi de BUT. Tandis que mais est fortement concurrencé par la particule anglaise notamment dans le chiac du NB en tant que conjonction et marqueur discursif, il est nettement plus rare dans l’acadien traditionnel des Provinces Maritimes.13 En cadien louisianais BUT ne remplace mais en tant que conjonction que rarement,14 en revanche, BUT a assez souvent la fonction d’un marqueur d’hésitation (souvent suivi du « filler » euh / uh) en Louisiane et à Terre-Neuve. [6] [7]
[8]
moi je ne sais pas la raison pour ça BUT. euh . on dirait le président devrait avoir quelque chose à faire avec ça (LOU – Stäbler 1995a, 205) Il a un band. I joue des bals, des réception [sic], des mariages, des chose [sic] comme ça. BUT, uh, il aime son ouvrage, i le préfère. (LOU – Smith 1994, 210). Ce tait meilleur avant, dans mon temps, BUT … Je pouvions aller dans le bois, dans les cabanes, pis faire quèques piasses anyhow. (TN – MH 059201)
3.2 ça fait (que), fait / SO Contrairement au français de France, ça fait (en LOU aussi fait (-là)) peut être utilisé, dans les variétés du français nordaméricain, comme marqueur d’interaction tout en gardant sa fonction de connecteur dans une certaine mesure.15 Selon Wiesmath (2006, 92) et Falkert (2006) il s’agit d’un jonctif ambigu avec trois fonctions essentielles. a) Au début d’une phrase, ça fait (que) est un marqueur d’ouverture, un embrayeur de phrase qui peut avoir une fonction resomptive et correspond à enfin, donc, alors. Il s’agit d’un marqueur de la subordination implicite et de la causalité déductive exprimant une conséquence (Stäbler 1995b, 154). Dans cette fonction, le marqueur garde beaucoup de sa valeur traditionnelle de conjonction, très répandu aussi en français familier ou populaire de France (Wiesmath, 94ff., 113-4, Falkert 2006, 50).
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Cf. Perrot (1995, 234-236), Wiesmath (2006, 118-120), Giancarli (2003) et Arrighi (2005, 443), « Les éléments so et but font l’objet d’une utilisation importante dans le parler chiac (Roy 1979, Perrot 1995). Dans notre corpus, ces éléments demeurent d’un usage restreint ». Un des rares exemples se trouve dans le corpus des semi-locuteurs louisianais, cf. Rottet (2001, 126), C’est leur idée. Le petit bougre, des fois, il peut dire des paroles en francais, BUT pas ´quand toi veut lui parler français. Une autre attestation se trouve dans le corpus de Valdman, Dans la Floride là-bas ils ont des scallops, qu’eusse appelle. C’est une petite coquille comme un clam, a little bit, but il a des barres dessus (LOU – LFLD, 1993). Au NB ben concurrence la conjonction mais, sans qu’on puisse constater de spécialisation des deux coordonnants ; cf. Wiesmath (2006, 120). Pour l’emploi de ça fait au Québec cf. Vincent (1993, 55). Cf. Lipski (2005) pour l’insertion de SO dans le discours espagnol des « hispanics » aux Etats-Unis.
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[9]
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[11] [12] [13]
J’a jamais étudié le français à l'école ... Quand mon a été élevé, eux-autres apé assayer de se défaire du français. Ça fait eux-autres te donnait pas de chances d’apprendre le français à l’école du tout. Eux-autres voulait défaire le langage. (LOU – Rottet 2001, 118) Dans not’ temps à nous-aut’ i y avait pas du cookin’oil, la graisse à cuire. I faulait on use la graisse du cochon. Ça fait t’avait tout l’ temps des grand jarre [sic] de graisse parce que c’est ça t’usait pour frire ou pour quoi faire. (LOU – Smith 1994, 184) WELL moi je joue du violon, ça fait que ça occupe de / du temps. (NÉ – corpus Hennemann BSM, RG) ANYWAY… Ça fait t’as été née où ? (NÉ – corpus Hennemann ILM, AS) notre fille d’Ottawa était venue ça fait on a dit on va fêter qu’i aiment ça qu’i aiment pas ça on fête pareil (NB – Wiesmath 2006, 114)
b) Dans toutes les variétés de l’acadien ça fait est aussi le signal le plus fréquent de la progression du récit et de la succession des faits, c’est-à-dire de l’enchaînement du discours. 16 Dans cette fonction ça fait (que) est plutôt particule de discours que vrai connecteur. [14] [15] [16]
ça fait, nous autres, on avait peur ; on avait juste treize ans. Ça fait, on répond, on dit « Sure, come on ». Ça fait, le bougre, il vient là (LOU – LFLD, 1981) fait là il a été là-bas là, fait nous-autres on a parti. (LOU – Stäbler 1995a, 39) Pis il a encore le même violon qu’i joue, ça fait qu’i s’a acheté un violon pis il a eu l’habit quand même (IM – Falkert 2006, 48).
(c) Ça fait (que) permet aussi au locuteur de combler une pause. [17]
i s’aperçoivent que pour vivre dans le Nouveau-Brunswick si qu’i veulent continuer qu’i / qu’i/ le / bilingue euh i / tu sais là ça fait là i/ i sont/ i trouvent que c’est important que les deux enfants apprennent le français aussi ça fait i les envoient à l’école. à Sainte-Antoine. plutôt qu’à Moncton (NB – Wiesmath 2006, 95)
Comme ça fait, SO – le « inferential marker » par excellence de l’anglais – a un spectre d’utilisation d’une complexité similaire à ça fait. Il est utilisé comme marque de causalité implicite17, de l’enchaînement du récit ainsi que d’hésitation et remplit donc essentiellement les mêmes fonctions que celles exposées à propos de ça fait (que) (cf. Wiesmath 2006, 95). Comme avec BUT, il n’y a pas de délimitation nette entre connecteur et MD.18 Comme en anglais, SO est placé dans le discours français en règle générale au début de phrase et signale qu’il y a une conclusion implicite à tirer de ce qui précède ; en tant que marqueur de succession, cependant, ça fait n’est pas vraiment concurrencé par SO.19
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Cf. Wiesmath (2006, 94), Stäbler (1995b, 139ff, 154-155). Pour SO en anglais cf. Schiffrin (1987), Fraser (1999), Blakemore (1999), Schourop (2001). Cf. Wiesmath (2006, 113-117), « Pour exprimer une valeur consécutive l’acadien a introduit le connecteur anglais SO. Dans le corpus acadien, SO est même employé par des locuteurs qui n’utilisent aucune autre conjonction anglaise ». Pour le Nouveau-Brunswick, Arrighi (2005, 442) constate, « Dans certains contextes, SO prend nettement une valeur de connecteur. Cependant dans cet emploi, la locution acadienne ça fait que / ça fait lui est largement préférée. En tant que connecteur SO et ça fait que établissent un lieu de conséquence, de ‘cause à effet’. » Dans le corpus de Wiesmath pour le NB, SO connecteur est nettement moins fréquent dans le corpus de distance que dans celui de l’oral (2006, 114), où il prédomine assez nettement.
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Et mon z’vas montrer à mes enfants à mon à parler en français parce que ça a besoin de connaître éiou eusse devient, qué langage les mames et les papes et les grands-pères et les grands-grands-pères parlait. SO, ça va pas crever dans cette famille icitte. (LOU – Rottet 2001, 122) Oh nous-autres on restait dans les deux chambres d'en avant, et eux-autres restait dans les deux chambres d’en arrière. Et il y avait une porte au milieu SO moi j’ai mis mon garde-manger, tu connais qui-ce qu'un garde-manger est? (LOU – LFLD, 1993) SO ma défunte mère ielle, ce tait ène chasse-femme, je pense alle a êné plus qu'un mille-z-enfants, ielle. (TN – LC 189801). i y a un petit porche en arrière là pis à un moment donné i faisait assez chaud dadedans pis je voulais pas que les mouches rentrent SO euh c’est coumme une petite SHED hein SO j’ai/ j’ai mis mes/ mes statuettes dehors (NB – Wiesmath 2006, 113) …comme il voulait pas me donner ce que j’avais besoin. SO j’ai refusé un emploi pour revenir ici, pour être avec mon grand-père. (NÉ – corpus Hennemann ILM, BJ) Nous-autres on pouvait pas parler français du temps qu’on était à l’école, on était punis si on était collé à parler français. SO dès qu’on a eu notre famille, on voulait pas parler français avec notres enfants… (LOU – Rottet 2001, 120)
Contrairement à ça fait (que) comme signal de clôture. [24] [25]
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SO
en tant que particule organisationnelle apparaît aussi
Ça faisait un tas de la crème. YEAH, ça faisait un tas de la crème, SO… (LOU – LFLD, 2000) quand tu travailles dans un salon avec une franchise faut te faire payer au salaire pis j’ai passé ça là j’ai passé commission SO comme pour augmenter mon salaire fallait je m’en aille (NB – Arrighi 2005, 442)
Pour ce qui est de l’aspect comparatif, SO a complètement remplacé les marqueurs ça fait, alors et donc dans le chiac du NB.20 Au Québec, SO est absent du français parlé à Montréal (Wiesmath 2006, 113), en Ontario SO est – comme en Louisiane – en concurrence avec ça fait dans les fonctions mentionnées ci-dessus, notamment la première. Selon Mougeon et Beniak, la fréquence de SO dépend clairement du degré du bilinguisme du locuteur et de l’importance que l’anglais a pour celui-ci dans la vie quotidienne, « Results showed that speakers who use English and French more or less equally in the private domain are the prime users of so » (1991, 211).
3.3 tu sais, tu connais / YOU KNOW En tant que marqueurs appellatifs et d’interaction dans un dialogue, tu sais et – plus rarement – tu vois ainsi que tu connais en LOU sont largement synonymes dans le français acadien. Au
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Cf. Wiesmath (2006, 116), « Si notre corpus contient les quatre variantes ça fait que, alors, donc et SO, le corpus chiac n’en connaît qu’une, SO y est généralisé et n’alterne avec aucun des équivalents français » Cf. aussi Roy (1979), Arrighi (2005, 442) et Perrot (1995, 236). Pour ce qui est des Îles-de-la-Madelaine, où le français reste la langue dominante et où la particule anglaise, SO ne joue presque aucune rôle, cf. Falkert (2006).
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début et à la fin d’une phrase, ces marqueurs fonctionnent en tant que marqueurs de justification ou de l’auto-assurance, mais ils peuvent aussi être employés comme marqueur d’hésitation ou particule modale (« Abtönungspartikel ») au début ou au milieu d’une phrase. Pour ce qui est de tu sais, très courant au Nouveau-Brunswick, Arrighi (2005, 440) note, « Pour plusieurs raisons, tu sais est à regarder comme un ponctuant simple […]. Dans l’activité langagière, il sert d’appui à la construction du discours de l’énonciateur ». Le marqueur louisianais tu connais n’est pas connu dans les autres variétés de l’acadien ni en québécois ; sa fréquence en Louisiane – le nombre d’attestations de tu connais est beaucoup plus élevé que celui de tu sais ou tu vois – est sans doute due au fait qu’en cadien (et en créole louisianais) l’équivalent de savoir est connaître. [26] [27] [28] [29] [30] [31]
c’était une serpent d’eau elle est/ elle est/ elle a/ . ils l’ont pris dans la seine et puis . tu connais . pour se défendre. (LOU – Stäbler 1995a, 21) ça fait, ok, fallait on, on, tu sais on, on déclare trois semaines d’avant de se marier, tu connais? (LOU – LFLD, 1991) mais faut je viens à l’ouvrage lundi matin tu vois (LOU – Stäbler 1995b, 142) Tu vois, ça fait, c’est pourquoi t’avais trois ou quatre classes de Français (LOU – LFLD, 1986) s’i parlont français ben c’est français. tu sais nous autres c’est motché anglais motché français (NB – corpus Wiesmath 3, D495) c’est pas le temps à fumer quand que t’as des enfants pis tu sais, SO j’ai / j’ai rien de ça (NB – Arrighi 2005, 441)
À TN et en NE nous avons également trouvé la forme vois-tu. [32] [33] [34]
Je pense pas. Je / vois-tu je connais pas l’histoire de cette région du tout. (NÉ – corpus Hennemann ILM, BJ) Oui, vois-tu c’est justement / tu sais ça a-t-mis… (NÉ – corpus Hennemann ILM, CL) Pis il aviont un baril en bas pour ramasser l’eau, vois-tu (Brasseur 2001, 387 s.v. ramasser 1)
Le comportement syntaxique de YOU KNOW, bien attesté dans les Provinces Maritimes et en Louisiane, correspond essentiellement à celui de ses équivalents français.21 Il s’agit également d’un marqueur interactif avec lequel le locuteur invite le locuteur à coopérer. En tant que marqueur d’hésitation et « turn marker », YOU KNOW peut, comme tu sais / tu connais exprimer toute une gamme de nuances pragmatiques. [35]
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C’est jusse, je crois que ça les intéresse pas. Je sais pas. Ça l’attend, ça dit des mots et ça rit, mais YOU KNOW, ça a pas de conversation. [...] [Ma mère] veut que je montre les petites filles, et je dis ‘Tu m’as pas montré, c’est jusse qu’on l’a appris ça.’ Alle comprend pas, YOU KNOW. Devrais pas les montrer. (LOU – Rottet 2001, 127) Ah huh, me rappelle de joliment des affaires. Si tu criais fort une surprise, tu connais, quelqu’un aurait crié fort que ça t’aurais surpris, t’aurais... – ouais – tu connais, fait quelque chose là, ton petit aurait né, il pouvait faire ça là, YOU KNOW? (LOU – LFLD, 1991)
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Pour YOU KNOW cf. Östmann (1981), Jucker / Smith (1998, 179ff.) et Fischer (2000, 2), Erman (2001), Fox Tree / Schrock (2002), Diewald (2006). Nous n’avons pas trouvé d’attestations pour YOU SEE dans les variétés de l’acadien.
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C’est pour ça qu’asteure, qu’i y a tant de, YOU KNOW, i y a plus d’Anglais dans le village. (NÉ – corpus Hennemann ILM, CL) des fois on jouait a bingo au GRAB BAG […] YOU KNOW de quoi de même (NB – Arrighi 441).
3.4 oui / YEAH Moins fréquent que WELL et YOU KNOW, le « reception marker » YEAH dont l’emprunt a été passé sous silence dans les études sur le français nord-américain jusqu’à maintenant, est bien attesté dans tous les corpus de l’acadien.22 Il semble pourtant être particulièrement fréquent en Louisiane où YEAH semble tout à fait identique avec oui / ouais sur le plan syntaxique et sémantique.23 À l’occasion YEAH et oui apparaissent ensemble et se renforcent ainsi mutuellement.24 Les deux marqueurs sont employés a) en tant que marqueurs de confirmation de la part du locuteur, notamment après une question. [39] [40]
[41] [42]
L0, Son pis touchait par terre ? L1, Oh YEAH. (LOU – LFLD, 2000). L0, Ça fait, des fois, vous-autres jouait neuf fois par semaine. L1, Ouais, et là un broad-cast… par-dessus ça. Et on faisait récolte. YEAH. Oh ouais, il y avait des bals tout partout dans ce temps-là. (LOU – LFLD, 2000) Pis Alfred est pas / son frère Alfred aussi est bien malade à / aux Etats. Oui, i sont bien malades. (NÉ – corpus Hennemann ILM, AF) 14F, ah // YEAH chu supposée d’aller à la bibliothèque à soir je pense pas je vas y aller (NB – Chevalier 2002)
b) en tant que repair marker, signalant alors une réorganisation du discours de la part du locuteur. [43] [44] [45]
si ça mouillerait . je crois que.. - on ferait/ . euh YEAH - / - c’est je sais c’est/ . on aura la pluie talheure (LOU – Stäbler 1995a, 191) Elle appelle ça des accouche/ des accouchements avec un… oui… pas de docteur. (NÉ – corpus Henneman, ILM, AS) s’i y avait pas d/ ouais si i y avait pas de l’eau qui / qu’allait là ça pousserait pas (NB – corpus Wiesmath 1, R182)
c) en tant que marqueur de clôture pour confirmer et renforcer une idée exprimée auparavant. [46]
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On était fiers de ce boghei là nous-autres, chère enfant. – Je pense ça ouais. – On avait tant d'agrément dans notre boghei, ouais, c’était une grosse affaire pour nous-autres. (LOU – LFLD, 1991) je sais que dimanche i y aura une boucherie à Vermilionville. – Vermilionville, oui... - YEAH. (LOU – Smith 1994, 186)
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Pour YEAH en anglais cf. Jucker / Smith (1998, 179sq.), Fischer (2000, 2). La prononciation de oui en cadien est, en règle générale, [wε]. Cet aspect mériterait toutefois une étude plus précise. Pour l’occurrence de marqueurs du discours « redoublés » cf. Stolz / Stolz (1996).
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’tais un ’tit bébé de deux m/ de cinq mois à peu près j’étais . non . deux . deux trois mois oui . j’avais proche oublié quel âge j'avais là-là. oui . on passait tas du temps dur. (LOU – Stäbler 1995a, 42) J’aimais beaucoup La Valse de B. quand il la jouait, tu connais? J’aimais ça et, mais depuis il est mort, c’est comme si ça me fait de la peine, YEAH. (LOU – LFLD, 1991) i alliont se cri de la menasse c’était de même que c’était dans ce temps-là YEAH. – tout le monde aimait la menasse ce temps-là (NB – corpus Wiesmath 3, G49) Pas un mot, pas un mot. YEAH. Pis maintenant, asteure il est touT pour / on a deux messes en français ici. (NÉ – corpus Hennemann ILM, CL)
3.5 eh ben / WELL Sans aucun doute les marqueurs interactifs eh ben et WELL sont les MD les plus complexes du point de vue fonctionnel. Leur délimitation fonctionnelle est loin d’être nette, au contraire, par rapport aux autres marqueurs traités ici, la polyfonctionnalité de eh ben et WELL semble être beaucoup plus prononcée. Les quelques emplois listés ci-dessous ne sont que les plus importants.25 a) (eh) ben et WELL peuvent être des signaux d’ouverture au début d’un « turn » dans un discours dialogique, très souvent pour introduire la réponse à une question. Dans cette fonction leur emploi peut impliquer les connotations ‘résignation’, ‘hésitation’ ou ‘explication’, c’est-à-dire que les deux marqueurs ont une valeur épistémique en signalant une certaine réserve / insatisfaction de la part du locuteur soit par rapport au contenu de la question, soit par rapport à l’information donnée dans la réponse.26 Au moins en Louisiane, WELL semble l’emporter sur ben dans cette fonction le plus souvent. [52] [53]
L0 : Là, ça a été fondé pour qui ? Qui c’est qui a… - // L1 : Ben, c’est Monsieur Joseph Dugas qu’a détaillé. Lui, il était propriétaire. (LOU – LFLD, 1976) L0 : Et qui-ce que vous-autres mettait ça dessus? - // WELL, on mangeait ça avec du pain, ou on faisait du tac-tac. Et on faisait des boules de tac-tac avec du sirop. (LOU –LFLD, 1993)
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Le cadre limité de cet article ne permet pas une analyse détaillée. Cf. Chevalier (2000, 2002, 2007), Giancarli (2003), Wiesmath (2006, 118) pour l’emploi de eh ben et WELL dans le français acadien, Szlezák (2007) pour le Massachusetts et Bruxelles / Traverso (2001) ainsi que Ducrot et al. (1980, 161-191) pour ben dans le français de France. Pour WELL en anglais cf. Schiffrin (1987), Jucker (1993), Fraser (1999), Blakemore (1999129ff.), Fischer (2000, 245-253), Norrik (2001), Schourup (2001) ; Chevalier (2000) renferme une analyse fonctionelle détaillée de WELL dans l’acadien du NB ; selon cette auteure l’intégration phonologique du marqueur anglais est accomplie au NB. Cf. aussi Arrighi (2005, 435sq.) qui distingue les fonctions suivantes de ben particule, marqueur de recadrage, focalisation sur le locuteur, passage à un autre thème, introduction de la parole rapportée, chevauchement. Cf. Chevalier (2002, 7-8), « Dans les transactions de type question-réponse ou requête-réaction, ils introduisent tous deux le deuxième membre ‘dissonant’ de l’échange […] Quand ben et well ont une portée rétroactive, ce sont des marqueurs d’actes illocutoires (assertif, injonctif, interrogatif ou exclamatif). Ils introduisent la réaction du locuteur à un comportement (langagier ou autre) de l’interlocuteur jugé inapproprié, et exposent la cause du désaccord ».
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KR: Vous avez décidé de parler anglais aux enfants? - // C70 WELL, on a décidé ça par rapport à ça que nous-autres on avait passé. Quand-ce que nousautres a commencé l'école on pouvait pas, ni elle ni mon pouvait parler en anglais. (LOU – Rottet 2001, 121) 14F, chum-tu encore avec André / 13M, ben pas trop là (NB – Chevalier 2002) 08M, j’avais été skier dans les Rocheuses pis (.) j’ai été off un wall pis euh // 07M, (rires) // 08M, WELL, moi je croyais je m’avais cassé tous les os (NB – Chevalier 2002). 10M, penses-tu faire le même travail que ton père ou ta mère non // 09M, hum WELL peut-être (NB – Chevalier 2002) V, un mock-canard oui les Français appellent – S, et nous-autres on dit un mock-canard V, ça un sifflet canard. S, Ben oui mais c’est bête parce que un canard siffle pas (LOU – Stäbler 1995a, 34).
Dans cette fonction WELL peut aussi exprimer un certain degré de politesse et d’esprit conciliant de la part du locuteur. 27 [59]
Il y avait plus de ça dans votre jeunesse? No, WELL, il y avait les chevals, moi je m’en rappelle, on avait deux chevals à la maison, mais c’était pour haler les charrettes. (LOU – LFLD, 1993)
b) au début d’une phrase dans un discours non-dialogique ils peuvent signaler que le locuteur veut corriger ce qu’il a été dit auparavant, qu’il veut ajouter quelque chose ou qu’il veut en tirer une conséquence de ce qui était dit avant. Ainsi WELL instaure une structure dialogique dans le monologue à l’intérieur d’une intervention (Chevalier 2002, 6).28 [60]
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[J’ai] neuf-z -enfants. […] Le plus vieux parle bien bien français. Le deuxième, pas tout à fait autant. Et là en descendant équand ça arrive au dernier là, eh ben il a de la misère à comprendre. (LOU – Rottet 2001, 121) 04F, (…) pis je veux avoir des enfants ben je veux avoir une famille. (NB – Chevalier 2002) Pis du vent comme de soixante et dix milles à l’heure. Pas soixante et dix kilomètres, soixante et dix milles à l’heure. Ben nous-autres, on est accoutumés, I MEAN,… (NÉ – corpus Hennemann BSM, SC) Et eusse mettait tout dans le boudin? Ça mettait proche tout. Ça mettait... Les yeux? – No, ça mettait pas les yeux. Ça ôtait les yeux, ça ôtait les dents. Ouais, ça pouvait mettre les oreilles. Mais ça mettait pas tout l’oreille, y avait une part que ça coupait. – oh yeah. Des pattes de cochon, mais ça c’était bon. [...] Et WELL, on mettait la tête et les oreilles, les pattes, eux-autres les bouillait [...] (LOU – Rottet 2001, 134) 04F, (…) i-y-a assez d’Affaires à Dieppe WELL pas Dieppe but Moncton ouin (NB – Chevalier 2002).
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Cf. Chevalier (2002, 13), « Quant à la distribution moins contrastée de ben et well dans la catégorie de marqueur d’acte illocutoire, il ressort que le premier s’utilise davantage pour introduire des actes réputés menaçant pour la face (la requête et la question) alors que well préface les actes plus facilement neutres d’assertion et d’expression ». Cf. Chevalier (2002, 9), « Les énoncés introduits par well ou ben sont donc des actes réparateurs comme par exemple l’explication ou la justification, la reformulation pour excuser un mauvais choix de terme ou encore un jugement appréciatif qui vient valider l’assertion initiale ».
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(c) les deux marqueurs peuvent être utilisés comme marqueurs d’hesitation [65]
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Eusse a été élevés français, et tu connais qu’il y a pas un de mes garçons qui peut dire les jours de la semaine en français [...] Si tu le dis ‘mercredi’, eh ben, il va dire ‘Dis-mon pas ça comme ça, qui c’est que ça?’ Ej dis wednesday. ‘Oh, okay.’ (LOU – Rottet 2001, 132) j’ai décidé j’aurais commencé à babysit. J’ai lâché ça aussi. Il y en avait proche plus, tu connais, des enfants pour soigner, et j’ai décidé, WELL, je vas, euh, travailler à l’hôpital. J’ai travaillé pour deux ans de temps à l’hôpital. Là je m’ai fait du mal dans mon dos. (LOU – LFLD, 1979) Et pis / euh / quanT ça venait / euh / à Noël là / eh ben / c’était pour le / coumment j’avais ? I y a ce / un / mais là h’en ai encore c’te / c’te magasin-là là vous l’ / l’avez dépassé là. (NE – corpus Hennemann ILM, EM) pis là tu fais en du JAM avec ça ben c’est pas vraiment du JAM BUT c’est b/ . c’est de la CRANBERRY-SAUCE (NB – corpus Wiesmath 1, B27)
(d) ainsi que comme marqueur de succession des faits et comme initiation au discours direct. [69]
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Je m’en rappelle de ça. Et pour déjeuner le matin, plutôt que du bacon, il y en avait pas dans ce temps là. Eh ben mame prendait de la viande salée, alle bouillait ça, et là alle frisait ça pareil comme tu cuis du bacon mais ça c’était la viande frit qu’on avait. (LOU – LFLD, 1993) Pauvre vieux Pop dit, il dit, « WELL » il dit, « il faudra je vas chercher de la glace pour ces mariés là » (LOU – LFLD, 1991) L03, j’allais là une fois par semaine ça fait fait que / ça j’ai sauvé cet argent là je m’ai ach/ je m’ai acheté une bicyclette pis là WELL là quand ce que je babysit je sauve trois quart de mon argent pis l’autre argent je sauve comme juste pour des dépenses (NB – Chevalier 2002)
Au contraire de ben, WELL peut jouer le rôle d’un marqueur de fin d’énoncé. [72]
quand j’ai gagné le premier THOUSAND j’ai été à Summerside pis m’acheter un COAT qu’on appelle un manteau pis puisque l’argent avait été ((rires)) je l’ai encore la COAT WELL (NB – Arrighi 2005, 437)
Au Nouveau-Brunswick il y a, selon Chevalier (2002), une farouche concurrence entre les deux marqueurs dans le parler des jeunes Acadiens de la région du sud-est du NB.29 Dans le chiac, WELL est un emprunt tout à fait intégré, qui ne marque pas le point de départ d’un passage à l’anglais et qui, en tant que particule, ne remplit pas un vide dans la langue emprunteuse (Chevalier 2000, 88-89). Dans le registre familier les deux marqueurs commutent donc librement, dans l’acadien traditionnel des autres régions du NB ainsi que dans la variété « standard », par contre, WELL est plutôt rare. Pour ce qui est de la Louisiane, on peut supposer que WELL est également plus fréquent dans le parler des semi-locuteurs, bien que WELL soit aussi bien attesté dans le parler des monolingues francophones et des non balanced bilinguals. Le même phénomène a été observé par Chevalier (2000, 89) pour le NB où WELL est également l’emprunt le plus répandu parmi les locuteurs avec un taux d’anglicisation
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Notons que cela ne vaut pas pour l’acadien tradionnel tel qu’il est décrit par Wiesmath (2006). Dans son corpus nous n’avons trouvé que huit attestations de WELL contrairement à 921 de (eh) ben !
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minime. WELL n’est donc pas forcément l’indice d’un bilinguisme « actif » et son emploi n’est pas le signe d’une anglicisation récente.30 Bien qu’il y ait une grande mesure d’identité syntactique, contextuelle et fonctionnelle entre WELL et eh ben dans le français louisianais, les deux ne sont pourtant pas 100% synonymes. Au NB ainsi qu’en LOU le potentiel illocutoire des deux marqueurs n’est pas identique, de sorte que des comportements préférentiels se dessinent bien qu’assez timidement. Tandis que ben « conserve une avance dans le contexte monologique, où il remplit la fonction de connecteur (reformulation, justification, conséquence, opposition, alternative) » (Chevalier 2002, 12), c’est plutôt WELL qui apparaît – au NB ainsi qu’en LOU – comme turn signal après les questions en signalant l’hésitation, la réserve et même la résignation de la part du locuteur.31 Et c’est aussi WELL et non pas eh ben qui exprime une certaine politesse verbale, une attitude conciliante, donc une nuance pragmatique que eh ben ne possède apparemment pas de la même façon.32
4. Conclusions Les observations précédentes permettent les conclusions suivantes, Les marqueurs anglais ne sont empruntés que sous condition qu’il existe un équivalent français. D’autres marqueurs fréquents en anglais comme ANYWAY ou HOWEVER sont rares dans les variétés traditionnelles de l’acadien.33 Bien que des statistiques exactes manquent, un dépouillement rapide des corpus de Valdman (LOU), Wiesmath (NB, acadien traditionnel) et Hennemann (NÉ) par rapport aux paires de marqueurs ça fait (que) / SO, tu sais/tu connais/tu vois / YOU KNOW et eh ben / WELL montre, qu’en principe, les formes françaises sont encore dominantes dans toutes les variétés. La seule exception est le NB, où SO l’emporte sur ça fait (que) (cf. tableau).34 L’emprunt d’un élément lexical en tant que marqueur discursif n’implique pas que les autres fonctions syntaxiques de l’élément soient également empruntées. Ainsi WELL n’est jamais employé comme adverbe, préfixe ou intensificateur (Chevalier 2002). Dans les variétés de l’acadien, les marqueurs anglais analysés sont apparemment en variation libre avec leurs équivalents français. La seule paire où s’esquissent les premières traces d’une différenciation fonctionnelle est WELL et eh ben. À ceci près que ces observations sont encore assez tentatives, il semble donc que les marqueurs « redoublés » puissent facilement coexister l’un à côté de l’autre, sans que le marqueur emprunté ne remplisse
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Néanmoins la relation numérique entre (eh) ben et WELL est plus équilibrée en LOU qu’au NB, bien que le marqueur français prédomine toujours. Une étude approfondie devrait aussi analyser la courbe intonative respective des deux marqueurs qui n’est sans doute pas identique. Cette observation est confirmée par Chevalier (2002) et Petraş (2005) pour le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse. Par contre en chiac on trouve aussi, outre les marqueurs mentionnés dans cet article, RIGHT, ANYWAY(S), O.K., WHO CARES, WHATEVER et autres particules exclamatives et ponctuants du discours qui « semblent être en bonne voie de supplanter les moyens expressifs endolingues » (Chevalier 2002, 1). Nota bene: Cet aperçu repose sur un décompte très rapide des marqueurs cités dans les corpus respectifs, sans tenir compte des conditions sémantiques et pragmatiques particuliers. Les résultats ne sont donc qu’une esquisse et devraient être précisés dans le cadre d’une étude plus précise. Les trois paires de marqueurs sont marquées par différentes couleurs.
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forcément une lacune structurelle, comme l’ont également observé Stolz & Stolz (1996) pour le Mexique. Au contraire, la valeur pragmatique d’un MD français peut même être renforcée par la réduplication comme c’est le cas avec oui YEAH. Il reste toutefois à attendre dans quelle direction l’évolution linguistique va se faire, soit une différentiation fonctionnelle accrue entre marqueur français et marqueur anglais, ce qui impliquerait une certaine restructuration de la grammaire de l’oral,35 soit le remplacement graduel du marqueur français par son homologue anglais comme c’est déjà le cas en chiac par rapport à ça fait / SO et mais / BUT. Pour la Louisiane, en tout cas, cette dernière évolution n’a pas encore été observée. Comment expliquer l’emprunt de MD anglais dans des situations de contact étroit ? Pourquoi ces éléments sont-ils si facilement et si fréquemment empruntés, bien qu’il y ait des équivalents français plus au moins identiques sur le plan sémantique et syntaxique ? Pour trouver une solution il faut, à notre avis, distinguer deux niveaux d’analyse, le niveau interne et le niveau externe, En ce qui concerne le niveau interne, il faut se rendre compte qu’il s’agit ici d’éléments qui, sur le plan de l’oralité, sont fréquents, universaux et constitutifs de la communication humaine, dont le comportement syntaxique et sémantique est semblable dans toutes les langues. Du point de vue morphosyntaxique, il s’agit d’éléments morphologiquement libres et simples, qui sont plutôt « périphériques » dans le sens où ils ne sont que faiblement intégrés dans la phrase. Il n’est donc pas étonnant que, dans beaucoup de langues, ce soient précisément ces « points de rupture » syntaxiques qui entraînent aisément des emprunts.36 Du point de vue sémantique il s’agit d’éléments qui n’ajoutent rien au contenu propositionnel de la phrase ; en tant qu’organisateurs du discours, qui marquent des relations entre les énonciations et les séquences d’énonciations, ils ont des fonctions pragmatiques universelles. Le haut degré de concordance des MD dans les domaines de la syntaxe, de la sémantique et de la pragmatique dans toutes les langues contribuent au fait que leur intégration dans une autre langue ne pose pas de grands problèmes.37 Ce sont donc le comportement syntaxique particulier ainsi que les fonctions convergentes au niveau supralinguistique (« übereinzelsprachlich ») qui, en conclusion avec la fréquence, commune à toutes les langues, des MD dans la langue parlée, confèrent à cette classe de particules un degré élevé de saillance. Les analyses d’orientation cognitive comme celles de de Rooij (2000) et de Matras (2000) ont démontré que la saillance est un facteur non-négligeable pour expliquer la facilité avec laquelle certains éléments lexicaux peuvent être empruntés38. Il va sans dire que ce processus
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Perrot (1995, 245) observe une telle différenciation quant aux connecteurs anglais et français en chiac. Heine / Kuteva constatent, « It would seem that any kind of grammatical replication leads to a modification of the existing system or grammatical structure » (2005, 123). Cf. ibid. p. 48sq. pour l’emprunt des MD anglais dans l’allemand parlé dans le Gillespie County, Texas. Cf. aussi Mougeon & Beniak (1991, 211) qui comptent les marqueurs discursifs parmi les « core borrowings », qui apparaissent « at prime switch points ». Cette vue est partagée par Myers-Scotton (2006), pour qui « Core borrowings are words that duplicate elements that the recipient language already has in its word store » (215) et « Probably the most common core borrowings are discourse markers » (ibid 216). « An area that is remarkably sensitive to changes in use patterns concerns the organization of discourse, and in particular the role played by discourse markers » (Heine & Kuteva 2005, 48). En suivant la typologie de Muysken (2000), Lipski interprète les MD anglais dans l’espagnol des immigrants hispanophones ayant une faible connaissance de l’anglais comme « insertion » et comme « congruent lexicalization » chez les locuteurs parfaitement bilingues, cf. Lipski (2005, 6-7). Cf. aussi Field (2002, 88, 154-158) dont l’analyse semble pourtant être basée en premier lieu sur des sources écrites.
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d’emprunt est beaucoup plus facile si les deux langues en contact sont typologiquement apparentées. La réponse à la question de savoir pourquoi, lors d’un contact linguistique intense, ce sont précisément les MD qui font partie des éléments les plus souvent empruntées, tient donc tout d’abord à leurs propriétés structurelles et sémantico-pragmatiques. C’est pourquoi – et c’est seulement à cette raison pourquoi – ils sont interchangeables, voire aisément remplaçables, et c’est là la seule raison pour laquelle ils peuvent même revêtir un caractère emblématique, c’est-à-dire qu’à l’aide de ces éléments aisément empruntables, la façon de parler prestigieuse de l’interlocuteur peut être imitée. Il reste à démontrer dans quelle mesure l’emprunt des MD n’est qu’un premier pas vers l’emprunt d’autres « mots fonctionnels » anglais (conjonctions, prépositions etc.) dans les variétés de l’acadien, comme l’ont observé Stolz & Stolz (1996) ainsi que Field (2002, 134 sq.) pour le Mexique, où l’espagnol est en contact avec plusieurs langues indigènes. Selon ces auteurs il existe une nette hiérarchie d’emprunts, dans le sens où les marqueurs discursifs sont les élements qui, d’une certaine façon, ouvrent la voie à d’autres mots fonctionnels de la langue étrangère. Comme le montrent Stolz / Stolz, la parenté fonctionnelle des MD avec les conjonctions explique que ces dernières pénètrent également très vite le niveau de la grammaire de la phrase.39 Pour ce qui est du français acadien, on peut observer qu’au moins en chiac, BUT et SO ne concurrencent pas leurs homologues français uniquement au niveau des MD mais aussi au niveau de la subordination et de la coordination, où ils ont presque remplacé les formes françaises.40 Il y a donc toute une série de facteurs internes qui facilitent l’emprunt des marqueurs discursifs en tant qu’éléments lexicaux spéciaux. Pour ce qui est des facteurs externes – et là nous sommes entièrement d’accord avec King (2000, 111) et Lipski (2005,14) – une situation de contact intense, une relation diglossique entre les langues en contact ainsi qu’un haut degré d’exposition du locuteur individuel à la langue dominante sont des conditions indispensables. Pour Myers-Scotton (2006, 215-216), le motif principal du « core borrowing » est la pression culturelle,41 l’auteure précisant à juste titre que le bilinguisme individuel n’est pas une condition nécessaire et que ce qui est en jeu est plutôt « the sheer magnetism of the dominant culture » (2006, 216). Le fait qu’en Louisiane l’emploi des MD anglais peut aussi être observé dans la parole des locuteurs (âgés) dont la compétence en anglais n’est que
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« Funktionswortentlehnung kommt zuerst auf der diskursnahen Ebene der Textorganisation in Frage, gerade auch wenn es darum geht, die prestigeträchtige Redeweise der sozial höher angesiedelten fremdsprachigen Kontaktpartner zu imitieren. Die funktionale Verwandtschaft zwischen textgrammatischen / makrosyntaktischen Anwendungsgebieten und der Satzverknüpfung ermöglicht über die unscharfe Grenze zwischen Diskurspartikeln und Konjunktionen das Eindringen von Entlehnungen in die satzgrammatische Ebene ; von dort ist es dann über den Parallelismus von Koordination / Subordination auf Satz- und Phrasenebene möglich auch auf den nachgeordneten Ebenen Entlehnungen vorzunehmen » (Stolz & Stolz 1996, 111). Cf. Perrot (1995, 236), « but et so, complètement intégrés au système chiac, n’y font plus figure de variantes en alternances avec des équivalents français. On ne compte aucune occurrence de ‘ça fait que’ (ni de ‘alors’ ou de ‘donc’), et seulement trois de ‘mais’. » Cf. aussi Wiesmath (2006, 119-120). L’acadien du Nouveau-Brunswick atteste également des conjonctions avec la structure « connecteur anglais + que » comme BECAUSE que, SINCE que, UNLESS que, le que pouvant être supprimé, cf. Perrot (1995, 236-245), Wiesmath (2006, 124ff.). En revanche, les coordonants pi et où n’altèrnent pas avec leur variantes anglaises (Perrot 1995, 249). «When two languages are spoken in the same community, but one language prevails in most public discourse and certainly in all status-raising discourse, then the other language loses some of its vitality to that language, and it becomes the recipient language in borrowing and will even replace its own words with the words from the dominant language » (2006, 215).
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restreinte, incite à supposer que le seul fait de vivre dans un « univers anglophone » et d’être à la rigueur passivement bilingue est suffisant pour que des MD discursifs soient empruntés avec assez de rapidité.42 Selon Lipski l’insertion des MD anglais dans le discours des hispanophones aux États-Unis est un cas de « metalinguistic bracketing », c’est-à-dire « a speaker who inserts so and similar items into a Spanish-only discourse is simultaneously operating on a metalevel in which discourse is framed in terms of English » (2005,12).43 La raison pour laquelle des communautés linguistiques comme la Louisiane, l’Acadie et l’Ontario continuent à garder le luxe d’avoir deux paradigmes de MD reste pourtant un problème difficile à résoudre. Il reste à voir s’il s’agit ici d’un phénomène passager (comme le montre le chiac au Nouveau-Brunswick) caractéristique de langues en danger d’être absorbées par la langue dominante, ou si les marqueurs redoublés peuvent atteindre une certaine stabilité soit parce que leur emploi a une certaine valeur emblématique, soit parce qu’on est arrivé à une certaine différenciation fonctionnelle entre les marqueurs français et anglais.
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On devrait, certes, encore analyser de plus près l’emploi des DM en corrélant leur emploi avec des facteurs comme l’âge, le degré du bilinguisme, la valeur que l’anglais (ou le français) a pour le locuteur respectif etc. 43 « These items, which may ultimately yield congruent lexicalization, arise precisely because the two grammars interact colloboratively under conditions dictated as much by social and attitudinal considerations as by linguistic abilities » (Lipski 2005, 13). Cf. aussi Szlezák (2007) qui suit la même piste d’analyse et qui interprète l’emploi excessif des MD anglais dans le parler moribond des Francos comme un exemple de « pragmatic anglicization ».
Les marqueurs discursifs « redoublés » dans les variétés du français acadien
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Les marqueurs discursifs « redoublés » dans les variétés du français acadien
Nouvelle-Ecosse SO; 109 YOU KNOW ; 23 WELL ; 6
ça fait (que); 3 00 ; 580 (eh) ben
Nouveau-Brunswick SO; 127 WELL ; 8 tu sais; 335 vois-tu; 21
ça fait (que); 75
tu vois; 4
tu sais; 295
(eh) ben; 921
Louisiane SO ; 17
YOU KNOW ; 5
WELL ; 65
(eh) ben; 102
tu vois; 84
ça fait (que); 400
tu connais; 290
tu sais; 3
vois-tu; 1
IV. Histoires
VALERIE BÄSSLER
Les sacres en français québécois – beaucoup plus que de simples décharges émotives1
1. Introduction « Aï tabarnak, ça a fait mal ! ». Au Québec, cette formule souvent utilisée et légèrement modifiée selon le contexte, semble représenter la fonction principale d’un sacre, à savoir le défoulement.2 L’aspect psycholinguistique de ce phénomène langagier a déjà été formulé par Benveniste en 1974 ; selon ce linguiste, l’emploi des jurons3 revient à une simple décharge émotive : « Mais cette parole n’est pas communicative, elle est seulement expressive, bien qu’elle ait un sens. […] Il [i.e. le juron, V.B.] ne se réfère pas non plus au partenaire ni à une tierce personne. Il ne transmet aucun message, il n’ouvre pas de dialogue, il ne suscite pas de réponse. » (1974, 256). Dans cette étude, nous nous proposons de montrer que les sacres en français québécois représentent beaucoup plus que de simples jurons à base affective, qui servent uniquement à se défouler verbalement4, mais qu’ils peuvent aussi remplir des fonctions pragmatiques au sein de l’interaction. Ces analyses reposent sur un corpus établi en 2006, comprenant des genres discursifs différents des plus variés.
2. Objet d’étude Les sacres existent probablement dans toutes les langues ou au moins dans la plupart d’entre elles : Sacrer semble un besoin verbal des hommes leur permettant d’exprimer de l’affectivité langagière et de l’agression verbale. Ce qui est aussi commun aux langues, c’est le fait que
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Nous tenons à remercier sincèrement Claus D. Pusch pour ses commentaires pertinents sur une première version de ce texte. Voir par exemple Bovet 1977, Vincent 1981a et Hewson 2000. Au Québec, la terminologie courante pour cet équivalent de France est « sacre » (cf. 2). On a longtemps reproché aux Québécois de mettre les sacres là où le bon mot leur échappe, et c’est entre autres pour cela que le sujet de l’insécurité linguistique et la perception de la langue chez les Québécois a fait couler beaucoup d’encre; cf. par exemple Govaert-Gauthier 1979, Cajolet-Laganière & Martel 1993, Laforest 2002, Laurendeau 2007.
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Valerie Bässler
chacune d’entre elles dispose de tabous et ce sont précisément ceux-ci qui sont touchés ou rompus par l’emploi des sacres.5 En français québécois, les sacres sont des jurons à base religieuse faisant référence à des objets liturgiques comme calvaire, tabernacle, hostie, ciboire ou calice mais vidés de leur sens originel. C’est la raison pour laquelle ils se distinguent nettement des jurons utilisés dans les autres langues romanes et germaniques qui quant à eux se réfèrent presque uniquement au domaine de la sexualité et de la scatologie (putain, bordel, joder, fuck, merde, mierda, Scheiße, shit, etc.). Dans toutes ces langues, cependant, les noms de Dieu et de saints sont utilisés dans des sacres,6 mais de manière plus ou moins intense (mon Dieu, madonna, Gesù Cristo, Mein Gott, My God, Gosh, etc.). Les sacres n’expriment pas seulement des émotions telles que la colère, la stupéfaction, la peur, l’envie, la reconnaissance, la joie etc., transportées à travers des interjections, mais de par leur lexicalisation poussée permettant un usage comme substantif, verbe, adjectif et adverbe, ils peuvent également remplir des fonctions grammaticales bien concrètes.7 Ce faisant, ils servent d’intensification ou de quantification et sont donc parfaitement intégrés dans la syntaxe de la langue parlée, et il n’est donc pas surprenant de voir, dans une grammaire parue au Québec,8 un chapitre traitant les sacres de façon systématique et scientifique.
3. Terminologie et catégorisation du vocabulaire religieux Les sacres sont un phénomène complexe parce qu’ils recouvrent plusieurs formes d’expression qui leur sont propres. La terminologie qu’on retrouve dans les ouvrages de référence varie selon les auteurs et leurs disciplines.9 Étant donné que ce travail prend en compte toutes les expressions émotives – peu importe leur ‘degré’10 – et même si la notion suivante de sacre n’est pas partagée par bon nombre de Québécois, c’est faute d’une meilleure terminologie que nous entendons par sacres les jurons à base religieuse, ainsi que leurs
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Cf. l’ouvrage de référence de Montagu 1967. Cf. pour le choix terminologique plus détaillé sous 3. Exemples (cf. Hewson 2000, 63 s.) : « Le câliss me frappe en plein dans la jambe […]. » (câliss = substantif) ; « Avant que je réalise ce qui se passe, […], le baril me crisse en l’air d’une shotte. » (crisse = verbe) ; « Fa’ que j’me suis tenu après la corde en ostie! » (en ostie = adverbe ‘beaucoup’) ; « A moitié chemin descendant, je rencontre-tu pas le tabarnac de baril qui monte asteur! » (tabarnac = adjectif). Il s’agit de la grammaire de Léard 1995. Les auteurs font surtout la distinction entre sacre, juron et blasphème (cf. par exemple Charest 1974 ou Pichette 1984), et c’est la terminologie de Vincent (1982, 35 ss.) qui nous paraît la plus détaillée : juron, sacre, blasphème, invocation, dérivé, composé. L’effet des sacres s’est perceptiblement atténué avec la perte d’influence de l’église catholique dans la vie publique au Québec depuis la Révolution tranquille des années 1960 (cf. par exemple les commentaires à propos de la relation entre la langue et la religion / foi de Filion 1984 ou de Gagnon 2000. C’est d’ailleurs très probablement pour cela que l’on observe un processus de pragmaticalisation, au moins pour les jeunes. C’est-à-dire le tabou religieux qu’étaient les sacres est plutôt devenu un tabou social : ces mots-là ne se disent pas parce que ce n’est pas beau. Dans plusieurs analyses, Vincent 1981b, 1993 et Thibault & Vincent 1981 observent que notamment le sacre hostie (souvent réduit à sti) a perdu – chez certains locuteurs – sa valeur exclamative et sa force expressive. Surutilisé par quelques-uns, il est donc devenu phatique ou un « ponctuant » dans la terminologie de Vincent 1993.
Les sacres en français québécois – beaucoup plus que de simples décharges émotives
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dérivés (tabarouette), composés (hostie de tabarnac), blasphèmes (maudit Christ) et invocations (bonne Sainte-Anne), bien que le français fasse une différence entre ces termes. En général, les jurons leur font pendant en se référant au domaine de la sexualité et de la scatologie. Il est certain que les dérivés sont plus faibles que les sacres, que l’intention de blasphémer ne se trouve plus dans les sacres d’aujourd’hui et que les invocations ont une autre valeur que les composés qui sont plutôt des éléments stylistiques pourvus d’une certaine malléabilité, mais pour nos hypothèses, ces différences sont moins importantes. Le procès de l’euphémisation joue un rôle crucial dans la distinction entre les sacres et les objets de culte dont ils proviennent. C’est par la prononciation que l’objet liturgique tabernacle devient tabarnac ou, par des procédés dérivationnels, tabarnouche, tabarouette, etc., christ se prononce crisse, calice devient câlice et hostie est parfois réduit jusqu’à la sifflante sti. Il y a donc une double terminologie – religieuse et profane – distinguée par la prononciation et la morphologie des mots.11
3. État de la recherche Suite à une normalisation de plus en plus visible du français au Québec (Martel & CajoletLaganière 1996, Beauchamp 2003, Lockerbie 2004, Villers 2005) qui va de pair avec la garantie d’une « qualité de la langue » (Cajolet-Laganière & Martel 1995, Bouchard 2005) et la recherche d’un « bon usage » (Martel 2000), les sacres font certes l’objet de maintes polémiques12 mais sont aussi traités en tant que termes typiquement québécois.13 Aujourd’hui, les sacres sont considérés comme une marque d’identification de tout un peuple, non seulement de la classe ouvrière (cf. par exemple Bélanger 2004). Mais ce n’est qu’à partir de 1937, lors du second Congrès de la langue française parlée au Canada que les linguistes accordent aux sacres une attention particulière. L’abbé Henri Raymond y condamne l’emploi fréquent de sacres à l’école par les jeunes élèves dont le « langage [était] truffé de jurons et de sacres » (Pichette 1984, 246). Cette attitude puriste visà-vis de la langue persiste jusqu’aux années 1960 et la littérature répressive, que les mandements des évêques illustrent particulièrement bien,14 est de loin la plus importante. Ce n’est
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Pour les différentes formations et classifications des sacres, cf. notamment Charest 1974, Pichette 1980, Vincent 1982 ou Légaré & Bougaïeff 1984. Au Québec, les sacres font régulièrement l’objet de discussion dans les médias comme la télévision (« Stie : sacrer c’est sacré », présenté sur Radio-Canada à l’émission Zone libre documentaires le 13 avril 2007), les blogs (par exemple les « comments » à propos de l’article de Struck (2006, A21), et les commentaires sur le site Web de Washington Post) ou bien les campagnes publicitaires dont celle de l’Église Catholique de Montréal en mai 2006 pour sa collecte annuelle (cf. Église Catholique de Montréal 2006). Il suffit de consulter des guides touristiques (par exemple Robinson & Smith 1984, Scheunemann 1994, Desjardins 2002) dans lesquels on trouve généralement un chapitre sur les sacres, ou bien d’écouter les humoristes québécois qui présentent des séquences sur les sacres dans leurs programmes (par exemple François Pérusse, Laurent Paquin). Le cinéma québécois y fait également référence, parfois de manière très explicite. Dans le dernier film d’Éric Canuel Bon Cop, Bad Cop 2006, le policier québécois donne un « cours de québécois » sur l’emploi de sacres à son collègue anglophone. Cf. par exemple la lettre pastorale et mandement no 90 du cardinal Jean-Marie-Rodrigue Villeneuve, Archevêque de Québec, au sujet du blasphème : « Nous voulons parler du blasphème ; car, il faut le reconnaître, une aussi détestable habitude n’est pas inouïe parmi nos fidèles. Il Nous semble qu’un appel à
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qu’à l’occasion du troisième congrès de 1952 qu’on propose une étude plus systématique de la véritable langue parlée. À partir de ce moment-là, plusieurs chercheurs se mettent à inventorier les sacres utilisés au Québec et à les étudier (dont notamment l’ouvrage de Pichette 1980, commencé en 1968). L’intérêt que les lecteurs portent aux sacres se reflète dans le grand nombre d’ouvrages de vulgarisation comme celle de Burgen 1998 ou d’Allan & Burridge (2006) ainsi que de dictionnaires ou glossaires pour touristes ou curieux comme celui de Dulude & Trait 1991. Il y a aussi un bon nombre de travaux universitaires consacrés aux différents aspects des sacres, comme par exemple ceux de Pichette 1975 et Charette 1999. En ce qui concerne l’étude scientifique des jurons et expressions vulgaires en général, des recherches sur l’affectivité langagière ont été effectuées dans plusieurs langues comme le démontrent les travaux de Kiener 1983 pour l’allemand notamment, de Jay 1992 pour l’anglo-américain, de Rüsch 1993 pour l’italien, de Ermen 1996 pour le serbo-croate, de Drescher 2003 pour le français de France ou de Kasparian 2005 pour l’acadien. Les recherches effectuées en français québécois décrivent cependant surtout l’évolution des sacres (Tassie 1961, Hardy 1989, Poirier 2006), leurs aspects psychosociaux (Charest 1974), grammaticaux (Gérard 1978, Detges 1993, Léard 1995), fonctionnels (Pichette 1980), sociolinguistiques (Vincent 1982) ou morphologiques et socioculturels (Légaré & Bougaïeff 1984). Même si quelques-uns de ces travaux reposent sur les corpus de québécois établis dans les années 1970, ils privilégient une approche sociolinguistique, tandis que les études s’appuyant sur l’analyse conversationnelle se font encore rares. C’est notamment l’étude de Drescher 2000 pour le québécois, tout comme celle de Reisigl 1999 pour l’allemand parlé dans le Tyrol du Sud (Italie), qui reposent sur la pragmatique en général et l’analyse conversationnelle en particulier s’intégrant de fait parfaitement au courant actuel qu’est la linguistique de corpus.15 C’est pour cela que nous reprendrons et poursuivrons ici les hypothèses avancées par cette linguiste, selon lesquelles les sacres en français québécois, porteurs de sens essentiellement pragmatique et formes plurifonctionnelles, peuvent avoir, outre l’expression d’émotions, la fonction de marqueurs discursifs dans le rôle d’une interjection secondaire et qu’ils servent à travers leur emploi à organiser le discours (Drescher 2000, 135-136).16 Il existe déjà un nombre considérable de travaux sur les caractéristiques pragmatiques du français québécois, mais ce sont les marqueurs discursifs du type et alors ?, ben, tu vois, t’sais (cf. Dostie 2004), par exemple (cf. Vincent 1995) ou encore je veux dire, moi, il dit / je dis / j’ai dit (cf. Vincent 1993) qui y sont discutés. Seul le sacre osti est analysé par Vincent (1993, 84) dans une approche sociolinguistique.
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la conscience chrétienne parviendra peut-être à enrayer un vice aussi grave et aussi inexplicable. À cet effet, Nous rappellerons d’abord la malice intrinsèque du blasphème, et ensuite les raisons impérieuses qui existent de l’extirper ». (Église catholique & Archidiocèse de Québec 1944, 522). Cf. par exemple le recueil de Pusch & Raible 2002 avec 37 contributions qui ont pour sujet différentes méthodes de linguistique de corpus ainsi que la présentation de différents projets actuels. Drescher 1997 analyse les interjections françaises ainsi que leurs emplois dans les conversations et donne aussi quelques exemples de sacres québécois, utilisés comme interjections.
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5. Enquête sur le terrain et corpus 5.1 Enquête sur le terrain et corpus de langue parlée Les données empiriques sur lesquelles reposent cette étude ainsi que notre thèse de doctorat17 ont été recueillies au Québec en 2006 et se caractérisent par le choix de lieux, groupes sociaux, registres et situations différents. Le corpus est donc constitué du québécois parlé dans différentes régions de la province (Outaouais, Montréal, Québec, Chaudière-Appalaches) et les locuteurs sont issus aussi bien de zones rurales qu’urbaines.18 En vue d’une variation diastratique, les informateurs choisis appartiennent en outre à différentes classes sociales, à différentes catégories d’âge et de sexe, et ont un niveau d’éducation différent. Mais l’établissement d’un corpus de sacres ne va pas sans difficultés. Dans des situations de conversations surveillées ou dans des contextes plus officiels, les sacres sont peu nombreux, car une norme est imposée par la situation et les locuteurs se trouvent sous contrainte sociale et / ou morale. D’autres situations favorisent cependant l’apparition des sacres qui dépend du milieu, du sujet de la conversation et du langage des locuteurs, d’où la nécessité de prendre en compte la variation diastratique même si le travail ne repose pas sur une analyse sociolinguistique. Créer une situation favorable aux sacres est problématique. Après une pré-enquête menée avec des Québécois, nous avons intentionnellement renoncé aux entrevues même de type semi-directif, la raison étant que les sacres touchent ce phénomène de tabou. De plus, en ce qui concerne la qualité de la langue au Québec, le complexe d’infériorité existe toujours parmi certains locuteurs. Par conséquent ceux-ci ont tendance à « améliorer » leur façon de parler, en évitant d’employer des sacres, davantage encore face à des étrangers. Le « paradoxe de l’observateur » décrit par Labov en 1972 – comment observer les gens parler quand ils ne se sentent pas observés – a été crucial pour la qualité des enregistrements, tandis que tous les informateurs ont très vite perdu leur « peur devant le micro ». C’est la raison pour laquelle nous avons choisi de ne pas être présents lors des enregistrements ou, si notre présence s’avérait nécessaire, de ne pas participer aux conversations. Le corpus contient donc des enregistrements de conversations libres et dans un contexte « naturel » (entre amis, en famille, dans un bar, sur un chantier, etc.), sans cependant perdre de vue les situations plus formelles comme un rendez-vous chez le médecin ou chez la coiffeuse, un cours universitaire, etc. Les enregistrements contiennent toutefois des types discursifs différents, dont notamment des conversations, mais aussi des monologues et même des situations d’entrevues (mais entre locuteurs natifs).
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La thèse de doctorat se veut une contribution au projet CIEL_F (corpus international équilibré de la langue française) qui est actuellement réalisé par un groupe international de chercheurs et coordonné à l’Université de Fribourg en Brisgau (Allemagne). Son objectif est de donner accès sur Internet à toutes sortes de conversations transcrites des variétés du français de toute la francophonie. Il nous a semblé intéressant de répertorier éventuellement des sacres préférés selon les régions même si, dans le cas du Québec, les chercheurs sont d’accord aujourd’hui que la variation diatopique n’existe que de façon réduite : « L’exploitation très partielle des données de l’ALEC permet de conclure, avec preuves à l’appui, qu’il y a au Québec des régions linguistiques, des isoglosses, dont le tracé mouvant semble indiquer qu’elles n’ont ni la personnalité ni la rigidité auxquelles on est habitué dans les pays de vieille civilisation. En effet, au gré des mots, ces isoglosses semblent se balader d’est en ouest, mais surtout entre les villes de Québec et de Montréal. Entre ces deux villes se retrouve un faisceau d’isoglosses, donc de frontières de mots ». (Dulong 1984, 189).
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5.2 Les sacres dans les médias19 Même si les sacres font partie intégrante de la langue parlée au Québec et que l’on peut les entendre dans la rue, dans le métro, dans les cours d’école ou dans les bistrots, ce n’est pas aussi évident pour les médias. Il est difficile de trouver des sacres dans les émissions de radio et de télévision, car les médias servent aujourd’hui, plus que jamais, d’exemple linguistique.20 Le Journal de Québec du 20 octobre 2006 cite Radio-Canada, selon laquelle « les jurons, les blasphèmes, les termes grossiers et tout autre propos offensant appartenant aux niveaux de langage vulgaire et très vulgaire peuvent être tolérés dans les dramatiques et les autres textes de création ». 21 Étant donné notre intérêt pour la langue parlée authentique, nous avons renoncé aux émissions de télévision scriptées ou scénarisées comme les téléromans et téléséries de même que les journaux télévisés. Nous avons au contraire opté pour les émissions de téléréalité comme Loft Story (diffusée sur TQS) ou Occupation double (sur TVA) ou bien les émissions de radio des stations qui s’adressent aux jeunes (par exemple Choi-FM à Québec ou 98.5FM à Montréal) afin d’enregistrer la langue la plus authentique possible. D’autre part, pour voir si les sacres apparaissent dans des contextes plus formels, nous avons inclus des entrevues avec des personnages de la vie publique à la radio ou bien des débats télévisés comme Tout le monde en parle (à Radio-Canada), Les francs-tireurs (à TQc) ou l’émission en direct Il va avoir du sport (à TQc).22
5.3 Les sacres dans la littérature Un autre corpus s’ajoute à ceux présentés plus haut, et reposera quant à lui sur la langue écrite tirée de la littérature qui imite la langue parlée, ce que Goetsch 1985 appelle « fingierte Mündlichkeit » (oralité fictive). Au Québec, cette littérature est particulièrement abondante dans les années soixante et soixante-dix où elle est souvent qualifiée de « littérature joualisante ». La multitude des sacres ne s’interprète d’ailleurs pas comme exagération de la part des auteurs, mais plutôt comme une reproduction fidèle de l’emploi des sacres dans le parler familier québécois de l’époque (cf. Garon 1974, 3). Ce parler a longtemps été appelé « joual », langage utilisé d’abord par la classe ouvrière de Montréal. Il s’agit d’auteurs comme Jacques Renaud (Le cassé, 1964) ou Michel Tremblay (Les belles-soeurs, représentée pour la première fois en 1968) ou Victor-Lévy Beaulieu (Un rêve québécois, 1972). Une source de documentation très utile se trouve sur le site Web du TLFQ de l’Université Laval : les fichiers lexicaux donnent les sacres dans un contexte littéraire assez large avec la source exacte (auteur, œuvre, année et page).
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Nous tenons à remercier le Centre d’études sur les médias de l’Université Laval qui nous a renseignées sur les différentes émissions. Cf. par exemple l’ouvrage de Stefanescu & Georgeault 2005, dans laquelle plusieurs articles traitent la qualité de la langue dans les médias, ou bien celui de Raymond & Lafrance 2001, numéro entièrement consacré au sujet « norme et médias ». Ce sujet est actuellement très discuté au Québec et fait l’objet régulier d’articles dans les journaux (cf. par exemple Courtemanche 1997 ainsi que plusieurs contributions dans Le Journal de Québec du 20 octobre 2006, suite à l’emploi d’un sacre par Guy A. Lepage sur Radio-Canada le 15 octobre 2007). Il ne faut cependant pas oublier que la plupart des émissions sont toutefois le fruit d’un montage où les sacres sont mis ou omis, donc censuré intentionnellement. En outre, nous avons dû renoncer aux entrevues avec des sportifs, car ceux-ci reçoivent aujourd’hui une formation afin de bien s’exprimer au micro.
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6. Hypothèses et analyses des corpus 6.1 Hypothèses En remplissant différentes fonctions, à savoir grammaticales, émotives et communicatives, les sacres apparaissent le plus souvent sous forme d’interjection (cf. Drescher 2000, 141). Les interjections sont une classe grammaticale très hétérogène, car y sont rassemblées toutes les unités difficiles à classifier comme les interjections au sens strict du terme, les onomatopées, les jurons et invectives ainsi que les mots du discours.23 C’est en effet par leur invariabilité morphologique et leur autonomie syntaxique qu’elles constituent une classe à part. Les linguistes semblent cependant d’accord sur le fait que les interjections sont des mots qui transportent notamment des émotions ou d’autres états subjectifs. Leur fonction principale serait donc la décharge émotive. Dans une perspective formelle, on peut distinguer deux types d’interjections : les interjections primaires et secondaires. Le premier groupe contient des particules illocutoires comme ah, oh, aïe, hein, etc. qui se caractérisent par leur emploi exclusivement interjectif. Le deuxième groupe est plus difficile à délimiter mais il s’agit là d’emplois dérivationnels de mots lexicaux qui ont perdu leur signification première. Cette différenciation remonte à Wundt 1904, reprise par Burger 1980 et plus récemment par Ameka 1992, qui classifie les sacres parmi les interjections secondaires, car celles-ci servent à transmettre de l’affectivité mais ont perdu leur sens premier, ce qui correspond à la définition d’interjection secondaire proposée par Wundt et Burger.
6.2 Analyses24 L’étude des extraits suivants repose sur l’analyse conversationnelle, méthode élaborée par Harvey Sacks, Emanuel Schegloff et Gail Jefferson dans les années 1970 et poursuivie aujourd’hui par des linguistes comme Auer 2004, 2005 ou Mondada 2002, 2006. Cette méthode d’inspiration ethnométhodologique25 se caractérise par l’étude minutieuse de ce qui se produit dans les interactions verbales. Les analyses de conversation s’intéressent en particulier à l’organisation séquentielle des tours de parole. Pour ce faire, les locuteurs ont recours à des modèles langagiers institutionnalisés – modèles que l’analyse conversationnelle se propose d’étudier. Du point de vue de l’analyse conversationnelle, on peut s’attendre au fait que les sacres se laissent catégoriser, à savoir qu’ils peuvent remplir des fonctions particulières au sein de l’organisation de la conversation. Comme nous l’avons évoqué précédemment, la catégori-
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Cf. par exemple les grammaires françaises de Grevisse (2001, 1567s.) ou de Riegel & Pellat et al. (1994, 462–464). Suivant les conventions de transcription actuelles pratiquées par la plupart des universités germanophones, les données empiriques sont transcrites à l’aide du logiciel Praat, logiciel élaboré par l’Institut des sciences phonétiques de l’Université d’Amsterdam, ainsi qu’à l’aide du système GAT, système de transcription proposé par Selting et al. 1998 (cf. aussi sous 8). L’ethnométhodologie, quant à elle, s’est développée dans les années 1960 dans la sociologie américaine (Garfinkel 1967), et son objectif consiste à analyser des méthodes utilisées par les membres d’une communauté pour accomplir leurs activités quotidiennes (cf. Coulon 2002, 24).
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sation proposée par Drescher 200026 nous paraît toujours pertinente quoique ses données datent des années 1970. Un premier balayage de notre corpus établi en 2006 donne les mêmes fonctions de sacres interjectifs, mais en révèle également d’autres.
6.1.1 L’intensification d’un énoncé à portée affective, évaluative ou subjective (1) Le couple R et D a invité un autre couple (H et F) et ils sont assis autour de la table. Les deux hommes sont en train de discuter du patron de H qui a agrandi sa propriété. [ChezLesLSacreur011106Seigneur] 175 176 177 178 179 180 181 182 183 184
H: là il a acheté l’xxx là R: AH il l’a acheté là? H: (au) rang saint joseph et tout (-) R: ah ouais, H: (là) il est rendu à cent mille R: CENT mille entailles, (2s.) .h eh seigneur= H: =il reste à- il reste à chaqueeuh il est en train d’acheter chaque côté (pis) ils vont s’entendre (sur) ses prix là
(2) D est invitée chez ses amis H et F. Ils sont en train de parler du père de D et de son état de santé. [AncienMaire261106Tabarouette] 13 14 15 16 17
H: ça n’a pas été op- qu’est-ce qu’il a eu quand il était malade (cette) année? D: c’était (-) euh: (.) pancréas perforé F: oh TABArouette c’est pas (drôle) ça, D: ah oui <
(3) Grignon, Claude-Henri (1894–1976). Homme. 1933, p. 201. [Fichiers lexicaux, TLFQ ; littérature]. - Tiens-le ben [le câble], à c’t’heure, lui dit Alexis. Une fois sur le rivage, au côté de son cousin, il dit encore: - Tire pas trop fort. Elle va s’en venir toute seule avec l’épinette. Et, lentement, le cou toujours sur un billot, la vache avançait sous la pression du câble et des remous, qui faisaient autour de sa tête des petits bouillons blancs. Lorsqu’elle fut près du bord, Alexis sauta dans la rivière. L’eau était froide et il en avait jusqu’à la ceinture. - Baptême! C’est pas chaud, cria-t-il.
(4) Les présentateurs A et D parlent du lancement du calendrier Dream team 007 qui a eu lieu la veille de cette émission. [cassette 081106, face A] 23 24 25 26
A: mais c’est drôle (-) NON c’est pas une question de se mettre chaud c’est une question de veiller tard (-) SOUVent D: j’ai vu personne chaud là hier
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Son étude repose sur un petit corpus de conversations en québécois parlé dans la région de Sherbrooke recueilli en 1972/73 (Beauchemin & Martel et al. 1981) ainsi que sur un roman de Michel Tremblay (Thérèse et Pierrette à l’école de Saints-Anges, 1980).
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A: non, (.) tabaranouche ça a été tranquille il me semble qu’il fait (nuit) plus tard que d’habitude D: ça peut être un bon party sans qu’on se mette chaud (là)
Dans les exemples (1) et (2), les sacres sont précédés d’une interjection primaire (« eh » et « oh »). Par rapport à l’énonciation à laquelle les sacres se réfèrent dans tous les quatre extraits (« cent mille entailles » (1), « c’est pas (drôle) ça » (2), c’est pas chaud (3), ça a été tranquille (4)), ils peuvent être soit postposés soit antéposés. En outre, ils peuvent souligner une énonciation soit plutôt positive (exemples 1 et 4) soit plutôt négative (exemples 2 et 3). Mais les sacres n’expriment jamais cette évaluation positive ou négative, ils l’intensifient seulement. Ce sont uniquement les énonciations qui expriment une évaluation.
6.2.2 Le signal d’écoute à valeur expressive (5) Deux familles qui se connaissent très bien font un barbecue. A est en train de raconter une histoire sur son dernier voyage d’affaires et parle du prix d’une chambre assez médiocre. B, C et D l’écoutent. [SoiréeChezD051106MonDoux] 44 45 46 47 48 49 49 50
C: CENT-trente pièces ? B: ah mon doux C: fait que; quand c’est la saison ça va être cher un peu, (2.) ou ben là c’est le même prix? A: ben regarde j’ai payé euh (.) c’est cinquante-cinq pièces pour une nuitte D: oui C: mon dieu
(6) Le couple R et D a invité un autre couple (H et F) et ils sont assis autour de la table. Dans l’autre pièce, leur petit-fils se réveille et crie. Ils expliquent ainsi à leurs amis comment le petit garçon aime être bercé. Il y a aussi l’amie S de R et D qui est présente. [ChezLesLSacreur011106Câline] 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66
H: faut pas que tu sautes (--) R: hein, H: faut que tu le mettes là ((rire)) R: (y aime bien quand on le brasse) H: <<surpris (-) R: si tu bouges pas i=euh aime pas H: ah, S: [ouais il faut le brasser assez] R: [sauter xxx ]& H: [ouais,] &et il finit par se calmer ((rire léger)) (--) H: ((rire léger)) Câline
(7) Les amis sont assis autour d’une table. Un homme explique les incidents récents qui ont eu lieu dans la ligue nationale de hockey. [FillesTablesMH181106 MonDoux] 01 02
H: ((...)) parce qu’il y a un=un joueur anglais de criquet (.) c’est la première fois que c’est arrivé (-)
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Valerie Bässler il s’est fait virer de la ligue parce qu’il avait triché au hockeyMH:[<<en riant Q: [<<en riant H: comment on fait pour tricher au hockey mais comment on fait?
(8) Le présentateur A fait une devinette à son équipe. Il s’agit du 9 novembre dans l’histoire. [cassette 071106, face B] 01 A: ((...)) le sept novembre dans l’histoire (.) 02 allons voir si euh mes amis sont réveillés (.) 03 euh alexa- alexander mackenzie devient 04 le (second) premier ministre du canada dans l’histoire 05 succédant euh monsieur mcdonald en quelle année là? (.) 06 à peu près quand là, (.) quand même, 07 D: câ:line ((...)) 08 A: magic johnson annonce qu’il- il euh est porteur du v i h 09 et qu’il va prendre sa retraite du basket ball 10 ((on siffle dans l’arrière-plan)) 11 (--) c’est un sept novembre en quelle année ? 12 D: en [quatre-vingt-onze 13 F: [quatre-vingt-onze 14 A: mille neuf cent (.) quatre-vingt-onze 15 D: câline
Les signaux d’écoute, ou le back channel pour reprendre le terme utilisé par Laforest 1992, servent à commenter les propos d’un locuteur. Ils représentent le plus souvent un tour de parole à part entière, mais ils peuvent être accompagnés d’un rire (cf. exemples 6 et 7), d’une toux ou d’une aspiration qui renforcent la surprise, normalement exprimée par ces signaux. En outre, par ces commentaires, les autres locuteurs assurent à celui ou celle qui parle qu’ils l’écoutent, et c’est une façon pour eux de participer à la conversation sans réclamer le tour de parole. Dans nos exemples, c’est l’interjection primaire « ah » (exemples 5 et 7) qui est privilégiée pour accompagner les sacres en tant qu’interjections secondaires.
6.2.3 L’interruption (9) L’étudiant P fait régulièrement du cardio au gymnase de l’université et en parle à son ami G. [GarsUdM211106Bâtard] 01 02 03 04 05 06 07 08
P: tout le monde fait du cardio G: hm=hm P: puisque tous les gars qui venaient du (gymnase) c’était comme BÂTARD G: sont pas capables de courir une minute P: mais NON < (.) ils te regardent ils te regardent (.) ouAH qu’est-ce que tu fais du cardio ((...))
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(10) B, G et F parlent des participants de l’émission de téléréalité Loft Story et Occupation double. [GarsUdM211 106MonDieu] 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10 11 12 13 14 15 16 17
G: pis=euh ils sont jeunes pis ça doit être dur de s’entraîner régulièrement < F: mais ils ont le temps G: < P: (ça fait) ils manquent l’école pis=euh (-) c’est comme (1s.) l’an- l’année passée c’est=c’est=c’est=c’est=c’est qui qui a gagné dans loft story?(2s.) c’est un je pense que c’est un espèce de gars hyper musclé [xxx G: [ouais c’était un épais je sais pas xxx= P: =ouais=ouais à un moment donné j-=j- xxx à un moment donné je tombe dessus t’sais il se promène dans le loft mais il est (en bedaine) c’est comme MON DIEU G: ah les gars ils sont tout le temps en bedaine en plus là ((…))
(11) Les amis F, H – maintenant à la retraite – et V parlent de l’ancien travail de H. [AncienMaire261106Calvaire] 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10
F: H: F: H: F: V: H: V: H:
peut-être que ça (vous) donne l’hiver de (la) vie c’est ça= ((rire)) =non mais c’est vrai là sans farce là (-) c’est comme (si) xxx les hivers étaient plus xxx de ma vie la chaleur oui t’as la chaleur tout le temps là pis (-) calvaire c’est pas (-) (pas) de res[ponsabilité [pas de responsabilité
Dans les exemples (9) à (11), les sacres marquent la fin d’un tour de parole qui reste cependant incomplet d’un point de vue syntaxique. Cette interruption dans le tour de parole donne – dans tous les trois exemples – le droit de parole à l’autre locuteur. Les sacres mis à la fin d’un tour de parole correspondent ici à une pause, une hésitation avant de savoir comment continuer la phrase. Étant donné qu’ils sont précédés par « comme » (exemples 9 et 10), les sacres ‘résument’ ou remplacent la partie du tour de parole qui n’est plus exprimée. Il en est de même dans l’exemple (11) où le tour de parole est interrompu par le mot « pis », suivi d’abord d’une pause, puis du sacre « calvaire ». Ils remplacent une interjection primaire comme « euh », quoiqu’il s’agisse, contrairement aux interjections primaires, d’un élément évaluatif inhérent. Ces ‘mots-charnières’ donnent aux autres locuteurs la possibilité de reprendre la parole.
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6.2.4 L’autocitation27 (12) Conversation à propos de la petite cousine de C (âgée d’un an) qui fait caca dans l’eau quand elle prend le bain, ce que son frère, âgé de 4 ans, n’aime pas du tout. [RéunionPropriétaires091006Tabarnouche] 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10 11 12 13 14 15 16 17
C: ((...)) la p’tite fille là audrey-anne la p’tite fille elle fait caca dans l’eau (-) ((commence à rire légèrement)) (bon) gabriel de quatr’ans (ça) va avoir peur la crotte ((tout le monde se met à rire)) < et dans le bain il HURLE (-) <maman=maman hein=hein=hein> mais oui mais qu’est-ce q< mais il arrêtait plus (.) plus moyen de le calmer complètement traumatisé là (1s.) pis c’est ça fait que [c’est dans la salle de bain c’est à côté de la tienne] [((tout le monde se met à rire)) ] je me suis dit (.) tabarnouche il est huit heures moins le quart il va réveiller tout le monde xxx t’sais
(13) Deux familles qui se connaissent très bien font un barbecue. A est en train de raconter une histoire sur son dernier voyage d’affaires. [SoiréeChezD051106 CiboireDeCâlisse] 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25
A: ((...)) fait que là j’ai dit (on va) monter sur la 132 (--) on va sûrement avoir un motel à quelque part, (-) à un moment donné je vois ça MOTEL mais pas de lumière (---) fermé pour la saison ben j’ai dit (-) ciboire de câlisse ça s’peut-tu (-) on m’envoie icitte à ce temps-là < C: as-tu trouvé ?
(14) Nantel, Adolphe (1886-1954): Hache. 1932, p. 131-132. [Fichiers lexicaux, TLFQ ; littérature]. - C’est rien que de l’ouvrage comme ane autre, ça... J’ai déjà vu pire... quand j’ai passé sous les billots, y a 12 ans, aux Chutes des Cinq, dans la rivière Mattawin... Y en avait ben un mille de cordé... J’veux donner la chance à un jeune de se sauver, la « jam » avance d’un pied, je saute, et v’lan dans l’rapide. J’sus sorti tout nu en bas d’la chute. C’était plus risqué qu’icite. J’dois vous dire que j’avais eu moins chaud... Mes hommes y m’crayaient nayé et en m’voyant tous se signaient. J’leur crie: « Tabarnac! c’est moé, j’sus pas un fantôme. Trouvez-moé des habits... L’maudit courant y m’a déculotté... J’ai pus rien
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Nombreuses sont les études sur l’autocitation et plus généralement sur l’hétérogénéité énonciative. Drescher (2006, 10) constate que selon la discipline et le cadre théorique des travaux, les auteurs parlent de « polyphonie » (Ducrot), « hétérogénéité énonciative » (Authier-Revuz) ou « participation framework » (Goffman).
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que mes bottes... Pis donnez-moé du tabac et des allumettes. Dépêchezvous; c’est vré qu’y a pas d’femmes avec nous autres, mais j’sus toujours pas endimanché!...
Les éléments introducteurs d’une autocitation sont les verbes de communication (verba dicendi) – dans les exemples, il s’agit de « je me suis dit » (12), « j’ai dit » (13) et « j’leur crie » (14). Après cette formule métalinguistique, les sacres marquent le début d’une autocitation de type « monologue intérieur » (exemples 12 et 13) ou de type exclamatif (exemple 14). Par le choix de cette autocitation, les locuteurs arrivent à rendre plus présentes et plus animées les pensées qui les occupaient au moment des faits ou bien à mieux rendre leurs propos lorsque survint l’évènement. Dans les extraits transcrits, les sacres marquant le début de l’autocitation sont précédés par une petite pause, élément de la langue parlée normalement remplacé dans la langue écrite par les deux-points (cf. exemple 14). En outre, la partie citée se distingue nettement de la partie citante par l’intonation qui change avec les sacres et se maintient ainsi jusqu’à la fin de ce segment. On peut d’abord constater que les sacres comme interjections secondaires accompagnent et intensifient souvent des énoncés et sont soit postposés soit antéposés. Ensuite, ils n’apparaissent que rarement isolés, mais le plus souvent en relation avec soit une interjection primaire précédant ou suivant les sacres soit un signal non-verbal (aspiration, rire, etc.). Par conséquent, ces exemples ont montré qu’à part leurs fonctions grammaticales et émotives, les sacres peuvent remplir des fonctions interactionnelles comme celle de marqueurs discursifs.
7. Conclusion et perspectives Au cours de cette analyse nous avons tenté de montrer que les sacres en français québécois actuel représentent beaucoup plus que de simples jurons à base affective, servant uniquement à se défouler verbalement, et sont donc loin d’être des tics de langage, des locutions de remplissage ou de simples interjections introduites un peu partout à l’intérieur d’un énoncé. Ils s’avèrent être plutôt des termes plurifonctionnels remplissant non seulement différentes fonctions grammaticales mais aussi interactionnelles dans l’organisation du discours. On retrouve à peu près les mêmes emplois que les Québécois font de leurs sacres dans tous les genres discursifs étudiés, à savoir les conversations quotidiennes, à la radio ou à la télévision ainsi que dans la littérature qui imite la langue parlée. Outre les analyses effectuées ci-dessus, nous avançons l’hypothèse selon laquelle les tours de parole contenant les sacres (le plus souvent une interjection primaire, un sacre comme interjection secondaire et un énoncé évaluatif) forment une courbe d’intonation caractéristique servant ainsi – une fois de plus – à la structuration du discours.28 À travers les sacres qui représentent un aspect caractéristique, largement discuté du français québécois, nous avons vu que cette « québécité »29 peut être analysée dans une nouvelle perspective, en procédant à une analyse conversationnelle, car celle-ci révèle en
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Cette hypothèse repose sur la base de l’analyse prosodique d’une partie de notre corpus à l’aide du logiciel Praat mais demande davantage d’exemples pour être vérifiée ou éventuellement réfutée. Ces exemples proviendront également de notre corpus. Ce terme figure pour la première fois dans l’ouvrage de Louis Landry intitulé Québec français ou Québec québécois paru en 1972.
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effet – indépendamment du discours puriste – leur fonction interactionnelle de marqueurs discursifs dans l’organisation de la conversation.
Conventions de transcription La transcription des conversations reprend en grande partie le système GAT (GesprächsAnalytisches Transkriptionssystem) élaboré par Selting et al. 1998. En voici les signes utilisés dans les extraits présentés dans cette étude.
[] = & (.) (-), (--), (---) (x s) :, ::, ::: hm=hm be::n liEUX ? ,
Chevauchement Enchaînement rapide Continuation du même tour de parole Micro-pause Pauses courte, moyenne, longue Pause de x secondes Allongement syllabique Signes disyllabiques Allongement d’une syllabe Accentuation d’un mot Intonation montante Intonation montante moyenne
; < > < > < > < > .h (passage) xxx ((...))
Intonation descendante moyenne Diminution du volume Augmentation du volume Doucement Extension du phénomène décrit Aspiration Transcription incertaine Énoncé incompréhensible Interruption perceptible de l’énoncé Omission et explications
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MARTINA DRESCHER
Sacres québécois et jurons français : Vers une pragmaticalisation des fonctions communicatives?
1. Introduction
Dans les recherches linguistiques sur les jurons, on souligne généralement le caractère émotif de ces formes. Benveniste (1974) qui était un des premiers à s’intéresser au juron, le conçoit comme une pure décharge émotive à effet cathartique et sans aucune valeur communicative.1 A côté de ces emplois émotifs ‘forts’ des jurons, il existe cependant des usages plus atténués, plus ‘discrets’ et – c’est là mon hypothèse – plus communicatifs aussi qui jusqu’ici ont été négligés par la description linguistique. Ce sont ces emplois qui se trouvent au centre de la présente étude qui s’inscrit dans le prolongement de recherches antérieures sur les jurons en français québécois (Drescher 2000, 2002a, 2006), en italien (Drescher 2002b) et, plus récemment, en français de France (Drescher 2005). Elle vise à montrer que l’emploi de jurons, gros mots ou sacres2 – peu importe comment on les appelle – ne se limite point à la seule fonction psychologique ou émotive, mais que certaines de ces formes peuvent remplir des tâches éminemment communicatives. Pour le français québécois, j’ai pu démontrer que les jurons servent (1) à intensifier un énoncé à portée affective, évaluative ou subjective ; (2) à réagir à un changement thématique imprévisible ; (3) à donner un signal d’écoute (backchannel) et (4) finalement, à indiquer un changement de perspective énonciative (Drescher 2000). C’est ce dernier cas que j’examinerai de plus près ici en contrastant exemples québécois et français. Il est bien connu que l’inventaire des sacres québécois diffère de celui des jurons français. Au Québec, il se compose avant tout de termes religieux – tabernacle, ciboire, calvaire, christ, etc. – et de leurs dérivés euphémistiques – tabarouette, câline, cibole, criss, etc. Les jurons français puisent à d’autres domaines-sources – ceux de la sexualité et de la scatologie notamment –, mais en ce qui concerne leurs emplois dans la conversation, ils semblent partager certains traits de leurs équivalents québécois. Ce sont ces similarités fonctionnelles qui constituent l’objet de la présente analyse qui – en partant de données empiriques – vise à comparer sacres québécois et jurons français. Les exemples québécois proviennent pour la plupart d’un grand corpus de français québécois parlé – Montréal 95 – auquel je réfère par M
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2
Cf. Benveniste (1974, 256) : “Le juron est bien une parole qu’on ‘laisse échapper’ sous la pression d’un sentiment brusque et violent, impatience, fureur, déconvenue. [...] Il ne se réfère pas [...] au partenaire ni à une tierce personne. Il ne transmet aucun message, il n’ouvre pas de dialogue, il ne suscite pas de réponse”. Sacre est un régionalisme québécois pour désigner un juron.
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Martina Drescher
95.3 Les exemples français, signalés par CD, sont tirés de mes propres corpus. Les symboles de transcription se trouvent en annexe. La mise en parallèle entre sacres québécois et jurons français se terminera par une conclusion qui focalisera sur la transformation des jurons en marqueurs discursifs et qui tentera de donner une réponse à la question formulée dans le titre de cette étude.
2. Caractéristiques formelles des jurons A la différence des jurons français, les sacres québécois témoignent d’une énorme richesse formelle et ils apparaissent dans des constructions grammaticales très variées. 4 Avant d’entrer dans la discussion des fonctions, il est donc utile de donner un bref aperçu des caractéristiques formelles des jurons. Les jurons appartiennent généralement à la catégorie grammaticale de l’interjection, et plus précisément à celle de l’interjection dérivée ou ‘secondaire’ (Améka 1992).5 L’extrait suivant illustre cet emploi. [1]
Ah puis là là écoute, là il-y-a la grippe en plus là tu-sais. Calvaire il a de la misère hostie (M 95)
Ici, les sacres encadrent la phrase et possèdent une grande autonomie syntaxique. Dans l’exemple [2], tiré d’un roman de Michel Tremblay, le sacre apparaît dans la position d’une apostrophe. [2]
Qu’est-ce que t’as à rire de même, toé, maudite niaiseuse? (Tremblay 1980, 85)
Cet emploi semble assez restreint puisqu’il concerne avant tout la forme maudit avec la valeur d’un adjectif. L’emploi en tant qu’apposition dans une structure du type X de Y où le juron prend la place de X et où Y représente un nom est également très courant. [3]
il dit toutes sortes de criss d’affaires puis il pose toutes sortes d’hostie de questions (M 95)
[4]
T’as tout le temps des hosties de questions toi là (M 95)
Nombreux sont les exemples, où le juron (surtout tabarnak)6 prend la place d’un adverbe intensificatif. Dans les extraits suivants, en tabarnak équivaut grosso modo à très.
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4 5
Montréal 95 a été constitué sous la direction de Diane Vincent, CIRAL, université Laval qui m’a généreusement autorisée d’utiliser ses données. J’ai gardé la transcription originale qui suit plus ou moins l’orthographe du français. Pour faciliter la lecture des exemples, les jurons sont mis en caractères gras et les verba dicendi en italiques. Pichette (1980) compte dans son Guide raisonné des jurons environ 1800 dérivés et euphémismes. La catégorie de l’interjection est très problématique et controversée sur le plan théorique au point que certaines grammaires y renoncent et lui préfèrent celle du mot-phrase (Riegel & Pellat & Rioul 1994). Je ne puis ici entrer dans les détails de cette discussion et garderai la désignation traditionnelle.
« Sacres québécois » et « jurons » français : Vers une pragmaticalisation des fonctions communicatives? 179
[5]
tu fais pitié en tabarnak quand t’es pris pour travailler avec un d’eux-autres (M 95)
[6]
Ça va bien en tabarnak (M 95)
Finalement, certains sacres ont donné naissance à des noms ou des verbes qui, par la suite, ont été lexicalisés. Tel est le cas de criss ou de tabarnak, deux noms qui équivalent à imbécile, idiot. [7]
Quand qu’ils sont pris sur le fleuve qu’ils sont pognés dans le fond là ils te regardent mais à part de t ça ils te regardent jamais ces crisses là hein? (M 95)
[8]
j’ai dit à Claude ce tabarnak là je veux pas le voir (M 95)
Dans la catégorie des verbes, le néologisme le plus courant est crisser, dérivé de criss (christ), un verbe passe-partout avec un sens vague et très général. [9]
Si tu en veux pas dis moi le je crisse mon camp. (M 95)
Les sacres sont également entrés dans des constructions nominales prédicatives plus ou moins figées et font partie des expressions idiomatiques du français québécois. Etre en sacrement, une variante de être en sacre,7 dans l’exemple [10] signifie être en colère. [10]
Hey j’étais en sacrement il y en avait partout (M 95)
Si je me suis attardée sur une discussion des propriétés formelles des sacres, c’est pour mieux mettre en relief le potentiel communicatif de ces formes. Les exemples ont montré que les sacres, loin d’être une pure décharge émotive, sont intégrés dans des constructions syntaxiques variées et contribuent également à la création lexicale. Ces transformations ne se limitent pourtant pas aux niveaux syntaxique et lexical, mais concernent également le niveau pragmatique où l’on peut observer, parmi les jurons employés en tant qu’interjection, le gain de nouvelles valeurs communicatives. Et celle qui sera examinée de plus près dans les analyses subséquentes est l’indication d’un changement de perspective énonciative.
3. Changement de perspective énonciative Avant d’entrer dans les analyses empiriques, il convient de préciser ce que j’entends par ‘changement de perspective énonciative’. Avec Bakhtine (1999), je pars de l’idée d’une pluralité de ‘voix’ ou perspectives énonciatives à l’intérieur d’un même discours voire d’un même énoncé. C’est cette polyphonie, c’est-à-dire la mise en doute de l’unicité du sujet parlant à laquelle s’oppose désormais l’idée de sa fragmentation, qui a fécondé des approches aussi diverses que l’interactionnisme symbolique de Goffman (1979), la théorie de l’argumentation de Ducrot (1984) ou l’analyse de discours dans la tradition française (Maingueneau 1981 ; Authier-Revuz 1984). Cette dernière a mis l’accent sur les moyens linguisti-
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L’emploi comme juron va souvent de pair avec des modifications au niveau de la prononciation, rendues par une graphie divergente, par exemple tabernacle devient tabarnak, calice s’écrit câlice, christ est rendu par criss, etc. Cf. Detges (1993) pour une analyse détaillée de cette expression.
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Martina Drescher
ques qui permettent au locuteur de gérer la complexité énonciative dont le cas prototypique est sans doute le discours rapporté dans ses différentes manifestations (direct, indirect, style indirect libre). La quantité de discours rapporté augmente lorsque un locuteur reprend non seulement des énoncés, mais des bouts entiers d’une conversation. Il s’agit alors d’un ‘récit de paroles’ au sens de Genette (1983), c’est-à-dire d’une reprise composée d’une suite d’auto- et de hétéro-citations qui maintient le changement des tours de parole. C’est dans ce contexte spécifique que les jurons indiquant un changement énonciatif abondent.
3.1 Jurons québécois et ‘récit de paroles’ Parmi les marques formelles qui permettent de distinguer le discours cité du discours citant, les verbes de communication occupent une toute première place. A l’oral s’ajoutent la prosodie et parfois les marqueurs discursifs. Dans son étude sur les signaux de structuration en français, Gülich (1970, 101 ss.) avait déjà noté que certains signaux d’ouverture comme mais servent également à indiquer le début du discours rapporté. Et c’est aux charnières du discours citant et du discours cité, plus précisément au tout début du discours rapporté, que l’on trouve des jurons qui suggèrent, par cette distribution similaire, une affinité fonctionnelle avec un marqueur discursif. L’exemple [11] illustre cet emploi à l’intérieur d’un récit de paroles. Le locuteur B rapporte des paroles tout en indiquant clairement les frontières entre son propre discours et celui d’autrui. [11]
B: Il me l’a dit il dit câlice t’as l’air magané en tabarnak A: (rire) B: Il me regarde la face ah oui puis là là je dormais là. Il dit à part ça il dit regarde toi donc la face t’as de l’air magané comme tout’ il dit t’es creux. Bien j’ai dit endurer une fracture c’est pas / c’est pas facile là j’ai dit. Criss il dit comment tu fais il dit moi je serais pas capable hostie (M 95)
Chaque nouveau tour de parole est annoncé par un verbe du dire (il dit, j’ai dit), en italiques dans la transcription. En plus, le passage du discours citant au discours cité et notamment le début du discours direct sont indiqués par un juron (câlice, criss, hostie). La fonction des jurons semble être avant tout d’ordre structurel : étayés par des facteurs prosodiques et des modifications déictiques, ils marquent le début ou – dans le cas de hostie – la fin de la citation. On observe des emplois semblables dans l’extrait [12] où tabarnak suit immédiatement l’indication métacommunicative il dit. Et c’est la forme euphémistique tabarnouche qui clôt l’hétéro-citation. Ensuite le locuteur passe à une auto-citation qui débute par une suite de marqueurs discursifs québécois ‘classiques’ (voyons donc, regarde).8 [12]
Hey il parlait de ma jambe. Il dit tabarnak qu’est-ce tu fais il dit la jambe cas / tabarnouche. Voyons donc j’ai dit regarde j’ai dit je marche dessus là. J’ai dit fais toi z en pas avec ça là (M 95)
Dans l’exemple [13], le discours rapporté est ponctué par des verba dicendi (il me dit). Le juron câlice accentue cette segmentation.
–––––––— 8
Cf. Vincent (1993) ; Dostie (2004).
« Sacres québécois » et « jurons » français : Vers une pragmaticalisation des fonctions communicatives? 181
[13]
Ah hey il me dit tu peux bien coucher sur le plancher câlice il me dit (rire) avec une jambe cassée t’as pas le choix. Ah si je monte en haut coucher avec ma femme j’ai dit je dors pas (M 95)
L’exemple [14] comporte deux récits de paroles enchâssés l’un dans l’autre. Dans les deux cas, les jurons sacrement et hostie viennent appuyer les expressions métacommunicatives je lui ai dit et il m’a dit et mettent ainsi en relief la complexité énonciative de cette séquence. [14]
bien je lui ai dit sacrement ça m’étonnerait. J’avais vu Gilbert je lui avais/ je lui avais conté ça. J’ai dit ça c’en est une autre fois ça qu’il m’a dit hostie je sais pas où tu prends ça toi Pierre (M 95)
Il ressort clairement que, dans les extraits discutés jusqu’ici, les jurons contribuent à la structuration du discours en permettant une meilleure distinction des différentes ‘voix’ ou perspectives énonciatives dont se compose un récit de paroles. Ce résultat corrobore l’hypothèse de départ, selon laquelle les jurons possèdent des valeurs communicatives qui dépassent la seule fonction émotive. En plus, leur distribution ressemble à celle de marqueurs discursifs ‘classiques’ comme le montre l’exemple [15] où écoute et ben oui occupent la place d’un signal d’ouverture, tenue dans les exemples précédents par un juron. Dans certains cas, on pourrait même envisager une commutation entre marqueurs discursifs et jurons. [15]
Là je dis écoute mercredi je suis tombé encore sur mon genou. Il dit quoi? Ben oui je lui dis regarde c’est tout enveloppé là (M 95)
Des phénomènes comparables s’observent en français de France. Etant donné que les jurons d’origine religieuse comme morbleu sont plutôt désuets aujourd’hui, les formes ne sont pas les mêmes. Mais on retrouve les équivalents français dans des positions semblables et avec des fonctions similaires aux sacres québécois.
3.2 Jurons français et ‘pensée parlée’ Les occurrences françaises signalent un deuxième contexte caractérisé par un changement de perspective énonciative que j’ai appelé pensée parlée. Il s’agît d’auto-citations qui – à la différence du récit de paroles – rapportent un soliloque ou monologue intérieur du locuteur. Celui-ci présente ses paroles ou pensées non-verbalisées sur le mode de la citation. Cette technique conduit à un ‘dédoublement’ du sujet parlant en locuteur et en objet de son propre discours. Comme dans le cas du récit de paroles, cela exige une distinction des différents niveaux énonciatifs. Pour y parvenir, le locuteur dispose d’une série de moyens linguistiques : verbes du dire, modifications prosodiques, glissements déictiques, marqueurs discursifs, et certains jurons. Dans l’exemple [16], le locuteur utilise – à côté de l’expression métacommunicative je me suis dit – le juron mince, un euphémisme pour merde, accompagné de l’interjection primaire oh, comme signal d’ouverture supplémentaire. [16]
B: quand j’ai vu beaucoup de gars par/ parlaient anglais’ je me suis dit OH’ Mince’! . mes notions’ elles sont quand même . VRAIment léGÈres’ moi, A: mhm B: e:t quand je suis rentré’ PAF j’ai acheté des . cassettes et tout (CD)
En [17], la locutrice a recours à un tu générique pour annoncer le passage au discours direct (tu te dis) qui présente un bout de monologue intérieur.
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[17]
et elle/ elle hurlait’ quoi, . j’étais/ je sais que’ et . tu te dis MERde, est-ce que je pars’ est-ce que je pars pas, &et en même temps’ si j’étais pas partIE, .. et puis là’ bon, mon frère était là (CD)
Il s’agit là du procédé rhétorique de l’énallage qui produit un effet de décontextualisation voire de distanciation. En fait, la rupture dans la référence personnelle, c’est-à-dire le passage du je au tu et le retour au je, décale la citation par rapport à la situation d’énonciation actuelle. Cette articulation des différentes perspectives énonciatives est renforcée par le juron merde qui marque le début du discours direct. Dans l’exemple [18], ce n’est pas un monologue intérieur, mais un discours présenté explicitement comme virtuel qui est rapporté. Il est de nouveau annoncé par une expression métacommunicative impersonnelle. [18]
FR: donc ça c’est déjà’ un truc qu’on disait jamais, quoi, ET: mhm FR: et puis on se disait jamai:s eu:h . oh putain’! mais . pourquoi il lofe de tro:p’ ou pourquoi qu’il a pas trOp, (?je veux dire) quand il lofait y avait une raison’ et quand il abattait’ il avait une raison, par rapport à un aut(re) barreur on aurait dit mais PUTAIN! pourquoi il fait ça quoi, (CD)
A la différence de l’exemple précédent, c’est le pronom personnel on qui opère une généralisation de la référence (on se disait jamais, on aurait dit). Le locuteur parle en tant que représentant d’un collectif et introduit chacune des citations à l’aide du juron putain. La première occurrence de putain est précédée de l’interjection primaire oh et suivie d’un mais emphatique. Dans la deuxième séquence, c’est l’inverse : le mais emphatique vient avant le juron. Dans les deux cas, putain, accompagné par d’autres particules, marque le début du discours direct qui participe à son tour à la dramatisation de la narration. Comme on a pu le voir à travers ces exemples, les jurons français connaissent des régularités similaires dans leur distribution. Ils sont positionnés au début – et à une moindre échelle – à la fin du discours direct et se trouvent partant aux charnières de l’articulation énonciative. Leur apport communicatif se situe au niveau de l’organisation polyphonique du discours et ils ressemblent par là à un marqueur discursif. A la différence de marqueurs discursifs conventionnels, les jurons conservent cependant une touche subjective, qui pourrait être due à leur origine. Légaré & Bougaïeff (1984, 10), dans leur étude sémiolinguistique du sacre québécois, paraphrasent sacrer par “intensifier verbalement un énoncé, soit euphorique, soit dysphorique, au moyen de la connotation du sacré”. Il semble que même les jurons avec des fonctions avant tout discursives gardent un brin d’expressivité. Leur contribution à la structuration et au balisage énonciatif s’accompagne fréquemment d’un renforcement de l’expression ou d’un renvoi à l’attitude du locuteur. Les connotations rattachées à des mots comme putain, hostie ou merde restent présentes en germe de telle sorte que même leurs usages discursifs sont teints d’expressivité. Ce surplus explique pourquoi, dans la plupart des exemples discutés, les jurons apparaissent dans le contexte d’un énoncé évaluatif. Aussi, leur distribution est-elle plus restreinte que celle des marqueurs discursifs conventionnels.
« Sacres québécois » et « jurons » français : Vers une pragmaticalisation des fonctions communicatives? 183
4. Vers une pragmaticalisation des fonctions communicatives? Le but de cette étude était d’examiner le rôle des jurons dans le balisage de la complexité énonciative du discours. En conclusion, je reviens sur la question formulée dans le titre de cet article – à savoir dans quelle mesure on a affaire ici à un cas de pragmaticalisation (Lehmann 2002 ; Auer & Günthner 2003). D’abord une première réserve s’impose : étant donné que les données examinées se prêtent seulement à une analyse synchronique, les réflexions concernant le changement fonctionnel restent nécessairement hypothétiques et elles auront besoin d’être vérifiées ultérieurement par une approche historique. Pour ce faire, il faudrait un corpus complémentaire qui intègre la dimension diachronique – chose qui ne devrait pas être facile à réaliser puisque l’usage de jurons est avant tout un phénomène oral et les enregistrements audio ne recouvrent finalement qu’une période assez récente. On peut cependant partir des résultats de l’analyse synchronique et essayer de récapituler le cheminement des formes en voie de devenir des marqueurs discursifs. Dans ce processus, on peut distinguer plusieurs étapes : un mot comme tabernacle, qui désigne un objet religieux, appartient d’abord exclusivement au domaine du sacré. Le caractère sacré de l’objet se transfère au mot qui est protégé par un tabou. Ensuite, l’utilisation du mot en dehors de son contexte premier constitue une transgression du tabou. Le mot est décontextualisé, c’est-à-dire sorti du monde du sacré, pour être recontextualisé dans le monde du profane. La violation du tabou représente un acte audacieux qui confère un pouvoir spécifique au mot utilisé en dehors de son contexte d’origine. C’est la naissance du juron qui tire son caractère expressif et partant sa force de l’acte transgressif toujours présent dans la mémoire collective. Au cours de la troisième étape, le juron perd – par les effets conjugués d’un usage fréquent et de l’affaiblissement du tabou – son caractère transgressif. Par conséquent, sa force d’intensification s’érode. Le juron peut alors tomber en désuétude – et les cas sont nombreux – ou être ‘recyclé’ avec d’autres valeurs sémantico-pragmatiques. Et ceci correspond à la quatrième étape où la perte ou du moins l’atténuation des valeurs expressives est compensée par le gain de nouvelles fonctions communicatives. A la différence des significations à la fois vagues et / ou péjoratives que l’on observe dans les lexicalisations du type crisser, tabarnak ou des valeurs intensificatrices qui se sont stabilisées dans le cas de l’adverbe (p. ex. en tabarnak, en câlice), certains emplois interjectifs ont gagné de nouvelles valeurs discursives. L’affaiblissement sur le plan émotif va de pair avec un enrichissement sur le plan pragmatique. Selon moi, on touche là à un cas de pragmaticalisation, c’est-à-dire à l’évolution graduelle d’un mot vers des significations pragmatiques et, plus précisément, discursives. Ceci semble être le parcours des jurons qui indiquent des changements de perspective énonciative. Ces jurons fonctionnent sous bien des égards comme des signes linguistiques métapragmatiques qui contribuent à rendre un agir communicatif interprétable (Auer & Günthner 2003), même si leur distribution et partant leurs fonctions communicatives restent encore assez restreintes comparées aux marqueurs établis depuis longtemps. Il n’est pourtant pas exclu que certains jurons se spécialiseront dans la démarcation du discours rapporté, case qui reste vide puisque, pour l’instant, cette fonction est assumée par des signaux d’ouverture moins spécifiques (Gülich 1970). Reste la question de savoir pourquoi ce sont justement les jurons qui apparaissent de façon privilégiée dans le contexte d’un changement de perspective énonciative. Dans une étude antérieure (Drescher 2005), j’avais suggéré une explication qui me paraît toujours pertinente : en tant que formes émotives par excellence, les jurons soulignent la mise en place d’un autre Ego et contribuent ainsi à l’établissement d’une nouvelle perspective énonciative. En plus, ils intensifient et authentifient l’énonciation citée. Ce dernier aspect ressort clairement des
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Martina Drescher
travaux de Chastaing (1976) qui voit dans les jurons des ‘marqueurs de vérité’ qui confèrent un degré supérieur de véracité à l’énonciation et permettent ainsi de mieux persuader l’autre. Ces effets me semblent être aussi à la origine des fonctions communicatives des jurons qui pourraient devenir un jour des éléments ‘de plein droit’ d’une grammaire du discours.
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Annexe Symboles de transcription (CD : corpus Drescher) / . .. & haut' malade, ! MALIN ROsé Bar oui: et::: n:on (en)fin a(l)ors (? toi aussi) (? ..........)
rupture pause courte pause moyenne enchaînement rapide intonation montante intonation descendante intonation exclamative accentuation d’un mot / d’une syllabe / d’un son allongement d’une syllabe / d’un son articulation relâchée transcription incertaine (partie d’un) énoncé incompréhensible
IV. Histoires
ANDRÉ LAPIERRE
Quand le Canada n’était qu’une rivière : les premiers moments 1 de la toponymie française en Amérique
1. Introduction Il est admis depuis longtemps que Jacques Cartier et Samuel de Champlain sont les premiers architectes de la toponymie française en Amérique. Un examen détaillé des quelque 500 noms de lacs, rivières, caps, baies, pointes, îles etc. qu’ils attribuent à l’Amérique septentrionale (Morisonneau 1978) ne laisse pas de doute sur la richesse, tant historique que culturelle, de cette abondante nomenclature. Mais en y regardant de plus près, on voit que le découpage spatial de l’Amérique, commencé avec la découverte du continent par Christophe Colomb à la fin du XVe siècle, était engagé bien avant leur arrivée dans le Nouveau-Monde et s’est poursuivi pendant tout le XVIe siècle avec des contributions des grandes puissances rivales engagées dans l’exploration du continent nouveau, en particulier l’Espagne, le Portugal, l’Angleterre et la France. Dix ans avant le premier voyage de Cartier (1534), Giovanni da Verrazzano avait attribué à la côte est des États-Unis une toponymie d’inspiration française, en l’honneur du roi François 1er au compte duquel il était parti chercher un passage vers l’océan Pacifique. En reconstituant cette nomenclature, Marcel Trudel (1973, 35) note des transferts de noms français à des entités américaines comme Cap d’Alençon, aujourd’hui Cape May au New Jersey, le Fleuve Vendôme devenu aujourd’hui la rivière Delaware, et Angoulême, nom qui s’appliquait à la région de New York. Cette toponymie n’a pas laissé de traces cependant, n’ayant jamais été associée à une tentative de peuplement français. De plus, elle a été portée sur les cartes dans la langue scientifique de l’époque, le latin, de sorte qu’on ne peut pas encore parler de toponymie française au sens strict du terme. Au Canada, on doit à Cartier une centaine de toponymes, tant français qu’autochtones, dont le plus célèbre est Pays de Canada, nom qui va s’appliquer à toute la région laurentienne. Chez Champlain, le toponyme connaît plusieurs variantes dont Grande Rivière de
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Cet article est une version abrégée d’une étude destinée à paraître dans Onomastica Canadiana (2007) sous le titre «La toponymie des Huguenots en Floride au XVIe siècle». Nous tenons à remercier Marie-Claude Séguin, doctorante en linguistique à l’Université d’Ottawa, qui a dépouillé l’édition de Lussagnet et confectionné la base de données à partir de laquelle nous avons pu entreprendre cette étude. Nous remercions aussi nos collègues onomasticiens qui, à l’occasion de nos présentations sur la toponymie française en Floride, ont fourni d’utiles suggestions. À Françoise Klingen qui a bien voulu mettre sa thèse à notre disposition, nous adressons notre vive reconnaissance. Toute erreur d’interprétation ne saurait être autre que la nôtre.
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Canada avant de disparaître en faveur de Grande Rivière de Sainct Laurens. Mais pour l’essentiel, la toponymie française de la première moitié du XVIe siècle se limite à l’espace canadien et ne changera guère entre Cartier et Champlain. Il en va tout autrement au sud de la Grande Rivière de Canada où la contribution des Huguenots, chassés de France par les guerres de religion, résonne encore de nos jours.
2. Historique Les guerres de religion qui ont secoué la France vers le milieu du XVIe siècle ont effectivement interrompu les explorations qu’elle avait entreprises en direction du Nouveau-Monde. L’introduction de la Réforme en France avait déclenché une série de conflits armés entre Catholiques et Protestants et plongé le royaume dans une sanglante guerre civile, laissant peu de place aux initiatives d’exploration. À la mort de François 1er en 1547, la monarchie française est affaiblie et incapable de mettre un terme aux conflits religieux. La régente Catherine de Médicis essaie de tempérer les esprits mais en accommodant les Huguenots, elle ne fait que soulever l’ire des Catholiques. Craignant pour l’avenir de son fils Charles IX qui n’a que 10 ans au moment où il accède au trône de France en 1560 et voulant préserver l’unité du pays, elle accentue sa politique de tolérance en essayant de mettre fin à la persécution des Huguenots. Parmi les personnages protestants les plus influents de l’époque se trouve l’Amiral de France, Gaspard de Coligny. Il profite de ses bonnes relations avec la régente pour lui exposer le projet de fonder dans le Nouveau-Monde une colonie où les Protestants retrouveraient le libre exercice de leur religion. En même temps, il voit l’occasion pour la France de reprendre ses activités d’exploration et de combler le retard qu’elle accuse sur l’Espagne dans Nouveau-Monde. Une première tentative a lieu en 1555 alors que Nicolas Durand de Villegaignon (1510-1571) débarque au Brésil à la tête de 600 soldats et colons, pour la plupart Huguenots, et s’établit dans la baie de Guanabara, près de l’actuelle ville de Rio de Janeiro. Les nouveaux colons érigent une habitation fortifiée qu’ils appellent Fort Coligny, mais très bientôt les dissensions internes et les conflits incessants avec les peuples autochtones de même qu’avec les Portugais sonnent le glas de l’entreprise. Villegaignon retourne en France en 1557 et la colonie est détruite par les Portugais en 1560. L’inventaire toponymique de cette malheureuse aventure reste à faire, mais il est d’ores et déjà acquis qu’elle a laissé peu de traces aujourd’hui. Ce premier échec ne décourage pas Coligny pour autant. En 1561, il prépare une deuxième tentative dont il confie le commandement à un coreligionnaire, le capitaine dieppois Jean Ribault dont les talents de navigateur lui étaient bien connus. Parti de Havre de Grâce le 18 février 1562 à la tête de trois vaisseaux et 150 colons, en majorité des Huguenots, Ribault arrive le 30 avril dans la Terra Florida, ainsi nommée par Ponce de Léon en 1522 en raison de sa découverte le dimanche après Pâques, i.e. les Pâques Fleuries. Le lendemain, premier jour du mois, Ribault remonte une rivière qu’il nomme Rivière de mai après avoir planté une stèle arborant les armes de France sur les bords de la rivière. Ribault établit rapidement des relations de confiance avec les Timucuas, peuple autochtone de la Floride et part à la recherche d’un endroit propice à l’établissement d’une colonie. Il longe la côte vers le nord, cherchant à ne pas alerter les Espagnols de sa présence et se rend jusqu’à l’actuelle Caroline de Sud où il trouve un endroit favorable et y fait construire une
Les premiers moments de la toponymie française en Amérique
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petite fortification qu’il nomme Charlesfort en l’honneur de Charles IX. Tout le long de son parcours, il attribue des noms à une série d’entités géographiques, donnant pour la première fois une empreinte française à un espace qui deviendra un jour celui des États-Unis d’Amérique. Après quelques mois passés à Charlesfort, Ribault et son second, René Goulaine de Laudonnière décident de retourner en France chercher des renforts et d’autres provisions pour alimenter la colonie naissante. En arrivant à Dieppe le 20 juillet 1562, ils trouvent la ville investie par les troupes du duc de Guise et le pays en proie à de violents conflits civils et religieux. Laudonnière reste en France mais Ribault décide de tenter sa chance auprès d’Élizabeth, reine de la protestante Angleterre. Malheureusement, il est arrêté comme espion et enfermé à la Tour de Londres. Il profite néanmoins de son séjour en Angleterre pour faire le récit de son expédition en Floride. Bientôt privée de vivres et secouée par des conflits internes, la petite colonie restée Chalesfort va de mal en pis. Se croyant abandonnés, la trentaine de colons décident de revenir en France. Ils construisent une embarcation de fortune et prennent la mer. Leur traversée est ponctuée de moments horribles, la famine les conduisant même au cannibalisme. Une poignée seulement est rescapée par un navire anglais au large des côtes britanniques. La première tentative de colonisation française en Floride se solde donc par un échec. Les assurances de l’édit d’Amboise (mars 1563) permettent à l’Amiral de confier à Laudonnière une deuxième expédition qui part vers la Floride le 22 avril 1564 et arrive à la Rivière de mai le 24 juin. C’est le long de cette rivière que Laudonnière érige une fortification qu’il appelle La Caroline, en l’honneur du roi de France, et autour de laquelle s’organise une deuxième colonie. Malheureusement, celle-ci ne durera qu’à peine 15 mois. Le roi d’Espagne Philippe II ayant été informé de l’établissement de Français dans un territoire revendiqué, et par des pratiquants de la religion réformée de surcroît, il ordonne à Pedro Menéndez de Avilés de mettre fin à cet établissement hérétique en terre d’Espagne. Presque au même moment, Ribault, revenu d’Angleterre, quitte la France à la tête d’une troisième expédition vers la Floride et rejoint Laudonnière au Fort Caroline le 28 août 1565. Les navires de Menéndez arrivent peu de temps après, soit le 3 septembre. Les deux flottes s’affrontent mais un ouragan repousse Ribault vers le sud et la flotte française s’échoue sur la côte, au sud de San Agustín où s’étaient établis les Espagnols. Menéndez profite de la situation pour attaquer le fort et en massacrer presque tous les occupants. Laudonnière échappe à la tuerie et réussira à regagner la France. Mais Ribault et ses hommes connaîtront un sort plus tragique. Rejoints par les Espagnols, ils sont systématiquement massacrés à leur tour à un endroit qui sera nommé plus tard Matanzas (les massacres), aujourd’hui Matanzas Inlet, au sud de la ville de Saint Augustine.
3. Sources toponymiques
Cet épisode malheureux de l’histoire coloniale française reste encore méconnu : «This is an episode that has never been accurately and thoroughly reconstructed – never mind satisfactorily explained – and one that is all too easy to obscure through oversimplification.» (McGrath 2000, 7). Il en est de même pour la toponymie qui s’y rattache. Heureusement, plusieurs récits, sous forme de monographies et de manuscrits divers, tant français, anglais qu’espagnols peuvent nous aider à reconstituer cette première couche de noms de lieux fran-
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çais sur le territoire américain. Nous allons fonder notre étude sur quatre documents d’époque qui sont les plus pertinents en ce qui concerne la nomenclature géographique : 1. Jean Ribault, La complète et véridique découverte de la Terra Florida, Londres 1563; 2. René de Laudonnière, L’histoire notable de la Floride située ès Indes Occidentales, Paris 1586; 3. Nicolas le Challeux, Discours de l’histoire de la Floride, Dieppe 1566; 4. Dominique de Gourgues, Histoire mémorable de la reprise de l’Isle de la Floride, s.l. 1568. Nous devons au patient labeur de Suzanne Lussagnet (1958) d’avoir réuni ces quatre témoignages en un volume et d’en avoir fait une édition diplomatique, accompagnée de notes critiques sur les études antérieures portant sur les explorations françaises en Floride. Cette édition servira de base à notre étude. Fait intéressant, l’édition de Lussagnet présente le récit de Ribault en français pour la première fois. C’est un éditeur londonien, Thomas Hacket, qui a publié le texte de Ribault en 1563 sous le titre The Whole and True Discoverye of Terra Florida […] Written in French by Capitaine Ribauld […] and nowe newly set forthe in Englishe. Le manuscrit original ne nous est jamais parvenu et l’existence d’une édition française (Gaffarel 1875, 337) apparaît peu probable. La traduction que nous livre Lussagnet est, en fait, une traduction d’une traduction, d’où l’importance de contre-vérifications dans d’autres sources de la même période. Le récit de Laudonnière, en revanche, est un texte rédigé en français, vraisemblablement commencé dès son retour en Angleterre en 1565. Destiné au roi Charles IX (Bennett 2001, 43) il n’a cependant été publié qu’en 1586. C’est de loin le texte le plus important et le seul qui comprenne le récit des trois expéditions. À plusieurs égards, le récit de Laudonnière corrobore celui de Ribault et le complète du point de vue toponymique. Nicolas de Challeux est un charpentier du Fort Caroline qui a pu échapper au massacre de Matanzas et dont le récit a connu une certaine popularité en France au moment de sa publication. Le dernier témoignage est attribué à Dominique de Gourgues, gentilhomme bordelais qui conçut et mena à exécution en 1568 une expédition de revanche en Floride contre le Fort San Mateo, nom que les Espagnols avaient donné au Fort Caroline après sa capture.
4. Méthodologie
En dépouillant systématiquement ces quatre sources, nous avons pu recenser environ une centaine de toponymes français, espagnols et timucuas. Plusieurs ne se rapportent pas à notre étude, mais ils fournissent des indications précieuses sur la dénomination des entités de l’Atlantique et de la mer des Caraïbes à l’époque, et notamment sur les formes qui n’étaient pas encore entrées dans l’usage. Par exemple, les nombreuses attestations du nom de pays Mexico nous apprennent que les Huguenots ne connaissaient pas encore l’exonyme français Mexique. Pour notre part, nous avons retenu les toponymes français attestés dans les textes des deux principaux chefs d’expédition vers la Floride, soit Ribault et Laudonnière et dont la plupart ont été portés sur la carte de Bellin intitulée Carte des costes de la Floride françoise (Charlevoix 1744, 24). Pour l’essentiel, ces désignations se rapportent à l’exploration de la côte actuelle de la Floride (FL), de la Géorgie (GA) et de la Caroline du Sud (SC).
Les premiers moments de la toponymie française en Amérique
Carte de Nicolas Bellin tirée de l’Histoire et description générale de la NouvelleFrance par le P. de Charlevoix, Paris, 1744.
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5. Nomenclature huguenote Il nous a semblé intéressant de présenter les toponymes dans l’ordre de la découverte des entités, en suivant Jean Ribault lors de la première expédition de 1562, remontant avec lui la côte atlantique depuis la Floride jusqu’à la Caroline du Sud. Le cas échéant, les dénominations seront confirmées par le témoignage de Laudonnière, en gardant bien à l’esprit que ce dernier a commencé à rédiger son texte trois ans après avoir participé aux explorations. Mais quelque soit l’ordre adopté, comme on le verra plus loin, l’emplacement des entités géographiques, les rivières en particulier et l’ordre de leur découverte par les Huguenots, ne sauraient être qu’hypothétiques. C’est qu’il n’existe pas de cartes pour faciliter la localisation des entités. Les seules qui ont été faites à l’époque sont celles de l’artiste Jacques LeMoyne mais celles-ci ont été dessinées après la première expédition et rédigées de surcroît en latin. On se perd donc en conjectures quant à l’ordre exact dans lequel les entités ont été nommées et leur emplacement précis pose un problème tout aussi gênant : «Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de déterminer la concordance des fleuves alors entrevus par les Français, et des divers cours d’eau qui arrosent la côte actuelle de la Géorgie ou des deux Carolines. » (Gaffarel 1875, 18). Lussagnet, qui a méticuleusement comparé les textes de Ribault et de Laudonnière, conclut que « le rapport de Jean Ribault et la relation de Laudonnière ne s’accordent pas tout à fait sur la succession et le nom même des rivières reconnues par l’expédition de 1562. » (1958, 54). Nous avons donc opté de nous baser sur l’ordre de découverte mentionné par Ribault lors son premier voyage et d’indiquer, le cas échéant, les divergences entre lui et Laudonnière. À remarquer aussi que cette succession de rivières, débouchant toutes dans l’Atlantique depuis la frontière actuelle entre la Floride et la Géorgie jusqu’à la Caroline du Sud, ont été nommées à partir du large et non suite à leur exploration: « Ribault nomma les chenaux perçant les cordons littoraux parallèles à la côte et non les rivières proprement dites se déversant dans les lagons derrière ces îles. » (Fuson & Klingen 1986, 423a). À elle seule, cette remarque fait comprendre la difficulté de reconstituer l’emplacement exact des rivières. À titre indicatif, nous donnerons néanmoins le nom des rivières actuelles qui, selon nos sources, correspondraient aux entités nommées par les Huguenots.
5.1 Toponymes de l’expédition de 1562 5.1.1 Nouvelle-France Notons que bien avant de s’appliquer à la vallée du Saint-Laurent et à l’Acadie, le toponyme Nouvelle-France couvre tout le continent nord-américain situé entre le Cap Breton et le nord de la Floride. Le témoignage de Laudonnière est précieux cependant, car il précise toute l’importance de la Floride dans le projet colonial français : « La Nouvelle France est presque aussi grande que toute nostre Europe. La partie toutesfois d’icelle la plus recognuë et habituee, est la Floride, en laquelle plusieurs François ont fait plusieurs voyages à diverses fois, tellement qu’elle est maintenant la region la plus recognuë, qui soit en toute ceste partie de la Nouvelle France.» (Lussagnet 1958, 40). Le toponyme Nouvelle-France n’apparaît d’ailleurs nulle part dans le langage géographique de Cartier (Morissonneau 1978). La carte de Girola-
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mo da Verrazano (1529) utilise Nova Gallia et on lit Nova Francia sur celle de Giovanni Battista Ramusio (1535). Il est donc fort probable que les Huguenots nous livrent ici les toutes premières attestations françaises du toponyme. À noter que, dans sa célèbre Histoire de la Nouvelle-France (1612), Marc Lescarbot fait passer les explorations des Huguenots en Floride avant celles de Cartier dans le Saint-Laurent, qui pourtant leur sont antérieures. Trudel (1973) pour sa part distingue trois Nouvelle-France au XVIe siècle : brésilienne, floridienne et laurentienne. Il faudra attendre le XVIIe siècle avant que l’application du toponyme ne se fixe définitivement dans l’environnement canadien.
5.1.2 Cap Français C’est le premier toponyme que Ribault assigne à la côte floridienne, sans préciser la motivation de son choix, mais on devine bien l’intention première d’honorer la mère patrie et de donner une empreinte française sur le territoire nouvellement découvert. Le témoignage de Laudonnière ne laisse d’ailleurs aucun doute sur cette interprétation. “il prist port en Nouvelle-France, terrissant près un cap […] lequel à son abord, il appela Cap Francoys en l’honneur de nostre France.” (Lussagnet 1958) Selon Gaffarel « c’était la côte actuelle des États-Unis, et le cap Français répond sans doute à la pointe qui s’étend au nord de la ville de Saint-Augustin. » (1875, 15). Voir plus loin une discussion sur la traduction et l’officialisation du toponyme Cape Francis.
5.1.3 Rivière de Mai Cette désignation est la première à s’appliquer à une rivière de Floride. L’hydronyme revient souvent dans les textes en raison de son association avec le Fort Caroline qui sera érigé deux ans plus tard au même endroit par Laudonnière. C’est au bord de la Rivière de Mai que Ribault érige une stèle aux armes du roi de France pour bien marquer la prise de possession du territoire : « In doing so, Ribault was carrying out a tradition dating from the Middle Ages whereby the first occupant becomes master and newly discovered land must be taken possession in the name of the king by erecting as cairn or column or by performing a similar ritual. » (Klingen 1982, 21). Le spécifique s’applique aussi à une île (voir ci-après). — Correspondrait aujourd’hui à St. John’s River (FL).
5.1.4 Île de Mai Ribault est le seul à mentionner cette entité qu’il situe dans le cours de la première rivière située au nord de la rivière de Mai (voir ci-après). Selon Coulet du Gard (1986, 24) cette île serait aujourd’hui Amelia Island (FL).
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5.1.5 La Seine Deuxième fleuve de France par sa longueur, se jetant dans la Manche à la hauteur de Havrede-Grâce (aujourd’hui Le Havre) et point de départ des expéditions des Huguenots vers le Nouveau-Monde. C’est à partir d’ici que commence dans le récit de Ribault une série de transferts toponymiques. Appelée aussi recyclage toponymique, cette technique de dénomination vise l’appropriation du territoire en associant le référent nouveau avec un autre déjà connu dans la mère patrie, ici la Seine. « … on aime à voir ces Français se souvenir de la France, et en perpétuer le souvenir par des dénominations empruntées à la patrie absente. » (Gaffarel 1875, 18). Gourgues nous donne la forme autochtone du toponyme Taquatacourou, ce qui permet de penser que la rivière, et bien d’autres que nomment les Huguenots lors de cette première expédition, avaient déjà une forme ancrée dans l’usage des premiers habitants du territoire. L’utilisation par les Huguenots du générique rivière plutôt que fleuve ne devrait pas étonner outre mesure, la langue ne fixant la distinction sémantique entre les deux termes qu’au XVIIIe siècle seulement. — Correspondrait aujourd’hui à St. Mary’s Sound (FL / GA).
5.1.6 La Somme Fleuve du nord de la France se jetant dans la Manche près de Dieppe, lieu de naissance de Ribault et probablement aussi de Laudonnière. Il est raisonnable de croire que Ribault utilise les noms de fleuves qu’il connaît personnellement en tant que navigateur ou qui sont largement connus à l’époque. Laudonnière et Le Challeux précisent que la rivière était aussi connue dans l’usage timucua sous divers noms, ce qui traduit une grande imprécision quant à la couche autochtone d’origine, sans en nier toutefois l’authenticité. — Correspondrait aujourd’hui à St. Andrew’s Sound (GA).
5.1.7 La Loire Premier transfert dans la série de fleuves se jetant dans l’Atlantique. Comme les autres d’ailleurs, le plus long fleuve de France ne semble pas avoir été choisi pour de motif autre que celui d’imprégner un visage français au territoire en cours de découverte. — Correspondrait aujourd’hui à St. Simon’s Sound (GA).
5.1.8 La Charente Fleuve de l’Ouest de la France, se jetant dans l’Atlantique près de Rochefort et La Rochelle. C’est ici que commencent les contradictions entre Ribault et Laudonnière en ce qui concerne l’ordre des découvertes. — Correspondrait aujourd’hui à Newport (GA).
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5.1.9 La Garonne Fleuve de l’Ouest de la France qui prend sa source en Espagne et se jette dans l’Atlantique près de Bordeaux après avoir rejoint le Lot et la Dordogne dans un estuaire commun appelé la Gironde. — Correspondrait aujourd’hui à Savanah River (GA / SC).
5.1.10 La Gironde Estuaire formé par la Garonne et la Dordogne près de Bordeaux. Contrairement à ce qu’affirment Fuson et Klingen (1986, 423a), la Gironde ne fait pas partie des hydronymes attribués à Ribault. Peut-être s’agit-il d’un oubli, comme le suggère Gaffarel : « Ribaut peut en avoir oublié quelques-uns, ou, tout au contraire, avoir attaché de l’importance à quelque mince tributaire de l’Océan. » (1875, 18). Avec la Gironde prend fin la série des transferts toponymiques. On peut supposer que le recyclage des noms de cours d’eau se limite aux entités débouchant sur la Manche et l’Atlantique en raison de l’importance stratégique que celles-ci revêtent pour les navigateurs du XVIe siècle comme voies d’accès vers le NouveauMonde. Ainsi expliquerait-on l’absence du Rhône dans cette liste, pourtant le deuxième fleuve en importance de France. — Ne semble pas avoir laissé de traces en toponymie contemporaine.
5.1.11 La Belle Début de la toponymie descriptive. Les récits des Huguenots ne laissent pas de doute sur leur émerveillement devant la richesse et la beauté du pays qu’ils découvrent. L’adjectif belle est donc bien choisi et va d’ailleurs revenir assez souvent dans la toponymie française du XVIIe et XVIIIe siècles, mais le plus souvent associé à une entité géographique, comme Belle Rivière dans la région du Détroit. Cet emploi absolu, avec le générique sous-entendu, est plus rare. — Ne semble pas avoir laissé de traces en toponymie contemporaine.
5.1.12 La Grande Ribault continue la série des toponymes descriptifs en utilisant l’adjectif grande. Comme belle, l’adjectif grande revient souvent en toponymie française d’Amérique, le plus souvent associé à une entité géographique. Cet emploi absolu, avec générique sous-entendu, est moins fréquent, mais il est encore attesté de nos jours, comme dans le nom du complexe hydroélectrique La Grande dans le nord du Québec. — Correspondrait aujourd’hui à Broad River, (SC).
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5.1.13 Port Royal Ce toponyme commémoratif rappelle l’importance que les Huguenots attachaient à la Couronne de France au moment de la prise de possession du territoire. Tout en recherchant un refuge pour leur pratique religieuse, ils étaient conscients de leur rôle dans l’appropriation du territoire au nom de la France, comme en témoignent les stèles ou bornes aux armes royales que Ribault planta le long de son parcours. Ribault et Laudonnière mentionnent Port Royal tantôt comme une rivière, une île et même un lieu. Le sens du générique port à l’époque est celui d’un endroit propice au mouillage des navires. On retrouvera Port Royal plus tard en toponymie française nord-américaine, notamment en Acadie. — La rivière correspondrait aujourd’hui à Port Royal Sound (SC), et l’île à Parris Island (SC).
5.1.14 La Belle-à-voir La forme assez particulière de l’hydronyme traduit peut-être l’impossibilité des Huguenots de remonter le cours des rivières qu’ils apercevaient en raison de la taille de leurs navires. De nouveau, cet hydronyme traduit l’enchantement des Huguenots devant cette Terra Florida dont ils font la découverte.— Ne semble pas avoir laissé de traces en toponymie contemporaine.
5.1.15 Rivière du Jourdain La présence d’un hydronyme du Proche-Orient a de quoi surprendre en ces lieux et a fait l’objet de plusieurs spéculations selon nos sources. En fait, les Huguenots croyaient être en présence d’une rivière déjà connue. On trouve déjà l’hydronyme sur la carte de Diego Ribero (1529). Selon Lussagnet, « c’est probablement par erreur que le texte [de Ribault] semble associer la rivière de Port-Royal et la rivière du Jourdain, en Caroline du Sud, ainsi nommée par l’expédition Ayllón » (1958, 24). Le récit de Laudonnière, quant à lui, place la rivière au nord de la rivière de Port-Royal. Il semble à peu près certain que ni l’un ni l’autre des voyageurs n’ait vu la rivière, associée, tant dans l’imaginaire des Espagnols que celui des Huguenots, à une légendaire fontaine de jouvence. Pour Gaffarel, il s’agirait plutôt d’un changement de motivation toponymique : « Par exception, ils nommèrent un de ces fleuves le Jourdain, car ils étaient protestants, nourris par conséquent de la lecture de la Bible, et, après avoir payé tribut à la patrie, ils voulaient affirmer leurs convictions » (1875, 18). — Cet hydronyme ne semble pas avoir laissé de traces en toponymie contemporaine.
5.1.16 La Libourne Ribault donne ici le seul exemple, plutôt rare, d’un urbonyme devenu hydronyme. La motivation est obscure. Selon Gaffarel, il s’agirait aussi du nom d’un ilôt nommé par les Gascons de l’expédition (1875, 22). C’est là que Ribault et ses hommes plantèrent une deuxième stèle : « On the twenty-second of May, the French set another column bearing the arms of Charles IX upon a hill on a little island, in a watercourse they named the Libourne River. In doing so,
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they marked the northern limit of the lands of ‘New France’ claimed by their discovery » (Klingen 1982, 23). — Correspondrait aujourd’hui à Skull Creek, (SC).
5.1.17 Île des Cèdres Nous n’avons pas trouvé de mention de cette île dans le texte de Ribault. Comme dans le cas de La Gironde, il s’agit probablement d’un oubli de sa part ou d’un indice du peu d’importance que revêt le toponyme aux yeux du capitaine dieppois. — Il est possible qu’il y ait un lien entre la forme d’origine et Cedar Island (SC).
5.1.18 Chenonceaux Gaffarel suggère que « Le bras de rivière qui séparait les deux îlots était si pittoresque, si agréablement ombragé qu’on l’appela Chenonceaux, et personne n’ignore combien Chenonceaux sur le Cher mérite sa réputation » (1875, 22). Cette hypothèse, reliant le nom de la rivière au célèbre château, semble peu probable. Commencée en 1515, la construction du château n’a été complétée qu’environ 80 ans plus tard. Il serait donc étonnant que les Huguenots aient voulu nommer une rivière en l’honneur d’un château encore en chantier et dont la célébrité était encore à faire. Il est plus vraisemblable, comme le suggèrent Deroy et Mulon (1992, 104) qu’il s’agisse d’une variante de *chenauceaux, signifiant ‘petits chenaux’. En fait, les textes laissent deviner la présence de plusieurs branches de rivières à cet endroit. — Ne semble pas avoir laissé de traces en toponymie contemporaine.
5.1.19 Rivière Basse L’hydronyme, mentionné seulement par Laudonnière, correspondrait à un cours d’eau trop peu profond pour la navigation, d’où son nom. Peut-être s’agit-il encore d’un oubli de la part de Ribault, comme dans le cas de la Gironde ou de l’Île des Cèdres à moins qu’il ne s’agisse, comme le suggère Lussagnet (1958, 66) d’une rivière que l’artiste LeMoyne désigne sur sa carte sous la forme latinisée Fl. Humile. Celle-ci ne paraît pas correspondre à aucune rivière mentionnée dans les sources que nous avons consultées. — Ne semble pas avoir laissé de traces en toponymie contemporaine.
5.1.20 Charlesfort Le toponyme est construit à partir de la soudure du générique et du spécifique renversés, suivant le modèle d’autres toponymes français de l’époque comme Charleval (fondé sous le règne de Charles IX), Charleville, Hattonchâtel, etc. Ce modèle avait été utilisé par Cartier pour dénommer la colonie de Charlesbourg-Royal à Cap-Rouge (1541). On le retrouve encore au XVIIIe siècle avec Louisbourg, nom de la célèbre forteresse du Cap Breton. Vraisemblablement de petite taille, selon Gaffarel « cette forteresse n’avait que 160 pieds ou 52 mè-
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tres 80 centimètres de longueur, et 130 pieds ou 39 mètres 60 centimètres de large : elle était néanmoins suffisante pour abriter la petite garnison, et pour protéger les abords de l’île » (1875, 22-23). Le fort a duré peu de temps, ayant été abandonné après à peine six mois d’habitation. Cela se voit d’ailleurs au petit nombre d’attestations que l’on trouve dans les textes.— Les recherches archéologiques n’ont pas permis de retrouver les traces du fort. Il n’y a aucun rapport entre le toponyme Charlesfort et la ville de Charleston (SC) en dépit de la proximité des lieux et de la similarité des formes. La ville américaine a été nommée plus de cent ans plus tard en 1670 en l’honneur du roi d’Angleterre Charles II. C’est aussi par une curieuse coïncidence que la plus ancienne congrégation huguenote sur le territoire américain se trouve aujourd’hui à Charleston. Celle-ci est reliée à une immigration venue de Pons, en Charente-Maritime, plus de cent ans plus tard (1685).— Correspondrait aujourd’hui à Parris Island (SC).
5.2 Toponymes de l’expédition de 1564 5.2.1 Rivière des Dauphins C’est par erreur que Charlevoix (1744, 25) attribue cet hydronyme à Ribault qui n’en fait aucune mention dans son récit. Il s’agit en fait du premier nom de lieu dû à l’initiative de Laudonnière, Ribault étant encore en Angleterre au moment de la deuxième expédition. Un peu plus loin dans son récit, Laudonnière précise que la rivière qu’il vient de nommer est aussi connue sous une forme autochtone, Seloy. Ce serait donc après coup, semble-t-il, que Laudonnière ait appris l’existence d’un nom timucua pour l’entité. La rivière correspondrait, selon Fuson et Klingen (1986, 423b), au lagon local de la ville actuelle de Saint Augustine, non loin du Cap Français.
5.2.2 Fort Caroline Habitation et forteresse construite par Laudonnière qui devait servir de base à la colonie huguenote de juin 1564 jusqu’en septembre 1565. Formé à partir de la forme féminine de l’adjectif latin carolinus en l’honneur du roi Charles IX, le toponyme compte plusieurs variantes, la Caroline, fort de Caroline, fort de la Caroline, etc., ce qui donne une bonne mesure de l’étendue de son emploi. Le toponyme revient d’ailleurs dans trois des quatre sources utilisées dans cette étude. Il ne faudrait pas, à l’instar de Coulet du Gard (1986, 26), confondre la Caroline des Huguenots avec le nom des deux États de la côte atlantique d’aujourd’hui. Ces entités partagent la même étymologie latine mais renvoient à deux monarques différents. Les États américains ont été nommés plus tard et doivent leur nom à Charles II d’Angleterre. — La forme d’origine se maintient encore aujourd’hui, mais en anglais, grâce à l’homographie des deux formes.
6. Vestiges toponymiques Sur sa carte de la Floride française (1744), Bellin situe presque tous les toponymes de notre inventaire, mais, fait remarquable, l’ingénieur les accompagne de notations à l’imparfait,
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comme Icy estoit La Seine. Ce qui donne à penser qu’à peine 100 ans après le massacre de Matanzas, les toponymes huguenots avaient déjà disparu. «Ces noms ont aujourd’hui disparu, dit Gaffarel. Ils ne furent même jamais en usage » (1875, 18). Il est vrai qu’il reste peu de traces de cette première empreinte toponymique. Quelques formes subsistent encore en Caroline du Sud comme l’Île des Cèdres, sous la forme traduite de Cedar Island. La rivière de Port-Royal se maintient aujourd’hui au large de Charleston sous la forme Port Royal Sound et la ville de Port Royal, située à proximité, prend son nom de la même source. Dans l’État de Floride, la ville de Mayport et la base navale du même nom sur la rivière St. John’s tirent leur origine de l’ancienne rivière de Mai alors que la reconstruction du Fort Caroline à l’est de Jacksonville a permis de ressusciter le toponyme d’origine sous la forme Fort Caroline National Memorial. Nous n’avons pas trouvé dans nos sources la trace d’une *Rivière Truite ni d’une *Rivière Leman, mentionnés par Fuson et Klingen (1986, 423a, 425b). La toponymie municipale de Jacksonville fait état aussi de quelques dénominations commémoratives plus récentes, destinées à perpétuer la contribution de Ribault à l’histoire de la ville comme Ribault River et Jean Ribault High School (Bennet 2001, 58) mais assez curieusement, on ne trouve pas de formes évoquant celle de Laudonnière. Un cas intéressant se détache cependant, et mérite une attention particulière.
Encouragé par l’intérêt manifesté pour la toponymie floridienne d’origine française à l’occasion du Premier congrès de toponymie française en Amérique du Nord (Québec 1984), l’historien Robert Fuson a présenté aux autorités fédérales américaines une demande d’officialisation d’une entité au large de la ville de Saint Augustine, en mémoire des Huguenots. Se fiant au témoignage de Ribault, il a demandé qu’on confère une reconnaissance officielle au premier toponyme attribué par Jean Ribault à la côte floridienne, soit Cap Français. Se basant sur les attestations de Cap Francois qu’il relève dans Ribault et Laudonnière, il présente en 1984 une demande d’officialisation en langue anglaise et propose la forme Cape Francis. Nous n’avons pu établir si l’historien, décédé en 2004, était conscient des deux interprétations possibles du spécifique Francois ou Francoys dans l’orthographe française du XVIe siècle, soit l’adjectif ‘français’ ou le prénom ‘François’, mais le contexte historique et surtout les textes de l’époque donnent à penser que la traduction Francis est non seulement fautive mais risque d’être désobligeante à l’endroit des Huguenots. D’une part, on serait en peine d’expliquer pourquoi les Huguenots auraient choisi, comme première désignation toponymique dans le Nouveau-Monde, le nom d’un monarque décédé (François 1er), ou encore de Francois II, également décédé et reconnu pour sa persécution des Protestants. Au contraire, avec Charlesfort et Fort Caroline, ils ont honoré leur souverain, le roi Charles IX. D’autre part, le témoignage de Laudonnière précise que les Huguenots ont nommé ce cap en l’honneur de la France, ne laissant pas de doute qu’on doit associer le cap à l’adjectif français et non au prénom François. Plusieurs sources (Gaffarel 1875, 15; Lowrey 1959, 32 ; Trudel 1973, 58; Bertrand de la Grassière 1971, 9) vont d’ailleurs dans le même sens. Enfin, la carte de LeMoyne reproduite dans Gaffarel (1875) donne Prom gallicum, forme latinisée de Cap Français. Nous avons profité d’une communication (Lapierre 2004) pour porter cette erreur d’interprétation à l’attention des autorités toponymiques américaines. Depuis lors, la United States Board on Geographical Names, qui avait approuvé la forme Cape Francis en mars 1985, a accueilli favorablement notre proposition de restaurer le toponyme d’origine sous la forme French Cape. Le dossier poursuit son cours.
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7. Conclusion Cette strate initiale de toponymie française sur le continent qui allait devenir les États-Unis d’Amérique mérite d’être retenue à plusieurs égards. Elle démontre d’abord que la première langue non autochtone à servir au découpage spatial des États actuels de Floride, de Géorgie et de Caroline du Sud a été le français. Elle confirme aussi la continuité du français, langue toponymique, depuis Verrazzano et Cartier jusqu’aux explorateurs, voyageurs et missionnaires des XVIIe et XVIIIe siècles dans la dénomination du continent nord-américain, autant dans sa partie méridionale que septentrionale. En outre, les textes que nous ont légués les Huguenots font état d’une abondante nomenclature autochtone. Bien avant l’arrivée des Européens, l’acte de désignation toponymique existait chez les premiers habitants du Nouveau-Monde, ce qui tendrait à démontrer qu’il s’agit là d’un universel de la relation entre l’espèce humaine et son environnement géographique. Cette strate démontre enfin que les grandes tendances de la toponymie française coloniale, avec ses nombreuses désignations dédicatoires et descriptives qui vont connaître leur apogée au XVIIe et XVIIIe siècles, sont déjà présentes dans la nomenclature des Huguenots de la Floride. En passant, on ne s’étonnera pas de l’absence d’hagionymes chez Ribault et Laudonnière, le culte des saints ayant été remis en cause lors de la Réforme. Mais surtout, ces braves actants des débuts de l’aventure coloniale française en Amérique nous ont légué le premier découpage spatial du territoire américain par des nonautochtones. Au-delà de leur martyre, ils perpétuent à travers la survivance de leurs désignations une rare histoire de persévérance et de courage.
Bibliographie Bennett, Charles E. 2001. Laudonnière & Fort Caroline. History and Documents. Tuscaloosa: University of Alabama Press. Bertrand de la Grassière, Paul. 1971. Jean Ribault, marin dieppois et lieutenant du Roi en Neuve-France. Paris : La Pensée Universelle. Charlevoix, P. de. 1744. Histoire et description générale de la Nouvelle-France, avec le journal historique d’un voyage fait par ordre du Roi dans l’Amérique septentrionale. Paris : Nyon. Tome 1. Coulet du Gard, René. 1986. Dictionary of French Place Names in the U.S.A.: s.l.: Éditions des Deux Mondes. Deroy, Louis & Mulon, Marianne. 1992. Dictionnaire de noms de lieux. Paris : Dictionnaires Le Robert. Fuson, R. et Klingen, F. 1986. «Noms de lieux français de la Floride». 450 ans de noms de lieux français en Amérique du Nord (G. Gauthier Larouche, réd.). Québec : Les Publications du Québec. Gaffarel, Paul. 1875. Histoire de la Floride française. Paris : Firmin-Didot. Klingen, Françoise. 1982. Early French attempts at Colonization in North America. Paris : Thèse de maîtrise, Paris III, Université de la Sorbonne nouvelle. Lapierre, André. 2004. Ephemeral Huguenot Names : Jean Ribault’s Failed Expedition to Florida in the 16th Century. Jacksonville: Communication présentée lors de la Conférence annuelle de la Council of Geographical Names Authorities. Lescarbot, Marc. [1612] 1866. Histoire de la Nouvelle France. Paris : Librairie Tross. Lowery, Woodbury. 1959. Spanish Settlements Within the Present Limits of the United States. New York : Russell & Russell. Lussagnet, Suzanne. 1958. Les Français en Amérique pendant la deuxième moitié du XVIe siècle. Paris : Presses universitaires de France. McGrath, John T. 2000. The French in Early Florida – In the Eye of the Hurricane. Gainesville : University Press of Florida.
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Morissonneau, Christian. 1978. Le langage géographique de Cartier et de Champlain. Québec : Presses de l’Université Laval. Trudel, Marcel.1973. Atlas de la Nouvelle-France – An Atlas of New France. Québec : Presses de l’Université Laval.
LILIANE RODRIGUEZ
Saint-Laurent (Manitoba) : histoire et lexicométrie
1. Introduction
Le village de Saint-Laurent, situé au bord du lac Manitoba, compte environ 1 100 habitants. Il n’est qu’à quelque 80 kilomètres au nord-ouest de Winnipeg, capitale de la province, mais l’espace qui l’en sépare est si dépeuplé que la vie à Saint-Laurent semble tout autre. Nous l’avons choisi en 1993, puis en 2004, comme lieu d’enquête, avec Saint-Eustache et SaintLazare. Comme plusieurs autres du même type, ces trois villages présentent une population historiquement métissée, ce qui en fait des creusets linguistiques. En premier lieu, nous constatons que ce sont des villages où le français est à la fois langue maternelle et langue de scolarité. Toutefois, du fait de l’histoire du peuplement de ces régions, la population est aussi bilingue, et le français comme l’anglais qui y sont pratiqués comportent quelques traces de langues amérindiennes, dans leur phonologie et autres composantes de la langue, lexique, morphologie ou syntaxe. En second lieu, la vie quotidienne dans ces villages inclut des coutumes moins répandues ou absentes ailleurs. Saint-Laurent a d’ailleurs acquis une réputation culturelle internationale, et figure dans une exposition permanente sur les traditions d’Amérique, au Smithsonian Institute,1 à Washington. A la grande surprise de ses habitants et du reste du Canada, SaintLaurent a été choisi comme l’une de trois communautés canadiennes ayant préservé ses traditions (les deux autres étant amér-indienne et inuit). Disons déjà que Saint-Laurent ne répond pas à la définition habituelle de « village ». C’est un settlement, donc une communauté spatialement décentrée : comme dans les réserves indiennes, les lieux communautaires sont dispersés sur plusieurs kilomètres (magasin unique, école, église, etc.). Maisons et fermes le sont également, s’alignant en bord de route. Nous avons retracé ailleurs, en plus de détails, les particularités de la vie à Saint-Laurent.2 Nous ne rappellerons donc ici que quelques aspects indispensables à la compréhension du cadre de l’enquête linguistique et des résultats présentés.
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Metis National Council / Ralliement national des Métis (2006, 29). Rodriguez, voir Horiot 2005.
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2. Aspects historiques et économiques 2.1 La population Vers 6 000 avant J.-C., une sécheresse catastrophique décima les premiers habitants de la région, des proto-Indiens. D’autres vestiges d’occupation remontent à 4 500, puis à 500 avant J.-C. Quant à la présence européenne à Saint-Laurent, elle est principalement d’origine française et débute à la première moitié du XVIIIième siècle. Au nom du roi de France, Pierre Gaultier de Varennes et de La Vérendrye, découvreur du futur Manitoba, a exploré la région avec ses fils et compagnons. La traite des fourrures est à l’origine du métissage de la population. Nous entendons le mot « métis » au sens canadien : personne ayant des ascendants amérindiens et européens. Les Métis de Saint-Laurent descendent de Cris ou Saulteaux et de Français (parfois d’Écossais), anciens coureurs de bois, ou « voyageurs » des XVIIIième et XIXième siècles, engagés par les compagnies de traite françaises (gérées depuis la NouvelleFrance) ou par la Compagnie de la Baie d’Hudson (opérant dans l’Arctique, depuis l’Angleterre). Beaucoup de ces engagés restèrent dans les Prairies à la fin de leurs contrats. En 1824 et 1825, un groupement de Métis arriva de Pembina (village au sud de Winnipeg, devenu américain), et un autre de Saint-Boniface, dans la colonie de la Rivière-Rouge. Ils souhaitaient conserver certaines coutumes amérindiennes (notamment relatives à la pêche, la chasse et la trappe), plutôt qu’opter totalement pour un mode de vie européen (centré sur l’agriculture). En 1858, la première église fut bâtie dans cette nouvelle mission catholique. Depuis ces temps historiques, la population métisse de Saint-Laurent pratique une économie mixte (trappe et agriculture) où domine la pêche commerciale.
2.2 Le statut des terres Comme la langue, le cadastrage témoigne de l’histoire de la Province. Le cadastrage d’origine est celui de l’ancien régime français : les terrains, tous riverains, mesurent environ 3 kilomètres de long sur 250 mètres de large. Ce sont les « rangs » tels qu’on les trouve au Québec. Le second système, anglais, appliqué vers la fin du XIXième siècle, divise la terre en lopins de 1,6 kilomètres de côté, peu d’entre eux étant riverains, comme le montre la carte en annexe. Ces terrains cadastrés à l’anglaise sont disposés autour des « rangs » qu’ils échouèrent à remplacer. En effet, ce second système de cadastrage remit en question les précédents titres de propriété, ce qui résulta en de violentes confrontations.3 Par accord constitutionnel, les deux systèmes coexistent actuellement comme le montre la carte en annexe.4 Nous n’aborderons pas ici la question complexe et toujours actuelle des revendications territoriales.5
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Rodriguez 2006, 53-54. Province of Manitoba, Department of Public Works and Highways, Winnipeg, November 1970, revised, March 1979. Société historique de Saint-Boniface 1990, 67-75; Matrix 2006.
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2.3 Les écoles A la fin du XIXième siècle, et comme dans les autres communautés francophones, la première école fut rattachée au couvent. Ici, ce sont les Sœurs Franciscaines de Marie qui furent chargées de l’enseignement pendant plus d’un siècle, jusqu’à leur départ en 2001. En 1993, au moment de notre première enquête, il existait une école française et une école anglaise autonomes. Des années 1960 jusqu’en 1994, ces écoles faisaient partie de la Division scolaire du Cheval-Blanc / White Horse Plain. En 1994, l’école française joignit la tout nouvellement fondée Division scolaire franco-manitobaine (DSFM).6 L’école de Saint-Lazare en fit autant, contrairement à celle de Saint-Eustache. L’école de Saint-Laurent porte le nom d’Aurèle Lemoine, le très apprécié Père Oblat de la paroisse.7 Dans une province où le français est langue minoritaire, l’école joue un rôle doublement important dans les communautés francophones, puisqu’elle doit compenser l’espace linguistique occupé par la vie culturelle et médiatique ambiante qui se déroule en anglais. De plus, la composante métisse de la population de Saint-Laurent accroît l’importance de l’école dont l’un des rôles est de transmettre l’Histoire. Dans son cursus, les aspects culturels, non seulement attachés à la langue minoritaire (le français), mais aussi à un peuple minoritaire (les Métis) sont mis en valeur, ainsi que l’Histoire de l’Ouest : « L’Ecole dessert les besoins d’une communauté très particulière, métisse et unique en son genre ».8 Avant d’aborder la description linguistique résultant de notre enquête, nous ferons un bref survol du patrimoine français de la région.
3. Patrimoine9 3.1 Le patrimoine immobile Il inclut l’église, l’école française, dite école communautaire Aurèle-Lemoine, les toponymes, le système cadastral. Sur le plan toponymique, plusieurs lieux ou lieux-dits témoignent de la présence ancienne du français dans la région. La carte en annexe montre, par exemple, que la rue principale, qui traverse la communauté du nord au sud, porte le nom bilingue de « fascinage road ».10 Les noms des lots et les patronymes font aussi partie du patrimoine immobile : Chartrand, Gautry, Grouette, Buors, Dumont, Ducharme, Allard, Gareau, Combat,
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Division scolaire franco-manitobaine, Ecole communautaire Aurèle-Lemoine, octobre / novembre 2003, 13. Nous remercions vivement Louis Allain, directeur de l’école, pour son accueil chaleureux, le temps et les documents mis à notre disposition. DSFM 2003, 13. Les catégories patrimoniales ici représentées sont adaptées de Duberger 1997. Le suffixe « -age » est fréquent au Manitoba pour désigner une action (coupage, etc.). Le nom fascinage dérive de fascine (de l’ancien français faissine, fardeau ou fagot), assemblage de branchages servant à combler les fossés. Le nom fascinage désigne l’action « d’établir des fascines » ou un « ouvrage fait de fascines », Le Petit Larousse illustré (2004, 454). Nom justifié, en ce lieu de marécages bordant le lac.
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Fontaine, Guiboche, pour n’en citer que quelques-uns. Les personnalités historiques intègrent en effet le patrimoine immobile dès que leurs patronymes deviennent toponymes.
2.2 Le patrimoine mobile Le patrimoine mobile inclut le drapeau métis (un huit horizontal blanc sur fond bleu), les archives paroissiales, les registres scolaires, et tous les objets utiles à la vie quotidienne. A Saint-Laurent, la pêche est au centre des activités de la communauté. La trappe, l’élevage et le dressage de chevaux font aussi partie de ses ressources économiques passées et présentes, activités qui se reflètent dans les objets en usage et dans le vocabulaire enquêté.
2.3 Le patrimoine vivant Le patrimoine vivant compte les personnages qui ont marqué l’histoire de l’Ouest. L’une des figures canadiennes les plus célèbres est celle de Louis Riel. Métis de l’Ouest, il rédigea la Liste des droits qui, en 1870, devint l’Acte du Manitoba, faisant de la nouvelle province une province bilingue, le Manitoba, où étaient préservés les droits linguistiques des premiers résidents métis francophones de la colonie de la Rivière-Rouge. Quand Riel voulut obtenir une constitution semblable pour la province de Saskatchewan, le gouvernement canadien s’y opposa. En 1885, ce fut la Bataille de Batoche, pour laquelle Riel, condamné pour trahison à la Couronne d’Angleterre, fut exécuté. Héros pour les Métis et nombre de Canadiens français, son portrait orne les salles de classe à Saint-Laurent. Plus récemment, la personnalité métisse la plus célèbre est celle d’Yvon Dumont. Originaire de Saint-Laurent, il a été Président de la Manitoba Metis Federation, puis Lieutenant-gouverneur du Manitoba de 1993 à 1999. Le patrimoine vivant comprend aussi la danse (notamment la gigue) et la musique traditionnelles (surtout au violon), bien vivaces à Saint-Laurent. Les compositeurs du groupe Coulée mêlent rythmes amérindiens et musique traditionnelle française dans leurs airs métissés. Ils y chantent la vie quotidienne locale, comme dans « Fret aux pieds »: Les gars ’Sidore s’en vont pêcher 11 Ça prend j’réchauffe le bombardier Faut pas que j’attrappe fret aux pieds Ça ça fait des longues journées Hâle le cordeau pi tends des rets 12 13 Sort le jigger pi reviens demain
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Nom commun, du nom de son inventeur, Armand Bombardier. Véhicule motorisé à caisse fermée, muni de patins à l’avant, de chenilles à l’arrière, chauffé, et permettant de transporter matériel de pêche et poisson. « Autoneige », Dulong 1999, 27. De l’anglais jig, agiter. Instrument de pêche sur glace composé d’une structure rectangulaire en bois d’environ un mètre de long sur trente centimètres de large, à laquelle sont attachés le filet à poisson (les rets), et un cable (le cordeau) d’environ 20 mètres. Cette structure rectangulaire est insérée dans le trou pratiqué dans la glace, et on la fait avancer sous la glace grâce au cordeau que l’on tient dans sa main, en tirant sur ce cordeau par coups secs et le laissant glisser après chaque coup, jusqu’à ce qu’il disparaisse sous
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Ce survol de l’histoire et du patrimoine de Saint-Laurent nous mène au cœur du patrimoine vivant, à l’objet de cette intervention, la langue dans sa variation topolectale.
4. La langue 4.1 L’enquête de Saint-Laurent Avant notre enquête de 1993 dans les écoles métisses, nous avons réalisé, entre 1990 à 1991, une première enquête manitobaine dans neuf écoles françaises ou d’immersion, auprès de 344 témoins. Ces données brutes, plus 130 000 occurrences, ont été recueillies et analysées. Elles ont permis de composer un corpus de 19 250 mots différents, traitant de seize « centres d’intérêt », dits « C.I. » ci-après, ou champs lexico-sémantiques, (parties du corps, vêtements, maison, école, etc.). Ce corpus est sous forme lexicométrique. La lexicométrie est l’étude statistique du langage, qui peut se faire par la fréquence (fréquence absolue, fondée sur l’étude de vastes banques de données), la répartition (fréquence d’une lexie selon le type de texte), la valence (indice d’utilité d’une lexie, de sa capacité à se substituer ou s’associer à une autre lexie), le rang associatif (ordre des mots revenant en mémoire) et la disponibilité, qui nous occupe ici. Il s’agit de la fréquence relative d’un mot en contexte énonciatif, un « mot disponible » étant « un mot qui, sans être particulièrement fréquent, est cependant toujours prêt à être employé et se manifeste immédiatement et naturellement à l’esprit au moment où l’on en a besoin ».14 Les lexies trouvées par le moyen de la disponibilité lexicale échappent généralement à l’étude des fréquences et la complètent. Ce corpus de disponibilité lexicale, maintenant publié,15 montre donc la disponibilité lexicale des élèves de 10 à 12 ans, dans les écoles françaises et d’immersion. Dans un but comparatif, nous avons réalisé, en 1993, une seconde enquête de disponibilité lexicale dans des écoles à population plus traditionnellement métisse : Saint-Lazare, SaintLaurent et Saint-Eustache, pour le français ; Waterhen,16 pour l’anglais. Les résultats présentés ici sont extraits du corpus de Saint-Laurent de 1993. Dans le texte qui suit, nous nommerons « corpus général » le plus vaste, celui de 1990-1991. Enfin, en vue d’une comparaison diachronique, nous avons refait, de 2004 à 2005, une troisième enquête de disponibilité dans les trois mêmes écoles métisses francophones, pour évaluer leur évolution linguistique. Cette analyse s’intègre aux recherches sur les Autochtones, dont les Métis forment l’un des trois groupes, les deux autres étant les Amérindiens et les Inuit.
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la glace, sauf son extrémité, que l’on attache à un piquet au bord du trou dans la glace. L’habileté du pêcheur consiste à diriger le jigger sous la glace pour savoir où creuser le trou suivant pour en ressortir ce jigger. C’est ainsi que le filet est déployé au fond du lac, sous la glace, entre deux trous, là où l’eau n’est pas gelée, et où se trouve le poisson. Le pêcheur retirera le filet par l’un des trous, le lendemain, ou deux ou trois jours plus tard, après avoir effectué la pose de ses autres filets sur le lac. Carrière 2004. Michéa 1950, 188-189. Rodriguez 2006, 205-519. Waterhen se nomme en français La Petite Poule d’eau. C’est là que Gabrielle Roy a enseigné et que se passent les histoires relatées dans son livre éponyme. Roy 1980.
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4.2 Le corpus de 1993 de Saint-Laurent Le Tableau 1, intitulé « Répartition scolaire et sociolinguistique des sujets », et situé en annexe, montre le corpus de Saint-Laurent de 1993. Une vingtaine d’élèves ont participé à l’enquête, des classes de 4ième, 5ième et 6ième (soit CM1, CM2 et 6ième dans le système français). Dans une visée comparative, seules les données des 5ième et 6ième ont été retenues, car aucun élève de 4ième n’avait participé à l’enquête de 1990-1991. Ce corpus de Saint-Laurent représente donc un petit échantillon du corpus métis de 1993, 12 élèves-témoins, dont 9 filles et 3 garçons, âgés de 10 à 12 ans. Les « bilingues » (groupe b) sont définis ici comme pratiquant les deux langues à la maison. Ils constituent 41,6% du groupe, ceux ne parlant que français à la maison (groupe f) 25%, et ceux parlant plutôt l’anglais à la maison (groupe a) 33,4%. Dans le corpus général (de 19901991), 30,8% des témoins parlent les deux langues à la maison, 28,2% n’y parlent que le français, et 38,7% plutôt l’anglais.17 La taille du groupe b de Saint-Laurent est supérieure de 10,8% à celle du corpus général franco-manitobain ; celle du groupe f est inférieure de 3,2% ; celle du groupe a est également inférieure, cette fois de 5,3%. On constate donc que la proportion plus élevée de locuteurs de type b va de pair avec une proportion inférieure de locuteurs de type f et de locuteurs de type a. Il reste à voir si ce résultat se confirmera dans l’ensemble du corpus métis, et aux deux synchronies (1993 et 2004-2005).
4.3 Etude lexicale quantitative Si l’étude lexicale quantitative reste à finaliser pour l’ensemble des trois écoles, nous pouvons déjà comparer les moyennes par élève obtenues dans les deux corpus. Dans les Tableaux 2a et 2b, intitulés « Résumés statistiques des C.I. », et figurant en annexe, les colonnes A à D concernent Saint-Laurent, et la colonne E le corpus général. Le Tableau 2b montre que la moyenne de mots par témoin est de 37 à Saint-Laurent et de 24,37 dans le corpus général. Quant à la distribution typologique, le vocabulaire se répartit en trois types de mots : transnationaux,18 régionaux et anglicismes. La production individuelle des témoins de Saint-Laurent est de 2,5 régionalismes (moyenne proche des 2,18 du corpus général) et de 11,3 anglicismes (moyenne nettement supérieure aux 5,43 du corpus général où, pourtant, le groupe a est plus grand). Les moyennes calculées pour le critère « langue(s) parlée(s) à la maison » combiné à celui « type de lexie » (mot transnational, régionalisme ou anglicisme) corroborent celles obtenues pour le corpus général : les témoins parlant les deux langues à la maison, ou plutôt l’anglais produisent davantage d’anglicismes, plus que ceux parlant le français à la maison. Comme dans le corpus de Saint-Laurent la majorité des témoins parlent les deux langues à la maison, ou plutôt l’anglais, le profil lexicométrique bilingue du corpus général se trouve confirmé. Le rôle essentiel de la langue parlée à la maison est confirmé : la langue scolaire est renforcée quand la même langue est parlée à la maison. C’est donc le groupe qui parle le français à la
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Rodriguez 2006, 128. Le terme « transnational » désigne la langue internationale, le noyau lexical commun à la communauté linguistique française, sans marque régionale, Rodriguez 2006, 90.
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fois à l’école et à la maison qui a la meilleure production lexicale (davantage de mots français et moins d’anglicismes). Quand tout le corpus métis de 1993 sera établi, nous comparerons les rangs respectifs des anglicismes et de leurs synonymes français, afin de cerner ce qui fait la force ou la faiblesse des mots français en concurrence avec leurs synonymes anglais. Enfin quand le corpus des trois écoles évaluées en 2004-2005 sera établi, nous pourrons identifier les synonymes français ayant gagné ou perdu du terrain, analyser les raisons de ce gain ou de ce recul, et comparer la disponibilité lexicale synchroniquement (pour 1993 et pour 2004-2005) et diachroniquement (de 1993 à 2005).
4.4 Etude qualitative : lexicométrique et sémantique L’analyse quantitative donne déjà une indication qualitative. La comparaison entre le nombre de mots des centres d’intérêt montre qu’à Saint-Laurent la production lexicale est inférieure à celle du corpus général seulement pour les C.I.1 (Les parties du corps) et 2 (Les vêtements). Elle est égale pour le 10 (La ville). Elle est supérieure pour tous les autres, en particulier pour les C.I.5 (La nourriture), 14 (Les animaux) et 15 (Les jeux et les distractions). L’étude du contenu notionnel des lexies révèle des différences entre les deux corpus. Par exemple, le C.I.1 (Les parties du corps) montre que les trois mots ayant les plus hauts indices de disponibilité, à Saint-Laurent, sont : bras (100% de disponibilité19), nez (100%) et doigt (91,7%). Dans le corpus général, ces trois mots occupent respectivement les rangs 10 (78,9%), 1 (94,3%) et 6 (84,5%).20 Parmi les lexies de haute disponibilité du C.I.2 (Les vêtements), le mot chapeau est bien plus disponible à Saint-Laurent (au rang 3, avec 75% de disponibilité) que dans le corpus général (au rang 8, avec seulement 54,7% de disponibilité).21 Le C.I.3 (La maison) montre la prédominance, en milieu métis, des mots de haute disponibilité désignant des matériaux de construction plutôt que des produits finis : bois (rang 5) et ciment figurent parmi les 15 premiers rangs, alors que dans le corpus général, seul bois (rang 7) illustre ce sous-groupe sémantique parmi les 15 premiers rangs.22 Le C.I.12 (Les moyens de transport) met cheval au rang 1 (100%), train au rang 2 (100%) et bombardier au rang 3 (90,0%). Ces trois mots reculent respectivement aux rangs 3 (79,5%), 6 (67%) et 294 (0,6%) dans le corpus général.23 L’importance accordée à des parties du corps spécifiques, à certains vêtements, éléments de construction, métiers ou moyens de transport reflète un mode de vie et sa gestuelle. L’attention portée aux chevaux est caractéristique : le mot cheval est le moyen de transport le plus cité. Dans d’autres C.I., on trouve dresser, conduire des chevaux, etc. Ce vocabulaire est en accord avec l’histoire de la population, le rôle des chevaux dans l’histoire des Métis, depuis le temps de la traite des fourrures jusqu’à l’élevage et au dressage actuels.
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C’est-à-dire que ce mot a été cité par tous les témoins. Rodriguez 2006, 205. Rodriguez 2006, 211. Rodriguez 2006, 225. Rodriguez 2006, 415, 419.
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4.5 Etude typologique : anglicismes et régionalismes Comme dans le corpus général, l’étude typologique du corpus révèle d’une part la présence d’anglicismes, d’autre part celle de régionalismes (désignant ici canadianismes, archaïsmes et dialectalismes). La proportion entre les trois types de mots (transnationaux, anglicismes et régionalismes) est sensiblement la même, d’après nos résultats partiels. Les anglicismes sont peu nombreux parmi les 40 premières lexies. Dans le C.I.1, elbow (rang 27), shoulder (rang 29) et wrist (rang 30) ont des indices de 25%, à confirmer ou infirmer quand le corpus total des trois écoles métisses aura été établi. Dans le corpus général, les anglicismes de tête sont wrist (rang 56), ankle (rang 57), rib (rang 60) et eyelash (rang 62), avec 8% (ou moins) de disponibilité.24 Les anglicismes de haute fréquence ont un indice plus élevé à Saint-Laurent, mais, résultat encourageant, ils sont tout aussi rares, en tête de liste, que dans le corpus général. On constate que les anglicismes du corpus général, comme dans celui de Saint-Laurent, sont souvent les mêmes mots (parenté sémantique), et que ce sont souvent des monosyllabes (parenté morphologique), comme wrist, waist, chest, eye, hip, nail, rib, skin, toe, vein, etc. Les indices de disponiblité sont une méthode remarquablement efficace pour mesurer la concurrence entre synonymes français et anglais. Prenons le cas des mots attic et grenier. Dans le C.I.3 (La maison) du corpus général, attic est au rang 32, avec un indice de 10,7% de disponibilité. Son synonyme français, grenier, est au rang 45, avec un indice de 8%.25 Dans le corpus de Saint-Laurent, attic est au rang 10, avec un indice de 41,7%, mais le synonyme français grenier est maintenant absent du corpus ! Plus l’indice du mot anglais est élevé, plus le synonyme français a tendance à disparaître. On peut comprendre pourquoi les indices de disponibilité sont de précieux instruments pour identifier les mots en danger, et pour mieux les enseigner avant de les voir disparaître. Par ailleurs, l’analyse systématique des synonymes français et anglais de notre corpus général a révélé que lorsqu’un mot français conserve un synonyme français (transnational ou régional), le synonyme anglais ne s’impose pas et reste moins disponible, voire absent, dans la disponibilité.26 Cette découverte, établie par les indices lexicométriques, est cruciale pour l’enseignement du lexique, qui devrait donc incorporer le plus possible de synonymes français, y compris les formes régionales, pour mieux parer aux avancées des anglicismes. Passons maintenant à un autre type de mot identifiable quantitativement, les régionalismes. La plupart des régionalismes sont les mêmes que dans le corpus général. D’autres, attestés à Saint-Laurent, sont peu disponibles dans le corpus général. Parmi les régionalismes en commun, on trouve armoire (placard de cuisine), bardeau (tuile bitumée), poêle (cuisinière), croustilles (chips), culottes (pantalon), chambre de bain (salle de bain), horloge (pendule), peinturer (peindre), roche (caillou), bol en vitre (bol en verre). D’autres mots sont plus disponibles à Saint-Laurent que dans le corpus général : bombardier, Lieutenant-gouverneur, bannock, orignal ou pou de bois. Le vocabulaire de la faune des lacs comprend, par exemple, achigan (perche noire, famille des Microptéridés), doré (poisson de lac, de la famille des Percidés) et laquaiche aux yeux dorés (poisson du lac Winnipeg, de la famille des Hiodontidés27 ). Le vocabulaire de la flore inclut des mots
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Rodriguez 2006, 205. Rodriguez 2006, 225. Rodriguez 2006, 141-145. Dulong 1999, 299.
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amérindiens tels que kinnickinnick (raisin-d’ours, Arctostaphylos uva ursi), plante qui servait de tabac au temps de la traite des fourrures. Les régionalismes cités sont soit des mots archaïques ou dialectaux français, soit des néologismes canadiens, soit encore des emprunts aux langues amérindiennes ou à d’autres langues. Cette mosaïque d’origines est représentative du français du Canada en général. On la retrouve en morphologie. Dans l’exemple extrait de notre corpus de disponibilité, « le sel pi le poivre », « pi » sert de conjonction de coordination à la place de « et ». Cette substitution est de haute fréquence à l’oral en milieu métis francophone.
4.6 Etude phonétique La prononciation des témoins comporte elle aussi des traits français et des traits amérindiens. Même si les données d’enquête ont été recueillies par écrit, l’orthographe des données brutes (fiches écrites par les témoins) reflète souvent la prononciation des témoins. Les traits phonétiques ou phonologiques qui y apparaissent sont confirmés à l’oral. Ces traits proviennent souvent de l’ancienne langue française ou de dialectes de France. Certains de ces traits sont identiques à ceux du reste de la population franco-manitobaine. C’est le cas du relâchement du « ou », dans des mots comme *forche (pour fourche) ; de la postérisation du « a » antérieur en « a » postérieur, voire de sa fermeture en « o », comme dans *potate (pour patate); et de la présence majoritaire du « r » apical (roulé). D’autres traits, par contre, apparaissent surtout en milieu métis. On atteste, par exemple, l’ouverture et postérisation du « è » ouvert en « a » antérieur, sans aucune diphtongaison, comme dans *padrix (pour perdrix, avec chute du premier « r ») ou dans *fournace (pour fournaise, anglicisme, au sens de chaudière). Cette ouverture s’entend à l’oral, en particulier dans les terminaisons de l’imparfait et du conditionnel. Notons également que, signe de bilinguisme, tous les mots anglais sont prononcés à l’anglaise.
5. Conclusion Les résultats analysés dans le présent article s’inscrivent dans une recherche sur les particularités lexicales des Métis français du Manitoba, fondée sur nos enquêtes de disponibilité de 1993 et 2004-2005, pour les trois écoles de Saint-Laurent, Saint-Eustache et Saint-Lazare. Une fois établies ces deux synchronies, les particularités sociolinguistiques métisses et l’évolution du lexique sur une période de dix années pourront être définies. Nos résultats actuels, bien que partiels, permettent déjà de constater que le corpus lexicométrique de Saint-Laurent de 1993 s’apparente au corpus franco-manitobain général de 1990-1991, et comporte plusieurs traits du français du Canada. Toutefois, il présente une variation régionale, due aux particularismes de son implantation dans l’Ouest. Une fois établi le corpus des trois écoles métisses, nous pourrons achever cette comparaison, et décrire le lexique des Métis francophones, avec ses composantes dialectales françaises et autochtones.
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Bibliographie Carrière, Serge. 2004. Coulée, Lac des rêves. Saint-Laurent: Coulée Musique. DSFM (Division scolaire franco-manitobaine). 2003. Ecole communautaire Aurèle-Lemoine, octobre / novembre. Saint-Laurent: Document de l’École communataire Aurèle-Lemoine, pages 1-37. Duberger, Jean. 1997. Grille des pratiques culturelles. Sillery: Septentrion. Dulong, Gaston. 1999. Dictionnaire des canadianismes. Sillery: Septentrion. Horiot, Brigitte, Schafroth Elmar, Simoni-Aurembou Marie-Rose, 2005. Mélanges offerts au Professeur Lothar Wolf. Lyon: Université Lyon III Jean Moulin, Centre d’études linguistiques Jacques Goudet. Larousse. 2005. Le Petit Larousse Illustré. Paris. Matrix (Metis Aboriginal Title Research Initiative). 2006. « Metis Script », Treaty Ten Commission: Commemorative Analysis, 8 July . Michéa, René. 1950. « Vocabulaire et culture », dans: Langues modernes, fascicule B, mai-juin, pages 187-192. Rodriguez, Liliane. 2006. La langue française au Manitoba (Canada). Histoire et évolution lexicométrique. Tübingen: Niemeyer. Rodriguez, Liliane, 2005. « Saint-Laurent (Manitoba): aspects historiques et linguistiques », dans: Horiot et al., pages 409-418. Roy, Gabrielle, 1980. La Petite Poule d’eau. Montréal: Stanké. Société historique de Saint-Boniface, 1990. Riel et les Métis canadiens. Saint-Boniface. Metis National Council / Ralliement national des Métis. 2006. The Metis Nation, Issue 2, Volume 2, November, Canada: Métis National Council, p. 29.
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Carte : Cadastrage de Saint-Laurent (Manitoba)
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Tableau 1 : Saint-Laurent (1993). Répartition scolaire et sociolinguistique des sujets. Classe f g 10 11 12 13 f b a Total
Paramètres: classe:5e
5e 5 1 2 4 0 0 0 4 2 6
6e 4 2 0 3 3 0 3 1 2 6
total 9 3 2 7 3 0 3 5 4 12
5e année 6e année 6e sexe: f fille g garçon âge: 10 10 ans 11 11 ans 12 12 ans langue parlée à la maison : f français b français et anglais (bilingue) a anglais
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Tableau 2a : Saint-Eustache (1993) : Résumé statistique des 16 C.I. (1 à 8). Résumé comparatif des moyennes : Saint-Eustache (1993) et écoles françaises et d’immersion (1990-1991). C.I. n° 1 angl rég 2 angl rég 3 angl rég 4 angl rég 5 angl rég 6 angl rég 7 angl rég 8 angl rég
A. total des mots (sans x) 259 25 0 217 71 42 235 92 10 344 128 9 551 208 18 237 47 12 290 104 15 506 118 13
B. mots différents 69 18 0 87 40 10 115 6 7 182 78 5 270 137 10 140 38 7 154 67 8 241 78 10
C. moyenne par sujet 22 3 0 18 6 4 20 8 1 29 11 1 46 17 2 20 4 2 24 9 2 42 10 1
D. nombre de sujets 12 8 0 12 12 12 12 12 8 12 12 7 12 12 9 12 12 7 12 12 9 12 12 9
A. total des mots : totalité des occurrences dans les données sans x : total excluant les mots nuls B. mots différents : vocables issus de la totalité des occurrences C. moyenne par sujet : moyenne des mots différents (vocables) par sujet D. nombre de sujets : nombre de sujets ayant produit la totalité des occurrences E. moyenne par sujet dans les écoles françaises et d’immersion (corpus 1990- 1991)
E. moyenne: écoles fr et i 27 4 1 21 5 4 19 4 2 20 6 2 36 7 3 16 4 2 23 7 2 40 7 3
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Liliane Rodriguez
Tableau 2b : Saint-Eustache (1993): Résumé statistique des 16 C.I. (8 à 16). Résumé comparatif des moyennes: Saint-Eustache (1993) et écoles françaises et d’immersion (1990-1991). C.I. n° 9 angl rég 10 angl rég 11 angl rég 12 angl rég 13 angl rég 14 angl rég 15 angl rég 16 angl rég total moyenne a moyenne r A. B. C. D. E.
A. total des mots sans x 267 109 9 256 67 16 271 79 17 282 88 19 276 92 22 556 135 25 403 129 10 259 81 8 -------
B. mots différents 143 69 9 192 61 12 173 63 12 106 53 4 145 62 8 200 83 7 231 86 6 188 6 6 -------
C. moyenne par sujet 22 9 2 23 7 2 25 7 2 26 8 2 25 8 2 46 11 3 34 11 2 22 7 2 37 11,33 2,5
D. nombre de sujets 12 12 5 11 10 10 11 11 9 11 11 10 11 11 9 12 12 9 12 12 6 12 12 4 12 -----
E. moyenne: écoles fr et i 19 6 2 23 5 2 20 4 2 23 6 2 24 5 2 37 6 2 23 5 2 19 6 2 24,37 5,43 2,18
total des mots : totalité des occurrences dans les données sans x : total excluant les mots nuls mots différents : vocables issus de la totalité des occurrences moyenne par sujet : moyenne des mots différents (vocables) par sujet nombre de sujets : nombre de sujets ayant produit la totalité des occurrences nombre total de sujets différents pour les 16 C.I. moyenne par sujet dans les écoles françaises et d’immersion (corpus 1990-1991)
CHIARA BIGNAMINI-VERHOEVEN
Le parler canadien dans les deux dernières nouvelles de La Route d’Altamont de Gabrielle Roy
1. Introduction La Route d’Altamont (RA) est une œuvre sui generis. Au-delà de la question du genre (nous appellerons roman La Route d’Altamont et nouvelles ses sections), elle allie un thème universel, l’éclosion de la vocation de l’écrivain, à une fiction semi-autobiographique qui réélabore le vécu de l’auteur dans un cycle manitobain ayant Christine comme narratrice (cf. Harvey 1993). Les quatre sections du roman sont intimement liées, puisqu’elles partagent une même protagoniste et narratrice qui grandit au fur et à mesure que le roman avance, et un même thème, la vocation artistique des femmes, créatrices par le travail manuel (la grand-mère), par la narration orale (la mère) ou par l’écriture (la fille). L’ensemble du roman propose également au lecteur des variations sur le thème du voyage, de l’enracinement et de l’exil, comme chemin à la découverte de soi-même. Nous nous concentrons ici sur les deux dernières nouvelles car La Route d’Altamont peut se lire comme un diptyque dont « Ma grand-mère toute-puissante » et « Le vieillard et l’enfant », les nouvelles de l’enfance, composent le premier volet (cf. Bignamini 2005), alors que « Le Déménagement » et « La Route d’Altamont » marquent l’entrée dans l’âge adulte et le dépassement des frontières familières. Chaque mot est défini comme régional grâce à l’utilisation de nombreux instruments lexicographiques comme références pour la langue normative de France, ainsi que pour les variétés acadienne, franco-manitobaine et québécoise (cf. bibliographie). Afin d’établir la distribution des mots du corpus sur le territoire, les enquêtes linguistiques de l’Atlas Linguistique de l’Est du Canada (ALEC) ainsi que celles de Geneviève Massignon ont servi à l’élaboration de cartes géolinguistiques.1
2. Approche linguistique du corpus Nous avons qualifié de régionalismes ce qui se démarque par rapport au « français transnational » en usage dans l’ensemble de la francophonie, y compris en France, selon la définition d’Onésime Reclus (cf. Rodriguez 2006, 91). En ce qui concerne la phonétique, les variantes
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suggérant une prononciation marquée sont rarissimes, deux occurrences de t’ à la place de tu sujet et l’omission de l’adverbe ne (RA, 106), propres du style familier de part et d’autre de l’Atlantique. Les différences ne concernent que très rarement la morphologie (adjectifs en -eux /-eur /-euse ; le pluriel battages) ou la syntaxe (la préposition en apparaît devant un déterminant où l’on attendrait dans, RA, 100 et 132, un phénomène signalé par le GPFC, Bergeron et le Multidictionnaire). C’est surtout au niveau du lexique que les régionalismes sont nombreux, bien qu’ils soient moins fréquents dans la deuxième partie (environ 30 sur 54 pages au lieu de 70 sur 77 pages).
2.1 Emprunts et autres éléments non transnationaux En plus des franco-canadianismes, un russisme, quatre anglicismes et trois hapax ont aussi été relevés dans la deuxième moitié de La Route d’Altamont. L’appellatif affectueux mamatchka “petite maman” (RA, 126) est un emprunt propre à l’auteur qui rappelle la multiplicité de langues et de peuples immigrés qui se côtoyaient au Manitoba (cf. La Petite Poule d’Eau).2 Les anglicismes, en revanche, montrent les rapports d’échange étroits entre l’anglais et le français, très différents en France, au Québec et au Manitoba. Le mot cottage (RA, 70 et 154), intégré autant au Canada qu’en France et également prononçable à la française, n’a dans le roman aucune marque typographique. Cependant, en français de France il a sélectionné un des sens de l’original anglais, au Canada d’autres (cf. TLF). Sylva Clapin, le premier à attester cottage au Québec, remarque son évolution vers son sens franco-canadien de “maison de ville isolée”, « Mot anglais d’acceptation courante pour désigner une petite résidence ayant des prétentions à l’élégance, et généralement entourée d’une pelouse. À l’origine, le cottage fut une habitation coquette de villageois aisé, puis, plus tard, on désigna par ce mot la maison d’été proprement dite, dans les villes d’eau. Aujourd’hui le cottage a envahi la ville, surtout les faubourgs […]. » (Clapin) Cette évolution correspond à une différenciation des sens du mot qui s’était déjà produite en anglais au cours du XVIIIe siècle, de « dwelling-house of small size and humble character, such as is occupied by farm-labourers, villagers, miners, etc. » (OED), le cottage devient quatre siècles plus tard « small country residences and detached suburban houses » (OED). Le français de France a donc adopté le sens de “petite maison de campagne”, alors que celui du Canada a préféré “maison individuelle des faubourgs à deux étages et grenier” (Bergeron, Meney et COD). Dans « Le vieillard et l’enfant », cottage (RA, 70) désigne les maisonnettes des vacanciers, un usage typiquement états-unien selon l’OED, « A summer residence […] at a watering-place or a health or pleasure resort », nord-américain selon le COD, « a dwelling used for vacation purposes, usu. located in a rural area near a lake or a river », déjà répandu au Québec à la fin du XIXe siècle. Seul Gaborieau (1999) le considère comme un anglicisme à rejeter puisqu’inutilement en concurrence avec chalet “maison de campagne”.
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« Le père Joseph-Marie […] parlait [déjà l’anglais, le français, l’allemand, l’italien, un peu de letton, le patois wallon, le russe, le néerlandais avec l'accent des Flamands, un peu de hongrois, quelques mots de la langue slovaque.] Il lui avait fallu apprendre l’idiome particulier aux Galiciens de Pologne, le parler des pêcheurs islandais […], le polonais des Piriouk et autres de Rorketon, enfin les variantes de la langue ukrainienne des Ruthènes [et le saulteux]. » (La Petite Poule d’Eau, 157-158)
Le parler canadien dans les deux dernières nouvelles de «La Route d’Altamont»
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Le parcours du mot élévateur (à blé) “silos pour monter et emmagasiner les céréales” (RA, 124) est différent, il pourrait s’agir d’un calque sémantique de l’anglais elevator ayant eu lieu parallèlement de part et d’autre de l’Atlantique, mais il a plus probablement d’abord été adopté en Amérique du Nord, où le québécois élévateur est “ascenseur”, “monte-charges” et “silos pour monter et emmagasiner les céréales”, ce qui correspond à l’américain elevator (en anglais britannique l’ascenseur se nomme lift). Cependant, les premières attestations écrites sont françaises. « Nom donné, en Amérique, à des engins qui montent le grain dans les greniers, et, par suite, aux greniers eux-mêmes. […] on les appelle, dans la langue du pays, des elevators, parce que le grain y est reçu élevé, vanné, nettoyé dans des monte-charge ou élévateurs mus par la vapeur, L. Simonin, Revue des Deux-Mondes, 1er nov. 1871, p. 239. » (Littré) Le Grand Robert présente une citation antérieure, « Parlerai-je des élévateurs, ces immenses édifices où le blé arrive d’un côté en wagon et repart de l’autre dans les navires […] ? » L. Simonin, Le Far-West américain, in Le Tour du monde, 1868, t. I, p. 231. Dans la citation de 1868, les italiques semblent souligner la nouveauté du mot, alors que dans celle de 1871 Simonin hésite encore entre l’anglais et l’anglicisme sémantique. Il fait référence au Far-West américain, mais à cette époque la frontière entre les Etats-Unis et les territoires britanniques (le 49° Nord depuis 1818) était très perméable à l’Ouest et les Francophones y étaient très actifs : ils pourraient avoir employé ce mot avant que Simonin ne l’introduise en France. L’OED fait remonter sa première attestation à 1789, mais il devient fréquent dans la deuxième moitié du XIXe siècle. La marque « N. Amer. » (COD) en atteste aussi l’emploi au Canada anglais. Dans son article, le TLF cite Bonheur d’Occasion, ce qui fait supposer que les œuvres de Gabrielle Roy ont contribué à la diffusion d’un mot sinon réservé en France au seul domaine de la technologie agricole. L’écrivain se sert d’ailleurs d’élévateur dans Bonheur d’Occasion sans le marquer typographiquement, comme s’il faisait partie du vocabulaire commun de ses lecteurs (elle s’adressait en 1945 à un public canadien français), alors que plus tard il est écrit entre guillemets (RA, 124). Le troisième anglicisme, highway, est un emprunt à l’anglais limité au Canada (RA, 154). En France, seul le TLF le reporte sous la vedette Panaméricain. Au Canada aussi seuls Bergeron, Meney et Gaborieau (1985, 1999 et 2006) le considèrent ; dans l’ALEC, il compte une seule occurrence à la Q. 689s “Noms populaires des rangs du village” (pt. 56 Masson). Highway s’oppose aux routes locales (cf. OED), ce que le texte royen confirme puisque « le monotone highway » (RA, 154), « la nationale » (RA, 122), s’oppose aux « petites routes » (RA, 121, 122, 137, 141, 155) qui sillonnent la Plaine et à la « merveilleuse petite route » (RA, 128) d’Altamont. Les routes de sections (RA, 122) appartiennent exclusivement au système routier de l’Ouest car, après l’arrivée des colons de Lord Selkirk et surtout depuis la création de la province, le partage de la terre selon le système seigneurial québécois a été remplacé par la division en portions d’un mille carré appelées sections, d’où section road « N. Amer. (West) a road bordering a section of land » (COD), dont route de section est un calque. Cette fois, ce n’est pas un expédient typographique mais la phrase « nous les appelions » (RA, 122) qui signale l’expression non transnationale. Les différences dans la présentation typographique des anglicismes (caractères romans ou italiques, guillemets) nous éclairent sur la conscience avec laquelle l’écrivain se sert des mots dont elle a hérité, tout en sachant qu’ils ne sont pas partagés par tous les francophones. Faudrait-il les considérer comme des régionalismes de
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l’Ouest d’origine anglaise ou comme des anglicismes géographiquement limités ? La question est très débattue (cf. Rodriguez 2006, 94). Sous le terme hapax sont classés les éléments que nous soupçonnons être des créations de l’auteur, puisqu’aucun des dictionnaires consultés ne les atteste, reste-à-la-maison “pantouflard, casanier” (RA, 139) et la métaphore tourner en lasso (RA, 122). Nous avons aussi classé comme hapax la graphie avec tiret peuplier-tremble (RA, 119) “peuplier fauxtremble (populus tremuloides)”. En effet le nom de cet arbre s’écrit sans a Canada tiret, peuplier tremble, ou bien tremble, un franco-canadianisme attesté au Québec et en Acadie (Massignon Q. 168 « Peuplier faux-tremble »); en français transnational tremble désigne un autre genre de peuplier, le populus tremula, appelé au Québec tremble européen (GDT).
2.2 Analyse typologique Les franco-canadianismes de la deuxième moitié de La Route d’Altamont appartiennent à plusieurs catégories typologiques. La plus riche regroupe les mots faisant référence aux êtres humains et à leurs comportements, les substantifs désignant des personnes bougre, créature (cf. Bignamini 2008, 122) et sans-génie, les adjectifs disputeuse et trotteuse, les verbes s’ennuyer de, sacrer et serrer, ainsi que les substantifs songerie, taloche et veillée, plus mamatchka et reste-à-la-maison. Bougre “type, homme, pauvre homme” (RA, 132) est un régionalisme de par sa fréquence accrue au Canada, étant donné que ce sens n’est pas exclusivement canadien, puisqu’il survit en France, selon le Dictionnaire de l’Académie (9ème éd.), « Auj. Seulement dans quelques expressions ». Littré est le seul qui enregistre « vieux bougre » parmi ses expressions figées. Clapin et Cormier attestent plutôt le sens négatif “idiot, vaurien, innocent” ; Pascal Poirier souligne que le mot « a perdu tout à fait son sens original, ce qui permet aujourd’hui de l’écrire. » Chez Gabrielle Roy sont attestés aussi bien “homme, type” (RA, 132) que “personne fort peu aimable” (« La bougresse de maîtresse d'école avait fait toutes sortes d'histoires » MS, 51). Sans-génie “idiot” (RA, 108) est un québécisme (« Un sans-génie, chez les Canadiens, est une personne bornée, un sot » P. Poirier) dont le premier emploi documenté date de 1913, dans un article du Soleil du 17 mai à la page 19 (C. Poirier) et Bélisle l’inclut pour la première fois dans son dictionnaire, mais il était déjà attesté dans l’ALEC.3 Les adjectifs franco-canadiens disputeuse et trotteuse constituent un couple positif-négatif dans la même phrase de Christine, « Tu […] es trotteuse comme grand-père. […] Et puis, tu n’es pas encore trop disputeuse... » (RA, 139). Disputeux/-euse “d’humeur querelleuse, portée à la réprimande” a une longue tradition dans la lexicographie québécoise, puisqu’il est attesté depuis Clapin comme « expression adoucie » et jusque chez Dulong. Tiré du verbe disputer dans son sens dialectal normand “quereller, gronder” (GPFC), c’est un des rares franco-canadianismes répétés quatre fois. Trotteuse “personne qui aime voyager plutôt que rester chez soi” est moins présent dans les dictionnaires, mais on peut retrouver ses traces dans des articles voisins trotter « Aller se promener, sortir, ne pas être chez soi. » (Dulong) ou trotte (Dugas et Soucy). Dans le GPFC, la « femme qui ne reste jamais chez elle, Hainaut » n’est pas ouvertement jugée, mais quelque trente ans plus tard les occurrences de
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Q. 418 « (Cheval) rétif », Q. 461s « Maltraiter un cheval » (“celui qui maltraite un cheval”), Q. 2271 « Un vaurien », Q. 2278 « Un imbécile », Q. 2280a « (être) un peu fou », Q. 1912 « Femme malpropre » et Q. 2292 « Coureuse ».
Le parler canadien dans les deux dernières nouvelles de «La Route d’Altamont»
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trotteuse dans l’ALEC ont une connotation très négative, à la Q. 1793x « Attendre un enfant (d’une femme non mariée) » et à la Q. 2292 « Coureuse ». S’ennuyer de au sens de “souffrir de l’absence de quelqu’un, désirer vivement quelque chose” est un archaïsme qui peut être qualifié de régionalisme canadien puisque c’est un sens encore usuel, alors qu’en France il est « vielli » (TLF, Académie) ou « vieilli ou régional » (Grand Robert). Gabrielle Roy joue sur sa double interprétation lorsqu’elle évoque sa nostalgie des routes de sections, « De ces petites routes coupant les arrière-pays en mille carrés, au loin en des solitudes inimaginables, de ces petites routes pleines d’ennui, aujourd’hui encore je m’ennuie. » (RA, 122) Autant le verbe ne peut qu’être interprété au sens franco-canadien, autant ennui est moins sûr, les routes, personnifiées, pourraient être si vides qu’elles s’ennuient puisque rien ne se passe, ou être pleines de nostalgie parce qu’elles désirent vivement qu’un événement se produise. Serrer “ranger” a survécu en France au niveau du français régional, mais continue d’être courant au Québec, en Acadie (Massignon), au Manitoba (Gaborieau 1999, Rodriguez 2006, 153) et à la Réunion (Lucot). L’écrivain utilise ce mot au tout début de La Route d’Altamont, où elle cite la phrase de sa grand-mère « serre tes affaires » (RA, 9), comme exemple de « son langage à elle ». Plus tard, le lecteur remarque son adoption de la part de la narratrice enfant, « les guenilles de grand-mère avant d'être serrées étaient soigneusement lavées » (RA, 14). Dans « Le Déménagement », le mot apparaît chez Mrs Smith à la recherche de ses ampoules, « Dans la pénombre, Mrs Smith se mit en se lamentant à en chercher dans ses ballots, ne se rappelant plus du tout où elle en avait si soigneusement serré deux ou trois, disait-elle. » (RA, 110) L’ajout « disait-elle » rend le regard perplexe de l’enfant qui doit se fier à ce que les gens disent. Un autre régionalisme est sacrer “jurer, blasphémer” (RA, 97), introduit au Canada par les colons venant du Bas-Maine, de la Bretagne et de la Picardie (GPFC). En revanche, la locution clouer le bec “faire taire” (RA, 97) est plus problématique car, tout en appartenant à la langue familière de France (TLF, Grand Robert, Littré, Académie 9e éd.), elle a été perçue comme franco-canadienne par Dionne, « Clouer, v. a. Clore. Ex. Clouer le bec d’un grand bavard. », alors que presqu’un siècle plus tard Meney la commente comme si elle était inconnue au Québec. Un autre terme à mi-chemin entre le français du Canada et la langue familière de France est taloche (RA, 110) “gifle (surtout à un enfant)”, qui apparaît aussi bien chez Dunn (qui le considère comme un mot normand) que chez Clapin. Ensuite, il disparaît longtemps des dictionnaires québécois, pour y réapparaître avec la marque d’usage « fam. » (Dictionnaire du Français Plus, Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, Multidictionnaire, Dictionnaire Universel Francophone). En France, seul le Grand Robert observe aussi que le mot est « plus ou moins courant selon les régions » ; Littré le considère « populaire » et pour le TLF, il appartient simplement à la langue familière, alors que son dérivé talocher n’a même pas de marque d’usage. Quant au Dictionnaire de l’Académie, il inclut taloche depuis sa première édition avec des glissements de sens et de marque, « bas » depuis la première, « populaire » dès la quatrième, « familier » dans la huitième. Veillée “soirée en compagnie des amis ou des voisins” (RA, 132) est vieilli en France, alors qu’au Canada il est encore utilisé, ce qui constitue le « maintien et [l’]extension d’un
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Chiara Bignamini-Verhoeven
mot de la langue paysanne » (Meney), et courant au Québec (Dionne le considère un mot du Centre de la France), en Acadie (Massignon) et au Manitoba (Gaborieau 1999). Le cas de songerie “rêverie” (RA, 133) est encore différent, car Gabrielle Roy se sert d’un mot considéré en France vieilli ou littéraire (Grand Robert, TLF) et longtemps ignoré par la lexicographie officielle (Littré et le Dictionnaire de l’Académie de 1932-1935 comptent un article songerie, même si selon le TLF ses premières attestations datent de la fin du XIIIe siècle). Au Québec, Dunn le considère comme un régionalisme venu du « Centre de la France » et Clapin le traite aussi. Ensuite, il réapparaît chez Bélisle et dans le Dictionnaire du Français Plus comme mot de la langue commune, alors que dans les dictionnaires plus récents il est « litt. » (Boulanger) ou « vieilli ou littéraire » (Lucot). A l’époque de la composition de La Route d’Altamont ce mot appartenait donc encore à la langue commune au Québec, mais pas en France. Proche de l’aire sémantique des hommes et de leurs comportements est le domaine des objets liés à la vie quotidienne, bottine d’enfant, comptes d’électricité et guenilles, qui apparaissent tous dans « Le Déménagement ». Bottine d’enfant (RA, 109), “chaussure montante pour très jeunes enfants” (GDT), désigne au Québec et au Manitoba (Rodriguez 2006, 213, au rang 156 du C.I. n° 2 « Les vêtements ») une chaussure dont la tige monte assez haut pour couvrir la cheville (Boulanger, Multidictionnaire, Universel), alors qu’en France ce terme est considéré vieilli (Grand Robert) car remplacé par boot (critiqué au Québec), ou bien désigne « une chaussure montante, élégante, à boutons ou à lacets (en gén. pour les femmes). » (Meney). Dans l’ALEC bottine est un terme aussi générique que soulier et chaussure, puisqu’il apparaît dans plusieurs questions4 où souvent seul le déterminant permet de savoir de quel genre de chaussure il s’agit. L’expression comptes (d’électricité) “factures” (RA, 109) est aussi un francocanadianisme, attesté exclusivement par Boulanger « 3. (Argent dû) [...] Fam. Facture. » et par Meney. Guenille “chiffon”, attesté au Québec et en Acadie, apparaît dans deux situations opposées du roman. Dans « Le Déménagement », la nouvelle maison des Smith est « déjà toute remplie de l’odeur, et sans doute des vieilleries et des guenilles des gens qui venaient de la quitter. » (RA, 110), alors que dans « Ma grand-mère toute-puissante » la petite Christine observait que « les guenilles de grand-mère […] ne sentaient pas mauvais » (RA, 14). C’est un archaïsme « essentiellement représenté dans les dial. du Centre et de l'Ouest » de la France (TLF et Dictionnaire de l’Académie 9ème éd.). Un troisième groupe rassemble les éléments naturels tels le paysage (cran, montagnette, les collines onduleuses, la plaine étale), les phénomènes naturels (la terre qui poudre, qui tourne en lasso), la flore (peuplier-tremble, cf. §3.1), la faune (chevrette) et les travaux des champs (battages). Parmi les éléments du paysage, seul cran “falaise” est sans aucun doute un québécisme. Attesté depuis Clapin et jusqu’au dictionnaire de Meney, localisé selon Dulong surtout à l’est des points 123 (Saint-Michel-de-Bellechasse) et 124 (Montmagny), ce mot a plusieurs sens différents au Québec. Selon le GPFC, c’est un dialectalisme normand. Le statut d’onduleux (RA, 153) est moins clair. Selon le Grand Robert il appartiendrait au style littéraire ou soutenu. D’autres dictionnaires (Littré, Multidictionnaire, Français Plus et
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ALEC Q. 1915f « Vêtements de travail f. Chaussure de travail (hiver) », Q. 1916 « Vêtements d’homme (le dimanche) », Q. 1932a « Chaussures de travail a) en cuir b) en caoutchouc », Q. 1937x « Chaussures d’homme pour le dimanche », Q. 1954x « Souliers de bœuf », Q. 1957 « Vêtements féminins (le dimanche) b. Vêtements d’été c. Vêtements d’hiver ou d’été », Q. 1986f « Vêtements d’enfant (hiver) f. Chaussures », Q. 1987x « Bottines d’enfant en caoutchouc », Q. 1988 « Chaussette avec une semelle de cuir ».
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Universel) l’attribuent à la langue commune. Il compte plusieurs attestations dans le CentreOuest du Québec en réponse à la Q. 676 « Terrain bosselé » de l’ALEC. Le substantif montagnette, utilisé pour décrire les collines de la Lanaudière, est aussi difficile à classer, « De celles où elle était née dans la vieille province de Québec, elle nous avait depuis ces dernières années beaucoup parlé, une sévère montagnette, des pics, des “crans” prolongés par des épicéas, une troupe presque hostile qui gardait le petit pays pauvre. » (RA, 117) En effet, aucun dictionnaire canadien consulté ne traite ce mot, un régionalisme du sud-est de la France (Dictionnaire de l’Académie 9ème édition, Grand Robert) ou des Alpes (TLF), ou bien un mot familier (Littré et Dictionnaire de l’Académie 8ème édition) que l’écrivain pourrait avoir entendu et adopté lors de ses voyages en Europe (cf. RA, 155). Par l’usage de ce régionalisme français dans un contexte canadien deux images se superposent, celle du passé familial et celle de l’avenir appelant Christine vers la France. Dans le cas d’étale il est difficile de trancher, selon le GPFC et Bergeron, étale signifie “égal” au Québec, alors qu’en France signifie plutôt “stationnaire” ; substantivé, indique de part et d’autre de l’Atlantique le moment favorable de la marée, où la mer ne monte ni ne baisse. Seuls le Grand Robert – « sans aucune agitation. Voir calme » – et le TLF – « calme, stationnaire, après une période agitée ou tumultueuse » – signalent aussi la possibilité d’utiliser cet adjectif dans un contexte figuré ou métaphorique. Les deux interprétations sont possibles, car la plaine peut être tout à fait égale, sans la moindre ondulation, mais aussi immobile comme la mer au moment de l’étale (RA, 129). Poudrer “se réduire en poussière” (cf. poudroyer, RA, 43), en revanche, est un francocanadianisme, « […] une fois encore, entre les herbes sifflantes et la terre qui poudrait en gestes tristes de chaque côté et comme en rêve, de carrefour en carrefour je conduisis ma mère droit dans les collines […]. » (RA, 137) Très diffusé, « Repart. géogr. Partout en Acadie (sauf le sud-ouest de la N.-E.); un peu partout au Québec. » (Cormier), il fait d’habitude référence à la neige ou à l’eau (Halford, 289), non à la terre comme dans La Route d’Altamont, où il a gardé le sens qu’il avait en ancien français (Godefroy dans MASS Q. 111 « La neige tourbillonne ») et qui était encore attesté en 1611 par Cotgrave, «to make or turne into powder or dust» (cf. MASS Q. 111). Cet usage survit au Québec dans quelques points d’enquête de l’ALEC, en Lanaudière (pt. 37 et 38) et en Montérégie (pt. 74 et 83). Le GPFC considère ce sens régional en Normandie. Chevrette est un franco-canadianisme par sa signification. La narratrice décrit sa mère pendant qu’elle explore les collines qu’elle vient de découvrir au Manitoba, « le pays le plus plat du monde » (RA, 118), « Entre les broussailles sèches la retenant un instant par sa jupe, elle se mit à grimper, alerte encore, avec des mouvements de chevrette, la tête d’instant en instant levée vers le haut [...] puis je la perdis de vue. » (RA, 127) Chevrette pourrait être le féminin de chevreuil “cerf de Virginie” (attesté au Québec, en Acadie et au Manitoba, cf. Cl. Poirier, Massignon et Rodriguez 2006, 153) ou “une petite chèvre”. Ce qui nous fait pencher pour la première interprétation est l’existence de plusieurs expressions québécoises employant le mot chevreuil et rappelant sa façon agile d’avancer (Desruisseaux ; Dugas et Soucy).
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Le terme battages (RA, 131), un des rares franco-canadianismes morphologiques, désigne une phase des travaux des champs. Il est surtout attesté au Manitoba, pays céréalier par excellence, « Battages n. m. pl. Can., du fr. battage. Les battages, à l’automne, c’était une vraie fête. Récolte des céréales, temps de la moisson. » (Gaborieau 1985) Ce mot n’a pas le même sens partout, car au Québec (GPFC, ALEC à la Q. 839x « Moissonner à la faucille ou à la faux » au pt. 155 Havre-aux-Maisons et Bergeron) et en Acadie (Massignon Q. 754 « Récolte d) Les battages ») il indique spécifiquement le moment du battage, tandis qu’au Manitoba il désigne le temps des moissons. Le dernier groupe de mots non transnationaux, celui du paysage humain du Manitoba, réunit les anglicismes. En effet, la situation des francophones de l’Ouest, plongés dans une mer anglophone, favorise les emprunts à l’anglais, même si l’écrivain montre qu’elle est consciente de ses possibilités lorsqu’elle écrit d’abord « la nationale » (RA, 122) et « une petite ville de maisons amies » (RA, 144), puis « le monotone highway » (RA. 154) et « les cottages identiques tristement rangés en longues avenues semblables » (RA, 154), en décrivant les mêmes lieux.
2.3 Analyse géolinguistique Gabrielle Roy a eu accès à un grand nombre de variétés linguistiques. Originaire de SaintBoniface, elle pouvait entendre autour d’elle le québécois de ses parents, peut-être quelques souvenirs de l’acadien de sa famille maternelle (déportée pendant le Grand Dérangement, puis installée en Lanaudière), le franco-manitobain et le français scolaire (une matière dans laquelle Gabrielle brillait). En plus, entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle plusieurs ressortissants français, suisses et belges s’étaient établis au Manitoba. Bien sûr, puisque le futur écrivain évoluait en milieu francophone minoritaire, l’anglais ne pouvait pas lui faire défaut, mais après les années quarante elle finit par choisir le français comme seule langue d’écriture. Suite aux résultats de nos études sur La Montagne secrète (Bignamini 2008) et sur la première moitié de La Route d’Altamont (Bignamini 2005), nous sommes partis de l’hypothèse que parmi les régionalismes se trouveraient très peu de termes acadiens, de nombreux franco-manitobismes et québécismes (surtout de l’Ouest du Québec), ainsi que plusieurs dialectalismes normands, ce qui correspondrait à un souvenir de la langue parlée par la grandmère maternelle de Gabrielle Roy, que la sœur de l’écrivain dépeint dans Le Miroir du passé comme une typique femme normande. Nous avons considéré l’inclusion d’un mot dans les dictionnaires, les indications sur son origine et la possibilité de les situer sur le territoire de l’Est du Canada (un atlas linguistique n’existe pas pour le franco-manitobain). D’autres problèmes sont liés au petit nombre de cartes qu’il a été possible de produire même pour ces régions. En effet, peu des termes du corpus ont fait l’objet d’une ou plusieurs questions dans l’ALEC, bec, bottine, cran, créature, étale, guenille, onduleux, sans-génie et serrer. Encore moins de mots du corpus faisaient l’objet d’une question dans l’ouvrage de Massignon. Quelques autres mots du corpus apparaissent dans le vocabulaire de contexte d’autres questions de l’ALEC, battages, bougre, highway, poudrer “se réduire en poussière (dit de la terre)”, sacrer, taloche et veillée. De nombreux termes enfin sont tout simplement absents des listes de l’ALEC, c’est pourquoi le nombre total d’attestations par mot est souvent très bas, battages (pt. 155), cottage (pt. 168), highway (pt. 56), lasso (pt. 101) et
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taloche (pt. 82) ne sont cités qu’une fois. Très rares (de 2 à 5 fois) sont bougre (pt. 17 et 119), sacrer (pt. 15, 32 et 110), onduleux (pt. 52, 63, 75, 115), poudrer (pt. 37, 38, 74 et 83), cran (pt. 1, 11, 18, 123, 135). De 10 à 17 attestations comptent trotteuse, bec, étale, sans-génie, veillée ; sont plus fréquents tremble (28 fois), dispute/disputer (31), guenille (64) et bottine (142), alors que seuls créature et serrer sont attestés partout. En raison de ces difficultés, il est difficile de reconnaître une région-clé où se situeraient la plupart des régionalismes. Toutefois, en traçant une carte qui résume les attestations des mots dans l’ALEC (cf. dernière page), émerge une certaine prépondérance de l’Ouest du Québec ; cependant, le lieu dans lequel se trouve la plus haute concentration d’attestations ne se trouve pas en Lanaudière, mais au pt. 68 Val-d’Or (Abitibi-Témiscamingue), une région de colonisation récente où la langue des habitants « trahit leur lieu d’origine » (ALEC 1, 24). Du point de vue de la diffusion sur l’ensemble du territoire canadien, dans le corpus apparaissent un terme maritime et fluvial usité surtout dans les régions acadiennes (étale), plusieurs régionalismes canadiens (bottine, bougre, sacrer, serrer , veillée), un bon nombre de québécismes (comptes d’électricité, cottage “maison de ville”, cran, disputeuse, trotteuse, highway, songerie, sans-génie) et manitobismes (route de section, battages “temps des moissons”, poudrer “se lever en poussière, dit de la terre”, élévateur à blé, cottage “maison de campagne”). Selon le GPFC, trois de ces mots seraient des régionalismes normands, cran, disputeuse et poudrer ; taloche aussi d’après Dunn.
2.4 Conclusions de l’étude linguistique Dans la deuxième moitié du roman le nombre des régionalismes a nettement baissé (de 70 à 28). Les éléments communs aux deux premières nouvelles sont peu nombreux, serrer, trotteur/-euse et guenille. Un seul terme (élévateur à blé) a été adopté en France depuis Littré, toutefois l’écrivain l’écrit entre guillemets. En revanche, quelques francismes apparaissent dans la deuxième moitié du roman, aigrette “garniture de chapeau” (RA, 109), épicéa (RA, 117, cf. épinette, RA, 65) et l’expression au diable vauvert “très loin” (au Canada c’est au diable vert qui est courant). La typologie des régionalismes a partiellement changé par rapport à la première partie du roman, mais la catégorie des êtres humains et de leur comportement (de 17 à 14 termes) ainsi que celle de la nature (de 12 à 9) sont presque autant représentées. En revanche, celles de la vie quotidienne (de 13 à 3 mots, dont la reprise de guenilles) et des enfants (de 6 à 1 mot, bottine) sont drastiquement réduites. Le domaine de l’habillement (9 termes) disparaît tout à fait. Ainsi, dans « Le Déménagement » et « La Route d’Altamont » est-il possible de reconnaître une prépondérance de franco-canadianismes caractérisant les hommes et leurs attitudes d’une part, la nature et le paysage de l’autre, deux pôles qui renvoient à deux réalités distinctes et opposées (la maison et le vaste monde, l’enracinement et le voyage), entre lesquelles la tension monte au fur et à mesure que le roman avance, le charme de « notre vieille mère patrie à tous » (RA, 147) se rendant visible aussi dans la langue, toujours plus proche du français transnational. Seuls deux doublets figurent dans l’ensemble de La Route d’Altamont, épicéa-épinette et highway-nationale. Quelques termes et expressions du corpus jouissent d’un statut incertain, à cheval entre le régionalisme et la langue familière ou littéraire ou sont des régionalismes de France. Les quelques dialectalismes normands suggèrent que certains régionalismes pourraient être des souvenirs du vocabulaire de la grand-mère de l’écrivain, mais ils ne sont pas assez nombreux pour que ce soit concluant.
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Dans l’ensemble, c’est seulement avec beaucoup de prudence qu’il est possible d’indiquer comme région où se concentrent la plupart des franco-canadianismes de Gabrielle Roy l’Ouest du Québec, d’où provenaient les parents maternels de l’écrivain, natifs de SaintJacques-de-l’Achigan. Son lien avec l’Ouest du Québec ne se limite d’ailleurs pas qu’aux souvenirs d’enfance et à la langue parlée au foyer, puisqu’elle y a résidé plusieurs années.
3. Analyse stylistique Avec son premier roman, Gabrielle Roy a connu le succès au Canada et dans le monde, c’est pourquoi à partir de 1947 son public potentiel était très mélangé, la fréquence des régionalismes baisse et leurs rôles deviennent plus subtils. Dans La Route d’Altamont, publié en 1966 pendant que le Québec s’affirme politiquement, les franco-canadianismes ne sont pas très nombreux et ne s’inscrivent pas dans le parcours d’engagement politique de l’écriture typique de cette période, car Gabrielle Roy ne pouvait pas être « solidaire comme je le suis du Québec, […] à l’exclusion du reste du pays canadien » (La Détresse et l’enchantement, 141).
3.1 Fonction mimétique Les régionalismes permettent d’imiter le parler réellement employé par des locuteurs francocanadiens, afin de rendre les dialogues plus vivants, un usage qui rend plus crédibles les personnages aux yeux du lecteur qui partage ce parler, alors qu’il participe à créer une atmosphère teintée d’exotisme pour les autres. Dans la deuxième moitié de La Route d’Altamont, les franco-canadianismes ayant cette fonction diminuent en termes absolus par rapport à la première, sans pourtant qu’il y ait une différence évidente en termes relatifs. Là 22 sur 70 environ s’inscrivaient dans une phrase au discours direct et 10 au discours indirect, alors que seulement la moitié des mots du corpus figurait dans la narration à la première personne. Ici les termes apparaissant au discours direct ne sont désormais que 7 sur 28 et seuls deux figurent au discours indirect, car les deux dernières nouvelles sont peu dialogiques. C’est chez la narratrice que se trouvent la plupart des régionalismes, ce qui contribue à garder la fraîcheur et le naturel de sa voix, au ton familier et proche de celui de ses personnages. D’autre part, l’usage des régionalismes est conscient, puisque les guillemets, l’italique et les observations métalinguistiques servent de balises pour signaler le contrôle exercé par Christine adulte sur sa langue. L’écrivain déclare qu’elle ne veut point se priver de leur richesse expressive, tout en sachant qu’elle emploie des mots non transnationaux.
3.2 Une fonction affective très réduite À différence de la fonction mimétique, la fonction affective implique pour les lecteurs francocanadiens de prendre conscience que les personnages du roman sont proches de leur quotidien et que cela crée une entente profonde entre personnages et lecteur. Cela explique en
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partie pourquoi, au fur et à mesure que la narration avance, les régionalismes se font plus rares. Pour mieux comprendre ce parcours, il faut observer ce qui est qualifié de vieux ou ancien d’une part et de jeune ou nouveau de l’autre. Le premier adjectif a toujours un sens négatif dans « Le Déménagement », il qualifie un « sofa crevé » (RA, 105) et une « commode » des Smith (RA, 109), leur première maison (RA, 105) et la deuxième (RA, 110), la remise du déménageur (« qui, plus encore que la caverne d’Aladin, m’avait paru contenir de sortilèges et de grâce », RA, 111) après qu’elle a perdu sa fascination aux yeux de l’enfant, et des « vieilles cartes postales » (RA, 109) oubliées. Dans « La Route d’Altamont », en revanche, il caractérise la mère (7 fois) et la grand-mère de Christine (2 fois), des « vieux bougres revenus de tout » (RA, 132) qui travaillaient avec un « petit vieux norvégien » (RA, 136) dans la ferme de son oncle Cléophas. Il indique donc les racines familiales et la tradition des conteurs, ainsi que les lieux des origines, la « vieille plaine méditative » (RA, 154) du Manitoba, et ses racines idéales, la « vieille province de Québec » (RA, 117), la France, « notre vieille mère patrie à tous » (RA, 147), et l’Europe, « ces vieux pays tourmentés » (RA, 146). Ce qui tisse le lien entre l’histoire familiale et la géographie est le « vieux thème de l’arrivée des grands-parents dans l’Ouest » (RA, 133). Ce même lien entre histoire personnelle et géographie est entretenu par le mot ancien, qui qualifie aussi bien les « petites collines quittées depuis son enfance » (RA, 135) par la mère de Christine que celles qu’elle a retrouvé dans sa vieillesse au Manitoba (RA, 141) et « les temps anciens » (RA, 104) que Christine rêve d’incarner en traversant la ville sur la charrette du déménageur. Dans « Le Déménagement », jeune est surtout le soleil du matin (RA, 101), encore innocent avant la terrible déception de Christine ; dans « La Route d’Altamont », il compare la condition de la jeunesse à celle de l’âge mûr, en remettant en discussion l’opposition nette suggérée par ces antonymes, « Heureuse comme on l’est, quand on est jeune – et aussi moins jeune – par le simple fait d’être en route, que la vie change, va changer, que tout se renouvelle. » (RA, 100) « son vieux désir retrouvé un instant si jeune » (RA, 119) « À dire vrai, je m’étonnais que, vieille et parfois lasse, maman abritât encore des désirs qui me paraissaient être ceux de la jeunesse. Je me disais: ou l’on est jeune, et c’est le temps de s’élancer en avant pour connaître le monde ; ou l’on est vieux, et c’est le temps de se reposer. (RA, 123) « Et comment se fait-il que l’être humain ne connaisse pas en sa vieillesse de plus grand bonheur que de retrouver en soi son jeune visage ? […] Serait-ce que, pleine de pitié pour sa jeune âme disparue, l’âme vieillie lui lance à travers les années un appel tendre, comme un écho » (RA, 127) « Toute jeune, je me reconnaissais parfaitement en mon père et lui en moi […]. C’est avec l’âge mûr que je l’ai rejointe, ou qu’elle-même m’a rejointe, comment expliquer cette étrange rencontre hors du temps. » (RA, 138, nous avons souligné) Jeune caractérise de nombreuses fois Christine (cf. RA, 140), surtout le souvenir de son moi passé (RA, 122), sa mère ou sa grand-mère jeunes filles, mais aussi la « liberté affolée » (RA, 155) de Christine à la veille du départ pour l’Europe et enfin l’« âme capricieuse » (RA, 156) de sa mère évoquée après sa mort à la fin du roman. Au pluriel, jeunes sont les étudiants (RA, 132), les collines du Manitoba aux yeux d’Eveline (RA, 141) parce qu’elles lui rappellent son enfance, les « pays […] informes » (RA, 149) et les « villes trop jeunes » (RA, 154) de la prairie canadienne. Enfin, c’est l’insouciance de la narratrice dont il est question dans « l’ivresse de mes jeunes années » (RA, 156), qui ne lui laissait encore entrevoir la matière de son inspiration d’écrivain. Jeune est donc un adjectif dont la valeur principale est
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celle de l’espoir, de l’innocence et de la fraîcheur, de l’ouverture vers l’avenir, mais il ne manque pas de connotations négatives liées à l’inexpérience de la jeunesse. Nouveau est beaucoup moins fréquent que jeune (6 occurrences) et connote dans « Le Déménagement » tout ce qui exerce une fascination sur Christine sans maintenir sa promesse. C’est le cas du déménagement lui-même (« j’avais quitté le monde connu, j’entrais dans le nouveau », RA, 103) qui tourne au sordide, du logement des Smith (RA, 107), des Pichette en tant qu’amis (RA, 97) à la vie supposée aventureuse, des routes que les chevaux doivent emprunter à chaque déménagement, qui les rendent « déconcertés et abattus » (RA, 111). Seul « un nouvel emploi » (RA, 99) est neutre. Enfin, l’adjectif nouveau figure dans « La Route d’Altamont », où il traduit la perplexité des enfants d’Eveline face aux transformations de son récit du voyage vers le Manitoba, « Mais ce détail ne figurait pas dans tes premières versions. Ce détail est nouveau, disionsnous avec une pointe de dépit, peut-être, tant nous aurions tenu, j’imagine, à ce que le passé du moins demeurât immuable. Car, si lui aussi se mettait à changer! ... » « Mais justement il change à mesure que nous-mêmes changeons, disait maman. » (RA, 133) Eveline n’a pas de doute, réinventer le passé n’est pas un crime, car il évolue avec celui qui en fait trésor. L’écrivain nous offre ici une clé de lecture du rapport entre fidélité aux faits et appropriation de l’histoire familiale qui répond aux critiques de ceux (dont sa sœur dans Le pain de chez nous) qui lui reprochent de ne pas peindre les choses telles qu’elles étaient. Cependant, cet extrait éclaire le rapport de l’écrivain avec sa/ses langue(s), les différentes variantes du français canadien dont elle a hérité constituent son passé, un héritage qu’il ne faut pas tout simplement toujours répéter tel quel, mais qu’il faut faire sien pour le garder vivant et fécond. La narratrice, à la recherche de son identité et de sa voix au début de son chemin d’écrivain, ne peut pas se contenter d’attirer son lecteur avec des expédients faciles, au risque de le décevoir, tout comme elle sait qu’elle blessera sa mère en quittant le Manitoba pour la France, elle s’éloigne du chemin tracé et se débarrasse de tout ce qui la rattache à son passé canadien, sans pour autant le rejeter. Christine a besoin de s’éloigner, physiquement et idéalement, du parler canadien, de sa langue familiale, de sa mère et du Manitoba pour pouvoir s’affranchir des modèles imposés. Cependant, le voyage en Europe représente pour elle justement l’occasion de redécouvrir la richesse de son héritage.
3.3 Familiarité et dépaysement Dans La Route d’Altamont, la tension entre le désir de trouver un lieu qui soit enfin familier, où l’on se sente chez soi, est contrecarrée par plusieurs types de dépaysement. Tout d’abord un dépaysement géographique continuel, puisqu’au mouvement migratoire des grandsparents vers l’Ouest répondent plusieurs tentatives de revenir vers l’Est, d’abord par les souvenirs, puisque sa grand-mère et sa mère se rappellent « notre petite rivière Assomption » (RA, 119), la rivière dans les « collines perdues » (RA, 117) de leur jeunesse. Mais si les adultes en vieillissant rêvent de revenir aux origines, les jeunes non plus ne peuvent s’empêcher de quitter le Manitoba pour le Québec et l’Europe, où se trouvent leurs origines idéales, puisqu’ils ont été élevés « à croire que la France est notre vieille mère patrie à tous et que je pourrais m’y trouver comme chez moi » (RA, 147), c’est pourquoi Eveline observe, « L’Ouest nous appelait. C’était l’avenir alors. […] » « C’était l’avenir, dit maman; maintenant, c’est notre passé. » (RA, 134)
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La narratrice se situe au cœur de ces allers-retours migratoires, lorsqu’elle observe que dans sa famille « une génération alla vers l’Ouest; la suivante fit le trajet inversement. Toujours nous sommes en migration. » (RA, 149). Ce dépaysement continu trace aussi en filigrane la perspective de la condition humaine : jamais tout à fait chez nous, l’ailleurs à la fois nous attire et nous remplit de nostalgie pour l’ici que nous venons de quitter. L’écrivain suggère cette sensation de tension par le mélange des langues aussi, sur une base française transnationale s’insèrent des anglicismes, un russisme, des franco-canadianismes et quelques francismes qui créent un dépaysement linguistique continu, car aucun mot est totalement « chez lui » par rapport aux autres. C’est une tension entre sentiment d’étrangeté chez soi et besoin de tout quitter pour enfin se retrouver, « Quelque temps plus tard me furent retirés le sentiment et la chaleur du réel, auxquels je m’étais attachée comme à mon bien, et je n’ai rien tant craint depuis lors que de voir se reproduire cette privation. » (RA, 145) Elle est également thématisée dans un dialogue entre Eveline et sa fille, « D’abord, si tu veux écrire, tu n’as pas besoin pour cela de courir au bout du monde. Notre petite ville est composée d’êtres humains. Ici comme ailleurs il y a à décrire la joie, les chagrins, les séparations ... » « Mais pour le voir ne faut-il pas que je m’éloigne? » (RA, 147) Plus loin Christine révèle que cela lui a permis d’en découvrir la grande richesse poétique. Gabrielle Roy, d’ailleurs, tout en ayant choisi le Québec au retour d’Europe, a presque toujours raconté le Manitoba dans ses livres. Ce que Christine adulte écrit en révélant la source principale de son inspiration est presque un aveu de la justesse du jugement de sa mère, « Les espaces en attente, les vastes étendues solitaires et un peu poignantes de mon pays, ne revenaient pas encore me pincer le cœur. Pas plus que les vies ignorées, au fond de petites villes de province, ne troublaient encore beaucoup l’ivresse de mes jeunes années. » (RA, 155-156) De cette façon, le passage de consignes entre mère et fille, malgré les difficultés grandissantes dans cette relation, peut donc avoir lieu et Christine reconnaît sa dette, « le poignant et miraculeux pouvoir [du] don » (RA, 132) de raconter que sa mère lui a transmis. Christine adulte s’est approprié non seulement l’histoire mais aussi la langue familiale, c’est pourquoi l’emploi non déclaré des régionalismes entretient le lien de familiarité entre la narratrice et le lecteur et rend palpable son amour pour sa langue, alors que l’usage des italiques ou des guillemets favorise le sentiment de dépaysement linguistique des lecteurs non francocanadiens.
3.4 Héritage et révolte larvée La transmission de l’héritage familial et linguistique ne va pas de soi. Christine, frappée par le « mal du départ » (RA, 112), décide consciemment de s’arracher au chemin qui a été celui de sa grand-mère et de sa mère. La première avait suivi à contrecœur son mari au Manitoba et la deuxième, mariée à dix-huit ans, avait renoncé à ses rêves à l’arrivée de ses nombreux enfants. Eveline a accepté son sort (« moi je ne suis pas partie », RA, 147), alors que Christine ne veut pas renoncer à son désir d’écrire, au prix de faire souffrir sa mère, « Et pour être toi-même, tu entends donc tout briser? » (RA, 147).
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Cette tension entre désir migratoire et fixation au sol s’exprime par l’emploi d’un régionalisme qui apparaît dans la première nouvelle au masculin (RA, 19) et dans la dernière au féminin (RA, 139), dont le sens évolue au fil de l’œuvre. La première fois, dans la bouche de la grand-mère sédentaire, arrachée par son mari à la tranquillité de son foyer québécois pour aller dans des « pays barbares »,5 il sonne comme une insulte, « ton trotteur de grandpère » (RA, 19). Un trotteur est un vagabond, un vaurien, quelqu’un qui n’est jamais chez lui, même un coureur de jupons (cf. GPFC, Bélisle, Bergeron, Dulong et ALEC). C’est le point de vue des sédentaires, bien sûr, le plus répandu au Québec, longtemps englué dans une idéologie immobiliste où quitter le pays ou tout simplement sa terre correspondait à une trahison. Le retournement de valeur de l’adjectif trotteur a lieu vers la fin du roman, lorsque dans la bouche de Christine, la future voyageuse, la comparaison est faite entre sa mère et sa grandmère et que le côté voyageur de la première (RA, 139) est présenté comme un trait positif, ce qui est tout à fait opposé à l’usage au début du roman, mais aussi aux rares exemples de féminin chez les lexicographiques. La connotation positive de trotteuse chez Gabrielle Roy est donc une prise de position implicite contre une idéologie immobiliste qui enfermait la femme à la maison, un sort que sa mère et sa grand-mère avant elle avaient accepté et auxquelles elle rend honneur dans La Route d’Altamont, tout en ne suivant pas leur exemple. Elle préfère courir le risque de perdre sa mère plutôt que manquer à sa vocation d’écrivain. Christine à l’âme partagée, tiraillée entre l’ici et l’ailleurs, la tranquillité et le voyage, cherche a posteriori une justification à son départ (et Gabrielle avec elle), mais aussi à l’abandon de sa mère, un thème que l’écrivain reprendra plusieurs fois jusque dans La détresse et l’enchantement et Le temps qui m’a manqué. À la fin du roman, elle dit tout son chagrin d’avoir perdu sa mère ; cependant, avant elle ne peut s’empêcher de partir, « Oserais-tu me dire que pour découvrir il faut tout abandonner? » « Certaines choses en tout cas. » (RA, p. 129) Christine abandonne le Manitoba et sa mère pour découvrir qu’après tout son inspiration et sa langue sont celles qu’elle a quittées. C’est à la fois l’exaltation et la limite du voyage, qui permet de s’éloigner du familier pour le redécouvrir dans toute sa profondeur, mais qui en même temps ne permet plus de revenir là d’où l’on vient, car le fait d’avoir goûté à une vie pleinement francophone n’admet pas de retour à l’atmosphère étriquée de Saint-Boniface. Comme Christine, Gabrielle Roy s’installe au Québec et ne reverra pas sa mère. Pourtant, si « les parents revivent vraiment en leurs enfants » (RA, 146), sa mère revit dans son écriture et leur rapport se renoue hors du temps.
3.5 Fonction évocatrice Dans le roman, quelques autres franco-canadianismes évoquent en effet, par leurs connotations familières aux lecteurs canadiens, des images et des suggestions appartenant à l’imaginaire commun. Dans « Le Déménagement », la petite Christine observe les Smith avec une peine toujours plus grande, puisque le merveilleux se révèle sordide, « La maison fut vidée complètement, sauf de morceaux de vaisselle cassée et de loques absolument inutilisables. La femme sortit la dernière. C’était le moment que j’avais ima-
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Expression de la grand-mère de Gabrielle Roy (Fragiles lumières de la terre, 181).
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giné dramatique, presque historique, marqué sans doute par quelque geste ou parole mémorable. Mais cette pauvre créature lasse et couverte de poussière n’eut apparemment aucun regret de franchir son seuil, de quitter deux, trois ou quatre années peut-être de sa vie. » (RA, 107) Créature apporte ici une profondeur plus grande à la scène, car Mrs Smith, exténuée et sale, assume momentanément une dimension tragique aux yeux du lecteur tout comme pour Christine. La fillette, face au dénuement des Smith, rêvait de les transporter dans « une bonne maison propre » (RA, 106). Ce mot rappelle implicitement la véritable dignité de tout être humain, créature de Dieu, aimée et non destinée à la souffrance, ainsi le désir de l’enfant de voir les Smith réintégrer visiblement cette dignité par le biais du déménagement. Le contraste entre ces deux images, la dignité de la créature d’une part, la pauvre femme dans la peine de l’autre, renforcent le sentiment de désillusion qui sera encore plus grand lorsqu’au bout du chemin se dressera non pas la demeure rêvée mais « une petite maison esseulée, […] sans fondation » (RA, 110). La valeur évocatrice du mot étale est différente. Au retour du premier voyage avec sa mère à travers les collines, Christine décrit leur effacement rapide, « Et comme elle parlait, brusquement nos collines s’affaissèrent, se réduisirent en mottes à peine soulevées de terre, et presque instantanément la plaine nous reçut, étale de tous côtés, dans son immuabilité effaçant, niant ce qui n’était pas elle. » (RA, 129) L’adjectif, normalement réservé à la mer et aux fleuves, établit une comparaison implicite entre la mer et la plaine, l’une plate par moments, l’autre immuablement, ce qui n’est pas sans conséquences, car le lecteur de Gabrielle Roy ne peut ne pas songer à la nouvelle « Le Titanic » de Rue Deschambault, dont La Route d’Altamont est en quelque sorte la suite. Dans cette nouvelle, la narratrice s’interrogeait face à l’évocation du célèbre naufrage lors des veillées hivernales, « Mais d’où nous vient que nos plaines glacées, que nos pauvres plaines gelées ne suffisaient pas à nous donner une assez haute idée de la solitude ! Que pour en parler comme il faut, nous autres, gens enfoncés au plus intérieur du continent, nous évoquions l’océan ! » (RD, 80) Le renvoi implicite à cette nouvelle n’est pas innocent, il y était question en effet, encore une fois, de comparer la création humaine (le bateau) et divine. Christine enfant ne comprenait pas pourquoi le désir louable de bien bâtir un bateau était récompensé par ce que les adultes considéraient une punition divine méritée. Est-ce un péché d’orgueil que de créer, un dépassement coupable des limites imposées aux hommes, ou bien un simple désir de perfection ? Après tout, l’écriture qui recrée tout un monde par les mots n’est-elle pas aussi une sorte de concurrence à la création divine passable d’un jugement de valeur semblable ? La réponse n’est pas donnée par l’écrivain dans cette nouvelle mais suggérée dans La Montagne secrète, dont le thème était aussi la vocation artistique. Le père Le Bonniec y observait, « L’artiste est protestataire ; et d’abord contre le sort humain qui est de finir. » (MS, 117), « À moins [...] que ce ne soit une secrète collaboration... » (MS, 103). S’il est ainsi, ce qui passerait inaperçu comme « les vies ignorées, au fond de petites villes de province » (RA, 156), comme celles d’innombrables inoubliables personnages de Gabrielle Roy, mais aussi de sa mère et sa grand-mère, pourra survivre à l’oubli grâce à l’écriture, qui comme un bateau leur fait prendre le large pour que d’autres les rencontrent et les aiment.
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4. Conclusions La Route d’Altamont témoigne de la naissance et de l’épanouissement de la vocation artistique chez Christine, le double fictif de l’écrivain, dans une langue où se mélangent une base française transnationale avec bien d’autres éléments dont de nombreux régionalismes canadiens. Le roman évoque l’attirance par l’héritage culturel familial, mais aussi la nécessité de son rejet partiel, représenté par la nécessité de s’éloigner des siens pour se découvrir, ainsi qu’une revendication souterraine d’une plus grande autonomie pour les femmes. Dans ce contexte, la diminution régulière des franco-canadianismes s’explique par le fait qu’ils représentent une marque discrète mais concrète de l’histoire familiale ainsi que du travail qui attend l’écrivain pour qu’elle puisse l’assumer consciemment. Plus nombreux au début du roman, où la fillette est confrontée à la langue de sa grand-mère, ils disparaissent presque vers la fin, où la jeune fille décide de prendre son envol vers la France comme phare culturel et linguistique. La découverte et la réalisation de la vocation d’écrivain passe chez la narratrice fictive par la prise de conscience de la richesse de sa langue. La diminution des régionalismes, une tendance déjà amorcée dans La Petite Poule d’Eau et qui se confirme dans toutes les œuvres suivantes jusqu’à La Montagne secrète (le nombre total des franco-canadianismes de La Route d’Altamont, proche de la centaine, est légèrement plus élevé) n’est pas un rejet du franco-canadien en faveur d’une supposée valeur ajoutée de la francophonie transnationale, Gabrielle Roy raréfie les régionalismes pour les mettre de plus en plus en valeur, par une distanciation qui est proche du voyage qui lui a laissé entrevoir toute la richesse de son héritage.
Bibliographie ALEC, Dulong, Gaston & Bergeron, Gaston. 1980. Le parler populaire du Québec et de ses régions voisines. Atlas linguistique de l’Est du Canada. Québec, Office de la langue française, 10 volumes. Bélisle, Louis-Alexandre. 1979. Dictionnaire nord-américain de la langue française. Montréal, Beauchemin. Bergeron, Léandre. 1980. Dictionnaire de la langue québécoise. Montréal, VLB Editeur. Bignamini, Chiara. 2005. « Les franco-canadianismes dans les deux premières nouvelles de La Route d'Altamont de Gabrielle Roy » dans André Fauchon (éd.), L'Ouest, directions, dimensions et destinations. Actes du vingtième colloque du CEFCO (15-18 Octobre 2003). Winnipeg, Presses Universitaires de SaintBoniface, 475-500. Bignamini, Chiara. 2008. « Analyse linguistique et stylistique des franco-canadianismes dans La Montagne secrète de Gabrielle Roy », dans Chiara Bignamini et Brigitte Horiot (éds), Actes du VII colloque Français du Canada – Français de France organisé par l'Université Jean Moulin – Lyon III (15-17 juin 2003). Tübingen, Niemeyer (Canadiana Romanica 22). Boulanger, Jean-Claude. 1992. Dictionnaire québécois d’aujourd’hui. Montréal, Dicorobert Inc. Clapin, Sylva. 1974. Dictionnaire canadien-français. Québec, Les Presses de l’Université Laval (reproduction de l’édition originale de 1894). COD, Barber, Katherine. 2004, 1998. Canadian Oxford Dictionary. Don Mills (Ontario) – Oxford, Oxford University Press Canada – Oxford University Press. Cormier, Yves. 1999. Dictionnaire du français acadien. Québec, Fides. Desruisseaux, Pierre. 1990. Dictionnaire des expressions québécoises. Québec, Bibiothèque québécoise. Dictionnaire de l’Académie Française. Les monuments historiques de la langue française sur CD-Rom. Les huit éditions officielles de l'Académie française de 1694 à 1935 [CD-Rom]. Marsanne, Redon. Dictionnaire de l’Académie Française. Neuvième édition de A à PATTE [en ligne, http://atilf.atilf.fr/academie9.htm]
Le parler canadien dans les deux dernières nouvelles de «La Route d’Altamont»
235
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Chiara Bignamini-Verhoeven
ANDRE KLUMP
La Faculté de foresterie et de géomatique – Le français et les universités francophones au Québec
1. Introduction
Une étude sur la langue d’une institution d’enseignement peut être effectuée sous plusieurs angles de vue. D’un côté, il est possible de donner un aperçu sur son usage dans le domaine administratif ou académique, dans la langue écrite et parlée, dans la communication interne et externe. De l’autre côté, on peut caractériser la langue de cette institution en tant que telle, surtout à l’égard de ses particularités morphosyntaxiques et lexicales. Dans mon article suivant, je vais donner une impression de la situation linguistique dans les universités francophones au Québec en caractérisant leurs principes généraux de politique linguistique et en citant quelques exemples de québecismes (originaires du fonds français, de création et d’emprunt) dans le contexte universitaire.
2. La politique linguistique des universités francophones au Québec Au Québec, il existe traditionnellement deux systèmes publics complets d’enseignement de la maternelle à l’université, à savoir en français et en anglais. Le réseau universitaire francophone compte quatre universités: l’Université Laval, l’Université de Sherbrooke, l’Université de Montréal et l’Université du Québec à Montréal, dont les deux dernières comprennent encore d’autres établissements d’enseignement. En tout, on peut choisir entre 16 établissements universitaires francophones face à trois universités anglophones: l’Université McGill, l’Université Concordia et l’Université Bishop’s. Depuis 2001, sur l’arrière-plan des dispositions de la Charte de la langue française, les grandes universités francophones au Québec se sont dotées d’une politique linguistique qui confirme explicitement leur caractère francophone. Comme l’a expliqué jadis le doyen Jacques Frémond de l’Université de Montréal, pionnière d’une telle politique universitaire, “la question de l’utilisation du français à l’Université de Montréal va au-delà du simple usage de la langue. Se pose aussi la question de la qualité de la langue qu’on utilise”.1
–––––––— 1
http://www.iforum.umontreal.ca/Forum/ArchivesForum/2001-2002/010924/492.htm (16.07.2007)
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Par la suite, plusieurs universités québécoises ont présenté des programmes de politique linguistique, qui déterminent les domaines administratif et académique et les mesures à l’égard de la qualité, connaissance et maîtrise du français. En comparant les programmes librement accesibles sur Internet, on peut constater qu’il y a des concordances thématiques et structurelles entre eux:
Tableau : Catégories générales de la politique linguistique des universités québécoises Institution Université de Mont- Université du Québec Université de Sherréal I.
II.
III.
IV.
2
à Montréal
3
brooke
4
Université du Québec en Ou5
taouais Langue de Langue de la commu- Langue de communi- Langue de travail et de communicacation de l’administration nication institutionneltion l’administration le Langue de travail Langue de Langue de Langue des activités Langue de l’enseignement académiques l’enseignement et de l’enseignement et d’études la recherche Communications voir II voir II Langue de comscientifiques munication scientifique Maîtrise et qualité Qualité de la langue Qualité, connaissan- Le français: langue de qualité du français ce et maîtrise de la langue
Par cette codification administrative des Politiques linguistiques, les universités québécoises définissent le français comme langue “normale” dans les secteurs mentionnés. En outre, les institutions autorisent généralement l’utilisation d’une autre langue dans le cas des échanges et communications avec des organismes internationaux, dans les cours de langues étrangères ou de didactique des langues et dans les cours, conférences ou séminaires donnés par des professeurs invités. Le fait d’institutionaliser d’une part le français en tant que langue de communication, de travail et d’enseignement et de favoriser d’autre part sous certaines conditions l’emploi d’une autre langue, se reflète déjà dans les diverses déclarations de principe formulées pour souligner le caractère résolument francophone et en même temps international des universités québécoises, p.ex.: L’UQAM est une université publique de langue française, dont le rayonnement est international. L’Université de Montréal est une université québécoise de langue française, à rayonnement international.
–––––––— 2 3 4 5
http://www.secgen.umontreal.ca/pdf/reglem/francais/sec_10/adm10_34.pdf (16.07.2007) http://www.instances.uqam.ca/politiques/Politique_40.html (16.07.2007) http://www.usherbrooke.ca/accueil/direction/allocutions/2002/ConferenceEPFL.pdf (16.07.2007) http://uqo.ca/linguistique/documents/Politique_linguistique_finale_adoptee_16avril2007.pdf (16.07.2007)
Le français et les universités francophones au Québec
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L’Université de Sherbrooke […] choisit le défi d’être à la fois un pôle de renforcement de l’identité québécoise et un lieu d’ouverture sur le monde. L’Université de Québec en Outaouais […] attache la plus haute importance à l’usage du français, langue officielle du Québec […]. L’UQO est ouverte sur le monde et accueillante aux personnes appartenant à des communautés de langue autre que le français, tant au Québec qu’à l’étranger. Tout en privilégiant le français, elle encourage, auprès de ses étudiants et de son personnel, la connaissance d’autres langues. Par “autre langue” on entend surtout l’anglais, qui est désigné dans le programme de l’université de Montréal comme “lingua franca” des communautés scientifiques internationales, à laquelle “une place spéciale devra être faite”. Comme déjà mentionné, ces déclarations des universités se conforment pleinement à l’esprit et aux objectifs de la Charte de la langue française, adoptée en 1977, qui a fait du français la langue commune dans tous les secteurs de la vie publique québécoise. Dans les articles 88.1 à 88.3 concernant le statut de la langue française (chapitre VIII.I), presque tout établissement offrant l’enseignement collégial et tout établissement d’enseignement universitaire sont obligés de “se doter […] d’une politique relative à l’emploi et à la qualité de la langue française”.6 En tant que loi-cadre pour les programmes des universités québecoises, la charte exige non seulement l’emploi du français comme langue des études, du travail et des communications administratives dans le domaine de l’enseignement mais aussi la promotion de la qualité et de la maîtrise du français.
3. Particularités lexicales dans le contexte universitaire Puisque le système universitaire7 varie traditionnellement de pays à pays, les sites Web des diverses universités québécoises et leurs multiples liens de l’administration, des services, des facultés, des départements, des cours et des programmes révèlent çà et là des expressions inusitées ou inconnues en France. Ces particularités lexicales se trouvent surtout sous forme de néologismes morphologiques et sémantiques, des acronymes et des emprunts (surtout à l’anglais). Ces québecismes universitaires peuvent être regroupés en trois catégories, à savoir a) les grades et programmes, b) étudiants et personnel universitaire et c) objets et manifestations universitaires.
3.1 Grades et programmes Quoique les systèmes universitaires en France et au Québec connaissent des grades universitaires équivalents à un stade avancé des études, surtout la Maîtrise et le Doctorat, il y a aussi des divergences terminologiques. Par exemple, le terme baccalauréat au Canada a remplacé vers 1970 la licence et équivaut aujourd’hui au Bachelor’s degree anglophone. Par conséquent, le baccalauréat canadien n’est pas comme en France un diplôme qui sanctionne la fin
–––––––— 6 7
http://www.spl.gouv.qc.ca/langue/Lois.html (16.07.2007) Cf. Bergeron 1980, 551 (institutions).
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des études secondaires, sinon un diplôme universitaire du 1er cycle donnant accès à la maîtrise qui confère le titre de bachelier et bachelière.
Tableau comparatif des diplômes français: niveau universitaire général France: Diplômes français Diplôme d’études universitaires générales (DEUG) Licence
Maîtrise Doctorat de l’université
Québec: Diplômes québécois Études universitaires de premier Diplôme d’études universitaires (2 ans) cycle. Programme de deux anées de diplôme ou de majeure Études universitaires de premier Diplôme d’études universitaires (3 ans) cycle. Baccalauréat spécialisé – programme de 3 ans Études universitaires de deuxième Diplôme d’études univercycle. Programme d’une année sitaires (Maîtrise) Études universitaires de troisième Diplôme d’études universitaires (Doctorat) cycle. Programme de doctorat ou de Ph. D.
À l’exception de certains différents grades et diplômes, les universités francophones développent individuellement de nouveaux programmes et créent à la fois de nouvelles désignations: Certains programmes sont uniques au Québec, soit le baccalauréat intensif en sciences comptables et les baccalauréats en biophysique, en pratique sage-femme, en loisir, culture et tourisme et en communication sociale (unique au Canada francophone). L’UQTR est aussi la première université nord-américaine, et dans le monde francophone, à offrir un doctorat de premier cycle en chiropratique et a innové en lançant à l’automne 2004 un doctorat de premier cycle en podiatrie.8 Un autre programme typiquement québécois est celui des Sciences infirmières qui est offert au Québec au niveau collégial et universitaire, surtout à l’Université Montréal et l’Université Laval. Cette discipline développe des connaissances théoriques, méthodologiques et empiriques à l’égard des pratiques exemplaires de soins. Le mot composé éducation permanente, qui a été normalisé par l’Office québécois de la langue française,9 désigne un programme d’éducation qui se dédie aux recherches notamment sur l’éducation des adultes en milieu de travail, à la formation permanente des professionnels, à l’éducation populaire et à l’alphabétisation. Un autre terme du secteur de l’éducation qui est utilisé principalement au Québec est celui de l’andragogie en tant que “science et pratique de l’aide éducative à l’apprentissage pour des adultes dont la formation générale a été de courte durée” (Office de la langue française). Les notions relatives à cette discipline relativement nouvelle peuvent être soulignés par l’adjectif andragogique.
–––––––— 8 9
http://www.uqtr.ca/Programme/ (16.07.07) http://www.olf.gouv.qc.ca/ressources/gdt.html (16.07.07)
Le français et les universités francophones au Québec
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Au Québec, la plupart des universités disposent des centres d’entrepreneuriat qui promeuvent et développent l’émergence de projets innovateurs pour la création d’entreprises et d’emplois. Le mot entrepeneuriat en tant que dérivé du substantif entrepreneur s’oppose à l’anglicisme entrepreneurship, qui est d’après l’Office québécois de la langue française “un emprunt intégral à l’anglais à éviter”. Dans ce contexte, l’adjectif entrepreneurial remplace le complément d’entreprise. Le domaine de l’enseignement est traditionnellement marqué par un nombre incalculable d’acronymes et abréviations comme le documente l’information suivante du Réseau de l’Université du Québec: “Nos outils et nos programmes de soutien10 Capres: Consortium d’animation sur la persévérance et la réussite en enseignement supérieur Cominfo: Programme de développement des compétences informationnelles Communiq: Développement de compétences en communication Icope: Mesure des conditions de réussite des étudiants Parcours étudiant: Connaissance et compréhension des parcours des étudiants Prospere: Profil de succès personnel des études” Un acronyme fréquent usuel du français québécois est le mot cégep qui remplace l’expression complète collège d’enseignement général et professionnel. Le terme désigne donc un établissement public d’enseignement qui offre une formation technique et pré-universitaire. Par opposition à la plupart des acronymes en français, le mot cégep est maintenant considéré comme un nom qui peut prendre la marque du pluriel. Les substantifs dérivés cégépien ou cégépienne représentent les élèves qui poursuivent des études dans un cégep. Les formes adjectivales correspondantes indiquent dans quelques expressions une relation par rapport à ce collège.
3.2 Étudiants et personnel universitaire Pour définir le statut de l’étudiant au Québec, le langage universitaire a recours à certains calques de l’anglais. Ainsi, les expressions anglaises part-time student, full-time student et mature student ont servi de modèle pour les compositions equivalentes étudiant à temps partiel, étudiant à temps plein et étudiant adulte. Au Québec, les étudiants d’une classe terminale ou ceux qui ont déjà terminé leurs études sans avoir obtenu officiellement leurs diplômes sont appelés finissants ou finissantes. Dans ce cas, la forme du participe présent du verbe finir a changé la catégorie verbale. Sous l’influence de l’anglais registrar s’est formé au Canada le nom de profession du registraire pour une personne qui, dans un établissement d’enseignement, est chargée principalement de l’inscription, de l’admission et de la gestion des dossiers des étudiants. Le bureau du (ou de la) registraire est donc le registrariat, forme dérivée par analogie avec le mot secrétariat. Tous les deux termes sont recommandés par l’Office québécois de la langue française.
–––––––— 10
http://www.uquebec.ca/universiteduquebec/reussite.html (16.07.07)
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Généralement, les universités au Québec ont un médiateur qui s’assure du traitement juste par l’administration de chacun des membres de l’établissement. Pour éviter l’anglicisme ombudsman, l’Office québécois a recommandé le mot protecteur.
3.3 Objets et manifestations universitaires Le québécisme babillard désigne un tableau d’affichage dans un lieu public, sur lequel on épingle ou on colle des messages, des annonces, des communiqués, etc. Au-delà, il y a aujourd’hui des babillards électroniques, des services d’échange d’information sur Internet offerts par des institutions publiques ou entreprises. L’Office québécois de la langue française s’est prononcé en faveur de cette expression pour éviter le synonyme panneau d’affichage électronique. Dans l’enseignement universitaire, la cérémonie de remise des diplômes est appelée collation des grades, terme recommandé par l’Office québécois de la langue française. Audelà, dans les sites universitaires se trouve sporadiquement l’anglicisme graduation pour cette notion.
4. Remarque finale Dans le cadre de mon article, j’ai essayé d’illustrer l’usage et les particularités lexicales du français à l’université au Québec. Aujourd’hui, l’emploi du français dans les secteurs de l’administration, de l’enseignement et de la recherche est institutionnalisé par la Charte de la langue française et les programmes correspondants des établissements universitaires. Comme le système éducatif québécois est fortement influencé par son pendant anglophone, le lexique universitaire est constitué par plusieurs calques et emprunts de la langue voisine. En outre, “la créativité quotidienne dont font montre les Québécois”11 a produit d’autres expressions néologiques et formes abrégées pour les programmes, grades, professions et fonctions universitaires. En vue d’une étude future, il serait fructueux d’examiner d’autres aspects du français à l’université, par exemple l’argot des étudiants au Canada francophone ou le développement de la relation entre l’ouverture internationale et limitation linguistique des universités au Québec.
Sources Bergeron, Léandre. 1980. Dictionnaire de la langue québécoise. Monréal: VLB. Le grand dictionnaire terminologique: http://www.olf.gouv.qc.ca/ressources/gdt.html Université de Laval: http://www.ulaval.ca/ Université de Montréal: http://www.umontreal.ca/ L’Université du Québec en Outaouais: http://www.uqo.ca/ Université de Sherbrooke: http://www.usherbrooke.ca/
–––––––— 11
Bergeron 1980, Préface.
EDITH SZLEZÁK
Les insécurités linguistiques chez les Franco-Américains du Massachusetts
1. Introduction
Aux Etats-Unis, la langue française ne joue un rôle important que dans deux régions, en Louisiane et en Nouvelle-Angleterre. En appelant la Nouvelle-Angleterre le «Québec d’en bas» (Breton 1996) on fait référence aux régions où, après la Guerre de Sécession, l’industrie textile s’est établie : le Nord et le Sud du Maine, l’Ouest du Vermont, le Nord du Connecticut, le Sud du New Hampshire, le Rhode Island et le Massachusetts. Avec un nombre total de 221.684 de locuteurs de langue maternelle (cf. Census 2000, http://www.census.gov), les Francophones constituent la troisième minorité dans ces régions, et la majorité d’entre eux, 84.484, habitent dans l’Etat qui a toujours été l’un des plus attirants pour les immigrants franco-canadiens, le Massachusetts. Malgré ce fait, la langue française est en train de perdre de l’importance dans cette région, notamment dans le noyau du maintien de toute langue, la famille, ce qui se manifeste de façon évidente dans l’usage linguistique des FrancoAméricains1. Cette minorité révèle des déficits dans le domaine écrit de même que dans le domaine oral dans une mesure qui, malgré la proximité du Canada, le pays d’origine, suggère que la disparition du français comme ‘langue du foyer’ est inévitable.
1. Quelques facteurs extralinguistiques de l’étiolement du français En dépit du fait qu’il est impossible d’offrir ici une vue d’ensemble de la situation des Franco-Américains dans le Massachusetts, on essaiera de prendre en considération les facteurs les plus importants qui ont contribué à l’étiolement du français. Pendant des dizaines d’années, les quartiers ethniques, les « Petits Canadas », jouaient un rôle capital dans la vie des Franco-Américains de même que des Franco-Canadiens qui venaient d’immigrer :
–––––––— 1
« Franco-Américains » est un terme établi pour désigner les immigrants d’origine franco-canadienne, c’est-àdire d’origine québécoise de même qu’acadienne, en Nouvelle-Angleterre (cf. Brault, 1986).
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Edith Szlezák
“Quand une personne gagne les Etats-Unis, ce n’est pas tant la présence d’emplois disponibles ici ou là qui conditionne sa destination que la connaissance qu’il en a [mais] les migrants déjà installés […] ; chaque famille ou groupe de familles devient le noyau d’une nouvelle communauté” (Roby, 1990). Ces communautés constituaient la base de la vie franco-américaine et de l’usage quotidien de la langue française. Leur dissolution au cours des années, notamment après la Grande Dépression de 1929, pour des raisons socioéconomiques, contribua à la perte d’un environnement francophone et a d’autant plus endommagé le maintien du français : [1]
Le français a commencé a disparaître quand nous sommes déménager hors de les régions appeler “le petit Canada”. Nous et nos enfants devenus assimiler avec autres nationalités et nous parlons tout en anglais (E)2.
Un autre facteur extrêmement important dans le processus de l’étiolement du français au Massachusetts était le rôle de l’Eglise catholique. En effet, le sort des quartiers ethniques était inséparablement lié à celui des paroisses ethniques, c’est-à-dire des paroisses francophones : “Quand les Canadiens du Canada arriveront en masse à la frontière américaine ils trouveront là plus d’un demi million de leurs compatriotes qui les ont quittés depuis peu de temps, pour s’établir partout dans les villes de la Nouvelle-Angleterre. Ils travaillent dans les manufactures, ils sont dans le commerce, ils s’emploient aux industries diverses […], de plus, ils ont la paroisse canadienne organisée absolument comme au Canada. […] dans de telles conditions ces hommes ont chance de garder leur religion et leur langue” (Hamon 1891). Quand les quartiers commencèrent à se dissoudre, “l’exode des anciens immigrants fut tel que de nombreuses églises se retrouvèrent demi-vides” (Pressman, 1997). Comme au Canada, la devise de l’Eglise catholique « Qui perd sa langue perd sa foi » (cf. Brault 1986) avait garanti, pour longtemps, le maintien de la langue française. [2]
Not’ curé voulait pas qu’on parle anglais.
Chaque « Petit Canada » avait une paroisse française avec une école paroissiale où les élèves suivaient des cours en anglais et en français : [3]
La manière qu’i faisaient ça en matin c’était l’anglais puis l’après-midi c’était le français. puis on a appris nos prières en français puis le catéchisme en français. puis toute euh um ... c’était comme i l’faisaient. la moitié de la journée c’était l’anglais puis la moitié en français.
Dans les écoles paroissiales, les élèves étaient plus ou moins forcés de parler français : “In order to encourage the French language be spoken on school grounds, students were given an incentive. They would begin a week by receiving about 20 tickets [jetons]. At certain times during that week, a student, if heard speaking English, would have to surrender a jeton upon the request of another student saying “Donnez moi un jetons” [sic!]. At the end of the week the nuns would collect the jetons and give an award to the student
–––––––— 2
Les citations numérotées sont reprises au corpus MASSFrench, enquête faite parmi les Franco-Américains du Massachusetts en 2003 et 2004. 392 participants ont rempli un questionnaire de cinq pages et 143 personnes ont participé à 87 entrevues d’une durée totale d’environ 30 heures. Les citations marquées (E) sont des citations écrites.
Les insécurités linguistiques chez les Franco-Américains du Massachusetts
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with the greatest amount. Another prize was awarded to the student with the greatest annual total of jetons” (75 Years Holy Family, 1994). Pour plusieurs raisons l’Eglise catholique s’est vue forcée à abandonner sa devise à partir des années vingt (cf. Chartier, 2000). Comme la religion catholique ne comptait pas parmi les religions les plus fortes aux Etats-Unis, il fallait assurer la survivance de la dénomination à tout prix. Beaucoup de (jeunes) Franco-Américains avaient perdu intérêt à la religion : [4]
Les gens i perdent confiance. SO ça pour les jeunes / YOU KNOW nous-aut’ les vieux ben ... ALL RIGHT. mais pour les jeunes i disent “PHH. HE’S NOT BETTER THAN I AM”. YOU KNOW. SO i perdent confiance. puis même vous savez i y a des gens qui vont plus à l’église aujourd’hui. les jeunes.
Avec un nombre croissant d’immigrants de l’Amérique du sud, l’Eglise catholique commença à s’adapter aux nouvelles circonstances : [5]
Avant c’était Saint Thomas d’Aquin. et maintenant c’est devenu BLESSED SACRAMENT. puis c’est. les Espagnols. la messe est en anglais et en espagnol.
Les programmes bilingues dans les écoles paroissiales furent arrêtés l’un après l’autre. En outre, l’Eglise catholique était devenue de plus en plus tolérante envers les mariages mixtes pour des raisons pragmatiques, c’est-à-dire pour garder les membres de la paroisse : [6]
Les mariages ça mixe. nous-aut’ on a toujours resté les Canadiens ensemb’. c’était / j’avais pas droit à sortir avec ... un aut’ na / euh un garçon d’un aut’ nation. ça devait êt’ un Canadien.
[7]
Les mariages mixtes ... anciennement l/les Francos se mariaient ensemb’ mais depuis les années. disons les années trente quarante…
Aujourd’hui, il ne reste que 47 paroisses ethniques françaises au Massachusetts (comparé à 87 en 1983), dont seulement 7 avec une messe bilingue ou française. La grande majorité des paroisses françaises ne disposent ni d’assez de prêtres francophones (voir exemple 8) ni d’assez de paroissiens francophones (voir exemple 9) pour maintenir la tradition française : [8]
[9]
Quand on a arrivé ici i y a vingt ans i y avait une messe / la messe de samedi après-midi à quatre heures était en français. mais…i y avait pas / pas beaucoup d’prêt’ qui parlaient le français. quand le / le / l’Evêque les échangeait ben c’était difficile. fait qu’i ont coupé le / la messe de français. là c’est tout en anglais. Pas assez d’monde qui y vont. puis i y en a beaucoup d’monde qui comprennent pas. fait qu’i veulent pas / veulent pas y aller. à la messe en français.
Un troisième facteur influent quant à l’étiolement de la langue française est un facteur qui joue un rôle capital dans l’étiolement de toutes les langues d’immigrants aux Etats-Unis, à savoir la société américaine. Pour des raisons géographiques mais aussi historiques, cette société qui devait se fonder sur beaucoup de cultures et nationalités diverses et pourtant réussir à les unir ne connut jamais la nécessité ni le désir de promouvoir les langues étrangères. A l’exception des vagues d’immigration qui nécessitèrent la connaissance d’une langue particulière, au moins de la part de certains groupes professionnels comme les infirmières par exemple, les Etats-Unis ne tinrent jamais compte d’une formation en langues étrangères parce que, tout simplement, l’anglais suffisait et suffit encore : “[It is] unfortunately possible for the United States (as it would not so easily be for, say, Denmark or the Netherlands) to send officials abroad without special language skills” (Dorian, 1982).
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Edith Szlezák
Est-ce que vous avez jamais parlé français aux enfants? – NO. – Pourquoi ? – NO NEED I GUESS. BASICALLY WE TURNED ENGLISH.
Le fait qu’il y avait un manque de mesures de promotion de la part du gouvernement américain de même que le fait que la langue française n’était pas appréciée d’une façon à encourager des efforts personnels en faveur de la survie du français comme langue parlée au foyer mena à une dévalorisation de la langue parmi les Franco-Américains. Outre l’influence négative de la société américaine, il faut aussi tenir compte du fait que la grande majorité des immigrants franco-canadiens étaient venus aux Etats-Unis pour des raisons socio-économiques parce que “ life in the Province of Quebec had not been improved since the beginning of the British régime” (Albert, 1979) : [11]
J’étais élevé sur la ferme et on était supposé de rester là. ben c’était rendu au point que not’ terrain était plutôt bas. ce terrain était bas. pour avoir les produits parés pour le marché euh. on était toujours euh. plutôt en arrière. un peu les derniers. d’abord rendu à c’temps-là. le / le prix du marché était timbé. bas assez qu’on pouvait pas..on pouvait pas même euh sortir ... euh. i y avait pas d’avantage. je trouvais pas qu’i y avait d’avantage. c’est ça qui m’a décidé de / de / de faire ... le changement. de m’emmener par icitte. à part de ça. euh en c’temps-là. c’était plutôt euh..i y a avait pas mal d’ouvrage par icitte.
Avoir « une meilleure vie » était souvent la seule raison pour l’immigration aux EtatsUnis ; c’est pourquoi beaucoup de Franco-Américains, faisant partie d’une couche sociale inférieure et intéressés surtout à la survie économique, ne prenaient souvent pas trop à cœur le maintien de la culture et la langue française : [12]
IF YOU HAVE PEOPLE WHO JUST HAPPEN TO HAVE A LOT OF TIME TO RETAIN THE CULTURE. YOU’LL RETAIN THE CULTURE. BUT WE HAD ALL KINDS OF OTHER INTERESTS. – YEAH WE HAVE A LOT OF FRENCH PEOPLE WHO CAME HERE THAT WANTED A BUSINESS FOR THEMSELVES. AND THEREFORE LEARNED ENGLISH BECAUSE IT WAS JUST NECESSARY TO ... TO GROW. – TO SURVIVE.
Les conséquences de ce bilinguisme « forcé » sont évidentes : “Le bilingue francophone est pris dans un dilemme: d’un côté, la connaissance de la langue anglaise lui permet d’accéder au bien-être social et économique, de l’autre, cette connaissance l’éloigne de son groupe ethnique et cause indirectement la disparition de ce groupe. […] la poursuite d’une promotion sociale et économique ne peut s’achever sans une certaine identification avec le groupe anglophone; cette identification produit la désintégration du groupe auquel il appartient” (Saint-Jacques, 1976). Finalement, un des facteurs extralinguistiques qui contribua à l’abandon graduel du français est l’influence des médias américains à cause du manque de renforcement audiovisuel considéré comme décisif pour le maintien d’une langue minoritaire. Par manque de médias francophones ou simplement par manque d’intérêt3, la majorité des FrancoAméricains ne lisent pas de journaux ou magazines français ni ne profitent d’émissions françaises à la radio ou à la télévision. De tous les participants de l’enquête, 52,2 % ont dit ne jamais lire de journaux ou de magazines français, 41,5 % ont répondu « de temps en temps », et seulement 6,3 % « régulièrement ». Les résultats concernant les livres français sont comparables, et même pires. À la question « Est-ce que vous écoutez la radio en français? »,
–––––––— 3
Les médias audiovisuels canadiens sont accessibles au Nord du Massachusetts. Pourtant les FrancoAméricains concernés n’en profitent pas.
Les insécurités linguistiques chez les Franco-Américains du Massachusetts
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93,2 % ont répondu « jamais », 5,8 % « de temps en temps » et 1 % « régulièrement ». On a trouvé des résultats comparables quant à la télévision : 78,1 % ne la regardent jamais en français, 18 % de temps en temps, et il n’y a que 3,9 % qui la regardent régulièrement. Ce manque de renforcement audiovisuel ne peut que mener à une perte de connaissances passives qui, en même temps qu’un manque de pratique et de maintien de la langue au foyer, signifie l’abandon de la langue française comme langue minoritaire dans cette région de la Nouvelle-Angleterre. Cet étiolement du français se manifeste dans plusieurs aspects intralinguistiques, et particulièrement dans les insécurités linguistiques, dont quelques-unes seront montrées au suivant.
2. Le domaine écrit Quant au domaine écrit, on ne peut s’attendre qu’à des insécurités et des signes d’étiolement considérables, pour deux raisons. Premièrement, un grand nombre d’immigrants francocanadiens étaient des illettrés parce qu’il n’y avait souvent pas assez d’écoles dans les régions rurales du Canada au 19ème siècle (cf. King 1989). Le sort des premières générations nées aux Etats-Unis était souvent le même parce qu’il n’y avait pas encore d’écoles paroissiales ou parce que les enfants étaient obligés de travailler au lieu de fréquenter l’école. De cette manière, cette génération apprenait le français exclusivement à la maison, c’est-à-dire uniquement comme langue parlée : [13]
AS YOU’LL OBSERVE MY SPELLING OF MY FRENCH LANGUAGE IS DEPLORABLE. SOME OF US OF COURSE REGRETABLY WERE REARED BY GOOD GOD FEARING PEOPLE, BUT UNEDUCATED PEOPLE, TAUGHT US FROM WHAT EVER THEY WERE TAUGHT FROM THEIR PARENTS (E).
Deuxièmement, le français était, pendant longtemps, langue étrangère de même que langue d’enseignement dans les écoles paroissiales : [14]
Le catéchisme. cette classe euh. euh ... puis i y avait un/une aut’ classe. je pense / j’sais plus si ce/c’était l’histoire. ou quelque chose d’aut’. c’était en français. la moitié d’la journée c’était toujours le français. – Aussi les examens par exemple? – Oui. oui. oui. – Alors il fallait écrire aussi? – Fallait écrire le français. il fallait lire le français.
Pourtant le français n’était jamais utilisé comme langue écrite aux Etats-Unis en général. C’est-à-dire qu’après l’école paroissiale, la majorité des Franco-Américains n’écrivaient plus jamais rien en français, à l’exception de lettres ou cartes privées pour lesquelles on n’a souvent pas besoin de beaucoup de mots ou qui, en général, consistent en expressions figées. Seuls un peu plus de la moitié des participants (52,3 %) affirme avoir des occasions d’écrire en français, dont 63,2 % des « lettres ou courriels occasionnels à la parenté au Canada » et 26,8 % des « cartes de Noël ou de fête ». Pourtant, on peut constater que, d’une façon générale les Franco-Américains n’écrivent que très peu en français : [15]
J’écris une lettre dans 25-30 ans (E).
248 [16]
[17] [18]
Edith Szlezák
Je parle plus. parle plus. parle plus que j’ai / comme écrire là. j’espère / j’ai eu d’la misère pour euh. um. écrire le français. mais ça fait depuis la/la petite école que j’ai pas écrit le français SO … Puis j’écris aux fêtes..autrement on / on s’appelle. là j’ai dit asteur que quand qu’on écrit pas. les accents. les ... oh accent aigu puis oh. Mais j’ai plus d’misère à l’écrire que ... quand euh. pour le Cerc’ des Dames françaises là ça fait un coup’ d’années j’étais. la secrétaire archiviste. je prenais toutes les ... puis faulait j’écrive un compte rendu de toutes les assemblés puis ... j’avais d’la misère avec ça.
Par là il n’est pas surprenant que 34 % des participants de l’enquête n’aient pas été capables de remplir la partie linguistique du questionnaire qui contenait une partie de vocabulaire, une petite traduction et quelques questions de grammaire. Les remarques ou bien les excuses des ces participants relèvent leur insécurité et leur manque de pratique : [19] [20] [21] [22] [23]
[24] (25)
NOT ENOUGH FRENCH SPELLING & GRAMMAR TO BE ABLE TO WRITE TRANSLATIONS (E). Quant on manque de pratique!!! (E) Je n’ecris plus le français, je peux lire et parler (E). I’M REALLY RUSTY! (E) I COULD SAY ALL THE FOLLOWING PHRASES BUT TO WRITE THEM DOWN WOULD TAKE A LONG TIME AND THERE WOULD BE MANY MISTAKES (E). I CAN READ&UNDERSTAND FRENCH HOWEVER I CANNOT WRITE IT (E). I KNOW THE SPELLING IS NOT RIGHT. I CAN’T BELIEVE HOW MUCH I HAVE FORGOTTEN (E).
Tandis que la majorité des Franco-Américains (59,4 %) ont affirmé savoir lire le français sans problèmes (34,3 % « avec quelques problèmes », 6,3 % « guère »), ils se sentent moins à l’aise dans le domaine écrit : à la question « Est-ce que vous savez écrire le français?” » 41,5 % des participants ont répondu « sans problèmes », 45,3 % « avec quelques problèmes » et 13,2 % « guère ». L’insécurité et le manque de pratique se manifestent évidemment dans un grand nombre de fautes de grammaire et d’orthographe: [25] [26] [27]
Les mois tranquille (E) (‘Laisse-moi tranquille’). Si pas vraite (E) (‘C’est pas vrai’). A la les œufs blue (E) (‘Elle a les yeux bleus’).
[28]
Vutu pas dasoir (E) (‘Veux-tu pas t’asseoir’).
La plupart des participants semblent avoir une idée de la relation entre la prononciation et l’orthographe, mais ils ne sont pas capables de relier l’orthographe et les structures grammaticales comme le montrent les exemples suivants.4
–––––––— 4
Il faut pourtant remarquer que de telles fautes d’orthographe peuvent être relevées non seulement parmi les Franco-Américains mais sans doute dans tout groupe francophone; mais en raison des facteurs mentionnés, la fréquence de telles fautes est particulièrement élevée parmi cette minorité.
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Les insécurités linguistiques chez les Franco-Américains du Massachusetts
Pour la forme « j’ai parlé », les variantes offertes étaient les suivantes : j’ai parlez, je parley, jai parler, j’ai parler, je parlez, jais parlée, je parlé, j’ais parle, je parlai, j’ai parlais. D’autres exemples de la même catégorie :
‘I DON’T WANT TO WALK, LET’S TAKE THE ELEVATOR.’ [29] [30] [31]
Je ne veux pas marché… (E). Je ne veux pas marches… (E). Je veus pas marcher prenond ascenseur (E).
‘AFTER THEY HAD CALLED HIM, THEY LEFT THE HOUSE’ [32] Après qu’il ont telephoner, il ont laisser la maison (E). [33] Après qu’ils l’on appeler, ils sont quitter leurs maison (E). [34] Apres qu’il long appeler il ont laissey la maison (E).
‘HER EYES ARE BLUE, HIS EYES ARE GREEN’ [35] [36] [37]
El ses seux son blue, lui ses seux son vere (E). C’est d’jeux son blu; c’est d’jeux son vert (E). C’est yeux sont blues, c’est yeux son vert (E).
Pourtant, en analysant de tels phénomènes, il faut prendre en considération que dans de tels cas d’« oral dans l’écrit », les « fautes » de grammaire n’auraient pas été perçues comme telles si les phrases avaient été prononcées et non écrites. Mais, en jugeant la compétence écrite se manifestant dans les questionnaires, on peut clairement constater que la majorité des Franco-Américains ne peuvent pas être classifiés comme « bilateral » (cf. Sebba 1997).
3. Le domaine parlé La raison pour laquelle le français est en train de se perdre au Massachusetts est avant tout l’usage intrafamilial restreint. Comme on peut le voir, l’usage de la langue française dépend de la génération: Vous parlez avec les grands-parents les parents les frères/sœurs
français (%)
anglais (%)
les deux (%)
75 47,2 19,3
0,8 10,2 46,7
24,2 42,6 34
Dès qu’il s’agit du « peer group », c’est-à-dire de la même génération, l’anglais domine clairement. Quant il s’agit de la famille « au sens propre » des participants, c’est-à-dire de l’usage du français avec l’époux ou l’épouse et les enfants et petits-enfants, le français est encore moins
250
Edith Szlezák
utilisé : de tous les participants qui ont un partenaire franco-américain5, seulement 29,75 % (groupe A) parlent « toujours (T) » français avec ce partenaire, 51,65 % (groupe B) « parfois (P) » et 18,6 % (groupe C) « jamais (J) ». Comme on peut le voir ci-dessous, leur comportement avec les prochaines générations, leurs enfants et petits-enfants, montre que la langue n’est plus transmise dans les familles : Vous parlez français avec votre partenaire / vos enfants / vos petits-enfants? Groupe A : les Franco-Américains qui parlent toujours français avec leur partenaire l’époux/l’épouse les enfants les petits-enfants
T 37,5 P 26,3
T –
J 73,7
T –
29,76 P 46,8 P 26,9
J 73,1
T –
J 15,6 P –
J 100
Groupe B : les Franco-Américains qui parlent parfois français avec leur partenaire l’époux/l’épouse les enfants les petits-enfants
T – P –
T –
J –
T –
51,7 P 50,9 P 28,8
J 71,2
T –
J 49,1 P –
J 100
Groupe C : les Franco-Américains qui ne parlent jamais français avec leur partenaire l’époux/l’épouse les enfants les petits-enfants
T –
T – P –
J –
T –
18,6 P – P –
J –
T –
J 100 P –
J 100
Même dans le groupe A, le plus actif quant à l’usage intrafamilial du français mais en soi une minorité (29,7 % comparé au 70,3 % des deux autres groupes), les parents parlent majoritairement anglais aux enfants (46,8 % ont indiqué ne parler que « parfois » en français). Ce manque de pratique se traduit inévitablement dans le domaine oral. Un des indices d’une compétence limitée est le « problème de vocabulaire » souvent commenté de la part de participants (voir les phrases soulignées) : [38]
Mon père est venu pour le travail de la France et ma mère pour du travail aussi du Canada. um. elle euh. elle était comme um … c’est pas douane que j’cherche mais. euh comme une gardeuse des enfants […] les Américains. quand ils parlent il ont l’accent américain et ils étaient. euh. un peu. euh…euh. j’peux pas trouver le mot. mais c’est pas / i étaient méchants.
–––––––— 5 6
Tous les participants qui n’ont pas de partenaire franco-américain ne parlent français ni au partenaire ni aux enfants ni aux petits-enfants. Les chiffres donnent les pourcentages.
Les insécurités linguistiques chez les Franco-Américains du Massachusetts
[39]
[40] [41]
[42] [43]
251
C’est plus comme les anciennes granges c’est toute fait comme … des … puis des … euh um. ça c’est des mots que j’ai de la misère avec là. mais c’est/ c’est toute … faite … euh um … um … I y avait beaucoup de personnes qui ont euh. comment on dit? comprend pas le français. Dans c’temps-là je savais toutes sortes mais asteur j’ai oublié comme les/les/la/la um … … comment qu’on dit ça donc? (LAUGHING)..um les verbes puis les/ces choses-là. Pis ça c’est mon p’tit / comment se dit ça? Huit grands-petits/euh grand / grands-enfants puis trois..grands-p’tits-enfants. c’est ça comme t’disais ça?
Autre indice d’étiolement encore plus évident: les cas de code-switching, c’est-à-dire « the juxtaposition within the same speech exchange of passages of speech belonging to two different grammatical systems or subsystems » (Gumperz 1982). Ces passages d’une autre langue peuvent être intégrés « à l’intérieur d’une même conversation, d’un même discours, d’une même phrase ou expression » (Gardner-Chloros 1985). Le phénomène du codeswitching n’est pas en soi un indice d’étiolement linguistique, au contraire : d’après Poplack, les « vrais » bilingues passent régulièrement d’une langue à l’autre. Si, par contre, ces allersretours entre les langues sont accompagnés par certains phénomènes, Poplack les appelle « unskilled » (Poplack 1980) et les considère comme un signe de compétence limitée. Ces phénomènes peuvent être « repetitions » (Poplack 1980), i.e. des traductions du mot précédent ou suivant, « false starts, hesitations or lengthy pauses » ou « metalinguistic comments or questions ». Dans ces cas, le code-switch sert à combler une lacune lexicale et indique l’insécurité linguistique des participants. Exemples de « repetitions » : [44] Toute est différent alors i a fallu qu’elle change um. sa manière. sa WAY. là maintenant elle travaille. [45] I / i y avait des/des ... i y avait une classe en français. YOU KNOW. FRENCH CLASS. mais euh toutes les sujets étaient enseignés en anglais. [46] J’ai commencé/WELL nous-aut’ / j’ai commencé le même temps. WE STARTED THE SAME TIME. [47] Ils veulent. amener au Canada. c’est plutôt pour les pages de l’aide. HELP PAGES. puis ils veulent écrire ça en français. Exemples de « false starts, hesitations, lengthy pauses » : [48] On parlait les deux ensemb’ mélangé ou disons séparemment des fois seulement en anglais et des fois seulement en français. ça dép / ça dépen / IT WAS DEPENDING. [49] Non. i savent pas comment transl / trans ... TRANSLATE IT. OKAY? ça les gêne. [50] Ça / ça a pas pris longtemps pour um ... BECOME AN AMERICAN CITIZEN. [51] C’est une personne. faut qu’il ait un/un/un euh…um. um BELT euh. BELT YOU KNOW.
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Edith Szlezák
Exemples de « metalinguistic comments or questions » : [52] La première raison que j’ai décidé de prend’ cette um …euh … ste mot-là j’ai / j’ai jamais … euh … CHALLENGE. t’sais. um … c’est parce que j’aime le français. [53] Le travail. parce qu’i y en avait pas trop dans le MANCHESTER. c’étaient toutes des um..HOW TO SAY IT / des MILL. euh des p’t / p’tites / des p’tites shops. [54] Elle enseigne..OH HOW DO THEY CALL IT? .... ... c’est pour les um ... les gardes-malades ... AND UM ... c’est / c’est pour les ... OH I FORGET THAT NAME ... c’est pour la langue des ... LIKE A SHORT / SHORT / UH SHORT … [55] Je n’ai / je n’ai jamais euh ... euh … euh enseigné en français seulement um je n’sais pas comment dire ça le SUB / SUBSTITUTE TEACHER j’ai fait une année de ça. Comme dans le domaine écrit, les Franco-Américains sont conscients de leurs déficits linguistiques, surtout dans le lexique, comme le montrent leurs commentaires à propos des problèmes d’expression : [56] [57]
[58]
J’ai arrêté parler français quand que j’étais. six / seize ans. AND UH ... le voca / vocabulaire c’est pas trop gros. I y a des mots / c’est le vocabulaire qui me manque YOU KNOW. PASSIFIER et YOU KNOW des mots euh. on peut parler des petits mots bébé mais. des fois ... c’est difficile à trouver des mots. Je parle beaucoup en anglais. comme ça j’ai des problèmes en parlant en français. […] comme ça euh les verbes sont pas toujours placés à bonne place. des fois euh. je. euh. j’ajoute des mots que j’ai/j’ai pas vraiment besoin d’ajouter.
4. Conclusion Ces exemples d’insécurités linguistiques montrent que, bien que la majorité des participants à l’enquête soient des immigrés de la première génération, la compétence des FrancoAméricains du Massachusetts est limitée, tant en ce qui concerne les sujets de conversation que la flexibilité linguistique. La plupart des Franco-Américains du Massachusetts peuvent sans doute être classifiés comme « semi-speakers » ou « rusty speakers » (Sasse 1992b), c’est-à-dire « imperfect speakers [who] have never at any time spoken a grammatically normal form of the language » (Dorian 1982) ou bien, dans le cas des « rusty speakers », « rememberers [who have] to invest a great deal of energy in retrieving words and putting sentences together » (Sasse 1992a). L’influence, pour ne pas dire la pression, de l’anglais est trop forte pour permettre la survie du français dans cette région majoritairement anglophone. C’est pourquoi même les immigrants de première génération commencent à parler anglais à la maison, au lieu de leur langue maternelle, le français. La conséquence inévitable en est l’étiolement de la langue française : « Une personne qui «secondarise» sa langue maternelle au profit de la langue majoritairement employée dans son environnement perdra progressivement la maîtrise naturelle de sa première langue acquise » (Veltman, 1987).
Les insécurités linguistiques chez les Franco-Américains du Massachusetts
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Bibliographie Albert, Renaud. 1979. A Franco-American Overview. Vol.1. Cambridge (MA): NADC. American Factfinder (Census 2000) dans : http://www.census.gov. Brault, Gérard. 1986. The French-Canadian heritage in New England. Montreal: McGill-Queen’s UP. Breton, Roland. 1996. “Crépuscule ou survivance des Francos et de la Franco-Américanie?”, dans : Didier de Robillard & Michel Beniamino, 651-664. Chartier, Armand. 2000. “Vie française à New Bedford, Massachusetts”. dans: Cap aux Diamants. La Revue d’Histoire du Québec 61: “Nos cousins des Etats”. Les Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre, 1821. Dorian, Nancy. 1982. “Language loss and maintenance in language contact situations” dans : Richard Lambert & Barbara Freed, éds. The loss of language skills. Rowley, MA: Newbury House Publishers, 44-59. Gardner-Chloros, Pénélope. 1985. “Le code-switching à Strasbourg”, dans : Gilbert-Lucien Salmon, éd. Le français en Alsace. Paris: Slatkine, 51-60. Gumperz, John. 1982. Discourse Strategies. Cambridge: Cambridge University Press. Hamon, Edouard. 1891. Les Canadiens-Français de la Nouvelle-Angleterre. Quebec: Hardy. King, Ruth. 1989. “On the social meaning of linguistic variability in language death situations: Variation in Newfoundland French”, dans : Nancy Dorian (éd.). Investigating obsolescence: Studies in language contraction and death. Cambridge: Cambridge University Press. 139-148. Pressmann, Sylvie. 1997. Étude comparée de l’immigration ancienne et récente à Lawrence et à Lowell, deux anciens centres textiles du Massachusetts, 1950-1995. Paris: Septentrion. Robillard, Didier de & Beniamino, Michel. éds. 1996. Le français dans l’espace franco-phone. Description linguistique et sociolinguistique de la francophonie. Vol. 2. Paris : Champion. Roby, Yves. 1990. Les Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre 1776-1930. Québec: Septentrion. Sasse, Hans-Jürgen. 1992a). “Theory of Language Death”, dans : Matthias Brenzinger, éd. Language Death. Factual and Theoretical Explorations with Special Reference to East Africa. Berlin: Mouton, 7-30. Sasse, Hans-Jürgen. 1992b. “Language decay and contact-induced change : Similarities and differences”, dans : Matthias Brenzinger, éd. Language Death. Factual and Theoretical Explorations with Special Reference to East Africa. Berlin: Mouton, 59-80. Saint-Jacques, Bernard. 1976. “Maintien du français et problèmes de motivation dans les minorités francophones du Canada”, dans: Hans Runte & Albert Valdman, éds. Colloque II. Identité culturelle et francophones dans les Amériques (2-5 avril 1975, Dalhousie University, Halifax). Bloomington: Research Center for Language and Semiotic Studies, 29-33. Sebba, Mark. 1997. Contact Languages. Pidgins and Creoles. New York: St. Martin’s Press. 75 Years Holy Family. 1919-1994. North Adams, Massachusetts. 1994. Veltman, Calvin. 1987. L’avenir du français aux Etats-Unis. Québec: Éditeur Officiel du Québec.
V. Politiques
HANS-JÜRGEN LÜSEBRINK
Politique de la langue, défense du français et variétés linguistiques dans le discours du Premier Congrès de la Langue Française au Canada (Québec 1912)
Les études sur la politique de la langue au Québec, et la réflexion sur les variétés du français au Canada, ayant à la fois une dimension linguistique et politique, mais aussi littéraire et culturelle, ont largement privilégié l’époque contemporaine, depuis la Révolution Tranquille et la mise en place d’une nouvelle politique de la langue au Québec dans les années 1970. Par contre la ‘pré’-histoire (ou ‘proto’-histoire) de cette politique de la langue au Canada français, avec la prise de conscience sociale et mentale qui l’a accompagnée, s’est trouvée plutôt négligée, en ce qui concerne notamment les organismes, les porte-parole (en particulier au sein du clergé) et les médias qui y furent associés. Or, en poursuivant cette mise en perspective historique de la question de la politique de la langue et celle des variétés du français, on constate que les années 1900 à 1920 ont constitué à cet égard un tournant tout à fait décisif : ces deux décennies ont, en effet, vu naître en 1902 la Société du Parler français au Canada, une influente association de protection de la langue française dont l’impact dépassa très largement les cercles intellectuels et dont l’action fut en relation avec celle d’autres associations socioculturelles émergeant à cette époque. Plus que par son organe officiel de la Société, le Bulletin du Parler Français au Canada paraissant à partir de 1902 et ayant comme objectif “l’épuration de notre langage” en publiant “des travaux assortis à ce dessein”,1 avec un tirage d’environ 2.000 exemplaires, la Société atteignit un plus large public à travers l’Almanach de la Langue Française paru entre 1916 et 1937 qui connut des tirages considérables allant jusqu’à 35.000 exemplaires dans les années 1920. Enfin, les congrès de la Société du Parler français, organisés en 1912, en 1937 et en 1952, constituèrent à chaque fois des événements de masse, ayant un très large écho dans la presse et l’opinion publique de l’époque et réunissant chaque fois entre 1.500 et 8.000 congressistes venus en 1937 non seulement du Canada francophone, c’est-à-dire du Québec, des provinces canadiennes de l’Ouest avec leurs minorités francophones, ainsi que de l’Acadie, mais aussi des États-Unis, de la Nouvelle-Angleterre et de la Louisiane. Les comptes-rendus et mémoires de ces congrès reflètent un état du débat, et en même temps de la conscience linguistique de l’époque que nous nous proposons d’analyser à travers l’exemple du tout premier Congrès du Parler Français au Canada, organisé en juin 1912 à l’Université Laval à Québec. Une analyse des thématiques des mémoires présentés à ce congrès de 1912 reflète les grandes préoccupations de la Société à l’époque de sa fondation et les principaux accents qu’elle y a mis: 21 des 65 mémoires présentés au congrès concer-
–––––––— 1
“Aux Lecteurs”, dans Bulletin du Parler Français au Canada, vol. I, septembre 1902-septembre 1903, p. 12, ici p.1.
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Hans-Jürgen Lüsebrink
naient, en effet, l’enseignement, et en particulier l’enseignement de la langue française dans les différentes aires culturelles de la francophonie nord-américaine; 20 mémoires la politique linguistique et ses réseaux et institutions; 13 la linguistique, allant d’études sur l’étymologie et la phonétique des variétés linguistiques en Amérique du Nord jusqu’à des analyses sur le rôle du français dans la vie scolaire, quotidienne ou familiale; et, enfin, 10 mémoires visaient le champ de la littérature.2 Le Congrès de 1912 poursuivit fondamentalement, à travers ces grandes orientations thématiques, les objectifs de la Société du Parler français au Canada qui furent annoncés comme suit dans son premier Bulletin de 1902: “1° l’étude de la philologie française, et particulièrement l’étude de la langue française au Canada dans son histoire, son caractère et ses conditions d’existence; 2° l’examen des dangers qui menacent le parler français au Canada: influence du milieu, contact habituel et nécessaire avec des idiomes étrangers, déformation graduelle du langage populaire laissé à lui-même, tendances décadentes de la langue dans la littérature, le commerce et l’industrie modernes, et goût trop prononcé pour quelques formes vieillies; 3° La recherche des meilleurs moyens de défendre la langue de ces dangers, de lui restituer ce qu’elle a déjà perdu, et de restaurer ses expressions déjà déformées, tout en lui conservant son caractère particulier; 4° Les œuvres propres à faire du parler français au Canada un langage qui réponde à la fois au progrès naturel de l’idiome et au respect de la tradition, aux exigences des conditions sociales nouvelles et au génie de la langue française; 5° La publication et la propagande d’ouvrages, d’études et de bulletins assortis à ce dessein.“3 La Société du Parler français au Canada poursuivit donc, si l’on met son programme en relation avec le contenu de son Bulletin et les objectifs de son premier congrès en 1912, dix ans précisément après sa fondation, une triple perspective: celle, d’une part, d’une mise en contact des minorités francophones sur le continent américain, à travers un réseau de sociabilité intellectuelle et sociale où le clergé joua un rôle important, certes, mais à côté de journalistes, d’écrivains et de notables de diverses catégories socio-culturelles. La composition du premier comité directeur de la Société en témoigne: présidé par Adélard Turgeon, qui allait publier en 1922 le roman L’appel de la race, ce comité réunit trois éccléasiatiques, Monseigneur Laflamme, le vice-président, ainsi que l’abbé Stanislas Alfred Lortie et l’abbé Camille Roy qui étaient en même temps professeurs à l’Université Laval, les universitaires Thomas Chapais, J.-E. Prince et A. Vallée, le journaliste Jules-Paul Tardivel (mort en 1905) et l’écrivain et avocat Adjutor Rivard qui occupa dès 1902 la fonction de secrétaire et de trésorier et allait jouer un rôle important dans l’orientation de la Société pendant les deux premières décennies de son existence.
–––––––— 2
3
Voir Premier Congrès de la langue française au Canada. Québec, 24-30 juin 1912. Compte-rendu. Québec: Imprimerie de l’Action Sociale Limitée, 1913. Le mémoire de l’abbé Stanislas Alfred Lortie sur “Origine des premiers colons canadiens-français” (p. 1-9) doit être placé dans la catégorie “Autres mémoires”, n’étant pas susceptible d’entrer dans une des catégories mentionnées. “La Société du Parler français au Canada”, dans Bulletin de la Société du Parler français au Canada, vol. I, septembre 1902-septembre 1903, p. 1-2, ici p. 1.
Politique de la langue, défense du français et variétés linguistiques
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Le second objectif de la Société qui est clairement mis en lumière dans le programme de 1902, elle allait dominer la thématique d’une grande partie des contributions au Bulletin de la Société et concerne l’étude philologique et linguistique des variétés du français au Canada et plus largement en Amérique du Nord, basée sur des enquêtes menées sur place avec l’appui des réseaux de sociabilité créés à travers la Société jusque dans les collèges. L’abbé Lionel Groulx montra ainsi dans sa conférence au premier congrès de la Société du Parler français au Canada en 1912 que les étudiants du Cercle du Parler Français du collège de Valleyfield qui était institutionellement lié, au collège, à l’Association Catholique de la Jeunesse Canadienne-Française (A.C.J.C.F.), avaient mené une enquête systématique sur les particularités du français parlé dans leur région. Ils avaient établi dans cette perspective des listes d’expressions remises au secrétaire du Cercle du Parler Français pour être publiées dans les rubriques prévues à cette fin dans le Bulletin de la Société, à savoir la rubrique “Lexicologie franco-canadienne” ainsi que les rubriques “Sarclures”, “Fautes à corriger” et “Anglicisme” ou “Mots anglais”. Cette dernière rubrique fut souvent intitulée, avec un ton polémique “L’Anglicisme, voilà l’ennemi!”4 L’enquête menée au collège de Valleyfield se prolongea, selon Groulx, au sein des réunions du club estudiantin en un exercice d’amélioration de la langue courante: en consultant des dictionnaires de reférence mis à la disposition des membres lors des réunions du comité – Hatzfeld / Darmesteter, Webster, Larousse, Rinfret, Roullaud, Clapin etc. –, il s’agissait “de corriger pour la prochaine réunion genérale, un certain nombre – une vingtaine au moins, une trentaine au plus – de termes ou locutions vicieuses recueillis par les enquêteurs. Ces corrections sont transcrites, au fur et à mesure, sur une double série de fiches: une première avec le terme impropre en vedette, une seconde avec le terme corrigé. Cette double série de fiches permet au comité de répondre très rapidement aux questions qui lui sont posées, et nos jeunes ont en plus la préoccupation d’amasser des matériaux pour leurs successeurs. Pendant qu’un des membres du comité procède à cette mise en fiches, un autre dresse un tableau des expressions vicieuses, avec correction en regard, et dont la lecture sera faite à la réunion générale de la quinzaine.”5 Ce type d’enquêtes constituait la base documentaire du Bulletin de la Société du Parler français qui se montra fière de la rapide reconnaissance internationale de ses travaux, en mentionnant que ceux-ci avaient été cités de manière positive par des journaux aussi en Europe, et par des revues de linguistique renommées sur le plan international.6 Le Bulletin publia par ailleurs en 1909 une étude, traduite de l’allemand par James Geddes Jr., de l’Université de Boston, et publié parallèlement dans la revue Germanisch-Romanische Monatsschrift de la même année, de Wilhelm Meyer-Lübke, professeur de linguistique romane à l’Université de Vienne, portant sur “Le Français au Canada” où les éditeurs du Bulletin ne surent s’empêcher de corriger le linguiste suisse-allemand dans des notes en bas de page en remarquant par exemple: “l’information de M. Meyer-Lübke sur plusieurs point[s] de notre phonétique n’est pas suffisante. On remarquera qu’il confond des notations acadiennes et canadiennes”.7 En même temps, la renommée internationale du grand romaniste servit à mettre en relief aussi bien le travail linguistique et philologique du Bulletin
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Voir par exemple le Bulletin du Parler Français au Canada, vol. II, septembre 1903 – septembre 1904, p. 129 qui explique les termes de “Fool’s cap” et de “tramp”. Lionel Groulx: “Les cercles pour l’étude du parler français dans les collèges”, dans : Premier Congrès de la Langue Française au Canada. Québec, 24-30 juin 1912. Mémoires. Québec: Imprimerie de l’Action Sociale, 1914, p. 287-295, ici 291. Voir e.a. Antonio Huot, “La Presse étrangère et le congrès”, dans : Premier Congrès de la langue française au Canada, Compte-rendu, op. cit., p. 651-656 Meyer-Lübke, W.: “Le Français au Canada”, dans Bulletin du Parler Français au Canada, vol. VIII, décembre 1909, p. 121-129, ici p. 125, note 2 (Note de la rédaction du Bulletin).
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que son indéniable proximité de terrain. Les éditeurs du Bulletin observent ainsi à propos de l’étude de Meyer-Lübke: “Disons-le une fois pour toutes, on pourrait reprendre plusieurs choses dans cet article, surtout dans la partie historique. M. Meyer-Lübke n’était peut-être pas suffisamment renseigné. Même, ses données sur notre parler et son évolution ne nous paraissent pas toutes également justes. Sur plus d’un point, on peut différer d’opinion avec lui. Mais notre intention n’est pas de discuter sur son article. C’est une étude remarquable par ellemême et aussi par l’autorité incontestable du savant qui l’a faite; les quelques passages auxquels nous serions tentés de contredire n’empêchent pas que cet article soit d’une grande importance et d’un intérêt particulier pour nous.”8 La Société du Parler français au Canada poursuivit, enfin, en troisième lieu, des objectifs en matière de politique linguistique: d’abord la défense et la promotion de la langue française, à l’école, dans les administrations ainsi que dans l’espace public et ses médias. On trouve ensuite de multiples éloges rendus à l’esprit et au génie de la langue française. Cette dernière y apparait comme la langue de l’Eglise Catholique, “d’origine latine immédiate”, “gardienne de la foi et des traditions”, “langue de la famille et de l’école, de la chaire et de l’enseignement catholique, du souvenir et de la prière, langue tutélaire et préservatrice”.9 Elle est également considérée comme “troisième langue classique” et comme “patrimoine national”.10 Enfin, mais de manière indéniablement plus floue et plus ambivalente, la Société du Parler français au Canada poursuivit la défense d’une certaine norme du français dont les enjeux étaient, si l’on regarde de près les colonnes du Bulletin ainsi que le Compte-Rendu et les Mémoires du premier congrès de la Société en 1912, loin d’être précis et clairs, mais plutôt sujets à débats et à controverses. Les membres de la Société semblaient tous être d’accord sur le bannissement des anglicismes, considérés comme un “flot” à endiguer: “Il y a l’anglicisme à combattre”, souligna ainsi l’évêque Louis Joseph Napoléon Paul Bruchési dans sa contribution au congrès de 1912, “l’anglicisme qui pénètre et s’infiltre partout; il y a la correction du langage à acquérir et à répandre.“11 Il y avait aussi un certain consensus sur la nécessité de corriger la prononciation12 du français chez la plupart des Canadiens français, trop influencés à la fois par la présence quotidienne de l’anglais et de “vieilles reliques françaises” comme le formula Bruchési qui demanda en particulier à renforcer le rôle de
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Ibid., p. 122, note 1 (Note de la réd. du Bull.). Voir successivement dans Premier Congrès. Compte-rendu (1913), les contributions de l’Abbé Thellier de Poncheville, „La langue française et l’apostolat catholique“, p. 430-444; Thomas Chapais, “La langue gardienne de la foi, des traditions, de la nationalité”, p. 445-453, ici p. 452; Voir ibid. Émile Chartier, “Rapport. Section Scientifique, sous section-philologique”, p. 495-509, ici p. 497-499; l’Abbé Ph. Perrier, “Rapport. Section pédagogique. Enseignement primaire”, p. 531-535, ici p. 535: “C’est pour contribuer à cette formation première que M. Adjutor Rivard, soucieux de l’honneur de la langue française, veut qu’on la parle bien dans nos écoles, insiste sur le rôle utile de la lecture à haute voix et de la diction. Dans un autre travail, M. Rivard recommande que l’on enseigne l’histoire de la langue française, à l’école primaire, et que l’on explique aux petits comment le français a été apporté en terre d’Amérique, comment cette langue est un patrimoine national que nos pères nous ont transmis et que nous devons conserver et léguer à ceux qui viendront après nous.” Voir aussi l’Abbé N. Degagné, “Rapport. Section pédagogique. Enseignement secondaire”, p. 511-530, ici p. 513 où l’étroite relation entre le latin et le français est fortement soulignée: “Le français plonge tellement dans le latin que si, par impossible, on réussissait à les détacher l’un de l’autre, nous serions ‘déracinés’ ”. “Discours de S.G. Mgr. Bruchési”, dans : Premier Congrès de la Langue Française au Canada Compterendu. 1913, op. cit., p. 283-287, ici p. 285. Ibid., p. 285.
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l’école dans la perspective de l’établissement et de la transmission d’une norme linguistique: “Que le langage intime des élèves soit surveillé de près”, demanda Bruchési avec insistance, “autant que leurs réponses en classe. Exigeons que ces réponses soient toujours grammaticales, et ne nous contentons pas de deviner la pensée exprimée à demi-mots dans des phrases inachevées. Les récompenses sont un puissant moyen d’émulation pour les élèves: le prix du bon langage devrait être l’un des plus beaux et partant l’un des plus ambitionnés.”13 Les membres dirigeants de la Société du Parler français au Canada et les conférenciers du premier congrès défendaient, du moins sur le plan programmatique et rhétorique, une vision délibérément puriste de la langue française: Bruchési parle ainsi de la nécessité d’un strict “respect des règles”, Groulx de la “langue la plus pure” qu’il s’agissait de rétablir.14 D’autres intervenants au congrès de 1912 n’hésitèrent pas à idéaliser le “plus doux parler de France”, “le plus doux parler de notre mère patrie”, le “verbe français” en l’état le plus pur et “la langue française classique” léguée par “nos pères”.15 Cette défense sans restriction d’une norme du français valable également en Amérique du Nord et calquée sur la norme grammaticale, phonétique, lexicale et syntaxique du français hexagonal fut loin de faire l’unanimité au sein de la Société du Parler français au Canada. Elle provoqua au contraire des controverses qui opposèrent notamment Adjutor Rivard et Sylva Clapin, l’éditeur du Dictionnaire canadien-français paru dans une première édition en 1894, d’une part, et l’écrivain Louis Fréchette, d’autre part. Adjutor Rivard met ainsi en lumière, dans une de ses contributions au congrès de 1912, qu’il “existe”, au sein de l’évolution de la langue française parlée au Canada, “une remarquable puissance d’assimilation, qui finit par enlever aux termes anglais leur physionomie originelle” :16 “L’anglicisme lui aussi s’insinue dans notre parler, avec une mine tantôt sournoise, tantôt effrontée. [...]. Néanmoins, il est rare que le peuple n’applique pas aux anglicismes l’une ou l’autre des lois courantes qui président à la francisation: abrègement des longues (flask = flasse, steam = stime, looswe = lousse), réduction des diphtongues (wheelhouse = ouilousse, crowd = crâde, rail = rèle), nasalisation (shampooing = champoune, tumbler = tombleur), chute de la consonne terminale (pudding = poutine, band = banne, yeast = isse), modification du vocalisme et du consonnantisme (peppermint = papermane, cookery = couquerie, hornpipe = arlepape), étymologies populaires (Somerset = Saint-Morissette, Sandy Brook’s Point = Saint-Abroussepoil, Market Street = rue Marquette). C’est le cas de le dire, si nos gens de la campagne laissent pénétrer l’anglicisme, il le reçoivent du moins comme un chien dans un jeu de quilles!”17 Face au constat de cette dynamique du langage parlé qui reflèterait une “façon de « nationaliser » les mots étrangers”18 qui parut tout à fait acceptable à Adjutor Rivard et à un certain nombre de congressistes, “à condition qu’elle ne dépasse pas certaines limites”,19 ils
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Ibid., p. 285-286. Voir ibid. Mgr. Bruchési, “Discours”, p. 285; Lionel Groulx, “Les traditions et les lettres françaises au Canada”, p. 261-269, ici p. 265. Voir ibid. “Le salut à Québec. Discours de sa Grandeur Mgr. Langevin”, p. 205-210, ici p. 210; “Discours de M. l’abbé Amédée Gosselin, recteur de l’Université Laval”, p. 225-226; “Au parler des aïeux. Toste porté par M. Adjutor Rivard”, ibid., p. 398-399, ici p. 399. p. 504. “Philologie Critique. Dangers et défauts des parler populaires canadien, acadien et louisianais”, dans : ibid., p. 502-505, ici p. 503-504. Ibid., p. 504. Ibid., p. 504.
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finirent néanmoins par se replier, dans leur majorité, sur une position indéniablement puriste en incitant les enseignants et tous les “gens instruits” à la “lutte [...] contre l’anglicisme et les déformations de leur parler.”20 La virulence de certaines positions à l’égard des anglicismes s’explique certes moins par le contexte québecois, l’influence de l’anglais restant marginale dans les zones rurales, surtout par la forte participation de représentants venant d’autres régions de l’Amérique du Nord – notamment l’Acadie, l’Ontario et les communautés francophones en Nouvelle-Angleterre – où l’anglais avait fortement progressé aux dépens du français et transformé le langage populaire. Un délégué du Nouveau-Brunswick, Henri Leblanc, regretta ainsi l’absence de toute “rigoureuse initiative dans le commerce et dans l’industrie” afin de protéger l’emploi de la langue française: “La majorité anglaise n’a aucun souci de la langue française. L’anglais diminue, l’anglicisme envahit le parler acadien. À l’école primaire, chez le fournisseur, l’anglicisme abonde. Les négociants anglais ne livrent à la publicité que des circulaires, annonces et prospectus anglais. Leurs quelques annonces dans les journaux français fourmillent d’anglicismes. Les clients français n’imposent pas assez leur langage. [...]. Il a paru que l’école, l’association, la correspondance commerciale française étaient les moyens les plus effectifs de propager le français dans le commerce et l’industrie.”21 Les débats du congrès de 1912 touchaient ainsi largement à des problématiques de politique de la langue qui allaient être reprises et mises en pratique notamment au Québec à partir de 1960. Elles concernaient non seulement des positions abstraites de défense de la langue française, mais également des sujets très concrets comme l’emploi du français dans la correspondance commerciale, l’affichage, l’étiquettage des marchandises et la publicité. Un autre versant des débats touchait aux normes du français dans l’enseignement et le langage littéraire. L’étude du parler français au Canada devrait-elle être subordonnée au renforcement d’une norme pédagogique et littéraire où les écarts porteraient tout au plus sur les aspects d’une ‘couleur locale’ et qui feraient référence aux charmes du français d’ancien régime? Ou serait-elle susceptible de montrer que les variétés du français au Canada, et plus largement en Amérique du Nord, justifieraient la définition d’un usage, voire d’une norme, différents non seulement en ce qui concerne langage populaire, mais aussi au sein de la littérature canadienne française – voilà quelques-uns des enjeux majeurs des débats et des controverses du Premier Congrès de la langue française au Canada en 1912. L’argumentation de Camille Roy, membre du Comité directeur de la Société du Parler français au Canada et un des critiques littéraires les plus influents de l’époque, reste en quelque sorte en suspens face à ce débat dans son rapport présenté au congrès de 1912. Ce rapport reflète, en effet, toute l’ambiguïté des positions adoptées par la majorité des congressistes : tout en partant du constat que “le parler d’un peuple n’est pas sa littérature” et que “le parler, c’est la langue comme elle s’exprime entre bonnes gens”,22 Camille Roy souligna néanmoins dans la suite de sa conférence la nécessité d’une perméabilité de la littérature canadienne-française aux formes particulières de la langue française en Amérique du Nord, au moins sur le plan lexical : “Mais il y a entre le parler d’un peuple et sa littérature des points de contact, des relations nécessaires que nous ne pouvions pas ignorer. La littérature est faite le plus souvent des
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Ibid., p. 505. “Rapport de M. Hector Bernier, avocat. Section de la propagande. Sous-section C.”, ibid., p. 583-586, ici p. 586. “Rapport de M. l’abbé Camille Roy”. Cinquième séance générale, 28 juin 1912, dans : Premier Congrès de la Langue Française au Canada, Compte-rendu, p. 337-343, ici p. 337.
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mots que chaque jour nous remettons sur nos lèvres; [...]. Et une société comme la nôtre reste donc encore dans son rôle quand elle entreprend d’encourager cette transposition artistique du parler dans les livres, quand elle se préoccupe non plus seulement de la conservation et de la préservation, mais aussi de l’illustration de la langue française.”23 Les exemples évoqués par Camille Roy afin d’appuyer et d’illustrer son argumentation reflètent le caractère délibérement flou et ambigu de sa propre position: il fait référence au conte Poêle d’Adjutor Rivard qui représenterait l’effort de saisir le rythme et le lexique du langage populaire parlé au Canada, et à son conte l’Heure des Vaches écrits “dans une langue « tel sur le papier qu’à la bouche », comme eût dit Montaigne.”24 Il évoque aussi par la suite le concours littéraire instauré par la Société qui avait donné son premier prix à la nouvelle psychologique L’Étrangère de Sylva Clapin. Dans cette nouvelle, la problématique culturelle et identitaire ne s’ancre, en effet, pas dans un langage spécifique reflétant les variétés du français au Canada, mais dans la psychologie du personnage principal, une Américaine protestante qui finit par se séparer de son amant canadien-français quand elle prend conscience de la “distance” culturelle qui les sépare: “L’Étrangère, c’est donc l’âme inassimilable que font les traditions, et que singularise l’idéal de chaque race. M. Sylva Clapin a fort délicatement analysé cette âme, et les juges qui le couronnent souhaitent qu’il étende la nouvelle jusqu’au roman, qu’il multiplie les pages harmonieuses qu’il vient d’écrire”.25 Le rapport final du congrès qui se veut une synthèse des différentes opinions tout en prenant position au nom de la Société du Parler français au Canada, part d’une reconnaissance du “parler populaire des Français d’Amérique [qui] est un parler régional relativement uniforme, que caractérisent des formes dialectales diverses, incorporées au français populaire commun du nord de la France des XVe et XVIe siècles, plus quelques éléments étrangers.” 26 Les incorrections et “éléments étrangers” s’étant infiltrés dans l’usage de la langue française au Canada sont par la suite qualifiés de “vulgarité”, de “mosaïque linguistique” et de “culte de l’anglicisme” qu’il s’agirait à tout prix d’éliminer aussi bien de la langue quotidienne parlée que de sa mise en fiction littéraire. Le rapport final du congrès propose dans cette perspective l’établissement d’un “Catéchisme” normatif de la langue française au Canada, “contenant, avec une table de nos principales fautes de phonétique et de syntaxe ainsi que de leurs correctifs, la liste de nos anglicismes et de leurs équivalents français, le catalogue des expressions propres à chacun des arts et métiers, le tableau des termes étrangers légitimement français.”27 Ce congrès suivit ainsi les objectifs de la Société du Parler français qui s’était, dès 1904, prononcée en faveur d’une politique délibérément normative et puriste de la langue, notamment en ce qui concerne l’enseignement scolaire. Il formula également des positions très claires, et très avancées pour l’époque, en matière de politique de la langue au sens strict du terme, en revendiquant des “droits égaux” pour la langue française, “attendu que le Canada est une confédération anglo-française”. Les congressistes émirent en particulier les revendications suivantes:
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Ibid., p. 338-339. Ibid., p. 339. Ibid., p. 341. “Déclarations et vœux. Du Premier Congrès de la Langue française au canada, formulés par les Sections d’Étude, et adoptés par le Congrès en séance générale, le 28 et le 29 juin 1912. Section Scientifique. Soussection philologique”, dans : ibid., p. 593-601, ici p. 593. Ibid., p. 594-595.
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“1° Que partout où il se trouve des groupes importants de Canadiens français ou d’Acadiens, on les autorise à organiser des écoles bilingues sur un plan rationnel, admis par les pédagogues les plus renommés ; 2° Que dans ce système on mette à la base la connaissance de la langue maternelle, qui est reconnue comme le moyen indispensable d’apprendre ensuite la langue seconde ; 3° Que la langue maternelle reste la langue véhiculaire des diverses matières du programme ; 4° Que l’on tienne compte de la langue française dans tous les examens officiels, et qu’il soit loisible au candidat d’écrire les différentes compositions dans sa langue maternelle.”28 Tout en voulant se baser sur des recherches linguistiques différenciées de l’usage et des variétés du français au Canada, la Societé du Parler Français défendit une position délibérement normative qui implique la fiction (ou la ‘construction’) d’un français populaire parlé au Canada qui serait essentiellement dérivé des variantes dialectales du Français de France de l’époque de la découverte et de la conquête de l’Amérique, c’est-à-dire des XVe et XVIe siècles. L’évolution de la langue parlée au contact de l’anglais, mais aussi, dans une moindre mesure à l’époque, des cultures immigrées allophones, qui était particulièrement sensible au sein des minorités francophones aux États-Unis, en Acadie et en Ontarion, ainsi dans l’espace urbain au Québec, apparaît tour à tour, dans le rapport final, comme “un « parler régional....à caractère archaïque avec quelques éléments étrangers »29 quasiment négligeables ou comme « du vieux français patoisé, le résultat de la fusion de plusieurs patois ou dialectes différents, greffés sur du vieux français. ”30 Son évolution à travers le contact avec l’anglais fut perçue largement comme une menace ayant infiltré non pas marginalement, mais massivement, le langage populaire parlé. Hector Bernier parle ainsi dans son rapport d’une „invasion de l’anglicisme” ;31 il constate que celui-ci foisonne non seulement au sein de la classe ouvrière urbaine et dans les usines, mais également dans le langage de la classe agricole.32 Pour l’Acadie, il constate qu’“Aucune des provinces maritimes ne tient compte du français dans les services publics. [...]. Les Acadiens n’insistent pas suffisamment pour faire admettre leur langue à l’organisation des services publics.”33 Les ambivalences et les contradictions que les actes du congrès de 1912 donnent à lire entre l’affirmation que le parler populaire des populations françaises d’Amérique était resté, dans son essence, “le vieux parler de France”34 – ce qui représente une construction culturelle – et les usages effectifs de la langue française au Canada et en Nouvelle-Angleterre, fortement imprégnés surtout dans les villes du contact avec l’anglais, ont eu des répercussions sur la littérature canadienne-française. Celles-ci sont perceptibles en partie jusqu’à nos jours, de même que le clivage frappant entre une volonté de rester au plus proche de l’usage sociolinguistique et une indéniable visée normative. Les mémoires relatifs à la littérature canadienne-française présentés au congrès – dix en tout – visaient tous à lui accorder une place plus importante dans l’enseignement ainsi que dans la société et la culture canadiennes
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Ibid., p. 599. “Caractères des parlers populaires canadien, acadien et louisianais. Philologie historique”, p. 499-502, ici p. 499. Ibid., p. 499-500. Bernier, “Discours”, Ibid., p. 583. Ibid., p. 584. Ibid., p. 587-588. “Philologie critique. Dangers et défauts des parlers canadien, acadien et louisianais”, dans : ibid., p. 502505, ici p. 502.
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en général. Ils lui reconnurent d’emblée une particularité et une “originalité”,35 comme le formula Camille Roy, ancrées dans une histoire, des paysages, une nature et, enfin, des usages langagiers canadiens-français foncièrement différents de ceux de la France métropolitaine. En se reférant au mémoire de M. du Roure présenté au Congrès, Camille Roy affirma “que notre littérature a plus de chance que la littérature de la Suisse et que la littérature belge d’être elle-même et de se distinguer de la française, parce que le peuple canadien, étant plus éloigné de la France que tout autre peuple de langue française, échappe plus facilement à l’influence immédiate de la mère patrie. D’ailleurs ce peuple est en contact permanent avec des compatriotes d’une autre race, et il suit des destinées assez différentes de celles de la France.”36 Camille Roy compara également, dans son rapport sur les travaux de la section littéraire du congrès, les écrivains canadiens-français aux écrivains régionalistes de France : “Nos écrivains peuvent puiser en tout cela des sujets qui seront bien de chez nous; et ils ont, pour les traiter, une langue, un vocabulaire où se peut reconnaître aussi l’usage de notre parler. Comme les écrivains régionalistes de France, les écrivains canadiens-français peuvent utiliser les locutions, les proverbes locaux, les vieux mots, abandonnés en France, mais ici conservés.”37 Gustave Zidler, poète et professeur à Versailles, “très versé dans l’étude de l’histoire, des mœurs, et de la littérature du Canada français”,38 et invité d’honneur au congrès de 1912 de la Société du Parler français au Canada, recommanda aux auteurs canadiens-français “de bien voir notre nature, de bien savoir et comprendre notre histoire, de bien étudier nos mœurs, s’il veulent rester eux-mêmes, c’est-à-dire canadiens” et “surtout de bien utiliser les vocables du parler franco-canadien, qui sont de bon aloi et pittoresques.”39 On retrouve dans cette conception l’imaginaire d’une survivance culturelle et linguistique de l’ancienne France sur le continent nord-américain qui serait à la base des régionalismes canadien-français et acadiens des premières décennies du XXe siècle. Le premier congrès de la Société du Parler français au Canada peut être considéré comme une importante étape dans le processus de prise de conscience politique et culturelle des populations francophones au Canada, et plus largement en Amérique du Nord. Les positions des congressistes, résumées dans les rapports finaux, soulignaient très clairement la nécessité d’une politique de défense de la langue française plus résolue, ainsi le développement d’une littérature canadienne-française résolument dissociée et autonome par rapport à la littérature française. On vit également apparaître, dans le discours de R. Dandurand, la métaphore de l’arbre et de sa branche qui allait être au centre, presque un demi siècle plus tard, des débats autour de l’autonomie de la littérature et de l’édition canadiennes-françaises aux lendemains de la Deuxième Guerre Mondiale.40 Dandurand compara la littérature
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“Rapport de M. l’abbé Camille Roy. Section littéraire”, ibid., 537-549, ici p. 537. Roy, “Rapport” p. 538. Ibid., p. 538. Ibid., p. 539. Ibid., p. 539. Voir le dossier de cette querelle dans Robert Charbonneau: La France et nous. Réponses à Jean Cassou, René Garbneau, Louis Aragon, Stanislas Fumet, André Billy, Jérôme et Jean Tharaud, François Mauriac et autres. Présentation d’Élisabeth Nardout-Lafarge. Montréal: Bibliothèque Québecoise, 1993; voir aussi Robert Dion, „La France et nous après la Seconde Guerre Mondiale. Analyse d’une crise., dans: Voix et images, 38, 1988, p. 292-303; et Hans-Jürgen Lüsebrink, “« La France et nous » – relecture d’un « événement catalyseur » des relations France – Québec”, dans : Gabriele Budach & Jürgen Erfurt, éds.: Identité
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canadienne-française émergente au “Petit rameau détaché d’un arbre fameux, plein de sève, qui répand depuis des siècles sa belle floraison sur le monde entier, il ne peut échapper à la comparaison qui vient naturellement à l’esprit de l’étranger. Ce rapprochement s’impose, la pensée va toujours du fils obscur au père déjà célèbre.”41 Marie-Andrée Beaudet n’a donc pas tort de souligner, dans une étude parue dans un volume sur la Société du Parler français au Canada,42 que celle-ci a “contribué à rendre historiquement possibles des œuvres comme celles de Germaine Guèvremont, Gratien Gelinas et Michel Tremblay” qui représentent la modernité littéraire québecoise des années 1960 de la Révolution Tranquille au Québec. Mais cette reconnaissance d’un rôle catalyseur de la Société du Parler français dans l’évolution culturelle du Canada francophone ne doit pas occulter certains mythes, contradictions et apories qu’elle a fait émerger dès son premier congrès en 1912 et que l’on perçoit encore lors de son troisième et dernier congrès en 1952 :43 tel l’imaginaire d’un langage populaire quasi exclusivement nourri des dialectes et patois de l’ancienne France; tel le mythe d’un Canada français diamétralement opposé au Canada anglophone à travers lequel l’influence anglo-américaine est perçue, sur le plan culturel et langagier, quasi exclusivement comme une “invasion” et une “menace” foncièrement étrangère à l’identité canadienne-française; ou telle encore la contradiction frappante entre la volonté de saisir et de représenter le langage populaire dans toute sa vivacité et dans toute sa créativité, d’une part, et l’introduction, d’autre part, d’une norme susceptible de bannir de l’enseignement au Canada français et de la littérature canadienne-française toute “incorrection”, toute “déformation” et, surtout, tout produit impur des intenses contacts avec l’univers anglo-américain. Les controverses qui ont entouré des œuvres de la littérature québecoise contemporaine ont tenté d’absorber, sur le plan culturel et surtout sur le plan linguistique, ces dimensions longtemps considérées comme “éléments étrangers” et “impurs” (pour reprendre la terminologie des rapports du congrès de 1912), notamment les anglicismes, comme les romans La Love (1993) de Lucie Desjardins, et La Brèche (2002) de Marie-Sissi Labrèche ou le récit Maria Chapdelaine ou le Paradis retrouvé (1991) de Gabrielle Gourdeau – une réécriture du fameux roman de Louis Hémon qui fit scandale par son langage délibérément populaire et anglicisé. Ces romans montrent que les défis lancés par les positions du congrès de la Société du Parler français au Canada sont loin d’être désuets ou totalement dépassés, même si l’écriture littéraire québecoise et acadienne témoigne, depuis les années 1960, de
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franco-canadienne et société civile québécoise. Avec une introduction de Klaus Bochmann. Leipzig: Leipziger Universitätsverlag, 1997, p. 31-46. “ Discours de l’honorable U. R. Dondurond , dans : Premier Congrès de la Langue Française au Canada, p. 349-353, ici p. 351. Marie-Andrée Beaudet: „Gloire et pauvreté: l’apport de la Société du Parler français au Canada à la constitution d’une littérature québecoise“, dans : Claude Verreault & Louis Mercier & Thomas Lavoie, éds.: 1902-2002. La Société du Parler français au Canada cent ans après sa fondation: mise en valeur d’un patrimoine culturel. Sainte-Foy: Les Presses de l’Université Laval. 2006, p. 175-186, ici p. 184 ; cf. aussi Louis Mercier: La Société du Parler français au Canada cent ans après sa fondation: mise en valeur d’un patrimoine linguistique québecois (1902-1962). Histoire de son enquête et genèse de son glossaire. Préface de Bernard Quémeda. Sainte-Foy: Les Presses de l’Université Laval, 2002; et Marie-Andrée Beaudet : Langue et Littérature au Québec, 1895-1914. Montréal, L’Hexagone, 1991. Voir notamment Mgr. Félix-Antoine Savard, “L’écrivain canadien-français et la langue francaise”, dans : Troisième Congrès de la Langue française au Canada, 18-26 juin 1952. Mémoires. Québec: Éditions Ferland, 1953, p. 268-276, e.a. p. 273: “J’ai en horreur les formes corrompues, les anglicismes mal digérés, les déformations nées de prononciations vicieuses, et toute la progéniture bâtarde qu’engendrent mollesse, incurie, vulgarité. Mais de là à rejeter avec hauteur le tout de cette langue, non!” Le deuxième congrès de la Société du Parler français au Canada eut lieu en 1937.
Politique de la langue, défense du français et variétés linguistiques
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nouvelles formes de perméabilité par rapport aux langages populaires, aux anglicismes et, depuis les années 1980, à l’environnement de plus en plus multilingue et multiculturel des espaces urbains.44 Ces défis s’avèrent étroitement liés à la question à la fois identitaire et culturelle, mais aussi littéraire et linguistique, de l’américanité du Canada français et du Québec.
Bibliographie
L’Almanach de la Langue Française. 1915-1937. Édité par la Ligue des Droits du français. Montréal: Éditions Albert Lévesque. Beaudet, Marie-Andrée (2006): “Gloire et pauvreté: l’apport de la Société du Parler français au Canada à la constitution d’une littérature québecoise”, dans : Claude Verreault & Louis Mercier & Thomas Lavoie, éds.: 1902-2002. La Société du Parler français au Canada cent ans après sa fondation: mise en valeur d’un patrimoine culturel. Sainte-Foy: Les Presses de l’Université Laval. p. 175-186. Beaudet, Marie-Andrée. 1991. Langue et Littérature au Québec, 1895-1914. Montréal, L’Hexagone. Bulletin du parler français au Canada. 1902-1914. Publié par la Société du Parler français au Canada, Université Laval, Québec. Québec: Édouard Marcotte/ Paris: Honoré Champion. Charbonneau, Robert. 1993. La France et nous. Réponses à Jean Cassou, René Garneau, Louis Aragon, Stanislas Fumet, André Billy, Jérôme et Jean Tharaud, François Mauriac et autres. Présentation d’Élisabeth Nardout-Lafarge. Montréal: Bibliothèque Québecoise. Clapin, Sylva. 1894. Dictionnaire canadien-français, ou, Lexique-glossaire des mots, expressions et locutions ne se trouvant pas dans les dictionnaires courants et dont l’usage appartient surtout aux CanadiensFrançais: avec de nombreuses citations ayant pour but d'établir les rapports existant avec le vieux français, l'ancien et le nouveau patois normand et saintongeais, l'anglais et les dialectes des premiers aborigènes. Montréal: Beauchemin/ Boston: Sylva Clapin. Desjardins, Louise. 2001. La Love. Roman. Montréal: Léméac. Gourdeau, Gabrielle. 1992. Marie Chapdelaine ou le Paradis retrouvé. Montréal, Wuinze Éditeur. Dion, Robert. 1988. “La France et nous après la Seconde Guerre Mondiale. Analyse d’une crise”, dans : Voix et images 38, p. 292-303. Labrèche, Marie-Sissi. 2002. La Brèche. Roman. Montréal: Boréal. Lüsebrink, Hans-Jürgen. 1997. “« La France et nous » – relecture d’un « événement catalyseur» des relations France – Québec ”, dans : Gabriele Budach & Jürgen Erfurt, éds.: Identité franco-canadienne et société civile québécoise. Avec une introduction de Klaus Bochmann. Leipzig: Leipziger Universitätsverlag, p. 3146. Mercier, Louis. 2002. La Société du Parler français au Canada cent ans après sa fondation: mise en valeur d’un patrimoine linguistique québecois (1902-1962). Histoire de son enquête et genèse de son glossaire. Préface de Bernard Quémeda. Sainte-Foy: Les Presses de l’Université Laval. Premier Congrès de la Langue française au Canada. Québec, 24-30 juin 1912. Compte-rendu (1913). Québec: Imprimerie de l’Action Sociale Limitée, 1913. Premier Congrès de la Langue française au Canada. Québec, 24-30 juin 1912. Mémoires (1914). Québec: Imprimerie de l’Action Sociale. Troisième Congrès de la Langue française au Canada, 18-26 juin 1952. Mémoires (1953). Québec: Éditions Ferland.
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Voir aussi sur certains aspects de cette évolution Lise Gauvin: Langagement. L’écrivain et la langue au Québec. Montréal: Boréal, 2000.
UDO KEMPF
Quebec zwischen Bundestreue und Separatismus – die Entwicklung nach den Wahlen vom 26. März 2007
1. Einleitung Die Wahlen vom 26. März 2007 sorgten für eine von den Meinungsforschern nicht vorhergesagte Überraschung. Am Wahlabend standen zwei Verlierer und ein Gewinner fest. Premierminister Charest verlor seine Mehrheit, die separatistische Parti Québécois stürzte ab und Mario Dumond wurde nach Verzehnfachung der Mandate seiner Action Démocratique du Québec (von 4 auf 41) offizieller Oppositionsführer. Wirft man einen Blick auf die Prozentzahlen, so erhielten alle drei Parteien, die Liberalen, die ADQ und die PQ jeweils ein Drittel der Stimmen bzw. lagen geringfügig darunter (die beiden übrigen Parteien erhielten jeweils nur 4%). Wegen des Mehrheitswahlsystems, das den jeweiligen Wahlkreis demjenigen Kandidaten zuspricht, der die meisten Stimmen erhalten hat, kam es zu einer Mandatsverteilung, die Charests Liberalen einen hauchdünnen Vorsprung vor der ADQ ermöglichte. Im Folgenden wird zunächst das Wahlergebnis analysiert, der Frage nach den Gründen für Gewinne und Verluste der Parteien nachgegangen sowie – sofern möglich – auf die Folgen, die diese politischen Verschiebungen langfristig für Quebec und Kanada mit sich bringen können, eingegangen. Anschließend ist zu fragen, welche Vorstellungen die Quebecker über die Zukunft ihrer Belle Province haben, welche Forderungen sie an den Rest of Canada stellen und welchen Ausblick man zum gegenwärtigen Zeitpunkt wagen kann.
2. Die Überraschungswahl vom 26. März 2007 Jean Charest ist wegen der Verluste seiner Liberalen Partei nur noch Regierungschef einer Minderheitsregierung, die erste seit ungefähr 130 Jahren, die jeder Zeit gestürzt werden kann, sofern ADQ und PQ ihm geschlossen das Misstrauen aussprechen. André Boisclair, der ehemalige Vorsitzende der PQ, erlitt eine klare Wahlniederlage und musste befürchten, dass seine Stellung als Parteivorsitzender gefährdet war. Mittlerweile ist er zurückgetreten und durch Pauline Maurois, eine ehemalige mehrfache Ministerin, ersetzt worden.
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Udo Kempf
Mario Dumont und seine Mitte der neunziger Jahre gegründete Action Démocratique du Québec errangen den Status der offiziellen Oppositionspartei bzw. ihr Vorsitzender denjenigen des Leader of the opposition.
Tabelle 1: Ergebnis der Wahlen vom 26.3.2007 Parteien Parti Libéral du Québec (PLQ) Action Démocratique du Québec (ADQ) Parti Québécois (PQ) Québec Solidaire Parti Vert du Québec
Anzahl der Sitze (Anzahl Sitze 2003) 48 (76)
Stimmenanteil (Veränderungen zu 2003) 33% (-13%)
41 (4)
31% (+13%)
36 (45) 0 (0) 0 (0)
28% (-5%) 4% (+3%) 4% (+3%)
Vergleicht man die Wahlergebnisse der letzten beiden Wahlen, so haben die einstigen beiden großen Parteien, die sich seit Mitte der siebziger Jahre in der Regierungsverantwortung regelmäßig abgelöst haben, drastische Verluste hinnehmen müssen. Der ADQ, bislang jeweils nur mit sehr wenigen Abgeordneten in der Assemblée Nationale vertreten, wurden im Frühjahr 2007 sogar die Chancen eingeräumt, bei Neuwahlen stärkste Partei zu werden und dann den Regierungschef zu stellen. Mit 48 Abgeordneten konnte sich zwar die Parti Libéral an der Macht halten, musste aber nach dem Verlust von 28 Mandaten ein Minderheitskabinett bilden. Die ADQ gewann 41 Abgeordnete – ein Plus von 37 gegenüber den Wahlen von 2003 – und erhielt damit den Titel der offiziellen Oppositionspartei (mit entsprechenden finanziellen Vergünstigungen). Die Parti Québécois verlor neun Sitze und kehrte mit 36 Abgeordneten in die Nationalversammlung zurück. Blicken wir auf die Wahlbeteiligung, so lag diese für quebecker Verhältnisse mit 71,2% relativ hoch, wobei jedoch anzumerken ist, dass insbesondere potentielle Wähler der Liberalen sich dieses Mal überproportional der Stimme enthalten haben oder zur Parti Vert “überliefen”. Die Wahlforschung legt bei jeder Wahl seit den sechziger Jahren besonderen Wert auf das Wahlverhalten der jeweiligen Sprachgruppen in Quebec, also dasjenige der Frankophonen, der Anglophonen und der Allophonen. Wie schon bei früheren Wahlgängen konnte auch im März 2007 ein eindeutiges Wahlverhalten der Sprachgruppen und damit die Polarisierung der quebecker Wählerinnen und Wähler festgestellt werden: Anglo- und allophone Wähler wählten erneut massiv die Parti Libéral Québécois, selbst wenn sich deren Anteil leicht verringerte, da sich – wie angemerkt – etliche Sympathisanten der PLQ, vor allem in den wohlhabenden Wahlbezirken im Westen von Montreal, dieses Mal für die Grünen entschieden. Frankophone Wähler stimmten erneut entweder für die Parti Québécois oder für die Action Démocratique du Québec. In ganz Quebec erhielt die PQ etwa 35% der frankophonen Stimmen und lag damit hinter der 1993 gegründeten ADQ, deren frankophoner Stimmenanteil auf etwa 37% geschätzt wurde. Die Liberale Partei gewann in dieser Wählergruppe (von insgesamt etwa 5 Millionen Wahlberechtigten sind etwa 80% Frankophone) nur 24%. Festzuhalten ist, dass erstmals seit 1970 die PQ nicht mehr die Partei der Frankophonen war. Sie verlor in allen Gebieten der primär frankophonen Provinz.
Quebec zwischen Bundestreue und Separatismus
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Die Parti Libéral vermochte bei frankophonen Wählern in der Regel nur zwischen 17 bis 33% der Stimmen erzielen. Werfen wir einen Blick auf die regionale Verteilung der Stimmgewinne der Parteien: Im Allgemeinen teilt die Wahlforschung die Belle Province in fünf Wahlregionen ein.1 1.
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der Montrealer Osten (außerhalb der Ile de Montréal) mit 17 Wahlbezirken ist fest in der Hand der PQ. Sehr stark von der Primärindustrie (Holzwirtschaft, Bergbau, Aluminiumwerke und Kraftwerke) mit einem hohen Anteil an Arbeitern geprägt, ist er die Wählerhochburg der PQ. Der Arbeitslosenanteil ist in dieser Region nahezu doppelt so hoch im Vergleich zu Gesamtquebec. das “tiefe”, ländliche Quebec mit seinen 26 Wahlkreisen erstreckt sich südlich des Großraums Montreal bis zur US-amerikanischen Grenze. Schon bei früheren Wahlen war diese Region kein Schwerpunkt separatistischer Parteien. Im März 2007 wurde sie zur Hochburg von Mario Dumont’s ADQ. Wirtschaftlich ist dieses Gebiet mit wenigen urbanen Zentren von der Land- und Forstwirtschaft sowie Kleinindustrie geprägt. Seine eher ländliche Bevölkerung wählt – trotz eines relativ hohen Anteils an Arbeitern – eher konservativ. das “widerspenstige” Quebec bzw. dasjenige der Postmaterialisten mit 12 Wahlkreisen. Dieses Gebiet, das sich hauptsächlich in und um die Hauptstadt Quebec gruppiert, ist gekennzeichnet durch eine aufstrebende, gut ausgebildete Mittelschicht, die hauptsächlich in der Privatwirtschaft, aber auch in staatlichen Behörden beschäftigt ist. Diese frankophonen Wähler zwischen 25 und 45 Jahren haben sich – so die Wahluntersuchungen – im letzten Jahrzehnt von den so genannten Altparteien, insbesondere von der Parti Libéral Québécois, abgewandt und votierten im Frühjahr 2007 mehrheitlich für die ADQ. Schon bei den Bundeswahlen im Jahr 2006 hatten sie sich für Stephen Harpers Konservative Partei entschieden. Quebecs Grenzgebiet bzw. die Cantons de l’Est nördlich des 45. Breitengrades sind traditionell die Hochburg der Liberalen. Zehn der dortigen zwölf Wahlkreise fielen an die Liberalen. der Großraum Montreal ist mit 58 Wahlkreisen die bedeutendste Wahlregion. Das Herzstück dieser Region, die Ile de Montréal, ist fest in den Händen der Liberalen. Hier erhielten sie 20 Wahlkreise; die PQ nur 8 und zwar in den rein frankophonen östlichen Stadtteilen. Außerhalb der Insel dominierte die ADQ, die die Mehrzahl der dort lebenden Frankophonen für sich gewinnen konnte. Die 30 Wahlkreisen mit der Telefonvorwahlnummer “450”, die sich als weiter Gürtel um die Metropole gruppieren und in denen größtenteils junge Familien der Mittelschicht wohnen, fielen mehrheitlich an die ADQ. Bei früheren Wahlen konnte hier die PQ einen Großteil dieser Wahlkreise für sich gewinnen.
Zusammenfassend lässt sich festhalten, dass sich bei der Wahl im Frühjahr 2007 primär jüngere frankophone urbane sowie gut ausgebildete Wähler, die über dreißig Jahre alt waren und bei früheren Wahlgängen das “Rückgrat” (Pierre Drouilly) der souveränistisch eingestellten Partei bildeten, von der PQ ab– und der ADQ zugewandt haben. Es bleibt anzuwarten, ob sich diese Erosion bei weiteren Wahlen fortsetzen und welche Konsequenzen sie für die PQ haben wird.
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Vgl. Pierre Drouilly: “L’élection du 26 mars 2007 au Québec – Une élection de réalignement ? ” (unveröffentl. Manuskript, Montreal 2007).
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Udo Kempf
Welche Gründe sind für die Wahlverluste der PLQ zu nennen, obwohl zahlreiche Kommentatoren Premier Charest eine weitgehend erfolgreiche Amtszeit bescheinigten? So verzeichnete Quebec im Frühjahr 2007 mit 7,8% die niedrigste Arbeitslosenquote seit den achtziger Jahren, u.a. wegen der weiteren erfolgreichen Ansiedlung von Hightech-Unternehmen im Großraum Montreal wie auch des Ausbaus der Pharma- und Kunststoffindustrie. Die Wähler dürften hauptsächlich über das Nichteinhalten von Charests Wahlversprechen aus dem Jahr 2003 enttäuscht gewesen sein, insbesondere seine zwar versprochenen, aber nicht umgesetzten Aussagen über Steuersenkungen. Auch das Gesundheitssystem mit dem Hauptproblem der langen Wartezeiten spielte eine nicht unwesentliche Rolle. Letztlich wurde dem Regierungschef vorgehalten, seit Amtsantritt seine Versprechungen nicht eingelöst zu haben. Insgesamt verloren die Liberalen eine halbe Million Stimmen. Als Gründe für die Wahlerfolge der ADQ2 (neben den fast 300.000 Stimmen einstiger PLWähler erhielt sie etwa 150.000 Stimmen ehemaliger PQ-Anhänger) sind vor allem die pragmatischen Lösungsvorschläge im nach wie vor dominierenden Thema “Unabhängigkeit” oder “Autonomie für Quebec” zu nennen (siehe unten). Hinzu kamen Forderungen nach mehr Selbstverantwortung der Bürger und weniger staatlichen Eingriffsmaßnahmen bei gleichzeitiger Forderung nach Steuersenkungen, Verbesserung des Gesundheitssystems und der Betreuung alter Menschen, also der Schaffung von bezahlbaren Seniorenstiften – bei Quebecs alternder Bevölkerung ein zentrales Wahlkampfthema. Bemerkenswert ist – sofern dies aus den vorliegenden Zahlen ersehbar ist –, dass die ADQ vor allem Wähler aus der aufsteigenden und quantitativ zunehmenden Mittelklasse der 25 bis 44jährigen gewinnen konnte. Mario Dumonds jugendliches Auftreten mag mit dazu beigetragen haben, dass sich diese Wählerschicht besonders angesprochen fühlte. Die politischen Wahlziele der ADQ, genauer ihre Vorstellungen über die Beziehungen zwischen Quebec, den Schwesterprovinzen und der kanadischen Bundesregierung, lassen sich folgendermaßen resümieren: Die ADQ ist eine “junge” Partei. 1993 trennte sich der damalige Vorsitzender der Jungliberalen von seiner Partei, der PLQ, und gründete mit einigen, von der Politik des ehemaligen Premier Robert Bourassa Enttäuschten die ADQ. Die Dissidenten warfen Bourassa nach dem Scheitern des Accord de Lac Meech vor, den so genannten Allaire-Bericht der Partei, der massive Forderungen nach einer weitgehenden Autonomie Quebecs stellte, nicht umsetzen zu wollen. Folglich ist aus der Liberalen Partei Quebecs sowohl die ADQ in den neunziger als auch die PQ unter ihrem einstigen charismatischen Führer und späteren Premierminister René Lévesque in den siebziger Jahren hervorgegangen.3 Die 2004 verabschiedete Wahlplattform4 greift die Forderungen des Allaire-Berichts wieder auf und fordert eine weitestgehende Autonomie für Quebec, will aber innerhalb der kanadischen Konföderation verbleiben. Verhandlungen wie Ende der achtziger und Anfang der neunziger Jahre mit den Schwesterprovinzen über Quebecs Sonderstatus innerhalb der Konföderation lehnt die Partei ab und verlangt direkte Verhandlungen zwischen Ottawa und Quebec. So fordert das ADQ-Programm eine Verfassung für die Provinz und eine eigene Staatsbürgerschaft. Bundesgesetze sollen gegebenenfalls missachtet werden, sofern diese – besonders im Umweltschutz – Quebecs Pläne zum Bau neuer Staudämme und Kraftwerke behindern oder untersagen. Auch spricht die ADQ nicht länger von einer “société distincte”
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Vgl. Michel Corbeil: “Le choc des générations aux dernières élections”, in: Le Soleil vom 10.8.2007. Vgl. Udo Kempf: “Die politischen Parteien”, in: Udo Kempf, ed. Quebec – Wirtschaft, Gesellschaft, Politik, 2. Aufl. Hagen 1999, S. 147 ff. Action Démocratique du Québec: Une vision. Un plan. Une parole – Un plan A pour le Québec, in : www.adqaction.com .
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sondern von einer “nation distincte”. Kanadier werden nicht mehr als Landsleute bezeichnet, sondern als “privilegierte Partner”. Letztlich geht es um den Status eines “Autonomen Staates Quebec”. Ob und wie diese Forderungen eines Tages umgesetzt werden können, ob sie realistisch sind, dürften dann die Verhandlungen mit Ottawa zeigen. Immerhin hatte Ende 2006 das kanadische Unterhaus beschlossen, die “Quebecker als eine Nation innerhalb Kanadas” anzuerkennen. Außerdem wurde Quebec ein ständiger Sitz innerhalb der kanadischen UNESCO-Vertretung zugestanden, um die Interessen der frankophonen Provinz entsprechend zu vertreten. Dumond erklärte am Wahlabend nachdrücklich, dass er und seine Partei nicht an ein Ausscheiden aus der Konföderation dächten. Der ehemalige, glücklose PQ-Chef Boisclair machte deutlich, dass die Forderung nach einer unabhängigen Republik Quebec mit Sitz in der UNO nach diesem Wahlergebnis wohl für längere Zeit nicht auf der Tagesordnung stehe, seine Partei aber an ihrem Ziel festhalte. Seit den Wahlen von 1994 hat die PQ einen Absturz von 45% auf nun 28% zu erleiden gehabt – eine klare Absage der Wähler an das wichtigste Ziel der PQ. Im März 2007 konnte die Parti Québécois mit ihrem “Alt”-Programm “Im Falle eines Wahlsieges ein neues Referendum über die Unabhängigkeit der Provinz” nicht länger überzeugen. Das Thema “Referendum” sprach die überwiegende Mehrheit der Wähler nicht länger an. Zwei Drittel der Wähler lehnten, wenn man die Ergebnisse für PLQ und ADQ addiert, ein solches Ansinnen der Souveränisten bzw. Separatisten ab. Außerdem schien das sozial-demokratisch ausgerichtete Wirtschafts- und Sozialprogramm – stark von Quebecs Gewerkschaften geprägt – seine Anziehungskraft auf Wähler, die diesen Interessenverbänden nicht nahestehen, verloren zu haben. Wie rasch sich in der Politik die Koordinaten verschieben können, zeigten Meinungsumfragen aus dem Spätherbst 2007.5 Mario Dumond’s ADQ hat anscheinend an Strahlkraft verloren. Die im März 2007 so vernichtend geschlagene Parti Québécois konnte sich in den Meinungsumfragen unter der neuen Parteivorsitzenden Pauline Maurois in kaum erwarteter Weise in der Meinungsgunst erholen. Nach der “Sonntagsfrage” würde bei Neuwahlen gegenwärtig die PQ die meisten Sitze erhalten. Ob dies zur Regierungsbildung reicht, ist allerdings offen. Auf jeden Fall sind ein halbes Jahr nach den Provinzwahlen ADQ und Parti Libéral Québécois in der Wählergunst zurückgefallen. Als Gründe für die Erholung der PQ in den Umfragen können vor allem die integre Persönlichkeit der neuen Vorsitzenden und ihre pragmatischen Programmvorstellungen genannt werden.6 Im Gegensatz zu ihrem Vorgänger im Parteivorsitz hat sie die Frage nach einem Unabhängigkeits-Referendum zwar nicht aufgegeben, aber – ohne Nennung eines Zeitpunktes – zurückgestellt. Damit konnte sie Sympathisanten der ADQ bzw. ehemalige PQ-Wähler, die eine Trennung der Belle Province von Kanada ablehnen oder kritisch bewerten, erneut für ihre Partei gewinnen. Hinzu kommen ihre wirtschaftlichen Programmüberlegungen, die sich vorsichtig, aber unmissverständlich vom früheren stark sozial-demokratisch geprägten Programm abheben und sich, wie sie in einer Stellungnahme an die Parteimitglieder mitteilte, den Herausforderungen der Globalisierung anpassen. Trotz günstiger Umfragen lehnte es Pauline Maurois aber Anfang November 2007 ab, ein von der ADQ eingebrachtes Misstrauensvotum gegen die Regierung Charest zu unterstützen.
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Vgl. La Presse vom 29.8.2007 sowie Le Devoir vom 7. und 8.11.2007. Vgl. Pauline Maurois: “Pour redevenir le Parti des Québécois”, in : http://campagne.pq.org, eingesehen am 8.11.2007.
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Der Grund für Maurois’ Weigerung dürfte in der Ungewissheit über den Ausgang dann fälliger Neuwahlen gelegen haben. Die Liberalen unter Jean Charest haben folglich eine weitere “Schonzeit” erhalten. Anzumerken ist, dass solche Meinungsumfragen nur eine Momentaufnahme bieten. Am Wahltag können sich die Gewichte erneut verschieben. Für den Überraschungssieger im März 2007, die ADQ, besteht das Hauptproblem darin, ob es gelingt, die Wechselwähler vom Frühjahr 2007 dauerhaft an sich zu binden. Eine Mandatsmehrheit in der Assemblée Nationale kann – Berechnungen der Wahlforscher zufolge – bei 38% der abgegebenen Stimmen erreicht werden. Mit Blick auf die nationale Politik kann das quebecker Wahlergebnis wie folgt interpretiert werden: Bei den Wahlen zum kanadischen Unterhaus im Januar 2006, die zur Bildung einer Minderheitsregierung unter Stephen Harper (Konservative Partei) führten, gewannen die Konservativen in Quebec 10 Sitze. Die stärkste Partei wurde dort erneut der Bloc Québécois mit 51 Mandaten; die Liberale Partei Kanadas kam nur auf 13; ein Sitz fiel an einen Unabhängigen. Will die Konservative Partei bei Neuwahlen die Mandatsmehrheit im kanadischen Parlament erringen, muss es ihr gelingen, in Quebec zwischen 20 und 30 (der insgesamt 75) Sitze zu gewinnen. D.h., sie muss dem Bloc Québécois entsprechende Mandate “anjagen”. Hatten Harper und seine Partei in den 90er Jahren und zu Beginn dieses Jahrhunderts eine betont anti-quebecker Haltung bezüglich der Quebecker Forderungen nach Anerkennung als “société distincte” eingenommen, äußert er sich gegenwärtig merklich differenzierter. Nicht nur versucht der kanadische Premierminister, so oft wie möglich in Quebec präsent zu sein, frankophone Minister in sein Kabinett aufzunehmen und Reden auch auf Französisch zu halten; sondern er bemüht sich auch, den Quebeckern symbolisch entgegenzukommen. Der Beschluss des kanadischen Unterhauses Ende 2006, Quebec als Nation anzuerkennen, ist dafür ein beredtes Zeichen. Meinungsumfragen zeigen, dass sich seine “Charme-Offensive” in Quebec auszahlt und er seinen innenpolitischen Gegner, die Liberale Partei Kanadas unter Stéphane Dion, in den Umfragen, aber auch bei drei Nachwahlen “ausstechen” konnte.7 In Ottawa gelang es Harper, für seine Politik häufig die Unterstützung des Bloc Québécois zu gewinnen und auf diese Weise Anstimmungsniederlagen zu vermeiden. Festzuhalten ist, dass nach zwei gescheiterten Referenden über die Unabhängigkeit Quebecs, nach den erwähnten Wahlverlusten der PQ sich zwar gegenwärtig eine klare Mehrheit gegen die Souveränität der Belle Province ausgesprochen hat, was aber nicht heißt, dass das Thema endgültig “vom Tisch“ ist.
3. Das “Two founding nations” Konzept Wo liegen – verkürzt dargestellt – die Gründe für Quebecs Forderung nach einem Höchstmaß an Autonomie? Im Grunde hat der frankophone Quebecker ein ambivalentes Verhältnis zu Kanada. Er will einen Staat, in dem er sich selbst verwirklichen und seine sprachlich-kulturelle Identität bewahren kann. Kanada scheint ihm nicht in der Lage zu sein, dies zu gewährleisten. Aber im Kern lieben die Quebecker ihr Kanada, denn sie sind eines der zwei Gründungsvölker.8 Diese
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Vgl. La Presse vom 29.8.2007. Vgl. Debora L. VanNijnatten: “Quebec und Ottawa”, in: Kempf, ed. 1999, S. 231 ff.
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Schizophrenie wird deutlich an folgender Aussage: Vor dem letzten Referendum im Jahr 1995 wollten 78% der Quebecker “Kanadier in einem souveränen Quebec” bleiben. Das Problem dieses ambivalenten Verhältnisses “Quebec – Rest of Canada” lässt sich nur durch einen Blick in die Geschichte Kanadas erklären, wobei in diesem Zusammenhang nur das Allerwesentlichste thematisiert werden kann. Nur wenige Kanadier bemühen sich, das Konzept der “Zwei Gründungsvölker” und seine Bedeutung für die andauernde Diskussion verstehen zu wollen. Besonders die Anglokanadier müssen sich den Vorwurf gefallen lassen, dass sie diese Frage mit dem Einwand abtun, die Franzosen seien 1760 von den Briten besiegt worden und hätten dadurch alle Rechte und alle Ansprüche verloren. Dabei übersehen sie allerdings, dass es ohne die frankophonen Bewohner der damals annektierten französischen Kolonien heute Kanada vielleicht überhaupt nicht geben würde. Ende der siebziger und Anfang der achtziger Jahre des vergangenen Jahrhunderts rückte die so genannte Heimholung der Verfassung, der Constitution Act, in den Mittelpunkt der politischen Auseinandersetzung. Nach zahlreichen Verhandlungen zwischen der Bundesregierung und den Provinzen weigerte sich Quebec letztendlich, diese neue-alte Verfassung zu unterschreiben. Durch die neue Verfassung, die den nach wie vor gültigen British Northamerica Act von 1867 mit einem Grundrechtskatalog einrahmt, verlor Quebec zum einen sein faktisches Vetorecht bei Verfassungsänderungen. Nunmehr bedarf es lediglich der Zustimmung des Bundesparlamentes sowie der Parlamente von sieben Provinzen, die zusammen mindestens 50% der Bevölkerung Kanadas vertreten, um die Verfassung zu novellieren. Zudem sieht man sich in Quebec durch die Aufnahme der Menschenrechtscharta in die Verfassung bedroht: Man fürchtet, dass der von anglophonen Richtern mehrheitlich besetzte Supreme Court, welcher für die Auslegung der Charta zuständig ist, die restriktive Quebecker Sprachund Schulpolitik und damit die quebecker Autonomie beschneiden könnte. Die in die Verfassung neu aufgenommene Notwithstanding clause genügt der quebecker Regierung nicht als Garantie, zudem sie nicht alle für Quebec wichtigen Bereiche abdeckt. Der Konsens von neun der zehn Provinzen erlaubte es Anfang der achtziger Jahre dem damaligen Premierminister Trudeau mit der notwendigen Legitimation, seinen Verfassungsentwurf dem britischen Parlament, das zum damaligen Zeitpunkt für kanadische Verfassungsangelegenheiten zuständig war, vorzulegen und zu fordern, man solle ihn billigen. Dies geschah, und im April 1982 wurde der Canada Act feierlich – allerdings unter Abwesenheit der Vertreter Quebecs – nach Ottawa “heimgeholt”. Nach der Verabschiedung der neuen Verfassung stemmte sich die Regierung in Quebec vehement gegen dieses Dokument, dem sie, obwohl sie nicht zugestimmt hatte, doch unterworfen ist. Wenn man sich das Zwei-Nationen-Konzept und damit verbunden die unterschiedliche Definitionsweise von “Nation“ in Quebec und in Englischkanada vor Augen hält, wird deutlich, dass die neue Verfassung für Quebec eine Art nationale Bedrohung darstellt. In der Tat hatte sich seit Mitte des 19. Jahrhunderts bei den Frankokanadiern eine konservative Interpretation des Begriffs “Nation” durchgesetzt, der sich hauptsächlich an Sprache, Territorium, Religion und landwirtschaftlicher Tradition festmacht. Die Sichtweise, nach der man Quebec mit “Nation” in Einklang brachte, hatte für die Perzeption der kanadischen Föderation entscheidende Auswirkungen. In der Sicht der frankokanadischen Nationalisten der Jahre 1920 bis 1960 war die Föderation das Resultat eines Paktes zwischen zwei Nationen, welche sich ein gemeinsames Territorium teilen. Dieser Zwei-Nationen-Ansatz wurde in den sechziger Jahren im Verlauf der Révolution tranquille unter den Einfluß separatistischer Denkströmungen und Parteien noch verstärkt. Die Separatisten sahen nunmehr Quebec als Industrienation, die vom Rest of Canada kolonialisiert worden war, und forderten politische Souveränität und wirtschaftliche Unabhängigkeit. Die Formulierung der separatistischen Ideen durch politische Parteien (insbeson-
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dere durch die Parti Québécois) bewirkte bei der Bevölkerung eine Radikalisierung, die alle Parteien Quebecs zwang, dieses Thema in irgendeiner Form aufzugreifen, wenn sie ihre Chancen bei Provinzwahlen wahren wollten. Ganz anders dachte und denkt man in Englischkanada über die “Nation“. Innerhalb von Kanada sehen die Anglokanadier die Nation nicht als duales Modell, sondern als multikulturelles Mosaik. Nicht die Beziehungen zwischen einzelnen Gruppen stehen im Vordergrund, sondern die Beziehung des Einzelnen zum Staat, sei dies nun der Zentralstaat oder ein Gliedstaat. Diese Denkweise wurde besonders durch die Aufnahme der Charter of Rights and Freedoms in der kanadischen Verfassung 1982 verstärkt. Die Charta wurde zur Schlüsselkomponente der Verfassung, die die fundamentalen kanadischen Werte festhielt und das Konzept der kanadischen Föderation definierte. Vergleicht man beide Denkweisen miteinander, so wird deutlich, dass sie sich wesentlich unterscheiden. In Quebec sieht man die Föderation als Vertrag zwischen zwei gleichberechtigten Nationen an, in Englischkanada dagegen liegt die Betonung auf der individuellen Gleichberechtigung aller Bürger. Vom quebecker Standpunkt aus droht der Nation existentielle Gefahr durch zwei verschiedene Phänomene: Erstens die Assimilierung der frankophonen Kanadier durch die Anglophonen im nordamerikanischen Kontext, und zweitens die relative Abnahme der frankophonen Minderheit gegenüber der anglophonen Mehrheit angesichts der alarmierend geringen Geburtenquote der Frankophonen. Das primäre “Staatsziel” Quebecs muß es demgemäß sein, den besonderen Charakter der Provinz und ihrer Bürger zu schützen und zu fördern. Dies ist am ehesten zu verwirklichen, wenn die Provinz über weitreichende Kompetenzen in allen Bereichen, insbesondere aber des Bildungswesens, der legislativen Sprachregelung, der Kultur usw. verfügt. Quebec forderte, dass die Provinz offiziell in der Verfassung als eine “andersartige Gesellschaft” (Société distincte) anerkannt würde.9 Zudem sah man sich – aufgrund des “Zwei Nationen”-Konzepts – in Bezug auf die kanadische Verfassung als einer von zwei Partnern. Deshalb forderte Quebec in Verfassungsfragen weiterführende Rechte, als sie anderen Provinzen zugestanden werden sollten: Quebec wollte bei Verfassungsänderungen in den Bereichen, die die eigenen Interessen berühren, ein Vetorecht haben. Erst als 1984 Brian Mulroney kanadischer Premierminister wurde, bewegten sich die Fronten. Er war bereit, Quebec bei seinen Forderungen entgegenzukommen. Das Ergebnis war der so genannte Accord de Lac Meech von 1987, in dem Quebecs Forderungen weitgehend akzeptiert wurden: die Anerkennung von Quebec als eine Société dinstincte; die Garantie für Quebecs Sicherheit in kulturellen Angelegenheiten, insbesondere der Sprache; das Vetorecht bei Verfassungsänderungen, die dem Interesse von Quebec zuwiderlaufen würden; das Recht für die Provinzregierung, bei der Auswahl von Richtern des Supreme Court entscheidend mitwirken zu können.
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Vgl. Udo Kempf: “Der gesellschaftliche Umbruch: Die Auswirkungen der «Stillen Revolution» auf Politik, Wirtschaft und Gesellschaft”, in: Ders. ed. 1999, S. 21 ff.
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Quebec wurde das Recht zugestanden, diesen besonderen Charakter Quebecs zu schützen und zu fördern. Wie bekannt, scheiterte der Meech Lake Accord am Widerstand zweier Provinzparlamente, die ihn nicht ratifizierten.10 Aber auch der Versuch, den Konflikt wenige Jahre später durch einen neuen Vertrag, das Abkommen von Charlottetown, zu lösen, scheiterte.11 Vor dem Hintergrund dieser aufgeheizten Lage, in der sich Quebec seit dem Scheitern des Meech Lake Accord vom englischsprachigen Kanada verraten fühlte, gewann die Parti Québécois am 12. September 1994 die Wahlen zur Nationalversammlung. Der neue Premierminister Parizeau teilte mit, die Regierung wolle so rasch wie möglich ein Referendum über Quebecs Unabhängigkeit abhalten lassen. 12 Am 31. Oktober 1995 gewann die Nein-Seite das Referendum mit einer denkbar knappen Mehrheit von 50,6% gegenüber 49,4%. Voller Enttäuschung schrieb Parizeau “Money and the Ethnic Vote” die Schuld für das knappe Ergebnis zu, was im Restkananda große Abscheu erregte. Unter starkem Druck musste Parizeau seinen Abschied nehmen und Lucien Bouchard wurde neuer Premierminister von Quebec. Im September 1997 (nach dem erneuten Wahlsieg Chrétiens auf Bundesebene) unternahmen auf Vorschlag von Jean Chrétien die anglophonen Premierminister (bei Nichtbeteiligung ihres quebecker Kollegen) auf einer Konferenz in Calgary einen erneuten Anlauf, Quebecs Ausscheiden aus der Konföderation zu verhindern.13 So sieht die “Calgary Declaration” neben der Bestätigung der “Gleichheit aller Provinzen“ die Anerkennung des “einzigartigen Charakters” der Quebecker Gesellschaft vor, den es zu schützen gelte. Darüber hinaus wurde aber auch festgehalten, dass eine zukünftige Verfassungsreform die Interessen aller Provinzen “gleichwertig” berücksichtigen müsse und das politische System Kanadas auf einem “kooperativen Föderalismus” beruhe. Offen blieb in Calgary die Frage, ob und wann die Regierungschefs ihre Wähler über die Vereinbarung befragen wollen. Ob es Chrétien mit seinem Konzept der “kleinen Schritte” gelingen würde, die Zahl der nach Unabhängigkeit strebenden Quebecker dauerhaft unter der 50 Prozentmarke zu halten, blieb während seiner ganzen Amtszeit unbeantwortet. Um eine rechtliche Grundlage zu besitzen, wie bei einem neuen Referendum mit dem Ergebnis einer hauchdünnen Mehrheit zu verfahren sei, legte die Regierung Chrétien das Loi sur la clarté vor. Es erlaubt ein Ausscheiden aus der Konföderation nur unter der Voraussetzung, dass sich – bei einer unzweideutigen Abstimmungsfrage – eine klare Mehrheit der Bewohner einer Provinz für diesen Schritt entscheidet. Der zuständige Bundesminister Stéphane Dion erläuterte mehrfach den Begriff “Mehrheit”. Nach Meinung der Bundesregierung ist mindestens eine 60 prozentige Mehrheit der Abstimmenden erforderlich. Trotz heftigster Proteste von Seiten der damaligen PQ-Regierung verabschiedeten beide Häuser des kanadischen Parlaments dieses Gesetz. Auch der Oberste Gerichtshof stützte in einer Entscheidung die Interpretation der Bundesregierung. Im November 2006 beschloss – wie vermerkt – das kanadische Unterhaus in einer feierlichen, aber nichtssagenden Resolution, die Quebecker fortan als eine Nation innerhalb eines vereinten Kanadas anzuerkennen.
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Vgl. die Darstellung über den Verhandlungsverlauf durch einen Teilnehmer der Konferenzen: Gil Rémillard: “L’accord du lac Meech 20 ans après”, in: L’annuaire du Québec 2007, sous la direction de Michel Venne et Miriam Fahmy, Quebec 2006, S. 233 ff. Vgl. Louis Massicotte: “Quebec Politics after Bouchard: End of an Era?”, in: Zeitschrift für KanadaStudien Band 42, 1/2003, S. 96 ff. Vgl. Kempf: “Der gesellschaftliche Umbruch”, in: Ders. ed. 1999, S. 34. Vgl. VanNijnatten a.a.O., S. 253.
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Udo Kempf
4. Fazit Dieser angeführte Beschluss des kanadischen Unterhauses – ebenso wie die Calgary Erklärung – hat nur symbolische Bedeutung und kann nicht als Verpflichtung für das Oberste Gericht interpretiert werden, Quebecs Besonderheit in seiner Rechtsprechung berücksichtigen zu müssen. Um eine eindeutige Mehrheit der Frankophonen von einem Verbleib ihrer Provinz in der Konföderation zu überzeugen, wären von seiten der Bundesregierung sowie auch der englischsprachigen Provinzen Zugeständnisse erforderlich. So müßte Quebecs Status als “andersartige Gesellschaft“ verfassungsrechtlich abgesichert werden. Dadurch würde seine Gesetzgebung zum Schutz der französischen Sprache vor Eingriffen des Bundes und des Obersten Gerichts geschützt. Die Frage stellt sich allerdings, ob durch eine solche in den gescheiterten Verfassungsvereinbarungen von Meech Lake und Charlottetown vorgesehene Regelung Kanadas binationaler Charakter wieder anerkannt würde. Premierminister Trudeau hatte durch die “Heimholung“ der kanadischen Verfassung und durch den ihr 1982 vorgeschalteten Grundrechtskatalog gerade diesen Anspruch der Quebecker, eines der beiden (gleichberechtigten) Gründungsvölker Kanadas zu sein, beenden wollen. Alle ethnischen Minderheiten sollten sich – so Trudeaus Vision – als gleichberechtigte Glieder der kanadischen Nation fühlen. Keiner ethnischen Gruppe sollte ein Sonderrecht zukommen. Letztlich geht es bei Quebecs Forderungen um die Frage, ob sich der kanadische Föderalismus stärker zu einem “asymmetrischen”, also mit besonderen Rechten für die Belle Province, hin entwickeln solle oder zu einem “symmetrischen”.14 Sollte bei Wahlen in Quebec – diese dürften nach dem Aprilergebnis möglicherweise in einem Jahr erfolgen – die ADQ den Regierungschef stellen, steht die Forderung, Quebec ein Höchstmaß an Autonomie zu gewähren, wieder auf der Tagesordnung. Die Verluste der PQ machen für die kommenden Jahre eine Trennung wenig wahrscheinlich. Offen bleibt auch die Frage nach der Zukunft der separatistischen Partei, da sich mit der ADQ den Wählern eine Alternative mit einem pragmatischeren Profil anbietet. Um seine Minderheitsregierung in Ottawa zu stabilisieren, könnte Premierminister Harper geneigt sein, Quebec weitere Zugeständnisse zu machen, um bei vorgezogenen Neuwahlen auf Bundesebene Wahlkreise, die bislang vom Bloc Québécois in Ottawa vertreten werden, zu gewinnen und damit die Amtszeit seiner konservativen Regierung zu verlängern. Nachtrag: Nach der jüngesten Meinungsumfrage vom Ende März 2008 haben sich die politischen Gewichte erneut verschoben. So liegt die PLQ mit 34% um 4% vor der PQ. Der ADQ wollten nur 22% ihre Stimme geben (Le Devoir vom 29. / 30.03.2008).
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Vgl. Réjean Pelletier: “Les relations entre le Québec et les autres provinces canadiennes : convergence ou divergences”, in: Zeitschrift für Kanada-Studien Band 31, 1/1997, S. 38 ff.
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Bibliographie
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Adresses des auteurs
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