MONNAIE ET SOCIÉTÉS Une socio-anthropologie
des pratiques monétaires
Lamine SAGNA
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MONNAIE ET SOCIÉTÉS Une socio-anthropologie
des pratiques monétaires
Lamine SAGNA
MONNAIE ET SOCIÉTÉS Une socio-anthropologie
L'Harmattan 5-7, rue de l'École Polytechnique 75005 Paris FRANCE
des pratiques monétaires
L'Harmattan Inc. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) CANADA H2Y lK9
L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE
L'Harmattan Italia Via Bava, 37
10214 Torino ITALIE
@ L'Harmattan, 2001 ISBN: 2-7475-0289-9
Je dédie ce livre
A mon père, Almamy Sagna parti très tôt, A ma mère, A/imatou Diop Cissé que j'imagine toujours me dire ces vers de Brago Diopl « Ecoute plus souvent les choses que les êtres, la voix du feu s'entend; Ecoutes dans le vent les buissons en sanglots, c'est le soufile des ancêtres Ceux qui sont morts ne sont jamais partis, Ils sont dans l'eau, ils sont dans le vent. » Aux tontons Kalber! Mané, Famara Sagna, ldrissa Seydi, sans lesquels, j'aurais arrêté plus tôt mes études. Ce livre est aussi dédié à mes pères spirituels Moktar Cissé, Cheikh Anta Diop,
1
BIRAGO Diop, Souffles, in Contes d'Amadou Coumba, Présence Afiicaine, 1948
A mes Amis Remerciements2 à tous mes grands frères et petits frères, et à tous les amis que je ne peux pas citer ici. Ils se reconnaîtront. Remerciements particuliers à la Mission de La Recherche de La Poste: Nicole Barrière, Françoise Bruston, Sylvaine Chantrenne, Michel Doumas, Emmanuel de la Burgade à IGné Diallo Bâ qui a eu la patience de me relire.
J'ai rêvé un personnage qui m'a transmis un courrier que mes proches m'ont dépêché. Ce personnage me dit qu'il a traversé la violence des fleuves, les rizières basses de Casamance, sans s'inquiéter, car le message est urgent. Il me raconte que là-bas, des hommes disent qu'ils vont faire trembler le ciel. Ces hommes chantent une formule bizarre qui sonne en la mineur. Ils répètent en chœur« la création tremble comme une toile ». Alors, je me dis: ces gens là, je leur enverrai un message où je leur dirai que: « le jour où ils tourneront réellement leurs yeux vers le ciel, ils sauront que le ciel n'est pas une toile». Ce jour là, ils entendront une voix gréco-latine avec un accent égyptien qui les rassurera sur les dimensions universelles de leur africanité et ils entendront gravement. «Fils impétueux, cet arbre là-bas, cet arbre robuste et jeune c'est l'Afrique, ton Afrique qui repousse patiemment, obstinément, et dont les fruits portent peu à peu l'amère saveur de la liberté dans cette économie mondialisée. Cette Afrique là que vous ne connaissez pas. Cette Afrique dont le dos s'est courbé et s'est couché sous le poids de I 'humilité, ce dos tremblant à zébrures rouges qui disait oui aux fouets, dit désormais, non à une certaine perspective virtuelle même si elle respecte toujours les voiles de la création ».3 2N ous avons paraphrasé plusieurs poèmes. 3Paraphrase du Poème de David Diop, « Afrique », in Anthologie nègre et malgache de langue ftançaise, PUF, 1985.
de la nouvelle poésie
Ce jour là, ils sauront trier dans les messages des masques blancs, des masques noirs, des masques rouges, des masques jaunes, les notes intéressantes pour leurs chansons. Par exemple, ils pourront chanter: Masques! 0 Masques! Masque noir, masque rouge, vous masques blanc et noir Masques aux quatre points d'où souffle l'Esprit Je vous salue dans le silence! Et pas toi le dernier, Soundjata, ancêtre à tête de lion. Et quand j'entendrai ces chansons, je me rappellerai des voix des masques blancs qui, avec des voix qui distillent un air d'éternité gardent ce lieu forclos à tout sourire qui se fane
Et quand je penserai à Ndoumbélane, je penserai à tous les masques sans couleur pour respirer l'air de mes Pères. Et je leur dirai Masques aux visages sans masques4, A votre image écoutez-moi! Arrêtez de croire que la création peut trembler comme une toile. Tournez vos yeux vers le ciel et promenezvous avec vos bâtons de pèlerin dans une forêt, et vous verrez surgir des masques rouges, des masques jaunes, des masques noirs, des masques blancs en train de semer ensemble des grains dans des rizières. Approchez-vous d'eux, constatez la fertilité de leurs champs et vous verrez que, le lendemain, vous reviendrez travailler durement avec eux. Si vous résistez aux difficultés des années de labour, malgré de fortes variations saisonnières, vous entreprendrez la cueillette. A la moisson, vous mettrez toute la cueillette dans une calebasse (qui ressemble à un bol de «thieb (riz)): les masques blancs appellent cela ordinateur). Il vaut mieux répartir les grains à moudre dans de petits bols appelés «disquettes» . Avec ces petits bols (disquettes), même les animaux vous suivront jusqu'aux tropiques pour rire avec vous. Vous pourrez même être accompagné par une vache qui rit (si elle n'a pas peur de fondre). Rassurez la vache qui rit: au pays des masques noirs, on a peur des animaux qui rient.
4Léopold
Sédar
Senghor,
Oeuvre
poétique.
Articles
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«La guichetière préférée», in Rapport Moral sur l'Exclusion Revue d'Economie Financière, Caisse des Dépôts et de Consignations, publiée Sous la Direction de Jean Michel Servet, Université Lyon II, 1997 «Pratiques monétaires et tentatives de détournement chez les clients en difficulté», in Exclusion et liens financiers, Rapport du Centre Walras, 1999-2000, Edition Economica « Ethique financière et pénurie d'argent: la gestion syncrétique des incertitudes par les individus en difficulté», in Rapport Moral sur l'argent dans le monde, Paris, Décembre, A.E.F.- C.D.C., 1998
Préface L'usage et, plus précisément, l'usage social n'est pas une notion couramment utilisée en anthropologie. Encore moins lorsqu'il s'agit de la monnaie ou, plus banalement, de l'argent. La monnaie, équivalent général, semble peu conciliable avec le social. Pour tout dire, user socialement de la monnaie parait un non-sens. C'est économiquement que l'on s'en sert. Quoi de plus paradoxal, dès lors, que de dire: l'usage social de la monnaie, c'est, pour une population en difficulté, autrement dit disposant de peu d'argent, la gestion des incertitudes de sa vie ? Telle est l'énigme que pose Lamine Sagna au seuil de son ouvrage, avertissant qu'il n'a pas la prétention de la résoudre, mais de la poser comme telle et d'avancer, aussi loin qu'il le peut, du côté de la connaissance. Son livre, au style à la fois brillant, incisif et ondoyant, est une aventure dans laquelle le lecteur s'engage, sans que des repères assurés puissent lui servir de balises.
Mais pourquoi, diront certains, avoir choisi La Poste comme terrain d'enquête? Certes, il dut y avoir des raisons conjoncturelles. Cependant, elles ne suffisent pas à expliquer ce choix. Plus profondément, pour Sagna, La Poste est un lieu composite: on y rencontre les pauvres elle est leur banque -, mais surtout on y voit
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les multiples aspects de la pauvreté, aspects culturels, sociaux, économiques. Venu du Sénégal, Sagna n'a pu qu'être sensible, par les questions mêmes qu'il se pose, à un tel lieu qui lui a offert une sorte de « miroitement» où puiser du sens. Religion, société, culture, histoire, mais aussi matérialité de la vie, l'auteur s'éloigne des réponses rationnelles, de l'instrumentation des objets, des techniques. Lorsqu'il pose le problème du symbolique et de l'imaginaire par rapport au réel comme le fit Lacan -, il se prend lui-même - beaucoup plus que ce ne fut le cas pour Lacan dans la trame de leurs articulations. Il sait de quoi il parle lorsqu'il questionne le corps, l'image, la circulation des objets dans l'échange,
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lorsqu'il se demande ce qu'est l'incorporation, la médiation, la solidarité. Il fuit la littérature du sujet, recherche - à l'encontre de la sérialité sartrienne -, dans les files d'attente aux guichets ce qu'est l'être en société. Approche sensible, soulevant comme des pierres, une à une, les jalons de l'énigme et suivant la trace. A ces questions il faut un appui, un cadre. Sagna le trouve dans la pensée anthropologique et historique africaine, mais aussi dans la pensée philosophique, économique et sociologique occidentale; il relit les auteurs classiques et contemporains en philosophie, en économique, en anthropologie. En faisant siennes les concepts des différents auteurs, il les confronte à son terrain, pour vérifier leur souplesse ou leur rigidité. Cette démarche lui permet de montrer que la monnaie est substancialisée par le sens qu'elle prend en circulant. Dans les relations, la monnaie prend place à la fois dans le social, l'économique et le culturel. L'auteur la rapporte au corps et au sacré tout autant qu'à l'achat et à la vente. Il ne la fétichise pas; il en fait plutôt le « mistigri» des pauvres, l'objet qui vient du guichetier et qui passe de l'un à l'autre. Guichetier - Marabout dont on s'étonnera et se persuadera peu à peu qu'il joue bien un tel rôle. Ce que veut montrer Sagna, c'est que l'usager en difficulté règle ses comptes: d'abord avec La Poste, ce qui entraîne des scènes savoureuses entre client et guichetier autant lorsque l'argent est absent que lorsqu'il est là ; avec lui-même, on pourrait dire avec sa conscience, dans le don, la dépense pour la cérémonie, etc. ; enfin avec la société, dans ses rapports d'une part avec ses pairs, d'autre part avec l'environnement social et institutionnel. Lamine Sagna excelle à montrer, dans ce dernier cas, les oscillations entre la prudence, la ruse et le subterfuge quelquefois à la limite de la légalité. On le verra, dans ce beau livre, d'une partie à l'autre, l'argumentation glisse de la théorie illustrée à la compréhension et à l'explication du terrain (multitudes d'observations, de phrases recueillies, etc.). L'auteur refuse la dichotomie théorie-empirie qui, en l'occurrence, n'aurait aucun sens. Il s'agit, répétons-le, de commencer à déchiffrer l'énigme et elle est autant dans la théorie
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construite à partir de ou contre les théories déjà faites que dans les attitudes et comportements observés. « La difficulté est un fait social total» dit Sagna. Mais, malgré le «morcellement» économique, l'usager en difficulté arrive à effectuer une sorte de «totalisation», en joignant l'économique au psychologique, au social et au culturel. Voici donc une nouvelle ouverture. Le livre ne porte qu'apparemment sur la monnaie. En réalité il parle de ces nombreux êtres qui, en ayant peu, la manient, pour montrer leurs figures, leurs « personnages romantiques ». Le désir d'avoir est, ici, chez ces usagers en difficulté, un désir d'être: être soi avec les autres dans un environnement qu'on peut dire à la fois familier et hostile tant dans ses institutions que dans ses techniques. Livre qui analyse une vie quotidienne raisonnable, quelque peu à l'écart du rationnel, où vivre socialement et culturellement c'est aussi survivre matériellement, où la passion pour l'argent et la marchandise ne peut donc guère se manifester. Peut-être Sagna fait-il simplement le pari que, quand les pauvres s'éveilleront, ils ne seront et n'agiront pas comme les riches d'aujourd'hui.
Il
Avertissement Derrière le processus d'intégration économique et sociale se profile une volonté d'homogénéisation des pratiques. La question est donc de savoir comment chaque partie participant aux échanges monétaires peut rendre lisible à l'autre son système d'évaluation. L'étude que nous menons ici nous permet non seulement de travailler les concepts en extension, mais aussi d'inscrire leur compréhension à différents niveaux de la vie sociale. C'est un travail susceptible de plusieurs lectures, du côté de l'économie, de la sociologie, de l'anthropologie, mais aussi de la philosophie. Certes, on pourrait trouver son architecture compliquée, et très construite socialement, avec des recours à mon histoire personnelle. Mais ces recours permettent de mettre en place des systèmes de décrochage avec des références qui pourraient apparaître très théoriques. En effet, lorsque nous nous interrogeons sur la légitimité de leurs pratiques, nous nous interrogeons sur la légitimité de notre représentation du monde par rapport à la leur. Les questions redoutables auxquelles nous renvoient les pratiques monétaires et la gestion des incertitudes des populations sont celles de la maîtrise du risque face aux innovations technologiques. Les contradictions dans les attitudes et comportements des individus en difficulté proviennent en partie de nos contradictions propres: des conflits internes que nous vivons dans notre système de représentation.
En fait, l'idée séminale de notre recherche est la mise en scène du personnage conceptuel de l'exclu, ou si l'on veut du précaire. En tentant de repérer les conditions de possibilité d'énonciation du problème que nous posons, le lecteur, verra que celui-ci tourne autour du sujet citoyen, parce que nous ne sommes pas dans la vision d'un sujet qui pourrait être pur consommateur. Notre concept de client en difficulté est aussi un mode de réappropriation de l'ancienne figure du pauvre, non seulement avec une idée de taxinomie, mais aussi d'une distribution réglée des difficultés. En d'autres termes, nous
considérons l'individu en difficulté non seulement comme un personnage romantique, mais aussi comme au personnage conceptuel. Selon Deleuze, le personnage conceptuel est une puissance de concepts, tandis que le personnage littéraire est d'abord une puissance d'affects.
A prendre le personnage conceptuel du citoyen, on peut dire qu'il réapparaît aujourd'hui soit comme sujet possesseur de droits (politiques, civils, droits de l'homme et droits des peuples), soit comme perpétuellement à reconstruire dans un acte ou dans une parole dont l'espace n'est jamais pérenne. Dans ce second cas, il est plus intéressant d'explorer les figures marginales du citoyen, l'étranger, le sans papiers ou l'individu en difficulté. Cette seconde voie, dans laquelle nous nous situons, nous permet de montrer que ce qui nous intéresse ce n'est pas le « bon» client, mais celui qui est à la limite de l'exclusion bancaire. Comme on le verra, nous le décrivons comme relevant du fait social total, car dans sa pratique monétaire se dit le rapport qu'il entretient au social et au culturel. En réalité, les pratiques monétaires sont un tout toujours plus compliqué que l'évidence, un phénomène d'échange n'est jamais épuisé par une analyse économique, sociologique ou anthropologique. Il nous faut donc construire et reconstruire en permanence notre objet. Le personnage en difficulté nous donne à penser un sujet qui se construit et se reconstruit sans cesse dans ses pratiques monétaires, dans ses actes. Il s'agit donc de tenter de comprendre:
-
1 comment les définitions que diverses disciplines ont adoptées pour décrire les comportements des populations en difficulté permettent de cerner le personnage de l'exclu 2
-
en quoi la confiance est génératrice de lien social
3
-
ce qu'est La poste, ce qu'est un selVice public
4 - ce qu'il en est de la gestion des risques, des « illégalismes » et de la réorganisation de l'objet-monde
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En fait, nous nous proposons, à partir d'une méthodologie interdisciplinaire, d'interroger dans toutes ses dimensions la question du service public aujourd'hui, non à partir des présupposés idéologiques, mais dans la reconstruction de son concept au regard des transformations des pratiques monétaires, sociales et culturelles des personnes en difficulté. En effet, au-delà de son objet propre, nous estimons que cet objet d'étude ouvre une voie féconde pour l'analyse du phénomène communément désigné sous le terme de l' exclusion. A chaque fois que nous relisons ce travail, comme tout lecteur, nous avons des réserves sur le plan théorique, mais nous y retrouvons le triple intérêt d'explication du phénomène de la pauvreté. Il est d'ordre ethnographique, sociologique et anthropologique. Peut-être est - ce du au fait que nous soyons nous-mêmes un habitué de la dualité culturelle et de ses contradictions entre une légitimité coutumière autochtone et une légalité coloniale ou étatique importée. Aussi sommes-nous souvent amenés à effectuer une microethnographie de La Poste et de ses clients démunis, observation qui éclaire les gestes et les postures, les mots, les espaces, les rôles, les attentes, les rituels et les représentations auxquels nous sommes nous-mêmes confrontes. Assurément, l'intérêt sociologique de ce travail, s'il n'est pas tout neuf, est d'une brûlante opportunité puisqu'il consiste dans la démonstration de l'existence, voire de la primauté du social à la base des pratiques économiques et financières. L'emploi d'une méthode d'observation participante a permis de saisir ces éléments qualitatifs. Certes, nous aurions pu ajouter des données statistiques de la population observée pour qu'on voie mieux la représentativité et la distribution des faits ainsi mis à jour, mais les procédures administratives ne nous ont pas permis d'y accéder. Ceci étant, nous trouvons dans ce travail, un intérêt anthropologique qui résiderait dans le projet même d'étudier les pratiques monétaires comme un fait social total. Il peut apparaître étonnant que la notion de fait social total offre cette grande fécondité ethnographique alors que d'un point de vue
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théorique elle reste, pour tout le monde, fort obscure. Or, par une étonnante convergence, nous parvenons à des résultats qui corroborent de façon frappante nos intuitions anthropologiques avec les exigences méthodologiques de Mauss. Nous le montrerons à propos des catégories, qui sont toutes opératoires, de totalité et de totalisation, de frontière et de mélange, de cloisonnement et de décloisonnement, de rationalité et d'irrationalité. Il ne s'agit pas pour nous de réinventer, à partir de notre terrain, une sorte de déterminisme des pratiques, mais, surtout de montrer l'existence d'un holisme interactionniste, dynamiste et respectueux des stratégies des individus. C'est cette démarche qui nous mène à prêter attention au symbolique des faits sociaux. Nous avons essayé d'effectuer un calage précis de la notion et de la place essentielle de la confiance dans l'élaboration théorique de la notion de symbolique. En effet, le symbolique permet non seulement de confirmer la place de la confiance, mais aussi, parfois, de montrer l'importance du sacré et du religieux dans l'échange et dans le rapport à l'argent.
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Introduction Si, à 1'heure actuelle, en France, les débats sur les problèmes socio-économiques se posent avec tant d'acuité à travers les revenus, c'est que la société a globalement intégré le fait que la valeur sociale d'un individu ou d'un métier dépend entre autres de son niveau de revenu. En effet, l'un des moyens essentiels pour disposer des revenus
est le travail, or de nos jours, beaucoup de personnes sont au chômage. Ces personnes n'ont parfois aucune ressource qui leur permettrait de faire face aux aléas. Donc l'importance du travail dans les relations socialeset dans les relations aux objets est indéniable. Mais, si le travail apparaît comme une nécessité pour la satisfaction des besoins primaires, son rôle pour l'équilibre de l'individu et de la société n'est pas à négliger. Certains individus vont tenter de substituer aux valeurs accordées au travail d'autres valeurs qui sont souvent une réminiscence d'un système de référence dont la société aimerait se passer. Avant de voir, à travers les expériences et les trajectoires personnelles des individus, ce qui facilite ou rend difficile certaines pratiques, disons que de plus en plus, dans les relations du sujet à la société comme dans le désir d'appropriation d'un objet, il est fondamental de disposer de revenus. En effet, dans l'économie de marché, c'est par l'argent qu'on peut acquérir les objets. Nous l'avons vu, la monnaie ou, si l'on préfère l'argent, n'est pas simplement une forme abstraite de toute marchandise, c'est aussi un moyen concret pour vivre et donner sens à sa vie, c'est-à-dire un moyen pour atteindre ou affirmer un statut social. Dans la mesure où l'on se trouve dans une configuration, où les objets sont multiples et séparés des sujets, comment l'individu peut il dépasser les valeurs subjectives dues à la multiplicité des univers culturels? Certains individus instaurent des formes d'échanges particuliers qui se fondent souvent sur des vecteurs de sociabilité comme la parole, les biens, l'argent, des relations pour un bon voisinage, des liens pour consolider l'amitié ou pour vivre dans un bon climat
familial, d'autres investissent le marché en surconsommant, s'endettant.
en
Les usages de la monnaie se fondent toujours sur des principes moraux et sociaux. Même si, parfois, ces usages s'effectuent à partir des héritages du passé, ces survivances sont réactuaIisées aux regards des normes présentes. Chez les individus en difficulté, les usages de la monnaie se déclinent selon les valeurs prescrites par le groupe d'appartenance d'une part, et d'autre part, selon les sens que l'on accorde aux échanges. Plus précisément, ces individus étant «morcelés», ils récupèrent les objets, trient et réparent les services et produits en fonction de leurs acquis et de leurs situations présentes. Dans toutes leurs façons d'échanger comme celles de consommer, ils expriment des demandes anthropologiques, en ce sens qu'ils cherchent à ce que les autres (qui ne sont pas en difficulté) les réinscrivent dans leurs rapports sociaux. Parfois, comme nous l'a montré Mauss à travers le potlatch, où l'échange réciproque s'accompagne d'une « surconsommation », dans certains échanges des personnes en difficulté on peut voir des quantités de consommation offertes dépassant les besoins. Ainsi, lors de la grande fête des populations musulmanes par exemple, celles-ci, parfois malgré leur difficulté, dépensent des sommes d'argent considérables dans l'achat de nourriture. Il s'agit donc pour nous de saisir la façon dont ces valeurs se manifestent de façon visible (signes extérieurs, images) ou de façon latente dans les rituels qui permettent de reproduire les croyances et les pratiques. Mais, si nous analysons le système de représentation sociale et de reproduction, c'est surtout pour essayer de comprendre comment les individus en difficulté mettent en place des stratégies pour bénéficier de revenus ou pour mieux gérer leurs ressources et pour comprendre également le sens de leurs pratiques traditionnelles. Certes il est fondamental, pour saisir l'ampleur de ces stratégies, de concevoir le rapport à l'argent dans le rapport au corps, dans le rapport à l'espace, dans le rapport au temps, etc.
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C'est pourquoi, nous nous intéressonsautant à la description qu'à l'explication des échanges, à partir de l' obselVation des tenues vestimentaires, de l'alimentation, de l'utilisation des objets en fonction du sexe, de l'âge, etc. Une telle démarche nous permettra de montrer comment, chez ces personnes en difficulté obselVées, la façon de consommer comme celle d'épargner est en même temps une vision de l'échange, un rapport à soi et à la société, un rapport aux objets, donc un rapport à la production et une conception de la redistribution. De prime abord, on peut dire que la place que ce groupe de personnes accorde à l'argent dans les relations sociales rejoint d'une certaine façon sa vision du monde et de la société. Mais ces questions nous renvoient aussi à des réflexions philosophiques et politiques comme l'application des principes de la démocratie et de la République (liberté, égalité, fraternité). En d'autres termes, il s'agit de savoir si la redistribution des revenus, telle qu'elle s'effectue, est légitime ou arbitraire pour ces personnes en difficulté obselVées eu égard aux grands principes qui fondent la République et la démocratie. En effet, les principes de la République se fondent sur l'égalité des chances pour tous les citoyens, de ce point de vue, le rapport à l'argent des individus en difficulté est d'ordre anthropologiques, car leurs demandes tiennent de référents transcendants. Autrement dit, même si on peut trouver des cas de transgression des normes et règles, c'est en fonction de leurs droits et devoirs liés à leurs statuts de citoyens que tous ces hommes accomplissent des tâches qui peuvent leur permettre de gagner de l'argent. C'est également, dans cette articulation de revendications de droits personnels et de devoirs vis-à-vis de la communauté, que l'on peut appréhender la dialectique de la «totalisation et du morcellement» qui est au cœur des pratiques monétaires des personnes
en difficulté.
En effet, la demande de reconnaissance s'inscrit dans un mouvement qui intègre et dépasse la logique économique dominée
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par le marché. Les liens sociaux à travers les échanges sont plus importants que les liens économiques (entre les choses), c'est une autre économie de type archaïque, comme l'a montré Salhinss, qui privilégie un échange par don et contre-dons. Dans la société marchande, les populations démunies cherchent à se resocialiser par la triple obligation: de recevoir, de rendre et de donner. Nous montrerons, à l'instar de Charles Malamoud comment les individus en difficulté ne voulant pas simplement recevoir, mais aussi rendre et donner privilégient des types de circulation monétaire qui permettent de faire circuler et transmuter les objets en dette sociale. Ces individus se considérant parfois eux-mêmes comme des « rebuts», des déchets, essaient de gérer leurs incertitudes par le bricolage, le retraitement, la récupération des « restes» de la société. Ils privilégient donc des pratiques que l'on peut juger marginales voire déviantes.
Ainsi lorsqu'ils retirent dix francs dans leurs comptes bancaires pour reverser parfois deux ou trois francs, c'est toujours ce reste qu'ils cherchent à traiter. En nous limitant volontairement aux effets sociaux et culturels de la pénurie d'argent, nous voulons souligner avec force le rapport à l'argent autant comme un rapport de production que comme un rapport à l'espace, à l'habitat, à l'alimentation, en un mot comme un rapport symbolique ou identitaire. Les débats sur l'économie en tant que domaine des phénomènes concernant la production, la distribution et la consommation, c'est-àdire grosso modo celui des richesses, des biens matériels dans la société, posent des problèmes d'approche tant au niveau de la division du travail que de ses effets sur la répartition des richesses nationales.
Sur quels fondements s'appuie cette répartition? Comment s'effectue la division du travail? Comment l'exercice d'une activité 5Shalhins,Age
de pierre, âge d'abondance,
Gallimard
20
1974
participe ou non à l'équilibre du groupe? Quelles sont les effets de la division du travail dans les rapports de socialité ? Si les décideurs mettent en œuvre des stratégies pour une meilleure productivité, en segmentant parfois certains marchés, leurs stratégies peuvent aider à mieux saisir les politiques et les effets de la redistribution dans les activités marchandes et non marchandes. Ces types d'activité sont d'autant plus intéressants à étudier qu'ils permettent de connaître par exemple les causes de l'augmentation de la précarité. D'autres activités dites d'emploi de proximité sont rémunérées de façon spécifique par des moyens de paiement particuliers comme les chèques emploi-services qui sont aussi des indicateurs de la nouvelle division du travail et du niveau de précarité. Donc, ce qui semble plus important dans l'analyse des nouvelles formes du travail c'est le fait que l'activité en elle-même montre les nouveaux rapports de socialité. Plus encore l'étude du contexte global de la gestion des incertitudes par les individus en difficulté observées à La Poste permet de mettre en exergue différents aspects de la civilisation française. Du reste, vue l'importance de nouvelles formes d'activité, on est en droit de se demander si l'on n'est pas rentré dans un nouveau type de civilisation. Peut -on dissocier l'économique du social, de la distribution, des rapports sociaux? Pour reprendre Karl Polanyi, l'économie est « encastrée» dans les rapports sociaux. En effet, pour cet auteur on peut identifier dans toutes les sociétés quatre principes de comportements économiques:
.
le marché qui permet la rencontre de l'offre et de la demande de biens et services pour des échanges à travers les prix. Dans ce lieu, il s'établit une relation de base de type contractuel à partir de calcul d'intérêt. Les caractéristiques du marché permettent donc de l'autonomiser par rapport aux autres relations sociales non marchandes.
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. la redistribution qui est un principe selon lequel la production est remise à un responsable (généralement l'Etat) chargé de la répartir. Ce principe suppose qu'il y ait des règles et procédures pour opérer des prélèvements et faire les affectations nécessaires. Dans ce cas de figure, il s'établit des droits et obligations entre le responsable et les citoyens dans la durée. . la réciprocité est un autre principe qui permet aux groupes ou aux personnes de manifester un lien social entre les parties qui participent aux échanges. Le don et le contre-don constituent de ce point de vue un exemple concret. La réciprocité est donc indissociable des rapports humains, elle est différente de l'échange redistributif car non imposée par une autorité centrale.
.
l'administration domestique consiste, quant à elle, à produire, pour son propre usage, pour ses propres besoins voire pour ceux du groupe d'appartenance. On peut dire que l'administration domestique est une forme de réciprocité qui s'inscrit dans les relations de socialité primaire. Selon Polanyi, le marché ne suppose pas une immersion dans les relations sociales (il n'est pas absorbé par le système social). Mais, quelle pourrait être la signification de tels principes dans un environnement économique moderne? En d'autres termes, quelles sont les conséquences que nous pourrons tirer de ces principes dans les différents secteurs de l'activité économique en France? Secteurs qui, rappelons-le, sont: une économie marchande, une économie non marchande, une économie monétaire et parfois une économie non monétaire. Dans l'économie marchande, le marché joue le rôle de distribution, alors que dans l'économie non marchande ce rôle de distribution est confié généralement à l'Etat. Le marché ne pouvant assurer I'harmonie sociale, l'on donne à certaines institutions ce rôle. Dans cette perspective, le service public a d'une certaine manière une dimension de redistribution. Etant donné que, de plus en plus, les individus s'adonnent à des activités informelles, où la distribution est, généralement réciproque, on peut parler d'une économie non monétaire. Toutes les pratiques
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économiques sont encastrées sauf celles qui concernent certains segments de marché particuliers de la finance. C'est à travers le chômage générateur de situations de détresse, de précarité et d'inquiétude que l'on peut le mieux observer cet encastrement de l'économique dans le social. En effet le chômage crée des zones de confiance comme il peut apporter une ambiance de méfiance. Dans certains groupes sociaux que nous analysons, cette crise économique qui est aussi sociale, prend un accent particulier, les individus investissent et/ou détournent certains objets et lieux de leurs objectifs premiers. Si les uns sont désorientés, les autres arrivent, dans les systèmes d'échange locaux, par exemple, à faire resurgir des valeurs qu'a justement fait disparaître la croissance économique. Les institutions qui mettent en place des systèmes de sécurisation particuliers sont parfois malmenées. L'argent, à qui l'on donne un pouvoir d' intermédiation entre les individus, est l'objet d'investissement de tout ordre. Pour certains, l'argent doit incarner les valeurs et les représentations, et produire du lien social, pour d'autres l'argent devient une fin en soi.
.
La question de l'argent pose donc de manière nette le problème des luttes symboliques entre les différents acteurs ou agents de la vie économique et sociale et notamment ceux que nous étudions.
. La question de l'argent et le développement de la difficulté de vie perçus comme manifestation claire des inégalités, entraînent, chez eux, des discours et revendications identitaires. L'acte de consommation exprime d'une certaine façon les représentations, car l'on achète des objets et des biens qui ont une utilité ou un sens pour sa vie. On n'achète pas de la même façon selon qu'on est très pauvre ou très riche: la propension à la consommation n'est pas la même selon les catégories de la population. Dès lors, peut -on considérer ces clients en difficulté de La Poste comme des usagers au même titre que ceux qui ne sont pas en difficulté financière? Mieux, peut-on concevoir, dans le même socle, l'usage du temps qu'ont les uns et les autres?
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L'échange est une combinaison complexe d'actes, d'instruments qui changent de destinataires et de propriétaires. L'échange peut être coloré d'émotions, de paroles, de formules, de chants, de prières, etc. En disséquant l'échange, on morcelle des paroles, des objets, en un mot les croyances. La logique de l'échange est donc celle du dire, du faire, et du faire dire des croyances et des actes qui proviennent des esprits et des corps des individus. L'échange est aussi action, où chaque acteur et chaque situation doivent être pris en compte. On ne peut pas aussi exclure de l'échange une possibilité pour les acteurs d'improviser. La pratique monétaire n'est pas étrangère aux enjeux de ce monde, aux urgences du quotidien, aux rythmes des décès et des naissances, aux malheurs et aux bonheurs des êtres. Parce qu'elle s'inscrit toujours dans une vision du monde, il faut réaffirmer sa dimension spirituelle. En effet, les individus cherchent à transcender certaines difficultés par des actes que l'on peut juger irrationnels. Par exemple, dans certaines régions du monde, les populations, y compris celles qui sont en difficulté, enterrent leurs morts avec de l'argent. Ainsi chez les Aré'aré, une société sans argent est une société invivable. On peut donc parler d'une sacralité de l'argent qui sert ou non à la socialité. De même, autant on peut admettre qu'il y a un monétarisme de l'élite fondé sur la monnaie elle même, autant on peut soutenir qu'il y a un monétarisme sans monnaie de la part des personnes en difficulté. Le monétarisme des pauvres se nourrit généralement des valeurs sociales des groupes et de ceux qui les incarnent. Pour une part importante des clients en difficulté que nous avons observés, dépenser c'est montrer qu'on est riche, car, la richesse fait référence au don, à la circulation et non à la retenue, elle permet d'échapper à la thésaurisation. La richesse c'est l'amour de soi, l'amour des autres: la confiance, le respect. Donner de l'argent c'est respecter les principes religieux c'est-à-dire se respecter soimême et respecter les autres. Le maniement de l'argent est toujours lié à la vision du monde. Faire un don c'est faire un sacrifice c'est-àdire arracher un morceau du réel.
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L'argent permet donc, à travers le sacré, de faire un paiement. Il en est ainsi de la circoncision qui consiste à enlever un morceau de soi. Le sang qui découle de cet acte peut être interprété par analogie à l'argent. Comme les flux sanguins qui irriguent le corps humain, l'argent circule dans le corps social. Enfin se sacrifier, c'est reconnaître sa dette vis-à-vis de Dieu qui a donné la vie. Cet aspect de la pratique sociale nous renvoie aussi à la question du partage. Dans l'Ancien testament, pour se faire pardonner, le jour du shabbat on doit interrompre les activités, en laissant le reste des travaux en cours à la disposition des plus pauvres. Il s'agit donc d'une forme religieuse de redistribution des biens et services. Mais ces formes de redistributions ne semblent pas être satisfaisantes la plupart du temps pour une grande partie de la population. Alors chaque catégorie de clientèle tente de trouver une solution qu'elle juge efficace pour gérer les incertitudes. Dès lors en quoi consiste la gestion des incertitudes? Pour clore provisoirement ce débat, qui montre comment les différentes sciences humaines assument la configuration paradoxale des pratiques monétaires, nous dirons, comme Alain Caillé6, que les sciences sociales et les sciences économiques se fondent toutes sur le même «(...) paradigme que balisent approximativement les thématiques de l'intérêt, de l'Utilité, de l'Individualisme, de la Raison et de l'évolution». Et l'auteur d'ajouter « (...) dans tous les grands discours modernes de l'Occident, apparaît une même manière de penser le monde en le découpant en ordres ou en sphères réputées imperméables et incommensurables (...) par l'usage de la figure de la dichotomie» . Pour A. Caillé, c'est avec des catégories dichotomiques alimentées par la croyance en la réalité d'une Raison économique universelle que 1'histoire, l'économie politique, la sociologie, tentent d'étudier l'ordre marchand-industriel. Or, «ce que le rationalisme dichotomique manque presque à tout coup, c'est la perception de leur spécificité historique» nous précise-t-il avant de dire que «les 6 Alain Caillé, Splendeurs
et Misères
des sciences sociales, Droz Genève, pages 83, 8S
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sciences économiques ont la conviction qu'en procédant à une systématisation elles peuvent énoncer les lois rationnelles et universellesde la pratique humaine». Etant donné que les pratiques monétaires des personnes en difficulté observées sont des composantes de leur vie sociale et culturelle, par conséquent nous excluons de notre recherche certains actes marginaux comme la criminalité découlant d'une situation de pauvreté. En fait, nous nous étudions les comportements les plus fréquents, car ce sont non seulement des manifestations des croyances, des convictions, des représentations, mais aussi ce sont des reprises dramaturgiques des événements fondateurs du capitalisme qui ont conduit à l'instauration de l'ordre présent des choses. Le mythe et le rite se traduisent l'un dans l'autre: «les rites sont des mythes en acte» . Lorsque le mythe fait défaut, on interprétera le geste, l'objet rituel, comme une expression concentrée qu'il faut décrypter. En s'appuyant sur une exégèse des mythes d'accompagnement, on peut non seulement élucider la signification des rites dans les échanges, mais aussi décrire les rites d'interaction qui se font autour de la monnaie par des personnes en difficulté dans leur vie quotidienne. Les rites résumant toujours des pensées, nous analyserons ces rites d'interactions à la lumière de certaines théories anthropologiques, sociologiques et ethnopsychiatriques.
Pour réduire le phénomène des pratiques monétaires de ces populations en pratiques marginales ou pour prouver un rapport de causalité entre les logiques culturelles et les logiques financières, nous aurions pu utiliser des méthodes d'analyse des résidus qui permettent de retrancher d'un effet ce qui résulte des lois ou d'éléments connus. La rupture ou les conflits entre les institutions et certaines personnes est aussi une fission du noyau relationnel de la vie sociale. « Démythologiser » les logiques financières, ce n'est pas simplement montrer l'idéologie capitaliste qui est en œuvre, c'est
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aussi montrer que chaque pratique et chaque règle de jeu se réfèrent à un certain nombre de valeurs qui sont propres aux acteurs qui les mettent en œuvre. Quand les pauvres détournent les règles monétaires, ce qui se donne à voir c'est un morcellement, une coupure d'une continuité vitale et l'inauguration d'une affirmation culturelle que cette logique financière a rompue. Les pratiques culturelles des pauvres comme celles des riches poursuivent une finalité complémentaire et radicalement opposée. Etant donné la multiplicité des facteurs socio-économiques provoquant la difficulté, pour pouvoir faire une analyse efficace nous avons pensé nécessaire d'établir des unités d'observations et d'entretiens en fonction d'un certain nombre de critères économiques, culturels et sociaux. Autrement dit, nous avons tenu compte du niveau et du type de difficulté pour effectuer notre étude. En analysant les discours, on découvre que les caractéristiques générales confirment l'existence d'universaux symboliques. En effet, dans ces langages, s'expriment aussi différentes stratégies esthétiques pour arriver aux fins. Par exemple, « ces gens... sont au chaud et font c... le monde». Nous analyserons cette phrase en fonction du thème de discussion, à comprendre: «ces gens», les agents; «sont au chaud», protégés (autant du point de vue climatique que professionnel) ; «font c... le monde», ces agents se comportent mal et font partie d'un monde différent de celui des personnes en difficulté. On peut voir dans ces lexèmes les thèmes de comportement, de relation sociale, de représentation symbolique, de croyance, perception et échange. Nous avons ramené cet exemple aux indicateurs. En suivant notre hypothèse de travail, nous interpréterons cette phrase comme l'expression d'un « ras le bol». La difficulté d'argent n'est pas simplement une difficulté matérielle, elle est aussi une difficulté de perception de certaines réalités. A travers les conversations entre clients en difficulté s'exprime la recherche d'une valeur ajoutée «sociale», esthétique dans les
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relations financières. Autrement dit, alors que dans les communautés respectives des clients par exemple la valeur « sociale »et esthétique existe pleinement, dans les relations avec les institutions financières ces valeurs sociales et esthétiques sont souvent absentes. En exploitant les entretiens, nous avons pu connaître la valeur esthétique d'une pratique d'un moyen de paiement donné d'une part, et, d'autre part celle des termes pour parler des moyens de paiement. Le langage financier est donc un langage esthétique qui permet aussi de penser l'appartenance comme une relation à la totalité. D'une certaine manière, on peut parler «d' esthésiologie» du verbe chez les individus en difficulté, car il s'agit d'une étude de la sensibilité et des mécanismes des systèmes complexes, des formes des mots qui expriment des actions, des états, des devenirs. Al' instar, de la poésie, les mots (ou groupes de sons) utilisés dans nos entretiens produisent de l'émotion esthétique. Ils cherchent à séduire par le verbe leurs interlocuteurs.
Les discours constituent un moyen pour produire une valeur ajoutée aux acquis. Nous définissons la valeur ajoutée sur le « marché d'interaction verbale », comme la demande de la prise en compte des expériences personnelles à partir d'un jeu de séduction verbale. Il s'agit donc de stratégies qui leur permettent de conserver et de donner de la valeur aux discours. Mais leurs discours de séduction ne sont pas nécessairement contraire à leur éthique. Leur stratégie de séduction n'a pas seulement un objectif financier, elle a aussi un objectif symbolique. Car, chez ces clients, si l'argent est lié au corps (l'argent fait corps) d'une part, et d'autre part, si l'argent est l'équivalent de la parole, alors l'absence de l'argent pourra être remplacé par la parole. Nous considérons que l'esthétique de leur discours est indissociable de la vision esthétique qu'ils ont de leurs corps individuels et collectifs.
Pour illustrer cette intersubjectivité dans l'esthétique des interactions orales, nous avons essayé de saisir le sens de leurs gestes, de leurs mots emphatiques, en un mot nous nous sommes intéressés à leurs formes d'archivage des expériences esthétiques.
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Comme le dit L Moreau de Bellaing7, « le travail du sociologue est de comprendre comment une représentation et une pratique individuelle rejoignent l'imaginaire social tant pour y trouver sa légitimité que, dans le même temps, le renforcer par un double effet de reconnaissance légitimante». La façon dont les individus en difficulté gèrent les incertitudes n'est pas une réalité objective qu'il faut simplement interpréter, c'est une réalité qu'il faut analyser comme construction culturelle à partir des schèmes de perception des personnes concernées c'est-à-dire eux et nous. Autrement dit, l'analyse de la perception sociale que les individus en difficulté ont de leurs places et de leurs rôles doit être réalisée conjointement avec une analyse de leurs espaces symboliques donnés et de nos positions propres dans ces espaces. Analyser leurs pratiques dans des espaces limités par des frontières fixées par la société, c'est admettre qu'en tant que chercheur, nous influençons les possibilités et les limites de leurs pratiques et de leurs discours. De ce point de vue, leur rapport avec les agents des institutions, est non seulement influencé par leurs expériences enfouies dans leur inconscient social, mais aussi il est déterminé par leur rapport aux institutions traditionnelles et modernes. En effet, que ce soit la manière de tenir leurs corps ou de se déplacer, ou leur façon de parler, les individus en difficulté que nous observons mettent en œuvre des pratiques sociales et culturelles qui respectent des dispositions sociales et psychologiques, des règles et des normes de leur communauté. En effet, une clientèle est l'ensemble d'individus qui recourent, moyennant rétribution, aux services d'une même personne. Selon le type de services souhaités, cette clientèle peut être un groupe de patients, d'acheteurs, ou d'usagers. Mais, toujours est-il que la connotation de cette notion fait penser à un ensemble de personnes habituées, de fidèles voire même d'adeptes d'autres fournisseurs de services dans des lieux spécifiques.
'Louis Moreau de Bellaing, Dominique Anthropos, 1984
Beynier, Didier Le Gall, Analyse
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du Social, ED
Certes, à Rome, déjà, l'individu est celui qui se mettait sous la protection d'un praticien appelé « patron» (pater nominis; père du nom), mais si ce terme revêt un caractère important de nos jours, c'est que de plus en plus de personnes recourent aux services et demandent souventla protectionde l'Etat. Nous entendons par une clientèle en difficulté à La Poste, l'ensemble des individus en situation économique difficile qui fréquente ce lieu pour obtenir des services. Les demandes de ces services peuvent découler de besoins de liquidité monétaire ou d'autres besoins. En tout cas il s'agit toujours pour ces derniers d'un moyende décliner leurs incertitudes. Les individus en difficulté que nous avons suivis se divisent en trois groupes:
.
les individus en très grande difficulté comme les S.D.F. En fait, ce sont tous les individus qui non seulement, ne disposent pas de revenus suffisants, mais aussi n'ont que de fragiles liens de socialité primaire (famille, voisinage, amitiés) et secondaire (les institutions).
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les individus en moindre difficulté, ce sont des individus qui ne disposent pas assez de revenus formels, mais qui ont des liens de socialitéprimaire solides et quelques liens de socialité secondaire. Ils ont généralementdes mécanismesde solidarité.
. les individus en situation limite sont tous les individus qui disposent de revenus nominaux suffisants, mais qui sont en réalité dans des situations précaires, tant au niveau économique qu'au niveau de la socialité. C'est dans cette clientèle que l'on retrouve généralementles individus surendettées. Ainsi, leur pratique monétaire est une gestion des relations, des événements, des circonstances, du temps et une gestion de soi. Pour interpréter nos résultats, nous suggérons trois niveaux de lecture:
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1 Un niveau théorique et paradigmatique qui permet de voir la validité des différents concepts. Ce niveau nous permet, également de montrer la validité de notre méthodologie eu égard à notre terrain.
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-
2 Un niveau théorique et pratique qui s'appuie sur des exemples pour connaître les motifs et les sens des formes de gestion des incertitudes dans les univers symboliques des clients en difficulté. 3 - Un niveau pratique fondé sur une étude minutieuse des conditions objectives qui déterminent partiellement ou totalement les formes de pratiques monétaires des individus en difficulté.
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Première partie:
Echange de biens et références aux valeurs
Les écarts différentiels des pratiques culturelles des personnes en difficulté et les nonnes prescrites par les institutions ne sont analysables que dans les symbolismes de chaque logique: symbolisme dans les logiques traditionnelles et symbolisme dans les logiques modernes. Chaque symbolisme est vecteur de valeurs propres de chaque fonnation. Par exemple, le contrôle symbolique du temps donne l'impression de bien suivre le déroulement de la modernité. Maîtriser son épargne, n'est-ce pas penser maîtriser en partie l'avenir, donc son temps? Maîtriser ses comptes n'est-ce pas aussi une façon de maîtriser certains moyens de paiement, donc des instruments de la modernité?
-
Chapitre I Monnaie et liens sociaux Si l'on admet que toutes les relations monétaires s'effectuent à partir d'un rapport à une totalité, alors on peut concevoir et faire apparaître ces rapports comme un ensemble de représentations des luttes symboliques qui se déclinent dans plusieurs registres. Ces relations interrogeraient donc les rapports au pouvoir c'est-à-dire à la loi, les rapports aux autres, en un mot l'espace du possible. Dans cette perspective, il faut chercher à connaître la logique symbolique à l' œuvre dans les pratiques monétaires des personnes en difficulté pour éclairer le statut du symbolique. I - Le statut du symbolique et le statut symbolique monnaie
de la
Si l'on met les contraintes du symbolique (les médiations qui permettent l'échange: langage, loi, don, systèmes de signes) au centre du fait humain et du social, reste que le symbolique n'est pas l'échange mais permet de jouer l'échange. Car le symbolique, c'est ce qui renvoie d'abord à lui-même, indépendamment du réel. On trouve alors le problème majeur du croire et de la confiance qui, eux, font la réalité du social comme lien: il faut que le symbolique soit investi, cru, voire aimé en ses symboles. Selon le dictionnaire Larousse, le symbole est ce qui représente autre chose (un signe) en vertu de sa correspondance analogique. Le symbole peut donc être un objet ou un fait de caractère imagé qui évoque, par sa forme ou par sa nature, une association d'idées avec quelque chose d'abstrait ou de concret. Le symboles est selon Lalande « ce qui représente autre chose en vertu d'une correspondance analogique». En d'autres termes, le symbole est un objet ou un fait qui évoque par sa forme ou sa nature une association d'idées avec de l'abstrait. Même quand il est attribut, emblème, insigne ou représentation, il a toujours une valeur
8Nous développerons plus loin, cette notion à partir des travaux de Jacques Birouste sur le symbolum, qui désigne les monnaies comme des signes de reconnaissance, entre autres.
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évocatrice en rapport aux mythes, aux magies, en un mot aux croyances. De ce point de vue, les caractéristiques symboliques de la monnaie doivent être interprétées dans le cadre de la circulation monétaire. Puisqu'on peut lire, dans les rituels autour des produits et des services, la monnaie comme la somme des valeurs associées aux mythes, à l'histoire, aux cultures, aux sacralités et aux temporalités des populations concernées. En fait, si le symbole est une convention, il peut donc faire l'objet d'interprétation, car toute convention est un accord de deux ou plusieurs personnes portant sur un objet. Comme le montre C. Lévi-Strauss, si le rouge peut être associé à la dangerosité et le vert au calme, ce même rouge pourra aussi signifier la chaleur, la communication et le vert le calme glacial, la froideur. Il y a donc toujours à côté de l'arbitraire des signes un arbitraire de symboles. C'est dire que si la monnaie possède en elle même les signes du langage, ces signes sont remodelés par les individus dans leur système symbolique. La monnaie permet d'exister ou non socialement. En elle se lit l'histoire d'une nation, s'exprime son état de santé économique s'articulent des rapports sociaux et de pouvoir. Il faut donc, pour qu'on puisse accorder à un objet des équivalences de valeurs économiques, culturelles et sociales, qu'il inspire confiance. Dès lors, comment une pratique peut évoquer par sa forme, par sa nature, l'univers symbolique? Toute pratique se fait à partir de la vision du monde, de la place que l'on accorde aux hommes et aux objets dans la vie. C'est donc une intériorisation des désirs, des valeurs extérieures dans les pratiques quotidiennes. Ces principes d'intériorisation et d'extériorisation étant souvent contradictoires, l'étude de l'usage de la monnaie peut nous aider à comprendre la façon dont s'unifient et se développent ces contradictions.
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En effet, d'une part, l'analyse de la monnaie à partir des pratiques sociales et culturelles de la population en difficulté nous permet d'appréhender les dimensions culturelles et sociales de la gestion des incertitudes, d'autre part, elle permet d'unifier les pratiques d'un groupe, d'un peuple, d'une nation. L'argent a les propriétés d'un code à l'aide duquel des informations peuvent être transférées d'un individu vers un autre. Autrement dit, qu'il s'agisse d'une figure, d'un objet, la monnaie est un objet symbolique qui, tout en étant réel, n'a pas d'efficacité ou de valeur propre en soi, mais en tant que vecteur propre à d'autres valeurs. Le symbole monétaire traduit toujours dans la vie sociale un référent extérieur. Selon le Petit Robert, le mot monnaie provient de Moneie, monoie au XIIo siècle. De son origine latine la monnaie (Moneta) signifie « qui avertit». Il est aussi le surnom de Junon (le temple de Juno Moneta servant d'atelier pour la frappe des monnaies). Avertir, c'est appeler l'attention de quelqu'un sur autrui, sur une chose ou sur soimême. La monnaie est un symbole qui permet d'évaluer différents caractères des problèmes, des situations, elle permettrait donc d'avertir, d'informer quelqu'un de quelque chose. En effet, en tant qu'élément d'une culture, la monnaie fait partie de l'ensemble des acquis et des aspects intellectuels d'une civilisation: elle est en rapport avec les phénomènes sociaux, religieux, moraux, esthétiques, scientifiques, etc. Et comme toute civilisation connaît plus ou moins les influences d'autres civilisations, alors la monnaie pourrait être l'objet de négociation identitaire entre les individus. Dans commun meilleur organiser
les relations des choses compte des ou non leurs
entre des personnes qui ont ou mettent en (par exemple des contrats pour effectuer à opérations), la monnaie9 peut les aider à rapports avec d'autres.
~ous estimons, à ce titre, que les travaux de Jean Michel Servet, contre ce qu'il appelle « la fable du troc », sont en rupture avec la conception traditionnelle économiste, exclusive, qui fait de la monnaie un instrument facilitant l'échange et permettant une rationalisation du troc.
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Mais, les moyens et/ou termes d'évaluation changeant en fonction du temps et de l'espace où se jouent les diverses représentations, la place et le rôle de la monnaie évolue. Quelles que soient leurs formes, les représentations s'exposent de façon symbolique. En présentant à autrui des expressions monétaires, on évoque, on désigne, par le moyen de chiffres ou d'une image numismatique, des symboles qui correspondent à des objets et des concepts d'une époque, d'un lieu déterminé. Mais, l'argent n'étant pas un objet comme les autres, son étude demande à être circonscrite dans des champs bien définis. Pour ce faire, nous emprunterons la définition qui considère la monnaie comme un équivalent général procurant un pouvoir libératoire, c'est-à-dire un moyen qui a pour effet de libérer d'une obligation, d'une dette. Ainsi, malgré, ses formes particulières, nous pourrons mettre l'accent sur ses dimensions universelles. En fait, chaque client en difficulté fait valoir dans ses pratiques, consciemment ou inconsciemment, des schèmes. C'est-à-dire que chacun montre une figure de style dans son système de représentations qui n'est rien d'autre qu'un intermédiaire entre les phénomènes vécus et les catégories d'entendement disponibles pour cette même personne. Toute pratique révèle des désirs, des savoir-faire, des goûts, etc. Pour comprendre les pratiques monétaires il faut analyser les motivations liées à la recherche de l'argent. Pourquoi tant d'êtres
humains cherchent -ils à acquérir de l'argent?
.
Pour schématiserlo, on peut dire que les psychanalystes considèrent que pour acquérir de l'argent, les motivations découlent de la recherche de satisfaction des désirs, des passions. Les historiens associent les quêtes de l'argent aux enjeux culturels économiques et sociaux d'une époque donnée. Par exemple, ils estimeront que la recherche du dollar sur le marché noir soviétique
lOV oir notre
bibliographie
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est un moyen pour se procurer de meilleurs biens et services sur le marché informel. Les ethnologues expliquent la recherche de l'argent par des exigences culturelles et des motifs sociaux. Par exemple, ils expliquent la quête de l'argent par les populations pauvres du Sénégal comme un moyen de maintenir leurs valeurs symboliques. Quant aux sociologues, ils considèrent que la recherche de l'argent est liée à une recherche de socialité. Par l'argent on arrive à consolider ou à se délier de certaines sociabilités.
Si d'une certaine manière l'explication que donnent les différentesdisciplines à la recherche de l'argent relève du domaine de la motivation en termes psychanalytiques,certains mettent cependant l'accent sur le rôle et la place de l'argent dans les logiques symboliques.
A la différence des ethnologues, sociologues, historiens, psychologues,les économistesanalysent la quête de l'argent comme idéal de vie et soulignent que cette quête s'amplifie avec le développement des échanges marchands. Depuis l'antiquité, il se joue dans les pratiques économiques, des luttes symboliques c'est-à-dire des luttes pour l'appropriation des biens et services, la reconnaissance identitaire, etc. Déjà, les Romains faisaient une association entre la monnaie (Moneta) et les emblèmes et figures historiques de la civilisation romaine (la Déesse Junon) : la référence symbolique de ces Romains montre qu'il y a un caractère sacré de la monnaie. En apparence, il y a une contradiction entre le rôle de la monnaie pour acquérir des biens matériels et sa dimension spirituelle (associée au spirituel). Il s'agit donc de chercher à comprendre la façon dont s'opèrent les contradictions autour de la monnaie et des pratiques économiques, mais aussi la façon dont les différents agents l'inscrivent dans leurs parcours et univers symbolique. Si nous nous mettons donc dans la perspective du fait social ~otal, on peut savoir que l'usage de l'argent est lié à l'existence et aux
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croyances des personnes. En effet, avec l'argent l'être humain peut exprimer la domination, le pouvoir, comme on peut aussi apprécier sa souffrance, sa richesse ou sa pauvreté. Dans certains cas, l'argent participe à l'égalisation des statuts sociaux (comme l'égalisation des sexes). Il faut donc essayer de découvrir sa valeur symbolique dans le contexte social de celui qui le pratique. L 'histoire montre que plusieurs objets ont joué le rôle de monnaie, on peut citer: les perles, les coquillages, les cartes de crédit, etc. Si ces différents objets ont pu jouer le rôle de monnaie, c'est que les populations lui ont consciemment ou inconsciemment donné de la valeur. Dès lors, comment se fait-il que la valeur de la monnaie à un moment donné et par rapport à un espace donné se perpétue-t-elle ou disparaît -elle? Nous pensons que le contenu des pratiques monétaires est déterminé par des représentations que les générations présentes ont des comportements des générations futures: ce que les économistes appellent « le modèle à générations imbriquées». Autrement dit, en nous intéressant aux représentations et aux attentes financières de certains groupes sociaux, nous voulons montrer comment le registre de l'imaginaire joue un rôle actif dans la détermination de la monnaie. En fait, le rapport à la monnaie est aussi un rapport au groupe déterminé par les comportements supposés chez les autres membres de la société. La monnaie apparaît donc comme un médiateur social, une expression de la totalité sociale. Mais le registre de l'imaginaire ne doit pas éluder l'existence d'autres registres. En effet, l'un des intérêts que nous portons à ce sujet consiste à comprendre comment la monnaie participe de l'identité. De ce point de vue, nous nous intéressons au rapport de l'argent au corps, à sa place et à son rôle dans le langage.
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Comme le montre Daniel de Coppet}}, l'expression de la monnaie comme totalité se fait voir chez les Aré'aré comme substance sociale. En s'intéressant au mot hora'aa qui signifie vain, inefficace, individuel, Daniel de Coppet nous montre que celui-ci s'applique à toute action, chose, être, être humain, relation qui ne fait pas ressortir la dimension monétaire. Pour lui, «le sceau monétaire fait quitter une pseudo-relation pour constituer une relation vraie». L'auteur poursuit: « Si la société a existé avant la monnaie, c'était aux dires des Aré'aré eux-mêmes, une horrible société, sauvage et pauvre... C'est la société contemporaine de la monnaie qui représente, pour cette société, l'essentiel». L'analyse de cette société Aré' aré comme totalité montre toute la problématique de la légitimité de la monnaie. En effet, D. de Coppet distingue, au sein des Aré'aré, trois types de relations sociales: les relations de forme externe, les relations de souffle et les relations de représentations. L'auteur décrit les mouvements d'articulation de ces trois types de relations par rapport à la monnaie qui peut y représenter la totalité comme le mouvement général de la société. Dans le mouvement général de ces relations que l'auteur qualifie de «mouvement socio-cosmique », il y a une spécificité de la monnaie puisqu'elle prend en charge l'ensemble des relations sociales lors « des moments de totalisation où l'ensemble des flux convergent». Il en est ainsi lors des funérailles où «la valeur proclamée de toutes ces monnaies permet d'ériger un nouvel ancêtre». Ce moment de funérailles, de totalisation devient donc un moment de représentation. La place et le rôle de la monnaie dans les funérailles expriment donc une totalité des trois flux de relation: le corps, le souffle, et la représentation, «les sommes proclamées lors des moments de totalisation sont plus que des additions, ce sont des représentations de la totalité» nous dit D. de Coppet. llDaniel De Coppet, La monnaie dans la communauté Are'are. Les relations sociales en fonne de totalité, in Cahiers Finances, Ethiques Confiance: Souveraineté, Légitimité de la monnaie,
pages
(215
à 229);
AEF
-CREA
1995
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La monnaie est de ce point de vue une forme auto-référente qui règle les trois types de relation. Dans ce contexte, la monnaie chez les Aré' aré en tant que seul moyen de représentation de la totalité apparaît comme un moyen de symbolisation de la part de la communauté pour dire toute la référence à la totalité. Mais si l'on parle d'auto-référencialité de la monnaie chez les Aré' aré, n'excluons-nous pas de facto, d'autres réalités qui pourraient représenter la totalité sociale? Pourquoi la monnaie serait le seul moyen de représentation de la totalité? La monnaie comme référence à la totalité a t-elle un rôle régulateur, normatif dans ce type de société? Toute crise monétaire se traduit elle par une crise sociale et inversement? Pour étudier l'état dans lequel, les représentations sociales de la monnaie pourraient être pensées, nous pouvons analyser les différentes formes de dédoublement comme monnaie/or, monnaie. Sinon Disons avec D de Coppet qu'il y a un double mouvement dans la circulation générale de la monnaie et dans les relations sociales: «unification derrière le miroir qui est l'unification en monnaie au titre de représentation et puis une unification dans le vivant pour recomposer (à partir de la monnaie) des êtres vivants ». C'est dire qu'il y a des êtres et institutions qui peuvent jouer les intermédiaires dans les mouvements monétaires entre le concret et l'abstrait, l'ici bas et l'au-delà, etc. Les anthropologues ont montré à travers les sacrifices comment certains êtres comme les marabouts jouent à travers les rites les intermédiaires entre les dieux et les hommes. En repensant la pratique monétaire au sein des espaces concrets comme les bureaux de Poste, dans lesquels elle s'effectue, on peut voir et comprendre comment elle met en mouvement des univers culturels différenciés. En s'insinuant dans les différents registres de la vie sociale, non seulement, elle épouse et déplace les affrontements symboliques, mais aussi elle se glisse dans tous les modes de rencontres, d'échanges, d'associations, de confrontations entre les hommes produits par des sociétés multiséculaires.
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L'examen des pratiques des clients en difficulté requiert donc un ambitieux travail de pensée et d'analyse de tout ce qu'elles mettent en jeu. Elles exigent que l'on confronte les savoir-faire des clients et ceux des agents; les deux parties les ont acquis sur des logiques sociales, éthiques, culturelles, anthropologiques. Cet examen se fonde sur toutes sortes de plans d'existence, sur la substance du monde de chacune de ces parties. n - Usages de la monnaie dans la chaîne symbolique Pour sceller dans le même moule les logiques économiques et financières des institutions financières d'une part, et d'autre part des clients en difficulté, il nous faut analyser la pratique monétaire comme un condensé des valeurs culturelles et sociales des participants aux échanges. Si la pratique monétaire peut être considérée d'un certain point de vue comme une reproduction sociale des valeurs, les individus signifient aussi, par leurs pratiques, leur capacité d'invention et d'innovation. En fait, dans l'univers social, elle est une manipulation de signes, l'argent est remodelé dans les représentations symboliques des objets et des êtres. Car les individus se servent de certaines connaissances qu'ils ont des logiques financières pour dégager leurs stratégies ou faire des bricolages qui peuvent leur être bénéfiques. Ces individus en difficulté que nous avons observés opèrent leurs choix à partir d'un répertoire12 d'éléments hétérogènes, contingents, morcelés et limités. Mais, il reste que les matériaux avec lesquels ils doivent se débrouiller leur sont donnés. Par conséquent l'univers du possible est limité pour l'individu (l'individu en difficulté): «Son univers instrumental est clos et la règle du jeu est de toujours s'arranger avec les moyens du bord, c'est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d'outils et de matériaux.» 13 Dans cette perspective, la problématique que soulève la métaphore du bricolage dans l'analyse des pratiques monétaires est celle de la 12Claude Lévi-Straus, 13Claude
Lévi-Strauss,
ibid, 1962 La Pensée
Sauvage,
page 27, 1962,
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Paris
- Plon.
compréhension de la notion de précontrainte financière. La précontrainte, ce avec quoi les individus en difficulté doivent faire, est une notion centrale dans la compréhension des pratiques culturelles et sociales des personnes. Essayons donc de cerner cette précontrainte à partir des pratiques monétaires des clients que nous avons observés: 1 - ces clients ont des revenus insuffisants 2
-ils sont souvent
analphabètes
-
ou illettrés
3 ils ont peu de relations sociales auxquelles pour se faire aider.
ils peuvent recourir
Enfin, il Y a un second niveau symbolique de cette précontrainte est la vision du monde et le langage des individus concernés. Certes ces individus ont leurs signaux sociaux qui leur permettent de régler la circulation monétaire, mais la perception qu'ils ont de la monnaie à partir des leur univers symbolique ne constitue pas souvent un atout. Dans les pratiques monétaires de la plupart des populations en difficulté se mêlent des formes d'affirmation identitaire et des résistances culturelles qui constituent des faiblesses aux vues de la logique financière. En effet, malgré l'environnement et les moyens de paiement modernes, il y a non seulement une persistance de croyance coutumière, mais aussi un maintien des relations d'appartenance que cherchent à exclure la logique financière. Mais, même si les pratiques de chaque partie participant aux échanges visent des résultats, et même si ces pratiques ne sont pas toujours délibérément morales, conformes à la raison pratique, disons avec Kantl4, qu'elles sont normatives puisqu'elles déterminent les conduites des protagonistes. Ainsi, chez certaines populations où la vente ou l'achat de certains produits sont interdits, on assiste à la résurgence d'anciennes ou à l'apparition de nouvelles règles de conduite.. Par exemple, étant
14Kant, La critique
de la raison
pure.
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donné que certains produits ne peuvent ni être vendus ni être achetés, les individus concernés chercheront à se le procurer par le troc. Dans cette situation, le troc ne serait pas antérieur aux relations marchandes mais concomitant à elles. Aujourd'hui, rappelons-le, ce type d'échange se déroule essentiellement dans le secteur informel qui exprime un pôle de résistance à l'économie moderne. En prenant la pratique monétaire au mot, si l'on peut dire, nous avons voulu montrer la matérialité du signifiant (monnaie) et l'énigme de l'échange. Il s'agit de souligner que l'échange monétaire est un échange de signes et de sens. Dans sa contribution au débat sur la légitimité et la souveraineté de la monnaie, Jacques BiroustelS, s'appuyant sur la dynamique du signe pense que la monnaie comme rapport à la totalité est en fait « un double rapport,... le rapport du contact, et le rapport de contenu et de contenant, où la fraction, la division réfère à une sommation». Le rapport à l'argent participe du lien social c'est-à-dire la façon dont différents individus se reconnaissent dans une unité symbolique. Dans ce type de relations, la gestion des incertitudes financières consistera à chercher chez les intermédiaires des signes de valeurs c'est-à-dire des symboles qui permettent de se sécuriser. Ces symboles qui permettent de faire confiance apparaîtront d'autant plus solides qu'ils auront été objets de rituels: « la répétition des signes fait loi ». Mais, il ne s'agit pas de démontrer qu'il y a du religieux au cœur de l'échange et du rapport à l'argent, donc à ramener systématiquement la question de l'argent dans le domaine du religieux. En effet, en ramenant l'argent dans le religieux, l'on prend le risque de dilution de l'objet dans tout et rien. Car, si le rapport à l'argent s'établit comme un rapport à quelque chose de sacré, cela ne 15Jacques Birouste, Contribution sur le débat provoqué par l'article de J M Servet (Légitimité et illégitimité des pratiques monétaires et financières), in Cahiers fmance, éthique confiance 1995 (pages 326 à 334) cité ici.
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signifie pas que dans certains contextes, ce rapport est religieux ou qu'il est comme de la religion. En fait, si dans certains cas, les rites sont religieux, dans d'autres, ils sont simplement comme des rites religieux. Mais, même si, il peut y avoir de la religion lorsqu'il y a du rite, l'existence de ce dernier ne suffit pas pour indiquer .du religieux dans tout rite: un rite peut être religieux ou profane. Certes, dans les pratiques monétaires des clients en difficulté, nous retrouvons des rites religieux sécularisés, mais ce qui nous importe c'est de souligner comment le rituel autour de l'argent crée des espaces de marge et donc de liberté. Il ressort de l'observation de la population en difficulté de La Poste que le rite qu'institue cette population, lui permet d'assurer un contrôle symbolique du temps, et de guérir l'incertain et l'imprévisible. Nous considérons que la difficulté financière entraîne des incertitudes dans trois types de rapports qui sont en réalité un tout: le rapport à soi, le rapport à autrui et le rapport aux circonstances ou aux événements;
. L'incertitude par rapport aux événements (prévus ou non) se traduit par le fait que l'individu en difficulté ne dispose pas assez de moyens financiers et autres pour faire face à ce qui se produit ou va se produire.
. .
L'incertitude par rapport à soi-même s'explique par le fait que l'individu en difficulté ne sait pas comment il peut s'en sortir luimême L'incertitude par rapport aux autres provient du fait que l'individu ne sait pas ce que seraient les réactions des autres par rapport aux situations que l'on vit soi-même. En fait, l'incertitude comme la prévision, dépend des sociétés, puisque chaque société a son propre rapport au temps. Par exemple, en France on dit que le temps perdu ne se rattrape jamais, alors qu'au Sénégal, on a coutume de dire qu'il n 'estjamais trop tard.
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Mais, quel que soit le lieu, l'incertain ne pouvant pas être prévu par définition, l'individu cherchera à administrer ses acquis selon la vision qu'il a du temps et de l'espace. C'est-à-dire que chaque pratique fait partie d'un ensemble d'autres pratiques qui sont solidaires dans le système des relations sociales.
Vu la pluralité des positions dans l'espace social, il y a une pluralité de stratégies. D'autant que la multiplicité des parcours associée aux mobilités sociales entraînent des déplacements, des écarts de sens et de valeurs.
Si l'incertitude porte toujours sur le sens, la valeur de la situation des objets, des personnes, des actes, des places, alors, le concept d'habitus nous permet de voir comment elle se situe dans une situation dialectique entre le possible et le probable. Autrement dit, on pourra comprendre comment la difficulté peut être source de ressources stratégique c'est-à-dire comment elle permet d'avoir un sens du jeu, et d'anticiper sur le jeu du possible. Au total, l'habitus comme matrice de schèmes sous l'angle de la logique de l'abstrait nous aide à interroger le flou, l'ambigu. En effet, interroger le flou c'est d'une certaine manière interroger l' incertitude. Concrètement, les interactions des divers parcours culturels et les multiples acquis des personnes en difficulté entraînent un brouillage des frontières symboliques et des hiérarchies de valeurs. S'il Y a équivalence pratique entre les matrices de schèmes de différents champs de pratiques chez certaines personnes en difficulté, elles peuvent donc opérer des transferts monétaires d'un champ à un autre, par exemple elles peuvent convertir leurs épargnes en crédits.. Les trois types de rapports dans lesquels se donnent à voir les situations d'incertitudes des personnes en difficulté que nous avons obseIVées, reflètent leurs représentations sociales qui se développent à partir de trois registres principaux:
.
Le registre ontologique, dans lequel s'interrogent sur leur conditions d'existence.
47
ces
personnes
. Le registre anthropologique, registre qui leur permet de concevoir et de définir les formes de rapports à entretenir avec les autres. . Le registre cosmogonique ou cosmologique, dans lequel les sociétésmontrent leur vision du monde. Ill- Monnaie et échanges de valeurs La monnaie est un indicateur des situations existentielles des êtres, elle doit donc être appréhendée sous les feux croisés de la psychanalyse et de l'anthropologie culturelle et sociale. L'histoire montre que plusieurs objets ont joué le rôle de monnaie. La sociologie en tant qu'étude des pratiques sociales nous est indispensable pour comprendre le rôle et la place de la monnaie dans la dynamique sociale. En effet, la monnaie est un équivalent général qui s'applique à un ensemble de cas et d'éléments pouvant être désirés, échangés par les individus. Du fait qu'elle permet d'acquérir, de s'acquitter, en un mot de se délier de l'embarras, d'un besoin, d'une charge, elle est au centre de la réflexion sur la souveraineté. Laquelle réflexion s'inscrit dans une problématique de légitimation des pratiques culturelles et sociales. L'autre aspect est que la monnaie, en ayant un pouvoir libératoire, est fortement connectée aux mouvements des prix. Or ces prix euxmêmes sont objets de négociation entre individus c'est-à-dire que les prix sont en fait des déterminants extérieurs des objets échangés. Certes, comme le rappelle K. Polanyi16, on ne doit pas confondre équivalent et prix, mais c'est en fonction de sa valeur et/ou utilité qu'on la rend convertible ou non en moyen de paiement. Autrement dit, elle est un vecteur de valeurs. Comme le souligne Karl Polanyi, l'usage des monnaies n'a pas toujours un caractère utilitaire, mais la monnaie en tant qu'équivalence permet de s'acquitter des obligations en faisant des paiements ou en accomplissant un service d'une valeur définie. Dans 16Karl Polanyi, La Grande Transformation
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les sociétés contemporaines, étant donné que les prix sont des instruments spécifiques aux échanges marchands, le caractère utilitaire de la monnaie est de plus en plus prépondérant. Ceci étant, la place du marché en tant qu'elle est une force structurante
de la circulation
des biens et des services, a existé partout
de tout temps. Quels que soient le degré de hiérarchisation et l'évolution des sociétés, il y a eu une pluralité de modes de circulation et de transferts des biens et des services. Cette pluralité se caractérise par la réciprocité, la redistribution et les échanges. Par conséquent, le marché comprend la monnaie, le travail et la terre, même si ceux-ci ne sont pas des marchandises.
On ne peut donc que s'accorder avec Karl Polanyi, dans La Grande Transformation, lorsqu'il critique le paradigme smithien selon lequel il y aurait un sauvage adonné au trocl7. Confronté aux apports de l'anthropologie moderne, ce qui est présenté comme troc n'est rien d'autre qu'une pratique de don/contre don. Au total, il faut faire une distinction entre l'économie en nature et l'économie monétaire. L'économie en nature, qui se caractérisait en Egypte, entre autres par l'existence de greniers, de stockage, et qui se caractérise aujourd'hui, dans les systèmes d'échanges locaux (SEL) par un échange de temps et de savoir, n'est pas déterminée par l'ignorance de la monnaie, car les impôts et salaires sont payés en monnaies. Donc, s'il est possible de dire qu' « une économie de marché (...) présume l'existence d'une monnaie18 », l'inverse n'est pas vrai. L'économie n'est pas séparable du social.. Certes dans son aspect marchand l'économie peut être désocialisée, mais on ne doit pas confondre les instruments de rationalité du marché avec la monnaie. En effet, si les marchés n'ont pris de l'importance que très tardivement, les rencontres pour échanger des biens ont toujours 17Jean Michel Servet parle de Fable du troc (voir bibliographie). Pour cet auteur le troc a existé en même temps que la monnaie, et non précédemment. 18K Polanyi, Primitive, Archaic, p 14, cité par Jean Michel Servet, p 1133, l'Institution monétaire de la société selon Karl Polanyi, in Revue Economique, Novembre 1993
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existé. Dans cette perspective, il y a une universalité des pratiques monétaires: à côté des échanges en nature, existent des usages des moyens de paiement. De même, le don/contre don contient une relation de crédit, dans la mesure où ce type d'échange se déroule à travers des cycles infinis de dettes et de créances réciproques qui se terminent par le paiement. Il ressort donc de cette présentation sommaire des thèses de K Polanyi qu'on doit distinguer: immersion de l'émergence de l'économique, port de commerce et place du marché, équivalent et prix, réciprocité de la redistribution et de l'échange. La pensée de Karl Polanyi constitue donc une rupture avec une certaine conception de la monnaie chez des économistes. Pour lui, la définition des fonctions monétaires doit répondre à deux critères:
.
les conditions sociales des usages monétaires.
.
les opérations remplies par ces usages.
Cependant, comme la plupart des économistes, K Polanyi distingue quatre fonctions essentielles dans les usages monétaires: la monnaie comme moyen de paiement, la monnaie comme intermédiaire des échanges, la monnaie comme unité de compte, la monnaie comme instrument de réserve Mais nous pensons qu'il serait plus exact de parler de trois fonctions (paiement, échange et compte) car la fonction de réserve n'est pas spécifiquement monétaire. Par exemple, si l'on prend une police d'assurance, on a pris un instrument de réserve qui n'est ni moyen de paiement ou d'échange, ni unité de compte. La fonction de paiement correspond à l'acquittement d'obligations qui peuvent concerner des biens et services ou des modes de compensations
sociales et/ou culturelles.
La fonction d'échange correspond au besoin d'objets dont la valeur connue peut servir d'intermédiaire ou de substitut dans les relations marchandes. On ne doit pas confondre cette fonction d'échange avec la fonction de paiement. Si le développement de l'économie marchande a entraîné une confusion entre la fonction de 50
paiement et la fonction d'échange de la monnaie, comme le montre K Polanyi, il faut faire une distinction nette entre monnaie à usages limités et monnaie universelle (à tous usages). Autrement dit, y compris dans l'économie moderne, la monnaie n'est pas toujours fongible: il existe un cloisonnement des usages monétaires. Nous illustrerons ces propos dans les pratiques monétaires
des clients en difficultés de La Poste.
Quant à la fonction d'unité de compte de la monnaie, elle consiste à réaliser des échanges sur des quantités de biens hétérogènes. Dans une économie de redistribution, elle permet de réaliser des échanges en nature pour le stockage, la gestion des matières de bases (céréales, tissus, etc.), comme elle permet de payer les salaires, traitements... La monnaie joue donc un rôle fondamental dans l' autonomisation de l'économique et dans l'autorégulation par les marchés. Mais la reconnaissance de ces caractéristiques ne doit pas faire croire à l'idée d'un marché s'ajustant de lui-même. De même, si la monnaie permet d'obtenir de l'intérêt, la terre des rentes, le travail des salaires, on ne peut considérer ces éléments comme des instruments purement objectifs et comme dénués de toutes dimensions politiques et sociales. On est, comme le dit J M Servee9, dans «l'impossibilité de réaliser pleinement un système de marchés auto-régulés général et durable (...) Partant de là trois voies s'ouvrent aux chercheurs. La première inscrit socialement les marchés, la deuxième absorbe l'ensemble du social en le réduisant à un méta-marché et la troisième construit les marchés comme des réseaux ». Pour expliciter la pensée de cet auteur, disons que:
. Si l'on fait une inscription sociale des phénomènes économiques, marchands en particulier, l'on va non seulement subordonner ceux-ci à un ensemble de relations sociales dans lesquelles on ne pourra pas les autonomiser totalement, mais aussi on 19p 1155, l'Institution Novembre 1993
monétaire
de la société selon Karl Polanyi, in Rewe
51
Economique,
aboutira à incorporer toujours, dans les coûts transactionnels les éléments non marchands. - Si l'on absorbe dans l'économie la totalité du social, on arrivera, dans ses formes extrêmes, à réduire les pratiques sociales à une rationalité économique, comme l'a fait Gary Beckero en généralisant un comportement humain universel ou Oliver Williamson21 en parlant d'efficience organisationnelle par les coûts transactionnels. - Si l'on fait une construction sociale22 des marchés comme l'ont proposée Mark Granovetter3, Richard Swedberi4 et Viviana Zelizers, on reconstruira le marché à partir des conventions, des règles, des lois, des désirs mimétiques, des sens, des valeurs intériorisées ou explicites, des mécanismes multiples de sa structuration sociale, interprétés comme réseau social. Dans cette perspective, il faut s'intéresser aux conditions morales qui permettent aux individus de faire des échanges c'est-à-dire aux questions éthiques. Mais, dès lors qu'on admet qu'il y a une construction sociale du marché, est-il possible de montrer que les individus en difficulté participent à celle-ci? Si oui, comment font-ils? En fait, si l'on considère que les individus en difficulté qui sont en relation avec La Poste sont des clients, on doit accepter qu'ils constituent un marché - tout au moins, au sens Marketing du terme
-
20 Becker Gary, Nobel Lecture: The Economic Way ofLife, Journal ofPolitical Economy, 101, June, 1993, p 385-409 21Williamson Oliver E., The Economic Institutions ofCapitalism.: Firms, Markets, and Relational Contracting, New-York, the Free Press, 1985 22n faut préciser qu'il y a des différences d'approches entre ces auteurs. M Granovetter en utilisant ce concept analyse les faits à partir de la théorie des réseaux (même s'il souligne lui-même qu'il y a d'autres approches que la théorie des réseaux). Quant à R Swedberg, il utilise selon les circonstances différents concepts disponibles en sociologie économique. V Zelizer analyse ces faits avec l'aide de la sociologie de la culture qui met l'accent sur les dimensions symboliques des faits économiques. 23Granovetter Mark, Economic Institutions as Social Constructions: A Framework for Analysis, Acta Sociologica, 35, 1192a, p3-11 24Swedberg Richard, Histoire de la sociologie économique, Paris Desclée de Brouwer, 1994 25Zelizer Viviana, Repenser le marché: la construction sociale de « marché» aux enfants, Actes de la Recherche en sciences sociales, 94, 1992, P 3-26
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c'est-à-dire une population qui a un pouvoir d'achat qui peut être source d'enrichissement pour une entreprise. A ce titre, ils participent de différentes manières à cette construction sociale du marché. Si la monnaie, en totalisant dans un même étalon les particularités multiples, donne à la société une possibilité de faire son unité, alors, elle participe du lien social. De ce point de vue, comme le dit l'économiste F Hahn26 la monnaie n'a pas de valeur intrinsèque. L'utilité de la monnaie résiderait, comme il le dit, dans le fait qu'elle soit universellement acceptée dans les échanges. Car, comme l'a montré aussi Samuelson27, après que la valeur de l'or se soit détachée de la valeur de l'argent, beaucoup de gens pensaient que dans le système du «gold standard» de l'étalon, l'or comme référence donnait à la monnaie sa valeur. Or c'est dans les échanges que se joue la valeur de la monnaie. En réalité, selon Samuelson28, il y a un suivisme dans l'acceptation de la monnaie comme valeur d'échange. La pratique monétaire apparaît, de ce point de vue, comme des pratiques holistiques. La monnaie permet donc une inscription dans le social des phénomènes économiques, elle absorbe et construit la totalité du social. De ce point de vue, on peut non seulement étudier ses différents usages à partir des relations sociales autonomes ou non, mais aussi on peut analyser à travers elle la totalité du social et comprendre avec elle les multiples relations complexes entre individus. Quand un individu est en pénurie d'argent, sa gestion des incertitudes peut paraître antinomique aux valeurs sociales et culturelles souhaitées par la société globalement, mais souvent, comme nous le verrons, leurs valeurs sociales sont enfouies dans les différents univers et formes de leurs pratiques. Ces valeurs sociales sont parfois incorporées, parfois imagées, mais elles font souvent l'objet de négociation et d'affirmation identitaire. Pour les rendre 26F. Hahn, Equilibrium and Macroeconomics, 27p. A Samuelson, Economics, McGraw-Hili, 28Samuelson, acceptée»
op. cit., p 276:
« Paradoxe:
Basil Blackwell, Londres, 1984. New York, 100 éd, 1976. la monnaie est acceptée parce qu'elle
53
est
lisibles, on peut admettre que toute pratique se déroule dans trois registres:
.
le registre de l'imaginaire dans lequel s'exprime les
différentes représentations
que l'on a des objets et des êtres
.
le registre du réel, dans lequel on inscrit ses alliances, le tact, le contact
. le registre du symbolique au moyen duquel on exprime le sens qu'on donne aux objets, aux êtres et aux relations. Comme pour les pratiques, la difficulté de vie se manifeste aussi dans ces trois registres. Il faut cependant préciser que, malgré l'existence de ces trois registres séparés, les individus arrivent à opérer des glissements entre ceux-ci. Autrement dit, le cloisonnement des registres de la vie sociale n'interdit pas les modes de totalisation. C'est ainsi que la population de La Poste que nous avons observée utilise des expressions qui nous montrent non seulement ses représentations de la monnaie (registre de l'imaginaire), mais aussi la place de celle -ci dans ses relations sociales (registre du tact29) et son sens dans sa vie (registre du symbolique). En nous intéressant aux termes qui permettent aux individus en difficulté de désigner l'argent, on se rend compte que ces mots s'appliquent à toutes les actions, les choses, les êtres qui participent à la vie. Leur façon d'appeler la monnaie nous renvoie aux images du bâtiment (briques), aux substances (blé), aux emballages(sacs) etc. En effet, le blé fait penser à la nourriture, les briques font penser au logement, les emballages aux habits. Et puisque la connotation de ces mots fait penser aux choses vitales, alors agir avec l'argent c'est non seulement montrer que tel objet contient de la vie mais aussi qu'il participe de la construction de l'identité. Pour ces clients en difficulté, l'argent permet de construire une vraie relation avec les autres. Une vie sans argent est donc une vie 29Le registre
du tact est à considérer
comme
le registre
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du contact.
sans « blé » (nourriture), sans « briques» (logement) et sans « saCS» (habits). Ils disent chacun: « sans argent on n'existe pas ». L'analyse des mots avec lesquels ces clients désignent l'argent permet de dire que l'argent est une totalité. Ces termes de désignation de la monnaie permettent aussi de comprendre les niveaux de légitimation des pratiques monétaires. A travers ces mots utilisés, à l'instar de la classification de D de Coppet, on peut distinguer, dans cette clientèle, les différents types de relations sociales: les relations de forme externe «le saC», les relations de vie (de souffle), «le blé» et les relations de représentations « une brique». On peut aussi dire que les pratiques monétaires sont les mouvements d'articulation de ces trois types de relations qui permettent de vivre la difficulté comme une totalité. Les pratiques monétaires des clients en difficulté sont donc des mouvements généraux de leur vie en société. Egalement, à l'instar de Daniel de Coppet30, on peut qualifier les pratiques monétaires des client en difficulté de La Poste que nous étudions, comme un « mouvement socio-cosmique ». Autrement dit, les pratiques monétaires de ces clients rythment leur vie sociale en montrant les tendances dans lesquelles ils inscrivent les choses matérielles, leurs différentes représentations, leur vie. Rappelons-le, ces représentations sont indissociables de leurs relations sociales et de leurs logiques symboliques. Chaque type de pratique financière de ces clients en difficulté montre la spécificité de la monnaie dans l'ensemble de leurs relations sociales qui se déroulent à plusieurs niveaux. Nous avons montré qu'il y a deux pôles de socialité (socialité primaire et socialité secondaire) dans lesquels se déroulent les relations sociales. Nous avons aussi rappelé qu'il peut y avoir des interactions entre ces deux pôles. Raison pour laquelle, on doit analyser les systèmes d'alliance ou de non-alliance des clients en difficulté avec les institutions en tenant compte des trois registres définis plus haut.
30Daniel
de Coppet,
idem
55
Ainsi, lorsque nous analysons les types de relations entre ces clients et les guichetiers de La Poste, nous y découvrons parfois des stratégies d'alliance qui découlent non seulement de leurs acquis symboliques, mais aussi de leur représentation de la vie. Chaque moment de rencontre des agents des institutions financières est un moment de totalisation où l'ensemble des flux convergent vers des besoins d'argent. De même, dans les opérations d'achat, la valeur proclamée de l'argent n'est pas simplement une valeur économique, mais aussi un moment qui permet d'ériger une nouvelle relation. Ces moments de totalisation, où l'on compte autant ses capacités de négociations que ses capacités d'acquisition de services et des biens, sont des moments de représentation sociale et culturelle. La place et le rôle de la monnaie dans les échanges économiques sociaux et culturels expriment donc une totalité des trois flux de relation: le corps, le langage, et la représentation. Les sommes de ces échanges, lors des moments de rencontre, de totalisation, ne sont pas simplement des additions, ou une juxtaposition de demandes différentes. Ce sont des représentations effectives de la totalité d'une manière d'être. Laquelle manière d'être contient le sens du tact, de la mise en scène et des niveaux de compétences sociales, culturelles et langagières. Pour reprendre André Orléan, la pratique monétaire est, de ce point de vue, une forme de pratique auto-référente qui règle les types de relation.
Dans ce contexte, les pratiques monétaires des clients en difficulté, en tant que représentation pratique de leur totalité, symbolisentleur appartenance à différentescommunautés. On peut dire que, selon les cultures, il y a des façons, pour les différentes catégories de la population, de montrer l' autoréférencialité
de leurs pratiques monétaires.
Chaque terme utilisé pour désigner la monnaie exprime, à côté de celle-ci, d'autres réalités qui pourraient représenter la totalité sociale. Ces expressions peuvent se dédoubler comme blé/ferraille (pour dire
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des pièces), dans lesquelles les représentations sociales de la monnaie pourraient être pensées. La monnaie n'est pas le seul moyen de représentation de la totalité. Mais, comme référence à la totalité, elle a un rôle régulateur, normatif dans la société. Disons, avec D de Coppet, qu'il y a un double mouvement dans la circulation générale de la monnaie et dans les relations sociales. Derrière ces termes, la monnaie unifie des titres, des statuts, des origines culturelles et sociales, des représentations des clients en difficulté. Ces termes leur permettent de recomposer, de reconstruire leurs univers des choses et des êtres.
En faisant une analyse plus fine des termes utilisés par les individus en difficulté, en fonction des parcours personnels, on voit bien que les anciens ruraux qui vivent en ville désignent souvent l'argent par le mot blé, les anciens ouvriers parlent de briques, beaucoup d'autres, surtout les maghrébins, disent «flouze». C'est dire qu'au delà des termes utilisés pour parler d'argent et qui montrent les relations aux êtres et objets, s'affirment des luttes symboliques. Autre exemple, chez les Wollofs, le mot appartenance se dit « mbokh ». Ce mot signifie aussi, parent, maïs. Il provient de «bokh» qui signifie assembler, regrouper. C'est-à-dire que le mot appartenance se rattache à tous les domaines de la vie (parent), le sang, l'alliance, la force, la nourriture, etc. Dans les modes de représentations de la monnaie par la population en difficulté que nous avons étudiée, il y a un lien très étroit entre sa situation sociale qu'est la pénurie et la définition qu'elle a de l'argent. Il y a aussi un lien très étroit entre la valeur que cette clientèle accorde à l'argent et à l'homme dans la vie sociale. L'argent c'est du blé, c'est un brique, c'est un sac c'est-à-dire un moyen pour l'homme d'adresser ses demandes de nourriture, de logement et de blanchissement. Donc toute leur vie, ces clients pour exister, pensent qu'ils doivent maintenir ou accroître leurs relations. Ces lieux où se déroulent ces relations sont au nombre de trois: les logements (pour les relations avec les proches), les espaces publics (pour les relations avec d'autres
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plus ou moins proches), et les lieux sacrés (pour les relations intimes).
.
être en relation avec les proches c'est participer aux cérémonies,célébrer des rites;
. être en relation avec d'autres dans les espaces publics c'est aussi jouer des rôles dans des rites particulières, et décliner son identité; .
être en relation avec soi-même c'est faire des sacrifices et se
préserver de l'extérieur. En considérant ces clients comme des individus qui instituent des niveaux de relations, on peut les voir comme des personnes qui ne s'appartiennent pas totalement car ils se donnent des obligations à rendre par des pratiques culturelles et sociales. Ils veulent avoir une vie correcte de laquelle ils peuvent tirer des statuts et des identités distinctives. Par conséquent, on peut distinguer les relations fondamentales des autres relations. Les relations dont ces clients ne peuvent faire table rase sont celles qui mettent en jeu la famille et soi-même c'est-à-dire la dignité. Ces relations à la famille sont du même niveau que les relations à la communauté. Ces clients appartiennent à des communautés envers lesquelles ils se sentent endett~s. Ces dettes sont des obligations que chaque personne est censée fournir. Ces obligations c'est-à-dire ces dettes fondamentales dont ces clients ne peuvent s'acquitter les conduisent parfois à faire des actes de déviance. On peut se demander si la négociation avec les intermédiaires de la finance, pour certains clients croyants aux êtres surnaturels, d'origine africaine notamment, n'est pas du même ordre que la négociation de la dette fondamentale avec des intermédiaires comme les dieux, les ancêtres31. 31Charles Malamoud, Finance
et monnaie,
croyance
rituels dans l'Inde ancienne, in Cahiers fmance légitimité) pages 99 à 129, 1995
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et confiance:
le paiement
des actes
- éthique. confiance(souverainetéet
Dès lors peut-on admettre que le fait de se rendre tous les jours au bureau de Poste soit une sorte de paiement? Si oui, peut-on le considérer comme le paiement de service dans le sacrifice solennel à un officiant? Ce paiement clôt-il d'une certaine manière la relation entre agents et clients en difficulté? Si nous ne pouvons pas affirmer que les relations avec les agents et clients en difficulté sont pour ces derniers des manières de mettre fin à des dettes fondamentales, on peut cependant dire qu'elles constituent
pour ces derniers des moyens de légitimer leurs actes.
A ce titre, les allocations ou les aides reçues permettent de rompre des cycles de «galère». Le virement dans le compte du client en difficulté tranche avec la tendance «infinie» de la galère. Le virement est donc une opération qui est une fin provisoire, même si la galère revient plus tard. Les relations avec les agents permettent de sortir de la difficulté d'indifférenciation entre l'individu et ses créanciers. Les paroles échangées, ou mieux encore les rites d'interaction deviennent des supports pour « les jeux» et des mises en scène de styles pour la négociation.
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-
Chapitren Des problèmes de légitimité et de souveraineté monétaire aux questions de justice On peut mettre en exergue ou faire abstraction globale des ressemblances de pratiques, toujours est-il que chaque action doit être mise en regard des logiques systémiques.
I - Ugitimation des pratiques monétaires Si la monnaie est un étalon et si la condition de possibilité de la loi elle-même consiste à faciliter l'expression de la communauté comme totalité, alors la mise à distance de la population et la profanation de la loi créera une distorsion dans la relation sacré / profane. Certes, cette distorsion permet l'émergence d'autres espaces politiques et sociaux de souveraineté, mais les nouvelles formes d'alliance qu'elles entraîneront risquent de perturber l'équilibre politique. Il en est ainsi des pouvoirs financiers qui secouent de plus en plus largement les rôles traditionnels de l'Etat. En effet, dans des pays comme la France, le développement de la monarchie, donc de l'Etat, est passé par la monnaie et la finance: la légitimité et la souveraineté des chefs d'Etat trouvent une partie de leurs assises dans la finance. J. M. Thiveaud montre que, durant la période mérovingienne, les frappes de monnaie sont localisées, et contrôlées par les représentants de l'autorité politique, le souverain.
Puis les carolingiens confirment ce rapport entre monnaie, souveraineté et légitimité. En effet, Pépin le Bref renouvelle et renforce l'alliance avec l'Eglise. Si les grands monastères bénéficiaient de la protection royale, ils assuraient le roi de la protection divine. De même, pour asseoir son pouvoir économique,le pouvoir monarchique a entrepris la multiplication des taxes, des péages et, en particulier, des taxes à l'exportation. Enfin ces politiques économiques royales «coïncident avec le début de la chasse auxjuifs et aux lombards ». Cette lecture nous pennet de comprendre que la politique monétaire est toujours liée à la question de la souveraineté et la
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légitimité des pratiques monétaires. Cette problématique ne concernent pas simplement des faits lointains, elle est aussi actuelle. La souveraineté monétaire est souvent un moyen d'affirmation de la légitimité politique. Le sceau monétaire permet de garantir le caractère universel de la monnaie. Mais, malgré ses dimensions universelles, selon les configurations politiques et économiques, la monnaie a des caractéristiques particulières.. Ainsi, certains Etats tentent de limiter les transactions monétaires dans le cadre de règlements qu'ils ont fixés, en restreignant par exemple la mobilité des capitaux, alors que d'autres tenteront de laisser faire les mouvements
de capitaux.
Quand la souveraineté politique cherche à se déconnecter de la légitimité de la monnaie, on parlera d'indépendance de la Banque Centrale: la politique est subordonnée à l'action économique. La perversité de ce système se donne à voir dans la corruption qui n'est en fait qu'un moyen d'accumuler du pouvoir et/ou des capitaux par un individualisme. La recherche de cette accumulation devient un enjeu stratégique avec des calculs de plus en plus sophistiqués. En admettant que. le calcul rationnel permet à la personne de poursuivre ses objectifs, cela signifie que celle-ci doit se dissocier de l'objet recherché. La séparation de l'objet et du sujet que valorise plus ou moins l'économie moderne conduit à une compétition où la relation entre individus est une relation « à la fois séparée et reliée par la comptabilité (quantification de la valeur) d'un bien par exemple» . Lorsque cette séparation de l'objet et du sujet entraîne des problèmes culturels et sociaux importants, il y a une tension. Il en est ainsi, pendant la colonisation, il y a eu une tension entre légitimité coutumière et légalité coloniale sur la monnaie. Cette tension se jouerait dans les processus d'abstraction et dans ce que la monnaie représente pour chacune de ces populations. Les sociétés africaines traditionnelles sont dans la configuration coloniale des sociétés coutumières « sans Etat» de type moderne, où les moyens de
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paiement sont multiples et correspondent aux usages cloisonnés de ces sociétés. Ce cloisonnement des monnaies permet de rapporter à chaque champ de la vie sociale une unité de compte spécifique. Alors, l'usage de chaque bien a sa propre signification, il y aura un usage séparé des instruments monétaires. A l'inverse des sociétés occidentales où les instruments monétaires sont fongibles du fait même de la nature de la dimension universelle et unidimensionnelle de la monnaie moderne, cette fongibilité apparaît comme une transgression de l'ordre social africain fortement cloisonné. On se trouve donc face à des représentations contradictoires qui se traduiront par des conflits entre les principes d'appartenance et de représentation de la totalité de chacune de ees populations. Pour légitimer leurs visions, les européens s'imposeront par la foree après le traité de Berlin, en colonisant ces peuples, c'est-à-dire en niant le principe d'appartenance de ces derniers. La résistance de ces peuples se fera sous de nouvelles formes. A partir de l'expérience coloniale française en Afrique, on voit la façon dont un Etat colonial construit un espace économique à partir de la souveraineté d'Etat. C'est par l'impôt que le colonisateur construira un espace de circulation monétaire pour pouvoir de nouveau prélever l'impôt moderne.
On voit donc qu'il ne s'agit pas de définir de façon idéale et universelle les caractéristiques de la «monnaie», mais de comprendre, à travers le rapport aux institutions, aux autres individus, ce qui se joue dans les pratiques monétaires comme processus social. fi justice
- Monnaie,
problème
de redistribution
et questions
de
Si nous nous intéressons à la question de la monnaie et de la justice, c'est que traditionnellement les populations ont investi l'Etat d'un rôle majeur de régulateur de la vie économique et sociale. Or de nos jours de plus en plus, ce rôle est remis en cause par des acteurs du marché économique et financier.
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Mais, pour comprendre s'il est possible d'obtenir une justice redistributive, il nous apparaît important d'étudier comment les nations mettent en place des systèmes de solidarités financières lorsque les citoyens ont des pouvoirs économiques inégaux. Comment on peut concilier les exigences de solidarité avec les exigences du marché? Si certaines personnes s'appuient sur les Etats pour gérer contraintes sociales et culturelles auxquelles elles sont confrontées, d'autres demandent de laisser faire les lois du marché: l'offre et la demande. Face à l'ampleur de ce que certains appellent «fractures sociales», le débat porte sur les rôles que doit jouer l'Etat en cette fin de siècle caractérisée par la mondialisation. D'autant plus que «depuis 1974, la richesse globale s'est accrue de (...)700/0(...) alors que le nombre de chômeurs a été multiplié par 7 (...) ce qui a aggravé les inégalités, 50% des plus pauvres ne disposant à peine que de 8% des richesses »32. Beaucoup de spécialistes et d'hommes politiques ramènent le débat sur la redistribution des revenus à un débat sur la citoyenneté. C'est pourquoi s'interroger sur la répartition des revenus, c'est d'une certaine manière s'interroger sur la redistribution et la justice sociale. Quelles sont les instances de décision qui permettent ou non aux populations de s'en sortir? Faut-il protéger les personnes les plus démunies des crises économiques et sociales? Pour protéger les hommes de conditions économiques et sociales inférieures, on s'est toujours appuyer sur des individus ou des institutions communautaires. Si ce rôle était dévolu au Saint dans l'antiquité, aujourd'hui, c'est à l'Etat que les citoyens ont généralement recours.
32Ignacio
Ramonet,
Le Monde
diplomatique,
Février
64
1998,
page
1.
En fait, à l'origine, à Rome, c'est au patron, ancien maître d'esclave (affranchi), de jouer le rôle de protecteur. Le patron est une façon de nommer le saint ou la sainte dont on a reçu le nom. Aujourd'hui, en France, on considère que le patron est, entre autres, celui qui peut redistribuer des revenus. Dès lors, lorsque l'Etat joue le rôle de distributeur de revenus, peut -on dire qu'il est le patron? Dans un système libéral, l'Etat peut -il continuer ce rôle de « patron» ? Mais si l'on rattache cette question à la notion de seIVice chez les romains, et si l'on ramène ces deux notions dans la configuration économique actuelle où les marchés jouent de plus en plus des rôles de premier plan, on pourrait se demander comment des individus en pénurie d'argent peuvent s'en sortir. En s'intéressant entre autres au problème de justice redistributive, John Rawls33 propose une Théorie de la Justice [1987]. Il essaie de refonder la théorie de la justice dans un cadre conceptualiste et à partir d'une critique de l'utilitarisme. Il considère que l'utilitarisme, en postulant qu'est juste un état social qui maximise la somme algébrique (somme des plaisirs moins somme des souffrances), des utilités (les satisfactions), conduirait à la limite au sacrifice de certains individus. En effet, la recherche du maximum de satisfaction oblige l'utilitarisme à prendre en compte la satisfaction de I'homme injuste. Par. exemple l'utilitariste ne s'offusquera pas contre un bandit qui maximise son bonheur, alors que notre intuition sera de dire que cette satisfaction est immorale. De ce point de vue, Rawls dira que, dans une société utilitariste, le plus défavorisé n'est qu'un moyen pour que la société globale soit heureuse. En d'autres termes, dans une société utilitariste la fin justifie les moyens. Or, comme le dit Kant, l'homme n'est pas simplement un moyen, mais toujours en même temps une fin et il doit être traité 33John Rawls, Théorie de la Justice, Seuil 1987
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ainsi. On peut affinner qu'une société utilitariste est donc nécessairement non morale. Dès lors, comment rendre possible une éthique des finances? Pour répondre à une telle question, faisons un détour avec les théories de la justice. A l'instar du «Maximin» (principe de prudence) de Von Newmann, Rawls pense que chaque individu doit avoir le « maximum de minimum de biens». Ses propositions s'appuient sur un or4re lexicographique et une justice qu'il appelle procédurale :
-
1 Chaque individu a droit à un système de liberté égal à celui des autres dès lors qu'ils sont compatibles. 2 - Les positions sociales doivent être ouvertes à tous dans un système d'égalité de chances. a - Les inégalités sociales doivent être organisées de telle sorte qu'elle garantisse le meilleur sort possible aux plus défavorisés: ce sont des principes de fraternité, de différence et de solidarité. Ces principes reposent les bases de la justice redistributive. b - l'inégalité de revenu n'est juste que si elle augmente la part des plus défavorisés. Pour vivre, tout individu doit avoir des biens en quantité objective et non en qualité subjective. On voit donc que Rawls tente de faire une articulation cohérente entre le bien et le juste: le contrat étant une des méthode pour réaliser un tel objectif. Mais, comme le dit Arrow, il n'existe pas de fonction d'utilité qui puisse expliquer ce type de préférence lexicographique. A la différence de Nosik34 (qui considère que toute théorie de justice doit être basée sur la compétitivité, la transaction et le mérite35), Rawls estime que la notion de mérite est ambiguë. En effet, le mérite est une vertu morale. Or, précisément, le libéralisme ne tient compte de la morale. Rawls s'appuie sur Kant, pour dire que « l'on ne doit pas agir moralement pour aller au paradis». Pour lui 34R Nosik.,Anarchie,Utopie et Etat, Paris, P.U.F. 1988 35Le mérite de W. Chamberlain; pour Nosik ce basketteur
(Chamberlain riche car il procure du plaisir aux pauvres, in Etat, Anarchie et Utopie
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mérite d'être
récompenser un mérite c'est récompenser la vertu: le mérite ne mesure pas une compétence mais une différence entre point de départ et point d'arrivée. Cette différence peut être un don voire un hasard. Mais, si l'on considère que les inégalités existent d'une part, et d'autre part, si l'on ne peut pas s'appuyer sur la morale pour corriger ces inégalités, comment assurer « le maximum de minimum de biens» aux personnes démunies? Comment mettre en place une procédure juste, lorsque:
-
1 Le système de liberté n'est ni égal ni compatible à celui des autres.
2 - La position sociale ne permet pas d'être dans un système d'égalité
des chances.
Il n'y a à proprement parler pas de système qui garantisse un meilleur sort possible aux défavorisés. Parler de l'injustice donc, à partir de la situation des personnes en difficulté en France n'est pas simplement d'ordre intuitif, c'est aussi la non exécution des procédures de justice garanties en théorie par la Constitution. Dans la configuration socio-économique française, les différents « voiles d'ignorance, c'est-à-dire les positions originelles des personnes» ne sont pas équitables, dans la mesure où les individus n'ont ni les mêmes parcours, ni les mêmes acquis: il y a deux poids deux mesures que d'aucuns appellent « la fracture sociale». En résumé, en suggérant l'idée que les pratiques monétaires et la gestion des incertitudes posent des questions axiologiques, nous avons délibérément renvoyé au second plan l'étude du noyau théorique rationnel de cette monnaie. En centrant notre étude sur le sens que donnent les individus en difficulté à la monnaie, nous nous intéressons aux problèmes des valeurs morales et éthiques. Mais, dans la mesure où l'on considère que la monnaie établit une relation d'équivalence, c'est -à-dire dans la mesure où elle se définit toujours par une constante et qu'elle permet de clore un échange, comment peut-elle incarner une morale?
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La monnaie n'est pas un objet comme les autres, elle permet d'évaluer les désirs, les besoins, les valeurs, et elle est elle-même objet de réévaluation. Elle recèle en elle même des principes de continuité et de discontinuité, d'invariabilité et de variabilité, de permanence et de furtivité, de régularité et d'irrégularité. 1lI - La place des institutions financières dans les liens sociaux Pour saisir les places qu'occupent les institutions financières chez les populations démunies, nous allons nous intéresser au rôle de La Poste dans les échanges en France. L'espace de La Poste est pour les individus en difficulté un des lieux de contradictions qui permet la mise à l'épreuve des représentations qu'ils ont des valeurs. D'une part, La Poste permet aux individus de communiquer, d'échanger des informations (courrier, téléphone, téléfax, Minitel), d'autre part c'est un moyen pour faire circuler de l'argent (par des mandats, virements). A travers elle, ces usagers effectuent leurs droits et obligations et y reçoivent aussi leurs aides en même temps qu'y transitent les factures à payer. Elle est parfois considérée à tort comme l'établissement qui, à l'origine, apporte des problèmes, quand elle n'est pas perçue comme l'établissement payeur. En fait, la perception qu'on a des institutions financières, détermine en partie les attitudes et comportements face à l'agent. Pour certains clients observés, La Poste est aussi un lieu de vie alors que, pour d'autres, c'est un endroit à éviter. Pour gérer les incertitudes chacun cherchera ses propres procédés pouvant aller de l'agression au marchandage... De ce point de vue les relations entre personnes en difficulté et agents des institutions financières à travers la monnaie sont une évaluation des compétences langagières, culturelles et sociales entre ces personnes et les agents. Pour maîtriser le quotidien et l'avenir, ces personnes mettent en œuvre différents types de stratégies.
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La rupture ou les conflits entre cette institution et certains de ces clients est aussi une conséquence de la fission du noyau relationnel de la vie sociale. Pour mieux appréhender l'importance relative des discours, nous choisissons de faire un historique des services et produits de La Poste. Cette description nous permettra, nous semble-t-il, de mieux faire la part de l'objectivité et de la subjectivité. En effet, La Poste est un espace public institutionnel d'échanges entre personnes en difficulté et le reste de la société. La Poste est un lieu privilégié qui permet aux individus d'exprimer leurs désirs, leurs comportements et leurs stratégies symboliques. Celui qui ne gère pas l'argent selon les normes établies est soumis au regard, au contrôle d'un système qui le définit comme un être malade. La modernité qui s caractérise par les innovations permanentes au temps présent, apparaît, comme le montre Foucault, comme instrument de contrôle, de domination voire d'intégration. En allant plus loin dans l'analyse de la modernité comme système de contrôle et de domination, on pourra exagérer sur la modernité et dire que c'est une « institution totalitaire» (E Goffman36. Et par rapport à elle, les «prisonniers élaborent des systèmes d'adaptations secondaires» . Nous savons que les individus de La Poste que nous observons et qui sont en difficulté financière disposent de peu de moyens financiers et sont très vulnérables aux différents changements qu'entraîne la modernité. Dans leur contact avec les institutions notamment La Poste, ils peuvent mettre en œuvre des stratégies particulières qui peuvent paraître irrationnelles pour la satisfaction de leurs besoins. Mais ces comportements découlent de leurs conditions d'existence. En fait, la question de la pauvreté renvoie aux concepts du juste et de l'injuste, du bien et du mal, de l'égalité et de l'inégalité. En un 36Ervin Goffinan
parlait
d'institutions
totalitaires
à propos
d'institutions religieuses, de prison dans Asiles. Etudes malades mentaux, Paris, Minuit 1968, 449pages.
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d'asiles
de la condition
psychiatriques, sociale
des
mot cette notion nous incite à nous intéresser à la philosophie en tant que question questionnante. En effet, la philosophie s'interroge aussi sur l'éthique c'est-à-dire d'une certaine manière sur l'ordre théorique des choses (le vrai et le faux) et sur l'ordre pratique (le bien et le mal). Il s'agit pour les philosophes de comprendre les fondements qui sont à la base de la morale, des normes sociales. En fait, analyser ces pratiques revient à étudier les contradictions internes qui sous-tendent les théories monétaires. En somme, dans notre étude, il y a des personnes en difficulté sans relation dans la socialité primaire: les exclus (elles vivent dans la misère). Il y a aussi des personnes en difficulté sans liens dans la socialité secondaire (des pauvres), elles n'ont pas de contact avec les institutions et se renferment sur elles-mêmes dans leur quartier. Et, enfin il y a des personnes en situation-limite, elles ont des relations dans les deux pôles de socialité (primaire et secondaire) mais ces liens sont très fragiles. Eu égard à cette classification, on peut dire que la pauvreté de la population est le manque de ressources pécuniaires qui ne permet pas à cette même population d'épargner. La façon dont les individus s'organisent peut être structurelle ou non. Il faut simplement que nous tentions de comprendre la façon dont elle est constituée, formée et ordonnée dans la société prise globalement. Nous dirons que, dans la sphère de socialité primaire, dans celle de la famille notamment, le modèle d'organisation prôné est non seulement celui de la soumission et de l'obéissance, mais aussi de la reconnaissance et de la gratification vis-à-vis des autres membres du groupe. Les interactions et les passages incessants entre les sphères de socialité primaire et secondaire par la monnaie peuvent montrer le caractère pathologique de certaines pratiques culturelles et sociales des personnes. On assiste à de nouvelles formes de défiance et de déviance. L'individu en difficulté aura peur de perdre l'appui du groupe et de perdre son Moi en n'ayant plus d'argent. Certains personnes en
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difficulté affronteront plus cette perte que d'autres. Nous ferons donc une typologie des personnes en difficulté pour montrer la façon dont ils résistent plus ou moins en fonction des pôles de socialité. Quelle que soit la façon dont ils veulent administrer les hommes et les biens, chaque groupe de clients justifie ses choix à partir des méthodes qu'il considère raisonnables. Les principes à partir desquels ces choix sont faits, déterminent souvent l'utilisation des moyens. Il en est ainsi de l'usage des cauris qui sont des coquillages du groupe des porcelaines (ils ont servi de monnaie en Afrique). En dehors des relations de formes et de relations de soufile qui y sont visibles, il y a une « rationalité» de cet usage des cauris. Mais avant de voir cette rationalité, décrivons les cauris. Les parties d'un cauris sont en en creux et en relief, sa forme extérieure ressemble à une vulve. Par l'analogie entre ses formes et l'organe féminin procurant de la vie, l'usage des cauris permettrait de se prémunir du risque. En effet, en Afrique les cauris sont généralement utilisés pour effectuer des activités de voyance, lorsqu'on ne les utilise pas comme des bijoux. Dans ces activités de voyance, l'on mélange les cauris et l'argent. L'individu doit soufiler sur les cauris en psalmodiant son souhait. Ensuite le (la) voyant(e), jette le. tout sur une plate-forme appelé chez les Wollofs « tann». Lorsque ces cauris tombent hors de la plate-forme, cette chute est à interpréter comme l'immanence d'un événement. Quand les cauris sont ouverts (c'est-à-dire lorsque la partie sous forme de vulve est la plus visible), on dit qu'il s'agit d'un signe positif, sinon, quand c'est inversé, on parle d'événement négatif. Donc, alors que l'analogie entre cauris et l'organe géniteur de la femme permet de montrer les relations de représentations, la place et le rôle prépondérant de la femme dans la vie sociale permettent de montrer les relations de soufile que permettent les usages sociaux et culturels de la monnaie. Le rapport à l'argent comme le rapport aux cauris est un rapport à la totalité, il est donc un mouvement général de la vie ;
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Donc, en pensant les rapports entre clients en difficulté avec La Poste à partir des relations à la totalité, nous pouvons appliquer ces mêmes modèles conceptuels dans les rapports de ces personnes à la monnaie. Ces relations à la totalité représentent ainsi différentes composantes principales de la vie socioculturelle de ces populations. Dans le cas des situations de service entre les agents et ces clients, leurs interrelations dépendent des aspects de chaque composante de la vie des participants aux échanges d'une part, et, d'autre part, de la procédure des interrelations entre ces composantes. A titre indicatif, la fréquence des visites au bureau de Poste montre le degré de contact entre clients et agents (chaque contact étant influencé par des variables provenant des différents acteurs), mais aussi l'urgence des problèmes à résoudre pour ces clients. Par exemple plus un individu en difficulté attend son argent pour payer son loyer, plus il se rendra au bureau de Poste. Par ailleurs, un individu en difficulté qui est habitué aux automates et qui n'a besoin que d'acheter des timbres peut faire ses opérations dans le bureau de Poste sans pour autant rentrer en contact avec un agent de La Poste. Les logiques symboliques traduisent les formes de représentation que l'on a des choses et des êtres ainsi que de la vision que l'on a des relations sociales. Cependant certaines relations sont déterminées pour l'essentiel par la capacité et la volonté des uns et des autres. car, il y a des services qui supposent un contact et/ou la volonté et d'autres
qui supposent une compétence.
Par exemple, l'envoi de mandat suppose un contact et une volonté du client alors que le retrait d'argent n'implique pas nécessairement un contact. De même La Poste peut avoir une volonté de minorer les contacts entre agents et clients en difficulté. Dans ce cas, le degré de contact dépendra en partie ou totalement de la décision des clients. C'est dire que le degré de contact d'un individu, c'est-à-dire la façon dont il positionne son corps dans le registre des alliances, des relations sociales, est influencé par la perception du risque à partir du registre de l'imaginaire par les objectifs identitaires qui sont en
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œuvre dans sa logique symbolique. Donc le registre de la vie sociale à partir desquels un individu effectue ses pratiques est un modèle qui nous permet d'envisager les modes de gestion des incertitudes. De ce point de vue, on peut dire que la gestion de ces incertitudes est influencée par les acquis et trajectoires personnelles des clients, ainsi que par leurs capacités financières et leurs espoirs. Leurs comportements sont fonction de variables culturelles comme les croyances, la formation et leur forme de socialité, etc.
La pratique monétaire des personnes en difficulté fait donc apparaître une double figure de cette population: des méfiants et des confiants. Malgré les différences, l'utilisation de l'argent chez tous ces clients suit des logiques toutes symboliques des identités, des appartenances
et des solidarités.
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Chapitre HI
-Monnaie et vie sociale
Si nous nous mettons donc dans la perspective du fait social total, on peut dire que l'usage de l'argent est lié à l'existence et aux croyances des personnes. En effet, comme nous l'avons dit, avec l'argent l'être humain peut exprimer la domination, le pouvoir, comme on peut aussi apprécier sa souffrance, sa richesse ou sa pauvreté. Dans certains cas, l'argent participe à l'égalisation des statuts sociaux. Il faut donc essayer de découvrir sa valeur symbolique dans le contexte social de celui qui le pratique. En effet, dans la mesure où la pratique monétaire se donne comme l'explication du rapport entre représentations sociales et conduites personnelles avec les moyens de paiement, on est en droit de se focaliser sur le processus qui engendre des stratégies et comportements différentiels des individus dans la gestion de leurs incertitudes. En tant qu'elle permet l'évaluation c'est-à-dire l'appréciation, la détermination ou l'estimation des objets, la monnaie est objet et terme de référence. Selon l'échelle où l'on se situe, on portera un jugement positif ou négatif sur la valeur propre de la monnaie ou sur la valeur d'un objet qu'elle est censée représenter. Un fait social total est un phénomène social qui se donne à voir comme totalité. A travers les pratiques monétaires se jouent les rapports qu'un individu entretient avec le reste de sa société, la vision qu'il a du monde, ses désirs, etc. Autrement dit, il s'agit de comprendre comment un groupe, une société fixe à ses enfants, leurs droits, leurs obligations eu égard ou non au droit, dans une limite fixée par ce groupe lui-même. I - Les pratiques monétaires comme fait social total Marcel Mauss considérait que les pratiques traditionnelles sont des relations. Il se joue dans ces pratiques des affirmations identitaires, des continuités, des échanges symboliques. Il y a comme une certaine obligation de participation dans les relations sociales du groupe.
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Les individus en difficulté incorporent des valeurs du « processus de socialisation» au sens durkheimien. Dans les pratiques monétaires des individus comme dans les rapports à la tradition, la force qui pousse ceux-ci à respecter la tradition est liée à leur « ( ) conviction indéracinable que, si la façon habituelle de procéder n'était pas respectée, des malheurs s'en suivraient» B Malinowski37. Mais quels sont les enjeux qui sont à l'origine de ce sentiment d'obligation dans les pratiques monétaires? Qu'est ce qui rend possible, dans les faits monétaires, ces pratiques culturelles? Peut-on combiner le réel et le symbolique dans le domaine des pratiques financières? En d'autres termes le réel économique et le réel culturel sont-ils systématiquement exclusifs l'un de l'autre?
Avant de revenir sur ces questions, analysons ce qui pourrait constituer ces univers des « réels ».
Dès lors, pour nous, la question est de savoir comment penser, dans une perspective de dynamique sociale, l'articulation dialectique entre le processus historique des pratiques, de la formation et de la légitimation de la monnaie d'une part, et, d'autre part, comment reconnaître ses formes de circulation au sein des trajectoires individuelles et collectives des individus. Autrement dit, comment dans une société fortement monétarisée, les individus qui sont dénués de ressources financières suffisantes parviennent-ils à s'en sortir? Comment intégrer les modalités juridiques propres aux logiques financières à l'intérieur des groupes qui ont d'autres normes et logiques culturelles? Comment les dispositions juridiques qui accompagnent certains moyens de paiement comme les cartes de crédit sont-elles détournées par les individus en difficulté? Chez les individus en difficulté que nous avons observés, la gestion des incertitudes financières est une gestion des liens sociaux: une administration de la socialité doublée d'un contrat narcissique38. 37Bronislaw Malinowski: 184 p. 38Nous
revenons
Trois essais sur la vie sociale des primitifs,
plus loin sur cette notion.
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Paris, Payot, 1933,
Autrement dit, la pratique culturelle et sociale de la monnaie de ces individus est un moyen pour gérer les relations sociales. Ces clients sont conscients qu'ils ne peuvent pas s'en sortir seuls socialement sans l'appui des autres. Mais, cette exigence du social repose sur une relation affective de confiance qui provient d'un excès et d'une demande et qui se manifeste sous la forme d'une demande de don de soi. Le social est rendu possible, exigé, médiatisé, canalisé, déplacé, renforcé, joué ou dupé, réparé, complexifié, raffiné, sublimé par les ressources et les combinatoires potentiellement infinies des systèmes symboliques (systèmes de signes, langages, don, monnaie, etc.). Comme nous le verrons, c'est ce qui se jouerait dans les notions d'anticipation croisée, le paradoxe de la thésaurisation, la confiance et la traduction de l'objet en signe. Dans ces conditions, quelles sont les représentations sociales de la monnaie et quelle est la place que leur accordent les individus en difficulté financière dans les liens sociaux ? Pour répondre à ces questions, nous allons faire un détour par la problématique de la confiance. André Orléan39 montre l'importance des questions de confiance dans les phénomènes monétaires. Il déduit que la théorie économique standard situe l'origine de la monnaie comme «une auto-institution». Il montre l'incapacité des prémisses méthodologiques de l'individualisme pour répondre à la question de la valeur de la monnaie. André Orléan met l'accent sur la relation à autrui, dans le processus d'utilisation de la monnaie. La monnaie n'a pas une valeur40 intrinsèque. Autrement dit, les réquisits de l'acceptation généralisée de la monnaie dans la configuration du gold exchange standard, ne peuvent pas être assumés aujourd'hui. Si l'or jouait par sa rareté, le rôle de référent de conversion ultime, auquel chacun 39
André Orléan,L'origine de la monnaie in Rewe du M.AU.S.S. n° 14, page 127, 1991
40Marie Cuillerai, Autoréfërentialité monétaire et sensus communis kantien, in Working Paper, Métaphysique de la Finance, AE.F, Caisse des Dépôts et de Consignation, Paris, 1995. Elle a montré que la valeur de la monnaie est l'enjeu d'un jugement réfléchissant et d'un jugement détenninant. Elle analyse la valeur de la monnaie en la comparant à la valeur des objets beaux dans l'optique de la théorie kantienne du jugement.
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individuellement pouvait ramener ses calculs, de nos jours, il ne constituepas l'étalon monétaire. La monnaie n'est ni un bien ordinaire, ni un bien spécial, sa circulation dépasse les territoires nationaux. L'origine de la valeur de la monnaie n'est donc pas à appréhender à partir d'une auto-référencialité ou à partir d'une autonomie du social. La monnaie n'est pas à considérer comme quelque chose d'instituée. Selon Marie Cuillerai, comme pour le jugement esthétiquedans La Critique de la faculté dejuger chez Kant, la valeur de la monnaie est la manifestation d'un jugement singulier qui prétend à l'universalité, mais qui pour autant ne repose sur aucun prédicat de l'objet. Car la beauté n'est pas un prédicat de l'objet beau. Tout comme le prix n'est pas un prédicat objectif de la monnaie. Beauté et valeur de l'argent se situent dans un rapport entre l'individu et les autres; entre la subjectivité individuelle transcendantale et l'intersubjectivité. On ne peut s'arrêter dans l'analyse de la monnaie à ses fonctions. En effet, si on se limite à une analyse des fonctions monétaires, on verra que l'individu privilégiera le rôle de la monnaie dans une fonction qu'il considère bénéfique pour lui. En clair celui qui veut épargner privilégiera l'aspect unité de compte; celui qui préfère dépenser préférera l'aspect moyen de paiement, etc.. Si l'on peut, en effet dire que chaque individu se comporterait égoïstement avec la monnaie, chacun poursuivant des buts spécifiques, on aboutira, de ce point de vue, à établir qu'il y a une espèce « d'universalité de l'égoïsme », de l'intérêt qui fait le socle des pratiques et comportements financiers. Or comme l'estime André Orléan41 il y a dans les pratiques monétaires, une stratégie holiste. C'est-à-dire que la stratégie individuelle est soumise à « (...), l'effet d'une puissance sociale souveraine par rapport aux volontés individuelles (...) ».
41A Orléan,L'origine
de la monnaie,
in Revue du M.AU.S.S.
78
n° 14, page 127,19
pages.
Il faut préciser qu'au vu de cette conception boliste, la communauté ne se résume pas à la simple agrégation statistique des comportements individuels; elle est dotée d'une identité spécifique qui commande aux sujets privés. Mais le problème est qu'on risque de faire passer les désirs et les pratiques individuels après les finalités collectives. En supposant que la société soit bolistique c'est-à-dire comme un tout organique où l'individu se plie aux règles sociales établies, alors, on peut, mettre l'accent sur les formes circulaires de transmission monétaire. De même, on peut admettre qu'une certaine tradition économique fait erreur en voyant dans les contrats librement négociés par les sujets rationnels, au mieux de leurs intérêts réciproques, la relation sociale de base, car comme le dit Simmel42 : «La monnaie est une traite sur laquelle le nom du tiré est manquant». Aux termes de cette discussion sur la valeur de la monnaie, nous pouvons émettre des hypothèses sur les comportements des clients en difficulté: 1 - Quand un individu pauvre utilise un moyen de paiement, il accepte implicitement la généralité (voire l'universalité) de ce moyen de paiement.
2 - Il utilise ce moyen de paiement en présumant consciemment ou inconsciemment de l'universalité de son acte (chaque individu se comporterait ainsi)
-
3 Enfin, ce client considère que son comportement ou sa pratique sera tolérée ou non par la communauté (surtout sa communauté). Mais si on étudie les comportements des individus à partir de la théorie d'anticipation rationnelle dans le cadre du modèle que nous venons de citer ci-dessus, on supposera ceci:
42Simmel, Philosophie
de l'argent, P.U.F., Paris 1987, p 195.
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1) l'individu en difficulté de La Poste accepte les moyens de paiements que cette institution lui donne, car il considère que ces moyens de paiement sont généraux (universels). 2) dans ses relations avec les autres individus (agents ou clients), l'individu en difficulté présume que les principes de ses actes monétaires et financiers sont généraux (universels). 3) selon les situations, l'individu en difficulté envisage que ses pratiques et comportements
seront tolérés ou non.
En résumé, l'individu en difficulté supposant que ce qu'il accepte est accepté par tout le monde d'une part, et, d'autre part qu'il y aura une acceptation future des autres, il y aura donc des « anticipations croisées» . Certains auteurs utilisent ce modèle dans l'analyse des comportements de défiance qui aboutiraient à un refus généralisé. Puisque cette anticipation de défiance se fondera sur des soupçons en chaîne par rapport à la valeur d'un moyen de paiement. Appliquons ce modèle aux personnes en difficulté qui cherchent à disposer de liquidités. Admettons que la liquidité soit perçue comme un moyen de convertir en reconnaissance ses créances. La liquidité (les pièces de monnaie pour les pauvres) serait un gage de confiance en la légitimité future de ce moyen de paiement par rapport à d'autres. L'acceptation de la monnaie résulte, du point de vue théorique donc de la confiance des individus dans la régularité des comportements d'autrui: « la monnaie porte la collectivité et la matérialise» dit André Orléan. En effet, quand l'individu en difficulté de La Poste sollicite les agents de La Poste pour obtenir de l'argent qu'il va thésauriser ou dépenser c'est moins une défiance sur la valeur de la monnaie qu'un acte de défiance sur les activités de cette institution. De ce point de vue, le signe monétaire est un élément du langage, un symbole de la communication.
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Si, depuis Max Weber et Georg Simmel, la théorie sociologique s'est peu penchée sur la question de la monnaie, des auteurs comme L Von Wiese, Talcott Parsons, Jürgen Habermas ont essayé de nous faire comprendre que celle-ci est un moyen de communication « symboliquement généralisé». En effet si l'on admet avec Saussure que «la langue est un système de signe exprimant des 'idées», c'est-à-dire si le signe c'est la chose perçue qui permet de conclure à l'existence ou à la vérité d'une chose, alors ses manifestations peuvent tenir lieu de preuve, de marque, d'indice ou de symptôme d'une situation. Dans cet ordre d'idées, J Habermas43 introduit la question monétaire comme un exemple de fonctionnement des médias sociaux. Comme les autres auteurs, il nous invite à voir en la monnaie un média social fondé sur une convention qui correspond à des croyances et des principes moraux d'une société. En effet, nous le verrons à propos de la compétence et des prises de décision par les individus en difficulté; le langage chez Habermas renvoie à la notion de monde vécu, où se parle un langage authentique, lequel est éliminé progressivement par des langages « instrumentaux» dans les soussystèmes d'activités, telle l'activité économique. Pour reprendre Georges Navet44, « l'argent comme médium, permet de produire et de médiatiser les expressions symboliques, avec une structure préférentielle incorporée. » L'argent comme langage renvoie à autre chose qu'à lui-même; il renvoie à «des raisons qui déploient des forces rationnelles motivantes », poursuit G Navet. Pour Talcott parsons45, l'argent renvoie à des volumes de valeurs, il est à la fois mesure et stockage de valeurs ayant pour caractère de pouvoir changer de mains. La rationalité économique fonctionne donc autour de l'argent comme« médium d'une communication sans langage» . 43Jurgën Habennas, Théorie de l'agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987, 2 tomes, 448 p et 480 p (1981) 440eorge Navet, La pensée philosophique de J Habermas, in Working paper, Métaphysique de la Finance, AE.F, Caisse des Dépôts et de Consignation, paris, 1995 4sTalcott Parsons, Eléments pour une sociologie de l'action, Paris, Plon, 1955; Le système des sociétés modernes, Paris, Dunod, 1973 b, (1971)
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En fait, selon T Parsons, il y a un fonctionnement de la société globale qui repose sur quatre fonctions: une fonction de maintien des modèles de contrôle (<<pattern maintenance»), qui assure la stabilité, en permettant une reproduction des valeurs, des systèmes symboliques et des codes qui les structurent; une fonction d'intégration interne du système d'action qui permet l'harmonie sociale et la bonne coordination des entités sociales (individus et groupes) ; une fonction de réalisation des fins collectives, qui montre les objectifs à atteindre par la société prise globalement et par ses entités prises séparément; une fonction d'adaptation du système d'action aux conditions de l'environnement (physique et social). A toutes ces fonctions, T. Parsons ajoute, respectivement, des sous-systèmes (système culturel, système social, système de la personnalité~ organisme de comportement). Bien que cet auteur hiérarchise ses systèmes, on peut estimer qu'il accorde à ses sous-systèmes une rationalité et un langage spécifiques, car il considère qu'il y a une unité d'action dans les pratiques individuelles et collectives. Or, les pratiques des clients en difficulté que nous avons observés nous montrent que les échanges ne se déroulent pas toujours dans une perspective utilitariste. Ainsi, dans la vie économique et sociale caractérisée par un renouvellement permanent des moyens de paiement, leur circulation intensive conduit certains individus dans des formes de résistances. Lesquelles formes de défense peuvent se dérouler dans des systèmes de repli, tel que les pratiques économiques informelles. Comme tout objet dans les liens sociaux, la monnaie à travers le système financier peut aussi bien être désirée que crainte. Sa manipulation renvoie implicitement à l'idée du normal, du permis et de l'interdit, du droit et des responsabilités. Autant elle peut permettre aux groupes d'exister ensemble, autant, elle peut être à la source de beaucoup de conflits.
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La raison de cette circulation réside en partie dans la nature du désir qui les sous-tend et non dans la nécessité d'une circulation monétaire. L'engagement pour l'obtention de biens matériels à travers l'envie de gagner de l'argent pose des problèmes sociaux. Avec M Aglietta, A Orléan46 précise, dans la violence symbolique de la monnaie, le rôle de l'argent comme régulateur de la violence. Ils fondent leur démonstration sur le désir mimétique de R Girard47. En effet, dans la théorie girardienne, le fait qu'un acteur cherche à posséder un objet (qui serait aussi désiré par le reste de la société) est un acte de rébellion vis-à-vis de son groupe d'appartenance. Pour R Girard, il y a un désir de « posséder les possessions d'autres» chez tous les acteurs. L'intérêt n'est pas à proprement parler individuel, mais il vient toujours de l'autre, le désir provient d'une altérité radicale, c'est-à-dire d'une extériorité absolue. Le sacrifice permet au groupe de se souder. L'objet sacrifié, c'est-à-dire la victime émissaire, évolue selon le temps et l'espace. La modification de chaque rituel conduit à remplacer les objets symboliques. Si la monnaie est constitutive des relations marchandes et si ces relations marchandes ont pour objectifs de satisfaire au mieux les besoins, on dira donc que la monnaie a un rôle utilitariste. Alors on verra tout le sens de la Loi de Gresham selon laquelle la mauvaise monnaie chasse la bonne. Autrement dit, la monnaie à laquelle on attribue plus de valeur est conservée alors qu'on se débarrasse de celle à laquelle on donne moins de valeur. Ainsi, l'or a été conservé pendant que l'argent circulait. Ce type d'approche nous amène à appréhender les pratiques monétaires de toutes les individus y compris celles des pauvres en termes économiques. Et nous dirons que le niveau des échanges crée les monnaies ou les formes monétaires.
Or, rappelons-le, la demande de monnaie n'exprime pas simplement une demande instrumentale. En réalité le choix d'une 46Michel Aglietta et André Orléan, La violence symbolique 1991. 47René Girard la Violence et le Sacré, 1972, Grasset.
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de la monnaie,
P.U.F, Paris,
monnaie est un rapport affectif et un rapport à une histoire et à une culture. Pour mieux démontrer que le social et le culturel sont les fondements de l'économique, nous nous appuierons sur les référents transcendants comme la confiance, la loi, la morale, la foi qui président parfois à la quête d'argent. Ainsi, les comportements moyens des individus varient d'une position sociale à une autre. Chaque individu se réfère à un système de valeurs qui lui permet de réaliser ses objectifs, ses idéaux. Il y a donc nécessairement des écarts entre des individus n'ayant pas les mêmes référentiels. Cette distance peut donc être analysée à partir de la morale, des convenances sociales, du droit, etc. On verra comment le manque d'information participe à tenir quelqu'un à l'écart. Certains théoriciens comme Eric Albert48 ont essayé de montrer que ce qui pousse les individus à agir d'une certaine manière voire ce qui les pousse à persévérer dans leurs décisions est lié à la menace ou à la récompense. Quand il y a forte menace ou forte récompense, il y a désengagement. Autrement dit, quand la société ne donne pas la possibilité d'une forte récompense ou d'une forte menace, les individus prendront toujours le risque de s'engager dans la bataille. Comme le dit F Simiand, toute pratique monétaire suppose la croyance et la foi des personnes concernées. S'interroger donc sur les questions de la monnaie en général c'est s'interroger en partie sur la société. La monnaie n'est pas qu'abstraction, c'est aussi un moyen synthétique qui permet de mesurer des situations. Seulement, on ne peut pas mesurer toute la difficulté des individus à travers l'étalon monétaire. L'argent par rapport au statut social, n'est pas simplement un indicateur matériel de la vie d'un individu isolé. Il faut tenir compte d'autres facteurs explicatifs de la difficulté. 48Eric Albert, in Cahiers du GRES, n04 PAGE 35, 56 pages
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n -Argent
et histoires personnelles
La pratique. monétaire est inscrite dans la gestion des incertitudes. Elle se fonde sur une série de référents culturels situés socialement dans le temps et dans l'espace. Les perturbations sociales, les fluctuations économiques sont toutes soumises aux logiques culturelles de l'échange. En fait, une monnaie n'existe comme telle que quand elle est soumise aux règles sociales de ceux qui l'utilisent. Chez les individus en difficulté, la solidarité, la non séparabilité, et l'identité, leur permettent de gérer leurs incertitudes avec un minimum d'assurance. Leurs pratiques monétaires sont si particulières que les techniques comptables, fondées sur la dichotomie et les principes de parties doubles, ne parviennent pas à saisir le sens de « leur logique financière». Etre solidaire c'est d'une certaine façon faire face aux hasards, aux perturbations éventuelles, prévoir ensemble certains éléments probables ou non.
Selon les cas, les lieux, les conditions, les moments, la confrontation entre la logique de groupe et la logique individuelle peut entraîner différentespratiques socialeset culturelles. A l'intérieur de chacune de ces catégories, il y a des pratiques plus ou moins différenciées. Mais, étant donné que chaque personne en difficulté a une vision du monde et une histoire propre, alors on est obligé d'étudier ces pratiques dans le temps. En d'autres termes, on ne peut pas évacuer des pratiques individuelles l'inconscient social. Mais, la prise en compte de l'inconscient ne doit pas enfermer notre analyse dans des interprétations d'inspiration psychanalytique. En effet, certains auteurs se sont appuyés sur des découvertes de la psychanalyse concernant les mécanismes de psychisme humain pour interpréter des pratiques oblatives à partir des symboles universels. Ils voient, dans certaines pratiques oblatives, des cas de névroses voire de psychoses collectives. En fait, ils partent des mét~odes élaborées par Freud par rapport au traitement des névroses et de l'analyse des rêves pour expliquer
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qu'il y a des rapports étroits entre conduites économiques et manifestations libidinales «des civilisations ». Certes S. Freud a montré que l'attitude des hommes avec l'argent est liée aux dispositions pulsionnelles propres au stade anal, mais il a circonscrit son étude dans le domaine individuel. Or, en appliquant cette théorie dans l'analyse des comportements économiques, certains auteurs en ont déduit qu'il y a des comportements qui seraient propres à différentes cultures. Avant de voir les exposés de ces auteurs à la lumière de la théorie freudienne, disons qu'on peut dégager deux types d'interprétation:
-
1 Ceux qui assimilent l'évolution de 1'humanité l'enfance.
à celle de
2 - Ceux qui s'appuient sur l'opposition freudienne de l'instinct de vie et l'instinct de mort. Quel est donc le rapport entre l'attitude des hommes avec l'argent et l'évolution de l'enfant? S. Freud49 montre que les comportements individuels avec l'argent doivent se lire à partir des rapports entre la symbolique excrémentielle de l'argent et les expériences de l'enfance au cours des étapes décisives de son évolution. Pour lui, l'argent serait un substitut des fèces, l'excrément serait le premier cadeau de l'enfant à sa mère. L'enfant en expulsant ses excréments, et par la manière dont sa mère sollicite ses fèces, a du plaisir. Ce plaisir infantile est une forme de générosité. En imposant à l'enfant de retenir ses excréments, la mère crée la tendance à la captation ou à l'avarice. Les excréments sont pour lui, le représentant de « la petite chose à jamais perdue », qui sera remplacée par le délivre, le sein et, plus tard au stade anal, par le pénis. Le plaisir qu'éprouve l'enfant à rejeter ou à retenir ses excréments et qui constitue plus ou moins un jeu peut provoquer une fixation chez lui. Cette fixation peut se traduire plus tard par une névrose obsessionnelle. Laquelle névrose obsessionnelle découlerait par régression de la formation de caractère ou par sublimation d'intérêts esthétiques ou économiques particuliers.
49Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité,
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Paris, Gallimard,
1962
Cette perspective appliquée dans diverses pratiques institutionnelles et dans différents mythes des sociétés a fait apparaître qu'il y a une universalité du symbolisme excrémentiel propre aux stades pulsionnels de l'enfance et aux dispositions des adultes. A partir des constatations des symbolismes, comme « l'argent n'a pas d'odeur », plusieurs théories ont ramené les manifestations cuItureIles des sociétés à des dispositions névrotiques. Or le système d'analyse freudien, comme nous l'avons rappelé, étudie la pathologie individuelle lorsque celle ci est en marge des normes sociales. Des auteurs rattachent certaines cultures au stade oral, d'autres au stade anal ou au stade phallique ou génital. Il en est de même d'autres auteurs qui comparent les destinées de certaines cultures aux névroses individueIles. Ainsi existeraient des sociétés qui abandonneraient une voie orientée vers l'épanouissement de la génitaIité pour régresser vers des stades antérieurs. Mais les analyses les plus dangereuses, à nos yeux, sont celles qui considèrent que les manifestations propres à chaque culture sont les effets des processus équivalents à ceux des individus. En fait, en acceptant une teIle perspective, on est conduit à accepter qu'il existe une névrose généralisée à caractère national. Ainsi, comme nous le montre Guy Nicolas, des auteurs comme Geza Roheim50 se sont permis d'envisager une explication globale du phénomène culturel en fonction d'un seul et même principe. G Nicolas51 va jusqu'à dire, à propos des interprétations de ces auteurs, que «l'idée même d'une teIle explication pourrait relever d'une interprétation psychanalytique, au niveau de l'analyse individueIle. On ne saurait, en outre, déduire des analogies incontestables découvertes entre la structure et le contenu de multiples institutions ou cultures et ceux des névroses ou psychoses individueIles que les 500eza Roheim, Psychanalyse d'une société matrilinéaire (île Nonnamby) in Psychanalyse et Anthropologie, Paris, Gallimard, extraits repris par Guy Nicolas, in Don rituel et échange marchand dans une société sahélienne, Paris, Institut d'Ethnologie, Musée de l'Homme, rééd 1986. 510uy Nicolas, Don rituel et échange marchand dans une société sahélienne, Paris, Institut d'ethnologie, Musée de l'Homme, rééd 1986.
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unes et les autres relèvent du même principe d'explication. Si la pratique psychanalytique a un sens dans le cadre culturel où elle présente quelque efficacité, rajoute l'auteur, c'est dans la mesure où elle a pour fonction de guérir des sujets éprouvant l'incapacité « pathologique» (individuelle) de se conduire de manière satisfaisante pour eux au sein de leur société, soit de communiquer avec leurs semblables et d'assurer leur subsistance». Nous retrouvons à partir des données évoquées par G Roheim à propos des pratiques des habitants de l'île de Normamby, des pratiques similaires chez certains clients en difficulté d'un bureau de Poste de la Normandie. En effet, dans les pratiques monétaires
de ces derniers, nous avons
montré qu'il y a des échanges de type oblatif. Mais nous n'interprétons pas ces échanges comme des défenses contre un complexe d'Oedipe refoulé. Nous ne pouvons pas non plus interpréter, comme cet auteur, les pratiques culturelles de la monnaie des clients en difficulté que nous avons observés à partir du schéma d'évolution de l'enfance. Nous ne pouvons pas admettre que leurs comportements, aussi déviants soient ils, reposent sur des mécanismes de défense qui se feraient par rapport à un double traumatisme initial qui découleraient de l'interruption d'un allaitement créant chez le nourrisson en sentiment de frustration. Nous Norman l'instinct triomphe
refusons également de nous inscrire dans la démarche de O. Brown52 qui s'appuie sur l'opposition freudienne de de mort et de l'instinct de vie pour dire qu'il Y a un de Thanatos sur Eros.
En effet, 1'histoire des clients en difficulté de La Poste comme celle de l'humanité n'est pas comparable, comme le prétend N. O. Brown, à celle d'une névrose. Si nous pouvons accepter l'hypothèse selon laquelle la peur de la mort est celle de la castration et que celle~2Nonnan O. Brown, Eros et Thanatos, Paris, Denoël, 1972, in, commenté par Guy Nicolas, in Don rituel et échange marchand dans une société sahélienne, Paris, Institut d'Ethnologie, Musée de l'Homme, rééd 1986.
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ci se confonde avec l'angoisse infantile de la séparation d'avec le corps maternel, nous montrerons, comme le fait remarquer G Nicolas, que cette théorie « néglige l'extrême variété des cultures et des combinaisons locales de principes souvent opposés, que la réalité nous révèle» S3. Par exemple, dans la population de La Poste, certains malgré leur pénurie d'argent, font des dons importants. La question est donc de savoir si le don qu'effectue l'individu en difficulté est la « part.
m~mœ».
George Batailles4 postule que le sacrifice est dans l'ordre des choses, c'est-à-dire de la transgression érotique. Les dépenses des individus permettent à la société de se maintenir en équilibre. Le don, qui se confond avec ce sacré chez cet auteur, relève de la consuma/ion car l'individu est à la recherche de son identité pour son propre pouvoir. Donc faute de pouvoir inscrire ses pratiques dans un ordre symbolique, l'individu se met à rêver sa vie. L'ordre occidental est-il un système fondé sur des fantasmes? J Baudrillardss considère que cet ordre occidental contemporain prendra fin et qu'il y aura un retour subversif de l'humanité à un ordre antérieur à partir du principe de réversion qui est au cœur même du règne du symbolique. Pour Baudrillard, le symbolique est l'acte qui dissout l'effet de réel résultant de l'application d'un code disjonctif (par exemple le symbolique annulerait l'effet de disjonction vie/mort). Si les remarques de Baudrillard constituent une avançée sérieuse dans la compréhension du symbolisme, la réversibilité de ce symbolisme, dont il caractérise les sociétés «primitives», nous semble insuffisante. On ne peut en effet, considérer les ordres culturels dans ces sociétés comme fondés uniquement sur des ordres symboliques (réversibles).
S3Guy Nicolas, page 23. S4Georges Bataille, La Notion de Dépense, La Part Maudite, Paris, Gallimard, 1973 ssJ Baudrillard, l'Echange symbolique et la mort.
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Théorie
de la religion,
Par ailleurs, nous aurions pu admettre explicitement que les individus en difficulté que nous étudions, ont un côté névrotique dans leurs pratiques, mais nous craignions de tomber dans des explications de type idéologique comme l'aliénation. En d'autres termes, si la reconvocation de la théorie psychanalytique de la névrose dans la religion, nous permet de comprendre le côté compulsif dans la consultation du Livret A par exemple, il n'en reste pas moins qu'il peut nous enfermer dans des « psychanalyses de groupes» démarche que nous contestons aussi fortement que celle de certains auteurs qui ont tenté d'appliquer la notion de névrose.
-
Il en est ainsi, lorsque nous ne faisons pas explicitement référence aux travaux du Docteur Collomb et de G. Devereux. Certes, la référence a ces auteurs, nous aurait permis de saisir de l'intérieur certains usages de la monnaie dans les psychothérapies de groupes, mais, certaines interprétations nous conduisaient dans des explications ethnopsychiatriques que nous réfutons par ailleurs. En effet, si certaines pratiques monétaires des populations immigrées d'origine africaine en France par exemple, peuvent être l'objet d'analyse ethnopsychiatrique, nous trouvons dangereuse l'idée qui consiste à en donner des explications cliniques. Par exemple, en étudiant les organisations mourides (confréries musulmanes locales), certaines pratiques monétaires qui peuvent apparaître pour un observateur comme de type névrotique, montrent en réalité la complexité sociale des logiques symboliques qui sont en œuvre. Le système d'échange des sénégalais est autant économique que social, la dimension de l'excès que l'on peut parfois y entrevoir, n'est qu'une façon de manifester sa confiance ou sa méfiance. Disons qu'en abordant le point de vue ethnopsychiatrique, nous aurions pu insister sur le rapport entre l'argent et la folie, c'est-à-dire le rapport au rêve ou au cauchemar, mais cette démarche aurait implique des entretiens plus longs et plus suivis. Chez ces individus en difficulté, le problème du stockage est à lier à celui du corporel. En effet, le corps est un lieu ou il est possible de domicilier le rapport au stockage de l'argent et à l'imaginaire du stoèkage. De même, à travers les dépenses effectuées pour les cérémonies religieuses ou culturelles, se signifient le rapport existant entre la
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douleur dans la circoncision et l'argent, entre la joie dans le baptême et l'argent, en un mot le sens des dépenses dans le cadre de ces manifestations. Dans tous les cas, utiliser de la monnaie c'est l'échanger contre un bien équivalent, cela suppose que sa valeur soit valable pour tous ceux qui en font usage. Donc, si la monnaie est valable pour un individu individuellement, c'est parce qu'elle est valable pour tous collectivement. L'échange monétaire entre des institutions comme La Poste et des personnes en difficulté peut-il se concevoir dans un système de rationalité économique? En quoi l'argent participe de l'articulation ou de la désarticulation des liens sociaux? Peut on considérer les indicateurs d'efficacité, de rationalité et de normalité quand on étudie la pratique monétaire d'une clientèle pauvre? Dès lors comment montrer les liens qui existent entre ce monde vécu par les individus en difficulté et le système dans lequel ils évoluent? Avant de répondre à cette question faisons un détour par l'étude de quelques analyses sur la rationalité qui est au fondement de la modernité. ln - Des situations d'incertitudes
aux prises de décisions
Si l'on admet que toute difficulté produit de l'incertitude qui s'accompagne souvent d'une crise de confiance, pouvant aller de la méfiance réciproque aux comportements déviants de certaines personnes et institutions, alors l'on acceptera que les prises de décisions ne peuvent pas se faire sans tenir compte des conditions de vie dans l'espace et dans le temps. Si l'on admet également que toute incertitude est plus ou moins renforcée par la lisibilité ou le flou des nonnes prescrites par les institutions, alors on saisira l'importance de l'idéologie et du symbolique dans les pratiques sociales. Autrement dit les prises de décisions pour faire face aux incertitudes dépendant des positions qu'occupent les individus dans l'organisation sociale, doivent être analysées en fonction des registres de l'imaginaire, du réel (tact), et du symbolique.
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A ce titre, certaines pratiques que nous pouvons considérer comme vraies apparaîtront aux yeux d'autrui comme des procédés magiques, irrationnels. C'est dire qu'il est difficile de donner une définition pratique universelle de la rationalité sans tomber dans l'ethnocentrisme. 1 - Pauvreté, précarité, difficulté: enjeux des définitions Dans l'économie marchande, la monnaie parait comme le moyen synthétique d'analyse de la pauvreté. Le seuil de pauvreté peut être définie autant en termes de dépenses que de revenus. Pour les défenseurs de la notion de seuil de pauvreté absolue, on doit partir des normes historiques sans tenir compte des mutations. Ils considèrent que, sur des cycles plus ou moins long (de l'ordre de la décennie), la situation du pauvre doit être corrigée par une indexation des revenus sur l'évolution des prix. Face à eux, les tenants de la définition de pauvreté relative considèrent qu'il faut tenir compte de la fluctuation du niveau de vie pour appréhender ce fait social de pauvreté. Pour eux, la pauvreté doit être constamment et continuellement indexée aux coûts de la vie. En d'autres termes, pour ceux-ci la pauvreté d'un groupe de personnes doit se mesurer à partir du niveau de vie général de la population. Une telle définition a aussi pour avantage de mesurer l'évolution des inégalités sociales. En tout cas, tous les auteurs se servent généralement des notions de seuil de pauvreté. L'utilisation d'une définition est toujours problématique, puisqu'elle entraîne des enjeux politiques, idéologiques, etc. Les scientifiques prétendent déterminer un seuil objectif en dessous duquel on peut affirmer qu'un individu est pauvre. En recourant à la biologie, plus précisément à la diététique, les scientifiques considèrent qu'un individu est pauvre dès lors qu'elle ne peut pas consommer quotidiennement plus de 2500 calories. Quand la personne consomme entre [1500 et 2500], on dit que cette pauvreté se caractérise par une malnutrition. Quand c'est moins de 1500, on dit qu'il Y a sous-nutrition. Il est vrai que fixer des seuils pour définir l'état d'un individu peut apparaître comme arbitraire, mais, pour
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catégoriser une population, discriminants.
il faut bien prendre
des facteurs
Quand le seuil est élevé, cela permet de justifier certaines revendications politiques ou syndicales comme l'opposition du nombre de riches par rapport au nombre de pauvres. Quand le seuil est bas, le pouvoir politique peut prendre des décisions qui viseront à minimiser le phénomène et donc minimiser les coûts budgétaires. Dans ce dernier cas, il y a une tentation de traiter le phénomène par des actions sociales et des politiques d'assistances. Dans certains pays, on établit un budget minimum censé montrer le niveau minimum absolument nécessaire pour ne pas être considéré comme pauvre. Aux US.A, il s'agit d'un budget minimum défini par le gouvernement sur la base d'études faites par le ministère de l'agriculture. Ce département d'Etat fait son étude sur la malnutrition valorisée avec des biens qui constituent le panier d'une ménagère américaine. A partir de là, le gouvernement américain fixe un seuil de pauvreté en multipliant ce panier de la ménagère américaine par 3. Puisqu'on considère qu'un américain pauvre dépense en alimentation
1/3 de ses revenus.
En Allemagne, on parle de budget minimum conventionnel, puisqu'on considère qu'il est nécessaire de disposer d'un budget minimum, calculé sur la base d'un «schéma quantitatif des besoins », qui permet de majorer ou non le revenu minimum accordé à un individu. En France, c'est sur des budgets-types qui ont pour finalité de déterminer l'indice du. coût de la vie que certains essaient de montrer le seuil de pauvreté. Donc selon les pays, il y a une approche différente du seuil de pauvreté. C'est dire que les termes de seuil de pauvreté ou de seuil de richesse sont, en fait, très ambiguës. D'une part, sous ces vocables sont regroupés les avoirs (matériels ou monétaires) acquis par accumulation (richesse) ou par perte (pauvreté) et, d'autre part, ces
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mots renferment les individus dans des rôles et statuts. La richesse comme la pauvreté constituent des faits sociaux. Car ils s'imposent comme réalité sociale dans la vie des hommes. S'il est vrai que du choix d'un seuil dépendent les résultats, pour interpréter ou analyser certaines statistiques, il faut donc s'intéresser à la façon dont les critères ont été choisis et lire les résultats à partir de ces mêmes critères. De toute façon ce type de postulat pousse beaucoup d'auteurs à faire des typologies et des définitions dont on peut plus ou moins se servir. P Valtriani56, tente de donner une définition contemporaine de la pauvreté à partir de ce qu'il appelle « le carrefour de la pauvreté». Il considère que dans le phénomène de pauvreté s'expriment trois dimensions: la pauvreté monétaire, la pauvreté sociologique et la pauvreté psychologique.
Selon cet auteur, la pauvreté se manifeste par une insuffisance de capital économique (revenus, patrimoine, emploi), de capital culturel (éducation, formation), de capital social (relations), de capital psychologique (santé). Deuxièmement, pour lui la pauvreté «contemporaine peut être appréhendée comme un phénomène ayant un coût économique et social pour la collectivité et qui peut se définir comme la situation des personnes ou des ménages marqués par: l'insuffisance des ressources, l'exclusion d'un mode de vie matériel et culturel dominant, la précarité du statut social».
-
Enfin, après avoir caractérisé la pauvreté avec l' absence (ou l'insuffisance) de 16 indicateurs: revenus, patrimoine, emploi, rémunération gratifiante de l'emploi, capital culturel, relations, santé, consommation, logement, temps personnel, métier valorisant, loisirs, longévité, mobilité sociale, liberté, qualité de vie, l'auteur explique, par un schéma, les contours qui délimitent l'étendue de la pauvreté .
contemporaine.
s6Patrick Valtriani, Un concept de pauvreté disjonctif, Economie appliquée, Presse universitaire de Grenoble, tome XLVI, n° 4, 1993 pp 151-154
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Grenoble,
Grosso modo, pour Valtriani, il y a trois critères déterminants: l'insuffisance de ressources,la précarité, l'exclusion Son schéma fait apparaître 7 surfaces qui, selon Valtriani, représentent l'une ou l'autre, ou l'ensemble des trois pauvretés (économique,sociologiqueet psychologique). 1 - Si nous pouvons admettre globalement la classification de l'auteur pour des questionspratiques, nous ne pouvons cependant pas accepter l'utilisation des conceptsbourdieusiensde capital. La notion de capital renvoie à une vision économique de la vie. Quand il ne s'agit pas de somme constituant une dette, c'est l'idée de richesse possédée. Or, il y a des personnes qui ne possèdent rien. C'est pour cela que nous préférerons le terme d'acquis c'est-à-dire quelque chose dont dispose un individu qui pourrait être une sorte de capital, et qui pourrait aussi n'être qu'une reconnaissance de droit. L'acquis apparaît toujours par adaptation au milieu. Et puisque toute pratique sociale est relative aux groupes qui la mettent en œuvre, pour que les acquis qui permettent ces pratiques soient reconnus comme inébranlables, il faut que la société donne les moyens de leur diffusion. Les conditions d'acquisition des droits et capitaux doivent être cohérents avec le système symbolique des personnes. Lequel système symbolique dépend en partie des parcours des personnes. 2 - S'il est vrai que le critère financier permet d'isoler cette partie de la population comme objet d'étude, il reste aussi indéniable que d'autres facteurs culturels et sociaux sont déterminants selon les civilisations. Dans certaines civilisations, il ne s'agit pas simplement de disposer des biens matériels pour être considéré comme riche, comme il ne s'agit pas non plus d'en être dépourvu pour être traité de pauvre, il faut avoir (les hommes) la sociabilité pour être riche. Dans ces sociétés, le déviant c'est souvent le pauvre. 3 - Et comme certaines personnes ayant des revenus financiers importants pourraient avoir des comportements de déviance, elles seront toujours moins considérées que les pauvres. Ces comportements de déviance avec l'argent peuvent se donner à voir
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dans les structures de dépenses, dans la composition du panier de consommation, etc. En effet, un riche musulman qui s'adonnera à l'achat de boissons alcooliques ou de viande de porc dans un pays musulman sera sûrement moins bien traité qu'un pauvre. De même, un individu disposant a priori de suffisamment d'argent, et qui dilapide son avoir dans les jeux, dans la drogue ou dans l'alcool, etc., sera considéré comme un déviant. Le riche pourrait être exclu et le pauvre respecté, valorisé. 4 - D'autres personnes disposant a priori de ressources suffisantes ont parfois du mal à bien organiser leur avoir financier pour la résolution de leurs tracas.
Donc des pauvres et des personnes ayant suffisamment d'argent, mais le gérant mal, peuvent être regroupés dans une catégorie que nous appellerons des personnes en difficulté financière. Serge paugam57 considère que la notion de pauvreté n'est pas la même dans tous les pays européens. Pour l'auteur, la difficulté de définir cette notion de pauvreté réside, entre autres, dans l'acceptation de celle-ci comme phénomène social ayant plus ou mois d'ampleur. En effet, selon la dimension que l'on donne au phénomène de la pauvreté, non seulement l'Etat sera plus ou moins obligé d'intelVenir, mais aussi, selon sa taille et selon le pays, la population désignée comme telle sera intégrée ou marginalisée. Serge Pauga~ propose trois types de pauvreté selon une méthode de types idéaux appelée « u » :
.
la pauvreté intégrée (forte population de pauvres non distinctes des autres couches de la population, très importants réseaux de sociabilité informels comme en Europe du Sud sauf l'Espagne et dans les pays du tiers monde).
57Serge Paugam,
La Pauvreté
dans
['Union Européenne,
pages 22 à 26, in Rewe
Sciences humaines hors série, Septembre Octobre 1996 (* Cet article reprend sous forme de résumé le chapitre Pauvreté et Exclusion: la force des contrastes nationaux, in le Livre l'Exclusion, l'état des savoirs, La Découverte 1996)
96
.
la pauvre, réseaux l'auteur
pauvreté marginale (une petite le phénomène d'exclusion est de sociabilité institutionnels donne comme exemple les pays
frange de la population est rare et il y a d'importants telle la protection sociale, scandinaves et l'Allemagne).
. la pauvreté disqualifiante (forte population de pauvres constituée principalement de chômeurs et d'emplois précaires), ces populations sont souvent exclus de tout le système de protection et du système productif: Il n'y a pas suffisamment de réseaux de sociabilité familiaux et institutionnels, l'auteur cite des pays comme la France et la Grande Bretagne. Il considère cependant que la dépendance vis-àvis des organismes d'action sociale est plus manifeste. Si nous pouvons admettre, avec S. Paugam, qu'il est important de se servir des concepts sociologiques comme celui d'idéal type qui pennet de dépasser les réalités statistiques et de se faire une représentation abstraite de la réalité en rassemblant les caractéristiques que l'on considère liées les unes aux autres pour opérer des comparaisons sur les phénomènes de pauvreté en Europe, alors on est obligé de se servir des mêmes critères dans chacun de ces pays. Sinon comment trouver les mêmes caractéristiques chez les pauvres allemands et chez les pauvres portugais? A partir de quand et de quoi est-on pauvre ou exclu au Danemark ou en France? Sur quel critère de comparaison se fonde l'auteur pour affinner que la pauvreté est intégrée ici, marginalisée là et disqualifiante là-bas? Car, jusqu'à preuve du contraire toute personne qui vit une pauvreté a ses propres réseaux de socialité (meme si ces réseaux eux-mêmes sont exclus du système, il n'en reste pas moins qu'ils existent). Par ailleurs, toute personne pauvre se sent toujours marginalisée, que ce soit au Sénégal ou en Allemagne. Enfin, toute situation de pauvreté est disqualifiante en tant qu'elle montre une situation de non habilitation à exercer une profession, à accéder à certains lieux, etc. En fait, le problème est de savoir comment dans une configuration de service public c'est-à-dire de principes d'égalité, de continuité, d'accessibilité aux services à tous les citoyens, l'on peut être considéré comme client ou usager.
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On ne peut pas concevoir la difficulté de vie d'un individu simplement, à partir des problèmes de la pauvreté, car, c'est réduire la vie sociale à des considérations purement matérielles. 2 - Universalité des processus de décision et expériences culturelles des personnes démunies En effet, étant donné que les actions économiques, plus précisément les actions monétaires, répondent aux motifs fondamentaux de l'action humaine, l'économie comporte des présupposés anthropologiques. La rationalité serait en pratique l'adaptation des moyens à un objectif selon des principes et des méthodes «scientifiques» du moment. Mais, celui qui obtient la plus grande satisfaction par le moyen qu'il juge le plus efficace pour atteindre son but, n'est-il pas en droit de dire que son procédé est plus rationnel? Par exemple, quand François Laplantine, à la suite de Roger Bastide et de Georges Devereux, pense que toute maladie mentale demande des traitements culturels et sociaux, pour beaucoup de ses contemporains psychiatres cette approche paraît « irrationnelle». Or, pourtant aujourd'hui, la rationalité de telles analyses semble être approuvée par tous. Donc étudier les théories sur la rationalité c'est aussi un moyen pour comprendre le problème de compétence face aux innovations et aux incertitudes « scientifiques». Cette étude préalable nous permettra de comprendre au mieux les formes de rationalité qui sont en œuvre dans les pratiques des clients en difficulté, notamment dans leur prise de décision. A l'instar des motifs de préférence pour la liquidité chez Keynes (motif de précaution, motif de transaction, motif de spéculation), on peut admettre la nécessité d'une anthropologie économique de la précaution, d'une anthropologie économique de la transaction, d'une anthropologie économique de la spéculation, en un mot d'une anthropologie de l'intérêt. Mais, dans la mesure où nous considérons la pratique monétaire dans sa totalité, nous porterons notre étude sur trois tableaux: anthropologique, sociologique et ethnopsychiatrique.
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On voit donc comment la gestion des incertitudes, en tant que manière de s'organiser pour faire face aux difficultés de la vie, dépend non seulement des propres capacités financières des personnes observées et des acquis culturels et sociaux, mais aussi du socle d'éléments symboliques véhiculés et entretenus par les sociétés où ces personnes résident. Gérer les incertitudes, dans leur cas, consiste à s'organiser avec leurs moyens dispo,nibles. Ces moyens peuvent ê~e d'ordre financier comme ils peuvent être d'ordre socioculturel. C'est au détour du concept d'habitus c'est-à-dire du principe générateur de pratique que la stratégie se donne à lire.. Dans l'espace social qui est un jeu, la personne cherchera à maximiser ses profits en combinant au mieux ses capitaux (cu1~urels,sociaux et économiques). Selon l'origine culturelle et sociale, la personne connaîtra plus ou moins les règles du jeu et mettra en place des stratégies plus ou moins adaptées aux enjeux.
Pour sceller, dans le même moule, stratégie, représentation et parcours sociaux, nous partirons en partie de la définition de Bourdieu58En effet, selon lui, l'habitus est le principe générateur des pratiques. Autrement dit, l'habitus en tant que produit de l'intériorisation des valeurs extérieures génère des pratiques et des opinions. L 'habitus est non seulement une capacité de reproduction, mais aussi une capacité d'invention. Chaque individu donne donc un sens à ses pratiques par des stratégies. Pour Bourdieu, « (...) Le principe des stratégies n'est pas le calcul cynique, la recherche consciente de la maximisation du profit spécifique, mais une relation inconsciente entre un habitus et un champ». En clair, autant pour les dépenses que pour la recherche de revenus, les pauvres perpétuent la tradition qui leur ont pennis de faire face jusqu'à maintenant à leurs difficultés. On peut se demander si, dans ces interactions, on n'est pas en face d'une refonnulation des rites traditionnels. 58PieITe Bourdieu, La Distinction,
éd De Minuit, 1979
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En plus, il faudra voir si les pratiques monétaires dans les rites d'interaction n'instituent pas des «consensus normatifs» comme dirait Durkheim. Dans la mesure où toute pratique suggère une idée d'appartenance, la pratique monétaire représente une certaine vision du monde. On pourrait à l'instar de Durkheim, qui prenait la société comme instrument d'analyse, étudier la monnaie en tant que moyen d'expression sociale. De même, dans une certaine mesure, on peut dire que le chef d'entreprise, en faisant appel aux graphologues par exemple pour gérer ses incertitudes sur les individus compétents à recruter, utilise des langages magico-religieux de même envergure que le paysan africain qui fait des incantations pour avoir de la pluie. De ce point de vue, la critique chez Habermas de la raison instrumentale élaborée par M Horkheimer et T Adorno nous semble intéressante. Il affirme que la raison n'est qu'un outil de travail qui sous-tend les activités dans le monde vécu et non une représentation abstraite, comme le prétendent T Adorno et M Horkheimer. PL Assoun59, nous montre comment ces deux auteurs ont fait une critique de la raison instrumentale qui a été élaborée depuis les philosophies des lumières. Pour T Adorno et M Horkheimer, différents philosophes ont fait de la raison un idéal rationnel de domination de l'homme sur la nature. Pour eux, si l'on ne veut pas aboutir à une catastrophe avec cet instrument dangereux, il faudrait se délier de la raison comme raison instrumentale. Or, Jurgën Habermas nous montre au contraire qu'il faut se servir de la raison comme outil, en tant qu'elle permet « l'agir communicationnel » afin d'identifier et de montrer les pathologies liée à la modernité. L'agir communicationnel en tant qu'abstraction « réelle» permet selon lui de passer du système au monde vécu. De ce point de vue, l'agir communicationnel serait donc une catégorie d'interprétation qui décode les déformations du monde vécu en même temps qu'elle permet de montrer les sphères d'action
59Paul Laurent Assoun, L'école de FRancfort,
Paris, PUF, 1987, 127 P
100
structurées par la communication et des interactions régulées par des médiums. Par exemple, Habermas nous propose d'analyser les conditions dans lesquelles se déroulent quatre relations d'échange qui existent entre le système et le monde vécu, autour desquelles se jouent les rôles de salariés et de consommateur d'une part et, d'autre part, du client des « bureaucraties officielles» et de citoyen:
. les éléments du système étant l'Economie
et l'Etat
. les éléments du monde vécu qui sont la sphère privée et l'espace public. Pour arriver à ses fins Habermas se sert du modèle de la théorie de la valeur de K Marx sur le processus de réification dans le monde du travail. Dans cette configuration moderne, Habermas60 étend ce modèle à d'autres échanges constitutifs de la société comme les rapports citoyens et Etat. Certes, si on ramène cette théorie de l'agir communicationnel dans la configuration des pratiques des clients en difficulté de La Poste, on peut trouver des éléments de rationalité dans leurs prises de décision, mais ce qui leur importe plus c'est la validité de leurs méthodes eu égard à leurs objectifs.
Car, il ne s'agit pas de montrer qu'il y a des variables rationnelles essentielles comme l'adresse, la réflexion, les interactions entre joueurs qui fondent la décision, comme l'ont fait certains philosophes, dès le 16° siècle, à propos des jeux de société. Certes, comme l'a montré Descartes dans sa critique de Saint Thomas, la décision libre appartient à tous, car selon cet auteur, si dans le logos grec la décision existait en tant qu'acte collectif du peuple, dans la chrétienté (même s'il n'existait pas selon lui à proprement parler de décision), il y avait quand même une liberté de tous les sujets individuels.
60Jurgën Habennas, 448p
théorie
de l'agir communicationnel,
101
Paris, Fayard,
1987, 2 tomes,
En formulant, comme Descartes, ces deux approches dans notre étude de la gestion des incertitudes par des individus en difficulté, on peut appliquer à cette population la théorie de la décision qu'il systématise en trois principes: linéarité, rationalité, liberté. Ces principes supposent une division des activités en temps. Entre la conception d'un projet (ou d'un désir) d'un individu en difficulté et la réalisation de ce désir, on peut considérer que celui ci a le temps de raisonner. Quand il dévie de son d'objectif, c'est qu'il y a chez lui velléité. Ainsi il peut s'arrêter au cours d'un chemin, par aberration. Mais, s'il passe directement de la conception de ce désir à la réalisation de celui-ci, sans prendre le temps de raisonner, cela serait de l'ordre de la bestialité. A priori donc une décision rationnelle doit rejeter tout autre circuit pour atteindre les objectifs (ses désirs). Toute autre démarche où il n'y aurait pas linéarité, rationalité et liberté est irrationnelle car il manquera toujours l'idée de volonté individuelle. On peut donc se demander si toute décision rationnelle implique une idée de linéarité et de liberté. Si la raison impose une ligne (directrice), une structure d'ordre à la discontinuité des actions (des points), alors, par la ligne, cette raison liera, mesurera, rangera et expliquera la continuité de la chaîne des mouvements discontinus. Mais, un tel raisonnement n'induit-il pas, précisément confusion, un amalgame entre causalité et rationalité?
une
Si la conception cartésienne de la décision est intéressante du point de vue méthodologique, elle n'en reste pas moins insuffisante dans la compréhension des pratiques monétaires des individus en difficulté que nous étudions. En effet, les individus en difficulté de La Poste n'ont pas toujours la possibilité de décider eux-mêmes de leurs actes, leurs comportements étant souvent déterminés par le niveau de capitaux disponibles; de plus, ils ne sont pas aussi bien informés que les autres clients, leurs décisions ne peuvent donc se dérouler selon ce schéma cartésien. Et pourtant il est bien possible de les considérer comme rationnels.
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La cause première, la liberté est ce par quoi le sujet se pose et décide de faire un acte ou non. Cette liberté est en dehors des événements de la nature, le sujet est libre vis-à-vis de la détermination. Le pouvoir de faire du mal ou du bien dépend de tout homme. Par exemple, tel client en très grande difficulté (S.D.F), en période d'hiver, vient plusieurs fois dans la journée au bureau de Poste, et repart du bureau dès que le guichetier
est prêt à le servir.
A première vue, dans la perspective cartésienne, on peut dire que son comportement est irrationnel. Car, en concevant son projet (ou son désir), il aurait pu raisonner et donc ne pas dévier de son objectif, c'est-à-dire ne pas repartir du bureau alors qu'il devait être servi par le guichetier. Ainsi il aurait pu faire demi-tour en regardant la file d'attente. On pourrait même, eu égard à l'analyse cartésienne, dire qu'il a une démarche bestiale, puisqu'il passe directement de la conception de ce désir à la réalisation de celui-ci, sans prendre le temps de raisonner. Mais c'est ignorer que rentrer dans le bureau de Poste est une décision rationnelle pour ce client (S.D.F), puisque cela lui permet de se réchauffer dans cette période d'hiver. Ceci étant, en reprenant la théorie cartésienne à la lumière de la théorie de Bush concernant les sciences administrative, nous pouvons séparer nettement le domaine de la décision administrative (plus précisément de cette entreprise publique qu'est La Poste) concernant les services publics du domaine de la décision financière concernant le positionnement de La Poste par rapport au marché financier et à la concurrence bancaire. En effet, on voit que le guichetier tient compte de tous ces critères pour prendre sa décision. Lorsqu'arrivent dans une file d'attente des individus réputés agressifs, les guichetiers se préparent non seulement à leursrôles administratifs et commerciaux mais aussi ils jouent des rôles d'assistants sociaux. A la lumière de la théorie de Bush, on peut dire que les trois moments de décision des guichetiers sont: l'écoute du
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client, la préparation d'une réponse adaptée à la demande de ce dernier et enfin la prise de décision et l'exécution de celle-ci. De même l'organisation scientifique du travail développée par Taylor, même si cette théorie ne se penche pas directement sur cette question de la décision, nous permet de montrer certains aspects de la théorie de la décision dans notre étude. En effet, l'utiJisation qu'il fait du rationalisme dans l'exécution des tâches, et qui s'appuie sur l'organisme humain, nous fait penser aux différentes études que nous menons sur le rapport au corps dans la gestion des incertitudes. Certes, cet auteur faisait son analyse pour l'efficacité dans le processus de production, mais l'utilisation du temps et les méthodes efficaces pour accomplir en bonne cadence le travail nous interpellent sur l'usage que font ces clients en difficulté de leur temps et de leur corps pour participer dans cette production de service. A l'instar de cet auteur, qui propose, pour atteindre ces objectifs, qu'on entoure l'ouvrier d'experts, on peut se demander s'il n'est pas nécessaire d'entourer les individus par des personnes (experts ou autres) afin que la coproduction de service soit rentable. La seule différence étant que, dans ce dernier cas, ces personnes (ces experts) doivent tenir compte des conflits d'intérêts, des contraintes physiques et intellectuelles des clients et des réactions affectives. Autrement dit, dans les relations avec les individus en difficulté, il est impossible d'étudier l'utilisation que le guichetier fait de son temps simplement en termes de rentabilisation économique des objectifs; il est urgent de penser la rentabilité en termes de globalité à partir d'un concept de fait social total. De même si la théorie de la décision, permet à l'instar de Edgeworth de passer d'une « théorie de l'homme certain» vers « la théorie de l'homme probable», une telle théorie ne peut pas nous aider à comprendre certaines pratiques budgétaires des clients en difficulté que nous avons observés. En effet, Edgeworth estime effectivement dans le processus de décision, la notion de courbes indifférenciées.
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Par exemple supposons que cinq pains et trois oranges procurent la même utilité et que la somme d'utilité soit donnée par trois pains et deux oranges, on peut tracer deux points, une courbe d'indifférence et une infinité d'autres points pourront être trouvés. Or, les individus en difficulté achètent quand ils le peuvent de très grosses quantités de produits morcelés qui procurent parfois la même utilité, sans pour autant qu'on puisse objectivement tracer une courbe d'indifférence. En fait, dans de tels choix de consommation, l'affectif apparaît comme le facteur essentiel.
Si du point de vue théorique, la courbe d'indifférence a pour originalité son ordinalité c'est-à-dire la possibilité qu'elle change selon certains rapports, en pratique on ne peut pas exclure des pratiques budgétaires des personnes en difficulté, la cardinalité c'està-dire le choix absolude pains plutôt que d'oranges. On pourrait faire la même analyse sur les files d'attente. En effet, certains clients, bien qu'il y ait des files d'attente très courte, préfèrent attendre « leur guichetier (e) ». Le choix ordinal en tant que choix relatif est souvent déterminé, chez les individus en difficulté que nous avons observés, par des choix sacrés c'est-à-dire dans une grande mesure des choix cardinaux car toujours absolus. En fait, on peut dire que l'attachement de certaines personnes à des formes d'épargne ou à des formes particulières et des moyens de paiement spécifiques montrent aussi l'impossibilité pour celles-ci de contrôler symboliquement les changements. C'est dire que l'argent attendu est vécu comme un être qu'on attend. On peut dire que le choix d'un produit ou d'un moyen de paiement peut être, un rapport au corps. Si la théorie de la décision peut nous éclairer sur certains points, elle demeure insuffisante pour saisir les motifs de certains choix. Il est nécessaire de prendre en compte les éléments qui interviennent dans les choix des clients. Nous avons vu que ces registres sont: du domaine de l'imaginaire, du domaine du réel (tact,
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contact) et du domaine du symbolique. En fait, les incertitudes auxquelles sont confrontées les individus en difficulté nous permettent de voir leur capacité d'innovation. Aux termes de cette analyse sur la rationalité et les théories de la décision, il apparaît clairement que les pratiques sociales et culturelles, dans une configuration économique moderne, posent de façon nette les problèmes des incertitudes liées aux innovations techniques. Mais cette problématique nous renvoie aussi à d'autres questions comme celles concernant la rationalité ou celle de la responsabilité et du risque. 3 - Des décisions qui dépendent des conditions de vie Comment des personnes n'ayant pas fait d'études peuvent-elles maîtriser certains risques liés aux caractéristiques même des produits modernes? Quels sont les déterminants essentiels dans les différentes prises de décisions? A ce niveau de notre analyse, nous devons nous poser la même question que Alfred Schütz61 : «que signifie ce monde social, pour moi, observateur» ? Pour répondre à cette question, à l'instar du concept d'idéal type d'une part, et d'autre part, à partir des notions de motifs en vue de (les fins) et de motifs parce que (les causes) chez Weber, Schütz développe une théorie de typicalité, pour montrer que chacun a une expérience du monde qui lui est donné comme organisée. Selon lui, à la différence du monde physique où on doit renvoyer un fait à un autre, dans le monde social il faut connaître les motifs qui poussent les individus à agir. En effet, si la relation sociale est un ensemble d'activités réciproques, c'est-à-dire, si « le comportement de plusieurs individus en tant que par son contenu significatif celui des uns se règle sur celui des autres et s'oriente en conséquence» comme le dit M
61 Alfred Schütz, le chercheur Septembre 1985
et le quotidien,
Méridiens Klinsieck, 1987, in Sociétés N° 5,
106
Weber62, alors, effectivement tout modèle d'activité sociale peut prendre des formes selon qu'il est déterminée:
.
rationnellement en finalité,
.
rationnellement en valeur,
.
affectivement,
.
par coutume.
Si nous plaquons ce modèle de Weber aux comportements des clients en difficulté à La Poste:
-
1 lorsqu'un client choisit une file d'attente très longue alors qu'il pouvait prendre une file d'attente courte, simplement pour entrer en contact direct avec le guichetier qu'il voulait rencontrer, on on peut dire que ce comportement est rationnel en finalité, il se donne un moyen pour arriver à ses fins,
-
2 étant donné que ce même client peut croire inconditionnellement que le guichetier aura le comportement auquel il s'attend, alors, on peut parler de comportement rationnel en valeur,
-
3 si le client pense que la parole du guichetier qu'il a choisi de rencontrer produit chez lui des émotions, on peut parler de comportement rationnel par affectivité,
-
4 enfin si ce client choisit son guichetier par habitude, on peut parler de comportement rationnel par coutume. Pour saisir donc la structure intelligible du monde social et de l'intersubjectivité, il nous semble important de tenir compte, au delà de leur régularité, de la manière dont les activités ou les relations sociales sont représentées selon un ordre de légitimité.
62Max Weber, Le métier et la vocation du savant et le métier et la vocation de l'homme politique in le Savant et le politique, Paris, Plon, 1959, 186 P (cité par Jean Pierre Durand et Robert Weil in Sociologie Contemporaine? éd Vigot, Collection « Essentiel», Paris, 1990.
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De ce point de vue la distinction opérée par Max Weber, à propos de l'usage, de la coutume et de l'intérêt mutuel représentent un moyen pour effectuer une typologie de l'activité sociale. En effet, la connaissance pratique suppose que l'individu ait acquis dans le processus d'apprentissage des moyens intellectuels et/ou corporels pour faire face aux difficultés qui se posent à lui. La compétence comme connaissance pratique se donne à voir comme incorporation des structures sociales qui peuvent provenir de la simple familiarisation des techniques çorporelles ou d'une acquisition explicite du savoir-faire par l'enseignement. Quand « les structures élémentaires de l'expérience corporelle coïncident avec les principes de structuration de l'espace objectif» [pierre Bourdieu, 1972, 192], alors cette connaissance pratique peut être conçue comme un habitus c'est-à-dire un système de dispositions inconscientes et durables. La compétence
dépend donc de la capacité à déchiffrer
des codes.
Cette capacité elle-même est une disposition qui dépend de la position qu'occupe l'individu dans l'espace social. En effet, selon les parcours personnels, les acquis culturels, sociaux et économiques, on fait différemment face à l'innovation. Mais certaines insuffisances intellectuelles peuvent être comblées par des volontés. Les individus en difficulté se représentent ainsi les choses, en les créant ou en les remodelant dans divers univers symboliques. Leur façon de pratiquer peut non seulement découler de leur logique culturelle propre, mais aussi d'une logique de survie. Seulement leurs référents culturels leur permettent d'opérer des transformations nécessaires
à leur vie.
La présence de la compétition dans tous les domaines de leurs activités se révèle autant comme une façon pour ce groupe de montrer sa non rupture de lien avec le reste de la société que comme une zone de liberté qu'elle offre à chaque membre.
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La compétition ne signifie pas qu'il y a des domaines d'affirmation individuelle plus importants que d'autres domaines de la solidarité, ni inversement. C'est le principe de solidarité confronté au principe de compétition qui permet l'affirmation de leur identité. Quand cette confrontationest forte, et se déroule dans les relations avec les agents des institutions, il se crée des noyaux (plus ou moins durs) qui forment des catégories plus ou moins agressives.
Dès lors, ne connaissant pas toujours totalement les états initiaux, peut-on bien appréhender les interactions ? Pour les théoriciens du chaos, il y a des états imprédictibles et apparemment désordonnés. Pour eux, malgré l'incertain et un désordre apparent, il y a une logique, un déterminisme initial. Dans les pratiques monétaires des personnes en difficulté, par exemple, avec la théorie du chaos, on devait être amené à dire que l'univers de ces pratiques est un univers de chaos. C'est-à-dire que, sans arrêt, se jouent dans ces pratiques des rapports de force et de désordre. L'ordre et l'organisation constatés (des groupes de personnes ayant les mêmes pratiques, les mêmes conflits, les mêmes coopérations) proviennent de ce chaos. La multiplicité des formes de rapport au pouvoir et des pratiques monétaires s'explique par la diversité des systèmes de croyance. Les différentes formes de gestion des incertitudes montrent la diversité des critères de stratégies de vie et de survie dans les différents groupes culturels de ces clients. Mais, cette multiplicité de pratiques et cette diversité de critères ne doivent pas éluder l'importance des innovations technologiques et les bouleversements sociaux auxquels sont confrontés ces groupes. Ces clients évaluent et réévaluent l'apport des pouvoirs politiques à partir de leur capacité d'innovation et de bricolage. Certaines personnes arrivent à s'en sortir, en totalisant, dans une répétition mimétique (sous forme de rituel), leur situation de détresse, alors que d'autres, font preuve d'imagination, ce qui peut les conduire à l'exclusion par leurs pairs. Dans tous les cas, ce que
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cherchent les individus en difficulté que nous avons observées, c'est moins de subir un futur incertain que de chercher à vivre un futur souhaité. En principe, le futur étant multiple chez eux, il y a une infinité de possibilités, d'imaginations qui ne peut être totalisée qu'à travers une figure unique: la croyance en Dieu. Cette multitude de possibilités et cette unification en une figure unique (Dieu) sont accentuées ou sont nuancées par leurs parcours culturels et sociaux. Alors, la question fondamentale qui se pose à cette population est celle de savoir comment les acquis symboliques permettent de penser le futur incertain en espoir (en futur espéré).
L'incertitude se gère chez ces populations en difficulté, en fonction des expériences plus ou moins semblables à la situation qu'elles vivent. Elles maintiennent ou corrigent leurs situations, en fonction de leur savoir-faire traditionnel. Elles prévoient aussi en fonction de ces mêmes expériences.
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Deuxième partie:Activités agoniques et activités symboliques: les pratiques monétaires des populations démunies Pour comprendre la façon dont se déroule l'activité symbolique dans la vie sociale, Josiane Boulad-Ayoub63, nous invite à une réflexion sur les mimes et parades, c'est-à-dire sur les formes culturelles et les matières d'une culture. Elle propose une théorie générale de l'activité symbolique, une théorie particulière de l'idéologie et une esquisse théorique de la structure sociale. Pour cette philosophe, l'idéologie est une modalité particulière de l'activité symbolique qui n'est à son tour qu'une activité sociale déterminant la structure de toute société. En organisant son travail en deux grandes parties: d'une part « l'animal symbolique» (l'activité symbolique) et d'autre part «l'animal agonique » (l'activité idéologique), l'auteur nous montre que les configurations du symbolique sont organisées, structurées en systèmes et sous-systèmes (de l'économique, du politique, et de la culture). Suivant leurs fonctions, ces sous-systèmes sont ordonnés à la production et à l'organisation des rapports sociaux. L'activité agoni que en tant qu'activité de lutte montre la façon dont l'individu peut être tiraillé entre ses convictions propres et les règles établies par le groupe. En ramenant donc l'activité symbolique et l'activité agonique dans un même moule, on pourrait étudier « l'activité symbolique agonique». Dans quelle mesure l'innovation et la reproduction sociale pourraient se faire à partir des structures sociales et des productions culturelles des individus concernés? Josiane Boulad-Ayoub64, montre que la lutte agonique est parmi les processus qui orientent la reproduction, celui qui détermine de la 63Josiane Boulad-Ayoub, Mimes et parades. Paris, l'I-Iannattan, 1995, 384 p. 64 Josiane Boulad-Ayoub, id, p168
L'activité
symbolique
dans la vie sociale,
façon la plus prégnante les changements d'une société donnée, à une époque donnée de son développement collectif. Or, à l'instar de l'économie, certains disciplines défendent la prégnance de la rationalité sur les changements. Certes, les principaux changements sur la modernité se sont appuyés sur des principes de la rationalité, mais, si l'on parle aujourd'hui autant des nouvelles pratiques monétaires, c'est que l'économie s'est donnée un nouvel espace de représentation. Loin des grandes doctrines du siècle passé qui se fondaient sur des paradigmes d'une gestion avisée et rationnelle d'un Robinson Crusoe, la modernité économique revendique d'inscrire ses efforts de théorisation et de rationalisation dans la réalité d'un processus objectif de pratique monétaire. Définir les pratiques culturelles et sociales d'une clientèle en difficulté, c'est d'abord s'interroger sur l'identité de celle ci, c'est-àdire déterminer par des formules, des concepts précis l'ensemble des caractères qui appartiennent à cette catégorie de personnes. Pour dépeindre avec précision les traits distinctifs de cette population, nous avons mis l'accent sur ce qui constitue ses difficultés. Il se trouve qu'elles sont de tous ordres. Elles sont non seulement d'ordre économique, mais elles sont aussi d'ordre social et culturel. En cherchant à reformuler ses objets et concepts, l'économie provoque des discussions qui peuvent favoriser une prise de conscience sur sa «nouvelle objectivité»: les effets de logiques financières modernes sur la vie des personnes interrogent certaines conceptions universelles des systèmes d'échange. En quoi consistent les pratiques sociales et culturelles de la monnaie? Aujourd'hui la question monétaire dans la vie des personnes prend une dimension heuristique.
En effet, les sciences humaines cherchent non seulement à y découvrir des logiques culturelles et sociales, mais aussi à faire prendre conscienceà la société du phénomène de la pauvreté et de la précarité. La question de fond est celle de savoir pourquoi l'analyse de la difficulté prend de nos jours une telle importance. En quoi
112
consistent ces difficultés? Plus précisément, en quoi l'étude des pratiques monétaires peut-elle aider à la compréhension de ce phénomène? Malgré, la nouvelle objectivité économique, que l'on appelle parfois logiques financières que l'on nomme aussi circulation des capitaux et des moyens de production, développement inédit des supports d'information et de communication, effacement des frontières, rapprochement entre les acteurs les plus éloignés, dans certains secteurs précis, on peut montrer que le rapport à l'argent découle d'une évaluation et d'une réévaluation des représentations à partir d'un système symbolique. En effet, cette nouvelle objectivité se présente en même temps comme un processus dynamique, parce qu'elle présente des phases, des étapes, des progrès, elle n'est (toute conquérante qu'elle se veut) qu'une partie de ce qui est. Son action de rapprochement, d'homogénéisation, de totalisation de la vie économique, laisse en dehors d'elle ce qui ne s'est pas encore laissé rapprocher, homogénéiser, totaliser au sein de la nouvelle réalité, les liens sociaux. La dynamique des logiques financières est donc paradoxalement, une re-division du monde. On peut, par conséquent, discuter sur la validité ou la légitimité des pratiques monétaires, car une des limites de la représentation de l'objectivité économique comme la finance est sa difficulté à penser ce qui tombe en dehors d'elle. Depuis le cadre de pensée qu'elle offre, il est difficile de penser ce qui ne s'inscrit pas encore, dans la dynamique qu'elle développe, autrement qu'en termes de replis culturels, de crispations identitaires, d'illusions tenaces, d'aveuglements locaux, etc. L'autre limite, nous semble-t-il, est celle de l'optimisme non critique qu'elle affiche dans son réalisme. En effet, dans les différentes formes d'administration, d'organisation et de contrôle que se donnent les individus en difficulté que nous avons observés, apparaissent nettement des savoirfaire découlant de leurs diverses expériences sociales et culturelles.
113
Leurs pratiques sont les acquis constitués d'un ensemble d'éléments dont ils disposent pour faire face aux différents problèmes auxquels ils sont confrontés. Ces acquis reposent souvent sur des symboles (allégoriques, emblématique, figuratif), qui, tout en étant réels, n'ont pas d'efficacité et valeur en eux-mêmes, mais en tant que signes d'autres réalités. Pour différentes raisons, les individus domicilient dans certaines institutions financières des raisons d'espérer. En tout cas, certains, trop naïvement, trop superficiellement et trop hâtivement, appréhendent le processus de domiciliation postal ou bancaire comme .
moyende se libérer.
N'y a-t-il pas, dans l'objectivité annoncée et posée, de fausses promesses à certaines populations?
114
Chapitre
IV
-Les mimes et parades
des clients en difficulté
Pour spécifier les comportements mimétiques des clients en difficulté, nous analysons leur gestion des incertitudes à partir de leurs problèmes de logement, de paiement des factures, de conservation et de renforcement des relations sociales.
Il ressort que ces clients cherchent à remédier à tous leurs problème en faisant valoir leurs corps, leurs connaissances, leurs relations, en fait tout ce dont ils peuvent se servir. Parfois, même dans la gestion des incertitudes les plus personnelles, ils signifient à leurs interlocuteurs un certain degré de primauté de leur groupe d'appartenance. Souvent, tout objet utilisé, qu'il soit un moyen de paiement ou non, doit contribuer au renforcement des relations dans le groupe. Paradoxalement, le cloisonnement des moyens de paiements et des registres de relations sociales constituent pour ces individus en difficulté des moyens pour opérer des glissements entre « différents mondes» symboliques, et partant, de pouvoir totaliser leurs comptes. Quelle que soit la complexité des problèmes, ces personnes en difficulté parviennent toujours à mettre en place de façon subtile des modalités de gestion des incertitudes. En jouant sur la relativité des normes culturelles et sociales, ils montrent que les critères d'évaluation et de réévaluation de représentation sont fonction des places que les différents groupes sociaux accordent aux institutions dans leur système symbolique Ainsi lorsque leurs interlocuteurs leur signifient que les pratiques prescrites sont fonction de l'ordre monétaire et financier, ils montrent que cet ordre ne se reproduit pas en quelque sorte de lui-même. Parfois leurs actes constituent des demandes d'explicitation de ce qui institue l'ordre en vigueur, c'est-à-dire qu'ils cherchent à comprendre ce qui a rendu possible ou impossible des pratiques selon les configurations. Certes, le fait d'accepter certains moyens de paiement est déjà une reconnaissance pour eux des caractéristiques universelles de l'ordre monétaire, mais ils veulent aussi que ces caractéristiques
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propres à la monnaie ne les éloignent pas de leurs valeurs symboliques. Les mimes et parades qui sont fonction du temps et de l'espace supposent que l'on s'interroge sur les budgets, les revenus, les dépenses des populations concernées. L'espace-temps et le groupe sont deux facteurs qui se recoupent dans différents champs de telle sorte qu'ils produisent des types d'échanges sociaux et des types de communication spécifiques. Donc, si l'on connaît la représentation qu'un groupe se fait de l'espace-temps et selon la façon dont ce groupe s'identifie, on sera plus à même de saisir le sens de ses mimes et parades. Par conséquent l'analyse de la difficulté des personnes suppose qu'on s'intéresse à l'ensemble des répertoires de la vie sociale. La difficulté des personnes serait à plusieurs niveaux. Nous allons étudier cette difficulté sur deux tableaux: celui de l'imaginaire et celui du vécu. Pour mieux saisir ces deux niveaux nous analyserons le registre de l'espace de vie et celui du corps. En effet, ces deux niveaux de pratique permettent de comprendre la façon dont les individus s'inscrivent dans leurs relations de contact (de corps) avec les agents de La Poste et dans leurs expériences de l'espace. Bien qu'il y ait une subdivision des moyens, (la somme de), nous soulignons que chaque système de gestion des incertitudes est totalisée notamment sur trois registres essentiels: le réel par le corps (le tact), l'imaginaire par les représentations et le symbolique par le langage. En admettant donc que la gestion de la difficulté est une gestion de la totalité, alors, on peut montrer que toutes les individus mobilisent des moyens pour trouver des solutions adéquates à leurs problèmes. Si, la gestion des incertitudes est une combinaison d'acquis symboliques, alors pour s'en sortir, tous les individus en difficulté effectueront des pratiques où ils peuvent décliner plusieurs variables suggérés par leurs corps et leurs esprits (collectifs et individuels).
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Certes, à côté des difficultés spécifiquement individuelles il y a des difficultés propre au groupe culturel et social d'appartenance, mais ces échelles de difficulté seront plus ou moins prononcées selon que l'on a ou non des relations avec le reste de la société. De même, s'il est vrai que la subdivision de ces catégories des personnes en fonction des revenus peut nous éclairer sur leurs pratiques, il n'en reste pas moins vrai que cette subdivision n'a d'efficacité qu'en tenant compte de l'importance des réseaux de socialité (primaire et/ou secondaire)
chez ces personnes.
I - Mimes et parades fondées sur les expériences réelles Les individus en difficulté que nous étudions ici comme le reste de la population se trouvent dans une organisation sociale où chacun se place dans une structure de pouvoir et de situations. A ce titre, il y a une hiérarchie dans la difficulté. En les ayant classés en deux grandes catégories (permanents et passagers), nous avons voulu montrer qu'il y a des écarts d'expérience, de savoir-faire dans la gestion des incertitudes. Nous voulions aussi souligner qu'il Y a différents niveaux d'intégration et d'exclusion sociale, y compris chez eux. Dans ce sens, les trois grandes catégories de personnes que nous avons étudiées selon leur parcours personnels (surtout scolaire et professionnel) gèrent leurs incertitudes, non seulement en administrant leurs biens pour se prémunir des risques éventuels à venir, mais aussi en s'organisant au mieux avec les autres (la famille, les amis, les administrations, etc.) pour trouver des issues à leurs problèmes. Leurs parcours et leurs acquis culturels et sociaux peuvent majorer ou minorer leurs erreurs d'organisation pour faire face aux aléas.
Il Y a comme une nouvelle reconstruction identitaire qui s'est effectuée dans leur vie, en tout cas ils assument pleinement cette identité de clochards. Ils ne fréquentent presque jamais les institutions. On dira que les clochards sont intégrés dans la vie de la rue. Il y aurait plus d'hommes que de femmes. Ils fréquentent généralement les seuils des institutions pour demander un peu d'argent.
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Cette catégorie de personnes se livre à des luttes internes très violentes Il se dégage dans cette population des micro sociétés avec des clans, des chefs de clans, des lieux de convivialité, des alliances qui peuvent parfois entraîner des luttes très violentes. Peut-on dire que cette violence est la conséquence de la violence sociale qu'ils ont eux même subie en étant rejetés dans la rue ? Pour répondre à une telle question, il faut que nous nous intéressions à leurs parcours personnels. Il s'agit généralement de personnes déracinées. Soit ils viennent des zones rurales, soit ils viennent d'autres pays (des immigrés). Il y a aussi des personnes qui se sont beaucoup investies dans leur travail avant de le perdre. Pour comprendre la façon dont ces personnes se réfèrent à d'autres valeurs, nous avons retenu des indicateurs de la difficulté qui montrent l'accès aux biens et services en fonction de leurs parcours personnels. Soit pour se conformer aux normes de consommation, soit pour acquérir un logement, une difficulté est toujours totale. Si le contexte socio-économique est déterminant pour les pratiques monétaires des personnes en difficulté, celles-ci se réfèrent aussi à des valeurs culturelles et sociales. Leur rapport au temps comme leur rapport à l'argent sont les deux face d'une même réalité: leur identité. En d'autres termes, ces personnes étant généralement rejetées des banques, elles n'ont comme alternative que de se déployer dans le système informel. C'est ainsi que ces personnes se constituent en réseaux pour se faire des opérations de crédit comme les tontines ou se donnent certains moyens de paiement comme « des points» dans les systèmes d'échanges locaux. Par conséquent, on verra que l'illisibilité ou le flou des règlements permet à ces individus d'opérer les glissements symboliques c'est-àdire d'utiliser cette illisibilité à leur profit. Ils s'en servent pour perpétuer au besoin leurs pratiques traditionnelles dans le maniement de l'argent. Leurs stratégies financières correspondent à leur désir de maintenir et de renforcer leurs liens sociaux (par exemple dans les cérémonies religieuses et familiales). Dans une certaine mesure, on
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peut dire que les détournements d'argent constitue un moyen pour ces clients de s'en sortir. Ainsi, des clients, conscients que leurs revenus ne sont pas saisissables, s'endetteront vis-à-vis d'un créancier. Ces personnes en difficulté profitent du flou de la réglementation ou de la procédure pour soustraire une partie ou la totalité de leur argent aux poursuites de leurs créanciers. Parmi elles, il y a celles qui vont engager des procédures par naïveté. Par exemple, il y a des personnes qui ne savent pas si leur parent proche est très endetté ou non, et pourtant elles demandent à toucher l'héritage. En effet, en dehors des biens immobiliers, on n'est pas obligé de s'adresser au notaire pour faire constater l'état de son patrimoine. Par conséquent, les héritiers peuvent se retrouver très endettés. D'autre part, beaucoup de personnes en difficulté n'intègrent pas la notion de temps dans l'utilisation de leur chéquier et font des opérations qui leur portent de graves préjudices. Non seulement le chèque sans provision est rejeté mais en plus il y a des frais de dossiers qui s'ensuivent. Mais, à côté de ces personnes qui font des découverts par naïveté ou par autorisation, il y a des personnes qui font sciemment des actes délictueux: on peut dire que ce sont « des escrocs». Certaines personnes font des ouvertures de comptes chèques avec de fausses identités, de faux justificatifs de domicile. Par exemple, nous avons observé que certains clients de La Poste, après avoir obtenu un chéquier avec un avoir de 1000 FF., disposent d'un chéquier (de 25 ou 50 feuillets); sachant en outre qu'on n'est pas obligé de présenter une pièce d'identité pour tout chèque inférieur ou égal à 100 FF., elles multiplient des chèques sans provisions. Enfin, les individus qui effectuent des détournements avec finesse, sont conscients que tous les revenus ne peuvent pas être totalement ou partiellement saisis. Il en est ainsi quand un individu bénéficiaire du RMI s'endette sans pouvoir payer. En effet, la loi impose qu'aucune allocation ne puisse être saisie. En ce qui concerne les ASSEDICS, en
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tant que suppléant au salaire, le législateur a mis en place des coefficients pour déterminer les parts saisissables et les parts non saisissables.
fi - Mimes et parades fondés sur les expériences symboliques Pour comprendre les mimes et parades des personnes en difficulté, il est important que dans l'analyse du rapport à l'argent on intègre entre autres les rapports qu'elles entretiennent avec leurs corps d'une part, et, d'autre part leurs représentations des relations sociales. De ce point de vue, la place du cercle dans la cosmogonie des populations africaines, apparaît comme une métaphore intéressante. En effet, si le cercle est bien cette surface plane limitée par une circonférence dont tous les points sont à égale distance du centre, alors ses caractéristiques nous renvoient à certaines images qui englobent les positions des uns et des autres dans des espaces déterminés. Dans ce sens, l'idée que l'argent circule de façon « circulaire» d'une part, et, d'autre part, l'idée que la dette correspond à l'image de la corde, comme nous l'exposerons plus loin, nous permet de dire que l'échange est chez ces personnes d'origine africaine une façon de se tenir ensemble. Mais avant d'étudier en profondeur une telle question, disons que l'argent est aussi ce qui permet de se voir à travers l'autre. On peut dire en un mot que, dans les figures africaines, la circularité des choses et de la vie est considérée comme esthétique et éthique. Du point de vue esthétique, en Afrique, on considère la beauté d'une femme par sa rondeur. Or, la rondeur d'un objet (chose ou être) est l'appréciation qu'on lui donne à partir de la ressemblance entre sa forme extérieure et les figures circulaires. L'on dit aussi d'un individu « rond» qu'il est en forme, « bien nourri». En fait, cette conception qui associe l'esthétique et l'éthique est universelle. Si, pour certains, il faut dépenser pour l'alimentation pour apparaître comme quelqu'un sans difficulté et être considérée comme beau, pour d'autres c'est l'inverse. C'est dire que la place assignée aux hommes et celle assignée aux objets ne sont pas toujours dissociées.
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Si l'on s'accorde avec ce sens commun, pour dire qu'une femme est belle dès lors qu'elle est « ronde», alors on peut admettre qu'une cliente d'origine africaine qui veut rester belle doit chercher à bien se nourrir, ce, quelle que soit sa pénurie d'argent. De ce point de vue, même le surendettement de certaines clientes d'origine africaine peut passer non seulement comme une façon pour elles de renforcer ses liens de socialité, mais aussi comme une façon pour elles de « rester belles» . A ce titre, certaines des dépenses de ces clientes qui peuvent apparaître comme inconscientes participent de leur volonté de reconnaissance sociale. Par conséquent, certains comportements financiers comme des découverts bancaires de la part de clientes en situation limite qui apparaissent « farfelues» ne sont compréhensibles que si l'on intègre l'idée (la valeur) de la circularité. En effet, même dans les fêtes comme la célébration d'un mariage, (parfois, en période de deuil), tour à tour chaque femme du groupe culturel est auréolée d'objets en argent ou en or par d'autres femmes. De ce fait, la femme qui organise l'événement apparaît non seulement plus belle, mais aussi elle bénéficie de la solidarité des autres. Donc les actions à but esthétique ne sont pas nécessairement contraire à l'éthique: faire une belle et bonne action c'est participer généreusement à la réalisation de la cérémonie. On est (endettée) obligée de participer à la cérémonie de celle qui a participé à la sienne. Le refus de participation à une activité de ce type où tout le cercle familial, amical est convié c'est d'une certaine façon créer des conditions d'une crise. Mais cette participation n'est pas simplement physique. On peut en être dispensé si l'on a des motifs valables et qu'on se dit présent par l'esprit ou symboliquement par un oJJjet. Pour beaucoup d'analystes, la crise sUIVient quand il y a rupture dans le cercle de l'échange. En fait, pour ces théoriciens, il y a toujours un circuit économique à respecter pour qu'il Y ait équilibre. Ils considèrent qu'il y a des cycles où les échanges sont très importants et des cycles où ces échanges restent très faibles. L'équilibre dépendrait donc de la vitesse de circulation de la monnaie et des hommes.
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Nous pensons que la crise intelVient non pas quand il y a une rupture momentanée dans le cercle, mais quand cette rupture est définitive. En effet, pour que le cercle fonctionne, il faut que certains partent travailler (immigrations ou déplacements) pour rapporter de l'argent et/ou des biens à réinvestir dans le circuit. Certes la quantité d'argent ou de produits réinjectés peut accroître ou non la croissance, mais le plus important est qu'elle permette une consolidation des liens au moment où les individus en ont besoin. Donc, la rupture de l'échange est momentanément nécessaire, ce qui est fondamental c'est que l'absence momentanée ne soit pas vécue comme une absence définitive. Pour cela, différentes mesures symboliques permettent aux personnes de montrer leur attachement à l'équilibre du groupe. L'équilibre dépend en réalité de la croyance et de la confiance que l'on a en l'autre malgré son absence. Le transfert de fonds sous forme de mandat ou de virement ou bien l'achat de nourriture peuvent constituer de tels gages de confiance et ou de croyance. En fait, on explique souvent les situations d'incertitudes par des cessations d'activité, des transitions ou des ruptures de vie. Or, toute difficulté est multifactorielle puisqu'elle est économique, financière voire culturelle et sociale. Mais cette multifactorialité que nous assimilons au fait social total ne doit pas éluder les degrés de liberté de chaque personne. Contrairement à beaucoup d'anthropologues qui considèrent par exemple que certaines formes de dépenses dans les sociétés africaines sont des recherches de prestige, nous pensons qu'il s'agit en réalité d'affirmations identitaires : si je dépense autant, c'est pour vous dire l'importance de votre présence dans mon esprit. L'argent étant lié au corps (l'argent fait corps) d'une part, et, d'autre part, l'argent étant l'équivalent de la dépense, l'absence de mon corps sera remplacé par mes dépenses. Pour dire dépenser, les wollofs, les mandingues disent « manger son argent». L'argent est considérée comme une nourriture. Or, s'il y a une chose que l'on est obligé de partager en Afrique, c'est bien la nourriture. D'une part, personne ne doit mourir de faim et, d'autre
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part, cela permet de s'assurer pour l'avenir: tour est dans la vie.
puisque chacun a son
En effet, dans les villages africains, il y a généralement un canari, récipient en terre sous forme circulaire avec un pot au dessus, pour que chacun puisse boire à son tour. A propos du canari, on parle du sens de la vie et de la circulation des personnes ainsi que du partage des chances. Les wollofs disent: « Aduna potou n' dall la, cou nane dioh sa morom» c'est-à-dire le monde est un pot de canari, celui qui boit donne à son prochain pour qu'il puisse boire. En d'autres termes, le monde est un récipient dans un petit espace de l'univers, où chacun a son moment pour animer sa vie. Ne pas passer le pot c'est donc tuer les autres. Cette conception circulaire de la vie, ces populations l'ont aussi des lieux d'échange. Par ailleurs, la disposition circulaire des vendeurs que nous avons remarqué dans ce foyer correspond aussi à un procédé très fréquent en Afrique sahélienne. Les vendeurs sont appelés « Dioula » en Mandingue, en Bambara (langues africaines parlées dans les foyers maliens). De même on dit en M(pldingue « dioulo », pour parler de dette et de «corde ». On dit aussi, « sitti », c'est-à-dire « attaché» pour parler de la malchance. Il ressort donc de ces termes que le rapport à l'argent est un rapport d'interdépendance. La corde permet de faire un nœud (cercle), c'est comme une dette avec un tireur et un tiré, mais tout tireur est tiré d'autrui. Pour qu'il n'y ait pas d'endettement réciproque, il faut qu'un des membres du groupe quitte la scène par exemple par la mort. Dans ce cas, l'annulation définitive se fait par un sacrifice. Cette interdépendance est si fréquente que, malgré le caractère individualiste donné à certains objets modernes comme le téléphone, la télévision, la radio ou la cafetière sont souvent utilisés collectivement. Nous avons demandé à certaines personnes si elles suivaient la télévision dans la chambre du voisin parce qu'elles n'en possèdent pas: la plupart d'entre elles répondent par non et précisent que c'est
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pour ne pas rester seules. On voit donc qu'un instrument à usage individuel et familial est remodelé pour un usage plus large où les voisins sont les bienvenus. Nous avons les mêmes réponses à propos des cafetières et de la radio.
Certes, pour ces deux derniers appareils, on peut trouver des correspondances avec les systèmes traditionnels, mais le détournement que les individus font de leur destination première mérite que nous nous y attardions. De même la radio est comme un porte voix, lequel sert dans les assemblées, les rencontres entre les individus généralement de même sexe et ayant fait leur initiation. Effectivement, lors de toutes les rencontres, qu'elles soient faites sous l'arbre à palabre, ou pendant des cérémonies politiques ou religieuses, il y a toujours quelqu'un qui dit plus haut ce que l'orateur principal dit plus bas. Ce porte-voix est souvent un griot, c'est-à-dire une de ces personnes qui sont considérées comme maîtres de la parole. Le griot, porte-voix finit chaque phrase en disant « vous avez entendu». Même quand il n'y a pas de porte-voix, lorsque l'orateur a fini de parler et que tout le monde a bien entendu, à chaque fois quelqu'un (Monsieur B ou C) reprend et demande à son voisin « tu as entendu ce que vient de dire Monsieur A » ; ainsi de suite Monsieur X pour Monsieur D, Monsieur D pour Monsieur E...
Autant pour manger, pour danser, pour parler en conseil ou en assemblée que pour faire la tontine ou distribuer de l'argent à l'occasion d'une cérémonie, les gens se mettent en cercle, le centre étant occupé par le saladier (nourriture) ou par le griot (intermédiaire). La nourriture étant nécessaire à la vie biologique, le griot est nécessaire à la vie sociale du groupe. C'est d'ailleurs dans ce contexte qu'on pourra parfois comprendre l'importance de la nourriture et de la musique dans les sociétés africaines. Dans cette perspective, on peut dire que tout espace public, y compris par exemple un bureau de Poste, est un lieu de sociabilité. Chaque espace permet de se tenir « à la corde », de considérer l'autre comme un maillon de la chaîne. Cette façon de se tenir à la corde est
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tellement forte que cela peut se traduire par de graves réactions en cas
de conflits. Certains cherchent à faire reconnaître les principes du groupe par la force ou par une violence incontrôlée, d'autres répondent par l'indifférence ou par des formes de passivité, et beaucoup d'autres tentent de coopérer avec des compromis. Toujours est-il que chacun tentera de déjouer les actions des gens qu'il juge dangereuses pour sa vie ou sa survie. Ainsi, dans les foyers africains à Paris, le marabout joue le rôle de médiateur, de psychologue, de messager, etc. D'une certaine façon une figure comme celle de la guichetière de La Poste correspond en partie à une telle vision. Car elle est considérée à la fois comme interprète et messager. La fonction médiatrice de ces figures fait qu'on l'associe à des lieux particuliers: à la frontière du réel et de l'imaginaire, au croisement des voies de communications. Nous avons vu que ces figures sont localisées en position d'interface: elles sont au seuil de la maison. Les positions que ces figures occupent dans le temps et dans l'espace font d'elles des représentants aux statuts doubles. Il en est ainsi du crépuscule, qu'on considère comme un temps à statut double (ni jour, ni nuit), où l'on interdit aux enfants de sortir. Si l'on doit se méfier donc des phénomènes qui ont des statuts doubles, il y a des moments où l'on peut échanger et des moments où on ne peut pas le faire. En fait, il y a des pesanteurs extérieures très fortes dans la gestion des incertitudes par eux. Ces pesanteurs peuvent plus ou moins être maîtrisées par les individus en difficulté, en fait tout dépend généralement de leur niveau de compétence. Lequel niveau de compétence joue un rôle essentiel dans les prises de décisions. Car toute prise de décision est une façon de rapporter une solution. On peut donc dire qu'il y a différentes approches possibles du phénomène monétaire, mais globalement aucune ne peut rejeter les dimensions culturelles; qu'elle l'admette explicitement ou non; malgré les dimensions universelles de la monnaie, les individus gèrent celle-ci en fonction de leurs incertitudes financières
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particulières. En d'autres termes, chaque personne se préoccupe moins de la définition ou de l'utilité qu'un autre pourrait donner à la monnaie que de ce que cette monnaie peut lui apporter dans la satisfaction de ses besoins individuel voire dans ses rapports avec le reste de la société.Mais, puisqu'il y a autant d'enjeux de la monnaie qu'au moins autant de personnes, il faut rechercher le dénominateur commun des pratiques monétairespour les différentescatégoriesde la population. Si l'on accepte que les comportements moyens des individus varient d'une position sociale à une autre, c'est-à-dire que si l'on accepte que chaque individu se réfère à un système de valeurs qui lui permet de réaliser ses objectifs, ses idéaux, alors on s'accordera sur l'existence des écarts entre des individus n'ayant pas les mêmes référentiels.
En effet, si le rapport à la totalité est chaîne symbolique et un rapport d'alliance, dérèglements dans la chaîne symbolique et la souveraineté, on peut les considérer déviance.
à la fois un rapport à la lorsque interviennent des dans les liens d'alliance à comme des formes de
En ce qui concerne ces déviances dans le rapport à l'argent, on peut voir ces pathologies dans la manipulation des comptes et des signes du compte. Ainsi J~cques Birouste affirme que certaines personnes « ont un rapport pathologique à la finance ou à la monnaie en ce qu'ils n'en finissent pas de faire en sorte qu'entre les éléments subdivisés, une subdivision soit encore possible, une médiation encore accumulable». Ce qu'il veut montrer c'est le fait que les opérations de ces personnes sont des volontés de renforcement sécuritaire. des maillons de la chaîne pour que leur lien au trésor soit assuré, fiable. Mais nous nous demanderons aussi si ce rapport pathologique à la monnaie n'est pas une façon pour ces personnes de s'adapter aux bouleversements économiques et sociaux. En effet, si le principe qu'instaure l'argent est celui de la propriété, de l'individualisme, celui qu'instaure le rituel est généralement celui du « communautaire».
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DI
-L'efficacité
des mimes et parades des clients en difficulté
Si gérer les incertitudes financières c'est s'organiser avec les ressources matérielles et spirituelles dont on dispose, alors les signes peuvent cacher d'autres réalités. L'incertain ne pouvant pas être prévu par définition, l'individu en difficulté administre ses acquis selon la vision qu'il a du temps et de l'espace. L'un des moyens qu'il utilise souvent pour y arriver est le rituel. Car, comme le dit Marcel Mauss65, les actes rituels sont «capables de produire autre chose que des conventions; ils sont éminemment efficaces; ils sont créateurs; ils font (...); les gestes rituels sont réputés avoir une efficacité toute spéciale, différente de leur efficacité mécanique». En accord avec cette définition, peut on parler d'efficacité symbolique de la monnaie? Si oui, en quoi consiste-elle ? Selon F A Isambert, l'efficacité symbolique « c'est l'effet produit par une manipulation symbolique, phénomène social complexe, comprenant au minimum deux rôles, un rôle à dominante active, consistant à fournir à autrui un système de représentations fortement intégré et un rôle à dominante passive ( ). Il en résulte que l'efficacité de l'opération est fonction, d'une part du lien du consensus créé autour des représentations, d'autre part du lien symbolique entre les représentations et les enjeux (...). Il faut bien percevoir les trois faces du symboles: en tant que sigriifiant, il a un sens et est susceptible de devenir contenu mental; en tant qu'objet perceptible,...il s'insère dans l'univers matériel; et dans la mesure où le lien entre les deux premiers aspects est le fait d'un consensus, il est fait social». Si nous prenons un exemple à partir d'un billet de 100 francs, on dira que le mot cent francs a une signification c'est-à-dire qu'il a un contenu. mental, et en tant que billet palpable, il s'insère dans l'univers matériel, et enfin comme objet de consensus ce billet est un fait social. 65Sociologie et anthropologie, générale de la magie».
Paris, PUF, 1950, réédition
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1983, « Esquisse d'une théorie
Nous verrons, avec Marcel Mauss, à travers les différentes figures réelles et symboliques du don que l'échange peut être intéressé ou non. Comme l'a montré Djeribi66 à propos de la magie au Maghreb, nous dirons que, dans les interactions clients en difficulté-guichetiers, il existe à côté des rites oraux des incantations écrites qui, pour être efficaces, doivent se soustraire à la vocalisation. Aussi dans leurs pratiques financières, certains clients en difficulté que nous avons observés, lors de leurs opérations, parlent -ils à voix basse, chuchotent-ils pendant leur transactions pour échapper au mauvais œil. En effet, comme pour ces incantations écrites qui sont transcrites à partir de livres de compilation de recettes magiques par des scribes désignés traditionnellement, pour certains clients en difficulté l'écriture comptable apparaît comme une opération magique. A l'instar de la magie, l'individu en difficulté (surtout quand il est analphabète) préférera faire des opérations dissimulées au regard extérieur . En retirant leur argent, ces clients le gardent sur leur corps comme s'ils le portaient en amulettes. Djeribi décrit comment les scribes magiques le cousent dans des morceaux de tissu ou l'enferment dans des boîtiers en cuir ou en argent et le portent en amulettes. Comme en Afrique noire, au Maghreb, la pratique magique de la lettre est associé au pouvoir maléfique du Mauvais Oeil qui menace les femmes en couches et les nouveau-nés. Aussi la manière dont se manifeste le rapport argent et corps et la façon dont cela permet de marquer son corps, permettent de montrer que l'argent participe à la construction des liens intimes. En explorant les relations qui unissent les liens sociaux et le mauvais œil, on peut démontrer les figures du symbolique: mettre de l'argent dans son soutien gorge ou dans la poche, c'est d'une certaine manière écrire sur sa peau. 66Djeribi M, L'incantation mythiques,
Vol23
mythique:
; n° l, pages
94
- 103
noms et écriture; ; 1993
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Ethnologie
Française,
Textures
De même, en suivant Claude Lévi-Strauss67, on peut repérer le pouvoir des symboles. Il ne s'agit pas de prendre l'individu en difficulté comme un malade, mais de nous servir du modèle du pouvoir des symboles sur l'esprit du malade, pour analyser certains phénomènes de déviance monétaire.
En effet, s'appuyant sur les chansons que psalmodient les Chamans lors d'accouchements difficiles, Claude Lévi-Strauss explique comment l'incantation produit des effets positifs sur le malade. Il montre que l'efficacité de l'incantation se trouve dans le fait d'être récité. Pour lui c'est une : « manipulation psychologiquede l'organe malade». Le détour par cette analyse permet de dire que l'efficacité symbolique de la monnaie réside dans le fait qu'on puisse stigmatiser les individus à travers leurs pratiques rituelles. Ainsi, pourrait -on même avancer l'idée que l'argent attribué à certains individus, lors des cérémonies notamment, produit chez ces derniers une efficacité symbolique. La reconnaissance et la solidarité du groupe par exemple ont des effets positifs sur les individus en difficulté. C'est comme si on leur procurait une thérapie de groupe. En effet, cette solidarité peut être un message du groupe pour faire comprendre à ces personnes que leur difficulté est momentanée. En résumé, on peut affirmer qu'il y a deux niveaux d'efficacité symbolique quand un individu est en rapport avec une institution. Ces niveaux d'efficacité symbolique dépendent eux-mêmes des niveaux de socialités qui se mettent en place dans l'échange. Quand l'échange est personnalisé, il y a une efficacité symbolique directe, quand il est anonyme il peut y avoir une efficacité symbolique indirecte. Mais, nous préciserons aussi que l'efficacité directe est produite par le discours alors que l'efficacité indirecte est produite par l'image de l' institution. Mais quelles sont les conceptions et pratiques de la monnaie pour les individus en difficulté? Dans quelle mesure et de quel point de vue la monnaie peut-elle être considérée comme un instrument
67Claude Lévi-Strauss, Anthropologie
structurale,
129
tome 1 Paris Plon 1958
d'échange, un moyen de paiement, une mesure de valeur, une unité de compte? Comment peut-on étudier, dans la configuration de La Poste, les caractéristiques associées à la monnaie? Quelle est la place accordée à l'expérience collective des personnes en difficulté dans les pratiques monétaires? L'efficacité des valeurs dépend de la façon dont chaque groupe les reçoit ou les rejette. Donc, pour dégager la valeur symbolique d'une pratique, il faut dégager ses propriétés en fonction de son trait pertinent dans le contexte social.
On peut dire globalement que la valeur qu'un individu attribue à l'argent est fortement corrélée par la cosmogonie. En d'autres termes, la valeur de l'or et de l'argent est liée à la valeur que l'on donne à différents éléments de l'univers. Cet univers ne se situe pas simplement au niveau planétaire, il est aussi à l'échelle de la famille. A l'instar de P Bourdieu (dans la maison kabyle) qui a poussé l'analyse pour montrer comment se composent les logiques pratiques, il nous faut montrer la pluralité des valeurs des axiales. En effet, il faut étudier le symbolisme des représentations de la monnaie dans le symbolisme des représentations de l'exclusion pour les français. Bourdieu met en place un certain nombre de principes pour faire ses analyses: principe d'opposition pour montrer le caractère opératoire de l' habitus dans ce type d'analyse: principe d'ambiguïté (du flou), principe de substituabilité (relation entre les schèmes) ou principe d'équivalence pratique (il y a séparation de champ, les univers de référence peuvent fonctionner de façon différente, mais il peut y avoir relation de substitution d'un schème à un autre dans une même sphère d'existence), principe de transposabilité (d'un même schème à différents champ), principe de segmentation ou de dédoublement (application à un rang inférieur du principe de division à un terme ex aIb ; bibI; bllb2 etc.) à condition de savoir que l'on passe d'un plan à un autre. Exemple
.
'Principe d'opposition Argent riche
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I Exclusion I pauvre
travail
/ chômage
revenus / aides nourriture/ malnutrition logement / rue
.
principe d'ambiguïté
. le terme argent en soi est flou, on ne sait pas exactement de quoi on parle argent: riche/pauvre: exclusion
. .
orincioe de substituabilité (rapport de correspondances) en ne spécifiant pas les références on est dans un rapport de
correspondance
flou
argent, riche, revenus, logement, pouvoir dominant/exclusion, pauvre, chômage, rue dominé bon pain, bon vin, sédentaire, «bon sang », pur sang/mal nutrition, mauvais vin, nomade, « mauvais sang », sang souillé
.
orincioe de trans~sabilité
.
il Y a des lieux qui marquent de façon plus déterminante que d'autres lieux. l'opposition nomade/sédentaire est transposable d'un champ à l'autre; on peut être nomade ou sédentaire en étant riche comme en étant pauvre. En inversant c'est-à-dire en renversant un contraire dans un autre, par exemple riche dans pauvre, la théorie de P Bourdieu nous explique que nous passons d'un sens à un autre, d'un univers de sens à un autre: rentrer d'une maison dans une autre c'est franchir une frontière, un seuil symbolique.
131
Comme l'explique P Bourdieu68, le système de différence et de pertinence porte sur les modalités du rapport à la culture qui définit un certain style, une certaine forme d'expression. Il considère que la formulation des oppositions est toujours empruntée du point de vue des dominants ou des dominés. Car, selon lui, c'est en mettant en rapport un schème et un autre c'est-à-dire en associant les oppositions significatives (riche/pauvre, logement/me, monnaie/exclusion) que le point de vue se constitue. Dans cette perspective, les problèmes économiques et sociaux qu'engendrent les pratiques monétaires ne seraient pas simplement l'opposition de deux pôles, riche/exclus, puisque le pôle de la richesse se dédouble, car la quête de l'argent peut entraîner la richesse ou la pauvreté. La dualité de l'argent offre aux individus la possibilité de jouer dans tous les sens du terme. On peut donc basculer facilement de l'un à l'autre. Autre exemple Etudions les symboliques des termes dédoublement et d'inversion qu'ils entraînent
et
les formes
de
En parlant d'argent, un dicton wollof dit « cou eumbeu sa allai, eumbeu sa soutoura» qui celui qui couvre (est enceinte de) son argent, assure (protégé sa dignité) (eumbeu) couvrir / faire découvrir (tass : étaler, casser), (allal) richesse/pauvreté
(niaka),
(dench) épargner /dépensière
(diaye),
(xaalis) argent/sans argent (bancca), (eumbeu) couverte, enceinte/stérile, (wonne) (soutoura)
digne/indigne
68Pierre Boudieu, Noblesse
faire découvrir,
(niaka soutoura),
d'Etat
132
montrer
La phrase, la logique « cou eumbeu sa al/al, eumbeu sa sou/oura » : qui celui qui couvre (est enceinte de) son argent, assure (protégé sa dignité) pourrait se lire: a
- en
utilisant
les mots situes a ~auche
« eubeu sa al/al, moy den/ch sa xaa/is, eubeu sa sou/oura » c'est a dire couvrir (assurer) sa richesse, c'est épargner son argent, et c'est couvrir sa dignité; cette logique inversée, devient: b - en utilisant les mots situés a droite « lass sa niaka, diaye sa banca, moy wonne sa niakka sou/oura », c'est a dire faire découvrir sa pauvreté en dépensant son argent, c'est stérile et c'est montrer son indignité. *Lorsque l'on prend les logiques de ce dicton, en opposition, on aboutit au même résultat quant aux principes (moraux) de conduite proposés par la société.
Lisons maintenant, chaque ligne en opposition, en sautant à chaque niveau, l'opposition directe, on aura par exemple
-
c en commencant par le premier terme à e:auche : « cou eumbeu sa niak, dench sa banca, eumbeu Iou ley niaka/ sou/oura »: celui qui couvre sa pauvreté, épargne sans argent, protégé (couvre) ce qui lui ferait manquer sa dignité;
-
d Autre lecture possible: en commençant par le premier terme a droite, chaque ligne en opposition, en sautant a chaque niveau l'opposition directe, on aura « lass sa a/lai, diaye sa allai moy wonne sa sou/oura» : Faire découvrir sa richesse, en dépensant son argent, c'est montrer sa dignité *On voit que selon l'angle par lequel, on interprète les termes, les principes (moraux) de conduite proposés par la société s'inversent. C'est dire qu'en transposant les différents termes, on peut arriver à construire différentes références morales et éthiques qui sont prescrites pour les pratiques monétaires.
133
En fait, tout dépend de l'action, du motif, de l'endroit, pour qui, pour quoi, l'on décide de dépenser ou d'épargner. En effet, dans la société wollof, comme dans la plupart des sociétés africaines le gauche (la main gauche, premier pas avec le pied gauche) est consacrée aux activités intimes de l'individu, alors que la droite est déterminante dans les relations avec autrui: il est impératif de saluer avec la main droite, donner les objets avec la main droite, etc. Si l'on considère que la gauche de l'axe de la vie est celle de l'intimité et la droite de cet axe celle de l'altérité, alors on peut comprendre qu'effectuer des échanges dans ces sociétés, c'est dépenser. Donc, échanger c'est dépenser. Mais, est ce à dire dès lors que la monnaie serait le seul moyen de représentation de la totalité? La monnaie comme référence à la totalité a-t-elle un rôle régulateur, normatif dans ce type de société? Toute crise monétaire se traduit elle par une crise sociale et inversement? Doit-on voir les codes symboliques comme des états dans lesquels, les représentations sociales de la monnaie pourraient
être pensées?
-
Ne penser les logiques sociales qu'à travers les logiques symboliques, c'est prendre le risque d'expliquer toute pratique par un certain déterminisme. Ainsi, c'est dire que celui qui fait découvrir sa pauvreté est traite d'indigne aux vues de la société; c'est aussi dire que la femme dépensière, cherche a ce que l'on découvre chez elle une certaine indignité. Il y a donc, un double mouvement dans la circulation générale de la monnaie et dans les relations sociales: unification dans une couverture pour se protéger du risque à venir, unification derrière l'enfant pour recomposer les liens de solidarité (eumbeu pouvant signifier ici la maison, la famille). Pour cela, il y a des figures qui doivent jouer les intermédiaires dans les mouvements monétaires entre le concret et l'abstrait, l'ici bas et l'au-delà, etc. C'est le rôle de (du) la voyant(e) dans cette intermédiation. De même, les sacrifices permettent à certains êtres de jouer à travers les rites les intermédiaires entre les dieux et les hommes.
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On peut donc dire qu'il y a différentes approches possibles du phénomène monétaire, mais globalement aucune ne peut rejeter les dimensions culturelles qu'elle l'admette explicitement ou non malgré les dimensions universelles de la monnaie, les individus gèrent celle-ci en fonction de leurs incertitudes financières particulières. En d'autres termes, chaque personne se préoccupe moins de la définition ou de l'utilité qu'un autre pourrait donner à la monnaie que de ce que cette monnaie peut lui apporter dans la satisfaction de ses besoins individuel voire dans ses rapports avec le reste de la société. Mais, puisqu'il y a autant d'enjeux de la monnaie qu'au moins autant de personnes, il faut rechercher le dénominateur commun des pratiques monétaires pour les différentes catégories de la population.
-
-
En effet, la monnaie est un équivalent général qui s'applique à un ensemble de cas et d'éléments pouvant être désirés, échangés par les individus. Du fait qu'elle permet d'acquérir, de s'acquitter, en un mot de se délier de l'embarras, d'un besoin, d'une charge, elle est au centre de la réflexion sur la souveraineté. Laquelle réflexion s'inscrit dans une problématique de légitimation des pratiques culturelles et sociales. Ainsi la recherche d'un intérêt personnel dans ces communautés sénégalaises n'est pas à proprement parler individuel, mais il vient toujours de l'autre. Le désir d'argent pour un wollof provient généralement d'une altérité simple, c'est-à-dire d'une extériorité relative, car c'est toujours par rapport au groupe que l'on entreprend une recherche d'argent. A ce titre les rites sacrificiels ou cérémonials permettent au groupe de se souder. L'objet sacrifié, c'est-à-dire la victime émissaire, est pour un temps un moyen pour créer un espace de convivialité. Avec la modernité, la modification de chaque rituel qui conduit à remplacer les objets symboliques, est l'occasion pour réévaluer les termes de l'échange, faire l'inventaire. Donc si la monnaie est constitutive des relations marchandes et si ces relations marchandes ont pour objectifs de satisfaire au mieux les besoins, on dira donc que la monnaie a un rôle utilitariste. Mais, les baptêmes des sénégalais, ou les femmes font circuler beaucoup d'or, constituent des moments de demandes et d'offres d'échange, qui ne
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sont pas nécessairement instrumentales. En réalité le choix d'une monnaie est un rapport affectif et un rapport à une histoire et à une culture. Pour montrer les logiques sociales et culturelles qui s'expriment dans ces demandes, dans les comportements des sujets, nous nous appuierons sur les référents transcendants comme la confiance, la loi, la morale, la foi qui président parfois à la quête d'argent. Si l'on accepte que les comportements moyens des individus varient d'une position sociale à une autre, c'est-à-dire si l'on accepte que chaque individu se réfère à un système de valeurs qui lui pennet de réaliser ses objectifs, ses idéaux, alors on s'accordera sur l'existence des écarts entre des individus n'ayant pas les mêmes référentiels.
En résumé, disons que les sénégalais expriment dans les événements, a travers la monnaie la totalité de leur identité. La quantité, la somme des personnes présentes et les sommes d'argent dépensées eu égard au degré de richesse ou de pauvreté, permet de juger de la bonne ou de la mauvaise représentation de la totalité des valeurs sociales. Car qu'on soit riche ou non, si on respecte bien les valeurs sociales, on bénéficie de la solidarité des autres. Les communautés sénégalaises se montrent chacune comme si elles adhéraient à un ensemble de représentations sociales et culturelles du monde, des hommes, des choses, des relations entre les uns et les autres. Dans ce contexte, si le contenu qu'on donne à chacun de ces éléments tend à se pérenniser à travers des générations, c'est que chacune pense que ces comportements doivent être reproduits par les autres générations à venir.
Par conséquent, dans la gestion des incertitudes, il y a non seùlement une recherche de garanties, de sécurité, mais aussi elle constitue un moyen pour décliner les identités. Quand il y a manquement aux principes de vie par un individu, certains membres de sa famille font parfois recours a des personnages à qui l'on
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attribue une puissance souveraine, pour qu'ils vérifient si ce n'est pas un sort qui est jeté au contrevenant. Cette recherche de protection et de voyance peut aller jusqu'au sacrifice qui peut parfois être interprété comme« le paiement d'un service». Mais, étant donné que la protection n'est pas nécessairement une sécurité, la recherche de cette sécurité peut entraîner des comportements psychopathologiques. De ce point de vue, l'ethnopsychiatrie en tant qu'étude des pathologies à partir de la culture permet de voir les dérèglements psychologiques des différents groupes culturels dans leur relation aux totalités. En effet, si le rapport à la totalité est chaîne symbolique et un rapport d'alliance, dérèglements dans la chaîne symbolique et la souveraineté, on peut les considérer
à la fois un rapport à la lorsque interviennent des dans les liens d'alliance à comme des formes de .
déviance.
En ce qui concerne ces déviances dans le rapport à l'argent, on peut voir ces pathologies dans la manipulation des comptes et des si"gnesdu compte. Pour faire nos démonstrations, nous déconstruirons les pratiques monétaires de quelques groupes de pauvres français métropolitains et d'autre part d'antillais et d'africains. Ce décorticage nous permettra de mettre à nu certains mythes autour de l'argent et de révéler par contraste, quand il est nécessaire, sa dimension irréductible, c'est-àdire la monnaie comme symbole d'intégration et de pouvoir. En effet, nous suggérons que, si l'on peut admettre qu'il y a des pratiques monétaires d'une clientèle en difficulté (anciens cadres au chômage) fondées sur une logique financière que ceux-ci ont acquise, on peut aussi soutenir qu'il y a des pratiques monétaires d'une clientèle en difficulté (enfants de pauvres) sans logique financière au sens propre du terme. Les innovations technologiques rendent plus difficile aux clients en difficulté d'évaluer et de réévaluer dans leurs univers symboliques les signes réglementaires et les logiques financières.
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En effet, innover c'est introduire dans des choses établies d'autres choses nouvelles. L'époque moderne se caractérise par l'apparition de procédés et de techniques nouveaux dans différents domaines. Les individus en difficulté en tant qu'individus qui occupent des positions dans cet espace social moderne sont concernés de près ou de loin par les différentes transformations.
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-
Chapitre V Une dialectique de morcellement et de totalisation chez les individus en difficulté En effet, si l'on est d'accord, d'une part, que le rapport à l'argent est un rapport à la totalité, et si d'autre part, l'on est d'accord que le rapport à la totalité est un rapport à la chaîne symbolique et à la dette, donc, ceux pour qui cette réalité est fondamentale, constitutive de l'homme, comprendront pourquoi les activités économiques sont encastrées dans une vie sociale qui est, elle-même, un endettement réciproque et généralisé. Certes, l'appel à la dette ne suffit pas à trancher le débat, puisque c'est un débat sur la dette. Mais, lorsque nous opposons le rapport de l'argent au sacré, a la sacralité de l'être humain, dans certaines civilisations, nous voulons souligner que le sacré dans le budget consacré au marabout par exemple, ne signifie pas nécessairement jeter un sort a un autre être humain. De même, par la notion de dette (l'homme est une dette), nous voulons insister sur la solidarité « nit moy garabou nit» (l'homme est le remède de l'homme, disent les wollofs), d'où la nécessité du don et du sacrifice chez ces populations. C'est ainsi que Charles Malamoud69 nous montre comment, audelà du langage financier qui est un langage de la dette, et permet de penser l'appartenance comme une relation à la totalité, il y a un lien entre richesse et sacrifice. Dans ce texte, l'auteur nous montre qu'en sanscrit, langue de l'Inde ancienne, le mot appartenance est stricto sensu dette. C'est-à-dire que le mot dette ne se rattache à aucun autre domaine sémantique, ni celui de la faute, ni celui de l'obligation. Cependant ce mot dette permet de caractériser la condition humaine. C'est dire que, s'il y a, dans une civilisation, une connexion très étroite, très directe et très consciente entre la situation économicosociale qu'est l'endettement et la définition même de l'homme, cela veut dire qu'il y a un lien aussi étroit entre homme et dette. L'homme est une dette, il est endetté à l'égard des dieux, des ancêtres et des textes sacrés que les indiens appellent Véda. Donc toute sa vie, 69Charles Malamoud, Croyance, finance, confiance dans l'Inde ancienne, in Rewe d'économie fmancière
série, 1991
-Caisse
de Dépôts et Consignations
139
175 ans, Numéro spécial hors
l'homme doit régler ses dettes vis-à-vis de ses créanciers. C Malamoud nous montre donc que ses créanciers sont au nombre de trois: les dieux, les ancêtres, et le livre sacré.
. régler ses dettes envers les dieux c'est faire des sacrifices, célébrer des rites; .
régler ses dettes envers les ancêtres, c'est faire des enfants pour montrer que l'on sera soi-mêmeancêtre;
.
régler ses dettes à l'égard du livre sacré c'est chercher la
connaissance en apprenant ce livre. En définissant l'homme comme dette, C Malamoud nous invite donc à voir l'homme comme quelqu'un qui ne s'appartient pas et qui a des obligations à rendre par des pratiques culturelles et sociales, à avoir une vie correcte et souhaitable de laquelle il tire son statut et son identité. L'auteur distingue la dette fondamentale des autres dettes. La dette dont on ne peut s'acquitter est celle des dieux de la mort, même si on peut traiter avec eux grâce aux dieux intermédiaires,
aux ancêtres, et par le texte sacré.
Cette définition de l'homme comme dette, c'est-à-dire comme quelqu'un qui ne s'appartient pas, donne à penser « dans le contexte de l'Inde ancienne, la forme prototypique des rapports de la personne à une totalité dont elle tire son statut, son identité même d'homme. Aussi le contenu de cette dette est ce que l'individu doit à la société, ses obligations» Michel Aglietta70 et André Orléan. On peut donc se demander, s'il n 'y a pas dans cette dette fondamentale (dette au dieu de la mort dont on ne peut s'aquitter) toute la différence monnaie / finance. En effet, la société ne peut s'acquitter de la monnaie qui est toujours présente, alors que la dette financière peut s'éteindre.
7°Michel AgUetta et André Orléan (die) Souveraineté Cahier Finance-Ethique-Confiance, 1995, p 17
140
et légitimité
de la monnaie,
in
Ainsi à travers la daksina (le paiement de service dans le sacrifice solennel à un officiant) C. Malamoud71 nous montre comment celleci clôt d'une certaine manière la relation entre échangistes. Certes, on peut voir à travers ce rite, une forme monétaire qui permet de voir comment la religion peut légitimer un salaire, mais c'est avant tout un acte religieux qui comme la loi tranche (avec l'infini du sacré).En d'autres termes, le salaire permet de rompre avec le cycle infini du sacrifice. De ce point de vue, on peut dire que « la monnaie permet de sortir de la crise d'indifférenciation entre officiant et sacrifiant, indifférenciation entre le profane et le sacré, etc». En définitive, la dimension sacrée voire religieuse que l'on peut constater ne doit pas nous conduire à voir, comme le souligne d'ailleurs C. Malamoud, dans tout échange un phénomène religieux. En effet, n'est -ce pas sur le choix de savoir si l'on peut éteindre la dette en payant ou ne jamais s'en libérer que résiderai t, finalement, la différence de l'économie en sa modernité d'avec la religion en sa tradition? En fait, si on se fait une idée religieuse de la dette, alors elle apparaît comme inextinguible, alors que la dette en régime séculier, profane, d'économie et de monnaie, c'est précisément ce que la monnaie permet de liquider sans reste. D'ailleurs, nous marquons la différence des deux visions ou des deux régimes: l'ordre rituel est soumis au principe d'inconditionnalité et d'altérité, mais non l'ordre monétaire. Cette différence nous paraît donc fondamentale, car, elle donne sans doute le critère du religieux et du non religieux. Si la gestion des incertitudes est une combinaison d'acquis symboliques (par exemple, lorsque le guichetier est vu comme un marabout), on peut interpréter aussi le don qu'effectue un individu comme la part maudite. Cette dépense symbolique, paradoxale aux yeux de la logique économique, permet d'éclairer la complexité des valeurs culturelles et sociales.
71Charles Malamoud, Finance et monnaie, croyance et confiance: le paiement des actes rituels dans l'Inde ancienne, in Cahiers finance-éthique-confiance (souveraineté et légitimité) pages 99 à 129, 1995
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Raison pour laquelle, la notion de syncrétisme permet de voir comment des clients arrivent à additionner dans un tout des éléments appartenant à des ensembles culturels différents. Il en est ainsi de leur rapport au temps, leur rapport à l'argent, qui sont fonction des acquis symboliques et font finalement les identités. Certes, les histoires concernant la sorcellerie, ou le marabout peuvent apparaître non opératoires dans des environnements européens, modernes, mais en tant que simple imposition d'image ou de catégorie, elles permettent de démontrer que l'ethnologie tient seulement à une situation: l'exercice normal des catégories d'une culture. Ainsi, pour comprendre comment chaque client en ~culté évalue l'ambiguïté ou la clarté des signes réglementaires et monétaires afin de trouver des solutions à ses problèmes, nous allons voir à l'instar de La Poste, le rôle des institutions dans les liens sociaux de ces populations.
En effet La Poste est un des lieux favoris des individus en difficulté pour percevoir leurs revenus. A ce titre l'intensité des échanges que cette populations entretient avec La Poste est un clignotant qui nous permet non seulement de mieux appréhender l'ampleur de la difficulté, mais aussi d'appréhender les formes et les niveaux de la redistributiondes revenus en France. Mais, au delà des procédés techniques, c'est la compréhension des effets de la redistribution des revenus presque exclusivement à partir des bureaux de Poste qui va retenir notre attention. En effet, exclus d'abord du travail, et parfois de la société, beaucoup d'individus deviennent exclus de tout le circuit bancaire et se domicilient à La Poste. Même si les autorités centrales qui régissent la vie politique et sociale ont toujours mis en place des institutions plus ou moins contraignantes qui ont essayé de réguler à leur façon la pauvreté et la misère, on verra que ce système de prestation fonctionne essentiellement autour de La Poste. Sur une population de 58 millions de personnes, la France compte plus de 25 millions d'actifs et environ 3 millions de chômeurs. On peut donc imaginer la clientèle en difficulté potentielle de La Poste.
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Cette clientèle est essentiellement pauvre. Car, généralement, on considère comme pauvre celui qui n'a pas la moitié du revenu disponible moyen des habitants de son pays. Ce revenu disponible est celui que devrait avoir une unité de consommation. Pour le calculer, on divise le revenu du ménage par le nombre d'unités de consommation. De même, avec un régime de solidarité qui est financé sur fonds public (dotation budgétaire et prélèvement de 1 % sur les traitements des fonctionnaires), le type de clientèle qui risque de fréquenter La Poste est celle des personnes en très grande difficulté. Car les prestations A.S.S. (Allocations Spécifiques de Solidarité) sont versées aux chômeurs de longue durée ayant épuisé leurs droits et permettent aussi d'aider les femmes ou les jeunes désirant reprendre une activité. A tous ces types de clients en difficulté s'en ajoutent d'autres qui bénéficient des mesures dites «traitement social du chômage », emplois aidés, stages divers, etc.
En fait, en fonction de la durée où de l'âge des bénéficiaires des prestations sociales, on a les profils de clients qui sont en contact avec La Poste. Donc, en élaborant deux régimes de prestations, l'Etat français conçoit deux niveaux de légitimation de ces actions envers les personnes en difficulté: celles à qui l'on paie par obligation juridique car c'est leur droit et celles qu'on aide par obligation morale puisqu'elles ont épuisé l~ur droit. Cette classification permet de montrer deux grands groupes de bénéficiaires pouvant être en contact avec La Poste.
En d'autres termes, si toute personne en difficulté voulant bénéficier de l'une ou l'autre de ces actions doit faire admettre comme juste, raisonnable voire excusable sa situation, étant donné que La Poste permet à tout le monde de pouvoir accéder à un compte, alors chaque personne peut revendiquer ce droit. Ce qui signifie qu'il faut que la personne en difficulté qui bénéficie des aides puisse demander à La Poste la reconnaissance de ses droits.
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Ces personnes fréquentent généralement La Poste qui est un des endroits où elles peuvent effectivement recevoir leurs aides. Mais, en rendant difficile le droit d'accès aux prestations sociales et en les réduisant dans le temps, non seulement la pauvreté risque de s'étendre, mais aussi elle risque d'accroître des difficultés déjà existantes entre guichetiers et clients. D'autant plus qu'elles n'ont généralement pas la même vision du temps et des institutions que les agents. Souvent beaucoup de personnes ayant été exclus n'ont pas de moyens autres que leur corps pour se faire reconnaître. On peut dire, grosso modo, que, dans une société où le revenu est considéré comme faisant partie du lien social, il peut permettre à une personne de se re-socialiser voire de se doter d'un projet professionnel. Pour s'en sortir, l'appartenance à un groupe social et/ou culturel peut constituer un atout ou un inconvénient pour l'accès à l'argent, à la santé, à l'éducation, etc.
En effet, si certains individus pourront se socialiser par des réseaux, d'autres considéreront les normes sociales de ces réseaux comme négatives. Si .un modèle social ou culturel peut apparaître valorisant pour certains individus, pour d'autres au contraire ce modèle reflétera des valeurs négatives. Les modèles qui constituent des menaces pour la vie sociale sont généralement ceux qui mettent en place un système de violence symbolique.
En effet, le modèle idéal pour toute personne est celui qui permet de trouver un équilibre social. Cet équilibre lui-même dépend en grande partie du niveau de revenus. Par exemple, la perte d'un salaire pour une personne est non seulement la perte d'un réseau social, mais aussi c'est une perte du contrôle social de la société prise globalement. A l'instar des relations clients en difficulté-Poste, nous verrons qu'en fonction des contraintes imposées par les institutions, ces clients investissent d'autres domaines de la vie économique et sociale.
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Ainsi, quand l'Etat augmente ses taxes, ceux qui ne peuvent pas acheter les produits instituent une économie souterraine criminelle (prostitutions, vente de drogue, jeux, etc.) ou légale. L'ampleur de l'activité souterraine est donc un indicateur aussi des problèmes économiques et sociaux ainsi que de la difficulté. Pour ne pas avoir de tentations, beaucoup de personnes en difficulté préfèrent retirer de l'argent seulement quand c'est nécessaire. La Poste est pour elles un moyen de maîtrise du risque. Et comme, généralement, elles ne retirent pas de l'argent avec leurs cartes, on peut dire que les guichetiers les aident à bien gérer leurs comptes. Nous allons essayer de voir la façon dont ces personnes en difficulté utilisent ou non les différents objets (moyens de paiement, services) proposés par La Poste. Le choix d'un objet dépend-il de la domiciliation bancaire ou postale? Cette domiciliation se fait-elle en fonction de la proximité de l'institution ou du parcours de la personne concernée? Aujourd'hui le rapport au corps dans les services que La Poste propose à sa clientèle tend à être remplacé par un rapport à la virtualité. Pour apprécier cette évolution, nous allons voir comment se fait la sécurisation des opérations avec La Poste d'une part, et, d'autre part, la façon dont les clients en difficulté arrivent à détourner ces règles. I - Ethnographie
d'un bureau de Poste
On pourrait considérer du point de vue anthropologique la Poste comme une grande famille avec des maisons (ses bureaux). Le bureau, la maison Poste serait donc le lieu où vivent des personnes ayant des relations faites sur la base d'alliances. La longue existence de cette famille peut faire penser qu'elle a une âme, une histoire qui se consolide aujourd'hui autour de son totem « son logo ». Dans cette perspective on peut dire qu'elle a aussi ses tabous tel que la notion de « service public». L'étude des activités de La Poste implique que l'on s'intéresse à ses formes, à sa figure dans le contexte économique et social. Nous avons
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montré que ses formes et sa figure participent de son identité, alors, pour mieux comprendre la pertinence ou non de ses activités, intéressons
nous à sa spécificité.
1 - le logo de La Poste: un totem On reconnaît tout bureau de Poste par sa couleur et par son logo en forme d'avion. Certes, les choix de ces formes de reconnaissance correspondent à des positionnements commerciaux, mais, il s'agit aussi d'une façon pour cette institution de décliner son identité. En effet, le terme logo signifie en grec ancien discours, parole. Quant au Logos, c'est un des noms de la divinité suprême chez les Stoïciens et un être intermédiaire chez les Néoplatoniciens. Par extension le Logos est la raison qui gouverne et régit le monde. Le logo comme le Logos peuvent être associés au totem. Certes, le totem est souvent représenté à travers l'animal ou le végétal, mais en tant qu'attribut d'un clan, il est un repère identitaire. Certains anthropologues ont montré que derrière le totémisme s'affirme une forme anonyme de la société, dépassant les volontés individuelles. A ce titre le logo de La Poste est un signe derrière lequel on peut non seulement découvrir les caractéristiques propres de cette entreprise, mais aussi sa substance, l'espace qu'elle occupe et le temps (la période) dans lequel elle se déploie. Comme l'animal totémique dans certaines religions, le logo incarne l'esprit protecteur d'un groupe. Ceci est d'autant plus vrai dans le cas de La Poste que la plupart des employés sont des fonctionnaires qui ne sont pas très inquiétés par le chômage sévissant dans les autres secteurs de l'économie. De même le dessin sous forme d'oiseau, qui est le logo de La Poste, montre aussi l'importance de La Poste dans l'espace de la communication. En effet, si l'oiseau peut avoir ses pattes sur terre, il est aussi un animal qui vole au dessus de toutes les personnes. De même, dans certaines circonstances, l'oiseau fait penser à l'avion. Or l'avion est l'un des plus importantes créations technologiques qui a un rôle utilitaire dans la vie sociale. L'avion c'est aussi cet objet piloté, qui est dans l'air (nous pourrions parler ici d'air du temps). Le problème est
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qu'il y a des avions qui sont capables de faire des acrobaties, et d'autres qui ne le peuvent pas. Alors, il faut s'intéresser, dans le cadre d'un dessin, au sens qu'en donnent les concepteurs. Avant de voir le sens que donnent les employés de La Poste, disons que cette comparaison entre le logo et le totem doit être relativisé. Car, si le totem est un objet auquel les membres du clan se croient identifiés ou apparentés, il est aussi objet de respect pouvant aller jusqu'à l'interdiction de certaines formes d'alliance comme le mariage dans le même clan. Or, il est fréquent de voir des entreprises d'un même secteur d'activité s'unir. Donc comparer la figure du totem à celle d'un logo est pour nous une manière de jeter un regard anthropologique sur La Poste. 2 - Des relations ambiguës Même si c'est dans une perspective monétaire que A Orléan étudie la question de la confiance, on peut s'accorder avec lui pour dire qu'il faudrait s'intéresser aux relations bilatérales et contractuelles que les individus nouent entre eux pour approcher la question monétaire comme totalité ou comme communauté. Dans une telle analyse, la communauté n'est pas un agrégat empirique des personnes qui la compose, mais à concevoir et faire apparaître comme un ensemble de représentations. Dans notre approche, il ne s'agit pas de montrer que le contenu de la monnaie sera déterminé par les représentations qu'aurait la génération présente par rapport aux comportements des générations futures: ce que les économistes appellent « le modèle à générations imbriquées» ; mais de montrer que les représentations et les attentes des groupes sociaux jouent un rôle actif dans leurs comportements monétaires avec les agents. De ce point de vue le rapport à la monnaie comme le rapport à l'agent est aussi un rapport au groupe déterminé par les comportements supposés chez les autres membres de la société. Dans la situation d'interaction, le rapport de sens et le rapport de force entre agents et clients entraînent des jeux de légitimation des pratiques.
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Il ressort nettement que les personnes en difficulté en tant qu'émanation de groupes sociaux et culturels ont aussi leurs figures mythiques ou réelles qui servent de médiation. Pour chaque société, ces figures peuvent être considérées comme des prophètes ou comme des représentants politiques ou autres, mais ils sont toujours des intermédiaires nécessaires à la vie sociale.
Le client en difficulté peut considérer La Poste comme l'établissement payeur ou non et l'agent considérer le client comme un perturbateur ou non. La monnaie comme l'agent apparaissent donc comme des médiateurs sociaux,une expressionde la totalité sociale. n - De la délimitation des frontières à l'occupation des lieux A partir de l'étude de son positionnement dans l'environnement socio-économique, nous voyons que la (famille) Poste est localisée dans des lieux précis avec des objets précis. Dans cette famille, il y a des membres qui sont sédentaires (guichetiers, conseillers financiers) et d'autres qui sont plus ou moins nomades (les commerciaux et les facteurs). A ce titre, il serait intéressant de savoir si, pour un membre, le fait de se sédentariser (guichetier ou conseiller financier) ou de choisir d'être nomade (facteur ou commercial) n'est pas lié à l'origine géographique de ces travailleurs d'une part, et d'autre part, si ceci ne correspond pas à la représentation qu'ils se font de la Poste. On peut 'poser l'hypothèse que, plus on provient d'une région, d'une famille où on ne désire pas une mobilité, plus on préférera une entreprise publique, la Poste notamment. On peut également penser que, plus une personne a une histoire familiale où existe «un nomadisme ».familial, plus elle préférera être mobile. Dans ce cas, on peut supposer que les nomades (les facteurs) sont plus ouverts aux différents changements que les sédentaires (guichetiers). On peut aussi dégager l'hypothèse que le taux de féminisation élevée qu'on constate chez les guichetiers est fortement influencé par la sédentarisation de cette fonction. Mais cette étude
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nous demanderait une très longue investigation. Nous allons donc nous intéresser à la façon dont les différents acteurs occupent les espaces à l'intérieur de La Poste. Quand on rentre dans un bureau de Poste, on remarque tout de suite les territoires respectifs de deux groupes d'acteurs:
- les agents dans la région« antérieure» (accueil) - les clients ou usagers) dans la région postérieure
(dans les
bureaux). Les guichetiers sont en front office, alors que certains responsables comme les chefs d'équipe sont en middle office, et d'autres responsables décideurs en back office. En fait, en fonction du statut et du rôle du travailleur, il aura accès ou non à un certain nombre de poste de travail virtuel ou physique. Les cadres pourront consulter certains serveurs auxquels ne peuvent pas accéder les guichetiers. Cette situation explique parfois certains accrocs entre clients et postiers. Un client en difficulté dont le chèque par exemple fera l'objet d'opposition ne trouvera pas d'explication satisfaisante chez le guichetier. Le client, ne sachant pas que le guichetier n'est pas nécessairement au courant des motifs de l'interdiction, peut se sentir frustré par l'attitude de son interlocuteur. Ceux. qui sont en front office (région postérieure), les guichetiers, initialisent, traitent les opérations courantes, généralement en la présence du client: dépôt ou retrait d'espèces, opération de change, virement, mandats, commande de chéquiers, etc. Contrairement aux automates qui ont un rôle de distanciation avec les producteurs de services, le poste de front office du guichetier est celui de contacts.
Les cadres qui sont en back office (la région antérieure) remplissent des fonctions bureautiquesoù les contacts avec les clients sont rares. En middle office (entre région antérieure et région postérieure), les travailleurs comme les conseillers financiers sont en contact avec le front et le back office. Pour comprendre donc la façon dont chaque participant aux échanges (poste clients en difficulté) pourrait tirer
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satisfaction des échanges, il est important que la dynamique de fonctionnement soit repensée en tenant compte de variables socioculturelles dans les comportements de ces clients. Mais, avant de voir de façon pratique comment les travailleurs pourraient se servir des outils informatiques pour collecter et se servir des informations, jetons un regard ethnographique sur le bureau de Poste. Comme une maison, la région antérieure (chambres) est réservée aux membres de la famille et la région postérieure (salon) pour recevoir les étrangers à la famille.
Les clients et les agents (les guichetiers) sont séparés par une barrière. A côté des clients, il y a des bureaux pour les conseillers financiers. Ces derniers reçoivent non seulement les clients, mais en plus ils peuvent rentrer dans la région antérieure (celle des guichetiers) . Etant donné que les guichetiers sont en relation directe avec la clientèle, ils sont donc en front office. Dans la zone des guichetiers; on aperçoit juste derrière eux les chefs d'équipes « qui surveillent». Ces chefs d'équipes jouent l'interface entre guichetiers et cadres dont les bureaux sont à peine perceptibles. Enfin les bureaux des cadres supérieurs sont presque invisibles. C'est en observant les interactions entre clients et agents que notre première hypothèse s'est mise en place. En effet, le fait de considérer La Poste comme un établissement payeur ou d'avoir un guichetier préféré dénotent bien la représentation qu'une personne se fait, dans cette institution, de la place qu'elle occupe dans les échanges. La fréquentation des bureaux de Poste est permanente. Cependant il y a des moments où cette fréquentation est plus dense. Ces périodes de pointe se situent dans les débuts de mois (vers le 4). De même, qu'il y a des heures pendant lesquelles la demande des clients devient plus intense. Selon que les virements des ASSEDIC et des allocations sont effectuées ou non, il y aura plus ou moins de files d'attente. Parmi eux, certains, même lorsqu'ils savent que les virements n'ont pas été effectués, restent malgré tout dans la file d'attente et
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interrogent à leur tour le guichetier pour savoir si leur compte a été approvisionné ou non. Il y a de longues files d'attente d'hommes, de femmes, de jeunes comme de moins jeunes. Chacun se tient debout serré derrièr~ l'autre, du niveau du guichetier jusque derrière la porte d'entrée. Certains clients discutent entre eux' des problèmes de virements d'allocation ou de l'attitude d'un client ou du guichetier alors que d'autres chuchotent. Les rangs se forment de façon très inégalitaire. En effet, pendant que certains rangs sont trop longs, d'autres sont relativement courts. Des personnes sont accompagnées par leurs enfants en très bas âge. En général, quand ces dernières arrivent au niveau du guichet, elles posent leurs enfants sur ce même guichet à côté d'eux et interrogent le guichetier sur leur compte. Les gens ne se réunissent pas nécessairement par affinité, puisque beaucoup de personnes dans des rangs différents se parlent et discutent à haute voix. Pour illustrer ce processus, prenons le cas de ce client que nous avons suivi, appelons-le Monsieur X : Monsieur X vient d'entrer dans le bureau de Poste, il est en face de plusieurs files d'attente plus ou moins longues. Il jette un coup d'œil autour de lui et se met dans la file la plus longue. A côté des personnes qui discutent, Monsieur X ne parle pas et attend patiemment son tour. Depuis un moment, il y a eu cinq personnes qui sont arrivées après lui (mais qui, s'étant mises dans les autres files d'attente, ont été servies). Après avoir attendu plus d'une trentaine de minutes dans les rangs, c'est au tour de Monsieur X de se faire servir par la guichetière. La guichetière lève sa tête et dit:
- Oh ! C'est Monsieur X ! Que tu es beau! Aujourd'hui ça va faire des ravages! Monsieur X rigole. - Qu'est ce qui t'amène? lui demanda ensuite la guichetière. - Il est là ? interroge l'usager.
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-Non, pas encore, peut-être
demain, lui dit la guichetière.
- Ben, tant pis! bonne journée, à demain! lui rétorque l'usager. Monsieur X revient le lendemain, cette fois-ci le matin, au lieu de l'après midi comme la veille. Alors une question nous vient à l'esprit: soit Monsieur X est très pressé pour retirer ses allocations, soit il connaît le planning de travail des guichetiers (le système de travail, c'est-à-dire après midi de «j» et matinée de «j+l »). Quand Monsieur X arrive, cette matinée du jour J+ 1 vers 10 heures les files d'attente sont encore plus longues. Comme d'habitude, il choisit la même file d'attente. Arrivé à hauteur de la guichetière, celle-ci lui demande, s'il a passé une bonne nuit. Monsieur X lui répond par l'affirmative et lui dit encore:
-Il est là ? -Ah! Oui ! Vous voulez combien?
lui demande la guichetière
Monsieur X hésite et demande une somme de 100 francs. Il dit qu'il préfère prendre le temps de réfléchir et qu'il reviendra voir sa « guichetière préférée». Ce langage codé montre toute la complicité qu'il peut y avoir entre le guichetier et les clients. En effet, quand l'usager dit « il est là », il parle d'argent. En disant « il » pour désigner l'argent, c'est comme si le client accordait à cet objet argent des attributs sociaux (une personnalité, une figure, une identité). «Il» représente un objet médiatisé par une parole. Cette parole construite par le client dans son interaction avec la guichetière montre le regard que ce dernier investit dans cet objet monnaie. Les «façons de parler» des clients nous permettent de dégager une hypothèse: la dimension sociale de l'argent est incorporée par le client en difficulté sous forme de représentations symboliques (donc d'intermédiaire par rapport à d'autres valeurs symboliques).
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Ainsi, il existe des formes différenciées de représentations symboliques, y compris à l'intérieur du groupe des clients en difficulté. Pour montrer le caractère différencié des représentations d'un même objet, appuyons-noussur les faits suivants: certains appellent le virement argent ou « il », d'autres disent virements ou allocations, etc. Chacun des sous-ensembles de ces clients en difficulté valorise (ou dévalorise) un aspect de leur revenu. On peut dire que: - ceux qui l'appellent virement montrent leurs compétences financières, tout au moins leur niveau d'instruction. - ceux qui disent argent soulignent le côté pratique, utilitaire de ces revenus. - ceux qui disent allocations montrent le caractère routinier des revenus. - ceux qui disent «il» valorisent le côté physique voire dynamique de l'argent. Etant entendu que sa présence ou son absence peut aider à la résolution des conflits ou non. Cette constatation, nous a conduit par ailleurs à insister sur les entretiens semi-directifs dans le long terme pour saisir l'ensemble des perceptions qui se dégagent dans les systèmes de représentation de différentes personnes en difficulté. La question qui nous vient d'emblée est celle de savoir pourquoi ces personnes sont allées vers les files les moins longues et Monsieur X a pris celle qui est la plus longue. Trois personnes sur ces cinq que nous avons pu interroger nous ont fait comprendre qu'elles étaient pressées. Donc, on peut considérer que ceux qui prennent la file la plus longue ont envie de différer « la présence du réel» et ceux qui ont l'intention de savoir rapidement «la réalité» de leur compte préfèrent les files les moins longues.
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Lorsque, pour des entretiens plus approfondis, nous avons approchés deux de ces trois personnes, il s'est révélé que l'un venait de finir ses études (africain marié à une française) et que l'autre était un ancien employé (français de souche) au chômage depuis 6 mois. A la question « est-ce que gagner du temps a un sens particulier pour vous? », les deux personnes nous ont répondu par l'affirmative d'autant plus qu'elles ne veulent pas rester longtemps au chômage. Se posent deux hypothèses pour nous:
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soit les parcours professionnels et culturels sont déterminants quant à la représentation du temps et donc des comportements vis-àvis du guichetier - soit le niveau de socialité primaire (relations familiales, amicales et de voisinages) explique le rapport personnalisé ou non aux agent qui représentent le pôle de socialité secondaire (les institutions, l'Etat, le marché). Pour répondre à l'ensemble de ces questions, nous montrons que le client en difficulté opère un glissement de sa perception de La Poste comme « établissement payeur» à une perception du guichetier comme « marabout» ou « sorcier». Puis, dans un deuxième temps, nous montrons comment la multiplicité de leurs demandes et les psychodrames que ces clients en difficulté jouent entraînent chez le guichetier des comportements multiples voire schizophréniques. 1 - De la perception Poste comme « établissement payeur» à la perception du guichetier comme « marabout» ou « sorcier» Si on analyse la question de la fidélité à un agent et les interactions
dans l'espace de La Poste, on s'aperçoit que les personnes
en difficulté ont des contradictions avec les agents qui mettent à l'épreuve des représentations
et des valeurs de chacun.
Nous postulons que La Poste en tant qu'intermédiaire entre les administrations et les personnes permet aux clients de se donner les moyens de maîtriser le quotidien et l'avenir. La fréquentation de La Poste par toutes les personnes en difficulté en même temps que par les couches plus ou moins aisées de la population est un moyen pour ceux-ci de partager une condition et
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d'affirmer un sentiment d'appartenance à une logique culturelle institutionnaliséepar une société. En fait, la rencontre avec le guichetier est une rencontre avec plusieurs figures: d'abord la rencontre de ses pairs « de galère» dans l'enceinte du bureau de Poste, rencontre de l'inconnu, puis la rencontre avec soi (rencontre de son propre compte),etc. La Poste permet aux individus de communiquer, d'échanger des informations (courriers, téléphones, téléfax, Minitel), de faire circuler de l'argent (par des mandats, virements): Donc, la place de La Poste est centrale dans les échanges entre particuliers. Elle occupe aussi une place très importante dans les échanges entre les usagers en difficulté et les institutions. Puisque, à travers elle, ces usagers effectuent leurs droits et obligations, ces derniers reçoivent aussi leurs aides en même temps qu'y transitent les factures à payer. La Poste est parfois considérée à tort comme l'établissement qui apporte des problèmes quand elle n'est pas perçue comme l'établissement payeur. D'une certaine manière, dans la société où l'argent peut être considéré comme un don de dieu, on peut dire que les intermédiaires de la finance comme les guichetiers sont les messagers et interprètes ou prophètes. En effet, les guichetiers de La Poste reçoivent les clients d'abord. Ils sont au seuil d'un monde inconnu par celui qui est de l'autre côté de la barrière (le client). Cette position d'interface fait qu'ils sont appréciés ou mal aimés. Ils ont toutes les propriétés q~i les différencient d'un certain nombre de personnes avec lesquelles ils sont en contact: ils travaillent, alors que la plupart des clients en difficulté sont au chômage, ce sont des personnes, mais ils représentent l'ensemble des administrations et entreprises, ils sont à l'intérieur d'un système, mais en contact avec l'extérieur, ils peuvent être passifs ou actifs face aux demandes du public, etc.
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Ces oppositions ne sont jamais séparées, seuls les rituels peuvent permettre aux uns et aux autres de procéder à une séparation. Ici les fonctions généralement attribuées aux institutions sont de montrer l'unité et la continuité de l'Etat par une égalité d'accès au service public. En fréquentant les institutions comme La Poste, les personnes en difficulté mettent en œuvre des comportements conformes aux schèmes de représentations collectives qui font que l'accès aux institutions financières et aux moyens de paiements symbolisent le rapport à la modernité. La rencontre de la guichetière pour faire son compte est aussi un moment de totalisation des comptes avec la société. Si le rapport à l'argent est d'une certaine manière un rapport au corps, alors tenir son compte c'est aussi une manière de se tenir. Certaines personnes se tiennent comme elles veulent, dit on, alors que d'autres ont besoin de voir de façon narcissique la façon dont est représenté leur corps. De toute façon, pour se tenir, on peut s'appuyer sur quelqu'un ou quelque chose, ou bien se cramponner sur soi. Mais, étant donné que généralement ceux qui sont en difficulté n'ont pas suffisamment de revenus, de force pour se tenir, ils passent par des intermédiaires spécifiques. Quand ces intermédiaires sont pris comme des miroirs à travers lesquels on observe son corps, alors on se donne corps et âme à ce dernier. La gestion des incertitudes par les personnes en difficulté est une gestion des relations sociales et parfois une gestion de son image. Les actes des personnes en difficulté dans les échanges avec les guichetiers apparaissent comme des pratiques sacrées, réglées et invariables. L'échange monétaire est un moyen pour ces personnes de rassembler, de réunir leurs différentes représentations sociales des institutions et des valeurs. Faire ses comptes à La Poste c'est faire ses comptes avec soi, faire ses comptes avec la société et les institutions.
Les guichetiers comme les marabouts ou les sorciers sont à l'interface de deux champs de légitimité et de deux systèmes de force. Pour les premiers cette position occupée est celle de l'intermédiation
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entre force publique et force socioculturelle, étant donné qu'ils appliquent non seulement les règlements mais sont aussi souvent à l'écoute de cette clientèle. Quant aux seconds, ils représentent pour les personnes concernées des forces spirituelles en même temps qu'ils sont membres du groupe. Dans tous les cas de figure, les uns et les autres sont ce qui lient l'abstrait au concret, l'ici-bas et l'au-delà, le proche et le lointain. Le rôle de médiation du guichetier comme celui du facteur sont ambivalents, selon qu'ils apportent la bonne ou la mauvaise nouvelle. La rencontre du guichetier est comme la réalisation ou non d'un souhait. L'argent qu'on aimerait avoir en disponibilité ira aux dépenses qu'on compte faire. La rencontre du guichetier pour savoir si le virement est effectué ou non est différente des autres rencontres du guichetier, comme l'ouverture d'un compte ou le fait de retirer un objet en instance. Le problème est que ces personnes en difficulté ne sont pas un tout homogène, il y a une diversité de cultures, donc de systèmes de force et de champs de légitimation. La question qui se pose est de savoir comment certains guichetiers parviennent à se distinguer de leurs collègues et devenir des guichetiers préférés. Comment peuvent ils réussir à la fois à échapper à l'antipathie de leurs collègues et à avoir l'estime des clients? Nous avons vu que Monsieur X a tout fait pour se faire servir par une guichetière. L'attitude de Monsieur X peut s'expliquer par beaucoup d'indicateurs, mais nous en privilégions un qui (somme) intègre la totalité. En effet, l'attitude de Monsieur X peut s'expliquer en termes d'angoisse de ne rien trouver dans son compte ou en termes de proximité (ou de distance) vis-à-vis d'une guichetière qui se présenterait à ses yeux comme « l'agent idéal». Madame Y s'approche du guichetier, lui tend un chèque et demande à retirer de l'argent. Le guichetier, après consultation du
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compte, lui signifie l'impossibilité. Madame ¥ « Oui, je sais, mais vous allez bien retirer sur ce chèque, c'est une paye... » - Madame, je n'y peux rien, je suis désolé mais ce n'est pas possible, lui dit le guichetier. - Mais, p
! Et, je fais quoi, moi !, dit Madame ¥.
Le guichetier la regarde et ne lui dit rien. La dame reste encore devant lui alors qu'il y a une file d'attente derrière elle. Quelques personnes commencent à parler. D'un coup, le ton monte et le chef d'équipe arrive et propose à la dame de la recevoir dans le bureau d'un autre conseiller financier absent. Une autre fois, c'est une personne que nous appelons MadameVl qui rentre et se dirige vers les machines à timbres. L'argent qu'elle a mis dans l'appareil ne lui revient pas, alors qu'elle n'a pas reçu ses timbres. Voyant qu'il y avait des files d'attentes dans tous les guichets, elle fit un grand soupire et dit « p , ils font c ». Ainsi, l'agent qui se charge de la machine s'occupa d'elle et lui rendit sa monnaie. Elle en profita pour discuter avec lui et lui demanda s'il pouvait lui vendre des timbres. De même, hors du bureau de Poste, nous avons remarqué des comportements assez agressifs de la part de certains clients en difficulté. C'est avec le facteur que nous avons pu constater des rixes. Vers 10 heures, nous arrivâmes avec lui au seuil d'un appartement pour distribuer le courrier, plus précisément une lettre recommandée. Quand le facteur sonna à la porte, cette sonnerie réveilla la personne qui dormait. Cette dernière nous injuria violemment et nous dit que le destinataire du courrier n'habitait pas là. Or, le facteur lui ayant distribué plusieurs fois le courrier savait que c'était lui le destinataire. En fait, le facteur est bien reçu quand il apporte la bonne nouvelle comme un chèque par exemple et très mal reçu quand il s'agit d'une lettre recommandée comme c'est le cas dans le cadre d'une injonction envoyée par le trésor publique.
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2 Discours échangés: de la reconnaissance de statuts aux jeux de rôles Il est établi que ces personnes en difficulté jouent des rôles sociaux. Selon leur préoccupation, leur demande, ils sont usagers ou clients. Ainsi dans leurs rapports aux institutions comme La Poste, ils peuvent revendiquer tantôt le statut de client pour une requête financière par exemple ou usager pour un envoi de lettre. Selon le cas, ils produisent des discours qu'ils considèrent comme appropriés. Ces discours peuvent se révéler incohérents pour l'observateur qui ne les relativisera pas à leurs trajectoires sociales et culturelles. Mais l'ambiguïté de certains discours doit être ramenée aux nécessités pour ces individus de démultiplier leur personnalité pour se faire comprendre dans leurs interactions avec les différents services de l'Etat.
C'est comme si les dispositifs d'adaptabilité qu'impliquent les relations entre acteurs et guichetiers devaient être réciproquement de type «schizophrénique». Les discours entre acteurs et agents de l'administration mettent en évidence les différents niveaux de compétence
langagière.
En effet, on pourrait se servir de la classification faite par P Bourdieu dans «Ce que parler veut dire », pour montrer que les compétences langagières de chaque personne se situent à trois niveaux:
- une
compétence linguistique: savoir parler une langue
connaître les constructions - une compétence propos de.. ou non.
sémantique...
culturelle:
le langage montre qu'on sait parler à
- une compétence sociale: parler comme. « noblesse oblige». De ce point de vue, le discours est la traduction symbolique de capitaux économiques, sociaux et culturels disponibles pour la personne. Le discours reflète un rapport au vécu, un état, une représentation qu'on a de la vie, du pouvoir, etc.
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Il montre des signes sur la capacité qu'on a de reproduire, de bricoler, d'inventer. En cela, il est une manifestation de l'habitus. Autrement dit, le discours produit est toujours en rapport avec la trajectoirepersonnelle de la personne et « sa maîtrise» de son avenir. On pourrait multiplier les exemples dans un même groupe de personnes; les immigrés de première génération n'ont pas la même attitude face à l'argent que leurs enfants nés ici. Les premiers, issus de contextes sociaux fortement marqués par la religion, ont une attitude assez distante face à la monnaie (ils ont, souvent beaucoup pratiqués des échanges économiques non monétaires), alors que les jeunes nés ici ne connaissent généralement que des échanges marchands.
La plaisanterie qui est en général le moyen de désamorcer la crise latente est faite par le même guichetier autant avec ses collègues qu'avec sa clientèle. En effet, quand Monsieur X se présente devant la guichetière, celle-ci lui dit : « Que vous êtes beau! » ; cette phrase est reçue par ce client comme une appréciation sympathique.
En se plaçant dans le registre de la plaisanterie, le guichetier entraîne le rire chez le client en même temps qu'il déclenche un sourire chez son voisin guichetier qui a entendu ces paroles. En effet, dans le bureau de Poste, le visiteur en difficulté ne se révèle que sur un mode fragmentaire à travers des signes de détresse, d'inquiétude. Le message du guichetier fonctionne comme l'attestation d'une alliance privilégiée avec l'interlocuteur et témoigne de la confiance entre ces deux personnages. Cette plaisanterie est aussi gage de reconnaissance. Que le recours aux plaisanteries relève d'une ruse symbolique ou d'une résistance, ces interactions comportent de toute façon des représentations sociales. Chacun a une marge de manœuvre pour légitimer au détour d'une plaisanterie ses valeurs. En acceptant de jouer le jeu' du client, le guichetier conforte ce dernier dans sa demande et justifie du coup son existence: pas de guichetier sans client.
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Au delà de la relation de complicité entre ces deux personnages, il y a des affrontements symboliques qui montrent le rapport au pouvoir dans chaque société. Nous avons vu que beaucoup de clients en difficulté de La Poste n'ont plus de projets. Parfois les incidents sont justifiés, dans d'autres cas, on n'en connaît pas les causes. Dans tous les cas, les moments de rencontre entre clients et guichetiers sont des périodes d'angoisse. Angoisse du client de ne pas pouvoir obtenir l'argent qu'il désire, angoisse du guichetier par la multiplication des mêmes demandes comme l'interrogation permanente du compte, ou le retrait fréquent de petites sommes d'argent. L'on constate souvent des réclamations et des demandes extra-postales.
Si ces réclamations proviennent, la plupart du temps, des comportements et des situations mêmes des clients (interdiction bancaire, saisies d'allocations, analphabétisme, mandats non récupérés), certaines réclamations sont faites par des guichetiers (surcoût de travail). Pour les premiers, les comportements des seconds paraissent d'autant plus incompréhensibles qu'ils ont eu l'impression de ne jamais avoir été écoutés. Quant aux seconds (les guichetiers), ils pensent parler dans le vide. C'est comme si chacun pensait que son discours ne permettait en rien une meilleure compréhensionréciproque. En fait, tout langage a une valeur, en tant qu'il exprime le sens qu'on donne aux paroles et aux mots en même temps qu'il montre une façon d'exprimer ses sentiments, ses visions. Mais, la valeur d'un mot a toujours le sens précisé par son appartenance à un contexte, un champ associatif donné. Selon le discours produit, nous estimons ce dont peut être digne ou non une personne. Donc la valeur d'un langage est fonction de la portée, de l'efficacité voire de l'utilité qu'apporterait ce langage dans la relation. Dire un mot c'est donc faire valoir une certaine représentation que l'on a. Nous pourrons dire que, de ce point de vue, il y a deux dimensions dans le langage: une valeur d'usage d'un langage et une valeur d'échange de ce même langage.
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La valeur d'usage d'un langage est fondée sur une utilité objective ou subjective de parler d'une certaine façon. Alors que la valeur d'échange est fonction de la demande et de l'offre sur le « marché des paroles». Par conséquent, nous définissons la valeur ajoutée sur le « marché de la parole» comme ce qui résulte de ce « travail d'interaction verbale». C'est donc l'effort, les stratégies que fournissent les différents acteurs pour essayer de se faire comprendre. Comme tout effort, ce travail peut paraître ennuyeux ou plaisant, mais c'est toujours la manifestation d'un ensemble de signes qui constituent un message. En fournissant des explications au client en difficulté pour qu'il trouve des solutions à ses problèmes, le langage du guichetier est perçu par ce dernier comme un signe de confiance. Donc le rapport au guichetier est un rapport d'alliance, une relation qui permet de mesurer sa place dans la société. En effet, dans la proposition «je suis viré», la monnaie n'est pas séparée du corps, ni de l'environnement qui contient ce corps. En d'autres termes, le corps est ce lieu où se li en la fraction, la division, la sommation des difficultés. D'une certaine manière, le corps du client en difficulté qui attend le virement est une unité comptable. « Je» est cet ego, où l'unité fait référence à une somme comme sommation de toutes les fractures. Le second aspect de cette relation, ce sont les mots que ce client utilise pour montrer son rapport au monde: entendre «je suis viré» (entendez « on a effectué mon virement») sonne comme « je suis viré de mon travail». Ce discours allégorique exprime un lien à travers lequel on s'évalue soi-même. Cette proposition (je suis viré), nous permet d'illustrer ces deux relations à la totalité du corps et du langage. En effet, lorsqu'une personne rapporte à son propre corps le sens du virement, il se signifie et signifie aux autres sa présence ou son absence, les effets sur sa personne d'une décision financière, administrative et comptable. Son corps est considéré comme unité comptable de la catégorie des laissés pour compte. On dira que le groupe des clients en difficulté est la sommation de tous ces individus (subdivision du groupe) qui se sentent «virés» du travail et qui n'attendent que des aides pour s'en sortir. Leurs corps, comme leurs discours, contribuent dans la chaîne de solidarité à la
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fabrication ou à la restitution de la référence commune face à La Poste. Cette proposition permet de comprendre le rôle opérateur de l'argent pour le bon déroulement de la vie sociale, des rituels, et de l'indivisibilité de cet être qui est « viré ». En d'autres termes ces liens, renforcés directement ou non par le discours entre le client et son guichetier, entraînent des émergences et des alliances qui englobent de manière passionnelle chaque participant. De ce point de vue, pour ces clients en difficulté, la date du virement constitue une préoccupation réelle. Selon les clients concernés, les agents qui s'occupent du virement sont plus ou moins dignes de confiance. Ces clients cherchent chez les intermédiaires des signes de valeurs c'est-à-dire des symboles qui permettent de les sécuriser. Ces symboles qui permettent de faire confiance apparaîtront d'autant plus solides qu'ils auront été objets de rituels: « la répétition des signes fait loi». Par conséquent, dans la gestion de leurs incertitudes, ils recherchent des garanties, des sécurités. Quand il y a manque de celles-ci, ils se tournent vers des recours comme les marabouts, à qui ils attribuent une. puissance souveraine. Cette recherche de protecteur peut aller jusqu'au sacrifice qui peut parfois être interprété comme « le paiement d'un service». Nous avons montré que les clients en difficulté que nous avons observés ressentent un besoin d'interaction avec les guichetiers, ils utilisent peu les machines. Souvent lorsque les automates tombent en panne, ils reviennent au bureau de Poste avec plus d'agressivité. Moins un objet permet de l'interactivité, plus il est rejeté par les personnes
en difficulté.
A de multiples égards, la figure du guichetier ressemble à la figure d'un prophète, d'un marabout, dans les représentations symboliques. Dans la mesure où il est porteur de message de La Poste, et étant donné qu'il est au seuil de ce monde financier que la plupart de ces clients ignorent, ses paroles apparaissent comme des révélations de vérités cachées au nom d'une réglementation. Explorons maintenant les autres types de figures symbolique qui unissent les liens sociaux. Quand certains clients en difficulté plient
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les billets et les mettent dans leur soutien-gorge ou dans leur poche ou bien les attachent autour de leur taille, ils nous disent vouloir échapper au mauvais œil. On peut dire que ce contact qu'ils établissent entre l'argent et leur corps est une manière d'écrire sur leur peau. En effet, ils gardent leur argent sur leur corps comme s'ils le portaient en amulettes. En d'autres termes, l'argent qui marque leur corps participe de la construction des liens intimes. Comme l'a décrit Djeribi72, rappelons-le, à propos de la magie au Maghreb, les écritures magiques sont cousues dans des morceaux de tissu ou enfermées dans des boîtiers en cuir ou en argent et portées en amulettes. D'autre part, nous l'avons dit, Djeribi a montré qu'à côté des rites oraux il y a des incantations écrites dans la vie des populations maghrébines. Ces incantations écrites sont transcrites à partir de livres de compilation de recettes magiques par des scribes désignés traditionnellement. En ramenant cette analyse dans la configuration de La Poste, on peut dire que les incantations écrites vont souvent de pair avec les rites oraux. En effet, les opérations CHEOPS s'accompagnent de parole. Aux yeux de certains clients, l'écriture comptable apparaît comme des opérations magiques. Comme dans le domaine de la magie, le client en difficulté (surtout quand il est analphabète) préférera faire des opérations dissimulées au regard extérieur. Il en est ainsi, répétons-le, quand nous observons des clients en difficulté qui parlent à voix basse pendant leur transactions pour échapper au mauvais œil. Si ces clients ne se servent pas des automates pour échapper au mauvais œil, c'est soit parce qu'ils ne comprennent pas leur fonctionnement, soit parce qu'ils ne correspondent pas à leur besoin. En fait, les incantations orales ou écrites ont toujours des statuts ambivalents dans beaucoup de systèmes de croyance.
Certaines opérations, pour être efficaces, ont besoin de se soustraire de la vocalisation, alors que d'autres ne peuvent l'être que 72Djeribi M, L'incantation mythique: noms et écriture; Ethnologie Française, Textures mythiques, Vol23 ; n° 1, pages 94 - 103 ; 1993
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sur la base d'une ritualisation orale. Donc, il est nécessaire de relativiser les opérations en fonction des systèmes symboliques. En effet, dans la plupart des civilisations africaines, la pratique magique de la lettre s'adresse au pouvoir maléfique du Mauvais Oeil, alors les opérations comptables dans des ordinateurs apparaissent comme un moyen pour dissimuler la situation financière au regard des autres. Cet enregistrement dans un boîtier informatique ressemble, toute proportion gardée, à la couture dans des morceaux de tissu ou à l'enfermement dans des boîtiers en cuir des écrits portés en amulettes. De ce point de vue, on peut dire que les incantations écrites (comptables) ont un rôle protecteur. On dirait que ce procédé produit une efficacité symbolique: c'est comme si le guichetier était un marabout qui transcrivait dans des livres comptables des recettes magiques qui protègent. A ce titre, le guichetier remplace le scribe traditionnel. Mais, quand la vocalisation est indispensable, le guichetier apparaît comme un marabout qui doit non seulement écouter, mais aussi rassurer. Ainsi, certains clients que nous avons observés se mettent à engager une discussion avec un agent; ils essaient d'accompagner les rituels des opérations comptables par une vocalisation. Grosso modo, dans les relations de service entre client en difficulté et agent de La Poste, ce qui se donne à voir c'est un morcellement, une coupure d'une continuité vitale et l'inauguration d'une affirmation culturelle que la logique financière a rompue. En d'autres termes, il ne croit plus au rôle protecteur du guichetier, si celui-ci ne se réfère qu'au système de gestion qui ne prend pas en compte leurs systèmes de valeurs. Dans ce cas, le client en difficulté perd toute confiance dans l'agent censé représenter l'institution. Retirer de l'argent fréquemment pour le mettre dans la poche devient d'une certaine manière un moyen d'écrire sur sa peau, donc de se protéger.
Donc les clients en difficulté ramènent les subdivisions des champs de leurs pratiques sur leurs propres corps. Autrement dit, que ce soit dans leur façon de se nourrir, de décliner leur identité ou de
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garder l'argent, leur corps constituent l'un des lieux de totalisation de leurs comptes. Des comptes qui, rappelons-le, sont autant financiers que sociaux. A ce niveau d'analyse, il apparaît nettement que pour rendre lisible les logiques financières des personnes en difficulté, il ne faut pas simplement montrer la rationalité apparente ou l'irrationalité qui est en œuvre dans leurs pratiques, il faut aussi montrer que chaque pratique et chaque règle de jeu se réfère à un certain nombre de valeurs qui leur sont propres. Mais ces références à des valeurs ne doivent pas non plus exclure la place et le rôle de l'argent dans les rapports que ces dernières entretiennent avec La Poste. L'argent est toujours nécessaire pour que les comptes soient ouverts, alors que la récupération d'un objet en instance ne pose pas la nécessité de disposer de l'argent. Si la gestion des comptes financiers est, pour tous ces clients l'occasion des règlements de comptes avec la société, en fonction des acquis et des parcours personnels, certains chercheront à opérer des glissements symboliques. Nous appelons ce type de pratiques: la gestion syncrétique des incertitudes.
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Chapitre VI Une gestion syncrétique des incertitudes Pour étudier les problèmes de syncrétisme, Roger Bastide utilise la notion d'acculturation. Selon lui, la notion de forme désigne une manière de penser, de percevoir et de sentir propre à une culture. La notion de matière d'une culture est l'ensemble des traits culturels: objets symboliques, fragments de mythes, séquences rituelles, éléments de croyance, contenus de représentations, qui, bien qu'ils soient souvent isolés, peuvent être rattachés à la totalité. Et, comme nous le montre Claude Lévi-Strauss, il n'y a pas de séparabilité entre la forme et le contenu, ni entre forme et matière. Nous entendons donc par gestion syncrétique, les différentes formes d'administration, d'organisation, de mise en place des moyens de contrôles, qui sont effectuées à partir d'un mélange cohérent de moyens matériels et spirituels pour faire face aux problèmes. Selon le milieu géographique, certains types d'expériences sont plus ou moins favorisés, donc on peut voir, selon les pays, plus ou moins de pratiques syncrétiques. Ces pratiques syncrétiques peuvent concerner tous les domaines de la vie. Les pratiques syncrétiques consistent pour ces personnes de se servir des moyens que leur offrent les cultures d'accueil pour sauver leurs propres cultures d'origine. Si toute pratique monétaire est une pratique sociale et culturelle, alors la pratique monétaire en est une. En effet, la monnaie comme tout objet, est une matière et une forme qui se pratiquent selon des lois déterminées, même si ces lois permettent de faire permuter les logiques culturelles. Les permutations des traits culturels avec leurs valeurs différentielles dans les pratiques monétaires, nous permettent de les considérer comme des pratiques syncrétiques. On pourrait parler de différentes formes culturelles des pratiques monétaires. En effet, la notion de forme culturelle désigne la manière dont les significations culturelles se donnent à voir, s'intériorisent et s'expriment matériellement dans les organisations sociales.
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La question du temps est donc une des questions fondamentales dans la gestion des incertitudes. Pour ces clients observés, la gestion des incertitudes est entre autres une gestion du temps présent, alors que, pour les agents de La Poste, c'est une gestion du rapport immédiat. Autrement dit, quand le guichetier pense se consacrer à une transaction, l'individu en difficulté quant à lui pense vivre un moment où la prise en compte de sa personnalité est plus importante que celle de la transaction. Mais, on peut aussi se demander si si le changement de statut n'entraîne pas aussi un nouveau rapport au temps et aux institutions? Selon les motivations personnelles, le rapport aux institutions devient en quelque sorte un rapport à l'espace et le rapport au temps. Dans nos entretiens, nous avons pu observer que les personnes en difficulté qui avaient, dans leur parcours, une situation professionnelle élevée, fréquentaient moins les bureaux de Poste. Sans doute, sont-ils moins attachés au rite, puisque leur niveau scolaire leur procure des moyens de maîtrise des codes culturels et symboliques anciens ou nouveaux. Ces personnes ont donc moins de résistance aux changement. Enfin, il y a des personnes qui résistent aux changements de politique et d'offre de produits et services de La Poste. Cette résistance repose sur l'incertitude qu'ont certains clients de l'avenir. L'efficacité reconnue aux produits et services de La Poste prend entre autres son origine dans la «méconnaissance» par certaines personnes en difficulté des lois. du marché, de la concurrence, du statut réel de La Poste, etc. Comment les individus ne disposant pas suffisamment de moyens matériels voire intellectuels procèdeI)t-ils pour faire face à leurs incertitudes? Comment ces individus remodèlent les instruments modernes dans leur système symbolique?
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I
- Gestion
de l'espace et gestion de la sociabilité
Comprendre les comportements des clients en difficulté c'est s'intéresser à la façon dont ces comportements même ont été produits. En d'autres termes, pour saisir le sens des attitudes et des actions des clients dans leur rapport à La Poste, il est nécessaire de voir comment ils ont pu intérioriser leur monde social. L'une des caractéristiques de la valorisation de la monnaie chez les personnes en difficulté se trouve dans leur rapport à l'espace. Dans ces rapports à l'espace, on peut non seulement comprendre les lieux de valorisation du rapport au corps, mais aussi des pôles de valorisation de la socialité. Autrement dit, que ce soit pour l'affirmation de sa propre identité ou que ce soit pour montrer les représentations que l'on se fait des liens sociaux, l'espace est toujours un facteur de légitimation de la vision que l'on a du monde. En effet, même quand les conditions objectives de logement, de l'espace ne correspondent pas à la vision que l'on a, il y a souvent des tentatives de reconversion des lieux par les personnes en fonction de leurs valeurs. Mais, pour ne pas tomber dans une opposition entre subjectivisme et objectivisme, nous allons utiliser la théorie de l'habitus. Dans l'étude des pratiques photographiques par rapport à d'autres pratiques culturelles comme la peinture ou la musique, Pierre Bourdieu a montré que, contrairement à ce que l'on laisse croire, la photographie n'est pas plus vouée que les autres à une certaine fantaisie individuelle. Chaque groupe intériorise des régularités objectives et communes qu'il subordonne à des règles collectives de telle sorte que chaque photographie exprime non seulement les intentions de celui qui l'a faite mais aussi le système de schèmes de perception, de pensée et de jugement commun à tout le groupe. Ce système qui permet à un groupe d'exprimer les dispositions, l'intériorisation des valeurs de groupe est appelé par Weber ethos de classe. Nous avons vu que l'habitus est donc cette capacité de reproduction et d'invention qui permet aux individus de classer tout en se classant. L'habitus permet aussi de comprendre la logique des
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signes distinctifs qui sont en œuvre dans les jugements, les goûts, etc. Dans l'espace social qui est un espace de style de vie, l'habitus en tant que principe générateur de pratiques permet de comprendre les jugements et les classements des individus. De ce point de vue, les individus dans leurs échanges engagent des «principes générateurs des pratiques» 73. Autrement dit, les clients se servent de diverses variables culturelles, sociales et économiques qui sont au fondement même de leurs pratiques. On peut expliquer leur habitus dans le domaine financier comme un sens pratique (de placement), qui leur permet de jouer en dégageant consciemment ou inconsciemment des stratégies; comme le dit Bourdieu l'habitus est « au principe de ces enchaînements de coups qui sont objectivement organisés comme des stratégies sans être le
produit d'une véritable intention stratégique» 74. En fait, pour mieux saisir ces stratégies, nous invitons le lecteur à analyser l'espace social comme un espace de positions structuré par des champs. Ces champs eux mêmes conçus comme des marchés manifestent. des rapports de force tels que ni les producteurs ni les consommateurs ne sont égaux. En effet (tout en maintenant nos réserves sur l'utilisation du terme), en distinguant, à l'instar de P Bourdieu, quatre types de capitaux: le capital économique, le capital social, le capital culturel et le capital symbolique, on peut admettre que, dans un champ de pratiques financières tel que l'espace social de La Poste, les clients se servent de l'ensemble de leurs capitaux qu'ils reconvertissent en capitaux symboliques pour se faire reconnaître socialement par les guichetiers. Nous allons reprendre la définition du capital culturel. Pour P Bourdieu, le capital culturel existe sous trois formes: à l'état incorporé, à l'état objectif et à l'état institutionnalisé. A l'état incorporé, le capital culturel est une disposition durable du corps comme habitus. A l'état objectif, il est comme un bien
73Pierre Bourdieu, Choses dites, Paris, Minuit 1987 ; P 19 74Pierre Bourdieu, 1980
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culturel par exemple un livre. A l'état institutionnalisé, un diplôme par exemple. Donc, si nous considérons que les propriétés du capital culturel tiennent au fait qu'il est lié au corps c'est-à-dire incorporé, et si nous acceptons que ce même capital soit objectivé sous forme de biens culturels et, enfin, si nous admettons qu'il est institutionnalisé sur le modèle du diplôme, alors on peut dire que les capitaux culturels des clients en difficulté que nous avons observés peuvent être convertis par eux dans leurs différentes stratégies d'investissement, en objectivant leurs corps dans l'espace de La Poste. Nous aurions pu faire la même analyse avec les capitaux sociaux et économiques. Mais cette dimension du capital culturel semble suffisante pour étudier les stratégies des clients en difficulté à partir de leurs expériences: leur rapport à l'espace, leur rapport au corps et leur rapport à l'imaginaire. 1 - Des modes de vie produisant des comportements spécifiques dans l'espace du bureau de Poste En effet, quel que soit le statut, il y a des éléments qui ne varient pas dès lors qu'on est en difficulté, notamment l'insuffisance des ressources pour « joindre les deux bouts». Pour résoudre les problèmes auxquels ils sont confrontés, certains ont des comportements distinctifs non souhaités, alors que d'autres cherchent à mieux intégrer les normes établies par la société. Certains gardent des liens solides avec la société, d'autres se marginalisent ou sont marginalisés. Mais, à chaque fois qu'on les interroge sur la difficulté, ce qui ressort chez eux c'est les remarques sur les effets du manque d'argent dans leur sociabilité. «(...) En étant au chômage, ce n'est pas simplement un revenu que j'ai perdu, je n'ai plus aussi de moyen de transport qui était remboursé par moitié par l'employeur, plus de facilités pour les colonies de vacances pour mes enfants, plus rien », nous dit une personne en chômage de longue durée. Ces propos nous permettent de dire que la perte de l'emploi est une détérioration d'une condition humaine. Ce n'est pas simplement la perte matérielle sur le niveau de vie que nous souligne cette personne, c'est aussi la difficulté d'avoir une qualité de vie normale.
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Ne pas bénéficier du transport c'est autant ne pas pouvoir se déplacer que ne pas pouvoir être dans un réseau de sociabilité qu'est le bus ou le train. Ne pas pouvoir fournir à ses enfants la possibilité d'aller en vacances c'est non seulement les couper d'un réseau de sociabilité mais aussi ne pas les impliquer dans un processus de socialisation. Autrement dit, ne pas avoir d'argent pour se socialiser dans certains endroits collectifs c'est de ne pas avoir la possibilité d'accès dans certains espaces publics. On tentera d'autant plus d'entrer dans le bureau de Poste qu'il apparaîtra comme un des derniers espaces publics que l'on peut fréquenter sans ressources. En effet, la difficulté d'une personne qui est autant économique (difficulté d'argent pour payer les factures, pour se nourrir, se soigner ou se vêtir) que sociale (difficulté de résidence, difficulté familiale, difficulté avec les voisins, etc.), entraînera une difficulté de perception
des rôles et statuts des agents de La Poste.
Pour résoudre leurs problèmes d'argent, la plupart de ces personnes en difficulté pensent qu'en étant en contact avec des structures comme les assistants sociaux, elles peuvent mieux s'en sortir. Seulement, elles disent ne pas aimer ces intermédiaires; elles pensent à tort ou à raison que ces derniers ne préservent pas leur dignité. En fait, leur préférence pour l'intermédiation va aux lieux d'échanges informels. Dans ce secteur informel, leur gestion donne lieu à des pratiques licites ou non, mais elle est toujours vécue intensément.
Ceci étant, malgré une unité symbolique de ces pratiques dans la sphère de l'informel, il y a des différences nettes voire contradictoires dans les comportements. 1 - Plus « ceux qui sont pauvres» sont longtemps en pénurie, plus ils sont intégrés dans leur groupe.
2 - Plus «ceux qui ne sont pas nés pauvres» sont en pénurie d'argent, plus ils sont exclus par leurs pairs (pour les nouveaux pauvres comme les anciens cadres au chômage). En d'autres termes, quand on n'a jamais été en pénurie d'argent, le jour où l'on a des
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difficultésd'argent, et sans aucune possibilitéd'en gagner (comme les chômeurs de longue durée), on a plus de chance de tomber dans l'exclusion. Il est donc important de voir si la gestion des incertitudes des personnes exclues du système formel ne se traduit pas chez elles par «un retour aux sources». Si tel est le cas, ceux qui ont coupé les ponts avec leur famille ou leur voisins auront sans doute plus de mal à s'en sortir. Les indicateurs de difficulté dans une société fortement monétarisée se font généralement par des instruments qui permettent de mesurer le niveau de revenus. Or, la difficulté peut être sociale comme culturelle. Nous analyserons donc les conditions de vie en fonction de l'environnement familial, social, culturel et économique. Nous ferons une classification en termes de degré de difficulté: une classification des personnes en difficulté en fonction de leur parcours personnel, de leur revenu et de leur réseau de socialité. Classification qui sera illustrée dans leurs comportements avec les agents des entreprises et des institutions de l'Etat. Malgré la diversité des situations, on peut dégager des facteurs discriminants concernant les personnes en difficulté. En effet, elles se présentent: 1 - comme un groupe de personnes vivant habituellement dans des zones dites difficiles: quartiers ou banlieues difficiles, rues, bidonvilles. 2 - comme un groupe qui a du mal à assurer sa santé physique.
3 - comme un groupe qui s'appuie sur ses expériences pour dégager les contours de ses stratégies de gestion des incertitudes. Si la gestion des incertitudes, au bureau de Poste, consiste à gérer ses comptes, autrement dit à évaluer et à détenniner la quantité d'argent dont on pourra disposer, il s'agit donc de faire un rapprochement entre les dépenses nécessaires pour vivre et les ressources disponibles. Or La Poste n'est pas le seul lieu où les personnes en difficulté effectuent ces états de rapprochement, il y a aussi le logement.
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Si le logement totalise toutes les dépenses à la consommation, les factures à payer (location, électricité, etc.), La Poste est un des endroits où les personnes en difficulté que nous avons observées peuvent donner des ordres de paiements c'est-à-dire le lieu même où ils peuvent exercer leur pouvoir. En même temps leur pouvoir est limité par celui des créanciers. Comme dans le domaine du logement, l'espace du bureau de Poste est un lieu où les personnes en difficulté tentent de gérer leurs incertitudes.
D'autant plus que, quand ces personnes sont harcelées pour le paiement de leurs charges, elles partent à La Poste pour voir si leurs comptes sont suffisamment provisionnés par les différentes institutions auxquelles elles ont affaire. L'agent de La Poste apparaît donc comme celui qui peut libérer le client, en même temps comme celui qui peut exercer son pouvoir sur lui. De même, il y a comme un transfert de leur rapport au logement qu'elles effectuent dans leur occupation de l'espace de La Poste. Par la façon dont certaines personnes que nous suivons occupent et fréquentent le bureau de Poste, on a l'impression qu'elles cherchent à se faire héberger ou à squatter. En effet, cet espace public de La Poste, comme le logement, est un lieu où l'on peut être reçu par (où l'on reçoit) un ami, un voisin, un membre de la famille, etc. A ce titre, on peut demander (à celui qui est reçu ou qui reçoit) l'état de sa santé. Par conséquent, la figure du guichetier apparaît comme celle d'un ami, d'un voisin, d'un membre de la famille, à qui l'on peut poser tous ses problèmes. Plus on a des difficultés de relations dans ce niveau primaire de socialité (les Sans Domicile Fixe par exemple), moins on fréquentera les bureaux de Poste. Plus on a des relations dans ce pôle de socialité primaire, plus on fréquentera les agents de La Poste.
En effet, quand les personnes en difficulté que nous avons observéesont des logements, elles nous accueillent plus souvent chez elles. Dans les logements de certaines de ces personnes, les immigrés et les populations d'origine antillaise en particulier figurent généralement
au dessus des portes d'entrée des protections,
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« des gris-
griS». Par ailleurs, nous avons remarqué, dans la plupart des cas, lors de nos entretiens, que des vo~sins ou amis rendent visite. L'aisance avec laquelle ces personnes se comportent chez leurs hôtes nous fait penser que cette relation est réciproque. Surtout chez les personnes en difficulté d'origine étrangère, on procède plus facilement à l'accueil, à l'hébergement d'autres personnes. En fait, cette pratique est courante en Afrique où la maison accueille non seulement les membres de la famille nucléaire, mais aussi de la famille élargie voire les enfants des amis qui sont confiés. De même, nous avons remarqué chez certaines personnes en difficulté, françaises de souche, -l'hébergement d'enfants majeurs qui ne trouvent pas de travail ou qui continuent leurs études. En logeant d'autres personnes chez elles, ces clients en difficulté semblent non seulement permettre à celles-ci de se trouver un abri de sécurité, mais aussi tentent de prendre en charge une bonne partie des dépenses nécessaires à leur vie. Payer son logement c'est donc mettre à l'abri plusieurs personnes « 8 personnes vivant ici, sans compter la famille restée au bled...ce n'est pas facile, mais je me démerde bien» nous affirme Monsieur F (maghrébin, chômeur). En nous expliquant qu'il a en charge non seulement sa famille nucléaire mais aussi la famille restée au. pays d'origine, Monsieur F nous montre que son espace de vie n'est pas simplement le logement qu'il occupe, mais c'est aussi l'espace de vie d'autres proches. Si son logement en tant que local à usage d'habitation est un espace de vie, ce logement n'est que partie de sa représentation de l'espace. Le logement n'est pas seulement le lieu où se déroule sa propre vie, mais aussi celles des autres, des proches, des événements familiaux et affectifs dans leur succession. Le logement est, pour Monsieur F, aussi bien le lieu ses propres dépenses que les dépenses pour prendre d'autres proches vivant au loin. En fait, le logement physique où il peut totaliser ses propres dépenses tout en sur ses alliances familiales et sociales.
où il totalise en charges est un lieu réfléchissant
En nous disant «Moi je n'arrive plus à dormir tellement j'ai des problèmes », Monsieur F essaie de nous faire comprendre la façon
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dont ses difficultés se totalisent sur son propre corps, dans son espace de vie. En effet, dormir c'est d'une manière ou d'une autre se reposer, c'est-à-dire poser de nouveau, remettre en place ce qu'on a soulevé. En d'autres termes, ne pas arriver à dormir, c'est ne pas trouver des solutions aux problèmes qui se pose à soi ou aux problèmes des autres. Ce lieu où l'on devrait dormir est un espace où l'on essaie de totaliser son bilan personnel et de réfléchir sur l'avenir. A ce titre, comme le bureau de Poste, c'est un lieu qui permet de solder ses comptes financiers, faire ses comptes avec la société et avec soimême. Que l'on considère le lieu à partir de ses représentations personnelles de la vie ou à partir de sa situation physique, dans la durée de son occupation il représente toujours un système de référence du vécu, passé, présent et avenir. Autrement dit, la représentation de l'espace est toujours le lieu où on peut compter au total toutes les actions qui affectent la personne: c'est le lieu de totalisation « de la vje » (du corps, de l'esprit, voire de l'âme). La Poste en tant qu'un des espaces que les personnes en difficulté que nous étudions se représentent comme espace de vie est un des lieux où celles ci se donnent la po'ssibilité, dans l'intimité, de faire des activités, des événements qui remplissent des espaces-temps. C'est surtout à travers des sans domiciles fixe que cette façon de se représenter l'espace de La Poste à partir de l'espace de vie se donne le plus à voir. Ces personnes en manque de logement; c'est-à-dire en manque de lieu de totalisation de la vie, ne cherchent pas de relations suivies et soutenues avec les agents de La Poste.
Quand on regarde, sans analyser, la façon dont elles se comportent dans les bureaux de Poste pendant les périodes de virement de leurs allocations, on croirait qu'elles cherchent des conflits avec les agents. Or leurs comportements dénotent seulement leur instabilité. En effet, ces personnes, qui sont souvent hébergées dans des résidences de transit comme les foyers, n'ont pas véritablement le temps de faire la totalisation de leurs problèmes. Elles ne cherchent pas à se faire abriter, ni à se faire conseiller par des agents qu'elles ne
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voient que très rarement et avec lesquels elles n'ont aucune relation suivie. A la limite, les conseils de ces derniers leur apparaissent comme des provocations, d'autant plus que généralement leurs relations avec les d'autres agents comme la police ne se font que sous formes conflictuelles. Des gares, dés bouches de métro, ces S.D.F sont généralement exclus par la force publique. Donc même si les agents de La Poste ne sont pas pour eux des représentants de la force publique, elles ont un sentiment d'indifférence vis-à-vis d'eux. Contrairement aux sans domicile fixe qui sont des personnes en très grande difficulté, les personnes en moindre difficulté que nous avons observées essaient de maintenir des relations suivies avec les agents de La Poste. Nous pouvons dire également que ces dernières transfèrent leur représentation des logements dans leurs représentations de l'espace de la Poste. Avant de voir en profondeur la façon dont les logements respectifs des personnes en difficulté semblent correspondre à la façon dont chaque groupe semble gérer l'espace de La Poste, étudions les comportements spécifiques des personnes en situation-limite. En observant certaines personnes en situation-limite dans le bureau de Poste, nous avons l'impression qu'elles cherchent à se distinguer du reste de la clientèle. En effet, elles n'arrêtent pas de faire des observations désobligeantes. Ainsi Monsieur W dit au guichetier « C'est quoi ces histoires, moi j'ai pas de temps à perdre. Vous rejetez mes chèques alors que vous savez que dans trois jours j'ai ma paye ». Le guichetier « il ne fallait pas faire de chèques sans provisions ». _ « Ne me parlez pas sur ce ton, moi je suis chef de famille. O.K.. » lui rétorque Monsieur ~ Ce qui ressort dans ce dialogue ce sont les notions de temps, de responsable et de chef de famille. Ce client en situation-limite a une conception de l'espace de La Poste, de ses relations avec les agents qui rejoint sa conception de son rôle dans son logement familial. Il travaille, donc il n'est pas tout le temps chez lui. Il est chef de famille, donc il est responsable.
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Cet échange révèle la façon dont chaque partie se -représente entre
autres l'organisation de l'espace-temps et la façon dont on est responsable. Pour l'agent, si on est responsable, on ne fait pas de chèque sans provision, pour le client, dès lors qu'on est chef de famille, on est alors responsable. Cette dispute entre Monsieur W et l'agent révèle que tout le monde ne fait pas une distinction entre la gestion du compte et celle de la famille. Quand Monsieur W dit «je suis un chef de famille », il veut montrer aussi que c'est lui qui assure les dépenses inhérentes à la vie familiale: Pour ce client en situation-limite, chef de famille, il est responsable, donc il sait gérer ses comptes en chef de famille. Au fond, cette façon d'assimiler la responsabilité avec la notion de chef de famille n'est pas spécifique à ceS deux interlocuteurs. En effet, en droit, dans la notion de responsabilité civile ou pénale, il y a cette notion de se comporter « en bon père de famille» c'est-à-dire en responsable.
Autrement dit, peut-être qu'en adressant ces mots au guichetier, ce client en situation-limite lui signifie non seulement sa désapprobation, mais aussi « sa culture », montrer qu'il sait au moins autant que le guichetier le droit voire qu'il a plus étudié que lui. Par ailleurs, si la notion de chef dépend en partie de la stratification sociale, est généralement chef de famille celui qui assure les dépenses inhérentes à la vie familiale. Donc le chef de famille est en droit de décider en dernière instance dans la maison. Mais le problème est qu'être chef de famille dans son logement ne signifie pas être chef dans l'espace public. Si cette personne affirme avec force qu'il est chef donc responsable, c'est sans doute aussi au fait qu'il intègre la notion de client. En effet, si le client est roi, alors Monsieur W peut revendiquer ce titre dans sa relation d'affaire avec l'agent. On peut affirmer, aux termes de cette analyse, que ce qui se joue dans la relation au guichetier pour les clients en situation-limite c'est moins une reproduction de leurs espaces de vie qu'une reproduction
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de l'image que ces derniers aimeraient qu'on ait d'eux. Ces représentations sont plus ou moins fonctions des références culturelles du groupe d'appartenance. En effet, selon les valeurs culturelles, le chef peut être celui qui donne la nourriture, paye le logement, comme il peut être fondé sur le droit d'aînesse.
Dans certains groupes d'immigrés, ce n'est pas parce qu'on dépense qu'on est le chef de famille. Le chef de famille est en Afrique généralement celui qui est le plus âgé. Ce critère peut expliquer parfois des accrocs entre jeunes agents et vieux immigrés en situation de difficulté dans leurs relations de service. Mais avant d'approfondir une telle question, intéressons-nous aux différents types de logements occupés par les clients en difficulté de La Poste. Nous avons vu que la clientèle en difficulté de La Poste est multiple et variée. Ces clients occupent chacun un type de logement. Car, selon le type de logement habité, la représentation de l'espace n'est pas la même. Nous allons étudier, dans un premier temps, la spécificité des logements, et, dans un second temps, nous montrerons les caractères précaires de ces lieux d'habitation. Cette précarité qui fait que souvent les espaces ne sont pas dissociés permet symboliquement à ces clients de faire les sommations nécessaires entre des registres particuliers. 2 - Des logements spécifiques: foyers, cités et HLM S'il est établi par plusieurs analystes que les logements H.L.M ne sont pas valorisés généralement par les habitants, il n'en reste pas moins qu'ils cherchent des lieux et des relations qui peuvent s'y substituer. On le sait, une difficulté de logement peut entraîner une difficulté de compréhension entre agents et clients. En fait, dans la mesure où une difficulté de logement consiste à ne pas vivre dans l'habitation souhaitée, une difficulté avec La Poste peut être considérée comme une obligation à fréquenter ce lieu même quand on ne le souhaite pas.
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Mais cette difficulté peut être aussi de représenter l'espace de La Poste comme l'espace de sa vie. Dans tous les cas, il y aura conflits. Car si le bureau de Poste est, à plusieurs égards comme un lieu de totalisation de ses comptes, le logement pennet de faire ses comptes et de faire vivre sous un même toit toute la famille. Certes, les difficultés de logement sont différentes selon les régions et selon les villes. En effet, même si les prix varient sensiblement d'un environnement à un autre, beaucoup de personnes restent rattachées affectivement à certains lieux. Dans certains endroits, les prix des logements sont censés être en dessous du prix du marché, mais certaines personnes qui y habitent disent s'en sortir grâce à différentes aides qu'elles reçoivent: aides personnalisées aux logements (A.P.L.), allocations logement social (A.L.S), (1% patronal). Généralement ces personnes reçoivent leurs aides par l'intermédiaire de La Poste. Donc, plus le paiement de leurs logements dépendront des aides, plus elles seront en contact avec les agents de La Poste. La fréquentation de l'espace de La Poste devient une habitude. Paradoxalement, il apparaît, dans nos observations, que les personnes en difficulté qui fréquentent très peu les bureaux de Poste sont souvent celles qui sont dans la plus grande difficulté (comme les S.D.F). « Pour un appartement de 2800 fr., on nous demande des fiches de paie qui font trois fois le prix du loyer sans compter le mois d'avance à donner. Alors que moi j' ne gagne que 4500 fro », nous dit Monsieur D (travailleur précaire dans le bâtiment, habitant dans un foyer parisien). On peut donc affirmer que le fait d'habiter dans un foyer est parfois une solution par défaut. Monsieur D nous dit qu'il se rend très peu au bureau de Poste. Quand nous lui avons demandé pourquoi, il nous dit qu'il ne s'y rend que pour envoyer de l'argent. Par la façon dont ce Monsieur a résolu son problème de logement, en
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prenant une chambre dans un foyer, on peut dire qu'il cherche à éviter au maximum des difficultés avec les intermédiaires. Mais, pour d'autres personnes en difficulté de logement, le fait de ne pas pouvoir obtenir un logement souhaité est parfois considéré comme une attitude raciste de la part des loueurs. «Ca fait 26 ans quej'habite à... Je suis depuis 66, ici, en France...Je suis marié,j'ai des enfants, j'ai la belle mère, toute lafamille Le logement, c'est le problème surtout quand on ne travaille pas, on a du mal à avoir du logement, même si c'est plus petit, il faut pleurer, tout un tralala pour en avoir un. Justement c'est la crise. En quelque sorte, on refuse de donner du logement aux étrangers surtout de couleurs noirs et arabes. Tu vois ce que je veux vous dire, s'il y a un salaire il faut avoir un ~..)tralala, un garant une caution. En quelque sorte on est rejeté par la société...Moi je préfère un grand pour avoir de l'espace. Moi j'ai des gamins, je préfère avoir de l'espace. Je vis dans un F3, je veux un F4, j'ai une fille et un garçon plus ma belle-mère et ma femme. J'ai demandé à la CAF, ça fait trois ans, que j'attend, il y en a qui attendent depuis cinq ans surtout quand on n'a pas de ressources », nous dit Monsieur L. Monsieur L considère que s'il était un français de souche dans la même situation il n'aurait aucune difficulté pour obtenir un logement. Mais, il n'est pas fataliste car il continue à se rendre à la CAF pour avoir satisfaction. De même, il fréquente toujours le bureau de Poste pour envoyer des courriers, ou voir si les allocations sont arrivées, dit-il. On peut donc dire que Monsieur L se représente ces espaces publics comme des espaces de revendication de ses droits. En disant «ça fait trois ans que j'attend », Monsieur L nous signifie qu'il n'est pas au bout de ses efforts. Il est d'autant plus détenniné à se battre qu'il considère qu'il y a des ségrégations dans l'octroi des logements. Pour lui, ce qui compte c'est son image sociale. Car il pense qu'avec un même revenu selon qu'on est noir, arabe ou français, on n'a pas les mêmes services. Donc, au même niveau de manque de ressources on n'est pas au même niveau de difficulté.
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Effectivement, si l'on vit dans la région parisienne ou en province, les difficultés se posent différemment. Dans la première, les prix des loyers sont plus élevés et les logements plus petits alors que, dans les seconds, les prix sont plus bas et souvent avec des logements plus grands. En tenant compte de l'environnement démographique et économique, le rapport à l'espace de La Poste est moins problématique en province qu'en région parisienne. Ce rapport à l'espace peut être influencé par des raisons affectives (connaissance personnelle des agents) ou objectives (densité de la population). De même certains quartiers sont considérés comme des quartiers d'affaires et d'autres seront considérés comme des quartiers de socialité ou des quartiers hostiles. Par conséquent, la vie du quartier peut être détenninante dans les représentations de l'espace public. Certes d'autres facteurs objectifs comme l'état des équipements, le niveau de sécurité, qui font qu'on préfère un quartier par rapport à un autre, joueront dans les systèmes de représentation des espaces. Mais le sentiment que l'on a d'un lieu paraît détenninant dans l'appréciation d'un logement et des espaces publics. Par exemple, plus on est habitué à un endroit, plus on connaît les lieux où l'on peut dépenser moins ou mieux. Mais l'un des facteurs détenninants dans les choix de logement est la possibilité d'accès aux services publics dits services de proximité. Nous allons décrire maintenant les lieux de vie de la clientèle en difficulté. 3 - Résidences de transit: âme»
les foyers sont des résidences «sans
Nous entendons par âme d'une résidence l'ensemble des états de conscience communs que peut avoir une population de son lieu d'habitation. S'il est vrai que l'âme est considérée comme une partie vitale d'un être voire d'un objet, alors on pourrait parler de l'âme de l'argent, de l'âme d'un groupe, etc. Mais on parlera plus de l'âme d'un échange par exemple, entendu comme l'éthique qui anime cet échange. De ce point de vue, on peut parler de l'âme d'une résidence, en tant qu'elle peut être lieu d'échanges sociaux.
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Les résidences de transit sont des lieux où sont hébergées des personnes sans domicile ou des gens du voyage pour une durée courte, mais aussi un endroit où, faute de moyens, ils restent plus longtemps que d'autres. Si l'hôtel peut être considéré dans une certaine mesure comme résidence de transit, il n'en reste pas moins que la spécificité d'une résidence de transit est d'aider des gens qui ont peu ou pas de moyens financiers. La résidence de transit est dans une certaine mesure un foyer « de pauvres». Dans ces types de foyers, où les habitants sont obligés de quitter les lieux très tôt le matin, il y a souvent un anonymat des échanges. De même, la durée d'hébergement comme la fréquentation sont discontinues: les habitants changent souvent et sont absents pendant la journée. On ne peut donc pas dire que ces espaces ont de l'âme. On peut souligner également que ces espaces sont fréquemment occupés pendant les périodes de froid: il y a une variation saisonnière de fréquentation.
Certes, contrairement au bureau de Poste, les résidences de transit sont des résidences-dortoirs, mais le type de services que les personnes attendent de La Poste et la façon dont ces résidences sont constituées ne permettent pas de donner du temps à ces personnes en difficulté pour faire leurs comptes. Au bureau de Poste, le service qui les intéresse c'est -à-dire le virement dans leur compte est mensuel. Dans ces résidences, souvent l'obtention d'un lit est tellement incertaine qu'elles ne peuvent rien prévoir. La façon dont elles se tiennent dans les files d'attente fait penser à l'agencement de leurs chambres. En effet, dans ces résidences, les chambres et les dortoirs ne permettent pas parfois l'intimité c'est-à-dire une possibilité pour le résident de faire son bilan et penser au lendemain. Ces résidences sont généralement de grands bâtiments avec des chambres rangées en long oui et en large, avec de longs couloirs, où les résidents se connaissent peu ou pas du tout. Ces lieux sont généralement utilisés pour reposer le corps, il n y a aucune autre attache pour ces personnes. Comme dans le bureau de Poste, l'accueil se trouve en face de (ou latéralement) à l'entrée principale.
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Dans (ou à côté de) l'accueil se trouvent toujours le bureau du responsable, une salle d'attente et des automates. Dans le foyer, les automates sont des distributeurs de café alors, que dans le bureau de Poste, les automates sont soient des photocopieuses soit des distributeurs de timbres. Dans ces foyers, les toilettes et douches côte à côte sont au début ou à l'angle des couloirs qui donnent accès aux chambres. Comme pour les bureaux de Poste, on peut trouver ces résidences-dortoirs autant en centre ville qu'en banlieue. Certes les temps d'occupation des lieux ne sont pas les mêmes dans ces deux types d'espace, mais il y a une ressemblance ou une complémentarité par la façon dont on fixe les heures d'ouverture et de fermeture; quand l'un est fermé, l'autre est ouvert. Dans les foyers, on demande aux personnes de quitter avant 9 heures du matin les lieux, alors qu'au bureau de Poste on leur demande de quitter avant les heures de fermeture. Donc, pendant que les foyers sont fermé, les bureaux de Poste ouvrent leurs portes. Alors, La Poste est un de ces endroits où ces exclus peuvent essayer de se socialiser. En dehors de ces bureaux de Poste, ces individus cherchent à se socialiser aussi, soit entre eux autour d'une bouteille de vin ou avec d'autres personnes par la demande d'argent. Mais leurs lieux privilégiés de sociabilité sont: les gares, les métros (pour certaines grandes villes), les perrons d'administration ou d'entreprises publiques, etc. On ne 'peut certes pas donner de chiffres précis sur le nombre de personnes exclues qui ont de telles procédures de sociabilité, mais, en visitant les lieux publics, on peut constater l'envergure
de ce problème.
On peut dire que les personnes en difficulté de logement habitent souvent dans ces résidences sans âme par manque de solution pour loger ailleurs. Par contre, ceci ne doit pas minorer le fait qu'il y a des personnes qui cherchent à se loger dans des endroits « exigus », pour mieux vivre ensemble leur difficulté. Les types de résidences qui sont souvent installés dans les grandes agglomérations urbaines comme Paris permettent de voir non seulement l'urgence des détresses, mais
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aussi elles révèlent la difficulté de vivre dans une grande ville lorsqu'on ne dispose pas de suffisamment d'argent. Ainsi, lorsque nous avons effectué nos enquêtes concernant la vie en communauté de ces personnes en difficulté dans un foyer parisien situé dans un quartier à forte densité de populations étrangères, nous avons pu voir comment ces personnes tentent de gérer leurs incertitudes. 4 - Des résidences de vie en communauté En observant ces personnes en difficulté qui vivent en commun et essaient de gérer en commun les incertitudes, nous avons pu remarquer qu'il y a chez eux des procédés très complexes de regroupement de biens, en vue de maximiser les moyens pour se prémunir des risques éventuels. Dans les foyers de vie en communauté, les individus remodèlent certains lieux pour faire le compte des participations et des dépenses concernant les charges « communes». Si nous utilisons ces guillemets c'est pour dire qu'il est, en fait, très difficile de faire la différence entre charge commune et charge individuelle. Par exemple ils cotisent pour faire face à certains événements concernant un d'entre eux. D'autre part, à chaque fois que quelqu'un achète son repas, il invite toute personne qu'il voit, c'est à cette dernière de décider si elle accepte l'invitation ou non. Quant aux espaces communs et individuels, à part les lieux de prières et de lecture de textes sacrés qui sont généralement isolés du reste, chaque lieu peut avoir plusieurs fonctions en même temps: restauration, ventes, lieux de discussion. Ce type de résidence est souvent occupé par des immigrés d'origine noire-africaine. Les espaces de vie, y compris les chambres, sont rarement occupés individuellement. Certains de ces foyers sont des lieux de résidences privilégiés pour des groupes culturels de personnes en difficulté. Ces foyers existent notamment dans les très grandes villes industrielles et portuaires. Ainsi, on trouvera des foyers africains, des foyers maghrébins, mieux encore des foyers maliens, foyers sénégalais ou les deux à la fois.
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Lorsque l'on suit ces mêmes personnes dans le bureau de Poste, on constate qu'elles se comportent avec les agents de La Poste comme elles le font avec leurs voisins dans ces foyers. Elles s'attachent à certains agents comme si elles voulaient renouveler dans l'espace de La Poste leur lien social dans le foyer. Dans leurs comportements avec les agents comme dans leurs pratiques sociales avec leurs voisins, il y a toujours des logiques symboliques qui sont au fondement de leur gestion des incertitudes. Impossible d'ignorer, dans leurs échanges avec les guichetiers, les pratiques culturelles et sociales entretenues dans leurs différents espaces de vie.
Si dans l'espace du foyer, il y a des luttes de pouvoir, des luttes de survie, des luttes et négociations identitaires, dans leur rapport aux agents de La Poste ces luttes et ces négociations mesurent l'importance des différents champs de légitimation et de souveraineté. Quand il leur est possible d'effectuer des transferts de leur champ culturel au champ culturel de La Poste, il existe alors une harmonie; sinon la compréhension est rendue impossible et le conflit s'installe. En fait, même dans leur façon de consommer le temps, la patience ou l'impatience dont ils font preuve, dans la façon dont ils sont vêtus en se rendant au bureau de Poste, ils montrent dans leurs relations aux guichetiers leurs acquis culturels et sociaux. Nous avons vu que ces acquis dépendent de leurs parcours personnels; nous allons voir, à travers les organisations des personnes en difficulté d'origine africaine dans les foyers, comment celles-ci dépendent de leurs fonnes d'organisation familiale. Que ce soit pour une sociabilité amicale ou de voisinage, ces personnes en difficulté essaient de se prémunir des risques et des aléas, en associant toujours d'autr~s personnes dans leurs actions. On peut dire qu'il s'agit de stratégies symboliques, mais toujours est-il qu'elles reproduisent des types d'organisation de leur société d'origine. Mais ce système de reproduction ne doit pas éluder le travail syncrétique qu'elles effectuent à travers l'utilisation des éléments d'ensembles culturels différents.
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Ainsi, le foyer africain à Paris que nous avons visité nous apparaît de ce point de vue très révélateur d'un espace conçu dans et par une culture; une autre culture s'insère, s'en approprie des formes et le transforme en reconvertissant au besoin certaines particularités jusque dans leur logique. Ce sont généralement des travailleurs immigrés qui ont quitté le même village ou des villages voisins et qui travaillent dans différents secteurs de l'économie française. Ils sont très solidaires entre eux, ceux qui ont du travail par exemple hébergent ceux qui n'en ont pas et s'occupent aussi de leur nourriture voire de leur argent de poche. L'occupation de l'espace est collective. Chaque espace est réorienté par ces personnes vers leurs objectifs de sociabilité. Ces stratégies sont le fruit de multiples expériences de contacts entre leur civilisation d'origine et d'autres civilisations. Ainsi dans leur façon d'occuper l'espace de La Poste, il semble qu'elles cherchent à se faire héberger coûte que coûte. En effet, nous avons montré que parfois les files d'attente peuvent être très longues et ces personnes malgré tout restent dans celles ci, alors qu'elles auraient pu aller vaquer à d'autres occupations en attendant. A partir de leur façon d'échanger dans leurs lieux de vie, on peut comprendre la façon dont elles considèrent les rôles et places des êtres et des objets dans un environnement donné: elles reconvertissent dans leur univers symbolique, les différentes formes culturelles des objets. Les postures intellectuelles et culturelles qui sont prises par ces personnes dans les rencontres avec les institutions découlent d'expériences profondément inscrites dans leur inconscient social. Dans la configuration d'un foyer africain dans un environnement occidental, ces échanges montrent la complexité des logiques symboliques. En effet, il y a, à côté des formes extérieures et intérieures du corps des bâtiments construits par des européens, un groupe d'africains aux trajectoires sociales et culturelles diverses qui s'organisent dans cet espace, pour établir et fonder des règles auxquelles tout le monde doit se soumettre.
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Avec Lalande, nous admettrons que l'espace est un « milieu idéal caractérisé par l'extériorité de ses parties dans lequel sont localisées nos perceptions, et qui contient par conséquent toutes les étendues finies». Nous ajouterons que le rapport à l'espace est d'abord un rapport affectif ou non aux hommes et aux objets qui l'animent. De ce point de vue le foyer en tant que lieu servant d'abq, de demeure peut être considéré comme un endroit où chacun aménage à sa façon la vision qu'il a du monde. Dans ces conditions, La Poste en tant que lieu de totalisation comme la maison permet de mieux voir des liaisons entre les multiples univers individuels des clients. n - Des possibilités de glissements symboliques La question de l'occupation de l'espace est un problème central pour l'équilibre. Elle rév~le toute la difficulté que la personne peut avoir ou non pour mobiliser les fonds nécessaire à sa vie familiale. C'est la difficulté de garantir le paiement des loyers que nous montrent ces réponses. Toutes ces personnes ont une volonté réelle d'assurer leurs charges locatives. Elles ont non seulement le sentiment d'être mal logées mais aussi et surtout de ne pas être comprises par les organismes de location. A défaut de moyens financiers suffisants pour obtenir un logement souhaité, la personne en difficulté prendra un logement plus exigu. Madame A (mère célibataire française) « Tu t'imagines! J'ai deux pièces pour moi et mes trois gosses...Et /'OPAC n'attend pas! Le loyer est là, il faut payer,. ils s'en foutent que les ASSEDICS soient là ou non) » ; Madame E (mère célibataire, africaine) «j'ai un 2 pièces pour mon fils et moi, mais souvent j' héberge des copines dans la galère... De temps en temps j'envoie des mandats à la famille au pays.. » D'emblée, elles nous citent toutes le nombre de personnes qu'elles ont en charge (pour les personnes d'origine étrangère notamment africaines cette charge concerne autant la famille en France que la famille restée au pays d'origine). Et puisque les HLM ou l'OPAC ne comprennent pas qu'elles aient des retards dans leurs paiements, elles ne peuvent pas non plus comprendre que des organismes comme les
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ASSEDICS ou La Poste n'effectuent pas leurs virements avant les échéances. Ces personnes habitant dans des quartiers dits difficiles ou dits ghettos s'adonnent souvent à des activités informelles complexes. On y voit des gens qui vendent discrètement
à sa vie.
S'il est clair que le logement est d'abord un local à usage d'habitation par excellence, il n'en reste pas moins qu'il est aussi comme le bureau de Poste, un espace de vie (pour passer le temps). L'espace de La Poste est donc un lieu où se déroulent des existences, des événements dans leur succession. Rappelons que le lieu de totalisation est le lieu qui permet de réfléchir sur soi, de réfléchir sur les relations avec les autres, réfléchir sur les événements. En d'autres termes, le lieu de totalisation est cet endroit qui permet de faire son bilan personnel et de réfléchir sur
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l'avenir. Ce lieu permet de solder ses comptes financiers, faire ses comptes avec la société et avec soi-même. Pour donner sens à sa vie, la personne en difficulté prend, nous l'avons dit, toujours en compte son identité. En d'autres termes elle réfère ses actes, ses pratiques à un certains nombres d'éléments culturels. Y compris, pour s'organiser avec son argent, elle fait un rapprochement entre les dépenses et les ressources disponibles. Pour ce faire, elle a besoin de lieux d'identification. Le logement est par excellence un de ces lieux d'identification de toute vie sociale. D'une part, le logement est l'endroit où ces personnes totalisent toutes les dépenses inhérentes à la consommation, aux factures à payer (location, électricité, etc.) en fonction de leurs ressources disponibles. D'autre part, dans le domaine financier comme dans le domaine social, la gestion des incertitudes de ces personnes consiste à gérer ses comptes avec soi-même, gérer ses comptes avec la société à travers différentes péripéties de la vie. Le logement leur permet de compter au total toutes les actions qui les affectent. Le bureau de Poste est l'un des lieux où on totalise les comptes et les alliances. Comme dans un logement, pour mieux s'organiser dans l'espace de La Poste, les personnes en difficulté se comportent comme si elles avaient besoin d'autorité à l'image du chef de famille qui définit les règles. Seulement, elles aimeraient, comme pour le chef de famille, une autorité qui trouve des solutions prenant en compte le corps, les relations avec les proches, le temps à passer avec chacun, etc. En quoi le rapport au guichetier peut il être vécu par un client comme un rapport à l'autorité? En quoi La Poste apparaît-elle comme un lieu d'expressions corporelles?
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1 La Poste un lieu d'expressions corporelles Nous avons vu que les personnes en difficulté prennent le bureau de Poste comme un logement, car c'est un lieu de gestion des comptes. C'est-à-dire un lieu qui leur permet d'évaluer et de déterminer la quantité d'argent dont elles peuvent disposer. Ceci dit, c'est un endroit où ces personnes gèrent leurs comptes avec la société.
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Le bureau de Poste pris comme un logement est de facto un lieu d'épanouissement individuel et familial. Il pennet à chaque personne de prendre en compte son corps, ses relations avec les proches, le temps à passer avec les autres. Ainsi, nous avons remarqué que, dans le bureau de Poste, ces personnes se tiennent très serrées les unes contre les autres. A certains moments, dans le bureau de Poste de MYCENE, elles se mettent en rang jusqu'en dehors. C'est comme si elles cherchaient à se faire héberger. Beaucoup de personnes en difficulté que nous étudions sont hébergées chez des amis ou des parents quand elles ne squattent pas des lieux. Il en est ainsi des personnes sans domicile fixe et des personnes en difficulté d'origine étrangère notamment africaine. En effet, en Afrique, la maison accueille non seulement les membres de la famille nucléaire, mais aussi de la famille élargie voire les enfants des amis qui sont confiés. Donc rien de plus naturel que de se faire accompagner au bureau de Poste par des amis ou être en compagnie des enfants qu'on ne peut faire garder ailleurs. Il en est de même pour beaucoup de femmes (d'origine africaine) qui sont en difficulté. Elles arrivent au bureau de Poste avec leurs enfants en bas âge. Elles les installent parfois sur le comptoir; elles peuvent aussi les poser sur les tables destinées à d'autres opérations. Elles sont souvent en train de discuter avec d'autres personnes qui sont dans différentes files d'attente. D'ailleurs, en nous rendant chez quelques-unes de ces personnes, on voit qu'elles sont toujours ensemble avec d'autres enfants. On remarque également que chaque lieu (salon, salle à manger, voire la chambre à coucher) peut avoir tous les rôles. Ainsi le salon est parfois converti en chambre à coucher, la salle à manger, quand elle existe, peut jouer un rôle de salon, etc. La représentation qu'ont les clients en difficulté de l'espace d'un bureau de Poste découle de leur expérience du logement. Cette expérience qui est à la base des rapports entre agents et clients en difficulté est aussi au fondement des différentes représentations que chaque client a du temps. Le temps d'occupation d'un endroit est
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d'une certaine manière un moment qui permet de montrer son identité c'est-à-dire de montrer les places qu'on assigne aux hommes et aux objets. A l'instar du logement, le bureau de Poste est nous l'avons dit un lieu fondamental pour un bon déroulement des existences et des événements dans leur succession. Comme dans la recherche de logement, les écarts de parcours personnels des personnes entraînent des stratégies multiples et variées dans la fréquentation des espaces publics. Mais, malgré les facteurs de dispersion, on peut dire que ce qui caractérise essentiellement la difficulté de logement dàns les rapports avec La Poste, c'est le fait d'avoir du mal à dissocier des lieux privatifs de lieux non privatifs. La Poste est pour ces personnes un des lieux où elles peuvent solder leurs comptes financiers, leurs comptes avec la société, car les foyers ne leur permettent pas véritablement de faire la totalisation de leur compte. Donc, par à-coup, ils investissent des endroits pour effectuer la sommation
de leurs acquis.
La Poste en tant qu'endroit de gestion des incertitudes financières est d'une certaine façon, pour ces sans domiciles fixes, un endroit où ils peuvent évaluer et déterminer la quantité de relations pour exister socialement. En gérant leurs incertitudes dans les espaces publics, ils tentent de donner un sens à leur vie.
Par des expressions corporelles spécifiques, les clients en difficulté cherchent des façons de se faire reconnaître socialement. En effet, en se servant de leurs corps comme moyen d'expression pour obtenir satisfaction à une demande, ces clients nous jettent à la face leur détresse. Par exemple, en se mettant à l'entrée d'un bureau de Poste par temps de froid pour demander de l'argent à d'autres clients, ils prennent d'énormes risques pour leur santé.
Donc, toute difficulté de vie est une difficulté -totale. Cette difficulté se donne à voir dans des aspects assez précis. Le manque d'argent, qui se traduit par une perte des acquis affectifs, peut entraîner des pathologies graves. Mais, le degré de liberté des personnes en difficulté est d'autant plus faible que leur capacité de faire des stratégies corporelles est fonction des règles prescrites par leurs groupes d'origine.
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En effet, la façon dont elles ordonnent leur corps dans ce processus d'organisation montre qu'elles se soumettent en tant que totalité à une méthode, à une façon déterminée de vivre ou de penser. Leur corps n'est pas perçu comme un organe différencié du reste pour préparer une action qui doit se dérouler dans les conditions les meilleures. En s'organisant avec leur corps, elles s'organisent avec leur vie, c'est -à-dire aussi avec leur temps pour arriver à leurs fins. Mais, selon le parcours de chacun, la difficulté n'étant pas vécue de la même façon, le corps, le temps ne sont pas ordonnés de la même manière pour la gestion des incertitudes. Certains s'en sortiront sans séquelles corporelles, alors que d'autres accumuleront les handicaps. L'on constate que le taux de morbidité comme celui de la mortalité est très élevée dans cette couche de la population. Cette morbidité déterminera aussi leur volonté et capacité d'intégration sociale.. Pour ce faire, elles mettent en place des stratégies pour se faire accepter par certains organismes de l'Etat. A cet égard, répétons-le, le rôle du guichetier de La Poste apparaît doublement significatif, puisque l'agent avec lequel la personne en difficulté est en relation peut orienter celle-ci vers des lieux de soin, mais aussi peut l'aider à faire son propre bilan. Alors, ceux qui donnent ces conseils peuvent être considérés comme des proches par ceux qui en reçoivent. Tout bien pesé, quand le guichetier propose à un client d'aller consulter un médecin pour se soigner, celui-ci joue le rôle de patient pour lui. Car il s'occupe de son corps et/ou de son esprit. L'inquiétude manifestée par l'agent pour le corps de son client est pour ce dernier une «preuve d'amour». D'autant plus que les personnes que nous étudions sont dans de telles difficultés qu'elles n'ont parfois aucune conscience de leur corps. Ces personnes considèrent comme secondaire de prendre les devants, c'est-à-dire de prévenir les maladies ou de consulter des médecins.
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Il est vrai que cette démarche n'est pas toujours gratuite. Or ces clients en difficulté, ne disposant pas de suffisamment d'argent, ont du mal à payer parfois les visites médicales. Ainsi, pour minimiser leur risque de maladie en n'ayant pas suffisamment d'argent, beaucoup de personnes en difficulté, notamment les immigrés, recourent à la pharmacopée traditionnelle, consultent des guérisseurs, des marabouts ou des sorciers. Mais, si comme l'a montré l'ethnopsychiatrie, ce recours à la sorcellerie peut avoir des effets positifs au niveau des maladies mentales ou par rapport aux problèmes identitaires découlant des contradictions entre leur culture d'origine et leur culture d'accueil, sur le plan somatique cela peut être un facteur aggravant de leur maladie. Lorsque nous observons la façon dont certains individus fréquentent les marabouts ou sorciers, on se rend compte qu'il s'agit moins souvent de questions de santé physique que de motivations psychoaffectives. Certains vont voir les marabouts pour trouver de l'emploi, d'autres pour des problèmes d'amour et enfin beaucoup d'autres pour des questions d'argent. Il en est ainsi de Madame VI (femme au foyer d'origine noire africaine), elle dit consulter le marabout car on lui a jeté un sort qui fait que non seulement elle est en difficulté, mais aussi que tous ses descendants risquent de l'être. Donc, autant pour aider financièrement que pour soigner ces personnes, il est nécessaire d'étudier les logiques culturelles et sociales qui déterminent leurs conduites. Autrement dit, par exemple, toute tentative de guérison des maladies mentales des personnes d'origine culturelle différentes du pays d'accueil doit intégrer les pratiques culturelles et sociales qui sont en place dans leur société d'origine. Certains consultent un marabout en pensant qu'elles sont victimes d'un sort qui leur est jeté. D'autres pensent que ce marabout ou ce sorcier peut les protéger de risques éventuels concernant leur santé ou leur condition de vie. Enfin, il y a ceux qui vont chez les guérisseurs parce qu'ils n'ont pas la possibilité financière de consulter un médecin. A la question de savoir s'ils font des visites médicales, voire s'ils font des vaccinations, les réponses varient selon le niveau de
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difficulté. Pour les clients qui sont en moindre difficulté ou en situation-limite que nous avons interrogés, la réponse est affirmative, alors que ceux qui sont en plus grande difficulté nous affirment qu'ils ne vont voir le médecin qu'en cas de gravité de la maladie. Nous avons alors cherché à savoir ce qu'est une maladie grave pour eux.
« Une maladie est grave dès lors qu'on peut en mourir comme le Sida», nous dit Monsieur C (homme français au chômage de longue durée domicilié dans un foyer). Pour Madame E «une maladie n'est grave que si l'on risque de ne pas se lever », (mère noire africaine en résidence H.L.M). L'appréciation du danger par la clientèle de La Poste varie en fonction de leur niveau de difficulté. Si certains clients consultent tardivement les médecins pour se soigner, afin de différer au mieux les dépenses à faire, d'autres y accordent une importance toute particulière. Dans nos obselVations sur le terrain, nous avons vu que des personnes apparemment très malades (grosse toux) ne se «tiennent pas au chaud », alors que d'autres n'arrêtent pas de fréquenter les hôpitaux. Il faut dire que généralement la rupture avec le monde du travail entraîne aussi dans la plupart des populations en difficulté une rupture progressive avec les administrations publiques comme les hôpitaux. Mais l'argent n'explique pas toujours le refus. Le processus de désocialisation conduit parfois au refus de se représenter son corps à travers le corps social. En d'autres termes, le fait d'être marginalisé conduit certains individus à ne pas se reconnaître dans les représentations corporelles que valorisent la société. Nous avons pu observer dans notre enquête sur le terrain la façon dont s'habillent la plupart des bénéficiaires du RMI. Ils n'ont pas des vêtements normés des gens qui se rendent généralement dans les banques. D'autre part, beaucoup de personnes en difficulté tombent dans l'alcoolisme, la toxicomanie. D'ailleurs, comme nous le verrons plus loin, des personnes qui viennent chercher de faibles sommes d'argent plusieurs fois par jour,
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le font notamment pour acheter de l'alcool qui les aide à résister aux climats physique ou social qu'ils traversent. Logiquement, parmi toutes ces personnes en difficulté, celles qui, du fait de leurs croyances religieuses, ne consomment pas d'alcool, ni de drogue doivent enregistrer le plus faible taux de morbidité. Autrement dit, toute chose étant égale par ailleurs, le musulman pratiquant en difficulté a plus de chances de vivre plus longtemps que le musulman en difficulté qui consomme de l'alcool ou de la drogue. Mais, pour mieux comprendre le taux de morbidité chez les personnes en difficulté, on doit tenir compte des facteurs géographiques d'établisSement des locaux de santé. Dans certains quartiers, les hôpitaux sont proches des habitants et il existe parfois aussi des centres de soins, alors que d'autres se.déplacent très loin pur trouver un hôpital. Par conséquent, le problème de santé des populations en difficulté ne peut être analysé qu'en étudiant plusieurs variables: les croyances et pratiques religieuses, le parcours scolaire, le rapport aux institutions, la place des services publics, etc. On doit aussi tenir compte de la façon dont ces personnes consomment. Car, si des problèmes d'expression sont déterminées souvent par des difficultés de soins, elles sont aussi déterminées par les façons de s'alimenter. 2 - Des formes d'expression qui ressemblent à la façon de s'alimenter NQUSavons vu que la difficulté des personnes se manifeste par un manque, un problème pour assurer une continuité. Nous avons vu également que l'argent permet de satisfaire ces manques. Autant les manques sont multiples autant la fragmentation des moyens comme la mise à disposition du client en difficulté de petites sommes d'argent lui permet de maintenir un semblant de continuité vitale. Si ce manque, cette difficulté, se manifeste de façon probante dans des problèmes de logements et de santé pour cette population, il n'en reste pas moins qu'elle prend un caractère grave dans les problèmes alimentaires dus à la faiblesse du pouvoir d'achat. Quand on observe le panier de consommation d'une ménagère en difficulté, on remarque
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que celle ci se contente des produits dits de base: riz, lait, huile, sucre... Ceci étant, certaines personnes s'en sortent mieux que d'autres en faisant leurs courses dans des supermarchés discount, ou en faisant les fins de marché pour avoir des légumes. En pratique, ces personnes en difficulté font des courses dans différents lieux en fonction des aliments recherchés. Ainsi, dans la région parisienne, on peut remarquer qu'elles achètent leurs produits de base (sucre, farine, riz et huile) dans des supermarchés discount, achètent de la viande dans des boucheries de Barbès et de Stalingrad, du poisson dans les marchés de Château Rouge, etc. Ces formes de dépenses alimentaires dans des lieux spécifiques dépendent en partie de la culture des personnes en difficulté. Selon l'origine culturelle, l'habitude alimentaire, on choisira un lieu par rapport à un autre. En réalité, comme nous le montrent A Bihr et R Pfefferkon75, lorsque deux catégories sociales différentes ont la possibilité de consacrer à leurs consommations des sommes semblables, elles ne les affectent pas de la même façon. Les postes culture, vacances sont par exemple plus importants chez certaines personnes en difficulté d'origine française que chez des personnes en difficulté d'origine africaine. De même, nous avons observé qu'avec sensiblement le même budget un ouvrier au chômage et un cadre chômeur de longue durée ne consomment pas de la même façon ni dans le même lieu. Entre le français en difficulté et l'immigré en difficulté d'origine africaine, les habitudes alimentaires peuvent différer, mais aussi les postes budgétaires ne sont pas les mêmes. L'un achètera par exemple de l'alcool ou du vin chez l'épicier du quartier alors que l'autre (l'africain) ira au besoin acheter dans un autre quartier un piment. Comme nous le verrons plus loin, on achète des produits dans un certain nombre de magasins précis (en général les produits qui sont vendus à bas prix dans ces magasin ont des délais de consommation très courts). Disons que certaines dépenses de consommation sont éliminées d'office des habitudes alimentaires. En fait, comme dans tous les ménages, chez les personnes en difficulté le revenu occupe deux fonctions différentes: faire des 75op, Déchiffrer les Inégalités
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dépenses de consommation courante et épargner en vue de dépenses ultérieures ou pour accumuler du patrimoine. Mais, particulièrement dans le cadre de la vie des personnes en difficulté, l'épargne reste très faible quand elle existe. Ces personnes doivent d'abord gérer leur vie quotidienne avant toute autre chose. Toutes ces personnes n'ont pas une façon uniforme de gérer leur avoir. Quand certaines cherchent à satisfaire en premier leurs besoins vitaux, d'autres tentent de dépenser . pour leur image par exemple. y compris pour la consommation, les pratiques monétaires des personnes en difficulté sont fortement corrélées à leurs parcours et acquis personnels. Les pratiques de consommation comme le reste des pratiques doivent être étudiées à partir des acquis et parcours des personnes concernées. Malgré la disparité des structures et des normes de consommation entre les personnes, toutes possèdent des unités symboliques. Il y a comme une exigence pour chaque sous-groupe de reproduire des valeurs. Les besoins que ces personnes cherchent à satisfaire par des pratiques spécifiques constituent une forme d'expression culturelle. C'est une manière de montrer les croyances et les valeurs. Ces pratiques disent aussi les rapports sociaux et l'univers du possible. Nous avio~s défini la gestion des incertitudes comme étant une façon par laquelle une personne tente d'administrer ses biens, son argent, ses relations pour faire face aux aléas ou événements futurs. Nous avons aussi montré que les moyens dont disposent ces personnes pour gérer leurs incertitudes dépendent de leurs acquis sociaux et parcours personnels. Raisons pour lesquelles il nous semble important de montrer la circulation monétaire dans le processus de socialisation.
En effet, la socialisation est le processus qui permet à une personne de développer ses relations sociales, de se former en un groupe social selon certaines normes. Or, nous l'avons vu, la difficulté de s'alimenter, de se loger, de se soigner entraîne des attitudes de repli chez certains clients en difficultéde La Poste.
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En valorisant un certain nombre de pratiques sociales, culturelles et économiques, la société moderne dévalorise en même temps des catégories de personnes qui ne disposent pas de suffisamment d'argent et qui s'adonnent à. d'autres types de pratiques. Dès lors, comment des personnes en difficulté peuvent-elles développer des rapports sociaux dans la configuration moderne? Avec qui pourrontelles le faire? Pour l'heure, disons que ces réseaux de socialité se construisent autour de la famille, des amis, des voisins, de la communauté. Elles ont par contre des difficultés pour avoir ou maintenir des liens de socialité avec les institutions. Nous avons vu que la difficulté est une totalité, on ne peut donc pas dissocier le rapport à la consommation et le rapport à la santé du rapport au corps. Si La Poste est un des endroits où l'on peut observer l'expression corporelle des personnes en difficulté, cette expression découle aussi de la façon dont on nourrit le corps. Soutenir son corps d'une certaine manière c'est indiquer la façon dont on s'alimente. Or, pour s'alimenter, toute personne fait ses achats dans des lieux donnés. Pour les personnes en difficulté que nous étudions, nous avons choisi de les suivre dans certains de leurs lieux d'achat. Car les normes de consommation sont non seulement des formules diététiques qui définissent les exigences de consommation pour une bonne santé, mais aussi ce sont des exigences culturelles qui déterminent le savoir-vivre. A chaque produit est affecté un certain nombre de propriétés qui' montrent ses efficacités dans la consommation et dans les relations sociales. Mais, étant donné que tous les produits n'ont pas les mêmes prix de vente sur le marché, certaines personnes qui n'ont pas suffisamment d'argent ne peuvent pas consommer un nombre important voire indispensable de produits. Les prix des produits sont aussi déterminants dans le processus de socialisation. Certains chercheront, pour exister socialement, à substituer à ces produits d'autres ayant des prix de vente plus faibles. Dans leur façon de dépenser, ces personnes bricolent avec les moyens dont elles disposent dans les différents univers de leurs pratiques.
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Elles constituent des unités de consommation (qui se caractérisent par une insuffisance de revenus), elles consomment dans des lieux précis et utilisent de façon particulière leur budget. A l'instar de l'économie enregistrée, dans l'économie informelle où elles agissent souvent elles ont aussi leur centre de décision. Par conséquent, ceux qui ne sont intégrés ni dans l'économie formelle, ni dans une filière de cette économie ~nformelle vivront plus mal leurs difficultés. Mais ils administrent aussi leurs biens selon des normes référencés totalement ou pas du tout à autrui.
Par exemple, à l'inverse de leurs parents qui choisissent non seulement en fonction des prix mais aussi en fonction des produits, pour la jeune génération c'est la modernité du produit qui est le facteur essentiel des motivations d'achat. Leurs parents, comme le reste de la population en difficulté, achètent généralement les produits en pièces, en fragments, avec des prix de détail. Dans la plupart de leurs paniers, on retrouve des pâtes, du sucre, de la viande en tranche, des boites de lait, etc. C'est comme si les conserves, l~s céréales, les produits achetés en morceaux rejoignaient le morcellement de leur corps. Il faut cependant souligner qu'il y a plusieurs types de dépenses à l'intérieur du groupe de personnes en difficulté. Avant de recouper ces types de dépenses avec leurs comportements dans l'espace du bureau de Poste, regardons dans le détail leur façon et les moyens qu'ils utilisent pour consommer. Il y a, à côté des supermarchés, des boutiques « ethniques», où ces personnes aiment acheter. Nous entendons par boutique ethnique la boutique où le commerçant est non seulement originaire d'un pays étranger, mais en plus développe la vente des produits spécifiques à la culture de son pays d'origine. Souvent, cela permet à d'autres étrangers comme ce commerçant de parler non seulement de la transaction, mais c'est aussi l'occasion de parler du pays d'origine ou des problèmes qu'ils vivent dans leur pays d'accueil. Ces endroits où l'on préfère faire ses courses sont des lieux de transactions et de consolidation des liens sociaux. L'argent est ici un moyen de sociabilité. Plus on en
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disposera, plus on pourra consolider ses liens avec d'autres et affirmer son identité propre. En retirant plusieurs fois de faibles sommes d'àrgent pour acheter une bouteille de vin, un piment ou un paquet de sucre, on multipliera les contacts avec les proches. La Poste est de ce fait un portemonnaie, garant des relations d'échange culturel, social et économique.
La Poste est d'une certaine manière une poche de pantalon et réserve des liens sociaux. La Poste fait donc corps avec la personne en difficulté. De ce point de vue, le' rapport au guichetier est un rapport complexe de relations d'équivalence avec des propriétés: transitivité (intermédiaire des relations sociales), symétrie (échange direct et réciproque entre client et guichetier) et rétlexivité (dans les relations au guichetier on évalue sa propre personnalité). Les individus en difficulté que nous avons obselVés gardent de l'argent dans leur poche, dans les sacs ou porte-monnaie, voire dans leurs soutien gorge ou autour de la taille. Dans cette perspective le rapport à La Poste comme lieu d'épargne est nous l'avons dit comme un rapport qu'on a avec son propre corps. D'autant plus que dans l'imaginaire populaire, certains lieux d'exercice des selVices public sont associés à un espace du pauvre. Lorsqu'ils dépensent avec leurs amis dans des lieux réputés parfois « chers» comme « Carrefour», ils essaient de se distinguer d'autres clients pauvres. En fait, c'est un moyen pour se donner une image et cacher sa situation aux autres. Ils font donc un usage différencié et préférentiel des formes de monnaie. De même l'utilisation de la monnaie « électronique» et de la monnaie fiduciaire permet à la deuxième génération d'immigrés de se distinguer et de signifier sa modernité. La mise en valeur du corps chez les clients en difficulté de La Poste est une façon pour eux de donner sens à leur demande sociale économique et culturelle. Même quand le progrès technique par le développement de l'informatique ne tient pas compte de ce rapport objet-corps, ils arrivent toujours à signifier aux agents, par leurs
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comportements, le sens qu'ils donnent aux rapports sociaux: toutes les relations doiventpermettre les expressionscorporelles. Comme les différents endroits de dépenses, La Poste est à plusieurs égards un lieu de transit. Mais, si certains clients considèrent qu'ils n'ont pas de temps à y perdre, d'autres pensent qu'ils ont au moins le temps de se constituer un réseau de relations. De ce point de vue, on peut dire que La Poste comme les supermarchés est une résidence «avec ou sans âme» selon les personnes qui la fréquentent. Tous les lieux où des personnes en difficulté développent des relations sociales sont des lieux de socialisation.
Nous entendons par socialisation «normale» le processus qui permet aux individus de développerdes relations sociales à partir des modèles, des dispositifs sociaux, économiques et cuiturels que proposent l'Etat. Si contrairement à certains endroits comme l'hôpital, à La Poste, l'accès aux services n'exige pas généralement des conditions et des «droits d'entrée», les difficultés de vie de certains clients conduisent parfois ceux-ci à avoir des pratiques sociales dites déviantes. Nous dirons que la difficulté de se socialiser fait que beaucoup de gens en difficulté deviennent des «Jean Valjean »76de Hugo.
La déviance comme l'exclusion sont des variantes de la difficulté qui doivent se lire essentiellement à partir de la situation économique et sociale de la personne ainsi que de la socialité c'est-à-dire des liens entre la personne et le groupe. Les clients en difficulté que nous avons étudiés, en cherchant à consolider leurs liens avec les guichetiers de La Poste, attribuent à ces derniers des rôles de médiation sociale. Quand un de ces clients en difficulté n'arrive pas à trouver chez un guichetier son rôle de médiateur, il a des attitudes conflictuelles. Mais, selon le réseau de socialité ou de sociabilité, le client en difficulté sera disposé à coopérer ou non avec le guichetier. En fait,
76Le héros de Victor Hugo dans les Misérables.
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son attitude dans le bureau de Poste est à l'image de son degré d'exclusion ou d'intégration dans la société. Si les comportements de ce client en difficulté apparaissent comme déviation volontaire ou involontaire d'un parcours qui devrait être « socialement normal», c'est parce qu'il est exclu des lieux de socialisation. L'exclusion montre la vitesse a laquelle, faute de liens sociaux pour obtenir des ressources et faire face à ses besoins, une personne est dé-socialisée. Cette vitesse s'accélère avec le manque de tout lien social. Tous ces clients en difficulté ont des problèmes d'adaptation dus à l'insuffisance de leur niveau d'éducation et à une très grande pénurie d'argent. Souvent ils n'ont pas de logement et ont un faible niveau d'études. Parmi eux, il y a aussi ceux qui sont analphabètes ou illettrés, ils sont généralement sans moyens intellectuels, culturels pour faire des démarches administratives nécessaires à leurs situations. Ils ont du mal à faire valoir leurs droits. Et, comme souvent, ils n'ont jamais travaillé, ils n'ont pas d'expérience professionnelle à mobiliser pour s'en sortir. Parfois, ils essaient de résoudre leurs difficultés par des fuites en avant dans l'alcoolisme, voire la d.-ogue. C'est pour eux une manière de se créer des réseaux de convivialité.
Alors, comme dans certains espaces publics (métro, centres commerciaux)où ils se regroupent, ils essaient de recréer à l'intérieur du bureau de Poste des réseaux de convivialité. Certes, ils n'utilisent pas dans cet endroit de la boisson qui leur permet d'établir de la convivialité, mais ils tentent d'instituer par leurs corps et leurs interactions avec les guichetiers un pôle de socialité avec toutes sortes de rituels qu'on retrouve globalement dans la société. Chaque client en difficulté que nous avons observé fait des pratiques à partir de son histoire propre et des valeurs sociales qu'il considère les meilleures pour lui. Chacun a un habitus qui fonctionne dans ses pratiques quotidiennes. Nous avons vu que ces clients en difficulté ont des pratiques différentes selon leurs systèmes de valeurs. Par exemple le client en difficulté qui croit profondément à l'Islam n'a pas le même rapport à l'alcool que celui qui ne croit pas en
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Dieu. La gestion de la difficulté dépend donc en partie de l'origine sociale et culturelle. Ils considèrent La Poste comme un établissement payeur qui leur doit leurs revenus quand ils ont des aides. Sinon les autres revenus dont ils disposent sont généralement des aides d'organisations caritatives ou d'individus anonymes. Ce sont des gens totalement exclus de tous les circuits économiques et sociaux« normaux».
En d'autres termes, les divisionspratiquées dans les logements des personnes en les séparant correspondent en partie aux divisions qu'effectuent ces dernières dans la nomination, l'utilisation des moyens de paiement.
Donc, dans ses multiples manifestations, l'argent montre les aspects matériels de la vie et les relations entre individus. Les services et produits de La Poste qu'utilisent les clients en difficulté à travers l'argent, permettent à ceux-ci de mesurer autant leur niveau de vie, leur pouvoir d'achat, leur degré de pauvreté, que d'affirmer leur particularité, leur identité, leur rapports aux autres. C'est avec conviction qu'ils tentent de manipuler les relations sociales à travers des produits et des services spécifiques. Dans l'espace du bureau de Poste, la gestion des incertitudes par les personnes en difficulté consiste pour ces dernières à trouver chez les agents des signes qui prennent en compte leurs corps, leurs identités. Hors du bureau de Poste, cette gestion des incertitudes consiste pour ces clients à trouver les moyens pour obtenir des revenus suffisants en vue de la satisfaction de leurs besoins primaires: logement, nourriture, habillement et santé. Dans la totalité de leur gestion des incertitudes, ces clients attendent avec impatience le virement de leurs diverses ressources pour honorer leurs dettes et échéances financières. Cette impatience entraîne parfois des drames entre ces personnes en difficulté et leurs interlocuteurs dans les institutions. Toutefois, selon les revenus, les personnes en difficulté n'auront pas la même attitude face au retard des virements ou non. Etant donné que les ressources disponibles diffèrent selon le degré de
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socialité du ménage, il y aura ceux qui ne compteront que sur les sommes versées par l'administration et ceux qui bénéficieront de solidarités familiales ou associatives (solidarité de proximité). Donc les échanges auxquels s'adonnent les individus en difficulté sont aussi d'ordre symbolique. Ce sont des échanges de codes qui se déroulent dans leurs différentes subdivisions de la vie en société. Les subdivisions que nous pouvons remarquer à propos de leurs comportements se réalisent à travers des figures régulières que constituent
les différents services et produits proposés par La Poste.
Lorsque nous rapprochons leur condition de vie avec leur relation à La Poste, nous nous rendons compte que leur difficulté n'est pas simplement une subdivision, c'est aussi une coupure, une fragmentation, voire un déchirement dans leur relation de socialité, de sociabilité. Cette segmentation de condition de vie et de socialité entraîne (ou peut entraîner) leur exclusion de la vie sociale. Cette exclusion est dramatiquement vécue, dès lors qu'il ne s'agit plus d'une perte de repères économiques, il s'agit également d'une perte de repères sociaux et culturels qui aboutissent à l'effondrement de la personnalité. S'il apparaît nettement, aux termes de cette première approche des conditions de vie et des formes de représentations des personnes en difficulté, que le logement constitue un lieu de totalisation de tous les comptes (sociaux, financiers), aussi leur façon de se soigner ou de s'alimenter est morcelée et fragmentée. A ce titre, le bureau de Poste à l'instar du logement permet une cohérence des logiques symboliques à partir de la fluidité entre les registres du réel (tact) et les registres des représentations des êtres et des objets. Donc, au lieu de diviser les «mondes» des pratiques' sociales et culturelles, l'existence des registres sociaux et le cloisonnement de la monnaie permettent au contraire une meilleure possibilité de glissements symboliques. III - Gestion du temps et gestion de la sociabilité Si on ne peut pas dissocier la représentation de l'argent, son rôle dans les liens sociaux, et son sens pour l'individu qui s'en sert, de la
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conception 'du temps et de l'espace, c'est parce qu'il y a une articulation nette entre la pratique monétaire et la conception du temps. En effet, les pratiques monétaires d'un individu se déroulent dans le temps, à partir de lieux de positions successives. Quand une personne en difficulté perd son conjoint (décès ou divorce), cela entraîne un déséquilibrebudgétaire plus important. Les dépensesqui étaient prises en charge à deux se multiplient, les crédits augmentent. Il en est ainsi quand un couple avec des revenus suffisants prend à crédit une voiture; quand il y a problèmes familiaux, la difficulté apparaît. Certaines personnes se mettent alors à boire de l'alcool, d'autres se retirent dans une solitude parfois avec un discours raciste: «si j'étais noir ou arabe, on m'aurait déjà aidé... ». La difficulté financière entraîne donc des détresses matérielles, morales voire physiques. Le manque d'argent produit une rupture affective et sociale. La difficulté financière entraîne une rupture avec le passé, un arrêt des projets, grosso modo un problème pour se repérer dans le temps et dans l'espace. Le manque d'argent marque la discontinuité du temps. Cette difficulté qui peut provenir d'une maladie, d'une mauvaise gestion du budget ou d'un surendette ment peut entraîner des comportements non conformes aux indications que les agents de La Poste pourront suggérer quant à la gestion du temps, du budget. En d'autres termes, cette difficulté peut être à la source des problèmes de prévision. Il en est ainsi de certaines personnes en difficulté que nous avons observées qui sont amenées à demander des avances sur salaires, sachant que celles-ci auront des effets sur l'équilibre de leur compte. D'une certaine manière on peut dire que les contraintes de productivité font que le guichetier doit agir le plus rapidement possible alors que certaines des personnes en difficulté veulent consacrer le maximum de temps avec lui. En effet, pour les institutIons financières, le temps est un élément fondamental pour réaliser au mieux les objectifs de productivité: la division du temps en. étapes, en moments, en cycles, constitue donc une valeur utilitaire.
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Dans le domaine comptable (pour la réalisation des bilans par exemple) ou pour faire face à l'évolution des prix, pour profiter au maximum de la rentabilité d'un produit, au niveau économique, certaines personnes (physiques ou morales) intègrent des valeur appelées actualisation ou amortissement. Ces démarches d'évaluation et d'actualisation qui permettent de tenir compte de la dépréciation temporelle ou de la valeur future des biens constituent aussi des moyens pour montrer que le passé, le présent et le futur correspondent à des valeurs économiques. Or, pour beaucoup d'autres personnes le temps est continu, il n'a pas seulement une valeur présente ou future ou passée, il a une valeur éternelle ou pas. Mais parfois, ces deux 'conceptions du temps se trouvent en application dans la plupart des populations en difficulté que nous avons observées; la valeur future peut exister toute seule comme elle peut ne pas avoir de signification.. En d'autres termes, chez certaines personnes en difficulté, le futur peut être une étape, un moment d'un cycle de vie comme il ne peut être pour d'autres qu'un au-delà. Il y a donc une appréciation du temps différente non seulement selon le parcours personnel d'un individu, mais aussi selon l'univers symbolique de l'individu concernée. En fait, les uns et les autres, en imaginant les valeurs de leurs biens dans l'avenir ou dans le passé, s'évaluent eux~mêmes en tant que personnes. Dans l'évaluation de ces biens s'expriment non seulement les ressorts de leurs craintes, mais aussi leurs croyances. Il s'agit de se faire des certitudes qui peuvent aider à contrôler le scepticisme et l'inquiétude. J P Dupuy77, dans l'analyse fine des paradoxes de Newcomb, montre les deux stratégies qui sont à la base de deux formes d'expériences humaines du temps.
"Jean Pierre Dupuy: 'Temps du projet et temps de l'histoire", dans les figures de J'irréversibilité en économie, éd EHESS, 1991
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Chez les individus en difficulté que nous avons observés le système de gestion des incertitudes dépend également de la façon dont chaque individu cherche à se sécuriser. Chacun d'entre eux recherche des garanties rationnelles ou irrationnelles qui sont toujours parties intégrantes d'un ensemble d'éléments cohérents. Par conséquent, l'ambiguïté de certains de leur mode de gestion des incertitudes est un moyen pour eux d'opérer des glissements dans différents secteurs économiques. Il en est ainsi des dates de valeurs en ce qui concerne les découverts. Elles semblent avoir prise sur la vie des personnes en difficulté, mais elles constituent aussi, pour ces dernières, une occasion pour ne pas être hors du jeu de la vie sociale contemporaine. « Moi, je sais qu'ils vont encore me faire payer mes découverts, mais~ tant pis, il faut que je nourrisse ma famille et payer mon appartement, ~..)on verra plus tard, Dieu est grand! Inch allah » Madame Tl Donc Madame Tl est bien consciente que son acte aura des conséquences sur son avoir à La Poste, mais elle préfère cependant assurer d'abord le problème de logement et de sa famille. En d'autres termes, la gestion de ses relations dans la socialité primaire (son logement et sa famille) lui paraît plus fondamentale que sa relation dans la socialité secondaire en l'occurrence La Poste. Le discours de Madame Tl indique aussi ses priorités budgétaires. En tant que chef de famille, Madame Tl décide des orientations de son budgets, en se référant à un instant t (nourriture et logement) plus important qu'un instant t+ I où, elle aura à payer les découverts. En dépensant ou en épargnant en fonction des anticipations sur les prix ou les valeurs futures des produits et services qu'elle désire, on peut dire que la valeur qu'elle attribue à un produit ou à un service correspond d'une certaine manière à la valeur du temps. Certes, on pourrait penser que Madame Tl n'étant pas musulmane utilise le terme « Inchallah » par effet de mode, mais en disant « tant pis, Dieu est grand», elle montre les formes de garanties auxquelles elle croit pour se prémunir de risques futurs.
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Certes, il y a des individus qui, malgré la certitude de ces risques, ne seront pas prévoyants. Mais de telles attitudes relèvent souvent du registre des croyances ou de l'inconscience. En effet, Madame Tl a bien mesuré les risques qu'elle encourt, mais elle est aussi bien certaine de la résolution et de la justesse de son acte. Donc le rapport au temps qui est un rapport aux objets et à l'espace est aussi une vision symbolique de la vie. Les valeurs symboliques ne se produisent pas ex nihilo, elles sont le fruit de l'éducation. Ainsi une société qui apprend à ses enfants à être prévoyants, c'est-à-dire à bien gérer leur argent, verra d'un mauvais œil des gens qui dépensent sans compter. Certains membres de cette société iront jusqu'à voir dans de telles pratiques des symptômes de névrose. Dans d'autres sociétés au contraire, de telles pratiques apparaissent comme un signe de normalité. En fait dépenser au présent c'est croire en Dieu, car c'est lui qui maîtrise l'avenir. En d'autres termes ce qui peut être perçu comme certitude dans une société peut être perçu comme possible voire probable dans d'autres sociétés. Mais, en nous appuyant sur ce que J P Dupuy décrit comme une dualité de la temporalité, le temps du projet et le temps de I'histoire qui sont liés aux principes de valorisation'8 comptable que sont les valeurs historiques et les valeurs de marché, nous voyons dans le cas de Madame Tl, que cette conception de la valorisation découle d'un raisonnement économique précis, d'une rationalité claire et d'une anticipation nette. Donc, il n'y a pas, chez Madame Tl, une dichotomie entre les principes de rationalité et les systèmes de croyance, il y a simplement chez elle l'importance des différents champs de légitimation de la gestion de ses incertitudes. On est donc dans deux logiques de temps: le temps du marché pour le guichetier et le temps de la solidarité pour l'individu.
78Cette conception de la valorisation liée à ces deux fonnes de temporalités (temps de projet et temps de l'histoire) sont les conditions minimales d'un raisonnement économique, d'une rationalité des agents, de la notion d'anticipation.
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Mais comment ces guichetiers qui sont des agents du service public parviennent-ils à concilier la gestion du temps du marché et la gestion du temps de la solidarité? Plus généralement, on peut affirmer que le temps que l'on consacre aux exigences du marché est celui de la rentabilité, c'est-àdire un moment pour réaliser du profit. Or, l'une des caractéristique de la logique financière dans la recherche du profit financier c'est de ne jamais se soucier de règles éthiques. Mais, sj le niveau de solidarité se mesure généralement en période de crises, il n'en reste pas moins que, toute vie sociale étant une vie d'incertitudes, les différentes formes de solidarité sont nécessaires
à tout instant.
Le temps du marché et celui de la solidarité ne sont pas systématiquement antagoniques, tout dépend des intentions et des volontés des acteurs en présence dans les échanges. Les échanges économiques et sociaux ont différentes phases: expansion, maturation, crise. Il y a donc des moments d'engagement collectif, des moments d'attente où on a besoin du soutien d'autrui. Pour les individus en difficulté observés, le temps du marché est aussi un moment pour se solidariser, en résistant aux pressions de l'instantané. Ainsi, toute une série de nouvelles pratiques dites informelles sont des occasions pour faire une gestion collective du temps. Donc, si le niveau du patrimoine disponible peut influencer le rapport au temps ce sont les représentations symboliques de la vie des choses et des hommes qui déterminent ce rapport au temps. En effet, ces individus ne séparent ni les objets, ni leurs corps, ni les espaces qu'ils occupent de leur conception de la vie. En quelque sorte, leurs pratiques sont imprégnées de ce temps. Avec l'espace et les objets, ce temps forme un tout qui établit leur lien au monde. Le chômage de longue durée entraînant des difficultés financières, on a du mal à payer toutes les factures et à faire face aux dépenses. Des personnes en difficulté mettent en place des stratégies qui leur permettent de différer le réel: par exemple, attendre l'arrivée des factures importantes à payer pour percevoir leurs ressources. Ces
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stratégies vont de la simple affirmation de sa personnalité à une sorte de «cache-cache», telle refus de décliner son identité pour prendre par exemple des lettres recommandées. Si l'affirmation de la personnalité, par une présence effective chez le guichetier révèle une confiance en soi et en l'autre, un moyen de négociation, elle peut apparaître comme un défi. Ainsi, le retrait multiple de faibles sommes d'argent est une manière pour ces personnes de maintenir « la pression» sur les agents. Le temps est un pouvoir aux mains des personnes sans argent: « perdre son temps au bureau de Poste c'est montrer son pouvoir». De même, passer son temps avec les amis dans un café c'est consommer; passer de temps en temps au bureau de Poste c'est dépenser ses paroles et participer aux échanges. Car échanger des paroles c'est donner une partie de son temps en espérant obtenir de l'autre l'équivalent. Le temps est l'une des modalités d'exercice de la gestion des incertitudes dans le rapport aux institutions Ainsi, selon des règles qui s'imposent plus ou moins à l'individu, les pesanteurs sociales, culturelles et économiques découlant de la conception du temps peuvent déterminer ou non ses parcours et ses comportements financiers. Les sociétés actuelles, fortement monétarisées et marchandes, valorisent le gain de temps: le temps c'est de l'argent dit -on. Or, ce qui est frappant dans les pratiques des personnes en difficulté, c'est de voir que, malgré leur participation à l'économie marchande, elles ont une représentation du temps très différente de celles des personnes qui disposent de revenus suffisants. Dans certaines façons de gérer du temps, on pourrait parler de gestion syncrétique du temps. Il en est ainsi de Monsieur R qui nous dit « Moi, je viens tous les après-midi dans ce café pour discuter avec les copains, parler de tout et de rien.. .Parfois, je leur paie un coup, parfois, ils me payent un coup, c'est comme ça.» (Monsieur R, immigré deuxième génération, 26 ans au chômage, depuis qu'il a abandonné l'école à 16 ans).
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Dans la proposition « moi, je viens tous les après-midi dans ce café pour discuter avec les copains, parler de tout et de rien», apparaissent les façons dont Monsieur R se représente le temps, l'espace, mais aussi, surtout la façon dont ils se représente la sociabilité. En effet, passer tous les après-midi, c'est montrer que tous les jours on dispose d'une plage horaire à consacrer aux amis, et cela signifie aussi que c'est une nécessité dont on ne peut pas se passer. En fait, ce qui est plus important dans le comportement de Monsieur R c'est moins le fait d'aller dans un café qui est d'abord un commerce, c'est-à-dire un lieu dont l'objet est de pennettre des rapports marchands, que le fait de détourner ce lieu du rapport marchand et d'en faire un endroit où il peut parler de tout et de rien. A savoir un espace où il peut parler des choses importantes, utiles, mais aussi non utiles. Le café ne constitue pas donc simplement un commerce, c'est aussi un endroit de sociabilité. Autrement dit un espace de socialité secondaire peut être reconverti en un espace de socialité primaire. Certes, ces personnes préfèrent souvent passer le temps ensemble dans des lieux de convivialité pour oublier leur situation présente voire à venir, mais c'est aussi des endroits où ils peuvent opérer leurs travaux syncrétiques. Quand Monsieur 0 explique sa présence dans ce café où se côtoient des personnes de différentes générations et de différentes nationalités, cela signifie qu'il essaie de vivre ses incertitudes avec d'autres proches. Le café permet de mobiliser les savoir-faire de chacun pour une gestion des incertitudes.
«lei, on se parle de nos différentsproblèmes, on s'entraide, nous on essaie de remonter le moral des plus jeunes, parce qu'ils en veulent à ce pays... Certains ont des idées racistes...Mais, ils ne le sont pas. Tu sais, ils sont très déçus par les français, ils ne trouvent pas du travail, parce qu'ils sont noirs ou arabes ». Monsieur 0 qui est noir africain, (48 ans au chômage, 4 enfants dont 2 majeurs), poursuit «j'ai tout donné à La France, mon père a fait la guerre, moi j'ai travaillé dur... Après, on me jette, c'est ça les Patrons »).
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C'est dire qu'en pensant au passé, les différentes situations vécues rappellent à ces personnes tellement de déceptions qu'elles ont de la souffrance à en parler. D'une certaine manière, les moments qu'ils passent ensemble leur permettent de valoriser certains aspects de leur vision du monde comme la solidarité, le conseil. Pour certaines d'entre elles, ce qui se pose, c'est moins ce qui va advenir d'eux dans un futur lointain, que ce qu'ils vivent ensemble dans le présent. Cependant, on peut comprendre dans leurs différents discours les soucis qu'ils se font pour leurs proches. Si généralement, ils rejettent le système, ils n'admettent pas non plus la façon dont les patrons les ont traités. C'est comme si ces derniers les avaient utilisés pour un temps pour accroître leurs profits, ét ensuite s'en étaient défaits à un moment où eux étaient dans le besoin. «Moi, je me débrouille... quand j'ai de l'argent, je remplis mon frigo, les enfants, il faut qu'ils mangent bien. Pour le reste, ce n'est pas de mafaute, si je ne trouver pas de travail...Je paie mes factures, quandj'ai de l'argent, sinon je négocie... Du boulot, il y en a plus, les mecs, ils s'enrichissent et, nous, ils s'en foutent...Si ce n'étaient pas mes enfants, je me fous une balle dans la tête. (Madame Tl, française, 40ans, mère célibataire au foyer avec 3 enfants, au chômage). A la question de savoir comment elle se débrouille, Madame Tl a plusieurs fois éludé la réponse. Pendant que nous nous entretenions, elle a bu plusieurs verres d'alcool. Autant elle refuse d'engager sa responsabilité dans son chômage, autant elle assume pleinement sa responsabilité de chef de famille. La priorité pour elle c'est l'éducation et la santé de ses enfants. Education et santé qui s'inscrivent dans le rapport au futur. Mais cette conscience que Madame Tl a du futur est celle de sa responsabilité vis-à-vis de ses enfants et non d'elle même, puisqu'elle affirme qu'elle peut se tirer « une balle» dans la tête. Sans doute son rapport au temps qui est ambigu (acceptation du temps social, l'avenir de ses enfants, d'une part, et, d'autre part, le refus de ce temps pour elle-même) est du à sa situation de moindre
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difficulté: elle n'est pas dans la rue et bénéficie de quelques aides financières. Les individus que nous avons interrogées ont leur espoir et leur désespoir, mais la croyance à un auxiliaire magique ou à un prophète qui leur permettra de s'en sortir est très présente, surtout chez les individus qui se disent croyants. Le rapport au temps est dans certaines cultures lié aux rapports aux êtres ou aux objets auxquels on attribue des pouvoirs d'ordre surnaturels. Dans beaucoup de sociétés traditionnelles africaines, le temps de la parole n'est pas simplement un temps pour faire passer des idées, c'est aussi des moments à passer ensemble. On n'oublie pas la parole quand elle a accompli ses fonctions. Ces paroles sont «emmagasinées», conservées dans des mémoires avec des témoins comme le griot, et sont rendues, au besoin, plus tard, soit sur la place publique, soit à une assemblée (celle des initiés par exemple). Lors d'une cérémonie religieuse ou traditionnelle, nous l'avons dit, quand un individu apporte de l'argent ou tout autre objet, on fait passer cet objet à chacun des membres de l'assemblée et on lui dit: « tu as vu ce que un tel a apporté». Et celui qui le reçoit dit « oui» et dit à son voisin direct «tu as vu... ». Le temps de la parole est le temps qui permet de découvrir l'objet et d'intégrer l'arrivant dans la communauté. Dès le moment où on a dit au voisin « tu as vu et que ce dernier dit «oui», on lui suggère de prendre conscience de cette nouveauté qui rentre dans son univers. Par conséquent, pour ces africains, le temps à consacrer à autrui, y compris avec l'agent de La Poste, est une valeur sociale. Si le temps c'est la dépense, dépenser son temps avec le guichetier, c'est comme dépenser de l'argent avec lui. Le temps «social» est, pour les individus en difficulté, le temps passé avec autrui pour le social; le temps avec le guichetier est un temps au service du social. De même, en nous intéressant aux pratiques monétaires de la population en difficulté antillaise, nous avons pu découvrir à travers celles-ci des indices de leurs logiques et univers symboliques. S'il apparaît nettement, dans leur rapport à La Poste, des relations de type
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commercial ou comptable, ce qui semble le plus important à montrer c'est la place qu'occupe la monnaie dans leurs liens sociaux. Certes, selon l'ambition personnelle ou la conviction idéologique, les références symboliques de ces clients antillais sont plus ou moins déclinées dans des figures stylistiques. Mais ce qui frappe l'observateur étranger dans ce contexte c'est la façon dont les populations utilisent et s'investissent (dans) des objets de la modernité. En fait, chaque individu en fonction de sa situation patrimoniale et de son parcours scolaire et professionnel tente de maintenir des passerelles institutionnelles avec la socialité secondaire (marché, Etat, religions, institutions). Ainsi quand Monsieur V nous dit qu'il passe tous les jours à La Poste, il nous signifie son rapport au temps. Passer tous les jours à La Poste c'est montrer que l'on a du temps quotidien à consacrer à cette institution. En d'autres termes, on ne peut pas réduire l'utilisation (abusive) des objets modernes par les populations antillaises à des systèmes de convenance, de fantaisie d'époque, de milieu, il est aussi important de les situer dans leur histoire, dans leur système symbolique. Il serait erroné d'analyser l'utilisation considérable des bijoux en ignorant la place qu'occupent les amulettes, le caractère expansif voire débordant de certaines pratiques en excluant la place des rituels
dans leur univers symbolique.
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De la même manière, les pratiques magico-religieuses ne peuvent pas être déconnectées de la tendance à s'adapter aux différentes circonstances politiques, sociales et culturelles. Le rapport au temps diffère selon le niveau de revenus. Précisons que nous avons observé une clientèle antillaise en difficulté (dans une île antillaise) que nous avons baptisée Thèbes (Département d'Outre-Mer français). Nous avons effectué ces observations dans deux bureaux de Poste:
l'un dit «THEBES 1»: bureau touristique», forte présence de touristes, et l'autre «THE~ES 2», peu de touristes, mais les populations autochtones qui le fréquentent sont très peu connues des
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guichetiers. Dans tous ces bureaux, les files d'attente sont souvent très longues. Il fait très chaud à l'intérieur, la durée moyenne d'attente dans une file, pour un individu est de 1 heure 20 mn, une opération dure en moyenne 6 mn.
Un individu,Monsieur J nous dit « c'est comme s'ils s'en foutent de nous ces guichetiers. Regarde par exemple, j'ai fait la queue pendant une heure. Et quandj'arrive au guichet, la dame là me dit n y a plus d'argent dans la caisse. C'est quoi ces histoires. Ils auraient pu le dire plus tôt ».
qu'il
Pour mieux vérifier cette « perte de temps », nous avons essayé de suivre certains clients hors du bureau de Poste. Nous avons alors remarqué que beaucoup d'entre eux s'arrêtaient dans la rue pour discuter avec des gens qu'ils connaissaient. Souvent nous ne comprenions pas grand chose de ce qu'ils se disaient, mais c'était des plaisanteries ou des discussions joyeuses. Par ailleurs, une fois vers 12 heures, alors que le bureau de Poste était vide, nous avons vu des personnes se mettre en rang dehors pour retirer de l'argent dans un distributeur de billets. De même, dans le bureau THEBES 2, un individu nous dit «je viens ici, car ça va plus vite et je n'ai pas de temps à perdre». Et pourtant, lorsque nous lui avons demandé de faire avec lui un entretien, il a donné son accord sans tenir compte du temps. Nous avons interviewé ce client pendant 30 minutes et nous sommes restés ensemble après l'entretien à parler d'autres problèmes au moins 15 minutes. Dès lors pourquoi ces personnes disent « ne pas avoir de temps à perdre», alors qu'ils vont soit vers un distributeur de billets pendant que le bureau est vide, ou se mettent à discuter avec d'autres? On peut dire que, dans le bureau, ces clients semblent étouffer, alors que dehors ils se sentent libres. Tous ces clients qui disent qu'ils étaient pressés, ont des trajectoires personnelles (études, professions) parfois très différentes. Nous avons alors émis I'hypothèse selon laquelle il y a interrelation entre le rapport à l'espace et le rapport au temps.
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La Poste n'est pas, pour les individus antillais qui sont en difficulté, un espace social où le temps se déroulerait normalement au même titre que le logement, ou le café.
Autrement dit, pour ces populations antillaises, le lieu de vie essentiel n'est pas que le « dedans», c'est aussi le « dehors». En fait, beaucoup d'antillais qui nous ont invité chez eux nous ont proposé de nous recevoir, après les fonnules de politesse, dans leur salon, dehors, dans leurs vérandas ou leurs cours. La question du temps est donc une des questions fondamentales dans la gestion des incertitudes. Pour ces clients observés, la gestion des incertitudes est entre autres une gestion du temps présent, alors que, pour les agents de La Poste, c'est une gestion du rapport immédiat. Autrement dit, quand le guichetier pense se consacrer à une transaction, l'individu en difficulté quant à lui pense vivre un moment où la prise en compte de sa personnalité est plus importante que celle de la transaction. Mais, on peut aussi se demander si le changement de statut n'entraîne pas aussi un nouveau rapport au temps et aux institutions. Selon les motivations personnelles, le rapport aux institutions devient en quelque sorte un rapport au temps. D'une certaine manière on peut dire que les contraintes de productivité font que le guichetier doit agir le plus rapidement possible alors que certaines des personnes en difficulté veulent consacrer le maximum de temps avec lui. En effet, pour les institutions financières, le temps est un élément fondamental pour réaliser au mieux les objectifs de productivité: la division du temps en étapes, en moments, en cycles, constitue donc une valeur utilitaire. Dans le domaine comptable (pour la réalisation des bilans par exemple) ou pour faire face à l'évolution des prix, pour profiter au maximum de la rentabilité d'un produit, au niveau économique, certaines personnes (physiques ou morales) intègrent des valeurs appelées actualisation ou amortissement. Ces démarches d'évaluation et d'actualisation qui permettent de tenir compte de la dépréciation temporelle ou de la valeur future des biens constituent aussi des
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moyens pour montrer que le passé, correspondent à des valeurs économiques.
le présent
et le futur
Or, pour beaucoup d'autres personnes le temps est continu, il n'a pas seulement une valeur présente ou future ou passée, il a, nous l'avons dit, une valeur éternelle ou pas. Mais parfois, ces deux conceptions du temps se trouvent en application dans la plupart des populations en difficulté que nous avons observées; la valeur future peut exister toute seule comme elle peut ne pas avoir de signification.. En d'autres termes, pour nous répéter, chez certaines personnes en difficulté, le futur peut être une étape, un moment d'un cycle de vie comme il ne peut être pour d'autres qu'un au-delà. Il y a donc une appréciation du temps différente non seulement selon le parcours personnel d'un individu, mais aussi selon l'univers symbolique de l'individu concernée. En fait, les uns et les autres, en imaginant les valeurs de leurs biens dans l'avenir ou dans le passé, s'évaluent eux'.mêmes en tant que personnes. Dans l'évaluation de ces biens s'expriment non seulement les ressorts de leurs craintes, mais aussi leurs croyances. Il s'agit de se faire des certitudes qui peuvent aider à contrôler le scepticisme et l'inquiétude. Pour les individus en difficulté observés, le temps du marché est aussi un moment pour se solidariser, en résistant aux pressions de l'instantané. Ainsi, toute une série de nouvelles pratiques dites informelles sont des occasions pour faire une gestion collective du temps. Donc, si le niveau du patrimoine disponible peut influencer le rapport au temps, ce sont les représentations symboliques de la vie des choses et des hommes qui déterminent ce rapport au temps. En effet, ces individus ne séparent ni les objets, ni leurs corps, ni les espaces qu'ils occupent de leur conception de la vie. En quelque sorte, leurs pratiques sont imprégnées de ce temps. Avec l'espace et les objets, ce temps forme un tout qui établit leur lien au monde. Cependant, comme nous le suggère Marie Douglas, tout travail syncrétique ne doit pas entraîner la « souillure». Par exemple, les populations immigrées, en deçà des emprunts matériels et des
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emprunts de catégories de pensées occidentales, signifient logique dans les pratiques monétaires.
leur
Ce qui semble être fondamental dans cette population en difficulté c'est moins de trouver en ces objets de la modernité des repères identitaires que de s'en servir comme un moyen, qui, à travers les relations sociales, peut contribuer à garder des repères fixes: avoir une voiture c'est pouvoir aller voir ses amis, ses parents, ses proches. Ce qui est frappant, c'est le fait que, malgré parfois un parcours, une situation professionnelle élevée et les changements technologiques, les individus en difficulté restent attachés aux rites, déchiffrent les codes culturels modernes à travers leurs logiques symboliques. Ces personnes ont donc moins de résistance face aux changements. A ce titre, les moyens de paiement participent de cette construction identitaire. De même, l'efficacité qu'ils reconnaissent ou non aux produits et services des institutions financières réside dans les places et les rôles qui leur permettent ou non de décliner leur identité. Rappelons-le, ce qui est en jeu dans les usages sociaux et culturels des uns et des autres, c'est la façon dont chaque partie rend lisible à l'autre ses modes d'évaluation et de réévaluation des codes symboliques. Ainsi, lorsque, dans la logique financière, le temps est considéré comme de l'argent, dans la logique culturelle et sociale des individus en difficulté la gestion du temps c'est la gestion du temps à passer ensemble. De même, si la gestion du compte est, dans la logique financière, une gestion de son argent c'est-à-dire régler ses comptes financiers, pour les individus en difficulté la gestion de l'argent est une gestion des relations sociales c'est-à-dire régler ses comptes financiers c'est régler ses comptes avec la société. Pour saisir les logiques qui sont en action dans ces modes de régulation, il est important de savoir en quoi consistent la pénurie et le manque chez les individus en difficulté. Comment font ils pour y faire face? Quelles sont leurs modes d'organisation des biens et des personnes? Quelles sont les modalités de gestion qu'ils valorisent, etc. ? S'il est vrai que la valeur de la monnaie se trouve entre autres dans le processus d'acceptation de tous les individus concernés, il
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n'en reste pas moins vrai que les représentations sociales de celle-ci dépendent fortement du caractère cloisonné de différents moyens de paiement. Autrement dit, les pratiques monétaires et la gestion des incertitudes des différents groupes d'individus sont un système d'évaluation et de réévaluation mutuel des codes et logiques symboliques dans les univers respectifs des parties qui participent aux échanges. Ce qui importe donc pour les individus en difficulté que nous avons observés et interrogés, c'est non seulement que la logique financière soit lisible dans leur univers mais aussi que celle-ci ne perturbe pas leur mode de vie. Dans leurs relations avec les agents de La Poste, ils comptent plus sur leurs relations sociales qu'ils ne comptent leur argent.
En fait, souvent, il nous apparaît que ces clients n'ont pas d'autres moyens que leur corps pour se faire reconnaître. Ils sont dans une logique de socialité primaire de demande de relation de proximité avec le guichetier et une logique de surinvestissement du guichetier et de perte de confiance si la relation ne s'établit pas. Une autre logique dans la perception du temps. Ils personnalisent leur argent et l'identifient à eux-mêmes, le crédit représente donc un gage de confiance et les rapports monétaires sont pour eux des rapports d'endettements mutuels. Nous croyons que les résultats de toutes les analyses, c'est de montrer, que ce qui est sous-jacent à toutes les stratégies et malgré toutes les différences culturelles, c'est une logique de l'homme total qui demeure à la base du comportement humain et qui est particulièrement visible dans le comportement de ces personnes en difficultés. Par conséquent, nous pensons toucher ici, des problèmes essentiels d'anthropologie générale qui viennent converger dans une socio-anthropologie des personnes en difficulté. En effet, comment appréhender les relations Poste-clients en difficulté? Si, la difficulté financière est l'ensemble des problèmes, tracas, empêchements, ennuis qui font qu'une personne ne peut pas satisfaire pleinement et régulièrement les engagements pris avec les autres parties à l'échange, alors son étude doit être circonscrite dans une
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problématique de fait social total. Même si tous connaissent des manques de capital financier, nous verrons que les individus démunis des institutions financières ne le sont donc pas tous autant que celà et pas autant les uns que les autres, à proportion de leur capital social dont l'entretien et l'accroissement sont pour la plupart, la priorité des priorités. Ils apparaissent très exactement à travers leurs pratiques comme ce que Mauss appelle des hommes totaux, même si par le fait d'être propulsés dans une altérité culturelle caractérisée par des cloisonnements et des divisions du travail étrangères à leur culture d'origine, ils doivent affronter l'épreuve d'un.morcellement, dont ils essaient de sortir par un effort de retotaIisation. Cette dialectique de l'homme total et du morcellement, au cœur de ce travail, est du plus haut intérêt pour saisir les mécanismes et les enjeux anthropologiques de la sécularisation comme l'avaient pressenti et pointé, chacun à leur manière, Durkheim et Weber. Durkheim et la sécularisation par division, perte d'une unité religieuse primordiale, Weber et le désenchantement du monde par rationalisation analytique ont pointé ce morcellement qui est la douleur moderne et qui passe par la distinction du sujet et de l'objet. Mauss a répété que l'homme moderne est un homme découpé, cloisonné. Ce rapport à soi, au social et au monde comme une totalité a une base anthropologique, mais il présente aussi une variabilité sociologique, entre autres avec l'alphabétisation. La conséquence, toute maussienne, de ce recours à la notion de totalité, c'est qu'il n'y a plus de dernière instance et que tout phénomène humain est passible d'une explication multiple: la difficulté est une totalité, toute difficulté est donc « multifactorielle ». Ce point de vue nous permet de sortir de l' économisme, car la notion de totalité renvoie à la vie: les agents et la monnaie sont médiateurs de la totalité sociale, l'espace et les temps. L'individu en difficulté est aussi un homme total en voie de morcellement qui est en quête d'alliance, pas seulement pour être riche, mais pour refaire l'unité perdue, pour réassurer le social. Or dans des hommes totaux, le lien social est aussi le lien à soi, car le lien à soi passe par le lien à autrui. Nous cherchons donc à saisir tous les traits de l'homme total qui se retrouvent dans ces clients en
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difficulté. Ainsi, nous l'étudions de l' extérieur (dans ses relations avec les guichetiers), de l'intérieur (dans sa maison, comme un lieu de totalisation qui permet de réfléchir sur soi, sur sa relation avec les autres, sur les événements, de faire le bilan et de réfléchir sur .
l' avenir).
Si nous utilisons la notion de client, c'est qu'étudier les usages sociaux et culturels de la monnaie suppose que l'on puisse regrouper les individus dans un ensemble caractérisé par un genre de vie, une idéologie. En d'autres termes, il faut estimer que ces personnes sont de même condition ou niveau social, et ont une certaine conformité d'intérêts, de mœurs, etc. Comme l'a fait Marcel Mauss79 dans son « Essai sur le Don» par rapport à l' échange-don, il s'agit pour nous d'illustrer, dans la problématique des pratiques monétaires, le concept de fait social total comme instrument indispensable à la compréhension
des faits sociaux.
En effet, les pratiques culturelles et sociales de la monnaie confrontées aux pratiques financières telles qu'elles sont généralement prescrites par les institutions modernes font apparaître des contradictions. L'individu en difficulté se trouve généralement pris entre deux types d'obligations: les solidarités financières (que lui impose son groupe culturel d'appartenance) et la Loi (la loi bancaire) appliquée par des institutions comme La Poste. Il y a donc, d'une part, une pratique qui est fondée souvent sur le désintéressement, la générosité, et, d'autre part, des pratiques à caractère obligatoire suggérées par les institutions financières. Dans le premier cas, ce sont souvent des contrats fondés sur des normes non écrites, alors que, dans le second cas, le contrat est expressément établi. Mais dans tous les cas de figure, que ce soit dans les relations avec les agents des institutions financières ou que ce soit dans les relations intra-groupe, les règles contractuelles se déclinent en trois obligations: celle d'offrir, celle de recevoir et celle de rendre le don. Certes il ne s'agit, pas de cacher comme le fait C. Levi-Strauss, par un détour intellectuel, telle prix dans l'approche économique de 79Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, in Sociologie et Anthropologie, Paris P.U.F 1950
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l'échange, le problème affectif, existentiel, éthique, réactionnel et violent du sacrifice: on ne peut pas nier la dimension ablative, ie sacrificielle de l'échange! En effet, la position de Mauss ne se limite pas au «haU». Pour lui, cet esprit de la chose donnée vient du donateur, donner c'est se donner, donner de soi. En effet, dans certains échanges de la population que nous avons étudiés, nous voyons que des individus se privent parfois de biens pour aider leurs proches restés au pays d'origine ou qui vivent avec eux dans le pays d'accueil. Dans une certaine mesure, on peut voir, dans certains de leurs dons, des formes de potlatch, car ils revêtent parfois des caractères sacrés. Mais notre méthode ne consistera pas à dissocier la réalité de ces pratiques en trois obligations. Nous chercherons à montrer que leurs systèmes d'échanges ont non seulement une unité à partir de leurs structures, mais aussi montrer qu'ils ont une unité à partir de leurs contenus. Car, contrairement à Claude Lévi-Strauss8o, nous ne pensons pas que chez Mauss l'échange se réduit a des « opérations discrètes en lesquelles la vie sociale le décompose». En effet l'auteur de l'essai sur le don était conscient que donner c'est aussi se donner. Autrement dit, il faut toujours tenter de saisir en même temps la relation et les termes que relient cette relation elle-même. En nous démarquant de la perspective lévi-straussienne, nous voulons souligner que les rapports qui s'établissent entre les hommes, à l'instar de l'échange oblatif, dans le cadre des cultures obéissent à des règles qui changent et qui peuvent être universelles ou non. De ce point de vue, l'échange est un mode de communication. Certes nous ne montrons pas que c'est l'histoire et l'économie qui détermineraient les liens sociaux, mais nous soulignons leur importance dans la gestion des incertitudes par les individus en .
difficulté. Ce faisant, nous nous exposons, sans doute, à majorer les dimensions historiques et économiques dans les fondements des échanges entre clients en difficulté et les autres acteurs, mais nous ne 8°Claude Lévi-Strauss, Introduction Anthropologie, Paris, PUF, 1950.
à l'œuvre
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de Mauss,
in M. Mauss,
Sociologie
et
pouvons ignorer les acquis liés aux parcours personnels de ces clients dans leur rapport aux institutions. Parfois, nous faisons abstraction des histoires individuelles pour voir que les différents systèmes d'échanges des groupes de clients en difficulté sont eux-mêmes manifestations d'ordre symbolique. Notre propos n'était donc, ni une tentative de dépassement, ni de soutenir la problématique de l' échange-don, dans les pratiques des clients en difficulté. Il s'agissait pour nous d'étudier, à partir d'indices qui indiquent des réalités, les logiques qui sont en œuvre dans les pratiques. Par exemple après avoir remarqué qu'il y a, dans certaines conduites des clients en difficulté que nous avons observés, des échanges de type oblatif, nous avons ensuite cherché à savoir, tout au long de notre étude, comment, dans une configuration de marché émergent des solidarités financières non marchandes.
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Conclusion Nous voulions montrer comment une pratique monétaire est autant une pratique socialeet culturelle qu'une pratique financière. Ces axes d'analyse nous ont permis d'appréhender les causes réelles des comportements de ces clients. En effet, les substrats communs, les repères éthiques qui sont au fondement de ces pratiques se font à partir des logiques particulières des différents groupes de clients en difficulté. Ainsi nous avons exposé les différents outils qui permettent de saisir les pratiques monétaires et la gestion des incertitudes des personnes en difficulté. L'exposé de ces différentes théories, eu égard à notre terrain, nous a permis de montrer que la pratique monétaire et la gestion des incertitudes sont un fait social total. Nous avons souligné aussi les problèmes sociaux et culturels liés aux questions monétaires dans la vie des individus en difficulté. Nous avons pu établir qu'un individu en pénurie d'argent, gère ses incertitudes en combinant différents moyens disponibles. Parfois il reproduit ses expériences de l'espace, parfois ses expériences de socialités, mais c'est toujours sous forme de codes symboliques. Quand il n'a pas de solution propre à mobiliser, selon les espaces qui lui sont offerts ou qu'il a conquis, il opère des glissements symboliques. Enfin, nous avons essayé de démontrer que le rapport aux institutions financières est intimement lié aux rapports que les individus ont avec les objets et avec les institutions dans leur système symbolique. Il nous est alors apparu que l'individu en difficulté quel que soit son statut montre sa capacité de s'en sortir à partir de son parcours propre et de ses acquis symboliques, mais il dépend aussi beaucoup de la façon dont sa société lui permet d'évaluer et de réévaluer les risques. Autrement dit, toute gestion des incertitudes par une population en difficulté est:
-
1 une gestion des pénuries qui est une gestion de socialité
- est aussi une
gestion du possible, du probable et du certain c'est-à-dire une gestion des acquis symboliques. 2
3 - le moyen d'y parvenir pour cette population est le travail syncrétique Cette étude nous a aussi permis de voir qu'au delà des problématiques économiques, sociologiques, anthropologiques et philosophiques des pratiques monétaires d'une clientèle en difficulté se posent aussi des questions éminemment politiques, des problèmes de redistribution, de justice, de citoyenneté. En un mot à la question comment vivre avec peu de ressources dans une société moderne se substitue la question comment vivre ensemble. En synthétisant ce que nous avons trouvé sur la figure du client en difficulté, sur les représentations si diversement riches de l'institution de la Poste, nous essayons de révéler l'extraordinaire complexité des pratiques et comportements. D'une part, en utilisant la catégorie d'homme total, nous cherchons également à approfondir le morcellement dont les individus font l'objet, d'autre part en nous servant de Roger Bastide pour compléter la notion de syncrétisme, nous essayons d'accumuler tous les éléments qui constituent chez ces personnes la gestion des incertitudes. Nous y avons découvert aussi que les systèmes oblatifs, loin d'être des refus d'intégration de la société marchande, constituent des recours pour reconvertir dans un univers culturel spécifique des logiques et objets de la modernité. Le besoin d'intermédiation sociale apparaît de ce point de vue comme un besoin d'expression de la totalité sociale. En effet, si la monnaie participe de l'identité, on ne peut donc pas éluder le rapport entre le corps et l'argent, ni négliger le rôle de ce dernier dans le langage; le sujet n'étant pas séparé de l'objet, l'efficacité ou non des systèmes d'intermédiation, sera appréhendée par les individus en diffic~té selon la façon dont ils permettent les liens entre le concret et l'abstrait, l'ici-bas et l'au-delà, soi-même et les autres. L'argent peut être un facteur d'exclusion ou d'intégration économique, social ou culturel des personnes.
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On se trouve donc face à des représentations contradictoires traduiront par des conflits entre les principes d'appartenance représentation de la totalité de chacune de ces populations.
qui se et de
Grosso modo, l'exclusion telle que nous l'entendons ici, est essentiellement d'ordre financier et social. Certes, des phénomènes comme l'illettrisme sont des facteurs aggravant, mais nous n'avons pas insisté sur ces aspects. Il faut souligner que les positions qu'occupent les individus en difficulté sont transitoires, l'exclusion est donc une étape et non un état pour un individu. Les pratiques monétaires des personnes en difficulté sont des composantes, à un moment donné, de leur vie sociale et culturelle. Autrement dit, nous observons les pratiques monétaires des clients en difficulté par une vision dynamique du social, c'est-à-dire en essayant de faire un effort pour saisir les choses en acte. En nous rapprochant de la notion de sens chez Beneveniste, on peut dire que c'est dans les échanges que se joue la valeur de la monnaie. A l'instar du don chez Mauss, seule est donnée la pratique sociale et tout est dans la pratique sociale. Le social se fait et se refait toujours par l'échange même; donc rien n'est statique. De ce point de vue les innovations donnent lieu parfois à des sentiments de malaise chez les individus aisés autant que chez ceux qui sont en difficulté. Or l'ethnologie ne nous permet pas de percevoir de façon nette la question de la responsabilité de l'Etat voire de la République. Car ce qui est susceptible d'intéresser l'ethnologie c'est de savoir comment certaines caractéristiques de la culture sont présentes dans le rôle de l'Etat. Pour comprendre comment on peut continuer d'investir en l'Etat un rôle de régulateur de la vie économique et sociale, il nous est apparu important de mobiliser des démarches philosophiques et sociologiques. Y a t -il encore un espace du possible pour les semees publics?
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Pour paraphraser un thème de Patrice Vermeren81, n'assistonsnous pas à l'épuisement du service public clans la perspective du marché unique européen et de la mondialisation? Que signifie par exemple l'idée de service universel par rapport à l'idéal français du service public? Mais, pour analyser en profondeur l'idée de service universel comme un relais suffisant d'une justice redistributive, il nous apparaît fondamental d'ajouter sur les démarches philosophiques et sociologiques les analyses économiques. En d'autres termes, il s'agit de se demander comment le service postal universel participe du principe d'égalité ou d'équité en tant qu'il aiderait simplement à la correction de certaines inégalités. Par exemple, peut on penser un service universel dans le domaine financier de La Poste? Si oui, comment le rendre compatible avec des principes financiers qui sont en œuvre dans les autres organismes bancaires?
En effet, pour reprendre la problématique d'un colloque sur les solidarités financières et la citoyenneté à l'épreuve de la mondialisation, il nous faut chercher à savoir comment on peut concilier les exigences de solidarité avec les exigences du marché.
Adhérer aux règles monétaires ou accepter un moyen de paiement, c'est manifester explicitement ou implicitement sa foi. En effet, la confiance est l'espérance, l'assurance d'un individu qui se fie à quelque chose ou à quelqu'un. Elle peut être aussi le sentiment qui fait qu'on se fie à soi même. On peut entendre par gestion des incertitudes le processus qui permet à différentes personnes (physiques ou morales) de prendre des décisions à partir d'une prise en compte globale de leur moyens financiers et des contraintes sociales et culturelles auxquelles elles sont confrontées, afin de mieux contrôler et organiser leurs activités et services désirés.
81Patrice Venneren, Colloque Philosophies de la Démocratie et Mondialisation, Paris les 09, 10, Il, 12 Février, 1998, Maison d'Amérique latine et Université de la Sorbonne.
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En effet, contrairement à l'idée de certains auteurs comme Castells82,Dahl83et M Crozier, la gestion des incertitudes ne peut pas être analysée du point de vue de la théorie de la décision. Certes ces derniers ont montré que les « bonnes» décisions ne peuvent être prises qu'à partir d'une connaissance réelle des acteurs, de leurs comportementset attitudes coopérativesou non coopératives,mais ils ne nous montrent pas comment on peut connaître de tels comportements.
S'il ressort clairement que l'environnement social, politique et culturel des clients en difficulté se caractérise, notamment depuis les années 80, par une « tinanciarisation» progressive de l'économie qui a engendré un climat d'incertitude, la façon dont chaque individu tente de s'en sortir dépend des éléments culturels et sociaux qu'il peut mobiliser. Pour comprendre la gestion des incertitudes de cette clientèle en difficulté, il faut s'intéresser à leur prise de décision dans leurs différents univers des pratiques. De ce point de vue la théorie de la décision pourrait être d'un grand apport. Mais, pour être efficace, cette théorie de la décision ne doit pas simplement tenir compte de l'environnement politique, social, économique et culturel, elle doit le considérer comme le moteur essentiel dans les choix personnels des individus. Il nous apparaît que cette démarche doit être complétée par la théorie des jeux. Ainsi, certains auteurs comme J Von Neumann, Morgenstem84, et Nash85, avec l'élaboration de leurs théories des jeux, nous éclairent sur la conception de l'environnement comme un espace de jeu composé de faits certains et aléatoires. Cependant, cette théorie ne nous explique pas les logiques culturelles et sociales qui sont au fondement des comportements des acteurs. 82Castells, La question urbaine, Maspero 83R Dahl, Qui gouverne, A Colin 84J Von Neumann, Oskar Morgenstein, The theory of games and economic behavior, Princetown University Press, 1963 8SJohn Nash a soutenu dans sa thèse en 1950, une notion d'équilibre qui désigne une situation où chaque joueur maximise ses gains compte tenu des choix des autres. L'équilibre de Nash est donc une combinaison de stratégie (une stratégie par joueur).
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En effet, autant à l'intérieur du secteur financier certaines personnes peuvent s'appuyer sur des Etats pour gérer leurs incertitudes, autant ces personnes, lorsqu'elles sont confrontées aux crises de confiance, dues aux scandales des affaires, ou aux krachs boursiers et même au chômage, mobilisent aussi des réseaux quand cela leur est possible. Donc, il reste difficile aujourd'hui d'anticiper l'avenir des systèmes de coopération avec des personnes qui sont de plus en plus isolées. En fait, la crise économique et financière, ajoutée à la modernisation des activités et services, crée des distorsions dans les systèmes traditionnels de solidarité. En ayant investi les marchés de capitaux d'un rôle majeur, acquis au détriment des Etats, les civilisations « modernes» transforment la nature des institutions et renouvellent donc la question des instances de décision, notamment des formes traditionnelles de souveraineté. Par ailleurs, certaines tentatives d'homogénéisation au nom de la mondialisation posent de manière urgente le problème d'une compréhension renouvelée des systèmes de croyance qui permettent d'unir ou d'aider les individus à s'en sortir. Certains de ces systèmes de croyance développent de l'intégrisme alors que d'autres tentent d'élargir leur champ en syncrétisme. Les premiers profitent des pratiques perçues comme négatives par une partie de la population comme moyen de construction d'une alternative politique. Les seconds profitent des pratiques perçues comme valeurs négatives en soi pour décliner leurs identités propres. En fait, chaque système de croyance pense qu'il est un lieu d'émergence de l'équité, c'est-à-dire un espace culturel et social qui amoindrit les affrontements des intérêts particuliers. Mais nous avons pu montrer que plus une société a la possibilité de faire un travail syncrétique, plus les individus s'adaptent à la modernité. A cet égard, les individus en difficulté qui vivent sous un système syncrétique peuvent ressembler de facto à ceux qui ont la vocation de s'adapter au mieux aux transformations techniques. En postulant la pratique monétaire et la gestion des incertitudes d'un individu en difficulté comme un fait social total, c'est-à-dire
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comme un fait qui s'impose et détermine d'une certaine façon sa vie, nous avons pu souligner qu'il y a une multitude de solutions à proposer en même temps. De même il nous apparaît clairement qu'il faut faire une analyse transversale de ses difficultés afin de comprendre finement les dynamiques que ce client met en place pour faire fàce aux problèmes. Il ressort de tous les exemples que nous avons traités que les expériences subjectives et objectives qui permettent d'appréhender le rapport au monde, sont des expériences même de la pensée. Comme l'a rappelé Stéphane Douailler86, chez les Grecs, existait déjà cette pensée monde. Ils ont posé le monde comme lieu d'être, à partir du nom de philosophie. Ainsi Platon et Aristote, en donnant à cette pensée toute son extension, nous avertissent de « ne pas avoir une vision trop étroite, trop circonscrite du champ des besoins, de la sphère du produire, du système des échanges, de l'espace des accumulations légitimes ou illégitimes». Autrement dit, chez Platon, la forme de vie organisée suppose que l'économie de la cité ait eu auparavant des humeurs, des envies de luxe, des fièvres. Chez Aristote, le bonheur comme mode de vie politique se tient en partie dans l'élément de la pensée. Ce bonheur n'est pensable qu'après que le geste naturel d'acquisition au fondement de l'économie de subsistance a débordé le travail des champs, de la pêche et de la chasse dans des pratiques de brigandage, de guerre, de commerce, de finance. On peut donc dire que la gestion des incertitudes pour les individus en difficulté est d'une certaine façon une réorganisation de « I'objet-monde». Elle les amène devant des problèmes existentiels lorsque les autres faces des objets de la modernité se donnent encore à expérimenter par ces clients dans leur logique symbolique. La monnaie, dans les usages qu'en font les individus en difficulté, permet de véhiculer la totalité sociale. La monnaie les rattache à ce tout dont la logique explicite tend paradoxalement à les exclure.
86Stéphane Douailler, Penser l'objet-monde, Contribution au colloque sur citoyenneté et solidarités financières à l'épreuve de la mondialisation, Caen les 28, 29 et 30 Avril 1997.
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Dans certains domaines de leurs pratiques, ce paradoxe est neutralisé par l'institution d'une communauté de paiement. Il en est ainsi des systèmes d'échanges locaux, qui, pour êu-e locaux, sont inclus peu ou prou dans le « grand tout» de la société, et qui arrivent à se distinguer en opérant entre autres leur propre construction sociale de la monnaie et des échanges. De ce point de vue, pour paraphraser Serge Latouche, disons que le système d'échange local (SEL) apparaît comme une réponse économique à une crise sociale alors que La Poste représenterait pour ces clients en difficulté une réponse sociale à la crise économique.
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240
PRÉFACE
9
AVERTISSEMENT
13
INTRODUCTION
17
PREMIÈRE PARTIE: ECHANGE RÉFÉRENCES AUX VALEURS
DE BIENS
ET
33
-
Chapitre I Monnaie et liens sociaux I - Le statut du symbolique et le statut symbolique de la
monnaie
-
II Usages de la monnaie dans la chaîne symbolique III Monnaie et échanges de valeurs
-
35 35 43 48
Chapitre n -Des problèmes de légitimité et de souveraineté monétaire aux questions de justice I Légitimation des pratiques monétaires II Monnaie, problème de redistribution et questions de justice III La place des institutions financières dans les liens sociaux
-
-
-
Chapitre III Monnaie et vie sociale
II - Argent et histoires personnelles
I Les pratiques monétaires comme fait social total
III - Des situations d'incertitudes aux prises de décisions DEUXIÈME PARTIE ACTIVITÉS AGONIQUES ET ACTIVITÉS SYMBOLIQUES: LES PRATIQUES MONÉTAIRES DES POPULATIONS DÉMUNIES Chapitre
difficulté
IV
-Les mimes et parades
61 61 63 68 75 75 85 91
111
des clients en 115
I - Mimes et parades fondées sur les expériences réelles II Mimes et parades fondés sur les expériences symboliques III L'efficacité des mimes et parades des clients en
-
-
difficulté
117 120 127
-
Chapitre V Une dialectique de morcellement et de totalisation chez les individus en difficulté I -Ethnographie d'un bureau de Poste II De la délimitation des frontières à l'occupation des
-
lieux
139 145 148
-
Chapitre VI Une gestion syncrétique des incertitudes I - Gestion de l'espace et gestion de la sociabilité II - Des possibilités de glissements symboliques III - Gestion du temps et gestion de la sociabilité CONCLUSION
167 169 188 205 225
242
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