Christian Robin
DU PAGANISME AU MONOTHÉISME
1. Les religions pa'iennes du Yémen préislamique 11 serait intéressant de pouvoir comparer les dispositions qui régissent les pratiques religieuses et les normes qui organisent la société avant et apres l'Islam. En fait, ce n'est guere possible : pour la période préislamique, nous savons beaucoup de choses sur le Yémen antique mais presque rien sur les grandes oasis du J:lijãz ; apres I'Islam, c'est l'inverse. Or, s'il existe une certaine communauté culturelle entre les diverses parties de I' Arabie, les différences sont également fort importantes entre les négociants des oasis et les montagnards du Yémen. II faut se résigner à ne tenter que de fugitifs rapprochements, dont la validité n' est pas toujours assurée. Mais ii convient de brosser auparavant, en quelques mots, ce que nous savons du paganisme préislamique. Le trait dominant est la sécheresse de nos sources. En ~ehors de I' Arabie du Sud, les inscriptions ne contiennent guere que de laconiques invocations aux divinités, qui ne nous éclairent ni sur la nature, ni sur les fonctions de celles-ci. Certains noms sont encore familiers parce qu'ils sont mentionnés dans le Coran, comme ceux d'al-
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de nombreuses divinités, masculines ou féminines, et nous apprennent ce qu'on attend d'elles et ce qu'on en obtient. Ces divinités sont organisées en panthéons ; chaque tribu a le sien propre, avec une liste de quatre à six divinités majeures, invoquées d'ordinaire selon un ordre immuable. La divinité principale est celle dont le culte fonde l'identité de la tribu et garantit son unité. Son temple se trouve souvent à proximité de la capitale, en dehors de l'enceinte, en terrain ouvert, afio d'être accessible à tous, en permanence. Cette divinité principale est sollicitée pour tout ce qui préoccupe ses fideles : fécondité des femmes, des bêtes et du sol ; prospérité de la famille, de la tribu et de ses chefs ; succes, notamment militaires ; protection contre la maladie et la malveillance. Des personnes, remplacées ensuite par leur effigie en bronze ou en argent, lui sont consacrées ; des animaux, avant tout des ovins, lui sont sacrifiés ; un pelerinage annuel, enfin, rassemble toute la tribu dans un hommage commun. A Saba', le dieu le plus important est Almaqah ('lmqh). A Qatabãn, c'est •Amm em), «oncle patemel», sans doute la désignation rituelle d'un dieu dont on ignore le vrai nom ; Awsãn et J:Ia<;tramawt mettent respectivement au premier rang Balaw (Blw) et Sayyin (S1yn); pour Ma"in, enfio, c'est CAthtar dhü-QabQ ntr 4-Qhf!" ou '!tr 4-Qbif). On possede de nombreux textes qui commémorent des offrandes à ces dieux et exposent ce que les dédicants ont reçu ou esperent de ceux-ci. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, ces documents ne nous éclairent guere sur la nature des divinités concemées : le dieu principal de chaque panthéon n'a pas de fonction particuliere mais est sollicité pour les attentes les plus diverses. Toutefois, pour préciser la nature de ces dieux, certains savants ont élaboré des théories qui n'emportent guere la conviction. La plus célebre postule que les divinités de 1'Arabie préislamique sont de nature astrale et que les trois premieres de chaque panthéon seraient invariablement Vénus, la Lune (divinité masculine, comme le mot «lune» en arabe) et le Soleil (divinité féminine). D'autres se sont fondés sur les animaux sacrés, symboles de telle ou telle divinité, comme le taureau, ]e serpent, l'aigle ou le bouquetin. Certaines particularités physiques de I' animal n'éclaircraicnt-cllcs pas la nature du dieu ? N'a-t-on pas écrit, par exemple, que les coroes du taureau évoquaient le croissant lunaire, preuve qu' Almaqah était un dieu-lune? L'étymologie a été invoquée, avec des résultats décevants puisqu'il est impossible deles vérifier. Pour certains dieux enfio, on possede des représentations figurées : les monnaies du J:Ia<;tramawt montrent Sayyin avec une couronne radiée, attribut de nature solaire, tout comme son animal sacré, 1'aigle. En fait, ii vaut mieux admettre notre ignorance. Certaines divinités ont une origine astrale, comme le Soleil (Shams) et probablement Vénus (le dieu
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cAmm». Un roi de Awsãn revendique une ascendance divine. Certains dieux (comme Hawfi'il, Lal)atathat, Yadacismuh ou Sumuyadac) sont manifestement des hommes divinisés, ancêtres de la tribu ou héros des temps anciens, si 1'on se fonde sur la forme de leur nom. Cependant, en dehors de ce roi de Awsãn à qui des statuettes sont dédiées, jamais un homme vivant ne semble avoir reçu d'hommages divins ni n'avoir été l'objet d'un culte: le souverain n'est pas divinisé comme en Egypte ou dans le monde hellénistique. II arrive qu'une fonction spécifique se laisse deviner pour certaines divinités d'importance secondaire. Ainsi, un dieu de Macio, Nakra}.t, serait-il un guérisseur. Mais il est toujours difficile d'avoir des certitudes.
2. Quelques comportements communs au paganisme yéménite et à l'islam a. La pureté rituelle La pureté rituelle a une importance considérable chez les Sémites. Elle est exigée dês qu'on s'adresse à la divinité, encore plus si I'on pénetre dans le temple. Les principales causes d'impureté sont sexuelles : regles de la femme, accouchement, rapports sexuels, contact avec une personne impure, mais les docteurs de chaque religion ont déployé une grande ingéniosité pour en débusquer d'autres. Des ablutions rituelles permettent de se purifier. Les manquements à la pureté ont de graves conséquences : au mieux, le dieu n' accorde plus ses faveurs ; au pire, il devient hostile, provoquant toute sorte de calamités. Chez les Arabes du Jawf, à Haram, et chez leurs voisins minéens (peut-être d' origine arabe eux aussi), la réparation est une confession publique, gravée dans la pierre ou coulée dans le bronze, qu'on dépose dans le temple: un texte de cette nature a été reproduit ci-dessus, pp. 121-122. On connait deux divinités qui ont reçu de telles confessions: chez les Minéens, le dieu Nakra}J, qui avait également une fonction de guérisseur comme nous l'avons vu; chez les Arabes de Haram, le dieu dhü-Samawi. Deux exemples de confession collective, formulée au nom de tous parle roi de Macio ou les magistrats de Haram, à la suite de sacrileges dont la nature n' est pas três claire, sont également connus. Les divinités concernées sont différentes des précédentes. Un texte tardif (Ja 720, IVt siecle de I' ere chrétienne ?), provenant du temple Awwam de Ma'rib consacré à Almaqah, apporte un complément intéressant. L'auteur, un Sabéen semble-t-il, s'accuse de s'être assis dans le temple, alors qu'il empestait «les herbes et l'oignon» (bn t]fr'" w-bn b$1"). sans parler d'autres infractions. La conséquence a été une maladie de six mois dont personne ne connaissait le remede. S'adresser à la divinité avec une haleine chargée est une incongruité que l'islam a également réprouvée, comme le montrent certains }.tadiths (Ryckmans 1972).
b. Un texte condamnant /e meurtre des filies Vers le llt siecle avant l'êre chrétienne, la petite ville de Matira, à 45 km au nord-est de $an<ã', a promulgué un intéressant décret (MAFRAY-Qutra I ; voir fig. 35) :
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Fig. 35 Décret de la tribu dhü-Ma.tira, interdisant notamment de tuer lesfilles (à la naissance ?) ; 1/' siecle avant l'ere chrétienne.
Fi g . 36 Fragmenr de stele avec inscription de dédicace et rangée de mains ouvertes, provenant d 'un temple de Ma 'rib; texte et photographie inédits.
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w-1-k-tfy 'l-s 1n ns2 ' bn hgl" M!= 4 bn bnt hgr' M!rt'" 'dy s'= rf" kl/:r$m'" blty qht w5 'rt br(' w-hgr" gyr hgt' M= 'tfn bn S'&ym'" w-'l.r'n 'tfbn 6 !rt'" w-'l s'n hrg bnt-hw b= 7 n-kl s1'b" 4-MJrt'"
Traduction : "Qu'il soit donc interdit à la cité de Ma~i- 2rat d'intenter tout proces (?), sans l'ordre et ·'la permission des banu Sukhaym, et interdit de donner (en mariage ?) 4 une filie de la cité de Matirat, en tout ~lieu et cité autre que la cité de Ma- 6 tira, et interdit de tuer sa filie à 7toute la tribu dhii-Matira".
L'interdiction est exprimée par la formule 'l-s1n, dans laquelle 'l équivaut à l'arabe lã ( «ne ... pas») et s.Jn correspond à sunna ( «coutume, tradition» ). E11e signifie : «ii est contraíre au droit coutumier». La disposition la plus intéressante est l'interdiction du meurtre des filies, sans doute à la naissance. Rapprochée de la clause précédente, elle suggere que Matira connait un déficit de population. à la suite d'une guerre ou d'une épidémie, déficit contre lequel ii faut réagir, quitte à bousculer des pratiques traditionnelles. Ce décret ne semble pas dicté par des considérations de nature morale mais par les nécessités de l'époque. On notera qu'il ne mentionne aucune divinité : ii tire son autorité de la seule assemblée tribale, sans doute en accord avec les grands seigneurs de la confédération tribale, les banu Sukhaym. L'interdiction du meurtre des filies rappelle la condamnation de l'infanticide des nouveaux-nés de sexe féminin, le wa'd, dont le Coran se fait l'écho : «Ils donnent des filies à Allãh - gloire à Lui ! - alors qu' ils ont des fils qu' ils désirent et que, lorsqu' on annonce à l'un d'eux [la venue d']une femelle, son visage s'assombrit. Suffoqué, ii se dérobe aux siens par honte de ce qui lui est annoncé, [se demandant] s'il conservera cette enfant pour son déshonneur ou s'ill'enfouira dans la poussiere. Ô combien détestable est ce qu'ils jugent» (sourate 16, «Les abeilles)), versets 59-61 [ou 57-59], traduction Blachere).
c. Le symbole de la main droite Comme de nos jours, la main est un symbole de protection. Elle est représentée sur l'encadrement de quelques inscriptions (fig. 36) ou gravée sur les rochers. II s'agit bien évidemment de la main droite : de la gauche, ii n'est jamais question. La main symbolise l'activité de l'individu, et la langue, ses relations avec les dieux et les hommes : ces deux organes, avec le cceur, représentent par excellence la personne humaine. Un fidêle du temple de Ma'rib demande ainsi à Almaqah de «protéger sa maio et sa langue». La puissance symbolique de la maio droite est également illustrée par un ex-voto, probablement trouvé aux alentours de ~an<ã' et conservé aujourd'hui au British Museum de Londres (Robin 1, fig. 37) : 2
3
Whb T'lbbn .f#m"' Yrs 1my"
4 5 6
ym-hmw T'lb Rymm ym= n" ··dy qyf-hw 4-Qbrt b-hgt' '?fr (1)-wfy hmw
Traduction : "Wahb Ta'lab, fils de 2J:Ii$ãm, !e Yarsumile, client 3des banü Sukhaym, a dédié à son 4patron Ta'lab Riyãm (sa) main ~droite, dans Son mémorial dhü-Qabaral 6 dans la cité de Zafãr, pour leur bien-être".
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La main de bronze a manifestement été moulée sur celle du dédicant. Elle permet à ce demier, qui sollicite la bienveillance divine, d'être présent en permanence dans le sanctuaire.
Fig. 37 Ex-voto enforme de main droite provenant des environs de San 'ã ', aujourd'hui au British Museum.
3. La diffusion des religions monothéistes en Arabie du sud avant l'lslam Les sources manuscrites indiquent que les religions monothéistes ont gagné de tres nombreux adeptes en Arabie, au moins à partir du v· siecle de l'ere chrétienne, mais elles comportent de nombreuses ambigu"ités et contradictions et ne sont pas exemptes de partialité. L'épigraphie, qui reflete mieux la situation sur le terrain, permet d'utiles vérifications. La premiere mission chrétienne au Yémen remonte au regne de l'empereur byzantin Constance II (337-361), un peu avant 350 semble-t-il. D'apres Philostorge, un évêque arien, Théophile l'Indien, probablement originaire de l'tle yéménite de Suqu~ra, se rend aupres d'un roi J:limyarite anonyme. Malgré I' influence des juifs, nombreux dans le pays, le roi lui fait bon accueil et ordonne de construire trois églises à ses frais, à Zafãr, à Aden et dans un port à l'entrée du golfe Arabo-persique. Le roi se serait même converti au christianisme. De ce récit, les inscriptions ne confirment rien, sinon, à partir de la fi n du IVc siecle, l' influence du judai"sme. Le premier texte monothéiste du Yémen et même d' Arabie date de janvier 384 : à la place des invocations aux divinités pai"ennes se lit un acte de foi monothéiste. Ce document (Garbini-Bayt al-Ashwal 2 : voir fig. 11 , p. 33) a une signification d'autant plus grande qu'il ales rois régnants pour auteurs : "Malkíkarib Yuha'min et ses fils Abikarib As
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Ka- 'lãm, des fondements au faite, avec le soutien de leur seigneur, le Seigneur du ciel 4 au mois de dhíí-di'wãn, en l'an 493".
La formule monothéiste est fort neutre: rien nela signale comme juive plutôt que chrétienne. Cependant, on a tout lieu de penser que la dynastie ~imyarite s 'est converti e au juda'lsme. On peut se fonder sur les traditions arabes : elles ont conservé le souvenir d'une conversion de Abikarib As"ad, le premier des deux fils mentionnés dans notre texte, lors d'une expédition en Arabie du nord-ouest contre Yathrib (aujourd'hui Médine). Le second argument est plus décisif: les inscriptions prouvent la présence de nombreux juifs au Yémen, jusque dans l'entourage du roi, alors qu'elles sont muettes sur les chrétiens. Un texte de Zalar (Garbini-Bayt al-Ashwal I : voir fig. 38), la capitale ~imyarite, est particulierement éloquent : 2 3 4 5
Yhwd' Ykf br' w-hw!rn w-hs1qrn byt-hw Ykrb bn mwtr-hw 'dy mrym• b-rd' w-b-7.kt mr'-hw 4-br' nfs'-hw mr' IJY' w-mwf mr' s'= mY' w-'rif 4-br' kl"' w-b-#t i"b-hw Ys'r'l w-b-mqm mr'-hw Q= r''mr 'ym'n mlk S1b' w-tj-Ryd' w-l:f{lrmwt w-Ymnt w-b-mqm [bny-] hw w-'rhf-hw w-k-4- 'I yknn lsJ'n-hw w-mknt ml/C' l-mkrb" 'blkfl ................ ]
Les monogrammes, figures omementales composées avec toutes les lettres d'un mot, se lisent de droite à gauche :
Fig. 38 Jnscription juive de '?nfãr (voir aussi fig. 8. p. 30).
y+h+w+d+ '=Yhwd'
y+k+r+b=Ykrb
y+[k]+f= Ykf.
Dans le monogramme central, un court texte en hébreu est incisé (fig. 8) : ktb Yhwdh b t.kwr 1-twb c 'mn slwm d 'mn
Traduction : "Yehuda Yakkuf a construit, posé les fondations et terminé son palais Yakrub, des fondations au somrnet, lavec l'aide et la grâce de son Seigneur qui a créé sa personne, le Seigneur des vivants et des morts, !e Seigneur du ·'ciel et de la terre, qui a tout créé, avec la priere de son peuple Israel, avec le soutien de son seigneur Dha- 4ra"amar Ayma(')n, roi deSaba', dhüRaydãn, J:la~ramawt et Yamnat, et avec le soutien de [ses fils] set de sa parenteie ; et pour que personne ne médise de !ui ni du statut royal de la synagogue AJ:tlãk, .. [................ ] Yehuda a écrit "qu'on s'en souvienne en bien 'amen, shalõm damen".
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Le Dieu des juifs est tout d'abord anonyme. C'est le «Seigneur du ciel», ou le «Seigneur du ciel et de la terre». Mais à partirdes années 560-570 de l'ere ~imyarite (450-460 de l'êre chrétienne), on commence à lui donner un nom propre, Ral}manãn. Ce même nom est utilisé parles autres courants monothéistes d' Arabie, les chrétiens, mais aussi le prédicateur Maslama (ou Musaylima), rival de Mu~ammad. On le retrouve dans l'islam sous la forme ar-Ra~mãn. Dans l'invocation bi-(i)smi (A)llãh ar-Ral)mãn ar-ra~im, ii est clair que ar-Ral}mãn était à I' origine un nom propre et que le sens premier était: «au nom du dieu ar-Ralpnãn le miséricordieux». Aux arguments historiques, on peut ajouter qu' en arabe, Ie mot ral)mãn ne se trouve que dans ce contexte. Au Yémen, le judai'sme semble avoir gagné rapidement I' aristocratie : trois des familles les plus importantes, les banü Hamdãn, les banü Yaz'an et les banu Ha~bal}, se convertissent. Les premiers, grands seigneurs de lavaste confédération de dhü-Hamdãn qui dominait tout le Yémen au nord de San<ã', adherent déjà à cette religion sous le regne d' Abikarib As
4 5 6 7
'lyf 'rsjl bn H$bb w-r·gfw-Yq'mwt rj-S'fr w- 'irl{' tj-$bt qyl r'bynyhyn Mr)l:rf" w-S'fr"' gz= r l-mr' S'my" 'rb' 'brt'" 'bm rjn '(.r" wrd !W ~r gnz" l-qtbr b-hn 'yhd' w-b-hymnf" b= n qtbr b-hmw 'rmy"' d-l-ywfynn l- 'yhd" w-!l! 'brt w-b'r" 'lht ws'! ~?.r" f-k-gzr l-mkrb" $wry'= l w-'br" tj-t~t $wry'l rj-ftf.r" f-1-mkrb" ...
Traduction : "Iliyafa< Arsallbn Ha~bal:t, Ya
La suite du texte, qui compte un total de 16lignes, présente quelques difficultés de lecture et d'interprétation. Le début n'en est pas moins clair. II s'agit de la création, dans un cimetiere, d'un carré réservé aux juifs. Le mot qui signifie <<juifs», 'yhd, est un pluriel régulier: *yhdy (*yahudi), pluriel 'yhd (ayhud). Celui qui veut dire «pai'en>>, 'rmy (arami), vient de Syrie ; on le trouve également en éthiopien classique. II dérive de l'ethnique «araméen» : dans la Syrie byzantine, Jes gens de la campagne, de langue araméenne, tardaient à se convertir au christianisme, à I'opposé des citadins, en majorité hellénisés. Quant aux banü Yaz'an, grands seigneurs d'une vaste principauté qui englobait tout le Yémen oriental, leur conversion au judalsme n'est assurée qu'à partir du regne du roi Yüsuf As'ar Yath'ar. Les traditions aralres ont d'ailleurs conservé le souvenir que Sayf Ibn dhi-Yaz' an (ou Yazan), qui fit appel aux Perses pour chasser les Abyssins du Yémen vers 575, était de confession juive.
Du paganisme au monothéisme / 147 Malgré les succes du judalsme, la dynastie ~imyarite maintint une politique religieuse prudente : aucune inscription royale, jusqu'au regne de Yüsuf, ne laisse entrevoir une préférence pour le judaYsme. Deux raisons peuvent justifier cette réserve. La premiere, sans doute décisive, est la pression byzantine, dans un contexte intemational agité. La seconde est le souci de ne pas heurter les ijimyarites convertis au christianisme, nombreux dans les iles, les régions côtieres et en bordure du désert. Cette politique ~imyarite rappelle évidemment l'attitude ambigue des rois abyssins chrétiens, vers la même époque. Dans leurs inscriptions en langue grecque, que seuls les étrangers et quelques lettrés pouvaient comprendre, ils claironnent une inébranlable orthodoxie trinitaire mais, dans les textes en langue locale, d'un acces plus facile à la population. ils se montrent réservés, avec des formules monothéismes parfaitement neutres et acceptables parles di verses obédiences. II est possible, d'ailleurs, qu'un courant monothéiste autochtone se soit progressivement organisé, renvoyant dos-à-dos juifs, chrétiens et d' autres peut-être ; ii n' aurait retenu que les dogmes sur lesquels les divers compétiteurs s' accordaient. Les /:lanif des traditions arabes pourraient en être l'illustration. Le judai·sme ne s'est pas diffusé qu'en Arabie du sud. On sait qu'il était tres bien implanté dans le nord du I:lijãz, notamment à Yathrib et à Taymã'. Plusieurs poetes arabes préislamiques, de confession juive, ont laissé un nom : le plus célebre est certainement asSamaw'al (c'est-à-dire Samuel). A Yathrib (appelée ensuite Médine), au moment de l'hégire, coexistaient principalement cinq tribus arabes, deux non-juives, les Aws et les Khazraj, et trois juives, les Quray~a. les an-Na~ir et les Qaynuqac. II est vraisemblable que Ia plupart de ces juifs étaient des convertis, même s'il se trouvait sans doute parmi eux des descendants de juifs palestiniens qui avaient fui les persécutions grecques et romaines. La diffusion du christianisme en Arabie n 'est guere attestée que par des sources étrangeres ou relativement tardives. En Arabie du sud, au début du VI• siecle, on sait que les chrétiens dominaient à Najrãn (voir ci-dessous, pp. 150 et suiv.) et dans l'ile de Suqutra ; on en trouvait également à Ma' rib, au I:Ja~ramawt et probablement dans Ies régions côtieres qui faisaient face à 1' Abyssinie. Mais ces communautés n'ont pas laissé devestiges identifiables, sinon quelques croix gravées surdes rochers. Apres la conquête abyssine du Yémen, en 525 semble-t-il, le christianisme est imposé au pays. On possede trois inscriptions, toutes royales, qui affirment explicitement une foi trinitaire. La premiere a pour auteur un ~imyarite nommé Sumyafa< Ashwa", un fantoche placé sur Ie trône parles occupants. Elle se termine par l'invocation : «au nom de Ral).manãn e.t de son fils Christ vainqueur.[ .... ]» (b-s 1m R~mn" w-bn-hw Kr:r1ts3 Glb" .[. .... ]). Les deux autres sont dues à l'Abyssin Abrahã, qui s'empara du trône et se dégagea de la tutelle du négus. Voici comment débute la plus intéressante, CIH 541 : "Avec Ia puissance, l'aide et la miséri- 2corde de Ral).manãn, de son Mes- \ie et de I'Esprit de Sainteté, on a écrit ~cette inscription, moi, Abrahã
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" ... et apres qu'ils eurent en- 64voyé cet appel et que se furent soumis les no- ~mades, on célébra une messe dans l'église 66de Ma'rib car ii y avait là un prêtre, abbé de son monastere..." (... w-bcdn çjk: 64yw c'{.t' w-dn 'r= 65b" w-qds'w b'"t 66Mrb k-b-hw qs's'm 'bms1t/-h ... ) 6
C'est le même Abrahã qui construisit la fameuse cathédrale de San<ã', le plus beau monument de I' Arabie préislamique, dont al-Azraqi et a~- Tabari nous ont laissé la description. Le souvenir de cette cathédrale, appelée al-Qalis (mot dérivé du grec 'tKKÃl')O'(a. ekklesia, qui lui-même a donné en français «église»), survitjusqu'à nosjours dans le nom d'un quartier de la vieille ville de San<ã', Ghurqat al-Qalis. Le monument semble avoir servi de carriere pour la grande mosquée de San<ã', ou on trouve notamment deux chapiteaux avec croix (fig. 39 et 40). La demiere mention du christianisme à $ancã' date du IX• siecle, avec une allusion à un évêque du Yémen et de $an<ã' nommé Pierre. A Najrãn, au XIII• siecle, l'oasis comptait encore un tiers de chrétiens et un tiers de juifs. Mais c'est à Suqutra que le christianisme tarde le plus à disparaitre ; en effet, mention en est encore faite au XVI" siecle, à l'arrivée des Portugais. A l'extrême fin du XIII" siecle, Marco Polo notait:
Fig. 39 et 40 Chapiteaux avec croix de la cathédrale de $an 'â ', remployés dans la grande mosquée de cette même ville.
" ... Alors on trouve l'ile de Scotra. Et sachez que tous ceux de cette ile sont Chrétiens baptisés et ont archevêque ... Cet archevêque n'a rien à voir avec I' Apôtre de Rome, mais vous dis qu'il est soumis à un archevêque qui demeure à Baudac [=Bagdad]. C'est cet archevêque de Baudac qui nomme l'archevêque de cette ile, et en nomme aussi en plusieurs autres parties du monde, tout comme fait r Apôtre de Rome par ici. Ce clergé et ces prélats n'obéissent donc point à I'Eglise de Rome, mais sont tout obéissants à ce grand prélat de Baudac, qu'ils ont pour leur pape. Et encore vous dis qu'à cette ile viennent maints corsaires avec leur nef ; une fois terminée leur course, ils campent là et vendent toutes les choses qu'ils ont volées en mer. Et vous dis qu'ils les y vendent fort bien, parce que les Chrétiens qui y sont savent que toutes ces choses sont dérobées à des Sarrazins et à des ldolâtres, et non à des Chrétiens : pour cette raison, les Chrétiens maintiennent qu' ils ont le droit de les acheter. Et encore sachez que si I' archevêque de cette ile de Scotra
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meurt, ii convient que l'autre vienne de Baudac; autrement, ils n'auraientjamais d'archevêque; ou s'ils te choisissent eux-mêmes, ii faut qu'il soit confirmé par te Catolic. Et encore vous dis que les Chrétiens de cette ile sont les plus sages enchanteurs et nécromanciens qui soient au monde ... " (Le devisement du monde. Le livre des merveilles, vol. II, Texte intégral établi par A.-C. Moule et Paul Pelliot, Paris, La Découverte, 1989, pp. 478-479). Dans le reste de 1' Arabie, le christianisme fut surtout vivace sur la côte et dans les iles du golfe Arabo-persique. Un recueil des décisions prises parles synodes de I'Église nestorienne, celle-là même dont dépendaient les chrétiens de Suqup-a, mentionne plusieurs évêchés dans le Golfe et, par le biais des exhortations et des reproches adressés aux fideles, donne de nombreux détails sur la vie des communautés. Une résolution datée de 676, qui n'est pas sans saveur comparée à la situation présente, interdit aux chrétiens du Golfe d'aller boire du vin les jours de fête dans les tavemes des juifs, puisque les établissements chrétiens ou on peut satisfaire son désir de boire ne manquent pas ; elle est postérieure de quarante ans à la conquête islamique.
Fig. 41 Porte d'entrée d'un sanctuaire chrétien, découvert récemment en Arabie saoudite orienta/e, aux environs d'al-Jubayl.
La poésie préislamique se fait parfois I' écho de cette forte présence chrétienne : Ie poete Labid b. Rabica (mort vers 660), relatant un voyage qui le mene de la Yamãma vers les régions côtieres d'al-Hajar, raconte qu'on devinait la proximité des villages grâce au chant des coqs et aux battements des simandrcs dcs égliscs qui invitaicnt au culte. La simandre (nãqüs) est un long morceau de bois, sur lequel on frappe avec un autre plus court appelé wabil ; elle servait de doche pour les chrétiens d'Orient jusqu'à une époque toute récente.
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Les archéologues, fortuitement ou lors de fouilles régulieres, ont déjà retrouvé les vestiges de ces communautés chrétiennes, notamment une église à Faylaka (fie au large du Kuwayt), un petit sanctuaire à al-Jubayl en Arabie séoudite (voir fig. 41) et deux blocs de pierre marqués d'une croix à Thãj.
4. La persécution des chrétiens de Najrân Les affaires d' Arabie n'ont que rarement retenu l'attention du monde extérieur. Mis à part l'époque contemporaine, à cause du pétrole, ce fut seulement le cas aux VI" et vn• siecles de l'ere chrétienne. Au début du VI" siecle, pour un Arabe, deux grandes puissances dominent le monde connu : Byzance dont l'empire couvre toutes les rives de la Méditerranée orientale, et la Perse, qui s'étend du désert de Syrie à l'Inde. Elles sont en contlit et chacune cherche à enrôler les peuples voisins sous sa banniere. Byzance est l'empire chrétien par excellence : la conversion au christianisme et l'acte d'allégeance au basileus (l'empereur byzantin) s'équivalent pratiquement. Cependant, les querelles théologiques, dans lesquelles le pouvoir politique s'implique totalement, se concluent fréquemment par la condamnation et 1' exclusion des tendances minoritaires ; il en résulte tout d'abord de nombreux départs en exil, principalement vers la Perse, puis, au VI• siecle, 1'apparition de hiérarchies ecclésiastiques paralle~es et concorrentes à l' intérieur même de I' empire. Le basileus a marqué des points en Abyssinie, officiellement convertie au christianisme, mais guere en Arabie : les I:Iimyarites professent le juda"isme, maniere détournée d' affirmer une prudente neutralité. Quant aux Arabes, seuls ceux du désert de Syrie et du Golfe ont des relations régulieres avec les protagonistes. Chaque puissance a ses protégés et ses vassaux, mais les retournements et les trahisons sont fréquents. Les Byzantins ont des liens privilégiés avec les Ghassãnides, puissants en Jordanie, en Palestine et dans le sud de la Syrie, mais dont l'influence en Arabie semble limitée. La Perse, qui contrôle étroitement les rivages du Golfe, confie la police du désert à ses alliés lakhmides, dont la capitale est à al-l:lira. Ghassãnides et Lakhmides semblent majoritairement chrétiens. Pour des raisons que nous ignorons, mais probablement en rapport avec ce contexte international tendo, un coup de force amene sur le trône ~imyarite un usurpateur qui prend le nom de Yüsuf. Le caractere illégitime de soo pouvoir est indiqué par son titre, «roi de toutes les tribus», qui remplace la formule traditionnelle : «roi de Saba', dhü-Raydãn, I:Ia<;tramawt et Yamnat, ainsi que de leurs Arabes de la Montagne et de la Plaine côtiere». II est confirmé par les traditions arabes. On s'interroge sur )'origine de ce roi : l'engagement vigoureux des Yaz'anides à ses côtés et de maigres índices donnent à penser qu'il pourrait être yaz'anide lui-même. La date du coup d'État n'est pas connue avec précision : on sait seulement qu'il se produit entre juin 631 )Jimyarite (demier texte du roi précédent) et mai 632 )Jimyarite (puisque les campagnes menées par Yüsuf commencent 13 mois avant juin 633 )Jimyarite, comme l'indique le texte Ja 1028, ci-dessous). Le roi Yüsuf change radicalement la politique de ses prédécesseurs. Alors que ceux-ci se tenaient dans une prudente expectative, ii provoque délibérément Byzance en persécutant les Grecs, en s'attaquant aux Abyssins chrétiens puis en massacrant les chrétiens autochtones (ou peut-être seulement un groupe particulier, les monophysites). Le mas-
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sacre, à Najrãn, de plusieurs centaines de croyants, parmi lesquels al-J:Iãrith b. Ka'b (en syriaque J:lãrith bar Ka'b; en grec Aréthas) en novembre 523 (ou 518 ?) a un retentissement considérable dans tout l'Orient. On discute encore le détail de ces événements et leur date exacte. Les sources principales sont deux lettres datées de I'évêque monophysite Siméon de Beth Arsham rédigées en langue syriaque, un ouvrage hagiographique également en syriaque intitulé «Le livre des J:limyariteS>> et un texte grec anonyme («Le martyre de Saint Aréthas et de ses compagnons dans la ville de Negran» ). Les indications chronologiques contenues dans ces sources manuscrites ne sont pas entierement cohérentes ; la plupart suggerent de dater la persécution de novembre 523 (de Blois), chiffre que nous avons retenu dans ce volume, mais certaines impliquent novembre 518. Les inscriptions du Yémen qu'on a découvertes depuis une quarantaine d'années et qui se rapportent aux mêmes événements ne levent pas toutes les difficultés : elles ne relatent que les débuts de la crise, avec l'incendie de l'église de ~fãr, le massacre des Abyssins, la campagne dans la Tihãma et le blocus de Najrãn. Elles datent de juin et juillet 633 Qimyarite. Si l'on considere que le blocus de Najrãn, au début de l'été, précede immédiatement la persécution de novembre - hypothese la plus vraisemblable -, on obtient un fondement solide pour fixer le début de I' ere Qimyaríte et donc la chronologie sudarabique des ne- Vle siecles. Cependant, on ne saurait exclure que la persécution ait eu lieu 1' année qui suit le blocus ou même plus tard: il subsiste donc une petite marge d'incertitude. Ajoutons que l'année Qimyarite commence en avril : elle ne change pas de numéro entre juin et novembre. II est ainsi vraisemblable que juin-juillet 633 Qimyarite soit équivalent àjuin-juillet 523 de l'ere chrétienne. Le début de 1'ere J:timyarite se situerait donc en avril 110 avant l'ere chrétienne, avec un doute sur le mois puisque 1e calendrier n'était certainement pas strictement solaire. L'inscription suivante (Ja 1028) illustre bien les événements tragiques qui ont mené à la persécution : "Que Dieu, à qui sont le ciel et la terre, bénisse le roi Yúsuf As'ar Yath'ar, roi de toutes les tribus, et qu'Il bénisse les grands seigneurs 2Lal).ay
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Yamgud, fils de Sharat)'il, (du lignage) de Yaz.'an, au mois de dhü-madhra'ãn 11633. Puisse, avec la protection du ciel et le loyalisme et les capacités des hommes, cette inscription (être protégée) contre tout briseur et déprédateur, et Ral)manãn Três-Haut con12tre tout briseur qui la mutilerait. A consigné, écrit et supervisé au nom de Rai)manãn le secrétaire Tamim dhü-J:lagya. Seigneur des juifs. Parle Louangé". Les conséquences de la persécution des chrétiens de Najrãn sont dramatiques pour le Yémen. L'État byzantin ne peut laisser massacrer ses ressortissants et ses protégés cllfétiens sans réagir. Cependant, ii est difficile d'organiser une riposte depuis le territmre byzantin, en raison de la distance et de menaces plus pressantes. C'est pourquoi les autorités religieuses d' Alexandrie en Égypte et l'empereür byzantin Justin ler (518-527) font appel au souverain abyssin, le négus Caleb, pour qu'il intervienne militairement. Aucun texte ne rapporte en détail comment s'organise la contre-attaque. II semblerait que Byzance ait mis des vaissaux à la disposition de Caleb, pour l'aider à franchir le détroit d'al-Mandab, et que d'autres aient été construits spécialement. La priere solennelle pour le succes de 1'expédition est prononcée dans la cathédrale d' Aksum, la capitale abyssine, «apres la saiote pentecôte» [de l'année 525], qui tombe un 18 mai. L'armée abyssine débarque en Arabie et écrase les forces i)imyarites du roi Yüsuf. Ce dernier se donnerait la mort en se précipitant à cheval dans les flots. La défaite et la disparition de Yüsuf se placent entre le 18 mai 525 et la mort de l'empe· reur Justin, le ter aout 527, probablement pendant l'été 525. Dans ces conditions, la mort violente du roi de l:fimyar, à laquelle fait allusion une inscription Q.imyarite datée de février 531 (CIH 621, de J:Iu~n al-Ghurãb, sur la côte du l:fa<;tramawt méridional : voir fig. 10), est-elle celle de Yüsuf? II semblerait que oui : le texte commémore des travaux de fortification achevés en février 531 et rappelle les événements tragiques, antérieurs de quelques années (trois ans et demi ?) qui ont nécessité ces travaux. "Sumyafac Ashwa• et ses fils, Shural}bi'il Yakmul et Ma•rukarib Ya'fur, fils de Laf:ti•at Yarkham, (seigneurs) de Kal<ãn, dhü-Yaz'an, Gadan, Mathlãn, Shãriqãn. l:fabb, Yãthi'ãn, 3Yashur, Yaras, Makrab, •Aqahat, Bas'iyyãn, Yalghub, Ghaymãn, Ya~bur, 5 Shaba~, Gadãwiyãn, Kasarãn, Rakhyat, Girdãn, Qãbilãn, Shirgay, bani Mal}Jam, de leurs tribus Wai)ã~at, Alhãn, Sulufãn, I;>ayfatãn, Rathal), Rakbãn, Ma~laf[at]ãn, rsa'kalãn et Sakrad, également chefs et gouverneurs de Saybãn dhü-Na~af, ont écrit cette inscription sur le 7 mont Mãwiyat, quand ils en ont aménagé les murailles, la porte, les citernes et les voies d'acces, 8quand ils s'y sont retranchés à leur retour du pays d' Abyssinie et que les Abyssins ont envoyé leur corps expéditionnaire 9au pays de l:fimyar, quand ils ont tué le roi de J:limyar et ses grands seigneurs (qayls), J:limyarites et Ra~batites. 10Au mois de dhü-Qillatãn de l'an 640 (= février 531)".
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5. L'origine l)imyarite du mil)râb islamique Chacun connaí't le miQrãb, cette niche du mur de qibla si caractéristique de la mosquée. Oest généralement adnús qu'à I'origine, le miQrãb n'avait pas la forme d'une niche et qu'il ne servait pas à indiquer la direction de la Mecque. Reste à comprendre ce qu'ii était et ce à quoi ii servait. L'étymologie de mi/:lrãb peut contribuer à éclairer le débat; je me limiterai ici à cet aspect. L'origine du mot, en effet, est assurée, mais diffêre de l'interprétation traditionnelle (voir notamment Troupeau et l'article «MiQ.rãb>-> dans I' Encyclopédie de l'lslam2). En arabe, le substantif mi/:lrãb (racine l:fRB) est três probablement un emprunt: sa
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signification s'écarte notablement de celle des autres mots formés sur cette racin~. On a interprété en conséquence mi~rãb par les racines sémitiques KRB ou }:iRM, possibles doublets de l:IRB, et on a rapproché mibrãb du guêze m'k.,rãb ou m'~rãm, en soulignant 1'identité de sclfeme. II n'est pas nécessaire d'aller si loin. Le mot miJ:rrãb est bien attesté dans la littérature arabe ancienne, surtout en rapport avec le Yémen, comme l'ont noté depois longtemps les lexicographes arabes et européens. Quatre acceptions principales se dégagent : un lieu élevé ; un lieu noble ; un lieu d'isolement ; enfio un lieu de priere, ou l'on se prosterne. C'est donc un endroit réservé, protégé, d'acces difficile, éventuellement une construction présentant ces caracteres. L' origine yéménite du mot mif:trãb se confirme quand on observe que le scheme mifãl est utilisé comme nom de lieu en arabe yéménite (voir miblãf, «province» ou mi'qãb, «magasin»), alors qu'il n'est employé en arabe que comme nom d'instrument ou comme adjectif intensif. De plus, les attestations de miJ:rriib remontent bien avant I' lslam : dans les inscriptions sudarabiques, nous en avons désormais cinq, dont trois découvertes tout récemment. L'une daterait du début du VI" siecle ; les autres semblent un peu antérieures (IVe et v• siecles). Dans ces documents, tous l;aimyarites comme l'implique la date, deux acceptions peuvent être distinguées :
a. Le terme mibrâb désignant un édifice Dans trois inscriptions, un édifice qualifié de mi/:rrãb est particularisé par un nom propre. C'est donc une réalisation de prestige. II ne semble pas que ce soit une simple piece dans un bâtiment ; les contextes suggerent plutôt une construction indépendante.
1) Ir 71 de Nã''i! (à 45 km au nord de $ancã') (fig. 42): 1 'l[Wb Ydbq w-bn-hw 'yf Yrm 'Lht Fw= 4 monogramrnes I 'l[Wb I s1lwm I H#b" I 'yf I 2 qm" w-Jjfnm w-
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Traduction : ..llithawb Yadbaq et son fils Ayfa• Yarim, (du lignage) de Faw- 2qamãn et de J:lufn, gouverneur de dhü-Hamdãn et chef de Gabarão 3ont construir, édifié et achevé le palais Hi~lãbãn, monogrammes [IIithawb] [shalõm] [Hi~lã~ãn] [Ayfa<] sleur maison des hôtes (?) Yaghül, leur salte d'audience Muddat 6et leur galerie Kawkabãn, avec l'aide de Oieu qui est aux cieux, 'pour la vie de leurs seigneurs et pour la vie de leurs propres personnes. Amen". N.B. :à la ligne 4, cornposée de monogrammes, trois noms propres et l'exclamation cultuelle hébralque s1lwm, «shalõm», se reconnaissent. Cette demiere, ainsi que le «amen» à la ligne 7, implique que les auteurs du texte sont juifs. Ce texte est probablement antérieur à l'invasion abyssine de 525. 4
2) CIH 106, de provenance inconnue : "Bahil A~~an et Rabib 2Yazil, (du lignage) de Abnat, ont construit ~et achevé la salle d'audience Kawkabãn, avec la puissance d' Almaqah. sns [l']ont confiée à leur soleilprotecteur "Taghbur. Wadd est pere". 4
3) RES 4108, de provenance inconnue: "Abükarib....[...... ] 2du roi, a construit[ ...... 1sa sal]le d'audience Ta[ ......"
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Fig. 42 lnscription }uive de Nã'i! (à 45 km ou nord de San'ã '), commémoralll la construction d 'un palais et de ses dépendances. Copie de Murahlwr al-lryãni (Ir 71).
Fig. 43 Petit texte rupestre de Yanbuq à 3/ O km au nord-est d 'Aden I 'aweur appartient à «la chancel/erie (mi!mib) de dlui-Murãthid».
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b. Le terme mib,râb dans /e titre de grands personnages Le mot mi~rãb intervient également dans la titulature de deux personnages. Le premier, membre du «mi~rãb du roi», construit un palais dans la capitale. II ne porte pas de nom épithete et ne mentionne pas son lignage: ii n'appartient donc pas à la noblesse ~imyarite. II s'agit probablement d'un fonctionnaire ou d'un serviteur royal. Le second ale même statut social mais ii est attaché non pas au roi mais à un grand seigneur ~imyarite.
1) Garbini, Nuove iscrizioni sabee 3, de l.afãr (fig. 12, p. 34) : 1
/j?-1 ç!-m~rb mi/C
2
w-'b-hw''bd'ymn w-'~s k= t-hmy br'w byt-hmw ç!ljrm'" bn mwtr-hw 'dy mrymhw b-rd' R~mn" w-b-rd' mlk(") 1
3 4
5 Traduction : "I:I~iyãn,
de la chancellerie royale, 2son frere 'Abd'ayman et leurs épouses 3ont construit leur maison dhü- 4I:Iaram, de ses fondations à son faíte, ·1avec I' aide de Ral,tmanãn et avec I'aíde du roi"•
2) BR-Yanbuq 22, des environs de f:labbãn (f:laçlramawt méridional) (fig. 43): I 2
4-m~rb
3
4-Mr!d"
Tb''t
Tab•at, de la chancellerie de dhú-Murãthid
Ce petit texte se trouve à côté d'une longue inscription rupestre qui date de dhüthãbatãn 625 de I' ere l}imyarite, soit avril 515. II a probablement été gravé au même moment. Dans le sabéen des I:J.imyarites, le mot mi/:trãb désigne donc soit un édifice, soit une institution. Si nous admettons que la seconde acception dérive de la premiere, i1 est vraisemblable que l'institution siege dans l'édifice de même nom. Le premier texte suggere que le mi/:trãb est distinct de l'habitation. Edifice plus ou moins indépendant, ce pourrait être la piece ou 1'on reçoit, celle ou I' on accueille Jes hôtes, les sol1iciteurs ou les voyageurs. Ce serait la partie publique du palais, accessible à tous, en un mot la «salle d'audience», par opposition aux appartements privés. L'institution exprimée parle mot mi~rãb désignerait, dans ce cas, les personnes de I'entourage du roi ou de grands seigneurs, chargées de l'administration des affaires publiques (probablement en partie confondues avec les activités privées). Nous proposons de la rendre par «chancellerie» : le latin cancellarius, qui signifie à I'origine «huissier», n'a-t-i1 pas évolué vers les sens de «scribe, greffier» et pour finir de «dépositaire du sceau royah> ? Ces traductions s'accordent assez bien avec les définitions des lexicographes arabes : on peut en déduire que les Arabes ont emprunté le mot mi/:trãb aux I:J.imyarites, avant d'en transformer radicalement le sens.