Collection « Recherches »
LA COLLECTION « RECHERCHES » À LA DÉCOUVERTE Un nouvel espace pour les sciences humaines et ...
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Collection « Recherches »
LA COLLECTION « RECHERCHES » À LA DÉCOUVERTE Un nouvel espace pour les sciences humaines et sociales Depuis le début des années 1980, on a assisté à un redéploiement considérable de la recherche en sciences humaines et sociales : la remise en cause des grands systèmes théoriques qui dominaient jusqu’alors a conduit à un éclatement des recherches en de multiples champs disciplinaires indépendants, mais elle a aussi permis d’ouvrir de nouveaux chantiers théoriques. Aujourd’hui, ces travaux commencent à porter leurs fruits : des paradigmes novateurs s’élaborent, des liens inédits sont établis entre les disciplines, des débats passionnants se font jour. Mais ce renouvellement en profondeur reste encore dans une large mesure peu visible, car il emprunte des voies dont la production éditoriale traditionnelle rend difficilement compte. L’ambition de la collection « Recherches » est précisément d’accueillir les résultats de cette « recherche de pointe » en sciences humaines et sociales : grâce à une sélection éditoriale rigoureuse (qui s’appuie notamment sur l’expérience acquise par les directeurs de collection de La Découverte), elle publie des ouvrages de toutes disciplines, en privilégiant les travaux trans et multidisciplinaires. Il s’agit principalement de livres collectifs résultant de programmes à long terme, car cette approche est incontestablement la mieux à même de rendre compte de la recherche vivante. Mais on y trouve aussi des ouvrages d’auteurs (thèses remaniées, essais théoriques, traductions), pour se faire l’écho de certains travaux singuliers. L’éditeur
Direction de l’animation, de la recherche, des études et des statistiques
SOUS LA DIRECTION DE
Thomas Amossé, Catherine Bloch-London, Loup Wolff
Les relations sociales en entreprise Un portrait à partir des enquêtes relations professionnelles et négociations d’entreprise (REPONSE 1992-1993, 1998-1999, 2004-2005)
Éditions La Découverte 9 bis, rue Abel-Hovelacque Paris XIIIe 2008
Remerciements
Dans cet ouvrage, une auteure manque cruellement : il s’agit d’Anna Malan, co-responsable avec Thomas Coutrot des deux premières éditions de l’enquête REPONSE, et qui est malheureusement disparue avant d’avoir pu participer à sa dernière édition aux côtés de Thomas Amossé. L’enquête lui doit beaucoup, la connaissance que nous avons pu en développer également. Nous profitons de cet espace pour lui rendre hommage. Nous tenons aussi à remercier tous ceux qui ont fait de REPONSE ce qu’elle est : Thomas Coutrot, à l’origine du dispositif et qui continue de l’accompagner aujourd’hui encore ; Patrick Zouary et Maria-Térésa Pignoni, pour leur participation à la réalisation de l’enquête respectivement en 1998-1999 et en 2004-2005 ; plus largement, tous les membres du département « Conditions de travail et relations professionnelles » de la Dares, devenu en 2003 « Relations professionnelles et temps de travail » qui ont contribué activement à sa réussite. Acteur évidemment décisif de la réussite de l’enquête, la société BVA en a réalisé les trois éditions successives. REPONSE n’existerait pas sans la compétence et le professionnalisme de ses enquêteurs, responsables de terrain, informaticiens et chargés d’étude. Qu’ils soient tous ici remerciés pour la qualité de leur travail. Nous voudrions encore remercier l’ensemble des auteurs – sociologues, économistes, gestionnaires et politistes, français ou britanniques – qui ont accepté de participer à ce projet. Cet ouvrage et l’enquête qui lui a donné matière n’auraient pas été possibles sans le soutien du ministère en charge du Travail, en particulier des directeurs successifs de la Dares.
Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous suffit de vous abonner gratuitement à notre lettre d’information bimensuelle par courriel, à partir de notre site www. editionsladecouverte.fr, où vous retrouverez l’ensemble de notre catalogue. Vous pouvez, à défaut, envoyer vos nom et adresse aux Éditions La Découverte (9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris) pour demander à recevoir gratuitement par la poste notre bulletin trimestriel À la Découverte.
ISBN 978-2-7071-5312-8 Ce logo a pour objet d’alerter le lecteur sur la menace que représente pour l’avenir du livre, tout particulièrement dans le domaine des sciences humaines et sociales, le développement massif du photocopillage. Nous rappelons donc qu’en application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du code de la propriété intellectuelle toute photocopie à usage collectif, intégrale ou partielle, est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans l’autorisation de l’éditeur.
© Éditions La Découverte/ministère du Travail, des Relations sociales, de la Famille et de la Solidarité (DICOM), Paris, 2008.
Sommaire
Préface Michel Lallement, professeur titulaire de la chaire d’analyse sociologique du travail, de l’emploi et des organisations au CNAM Introduction (T. Amossé, C. Bloch-London, L. Wolff)
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I. Le dispositif des enquêtes REPONSE : un outil de connaissance original dans un champ en construction 1. Les relations professionnelles prises comme objets de recherche : le rôle des enquêtes statistiques dans leurs contextes nationaux (France et Grande-Bretagne) S. Jefferys
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2. Genèse et réalité d’une enquête T. Amossé, T. Coutrot
38
3. Réceptions de l’enquête, perceptions des relations professionnelles, une enquête sur REPONSE E. Pénissat
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II. Des relations sociales qui s’inscrivent dans des contextes économique, juridique et politique qui ont fortement évolué depuis quinze ans 4. Des instances représentatives du personnel qui, malgré les évolutions du tissu productif, se maintiennent L. Wolff
85
5. L’évolution du cadre légal des relations professionnelles : entre foisonnement juridique et renouvellement des acteurs, une appropriation sélective des dispositifs C. Bloch-London, J. Pelisse 102 6. Les relations professionnelles en entreprise à l’épreuve de la réduction du temps de travail C. Bloch-London, V. Ulrich, S. Zilberman 123 7. Les salariés et les organisations syndicales de 1992 à 2004 : une longue saison de désamour J.-M. Pernot, M.-T. Pignoni 140
III. La représentation du personnel, entre cadre institutionnel, pratiques sociales et impact économique 8. Salariés, représentants du personnel et directions : quelles interactions entre les acteurs des relations sociales en entreprise ? T. Amossé, O. Jacod
165
9. Les relations sociales en entreprise : des évolutions à l’épreuve du genre M. Lurol, H. Defalvard, G. Desage , D. Guillemot, E. Polzhuber
193
10. Une nouvelle donne ? Regain et transformation des conflits au travail S. Béroud, J.-M. Denis, B. Giraud, J. Pélisse, avec la collaboration de G. Desage et A. Carlier
223
11. La présence syndicale est-elle liée à la performance économique et financière des entreprises ? P. Laroche, H. Wechtler 256
IV. Une organisation du travail et une gestion des ressources humaines en quête de modèle 12. Une gestion de l’emploi qui dépasse le cadre de l’entreprise C. Perraudin, H. Petit, A. Reberioux, N. Thèvenot, J. Valentin
277
13. Quelle place pour la formation continue en entreprise ? Patrick Pommier, Philippe Zamora
298
14. Les limites de la gestion par les compétences T. Colin, B. Grasser
316
15. La pluralité des modèles d’organisation du travail, source de différenciation des relations de travail J.-L. Dayan, G. Desage, C. Perraudin, A. Valeyre 334
V. L’évolution des politiques de rémunération ou la théorie des incitations à l’épreuve de la réalité 16. L’évolution des politiques salariales dans les établissements français : des combinaisons de plus en plus complexes de pratiques H. Chaput, L. Wolff
355
17. Logiques de gestion du travail, environnements conventionnel et concurrentiel : des politiques de rémunération sous influences D. Brochard 376 18. Rémunérations incitatives et modèle salarial en France et en Grande-Bretagne D. Marsden, R. Belfield, S. Benhamou 399
En guise de conclusion… L’évolution des modèles socio-productifs en France depuis 15 ans : Le néo-taylorisme n’est pas mort T. Amossé, T. Coutrot
423
Préface
Michel Lallement
Depuis les années 1980, les relations de travail sont au cœur des transformations qui affectent en profondeur le modèle social français. La nouvelle donne économique internationale, les mutations de l’action publique, les stratégies déployées par les entreprises…, voilà, sans ambition d’exhaustivité, quelques mutations majeures qui sont venues bousculer un système au cœur duquel, de longues années durant, la branche pouvait être considérée comme le niveau de régulation privilégié. Ainsi que l’a mis en évidence H. Katz [1993], la grande majorité des pays occidentaux ont vécu pareillement une révolution décisive pour la condition de salarié. La manifestation la plus évidente en est, un peu partout, un mouvement de décentralisation de la négociation collective. La France n’a pas fait exception. Pour des raisons multiples, le succès de la flexibilité au premier chef, l’entreprise a acquis un nouveau statut dans l’espace de régulation des rapports de travail. Celle-ci s’est progressivement imposée, pour emprunter au vocabulaire d’Alain Supiot, comme un foyer d’autoréglementation à part entière. Les travaux qui ont été conduits en France afin de prendre la mesure de cette transformation l’ont été pour l’essentiel au prisme d’entrées spécifiques. Les négociations sur le temps de travail ont ainsi constitué un objet privilégié. Dans ce domaine, en effet, on a assisté de façon tout à fait spectaculaire à un basculement d’un mode de régulation tutélaire vers un mode décentralisé, négocié et surtout de plus en plus perméable à la dérogation aux règles légales. Aussi suggestives soient-elles, les études thématiques sont cependant sources d’insatisfaction. Elles n’embrassent pas par définition l’ensemble du champ des régulations. La frustration est d’autant plus forte que, au niveau le plus décentralisé, les multiples interactions qui gouvernent les rapports sociaux de travail ont longtemps été confinées dans une boîte noire que seules des données administratives partielles et des enquêtes de terrain venaient éclairer. Or, pas plus en France qu’ailleurs, les relations sociales d’entreprise ne peuvent
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
être comprises comme la simple projection, à un niveau inférieur, des modes de confrontation et de coopération dominant à l’échelle des branches ou de la nation toute entière. « Il y a, expliquait déjà John Thomas Dunlop dès les premières lignes de son maître ouvrage, des différences marquées en relations industrielles entre les entreprises, les industries et les pays. Si chaque espace de travail est unique d’une certaine manière, il existe des ensembles de situations qui partagent des traits communs du point de vue des relations professionnelles » [Dunlop, 1958, p. 1]. On comprend sans peine, pour toutes ces raisons, l’intérêt des enquêtes REPONSE qui nourrissent les analyses développées tout au long du présent ouvrage. Grâce à ces enquêtes, nous disposons désormais d’un abondant matériau qui éclaire d’un jour nouveau les relations sociales dans les entreprises françaises. Les questionnements, on le verra, sont variés. Outre des interrogations fournies sur les interactions entre acteurs ou sur l’usage des dispositifs de négociation lato sensu, ils intègrent des volets souvent laissés dans l’ombre par les spécialistes du champ, à commencer par les perceptions et les pratiques des salariés, ou encore la rentabilité des entreprises. En élargissant de la sorte l’espace des investigations habituelles, les promoteurs des enquêtes secouent les évidences d’un paradigme fonctionnaliste (attaché au nom de Dunlop) qui a trop longtemps restreint le nombre des acteurs pertinents à interroger et qui, par ailleurs, a toujours incité à penser l’économique et le technique comme des variables purement exogènes. Bien qu’évolutives d’une vague d’enquête à l’autre, les options retenues ne dérogent pas en 1992-1993, 1998-1999 et 2004-2005 à cette ligne générale. Les résultats obtenus ont déjà donné lieu à publications dans différents supports diffusés par le ministère du Travail, à des publications dans les revues académiques, ainsi qu’à des colloques. Mais, pour la première fois, nous disposons d’une vue d’ensemble sur l’histoire, la méthodologie, les enjeux et les résultats des enquêtes. Ne boudons pas notre plaisir : il s’agit bien là d’un événement d’importance pour tous ceux que les relations sociales en entreprise intéressent. Les enquêtes REPONSE présentent d’autant plus d’intérêt qu’elles aident à passer outre certains paradoxes inhérents en France à l’étude des relations professionnelles. Nul n’ignore par exemple le rôle central pour notre pays des échanges, conflits, consultations, négociations, oppositions et autres transactions qui, de l’atelier aux grandes messes interprofessionnelles, contribuent à forger le destin quotidien de millions de salariés. Les médias ne se privent de rendre compte à foison de tels événements. Or, en dépit de l’importance de ces faits sociaux, la recherche française en relations professionnelles est peu organisée et mal outillée. Les savoirs sont éclatés entre disciplines, les lieux de production et d’échange des connaissances se comptent sur les doigts d’une main. Ce n’est donc pas
PRÉFACE
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l’un des moindres mérites des promoteurs des enquêtes REPONSE que d’avoir aidé à structurer un réseau d’experts et de chercheurs (économistes, sociologues, politistes, gestionnaires, statisticiens, etc.) trop souvent prisonniers d’un espace académique étroitement cloisonné. Un autre paradoxe vaut d’être mentionné. Vu de l’étranger, quand il n’est pas considéré comme tout simplement inclassable, le modèle des relations de travail à la française est souvent assimilé au parangon de la régulation étatiste. On sait pourtant, et le présent ouvrage le démontre d’abondance, que l’architecture des relations professionnelles de notre pays ne souffre guère de simplicité. Celle-ci n’est certainement pas réductible en tous les cas à un corps social dont les mouvements seraient tout entiers dictés par la tête politique. Au cours des deux dernières décennies, l’invention de nouveaux dispositifs de régulation est venue encore complexifier un paysage difficile à décrire en quelques mots à peine. Pour cette raison, les recherches dont les résultats sont ici consignés constituent un guide précieux pour qui souhaite s’aventurer dans le maquis français. En prenant à bras le corps la complexité d’un système en mutation, cet ouvrage livre une série de photographies précises, originales et parfois fort surprenantes, qui mettent à mal nombre de clichés réducteurs. En dépit d’un syndicalisme toujours divisé et toujours peu doté en adhérents (du moins en comparaison des autres réalités nationales), au cours de ces dernières années, les institutions représentatives des intérêts salariés ont par exemple conforté leur place dans le tissu des entreprises enquêtées dans le cadre de REPONSE. Les interactions entre salariés et syndiqués sont certes complexes et les perceptions de la réalité des relations de travail sujettes à appréciations différenciées selon les places occupées. Tout indique bien néanmoins que, contrairement à ce que nous laissent croire les diagnostics pressés et paresseux, les relations professionnelles d’entreprise ne sont vraiment pas atones. Le répertoire de l’action collective est simplement en train de changer sous nos yeux. Les formes anciennes de protestation cèdent pour partie la place à de nouvelles (refus des heures supplémentaires, débrayages courts…), parfois fort difficiles à saisir à l’aide des filets de l’investigation quantitative. Voilà pourquoi, parce qu’ils permettent de saisir autrement les dynamiques à l’œuvre en entreprise, les comptes rendus de monographies qui, en ce domaine comme en d’autres, émaillent plusieurs des chapitres du présent ouvrage trouvent toute leur place aux côtés des résultats des exploitations des enquêtes REPONSE. En étudiant par ailleurs les liens entre relations professionnelles, structuration des entreprises et efficacité économique, plusieurs des chapitres alimentent avantageusement des interrogations qui se jouent des disciplines constituées. Dans la veine des meilleurs travaux institutionnalistes — tels ceux, classiques aujourd’hui, de Richard Freeman et James Medoff [1984] –,
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
ce livre donne à voir, loin de toute idée reçue, les interactions entre relations sociales et performances des entreprises. Avec un égal souci de rigueur et de nuance, plusieurs exploitations des enquêtes REPONSE disent également jusqu’à quel point le type d’insertion économique et les options gestionnaires informent les relations de travail. Ces investigations constituent une pièce supplémentaire, et non des moindres, au profit de ce courant des sciences sociales qui, depuis Max Weber au moins, cherche à identifier et à expliquer les multiples articulations entre économie et société. Le fait que, dans une telle perspective, l’identité et la stratégie des acteurs fassent l’objet d’une attention toute particulière n’est donc pas un hasard. C’est même aussi là l’un des nombreux autres points forts des enquêtes REPONSE. Celles-ci fournissent matière à un diagnostic précis sur le rapport des salariés aux organisations syndicales, aux institutions représentatives, aux conseils de prud’hommes, etc. L’interrogation sur le « genre » des relations professionnelles est une manière tout aussi forte et intéressante de renouveler des travaux malheureusement déjà trop anciens sur la place des femmes dans l’action collective. Afin de dire l’originalité et la fertilité des enquêtes REPONSE, il serait aisé de multiplier les illustrations. Mieux vaut laisser au lecteur, dès maintenant, le soin de découvrir par lui-même la richesse des données et de leurs interprétations. Avant qu’il ne s’engage plus avant, il faut néanmoins l’avertir : ce livre est une étape, non un point d’aboutissement ultime. Les enquêtes sont loin d’avoir épuisé tout leur potentiel d’exploitation, d’autres viendront certainement et déjà se dessinent des coopérations avec la GrandeBretagne dont l’enquête Workplace Industrial Relations Survey a inspiré le projet REPONSE. Plusieurs indicateurs (constitution d’un groupe de travail à l’Association française de sociologie, soutenance de thèses dans le domaine, développement de programmes de recherche, parution de livres importants…) laissent penser qu’en France l’étude des relations professionnelles bénéficie aujourd’hui d’une nouvelle jeunesse. Fruit d’un long investissement collectif, le présent ouvrage conforte de belle manière l’élan du renouveau. On ne peut que s’en réjouir et espérer que les suites du programme REPONSE donneront lieu à l’avenir à aussi belle livraison.
BIBLIOGRAPHIE DUNLOP J.T. (1958), Industrial Relations System, Carbondale and Edwardsville, Southern Illinois University Press. KATZ H. (1993), « The Decentralization of Collective Bargaining : A Literature Review and Comparative Analysis », Industrial and Labor Relations Review, vol. 47, n° 1, octobre, p. 3-22. FREEMAN R., MEDOFF J. (1984), What do Unions do ? New York, Basic Books Inc.
Introduction
Thomas Amossé, Catherine Bloch-London, Loup Wolff
Le dispositif des enquêtes « Relations Professionnelles et Négociations d’entreprise » (REPONSE) prend le contre-pied du regard traditionnellement porté en France sur les relations sociales. Il invite en effet à entrer à l’intérieur des entreprises et à intégrer au questionnement, au-delà des thèmes classiques (présence d’institutions représentatives du personnel, négociation collective, conflits du travail), une description de la gestion des ressources humaines, de l’organisation du travail et de la stratégie économique. Ces enquêtes permettent d’apporter un éclairage original sur un système de relations professionnelles encore le plus souvent analysé à travers les mouvements sociaux, l’activité conventionnelle de branche ou les discussions nationales entre les partenaires sociaux et le gouvernement. Ces approches reflètent bien les caractéristiques d’un système de relations professionnelles où dominaient jusqu’à récemment les modes de régulation centralisés au niveau de l’État et des branches professionnelles, et où la « force de la loi » contraste avec le « Royaume (britannique) du contrat » selon l’expression de Thomas Coutrot [1998]. C’est sous cet angle que sociologues, juristes, politistes et économistes d’orientation institutionnaliste ont produit de nombreux travaux apportant des éléments de compréhension décisifs. Pour autant, l’orientation de ces travaux a laissé dans l’ombre des questions dont s’étaient emparés nombre de chercheurs étrangers, pris dans d’autres contextes institutionnels. Les chercheurs anglo-saxons, notamment, se sont davantage intéressés à ce qui se passe au sein des établissements : « inside the workplace », comme l’indique le titre de l’ouvrage de présentation de la dernière édition de WERS, l’enquête britannique qui a inspiré REPONSE [Kersley et al., 2006]. Il en va ainsi de certains constats qui ont longtemps manqué d’évidence empirique en France, comme l’évolution de la présence des institutions représentatives du personnel, en particulier des sections syndicales, et des noyaux
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
de salariés sur lesquels elles peuvent s’appuyer au sein des entreprises. Il en va de même d’analyses plus approfondies, concernant par exemple les facteurs qui facilitent ou au contraire font obstacle à l’implantation des syndicats et à leur éventuel « effet » sur les conditions de travail, les salaires, la productivité individuelle ou la performance économique au sein des organisations de travail. C’est précisément l’ambition de cet ouvrage que d’apporter des éléments de réponse à ces questions, et à de nombreuses autres que pose l’évolution depuis une quinzaine d’années des relations sociales en entreprise, sans pour autant renoncer à replacer l’observation des unités productives dans un contexte plus large, qu’il soit économique, juridique ou politique. Parce qu’elles se situent à la rencontre des orientations française et britannique des relations industrielles, entre macro socio-politique institutionnaliste et 1 micro socio-économie utilitariste , les enquêtes REPONSE nous semblent constituer, de fait, un dispositif à même de répondre à cette ambition. Interrogée dans son histoire et analysée comme une expérience sociologique révélatrice en elle-même de l’état des relations professionnelles en France, REPONSE apparaît comme un outil de connaissance original et complet qui permet d’articuler les observations micro-statistiques et l’évolution du tissu productif, du cadre légal et du contexte politique. Contrairement au sombre portrait qui en est souvent proposé et malgré l’incertitude qui pèse sur leur avenir, les représentants du personnel continuent d’y apparaître au centre du jeu social en entreprise : leur présence s’est même renforcée et leur activité, entre pratiques institutionnelles et exercice des relations de pouvoir, s’est visiblement intensifiée. La surprise s’effectue en sens inverse pour les dispositifs mis en place par les directions d’entreprise : les innovations concernant l’organisation du travail et la gestion des ressources humaines apparaissent finalement d’ampleur limitée au regard des discours annonçant (prononçant ?) leur avènement ; et en matière de rémunération, les politiques adoptées semblent davantage répondre aux possibilités fiscales offertes que témoigner d’intentions stratégiques inspirées par la théorie des incitations. La France serait-elle bien ce « vieux » pays où les régulations étatiques et conventionnelles continuent d’occuper une place déterminante, y compris au niveau le plus décentralisé qu’est l’établissement ? Sans doute, et même si davantage de travaux comparatifs seraient nécessaires pour s’en assurer, l’analyse finale
1. Il faut cependant bien évidemment prendre garde à ne pas durcir à l’excès la différence entre les approches développées en France et en Grande-Bretagne concernant les relations professionnelles : il s’agit davantage d’une tendance que d’une réelle opposition ; d’autant que ce champ académique se caractérise par une intégration importante des chercheurs « continentaux » comme « anglo-saxons » au sein des associations internationales (européennes et mondiales).
INTRODUCTION
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de l’évolution des modèles socio-productifs en France depuis quinze ans semble l’indiquer également : elle montre l’importance d’un pôle public où les régulations sont fortes ; elle témoigne également d’un retour en arrière concernant certains changements organisationnels opérés dans les années 1990. Le néo-taylorisme ne serait pas mort… ce qui pourrait aussi expliquer cette forme de défiance vis-à-vis de leur employeur qui se dégage des réponses des salariés. Le spectre des thèmes abordés, des disciplines convoquées et des méthodes mobilisées est large. C’est précisément une des particularités de REPONSE que de se situer à la croisée de ces chemins. Avant de proposer un premier guide de lecture des différents chapitres que compose l’ouvrage, revenons en quelques lignes sur ses principales caractéristiques.
UN DISPOSITIF DE RECHERCHE COMPLET Au cours des vingt dernières années, les sciences sociales ont connu un important déplacement de paradigme avec le déclin du « modèle des classes sociales » pour reprendre les termes de Luc Boltanski et Eve Chiapello [1999]. Ce déplacement s’est accompagné d’une montée de l’individualisme méthodologique, lui-même armé par l’augmentation des capacités de traitement informatique et par l’utilisation croissante de données individuelles issues d’enquêtes statistiques. En tant que telle, l’enquête REPONSE a pu être perçue comme s’inscrivant dans ce mouvement, du fait notamment de son origine et parce que certaines de ses innovations méthodologiques (le caractère couplé employeur — salariés de ses interrogations, sa dimension longitudinale) correspondaient aux orientations suivies par l’économétrie la plus avancée. Et de fait, si les enquêtes gouvernementales nationales sur les lieux de travail ont eu des apports indéniables (cf. par exemple [Blanchflower et al., 2007] pour la série des enquêtes WIRS-WERS en Grande-Bretagne), leur succès n’est pas sans risques pour la recherche en relations professionnelles : il témoigne de plus en plus, comme l’indique John Godard [2001], des recherches sur la politique économique et le marché du travail et de moins en moins sur les relations industrielles stricto sensu. En France pourtant, l’arrivée de REPONSE en 1992-1993 ne semble pas avoir eu les mêmes conséquences qu’en Grande-Bretagne, en Australie ou au Canada : sans doute en raison du poids des approches institutionnelles, systémiques et sociétales dans le champ des relations professionnelles et par un manque d’intérêt des économistes pour ces questions. Les réalités nationales ne sont évidemment pas étrangères à la structuration des milieux académiques et des dispositifs de connaissance dans les différents pays. Toujours est-il qu’en France, l’enquête REPONSE s’est
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
révélée être une plate-forme à laquelle ont pu venir s’arrimer différents sujets, méthodes et disciplines de recherche sans qu’aucun ou aucune ne semble l’emporter sur les autres : elle a ainsi servi de base empirique à nombre de travaux micro-économétriques (cf. par exemple [Ananian, Aubert, 2007] pour un exemple récent), et elle continue dans le même temps à faire l’objet de post-enquêtes qualitatives (par exemple les chapitres 9 et 10 du présent ouvrage) ; des recherches portent sur la gestion des ressources humaines [Colin, Grasser, 2003], d’autres sur la négociation collective [Jobert, 2003] et la conflictualité du travail [Furjot, 1996], d’autres enfin sur les innovations technologiques et le degré de décentralisation des entreprises [Acemoglu et al., 2007]. De fait, l’originalité du dispositif REPONSE est sans doute d’avoir su conserver ses caractéristiques premières – le fait d’interroger, comme dans un entretien sociologique dirigé, les différents acteurs des relations sociales en entreprise sans limiter le questionnement ni aux thèmes traditionnels, ni aux notions juridiques ou aux indicateurs comptables – tout en apportant des innovations techniques telles que l’interrogation des salariés indépendamment de leur employeur, la ré-interrogation des établissements d’une enquête à l’autre et l’enrichissement des données d’enquête par des informations issues de registres administratifs. Dès la première enquête, les éléments factuels concernant les relations professionnelles stricto sensu ont en effet été complétés par des appréciations qualitatives (questions d’opinion sur les organisations syndicales ou patronales par exemple), la description de certains processus (comme la dernière négociation ou le changement le plus marquant des trois dernières années) et une interrogation ouverte sur l’organisation du travail et la gestion des ressources humaines. La multiplicité des répondants, représentants de la direction, du personnel, et salariés à partir de la deuxième édition de l’enquête en 1998-1999, a permis que puissent être abordées les différentes facettes de la socio-économie des établissements : la complexité et la cohérence des décisions prises en entreprise peuvent ainsi être reconstituées [Coutrot, 1998], et les divergences des points de vue peuvent être analysées [Coutrot, 1996a]. Les innovations techniques apportées lors des deuxième et troisième éditions de l’enquête et le volontarisme du ministère du travail en matière d’animation de la recherche ont encore permis d’ouvrir l’éventail des travaux effectués. Sans aller jusqu’aux méthodes les plus sophistiquées qui supposent des double panels d’employeurs et de salariés (cf. [Abowd, Kramarz, 2001] par exemple) ou un nombre élevé de salariés interrogés par établissement pour les analyses multi-niveaux, nombre de recherches ont ainsi mobilisé simultanément les données issues des différents volets (cf. [Rébérioux, 2003] pour un exemple d’utilisation des déclarations des salariés de l’édition de 1998-1999), les panels d’établissements ([Caroli, Van Reenen, 2001] ou [Ulrich, Zilberman, 2007] à titre
INTRODUCTION
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d’illustration récente) et les informations issues de fichiers administratifs : les Déclarations de mouvements de main-d’œuvre ([Pignoni, Zouary, 2003], [Askenazy, Moreno-Galbis, 2007]) ou les fichiers des Enquêtes annuelles d’entreprise [Coutrot, 1996b]. Au-delà de l’intérêt de faire se rencontrer autour d’un même dispositif des chercheurs d’horizons différents, c’est bien la robustesse des enseignements produits qu’assurent le nombre et la diversité des travaux réalisés. La bibliographie compte à ce jour plus d’une centaine de publications et deux numéros spéciaux de revue… Tout cela sans évoquer les chapitres de cet ouvrage, dont l’ambition est de faire un état des lieux actuel des connaissances que permet d’établir l’enquête REPONSE.
UN PREMIER PARCOURS DE LECTURE Dans le premier chapitre, Steve Jefferys revient sur certaines différences entre les systèmes français et britannique de relations professionnelles, analysées à travers la manière dont les champs académiques s’y sont construits et la place qu’y occupent REPONSE et WERS. Ces réflexions se prolongent par un récit de l’histoire de l’enquête française : Thomas Amossé et Thomas Coutrot y présentent de façon détaillée les caractéristiques méthodologiques des différentes éditions et volets, avant d’évoquer les perspectives d’évolution du dispositif. Étienne Pénissat conclut la première partie en examinant l’enquête elle-même, prise comme objet d’étude. Il s’intéresse à la vision que portent sur elle les premiers acteurs concernés, enquêtés et enquêteurs, et établit trois premiers constats qui se retrouveront dans l’exploitation des données statistiques : d’abord, une opposition entre des établissements où les institutions existent et où la parole, parfois conflictuelle, est ouverte et ceux où elles sont absentes et où les voix sont tues ; ensuite une homologie des rôles selon les acteurs (les représentants de la direction et du personnel, certes porteurs d’intérêts différents, ont de fait un regard souvent proche sur la situation de l’entreprise) ; enfin, au-delà de ces oppositions, les salariés apparaissent finalement assez critiques vis-à-vis des acteurs institutionnels des relations sociales, employeurs comme syndicats. La deuxième partie replace dans un contexte plus large les différentes éditions de l’enquête. Dans son chapitre, Loup Wolff relie l’évolution de la présence d’institutions représentatives à la transformation du tissu productif. Il montre l’impact négatif de la tertiarisation et de la déconcentration productive sur les différentes formes de représentation du personnel et lève une partie du mystère de l’implantation croissante de ces instances, observée dans l’enquête : entre 1998 et 2004, la concentration financière, et notamment la montée des groupes, a plus que compensé la diminution
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attendue de l’évolution de la structure sectorielle de l’économie. Catherine Bloch-London et Jérôme Pélisse fournissent une explication complémentaire : en analysant le cadre juridique dans lequel s’inscrivent les relations sociales depuis le début des années 1990, ils mettent en perspective l’intensification observée de la négociation collective et la progression des institutions représentatives dans le contexte d’une multiplication des mesures de politique économique et sociale (avec évidemment la RTT, mais aussi la formation, l’épargne salariale, etc.). Ils montrent que, tout en transférant progressivement les prérogatives des délégués syndicaux à d’autres représentants, cette multiplication est révélatrice d’une volonté publique de déplacer vers l’entreprise le niveau de la négociation et d’en élargir les marges à des thèmes favorisant une individualisation de la relation salariale. Dans le chapitre suivant, Catherine Bloch-London, Valérie Ulrich et Serge Zilberman reviennent sur le processus de la réduction du temps de travail, élément essentiel du contexte socio-politique entre les deux dernières éditions de l’enquête. S’ils montrent qu’il a contribué à renforcer la présence des institutions représentatives du personnel, notamment du fait des implantations syndicales par le biais du mandatement, ils mettent également en évidence qu’elle a joué le rôle de révélateur de l’état des relations sociales en entreprise. Les déclarations concernant la renégociation de la RTT témoignent enfin de l’inachèvement du processus. Dans le dernier chapitre de la deuxième partie, Jean-Marie Pernot et Maria-Térésa Pignoni analysent l’évolution des implantations et de l’activité syndicale au regard des orientations suivies par les différentes confédérations depuis le début des années 1990. Ils montrent toute l’incertitude qui pèse sur l’avenir des centrales en même temps que s’affirme toujours davantage la singularité du système français de relations professionnelles : une présence de plus en plus large au niveau des établissements ou des entreprises et des taux de syndicalisation de plus en plus faibles. Avec la troisième partie, c’est le cœur des relations sociales en entreprise qui est examiné. Thomas Amossé et Olivier Jacod interrogent ainsi les pratiques et les points de vue des représentants du personnel. Puis, partant du regard que portent les salariés sur eux et sur leur direction, ils proposent une analyse empirique de la représentativité des acteurs syndicaux et patronaux : de l’avis même des employeurs, les seconds ne sont pas plus représentatifs que les premiers et c’est bien la force du lien entre les salariés et les acteurs du dialogue social (représentants du personnel comme de la direction) qui apparaît fragile. Un constat qui invite à douter des effets du passage à une logique majoritaire comme fondement de la représentativité s’il n’est pas accompagné d’une réflexion quant aux manières d’associer durablement les salariés au fonctionnement des relations sociales. Hervé Defalvard, Danièle Guillemot, Martine Lurol et Evelyne Polzhuber s’intéressent ensuite aux
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différentes formes de relations de pouvoir existant en entreprise. Grâce à une post-enquête s’appuyant sur des monographies d’entreprises, ils dressent une typologie allant des « rapports d’affrontement » aux « négociations pragmatiques » en passant par les « rapports de domination » et les « traditions de négociation ». Questionnant plus directement le rôle du genre dans l’évolution de ces relations de pouvoir, ils établissent que la féminisation de la main-d’œuvre et son rajeunissement ont accompagné le recul des logiques d’affrontement au profit de la négociation pragmatique. Mais la relation avec le genre est ténue et parfois difficile à interpréter. Dans le chapitre suivant, Sophie Béroud, Jean-Michel Denis, Baptiste Giraud et Jérôme Pelisse partent également d’une post-enquête qui a articulé exploitations statistiques et monographies. Ils portent un regard renouvelé sur une conflictualité du travail qui a augmenté, mais de façon inégale et contrastée : le secteur industriel apparaît encore comme le territoire le plus favorable à la grève ; dans d’autres activités, comme le commerce, les modalités d’action collective sans arrêt de travail s’accordent davantage avec les formes de protestation individuelle, la grève survenant parfois au bout d’un long processus de sensibilisation et de montée des mécontentements. À chaque fois cependant, il est impossible de saisir la grève en l’isolant du halo des pratiques conflictuelles dans laquelle elle s’insère, ce qui confirme que la stricte mesure de la grève à travers les journées individuelles non travaillées ne fait plus sens au regard de la réalité des pratiques protestataires dans les entreprises. De plus, à la lumière des établissements enquêtés, la négociation ne réduit pas nécessairement les conflits dans l’entreprise et le renforcement des institutions représentatives du personnel ne vient pas forcément pacifier les relations sociales, un constat qui s’oppose à certains discours patronaux et parfois syndicaux. À la fin de cette troisième partie, Patrice Laroche et Heidi Wechtler étudient les syndicats sous un tout autre angle : ils examinent le lien statistique qui existe entre la présence syndicale et la performance économique des entreprises. Cette question, centrale dans la littérature économique anglo-saxonne, reste de fait peu analysée empiriquement en France. Les résultats ne confirment que très partiellement les conclusions des études américaines et britanniques qui font état d’une influence négative de la présence syndicale sur la rentabilité des entreprises. En effet, sur les données françaises, cette présence n’apparaît pas systématiquement liée à un niveau inférieur de rentabilité économique, et encore moins de rentabilité financière. Au-delà de son apport empirique, ce chapitre a le mérite d’inviter à une réflexion plus générale sur la pertinence et la manière d’importer des questions de recherche développées en référence à un autre système de relations professionnelles. Dans la quatrième partie, on quitte les relations professionnelles au sens strict pour investir le champ de l’organisation du travail et de la gestion des
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ressources humaines. Corinne Perraudin, Héloïse Petit, Nadine Thévenot, Antoine Rebérioux et Julie Valentin montrent que les liens financiers ou commerciaux qu’entretiennent les établissements avec l’extérieur conditionnent les modes de gestion de la main-d’œuvre adoptés en leur sein. Ainsi, la cotation en bourse dessine-t-elle un profil de gestion où de bonnes conditions d’emplois sont octroyées à un noyau dur de salariés : la flexibilité de la masse salariale y est davantage obtenue par la variabilité des salaires que par celle des effectifs, le recours aux modes de rémunération flexibles et réversibles étant également un mode de contrôle et de motivation d’une main-d’œuvre stabilisée et relativement bien rémunérée. À l’inverse, pour les sous-traitants, les pratiques de gestion de l’emploi paraissent surtout guidées par une volonté de minimisation des coûts, illustrée par la faiblesse des dépenses directes (salaires) mais également indirectes (pauvreté des politiques salariales, d’information ou de négociations). Dans le chapitre suivant, Philippe Zamora et Patrick Pommier s’intéressent à la place qu’occupe la formation en entreprise. Ils tentent de comprendre la baisse observée des dépenses globales de formation. Constatant une baisse plus fréquente dans les grands établissements, ils évoquent l’hypothèse d’une rationalisation de leurs coûts et un phénomène de rattrapage dans les plus petites structures. Et si le développement entre 1998 et 2004 des discussions et négociations sur ce thème témoigne de sa formalisation dans une proportion croissante d’établissements, les représentants du personnel semblent loin de s’en être emparés. Les déclarations des salariés fournissent d’ailleurs des indices d’un sous-investissement en formation. Thierry Colin et Benoît Grasser approfondissent, quant à eux, le thème de la gestion des compétences : poursuivant des travaux réalisés sur l’édition précédente de l’enquête, ils montrent que les pratiques en la matière ne se sont diffusées que de façon limitée et qu’elles restent concentrées sur les établissements de grande taille et quelques secteurs d’activité (comme l’énergie, la banque assurance ou les services aux entreprises). Les déclarations concernant la mise en place ou la modification d’un « référentiel compétence » sont en revanche plus nombreuses et elles apparaissent significativement liées à la participation à des instances patronales ou des clubs de DRH. Les actes ne suivraient donc pas toujours les discours… Dans le dernier chapitre de cette partie, Jean-Louis Dayan, Guillaume Desage, Corinne Perraudin et Antoine Valeyre établissent une typologie des formes d’organisation du travail, qui conduit à rejeter l’hypothèse d’un « one best way » organisationnel en opposant aux formes tayloriennes ou de « structure simple » non pas un, mais deux modèles nouveaux, les modèles apprenants et en lean production, qui se distinguent à la fois par le degré d’autonomie qu’ils laissent aux opérateurs, l’usage qu’ils font des dispositifs organisationnels innovants, et le type de contraintes qu’ils exercent sur le travail. Les diverses
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formes d’organisation ne sont pas sans correspondances avec les modes de gestion de la main-d’œuvre, mais apparaissent en revanche entretenir des interactions limitées avec les régimes de relations professionnelles. Question évidemment centrale des politiques d’entreprise, pour les directions comme pour les salariés, les pratiques de rémunération font l’objet de la cinquième partie. S’intéressant à leur évolution depuis 1992, Hélène Chaput et Loup Wolff montrent qu’elles se sont très fortement diversifiées et qu’aujourd’hui la majorité des établissements de plus de 50 salariés utilise une large palette de dispositifs : des augmentations du salaire de base et des primes, qu’ils accordent à l’ensemble de leurs salariés ou seulement à certains en fonction d’objectifs collectifs ou individuels. Ils replacent ces formes de rémunération dans une perspective temporelle plus longue, ce qui invite à nuancer leur caractère nécessairement innovant, et établissent que l’évolution observée, loin de traduire un mouvement dirigé et stratégique d’individualisation et de flexibilisation de la relation salariale, reflète un certain pragmatisme, qui vise à pouvoir adapter la masse salariale à la situation du marché et aux possibilités fiscales. Un constat qu’examine plus en détail Delphine Brochard à partir de la dernière édition de l’enquête, en 2004. Elle met en évidence que la ligne de démarcation en matière de rémunération repose à présent sur le fait de recourir de façon exclusive aux formes individualisées et réversibles (i.e. de renoncer aux augmentations générales) et, face à la complexification des formules, de segmenter ou non les pratiques entre cadres et non-cadres. Alors que la thèse du renouvellement des modèles productifs post-fordistes pourrait laisser penser que cette double ligne de démarcation est vouée à disparaître, REPONSE conduit en effet à relativiser l’intentionnalité stratégique qui sous-tend les politiques de rémunération, en soulignant le poids conjugué des contraintes institutionnelles, marchandes et organisationnelles. Toujours dans la même perspective, David Marsden, Richard Belfield et Salima Benhamou tentent de comprendre pourquoi, contrairement aux idées reçues, les primes individuelles (d’objectif et de rendement) et les augmentations individualisées (ou salaires au mérite) sont plus développées en France qu’en Grande-Bretagne. Ils montrent que si les théories économiques et gestionnaires aident à comprendre l’utilisation des différents types d’incitations salariales au sein de chaque pays, elles ne suffisent pas à expliquer la différence entre les pratiques observées dans les deux pays : l’existence d’avantages fiscaux en France et le rôle de la branche, comme niveau intermédiaire où les employeurs peuvent partager leurs expériences et où les organisations syndicales de salariés peuvent réellement peser, sont là encore évoquées comme premières pistes d’explication. Dans un chapitre final, Thomas Amossé et Thomas Coutrot tentent de relier l’ensemble des dimensions questionnées dans l’enquête et exami-
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nées dans l’ouvrage. Utilisant les trois éditions de l’enquête, suivant les établissements au cours du temps grâce à sa dimension longitudinale et confrontant les points de vue des salariés et de leurs dirigeants, ils s’intéressent à l’évolution des modèles socio-productifs au cours des quinze dernières années. La typologie mise en évidence à partir des données permet de retrouver certains des principaux modèles évoqués dans la littérature académique (contrôle simple, (néo-)-taylorisme, toyotisme) tout en pointant la présence d’un modèle moins classique, sans doute spécifiquement français, où se répondent modes de régulation sociale (avec des relations professionnelles fortement institutionnalisées et conflictuelles), pratiques de gestion des ressources humaines (avec des marchés internes développés) et types de structures économiques (à régulation publique et dimension plutôt nationale). L’analyse des panels montre la montée du modèle toyotiste, mais aussi une certaine résistance du modèle néo-tayloriste, dont le développement sur la période la plus récente a été notamment alimenté par la transition des établissements de type « public » vers une logique commerciale et financière. Les déclarations des salariés confirment la cohérence des modèles tout en reflétant la place spécifique laissée aux travailleurs dans chacun d’eux. *** Empiriquement étayées, replacées dans l’actualité des questionnements des différentes disciplines (économie, gestion, sociologie, sciences politiques), les analyses développées ne prétendent évidemment pas apporter des éléments de réponse décisifs à chacune des questions de recherche examinées. Elles permettent de dresser un état des lieux de la situation des établissements français en 2004-2005, et des évolutions qu’ils ont connues durant les quinze années précédentes. Explorant de nombreuses facettes des relations sociales en entreprise, ce tableau rend bien compte de toute la complexité du système français de relations professionnelles. Finalement, alors que l’on a pu précisément considérer que l’observation statistique des entreprises constituait un détour pour comprendre ce système, le dispositif des enquêtes REPONSE a souvent permis de retrouver, et de prolonger, les connaissances existantes sur son fonctionnement. Il complète ou donne une portée plus générale aux enquêtes de terrain et monographies réalisées en entreprise (sur les milieux syndicaux, les activités de représentation du personnel ou la mise en place d’outils de gestion par exemple). Il confirme également l’importance, en France, des niveaux et acteurs centraux de la régulation sociale et témoigne d’une difficulté à modéliser les situations locales : les différences entre organisations syndicales, si visibles au niveau national, ne se retrouvent que très
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modérément sur le terrain. Autre exemple, les questions, centrales aux États-Unis et en Grande-Bretagne pour les socio-économistes du travail, de l’« effet » de la présence syndicale sur la performance économique et du lien entre dispositifs de rémunération et modes d’organisation du travail ne semblent pas facilement pouvoir être expliquées par les théories économiques classiques. Cela ne signifie bien évidemment pas qu’en France les stratégies économiques sont absentes et que les syndicats ne jouent aucun rôle à l’intérieur des entreprises. Mais les questions ne s’y posent simplement pas de la même manière que de l’autre côté de la Manche ou de l’Océan Atlantique. Et c’est d’ailleurs peut-être un des apports essentiels de l’enquête REPONSE que de permettre que se décentre le regard et qu’à travers l’examen de ces questions (néo-) classiques sur un pays qui l’est sans doute moins, les modèles comme la réalité auxquels ils font référence apparaissent dans toute leur singularité. Alors que le système français de relations professionnelles semble se situer à un tournant, et que des réformes d’ampleur s’annoncent ou sont en cours, l’état des lieux ainsi proposé marque un état de la connaissance qu’il sera utile de compléter avec les éditions futures de l’enquête. Cette introduction est d’ailleurs l’occasion pour nous qui avons participé à la vie et au développement récent de cette enquête, d’inviter tous les chercheurs, observateurs et acteurs à s’en emparer encore davantage. Face aux chantiers qui s’ouvrent et alors que le pacte social construit après guerre en France apparaît discuté, il sera plus que nécessaire de disposer d’un outil de qualité, comparable avec le passé et avec les situations étrangères, pour observer les changements à l’œuvre. L’importance des attentes quant aux travaux futurs peut déjà se mesurer à la richesse des travaux existants. Les différents chapitres de cet ouvrage nous semblent en rendre compte. Nous ne pouvons que vous en souhaiter une bonne lecture !
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Les relations professionnelles prises comme objets de recherche : le rôle des enquêtes statistiques dans leurs contextes nationaux (France et Grande-Bretagne)
Steve Jefferys Napoléon aurait dit : « Un bon croquis vaut mieux qu’un long discours ». Les deux séries d’enquêtes REPONSE et WIRS/WERS (cf. chapitre 2 pour une description de la première et l’encadré pour la seconde) menées régulièrement en France et en Grande-Bretagne depuis respectivement quinze et vingt-huit ans, satisfont à cette maxime. Conçues selon la même approche, elles fournissent des aperçus instantanés qui peuvent être comparés dans le temps afin d’examiner les changements auxquels ont été confrontées les relations entre employeurs et salariés dans les deux pays. À travers la place qu’elles occupent dans leurs contextes nationaux respectifs, elles permettent en outre de comprendre le regard qui est porté de part et d’autre de la Manche sur ces relations, qualifiées d’industrielles puis d’emploi en Grande-Bretagne, de professionnelles en France. Ce chapitre veut d’abord rendre hommage à l’immense travail de production et d’analyse des données réalisé sur les relations de travail dans les deux pays, qui a notamment mis à jour des résultats pour le moins inattendus. En Grande-Bretagne, un très grand nombre de travaux statistiques, souvent d’inspiration économétrique, ont pu se nourrir des données de WERS. Dans sa base de données dédiée aux publications, l’institut britannique pour la recherche économique et sociale (NIESR) recensait en octobre 2007 quinze livres, trente chapitres d’ouvrages et 257 articles faisant un usage original des séries des enquêtes WIRS/WERS. Probablement autant y font référence sans les utiliser directement. Mais, sous la plume d’un observateur britannique, depuis plus longtemps sensibilisé que ses pairs français aux retombées académiques de WERS sur le champ des relations d’emploi (incluant à la fois les relations professionnelles et la gestion des ressources humaines), ce chapitre cherche également à dresser un bilan réflexif sur les implications méthodologiques et théoriques que l’usage et la diffusion de tels outils sous-tendent.
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À l’origine de ces deux enquêtes, on trouve davantage le besoin d’une évaluation du degré d’influence des organisations syndicales sur le fonctionnement de l’économie réelle que l’ambition d’une compréhension large de leur poids dans l’espace politique. Cette volonté explique notamment le choix d’une observation des relations professionnelles au niveau le plus fin des lieux de travail : celui des établissements. Les registres administratifs, disponibles dans les deux pays, délivrant des statistiques nationales sur les effectifs syndicaux permettent certes de fournir une vision d’ensemble, mais elles sont souvent inexactes et ne peuvent donner une image fine de l’implantation syndicale et des pratiques à l’œuvre. Les enquêtes britanniques sur la force de travail (Labour Force Surveys, équivalentes des enquêtes Emploi françaises) permettent de mieux repérer les effectifs syndiqués, sans toutefois qu’il soit possible de les ventiler par organisation syndicale. Dans ce paysage statistique, la nouveauté apportée par l’enquête WIRS de 1980 a été de couvrir l’ensemble des secteurs de l’économie, de prendre les établissements de 25 salariés et plus comme unités élémentaires pour le sondage (et non pas les individus) et d’organiser une passation des questionnaires en face à face aussi bien avec la direction qu’avec certains des représentants du personnel identifiés. Une innovation supplémentaire de cette enquête a été sa mise à disposition rapide à quiconque souhaitant réaliser des exploitations complémentaires. Cet outil a ainsi ouvert de nouveaux champs d’investigation, portant notamment sur une description fine de la syndicalisation des salariés dans les établissements, sur l’activité des représentants du personnel et sur les modalités de la négociation collective. Ces thématiques constituent de même les fondements de l’enquête REPONSE, initiée au début des années 1990 sur le modèle de sa sœur britannique. Au fur et à mesure que les deux enquêtes se sont développées, elles ont élargi leur questionnement, au-delà des salaires et du temps de travail, à des thématiques permettant de mieux comprendre les relations entre direction et salariés. En Grande-Bretagne, ce changement d’orientation s’est traduit par la modification du nom de l’enquête [Blanchflower, Bryson, Forth, 2006], les enquêtes WIRS de 1980, 1984 et 1990 (‘IR’pour Industrial Relations) sur les relations professionnelles dans les établissements devenant WERS à partir de 1998 (‘ER’pour Employment Relations). En 2004, pour la première fois, WERS comprenait un bref auto-questionnaire sur les aspects financiers qui devait être rempli après l’entretien avec un membre de la direction, afin de compléter les données manquantes sur la productivité, le renouvellement de la main-d’œuvre et les parts de marché.
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FRANCE, GRANDE-BRETAGNE : DEUX CADRES NATIONAUX BIEN DISTINCTS Malgré des objectifs et des méthodes communes, les deux enquêtes posent des difficultés de comparaison. Tout travail statistique à partir d’enquêtes est en effet fondé sur un travail de codification des réponses en un nombre déterminé de classes d’équivalence et sur l’agrégation d’entretiens individuels, fondés sur des opinions, en un corpus de données robustes. Or, toute approche comparative faisant usage des enquêtes WERS et REPONSE est confrontée aux limites inhérentes à la mise en équivalence de réponses données dans des contextes nationaux très différents d’un pays à l’autre : les formes prises par la relation salariale dépendent en effet étroitement des spécificités nationales et de l’histoire économique et sociale des pays.
La force de la Loi et le royaume du contrat Selon Thomas Coutrot, bien que la convergence macroéconomique ait beaucoup progressé en Europe depuis le début des années 1980, à l’occasion de l’Acte Unique Européen et du Traité de Maastricht notamment, les systèmes de relations professionnelles français et britannique restent très particuliers à chaque pays : « on pourrait même, sous certains aspects, les décrire comme rigoureusement opposés » [Coutrot, 1998]. Avec cet auteur, on peut affirmer que le principal trait les distinguant est la manière dont sont établies les règles : par la loi ou par l’accord. En France, c’est clairement la loi qui tient, encore aujourd’hui, une place centrale : elle « ne se contente pas de déterminer des règles substantielles aussi importantes que le salaire minimum ou la durée légale du travail, mais fixe aussi la plupart des règles procédurales que les acteurs doivent respecter dans leur interaction quotidienne » [Coutrot, 1998]. L’une des principales particularités de la France, par rapport à la Grande-Bretagne, est en effet d’avoir des relations professionnelles étroitement encadrées par la Loi et un code du travail qui en modèle la forme et le contenu. À l’opposé, le système britannique est historiquement basé sur des arrangements strictement volontaires, et la régulation légale des relations professionnelles est pratiquement inexistante. Par exemple, dans les établissements de plus de 50 salariés, les employeurs français n’ont pas le droit de s’opposer à ce que l’un de leurs salariés devienne délégué syndical. Les employeurs britanniques, quant à eux, peuvent le faire. De plus, en France, les employeurs se doivent de négocier annuellement sur les salaires avec tous les syndicats présents dans leur établissement. En Grande-Bretagne, négocier avec un représentant des salariés dans un établissement, quelle qu’en soit la taille, relève du seul bon vouloir de l’employeur. Ainsi que Thomas Coutrot l’a bien résumé
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dans le titre de son article, la France use de la « force de la loi » alors que la Grande-Bretagne est le « royaume du contrat » [Coutrot, 1998]. Cette opposition est encore renforcée par l’examen des statuts et des structures des syndicats en France et en Grande-Bretagne. Le syndicalisme français est organisé selon les trois niveaux pertinents de la négociation dans ce pays : le niveau interprofessionnel (national), celui des branches et enfin localement, au niveau des entités économiques (l’entreprise ou le groupe) ou des lieux de travail (l’établissement). Il se caractérise aussi par un nombre élevé d’organisations distinctes, cohabitant souvent – sans forcément s’entendre – dans les mêmes établissements, chacun se donnant 1 pour vocation de représenter l’ensemble des travailleurs . Les taux de syndicalisation se sont stabilisés depuis une quinzaine d’années à un niveau exceptionnellement bas au sein des pays de l’OCDE [Wolff, 2008]. En Grande-Bretagne à l’inverse, il existait, des syndicats influents ne représentant que certains métiers industriels (transport, chemin de fer, charbon) ou certains types de métiers (pour les ouvriers spécialisés notamment). Le pluralisme syndical au sein des établissements était donc plus lié à la diversité des qualifications de métiers, qu’à des divisions politiques. Le déclin général depuis les années 1980 de toutes ces organisations les ont conduites à se regrouper : un large mouvement de fusion s’est traduit par la montée en puissance de syndicats généralistes (UNITE pour le secteur privé, UNISON pour le public), une poignée de syndicats structurés au niveau des secteurs d’activité (dans l’enseignement, la communication, les soins infirmiers notamment) parvenant à perdurer. À part dans le secteur public et dans celui de l’imprimerie, il n’y a pas de négociation de branche en Grande-Bretagne : le niveau central de la négociation demeure l’entreprise ou l’établissement, où l’on peut trouver – le cas échéant – plusieurs syndicats. Ainsi, dans les établissements de plus de 25 salariés, quatre salariés sur dix seulement citent en 2004 l’existence d’un accord collectif influençant leur salaire et leurs conditions de travail [Kersley et al., 2006]. Enfin, les références idéologiques des acteurs syndicaux diffèrent clairement d’un pays à l’autre. Les syndicats français sont marqués par une tradition de politisation, d’anarcho-syndicalisme et de radicalisme, bien que deux des trois principales confédérations affichent aujourd’hui des orientations modérées. Les syndicats britanniques, au contraire, prennent leurs racines dans une tradition de métiers, de réformisme et de coopération, même si le lien avec les métiers traditionnels s’est souvent évanoui [Waddington et Whitston, 1995].
1. À l’exception notable de la CFE-CGC, syndicat catégoriel historique des cadres et de l’encadrement.
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Des différences qui persistent et, à certains égards, se creusent Les deux systèmes français et britannique de relations professionnelles se sont assez largement transformés depuis le début des années 1990, sans pour autant converger. Dans le cas britannique, le contexte politique dans lequel le gouvernement et les médias prennent en compte le droit des salariés à l’auto-organisation joue un rôle particulièrement important, car il contraint le cadre dans lequel le « bon vouloir » des employeurs peut s’exercer. Il ressort de fait clairement du tableau 1 que la proportion d’établissements de 25 salariés ou plus dotés de représentants syndicaux reconnus par les employeurs a chuté pendant l’ère Thatchérienne de 1979 à 1997, puis s’est stabilisée ensuite sous le « New Labour ». Le cadre légal anti-syndical mis en place par les conservateurs n’a certes pas été substantiellement remis en cause par les travaillistes. Mais l’introduction d’un droit autorisant les salariés soumis à une procédure disciplinaire d’être accompagnés par un ami ou un représentant de leur choix, ainsi que l’instauration en 1999 d’une procédure permettant la reconnaissance des syndicats présents dans les entreprises marquent une inflexion et l’anti-syndicalisme dont les gouvernements précédents faisaient preuve a considérablement reculé. TABLEAU 1. – RECONNA SSANCE DES SYND CATS EN GRANDE-BRETAGNE, 1980-2004 En pourcentage d’établissements 1980
1984
1990
1998
2004
Industrie
65
56
44
28
37
Services
41
44
36
23
20
Secteur public
94
99
87
87
88
Ensemble
64
66
53
42
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Champ : établissement de 25 salariés ou plus. Source : [Blanchflower et al., 2006].
Malgré un regain récent de la reconnaissance des syndicats de la part des employeurs en Grande-Bretagne (tableau 1), l’enquête WERS montre que les organisations syndicales continuent de s’affaiblir. Les directions des établissements plus petits se prononçant sur l’existence d’un syndicat (qu’elles acceptent de reconnaître), d’un comité consultatif, d’un représentant syndical ou d’un représentant non syndical, répondent plus rarement positivement : entre 1998 et 2004, la part des établissements de dix salariés et plus ayant au moins une de ces instances chute en effet de 57 % à 49 % [Kersley et al., 2006], la présence de représentants du personnel (syndicaux ou non syndicaux) diminuant dans les mêmes proportions [Charlwood et
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Terry, 2007]. À un niveau d’analyse plus fin, ce recul est confirmé : alors qu’en 1998, dans les cas où les employeurs reconnaissaient la présence d’un syndicat, 55 % des établissements avaient au moins un représentant syndical sur place, cette proportion n’est plus que de 45 % en 2004 [Kersley et al., 2006]. L’enquête REPONSE décrit une tendance opposée en France (cf. chapitre 4) : la part des établissements de 20 salariés et plus dotés d’au moins une instance représentative (qu’elle soit élue ou syndiquée) a augmenté, passant de 73 % en 1998-1999 à 76 % en 2004-2005. Ces tendances fortement contrastées sont particulièrement intéressantes. L’économie française est soumise à la globalisation, comme l’économie britannique. Elles sont toutes deux de taille semblable et, dans les deux pays, les syndicats, comme les institutions démocratiques de la représentation politique d’ailleurs, ont enregistré un déclin continu au cours des années 1980 et 1990 : la baisse de la syndicalisation dans les établissements y a été pareillement sensible. Pourtant, l’expérience de la domination néolibérale s’est exprimée différemment, générant des conséquences organisationnelles distinctes. En Grande-Bretagne, le nombre d’établissements dotés de représentants du personnel a fortement baissé par rapport à la décennie précédente, tandis qu’en France il a augmenté. La plus forte prégnance du cadre légal en France et l’évolution récente de la législation vers une prééminence de la négociation d’entreprise, voire d’établissement (cf. chapitre 5) expliquent probablement en partie les différences d’évolution de la représentation salariale des deux côtés de la Manche. Les nombreux dispositifs législatifs visant à privilégier la négociation d’entreprise qui ont été adoptés depuis le début des années 1990 ont en effet donné du « grain à moudre » aux représentants du personnel français. Mais dans ce contexte, la diffusion de la représentation du personnel au sein des établissements français ne reflète-t-elle pas – plutôt qu’une revitalisation du syndicalisme dans les entreprises – un plus fort respect, voire une plus grande soumission des directions d’entreprise aux 2 obligations légales ? Le cadre légal français a aussi pu contribuer à maintenir un niveau élevé de représentation syndicale dans les établissements, grâce à l’existence d’une pluralité de syndicats cohabitant de plus en plus souvent dans les établissements (cf. chapitre 7), parfois en position de compétition. En Grande-Bretagne, en revanche, l’évolution vers un rassemblement des 2. Soumission d’autant plus volontaire qu’elle est parfois récompensée par des avantages fiscaux (Cf. chapitre 16).
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syndicats trouverait son origine dans la crise des syndicats de métiers provenant de la remise en cause des identités professionnelles et, partant, des processus d’identification des salariés à ces syndicats. En Grande-Bretagne, la défaite de la grève des mineurs de 1984-1985 a marqué un tournant, mettant un frein aux luttes ouvrières et transformant la nature des relations entre patronat et syndicats, d’une pratique d’affrontement en une stratégie de collaboration. En France, dans les années 1980 et 1990, avant les prémices des mobilisations de 1995, de nombreux propos ont fleuri enterrant définitivement la forte combativité et les spécificités de l’hexagone en matière syndicale. Les révoltes ouvrières appartenaient désormais au passé [Howell, 1992]. Les syndicats modernes allaient l’emporter sur ceux enfermés dans l’alternative, dépassée, de la lutte des classes : il y aurait moins de grèves, moins de grévistes et plus de négociations et de paix sociale [Goetschy, Rozenblatt, 1992]. Un modèle social fort allait émerger, selon lequel les syndicats français, très bureaucratisés, parviendraient en quelque sorte à survivre, sans adhérents ([Rosanvallon, 1988]). Le syndicalisme français allait devenir à la fois instrumental et institutionnalisé [Labbé et Croisat, 1992]. Non seulement la fin des conflits en France a été annoncée de façon erronée (cf. chapitre 10), mais les syndicats ont réussi à tirer profit des transformations du cadre légal et économique pour préserver et par endroits renforcer leur emprise sur le tissu productif (cf. [Contrepois, 2003] et [Pernot, 2005], ainsi que les chapitres 4, 5 et 7). Le patronat français a semble-t-il continué à faire preuve de la même hostilité qu’auparavant, sinon plus forte, à l’égard des syndicats. Les spécificités des pratiques et règles encadrant les relations professionnelles en France et en GrandeBretagne ont ainsi évolué, sans pour autant se rejoindre.
DES TRADITIONS ACADÉMIQUES DISTINCTES, REFLETS DES DIFFÉRENCES NATIONALES
À contextes différents, analyses différentes. De fait, les chercheurs français et britanniques ne se sont pas emparés des problématiques ayant trait aux relations professionnelles de la même manière. Et si des deux côtés de la Manche, les chercheurs en sciences sociales ont été largement influencés par l’introduction et la diffusion des enquêtes WERS et REPONSE dans le paysage académique, la réception de ces dispositifs n’a pas été la même dans les deux pays. Une différence qui renvoie au contexte académique et scientifique au moment de leur développement.
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Le champ des relationsprofessionnelles en France, marqué par l’approche macro-sociale Décrits dans un précédent ouvrage [Jefferys, 2003], les champs traditionnels de la recherche française en matière de relations professionnelles s’appuient sur trois disciplines : le droit, la sociologie et l’histoire. Le rôle central joué par la Loi et le Code du travail en la matière explique aisément que les juristes aient occupé une place de premier plan pour l’observation et l’étude des relations professionnelles. La revue Droit Social, fondée en 1938, est peut-être ainsi la revue la plus en pointe concernant ces problématiques. Le Droit est aussi une discipline que les directeurs des ressources humaines français ont souvent étudiée au cours de leur formation supérieure. Une certaine affinité existe donc entre ces acteurs des relations professionnelles et les juristes dits ‘du travail’qui investissent ces problématiques. En tant que phénomène collectif, les relations professionnelles sont aussi un objet de recherche ancien pour les sociologues français. Cette tradition disciplinaire choisit le plus souvent de l’aborder sous l’angle de la négociation collective, de l’émergence des mouvements sociaux et de la constitution de collectifs de travailleurs – plus ou moins auto-organisés. Parce qu’elle est largement influencée soit par le marxisme, soit par le catholicisme Social, elle prête une attention particulière aux idéologies, les considérant souvent comme un facteur explicatif de première importance. La revue fédérant le plus cette approche est Sociologie du Travail, fondée en 1959. Certains historiens français, enfin, se sont emparés de ces problématiques : ces chercheurs s’intéressent en effet à l’histoire de la structuration du mouvement ouvrier, notamment autour des organisations syndicales. Il s’agit d’une histoire remontant au XIXe siècle au moins, émaillée de guerres, de crises économiques et de périodes de prospérité. Dans ce contexte, la description de la trajectoire des grandes confédérations syndicales, l’émergence de nouvelles, etc. se sont affirmées comme des objectifs légitimes. Ces trois approches se distinguent bien par des angles d’entrée spéci3 fiques, mais toutes trois sont marquées par leur dimension « hôliste » : les relations professionnelles, le syndicalisme, etc. sont examinés en tant que faits sociaux, et ce dans l’espace national. 3. Le paradigme holiste (du grec holos, tout) privilégie l’étude des phénomènes sociaux dans leur totalité, considérée comme irréductible à la somme de ses parties, tandis que le paradigme individualiste envisage ces phénomènes comme la résultante de l’agrégation de comportements individuels.
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Les « écoles théoriques » françaises – dont les trois principales sont l’école de la régulation, la théorie de l’action ou celle de l’effet sociétal – héritent directement de ces traditions disciplinaires. Pour résumer en quelques mots, les « régulationnistes » scrutent les transformations des régulations qui donnent un cadre aux relations sociales (notamment au travers d’un mode de production dominant, d’institutions économiques et non-économiques). Étroitement liée à Alain Touraine, la sociologie de l’action se focalise sur la capacité des mouvements sociaux à peser sur l’ensemble de l’espace social et, le cas échéant, à le reconfigurer. La théorie des effets sociétaux se caractérise enfin par sa dimension culturaliste, influencée par la psychologie, faisant l’hypothèse que les contextes nationaux dans lesquels les individus évoluent finissent par les imprégner au point de conditionner largement leurs comportements (i.e. devant toute considération économique). GRAPH QUE 1. – SCHÉMA DES THÉOR ES FRANÇA SES SUR LE TRAVA L Influence majeure
Adam Smith
Écoles
Théorie néolibérale
Objets d’étude
Post-fordisme Ressources humaines Convergence
Karl Marx
Théorie de la régulation
Max Weber
Sociologie de l’action
Effet sociétal
Déclin de la classe ouvrière Institutionnalisation des syndicats
Spécificités françaises Contingences
Source : [Jefferys, 2003].
L’arrivée de l’enquête REPONSE dans ce contexte académique n’a pas été simple : aucun courant de recherche français n’était en effet préparé à accueillir un outil d’analyse micro-statistique sur les relations professionnelles. Il n’est ainsi pas surprenant de constater que cette série d’enquêtes est depuis ses débuts produite et promue par la sphère administrative (i.e. le ministère du Travail), plutôt que par l’univers de la recherche directement (cf. chapitre 2). Ce constat ne signifie bien sûr pas que la recherche se désintéresse de ce dispositif (les nombreuses contributions à cet ouvrage émanant de chercheurs sont, s’il en est besoin, une preuve du contraire), mais plutôt que les conditions n’ont pas été réunies (et ne le sont sans doute pas encore tout à fait) en France pour qu’une « école », un collectif structuré de chercheurs s’emparent de cet outil, le fassent vivre et assurent sa pérennité.
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En Grande-Bretagne, le développement d’une approche par les économistes du travail Les éditions successives de WIRS/WERS ont donné lieu à une multitude d’ouvrages, chapitres de livres et articles en Grande-Bretagne. La diffusion et le succès de ces enquêtes ne sont pas sans lien avec le tournant amorcé par l’introduction du « mesurable » en sciences sociales. Il a été largement encouragé par les progrès réalisés par l’informatique dans les années 19601970, à une époque où sortir des données informatiques pouvait prendre des jours et dépendait des capacités d’investissement dans des ordinateurs onéreux. Aujourd’hui, quelques secondes sur un PC bon marché suffisent. L’engouement actuel pour les énormes bases de données n’est donc pas surprenant. Tous les cursus actuels de Ph. D (doctorat) au Royaume-Uni comportent des cours de statistiques, dont l’utilisation est largement encouragée. Ces méthodes permettent d’obtenir des résultats instantanés, alors que les études de cas reposant sur des entretiens qualitatifs approfondis et des enquêtes ciblées, demandent beaucoup de temps. Encadré : a sér e br tann que des enquêtes WIRS/WERS À la fin des années 1970, au tout début de la période Thatcher de dérégulation antisyndicale, un nouvel outil apparaît dans le paysage statistique britannique : trois institutions de la recherche et de l’administration britannique (le Department of Employment, le Social Science Research Council et le Policy Studies Institute) joignent leurs efforts – financiers et scientifiques – pour produire une enquête portant sur les relations professionnelles. Cette enquête est désignée par l’acronyme WIRS 1980 (pour Workplace Industrial Relations Survey). Outre la problématique abordée, quatre caractéristiques font de cette enquête un outil innovant : • l’unité de sondage était l’établissement ; • dans chaque unité sondée, un représentant de la direction et un représentant du personnel étaient interrogés ; • la passation des questionnaires était administrée en face à face, avec des enquêteurs formés pour guider utilement les enquêtés, lorsque nécessaire ; • le champ de l’enquête (établissements de plus de 25 salariés) était plus large que dans la plupart des enquêtes de ce type. Quatre autres éditions de cette enquête en 1984, 1990, 1998 et 2004 ont prolongé cette expérience et ont durablement inscrit le dispositif dans l’espace académique et administratif britannique. WIRS 1980 a rapidement essaimé à l’étranger, puisque la série des enquêtes françaises REPONSE s’en inspire très directement. La première enquête française REPONSE date de 1992-1993 et a été suivie de deux autres éditions en 19981999 et 2004-2005. L’enquête britannique change de nom à l’occasion de sa quatrième édition en 1998 pour devenir WERS (Workplace Employment Relations Survey). Plus qu’un simple changement de nom, cette date marque un repositionnement de l’enquête vers des problématiques moins directement industrielles, et plus influencées par les problématiques de gestion des ressources humaines [Blanchflower, Bryson, Forth, 2006].
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>>> La cinquième édition de la série, WERS 2004, est le fruit d’une coopération entre le Department of Trade and Industry (DTI), l’Economic and Social Research Council (ESRC), l’Advisory, Conciliation and Arbitration Service (Acas) et le Policy Studies Institute (PSI). L’objectif principal de l’enquête est relativement inchangé : fournir une description systématique et à large échelle des nombreux aspects des relations professionnelles au sein des différents secteurs de l’économie britannique. Le champ de WERS 2004 a été étendu pour être représentatif de l’ensemble des établissements de plus de 5 salariés, des secteurs public et privé. Le maintien d’une méthodologie et de questionnaires largement comparables tout au long de cette série d’enquêtes permet les comparaisons temporelles, ainsi que la constitution de panel d’établissements interrogés successivement dans plusieurs éditions de l’enquête. WERS 2004 est ainsi la réunion de cinq dispositifs d’enquête distincts : • Un auto-questionnaire destiné au représentant de la direction dans l’établissement, décrivant la composition de la main-d’œuvre (4 pages) ; • Un entretien en face à face avec ce même représentant de la direction (deux heures en moyenne) ; • Un entretien en face à face avec un représentant du personnel (syndiqué ou non), lorsqu’un tel représentant est présent dans l’établissement (45 minutes) ; • 25 auto-questionnaires distribués à un échantillon de salariés sélectionnés au hasard dans l’établissement (4 pages) ; • Un auto-questionnaire destiné au responsable financier, pour une évaluation de la performance financière de l’établissement (4 pages). Environ 2 300 établissements, 1 000 représentants du personnel et 22 000 salariés ont activement participé à ce dispositif d’enquête, pour un taux de réponse atteignant 64 %. Parmi les établissements répondants en 2004, près de 950 avaient déjà été interrogés en 1998 et peuvent ainsi constituer un panel. Comme dans le cas des enquêtes REPONSE, les problématiques abordées couvrent un vaste éventail de sujets. Même s’il est un peu réduit depuis l’édition de 1998, le cœur des questions continue à porter sur la description des relations et pratiques existantes entre la direction de l’établissement et ses salariés, médiatisées ou non par la présence de représentants du personnel. Les principales thématiques abordées en 2004 couvrent : • La composition de la main-d’œuvre ; • La gestion du personnel et les relations professionnelles ; • Le recrutement et la formation ; • L’organisation du travail et l’usage des outils de flexibilisation ; • L’information et la consultation directe des salariés ; • La représentation du personnel ; • Les salaires et compléments de salaire ; • Les conflits, sanctions et recours à la justice ; • La recherche d’un équilibre travail/hors-travail ; • Les performances économiques et financières de l’établissement ; • Le rapport des salariés à leur travail.
À l’inverse de la situation française, le dispositif d’enquête WIRSWERS a de ce fait contribué à structurer, et même à restructurer, le champ des relations professionnelles en Grande-Bretagne. Le changement de noms de l’enquête – où « d’industrielles », les relations sont devenues « d’emploi » – est symptomatique d’une évolution, où l’analyse sociologique et politique de la place des syndicats dans le monde industriel
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s’est progressivement effacée au profit de travaux micro-économétriques des différentes dimensions des relations de travail (salaire, temps de travail, formation, etc.). La question des outils et des méthodes n’est pas neutre quant aux questions abordées, et ce n’est parfois pas sans risque [Godard, 2001]. Les enquêtes monographiques aboutissent souvent à des résultats controversés ou ambigus, difficilement saisissables à travers des modèles économétriques et les données qu’ils mobilisent. Cela tient en partie à la forte complexité des comportements humains étudiés. En ce sens, le traitement statistique consistant à agréger des opinions ne va pas sans poser certains problèmes. En examinant ainsi des points de vue individuels, chacun est traité de la même manière. Or les collectifs humains ne fonctionnent pas ainsi : les relations d’emploi sont non seulement des relations de pouvoir, mais elles sont aussi politiques. De ce fait, les mêmes mots peuvent revêtir un sens différent selon les personnes, à différentes étapes de leur vie. Autant d’éléments à même d’invalider les méthodes statistiques. Ce problème est crucial lorsqu’il s’agit d’analyser en profondeur des pratiques minoritaires, comme l’est devenue la représentation syndicale au Royaume-Uni. Curieusement, malgré le nombre de variables dans l’enquête, le déclin que connaît la représentation syndicale (et donc la diminution du nombre d’observations) amplifie la difficulté à distinguer l’expression de la représentation syndicale de ses caractéristiques intrinsèques. Face à cette situation, les études de cas apportent un éclairage complémentaire, absolument nécessaire aux résultats statistiques.
CONCLUSION Dans les années 1980, lorsque les statistiques sont devenues partie prenante des disciplines scientifiques en Grande-Bretagne, la description de trois types de témoins s’est transformée dans l’aphorisme suivant : « mensonge, sacré mensonge et statistiques ». En remontant deux siècles auparavant à John Locke, on peut rappeler que le père de l’empirisme concevait l’existence humaine comme une page blanche sur laquelle la vie avait gravé l’expérience. Les faits requièrent la neutralité. Mais, comme le suggère cet aphorisme, c’est rarement le cas : ils sont toujours enrobés dans une argumentation par la narration humaine. Les deux enquêtes REPONSE et WERS comportent une très grande richesse d’informations. Mais les données ne font pas sens si on les considère comme des faits déconnectés de leur contexte de production, technique et académique, social et politique. Aussi doit-on mener, en complément de l’exploitation de ces enquêtes, des recherches fondées sur des études de
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cas qualitatives. Jean-Jacques Rousseau, contrairement à Locke, était loin de considérer la nature humaine comme neutre. Il pensait que l’expérience vécue agissait sur les êtres humains et les façonnait. Des deux côtés de la Manche, les chercheurs en sciences sociales ont encore beaucoup à apprendre de Rousseau et de sa théorie philosophique, fondée sur le contrat social.
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Genèse et réalité d’une enquête
Thomas Amossé, Thomas Coutrot
Écrire l’histoire de l’enquête REPONSE, acronyme de « Relations professionnelles et négociations d’entreprise », suppose en premier lieu de traverser la Manche. À l’origine de l’enquête française, on trouve en effet sa cousine britannique, l’enquête WIRS pour Workplace Industrial Relations Surveys, qui avait été réalisée en 1980, 1984 et 1990. De fait, au début des années 1990 ces enquêtes avaient déjà fortement marqué le champ des relations industrielles et de l’économie du travail outre-Manche, en ayant notamment permis une description précise des changements survenus dans les relations sociales au cours de la décennie Thatcher ([Millward et alii, 1992]). Et à cette époque, l’enquête britannique avait déjà servi de modèle en Irlande et en Australie. Au Canada, une enquête du même type était alors en préparation. Même si ces enquêtes ont connu des fortunes 1 2 diverses , l’importance du dispositif WIRS-WERS n’a quant à lui pas décliné : après la cinquième édition réalisée en 2004, la série d’enquêtes compte une bibliographie impressionnante de plusieurs dizaines d’ouvrages et de plusieurs centaines d’articles (cf. [Blanchflower et alii, 2007] pour une synthèse récente de ses principaux apports). Certes comme l’a montré Steve Jefferys dans le chapitre précédent, les choses sont loin d’être identiques en France et en Grande-Bretagne (les champs académiques n’y étant notamment pas structurés de la même manière), il n’en demeure pas moins que l’expérience britannique a 1. Au gré notamment des orientations politiques des gouvernements, comme en Australie où la dernière enquête (initialement prévue en 2005) n’a pu être réalisée alors que les conservateurs étaient au pouvoir. 2. Bien qu’elles n’aient connu que peu de modifications (ce sont principalement les thèmes de l’enquête qui ont été étendus à l’organisation du travail, la gestion des ressources humaines et aux politiques de rémunérations), les enquêtes ont en effet été renommées WERS pour Workplace Employment Relations Surveys à partir de 1998 (cf. chapitre 1).
GENÈSE ET RÉALITÉ D’UNE ENQUÊTE
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constitué – et continue d’être aujourd’hui – une référence centrale pour l’enquête REPONSE. C’est au début des années 1990, précisément en 1992-1993, que sa première édition a été réalisée au sein du ministère du Travail, dans le Service des études et des statistiques (SES), l’ancêtre de l’actuelle direction de l’Animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares). À l’origine de cette décision, le constat que le dispositif traditionnel d’observation des relations professionnelles en entreprise – qui reposait essentiellement sur une dichotomie entre, au plan quantitatif, des sources administratives, et au plan qualitatif, des analyses monographiques – n’était plus à même de permettre de comprendre les évolutions à l’œuvre. Aujourd’hui comme hier, ces deux types de sources sont bien sûr indispensables et naturellement complémentaires. D’une part, les statistiques administratives, basées sur le maillage du territoire par les Directions départementales du travail et alimentées par la remontée systématique vers l’Administration centrale de fiches concernant les accords et les conflits dans les entreprises, permettent l’établissement d’un « Bilan annuel de la négociation collective » ([DGT-DARES, 2008] pour sa dernière édition). Apprécié des acteurs du système de relations professionnelles, le bilan présente un panorama à la fois synthétique et détaillé de la production du système en termes d’accords de branche et d’entreprise sur les divers thèmes négociés. D’autre part, les études monographiques sont irremplaçables pour comprendre les stratégies des acteurs, le sens qu’ils donnent à leurs pratiques, la légitimité et la stabilité des règles qu’ils formulent et interprètent dans leur activité de négociation. Mais certaines limites de chacune des approches ne sont pas compensées par les points forts de l’autre. Ainsi les sources administratives sont notoirement lacunaires : nombre d’entreprises ne déposent pas systématiquement les accords signés, et encore moins les procès-verbaux de désaccord ; de même, comme l’a montré Delphine Brochard [2003], une majorité des arrêts collectifs de travail échappent aux bilans qu’en produisent les sections d’Inspection du travail. Mais surtout, alors que le Code du travail définit très en détail l’architecture – fort complexe – des institutions de représentation du personnel, la nature administrative des sources fait qu’on ne sait presque rien de l’écart entre l’organisation juridique des institutions représentatives et le fonctionnement effectif de la régulation sociale en entreprise. Et ces lacunes ne peuvent être que partiellement compensées par l’analyse monographique : en effet celle-ci suppose le choix d’un nombre par définition très limité de cas, qui nécessitent l’adhésion active à la fois des directions d’entreprise et des représentants du personnel (et parfois même un financement des premières), ce qui facilite certes une appréhension fine des processus à l’œuvre, mais limite la portée des cas analysés.
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C’est notamment pour tenter de dépasser ces limites, que le ministère du Travail a décidé de réaliser en 1992-1993, pour la première fois en France, une enquête statistique en entreprise sur la réalité des relations professionnelles et des processus, formels et informels, de négociation. Cette décision marquait une rupture historique – l’observation statistique des relations sociales ayant jusque-là toujours reposé en France sur des données administratives – et témoignait d’une nouvelle ère qui s’ouvrait, 3 avec un vaste ensemble d’enquêtes conduites à l’initiative de la Dares pour saisir les mutations du travail. Prenant en compte la pluralité des acteurs et points de vue légitimes sur le travail (dirigeants d’entreprise, représentants du personnel, médecins du travail, salariés), elles avaient pour objectif, et permettent aujourd’hui encore, d’appréhender les réalités étudiées sous plusieurs angles et à partir d’échantillons de taille certes réduite par rapport aux registres administratifs, mais dont la représentativité statistique est assurée. Dans le domaine des relations professionnelles, la réédition régulière de l’enquête REPONSE et la mise en place en 2005 de l’enquête ACEMO annuelle sur la négociation et la représentation des salariés (cf. [Carlier, Naboulet, 2007] pour ses premiers résultats) doit ainsi rendre possible, à terme, de se passer des exploitations statistiques conduites à partir des remontées administratives sur les accords d’entreprise, les arrêts de travail et les résultats d’élections aux comités d’entreprise. Mais n’allons pas trop vite. Avant de présenter en détail la dernière édition de l’enquête et d’évoquer les perspectives qui s’ouvrent, notamment au niveau européen, revenons-en à ses origines. En effet, les difficultés rencontrées, outre leur intérêt intrinsèque pour les statisticiens, y apparaissent significatives des enjeux et tensions qui traversent le système français de relations professionnelles. Dans la continuité du concept de co-construction utilisé par Alain Desrosières pour analyser l’histoire des méthodes et sources statistiques ([2005] par exemple), nous tenterons ainsi de comprendre ce que l’histoire des enquêtes REPONSE, de ses innovations méthodologiques aux obstacles qu’elle a successivement affrontés, peut nous apprendre sur l’objet même de l’enquête, c’est-à-dire la régulation sociale en entreprise.
3. Il s’agit des enquêtes « Conditions de travail » (1984, 1991, 1998, 2005), « Organisation du travail » (1987 et 1993), « Changements Organisationnels et Informatisation » (1997 et 2006) et SUMER (pour Surveillance médicalisée des risques ; 1994 et 2003).
GENÈSE ET RÉALITÉ D’UNE ENQUÊTE
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RETOUR AUX ORIGINES Dans les années 1990, les limites des statistiques administratives évoquées précédemment étaient devenues d’autant plus problématiques que les relations sociales se passaient de plus en plus au niveau de l’entreprise et de l’établissement (comme Catherine Bloch-London et Jérôme Pelisse le montreront dans le chapitre 5), alors que l’essentiel de la régulation sociale se nouait auparavant au niveau interprofessionnel ou des branches. Le dispositif traditionnel ne permettait donc pas d’appréhender réellement les processus, les enjeux et les résultats effectifs du débat social en entreprise. Et cette situation n’était pas seulement problématique pour l’administration du travail qui en gérait les formes juridiques ; elle le devenait aussi de façon croissante pour les économistes et sociologues. Le renouveau des analyses sur les modes de coordination internes aux entreprises montrait déjà que la performance économique ne dépendait ni seulement de la modernisation technologique, ni de l’invention de dispositifs incitatifs pour amener les salariés individuels à des comportements « optimaux ». De plus en plus les « nouveaux modèles de production » [Veltz et Zarifian, 1994] reposaient sur des compétences collectives, des savoirs et des normes partagés, des apprentissages organisationnels, dont la constitution et la reproduction supposaient une régulation microsociale maîtrisée. La vogue des dispositifs participatifs – cercles de qualité, projets d’entreprise, etc. – dans les années 1980 en était une illustration, sans doute dévoyée par des effets de mode managériale, mais néanmoins évidente. L’absence de toute source statistique sur ces dispositifs d’information et de mobilisation des salariés par les entreprises, et sur les formes de régulation microsociale, ne permettait pas une validation sérieuse des thèses en présence sur les nouvelles stratégies de gestion des ressources humaines, leurs liens avec les innovations technologiques et organisationnelles, leur articulation avec les institutions représentatives traditionnelles et notamment les syndicats, leur impact éventuel sur la compétitivité et l’emploi, l’émergence du « post-taylorisme ». C’est dans ce cadre qu’ont été pensés les objectifs de la première enquête REPONSE, qui demeurent dans une large mesure encore valides aujourd’hui. Il s’agissait en premier lieu de fournir des statistiques de qualité concernant les structures et dispositifs : l’existence des institutions représentatives du personnel, les modes de communication internes à l’entreprise et les dispositifs de participation des salariés, l’organisation du travail et les politiques salariales. L’enquête devait ensuite permettre une évaluation du fonctionnement réel du système français de relations professionnelles en regard de ce que définit le Code du travail. Le dispositif juridique français concernant la représentation des salariés est en
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effet complexe : quatre instances principales y sont définies (délégués syndicaux, comités d’établissement ou d’entreprise, délégués du personnel, comités d’hygiène et de sécurité), avec chacune des attributions précises et distinctes, du moins en principe ; et cette complexité du système induit une méconnaissance par un certain nombre de responsables d’entreprises moyennes ou petites, et une difficulté croissante rencontrée par les organisations syndicales à faire vivre ces diverses institutions. C’est ainsi que des questions portant sur les pratiques (tenue effective de réunion, thèmes de revendication développés), les processus (de négociation comme de conflit) et les opinions des acteurs ont été posées. Enfin, il était clairement envisagé dès le départ que l’enquête REPONSE puisse servir de support à des travaux de recherche plus approfondis, conduit par des équipes de sociologues, de gestionnaires, de politistes ou d’économistes et s’appuyant sur des analyses secondaires, éventuellement grâce à des appariements de fichiers. C’est en ce sens qu’a été adoptée, de façon analogue à l’enquête WIRS, une interrogation doublement croisée de plusieurs acteurs sur plusieurs thèmes, relevant des relations professionnelles au sens strict mais aussi plus largement de la socio-économie du travail.
L’expérience de 1992-1993 : une enquête pionnière… qui a essuyé les plâtres De fait dès sa première édition, l’enquête présentait deux originalités majeures par rapport aux enquêtes habituellement menées auprès des entreprises, que ce soit par la DARES ou le système statistique public : une interrogation en face à face, au cours d’entretiens approfondis recueillant essentiellement des informations à caractère qualitatif ; une pluralité d’interlocuteurs au sein du même établissement, ce qui en a fait la première enquête couplée en France. L’interrogation approfondie d’un membre de la direction de chaque établissement, possible seulement en face à face, permettait de recueillir une description précise non seulement de qui sont les partenaires sociaux dans l’entreprise et de ce qu’ils font, mais aussi du contexte économique et concurrentiel dans lequel ils évoluent, et des politiques et des pratiques managériales, dont on peut penser qu’elles contribuent à configurer le jeu des acteurs sociaux dans l’entreprise. Il s’agissait d’aller au-delà des rôles institutionnels préétablis ou des proclamations d’intention, et d’entrer en quelque sorte dans la « cuisine » des interactions locales entre partenaires sociaux afin de comprendre en profondeur la manière dont elles s’élaborent. Et c’est pour assurer la pluralité des points de vue sur une question potentiellement aussi controversée en France que celle des relations sociales dans l’entreprise, que dans chaque établissement étaient interrogés, outre un représentant de la direction, autant de délégués
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TABLEAU 1. – SYNOPS S DES TRO S ÉD T ONS DE L’ENQUÊTE REPONSE 1992-1993
1998-1999
2004-2005
Mode de sondage
Méthode des quotas à partir de l’échantillon de l’enquête « Structure des salaires »
Sondage aléatoire à partir de la base SIRENE
Sondage aléatoire à partir de la base SIRENE appariée avec les DADS
Échantillon à enquêter (y compris déchets et hors-champ)
12 293 établissements d’entreprises de plus de 50 salariés
9 055 établissements de plus de 20 salariés
5 897 établissements de plus de 20 salariés
Personne enquêtée (rendez-vous obtenu après enquête téléphonique)
« Responsable du personnel » dans l’établissement
« Responsable des relations sociales » dans l’établissement
« Responsable des relations sociales » dans l’établissement
Entretiens réalisés
3 013
2 978
2 930
Personne enquêtée (coordonnées fournies par le représentant de la direction, rendezvous obtenu par téléphone)
Un délégué syndical par organisation présente, et en absence de délégué syndical, le secrétaire ou un membre du comité d’entreprise, ou encore un délégué du personnel
Un délégué syndical de l’organisation majoritaire, et en absence de délégué syndical, le secrétaire ou un membre du comité d’entreprise, ou encore un délégué du personnel
Un représentant désigné ou élu (sélection aléatoire informatisée en fonction des réponses du représentant de la direction) de l’organisation ou de la liste majoritaire
Entretiens réalisés
3 350 dans 1 670 établissements
1 673
1 970
Mode de sélection
Dépôt dans l’établissement, sélection sur les listes du personnel données par la direction
Envoi au domicile après sondage aléatoire dans les DADS
Nombre de questionnaires déposés ou envoyés
33 350
49 156* dont 32 245 dans un des établissements ayant répondu au premier volet
Nombre de questionnaires retournés
10 303
11 766 dont 7 940 dans un des établissements ayant répondu au premier volet
Établissement
Représentants de la direction
Représentants du personnel
Salariés
* Dont un peu moins de 20 % concerne des salariés hors champ ou injoignable, soit parce qu’ils ont quitté l’établissement, soit parce qu’ils ont déménagé (cf. tableau 3).
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syndicaux que de syndicats présents ou, en l’absence de délégué syndical, le secrétaire du comité d’entreprise ou encore le délégué du personnel. Pratiquement, l’enquête a été réalisée pour la Dares par BVA d’avril à octobre 19934 auprès de 3 013 établissements de toutes tailles et tous secteurs (hors Fonction Publique et agriculture), appartenant à des entreprises de plus de 50 salariés (tableau 1). L’opération, alors expérimentale, bénéficiait du soutien de l’Insee, ce qui a permis d’interroger des établissements appartenaient à l’échantillon de l’enquête « Coûts de la main-d’œuvre et structure des salaires », qui avait été conduite en 1992. Et l’étroite coordination avec l’Insee, tant pour l’élaboration des questionnaires que pour la sélection de l’échantillon, fut précieuse pour contrôler la qualité des informations recueillies et les éventuels biais. Cette analyse a posteriori de la qualité de l’enquête fut d’autant plus importante qu’elle s’écartait des standards de la statistique publique, en ce qui concerne notamment le plan de sondage : en effet, en l’absence d’enquêteurs de la statistique publique susceptibles d’enquêter directement en entreprise, la nécessité de passer par un institut de sondage s’est alors traduite par l’application de la méthode des quotas (par taille, secteur et région), et non d’un tirage aléatoire (qui est le seul qui permette l’estimation de la précision des résultats obtenus et limite normalement fortement les biais de non réponse). Comme nous le verrons, les biais de réponse sont rétrospectivement apparus comme limités. Et bien qu’elle ait essuyé les plâtres, l’enquête de 1992-1993 a mis en place certaines innovations méthodologiques, qui font partie des principes même de l’enquête aujourd’hui. Tout d’abord l’unité enquêtée (l’établissement et non l’entreprise) n’était pas habituelle dans la mesure où la majorité des enquêtes de la statistique publique auprès des unités productives répondait jusque-là à des questionnements d’ordre uniquement économique ou comptable : ce choix s’est imposé car il est apparu comme le seul cohérent avec l’objectif de comprendre le jeu des acteurs et la dimension locale des relations professionnelles. Ensuite, le déroulement de l’enquête prévoyait une prise de rendez-vous téléphonique par des enquêteurs professionnels pour d’autres enquêteurs professionnels ce qui n’avait jamais été réalisé sur des tels échantillons en France. De fait, trois équipes d’enquêteurs (soit plus de 200 sur toute la France) avaient été constituées et formées par les responsables de l’enquête : une première équipe travaillait uniquement au téléphone, dans un pool à Paris, afin de prendre les rendez-vous d’abord auprès des employeurs, puis des représentants du personnel ; une deuxième équipe enquêtait sur le terrain auprès des employeurs et une troisième auprès 4. Comme pour les éditions ultérieures, l’appellation de l’enquête (REPONSE 1992-1993) renvoie à une collecte réalisée la deuxième année (en 1993), mais portant pour une majorité de question sur la situation l’année précédente (en 1992).
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des représentants du personnel, les deux selon les rendez-vous préalablement pris par les enquêteurs téléphoniques (les informations circulaient par Minitel et téléphone). Cette double séparation des rôles visait à s’assurer de la confidentialité des informations fournies, et à convaincre de ce fait les personnes interrogées que leurs propos ne seraient pas rapportés. La dernière innovation tenait à la nature du questionnement, qui s’intéressait à des éléments factuels mais aussi à des attitudes, opinions ou représentations sur les relations sociales. Bien entendu, comme pour la plupart des questionnaires statistiques auprès des entreprises, le questionnement de l’enquête REPONSE portait essentiellement sur des questions de « fait » : avez-vous des délégués syndicaux dans vos établissements, combien, de quel syndicat ? Avez-vous négocié sur les salaires en 1992, avez-vous tenu des réunions préparatoires aux négociations, avec qui ? etc. Mais concernant la régulation sociale en entreprise, il est évidemment impossible de se limiter à un questionnement purement « objectif » et impersonnel. En effet, au moins autant que les structures ou les dispositifs existants, c’est leur fonctionnement effectif, tel qu’il est perçu, qui importe : autant (et peut-être plus) que le nombre de réunions de négociation, c’est l’attitude des négociateurs qui compte pour caractériser les relations qu’ils entretiennent ; autant que la substance des règles, c’est leur légitimité qui peut se révéler déterminante. Aussi s’est-on attaché à décrire les attitudes et perceptions des acteurs les uns par rapport aux autres, et relativement aux règles et usages en vigueur (en matière d’organisation, de rémunération, de promotion, de négociation ou de résolution des tensions). Certaines questions portant davantage sur des « représentations » ont également été posées : les membres de la direction devaient ainsi indiquer s’ils étaient d’accord, ou non, avec le fait que « les syndicats jouent un rôle irremplaçable dans la représentation des salariés » ; on demandait aux délégués syndicaux quelle fonction à leur avis devait remplir le syndicat (question ouverte). Autre exemple : les représentants des employeurs et du personnel devaient indiquer « à qui s’adresse d’habitude le salarié » en cas de problèmes. Le bilan de la première édition de REPONSE s’est avéré largement positif tant du point de vue méthodologique (le questionnement qualitatif en face à face et en « double aveugle », c’est-à-dire par des équipes disjointes d’enquêteurs, a notamment été validé et reconduit par la suite) que pour les connaissances nouvelles apportées (cf. notamment le numéro spécial que la revue Travail et Emploi lui a consacré [1996]). Un des points sur lesquels il faut en particulier insister est la qualité de l’accueil réservé aux enquêteurs par les employeurs et les représentants du personnel qui ont, à de rares exceptions près, fait preuve d’un intérêt indéniable (et croissant à mesure que l’entretien progressait). Ce qui était une inquiétude forte avant
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la réalisation de l’enquête a constitué sans aucun doute un de ses premiers résultats – si les relations sociales sont prises pour un sujet difficile, c’est au moins autant dans les représentations des chercheurs et concepteurs d’enquête que dans la réalité des pratiques d’entreprise – et ne s’est pas démenti lors des éditions suivantes.
L’enquête de 1998-1999 : un questionnement élargi, l’interrogation des salariés Plusieurs difficultés et limites étaient toutefois apparues lors de cette première édition. D’abord le champ de l’enquête avait été limité aux établissements (de toute taille) appartenant à des entreprises d’au moins 50 salariés, dans l’espoir d’éviter les difficultés d’un questionnement trop inadapté aux toutes petites entreprises. Mais les difficultés ne se sont pas révélées moindres dans les tout petits établissements appartenant à de plus grandes structures. C’est pourquoi, faute de pouvoir véritablement éviter ce problème, le parti a été pris en 1998-1999 d’exclure du champ les établissements de moins de 20 salariés (quelle que soit la taille de leur entreprise). Ensuite, l’accent avait été mis dans le questionnaire sur une distinction juridique chère aux juristes et aux syndicalistes français, celle entre négociation de plein droit (réservée aux délégués syndicaux) et discussion informelle (à laquelle l’employeur peut convier des représentants élus, voire de simples salariés). Or cette distinction s’est révélée très souvent incompréhensible pour les répondants, car très éloignée de leurs catégories et représentations mentales : la nature juridique exacte des mandats détenus par les représentants des salariés apparaît assez indifférente aux yeux de beaucoup d’employeurs, l’important étant qu’ils aient une légitimité locale pour négocier (discuter). Nombreux sont ceux qui, notamment dans les PME, maîtrisent fort mal les distinctions juridiques entre les différents types de représentation du personnel, par exemple entre élu et représentant syndical au sein du comité d’entreprise (CE), voire même entre délégué syndical (DS) et délégué du personnel (quand celui-ci est syndiqué). La distinction entre « négociation » et « discussion » a donc été supprimée dans l’enquête de 1998-1999, où l’on utilise indistinctement les deux termes. Enfin, même si la hiérarchie des institutions représentatives, établie par le Code du travail et utilisée en 1992-1993, a été maintenue pour la méthode de sélection du représentant du personnel à enquêter (tableau 1), on a renoncé à interroger un délégué syndical par organisation, préférant un délégué de l’organisation qui a obtenu le plus de voix aux dernières élections professionnelles (afin d’éviter que ce soit l’employeur qui ne désigne lui-même le représentant à interroger) : en effet, l’expérience de
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1992-1993 avait montré que contrairement aux craintes des représentants des « petits » syndicats (CFTC et CFE-CGC), la méthode du « DS majoritaire » n’impliquait pas une sous-représentation de ces centrales dans l’échantillon de représentants finalement obtenu. En outre, il s’était révélé difficile d’exploiter de façon pertinente les questionnaires de différents délégués syndicaux appartenant à un même établissement : les redondances entre les réponses étaient nombreuses, et les différences difficiles à interpréter ; enfin le très grand nombre de configurations observées compliquait encore la tâche. En terme de questionnement, une même trame, condition de la comparabilité des principaux résultats dans le temps, a été conservée entre les deux enquêtes. Cependant divers facteurs ont amené à faire évoluer le questionnaire. En 1992-1993, on avait pu éviter de poser aux répondants une série de questions indispensables sur les effectifs de leur établissement, la structure des effectifs et des qualifications, les pratiques salariales, le contexte concurrentiel, car ces informations étaient recueillies dans l’enquête « Structure des salaires » dont l’échantillon de REPONSE était un sous-échantillon : la non-réédition de l’enquête de l’Insee a obligé à développer un questionnement sur ces thèmes, ce qui n’a pas été sans poser 5 quelques problèmes surtout pour les renseignements chiffrés demandés . En lien avec l’évolution des pratiques managériales (supposées) et de l’informatique, les questions sur les dispositifs participatifs et les technologies employées (incluant désormais Internet) ont été précisées, en demandant une indication sur la proportion de salariés concernés. Mais c’est surtout l’évolution de la structure du système productif et la montée du capitalisme basé sur l’actionnariat qui ont invité à renouveler les thématiques de l’enquête. La question de la « financiarisation » des entreprises et de ses conséquences sur le travail et l’emploi étant alors fortement controversée, il est apparu important de disposer d’informations sur l’insertion de l’établissement dans un contexte organisationnel et capitalistique plus large : forme juridique de l’entreprise, appartenance à des réseaux (franchise, groupement d’entreprises) ou à un groupe et nature des principaux actionnaires, (cotation en Bourse de l’entreprise ou de la tête de groupe. Certaines des recherches conduites à partir de ces données ont d’ailleurs confirmé l’influence de l’appartenance à un groupe et de la cotation en Bourse sur les relations sociales et les modes de gestion de l’emploi dans les entreprises ([Coutrot, 2002], et [Rebérioux, 2003]).
5. Comme par exemple la composition de la main-d’œuvre par genre, catégorie d’emploi, statut, etc. Parmi les autres données chiffrées demandées, seul le taux de syndicalisation a souvent posé problème, un tiers des directions indiquant ne pas savoir ou vouloir répondre à la question.
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Concernant les relations sociales, d’autres thèmes ont été introduits ou développés dans le questionnaire permettant de mieux les caractériser, au-delà des apparences juridiques du système de négociation. Ainsi on a cherché à mieux cerner la trajectoire personnelle du dirigeant qui répond pour l’établissement, afin de comprendre la nature des liens qui l’unissent à cet établissement. En effet, des études monographiques avaient montré l’importance de cette trajectoire pour analyser le style de management, notamment dans les PME [Dares, 1994]. De même, l’enquête de 1992-1993 avait mis en évidence l’importance de la régulation sociale informelle, cette « quasi-négociation » qui en l’absence de ou parallèlement à la représentation syndicale, associait des représentants du personnel élus ou désignés. Le questionnaire de l’enquête de 1998-1999 a développé l’analyse des processus de régulation informelle de deux façons : en décrivant de quelle façon les salariés ont été informés ou consultés à propos du « changement le plus marquant » qu’a connu l’établissement au cours des trois années précédant l’enquête ; et en rapportant comment la direction a géré les éventuelles « situations de fortes tensions » apparues au sein du personnel au cours de la même période. Mais la principale innovation qui a permis de compléter la vision formelle et institutionnelle des relations sociales en entreprise fut d’y associer les salariés. L’enquête de 1992-1993 ayant notamment montré l’existence d’importantes divergences entre les points de vue des directions et des représentants du personnel [Coutrot, 1996], il a été décidé d’ajouter un troisième questionnaire destiné à des salariés aléatoirement sélectionnés dans l’établissement. En l’absence de base de sondage « salarié » alors mobilisable pour les sélectionner, la méthodologie de dépôt des questionnaires s’est révélée quelque peu complexe : précisément, à la fin de l’entretien avec le représentant de l’employeur, et après avoir éventuellement recueilli les coordonnées des représentants du personnel présents dans l’entreprise (dont un seul sera interrogé ensuite), l’enquêteur donne à son interlocuteur un exemplaire du questionnaire « salarié » et lui demande l’autorisation de tirer au sort quelques salariés (10, 20 ou 30 selon la taille de l’établissement) dans une liste exhaustive du personnel ; il dépose alors des enveloppes contenant un questionnaire et une enveloppe pré-affranchie à leur nom au service courrier de l’établissement. Les difficultés rencontrées furent nombreuses : le refus de l’employeur en est le cas le plus simple, mais bien d’autres sont apparues comme la demande de l’employeur de désigner lui-même les salariés, les refus déguisés se traduisant par la nondistribution du questionnaire, la mise à disposition de l’enquêteur d’une liste partielle des salariés, l’absence de service courrier, etc. Et bien que ces difficultés aient été le plus fidèlement répertoriées par l’enquêteur dans une fiche prévue à cet effet, le redressement des biais de non-réponse liés
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à cette procédure se révéla très délicat, ce qui explique notamment le peu 6 de publications réalisées uniquement à partir de ce volet . Comme nous le verrons, l’enquête de 2004-2005 a comporté des améliorations importantes de ce point de vue. Quelles que soient les limites de la méthodologie retenue, qui est également celle qui a été adoptée (et continue de l’être) par WERS, le mérite de l’enquête de 1998-1999 est d’avoir ainsi ouvert le questionnement aux salariés : les relations professionnelles n’étaient plus seulement une question qui se posait aux acteurs institutionnels. Et les apports de ce questionnement étendu furent réels, ils sont confirmés par l’édition de 2004-2005 comme le montrent Thomas Amossé et Olivier Jacod dans le chapitre 7. Sur la question de la régulation sociale au quotidien, les avis étaient (et demeurent) tout à fait opposés, les employeurs estimant qu’en cas de problème les salariés s’adressaient d’abord à la hiérarchie et de façon très exceptionnelle aux représentants, alors que les représentants du personnel affirmaient constituer le point de passage préféré des salariés. Les réponses des salariés se situent en réalité à mi-chemin dans la mesure où ils reconnaissent à leurs représentants un rôle non négligeable d’intermédiaires, notamment en cas de problème grave (comme une menace de licenciement), bien qu’ils indiquent dans une majorité des cas s’adresser d’abord à leur hiérarchie. De même concernant l’investissement des salariés au travail, les représentants syndicaux semblent mieux percevoir les obstacles rencontrés par les salariés (en particulier la crainte du chômage) pour s’impliquer dans leur travail que leurs motivations. À l’inverse, les responsables de la direction évaluent mieux les motivations (notamment « la satisfaction du travail bien fait ») que les gênes ressenties.
LE DISPOSITIF ACTUEL : UNE ENQUÊTE PRATIQUEMENT À L’ÂGE DE LA MATURITÉ
Comme entre 1992-1993 et 1998-1999, la dernière édition de l’enquête s’est nourrie des précédentes. Et de fait, compte tenu de l’importante attention méthodologique qui avait prévalu avant, pendant et surtout après les phases de collecte, de nombreux enseignements ont pu être tirés : ainsi en est-il des bilans d’enquête, dont on trouve la trace dans les deux articles à dimension méthodologique ([Coutrot et Malan, 1996] ; [Coutrot et alii, 2003]) publiés dans les dossiers spéciaux que la revue Travail et Emploi 6. Bien que d’autres publications aient intégré des données issues du volet « salarié » dans leurs exploitations, la seule publication centrée sur ce volet a été réalisée par Patrick Zouary [2002].
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leur a consacrés ; ainsi en est-il également des enquêtes réalisées auprès des enquêteurs, qui ont permis une compréhension fine de l’objet même de l’enquête (cette opération, reconduite pour 2004-2005, est analysée par Étienne Pénissat dans le chapitre 3) ; ainsi en est-il enfin des consultations systématiques qui ont été conduites avec les utilisateurs de l’enquête, chargés d’étude du ministère du Travail et chercheurs en sciences sociales. En effet, le temps et l’expérience ont contribué à construire un espace TABLEAU 2. — PANORAMA DES THÈMES ABORDÉS DANS LES D FFÉRENTS VOLETS DE L’ENQUÊTE EN 2004-2005 Thèmes
Nombre de questions* Volet « Représentant de la direction »
Volet « Représentant du personnel »
Volet « Salarié »
Caractéristiques de l’établissement et de l’entreprise
12
Caractéristiques de la personne enquêtée, fonctions exercées dans l’établissement et l’entreprise
11
16
5
Les institutions représentatives du personnel (de l’existence aux représentations associées)
19
46
5
4
5
1
Information, consultation et participation des salariés à la vie de l’établissement Environnement et stratégie économique de l’établissement et de l’entreprise
12
Gestion de la main-d’œuvre, organisation et conditions de travail
18
Implication des salariés et politiques salariales
17
9
3
Discussions et négociations collectives (salariales, non salariales), réduction du temps de travail
32
19
1
Le climat social dans l’établissement : problèmes individuels et conflits collectifs
24
21
5
2
1
1
Remerciements, remplissage des documents papier, remarques
6
* Ce nombre ne tient pas compte des sous-questions, qui peuvent être posées au sein d’un même bloc de questionnement. Il traduit cependant bien l’importance relative des différents thèmes selon les volets de l’enquête. Note : les thèmes sont indiqués dans l’ordre de déroulement des questionnaires « Représentant de la direction » et « Représentants du personnel » ; six des neuf thèmes abordés leur sont communs, mais certains thèmes sont spécifiques au premier volet (comme la partie sur l’environnement économique ou la partie sur les modes de gestion du personnel et l’organisation du travail) et d’autres sont davantage approfondis dans le deuxième volet (notamment avec des questions relatives aux mandats exercés personnellement et aux pratiques des institutions représentatives du personnel en général) ; parce qu’il est auto administré, le questionnaire salarié (un A3 replié en deux) suit une logique de questionnement proche, mais non exactement identique (les questions s’attachent à avoir quelques informations sur la personne et le travail qu’elle exerce avant de s’intéresser aux relations professionnelles).
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de questionnement et à sélectionner les « bonnes » variables : alors que l’interrogation des relations professionnelles par enquête statistique était encore inexistante il y a quinze ans et que de ce point de vue tout était à construire, les travaux et publications réalisés ont participé de leur élaboration tant comme instrument que comme objet scientifique. Un corpus de questions allant de la présence des institutions représentatives du personnel à la fréquence des conflits au cours des trois dernières années en passant par une interrogation quant aux dispositifs de participation des salariés, à la stratégie économique, aux modes d’organisation du travail, politiques de rémunération et pratiques de négociation sociale, s’est ainsi progressivement dessiné et durci, au gré des utilisations et du sens qu’elles leur ont donné (cf. tableau 2 pour la présentation des thèmes abordés dans la dernière enquête). Il est difficile ici d’établir la liste de ces modifications du questionnement, issu du travail d’élimination des questions jugées a posteriori comme 7 trop complexes d’utilisation, redondantes ou mal posées . De fait, les nombreuses et parfois longues discussions portant sur telle ou telle question se traduisent en autant de micro-décisions qui font la vie des questionnaires. La volonté d’assurer au maximum la comparabilité des différentes éditions de l’enquête étant cependant venue freiner quelques ardeurs, le travail de réduction du questionnaire n’a été effectué que partiellement, et il devra assurément être poursuivi lors de la préparation de la prochaine édition de l’enquête. Ce d’autant plus que de nouvelles questions sont venues remplacer les anciennes de telle façon que la durée des entretiens n’a pratiquement pas été modifiée : elle était en moyenne d’une heure et demie pour les représentants de la direction et d’une heure et quart pour les représentants du personnel. Au nombre des nouveaux thèmes abordés, on compte la réduction du temps de travail (à travers sa négociation, son application et des questions d’opinion), ce qui se justifie puisque les deuxième et troisième éditions de l’enquête ont été respectivement conduites au début et à la fin du processus. Ont été également ajoutées des interrogations relatives à la structuration de la fonction RH au sein des directions, aux politiques de formation professionnelle et à la mise en place d’un référentiel compétence, ainsi qu’à la prévention des risques professionnels.
7. À titre d’exemple, on peut simplement évoquer la suppression des questions, longues et répétitives, relatives aux pratiques de recrutement (catégorie par catégorie) qu’accompagnait le changement le plus marquant, ou encore les questions relatives au profil sociologique du représentant de la direction interrogé, qui se sont révélées difficiles à utiliser dans le sens d’une sociographie des dirigeants (de fait, la sélection de la personne répondante n’était pas prévue à cette fin).
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Une meilleure maîtrise des plans de sondage et des biais de sélection Les principales modifications adoptées en 2004-2005 ne concernent cependant pas les questionnaires. Elles visent à améliorer la représentativité des données en limitant les biais de sélection des personnes enquêtées dans les différents volets, et en premier lieu dans le volet salarié. Comme nous l’avons en effet indiqué, la méthodologie retenue en 1998-1999 pour sélectionner les salariés au sein des établissements n’est pas exempte de biais. En effet au moins quatre sources de biais se cumulent, à des niveaux différents du processus de remontée du questionnaire. L’employeur peut simplement refuser le dépôt des questionnaires destinés aux salariés. Il peut aussi l’accepter en apparence, mais ne pas faire distribuer les questionnaires aux salariés tirés au sort : dans ce cas évidemment, aucun questionnaire n’est retourné. Pire encore, il peut ne les faire distribuer qu’à certains salariés, peut-être même pas parmi ceux qui ont été tirés au sort : on recevra des questionnaires de cet établissement, mais les réponses seront certainement biaisées. Enfin, certains salariés qui reçoivent le questionnaire peuvent évidemment ne pas le renvoyer. Au total, 44 220 questionnaires auraient dû être déposés dans les 2 978 établissements de l’enquête. Seulement 33 350 (75 %) l’ont effectivement été, du fait du refus de 572 employeurs. En outre 628 établissements (21 %) où ils avaient été déposés (au nombre de 8 570) n’ont donné lieu à aucun retour de questionnaire. In fine, sur 24 780 questionnaires déposés, 10 303 salariés (appartenant à 1 778 établissements) ont renvoyé un questionnaire exploitable. Si les deux premières sources de non-réponse des salariés sont facilement contrôlables puisque l’on dispose de l’information sur le refus par l’employeur du dépôt des questionnaires ou l’absence totale de retours de 8 questionnaire , il n’est pas possible de distinguer entre la troisième et la quatrième source de biais : dans les établissements de moins de 200 salariés par exemple, en moyenne 10 questionnaires ont été déposés et 4,6 ont été retournés ; mais on ne sait pas si les salariés qui n’ont rien renvoyé ont bien reçu le questionnaire comme leurs collègues. Et ces biais sont pratiquement impossibles à redresser dans la mesure où l’on ne peut connaître la qualité des informations collectées que pour une partie des salariés. Afin de dépasser ces limites, il a été décidé de mobiliser les Déclarations de données sociales 8. Les déterminants de ces situations sont d’ailleurs similaires : les refus et absences de retours sont plus fréquents dans les grands établissements, quand l’entretien a duré moins d’une heure, que le répondant n’est dans le premier cercle des dirigeants (ce qui est repéré par l’existence d’un ou deux niveaux hiérarchiques au-dessus de lui) ou lorsqu’il y a eu un conflit récent. À l’inverse, ils sont plus rares en présence de représentant du personnel et quand les opinions à leur égard sont favorables.
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(DADS), fichiers fiscaux qui comprennent tous les épisodes d’emploi des établissements français pour une année donnée : nous avons ainsi sélectionné aléatoirement (avec une probabilité égale) un échantillon de salariés pré9 sents au 31 décembre 2003 dans les établissements enquêtés. L’intérêt de ce nouveau mode de sélection est double. D’une part, il permet d’enquêter directement les salariés à leur domicile, indépendamment du consentement de la direction et de l’application stricte du protocole d’enquête : il évite ainsi les biais évoqués précédemment et améliore grandement la représentativité de ce volet. D’autre part, en permettant d’avoir des informations sur les salariés pour les établissements répondants et non répondants, il permet de contrôler de la non-réponse d’ensemble à l’enquête. En revanche, un des inconvénients de cette méthodologie est de limiter le champ de l’enquête aux salariés présents dans l’établissement 12 à 15 mois avant la date d’enquête : sont par conséquent exclus de l’enquête les salariés d’ancienneté faible, en grande partie des salariés en contrat à durée déterminée. La question de la spécificité des relations professionnelles des salariés précaires ne peut en ce sens être abordée à partir des enquêtes REPONSE, ce que permettent à l’inverse les enquêtes permanentes sur les conditions de vie (cf. [Wolff, 2008] pour un exemple récent). Cette modification du mode de sélection des salariés a été une des réussites de la dernière édition de l’enquête. Une allocation proportionnelle à la tranche de taille ayant été retenue pour le plan de sondage des établissements, un même nombre de salariés a été tiré au sort dans chaque établissement : au total, ce sont ainsi 49 156 questionnaires qui ont été envoyés à une dizaine de salariés des 4 592 établissements répondants et non répondants (cf. tableau 3) ; 11 766 questionnaires ont été retournés, dont 7 940 dans les établissements où l’entretien avec le représentant de la direction a eu lieu. Compte tenu de l’évaluation des hors-champs et déchets, le taux de réponse des salariés est de 32 %. Il est très proche du taux observé10 dans l’enquête, pourtant obligatoire, que l’Insee a réalisée sur la structure des salaires en 2005 et est pratiquement identique pour les établissements répondants et non répondants – ce qui confirme l’indépendance des deux modes de tirage et a permis un contrôle croisé des non-réponses. De fait, outre l’amélioration de la représentativité du volet « salarié » (qui a ainsi pu faire l’objet d’exploitations plus nombreuses qu’en 1998-1999, comme par exemple [Amossé, 2006], [Jacod, 2007], [Pignoni, Tenret, 2007], [Amossé, Wolff, 2008]) et l’allégement du questionnement des représentants de la direction (des données précises sur la composition de la main-d’œuvre 9. Seules les données ayant cette date de validité étaient disponibles à la fin de l’année 2004, lorsque le tirage aléatoire des échantillons d’établissements et de salariés a été opéré. 10. Avant les relances téléphoniques, qui ont permis d’augmenter les réponses de quelques points pour finalement atteindre 37 %.
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et les salaires de l’établissement étant présentes dans les DADS), c’est concernant le contrôle des biais de non-réponse totale des établissements à l’enquête que le volet salarié s’est révélé précieux. TABLEAU 3 : LA PART C PAT ON À L’ENQUÊTE REPONSE EN 2004-2005
Établissements… dans le champ de l’enquête lors de l’enquête téléphonique
Représentants de la direction
Représentants du personnel
Nombre d’établissements
Nombre Nombre d’établissements d’établissements
4 713 (1)
(répondant et non répondant) dans lesquels des questionnaires salariés ont été retournés répondant
2 930 (2)
répondant dans lesquels des questionnaires salariés ont été retournés
2 677 (3)
Salariés
4 592
49 156
3 999
11 766 (8)
2 899 1 821 (4)
où un représentant du personnel devait être enquêté
2 648 (5)
où le représentant de la direction a donné les coordonnées du représentant du personnel
2 228 (6)
où le représentant du personnel a été interrogé
1 970 (7)
Nombre de salariés
32 245 7 940 (9)
Représentant de la direction (1) 20,1 % de déchets et hors champ sur les 5 897 établissements de l’échantillon initial. (2) 37,8 % de refus de participer à l’enquête, soit 62,2 % d’acceptation sur les 4 713 établissements dans le champ de l’enquête lors de l’enquête téléphonique. (3) Dans 8,6 % des 2 930 établissements répondant aucun questionnaire salarié n’a été retourné, ce qui signifie à l’inverse que l’appariement des volets « représentant de la direction » et « salarié » peut être effectué sur 91,4 % des établissements répondant. Représentant du personnel (4) Dans 7,6 % des 1 970 établissements où un représentant du personnel a été interrogé aucun questionnaire salarié n’a été retourné, ce qui signifie à l’inverse que l’appariement des volets « représentant du personnel » et « salarié » peut être effectué sur 92,4 % des établissements. (5) 9,6 % des 2 930 établissements répondant ne disposent pas de représentants du personnel. (6) 15,9 % de refus, soit 84,1 % d’acceptation, sur les 2 648 représentants de la direction interrogés auxquels étaient demandées les coordonnées du représentant du personnel à enquêter. (7) 11,6 % de non-réponse (déchets et refus), soit 88,4 % de réponse, pour les 2 228 représentants du personnel nommément désignés Salariés (8) Compte tenu de l’évaluation de la proportion de déchets (14,3 % de salariés ayant déménagé entre le tirage de l’échantillon et la date d’enquête) et hors champ (14 % de salariés ayant changé d’établissement entre le tirage de l’échantillon et la date d’enquête, 4,25 % ayant déménagé en plus), le taux de réponse des salariés est estimé à 31,7 % des salariés dans les établissements répondants et non répondants. (9) Compte tenu de cette même évaluation, le taux de réponse des salariés est estimé à 32,6 % des salariés dans les établissements répondants.
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Dès la première édition, une des principales inquiétudes exprimées avant l’enquête renvoyait d’ailleurs au caractère non obligatoire de la participation des établissements. Les experts syndicaux siégeant au Conseil national de l’information statistique (CNIS) craignaient que ce volontariat n’amène une surreprésentation des entreprises « socialement correctes » au détriment des employeurs ne respectant pas leurs obligations en la matière. Heureusement, le couplage avec l’enquête sur la structure des salaires a rapidement permis de lever ces doutes : une étude approfondie et simultanée des biais de nonréponse à chacune des deux enquêtes a en effet montré que l’échantillon obtenu par REPONSE ne présentait que de légers biais relativement aux principales variables d’intérêt de l’enquête, la présence de représentants du personnel et l’existence de négociations collectives [Coutrot, Malan, 1996]. On a d’ailleurs retrouvé des résultats similaires en 2004-2005 en comparant ex post les taux de non-réponse selon les réponses que les salariés avaient données : la taille et le secteur de l’établissement étant donnés, seul le fait de déclarer qu’« il n’y a pas eu d’arrêt de travail au cours des trois dernières années » et qu’« en cas de tension ou de difficulté la direction ne consulte pas les salariés ou leur représentant pour trouver des solutions en commun » est apparu comme significativement associé à une moindre réponse de l’établissement. Et ces variables ont été utilisées pour estimer la probabilité de réponse de l’établissement, et ainsi corriger les différents jeux de pondération. Une des particularités de l’enquête est ainsi que les biais de non-réponse de 11 chaque volet aient été redressés grâce aux informations des autres volets . La représentativité du volet « représentant de la direction » avait par ailleurs été améliorée grâce à un suivi renforcé de la collecte. Étant donné les objectifs potentiellement divergents de la DARES et de l’institut de sondage en charge de l’enquête (BVA pour la troisième fois consécutive ; encadré 1), ce qu’avait notamment révélé le bilan critique de l’enquête de 1998-1999 [Coutrot et alii, 2003], plusieurs garde-fous avaient en effet été pensés afin de limiter les différents biais de sélection pouvant affecter le dispositif d’enquête. En premier lieu, la rédaction du cahier des charges avait tenu compte des expériences antérieures, en étant extrêmement précise de façon à ce que la méthodologie finalement mise en œuvre soit contractuellement celle envisagée initialement par la Dares et en liant le financement au nombre d’entretiens réalisés (en 1998-1999, le budget avait été défini sur une base forfaitaire correspondant à 3 000 entretiens). C’est en ce sens que 11. Il en va évidemment du volet « représentant de la direction » grâce au volet « salarié » comme nous venons de l’expliquer, mais aussi du volet « représentant du personnel » en fonction des deux autres volets (la probabilité de refus du deuxième volet par le représentant de la direction est modélisé en fonction de ses propres déclarations et de celles des salariés de l’établissement) et du volet « salarié » en fonction du premier volet (la probabilité de réponse des salariés est modélisée en fonction des déclarations de la direction).
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE 12
l’échantillon des établissements à enquêter n’a été délivré que par lots , de façon à s’assurer que tous les établissements étaient contactés un nombre suffisant de fois (une quinzaine, un point particulier étant fait sur chaque établissement ayant atteint dix appels) et que l’enquête ne porte pas sur les établissements où il était facile de réaliser un entretien. La phase de prise de rendez-vous avait de plus été conçue comme une véritable enquête auprès des directions : le questionnaire téléphonique informatisé (CATI) qui avait été mis en place afin de vérifier l’appartenance de l’établissement au champ de l’enquête et de permettre la qualité de l’orientation vers le responsable des relations sociales – c’est-à-dire la personne en charge des relations avec les salariés (DRH ou responsable du personnel, directeur financier ou directeur d’établissement, DG ou PDG) –, fournissait aux enquêteurs téléphoniques chargés de prendre les rendez-vous les arguments adaptés aux raisons don13 nées pour justifier d’un refus . Enfin, l’écoute des enquêteurs a pu permettre de sélectionner les plus convaincants et de les affecter aux numéros difficiles et tous les établissements ayant refusé une première fois l’enquête ont été rappelés en fin de collecte, ce qui s’est révélé particulièrement efficace dans 14 la mesure où un refus sur six a ainsi pu être récupéré .
ENCADRÉ 1 : BVA, UN PAR
ENA RE PR V LÉG É ?
Cette enquête n’aurait pu être conduite par les enquêteurs de l’Insee, qui sont dédiés aux enquêtes « ménage ». Les enquêtes « entreprise », auto-administrées et à vocation économique ou comptable, font simplement l’objet de contrôles et redressements de la part des agents de l’Insee. En l’absence de moyen d’enquête propre, la Dares a confié la collecte des enquêtes REPONSE à un prestataire privé, qui s’est révélé être la société BVA pour les trois éditions de l’enquête. Les règles de passation des marchés publics obligeant à une mise en concurrence, ce choix s’est imposé après analyse des projets des différents candidats : à chaque opération, BVA s’est révélé être le « mieux disant » compte tenu de l’offre technique proposée et du prix exigé. Et a posteriori il convient effectivement de souligner la qualité du travail fourni, tant par les équipes d’enquêteurs (téléphonique et face-à-face) que par les chargés de terrain
>>> 12. Des fichiers de suivi étant régulièrement transmis à la Dares, la taille des lots a pu être calibrée afin qu’on s’approche au plus près de l’objectif des 3 000 entretiens en fin de collecte tout en ayant « épuisé » les adresses disponibles et donc en ayant des établissements a priori réticents à participer à l’enquête. 13. Par exemple, à la réponse « nous n’avons pas d’institution représentative, nous ne sommes donc pas concernés par l’enquête », l’enquêteur devait répondre « au contraire, afin d’avoir un échantillon représentatif de l’ensemble des situations, il est particulièrement important que vous répondiez. Elle aborde de plus bien d’autres thèmes qui peuvent intéresser votre direction, comme l’organisation du travail ou la gestion des ressources humaines ». 14. Le succès de cette procédure montre que les refus ont en partie des raisons conjoncturelles : changement d’interlocuteur au standard, période moins tendue dans l’entreprise, du fait d’une charge de travail moins lourde, d’un contexte social apaisé, etc.
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>>> et responsables informatiques. En premier lieu, l’informatisation des questionnaires, étape méconnue et pourtant essentielle des enquêtes où la passation s’effectue à l’aide d’un ordinateur portable (CAPI), suppose une extrême rigueur pour le paramétrage des questions en fonction de données obtenues auparavant et la programmation des filtres qui, s’ils sont erronés, entraînent des lacunes systématiques dans les données de l’enquête. D’un point de vue technique, la sélection aléatoire du représentant du personnel à interroger en fonction de nombreuses informations données par le représentant de la direction s’est révélée particulièrement complexe. Il en est allé de même de la chaîne informatique, qui devait permettre des prises de rendez-vous en temps réel en fonction de la disponibilité des enquêteurs et de leur éloignement de l’établissement à enquêter et une circulation automatique des données par modem. Toutes les données étaient en effet communiquées informatiquement : par exemple, les questionnaires « représentant de la direction » étaient envoyés automatiquement avant le rendez-vous après avoir été pré-remplis avec les informations issues de la base de sondage (notamment les conventions collectives les plus fréquemment utilisées dans la région et le secteur correspondant à l’établissement) et de la prise de rendez-vous (notamment le nom de la personne à enquêter) ; une fois l’entretien réalisé, ils étaient renvoyés par l’enquêteur de façon que les données soient récupérées et que la prise de rendez-vous auprès du représentant du personnel à interroger puisse se dérouler ; et ainsi de suite pour le deuxième volet de l’enquête (le volet « salarié » ne nécessitant pas de prise de rendez-vous). Et bien que cette architecture informatique complexe ait très bien fonctionné, le professionnalisme des enquêteurs et des responsables du terrain a en outre contribué à résoudre les problèmes qui ne manquent jamais de se produire dès que l’on enquête après rendez-vous plusieurs milliers de personnes. Pour autant, malgré la qualité et l’investissement des personnes mobilisées par BVA sur cette opération, la conduite du projet n’est pas allée sans certaine difficulté en raison des objectifs potentiellement contradictoires avec ceux de la Dares : d’un côté, il y a bien sûr beaucoup de professionnalisme, mais également une exigence de rentabilité économique, et in fine un objectif de maximisation de profit ; de l’autre, c’est avant tout la qualité statistique qui prime, et donc guide l’ensemble des décisions. Des tensions ont ainsi pu ponctuellement apparaître concernant la formation des enquêteurs, la prise de rendez-vous téléphonique et la délivrance des lots d’établissements à enquêter. Sur ces points, la Dares a donc participé activement ou suivi de très près le travail réalisé par BVA : les sessions de formation ont été systématiquement réalisées en commun avec un responsable de la Dares et des accompagnements nombreux ont été effectués sur le terrain ; plusieurs écoutes téléphoniques ont été réalisées et des ajustements ont été opérés dans l’organisation des équipes de prise de rendez-vous (les meilleurs enquêteurs étant affectés aux établissements les plus difficiles) ; enfin, malgré l’insistance de BVA, les noms et adresses d’établissements à enquêter n’ont été donnés que progressivement de façon à obtenir le meilleur taux de réponse possible à l’enquête. Au-delà de ces éléments ponctuels, de toute façon inévitables pour un projet de cette dimension, la question qui se pose est bien celle de l’accumulation possible de connaissance pour un prestataire qui n’a aucune garantie d’être reconduit lors du renouvellement de l’opération six ans plus tard : bien que BVA ait été sélectionnée pour les trois éditions de l’enquête, on ne peut ainsi que regretter qu’il n’y ait pas eu davantage d’expérience accumulée ; et c’est bien l’incertitude et la pression financière liée à la nécessaire mise en concurrence qui ont en partie empêché que cette expertise ne s’installe véritablement et que de réels investissements (en termes d’application informatique notamment) puissent être réalisés sur des dispositifs aussi complexes. Sans que des solutions puissent ici être rapidement formulées concernant cette délicate question, on ne peut que souligner la difficulté qu’il peut y avoir à concilier des objectifs de qualité statistique et de rentabilité économique, objectifs tous deux évidemment légitimes pour les acteurs concernés.
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L’ensemble de ces éléments a contribué à améliorer la qualité des données collectées et à assurer la représentativité de l’échantillon. De fait, les biais sont apparus très limités en 2004-2005 et en tout cas bien plus faibles qu’en 1998-1999 d’après les données de panel. Même si elle n’a 15 pas été conçue à cette fin , la ré-interrogation des établissements enquêtés lors de l’édition antérieure – cette opération, déjà conduite en 1998-1999, a été reconduite lors de la dernière édition de l’enquête, ce qui a permis la constitution d’un panel de 960 établissements, contre 560 précédemment – a en effet permis de comparer la situation sociale en 1998-1999 des établissements appartenant toujours au champ de l’enquête en 2004-2005 selon qu’ils ont été, ou non, enquêtés à cette date : la présence d’institutions représentatives, la tenue de négociation ou l’existence de conflits ne les distinguaient guère (d’au plus un à deux points). Inversement, la comparaison de la situation sociale en 2004-2005 des établissements qui appartenaient déjà au champ de l’enquête en 1998-1999 selon qu’ils ont été, ou non, enquêtés à cette date a montré des différences plus importantes (de l’ordre de cinq à six points) et s’est d’ailleurs accompagnée d’une révision des pondérations de l’enquête de 1998-1999 (cf. [Jacod, 2007] sur ce point). Au final, le dispositif d’enquête mis en place en 2004-2005 a non seulement permis d’améliorer la qualité des données collectées, mais il a également contribué à une correction des biais passés. Et c’est sans compter la modification du volet « représentant du personnel », dont le mode de sélection a été revu. En effet, les difficultés d’exploitation de ce volet en 1998-1999 invitaient à revoir le mode de sélection des représentants enquêtés : d’une part, les directions avaient témoigné d’importantes réticences à accepter le principe d’un entretien ; d’autre part, elles n’avaient que partiellement respecté la règle de sélection qui voulait que ce soit un délégué syndical « majoritaire » qui soit interrogé et qu’un représentant élu ne pouvait l’être qu’en l’absence d’un tel représentant. Malgré la fermeté affichée en cas d’entorse à la règle (elle devait conduire à la non-interrogation du représentant désigné par l’employeur), un « jeu » autour de la fonction du représentant interrogé s’est parfois installé et il a été difficile de s’assurer que la procédure avait bien été respectée. De plus, la règle comportait en soi des inconvénients : étant déterministe, elle ne permettait aucune comparaison des représentants selon qu’ils étaient élus (au comité
15. Les données de panel permettent de vérifier et de comprendre parmi les évolutions observées ce qui renvoie au jeu de création – disparition d’établissements et au renouvellement du tissu productif (effet « génération ») d’une part et au vieillissement des établissements (effet « âge ») d’autre part. Dans ce livre, plusieurs contributions (dont le dernier chapitre) utilisent les données du panel.
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d’entreprise ou comme délégué du personnel) ou désignés (comme délégué syndical ou salarié mandaté). Ce sont ces constats qui ont conduit à une révision de la méthodologie. D’une part, le type de représentant du personnel (élu versus désigné) a été sélectionné aléatoirement (à probabilité égale) afin de vérifier que les réponses données aux questions factuelles ne dépendaient pas du mandat détenu et de permettre une comparaison des trajectoires individuelles et des réponses aux questions d’opinion. D’autre part, une fois ce tirage au sort effectué (dans les établissements où les deux types d’institutions existaient), le mandat du représentant du personnel à interroger était directement affiché à l’écran et paramétré en fonction des réponses données précédemment par le représentant de la direction : par exemple, pouvez-vous me donner les coordonnées dans l’établissement du « secrétaire CFDT au comité d’entreprise » ou « d’un des délégués CGT de l’établissement » ? Cette procédure, informatiquement plus complexe à réaliser, s’est révélée particulièrement efficace : les enquêteurs pouvant indiquer qu’il s’agissait d’une procédure statistique, donc scientifique, le « choix » du représentant était dès lors moins discutable et a été moins discuté.
La valorisation de l’enquête : un dispositif coordonné qui assure une large utilisation des données Mais la « maturité » du dispositif d’enquête ne se mesure pas qu’à l’amélioration de sa solidité statistique. Elle tient également au dispositif coordonné de valorisation de l’enquête. Largement initié lors des éditions précédentes, ce dispositif est un processus coopératif de longue haleine qui associe des acteurs multiples et trouve une forme d’accomplissement dans cet ouvrage. Il comprend des exploitations internes, par des chargés d’étude du ministère du Travail, ainsi que des travaux de recherche financés et coordonnés par la Dares au sein d’un groupe d’exploitation. Mais de nombreuses autres équipes bénéficient également de la large diffusion des données, tant celles qui peuvent être appariées avec d’autres données d’établissement ou d’entreprise que celles qui permettent un travail croisé sur les différents volets de l’enquête. Tous ces travaux contribuent à la vie de l’enquête. La richesse des données que constituent les trois éditions de l’enquête REPONSE, avec leurs différents volets et la dimension de panel, est aujourd’hui établie. La taille, réduite pour la statistique d’entreprise, des bases de données ne permet certes pas de fournir des statistiques à un niveau de détail fin : les publications se limitent le plus souvent à des ventilations au niveau national par tranche de taille ou de secteur d’activité en 12 postes (adaptation au champ de l’enquête de la Naf 16). Mais sous
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cette réserve, l’enquête permet une description assez détaillée des relations sociales dans les entreprises en lien avec leurs modes d’organisation et de gestion de la main-d’œuvre et leur situation concurrentielle. En 2005, la Dares a mis en place en interne un comité d’exploitation de l’enquête. De fait, deux étages doivent être distingués dans la stratégie d’exploitation de ces enquêtes. Au premier étage, il s’agit d’éclairer par des premières publications qui suivent d’assez près la fin de l’enquête et l’apurement des fichiers certains thèmes importants du débat social. Le support de ces publications est la série des Premières Synthèses de la Dares, qui permet de proposer des études thématiques en 6 ou 8 pages, réalisées par les membres du comité d’exploitation de l’enquête (encadré 2). Comment les employeurs perçoivent-ils l’action et le rôle des représentants personnel ? Et les salariés eux-mêmes ? Où trouve-t-on des délégués syndicaux ? Y at-il des différences entre représentants élus et désignés, syndiqués et non syndiqués ? Entre les enquêtes, comment ont évolué l’implantation syndicale, la fréquence et les thèmes de la négociation, le niveau et les formes de la conflictualité ? La réduction du temps de travail a-t-elle modifié ou, au contraire, révélé les types de relations sociales existant dans les établissements et les entreprises ? Quels sont les dispositifs de prévention des risques mis en place ? Comment ont évolué les politiques de rémunération et les pratiques en matière de formation professionnelle ? Le deuxième étage s’attache à développer à plus long terme des études approfondies, faisant souvent appel à des techniques économétriques ou statistiques plus sophistiquées, à des croisements entre les différents volets de l’enquête, à une analyse longitudinale du panel d’établissements, à des appariements ou à des comparaisons avec d’autres sources statistiques, nationales ou étrangères. À cet effet la Dares, qui avait lancé en 2000 un premier appel à projets pour l’exploitation des deux premières éditions, en a relancé un en 2005 auprès de laboratoires en sociologie, sciences de gestion et économie. Afin de favoriser des angles d’attaques et des thématiques, plusieurs axes avaient été retenus dans l’appel à projet : ils portaient par exemple sur l’« effet » de la présence des syndicats sur la performance économique des entreprises, l’évolution des formes de conflictualité, le renouvellement des équipes de représentants du personnel ou les relations professionnelles vues par les salariés. Au total, dix-huit équipes ont proposé au moins un projet et le comité d’exploitation en a retenu huit (encadré 2), qui ont bénéficié à la fois d’une antériorité dans l’accès aux données et d’un financement : elles se décomposent en deux équipes chargées de réaliser des post-enquêtes par entretien auprès des représentants de la direction et du personnel enquêtés et en six équipes chargées d’exploitations statistiques secondaires. Deux journées de travail ont été organisées par la Dares, rassemblant à Paris les différentes équipes
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pour une fertile confrontation des méthodes et des premiers résultats. Les travaux qui composent cet ouvrage sont en large partie issus de ce processus et ont pour une partie fait l’objet d’un colloque organisé par la Dares en mars 2007, indépendamment d’autres publications à caractère scientifiques réalisées.
LIMITES ET PERSPECTIVES Comme en témoigne cet ouvrage et comme on peut le constater dans la bibliographie de l’enquête, le bilan en termes de production d’informations nouvelles et d’éclairages originaux apportés par REPONSE est loin d’être négligeable. Il n’est pas question d’en donner ici un aperçu même grossier, d’autant que l’enquête est loin d’avoir été exploitée dans toutes ses potentialités, et que de nombreux travaux sont encore en cours ou en préparation, aussi bien à la Dares que dans diverses équipes universitaires, auxquelles un large accès aux données a été (et est encore) proposé : on compte à ce jour plus d’une trentaine d’équipes qui travaillent sur les différentes éditions de l’enquête. Cependant, malgré les efforts déployés, le bilan de l’exploitation de l’enquête n’est pas entièrement satisfaisant. Les données étant complexes (un nombre élevé de variables avec une articulation de trois niveaux de questionnement et des différentes éditions), le coût d’entrée est élevé pour des chercheurs, qui ne sont pas toujours rôdés à l’exploitation de données statistiques de cette complexité et doivent parfois nouer des collaborations avec des statisticiens pour utiliser l’enquête. Et en termes de nombre d’équipes travaillant sur les données, la comparaison est certes avantageuse lorsque l’on se limite aux enquêtes françaises, mais elle l’est bien moins comparativement à l’enquête britannique WERS ou si on se limite à la sociologie (qui a encore beaucoup de mal et certaines réticences à s’emparer de l’outil). Et on peut encore regretter aujourd’hui que la pluralité des points de vue exprimés dans l’enquête n’a pas été systématiquement exploitée par les équipes de recherche : elles se sont souvent contentées d’analyser l’un des volets de l’enquête, sans procéder à des recoupements et des comparaisons avec les déclarations des différents interlocuteurs de l’établissement. L’une des principales richesses de l’enquête a ainsi été encore insuffisamment mise en valeur, même si plusieurs travaux portant spécifiquement sur le volet « salarié » sont en cours. De même, la dimension de panel et les comparaisons internationales mériteraient d’être davantage travaillées. Mais avant de revenir sur ces limites de l’exploitation qui sont autant de perspectives, précisons les obstacles statistiques que rencontre encore l’enquête et indiquons des premières pistes quant aux solutions à apporter.
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Quelles évolutions envisager pour la méthodologie statistique ? À l’issue du bilan critique effectué sur les trois premières éditions de l’enquête, la méthodologie de l’enquête semble à présent assurée. Le champ, composé des établissements de plus de 20 salariés du secteur marchand non agricole, permet une large gamme d’études et une bonne prise en compte de la diversité des relations professionnelles dans le tissu productif, des petites entreprises composées d’un établissement unique aux vastes sites de production et sièges administratifs de grands groupes. Certes la possibilité d’enquêter des petites et très petites entreprises en étendant le champ aux établissements de moins de 20 salariés, au moins à celles de 10 à 19 salariés, peut être envisagée à l’image de ce que propose WERS – qui interroge tous les établissements d’au moins 5 salariés –, mais contrairement à la situation britannique le système français de relations professionnelles est fortement structuré par des seuils, qui conditionnent les manières dont se posent les questions. Globalement, la conception d’enquête, composée des trois volets articulés et d’une dimension longitudinale pour le premier d’entre eux, a été largement validée. L’identité du représentant de la direction à enquêter ne semble pas non plus devoir être modifiée : bien que la fonction RH semble se professionnaliser en entreprise, c’est bien (au-delà des fonctions exercées dans l’établissement, qui sont susceptibles de se modifier au cours du temps) la personne en charge des relations professionnelles dans l’établissement qui semble la plus à même de fournir les réponses attendues aux questions posées. C’est en général le directeur des ressources humaines ou le chef du service du personnel, ce peut également être le directeur général ou le directeur d’établissement, plus rarement le directeur administratif ou financier. Sauf cas exceptionnel, la personne enquêtée travaille effectivement dans l’établissement : on préférera ainsi interroger un membre de la direction opérationnelle de l’établissement, en contact direct avec les salariés, plutôt que le directeur des ressources humaines lorsque cette fonction est exercée en dehors de l’établissement. L’enquête de 1998 montre que les thèmes abordés et les questions posées ne soulèvent pas de difficulté particulière pour ces représentants de la direction : seulement en de rares cas, ils sont amenés à prendre des renseignements, et de façon ponctuelle, auprès d’autres services de l’établissement ou de l’entreprise. En revanche, le choix du représentant du personnel à interroger mérite davantage de discussion. Depuis la première édition de l’enquête, il s’agit sans aucun doute du point le moins stable de la méthodologie. Et les résultats de 2004-2005 ne sont que partiellement satisfaisants : la sélection aléatoire répond certes déjà en partie au souhait de comparer les réponses des représentants selon leur mandat ; mais, parce qu’elle ne constitue pas
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une véritable sélection aléatoire parmi l’ensemble des représentants du personnel, elle reste prisonnière du choix initial de retenir un « bon » interlocuteur, c’est-à-dire capable de donner des informations factuelles précises sur la situation des relations sociales dans l’établissement et qui respecte la hiérarchie des institutions représentatives telle que définie par les textes légaux, même si la réalité s’en écarte. Ce dernier point avait été l’objet d’une vive attention des représentants syndicaux au CNIS lors de la présentation du projet de la première édition de l’enquête. Mais les règles ont aujourd’hui changé – les différents représentants du personnel pouvant être davantage associés aux négociations d’entreprise –, et il est sans doute possible de renoncer à cette contrainte en ouvrant la possibilité d’être sélectionné à tous les représentants, et non aux seuls représentants « majoritaires ». Cela semble d’autant plus envisageable que la sélection aléatoire n’a pas posé de problème majeur : ni au représentant de la direction comme nous l’avons préalablement indiqué, ni aux représentants du 16 personnel . Une modification des questionnaires devra également être effectuée en ce sens, afin de limiter au maximum les questions factuelles qui interrogent sur la situation de l’établissement. En sens inverse, davantage de questions pourraient être posées sur l’organisation ou la liste de laquelle le représentant se revendique, et une véritable sociographie des représentants du personnel pourrait ainsi être réalisée. D’ailleurs, une des évolutions sans doute encore nécessaire tient plus largement au questionnement à adopter dans les différents volets de l’enquête. Nous l’avons vu, les expériences passées permettent progressivement de construire un noyau de « bonnes » questions. Mais le travail effectué sur les questionnaires en 2004-2005 ne constitue de ce point de vue qu’un premier pas. Et cela apparaît d’autant plus nécessaire que les deux premières éditions de l’enquête se caractérisent respectivement par l’importance accordée aux catégories juridiques d’une part et par la volonté de les dépasser par une description fine de certains processus et des modes de régulation informelle d’autre part. En 1992-1993, le questionnement était en effet en tension entre la nécessité d’appuyer les questions sur les dispositifs et structures existantes, qui sont en grande partie régies par le Code du travail, et l’objectif de comprendre les pratiques effectives des acteurs en entreprise. Dans certains cas, l’accent a été mis sur les pratiques au risque d’apparaître comme des contrôles de la part d’un ministère par ailleurs garant du respect de la législation par l’intervention de l’Inspection du travail (comme par exemple pour les questions portant sur le nombre de réunions tenues par les comités d’entreprise ou les licenciements de 16. Seules quelques plaintes de représentants du personnel qui souhaitaient être interrogés en lieu et place de leur collègue, jugé comme non représentatif, ont été notées durant la collecte.
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salariés protégés). Dans d’autres cas, ce sont les définitions juridiques qui ont prévalu, comme pour la distinction entre négociation et discussion. Beaucoup d’employeurs ne faisant pas cette distinction, les questionnaires de 1998-1999 ont regroupé négociation formelle et discussion informelle. Afin de sortir des catégories juridiques, il a ainsi été permis aux répondants de compléter les modalités de réponse proposées à l’aide de questions ouvertes et en interrogeant de façon détaillée le déroulement de certains processus, comme les dernières négociations (ou discussions) salariales et non salariales tenues dans l’établissement ou les changements 17 et conflits le plus marquant des trois dernières années . L’idée était, à différents moments du questionnaire, d’examiner comment s’opère la régulation dans les situations d’urgence et de tension, au-delà des aspects formels et légaux ; ce questionnement prolongeait la description de la régulation sociale au quotidien qu’on trouvait déjà dans l’enquête de 1992-1993, à travers l’interrogation des dirigeants et représentants sur les recours habituels des salariés en cas de problème individuel. Les questions ouvertes ont globalement validé les modalités de réponse proposées et ont permis en certains cas d’en ajouter de nouvelles. Elles apparaissaient dès lors moins utiles en 2004-2005 et ont été abandonnées. Et, parce qu’elles relèvent davantage de la logique d’interrogation suivie lors d’entretiens libres, les questions portant sur les processus se sont révélées particulièrement difficiles à analyser d’un point de vue statistique. Elles n’ont pas été retirées de la dernière édition de l’enquête, mais une réflexion méritera certainement d’être menée à ce propos. D’autant que si la sélection des dernières négociations ou discussions permet bien d’avoir une information potentiellement aléatoire des événements considérés, il n’en va pas de même avec les changements et conflits les plus marquants, dont la définition différente par les représentants de la direction et du personnel enquêtés rend difficile l’exploitation. Au-delà des évolutions du mode de sélection du représentant du personnel à interroger et de la logique de questionnement développé dans certaines parties des entretiens – et sans préjuger des choix qui seront opérés lors de la prochaine édition de l’enquête qui devrait avoir lieu en 2010-2011 –, certaines modifications sont encore souhaitables. On peut ainsi envisager de ne plus poser de façon systématique les questions factuelles aux différents acteurs, sauf sur des points précis et contradictoires comme la négociation et les conflits, ce qui irait avec une meilleure définition des objectifs des volets respectifs de l’enquête. En revanche, et même si l’exploitation 17. Concernant ces trois processus, ont notamment été questionnés les thèmes ou revendications abordés, les participants à l’initiative ou à la conclusion des événements et l’évolution de leurs positions relatives.
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comparée des réponses des membres de la direction d’une part et des représentants du personnel d’autre part invite à relativiser les différences entre questions de fait, d’opinion et de représentation (cf. [Coutrot, 1996] par exemple), la confrontation des points de vue demeurerait un point central, et une spécificité de l’enquête. La réduction globale du volume des questionnaires pourrait par ailleurs permettre d’augmenter la taille de l’échantillon et permettre ainsi des analyses plus précises concernant les établissements de taille moyenne.
Vers une enquête européenne ? Mais ces évolutions de la méthodologie, qui sont autant de pas dans le lent cheminement qui conduit à la maturité du dispositif d’enquête pourraient finalement passer au second plan. En effet depuis quelques mois, de nouvelles perspectives s’ouvrent avec le ministère du Travail britannique et un rapprochement de WERS et de REPONSE semble à portée de main. Déjà, l’exploitation de leurs dernières éditions, toutes deux réalisées la même année, a permis une multiplication de travaux comparés : un d’entre eux a d’ailleurs trouvé place dans cet ouvrage (cf. le chapitre 18) ; d’autres doivent constituer un dossier dans un prochain numéro de la revue British Journal of Industrial Relations. Et une conférence internationale, organisée à Paris en septembre 2008, permet d’envisager la future convergence des dispositifs avec, a minima, un corps commun de questions dans chacun des trois volets des enquêtes française et britannique, et l’hypothèse d’une participation active d’autres pays en vue, peut-être, de conduire à terme une enquête européenne sur les relations professionnelles. Finalement, alors que l’enquête WIRS était à l’origine de REPONSE il y a quinze ans, elle se retrouve en quelque sorte liée à son devenir, donnant d’une certaine manière le sentiment que la boucle est bouclée. À défaut d’avoir un « modèle social » commun, voire européen, peut-être auronsnous alors la possibilité de progresser dans la compréhension statistique (et pas seulement statistique !) des différents systèmes nationaux. Si elle suppose une attention encore plus grande dans l’analyse (en raison des difficultés de comparaison de systèmes fondamentalement différents), cette perspective d’un outil international commun de connaissance devrait toutefois permettre de compléter les travaux existants (par exemple les cinq ouvrages comparatifs dont Élodie Bethoux et Annette Jobert ont récemment rendu compte [2004]). Certes moins précises que des observations effectuées en entreprise, les données statistiques établies sur le modèle des enquêtes WERS et REPONSE autorisent en effet l’analyse de l’extrême diversité des situations existantes, pour une multiplicité de thèmes et d’acteurs qui intéressent les différentes disciplines des sciences sociales.
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Il peut être envisagé de suivre en cela le projet développé par Thomas Coutrot dans l’analyse des proximités et divergences franco-britanniques [1998], et plus récemment par Thomas Amossé et Loup Wolff concernant la concurrence, toujours sur ces deux pays, entre dispositifs managériaux et institutions représentatives [2008]. Un des apports des enquêtes dans ces travaux est que les relations professionnelles n’y sont pas seulement analysées au travers des acteurs institutionnels mais également par le biais des salariés. Et l’intérêt d’un tel dispositif ne saurait se limiter aux données collectées. Au même titre que pour WERS ou REPONSE, l’élaboration d’une enquête statistique harmonisée au niveau européen (avec une méthodologie et des portions communes de questionnaire) constituerait en effet une expérience à même de fournir en soi des enseignements sur la spécificité les relations professionnelles dans les différents pays. Par exemple, comme nous l’avons indiqué précédemment, les difficultés rencontrées en France dans le mode de sélection des représentants du personnel et des salariés n’ont pas été observées en Grande-Bretagne : les représentants de la direction y apparaissent ainsi beaucoup plus ouverts à ce que d’autres acteurs des relations professionnelles de l’entreprise ou de l’établissement soient interrogés, ce qui fait écho à leur dimension contractuelle plutôt que légale. Par ailleurs, une telle enquête contribuerait assurément à renforcer les structures internationales existantes dans le domaine académique des Industrial Relations.
GENÈSE ET RÉALITÉ D’UNE ENQUÊTE
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Encadré 2 : Les exp o tat ons de REPONSE 2004-2005 coordonnées par a Dares Une série de premiers résultats réalisés à la Dares a été publiée de septembre 2006 à mars 2008 dans la collection des Premières Synthèses : T. Amossé, « Le dialogue social en entreprise : une intensification de l’activité institutionnelle, des salariés en retrait », Premières Synthèses, n° 39.1, septembre 2006 ; V. Ulrich, S. Zilberman, « La réduction du temps de travail : révélateur et source de développement des relations professionnelles en entreprise », Premières Synthèses, n° 03.2, janvier 2007 ; O. Jacod, « Les institutions représentatives du personnel : davantage présentes, toujours actives, mais peu sollicitées par les salariés », Premières Synthèses, n° 05.1, février 2007 ; A. Carlier, E. Tenret, « Des conflits du travail plus nombreux et plus diversifiés », Premières Synthèses, n° 08.1, février 2007 ; T. Coutrot, « Plus de trois établissements sur quatre déclarent évaluer les risques professionnels », Premières Synthèses n° 09.3, mars 2007 ; M.-T. Pignoni, E. Tenret, « Présence syndicale : des implantations en croissance, une confiance des salariés qui ne débouche pas sur des adhésions », Premières Synthèses, n° 14.2, avril 2007 ; A. Brizard, A. Koubi, « Les pratiques salariales des entreprises », Premières Synthèses, n° 37.1, septembre 2007 ; P. Pommier, P. Zamora, « La formation continue : un objet de négociation au confluent des stratégies des entreprises et des besoins des salariés », Premières Synthèses, n° 14.2, mars 2008 ; En parallèle, huit travaux de recherche ont été financés suite à un appel d’offres. Ils comprennent six exploitations statistiques secondaires qui se sont déroulées d’octobre 2005 à octobre 2006 : « Impact des NTIC et des modes innovants de rémunération sur le fonctionnement des systèmes économique et les relations professionnelles » (CEPREMAP ; P. Askenay, E. Moreno-Galbis) ; « Politique de rémunération, organisation du travail et performance économique : une comparaison France – Grande-Bretagne autour de la justice salariale » (London School of Economics ; R. Belfield, D. Marsden) ; « Effet de la recomposition du tissu économique et financier (développement des groupes et de la sous-traitance, financiarisation) sur l’autonomie des établissements en matière d’emploi et de relations professionnelles » (Paris 1-MATISSE ; E. Petit, A. Reberioux, N. Thevenot, J. Valentin) ; « L’articulation entre relations professionnelles, formes d’organisation du travail et gestion des ressources humaines avec un éclairage particulier sur les effets de la RTT (CEE ; M. Bunel, J.-L. Dayan, C. Perraudin, A. Valeyre) ; « L’impact de la présence syndicale sur la performance des entreprises à partir d’une comparaison France – Grande-Bretagne » (IAE Paris et Nancy 2-GREGOR ; P. Laroche, G. Schmitt, H. Wechtler) ; « Les déterminants du développement d’un « modèle de compétence » » (Nancy 2-GREE ; T. Collin, B. Grasser) ; Ils comprennent aussi deux post-enquêtes auprès de représentants de la direction et du personnel ayant accepté de recevoir un chercheur. Elles se sont déroulées d’octobre 2005 à avril 2007 : « Les nouvelles formes de conflictualité du travail » (CEE ; J.-M. Denis, J. Pélisse) ; « Le genre et l’âge, deux facteurs de renouvellement des relations professionnelles en entreprise » (CEE ; M. Lurol, H. Defalvard, D Guillemot, E. Polzhuber). Ces travaux ont fait l’objet de rapports de recherche et contribuent dans une très large mesure à cet ouvrage.
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
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Réceptions de l’enquête, perceptions des relations professionnelles, une enquête sur REPONSE
Étienne Pénissat Des travaux en sociologie des sciences et en histoire des statistiques l’ont bien montré (pour une synthèse de ces travaux, voir [Desrosières, 2000] et [Desrosières, 2005]) : une enquête ne mesure pas de manière neutre une réalité préexistante. Elle contribue plutôt à la construire en proposant des questionnements et des cadres cognitifs en partie extérieurs aux acteurs qui sont enquêtés. En ce sens, une enquête statistique fait toujours l’objet d’appropriations différenciées selon les enquêtés et les contextes de l’administration de l’enquête. Ainsi, un enquêteur de la dernière édition de REPONSE expliquait-il que le délégué syndical choisi pour répondre aux questions du volet « Représentants du personnel » refusait d’être interrogé en l’absence de ses autres collègues délégués syndicaux, qui entendaient manifester par ce biais leur unité dans un contexte de crise dans leur entreprise. L’enquête est alors un outil de démonstration de l’unité syndicale auprès des salariés et de la direction de l’établissement. Ces différentes formes de réceptions et d’appropriations de l’enquête sont intéressantes à saisir, car elles informent non seulement sur sa bonne (ou mauvaise) perception par les enquêtés, mais aussi sur d’éventuels « biais » que les « défauts » de l’enquête pourraient faire advenir. Audelà du retour qualité sur le dispositif de mesure, l’analyse des conditions d’enquête peut être un outil pour étudier la problématique des relations professionnelles en elle-même. Comme le montrent certaines post-enquêtes, qui sont un des outils utiles pour apprécier les conditions de production des données statistiques, les questionnements de l’enquête, par exemple la définition de ce qu’est un « conflit » dans l’entreprise, font l’objet de traductions diverses en fonction des caractéristiques des enquêtés ou des configurations socio-économiques (chapitre 10). Et la situation d’enquête devient en elle-même un élément de connaissance pertinent pour comprendre les modes de fonctionnement des relations professionnelles. Le refus de certains DRH de laisser un représentant élu de leur entreprise répondre
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
aux enquêteurs missionnés par la Dares est par exemple déjà un indicateur du climat de confiance ou de tension dans l’entreprise. La présentation d’une enquête se veut en général une explicitation de son architecture, de ses principes méthodologiques et de ses principaux résultats. Rares sont les présentations qui proposent un retour sur la manière dont l’enquête a pu être perçue, ressentie, considérée par ceux qui l’ont administrée et surtout par ceux qui y ont répondu (cf. par exemple [de Peretti, 2005] à propos de l’enquête « sans domicile » qu’a conduit l’Insee en 2001). C’est pourtant une démarche nécessaire dans une enquête comme REPONSE, exigeant de la part de ses enquêteurs et enquêtés un degré élevé d’investissement dans un dispositif complexe (questionnaires longs, très détaillés et interrogeant des pratiques parfois peu formalisées). C’est la raison pour laquelle les concepteurs de l’enquête ont tenu à associer les différents acteurs qui ont fait vivre ce dispositif à tous les stades de son déve18 loppement, notamment au moment du rendu des premiers résultats . À partir d’une enquête sur l’enquête – dispositif original qui a été conduit lors des trois éditions de l’enquête et qui a, à chaque fois, permis de s’assurer de sa qualité (cf. [Coutrot, Malan, 1996] pour l’analyse de cette opération lors de la première édition de l’enquête en 1998-1999) –, nous reviendrons sur les « points de vue » de ceux qui furent au cœur de REPONSE 2004-2005 : les enquêteurs et les enquêtés. Nous montrerons ainsi que si l’enquête est un objet relativement consensuel pour une partie des enquêtés, issus notamment d’établissements de grande taille et du secteur de l’industrie, elle pose en revanche question à ceux qui sont pris dans des relations professionnelles moins institutionnalisées, dans le secteur des services principalement. Enfin, nous insisterons sur la manière dont une partie des salariés interrogés prend la parole et mobilise l’enquête pour exprimer une vision relativement pessimiste des relations professionnelles et du monde de l’entreprise.
REPRÉSENTANTS DE LA DIRECTION ET DU PERSONNEL S’ACCORDENT POUR JUGER PLUTÔT POSITIVEMENT L’ENQUÊTE Dans la dernière édition de l’enquête REPONSE, les entretiens réalisés par les enquêteurs auprès des représentants du personnel et des directions se concluent tous deux par une question ouverte demandant à l’enquêté 18. La Dares a organisé le 27 mars 2007 une journée de présentation des résultats des premières exploitations de l’enquête. Chercheurs et agents des administrations concernées par les thématiques de l’enquête ont été bien sûr conviés. Plus original, tous les représentants des directions et du personnel enquêtés ont été systématiquement invités. Une trentaine d’entre eux ont pu assister à cette journée, manifestant leur intérêt pour l’enquête.
RÉCEPTIONS DE L’ENQUÊTE, PERCEPTIONS DES RELATIONS PROFESSIONNELLES
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d’apprécier la qualité du questionnaire qui vient de leur être soumis (cf. encadré). Cette question est l’occasion de recueillir sur le vif une impression brute, non médiatisée par une question à la formulation standardisée. Ce sont près d’un tiers des représentants des directions et la même proportion au sein des représentants du personnel qui se sont saisis de cette question ouverte pour exprimer un avis sur l’enquête. Ceci correspond à 972 réponses pour les premiers et 682 pour les seconds. Les femmes ont été proportionnellement plus nombreuses à répondre que les hommes. Que les enquêtés soient des représentants du personnel ou des directions, les remarques obtenues convergent et font de l’enquête un objet qui apparaît comme relativement bien accepté et peu remis en cause. Lorsque des critiques sont formulées, elles portent le plus souvent sur des points similaires. TABLEAU 1. – REMARQUES SUR LE QUEST ONNA RE (LES RÉPONSES NE SONT PAS EXCLUS VES) En pourcentage des remarques formulées
Représentants de la direction
Représentants du personnel
Trop long
4,0
1,5
Inadapté
34,5
26,0
Opinion positive
18,5
24,0
Complexe
8,0
9,0
Générale
6,5
9,0
Précise
3,5
-
12,5
25
Problème lié au lieu de rendez-vous
9,0
10,0
Problème lié à l’annonce du rendez-vous
9,0
5,0
Précision sur le contexte de l’établissement et de son climat social
-
12,0
Précision sur la représentation du personnel dans l’établissement
-
9,0
Questions à améliorer
Source : Enquête REPONSE 2004-2005, volets « représentants de la direction » et « représentants du personnel », Dares. Champ : Établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole.
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
Un questionnaire « bien fait », amenant l’enquêté à réfléchir sur ses propres pratiques Si certains enquêtés, comme ce PDG d’une entreprise de commerce de moins de 50 salariés, « trouve [ent] cela complètement inintéressant et inutile, que c’est une perte de temps » et que l’enquête symbolise « la France de la paperasserie, des raisonnements et des 35 heures », une bonne partie d’entre eux (tableau 1) expriment au contraire un avis favorable sur la qualité et l’intérêt de l’enquête. Cette satisfaction renvoie, dans certains cas, tout simplement à un questionnaire qui « est bien fait » ou qui est « très approfondi et représente bien la vie de l’entreprise ». Beaucoup de dirigeants apprécient la réflexivité qu’elle implique, comme ce responsable d’un établissement de service aux particuliers qui indique : « c’était très intéressant, on s’aperçoit que nous en tant qu’exploitant, il y a bien des choses que l’on ne connaît pas sur notre société ». Pour les représentants du personnel, l’intérêt de l’enquête est de sonder le climat social au plus près des travailleurs, dans l’établissement. Ainsi ce délégué syndical, commercial dans une entreprise de service, se félicite « qu’on prenne la température » ; ou encore, cet élu au comité d’entreprise, employé de commerce, reconnaît que « c’est un questionnaire intéressant, c’est bien de s’intéresser au climat dans les entreprises ». Certains mettent même des espoirs dans les retombées liées à cette enquête : un délégué syndical, ouvrier qualifié d’une entreprise automobile, estime ainsi qu’elle « peut être très positive pour les avancées sociales ». Si l’enquête semble avoir un bon écho, c’est parce qu’elle demande une réflexivité aux enquêtés qui peuvent ainsi mettre des mots sur des pratiques quotidiennes, souvent implicites, parfois difficiles à vivre. L’effort fourni pour répondre à l’enquête, effort de réflexivité et de formalisation des réponses, redonne ainsi une visibilité à des relations professionnelles qu’on a tendance à ne pas interroger sinon.
Une réception à mettre en regard avec les caractéristiques des répondants De fait, la propension des représentants des directions et du personnel à formuler un commentaire est supérieure dans les secteurs dans lesquels les pratiques représentatives restent peu formalisées : les réponses sont ainsi nombreuses dans les secteurs des services aux entreprises ou dans le secteur socio-éducatif. Ces réponses sont aussi importantes dans les établissements où les salariés ne sont pas majoritairement des ouvriers. Les enquêtés se saisissent d’autant plus aisément de l’opportunité offerte qu’ils disposent du capital scolaire et symbolique les autorisant à répondre.
RÉCEPTIONS DE L’ENQUÊTE, PERCEPTIONS DES RELATIONS PROFESSIONNELLES
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Sur ce point aussi, on observe une symétrie dans les caractéristiques des représentants de la direction et des personnels qui prennent la parole pour exprimer une opinion sur l’enquête. Le niveau de diplôme conditionne en effet très sensiblement la prise de parole à ce stade ultime du questionnaire : la détention d’un baccalauréat double presque la propension des représentants des directions et du personnel à répondre. Dans le cas des représentants des directions, la fonction exercée dans l’établissement est aussi un facteur important : les DRH ou les directeurs des relations sociales sont ceux qui s’expriment le plus souvent (37 %, contre 28 % pour les PDG). Par contre, et contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer, l’adhésion à un syndicat ne conduit pas les représentants du personnel à prendre plus souvent la parole, au contraire. Les représentants du personnel qui se saisissent de cette question proviennent en effet plus souvent d’établissements dans lesquels les relations professionnelles sont moins institutionnalisées : ils profitent ainsi de la question ouverte pour exprimer leur marginalité par rapport aux situations décrites par l’enquête. Recoupant certaines critiques formulées à l’occasion de cette question ouverte, l’impression est finalement que le questionnaire est mieux adapté aux établissements industriels qu’à des établissements du secteur tertiaire, ce qui amène les répondants de ce dernier à formuler plus de critiques vis-à-vis de l’enquête.
Encadré : Construct on des catégor es de réponse des enquêtés L’analyse de la perception et des conditions de l’enquête s’appuie sur plusieurs types de matériaux. L’appréciation de l’enquête par les enquêteurs a fait l’objet d’une petite enquête par questionnaires, menée auprès d’eux à l’issue de leur travail. Pour ce qui concerne les enquêtés, nous mobilisons de manière quantitative et qualitative, une question qui était posée dans chacun de leurs questionnaires. Les volets « Représentants de la Direction » (RD dans la suite) et « Représentants du Personnel » (RP) interrogent directement les enquêtés sur l’enquête : « Avez-vous des remarques à faire sur ce questionnaire ? ». Dans le cas des salariés, la question est plus ouverte et les invite à formuler des remarques sur l’enquête : « Si vous souhaitez ajouter quelque chose (remarque par rapport au questionnaire, souhait de recevoir les résultats, etc.), vous pouvez nous l’indiquer ci-dessous ». Cet encadré présente la construction des catégories de réponses mobilisées dans le chapitre. Volets RD et RP Les volets RD et RP ont été soumis à une analyse lexicale à partir de SAS. Les familles de mots les plus fréquentes ont ainsi été repérées et des catégories de réponses ont été construites à partir de ces fréquences. Il s’agit donc bien d’une catégorisation a posteriori des réponses apportées. Pour les deux types de répondants, les familles de mots se sont révélées être à deux exceptions près les mêmes (cf. tableaux ci-après).
>>>
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
74 >>> Intitulés
Mots correspondants
Sens principal
Trop long
Long, temps, durée
Questionnaire trop long
Inadapté
Variante du mot adaptation et ses synonymes
Problème d’adaptation du questionnaire à la situation de l’enquêté
Opinion positive
Clair, bonne, agréable
Termes complimentant l’enquête
Complexe
Fastidieux, difficile, compliqué
Constat de la complexité de l’enquête
Général
Général, global
Appréciation du caractère très général de l’enquête
Précis
Précis, pointu, fouillé
Appréciation du caractère précis de l’enquête
Des questions à améliorer
Binaires, thèmes, intitulés, fermées/ouvertes, définitions, répétitif
Appréciation critique sur les questions
Problème sur le lieu du rendez-vous
Absent, déménagement, site, oriente, siège
Problème lié au lieu de prise du rendez-vous ou à la présence du bon interlocuteur
Problème lié à l’annonce du rendez-vous
Courrier, annonce, avertir mais aussi lié à ce qui a été annoncé avant le rendezvous : finalité, renseigner, informations
Problème lié à la prise de rendezvous
Pour le volet RP, on trouve, outre ces catégories, deux familles de termes qui ne renvoient pas directement à l’enquête, mais plutôt à une indication de contexte. Intitulé
Mots correspondants
Sens
Précision sur le contexte de l’établissement et de son climat social
35 heures, grève, crise, licenciements, retraites
Mention d’un contexte national ou local
Précision sur la représentation du personnel dans l’établissement
Élus, délégués, représentants, DP, DS, CGT, FO…
Précision sur la représentation du personnel dans l’établissement (en général pour en signaler l’absence ou au contraire en préciser sa composition)
Volet salarié En ce qui concerne le volet salarié, la construction des catégories a été réalisée à partir d’un codage manuel. Les 2 383 réponses apportées à cette question ont été codées selon trois logiques. Nous avons d’abord indiqué pour chaque réponse à quels acteurs elle faisait référence : à l’individu lui-même, à ses collègues, à son entreprise, à la Dares, aux syndicats ou au patronat. La référence à l’entreprise renvoie à l’expression d’un vécu quotidien (rapports hiérarchiques notamment), tandis que celle sur le patronat rend compte du recours par l’enquêté à une représentation des patrons comme groupe social. Nous avons aussi cherché à évaluer, pour chaque réponse, le sens de l’appréciation : négatif, positif, les deux ou neutre (par exemple une information). Enfin, nous avons codifié les réponses en considérant la nature de la réponse : une opinion, une information, une revendication ou une question. Une enquête auprès des enquêteurs Le rendu sur les conditions d’enquête est tiré des réponses des enquêteurs au questionnaire (établi par la Dares) qui leur a été envoyé en fin de collecte. Sur les 143 enquêteurs recrutés, 112 y ont répondu. Les 29 non-répondants sont des enquêteurs ayant fait très peu d’entretiens et pour 4 d’entre eux aucun.
RÉCEPTIONS DE L’ENQUÊTE, PERCEPTIONS DES RELATIONS PROFESSIONNELLES
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DES REPROCHES SUR LES MODALITÉS DE COLLECTE ET L’INADAPTATION DU QUESTIONNAIRE L’enquête fait en effet l’objet de critiques. Les reproches qui reviennent le plus fréquemment, du moins du côté des représentants des directions d’établissement, portent plutôt sur les conditions de l’entretien : questionnaire « trop long », « perte de temps car on n’a pas les questions avant » (notamment celles sur les résultats financiers de l’entreprise), voire parce que le lieu du rendez-vous avec l’enquêteur a été mal négocié. Témoignant un rejet de l’enquête, ces critiques restent très marginales. La plupart formulent au contraire des recommandations pour l’amélioration du dispositif.
Une critique souvent experte Des critiques portent en effet sur l’inadaptation du questionnaire aux spécificités de certaines situations : les petits établissements ou encore ceux du secteur tertiaire notamment dans le social ou les services aux entreprises. Ainsi les petites entreprises ont du mal à répondre à certaines questions concernant les représentants du personnel. C’est par exemple ce qu’explicite ce directeur d’un établissement financier de moins de 50 salariés : « c’est inadapté par rapport à la petite entreprise sans délégués et ne relevant pas du secteur de la production ou du commerce ». Les représentants du personnel de ce type d’établissement font écho à ces critiques et considèrent que les questions concernant les syndicats et les institutions représentatives du personnel ne les concernent que trop vaguement. Comme le dit un délégué du personnel, cadre dans une entreprise de service, « le questionnaire n’est pas adapté aux petites entreprises de moins de 50 personnes, tout passe par la négociation consensuelle, les problèmes sont individuels et très ponctuels ». Certains, comme cette élue d’un comité d’entreprise d’un établissement industriel, demandent alors « des questions plus personnalisées avec plus de réponses ouvertes ». Les plus critiques considèrent aussi le questionnaire comme trop « généraliste » ne permettant pas d’approfondir suffisamment certains thèmes importants comme les conflits. Certains, comme ce DRH d’une entreprise de transport ou cette secrétaire générale d’une entreprise de services, poussent la critique jusqu’à la formulation des questions et des notions : « la notion de conflit en fin de questionnaire relève plutôt d’un malaise » ou encore « certaines questions devraient distinguer secteur public et secteur privé, ça permettrait d’affiner le questionnaire ». De même, parmi les représentants du personnel, des enquêtés, comme cette déléguée syndicale, ingénieure dans l’industrie des biens
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
intermédiaires, se montrent exigeants et constatent qu’il n’y a « pas assez de questions sur l’implication de la vie des syndicats dans le travail de tous les jours ». Ici la critique se fait experte puisqu’elle s’attaque à des points précis du questionnaire. Les réponses formulent alors plutôt des demandes de précision, d’approfondissement et d’amélioration. Ces cas correspondent à des situations dans lesquelles l’enquête n’est pas perçue comme problématique, c’est-à-dire à des établissements dans lesquels les relations professionnelles apparaissent relativement institutionnalisées (secteurs de l’industrie avec une majorité d’ouvriers).
Une prise de parole révélatrice d’un investissement important dans l’enquête Ces réponses, si elles expriment souvent une critique vis-à-vis de l’enquête, montrent aussi un investissement voire une adhésion importante de la part de ceux qui les formulent. L’appréciation positive sur l’enquête est ainsi d’abord le fait des DRH et des représentants des directions des grands établissements. Dans le cas des représentants du personnel, ce sont plutôt des hommes, ouvriers, peu diplômés et dont l’établissement compte un délégué syndical. Dans le même sens, les critiques exprimées sur la formulation de certaines questions sont plutôt le fait des DRH et d’enquêtés très diplômés d’un côté, de syndiqués et des représentants de grands établissements qui comportent un délégué syndical de l’autre. En revanche, le problème de l’inadaptation de l’enquête est soulevé par une population différente : des représentants des directions ou du personnel dont l’établissement ne comporte pas de délégué syndical, plutôt dans le secteur des services avec une majorité d’employés, dans des petits établissements ou des établissements dont le représentant fait état d’un climat calme. Ce dualisme dans la réception de l’enquête n’est pas sans rapport avec la vision des relations professionnelles que véhicule implicitement le questionnaire. Celui-ci met l’accent sur des formes « durcies », institutionnalisées des relations professionnelles : présence d’institutions représentatives, cycle de négociations et de conflits aux formes relativement reconnues et attendues (grève, pétition), connaissance des règles et du droit social par les différents acteurs, etc. De ce fait, le questionnaire a tendance à dérouter les enquêtés appartenant à des structures s’éloignant d’un certain modèle des relations professionnelles issu de la grande entreprise industrielle.
RÉCEPTIONS DE L’ENQUÊTE, PERCEPTIONS DES RELATIONS PROFESSIONNELLES
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Les représentants du personnel tiennent à redonner un contexte aux réponses apportées La différence majeure entre les réponses des représentants des directions et celles des représentants des salariés repose sur le soin qu’ils portent à replacer leur réponse soit dans un contexte social et politique, soit dans un contexte local propre à l’établissement. Beaucoup profitent de la question ouverte pour apporter des précisions sur le contexte national ou local : « l’entreprise étant en plan social depuis deux mois et 20 % de l’effectif ayant été licencié, les salariés sont mobilisés pour la sauvegarde de leur entreprise » (délégué du personnel, cadre dans une entreprise de commerce), « depuis 2001, il n’y a pas eu de négociation, les 35 heures ont bloqué les négociations et les salaires » (délégué du personnel, technicien dans la construction) ou encore « le conflit dont on a parlé est une pétition qui donne cours actuellement à une négociation sur la récupération du temps de travail » (délégué du personnel, chef d’atelier, entreprise industrielle dans les biens intermédiaires). Ces déclarations rappellent que l’enquête se déroule dans une certaine conjoncture sociale et politique (fin du passage à 35 heures, réforme des retraites, série de plan sociaux, etc.) et que cela peut notamment influer sur la définition et les conditions de production d’une mesure de la conflictualité à ce moment précis. D’autres s’en servent aussi pour expliquer le fonctionnement de la représentation du personnel dans leur établissement, en constatant par exemple qu’il n’y a pas de représentant élu ou de syndicats.
UNE APPRÉCIATION CONFIRMÉE PAR LES ENQUÊTEURS Une grande majorité des enquêteurs enquêtés (cf. encadré) confirment avoir constaté un intérêt important de la part des représentants de la direction et du personnel auprès desquels les questionnaires REPONSE ont été administrés. D’après eux, l’intérêt porté à l’enquête est même un peu plus manifeste du côté des représentants du personnel, qui voient dans ce dispositif un moyen d’expliciter les difficultés qu’ils rencontrent au cours de leur mandat. Pour les enquêteurs, l’enquête a favorisé un fort « sentiment de valorisation » ou « l’impression de faire avancer les choses ». Ils font également état d’un contact de bonne qualité avec les enquêtés, ce qui confirme la bonne réception de l’enquête par les établissements. Certains ont par exemple eu droit à une visite de l’usine ou de l’établissement, beaucoup ont été accueillis avec un café. Ce constat est similaire en ce qui concerne le climat pendant les entretiens.
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Le bilan que les enquêteurs tirent de l’enquête REPONSE est donc largement positif (95 sur 112) : soit parce qu’ils ont trouvé que l’enquête « fonctionnait » bien (33), soit parce qu’elle a été « enrichissante » pour eux (62). Quelques enquêteurs adoptent tout de même une posture plus critique, soit parce que le climat était plutôt tendu avec les enquêtés, soit parce que l’enquête était assez exigeante et que sa rémunération n’était pas assez importante selon eux. Les problèmes évoqués par les enquêteurs font écho en tout point à ceux des représentants du personnel et des directions. Beaucoup d’enquêteurs indiquent, d’un côté, plus de difficultés dans les PME, notamment dans la réception du questionnaire, et de l’autre, plus de facilités dans les grandes entreprises. De manière plus relative, ils ont noté des différences selon les secteurs d’activité : moins bon accueil dans la grande distribution ; questionnaire plus souvent perçu comme peu adapté dans le secteur associatif marchand. Une analyse plus fine des problèmes rencontrés par les enquêteurs peut s’appuyer sur la liste des questions jugées les plus délicates à poser à leurs interlocuteurs, que les enquêtés ont mal comprises ou auxquelles ils ont refusé de répondre. Les appréciations à porter sur l’implication des salariés et sur les critères d’attribution de primes, mais aussi des sujets qui relèvent de la mesure de la représentativité des élus et des syndicats (notamment le nombre de représentants ou de syndiqués) ont ainsi particulièrement posé problème. Enfin, la distinction entre conflit et mouvement d’humeur a été au centre de beaucoup d’interrogations de la part des enquêtés. Ceci amène à envisager la mesure de la conflictualité non pas comme une donnée objectivée, mais plutôt comme un objet dynamique en perpétuelle redéfinition selon les contextes et les configurations économiques et institutionnels. La réception de l’enquête converge donc entre ces trois principaux acteurs : les représentants de la direction, du personnel et les enquêteurs. Et il se dégage une forme de consensus sur l’objet de l’enquête elle-même. Cette symétrie dans l’appréciation de l’enquête est liée nous semble-t-il à la construction même de l’enquête qui repose sur un modèle institutionnalisé des relations professionnelles, qui s’est imposé depuis une trentaine d’années (chapitre 5). Ce point de vue supplémentaire sur l’enquête confirme la vision d’un questionnaire construit à partir d’une certaine grille de lecture et rendant moins bien compte de la manière dont les relations professionnelles sont perçues et pratiquées dans des secteurs de service et/ou des établissements de petite taille, où la moindre formalisation de la place des syndicats ou des négociations contrarie le modèle mis en avant dans la loi.
RÉCEPTIONS DE L’ENQUÊTE, PERCEPTIONS DES RELATIONS PROFESSIONNELLES
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DES SALARIÉS EN DÉCALAGE AVEC LE SYSTÈME DE RELATIONS PROFESSIONNELLES ? Ces résultats, s’ils nous informent sur la fiabilité et les biais éventuels de l’enquête, montrent aussi que les enquêtés se saisissent de l’enquête pour exprimer un point de vue sur les relations professionnelles. TABLEAU 2 – LE PO NT DE VUE DES ENQUÊTEURS SUR L’ENQUÊTE L’intérêt des enquêtés
Le contact, l’accueil
Le climat de l’entretien
Bon
58
95
96
Moyen
29
12
7
Faible/mauvais
23
1
8
4
4
1
112
112
112
(NSP) Total
Source : Enquête auprès des enquêteurs. Note de lecture : On a regroupé dans cette catégorie ceux qui déclaraient un sentiment d’obligation de la part des enquêtés (12) et ceux qui déclaraient un sentiment mitigé de ceux-ci (17) vis-à-vis de l’enquête.
Une question du même ordre (cf. encadré) figure dans le questionnaire postal parvenu aux salariés interrogés dans le cadre de l’enquête REPONSE 2004-2005. L’analyse du point de vue des représentants des directions et du personnel, confirmé par les enquêteurs qui les ont interrogés, peut ainsi être mise en regard avec celui des salariés. Les quelque 20 % de salariés qui se sont ainsi exprimés délivrent un message très différent de celui qui se dégage des acteurs professionnels des relations sociales de l’entreprise.
Une prise de parole sur le monde du travail, plutôt que des remarques sur l’enquête Si les femmes répondent là encore proportionnellement plus que les hommes (21 % contre 18 %), la probabilité de répondre ne semble pas liée au diplôme. Et à l’inverse du volet « représentants du personnel », le fait d’être syndiqué ou anciennement syndiqué joue positivement sur la propension à répondre (respectivement 26 % et 22 % se sont exprimés, contre 19 % des non syndiqués). Les réponses (qui peuvent renvoyer à de multiples registres) sont majoritairement l’expression d’une opinion (68 %) et constituent plus
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
rarement un apport d’information (37 %). Assez peu formulent une question vis-à-vis de l’enquête ou de la Dares (15 %), encore moins une revendication (7 %). Les réponses sont moins souvent négatives lorsque le répondant évoque la Dares (48 % contre 71 % pour ceux qui ne l’évoquent pas) ou lorsqu’il parle de lui-même (56 % contre 71 %). Ainsi un des enquêtés qualifie-t-il l’enquête de véritable « hymne à la vie ». Il poursuit en indiquant : « voici maintenant 5 ans que je travaille dans cette entreprise et j’ai eu l’impression de ne jamais inspirer le respect, ni la reconnaissance de la pénibilité de mon travail. Je tiens à remercier tous ceux qui œuvrent au respect de l’humanité et qui façonnent la reconnaissance de l’ouvrier ». Et malgré l’incitation du libellé de la question, très peu de réponses portent (uniquement) sur l’enquête. Beaucoup de salariés profitent de l’enquête pour apporter des précisions sur leur situation ou plus fréquemment pour parler du monde du travail et/ou des relations professionnelles dans l’entreprise. Les réponses évoquent majoritairement l’entreprise à laquelle l’enquêté appartient (49 %) ou le répondant lui-même (46 %). À un degré moindre, elles font référence aux autres salariés et à la Dares (32 % et 30 %). Par contre, elles mentionnent rarement les syndicats (13 %) ou le patronat en général (5,5 %). Les représentants du système de relations professionnelles semblent mis à distance dans les réponses.
Une vision négative des relations professionnelles et/ou du monde du travail Les réponses expriment majoritairement un point de vue négatif : 65 % contre 13 % de positives et 28 % de neutres. Le caractère négatif des réponses prend deux orientations. Beaucoup de réponses insistent ou mettent en avant un contexte socio-économique sombre. Ainsi, les salariés insistent sur la baisse du pouvoir d’achat ou l’absence d’augmentation des salaires, les licenciements, les délocalisations, la mondialisation qui mettraient en péril certaines entreprises. De même, la dégradation des conditions de travail, notamment dans le contexte du passage aux 35 heures, est évoquée. De manière parfois complémentaire, mais pas systématiquement, une grande partie des réponses décrit des relations professionnelles problématiques et mal vécues par les salariés. L’expression du manque de reconnaissance revient régulièrement. Certaines réponses évoquent même des formes de harcèlement moral. Dans ce portrait relativement noir, les dirigeants d’entreprises et, à un moindre degré, les syndicats sont régulièrement désignés comme responsables de ce mal-être ou au mieux
RÉCEPTIONS DE L’ENQUÊTE, PERCEPTIONS DES RELATIONS PROFESSIONNELLES
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comme spectateurs impuissants de la dégradation du travail ou de la qualité des relations sociales en entreprise. Ainsi cet enquêté « constate que l’écart se creuse entre les dirigeants et la base, que la communication est unidirectionnelle de haut en bas avec des décisions de dernière minute qui laissent penser à un navire sans commandement et une flotte sans amiral ». Tel autre regrette que « les relations sociales entre la direction et les syndicats [soient] plutôt des postures adoptées de chaque côté qu’un réel effort de prendre en compte les soucis de l’autre partie et d’arriver à un compromis acceptable ». On observe ainsi que les remarques évoquant les entreprises ou le personnel sont beaucoup plus associées à des réponses négatives (72 % de ceux qui évoquent l’entreprise contre 57 % pour ceux qui ne l’évoquent pas et 79 % contre 57 % pour les réponses évoquant les salariés). C’est aussi le cas, même si les effectifs sont moins importants, pour les réponses évoquant le patronat (81 % contre 60 %) ou les syndicats (71 % contre 63 %). À l’inverse, les réponses sont plus neutres lorsqu’elles évoquent la Dares ou le répondant lui-même. Le système de relations professionnelles (syndicats, salariés, entreprises, patronat) est donc perçu par ces salariés comme largement négatif. À l’opposé, l’individu est plutôt valorisé. De même, l’enquête est perçue positivement ou, au moins, de manière neutre.
Des visions tranchées selon la catégorie socio-professionnelle des répondants Si l’on s’attache au sens des réponses, les syndiqués formulent une vision plus négative (71 %) que les non-syndiqués (63 %). Et si le niveau de diplôme ou le genre ne joue pas de manière très homogène sur le sens des réponses, la position dans l’entreprise semble déterminante : les manœuvres, les ouvriers et les employés ont des réponses plus négatives que celles des techniciens et des ingénieurs-cadres. Et à l’inverse, les techniciens, les ingénieurs-cadres mais aussi les employés ont des réponses plus positives. Dans ce cadre, ce sont aussi les moins diplômés, les manœuvres et les ouvriers qualifiés qui adoptent le plus souvent une posture revendicative. Or ce sont aussi ces groupes sociaux qui évoquent le plus souvent l’entreprise dans leurs réponses. Les femmes évoquent plus souvent l’enquête en elle-même (18 % contre 14 % pour les hommes) ainsi que les cadres, les techniciens et les employés : 17 % et 19 % contre 13 % pour les ouvriers et les manœuvres. La Dares est bien plus souvent évoquée chez les plus diplômés ou chez les catégories professionnelles moyennes et surtout supérieures. Ces derniers réclament plus souvent les résultats de l’enquête.
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
Deux types de réponses et de profils de répondants se dégagent ainsi : d’un côté, des individus plutôt diplômés et ayant une position professionnelle supérieure (cadre, technicien) tendent à centrer leurs réponses sur l’enquête soit pour en demander les résultats ou interpeller la Dares, soit pour exprimer un contentement ; de l’autre, les salariés relevant de catégories professionnelles plus dominées dans l’espace professionnel (ouvriers, manœuvres et, à un moindre degré, employés) profitent de l’enquête et de cette question pour exprimer des revendications et surtout exposer un avis plutôt pessimiste sur les relations professionnelles et le monde du travail en général. En ce sens, on perçoit un décalage entre une partie importante des acteurs du système de relations professionnelles qui se retrouvent assez bien dans une enquête qui leur propose une vision institutionnalisée, codifiée, voire naturalisée de ces relations, et des salariés qui choisissent de prendre la parole pour exprimer une vision critique des relations dans l’entreprise et, plus généralement, une perception pessimiste de leurs situations de travail. Autant d’éléments qui ressortiront de l’analyse des données mêmes de l’enquête (par exemple dans le chapitre 8), ce qui confirme in fine tout l’intérêt d’un retour réflexif sur les conditions d’une enquête comme REPONSE.
BIBLIOGRAPHIE T. COUTROT, A. MALAN (1996), « L’enquête Relations professionnelles et négociations d’entreprise : bilan critique d’une opération nouvelle », Travail et Emploi, n° 66. DESROSIÈRES A. (2000), La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, La Découverte, Paris. DESROSIÈRES A. (2005), « Décrire l’État ou explorer la société : les deux sources de la statistique publique », Genèses, n° 58, mars. PERETTI DE G. (2005), « La ‘mise en variables’des textes : mythe ou réalité », Bulletin de Méthodologie Sociologique, n° 88.
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Des instances représentatives du personnel qui, malgré les évolutions du tissu productif, se maintiennent
Loup Wolff
Le contexte économique, institutionnel et social qui a vu naître et se développer le syndicalisme français n’est bien sûr pas celui que nous connaissons aujourd’hui. Les repères fondateurs de l’histoire des organisations syndicales remontent ainsi à plus d’un siècle : en France, il s’agit de l’invention du syndicalisme patronal en 1864 avec le Comité des Forges (qui deviendra en 1901 l’Union des Industries Métallurgiques et Minières – UIMM), du droit donné aux travailleurs le 21 mars 1884 de se regrouper en syndicats professionnels (loi Waldeck-Rousseau) et de la création effective de la Confédération Générale du Travail (CGT) – premier syndicat de salariés – le 23 septembre 1895 à Limoges (cf. [Pernot, 2005] pour un panorama de cette histoire). Le paysage institutionnel ne commence à acquérir les contours que nous lui connaissons aujourd’hui qu’avec l’arrêté du 31 mars 1966 qui a fixé la liste des cinq confédérations qui ont bénéficié jusqu’à l’été 2008 d’une représentativité de droit (‘présomption irréfragable’) au niveau interprofessionnel et des branches : la CGT, la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC, créée en 1919), la Confédération française de l’encadrement (créée CGC en 1944, puis renommée CFE-CGC en 1981), Force Ouvrière (CGT-FO, créée en 1947 après scission avec la CGT) et la Confédération française démocratique du travail (CFDT, créée en 1964 après scission avec la CFTC) seront désormais chacune autorisées à représenter les salariés au cours des négociations, quelle que soit leur implantation réelle auprès des salariés de la branche concernée. En 1968, la présomption irréfragable de représentativité accordée à ces cinq confédérations est étendue à la négociation d’entreprise. Complétant cette disposition, une loi, votée le 27 décembre 1968, consacre non seulement la liberté d’expression et d’action du syndicat dans l’entreprise, mais aménage la constitution de sections syndicales au sein des entreprises, aux côtés
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des institutions élues (délégués du personnel et comité d’entreprise). La représentativité des syndicats n’appartenant pas à une confédération – qui sont apparus depuis, UNSA et Solidaires principalement – est quant à elle évaluée au cas par cas à l’aune des critères issus de la loi du 11 février 1950 (article L.2121-1 du Code du travail) qui avait servi, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à réhabiliter ou non les organisations professionnelles : effectifs, indépendance, cotisations, expérience et ancienneté du syndicat et enfin attitude patriotique pendant l’Occupation. À côté de cette histoire syndicale, il faut aussi évoquer celle des représentants élus du personnel, avec la création des Délégués du personnel (DP) en 1936 par le Front populaire, pour lesquels les établissements et entreprises comptant 11 salariés et plus sont tenus d’organiser des élections, ainsi que celle des Comités d’entreprise (CE), institués par l’ordonnance du 22 février 1945 dans toutes les entreprises de 50 salariés et plus (cf. chapitre 8 pour une discussion sur les activités respectives de ces instances). Nous voulions nous attarder sur ce rapide panorama afin d’illustrer l’intérêt d’une mise en perspective historique des instances représentatives du personnel : au-delà de la permanence des noms et des étiquettes, ces instances sont des organisations humaines anciennes qui ont été influencées, façonnées et parfois refondées par une succession d’événements qui font aujourd’hui leur histoire. La représentation du personnel est ainsi un fait largement indissociable du contexte historique qui lui donne sens. C’est pourquoi il est si difficile dans ce domaine de s’affranchir des contextes nationaux pour délivrer un discours transnational sur les syndicats ou les représentants du personnel (cf. encadré 2 in [Wolff, 2008] et [European Commission, Directorate-General for Employment, Social Affairs and Equal Opportunities, 2007]). C’est pourquoi aussi, toute analyse des évolutions en cours (baisse tendancielle du taux de syndicalisation, implantation dans les établissements en hausse) ne peut faire l’économie d’un travail de contextualisation. Cet ouvrage fait le choix délibéré de resserrer l’analyse autour des quinze dernières années uniquement, période couverte par les trois enquêtes REPONSE (1992-1993, 1998-1999 et 2004-2005). Dans sa deuxième partie, consacrée aux éléments contextuels qui permettent de redonner une profondeur historique aux relations sociales, le chapitre 5 décrit l’évolution du cadre légal et son impact sur les instances à l’œuvre dans les établissements et entreprises. Le chapitre 7 retrace ensuite l’histoire récente des organisations syndicales, de leur positionnement respectif et, le cas échéant, de la redéfinition de leurs missions en fonction de leurs orientations politiques et sociales respectives. Ouvrant cette partie, le présent chapitre est quant à lui consacré à une description des transformations du tissu productif français ces quinze
DES INSTANCES REPRÉSENTATIVES, QUI, MALGRÉ LES ÉVOLUTIONS DU TISSU…
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dernières années et à leur impact sur la représentation du personnel. Revenant comme autant de leitmotivs dans les manuels de sciences humaines et les ouvrages sur le travail, la tertiarisation de notre économie, le déclin du monde ouvrier et de ses « bastions », la part croissante des établissements de petite taille, le développement des formes atypiques d’emploi (CDD, intérim), de la sous-traitance sont des phénomènes suffisamment massifs pour ne pas pouvoir être ignorés dans un état des lieux sur les relations professionnelles. Nous commencerons donc par commenter les effets attendus des transformations à l’œuvre sur la représentation du personnel. Nous verrons ensuite pourquoi, malgré la baisse attendue de la présence d’instances représentatives dans les établissements, le taux de couverture se maintient, voire progresse depuis quinze ans. Enfin, nous essaierons de faire la part des choses dans ces évolutions entre celles qui peuvent être imputées aux transformations du tissu productif lui-même ou à une progression nette (c’est-à-dire à taille, secteur et structure juridique données) de l’implantation des représentants du personnel dans les établissements français.
DÉSINDUSTRIALISATION ET DÉCONCENTRATION PRODUCTIVE CONTRIBUENT À DÉSTABILISER LA REPRÉSENTATION DU PERSONNEL
En 2004, au sein des établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole, champ des deux dernières enquêtes REPONSE, plus de trois établissements sur quatre sont dotés d’une forme de représentation du personnel, qu’il s’agisse de mandats élus ou désignés [Jacod, 2007]. La loi prévoyant que tout établissement soit tenu d’organiser des élections de délégués du personnel (DP) dès que sa taille excède 11 salariés, l’absence de représentants du personnel ne peut s’expliquer en principe que dans les cas où aucun candidat ne se présente à ces élections. Dans les faits, et même si la loi décourage une telle ingérence, ces situations peuvent correspondre à des établissements dans lesquels les directions n’acceptent aucune forme de représentation de leur personnel et font – d’une manière ou d’une autre – obstacle à leur émergence.
Taille et secteur : des facteurs influençant très directement l’établissement d’une représentation du personnel L’absence de représentants du personnel est plus souvent le fait de petits établissements que de grands : les proportions d’établissements pourvus respectivement de délégués syndicaux ou de représentants élus (DP ou CE) croissent très sensiblement avec la taille des établissements. Entre 20 et
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49 salariés (donc en dessous du seuil déclenchant l’obligation d’organiser des élections pour l’établissement d’un comité d’entreprise ou d’établissement), seuls un établissement sur cinq et deux établissements sur trois disposent respectivement d’un délégué syndical et d’une instance élue de représentation du personnel, le cas échéant, d’un délégué du personnel (cf. encadré dans le chapitre 8). Au-delà de 500 salariés, quasiment tous les établissements sont concernés (graphique 1). De même, la présence de représentants du personnel est très inégalement répartie selon le secteur d’activité des établissements : c’est dans l’industrie, bastion historique du syndicalisme, que représentants désignés et représentants élus sont les mieux implantés (respectivement un établissement sur deux et quatre sur cinq). À l’opposé, les secteurs de la construction et du commerce sont depuis longtemps bien identifiés pour leur anémie représentative : les syndicats y sont deux fois moins souvent présents que dans l’industrie (cf. [Jacod, 2007] pour une description sectorielle plus fine). GRAPH QUE 1. – PROPOR
ONS D’É ABL SSEMEN S COUVER S PAR UN REPRÉSEN AN
PERSONNEL SELON LEUR A LLE, SEC EUR D’AC V É E
LA A LLE DE L’EN REPR SE (EN
DU
2004)
100 80 60 40 20
Taille de l'établissement (nombre de salariés)
Secteur d'activité
Présence d'un délégué syndical
1 000 et plus
250 à 999
50 à 249
20 à 49
Industrie
Services
Commerce
Construction BTP
500 et plus
200 à 499
100 à 199
50 à 99
20 à 49
0
Taille de l'entreprise à laquelle l'établissement appartient (nombre de salariés)
Présence d'un représentant élu
Source : Enquête REPONSE 2004-2005, volet représentants de la direction, Dares. Champ : Établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole.
Troisième facteur exerçant une influence déterminante sur l’existence d’une représentation des salariés, la taille de l’entreprise à laquelle l’établissement appartient joue positivement : quel que soit sa taille, un établissement est d’autant plus souvent doté d’un représentant du personnel
DES INSTANCES REPRÉSENTATIVES, QUI, MALGRÉ LES ÉVOLUTIONS DU TISSU…
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que l’entreprise à laquelle il est rattaché est grande1. Les établissements appartenant à des entreprises comptant plus de 1 000 salariés témoignent ainsi trois fois plus souvent de la présence d’un délégué syndical que ceux appartenant à des entreprises de moins de 50 salariés (graphique 1). Plus indirecte, mais tout aussi sensible, l’influence de la taille des entreprises s’explique notamment par l’existence de règles légales s’ajoutant aux règles édictées au niveau des établissements et obligeant les entreprises à organiser des élections professionnelles à partir d’une certaine taille, et ceci indépendamment de la taille des établissements qui la composent.
Une transformation du tissu productif a priori défavorable aux établissements les plus souvent pourvus d’une représentation La section précédente montre bien combien la représentation du personnel est contingente aux caractéristiques des établissements qui la mettent en œuvre. C’est caricaturalement dans les grands établissements des grandes entreprises industrielles que les salariés sont les mieux représentés. Or on sait par ailleurs que le tissu productif français connaît depuis plusieurs décennies un mouvement progressif de désindustrialisation : le secteur industriel cède en effet progressivement la place au secteur, dit « tertiaire », des services et du commerce. Un tel mouvement ne peut a priori que déstabiliser une représentation du personnel qui s’est historiquement constituée dans un secteur en déclin. Qu’en est-il réellement ? L’évolution, depuis 1992, du nombre d’établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole connaît deux temps (tableau 1) : une diminution entre 1992 et 1998, suivie d’une hausse entre 1998 et 2004. Ce mouvement en « U » du nombre d’établissements est à mettre en relation avec les évolutions du nombre d’établissements commentées par [Picart, 2004] : d’abord destructions au début des années 1990, puis créations d’entreprises à partir de la fin des années 1990. On compte ainsi 125 200 établissements en 2004, soit 16 % de plus qu’en 1998 (tableau 1). Cette expansion a bien accompagné la transformation du système productif, puisque ce sont dans les secteurs des services et du commerce que la plupart de ces nouveaux établissements ont été créés : ces deux secteurs réunissent en 2004 près des deux tiers des établissements de 50 salariés et plus du secteur marchand non agricole, contre moins de quatre établissements sur sept en 1992 (tableau 1). 1. Les influences respectives de la taille de l’établissement, du secteur d’activité et de la taille de l’entreprise résistent toutes à une analyse « toutes choses égales par ailleurs » : chacun des facteurs que nous commentons ici ont bien, indépendamment des autres, un effet spécifique sur la représentation du personnel.
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TABLEAU 1. – ÉVOLUT ON DE LA STRUCTURE DES ÉTABL SSEMENTS 1992 À 2004)
SELON LEUR TA LLE, SECTEUR ET TA LLE DE L’ENTREPR SE (DE
En pourcentage d’établissements
De 20 à 49 salariés Taille de l’établissement De 50 à 99
Secteur
Taille de l’entreprise
Établissements de plus de 50 salariés
Étab. de plus de 20 salariés
1992
2004
1998
2004
1998
-
-
-
64,0
63,3
55,7
54,7
55,4
19,7
20,3
De 100 à 199
25,9
27,3
26,5
9,8
9,7
De 200 à 499
13,8
13,6
14,1
4,9
5,2
500 salariés et plus
4,6
4,4
4,0
1,6
1,5
Industrie
36,7
33,7
29,0
28,5
24,8
Construction, BTP
6,5
7,7
6,7
9,1
8,6
Commerce
19,4
18,2
21,8
25,7
27,4
Services
37,4
40,4
42,5
36,7
39,2
-
-
-
39,6
34,4
De 50 à 249
56,7
43,1
49,8
17,7
29,4
De 250 à 999
19,2
22,2
19,8
14,8
12,8
1 000 et plus
24,1
34,7
30,4
27,8
23,4
De 20 à 49 salariés
Nombre total d’établissements
42 700 38 700 46 000
107 700 125 200
Source : Enquêtes REPONSE 1992-1993, 1998-1999 et 2004-2005, volets représentants de la direction, Dares. Champ : Établissements de 50 salariés et plus du secteur marchand non agricole pour les trois premières colonnes (seul champ comparable sur les trois vagues d’enquêtes) et établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole pour les deux dernières.
Enfin, si le mouvement de désindustrialisation observé laisse relativement inchangée la structure par taille d’établissements, il a contribué à redessiner le paysage au niveau entreprise : entre 1998 et 2004, on enregistre en effet davantage d’établissements appartenant à des petites ou moyennes entreprises (notamment dans le secteur des services), aux dépens principalement des établissements appartenant aux très grandes entreprises. Ces évolutions sont conformes à la thèse de la « déconcentration productive », défendue par Claude Picart [2004] : avec la désindustrialisation, les grandes entreprises industrielles sont en déclin et cèdent progressivement la place à de plus petites entreprises opérant dans le secteur tertiaire. Ce mouvement de « déconcentration productive » ne saurait a priori être favorable à la représentation du personnel, puisqu’il met en avant des établissements qui ne se caractérisent pas par leur ouverture. Pourtant, on observe bien une progression sensible de la représentation du personnel, aussi bien au sein des établissements de plus de 20 salariés (entre 1998 et 2004),
DES INSTANCES REPRÉSENTATIVES, QUI, MALGRÉ LES ÉVOLUTIONS DU TISSU…
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que dans le champ plus restreint des établissements de plus de 50 salariés (entre 1992 et 2004). Ce qui finalement progresse le plus de 1992 à 2004, c’est la proportion d’établissements simultanément couverts par les deux formes de représentation existantes : en 2004, 60,9 % des établissements font cohabiter instances élues et désignées, contre 47,3 % en 1992 (graphique 2). Par rapport à 1992, il est ainsi plus rare en 2004 de trouver des établissements n’offrant qu’une représentation élue du personnel et encore plus exceptionnels sont les cas où seuls les délégués syndicaux représentent le personnel. GRAPH QUE 2. – PROPORT ONS D’ÉTABL SSEMENTS COUVERTS, SELON LA COMPOS T ON DE LEUR REPRÉSENTAT ON DU PERSONNEL
100
1,0
1,1
1,2
Présence d'un délégué syndical uniquement Présence d'un représentant élu seulement Présence d'instances élues et désignées
80
30,3 34,6
41,3
1,2
1,5
60
39,1 42,4
40
20
60,9
54,4
47,3
28,8
36,0
0 1992
1998
2004
Établissements de plus de 50 salariés
1998
2004
Établissements de plus de 20 salariés
Note de lecture : en 2004, plus des trois quarts des établissements de 50 salariés et plus du secteur marchand non agricole (76,3 %) étaient couverts par une représentation du personnel. Source : Enquêtes REPONSE 1992-1993, 1998-1999 et 2004-2005, volets représentants de la direction, Dares. Champ : Établissements de 50 salariés et plus du secteur marchand non agricole pour les trois premiers bâtons (seul champ comparable sur les trois vagues d’enquêtes) et établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole pour les deux derniers.
Désindustrialisation et déconcentration productive ne semblent ainsi pas avoir nui à la représentation syndicale au point de la faire reculer. C’est au contraire un mouvement inverse que révèlent les enquêtes REPONSE : comme Maria-Teresa Pignoni et Élise Tenret [2007] l’ont montré, les établissements français, plus nombreux en 2004 par rapport à 1998, mettent aussi plus souvent en œuvre une représentation de leur personnel, en associant de plus en plus souvent instances élues et désignées au sein des mêmes établissements.
92
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
De fait, les syndicats voient leur présence dans les établissements progresser, y compris dans des lieux qui ne leur sont pas traditionnellement favorables : dans les établissements de taille moyenne (le taux d’établissements de 100 à 199 salariés pourvus d’un délégué syndical passe de 53,8 % en 1992 à 73,5 % en 2004), dans le secteur tertiaire hors commerce (le taux2 d’établissements pourvus passe de 52,4 % en 1992 à 75,8 % en 2004) et dans les établissements appartenant à des petites et moyennes entreprises (le taux d’établissements pourvus appartenant à une entreprise de 50 à 249 salariés passe de 36,2 % en 1992 à 50,1 % de 2004). Tout en maintenant un niveau élevé de présence dans une industrie en recul, la représentation du personnel, aussi bien élue que désignée, se développe dans des secteurs en expansion, traditionnellement moins enclins à accepter ces institutions. Ce constat doit-il être interprété comme une victoire à l’actif des représentants du personnel, qui, traditionnellement mieux implantés dans les grandes entreprises industrielles, auraient réussi à conquérir des territoires a priori moins favorables ? Avant de répondre à cette question, il convient de réexaminer cette progression de la représentation à la lumière d’une nouvelle dimension fondamentale des transformations qui affectent, depuis plus d’une trentaine d’années, le tissu productif français : pendant de la « déconcentration productive », la « concentration financière » n’est pas sans effets sur les instances représentatives du personnel.
LA CONCENTRATION FINANCIÈRE COMME CONTREPOIDS À LA DÉCONCENTRATION PRODUCTIVE
En effet, si la taille des établissements est bien un facteur déterminant de l’existence d’une représentation du personnel, les caractéristiques de l’environnement juridique dans lequel les établissements s’inscrivent le sont tout autant. Les deux dernières éditions de l’enquête REPONSE interrogent directement les représentants des directions sur la structure de l’entreprise dont ils dépendent : il leur est en effet demandé de préciser si cette dernière « exerce en franchise », si elle est « est liée à un groupement d’entreprise (GIE, association d’entreprises, adhérent d’une centrale d’achat) », si elle « appartient à un groupe » ou si elle « est totalement indépendante ». Nous avons choisi de regrouper les deux premiers items en un seul (en raison des caractéristiques qu’ils partagent et de leur faible effectif) et de distinguer, au sein des entreprises indépendantes, celles qui sont organisées sur 2. Afin de permettre les comparaisons entre les enquêtes de 1992-1993 et de 2004-2004, les taux donnés dans ce paragraphe sont circonscrits au champ des établissements de plus de 50 salariés du secteur marchand non agricole). Ces taux ne sont donc pas comparables avec ceux figurant sur le graphique 1.
DES INSTANCES REPRÉSENTATIVES, QUI, MALGRÉ LES ÉVOLUTIONS DU TISSU…
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un site unique (auquel cas les notions d’établissement et d’entreprise se confondent) et celles qui sont présentes sur plusieurs sites (l’établissement interrogé n’étant que l’un d’entre eux). Pour la description de l’environnement juridique de l’établissement, nous faisons ainsi le choix délibéré de mobiliser les déclarations des représentants plutôt que de faire appel à une information externe (issue de bases de données administratives ou fiscales d’entreprises par exemple). Dépendantes du niveau d’information – probablement variable d’un représentant de la direction à un autre –, ces déclarations souffrent nécessairement d’imprécisions, mais ont l’avantage de nous renseigner sur la perception de leur environnement immédiat par les acteurs eux-mêmes : il n’est ainsi pas impossible que certains représentants interrogés n’aient pas connaissance de l’appartenance de leur entreprise à un groupe et la déclarent à tort indépendante ; mais s’ils ignorent cet état de fait, c’est que probablement le groupe n’exerce qu’une faible influence sur leur activité quotidienne. Pour la problématique que nous traitons ici – celle de l’influence de l’évolution des facteurs économiques et juridiques sur la représentation des salariés –, il apparaît pertinent de prendre le point de vue des acteurs en compte et, dans ce cas, d’identifier comme indépendante une entreprise qui appartient à un groupe exerçant une faible emprise sur ses membres. Enfin, indice d’une bonne qualité des réponses, il ne semble pas que cette question des liens juridiques ait posé de difficultés particulières aux représentants des directions interrogés : moins d’un sur cent a déclaré ne pas savoir quels étaient ces liens.
Une représentation du personnel accrue dans les groupes Les réponses à ces questions sur la structure de l’entreprise et l’existence d’une représentation du personnel dans l’établissement sont loin d’être indépendantes. Les établissements appartenant à des groupes sont, loin devant les entreprises indépendantes, ceux qui disposent le plus souvent de représentants du personnel (graphique 3) : en 2004, plus de quatre de ces établissements sur cinq sont pourvus d’une représentation de leur personnel, près d’un sur deux sous ses deux formes – élue et désignée. C’est plus, notamment en ce qui concerne les représentants désignés, qu’au sein des établissements des entreprises indépendantes (qu’elles soient mono- ou multi-établissements) ou des franchises. Les spécificités – en termes de taille d’établissement, secteur d’activité et taille d’entreprises – des établissements organisés respectivement en groupes, en entreprises indépendantes ou en réseaux franchisés n’expliquent pas à elles seules cette influence de la structure sur la représentation : à taille, secteur et taille de l’entreprise-mère équivalents, les établissements des groupes
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
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accueillent significativement plus souvent un représentant du personnel que ceux des franchises ou des entreprises indépendantes3. Dans ce paysage, les établissements appartenant à des entreprises indépendantes multi-établissements occupent une place intermédiaire entre ceux des groupes et les entreprises indépendantes mono-établissement, avec une présence de représentants élus proche de celle des groupes, mais une présence syndicale sensiblement inférieure. GRAPH QUE 3. – EFFECT FS DES ÉTABL SSEMENTS COUVERTS PAR UNE REPRÉSENTAT ON DU PERSONNEL EN FONCT ON DE LA STRUCTURE DE LEUR ENTREPR SE
60 000 50 000
Pas de représentation du personnel Représentation soit élue, soit désignée Représentation élue et désignée
83%
40 000
82%
30 000
48%
64% 62%
20 000 10 000
63%
77%
14%
20%
23% 17%
73%
80%
31%
37%
39%
0
1998
2004
Réseau de franchise
1998
2004
Entreprises monoétablissement indépendantes
1998
2004
Entreprises multiétablissements indépendantes
1998
2004
Filiale d'un groupe
Structure de l'entreprise à laquelle l'établissement appartient
Note de lecture : en 2004, près de 55 000 établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole appartiennent à un groupe. 83 % d’entre eux disposent d’une représentation du personnel et 48 % la mettent en œuvre sous ces deux formes existantes (élue et désignée). Source : enquêtes REPONSE 1998-1999 et 2004-2005, volets représentants de la direction, Dares. Champ : établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole.
La représentation du personnel dans les établissements des groupes et des entreprises multi-établissements semble ainsi bénéficier d’un effet « appartenance à un grand ensemble », indépendant de leurs caractéristiques propres. Faut-il y voir le résultat d’économies d’échelle que peuvent réaliser les établissements de ces « grands ensembles » grâce à une mutualisation des savoir-faire et coûts de gestion engendrés par l’organisation et l’animation d’une vie représentative ? Est-ce la résultante d’une plus forte contrainte exercée par les normes légales (notamment en matière de
3. Estimations à partir d’un modèle économétrique, dont les résultats ne sont pas reproduits dans ce chapitre.
DES INSTANCES REPRÉSENTATIVES, QUI, MALGRÉ LES ÉVOLUTIONS DU TISSU…
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représentation élue) sur des établissements rendus plus « visibles », du fait de leur appartenance à ces ensembles ? Les évolutions entre 1998 et 2004 ne démentent pas cet effet, et contribuent même à le renforcer (graphique 3). Le nombre d’établissements appartenant à des groupes est en croissance nette entre 1998 et 2004 (+29 %). De plus, le taux de présence syndicale progresse nettement dans ces établissements et la représentation élue s’y maintient à un niveau élevé. Ce mouvement de concentration financière s’opère aux dépens des établissements appartenant aux entreprises multi-établissements, en déclin numérique (-13 % entre 1998 et 2004) – évolution qui ne contribue pas à faire progresser la représentation du personnel dans le tissu productif français. Caractérisé par la faiblesse de son système de représentation (surtout syndicale), le cas des établissements associés à d’autres entreprises via un contrat de distribution (ou “accord de franchise”) montre enfin qu’il ne suffit pas d’appartenir à un « grand ensemble » pour que la présence de représentants du personnel soit systématiquement favorisée. Au sein d’un accord de franchise, les entreprises cocontractantes n’ont généralement que très peu d’interactions autres que contractuelles. Alors qu’au sein des groupes, il n’est pas rare d’observer des réorganisations de main-d’œuvre entre entreprises, voire des fusions ou des scissions, ces phénomènes sont beaucoup plus exceptionnels parmi les entreprises franchisées4. Les accords de franchise, ne créant que peu de passerelles entre les personnels concernés, ne favorisent pas la représentation du personnel.
Une progression de l’implantation syndicale à l’autre bout du spectre : les entreprises mono-établissement Après les établissements des groupes, les entreprises mono-établissement indépendantes sont le deuxième terrain sur lequel la représentation enregistre une progression significative entre 1998 et 2004 : plus nombreuses en 2004, ces entreprises voient aussi progresser leur taux de couverture 4. Même si la Cour de cassation risque de peser sur l’évolution de telles pratiques : selon une décision récente (Cass. soc. 20 février 2008 n° 06-45.335), les entreprises exerçant leur activité sous une même enseigne commerciale, dans le cadre d’un contrat de franchise, ne doivent plus nécessairement être exclues du périmètre de l’obligation de reclassement du salarié inapte. Cette décision rompt avec la jurisprudence qui jusque là appréciait l’obligation ou non, pour une entreprise franchisée, de chercher les possibilités de reclassement au sein des autres entreprises de la même enseigne au regard de l’existence avérée de permutations du personnel, critère essentiel de la jurisprudence définissant le cadre du reclassement pour les sociétés appartenant à un groupe. Il est probable que cette décision relance également les interrogations sur le périmètre de l’obligation de formation et d’accompagnement du franchiseur envers ses franchisés.
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
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par une représentation mixte (graphique 3) : 23 % accueillent simultanément représentants élus et désignés en 2004, contre 17 % en 1998. Du côté des représentants désignés, la CFDT et FO sont les deux confédérations qui parviennent le mieux à progresser dans ces entreprises et qui expliquent en grande partie un tel développement de la représentation (tableau 2). En cohérence avec ce que Maria-Térésa Pignoni et Jean-Marie Pernot décrivent plus loin (chapitre 7), ces deux organisations syndicales sont celles qui semblent le mieux avoir réussi à pénétrer les établissements souvent de plus petite taille et isolés. La CGT enregistre quant à elle une meilleure progression dans les établissements membres de plus grands ensembles : entreprises multiétablissements ou groupes. Ce sont plutôt sur ces terrains que la présence TABLEAU 2. – RAPPORTS DE CHANCES D’OBSERVER L’UNE DES FORMES 2004, PAR RAPPORT À 1998, SELON LA STRUCTURE DE L’ENTREPR SE
DE LA REPRÉSENTAT ON DU PERSONNEL EN
En 2004, par rapport à 1998, rapport de chances d’observer… Un représentant désigné
Structure de l’entreprise à laquelle l’établissement appartient Réseau de franchise
Entreprises monoétablissement indépendantes
Entreprises multiétablissements indépendantes
Filiale d’un groupe
1,49
1,57 ***
1,26
de la CFDT
1,37
1,69 ***
1,25
1,37 ***
de la CGT
1,57
1,09
2,01 ***
1,24 **
de la FO-CGT
0,88
1,90 ***
1,25
1,40 ***
de la CFTC
4,49
1,63 *
2,29 ***
1,71 ***
de la CGC
1,96
0,75
1,15
1,58 ***
d’un syndicat non confédéré
1,02
0,85
1,73 *
1,21
1,86 ***
1,06
1,53 ***
1,11
Un représentant élu
1,56 ***
un comité d’entreprise
1,69 **
0,81
1,24
0,85
un délégué du personnel
1,84 **
1,22 **
1,72 **
1,32 **
Méthodologie : les estimateurs présentés dans ce tableau sont issus de 10 modèles logistiques successivement réalisés au sein des échantillons des enquêtes REPONSE 1998-1999 et 20042005, expliquant la présence de l’une des formes de représentation listées (en lignes) en fonction de la taille des établissements, de leur secteur d’activité, de la taille des entreprisesmères et de la structure de ces entreprises croisée avec la date (1998 et 2004). Ces coefficients mesurent ainsi l’effet spécifique des caractéristiques de la structure en 2004, par rapport à 1998, sur la probabilité d’observer la présence d’un syndicat ou d’une instance élue dans les établissements. Le nombre d’astérisques est lié au seuil de significativité des coefficients (*** pour 1 %, ** pour 5 %, * pour 10 % et rien lorsque le coefficient n’est significatif à aucun de ces seuils). Note de lecture : toutes choses égales par ailleurs, les entreprises mono-établissement indépendantes ont en 2004 près de deux fois plus de chance d’accueillir un délégué syndical FO qu’en 1998 (cette progression entre 2004 et 1998 étant significative au seuil de 1 %). Source : enquêtes REPONSE 1998-1999 et 2004-2005, volets représentants de la direction, Dares. Champ : établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole.
DES INSTANCES REPRÉSENTATIVES, QUI, MALGRÉ LES ÉVOLUTIONS DU TISSU…
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de la confédération s’affirme le mieux – dans le cas des groupes, souvent aux côtés d’autres sections syndicales (cf. aussi chapitre 7 sur la pluralité syndicale dans les établissements). Les groupes apparaissent ainsi pour toutes les organisations syndicales comme un environnement favorable au développement de sections dans leurs établissements, et ce pour tous les syndicats (exceptés les non confédérés). La représentation élue progresse, quant à elle, significativement dans les réseaux de franchise et dans les entreprises multi-établissements. Quel que soit leur contexte juridique, les établissements sont souvent pourvus de délégués du personnel pour la représentation de leurs salariés. Il s’agit de la seule instance représentative pouvant faire le bilan d’une progression équilibrée dans ces différentes catégories. Ces évolutions sont de bien plus grande ampleur que celles observées, toujours entre 1998 et 2004, au sein des secteurs ou selon la taille des établissements : la progression des instances représentatives dans le tissu productif français s’explique principalement par la diffusion de ces pratiques au sein des groupes et des entreprises mono-établissement, plutôt que par une implantation « nette » dans des secteurs plus souvent dépourvus de ces institutions. C’est donc bien à la faveur du regroupement des établissements dans ces ensembles, mais aussi grâce aux efforts déployés par les acteurs dans ces mêmes ensembles que la représentation du personnel est parvenue à se maintenir dans le tissu productif français, et même à sensiblement progresser ces quinze dernières années. Il semble ainsi bien que la déconcentration productive ait fragilisé les instances représentatives du personnel (en particulier les syndicats), mais que ces institutions ont malgré tout su tirer parti de la concentration financière pour réaffirmer leur présence dans de nouveaux lieux. Solde de ces deux mouvements contraires, la présence maintenue, et même renforcée, des représentants du personnel dans les établissements est un indice de la prédominance du second phénomène sur le premier. Une analyse des évolutions que connaissent les mêmes établissements entre 1998 et 2004 en fonction des changements observés en matière de secteur, de taille ou de structure juridique en fournit un indice supplémentaire.
La mise en place d’une représentation du personnel au moment de l’entrée dans un groupe Un sous-échantillon des établissements interrogés lors de l’enquête 2004-2005 l’avait déjà été lors de l’enquête précédente (en 1998-1999), afin de pouvoir retracer des trajectoires d’établissements à six années d’intervalle. Ce sont ainsi près de 1 000 établissements qui ont été interrogés
98
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
successivement en 1999 et en 2005, et permettent de constituer un panel longitudinal de répondants. Mettant à profit cette possibilité offerte par l’enquête, nous pouvons ainsi tenter de mesurer, à six ans d’intervalle, si le passage d’une telle structure d’entreprises à une autre est suffisant pour modifier les configurations représentatives mises en œuvre dans les établissements. Les résultats obtenus sont de portée limitée, vraisemblablement en raison du trop faible laps de temps laissé par l’enquête aux établissements pour évoluer et de la taille modeste du panel. Ils confirment néanmoins les grandes lignes de l’analyse exposée plus haut. Ainsi, ce qui explique finalement le mieux, toutes choses égales par ailleurs, la mise en place d’une nouvelle instance représentative du personnel entre 1998 et 2004 dans un établissement, n’est pas une augmentation de sa taille ou de celle de l’entreprise à laquelle il appartient, mais bien certaines reconfigurations de l’environnement juridique : les établissements franchisés réorganisés entre 1998 et 2004 en entreprises multi-établissements adoptent significativement plus souvent une nouvelle instance ; plus net encore, le rachat du capital des établissements dans un groupe se traduit significativement par la mise en place d’instances représentatives, lorsqu’elles manquent. Ce sont là les deux seuls changements qui induisent de nouvelles configurations représentatives dans notre panel (les régressions économétriques correspondantes ne sont pas reproduites ici).
LA REPRÉSENTATION DU PERSONNEL À L’ÉPREUVE DE LA FLEXIBILISATION DES CONDITIONS D’EMPLOI
Le triple mouvement de désindustrialisation, de déconcentration productive et de concentration financière, dont nous décrivons dans ce chapitre les effets sur la représentation du personnel, ne suffit pas à lui seul à résumer l’ensemble des transformations qui ont profondément changé les conditions de travail et d’emploi des salariés français depuis une trentaine d’années. La période se caractérise aussi par la multiplication de formes atypiques d’emploi, alternatives aux contrats à durée indéterminée (CDI), et le développement d’activités de sous-traitance : le recours croissant à une main-d’œuvre externe, que ce soit sous la forme d’un prêt (intérim) ou d’un contrat commercial (sous-traitance), a largement contribué au cours de la période à déstabiliser le modèle traditionnel de la relation salariale, liant un employeur et son salarié dans le cadre d’une relation bilatérale de subordination clairement identifiée. Ces développements fragilisent l’ensemble d’un dispositif juridique qui s’est construit autour de cette représentation de la relation salariale
DES INSTANCES REPRÉSENTATIVES, QUI, MALGRÉ LES ÉVOLUTIONS DU TISSU…
99
[Supiot, 1994]. Ils posent des difficultés à l’observateur du monde social qui s’aperçoit que ses outils d’observation ont perdu de leur précision [Gonzalez, 2002]. Ils se traduisent surtout très concrètement sur le terrain par une multiplication des lieux de travail, des employeurs (formels et informels) et des interactions entre organisations de travail – autorisant toutes les pratiques, parfois aux limites de la légalité (cf. sur le secteur du bâtiment, [Jounin, 2008] et [Jounin, 2007]). Le rapport des instances représentatives – aussi bien élues que désignées – de l’entreprise-mère à ces travailleurs intérimaires ou issus d’une entreprise en contrat de sous-traitance n’est jamais simple : il s’agit là pour elles d’un public qui ne fait pas directement partie de leurs attributions, puisque ce sont les syndicats et les instances élues des entreprises d’origine qui doivent les représenter ; elles ne peuvent toutefois tout à fait les ignorer, puisque, dans bien des cas, leur présence parfois quotidienne dans l’établissement suffit à témoigner de leur existence et de leur poids dans les décisions de gestion de la main-d’œuvre. Il s’agit de plus d’innovations en matière d’emploi, assez largement observées dans ces groupes tertiaires et industriels, qui se sont sensiblement développés au cours de ces quinze dernières années (cf. chapitre 12) et qui se sont dotés d’une représentation. L’enquête REPONSE n’a pas été conçue pour observer finement l’impact du recours à ce type de main-d’œuvre, ou encore aux contrats à durée déterminée (CDD) et aux temps partiels. Elle permet simplement de repérer les établissements qui en font usage, et avec quelle intensité. Ces quelques informations permettent de constater que les effets sur l’état de la représentation du personnel sont complexes. En effet, le recours intensif à l’intérim ou à la sous-traitance augmente significativement la probabilité d’observer l’existence en 2004 d’une instance représentative élue ou désignée, voire des deux. Les pistes d’interprétation sont multiples : elles peuvent renvoyer aussi bien à la constitution dans ces établissements d’un noyau choyé de « stables » (bénéficiant de CDI, plus qualifiés, bien rémunérés et représentés), aux dépens d’« instables », dont la fonction serait alors d’amortir les chocs économiques et budgétaires (cf. chapitre 12). Elles peuvent aussi être l’indice de relations sociales plus tendues, dans un contexte où ces mêmes « stables » peuvent potentiellement être mis en concurrence avec les « instables » – incitant en retour au développement d’instances représentatives chargées de protéger les premiers.
100
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
CONCLUSION Finalement, la tertiarisation, la déconcentration productive et la concentration financière ont des effets contradictoires sur la représentation des salariés dans le tissu productif français depuis quinze ans. Les deux premières tendent à fragiliser les lieux traditionnels de la syndicalisation et de la représentation élue. La troisième est finalement une opportunité pour des acteurs qui semblent bien conscients des possibilités offertes. Ces deux mouvements se compensent pour dessiner les particularités d’un paysage représentatif qui, contrairement à ceux des autres pays de l’OCDE notamment, ne voit pas le taux d’établissements couverts par une représentation décliner. Redoublant les externalités positives imputables au regroupement des établissements dans ce mouvement de concentration financière, la cotation en bourse ou l’entrée d’investisseurs institutionnels (financiers ou non, étrangers ou non) dans le capital des entreprises ne s’accompagnent pas, en France, d’une mise en berne de la représentation. Au contraire, elles la renforcent encore un peu plus, toutes choses égales par ailleurs. De même, l’adhésion de l’entreprise à une fédération patronale augmente significativement les chances de trouver une instance représentative, élue ou désignée, dans les établissements interrogés. Ces constats appellent plusieurs interprétations qui feront l’objet de développements ultérieurs dans d’autres chapitres de cet ouvrage : Corinne Perraudin et al (chapitre 12) examinent ainsi ce que sous-tend le mouvement de concentration financière évoqué en termes de gestion de la maind’œuvre, avec la constitution de noyaux de salariés stabilisés au sein des groupes, relativement bien traités, bien représentés, côtoyant une maind’œuvre flexibilisée de sous-traitants et d’intérimaires n’accédant pas aux mêmes droits. Thierry Colin et Benoît Grasser (chapitre 14) mettent quant à eux en évidence le rôle des réseaux patronaux dans la transmission des « bonnes pratiques » en matière de gestion des ressources humaines. On imagine aisément qu’une représentation du personnel bien organisée, bien maîtrisée puisse faire partie de ces « ficelles » échangées. La diffusion des savoir-faire managériaux semble d’ailleurs encouragée par les nombreuses lois visant à tracer les contours d’une représentation des salariés (chapitre 5) qui apparaît ainsi de plus en plus encadrée et institutionnalisée, au risque de paradoxalement fragiliser sa légitimité aux yeux de représentés de plus en plus souvent cantonnés au rôle passif d’observateurs d’un jeu entre représentants et directions (chapitre 8). Les groupes ou entreprises multi-établissements sont dans ce contexte en situation de réaliser de substantielles économies d’échelle en mutualisant les expériences et en diffusant les « bonnes pratiques représentatives » à l’ensemble de leurs membres. Enfin, on ne peut exclure que, par effet de
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légalisme, ces structures – de plus en plus souvent à dimension internationale [Dervieux, 2003] – n’adoptent une représentation de leur personnel que par un désir de conformité aux normes légales (notamment en matière de représentation élue), sans pour autant lui donner un rôle effectif : si elle a un coût, la présence d’une instance représentative ne donne en elle-même aucune garantie sur son pouvoir de négociation et sa possibilité de peser en cas de conflit. Au-delà de la simple alternative présence/absence, cette question renvoie à un examen plus fin des pratiques et des marges de manœuvre dont se saisissent les représentants du personnel.
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L’évolution du cadre légal des relations professionnelles : entre foisonnement juridique et renouvellement des acteurs, une appropriation sélective des dispositifs
Catherine Bloch-London, Jérôme Pélisse Le droit du travail présente de nombreuses particularités, l’une d’entre elle réside dans le fait qu’il est co-produit par le législateur et par les acteurs des relations professionnelles. Retracer l’évolution du cadre légal du système de relations professionnelles, alors que ce système en est luimême une source essentielle, n’est donc pas chose aisée. On peut en effet se concentrer sur les lois adoptées dans le domaine du travail, qui ont été particulièrement nombreuses durant les quinze dernières années ; ou se restreindre à celles qui visent spécifiquement à organiser les relations entre organisations syndicales et organisations patronales au niveau interprofessionnel, ou entre institutions représentatives du personnel et employeurs dans les branches, entreprises et établissements. On manquerait cependant toutes les règles conventionnelles que ces acteurs ont eux-mêmes édictées, dans le cadre de la loi ou non, et qui encadrent les activités de représentation, de coopération et de confrontation entre les intérêts antagonistes des employeurs et des salariés. On manquerait également toutes ces pratiques qui font évoluer ce qui est légitime et acceptable pour les uns et ce qui ne l’est pas pour les autres et qui constituent une part essentielle du cadre normatif structurant les relations professionnelles, qu’elles prennent le cadre légal comme référence explicite ou non. Car toutes ces coutumes d’établissement, ces usages d’entreprise, ces règles propres à tel ou tel secteur ou entreprise relevées ou non par l’ordre juridique (comme celles qui avaient cours dans l’hôtellerie-restauration en matière de temps de travail et qui ont été revues à la suite de décisions judiciaires début 2007) font aussi partie du cadre légal des relations professionnelles. De ce point de vue, la dénonciation des usages en cours, remise au goût du jour au moment des discussions autour de la loi des 35 heures par de nombreuses directions, est un élément significatif des transformations récentes du mode de production des normes de la relation salariale.
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Et si l’enquête REPONSE ne documente pas directement ces évolutions, ni ce continent immergé et informel des règles qui cadrent au quotidien les relations de travail, elle permet quelques incursions dans un domaine que les autres sources statistiques ne permettent pas d’aborder. En attestent à la fois plusieurs contributions à cet ouvrage et certaines évolutions de l’enquête elle-même, comme celle qui a fait passer le questionnement relatif aux « négociations » en 1992-1993 à une interrogation sur « les négociations et les discussions » en 1998-1999 et 2004-2005 : il s’agit bien là de prendre en compte un ensemble de pratiques, qui n’entrent pas forcément dans le cadre juridique précis qui définit les négociations collectives, tout en étant sociologiquement significatif et auxquels se réfèrent en réalité souvent les acteurs interviewés (cf. Amossé et Coutrot, chapitre 2). Inversement, associé à la transformation du tissu productif (cf. Wolff, chapitre 4) et à la transformation du paysage syndical (cf. Pernot et Pignoni, chapitre 6), l’évolution du cadre légal qu’ont connue les relations professionnelles apporte un éclairage essentiel à la compréhension des données de l’enquête et des contributions de l’ouvrage. Ce chapitre se centre précisément sur les deux premiers niveaux de régulation du travail – celui des lois d’une part, et celui des négociations productrices de règles formelles d’autre part – tout en prenant en compte leurs appropriations sélectives par les acteurs. De ce point de vue, les contextes politique et économique ne sont pas à négliger. Si l’on ne peut que rappeler succinctement ces évolutions, marquées par deux cohabitations (1993-1995 et 1997-2002), une année de récession (1993) et trois années de forte croissance (1998-2000) entrecoupées de périodes de croissance molle et d’une internationalisation continue des échanges, traduisant une concurrence accrue sur les marchés des produits et des services, il faut tenir compte de ce contexte pour analyser la spécificité et les évolutions de ces quinze années des relations professionnelles. Deux logiques structurent en effet la période – et REPONSE est ici un outil précieux pour les explorer. La première est symbolisée par une logique d’expansion, qui passe par un foisonnement législatif, une complexification du cadre légal et – plus important à nos yeux – une multiplication des acteurs. La seconde s’incarne dans un processus complémentaire de sélectivité : la juridicisation et la complexification poussée des règles ne concernent que certains aspects du droit du travail et des relations professionnelles ; la multiplication des dispositifs n’en garantit pas leur diffusion générale, très inégale dans le monde productif ; et si certains de ces dispositifs sont largement adoptés, d’autres le sont moins, qu’ils présupposent une appropriation collective ou visent, au contraire, à élargir les marges de négociation et l’individualisation de la gestion de la relation salariale.
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FOISONNEMENT LÉGISLATIF, COMPLEXITÉ CROISSANTE DU CADRE LÉGAL ET LÉGITIMATION DE NOUVEAUX ACTEURS
« Méthode stroboscopique » et multiplication des lois Il n’est guère besoin de faire la démonstration de la multiplication des lois dans le domaine du travail depuis le début des années 1990. Emmanuel Dockès [2005] a ainsi décrit – lors de l’été 2005, mais le constat vaut tout autant pour les quinze dernières années – la mise en œuvre d’un « déferlement de textes » relevant moins d’un emballement ou d’un dérèglement législatif que, selon lui, d’une « méthode stroboscopique »1. Si l’auteur lui concède une certaine efficacité en matière de communication (les gouvernements montrent ainsi qu’ils agissent) ou en termes politiques (en démultipliant les « petites » réformes et par là en suscitant moins de résistances), cette méthode peut traduire aussi d’autres logiques. Tout en concernant particulièrement certains thèmes (comme le temps de travail), elle touche en effet de nombreux domaines : nature et montants des rémuL’ACT V TÉ DE NÉGOC AT ON (EN DEHORS DES SALA RES) En pourcentage d’établissements Discussion ou négociation Conclusion d’un accord dans l’établissement dans l’établissement ou l’entreprise ou l’entreprise Au cours des trois dernières années
entre 1996 et 1998
entre 2002 et 2004
entre 2002 et 2004 36,4
Le temps de travail (durée, aménagement)
48,4
55,4
Les qualifications, classifications, carrières
26,3
39,9
16,1
L’emploi
31,1
41,8
14,4
Les conditions de travail (sécurité, etc )
46,5
64,3
24,6
La formation professionnelle
49,1
63,4
29,3
Les changements technologiques ou organisationnels
51,4
17,4
Le droit d’expression des salariés, le droit syndical
31,9
11,6
L’égalité professionnelle
30,1
11,8
L’épargne salariale
34,1
20,3
La protection sociale complémentaire
45,9
25,8
Ensemble des thèmes (en dehors des salaires)*
86,6
63,6
* en dehors des salaires qui font l’objet d’un questionnement spécifique. Lecture : entre 2002 et 2004, 55,4 % des établissements ont négocié sur le temps de travail dans leur établissement ou entreprise. Source : enquêtes REPONSE 1998-1999, 2004-2005 (volet « représentant de la direction »), DARES. Champ : établissements de 20 salariés ou plus du secteur marchand non agricole. 1. L’auteur indique par exemple que « la partie législative du Code du travail consacrée à la réglementation du temps de travail a été modifiée par huit lois ou ordonnances entre 2004 et 2005, le tout s’étant bien entendu accompagné d’une pluie de décrets ».
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nérations, conditions de travail, égalité professionnelle et discrimination, formation, etc. Elle possède une autre caractéristique, commune à la plupart de ces textes qui encadrent la relation salariale et l’organisation des relations professionnelles. Non seulement, en effet, les lois se multiplient dans le domaine du travail, mais elles le font en s’appuyant sur des dispositifs incitatifs dont la mise en œuvre s’accompagne d’aides financières pour les employeurs. Autrement dit : en guidant, voire en laissant de plus en plus aux acteurs des relations professionnelles le soin de se doter de leurs propres règles par la négociation collective. C’est ce que montre le tableau ci-contre : car si l’intensification de l’activité de négociation qu’il établit très clairement sur tous les thèmes en dehors des salaires n’est pas le résultat direct ni automatique de cette multiplication des lois, celle-ci en est sans conteste l’un des éléments explicatifs.
La complexité croissante du cadre légal C’est bien pourquoi le cadre légal des règles du travail est devenu particulièrement complexe depuis les années 1990. Aux règles étatiques (lois, ordonnances, décrets) se sont adjoints de plus en plus des règles conventionnelles, jusqu’alors négociées au niveau interprofessionnel ou des branches, et de plus en plus transférées aux entreprises, voire aux établissements. La pertinence de l’enquête REPONSE – dont l’une des caractéristiques est de se centrer sur les acteurs et les pratiques des établissements – s’est ainsi progressivement renforcée entre le début des années 1990 et les années 2000, tant l’incitation à la négociation locale a été une constante de ce foisonnement législatif. Non pas que tout se joue désormais à ce niveau, mais l’évolution des autres sources du droit du travail n’a pas simplifié la donne. Ainsi, la jurisprudence, particulièrement active dans le domaine du travail, a pris une importance essentielle depuis une quinzaine d’années, notamment sous l’impulsion de Philippe Waquet. Conseiller à la Chambre sociale de la Cour de cassation depuis 1988, puis doyen entre 1997 et 2002, ce juge ne s’est pas contenté d’innover par une série d’arrêts encadrant les pouvoirs de l’entreprise (« la doctrine Waquet »), mais les a aussi fait largement connaître par des écrits de vulgarisation, des prises de position remarquées dans des colloques, des interviews dans la presse. De même, les directives européennes et la jurisprudence des tribunaux supranationaux, qui se sont multipliés et auxquels les acteurs font de plus en plus appel – avec l’aide de professionnels du droit (avocats, juristes d’entreprise, consultants) eux-mêmes de plus en plus présents et sollicités –, ont accru la complexité du cadre légal des relations professionnelles [Pélisse, 2005]. La dernière enquête REPONSE, intégrant une question sur ce thème, montre
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de ce point de vue un recours non négligeable aux experts de la part des comités d’entreprise, surtout lorsque leur secrétaire est membre de la CGT (le CE a alors recouru au moins une fois à un expert entre 2002 et 2004 dans 60 % des cas, 48 % lorsque le secrétaire est membre de la CFDT et 29 % lorsqu’il a l’étiquette FO). En parachevant une évolution entamée plus de vingt ans auparavant, la loi Fillon de 2004 a accentué ce processus. L’inversion de la hiérarchie des normes qui réglait l’ordonnancement juridique traditionnel des relations de travail2 a ainsi consacré officiellement l’entreprise comme le lieu principal de production du droit dans la plupart des domaines de la relation salariale. Cette évolution s’est toutefois inscrite dans un processus entamé antérieurement, qui a visé à renforcer la régulation d’entreprise et s’est traduit par un recul du rôle de la branche. En effet, dès le milieu des années 1980, la dégradation de la situation des entreprises dans un contexte économique de plus en plus concurrentiel a poussé le patronat à chercher à « moderniser » les entreprises en développant des formes de flexibilité de l’emploi, des salaires (dont l’individualisation est une des composantes) et de l’organisation du temps de travail [Bloch-London et Marchand, 1990]. Le niveau de l’entreprise est apparu plus apte à sceller des compromis permettant de mettre en œuvre ces différentes formes de flexibilité, un accord pouvant alors être signé par une seule organisation syndicale et le droit d’opposition pour les organisations non-signataires étant plus difficile à mettre en pratique qu’au niveau de la branche. Le temps de travail a, de ce point de vue, constitué dès la fin des années 1970 un véritable laboratoire permettant d’expérimenter cette stratégie [Freyssinet, 1997 ; Pélisse, 2004]. En effet, après les négociations qui se sont tenues entre 1978 et 1980 sous l’égide du gouvernement Barre et qui finirent par avorter, l’ordonnance de 1982 avait déjà innové en permettant de négocier à un double niveau – branche et entreprise – des formes d’aménagement du temps de travail qui sont autant de dérogations aux lois régissant le temps de travail. La plus emblématique est la modulation de la durée du travail. Dès 1984, avec les négociations interprofessionnelles sur la flexibilité de l’emploi initiées par le CNPF (Conseil national du patronat français, prédécesseur du MEDEF), un pas supplémentaire est envisagé pour étendre le champ des dérogations à d’autres thèmes relevant de la négociation d’entreprise. La loi Séguin de 1987 le franchit, en élargissant les possibilités de dérogation 2. Jusqu’au début des années 1980 prévalait une hiérarchie des normes construite à partir du principe de faveur, selon lequel le contrat de travail devait être plus favorable aux salariés que l’accord d’établissement, lui-même devant l’être plus que l’accord d’entreprise, et ce jusqu’à la loi, conçue comme un socle minimal pour les salariés. Dès 1982, une ordonnance permettait de remettre en cause ce principe dans le domaine du temps de travail en introduisant la possibilité de négocier des accords dérogatoires.
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et en consacrant la prééminence de l’entreprise en matière de négociation collective sur le temps de travail. La complexification du cadre légal est en marche et le foisonnement de dispositifs incitatifs d’origine législative, dont la mise en œuvre repose sur la négociation d’entreprise, ne fera que l’accroître au cours des années 1990 et 2000.
La légitimation de nouveaux acteurs des relations professionnelles De fait, tout au long de ce processus s’est posée la question des acteurs de la négociation collective en entreprise. Il est ainsi apparu nécessaire de les légitimer, non seulement institutionnellement – en transférant des prérogatives des uns aux autres notamment – mais aussi en matière de représentativité, en instituant des procédures directes comme le référendum3. Mieux, la plupart de ces lois ont souhaité renforcer ces acteurs, voire en susciter de nouveaux, afin de parvenir à des compromis dans une logique de régulation conjointe souhaitée par le patronat, les pouvoirs publics et certains syndicats. Construit sur le modèle de la grande entreprise industrielle, le système français de représentation du personnel repose en effet sur une logique duale, distinguant les représentants élus par les salariés – délégués du personnel (DP) et membres du comité d’entreprise (CE) – d’une part, et les représentants désignés par les syndicats (délégués syndicaux) d’autre part (cf. Amossé et Jacod, chapitre 8). Il confère en outre aux seuls délégués syndicaux (DS) la fonction de négociation, ce qui est rapidement apparu comme une difficulté, voire un obstacle à cette stratégie de régulation conjointe à mettre en œuvre à un niveau local. Comment résoudre ce paradoxe selon lequel les organisations syndicales qui ont perdu la moitié de leurs adhérents entre le milieu des années 1970 et le début des années 1990 [Amossé, Pignoni, 2006] soient les seules à être légitimes pour négocier au nom de l’ensemble des salariés, alors que l’État délègue de plus en plus aux entreprises la capacité de créer des règles dérogatoires sous condition de négociation ? Alors que la transformation du tissu productif s’est traduite par un accroissement important des petits établissements, surtout au cours des dernières années (cf. Wolff, chapitre 4), l’absence de délégués syndicaux dans la grande majorité des établissements de moins de 50 salariés n’a cessé de poser problème. Pour remédier à la faiblesse de la représentation du personnel, en particulier dans les PME, 3. C’est en particulier au moment de la signature des accords de réduction du temps de travail en 1999 et 2000 que le référendum s’est développé, à partir de revendications syndicales portées depuis les années 1970. La seconde loi Aubry du 19 janvier 2000 a légitimé cette procédure en exigeant des accords RTT sollicitant les aides financières de l’Etat qu’ils soient « majoritaires », c’est-à-dire qu’à défaut d’être signés par un syndicat majoritaire, ils obtiennent l’accord d’une majorité du personnel lors d’un référendum.
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diverses mesures ont été prises au cours des deux dernières décennies. Mais ce faisant, un glissement progressif s’est opéré, transférant de plus en plus de prérogatives initialement dévolues aux DS à des représentants élus, voire même à des salariés. Les lois Auroux de 1982, visaient à renforcer le pouvoir des syndicats en étendant d’une part le champ de l’obligation d’information et de consultation des comités d’entreprise au domaine économique, et d’autre part celui de l’évaluation et de la prévention des risques aux Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) crées à l’occasion. L’obligation, pour les entreprises ayant des délégués syndicaux de négocier annuellement sur les salaires, la durée et l’aménagement du temps de travail répondait au même objectif. Mais cette grande réforme a parallèlement introduit une brèche dans le monopole syndical en permettant, en l’absence de délégué syndical, de conférer aux délégués du personnel (élus) les prérogatives des délégués syndicaux. Dix ans plus tard, la loi du 20 décembre 1993 – dite loi quinquennale pour l’emploi – a fait « le choix inverse : pas de nouvelles institutions mais au contraire, regroupement des forces existantes », pour reprendre la formule de Jean-Emmanuel Ray [1994]. La loi institue en effet la possibilité de fusionner DP et CE en une délégation unique (DU) pour les entreprises de moins de 200 salariés, ce qui concerne alors plus de neuf établissements sur dix des entreprises de 50 salariés et plus (Enquête REPONSE 1992-1993). L’objectif affiché est de permettre un meilleur fonctionnement des institutions représentatives du personnel et d’améliorer le dialogue social, mais aussi de répondre à une demande patronale visant à simplifier les procédures et à réduire le coût de la représentation (nombre d’élus, d’heures de délégation, de locaux, etc.). Dans le même esprit, cette loi allonge aussi la durée des mandats des DP et des CE d’un à deux ans. De fait, les deux dernières enquêtes REPONSE (ayant eu lieu en 1992-1993, la première ne pouvait apporter aucune information sur la délégation unique) montrent une progression de cette instance, qui couvre 28 % des établissements de 50 à 199 salariés en 2004-2005 contre 21 % en 1998-1999. Si un effet de substitution existe, puisque c’est souvent en remplacement d’un CE déjà existant que la direction décide de mettre en place cette instance, la délégation unique a aussi été un instrument d’extension des formes de représentation collective des salariés dans des univers qui n’en avaient pas. Ainsi dans 11 % des cas, la création d’une délégation unique en 2004-2005 correspond à l’implantation d’une institution représentative des salariés dans des établissements qui en étaient dépourvus en 1998-1999. De fait, la même logique visant à favoriser l’émergence d’acteurs susceptibles de participer à des négociations en bonne et due forme est à
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l’origine du mandatement. Confirmant la jurisprudence d’alors, l’accord interprofessionnel du 31 octobre 1995, bien que non signé par la CGT et FO, institue la possibilité de négocier dans les entreprises dépourvues de délégué syndical, avec un salarié mandaté par une organisation syndicale représentative ou avec un représentant élu du personnel sous certaines conditions. La loi du 12 novembre 1996 l’entérine à titre expérimental. Le mandatement va alors être largement utilisé par les petites entreprises dépourvues de délégué syndical lors des négociations impulsées par les lois Robien et Aubry de réduction de la durée du travail – le bénéfice de l’aide pour les entreprises étant en effet conditionné à la négociation d’un accord – [cf. Bloch-London et alii, 2002]. Un tiers des passages à 35 heures par accord a ainsi abouti à la suite d’une négociation avec un salarié mandaté par une organisation syndicale (cf. Bloch-London, Ulrich et Zilberman, chapitre 6). C’est la CFDT qui mandate le plus de salariés, cherchant à développer son implantation dans les petites entreprises des services, les plus désertées par les syndicats (cf. Pernot et Pignoni, chapitre 7). La seconde loi Aubry de janvier 2000 entérine cette modalité de négociation qui a été largement utilisée par les acteurs des entreprises pour s’adapter à la nouvelle durée légale. L’enquête REPONSE montre en effet qu’entre 1998-1999 et 2004-2005, période correspondant à la négociation et à la mise en œuvre des 35 heures, un quart des établissements de 20 salariés ou plus a eu recours au mandatement et qu’à la date de la dernière enquête plus d’un tiers de ces établissements disposaient d’un DS, appartenant pour moitié à la CFDT [Pignoni, Tenret 2007]. Modalité visant à susciter des acteurs juridiquement habilités à négocier – mais pas des DS – là où il n’y en avait pas, le mandatement restait toutefois sous contrôle syndical4. La loi sur le dialogue social de mai 2004 (loi Fillon, déjà évoquée) renouera néanmoins avec l’évolution entamée depuis 1982, en prévoyant qu’en l’absence de DS, un accord d’entreprise peut être conclu par les DP ou les représentants du personnel au CE, et en ne faisant intervenir le mandatement qu’à défaut de ces instances. À nouveau, le statut des syndicats comme acteurs privilégiés de la négociation (directement via les délégués syndicaux, ou indirectement via le mandatement) recule au profit des seuls représentants élus.
4. En effet, les Unions locales ou professionnelles syndicales qui mandataient les salariés pour signer un accord RTT ont pu contrôler – en réalité plus que leurs propres délégués syndicaux – les textes des accords, lorsque du moins ils possédaient des effectifs suffisants, comme à la CFDT (contrairement à la CFTC, autre organisation ayant mandaté de nombreux salariés pendant la période).
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L’APPROPRIATION SÉLECTIVE PAR CES ACTEURS DE LEURS NOUVELLES PRÉROGATIVES
La logique d’élargissement de la négociation, et des acteurs qui en sont investis juridiquement, répond à la multiplication des dispositifs législatifs incitant les acteurs de branche et surtout d’entreprise à produire eux-mêmes leurs règles ou leurs manières d’appliquer la loi dans tel ou tel domaine. Les acteurs se saisissent cependant inégalement de ces dispositifs incitatifs. Ainsi, à une logique d’élargissement et de transfert aux acteurs d’une partie du cadre légal, s’adjoint une logique de sélectivité, de fragmentation et de différenciation des règles s’appliquant aux salariés de telle ou telle entreprise. De fait, parmi les dispositifs adoptés entre 1990 et 2005, et dans la lignée de la distinction opérée ci-dessus entre acteurs syndicaux représentant des collectifs qui dépassent l’entreprise ou même la branche, et acteurs élus représentant les seuls salariés d’une entreprise, voire d’un établissement, on peut distinguer les dispositifs légaux selon leur logique d’usage : certains concernent l’ensemble des salariés et contribuent à créer du collectif ; tandis que d’autres élargissent les marges de négociation collective en vue de favoriser une individualisation de la gestion de la main-d’œuvre.
Réformes et contre-réformes autour du temps de travail La quinzaine d’années qui s’écoule entre la première enquête REPONSE (1992-1993) et la troisième (2004-2005) est marquée par une alternance de réformes et de contre-réformes dans le domaine du temps de travail, qui en modifient profondément le cadre légal et bouleversent la dimension collective qui en était le fondement. Sans y revenir trop précisément tant ce domaine a déjà été évoqué et l’est de nouveau dans l’encadré ci-après, deux phénomènes méritent d’être soulignés. D’abord, contrairement aux dix années précédentes où la durée du travail avait déjà fait l’objet de négociations, d’expérimentations et de tentatives de réformes multiples, la décennie 1990 aboutit à un ensemble de dispositions juridiques qui « embrayent » sur la réalité. Alors que les négociations sur la flexibilité en 1984 se concluent par un échec, que les négociations interprofessionnelles sur l’aménagement-réduction du temps de travail en 1988-1989 débouchent sur un accord aussitôt oublié, ou même que l’amendement Chamard ne se traduit que par une dizaine d’accords de réduction du temps de travail (RTT), la loi Robien de 1996 et surtout les lois Aubry de 1998 et 2000 enclenchent un processus de négociation qui touche de nombreuses entreprises et bientôt la majorité de celles de vingt salariés et plus, les autres n’étant concernées par la modification de
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Les mesures ég s at ves adoptées sur e temps de trava (1993-2007) De l’amendement Chamard en 1993 à la défiscalisation des heures supplémentaires, en 2007, au moins sept lois ont été votées dans le domaine du temps de travail en une quinzaine d’années, sans compter les décrets et circulaires prises par les gouvernements. - En 1993, en effet, le député A. Chamard fait voter un amendement repris dans la loi quinquennale sur l’emploi et proposant des allègements (dégressifs dans le temps) de cotisations sociales patronales en échange d’une RTT négociée par accord, prévoyant une réduction proportionnelle des salaires et des créations d’emploi. - Le mécanisme est repris en 1996 dans la loi Robien, qui n’implique plus de baisse des salaires. Elle augmente substantiellement les allégements de cotisations sociales, tout en distinguant volet offensif (avec embauches proportionnelles à la RTT) ou défensif (afin de sauvegarder des emplois lorsque l’entreprise est en difficulté). 3 000 accords sont signés en une année mais le processus s’essouffle et le gouvernement socialiste élu en 1997 initie une réforme plus ambitieuse. - La loi Aubry I du 13 juin 1998 fixe ainsi la durée légale du travail à 35 heures hebdomadaires au 1er janvier 2000 pour les entreprises de plus de 20 salariés (1er janvier 2002 pour les autres). Elle institue un dispositif incitatif, pour les entreprises anticipatrices, qui baissent la durée du travail de 10 % (à mode de calcul constant du temps de travail effectif) et créent ou maintiennent leur effectif de 6 %. - La loi Aubry II du 19 janvier 2000 confirme la nouvelle durée légale (35 heures hebdomadaires, ou 1600 heures par an) et institue une aide financière pérenne. Toutefois, pour en bénéficier, l’obligation d’un nombre minimal d’embauche est supprimée, tout comme celle de ne pas modifier le mode de décompte du temps de travail. L’accord d’entreprise (ou l’application directe d’un accord de branche pour les entreprises de moins de 50 salariés) doit désormais être majoritaire et une garantie mensuelle de rémunération pour les salariés au SMIC doit être respectée. La loi, s’inspirant des négociations de branche et d’entreprise, entérine le forfait jours pour les cadres ; elle précise également le régime des heures supplémentaires, encadre le temps partiel et la nature des temps de formation, unifie le régime de la modulation, etc. - Après le changement de gouvernement, une série d’assouplissements sont introduits, notamment avec la loi Fillon du 17 janvier 2003 : augmentation du contingent d’heures supplémentaires (de 130 à 180 heures, puis 220 à la suite d’un décret en décembre 2004) ; réduction du taux de majoration des heures supplémentaires notamment pour les petites entreprises, déconnection des allégements de cotisations employeurs de la durée du travail, ce qui permet d’attribuer les mêmes aides à toutes les entreprises, passées ou non aux 35 heures. - Une loi adoptée le 31 mars 2005 assouplit également le compte épargne temps (CET) en permettant aux salariés d’y affecter le repos compensateur des heures supplémentaires, les jours de RTT et tous types de congés à l’exception des quatre premières semaines. Elle instaure la possibilité pour les salariés d’effectuer des « heures choisies », conditionnée à la négociation d’un accord. Enfin le régime dérogatoire de majoration des heures supplémentaires pour les entreprises de 20 salariés et moins est prolongé jusqu’en 2008. - La loi du 21 août 2007 en faveur du travail de l’emploi et du pouvoir d’achat (Tepa) visant à développer le recours aux heures supplémentaires et complémentaires par les entreprises, instaure un dispositif de réduction de cotisations salariales et patronales ainsi que d’exonération d’impôt sur le revenu sur les heures effectuées. - La loi du 8 février 2008 pour le pouvoir d’achat poursuit dans cette logique d’incitation à des augmentations individuelles de la durée du travail. En l’absence d’un accord collectif le prévoyant, et jusqu’à fin 2009, elle permet aux salariés relevant d’un régime de forfait en jours ou titulaires d’un CET de renoncer à des jours de congés ou de monétiser des jours déposés sur leur CET. Elle permet aussi aux salariés, sous condition d’accord de l’employeur, de racheter des jours de RTT.
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la durée légale qu’à partir de 2002. En la matière, les réformes législatives – plus d’ailleurs que les contre-réformes intervenues après 2002 – sont parvenues à déboucher sur des négociations, ce que n’avaient pas réussi toutes les tentatives antérieures. Et si l’enquête REPONSE n’est pas ici la meilleure source pour documenter l’ensemble du processus dans la mesure où les deux dernières éditions se sont respectivement tenues au début et à la fin du processus de RTT, elle a par contre permis de pointer tout ce qui avait changé en la matière entre ces deux bornes chronologiques (cf. Bloch-London, Ulrich et Zilberman, chapitre 6). Révélateur et source de développement des relations professionnelles, les réformes du temps de travail entre 1996 et 2002 ont ainsi profondément contribué à faire évoluer le cadre légal et la nature des relations professionnelles en France. À partir de 2003, en recourant cette fois à un ensemble impressionnant de mesures détricotant par petites touches la RTT (voir encadré précédent), on semble bien revenir à un processus de transformation permanent du régime juridique du temps de travail totalement déconnecté, ou presque, des pratiques. Malgré les revendications permanentes des organisations patronales appelant à supprimer les 35 heures, les directions d’entreprise ne semblent en effet pas prêtes, dans leur majorité, du moins à la date de la dernière enquête REPONSE en 2004-2005, à rouvrir le dossier complexe du temps de travail qui a donné lieu à de longues négociations, des conflits et a souvent nécessité des apprentissages organisationnels et juridiques coûteux. Ainsi, d’après REPONSE, seul un établissement sur six a modifié les modalités initiales de la RTT entre 2002 et 2004, en dépit des nombreux « assouplissements » ouverts par le gouvernement durant ces deux années (cf. Bloch-London, Ulrich et Zilberman, chapitre 6). C’est qu’entre-temps – et c’est le second point sur lequel on peut insister – le régime juridique du temps de travail est devenu d’une complexité inégalée, en particulier en faisant définitivement voler en éclat la logique collective qui le structurait depuis les décrets de 1936. La tendance à l’individualisation des règles du temps de travail, très claire depuis le début des années 1980 s’est singulièrement accentuée depuis 2002. Et si l’épisode des lois Aubry peut s’interpréter comme une tentative de re-réguler collectivement – au niveau des entreprises – des pratiques éclatées en matière de temps de travail – en obligeant les entreprises à se pencher de manière négociée sur la durée collective du travail et en limitant, à partir de 2000, leur usage du temps partiel, il est clair que cet objectif a en partie avorté. Certes, les branches se sont saisies en nombre de la question entre 1998 et 2000, à la surprise du gouvernement. Mais il s’agissait moins de réguler à ce niveau les pratiques, que d’ouvrir le plus possible les marges de manœuvre, notamment pour les petites entreprises, grâce au dispositif d’accès direct à l’accord de branche leur permettant de ne pas négocier dans leur
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entreprise tout en bénéficiant des allégements de charge. Il s’agissait aussi de peser sur le processus en cours et sur les normes qu’a finalement établies la seconde loi Aubry, en janvier 2000, en tentant notamment, pour certaines, de neutraliser l’effectivité de la RTT [Bloch-London, 2000]. Certes, les 35 heures ont aussi été sources de négociations d’entreprise d’une ampleur inégalée, développant le dialogue social, contribuant à la multiplication des acteurs collectifs (notamment côté salariés, et pas seulement par le mandatement mais aussi par la création de sections syndicales), révélant et accentuant l’institutionnalisation des relations professionnelles en entreprise (cf. Pignoni et Pernot, chapitre 7). Mais elles ont aussi contribué à fragmenter des collectifs de travail [Jacquot et Setti, 2002], à accentuer des inégalités [Pélisse, 2002 ; Estrade et Ulrich, 2002], à individualiser les conditions d’emploi et de travail et à mettre en tension la fonction de représentation collective, tant le temps de travail cristallise des intérêts contradictoires, entre salariés autant qu’entre salariés et directions.
Des dispositifs collectifs nouveaux : entre prévention des risques et égalité professionnelle Deux autres dispositifs importants ont été adoptés durant la période, relevant de cette logique collective qui a caractérisé les réformes du temps de travail entre 1996 et 2002. Mais leur appropriation par les acteurs s’est avérée très inégale. Dans le domaine de la sécurité au travail, 1991 et 2001 marquent deux dates où ont été prises des mesures législatives, que l’enquête REPONSE permet de documenter via l’appropriation et les pratiques qu’elles ont suscitées chez les acteurs des relations professionnelles [Coutrot, 2007]. C’est en effet au début de la période qu’est transcrite dans le Code du travail l’obligation pour l’employeur de « prévoir les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, y compris temporaires » (article L230-2). L’obligation générale d’évaluation et de prévention des risques professionnels est instituée, en lien avec la consultation des CHSCT – instance obligatoire dans les entreprises de plus de 50 salariés et devant se réunir au moins une fois par trimestre. En pratique, l’enquête REPONSE montre que si 72 % des établissements assujettis ont mis en place cette instance, ce taux ne croît que légèrement depuis 1998 (69 %). Cette mesure a été complétée en 2001 par un décret instaurant le document unique d’évaluation des risques professionnels que l’employeur est tenu de présenter tous les ans au CHSCT ou, à défaut, aux délégués du personnel ou aux salariés concernés. De ce point de vue, la dernière édition de l’enquête REPONSE montre, qu’en peu de temps, plus des trois quarts des établissements l’ont adopté, 81 % des représentants
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de la direction signalant en outre avoir mis en œuvre un dispositif de prévention. Avant même le renouveau récent de ces questions (plan santé au travail prévu pour 2005-2009), directions et représentants du personnel se sont donc saisis de ce dispositif, en lien avec une augmentation sans précédent des négociations sur le thème des conditions de travail : d’après les employeurs, 64 % des établissements ont signalé une négociation sur ce thème entre 2002 et 2004, contre 47 % entre 1996 et 1998. La situation est bien différente en ce qui concerne l’égalité professionnelle. Pour la première fois, en 1983 une loi – dite loi Roudy – a affirmé l’égalité des droits en matière d’embauche, de promotion, de rémunération et de formation et incité les entreprises à signer un accord, appelé « Plan d’égalité professionnelle », donnant droit à une aide financière de l’État. Il a pourtant fallu attendre la loi Génisson du 9 mai 2001 pour rendre obligatoire, tous les trois ans, la négociation en matière d’égalité professionnelle au sein des branches professionnelles et des entreprises, accompagnée dans ce cas, d’un rapport de situation comparée. Pour autant, l’égalité professionnelle n’est pas devenue un thème central de la négociation d’entreprise comme le montre l’enquête REPONSE : entre 2002 et 2004, au sein des établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole, seules 30 % des directions ont déclaré avoir négocié sur ce thème dans leur entreprise, et seulement 12 % avoir conclu un accord (surtout des grandes entreprises du secteur financier). Hervé Defalvard et ses co-auteurs (chapitre 9) montrent ainsi la difficulté avec laquelle les représentants du personnel s’emparent de cet objectif, même lorsque la parité progresse parmi les représentants du personnel. Toute différente est la logique d’autres dispositifs qui, à l’image des réformes ayant entouré le régime juridique du temps de travail depuis 2002, ont visé à élargir les marges de négociation sur des thèmes permettant une individualisation de la relation salariale. De ce point de vue, la question des rémunérations d’une part – et plus particulièrement des compléments que constitue l’épargne salariale – et de la formation d’autre part, ont également connu des aménagements juridiques qui ont nourri la transformation des relations professionnelles en entreprise.
L’épargne salariale : des réformes qui ont favorisé le développement de la négociation Depuis le début des années 1990, la pratique des augmentations individuelles s’est largement diffusée en particulier pour les cadres, à côté des augmentations générales [Barreau, Brochard, 2003]. Entre 1993 et 1998, cette forme d’augmentation s’est étendue aux non-cadres. L’enquête REPONSE montre toutefois que si l’individualisation a continué de se
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développer ensuite, entre 1998 et 2004, c’est rarement exclusivement, mais plutôt comme composante de formules mixtes, incluant également des modes de rémunération collective ([Brizard et Koubi, 2007] et Chaput et Wolff, chapitre 16). En réalité, cette évolution des pratiques salariales doit être resituée dans un contexte de développement continu de l’épargne salariale, largement encouragé par une succession de dispositifs légaux assortis, dans la période récente, de mesures fiscales incitatives. À l’origine, la participation des salariés au capital de l’entreprise était l’un des piliers du gaullisme visant, au sortir de la guerre, en associant les salariés aux résultats de l’entreprise et à sa gestion, à développer une culture d’intérêts communs entre salariés et employeur. Il s’agissait notamment de contrer l’influence grandissante des syndicats engagés dans une stratégie de confrontation face au patronat. C’est dans ce contexte que l’ordonnance de 1959 instaure l’intéressement, dispositif facultatif, ultérieurement soumis à la négociation d’entreprise tous les trois ans. Il revêt un caractère collectif et confère des avantages fiscaux et sociaux aux entreprises, les salariés n’en bénéficiant que si l’intéressement est versé en épargne. Les ordonnances de 1967 rendent ensuite obligatoire la participation aux bénéfices dans les entreprises de plus de 50 salariés et organisent la mise en place, facultative, de Plans d’épargne entreprise (PEE). Ceux-ci reçoivent notamment les versements volontaires des salariés provenant de l’intéressement et de la participation, éventuellement abondés par l’entreprise. Depuis, ces dispositifs connaissent de multiples modifications, allant toutes dans le sens d’une plus grande diffusion de l’épargne salariale. Ainsi, dès 1970 sont créés des plans de « stock-option » permettant aux salariés des grandes entreprises de devenir actionnaires de leur entreprise. En 2000, une mission de réflexion est confiée par le gouvernement Jospin à Jean-Baptiste de Foucauld et Jean-Pierre Balligand sur l’épargne salariale. Il s’agit d’en rénover les mécanismes dans un cadre « démocratisé et solidaire ». Le rapport recommande un équilibre entre exonération sociale et fiscale, tout en distinguant épargne immédiate et épargne à long terme, dans une optique de capitalisation pour la retraite. Il souligne cependant l’importance du défaut de rentrées fiscales et de cotisations sociales qu’entraîne cette forme de salaire différé, même si légalement la substitution de l’épargne au salaire est interdite. Enfin, ce rapport met l’accent sur la nécessité de simplifier et d’harmoniser les dispositifs existants, de les généraliser aux salariés des PME, et d’impliquer l’ensemble des partenaires sociaux. La loi Fabius de 2001 s’inspire de ces dernières recommandations. Elle introduit l’obligation annuelle de négocier l’épargne salariale et ouvre la possibilité, pour les entreprises de moins de 100 salariés, de bénéficier
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d’un PEE. Elle instaure des plans d’épargne interentreprises (PEI) permettant de mutualiser les coûts de gestion pour les petites entreprises. La loi Fillon de 2003 poursuit ce mouvement en étendant l’épargne salariale à de nouveaux dispositifs d’épargne retraite. Elle crée le PERCO (plan d’épargne retraite collectif) qui se substitue au PPESV (plan partenarial d’épargne salariale volontaire) introduit par la loi Fabius et cherche ainsi à permettre aux salariés et aux chefs d’entreprise de moins de 100 salariés ou aux mandataires sociaux de se constituer, avec l’aide de l’entreprise, une épargne défiscalisée en vue de leur retraite. Au fil du temps ces dispositifs ont évolué et, selon certains, l’exonération accordée par le législateur en 1967 au premier dispositif de participation, et reconduite depuis, a été progressivement détournée de son sens initial : elle inciterait désormais les entreprises à constituer une sorte de salaire différé pour les salariés. Amplifiées constamment, en particulier depuis dix ans, par les différents gouvernements, introduisant une logique de marché financier dans le versement des rémunérations, ces exonérations fiscales et de cotisations sociales risquent, à terme, d’affaiblir les régimes de protection sociale [Aproberts et alii, 2001]. Du côté des syndicats, la CGT s’est montrée très critique sur la portée de l’épargne salariale, ce dispositif faisant, selon elle, abstraction des intérêts divergents des employeurs et des salariés : pour les premiers, payer les salariés sous forme d’épargne salariale coûte 40 % de moins qu’accorder une augmentation de salaire, tandis que pour les salariés cela aboutit à reporter leurs gains et à implanter une logique de capitalisation qui concurrence le système par répartition. Pour autant, tactiquement, la CGT en a fait un « chantier d’intervention » : tout en ayant combattu la mise en place des PERCO, elle a pris position pour que les conseils de surveillance des FCPE (fonds communs de placement d’entreprise) soient majoritairement composés de représentants des salariés et puissent contrôler l’usage des fonds placés. La CGT-FO partage ces critiques de fond et a même refusé, contrairement à la CGT, de siéger au Comité intersyndical de l’épargne salariale mis en place début 2002. En revanche, la CFDT y participe (ainsi que la CFE-CGC et la CFTC), considérant qu’il constitue un levier d’action pour agir concrètement sur les pratiques des entreprises. Au-delà, la CFDT se montre favorable aux dispositifs d’épargne salariale, considérant qu’ils permettent « une meilleure conciliation entre performance économique et performance sociale ». D’où son engagement en faveur de « l’investissement responsable » qu’elle associe plus largement à la prise en compte de « critères sociaux, environnementaux, sociétaux, et des pratiques opérationnelles de prévention des risques industriels, écologiques mais aussi sociaux, sur l’emploi, la santé au travail » [Bouchet, Fontaine, 2002].
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De fait, l’épargne salariale s’est largement diffusée au cours des dernières années, comme le montre l’enquête REPONSE : en 2004, aux dires des employeurs, elle existe dans plus d’un tiers des établissements, dont un quart a été mis en place depuis 2001. En revanche, les plans d’épargne retraite n’existent que dans un établissement sur dix, le plus souvent dans des grandes entreprises. Et, l’épargne salariale a eu pour effet de développer la négociation d’entreprise : entre 2002 et 2004, un tiers des établissements d’au moins 20 salariés ont négocié sur ce thème et six sur dix ont débouché sur un accord. Ce taux très élevé, comparable aux accords sur le temps de travail, tient bien évidemment aux avantages financiers qui accompagnent la mise en œuvre de ces dispositifs.
La formation : un cadre juridique profondément transformé en fin de période En matière de formation, c’est seulement récemment qu’évolue le cadre légal. Sujet sur lequel les acteurs parviennent traditionnellement à s’entendre – contrairement au temps de travail – le régime juridique de la formation n’avait pas fait l’objet de grands changements depuis 1970 et la négociation interprofessionnelle historique d’un accord, qu’avait repris une loi en 1971. Certes, diverses mesures législatives ou conventionnelles ont déformé, avec le temps, le cadre posé en 1971 qui portait sur l’éducation permanente – une notion bien différente de la formation tout au long de la vie devenue, depuis le milieu des années 1990, le concept dominant [Gélot et alii, 2005]5. Un accord interprofessionnel avait par exemple inventé la notion de « co-investissement formation » en 1991, permettant aux entreprises d’organiser des actions de formation hors temps de travail, mais sa faible légitimité (peu de syndicats signataires) et ses conditions restrictives ont conduit à une très faible application jusqu’à la fin des années 1990. Les négociations sur les 35 heures lui ont toutefois donné un nouveau souffle, en prévoyant fréquemment d’affecter à la formation une partie des heures libérées par la RTT. La seconde loi Aubry a ensuite légitimé le mécanisme tout en l’encadrant, en l’empêchant notamment de porter sur des formations visant à adapter le salarié au poste de travail (celles-ci devant toujours se dérouler pendant le temps de travail). Ce 5. Considérer la formation comme relevant de l’éducation permanente présuppose une approche de la formation comme moyen de promotion sociale et condition de l’émancipation. Au contraire, l’idée de formation tout au long de la vie, développée au sein de l’OCDE et promue par la Commission européenne, repose sur une approche en termes de capital humain faisant de l’individu le principal responsable de sa formation. Celle-ci est essentiellement conçue comme un investissement permettant d’augmenter sa compétence, la productivité du travail, et ainsi son « employabilité ».
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n’est donc qu’en 2001 que débutent des négociations interprofessionnelles sur ce thème dans le cadre de la refondation sociale – négociations qui déboucheront à l’automne 2003 sur un accord signé, à la surprise générale, par tous les acteurs et une loi, en mai 2004 qui en reprend les principaux attendus. La logique traditionnelle qui règle les dépenses des entreprises en matière de formation professionnelle – une logique du type « former ou payer » – est conservée. Les entreprises doivent dépenser une fraction minimale de leur masse salariale au profit de la formation de leurs propres salariés ou d’un organisme paritaire mutualisateur (OPCA). Les moyens financiers minimaux sont même légèrement renforcés, ce qui n’est pas anodin dans une période où la dépense apparente des entreprises en termes de formation est en diminution (cf. Pommier et Zamora, chapitre 13). Mais, l’accord interprofessionnel de décembre 2003, intégralement repris par la loi de 2004, innove dans le même temps sur différents points qui constituent autant de ruptures avec le cadre de 1971 et en particulièrement son aspect collectif [Gélot et alii, op. cit.]. Le plan de formation peut répondre désormais à trois types de formation : l’adaptation au poste du travail, réalisée intégralement durant le temps de travail et prise en charge uniquement par l’employeur, les actions « liées à l’évolution et au maintien dans l’emploi » (rémunérées et réalisées sur le temps de travail, elles peuvent cependant dépasser la durée légale sans s’imputer sur le contingent d’heures supplémentaires dans la limite de 50 heures par an) et enfin des actions qui visent au développement des compétences, hors temps de travail, avec une rémunération assurée à hauteur de 50 % du salaire de référence6. L’enjeu est la qualification des temps de formation, assimilés traditionnellement à du temps de travail effectif, et qui, suite au co-investissement formation et aux processus de réduction du temps de travail, ont de plus en plus été exclus du temps de travail. L’initiative repose aussi de plus en plus sur les salariés, dans une logique individuelle qui contraste avec la responsabilité collective qui s’imputait traditionnellement à l’employeur en matière de formation. De ce point de vue, la seconde et très symbolique innovation apportée par l’accord de 2003 est la création d’un nouveau Droit individuel à la formation (DIF) : tous les salariés titulaires d’un contrat de travail à durée indéterminée peuvent bénéficier chaque année d’une formation de 6. Un accord écrit du salarié est exigé pour cette dernière catégorie… ce qui ne garantit pas qu’il en soit véritablement à l’initiative : quel salarié pourra refuser d’utiliser son temps libre pour étendre ses compétences, au risque d’être stigmatisé car refusant de se former, et d’être plus ou moins rapidement mis sur la touche ?
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vingt heures, pouvant se cumuler sur six ans. Cette formation se déroule hors du temps de travail et donne lieu à une indemnité d’un montant fixé, après négociation, à 50 % du salaire net de référence. Consacrant le salarié comme l’acteur principal de sa formation, ce droit reste « conditionné et conditionnel plutôt qu’acquis » [Maggi-Germain, 2004], susceptible de se transformer, pour le salarié, en obligation de se former sur son temps libre selon les critères de l’employeur. De ce point de vue, le DIF risque de porter le coup de grâce au CIF (congé individuel de formation), dont le nombre de bénéficiaires a été divisé par deux entre 1986 et 1999. Et la transférabilité du DIF au-delà de l’entreprise, qui constituait l’une des revendications essentielles des syndicats, s’avère limitée pour l’essentiel aux cas de licenciement économique. Enfin, la loi innove profondément en prévoyant des « périodes de professionnalisation » s’adressant aux salariés en CDI et visant « au maintien en emploi par l’acquisition d’une formation professionnelle reconnue ». À l’inverse du DIF qui n’a bénéficié qu’à 1,3 % des salariés du privé, ces périodes de professionnalisation ont été largement utilisées dès 2005 : près de 250 000 ont été conclues cette année-là, même si plus de la moitié n’a duré qu’une semaine ou moins [Mainaud, 2007]. La loi de 2004 substitue également aux contrats de qualification qui se déroulaient en alternance un contrat de professionnalisation, qui non seulement impose une obligation minimale de temps de formation inférieure (15 % au lieu de 25 %), mais vise à « professionnaliser des jeunes et pas à leur faire poursuivre des études », selon le MEDEF. Il s’agit en d’autres termes d’accroître leurs compétences, non leur qualification. Véritable « révolution copernicienne » selon les conclusions des journées de Deauville organisées par le MEDEF à ce sujet en 1998, la logique de la compétence individuelle est ainsi consacrée dans le droit de la formation professionnelle. Cela n’est pas sans liens avec l’évolution des relations professionnelles qui a précédé cet accord et cette loi. On peut ainsi voir dans l’intensification du traitement de la formation dans les entreprises, qui précède l’accord de 2003, un signe possible de changement de régime de ce thème, dont tient d’ailleurs compte la loi : en impliquant davantage le comité d’entreprise dans les actions de formation de l’entreprise, la loi n’acte-telle pas compte de cet état de fait, en obligeant simplement l’employeur à recueillir l’avis du CE, plus qu’à négocier réellement sur ces questions ? De fait, comme le montre l’enquête REPONSE, la formation est bien l’un des thèmes sur lequel la répartition des compétences et des rôles, entre délégués syndicaux d’une part, et représentants du personnel élus d’autre part, est la plus floue, les seconds monopolisant de plus en plus, semble-t-il, la représentation des salariés en la matière.
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CONCLUSION : ENTRE SURRÉGLEMENTATIONS, NÉGOCIATIONS ET DÉRÉGULATION, LE TRIANGLE DES BERMUDES DU DROIT DU TRAVAIL ? Au sein d’un monde productif qui se balkanise en partie, et que renseigne également l’enquête REPONSE (cf. Wolff, chapitre 4), les dispositifs qui simultanément encadrent et stimulent les relations professionnelles se sont multipliés de manière accélérée au cours des quinze dernières années. L’ambivalence est cependant de mise, tant ces dispositifs édictés par le législateur – ou à l’initiative des acteurs eux-mêmes – impliquent toujours des négociations. En effet, les conditions juridiques et sociales, indispensables à la tenue de ces négociations, ne sont pas toujours réunies : il manque souvent d’acteurs pour négocier dans les établissements, et c’est pourquoi gouvernements et organisations patronales et syndicales ont constamment cherché, ces dernières années, à en créer de nouveaux (délégation unique, salariés mandatés) ou à en légitimer certains en élargissant leurs prérogatives (les élus), parfois, en pratique, au détriment des autres (les délégués syndicaux). Quant à l’expertise indispensable à la tenue de négociations plus nombreuses et complexes techniquement, elle reste largement déséquilibrée entre les parties, quand ce ne sont pas la reconnaissance et l’engagement mutuels dans des démarches conjointes de négociation qui font défaut de la part des acteurs eux-mêmes. La sur-réglementation juridique, et son appropriation sélective par les acteurs que documente particulièrement bien l’enquête REPONSE, n’est donc pas synonyme de formalisation ou de juridicisation systématique des relations sociales en entreprise. En impliquant constamment de négocier, ce processus laisse même une large place aux règles locales pour déterminer les arrangements pratiques que nouent les acteurs des relations professionnelles dans les établissements et les entreprises. Certes, ces règles sont plus souvent écrites, sous l’impulsion de textes normatifs plus nombreux, et sont moins fréquemment régies par des coutumes ou des usages qu’auparavant. Mais en étant négociées, elles restent locales et, dans un cadre légal que la sur-réglementation vise, depuis quelques années, à constamment « assouplir », leur multiplication s’accompagne d’une dérégulation des pratiques collectives et des modes d’organisation du travail. Entre sur-réglementation, négociation et dérégulation, n’est-ce pas un triangle des Bermudes qui guette la fonction simultanément protectrice et régulatrice du droit du travail dans les entreprises ?
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Les relations professionnelles en entreprise à l’épreuve de la réduction du temps de travail
Catherine Bloch-London, Valérie Ulrich, Serge Zilberman Le processus de réduction de la durée du travail mis en place par les lois Aubry de 1998 et 2000 est particulièrement intéressant à analyser sous l’angle des relations professionnelles car son originalité a été de reposer sur une double démarche : la réduction de la durée légale par voie législative d’une part et l’incitation à la négociation de branche et d’entreprise pour sa mise en œuvre de l’autre. Après la loi de Robien de 1996, également à vocation incitative (encadré 1), le nouveau gouvernement avait fait de la réduction du temps de travail une des priorités de son action au printemps 1997. Comme en 1982, il a incité à la négociation en promettant d’en valider ultérieurement les dispositions par une loi [Freyssinet, 1997]. Mais cette fois, il a annoncé dès la Conférence nationale sur l’emploi, les salaires et le temps de travail du 10 octobre 1997 qui réunissaient les organisations syndicales et patronales son intention de réduire à 35 heures la durée légale du travail (cf. chapitre 5). Ainsi, en juin 1998 la première loi Aubry a fixé une nouvelle norme de durée légale (au 1er janvier 2000 pour les entreprises de plus de 20 salariés, et au 1er janvier 2002 pour les autres) et institué un dispositif incitatif d’aide aux entreprises qui anticipaient ces échéances et créaient (ou maintenaient) des emplois. Le choix d’une réduction forte de la durée légale (à 35 heures), associée à des créations d’emplois, était considéré comme l’élément moteur du processus. La question des modalités de mise en œuvre – heures supplémentaires, temps de travail des cadres, modulation, temps partiel, Smic, etc. – était quant à elle renvoyée au vote d’une seconde loi qui devait s’inspirer du contenu des négociations collectives de branche et d’entreprise intervenues entre-temps. La méthode des lois Aubry a ainsi ouvert la possibilité aux syndicats et au patronat de se saisir du dispositif et d’influer sur le contenu et les modalités de la loi [Askenazy et alii, 2004].
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
Encadré 1 : L’évo ut on de a ég s at on re at ve à a durée de trava pendant a pér ode d’observat on (entre 1996 et 2004)
La loi du 11 juin 1996 dite loi Robien proposait des allégements de cotisations sociales patronales proportionnels au salaire, accordés pour une période de sept ans, en vue d’inciter les entreprises à mettre en place par négociation une réduction du temps de travail. Ce dispositif comprenait deux volets, offensif et défensif. Dans le volet offensif l’entreprise bénéficiait des allégements si elle s’engageait à réduire son temps de travail d’au moins 10 % et à accroître son effectif dans les mêmes proportions. Le volet défensif concernait les entreprises qui projetaient des licenciements économiques, et s’engageaient à maintenir l’emploi par le biais d’une réduction du temps de travail d’au moins 10 %. La loi du 13 juin 1998, dite loi « Aubry 1 », a fixé la durée légale du travail à 35 heures hebdomadaires au 1er janvier 2000 pour les entreprises de plus de 20 salariés et au 1er janvier 2002 pour les autres. Elle instituait un système d’aide aux entreprises qui procédaient à une réduction collective du temps de travail avant le passage à la durée légale à 35 heures. Pour bénéficier de cette aide qui se substituait à la ristourne de cotisations sociales sur les bas salaires dite « Juppé », un accord entre les partenaires sociaux devait être conclu au niveau de l’entreprise ou, dans certains cas, de la branche. L’entreprise devait s’engager à augmenter ses effectifs de 6 % pour une réduction du temps de travail de 10 % ou à éviter dans les mêmes proportions des licenciements prévus dans le cadre d’une procédure de licenciement économique. La loi du 19 janvier 2000, dite loi « Aubry 2 », a confirmé l’abaissement de la durée légale du travail à 35 heures hebdomadaires ou à 1600 heures annuelles pour les entreprises de plus de 20 salariés dès 2000. Le dispositif incitatif est alors remplacé par une aide pérenne dégressive se substituant à la ristourne « Juppé », maintenue toutefois pour les entreprises ne réduisant pas leur durée du travail. Cette aide n’imposait plus le respect d’un volume minimal d’emplois créés ou préservés, mais seulement l’indication de l’effet emploi de la RTT. Son bénéfice pérenne était subordonné à la négociation d’un accord majoritaire d’entreprise ou à l’application directe (pour les entreprises de moins de 50 salariés) d’un accord de branche ainsi qu’au respect de garanties mensuelles de rémunération pour les salariés payés au SMIC. La loi du 17 janvier 2003, dite loi « Fillon » fait passer le contingent d’heures supplémentaires de 130 à 180 heures, les branches ayant la capacité de négocier un contingent supérieur. Dans le même temps, le coût des heures supplémentaires est réduit. Pour les entreprises de 20 salariés ou moins, des dispositions transitoires prévues par la loi « Aubry 2 » jusqu’en 2003, sont prorogées jusqu’en 2005 : imputation sur le contingent annuel qu’à partir de la 37e heure et taux de majoration de 10 % au lieu de 25 %. Ces mesures seront ensuite prolongées jusqu’en 2008. Pour les autres entreprises le taux de majoration peut être négocié entre 10 et 25 % par un accord de branche. Par défaut, une majoration légale de 25 % s’applique. Un décret du 9 décembre 2004 a porté le contingent réglementaire d’heures supplémentaires à 220 heures par an. La loi a également modifié la logique même des dispositifs d’allégement des cotisations sociales employeurs introduits par les lois « Aubry ». Ils sont désormais déconnectés de la durée du travail et seront unifiés en 2005. Il s’agit, à la fois de limiter l’impact de la convergence vers le haut des garanties mensuelles de rémunération et du Smic horaire sur le coût du travail et, par ailleurs, d’octroyer les mêmes aides, basées sur le salaire horaire, aux entreprises qu’elles soient passées à 35 heures ou non.
LES RELATIONS PROFESSIONNELLES EN ENTREPRISE À L’ÉPREUVE…
125
L’objectif recherché par les pouvoirs publics durant la période transitoire était qu’un maximum d’entreprises réduise leur durée effective du travail avant 2000, date de la baisse de la durée légale pour les entreprises de plus de 20 salariés. Il s’agissait d’asseoir la légitimité des 35 heures sur un vaste mouvement de négociations de branche et d’entreprise, mais aussi de donner un nouvel élan au dialogue social dans l’entreprise [BlochLondon, 2000]. Un développement intense et inédit de la négociation de branche, jusqu’alors peu importante dans le domaine du temps de travail, se produisit au cours des dix-huit mois séparant le vote de la première et de la seconde loi Aubry : quelque 122 branches couvrant près de dix millions de salariés ont négocié un accord de RTT ; et la majorité d’entre eux a été étendue1 par le ministère du Travail. Toutefois, certains accords comme celui de la métallurgie, initié par l’UIMM et signé seulement par la CGT-FO, la CFTC et la CFE-CGC du côté syndical, visaient à limiter l’effectivité de la RTT afin de peser sur le contenu de la seconde loi. Leur objectif était de minimiser l’ampleur de la RTT en allongeant le contingent conventionnel d’heures supplémentaires, en excluant de la durée effective de travail les temps de pause, d’habillage et de formation, et en limitant le nombre de cadres concernés par la RTT. Certaines entreprises, en particulier des constructeurs automobiles, ont suivi cette voie et procédé à une RTT sans demander l’aide incitative. Pour les autres, le bénéfice de l’aide étant conditionné à la négociation d’un accord d’entreprise, la première loi Aubry a innové pour permettre que des négociations puissent effectivement se tenir, y compris dans les petites entreprises, en grande majorité dépourvues de délégués syndicaux. Elle a ainsi introduit la possibilité, pour les entreprises de moins de 50 salariés, de bénéficier de l’aide incitative par accès direct c’est-à-dire en appliquant directement un accord de RTT signé au niveau de la branche et prévoyant le recours à cette aide. Par ailleurs, le mécanisme original du mandatement, introduit par l’accord national interprofessionnel de 1995, a été encouragé. Ce mécanisme permet, en l’absence de délégué syndical dans une entreprise, qu’un salarié de l’entreprise, « mandaté » par une organisation syndicale représentative au plan national, puisse négocier et signer un accord. S’inspirant du contenu de ces négociations de branche et d’entreprise, la seconde loi Aubry du 19 janvier 2000 a redéfini les autres éléments constitutifs de la nouvelle norme de la durée légale, notamment en instituant 1. L’extension d’un accord de branche par le ministère du Travail a pour effet de le considérer conforme au droit du travail et devant s’appliquer à l’ensemble des entreprises entrant dans le champ de la convention collective.
126
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
une durée annuelle alors fixée à 1 600 heures. Et elle a supprimé les dispositions qui donnaient un caractère contraignant à la RTT : le volume d’emploi et l’effectivité de la RTT. Pour bénéficier de l’aide pérenne qui a remplacé l’aide incitative, les entreprises devaient désormais avoir une durée de 35 heures, négociée dans le cadre de l’application directe d’un accord de branche, ou d’un accord d’entreprise signé par une ou plusieurs organisations syndicales ayant obtenu la majorité des suffrages aux dernières élections professionnelles2. La seconde innovation en la matière a consisté à exiger qu’un accord signé par un salarié mandaté soit ratifié par un vote du personnel (référendum). Paradoxalement, les nombreuses études menées sur l’expérience française qu’a constitué la RTT n’ont abordé la question de l’interaction entre relations professionnelles et processus de mise en œuvre de la RTT que de façon partielle et à partir de données parcellaires : données administratives concernant les accords d’entreprise [Barrat et Daniel, 2002], enquêtes ad hoc sur les stratégies des entreprises pionnières [Aucouturier et Coutrot, 2000] puis des autres entreprises passées à 35 heures [Bunel, Coutrot, Zilberman, 2002], enquêtes de terrain [Pélisse, 2000] ; [Jacquot et Setti, 2002], voire même études ciblées sur les procédures innovantes de négociation, notamment le mandatement [Dufour, et alii 2000], ou l’incidence sur les relations professionnelles dans les très petites entreprises [Carpentier et Lepley, 2003]. Mais aucun suivi longitudinal n’a permis de mesurer l’évolution des relations professionnelles dans les mêmes entreprises avant et après l’expérience des 35 heures. C’est justement ce que permettent les deux dernières éditions de l’enquête REPONSE, réalisées en 1998-1999 et en 2004-2005 auprès d’établissements d’au moins 20 salariés. Ayant pour objectif de comprendre la dynamique des relations professionnelles au sein des établissements entre les directions, les institutions représentatives du personnel et les salariés, leur questionnement a porté sur la présence et la nature des instances de représentation du personnel, la tenue de négociations, la conclusion d’accords collectifs, l’existence de conflits collectifs et la perception du climat social. Chaque enquête comporte des questions rétrospectives sur les trois années précédant sa réalisation, ce qui permet de porter un regard sur une large part de la période, allant de 1996 à 2004, pendant laquelle l’essentiel du processus de passage aux 35 heures s’est déroulé. De plus, l’existence d’un échantillon commun aux deux dernières enquêtes amène à disposer de données longitudinales qui éclairent de 2. Cette disposition correspond à un premier pas vers la logique majoritaire comme fondement de nouvelles règles de représentativité. Elle se prolonge aujourd’hui avec la position commune signée en avril 2008 par le MEDEF, la CGPME, la CFDT et la CGT.
LES RELATIONS PROFESSIONNELLES EN ENTREPRISE À L’ÉPREUVE…
127
façon originale la dynamique des relations professionnelles au sein de ces entreprises au cours d’une période qui a vu survenir le développement et l’aboutissement de la négociation d’entreprise sur le thème de la RTT, les conflits qui l’ont accompagnée ou suivie, voire les premiers mouvements de renégociation ou même de remise en cause de son cadre initial. Dans ce chapitre, nous décrirons tout d’abord l’ampleur du mouvement de passage aux 35 heures dans les établissements d’au moins 20 salariés entre 1998, année de mise en œuvre de la première loi Aubry, et 2004. Suscitant une exceptionnelle activité conventionnelle, ce mouvement s’est bien appuyé sur les nouveaux outils que la loi avait mis en place pour favoriser la négociation, quel que soit le degré de développement des relations professionnelles dans les entreprises. Nous montrerons ensuite que si leur taille a joué un rôle important dans le calendrier de mise en œuvre de la RTT, une forte présence initiale d’institution représentative du personnel a également été un facteur de précocité non négligeable. Au contraire, nous verrons qu’une adoption plus tardive des 35 heures a souvent contribué à installer ou à renforcer les institutions représentatives du personnel existantes et à développer la négociation d’entreprise au-delà des seuls thèmes de la durée et de l’aménagement du temps de travail, au moins à court terme. Enfin, nous montrerons que si les modalités initiales de passage à 35 heures ont parfois dû être adaptées – elles ont même été remises en cause dans certains cas –, c’est la plupart du temps en empruntant les mêmes voies que celles de la mise en œuvre de la RTT.
LA RTT : UN MOUVEMENT DE GRANDE AMPLEUR, MAIS DES RYTHMES D’ACCÈS TRÈS DIVERS RÉVÉLATEURS DE L’ÉTAT DES RELATIONS SOCIALES EXISTANT AU SEIN DES ENTREPRISES ET DES ÉTABLISSEMENTS
Alors que dans le cadre du mécanisme incitatif de la loi de Robien, les accords de réduction du temps de travail étaient restés confidentiels, la première loi Aubry, avec la perspective proche du passage à une durée légale de 35 heures, a suscité un mouvement de grande ampleur. On a déjà évoqué en quoi, dans un certain nombre de cas, il s’agissait de peser sur le contenu de la seconde loi qui devait fixer le cadre définitif de la nouvelle norme de temps de travail. Il n’en reste pas moins qu’à la fin 1999 un quart des établissements employant au moins 20 salariés avaient anticipé le passage aux 35 heures (tableau 1). D’autres ont préféré attendre la mise en œuvre des règles définitives de RTT précisées par la seconde loi Aubry en engageant en 2000 le processus de passage aux 35 heures, certaines manifestant enfin leurs réticences par des mises en œuvre plus tardives.
128
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
Au total, plus de neuf établissements de plus de 20 salariés sur dix ont mis en place un processus de RTT entre 1998, voire 1996, et 20043.
Précocité et mode de négociation de la RTT liés à la taille de l’entreprise Ceux qui ont réduit la durée du travail en 1999 ou avant étaient ou appartenaient à des entreprises4 de plus grande taille que les autres : six sur dix faisaient partie d’entreprises d’au moins 100 salariés, contre moins d’un sur deux en moyenne (tableau 1). Parmi ces grandes entreprises, ce sont celles de taille intermédiaire, qui ont appliqué la RTT le plus rapidement, en 1998 ou avant. Elle y a été le plus souvent négociée au niveau de l’établissement alors que, pour les plus grandes, la négociation réalisée au niveau du siège a mis plus de temps à aboutir [Aucouturier et Coutrot, 2000]. À l’inverse, les établissements passés à 35 heures en 2002 et après, comme ceux qui n’y sont pas passés, étaient ou appartenaient à des entreprises beaucoup plus petites : plus de la moitié avait moins de 50 salariés ; cette proportion atteint les deux tiers pour celles qui n’y étaient pas passées. Trois fois sur quatre, la RTT a été mise en place par un accord négocié, davantage encore parmi les « pionniers » passés en 1999 ou avant. Mais à partir de 2000, la décision unilatérale de l’employeur est devenue de plus en plus fréquente. Dans les entreprises de moins de 50 salariés, elle est souvent liée à l’application, après une consultation des salariés, d’un accord de branche étendu. Un tiers des RTT passées par accord ont abouti à la suite d’une négociation avec un salarié mandaté par une organisation syndicale. Cette procédure qui avait pour but de remédier à l’absence de représentation syndicale dans les petites entreprises a été particulièrement utilisée en 1999 et 2000 [Bloch-London et alii, 2000]. Finalement, seuls 9 % des établissements d’au moins 20 salariés déclarent dans l’enquête REPONSE 2004-2005 ne pas avoir adapté leur durée du travail à la nouvelle norme. Un cinquième d’entre eux appartient au secteur de la construction. Interrogés sur les raisons de cette non-application de la RTT, les plus nombreux indiquent qu’ils ne pouvaient pas le faire pour des raisons organisationnelles ou économiques. Mais certains 3. En réalité, pratiquement aucun établissement n’a signalé avoir réduit sa durée du travail après 2003. 4. Pour étudier le processus de RTT, la taille de l’entreprise est plus pertinente que celle de l’établissement. Dans les entreprises multi-établissements, les négociations sur la RTT se sont en effet le plus souvent déroulées au niveau de l’ensemble de l’entreprise. Par ailleurs, c’est la taille de l’entreprise qui déterminait la date d’entrée en vigueur de la nouvelle durée légale : le 1er janvier 2000 pour les entreprises de plus de 20 salariés et le 1er janvier 2002 pour celles de 20 ou moins.
LES RELATIONS PROFESSIONNELLES EN ENTREPRISE À L’ÉPREUVE…
129
affirment l’avoir fait partiellement en abaissant la durée du travail à un niveau intermédiaire entre 36 et 39 heures. D’autres enfin se disent non concernés parce qu’ils appartiennent à un secteur où s’appliquait une durée du travail supérieure mais considérée comme équivalente à la durée légale de 35 heures. C’était notamment le cas dans les transports, les hôtels-cafés restaurants et le commerce de détail.
Ensemble
TABLEAU 1. – LA RTT SELON L’ANNÉE DE M SE EN ŒUVRE
établissements en % taille de l'entreprise (en 2004) de 20 à 49 salariés de 50 à 99 salariés de 100 à 999 salariés 1000 salariés et plus secteur d'activité (en 2004) industrie construction tertiaire cadre de la RTT* accord dont négocié par un salarié mandaté décision unilatérale après consultation des salariés décision unilatérale sans consultation des salariés
Année de la RTT* 1998 ou 1999 2000 2001 avant
2002 et après
année inconnue
Pas de RTT
100
6
19
29
15
15
7
9
38 15 25 22
25 14 36 25
20 17 32 31
34 14 29 23
42 16 25 17
58 16 15 11
24 12 24 40
65 13 11 11
25 9 66
40 5 55
24 6 70
29 7 64
24 9 67
21 10 69
10 7 83
24 21 55
72
82
79
72
69
63
65
31
27
36
35
33
28
8
19
12
18
19
19
26
13
8
3
2
8
10
10
9
* L’année et le cadre de la RTT sont déclarés par le représentant de la direction de l’entreprise en 2004. Pour certains établissements, l’année de RTT n’est pas connue par le répondant (colonne «année inconnue»). Par ailleurs, même lorsque l’année est connue, le cadre de la RTT ne l’est pas toujours, la somme en colonne ne fait donc pas 100 %. Lecture : 6 % des établissements ont réduit la durée du travail en 1998 ou avant, parmi eux 25 % ont en 2004 de 20 à 49 salariés et 82 % ont réduit la durée du travail par accord dont 27 % suite à une négociation avec un salarié mandaté par une organisation syndicale. Source : enquête REPONSE 2004-2005 (volet représentant de la direction), Dares. Champ : établissements d’au moins 20 salariés.
AU-DELÀ DE LA TAILLE DE L’ENTREPRISE, L’ÉTAT DES RELATIONS PROFESSIONNELLES A AUSSI JOUÉ SUR LA DATE DE MISE EN ŒUVRE DE LA
RTT
Au-delà de la taille de l’entreprise dont on vient de décrire le poids dans le processus de mise en œuvre de la RTT, d’autres facteurs ont influencé la décision et le rythme de passage à 35 heures : le secteur d’activité, la structure du capital de l’entreprise, sa situation économique et la prévisibilité de celle-ci, ses méthodes d’organisation du travail [Aucouturier et Coutrot, 2000] ; [Bunel et alii, 2002]. C’est ce qui ressort de l’étude des
130
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
établissements interrogés lors des deux dernières éditions de l’enquête REPONSE, c’est-à-dire au début du processus de RTT en 1998-1999 et juste après son achèvement en 2004-2005. Ainsi, par exemple, une activité économique décroissante de l’établissement entre 1996 et 1998 a favorisé la mise en œuvre rapide de la RTT. Cela témoigne de l’effet incitatif du dispositif d’aide de type défensif prévu par les lois « Robien » puis « Aubry I ». Ces lois offraient en effet la possibilité de bénéficier d’aides lorsque l’accord prévoyait de sauvegarder des emplois pour les entreprises en difficulté. Des difficultés à prévoir l’activité d’une année sur l’autre ont par contre plutôt constitué un frein au passage à 35 heures. Les grandes entreprises d’au moins 1000 salariés ont davantage appliqué la nouvelle durée légale en 1999, plutôt qu’en 2002 ou après. Les réorganisations du travail qui accompagnaient nécessairement la RTT y étaient sans doute plus faciles à réaliser que dans les petites entreprises, qui ont eu davantage tendance à attendre les consignes de la branche ou à ne rien faire. Mais on observe que l’état initial des relations professionnelles a également influencé l’entrée précoce ou pas dans le processus de RTT. En effet, les établissements ayant mis en œuvre la RTT en 1998 ou avant se singularisaient, avant même l’abaissement de la durée légale du travail, par une présence d’un délégué syndical et d’une instance représentative élue très supérieure à la moyenne. Pour ceux qui y ont procédé juste avant l’année 2000, le niveau de représentation du personnel était moindre. Il était encore beaucoup plus faible, surtout en matière de présence syndicale, dans les établissements ayant effectué une RTT tardivement. Ces établissements avaient un profil très proche de ceux qui n’avaient pas mis en place la RTT. Si on isole divers indicateurs d’institutionnalisation des relations professionnelles, dans le cadre d’une analyse « toutes choses égales par ailleurs », on observe que la mise en œuvre d’une RTT en 1998 ou avant semble avoir été facilitée par la présence de délégués syndicaux, affiliés notamment à la CFDT ou à la CGT, et par une opinion très favorable des directions d’établissement quant à l’action des syndicats (tableau 2). L’affiliation des syndicats présents semble avoir joué également : la présence de la CFDT a favorisé en effet la mise en place de la RTT en 1999. En revanche, un passé récent de forte conflictualité a favorisé des passages plus tardifs aux 35 heures. Les mises en application à partir de 2002 sont, au contraire, le fait d’établissements plus petits et n’ayant pas d’institution de représentation du personnel élue.
LES RELATIONS PROFESSIONNELLES EN ENTREPRISE À L’ÉPREUVE…
131
TABLEAU 2. – EFFETS DES RELAT ONS PROFESS ONNELLES ET DU CONTEXTE ÉCONOM QUE EN 1998 SUR L’ANNÉE DE M SE EN ŒUVRE DE LA RTT* En 1998 ou avant
En 1999
En 2002 ou après
Pas de RTT
La CFDT est le seul syndicat présent
+
++
ns
ns
La CGT est le seul syndicat présent
ns
ns
ns
ns
La CFDT et la CGT sont présentes ensemble
+
ns
ns
ns
Caractéristiques des relations professionnelles en 1998**
FO est le seul syndicat présent
ns
ns
ns
ns
Autres syndicats présents
ns
ns
ns
ns
Pas de présence syndicale
réf.
réf.
réf.
réf.
Présence d’au moins un représentant du personnel élu
ns
ns
--
ns
La direction pense que les syndicats jouent un rôle irremplaçable
++
ns
ns
ns
Un conflit au cours des trois dernières années***
ns
ns
--
ns
Au moins deux conflits au cours des trois dernières années
ns
--
ns
ns
Pas de conflit au cours des trois dernières années
réf.
réf.
réf.
réf.
L’entreprise a 49 salariés ou moins
réf.
réf.
réf.
réf.
L’entreprise a entre 50 et 99 salariés
ns
ns
ns
ns
L’entreprise a entre 100 et 999 salariés
ns
++
ns
ns
L’entreprise a 1000 salariés ou plus
ns
++
--
ns
Industrie agroalimentaire
++
ns
ns
ns
Industrie des biens de consommation
++
ns
-
ns
Autres caractéristiques (toujours en 1998)**
Industrie de l’automobile et des biens d’équipements
ns
+
ns
ns
Industrie de l’énergie et des biens intermédiaires
réf.
réf.
réf.
réf.
Construction
ns
ns
ns
ns
Commerce
ns
++
ns
ns
Transports
ns
ns
ns
ns
Activités financières et immobilières
ns
++
-
-
Services aux entreprises
ns
++
ns
ns
Services aux particuliers
ns
ns
ns
ns
Éducation, santé et action sociale
ns
++
-
-
Activité croissante au cours des trois dernières années***
ns
ns
ns
ns
Activité stable au cours des trois dernières années
réf.
réf.
réf.
réf.
Activité décroissante au cours des trois dernières années
++
ns
ns
-
La prévision de l’activité d’une année sur l’autre est très difficile
-
--
ns
ns
La prévision de l’activité d’une année sur l’autre est difficile
ns
--
ns
ns
La prévision de l’activité d’une année sur l’autre est facile
réf.
réf.
réf.
réf.
L’établissement appartient à un groupe
+
ns
ns
-
Cotation en Bourse
ns
--
ns
--
La direction détient plus de 5 % de capital personnel
ns
ns
ns
++
* L’analyse des effets est effectuée au moyen de modèles Logit dichotomiques (encadré 2). Les signes + et – indiquent respectivement un effet positif et négatif sur la probabilité de mettre en œuvre la RTT une année donnée ou de ne pas le faire. Les signes doubles (++, - -) indiquent les effets les plus marqués. « ns » signifie que l’effet est non significatif. La modalité de référence est indiquée par « réf. » ** L’appartenance à une fédération patronale et la participation à des instances paritaires extérieures ne jouent pas. De même, l’étendue du marché de l’établissement (local, national ou international) et le recours à des méthodes d’organisation du type norme Iso, juste à temps, etc. n’ont pas un effet significatif. *** 1996, 1997 et 1998 Source : panel d’établissements interrogés lors des enquêtes RÉPONSE 1998-1999 et 2004-2005 (volet représentant de la direction), Dares. Champ : établissements d’au moins 20 salariés.
132
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
Enfin, les établissements de caractère familial ont montré une forte réticence à s’engager dans le processus de RTT. En effet, « toutes choses égales par ailleurs », lorsque la direction détient plus de 5 % du capital et lorsque l’établissement n’est pas coté en bourse, ils sont plus nombreux à ne toujours pas avoir appliqué la RTT en 2004. Interrogés sur leurs réticences, ces employeurs invoquent fréquemment la volonté de rester « maîtres chez eux » [Jorand et Tonneau, 2004]. Encadré 2 : Re at ons profess onne es et RTT : a méthode d’ana yse Pour isoler l’effet des caractéristiques des relations professionnelles sur la décision de mettre en œuvre la RTT précocement, de retarder cette décision ou de ne pas réduire la durée du travail, on utilise des modèles de type Logit dichotomique. Les résultats obtenus sont donc « toutes choses égales par ailleurs ». Les relations professionnelles sont caractérisées par la présence de syndicats selon leur affiliation et de représentants du personnel élus, l’opinion de la direction quant au rôle des syndicats, l’appartenance à une fédération patronale, la participation à des instances paritaires extérieures et le degré de conflictualité récente dans l’établissement. Les variables dites de « contrôle » sont la taille et le secteur d’activité de l’entreprise, l’évolution de l’activité de l’entreprise, sa prévisibilité, l’appartenance à un groupe, la cotation en bourse, la part du capital personnel, l’étendue du marché de l’établissement (local, national, international) et le recours à des méthodes d’organisation du type Iso, juste à temps, etc. Ces modèles ont été appliqués aux établissements présents à la fois dans l’enquête REPONSE de 1998-1999 et dans celle de 2004-2005. Ainsi, on a mesuré le rôle des variables caractérisant les relations professionnelles dans la décision de mettre en œuvre la RTT en 1998 ou avant plutôt qu’une autre année ou de ne pas le faire, en neutralisant l’impact de variables décrivant le contexte économique de l’établissement. Le même modèle a été appliqué à la décision d’appliquer la RTT en 1999 plutôt que toute autre situation, à celle de le faire en 2002 ou après et à celle de ne pas l’appliquer du tout. Ces quatre modèles permettent de mettre en exergue les caractéristiques initiales, mesurées dans l’enquête de 1998-1999, les plus déterminantes de la mise en œuvre de la RTT une année donnée. Un modèle de type Logit dichotomique a également été appliqué à la révision des modalités de la RTT. Ce dernier modèle a été appliqué à l’ensemble des établissements interrogés en 2004.
LA RTT A AUSSI FAVORISÉ LE DÉVELOPPEMENT DES RELATIONS PROFESSIONNELLES DANS LES ÉTABLISSEMENTS
Entre 1998 et 2004, dans les établissements interrogés aux deux dates, les délégués syndicaux et les institutions élues renforcent leur présence, la discussion et les négociations s’intensifient (tableau 3). Dans ces établissements, le développement de la négociation et l’augmentation du nombre de conflits sont allés de pair.
90 86
93 66
au moins une instance représentative élue
au moins deux thèmes de discussion ou de négociation
56
47 23
discussion ou négociation sur les conditions de travail
17 11 28
conflits sur le temps de travail
conflits sur l'emploi et les licenciements
conflits sur les conditions de travail
conflits sur le climat des relations de travail
49
30
7
10
71
12
28
21
56
41
17
54
34
56
77
82
40
Situation 1998
15
9
26
51
66
34
69
51
51
87
84
53
Situation 2004
1999
13
12
33
46
40
23
46
33
46
64
80
30
Situation 1998
18
16
25
52
58
35
69
48
52
89
85
45
Situation 2004
2000
année de la RTT
11
24
27
46
36
22
50
31
46
63
84
38
Situation 1998
11
17
21
54
51
30
65
47
54
84
86
51
Situation 2004
2001
23
35
18
36
42
14
27
12
36
45
65
26
Situation 1998
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Situation 2004
2002 et après
Champ : établissements d'au moins 20 salariés.
Source : panel d'établissements interrogés lors des enquêtes REPONSE 1998-1999 et 2004-2005 (volet représentant de la direction), Dares.
Parmi ces établissements, 46 % ont connu des conflits liés au temps de travail et éventuellement à d'autres thèmes.
Entre 1996 et 1998, parmi les établissements ayant procédé à une RTT en 2001, 22 % ont connu au moins une forme de conflit.
33 % des établissements avaient négocié sur le thème de l'emploi et éventuellement sur d'autres thèmes.
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Situation 2004
Pas de RTT Situation 1998
Lecture : entre 1996 et 1998, parmi les établissements ayant procédé à une RTT en 2000, 64 % des unités avaient connu au moins deux thèmes de discussion ou de négociation.
27 71
conflits sur les salaires
thèmes de conflits
(au cours des trois dernières années)
au moins une forme de conflit (grève, pétition...)
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discussion ou négociation sur l'emploi
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présence d'un délégué syndical dans l'établissement
(autres que les salaires, au cours des 3 dernières années)
Situation 2004
Situation 1998
1998 et avant
TABLEAU 3. – INDICATEURS DE RELATIONS PROFESSIONNELLES SELON L’ANNÉE DE RTT – ÉVOLUTION ENTRE 1998 ET 2004 (EN %)
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Situation 1998
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Situation 2004
Ensemble
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134
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
Forte progression de la couverture syndicale et de la négociation lors d’une RTT tardive Ce sont les établissements ayant appliqué la RTT en 2000 et après, particulièrement ceux de la dernière vague en 2002, qui ont le plus gagné en couverture syndicale, sans pour autant atteindre le niveau des « pionniers ». L’incitation au mandatement dans les entreprises dépourvues de délégués syndicaux, inscrite dans les lois de RTT, a joué en partie dans ce développement. Près d’un tiers des établissements interrogés en 1998 et 2004, et ayant mis en œuvre une RTT avec accord ou consultation de salariés, déclare qu’elle a été effectuée avec un salarié mandaté. Dans un peu plus d’un cas sur 10, ce mandatement a donné lieu à la création d’un syndicat. Par ailleurs, les établissements ayant réduit la durée du travail tardivement sont également ceux qui ont le plus progressé en termes de couverture par une instance représentative élue. À l’inverse, les établissements qui n’ont pas procédé à une RTT sont ceux dont la couverture syndicale a le moins progressé. Dans les établissements ayant mis en œuvre la RTT les derniers, en 2002 et très marginalement les deux années suivantes, les négociations ont été intenses : sans surprise sur le thème du temps de travail, mais aussi sur ceux de l’emploi et des conditions de travail, soit que ces thèmes relevaient de la négociation globale sur la réduction du temps de travail, soit que cette négociation ait fait « tâche d’huile » dans les autres domaines. La RTT semble avoir eu une influence encore plus nette sur la négociation dans les établissements qui l’ont appliquée en 2000 ou 2001. Dans ceux-ci, l’activité de négociation a en effet très nettement augmenté entre 2002 et 2004, alors que le processus de RTT était pourtant achevé. C’est principalement sur les thèmes de l’emploi et des conditions de travail que cette activité s’est accrue.
La modération salariale source de conflits La conflictualité a aussi connu une hausse conséquente dans les établissements interrogés aux deux dates : alors qu’en 1998, 20 % des directions d’établissement déclaraient avoir connu au moins une forme de conflit au cours des trois dernières années, elles sont 34 % six ans plus tard. Les formes de conflits collectifs déclarées les moins « visibles » (pétitions, débrayages, grèves de moins de deux jours) restent les plus répandues. Parmi les thèmes de conflit qui se sont développés entre 1998 et 2004, c’est celui des salaires qui a crû le plus. Il s’est amplifié surtout dans les établissements ayant effectué une RTT précoce en 1998 ou avant et 1999, et est lié à la gestion des sorties de périodes de gel ou de modération salariale qui figuraient dans nombre d’accords de RTT. Le mauvais climat social
LES RELATIONS PROFESSIONNELLES EN ENTREPRISE À L’ÉPREUVE…
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régnant dans l’établissement et le temps de travail sont également des thèmes de conflit en augmentation dans les établissements ayant procédé à une RTT tardive et dans ceux qui ne l’ont pas effectuée. Dans les premiers, ces motifs de conflit ont accompagné l’intensification des négociations liées à ce processus et les tensions qu’elles ont probablement engendrées. Dans les seconds, ils traduisent les retombées de l’échec éventuel du processus ou de son absence. C’est d’ailleurs dans ces derniers établissements, que les refus d’effectuer des heures supplémentaires se développent le plus : 4 % des établissements en avaient connu en 1998, ils sont 17 % six ans plus tard.
DES MODALITÉS DE RTT DÉJÀ RÉVISÉES, MAIS LE PLUS SOUVENT DANS LA CONTINUITÉ DU PROCESSUS INITIAL
Parmi les établissements ayant procédé à une RTT, 17 % avaient déclaré en 2004 en avoir modifié les modalités initiales, dont sept sur dix dans le cadre d’un accord d’établissement ou d’entreprise. Dans les autres cas, la RTT a été modifiée à la suite d’une rupture unilatérale par la direction de l’établissement.
Modes de passage et de révision souvent identiques Le mode de révision est souvent le même que le mode de passage aux 35 heures : rupture unilatérale par la direction après des modalités de RTT imposées par elle, renégociation après une RTT négociée. Il n’y a pratiquement jamais de rupture unilatérale lorsque la RTT avait été négociée et appliquée à la suite d’un accord. Sans surprise, plus la RTT est ancienne, plus la proportion d’établissements en ayant revu les modalités est élevée : 30 % de ceux l’ayant mise en œuvre en 1998 ou avant, 23 % de ceux passés à 35 heures en 1999 et 15 % de ceux ayant réduit la durée du travail ultérieurement. Les accords d’entreprise ont en effet souvent une durée déterminée, ce qui oblige les différents acteurs à renégocier à leur échéance : pour les établissements ayant réduit la durée du travail dans le cadre de la loi « Robien » ou de la première loi « Aubry », des aides incitatives avaient été octroyées pour respectivement sept et cinq années qui arrivaient donc à échéance à partir de 2003. Il s’agit donc, à l’époque de l’enquête, davantage de renégociations programmées qui ont pu amener à revoir les modalités de RTT, mais qui ne l’ont pas forcément remise en cause [Pépin et alii, 2006]. Par ailleurs, ce n’est pas dans les établissements dont les directions émettent les avis les plus négatifs vis-à-vis de la RTT que les révisions sont les plus fréquentes. Les directions qui ont modifié la RTT suite à une
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
négociation sont même un peu plus nombreuses que celles n’y ayant pas retouché à penser qu’elle a eu un impact positif sur les conditions et l’organisation du travail et les salaires. Elles mentionnent, en revanche, un peu plus fréquemment une dégradation de la compétitivité, de l’emploi et des conditions de vie des salariés. Les établissements, peu nombreux, à avoir remis en cause les modalités de la RTT par décision unilatérale de la direction sans consultation de leurs salariés ont une opinion plus négative.
La révision de la RTT est plus fréquente lorsque les relations professionnelles sont institutionnalisées Comme pour l’entrée dans le processus, la présence d’un délégué syndical dans l’établissement s’accompagne d’une plus forte propension à revoir la RTT. Lorsqu’elle s’est mise en place à travers le mandatement et a abouti à une création syndicale, elle est également plus fréquemment revue. Sa révision est aussi plus probable lorsque la direction de l’établissement adhère à une fédération patronale et participe à des instances paritaires extérieures. Enfin, renégocier la RTT va de pair avec la tenue de négociation sur d’autres thèmes et s’accompagne plus souvent de conflits collectifs. Ce constat est établi lorsqu’on contrôle, comme précédemment, l’effet des autres caractéristiques de l’établissement (économiques, organisationnelles, etc.) et celui de l’année de mise en œuvre de la RTT (tableau 4). Pour 40 % des établissements ayant renégocié, la discussion a porté sur 5 l’aménagement du temps de travail . Elle a également traité de la modulation et des jours de RTT, respectivement dans 14 % et 16 % des cas. Enfin, elle a abouti à réduire le temps de travail à 35 heures après une réduction partielle dans 15 % des cas. La direction n’indique jamais explicitement l’augmentation de la durée du travail comme thème de renégociation, mais la modification du nombre de jours de RTT a vraisemblablement augmenté la durée du travail dans un certain nombre d’établissements.
CONCLUSION Entre 1998 et 2004, la mise en œuvre de la RTT a fortement intensifié les relations professionnelles en entreprise. Dans la mesure où l’accès aux mesures incitatives passait par la négociation collective, ce sont certes les établissements dotés d’une délégation syndicale et d’une représentation élue du personnel ayant déjà une tradition de négociation régulière, qui 5. Seuls les établissements ayant renégocié et appartenant à des entreprises multiétablissements ont été interrogés sur les thèmes de renégociation.
LES RELATIONS PROFESSIONNELLES EN ENTREPRISE À L’ÉPREUVE…
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TABLEAU 4. – EFFETS DES RELAT ONS PROFESS ONNELLES EN 2004 ET DU CONTEXTE ÉCONOM QUE SUR LA RÉV S ON DE LA RTT* L’établissement a révisé les modalités initiales de la RTT Caractéristiques des relations professionnelles en 2004** Présence d’un délégué syndical
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Affiliation à une fédération patronale
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Participation à au moins deux instances paritaires extérieures
+
Mandatement ayant donné lieu à la création d’un syndicat
+
Mandatement n’ayant pas donné lieu à la création d’un syndicat
Ns
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Réf.
Nombreux thèmes de négociation et de discussion au cours des trois dernières années
++
Nombreux conflits au cours des trois dernières années
++
Négociation salariale en 2004
+
Caractéristiques du contexte économique (toujours en 2004)** Activité fortement croissante au cours des trois dernières années*** Activité croissante au cours des trois dernières années Activité stable au cours des trois dernières années Activité décroissante au cours des trois dernières années Changement de direction au cours des trois dernières années***
Ns -Réf. --
Existence en 2004 de groupes qualité, réunions régulières, groupes d’expression directe
++
L’établissement a recours à de la sous-traitance
+
* Les effets sont analysés au moyen d’un modèle Logit dichotomique (encadré 4). Les signes + et – indiquent respectivement un effet positif et négatif sur la révision de la RTT. Les signes doubles (++,- -) indiquent les effets les plus marqués. « ns » signifie que l’effet est non significatif. La modalité de référence est indiquée par « réf. » ** Seules les variables dont l’effet est significatif sont présentées dans le tableau. La taille, le secteur d’activité de l’entreprise et l’année de réduction du temps de travail n’ont pas d’effet significatif, toutes choses égales par ailleurs. L’existence d’une institution représentative élue, le taux de syndicalisation des salariés dans l’établissement, le taux de participation aux dernières élections professionnelles et l’opinion de la direction quant au rôle des syndicats n’ont également pas d’effet significatif. Il en est de même pour les changements de type technologique et organisationnel, pour les déménagements ou le lancement d’un nouveau produit. Les caractéristiques de structure du capital (cotation en bourse, part du capital détenu par la direction) et le recours à des méthodes d’organisation du type norme Iso, juste à temps, etc. ne jouent pas non plus. Enfin, une opinion négative de la direction de l’établissement sur l’impact de la RTT quant aux conditions de travail, l’emploi, les salaires, n’a pas d’influence. *** 2002, 2003 et 2004. Source : enquête REPONSE 2004-2005 (volet représentant de la direction), Dares. Champ : établissements d’au moins 20 salariés ayant procédé à une RTT.
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
ont joué le jeu les premiers, avant 2000 dès la première loi Aubry. Et la situation antérieure des relations professionnelles en entreprise a bien, comme le démontre l’enquête REPONSE, été un facteur favorisant la mise en œuvre de la RTT. Mais, pour les entreprises dont les relations professionnelles relevaient d’un modèle informel, fondé sur des relations directes entre employeur et salariés, en l’absence d’instances élues et, a fortiori de délégation syndicale, le processus de RTT s’est traduit par une certaine institutionnalisation de ces relations, avec l’expérimentation de nouvelles procédures, en particulier le mandatement qui a permis dans des cas non négligeables, de déboucher sur une présence syndicale dans des entreprises qui en étaient dépourvues, tout en la validant par les salariés au travers du référendum. Toutefois, nombreuses ont été les petites entreprises dépourvues de représentation du personnel qui ont préféré attendre la signature d’accords de branche permettant le bénéfice des aides incitatives par accès direct. Pour celles-là, et notamment pour celles passées à 35 heures tardivement, du seul fait de la décision unilatérale de l’employeur, l’expérience de la RTT n’a pas modifié leurs pratiques de régulation. Cette période de six ans, marquée par une intensification des relations professionnelles en entreprise, non seulement au niveau de la négociation mais aussi des conflits, comme le montre l’enquête REPONSE, représentet-elle une parenthèse dans la vie des entreprises ? Il est trop tôt pour l’affirmer et la prochaine édition de l’enquête devrait permettre de fournir des éléments de réponse à cette question. En particulier elle permettra de voir dans quelle mesure le processus de remise en cause des 35 heures entamé par la loi Fillon de 2003, amplifié par les lois de 2005, 2007 et surtout par la loi de 2008 débouchera sur un important mouvement de négociation sur l’allongement de la durée du travail, en particulier au travers de l’élargissement des contingents d’heures supplémentaires.
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LES RELATIONS PROFESSIONNELLES EN ENTREPRISE À L’ÉPREUVE…
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Les salariés et les organisations syndicales de 1992 à 2004 : une longue saison de désamour
Jean-Marie Pernot, Maria-Teresa Pignoni
L’appréhension des évolutions du syndicalisme doit échapper en permanence à deux écueils. Le premier consiste à considérer les organisations syndicales comme des jouets passifs dont la dynamique serait scandée par les seuls effets du droit, de ses usages ou encore de la politique ou de l’économie. Le second les pose en démiurges capables, par leur choix stratégique, de plier le réel à leur volonté supposée. Cette deuxième tendance est, reconnaissons-le, peu présente en France sinon négativement, dans une logique considérant l’affaiblissement des syndicats comme le pur produit de leurs choix erronés ou d’une sorte d’incapacité chronique de penser leur rôle et d’adopter les stratégies pertinentes. On cherchera ici à naviguer entre ces deux écueils en considérant plutôt les interactions : interactions entre les dimensions institutionnelles, juridiques et politiques et les choix des acteurs sociaux ; interactions entre les organisations syndicales de salariés, mais aussi entre l’État et les organisations d’employeurs. Le parti pris est de s’appuyer sur les trois vagues de l’enquête REPONSE et de replacer les données dans un tableau raisonné des paradigmes permettant d’en restituer le sens aux différentes périodes saisies. L’enquête REPONSE vise à l’observation d’évolutions structurelles. Le commentaire de ses résultats doit, autant que faire se peut, se dégager des « bruits » du moment immédiat. On retiendra donc comme significatifs quelques éléments du contexte des périodes saisies et réputés avoir une influence sur notre objet. Dans un second temps, on observera l’état des forces du mouvement syndical à ces différents moments, tel que reflété par divers indicateurs : présence, participation électorale, pratiques contractuelles, etc. On évoquera enfin les diverses voies explorées au sein du champ syndical pour modifier les tendances lourdes qui l’affectent et qui concurrent toutes à son déclin. La période considérée est définie comme celle d’un désamour prolongé entre un salariat en transformation et un paysage syndical à la dérive.
LES SALARIÉS ET LES ORGANISATIONS SYNDICALES DE 1992 À 2004…
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UN CONTEXTE DIFFICILE POUR LE SYNDICALISME Le début des années 1990 est celui de l’ouverture d’une ère « postcommuniste » dans le monde syndical et politique [Hobsbawm, 1999]. La chute du mur de Berlin (1989) puis celle des régimes des « démocraties populaires » en Europe centrale, enfin la disparition de l’URSS (1991) transforment l’ordre (ou le désordre) du monde, en même temps qu’elles signent la fin de l’influence des partis communistes dans un certain nombre de sociétés, en Occident et ailleurs. C’est une rupture au sein du mouvement ouvrier, rupture non seulement pour ceux qui se référaient au communisme mais aussi pour ceux qui le combattaient. Elle agit également dans le domaine économique avec l’extension désormais sans limite des marchés de biens, de services et de capitaux dans une phase d’amplification de ce qu’il est convenu d’appeler la « mondialisation ». Les conséquences économiques de ce nouvel état du monde agissent considérablement sur les conditions de l’action syndicale dans toutes les zones développées soumises à la pression concurrentielle des pays émergents. Le pouvoir des grandes entreprises se renforce et la possibilité de jouer sur un espace large leur offre des marges de manœuvre importantes. L’ancien compromis « fordiste » se décompose, et avec lui un certain contrôle syndical de l’emploi, des salaires et des conditions de travail.
Une crise qui dépasse les frontières nationales Les compromis et pactes sociaux conclus dans plusieurs pays se délitent avant même la fin de la décennie. Quelques pays font exception (Pays-Bas, Danemark), mais l’efficacité des grands systèmes de régulation négociée s’érode tendanciellement, même si le maintien des formes de l’échange permet de sauvegarder (au moins pour un temps) le potentiel syndical. Le relais par l’Europe ne s’opère pas : entrevue au début de la décennie, la possibilité d’une régulation négociée au niveau européen s’épuise dans les derniers accords centraux du début des années 2000. Après avoir conclu cinq accords interprofessionnels avec l’UNICE (Union des industries de la Communauté européenne), la Confédération européenne des syndicats (CES) prend acte de la panne des procédures négociées dans lesquelles elle voyait l’amorce d’un espace de relation contractuelle au niveau de l’Union. Elle se replie sur la recherche d’accords sectoriels et sur un lobbying actif en vue de faire intégrer la charte des droits fondamentaux dans le traité européen. La directive de 1994 instaurant les comités d’entreprise européens et les développements ultérieurs de ceux-ci constituent les seuls acquis importants de cette période : ils permettent d’élargir l’accès à la scène européenne aux équipes syndicales d’entreprise et laissent entrevoir la
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
possibilité de construire de l’action et de la représentation à l’échelle européenne. Quelques mobilisations sociales (dans les transports, l’automobile ou l’industrie) sont venues montrer des voies possibles d’actions collectives à l’échelle communautaire, mais ces pratiques restent limitées. La stratégie de Lisbonne avait prévu le développement d’emplois de qualité fondés sur l’économie de la connaissance. À partir de 2004, elle se traduit par une généralisation des emplois précaires dans l’Union européenne prenant à contre-pieds le soutien de la CES. Le glissement à droite des institutions communautaires (Commission, Parlement…), consacré par la désignation de la commission Barroso en 2004, affaiblit les appuis institutionnels dont le syndicalisme européen disposait jusqu’alors. Le patronat européen (l’UNICE, devenue Business Europe depuis qu’Ernest-Antoine Seillière en est devenu le Président en 2007) continue de renvoyer le social à la subsidiarité des États, et il n’envisage nullement que l’Europe puisse devenir le cadre d’un nouveau compromis social. Le syndicalisme européen reste fondamentalement à base nationale, la fin de la période révélant même une dynamique de repli de certains « grands » syndicalismes en proie à de nombreuses difficultés domestiques. Contrairement à maints propos déclinistes, la France n’est pas en retard dans le processus de mondialisation. Les restructurations brutales du début des années 1990 s’inscrivent dans un processus de privatisation massive des entreprises publiques. Commencé avant les autres, l’affaiblissement syndical perdure dans l’Hexagone au début des années 1980. La baisse de la conflictualité sociale enregistrée partout en Europe prend un tour radical en France que vient juste démentir, un court moment, le grand mouvement de novembre et décembre 1995. Ce mouvement condense une addition de tensions et provoque une crise aussi bien politique que sociale qui reste, douze ans après, le plus grand conflit que la France ait connu depuis mai 1968. Pour important qu’il soit, le mouvement de novembre décembre 1995 ne change pas le paysage syndical : la division entre ses composantes s’accroît, les salariés qui se montrent disponibles pour la protestation ne rejoignent pas pour autant les rangs syndicaux qui restent clairsemés, notamment dans le secteur privé. De nouvelles organisations émergent (Solidaires, Unsa, FSU) accroissant encore la fragmentation de la représentation. Par ailleurs, une conflictualité diffuse sous des formes diverses, mais moins radicales que la grève, ne cesse de se développer localement, sur les lieux de travail sans pour autant favoriser le renforcement de l’acteur syndical (cf. chapitre 10).
LES SALARIÉS ET LES ORGANISATIONS SYNDICALES DE 1992 À 2004…
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Le syndicalisme français face à l’évolution du tissu productif et aux transformations du salariat Au cours de la période 1992-2004, de nombreux facteurs sociologiques ont affecté les bases d’un mouvement syndical qui a tardé à prendre conscience : le développement continu de la précarité, du temps partiel massivement assigné aux femmes, la part croissante des ingénieurs, cadres et techniciens dans la population active ; les changements dans le travail et les nouvelles méthodes de mobilisation de la main-d’œuvre sont venus disputer au syndicalisme, une partie de sa fonction d’accompagnement des salariés (information, par exemple). Ces transformations ne produisent pas d’effets mécaniques sur le syndicalisme comme en témoignent maints exemples étrangers, où elles n’ont pas affecté substantiellement la puissance des syndicats. Elles sont cependant venues aggraver en France les faiblesses structurelles des liens entre les syndicats et leur base sociale. Les transformations du tissu des entreprises n’ont pas facilité la tâche des syndicats (chapitre 4). L’entreprise « étendue », cet ensemble fonctionnel que représentent l’entreprise donneuse d’ordre et ses sous-traitants (ainsi que les sous-traitants de ses sous-traitants), ne connaît de syndicalisme qu’au cœur du dispositif, chez le donneur d’ordre et, dans le meilleur des cas, dans quelques grosses entreprises co-réalisatrices. Les groupes sociaux appuyant traditionnellement les syndicats ont été découpés, retaillés non seulement selon la taille des entreprises, mais également selon les statuts de travail : l’intérim, les contrats à durée déterminée, le recours au temps partiel et aux contrats VSD (vendredi, samedi, dimanche), l’extension des horaires décalés. Tout cela a dessiné autant de visages du « travailleur » ou du salarié, pour reprendre la désignation devenue dominante. Cet affaiblissement du lien entre les syndicats et leur base emprunte également aux transformations sociologiques à l’œuvre dans le monde du travail. La féminisation de la population active s’est poursuivie au cours des années 1990 et un certain rajeunissement s’est opéré grâce au recours massifs aux préretraites dans les entreprises privées. Le redéploiement des effectifs industriels vers les services a diminué le nombre des ouvriers et augmenté celui des employés mais les frontières entre ces deux groupes sont poreuses, aussi bien en terme de statut et de conditions de travail qu’en termes de pratiques sociales. Accompagnant ces évolutions, la recomposition par sexe des catégories montantes du salariat met l’accent sur le caractère stratégique de la place des femmes dans le monde du travail. Mais, de nombreux conflits ont montré, à la fin des années 1990, les difficultés à organiser le salariat – largement féminisé – des enseignes de la grande distribution (ou de leurs centrales d’achat), pour ne pas parler de la restauration rapide ou des petites chaînes commerciales. En 2008 cependant, des actions significatives ont été
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
conduites dans la grande distribution, attirant l’attention sur la situation des femmes à temps partiel. Difficile pour la syndicalisation, le secteur s’affiche néanmoins désormais comme un nouveau territoire d’action collective. L’image d’un syndicalisme installé et bureaucratisé dans les institutions représentatives de ses branches traditionnelles est largement répandue. Si ce lieu commun ne rend pas complètement compte des efforts de redéploiement initiés en de nombreux endroits, le syndicalisme n’en reste pas moins en grande difficulté. Déjà affaibli au cours des années 1980, il n’a pas trouvé, depuis le début des années 1990, les moyens de rasseoir un véritable lien social aux groupes de salariés dont il prétend assurer la représentation. Depuis le milieu des années 1990, seul 8 % des salariés (tous secteurs confondus) adhérent à une organisation syndicale. Dans le secteur privé la syndicalisation est sensiblement plus faible que dans le public : 5 % en 2005 [Wolff, 2008]. Le taux de syndicalisation ne saurait toutefois constituer l’aune unique à laquelle doivent être mesurés la présence et le rôle social des syndicats. D’autres facteurs (présence, rayonnement électoral, capacité d’action et de négociation…) permettent d’enrichir l’image et le diagnostic.
DES SALARIÉS PEU SYNDIQUÉS, MAIS DES SYNDICATS PLUS PRÉSENTS DANS LES ENTREPRISES
Paradoxalement, cet affaiblissement du lien entre les organisations syndicales et leurs bases, va de pair avec une augmentation de la présence syndicale à travers les instances représentatives du personnel sur les lieux de travail.
Une présence syndicale au plus près des salariés En 2004-2005, des délégués syndicaux sont désignés dans plus de six établissements sur dix, soit 15 points de plus qu’en 1992-1993. Certes, la présence syndicale est d’autant plus importante que la taille des établissements est grande, l’existence d’un seuil légal (50 salariés) au-dessous duquel il est moins favorable pour les syndicats de s’implanter, et des relations plus directes entre salariés et employeurs dans les petits établissements et entreprises, expliquent en partie ce phénomène. Néanmoins, elle ne cesse de progresser dans les petits établissements (de 20 à 50 salariés). Au milieu des années 2000, près d’un tiers de ces établissements est doté de délégués syndicaux, contre un sur cinq à la fin de la décennie précédente. Il ne s’agit pas uniquement d’établissements appartenant à des entreprises ou des groupes déjà pourvus d’une couverture syndicale à un niveau
LES SALARIÉS ET LES ORGANISATIONS SYNDICALES DE 1992 À 2004…
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plus centralisé. Les entreprises mono-établissement et indépendantes sont aussi plus nombreuses à disposer de délégués syndicaux (cf. chapitre 4 et [Pignoni, Tenret, 2007]). Finalement, au cours de ces dernières décennies on assiste simultanément à une augmentation sensible de la couverture syndicale dans les entreprises et à une diffusion de la présence de délégués syndicaux au niveau des établissements. Ce phénomène s’inscrit dans le cadre d’un déploiement de l’ensemble des instances représentatives des salariés sur les lieux de travail. Plus de neuf établissements sur dix (de 50 salariés et plus) disposent aujourd’hui de représentants élus du personnel, qu’ils soient délégués du personnel ou élus au comité d’entreprise ou établissement (chapitre 4). Au cours des années 1990, le vote en faveur des listes syndicales candidates aux comités d’entreprise (CE) augmente et renverse une tendance affirmée au cours de la décennie précédente plus favorable aux candidats non syndiqués [Jacod, 2007]. Toutes les organisations renforcent leur présence au niveau de l’entreprise. Au milieu des années 2000, la CFDT et la CGT désignent des représentants dans plus d’un tiers des établissements, soit près de 10 points de plus qu’au début de la décennie précédente. Ces deux confédérations sont suivies par la CGT-FO, qui est représentée par des délégués dans un quart des établissements (tableau 1). Si la CGT et la CFDT progressent toutes deux de façon importante dans les établissements de taille moyenne (100 à 500 salariés), la deuxième investit particulièrement les établissements plus petits en accentuant sa présence dans les établissements de 50 à 99 salariés. Les autres organisations augmentent également le nombre de leurs bases (syndicats, ou sections syndicales). Ce phénomène est notamment TABLEAU 1. – ÉVOLUT ON DE LA PART DES ÉTABL SSEMENTS D SPOSANT D’AU MO NS UN DÉLÉGUÉ SELON L’APPARTENANCE SYND CALE ET LA TA LLE
% d’établissements Taille
CFDT
CGT
FO
CFTC
CFE-CGC
Non confédérés*
1992 2004
1998
2004
2,2
4,4
1992 2004 1992
2004
1992
2004 1992 2004
Entre 50 et 99 salariés
16,0
26,5
19,0
21,1
11,9
14,8
5,1
8,2
6,0
6,2
Entre 100 et 199
28,0
39,2
27,8
42,0
22,4
30,8
10,0
15,4
13,9
17,0
5,7
9,0
Entre 200 et 499
41,0
57,4
41,8
62,7
33,8
42,0
17,3
24,7
33,1
35,4
10,1
10,7
Plus de 500
66,4
77,5
67,9
79,9
57,4
67,5
32,5
52,2
50,0
66,6
20,6
27,6
Ensemble
24,9
36,2
26,6
34,8
19,7
25,0
9,3
14,2
13,8
15,6
5,1
7,5
* Pour les syndicats « non confédérés » les données sont comparables uniquement sur les deux enquêtes REPONSE, 1998-1999 et 2004-2005. Champ : établissements de 50 salariés et plus du secteur marchand non agricole. Source : enquêtes REPONSE 1992-1993, 1998-1999, 2004-2005, Dares.
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
sensible dans les établissements de grande taille où émergent de nouvelles organisations, le plus souvent issues des « anciennes ». Avec l’extension de l’implantation des organisations « traditionnelles » et le développement de nouvelles organisations syndicales, la coexistence de plusieurs syndicats dans un même établissement devient plus fréquente. Si au début des années 1990 cela était le cas dans moins d’un tiers des établissements de 50 salariés et plus, une douzaine d’années plus tard le pluralisme syndical concerne près de quatre établissements de ce type sur dix. Finalement, au milieu des années 2000 un peu plus de trois salariés sur quatre travaillant dans un établissement de 50 salariés et plus est représenté par un délégué syndical (contre deux sur trois une douzaine d’années auparavant) et la plupart d’entre eux par au moins deux organisations syndicales. Il convient néanmoins de nuancer ce constat. Les syndicats n’ont que rarement investi les terrains encore vierges ou traditionnellement peu syndiqués. Ils continuent de s’implanter dans les secteurs où leur ancrage est déjà important et ancien. C’est notamment le cas du secteur « financier et immobilier », où la forte tradition syndicale des activités bancaires explique une présence syndicale élevée y compris dans les établissements de plus petite taille. Si la CFDT reste ici l’organisation la mieux implantée en terme de délégués syndicaux, la CGT progresse légèrement pour dépasser une CFTC en déclin et se rapproche de FO qui enregistre aussi un léger recul. Les syndicats non confédérés, après avoir investi ce secteur au cours des années 1990, stabilisent leur présence dans un peu moins d’un tiers des établissements. L’industrie, terrain traditionnel du syndicalisme, dispose de délégués syndicaux dans la presque totalité de ses établissements. Entre le début des années 1990 et le milieu des années 2000, la présence syndicale dans l’ensemble des établissements industriels continue d’augmenter. La CGT reste le syndicat dominant même si l’ensemble des organisations enregistre une progression sensible. Enfin, dans les secteurs de l’éducation, de la santé et de l’action sociale, six établissements sur dix sont pourvus de délégués syndicaux. Les activités exercées sont proches de celles du secteur public, traditionnellement plus syndiqué. Depuis le début des années 1990, la CGT et les syndicats non confédérés enregistrent une progression notable, bien que la CFDT demeure le syndicat le plus représentatif. Dans d’autres secteurs, pour des raisons diverses, les délégués syndicaux sont peu présents. Dans la construction, le commerce, les services aux particuliers, moins de la moitié des établissements d’au moins 50 salariés sont dotés d’une représentation syndicale. L’importance des PME, des accords de franchise, et des entreprises à capital familial, le recours considérable à
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l’intérim dans la construction, ou aux CDD dans les services aux particuliers et dans le commerce, associé au turnover élevé d’une main-d’œuvre peu qualifiée et à des conditions d’emploi et de travail souvent fort précaires, sont autant de conditions peu favorables à l’implantation syndicale. En douze ans celle-ci a certes progressé, mais de façon moindre que dans d’autres secteurs où des mouvements de regroupement d’entreprises ont pu se traduire par des implantations d’instances représentatives là où elles n’étaient pas encore présentes (cf. chapitre 4).
Des syndicats sans syndiqués ? La plus grande « proximité » des syndicats avec les salariés, souvent invoquée par les organisations syndicales comme remède à la crise du syndicalisme, ne se traduit pas dans la réalité par un engagement accru de ces derniers. Elle ne parvient notamment pas à endiguer l’affaiblissement de l’influence de l’acteur syndical et la fragilisation des salariés. Accrochés à leurs structures d’entreprises, les syndicats semblent incapables d’opposer une identité collective à l’éparpillement du salariat. Les établissements dotés de délégués syndicaux sans autres syndiqués que les représentants du personnel eux-mêmes ne sont pas rares. Ainsi si le droit du travail conditionnait traditionnellement la désignation d’un DS à l’existence d’une section syndicale, constituée d’un nombre minimal d’adhérents, la jurisprudence reconnaît depuis le milieu des années 1990 l’existence d’un syndicat à la seule désignation d’un DS. En 2004, seuls 7 % des salariés interrogés dans REPONSE déclarent adhérer à une organisation syndicale, alors qu’ils sont deux fois plus nombreux à déclarer avoir quitté un syndicat. Pourtant, qu’ils soient syndiqués ou non, ils expriment une opinion plutôt favorable à l’égard des syndicats et ce, d’autant plus lorsque des syndicats sont effectivement présents sur leur lieu de travail, et ce quelle que soit l’organisation qui les représente. Comme le montrent Thomas Amossé et Olivier Jacod (chapitre 8), ils sont souvent qualifiés « d’irremplaçables » pour la représentation des salariés, la plupart d’entre eux ne se considérant d’ailleurs pas en mesure de défendre seuls leurs intérêts et reconnaissant que les syndicats leur rendent bien « des services ». Et même si la présence d’emplois atypiques ou précaires, ainsi que celle d’une main-d’œuvre féminine ou jeune (ces différents facteurs se combinant souvent) sont corrélées à une syndicalisation plus faible, les travailleurs à temps partiel, les femmes, les jeunes, ne se distinguent pas de l’ensemble des salariés dans leur perception des syndicats. Ce sont finalement, les salariés qui se sentent les plus menacés dans leur emploi qui expriment les opinions les plus favorables à l’égard des syndicats. Cette bonne image des organisations syndicales n’est pourtant pas exempte
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
de contradictions. Elles ne semblent pas peser sur les directions lors de négociations collectives et elles feraient souvent passer leurs intérêts avant ceux des salariés. TABLEAU 2. – OP N ON DES SALAR ÉS SUR LEURS REPRÉSENTANTS SELON QU’ LS SONT SYND QUÉS OU NON Opinions des salariés dans les établissements pourvus de… Les représentants du personnel traduisent bien leurs aspirations
… RP syndiqués
… RP non syndiqués
60
53
…moins de la moitié pense pouvoir se défendre seul
34
48
…alors qu’ils sont peu à penser que les RP influencent les décisions de la direction
33
26
62
48
69
57
Les syndicats jouent un rôle irremplaçable, … et rendent des services aux salariés Pourtant, ils font passer leurs intérêts avant ceux des salariés … sans pour autant gêner le déroulement des activités de l’entreprise
47
44
22
27
Note de lecture : dans les établissements pourvus de représentants syndiqués, 60 % des salariés sont d’accord pour affirmer que leurs représentants « traduisent bien leurs aspirations ». Source : enquête REPONSE 2004-2005, Dares. Champ : établissements de 50 salariés et plus du secteur marchand non agricole.
Pourtant, assumer des responsabilités syndicales n’est pas un acte anodin, c’est un engagement qui a des conséquences sur la vie professionnelle. Selon quatre délégués syndicaux interrogés sur dix, leur mandat constitue un frein en terme d’évolution professionnelle. Ce sentiment de discrimination est d’ailleurs plus accentué parmi les représentants de la CGT, de FO et de la CFE-CGC. Pour près d’un quart des délégués syndicaux, leur fonction représente tantôt une « menace » pour la stabilité de leur emploi, tantôt une « protection » lorsque les droits qui lui sont associés sont respectés. Une majorité d’entre eux déclarent leur intention de poursuivre leur mandat, d’autant qu’ils avouent souvent leur crainte de rencontrer des difficultés dans le renouvellement des équipes militantes, faute de candidats aux différents mandats (chapitre 8). Ils sont pourtant nombreux à avoir accédé pour la première fois à leur fonction au cours de la première moitié des années 2000. C’est plus souvent le cas des élus que des délégués syndicaux, en général plus anciens dans l’établissement où ils ont parfois déjà exercé un mandat électif. Près d’un tiers des représentants syndiqués fait état d’une implantation syndicale de son organisation relativement récente (au cours des cinq années qui précédent l’enquête). Si l’intensification de la négociation collective, notamment autour de la réduction du temps du travail, peut expliquer cette apparente vitalité syndicale, il en va de même de la création de nouveaux syndicats, en partie liée aux défections et aux
LES SALARIÉS ET LES ORGANISATIONS SYNDICALES DE 1992 À 2004…
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changements d’affiliation qui ont suivi les crises internes à certaines grandes organisations. Près d’un représentant syndiqué sur cinq déclare en effet avoir changé d’organisation syndicale au cours de la deuxième moitié des années 1990 et à partir de 2003.
L’impact ambivalent des facteurs institutionnels sur la diffusion de la représentation syndicale Comme le décrivent Catherine Bloch-London et Jérôme Pelisse (chapitre 5), de nombreuses lois votées depuis le début des années 1980 ont été adoptées afin de stimuler les relations sociales au niveau des entreprises, notamment en renforçant la présence syndicale. Il en va ainsi bien sûr de la création en 1993 de la délégation unique du personnel et de la possibilité ouverte aux salariés mandatés de négocier la réduction du temps de travail depuis 1998. Au tournant des années 2000, la mise en œuvre des 35 heures s’est, elle, traduite par une intensification de la négociation et une impulsion sensible de l’implantation des instances représentatives des salariés. Les lois sur l’aménagement et la réduction du temps de travail ont laissé à la négociation collective, notamment d’entreprise ou d’établissement, la faculté de définir les modalités de passage aux 35 heures et lui ont conditionné l’obtention des aides publiques. En l’absence de délégués syndicaux dans les entreprises de moins de 50 salariés, les organisations syndicales pouvaient mandater un salarié ou, à défaut, un représentant du personnel élu afin de signer les éventuels accords. Entre 2002 et 2004, un établissement sur quatre (de 50 salariés et plus) a eu recours au mandatement à cette occasion. Bien qu’on ne puisse établir de relations de cause à effet entre le recours au mandatement et l’implantation syndicale, il est intéressant de constater qu’en 2005, près de la moitié de ces mêmes établissements dispose de délégués syndicaux. Dans plus de six cas sur dix on relève même la présence d’au moins deux syndicats. Mais, ruse de l’histoire, de nombreux dispositifs institutionnels visant à favoriser les implantations syndicales sont finalement venus réduire l’espace d’autonomie du champ syndical. Assignées à l’entreprise, voire à l’établissement par le développement de la négociation annuelle obligatoire, une sorte d’atomisation des organisations est venue redoubler l’effet de la division syndicale. La division entre les organisations a été amplifiée par les segmentations internes : les représentations d’entreprises se sont souvent autonomisées de leurs représentations locales (UL, UD) et professionnelles (grandes fédérations sectorielles), celles-ci « décrochant » bien souvent d’identités confédérales déjà bousculées. Dans un contexte de décentralisation accrue de la négociation collective, seule la
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
moitié des représentants du personnel syndiqués interrogés (appartenant à l’organisation la plus représentative dans l’établissement pourtant) déclare avoir des échanges « fréquents » avec leur union locale, départementale ou régionale. Si seuls 20 % d’entre eux n’ont jamais d’échange avec ces structures, pour la plupart il s’agit de demandes ponctuelles de services et d’information. Les contacts sont encore moins fréquents avec les fédérations et les confédérations. Le développement d’un cadre légal complexe de la négociation collective (qui en régule le rythme et en détermine les thèmes) et sa décentralisation progressive à l’échelle de l’entreprise et de l’établissement ont en grande partie contribué à l’augmentation de la présence syndicale sur les lieux de travail (chapitre 5). Le délégué syndical détient le monopole de la représentation des salariés dans la négociation collective et il reste, à ce titre, un interlocuteur incontournable. Sur la période couverte par les trois enquêtes REPONSE, les occasions et les obligations de discussions et/ou négociations collectives dans les entreprises et les établissements se sont multipliées sous l’impact de la mise en œuvre des dispositifs légaux successifs en matière d’intéressement, de participation, de formation professionnelle, d’égalité professionnelle, etc. La négociation occupe finalement une grande partie de l’activité des délégués, quel que soit le syndicat représenté. Et si la négociation est fortement corrélée à la présence syndicale, la probabilité de sa mise en œuvre ainsi que sa fréquence, ne sont que très faiblement liées au type d’organisation. Bien que la présence de la CFDT plutôt que celle d’autres syndicats augmente la probabilité de négocier, la propension des trois principales organisations syndicales (CGT, CFDT et FO) à signer les accords qu’on leur soumet reste très proche : elle est en moyenne proche de 90 % [ministère du Travail, 2007]. Finalement, en termes de différences entre organisations, ce qui ressort le plus nettement des données de l’enquête REPONSE reste la capacité de mobilisation de la CGT : à taille et secteur identique, les établissements les plus conflictuels sont principalement ceux où la CGT est majoritaire. Toutefois, la réalité des relations sociales semble souvent dépasser les clivages entre organisations, signe également de l’autonomisation des sections par rapport à leurs structures fédérales ou confédérales.
Un confinement de l’activité de représentation n’incitant pas forcément à la syndicalisation Le développement concomitant de la présence syndicale et de la négociation collective dans les établissements et entreprises, s’accompagne d’une augmentation des conflits de travail. Les salariés se mobilisent plus facilement là où ils peuvent s’appuyer sur des organisations syndicales et
LES SALARIÉS ET LES ORGANISATIONS SYNDICALES DE 1992 À 2004…
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où, dans le même temps, l’activité de négociation est la plus fréquente. L’interruption du travail demeure, sous ses différentes modalités (grève ou débrayage), la forme de protestation la plus fréquente, mais la grève longue (de plus de 48 heures) continue de décliner. D’autres formes d’actions moins radicales (manifestations, refus d’heures supplémentaires, pétitions…) sont en revanche en forte progression : elles peuvent certes être complémentaires et s’articuler aux autres formes de mobilisation, mais elles sont souvent révélatrices des contraintes objectives imposées par la fragilisation des statuts ou des rémunérations salariales et d’une adaptation à des contextes syndicaux et professionnels éclatés (chapitre 10 et [Groux, Pernot, 2008]). Dans ce contexte de formalisation accrue des relations professionnelles, la négociation, décentralisée au niveau de l’entreprise, se transforme de plus en plus en « un outil de gestion » de la main-d’œuvre. Prescrite par la loi, initiée par l’employeur, la négociation favorise certes l’émergence de nouveaux espaces de confrontation, mais elle a aussi pour effet de canaliser et d’encadrer l’activité des représentants syndicaux. L’abondance des échéances obligatoires laisse désormais peu de place à la construction de revendications collectives et les représentants se voient de plus en plus dépossédés de leur propre agenda. De façon générale, les fortes contraintes qui pèsent sur les salariés rendent l’action syndicale plus difficile et fragile. L’adhésion syndicale, la stabilisation des équipes militantes, le travail de mobilisation des salariés, se révèlent en effet problématiques lorsque la gestion de la main-d’œuvre est particulièrement flexible, lorsque les frontières des collectifs de travail deviennent plus floues et fragmentées ou lorsqu’une gestion de plus en plus individualisée de la main-d’œuvre s’oppose à l’émergence d’intérêts collectifs. D’autre part, les règles de la représentation des salariés et la formalisation croissante des relations professionnelles, assurent une présence des instances syndicales qui s’accommode d’une faible syndicalisation. Cette situation pose des questions aussi bien sur le contenu des relations professionnelles que sur les pratiques syndicales elles-mêmes.
UNE DIVISION SYNDICALE PERSISTANTE, DES STRATÉGIES DE SURVIE DIFFÉRENCIÉES
Si les enquêtes d’opinion (cf. par exemple le sondage annuel du CSA pour la CGT) montrent une hausse régulière de la « bonne image » des syndicats parmi les salariés, certains indicateurs apportent des informations qui doivent sensiblement tempérer l’optimisme : le sondage TNS-Sofres, rendu public en janvier 2006 par l’association « Dialogue », montrait bien un décalage significatif entre les attentes des salariés et leur perception
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du mouvement syndical, notamment parmi les salariés du secteur privé. Trois items rendent compte de la réticence à la syndicalisation : la mauvaise compréhension des attentes des salariés par les syndicats, la peur des représailles de la part des employeurs, la division syndicale1. La première raison invoquée reste vague et ne se retrouve pas dans les déclarations de l’enquête REPONSE (chapitre 8) ; la seconde relève d’une longue tradition d’entrave patronale à la syndicalisation, là encore peu perceptible avec REPONSE (sans doute principalement en raison de la taille des établissements enquêtés) ; la troisième est frappante car, sur celle-là au moins, les centrales syndicales ont en principe immédiatement prise. Jamais véritablement uni, le syndicalisme français est entré avec les années 1980 dans une ère de division accentuée. Les années 1990 ont encore amplifié le phénomène. Le « pluralisme » syndical est né en 1920, avec l’apparition d’un syndicalisme chrétien et l’émergence d’un courant communiste influent. Le second après-guerre a vu des aménagements du premier clivage : la CFTC, devenue plus ouvrière et plus combative, ne fait pas opposition de principe à s’allier avec la CGT. En revanche, Force ouvrière, crée en 1948 par scission de la CGT, exclut toute unité d’action avec celle-ci. La CFTC devient CFDT en 1964 et, deux ans plus tard, un pacte unitaire est conclu entre celle-ci et la CGT. Force ouvrière fait de l’isolement une vertu et un trait d’identité. Le pacte CGT-CFDT connaît des tensions (autour de Mai 1968 par exemple) mais reste un lien entretenu jusqu’en 1978. La rupture s’installe dans les années 1980, qui ne rapprochent pourtant nullement la CFDT de FO. Trois forces confédérées s’opposent alors sur la plupart des sujets tandis que le syndicalisme dans son ensemble est provoqué par les brusques changements économiques et politiques de la décennie. Les quinze années suivantes voient naître de nouvelles fractures : en 1992, la FEN, qui regroupait depuis 1948 le monde de l’éducation nationale, exclut deux syndicats nationaux importants, dirigés par des communistes, le SNES (enseignants du second degré) et le SNEP (professeurs d’éducation physiques). Ces derniers créent la FSU (fédération syndicale unitaire) qui prendra en quelques années la tête du monde enseignant, tandis que la FEN, très affaiblie, se lie à d’autres syndicats autonomes pour créer l’UNSA en 1993. De son côté, la CFDT « externalise » ses courants contestataires qui créent, au fil des années 1990, autant de syndicats portant la même dénomination SUD (solidaire, unitaire et démocratique), lesquels viennent se fondre avec d’autres dans une nouvelle union syndicale dite « Solidaires ». 1. TNS Sofres, pour Dialogue, décembre 2005. A noter la faiblesse de l’échantillon : 1000 Français et seulement 513 salariés actifs. On peut donc rester réservés sur les chiffres produits et ne conserver de l’enquête que les indications qualitatives qui restent intéressantes concernant les salariés en activité.
LES SALARIÉS ET LES ORGANISATIONS SYNDICALES DE 1992 À 2004…
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Ce processus de fragmentation affecte le secteur public plus que le privé. Il est courant de trouver huit organisations dans le moindre ministère ; les grandes entreprises publiques (Air France, RATP) connaissent en outre des syndicats de catégories, la plupart autonomes mais certaines appartiennent également à des organisations confédérées. Et depuis la tentative avortée, à la fin des années 1980, de la CFDT et de la FEN, de réunir les composantes réformistes du syndicalisme face à la CGT, aucune initiative n’a sérieusement contrecarré une véritable balkanisation du mouvement syndical. En 2003, l’épisode désastreux de la réforme des retraites, éloigne encore une fois l’hypothèse d’un « syndicalisme rassemblé ». Pourtant, la division syndicale n’a pas toujours présenté le visage radical des années 1990. Des unités partielles ont existé, certains moments ont vu des rapprochements [Cours-Salies, Mouriaux, 1997]. Ici ou là, existent toujours des zones de collaboration que facilite d’ailleurs l’insertion progressive des fédérations dans leurs fédérations syndicales européennes respectives. Ajoutons également que la division est d’une certaine façon inscrite dans le système de reconnaissance des syndicats comme de l’ensemble des règles sociales qui encadrent les relations professionnelles françaises. Cela étant, un doute croissant est monté au cours des années 1990 à propos de la légitimité des accords sociaux et de leurs signataires. Le débat sur la représentativité des syndicats est né du constat de la légitimité insuffisante de certains acteurs syndicaux appelés à valider des accords dans lesquels il ne s’agissait plus de répartir des gains, mais d’échanger des acquis dans des accords « donnant-donnant » : le développement du thème de la « flexibilité » au cours des années 1980 a notamment conduit les syndicats à négocier non plus sur leurs seules revendications mais aussi sur celles des employeurs ; ainsi s’est affirmé ce type d’accord où il était question d’échanger des « avantages acquis » contre d’autres. De plus, la loi sur les 35 heures de juin 1998 faisait obligation de passer soit par un accord majoritaire soit par un référendum pour valider un accord d’entreprise ouvrant droit aux aides de l’État. Depuis ce moment, la nécessité de revoir l’ensemble du système s’est imposée et traduite dans diverses entreprises dont le rapport Hadas-Lebel et, à l’automne 2006, l’avis du Conseil économique et social, ont été des étapes ([Hadas-Lebel, 2006] et [Aurelli, Gautier, 2006]). Il va de soi que le changement des règles légales de reconnaissance de représentativité et de validation des accords en 2008 est porteur de conséquences à venir sur les relations que les syndicats entretiennent entre eux. Dans ce contexte, les stratégies des différentes confédérations françaises ne leur ont pas permis de relever les nombreux défis adressés au cours de ces années à la fonction de représentation des salariés. On résumera ici
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
les principales tensions caractéristiques de la période considérée. L’ordre d’exposition retenu suit celui ordinairement considéré pour déterminer l’importance des syndicats, importance « historique » indépendante de l’habituelle polémique sur le nombre respectif d’adhérents de la CGT et de la CFDT2.
La CGT, une « fin de siècle au bord du gouffre » La CGT a longtemps vécu comme partie de l’écosystème communiste, ce qui ne signifie pas que son syndicalisme était résumable à cette seule caractéristique [Pernot, 2006]. La période considérée a vu s’effondrer une grande partie des représentations du monde sur lesquelles était adossé son cercle militant. En 1991, dernière année de l’ère Krasucki, l’état de ses forces inspire l’inquiétude de ses dirigeants. Un nouveau secrétaire général, Louis Viannet, succède à Henri Krasucki en 1992. Il met en marche une « réforme de la CGT » visant à inverser le déclin des années 1980. Diverses opérations « vérité » sont mises en œuvre, sur l’état réel des forces organisées de la CGT ou la situation financière préoccupante de la confédération ; il marque symboliquement un retrait de la relation au Parti communiste en quittant le bureau politique de celui-ci en décembre 1996. Lors des différents congrès de la CGT, il dessine la notion de « syndicalisme rassemblé », qui traduit l’idée selon laquelle la revitalisation de la CGT serait liée à celle de l’ensemble des syndicats. Cette conception s’oppose à celle de Nicole Notat qui accède à la même époque (1992) à la direction de la CFDT et qui considère que son organisation peut sortir seule de la crise du syndicalisme. Au sein même de la CGT, la quasi-totalité des structures intermédiaires accueillent avec scepticisme la nouvelle voie proposée par leur dirigeant confédéral. Elle sera reprise jusqu’en 2003 par son successeur, Bernard Thibault, qui y renoncera après l’abandon par la CFDT de la stratégie unitaire adoptée au début du conflit contre la réforme des retraites. Au cours de ces années, la CGT reste arrimée à ses forces dans le secteur public et voit son poids dans le privé se réduire sensiblement. La prise de distance vis-à-vis du PC s’insinue lentement, au fil des affaiblissements successifs du parti. Les propositions de réforme de l’organisation, de ses principes de fonctionnement, de ses structures, de ses modes de financement se heurtent à nombre de ses dirigeants qui ne partagent 2. Si la question des effectifs des syndicats est une question importante, les polémiques alimentées par les chiffrages notamment ceux permettant de dire si la CGT a plus d’adhérents que la CFDT ou l’inverse nous semblent de peu d’intérêt à coté de ce fait autrement préoccupant : les deux en ont fort peu.
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pas l’idée de changement dans laquelle ils voient la sourde influence du réformisme. La CGT s’engage avec vigueur dans les grèves de novembre et décembre 1995. Celles-ci se déroulent dans les lieux de sa plus grande puissance (chemin de fer, transports publics en général) et en osmose avec une grande partie de la population délaissée ou déclassée par la crise. Mais il lui faut vite déchanter : les privatisations affaiblissent ses positions. La CGT continue de perdre des forces, celles qu’elle gagne ne compensent pas la poursuite de l’hémorragie. Contrairement à 1936 et dans une moindre mesure à 1968, le mouvement social de 1995 ne s’est traduit par aucune vague de syndicalisation [Favre, Crête, 1989]. Bernard Thibault, figure de proue du mouvement, devient secrétaire général de la centrale en 1999. Venu de la fédération des cheminots, il a pour atouts la jeunesse et la continuité. Il trouve une organisation en mauvais état mais qui garde des perspectives. La CGT est admise à la même époque dans la Confédération européenne des syndicats et la plupart de ses fédérations entrent dans les fédérations professionnelles de la CES. Les cégétistes s’y investissent sans trouver toutefois au niveau de l’Europe les réponses à leurs propres difficultés. Bernard Thibault tente d’accélérer la mutation organisationnelle (réforme des cotisations, redéfinition des structures) mais il se heurte à des freins puissants que nourrissent des doutes sur la stratégie de la centrale. Si beaucoup acceptent l’idée que les choses ne sont plus comme avant, ils demandent à voir sur le nouveau cours : la CGT souhaite déplacer son image (le syndicat qui ne signe pas, qui est dur, sectaire, etc.), mais en conservant ses valeurs essentielles : la lutte, le rapport de force, une certaine méfiance à l’égard de l’idée de compromis… Le chemin du renouveau est donc heurté. Dans plusieurs endroits, fédérations, unions territoriales, des initiatives sont prises qui visent à sortir des routines, à bousculer la bureaucratisation et la notabilisation des représentants. Aller chercher les précaires, les intérimaires, organiser la sous-traitance, innover dans les structures (syndicats de sites ou de zones). Des fédérations s’élargissent sensiblement, comme la santé ou le commerce. Après l’épisode des retraites (2003), la centrale s’élargit à des apports de la CFDT dans certaines régions (Auvergne) ou secteurs professionnels (cheminots, santé, métallurgie…). La CGT paraît sortie du temps où sa simple survie pouvait être questionnée. Elle se « redéploie » cependant à un rythme lent. Le chemin qui va de 1991 à 2003 restera celui de l’incertitude. Si la CGT incarne encore dans la « mémoire sociale » les pages heureuses du progrès de la condition ouvrière, elle reste aujourd’hui lovée dans une fraction du salariat non représentative de l’ensemble et elle est vécue par la plupart des salariés du privé comme un corps de professionnels rompu à la défense du secteur public.
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La CFDT, « portrait de groupe avec dame3 » Pour la CFDT, les années 1992-2003 correspondent à la période où pour la première fois une femme, Nicole Notat, a été secrétaire générale d’une confédération syndicale française. Ces années ont été aussi celles d’une résistance à la spirale de la baisse des effectifs puisque la CFDT a réussi, au prix d’une implacable politique d’organisation, à inverser la courbe de son déclin. Une polémique existe sur la réalité de ce mouvement. Divers artifices de présentation en exagèrent certainement la portée (comme la poursuite du décompte fondé sur l’hypothèse que huit timbres mensuels payés égalent un adhérent alors que la quasi-totalité des adhérents de la CFDT sont passés au prélèvement mensuel automatique – soit douze timbres mensuels par an automatiquement prélevés). Il est difficile cependant de nier que, dans certains secteurs au moins, les progrès de la présence de la CFDT ont pu être notés sur la période étudiée, progression que confirment d’ailleurs les données de l’enquête REPONSE. Le bilan toutefois reste médiocre : d’une part, le recrutement d’adhérents nouveaux n’a pas rajeuni l’organisation. Elle recrutait là où elle était déjà et souvent selon les mêmes caractéristiques. La CFDT transformait ses électeurs en adhérents mais n’élargissait pas l’aire de rayonnement de son influence. Ce phénomène est très perceptible dans les résultats électoraux qui ne montrent aucune extension significative de son audience, sans même évoquer son recul considérable d’audience dans la fonction publique de l’État au cours de cette période4. D’autre part, cette courbe ascendante s’est inversée en 2003 lorsque la CFDT a perdu environ 60 000 adhérents (selon ses propres estimations) avec des effets en chaîne sur les années suivantes, notamment parce qu’il ne s’agissait pas seulement de retrait d’adhérents mais d’un grand nombre de militants. Nicole Notat veillait avec une grande attention à la spécificité de la position de la CFDT. Inaugurée en 1992 par la conquête de l’UNEDIC aux dépens de Force ouvrière, la stratégie d’investissement des institutions de la protection sociale s’est poursuivie à l’Assurance maladie en 1996, après qu’elle a approuvé le Plan Juppé de réforme de la sécurité sociale en 1995. Pièce incontournable du paysage institutionnel, elle a cherché un partenariat privilégié avec le CNPF-MEDEF en vue d’imposer en France un espace de négociation sociale autonome face à l’État, en s’appuyant sur les procédures du dialogue social européen. Le protocole additionnel de Maastricht, intégré dans le traité européen à Amsterdam en 1998, ouvrait 3. Selon le titre du roman de Heinrich Böll réédité par Le Seuil en 1998. 4. Le mécanisme de transformation d’électeurs en adhérents ne peut pas être perçu par Andolfatto et Labbé (2007) dont les calculs reposent sur une hypothèse d’un rapport constant entre le nombre d’adhérents et le nombre d’électeurs.
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notamment un droit de préemption des questions sociales à la négociation des partenaires sociaux. Le MEDEF et la CFDT se sont conjointement appuyés sur cette innovation procédurale pour imposer leurs accords à la ratification globale par le gouvernement. Mais la démarche a échoué en 2000, lors du renouvellement de la convention Unedic qui avait engendré de grandes tensions avec le gouvernement Jospin. Cette stratégie s’est heurtée à différents obstacles : d’une part la place maintenue de l’État au cœur des relations sociales renforcé par la faible culture de négociation des élites publiques, de droite comme de gauche ; d’autre part, un certain usage instrumental de la négociation par le patronat. En effet, sitôt revenu au pouvoir un gouvernement de droite en 2002, la « refondation sociale », initiée comme emblématique de cette volonté de négocier à distance de la puissance publique, a été totalement remisée. Sur la remise en cause des 35 heures ou sur la réforme des retraites, il n’y avait plus rien à négocier pour le patronat : il fallait que le gouvernement gouverne5. La CFDT s’est ainsi trouvée isolée, des autres syndicats comme du partenariat social que son « partenaire » d’hier avait déserté. Elle tenta en 2003 de s’accrocher à ses convictions en signant un accord sur les retraites qui allait lui coûter cher, non tant sur le contenu de l’accord que sur le sentiment produit d’une connivence exagérée avec le gouvernement ; la CFDT n’est pas alors parvenue à valoriser les contreparties qu’elle disait avoir obtenues. La fin de la période renvoie l’organisation à son état du début des années 1990 avec un déplacement sensible toutefois : le rapport public-privé en son sein est plus équilibré que celui de la CGT. Mieux organisée que sa concurrente, elle n’enregistre cependant que des progrès très limités. Comme la CGT, la CFDT est une organisation vieillissante, décalée du « salariat réellement existant » et prisonnière de certitudes pourtant ébranlées. La question de l’unité syndicale reste un angle mort de sa stratégie, elle se montre toujours plus ouverte aux compromis avec le patronat et le gouvernement qu’avec les autres syndicats qu’elle a encore du mal à considérer comme des partenaires potentiels. Les nouvelles règles de signature des accords adoptées en 2008 la contraindront certainement à sortir de cet isolement.
Force ouvrière et l’électrochoc blondélien Le passage de témoin entre André Bergeron et Marc Blondel en 1989 n’apporte pas qu’un changement de style. C’est aussi un changement d’époque. L’ouverture d’une ère postcommuniste est problématique pour 5. Entre 1998 et 2003, le Medef a même refusé de participer au Conseil d’orientation des retraites dont le rôle n’était que d’établir un « constat partagé de la situation ».
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FO car l’anticommunisme était un ciment essentiel de cette organisation, un principe d’adversité nécessaire à la constitution d’une identité devenue fragile au cours des années 1980. Certes, l’histoire à présent longue de Force ouvrière la préserve d’une décomposition rapide mais la concurrence de la CFDT sur le front du réformisme revendiqué, la crise économique qui avait affecté les lieux où elle pratiquait le mieux sa politique contractuelle (fonction publique, métallurgie, bâtiment), avaient déjà réduit son champ au cours des années 1980. L’épuisement du « grain à moudre » est alors donné par Marc Blondel comme la raison principale du raidissement de Force ouvrière au début des années 1990. L’affaissement de la CGT était une autre donnée dont M. Blondel escomptait une marge de manœuvre ouverte à FO pour retrouver de l’air dans un champ syndical bouleversé par les nouvelles orientations de la CFDT. Il durcit donc le ton, appelle pour la première fois à une grève générale en octobre 1991 et enjoint son organisation à des efforts d’organisation et de syndicalisation. C’est en 1995, par son engagement plein dans le mouvement de novembre et décembre, que s’affirme cette nouvelle tonalité radicale du discours confédéral. Mais ce discours tarde à s’enraciner dans des pratiques. En de nombreux lieux, FO reste dans la continuité de ce qui a consolidé son rôle au cours des trente glorieuses. Partenaire privilégiée du patronat, notamment dans la métallurgie, elle accuse de plus en plus les effets de sa diversité. Véritable « conservatoire de traditions », FO affiche une bigarrure croissante [Pigenet, 2006]. La montée des trotskistes lambertistes, devenue minorité visible au cours des années 1990, n’encourage pas le rayonnement de la centrale. À la tête de certaines UD ou fédérations, ainsi que dans l’appareil confédéral (formation, information), leur discours détonne avec les sages compromis qui ont encore cours dans maints endroits. Comment tenir ensemble un discours de grève générale, entendu en 2003 au moment des manifestations sur les retraites, et des pratiques de syndicat « raisonnable », dans l’aéronautique par exemple ? Une telle diversité donne le tournis à qui cherche à identifier une organisation et à évaluer son avenir. Celui-ci est d’ailleurs contraint par l’émergence d’une nouvelle force se recommandant du réformisme. L’UNSA, composée des restes de l’ancienne Fédération de l’éducation nationale (FEN) et de quelques syndicats autonomes de la Fonction publique, a acquis au fil des années 1990 une dynamique certes restreinte mais qui mord, ici ou là, sur des territoires jusque-là propices à Force ouvrière. Les progrès enregistrés par l’UNSA aux élections prud’homales de 2002 l’ont été pour l’essentiel au détriment de FO qui ne peut qu’être contrariée par la perte de sa reconnaissance irréfragable de représentativité à l’occasion de la réforme de 2008. Le nouveau dispositif pourrait bien en effet, libérer les tendances centrifuges qui s’exercent de plus en plus au sein de FO.
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Pour l’essentiel, les éléments du pari blondélien ont été tenus en échec : la CGT n’est pas morte et elle semblait même en fin de période en phase ascendante ; l’écart entre FO et les deux premières centrales ne s’est pas réduit et l’évolution des règles sociales la met en porte-à-faux sur la question de ses alliances.
La marginalisation structurelle des petites centrales Les années 1990 ont vu se précipiter le recul de la CFE-CGC. Le discours modernisateur de la CFDT de Nicole Notat l’a emporté auprès des cadres sur l’image vieillotte associée à la « centrale de l’encadrement ». Après le résultat catastrophique pour elle des élections prud’homales de 1997 (la CFE-CGC est passée de 27,2 % des voix en 1992 dans le collège encadrement à 21,9 % contre 31,5 % pour la CFDT), l’autodissolution fut un temps à l’ordre du jour comme l’idée de rejoindre l’UNSA. Elle survécut néanmoins, remontant un peu aux élections suivantes (22,8 % aux prud’homales de 2002). Toujours divisée par les ambitions individuelles, la CFE-CGC est en grande difficulté après une transformation des règles de représentativité qui pourrait bien lui être fatale. La CFTC, n’apparaît pas en meilleure posture. Partie de très bas lors de la scission qui l’a vue naître6, le développement de la négociation d’entreprise lui a accordé un répit mais elle n’a jamais dépassé sa faible surface de représentation initiale. Favorable au mandatement, elle a souvent joué le rôle de syndicat de confort pour les employeurs qui avaient besoin d’un partenaire social accommodant. Son appareil a lui aussi connu des soubresauts au cours des années 1990. Au-delà de sa faiblesse numérique, la question de fond est celle de l’identité de cette centrale qui continue de se référer à la doctrine sociale de l’Église. Si cette référence fait sens pour ses dirigeants, il n’est pas certain qu’elle constitue un moteur pertinent de syndicalisation. Les militants de la CFTC témoignent le plus souvent de la poursuite irrésistible du mouvement de sécularisation qui conduisit naguère à l’émergence de la CFDT.
Nouveaux syndicats ou nouveau syndicalisme ? De nouvelles formes syndicales ont émergé au cours de la décennie 1990. Elles sont toutes des produits de scissions ou de regroupement à partir d’organisations préexistantes : la FEN « produit » la FSU en s’am6. La CFTC a été créée par une aile très minoritaire qui a refusé l’évolution lors du congrès de 1964 qui a décidé la transformation de la CFTC en CFDT. Sa reconnaissance par les pouvoirs publics en 1966 a été fortement contestée.
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putant de grandes forces, elle « produit » l’UNSA en se regroupant avec d’autres syndicats autonomes issus pour la plupart de la fonction publique7 ; la CFDT a produit Solidaires, la plupart des forces de cette Union provenant d’exclusions ou de départs de la centrale de Nicole Notat et François Chérèque8. Il y a donc beaucoup de continuités dans ces ruptures, davantage de réagencements de formes que de véritables créations. Il n’en reste pas moins que de nouvelles configurations sont apparues, porteuses de nouvelles interrogations. Symptômes de – ou remèdes à – la crise syndicale, elles ont bouleversé l’échiquier syndical, pas nécessairement en de nombreux endroits mais en des lieux emblématiques. Néanmoins, malgré quelques percées, ces nouvelles structures peinent à trouver de l’espace dans le secteur privé. Très souvent, leurs représentations du monde social traduisent l’hégémonie exercée en leur sein par les travailleurs statutaires. Le conflit sur la réforme des retraites en 2003 a montré l’impressionnant décalage existant entre le public et le privé, décalage que révèlent d’ailleurs la plupart des enquêtes d’opinion, et qui pèse sur la perception du syndicalisme et les chances de la syndicalisation. Sur ce plan, les nouvelles formes syndicales n’ont pas, pour l’heure, amélioré les choses. Si le changement des règles sociales leur évite les embûches qui s’opposaient jusque-là à leur implantation (l’exclusion du premier tour aux élections de CE par exemple), elle éloigne en même temps leur possibilité de reconnaissance de représentativité interprofessionnelle.
QUINZE ANS DE SOUFFRANCE… Au total, les quinze années qui séparent les bornes de l’enquête REPONSE resteront sans doute des années d’incertitude pour le syndicalisme français. Elles commencent par la fin de la parenthèse ouverte en 1917 avec l’émergence du communisme auquel a souscrit une bonne partie du mouvement ouvrier français pendant quelque soixante-dix ans. Cette rupture historique n’a pas mis fin aux divisions. Chaque organisation a développé de son côté des stratégies stables ou changeantes mais toujours incompatibles les unes avec les autres. Une fragmentation supplémentaire en est ressortie qui produit au tournant du siècle un paysage syndical
7. Quelques dirigeants ou militants de FO ont rejoint l’UNSA en 1996. Peu nombreux, ils ont néanmoins contribué à l’élargissement d’un monde de fonctionnaires à des domaines plus interprofessionnels. 8. Solidaires est un regroupement des Sud avec d’autres syndicats autonomes préexistants comme le SNUI, syndicat national unifié des impôts [Denis, 2001].
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balkanisé. Aucune organisation, grande ou petite, ancienne ou nouvelle, n’a résolu l’équation difficile de la syndicalisation. La présence dans les entreprises se réduit souvent à celle d’un noyau absorbé dans le fonctionnement des institutions représentatives. Le sentiment domine que les syndicats sont davantage les représentants auprès des salariés des institutions représentatives que les représentants des salariés au sein de celles-ci. La négociation collective apparaît déconnectée des mécanismes de la représentation. Développée quantitativement au cours de la période considérée, nul ne peut affirmer qu’elle a permis de densifier l’échange social. Le glissement généralisé de la négociation sociale vers un «dialogue social sous contrôle managérial» met en question le rôle social du syndicalisme et lui ôte probablement une partie de sa légitimité aux yeux des salariés, problématique qu’explorent Thomas Amossé et Olivier Jacod dans le chapitre suivant (chapitre 8). On peut d’ailleurs s’interroger sur ce que ceux-ci attendent aujourd’hui du syndicalisme : émettant une opinion globalement favorable aux syndicats, ils ne semblent pas considérer que se syndiquer est leur affaire. Le syndicalisme doit certes mieux répondre aux attentes des salariés mais il doit aussi (et peut-être d’abord) créer ou recréer des attentes à son égard.
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Salariés, représentants du personnel et directions : quelles interactions entre les acteurs des relations sociales en entreprise ?
Thomas Amossé, Olivier Jacod Au début des années 1990, après quinze d’ans d’hémorragie syndicale et alors que l’équilibre géopolitique installé depuis la Seconde Guerre mondiale avait achevé de se fissurer, les organisations syndicales pouvaient craindre le pire. Les inquiétudes étaient d’autant plus vives qu’avec la tertiarisation du tissu productif et la privatisation des entreprises publiques, le développement de « nouveaux » outils managériaux, la féminisation de la main-d’œuvre et la précarisation du monde du travail, les bases syndicales risquaient d’être sapées alors même que s’engageaient d’importantes recompositions d’appareil et réorientations stratégiques, ou idéologiques. Compte tenu de l’importance qu’exercent les syndicats dans la représentation du personnel, en France comme ailleurs, c’est l’existence même d’une représentation collective effective des salariés qui était en question. Pourtant, comme l’ont montré Jean-Marie Pernot et Maria-Teresa Pignoni (chapitre 7), il n’en a rien été : pour les syndicats, l’horizon ne s’est certes pas éclairci et l’incertitude demeure forte, mais les politiques volontaristes des différentes confédérations leur ont permis de résister, du moins du point de vue de leur présence dans les moyennes et grandes entreprises, tout comme dans les trois fonctions publiques. Elles ont été fortement aidées en cela par un droit du travail qui n’a eu de cesse d’affirmer l’entreprise comme lieu central du dialogue social (Bloch-London et Pélisse, chapitre 5) : même si comme ces auteurs l’indiquent, les implantations récentes n’ont pas résolu les problèmes des organisations, et les ont peut-être même paradoxalement renforcés, il n’en demeure pas moins qu’elles ont progressé grâce notamment à la création d’institutions représentatives du personnel censées combler la faiblesse de la représentation dans les entreprises de taille moyenne ou petite (délégation unique du personnel, mandatement) et à la multiplication des réformes (RTT, prévention des risques, épargne salariale et formation professionnelle) dont la mise en
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œuvre supposait des négociations en entreprise. De plus, le développement du commerce et des services ne s’est pas accompagné d’une disparition des institutions représentatives du personnel : au contraire, leur présence s’est même renforcée, du fait notamment des transformations au sein de ces secteurs avec l’évolution des structures capitalistiques et des modes de gouvernance, comme l’illustre le remplacement progressif d’un petit commerce patrimonial hostile à toute forme de représentation du personnel par des entreprises franchisées ou appartenant à des groupes de la grande distribution où la gestion des ressources humaines s’est professionnalisée et qui entendent davantage montrer qu’elles respectent la loi (Wolff, chapitre 4). Et dans les entreprises privatisées, les changements de statuts ne se sont pas accompagnés d’une disparition des structures de représentation : toujours protégées par la loi, elles continuent de bénéficier d’une assise solide chez les salariés. Ces entreprises sont ainsi restées d’importants noyaux de mobilisation et des bastions syndicaux emblématiques, témoignant même d’une forme de radicalisation de l’action syndicale avec l’apparition de SUD, que d’anciens membres de la CFDT ont par exemple créé à la SNCF, à la RATP ou à la Poste [Denis, 2001]. Si la désindustrialisation n’a pas signifié la fin de la représentation du personnel, l’érosion de la figure du professionnel, ouvrier qualifié intégré à des collectifs de travail stables et anciens, au profit d’une main-d’œuvre aux profils sociologiques plus variés (femmes, jeunes et immigrés) et aux conditions d’emploi plus diverses (en mission d’intérim ou en CDD, à temps partiel, sur des sites éclatés et avec des horaires dispersés) a participé d’une fragilisation des ressorts de l’adhésion syndicale [Amossé, 2004]. La tertiarisation, qu’accompagnent les mouvements plus profonds de féminisation et de précarisation, a ainsi déstabilisé les fondements sociologiques du monde syndical. Mais, comme le montrent par exemple Hervé Defalvard et ses co-auteurs (chapitre 9), l’évolution ne se fait pas en pure perte : dans certains établissements récents, des femmes et des jeunes s’initient à l’organisation et à la représentation collective des salariés ; qu’ils soient syndiqués ou non, ils témoignent d’une approche semble-t-il plus pragmatique à l’égard des employeurs et des confédérations comme des salariés. Au final, la mort annoncée n’a pas eu lieu : les facteurs qui auraient pu faire craindre à une poursuite du déclin syndical n’ont semble-t-il pas eu d’impact décisif et l’évolution du cadre légal a permis que la représentation du personnel se maintienne, et même se développe en France. Pour autant, le spectre du déclin est loin d’être écarté. Certes, les institutions représentatives du personnel, liées aux syndicats ou non, sont plus nombreuses aujourd’hui qu’il y a quinze ans dans les moyennes et grandes entreprises, mais dans les petites entreprises près de la moitié des salariés ne sont couverts par aucune forme de représentation. Et si les taux de
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syndicalisation se sont un temps stabilisés, grâce notamment à une intensification du dialogue social avec la RTT, ils semblent repartis à la baisse et se situent aujourd’hui à un niveau extrêmement bas : de l’ordre de 5 % dans le secteur privé, et pas plus de 8 % si l’on y ajoute le public [Wolff, 2008]. Emblématique du système français de relations professionnelles où la représentation se fait au nom de l’intérêt général et au bénéfice de tous, l’écart entre l’existence de syndicats sur le lieu de travail et l’adhésion individuelle à un syndicat n’a jamais été aussi important. Et avec lui se pose la question du « fondement démocratique » des syndicats, de leur représentativité : quelle peut être la représentativité d’organisations syndicales qui ne semblent s’appuyer que sur une très faible proportion de salariés là où elles sont présentes, et sont absentes de la moitié du monde du travail (i.e. dans les petites entreprises qui emploient pratiquement la moitié des salariés) ? Dans un contexte international marqué par un retour, espéré autant qu’observé, du syndicalisme comme en témoigne le thème de la revitalisation qui a été développé depuis le début des années 2000 (cf. par exemple [Turner et alii, 2001]) et alors que l’évolution démographique annonce des difficultés accrues de renouvellement des équipes de représentant du personnel, la place qu’occupent effectivement les salariés dans le jeu des relations sociales en entreprise reste mal connue. Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité qu’une réforme importante du système de représentativité vient d’être initiée. Dans ce chapitre, nous nous proposons d’apporter quelques éléments de réponse originaux à ces interrogations à partir de la dernière édition de l’enquête REPONSE. En premier lieu, nous décrirons en détail les activités concrètes des représentants du personnel en tentant de voir dans quelle mesure elles associent les salariés et si une différence peut être faite entre représentants élus et désignés (encadré 1), de ce point de vue et en termes de renouvellement des équipes. Ensuite, nous nous intéresserons plus directement à ce que déclarent les salariés quant à leurs rapports avec leurs représentants (qu’ils soient syndiqués ou non) et leurs dirigeants. Enfin, nous tenterons de comprendre ce que cache, pour les salariés et les employeurs, la notion de représentativité. À travers cette plongée dans l’espace de la représentation des salariés que permettent les différents volets de l’enquête (réalisés respectivement auprès des directions d’établissement, des représentants du personnel et des salariés) et qui complétera des résultats précédemment publiés ([Amossé, 2006], [Jacod, 2007]), nous montrerons que si les représentants du personnel ne semblent pas délaisser les salariés, ces derniers n’indiquent pas pour autant participer régulièrement aux relations sociales de l’entreprise, sauf lors des élections ou des crises. Cette faiblesse du lien entre les salariés et leurs représentants reflète en réalité une insatisfaction par rapport à leurs actions, jugées insuffisantes face à
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des directions qui tentent de les contourner. Et dans ce cadre, la question de la représentativité ne peut se poser en termes trop réducteurs : elle interpelle l’ensemble des acteurs institutionnels, syndicaux comme patronaux, puisqu’elle renvoie au fonctionnement même du système, qui n’accorde finalement qu’une place limitée aux salariés.
Encadré 1 : Cadre éga concernant es statuts et m ss ons des représentants du personne en entrepr se Deux principaux types de représentants du personnel existent en entreprise1 : les délégués du personnel et les représentants du personnel au comité d’entreprise sont élus par les salariés. Par ailleurs, les délégués syndicaux sont désignés par les organisations syndicales représentatives dans l’entreprise. Les représentants élus Les directions sont soumises à l’obligation d’organiser des élections de représentants du personnel à partir d’un certain seuil de taille, d’établissement ou d’entreprise : élections de délégués du personnel dans les établissements d’au moins 11 salariés, élection d’un comité d’entreprise dans les entreprises de 50 salariés ou plus. Le comité d’entreprise doit se réunir tous les mois dans les entreprises de 150 salariés et plus, tous les deux mois dans les entreprises de moins de 150 salariés. Les réunions des délégués du personnel ont lieu tous les mois, quelle que soit la taille de l’établissement. Le cumul des mandats de délégué du personnel et de membre du comité d’entreprise est autorisé. Toutefois, dans les entreprises de moins de 200 salariés, une délégation unique du personnel peut aussi être installée : le chef d’entreprise décide alors que les délégués du personnel constituent la délégation du personnel au comité d’entreprise. Les délégations uniques du personnel disposent à la fois des attributions des délégués du personnel et de celles des membres du comité d’entreprise. Les élus se réunissent tous les mois avec l’employeur en qualité de délégués du personnel mais aussi en qualité de représentants du personnel au comité d’entreprise. Dans tous les cas, les représentants peuvent être élus sur liste syndicale ou non. Les élections s’effectuent par un scrutin de liste, avec répartition des sièges à la proportionnelle. Au premier tour, seules les organisations syndicales représentatives dans l’entreprise peuvent présenter une liste de candidats. Si le nombre de votants est inférieur à la moitié des électeurs inscrits ou s’il y a carence de candidatures, un second tour de scrutin a lieu au cours duquel les électeurs peuvent voter pour d’autres listes, notamment non syndiquées. Jusqu’à la loi en faveur des PME du 2 août 2005, les représentants élus du personnel disposaient d’un mandat de deux ans. Depuis, sa durée a été portée à quatre ans dans l’ensemble des entreprises, quel que soit l’effectif. Il reste néanmoins possible par un accord d’entreprise, de groupe ou de branche de fixer une durée de mandat comprise entre deux et quatre ans.
1. Les membres de la délégation du personnel au Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) sont désignés par un collège constitué par les membres élus du comité d’entreprise ou d’établissement et les délégués du personnel.
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Les représentants désignés La désignation d’un délégué syndical n’est pas obligatoire, quelle que soit la taille de l’entLa désignation d’un délégué syndical n’est pas obligatoire, quelle que soit la taille de l’entreprise. Mais au-delà de 50 salariés, la direction ne peut s’y opposer dans la mesure où le syndicat est considéré comme représentatif au niveau de l’entreprise. En outre, dans les entreprises plus petites, les organisations syndicales peuvent désigner comme délégué syndical un délégué du personnel, pour la durée de son mandat. Le délégué syndical représente son syndicat auprès de l’employeur pour lui formuler des propositions, des revendications ou des réclamations. Sa fonction principale est de négocier avec la direction. En effet, le code du travail prévoit que les conventions ou les accords d’entreprise sont négociés entre l’employeur et les syndicats représentatifs de l’entreprise. Le délégué syndical négocie donc en vue de la conclusion d’un accord et, au minimum, lors des négociations annuelles obligatoires dont l’employeur est tenu de prendre l’initiative. Le mandat de délégué syndical peut être cumulé avec celui de délégué du personnel, de membre du comité d’entreprise ou du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail. Par ailleurs, les organisations syndicales peuvent également mandater un salarié pour signer un accord, comme ce fut le cas lors de la négociation de la réduction du temps de travail. Depuis, la loi du 4 mai 2004, les entreprises sans délégué syndical peuvent conclure des accords avec des représentants élus du personnel ou, à défaut, avec des salariés mandatés. Ce n’est toutefois possible que si un accord de branche en a prévu la possibilité.
UNE INSTITUTIONNALISATION RELATIVE DES REPRÉSENTANTS DU PERSONNEL, DES REPRÉSENTANTS SYNDIQUÉS PLUS INVESTIS Au-delà d’un système français de relations professionnelles qui peut être aujourd’hui présenté comme le symbole même de l’institutionnalisation en ce qu’il se caractérise par l’écart observé le plus grand entre le taux de syndicalisation et la couverture syndicale [Amossé, 2004 ; Wolff, 2008], le rôle effectif des représentants du personnel en entreprise est finalement assez mal connu. Il a bien sûr fait l’objet de nombreux travaux de terrain (par exemple [Dufour, Hege, 1994]) et quelques recherches se sont appuyées sur des données statistiques établies sur grands échantillons comme celle menée conjointement par la Dares et l’Ires [1998] à partir d’une enquête nationale sur les comités d’entreprise et celle de Daniel Furjot [2002] sur les formes de régulation sociale existantes en entreprise selon le type de représentation du personnel (à partir de l’enquête REPONSE 1998-1999). Mais les activités concrètes des représentants du personnel et la place qu’y occupent les salariés sont aujourd’hui encore peu connues.
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Entre participation aux instances formelles et contacts avec les salariés, des représentants du personnel qui se disent au cœur des relations entre salariés et employeurs Lorsque l’on interroge les représentants du personnel sur leur emploi du temps, il apparaît que la participation aux institutions représentatives et le travail de terrain auprès des salariés sont leurs deux principales activités. Pour 67 % des salariés des établissements de vingt salariés et plus où il y a des représentants, le représentant de l’organisation ou de la liste majoritaire (encadré 2) indique ainsi qu’il consacre beaucoup ou tout son temps à la participation à des structures de représentation formelle. C’est légèrement plus que pour les contacts et discussions avec les salariés (62 %) et la représentation des salariés devant la hiérarchie (49 %). De fait, rares sont les institutions représentatives du personnel qui n’ont pas d’activité effective : d’après les représentants du personnel interrogés, le comité d’entreprise s’est réuni au moins six fois en 2004 dans neuf établissements sur dix ; il en est de même dans sept établissements sur dix pour les délégués du personnel. Et si les obligations légales ne sont que rarement respectées en la matière – les instances élues ne se réunissent au moins douze fois par an que dans un établissement sur deux pour les comités d’entreprise et un sur trois pour les délégués de personnel –, il ne faut sans doute pas y voir une volonté généralisée des directions d’empêcher leur fonctionnement. En effet, la plupart des représentants déclarent disposer du temps et des moyens nécessaires à la réalisation de leur mission. Seuls 12 % d’entre eux (surtout présents dans les petites entreprises) indiquent qu’ils n’ont pas de décharge horaire pour effectuer leur mandat. Et parmi ceux qui en disposent, seulement 19 % déclarent qu’ils y consacrent un temps supérieur. Sept comités d’entreprise sur dix ont un local indépendant aménagé dans lequel les élus peuvent recevoir les salariés. Et dans la quasitotalité des établissements, les membres du comité d’entreprise peuvent diffuser de l’information à l’aide d’un panneau d’affichage facilement accessible à la majorité des salariés. À côté de la participation aux instances formelles, le travail de terrain auprès des salariés n’est pas négligé : la moitié des représentants interrogés (correspondant à près des deux tiers des salariés) indiquent y consacrer beaucoup ou tout leur temps. De fait, là encore, il semble peu fréquent que la direction s’y oppose : seuls 16 % des représentants répondent qu’il ne leur est pas facile de prendre contact avec les salariés pendant les heures de travail. D’après eux, c’est le plus souvent (80 %) dû à une organisation du travail qui l’empêche et dans seulement 5 % des cas à des heures de décharge qui sont insuffisantes ou à une direction qui y fait obstacle. Ces activités prennent classiquement la forme d’un recensement des problèmes
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des salariés et éventuellement de l’élaboration d’un cahier de revendications (réponses données par 61 % des représentants). Mais elles peuvent aussi consister en des services apportés aux salariés, tels que les conseils juridiques (49 %) ou se concentrer sur des publics plus spécifiques tels que les nouveaux embauchés (43 %) ou, plus rarement et surtout dans les grands établissements, les salariés précaires (17 %). Pour les échanges avec les salariés, la norme reste les tournées d’atelier ou les assemblées du personnel. Mais les représentants du personnel peuvent aussi utiliser des outils plus modernes comme le courrier électronique, l’intranet ou Internet. Auparavant informelles, ces pratiques ont été autorisées par la loi du 4 mai 2004 « relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social », qui permet de négocier par accord la possibilité pour les syndicats de diffuser des informations de nature syndicale sur un Intranet ou d’envoyer des tracts par courriel. Ce mode d’information reste cependant encore très limité : il concerne principalement les activités financières et les services aux entreprises, ainsi que les grands établissements dans lesquels l’usage de ces technologies est plus répandu. De plus, dans 17 % des établissements dans lesquels ces outils sont disponibles, la direction interdit aux représentants du personnel de les utiliser. Au total, dans plus de la moitié des établissements, les représentants du personnel interrogés indiquent ne jamais avoir recours à un de ces modes d’information dans le cadre de leur mission. Par ailleurs, en dehors des délégués syndicaux et élus sur liste syndicale, les représentants du personnel semblent avoir très peu de contacts avec l’extérieur : seulement 10 % d’entre eux indiquent que les échanges avec les représentants du personnel d’entreprises ou d’établissements voisins sont fréquents. Concernant les collectivités locales, les associations et les mouvements de précaire ou de chômeurs, les contacts sont quasiment inexistants. De ce point de vue, seuls les représentants syndiqués bénéficient d’une inscription dans des réseaux d’action comparable à celui de leurs directions. Comme pour elles, ces réseaux sont syndicaux ou professionnels : la moitié des représentants syndiqués interrogés indiquent avoir des échanges fréquents (plusieurs fois par an) avec leur union locale, départementale ou régionale et, un tiers avec leur fédération ; dans le même temps, les directions déclarent participer régulièrement à une organisation patronale locale ou régionale (chambre de commerce, d’industrie, etc.) dans 20 % des établissements où il y a des syndicats et à une fédération de branche dans 32 % des cas. Les actions « beyond the workplace » [Turner, 2007], annoncées comme la voie future de la représentation du personnel aux États-Unis et qui entendent associer citoyens et consommateurs aux salariés dans leur lutte sociale, semblent ainsi encore largement embryonnaires en France.
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D’après les représentants du personnel interrogés, les activités semblent ainsi s’équilibrer entre fonctionnement institutionnel et travail de terrain, sans que les directions ne soient présentées comme des obstacles majeurs aux différentes missions de représentation du personnel. Cela étant, il faut sans doute nuancer ce premier constat car les représentants peuvent avoir tendance, consciemment ou inconsciemment, à embellir la situation : comme nous le montrerons avec les déclarations des salariés, leurs activités ne semblent pas à même de permettre que des échanges réguliers se nouent avec les salariés ; s’agissant de représentants « majoritaires », ils peuvent de plus avoir des positionnements spécifiques au sein des entreprises. En outre, l’hostilité patronale peut être sous-estimée si l’on se fie aux seules déclarations des représentants du personnel. Elle est en effet moins souvent exprimée lorsque les syndicats sont présents que lorsqu’ils sont absents : selon qu’ils sont implantés ou non, c’est respectivement le quart et la moitié des directions qui indiquent que les syndicats gênent les activités de l’entreprise. L’aversion à l’égard des syndicats, et plus généralement des représentants du personnel, semble de fait davantage se traduire par des stratégies ou des pressions conduisant à une absence d’implantation qu’à des bâtons mis dans les roues alors qu’ils sont présents. Et de ce point de vue, la situation n’est pas identique selon la fonction exercée : plus que par les missions exercées – qui sont similaires quel que soit le mandat détenu (en raison notamment de leur cumul fréquent) –, c’est par leur rapport aux employeurs et leur degré d’investissement que les représentants du personnel se distinguent les uns des autres.
Des pratiques concrètes qui ne correspondent pas toujours aux missions légales, des représentants syndiqués qui apparaissent plus investis dans leur mandat Les fonctions imparties aux différents représentants élus du personnel sont juridiquement distinctes : les délégués du personnel sont censés représenter les salariés auprès des employeurs et leur faire part de toute réclamation individuelle ou collective en matière de réglementation du travail ; quant aux élus du comité d’entreprise, outre l’animation des activités sociales et culturelles, ils doivent être consultés pour toute question de portée collective touchant à l’organisation, la gestion et la marche générale de l’entreprise. Animateurs de la vie syndicale, les délégués syndicaux ont, eux, pour mission principale de représenter les salariés dans les négociations collectives, notamment la négociation annuelle obligatoire sur les salaires, le temps de travail et les conditions de travail. Dans la pratique, les actions menées par les représentants du personnel sont très proches : lorsque délégués du personnel et membres du comité
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d’entreprise coexistent dans un même établissement, ils invoquent souvent les mêmes thèmes de revendication en réunion. Représentants élus et désignés portent aussi les mêmes revendications auprès de la direction (tableau 1). De fait, au-delà de la spécificité de leurs missions, les équipes de représentants du personnel travaillent le plus souvent en étroite collaboration, lorsqu’elles ne sont pas directement composées des mêmes personnes (les cumuls de mandats étant nombreux). Les différences, très légères, ne font que rappeler la spécificité des mandats : les délégués syndicaux insistent plus spécifiquement sur les salaires et l’emploi dans leurs revendications, alors que les représentants élus mettent davantage en avant la formation professionnelle ; au sein des instances élues, les délégués du personnel abordent plus souvent les réclamations individuelles liées aux conditions de travail, alors que les membres du comité d’entreprise s’intéressent plus souvent à la question collective de l’emploi. Pour la négociation collective, on observe également un partage fréquent des rôles. Certes dans les établissements disposant d’un ou plusieurs délégués syndicaux, ceux-ci sont les principaux interlocuteurs de la direction en matière de négociation salariale : ils participent à ces négociations dans 83 % des établissements où elles sont tenues et signent la plupart des TABLEAU 1. – LES THÈMES DE REVEND CAT ON LES PLUS
MPORTANTS
POUR LES REPRÉSENTANTS DU PERSONNEL
En % d’établissements Thèmes de revendications*
Selon les Selon les représentants représentants élus désignés (DS)** (CE, DP, DUP)**
Salaires, primes
42
36
Temps de travail, durée, aménagement
18
17
Emploi, licenciements
16
12
Conditions de travail
9
11
Climat des relations de travail (brimades…)
4
5
Formation professionnelle
1
4
* Seuls ont été conservés les thèmes les plus fréquemment cités par les représentants du personnel. ** dans les établissements comportant des représentants élus ou désigné, le type de représentant interrogé est tiré au sort (encadré 2) Lecture : en 2004-2005, dans 17 % des établissements, les représentants élus considèrent le temps de travail comme la principale revendication des représentants du personnel. Source : enquête REPONSE 2004-2005 (volet représentants du personnel), Dares. Champ : établissements de 20 salariés ou plus du secteur marchand non agricole où il y a au moins un représentant du personnel élu et un représentant du personnel désigné
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accords. Mais, bien que cela ne relève pas de leurs prérogatives, les représentants élus y participent également. C’est le cas dans un établissement sur deux. En l’absence de délégué syndical, la signature des accords est confiée soit à un élu (délégué du personnel ou représentant du personnel au comité d’entreprise), soit à un salarié mandaté, soit à l’ensemble des salariés par voie référendaire. Cette dernière procédure, prévue par la loi, est en réalité extrêmement rare. La conclusion d’accord salarial en l’absence de délégué syndical concerne presque exclusivement des établissements de moins de 100 salariés. Sur de nombreux thèmes autres que les salaires, les représentants élus participent plus souvent aux discussions ou négociations collectives que les délégués syndicaux. Selon les représentants de la direction, le monopole syndical en matière de négociation ne va ainsi pas toujours de soi : dans 37 % des établissements qui ont un délégué syndical et des représentants élus, et où une négociation sur un autre thème que les salaires s’est tenue entre 2002 et 2004, les délégués syndicaux n’ont pas été associés. Les représentants de la direction dialoguent plus souvent avec les élus lorsque la négociation porte sur la formation professionnelle, les changements technologiques ou organisationnels et les conditions de travail. Ceci est notamment le fait de PME, dans lesquelles les employeurs sont moins nombreux à reconnaître l’utilité des syndicats. Les discussions y débouchent moins souvent sur un accord entre la direction et tout ou partie des participants : dans 67 % des cas, contre 78 % lorsque les délégués syndicaux ont été associés à la discussion. Au-delà du cumul des mandats et du partage des responsabilités, les déclarations des représentants du personnel concernant leur emploi du temps témoignent d’un investissement des délégués syndicaux un peu plus fort dans leur mandat (par rapport aux délégués du personnel ou aux élus du comité d’entreprise) : en moyenne, ils déclarent y consacrer 30 heures par mois, contre 17 heures pour les élus du personnel. En termes de temps consacré aux différentes activités, les écarts sont sans surprise plus marqués pour la négociation collective, la représentation des salariés devant la hiérarchie et l’animation de conflit. Ils se retrouvent en ce qui concerne les actions spécifiques et les échanges avec l’extérieur : les représentants élus conduisent moins d’actions à l’égard des salariés dans leur ensemble, mais aussi des jeunes embauchés et des précaires, et les conseils juridiques semblent particulièrement moins fréquents ; les échanges avec l’extérieur sont moins nombreux, quels qu’ils soient. Et ces différences, si elles sont atténuées, demeurent à établissement donné (encadré 2) : les différences d’investissement ne sont pas seulement dues aux caractéristiques des établissements (et de leur direction) où l’on trouve des représentants élus plutôt que des représentants désignés.
SALARIÉS, REPRÉSENTANTS DU PERSONNEL ET DIRECTIONS…
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La spécificité de l’action syndicale à la lumière du renouvellement des mandats La question du renouvellement des représentants, élus comme désignés, se pose dans près de la moitié des établissements : 46 % des représentants du personnel indiquent qu’il n’y pas suffisamment de candidats pour occuper leurs fonctions. Ce sentiment est encore plus souvent exprimé dans certains secteurs de l’industrie comme l’automobile, les biens d’équipement, les biens intermédiaires et l’énergie, sans pour autant que cela y ait entraîné jusqu’à présent un recul des institutions représentatives du personnel. D’ailleurs, dans plus des trois quarts des établissements, le représentant du personnel est toujours décidé à poursuivre dans les fonctions qu’il exerce, et encore plus lorsqu’il s’agit d’un délégué syndical. Ces derniers déclarent pourtant plus souvent que leur mandat est une menace pour leur emploi (dans 16 % des établissements, contre 9 % pour l’ensemble des représentants) ou un frein à leur carrière (dans 40 % des établissements, contre 21 % pour l’ensemble des représentants). Moins exposés, les représentants élus, et surtout les non syndiqués, sont aussi plus réticents à s’engager à long terme dans un mandat de représentant du personnel. Les ressorts des « carrières » de représentants du personnel sont com1 plexes. Afin de les décrypter, nous avons procédé à une analyse textuelle de la question ouverte portant sur les raisons qui poussaient en 2004 les représentants interrogés à « souhaiter [ne pas souhaiter] continuer à exercer leurs fonctions », dont les résultats (tableau 2) prolongent les constats précédents. D’une part, on retrouve des registres de réponse analogues entre syndiqués et non syndiqués, qu’il s’agisse des raisons fournies pour expliquer que l’on souhaite poursuivre comme représentant du personnel ou non : dans le premier cas sont notamment mentionnés le plaisir d’être en contact avec les gens et l’intérêt de défendre le droit des salariés ; dans le second, ce sont les difficultés liées à l’exercice du mandat et l’envie de laisser la place aux jeunes qui sont principalement évoquées. Mais d’autre part, les réponses des représentants syndiqués et non syndiqués confirment leurs différences. En effet, la question du renouvellement semble se poser bien plus fortement pour les syndiqués, puisqu’on identifie plus d’un tiers des refus qui y font référence (c’est deux fois plus que pour les non syndiqués) ; une partie des raisons invoquées pour continuer y renvoie également, lorsque la poursuite est envisagée par défaut (faute de candidats pour prendre la relève) ou pour transmettre 1. À l’aide du logiciel Alceste, utilisé séparément sur les quatre corpus correspondant respectivement aux raisons données par les représentants syndiqués et non syndiqués ayant déclaré souhaiter (ou non) continuer à exercer leur(s) fonction(s).
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l’expérience avant de partir en retraite, ce qui ne s’observe guère pour les non syndiqués. Et, signe de leur moindre investissement dans la fonction, ces derniers usent moins souvent d’arguments altruistes pour justifier leur réponse : ils souhaitent continuer parce qu’ils apprennent des choses et sont contents d’être au courant de ce qui se passe dans l’entreprise, alors que TABLEAU 2. – RA SONS
NVOQUÉES PAR LES REPRÉSENTANTS DU PERSONNEL POUR…
En % de réponses* souhaiter continuer à exercer leur(s) fonction(s) Représentants syndiqués
Représentants non syndiqués
Aimer, contact, s’occuper, Aimer, gens, écoute, humain, gens… (11 %) dialogue, bien, apporter, apprécier… (19 %) Défendre (-se), salarié, intérêt, droit, collectif… (21 %)
Défendre, droit, trouver, représenter… (32 %)
Utile, rendre, sens, valorisant, fonction, service… (10 %)
Entreprise, vie, être au courant, permettre, ce qui se passe… (18 %)
Faire, condition, avancer, Bonne, apprendre, chose, améliorer, travail, chose… équipe, loi… (8 %) (7 %) Non classées (22 %) Voir ce qui se passe, permettre, entreprise, direction… (7 %)
ne pas souhaiter continuer à exercer leur(s) fonction(s) Représentants syndiqués Direction, trop, travail, faire, temps, mettre… (10 %) Entreprise, fonction, personnel, mandat, évolution, peu… (15 %) Jeune, place, laisser, passer, souhait, relais (16 %) Retraite, départ, fin, aller, arriver, carrière**… (22 %)
Représentants non syndiqués Manque, temps, travail, consacrer, action… (13 %) Seul, direction, pas, difficile, entre, salariés… (11 %) Représentant, personnel, pas trop voir, utile… (10 %) Place, laisser, prendre, jeune… (18 %) Non classées (48 %)
Non classées (38 %)
An, retraite, jeune, retraite, difficile… (14 %) Non classées (30 %) 1267 réponses (40,5 % des établissements)
375 réponses (37,2 % des établissements)
142 réponses (7,1 % des établissements)
111 réponses (9,9 % des établissements)
* sur le total des 1970 représentants du personnel interrogés dans l’enquête, 75 n’ont pas répondu à la question concernant le souhait de continuer, ou non, à exercer leur(s) fonction(s), soit un total de 1896 réponses analysées avec le logiciel Alceste, qui correspondent à 94,7 % des établissements du champ. ** ce terme renvoie essentiellement à l’expression « arrivé (er) en fin de carrière ». Lecture : parmi les réponses données par les représentants syndiqués pour expliquer qu’ils souhaitent continuer à exercer leur(s) fonction(s), 11 % ont été regroupées dans une classe qui se caractérise par les termes « aimer », « contact », « s’occuper », « contact », « humain », « gens »… Cette classe, comme les autres d’ailleurs, est issue d’une procédure de classification ascendante hiérarchique qui a éliminé 30 % des réponses (leur diversité était telle qu’elles ne pouvaient être regroupées avec d’autres). Source : enquête REPONSE 2004-2005 (volet représentants du personnel), Dares. Champ : établissements de 20 salariés ou plus du secteur marchand non agricole ayant un représentant du personnel.
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les syndiqués évoquent plutôt le fait de se rendre utile ou de faire avancer les choses, d’améliorer la situation ; et lorsque les non syndiqués envisagent de ne pas poursuivre, c’est plus souvent parce qu’ils n’arrivent pas à concilier leur mandat avec leur travail, à supporter d’être en porte à faux entre les salariés et la direction ou à se sentir utile comme représentant du personnel. Pour les syndiqués, ces éléments sont évidemment présents, mais les problèmes font aussi référence au handicap que l’exercice de ces fonctions constitue dans la carrière (avec quelques réponses qui indiquent des discriminations perçues). À travers ces résultats, c’est bien la diversité et la complexité de la situation des représentants du personnel qui se fait jour : aux missions juridiquement distinctes, soutenus (ou non) par des organisations syndicales extérieures à l’entreprise, les représentants désignés et élus, syndiqués et non syndiqués, se révèlent en réalité assez proches dans leurs actions quotidiennes au sein des entreprises ; pour autant, ils ne sont pas identiques, du fait notamment d’un investissement supérieur des délégués syndicaux dans leur « carrière » de représentant du personnel alors que le mandat des élus, et plus particulièrement des non syndiqués, s’apparente davantage à une expérience, qui peut n’être que ponctuelle. Et s’il n’est pas toujours visible au jour le jour, cet investissement n’est pas sans effet sur le terrain. Il s’exprime davantage en période de crise, quand il est nécessaire de s’opposer : comme l’indiquent Jean-Michel Denis et ses co-auteurs (chapitre 10), les conflits sont aujourd’hui encore le plus souvent d’initiative syndicale, et notamment du fait de la CGT ; de même, les compétences juridiques, qui exigent des formations spécifiques et l’expérience de situations concrètes (rencontrées personnellement ou partagées collectivement), restent principalement portées au sein des organisations syndicales. Et dans un monde du travail où les relations sociales se judiciarisent – comme l’indique par exemple la progression des conflits prud’homaux, qui ont concerné 42 % des établissements de 20 salariés ou plus entre 2002 et 2004, contre 36 % six ans plus tôt –, ces compétences peuvent se révéler décisives dans la défense des salariés. Ce jeu de proximités et de différences entremêlées, qui ont été également mises en évidence dans le chapitre 7 par Maria-Teresa Pignoni et Jean-Marie Pernot à propos de la spécificité de chaque organisation syndicale, est une conséquence directe du système français de relations sociales, qui comprend à la fois une multiplicité de mandats, une multiplicité d’organisations et une multiplicité de niveaux de représentation (l’établissement, l’entreprise, le groupe, la branche et même le niveau interprofessionnel). Il n’en facilite pas la compréhension, pour les observateurs comme pour les acteurs. Face à une telle complexité, les représentants peuvent eux-mêmes parfois se sentir perdus, entre les salariés et les directions, mais aussi dans leur rapport avec les autres représentants
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de l’établissement ou de l’entreprise, leur union locale ou leur fédération quand ils sont syndiqués. Et ce qui peut leur devenir opaque l’est certainement encore davantage pour les salariés, qui peuvent alors se sentir désemparés face à un univers aussi étranger et institutionnalisé que celui de la représentation du personnel.
DES SALARIÉS EN RETRAIT DU DIALOGUE SOCIAL QUI SE JOUE ENTRE LEURS REPRÉSENTANTS ET LEUR EMPLOYEUR
Même s’ils ne sont pas délaissés par leurs représentants, les salariés n’indiquent pas entretenir des relations régulières avec eux, au contraire de ce qui se passe avec l’encadrement intermédiaire et supérieur. Pour autant, la situation se révèle plus complexe qu’il n’y paraît : les salariés restent en effet capables de se mobiliser, notamment parce que les relations qu’ils ont avec leur employeur ne les satisfont que très partiellement.
Un lien apparemment distendu entre les salariés et leurs représentants, mais une capacité de mobilisation toujours forte Si l’on se fie aux représentants du personnel, l’information des salariés occuperait la première place dans l’activité des comités d’entreprise, devant la gestion des activités sociales et culturelles et la négociation des politiques de rémunération (participation ou intéressement). Pourtant, TABLEAU 3. – À QU
LES SALAR ÉS S’ADRESSENT- LS EN PR OR TÉ EN CAS DE PROBLÈME
?
En % de salariés Nature du problème rencontré*
La direction ou L’encadrement Les Un collègue portel’encadrement intermédiaire représentants du parole ou une supérieur personnel** autre personne
Mauvaises conditions de travail (bruit, rythme, etc )
31
45
18
6
Absence de promotion ou d’augmentation salariale
43
41
12
4
Mésentente avec un supérieur
50
24
20
6
Procédure de licenciement
48
9
41
2
* Pour chaque type de problème, les pourcentages concernent les salariés y ayant déjà été confrontés. ** La question posée aux salariés concerne l’ensemble des représentants du personnel de l’établissement (élus et désignés). Lecture : selon les salariés, 45 % d’entre eux s’adressent prioritairement à leur encadrement intermédiaire en cas de mauvaises conditions de travail. Source : enquête REPONSE 2004-2005 (volet salariés), Dares. Champ : établissements de 20 salariés ou plus du secteur marchand non agricole.
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si l’on en croit les salariés, ils indiquent être plus souvent informés par leur hiérarchie que par leurs représentants, que ce soit sur la situation économique de l’entreprise, les perspectives d’emploi ou les possibilités de formation. Sur ces thèmes qui relèvent pourtant de la compétence du comité d’entreprise, la direction et l’encadrement constituent le principal canal d’information. Une seule exception : les perspectives d’évolution des salaires, surtout dans les établissements de plus de 200 salariés, qui restent d’après les salariés, plus souvent du ressort des représentants du personnel que de la direction. De même, lorsque les salariés sont confrontés à des problèmes individuels, les représentants du personnel estiment une nouvelle fois être plus souvent sollicités que l’encadrement ou la direction. Pourtant, la réalité décrite par les salariés est là encore toute autre : en règle générale, ceux-ci s’adressent prioritairement à leur encadrement ou leur direction en cas de problèmes de conditions de travail, d’absence de promotion, d’augmentation de salaire ou de mésentente avec un supérieur (tableau 3). Même en cas de licenciement, ce ne sont que quatre salariés sur dix qui affirment aller voir en priorité leurs représentants du personnel. C’est plus souvent le cas lorsque les salariés ne se sentent pas reconnus dans leur travail. Par ailleurs, la participation à des réunions de représentants ou l’appartenance à un syndicat accroît encore la propension à s’adresser à un représentant du personnel en cas de problème de licenciement. De fait, l’existence de relations entre les salariés et leurs représentants du personnel ne va pas de soi. Seulement un quart d’entre eux indique qu’il a participé à une réunion organisée par les représentants du personnel au cours des trois dernières années. Et s’ils sont peu nombreux (moins d’un sur dix) à ne pas savoir qu’il y a un représentant du personnel dans leur établissement, lorsqu’il y en a, ils sont pratiquement aussi peu nombreux à en percevoir l’action. En fait, les réponses des salariés invitent à séparer gestion de la vie quotidienne de l’entreprise et capacité de réaction en période de crise, qu’elle soit individuelle ou collective (tableau 4). La conflictualité du travail est aujourd’hui loin d’être le fait de quelques entreprises isolées ou de secteurs protégés : en 2004, ce sont 40 % des salariés qui indiquent avoir connu un arrêt de travail dans leur établissement au cours des trois dernières années ; et 16 % déclarent y avoir participé. Même dans des secteurs où la présence syndicale est faible comme la construction ou le commerce, les conflits ne sont pas rares : c’est respectivement 18 % et 26,5 % des salariés qui y ont été confrontés à un arrêt de travail. Et plus d’un tiers d’entre eux y ont participé. Dans l’industrie, du fait notamment de la construction automobile (78 %) et de l’énergie (81,5 %), ce sont 58 % des salariés qui ont connu une grève ou un débrayage.
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TABLEAU 4. – LA PART C PAT ON DES SALAR ÉS AUX RELAT ONS SOC ALES LORSQU’UN REPRÉSENTANT DU PERSONNEL… En % de salariés est présent dans l’établissement (88,6 %) Vous-même, au cours des trois dernières années, avez-vous… Voté aux élections des représentants du personnel
Oui
Non, Non, il n’y en alors qu’il a pas eu (ou ne y en a eu sait pas)
n’est pas présent dans l’établissement (11,4 %) Oui
Non, Non, il n’y en alors qu’il a pas eu (ou y en a eu ne sait pas)
87,4
8,4
4,2
25,7*
12,4*
61,9
Participé à une réunion organisée 30,3 par les représentants du personnel
38,3
31,4
9,6*
14,3*
76,1
Participé à un arrêt de travail (grève, débrayage, etc )
18,2
25,4
56,5
2,9
8,3
88,8
Participé à une autre forme d’action collective (pétition, rassemblement, etc )
19,5
19,3
61,2
4,1
6,6
89,3
* Il peut s’agir d’élections ou de réunions qui ne sont pas organisées spécifiquement dans l’établissement ou par des représentants de l’établissement. Lecture : lorsqu’un représentant du personnel est présent dans l’établissement, 87,4 % des salariés déclarent avoir voté lors des élections professionnelles au cours des trois dernières années. Source : enquête REPONSE 2004-2005 (volets « salariés »), DARES. Champ : établissements de 20 salariés ou plus du secteur marchand non agricole.
S’ils se mobilisent en période de crise et continuent de se déplacer en masse à l’occasion des élections professionnelles, la majorité des salariés se situe le plus souvent en retrait du fonctionnement des relations sociales en entreprise. En dehors des conflits et des scrutins, les représentants du personnel apparaissent même isolés. Ils le reconnaissent d’ailleurs lorsqu’ils indiquent que seulement 12 % des salariés se retrouvent dans la semaine au local du comité d’entreprise. Et quand le syndicat majoritaire dispose d’un local indépendant (dans la moitié des établissements syndiqués), il n’est fréquenté que par 5 % des salariés. C’est deux fois moins que le taux de syndicalisation, qui est pourtant reparti à la baisse (parmi les salariés des établissements de plus de 20 salariés du secteur marchand non agricole : de 12,1 % en 1998 à 10,5 % en 2004 d’après les représentants de la direction) après la stabilité observée sur les six années précédentes. Alors que la présence syndicale s’est renforcée par le biais de nouvelles implantations, la participation des salariés au fonctionnement des sections semble s’être affaiblie, signe de l’institutionnalisation des syndicats et des difficultés qu’elles ont à associer les salariés en dehors des actions revendicatives fortes ou des élections.
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Sur fond de participation directe encouragée et d’échanges réguliers avec l’encadrement, des salariés qui déclarent manquer de reconnaissance de la part de leur entreprise Si les directions semblent de plus en plus respecter les obligations légales relatives à l’existence d’instances de représentation du personnel et à leur fonctionnement (tenue des réunions, respect des heures de décharge), elles ne limitent pas pour autant les relations sociales à un dialogue avec ces institutions. De fait, la présence formelle de représentant du personnel dans l’établissement s’accompagne le plus souvent d’une volonté affichée par la direction d’entretenir des relations directes avec les salariés. Même pour établir un diagnostic de la situation sociale, les directions ne font que modérément confiance aux représentants du personnel : le climat social est de plus en plus souvent évalué à partir de critères liés aux postes de travail ou aux salariés qui les occupent, comme l’absentéisme, les démissions ou les griefs directement exprimés par les salariés, qui sont cités comme critères prioritaires par 47 % des directions en 2004, contre 34 % en 1998 ; à l’inverse, seulement 23 % des directions (contre 27 % en 1998) indiquent qu’elles s’appuient en premier lieu sur des critères liés aux représentants du personnel (l’activité syndicale, les griefs exprimés par les représentants, l’ambiance des réunions du personnel ou les conflits). Entre 1998 et 2004, les politiques de communication directe avec les salariés se sont encore développées, comme en témoigne la diffusion dans un nombre croissant d’établissements de documents relatifs à la vie de l’entreprise et à ses règles de fonctionnement (journal ou bulletin d’entreprise, règlement intérieur, circulaires et notes internes). Toujours d’après les directions, les thèmes d’information des salariés se sont aussi diversifiés : il s’agit de la situation et de la stratégie économique de l’entreprise, des perspectives d’évolution de l’emploi et des salaires dans l’établissement ou encore des possibilités de formation et des évolutions technologiques ou organisationnelles. Pourtant, si les réponses des salariés confirment que les directions et l’encadrement sont les principaux vecteurs d’information, loin devant les représentants du personnel, elles témoignent également d’une proportion non négligeable de salariés qui déclarent ne pas recevoir d’information : 30,5 % des salariés indiquent par exemple ne pas être informés des perspectives d’évolution de l’emploi dans leur établissement. Signe d’une efficacité très relative des politiques mises en place, cette proportion n’est que légèrement plus faible (26,5 %) lorsque la direction indique diffuser régulièrement et à l’ensemble des salariés des informations sur ce thème. La volonté d’entretenir des relations individualisées avec les salariés ne se voit pas seulement dans la stratégie de communication interne. Elle se
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lit également dans la généralisation des entretiens d’évaluation : en 2004, ces dispositifs existent dans 77 % des établissements (contre un peu plus de 60 % en 1998) et dans 52 % des établissements (contre 40 % en 1998) ils concernent tous les salariés. Interrogés sur ce thème, les salariés confirment la tenue effective de ces entretiens, 51 % déclarant avoir des entretiens d’évaluation avec leurs supérieurs. S’ils sont plus souvent pratiqués dans les grands établissements, dans la banque, les assurances ou les services aux entreprises, les entretiens d’évaluation des salariés se sont particulièrement développés dans les groupes, notamment du commerce. Du côté des politiques salariales, l’individualisation progresse également, et plus fortement pour les cadres. Comme le montrent Hélène Chaput et Loup Wolff (chapitre 16), la principale évolution des dispositifs de rémunération ne tient cependant pas à l’opposition entre augmentations individuelles ou collectives, mais entre parties fixes et variables des rémunérations : entre 1998 et 2004, les politiques salariales se sont fortement diversifiées, avec de plus en plus d’établissements ayant recours à des primes liées à la performance individuelle (prime d’objectif, de rendement, etc.) ou collective (primes d’intéressement ou de participation). De fait, la motivation des salariés semble être un objectif essentiel pour l’entreprise, et à ce titre, un élément déterminant de la politique de ressources humaines : les directions placent la motivation en tête des qualités recherchées lors des recrutements dans 41 % des établissements, loin devant l’expérience professionnelle (15 %) et le niveau de formation (11,5 %). D’ailleurs, elles comprennent assez bien les éléments qui poussent les salariés à s’investir dans leur travail : comme eux, elles citent en premier la satisfaction du travail bien fait et l’envie de satisfaire au mieux les clients ou usagers de l’entreprise. Cependant, si les directions comprennent ces facteurs de motivation des salariés, qui renvoient à une envie de réalisation de soi et de reconnaissance dans son travail, elles ne parviennent que peu à y répondre : 57 % des salariés considèrent que, compte tenu des efforts qu’ils font, l’entreprise ne reconnaît pas leur travail à sa juste valeur ; le souhait de gagner ou de conserver l’estime de leurs supérieurs, les incitations salariales ou encore l’espoir d’une promotion ne sont que rarement cités par les salariés comme des éléments qui les poussent à s’investir dans leur travail. Également très souvent mentionnée par les directions, l’identification aux objectifs de l’entreprise est l’élément le moins cité par les salariés, derrière la crainte de perdre son emploi. À l’image des directions d’établissement pour leurs facteurs de motivation au travail, les représentants du personnel semblent bien comprendre les problèmes des salariés : ils identifient bien les deux premiers éléments cités par les salariés concernant ce qui les gêne pour s’investir dans leur travail, c’est-à-dire le manque de reconnaissance et la faiblesse des rémunérations.
SALARIÉS, REPRÉSENTANTS DU PERSONNEL ET DIRECTIONS…
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Mais ils ne semblent que peu parvenir à répondre à leurs attentes. D’ailleurs, si les acteurs institutionnels, directions et représentants du personnel, jugent dans une majorité d’établissements (respectivement 89 % et 61 %) que le climat social est calme ou plutôt calme, c’est pratiquement l’inverse du point de vue des salariés : 47 % d’entre eux estiment qu’il est tendu ou très tendu. Finalement, alors qu’ils semblent au cœur de toutes les attentions de la part des représentants du personnel comme des directions d’établissement ou d’entreprise, les salariés apparaissent en retrait d’un jeu qui se noue entre partenaires sociaux sur le lieu de travail. Leurs déclarations suggèrent en effet que les liens entretenus avec leur direction sont plus vivants, mais qu’ils ne leur donnent que rarement satisfaction alors que les représentants du personnel, plus lointains au quotidien, révèlent leur importance lors des périodes de crise.
LA REPRÉSENTATIVITÉ : UNE QUESTION POUR LES ORGANISATIONS SYNDICALES, PATRONALES… ET FINALEMENT POUR LE SYSTÈME DANS SON ENTIER ? À la lecture des résultats de l’enquête REPONSE, le système de relations professionnelles ne semble pas être à l’arrêt, comme en témoigne d’ailleurs l’intense activité de négociation au cours des dernières années (Bloch-London et Pélisse, chapitre 5). Il révèle cependant un problème structurel lié à la place qu’y occupent les salariés, en retrait du fonctionnement institutionnel, et qui invite à reconsidérer sous cet angle la question de la représentativité.
Des représentants du personnel qui représentent assez bien les salariés, du point de vue des salariés comme des directions… Comme nous allons l’illustrer, la notion de représentativité n’est pas simple, ni conceptuellement, ni empiriquement. Les salariés se révèlent ainsi relativement critiques par rapport à l’activité des représentants du personnel (tableau 5). S’ils sont une majorité à considérer qu’ils sont sincères et que leur action va dans le bon sens (66 % des salariés déclarent qu’ils traduisent bien les aspirations des salariés), seulement un peu plus d’un tiers estiment qu’ils pèsent lors des négociations : 37 % des salariés déclarent qu’à cette occasion les représentants du personnel influencent les décisions de la direction. Mais, contrairement aux représentants de la direction, les salariés expriment des attentes fortes vis-à-vis des représentants du personnel : alors que dans plus de neuf établissements sur dix la
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE TABLEAU 5. – REGARDS CRO SÉS SUR LES REPRÉSENTANTS DU PERSONNEL ET LES SYND CATS
L’opinion portée sur les représentants du personnel et les syndicats (qu’il y en ait ou non dans l’établissement) par les…* Représentants de la direction
Salariés
Les salariés peuvent se défendre seuls
91,2
42,2
Les représentants du personnel traduisent les aspirations des salariés
79,0
65,8
Les représentants du personnel influencent les décisions de la direction
58,1
36,9
Les syndicats jouent un rôle irremplaçable dans la représentation des salariés
40,7
65,9
Les syndicats font passer leurs mots d’ordre et leurs intérêts avant ceux des salariés
67,9
57,2
Les syndicats rendent des services aux salariés
65,4
73,6
* Proportion de représentants de la direction et de salariés répondant « tout à fait » ou « plutôt » d’accord pour chacune des affirmations proposées (les non-réponses sont exclues de la population de référence pour ce calcul). Lecture : respectivement 91,2 % et 42,2 % des représentants de la direction et des salariés sont d’accord avec l’affirmation selon laquelle « les salariés peuvent se défendre seuls ». Source : enquête REPONSE 2004-2005 (volets représentants de la direction et salariés), Dares. Champ : établissements de 20 salariés ou plus du secteur marchand non agricole.
direction estime que les salariés sont en mesure de défendre directement leurs intérêts, seulement 42 % des salariés affirment la même chose. Face au syndicat, l’attitude ambivalente des salariés est encore plus marquée : ils sont plus de la moitié à estimer que les syndicats font passer leurs mots d’ordres et leurs intérêts avant ceux des salariés, mais les deux tiers affirment qu’ils leur rendent des services. De façon quelque peu surprenante, les directions se révèlent moins dures dans leur appréciation des représentants du personnel : dans plus des trois quarts des établissements, ils estiment que les représentants traduisent bien les aspirations des salariés ; avec 58 % d’avis favorable, ils déclarent plus souvent que les représentants du personnel eux-mêmes qu’ils influencent leurs décisions lors des négociations. Et si les directions sont plus sévères que les salariés vis-à-vis de syndicats, elles le sont un peu moins qu’auparavant. Dans les deux tiers des établissements, le représentant de la direction interrogé en 2004 indique que les syndicats rendent des services aux salariés. Finalement ce sont bien les attentes à l’égard des représentants du personnel qui distinguent salariés et dirigeants : pour les entreprises, ce sont des acteurs institutionnels dont elles reconnaissent d’autant plus faci2 lement l’efficacité (et par-là l’utilité) qu’ils sont perçus en règle générale 2. Les réponses des directions d’établissement à cette question générale contrastent d’ailleurs avec deux questions posées de façon précise à propos des dernières négociations respectivement
SALARIÉS, REPRÉSENTANTS DU PERSONNEL ET DIRECTIONS…
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comme peu gênants et faciles à contourner en s’adressant directement aux salariés ; à l’inverse, ces derniers sont d’autant plus critiques concernant leur efficacité qu’ils les considèrent comme nécessaires. Au-delà des différences liées aux intérêts potentiellement divergents des salariés et des employeurs, ces réponses indiquent un point d’accord important entre eux : ils indiquent à une nette majorité que les représentants du personnel traduisent bien les aspirations des salariés, en d’autres termes qu’ils les représentent bien. Certes pour les syndicats, cette capacité à relayer les attentes des salariés est parfois brouillée par la mise en avant de leurs mots d’ordre et intérêts propres, mais, comparativement aux non syndiqués, elle s’accompagne d’une efficacité semble-t-il aussi plus grande : une proportion élevée de salariés considère que les syndicats leur rendent des services. Ce que disent salariés et employeurs correspond en fait assez bien à ce que l’on peut attendre des représentants du personnel : s’ils doivent en premier lieu comprendre ce que vivent les salariés au travail, ils sont ensuite censés le traduire en revendications et propositions afin d’être entendus et, éventuellement, de peser face à la direction. Cette étape suppose un travail de mise en forme politique qui, facilité dans le cas des représentants syndiqués par l’existence de réflexions conduites de façon plus centrale au niveau des unions locales, des fédérations ou même des confédérations, prend le risque de s’écarter des aspirations initiales exprimées par les salariés. En ce sens, il est tout à fait cohérent que les représentants du personnel non syndiqués soient perçus par les salariés comme plus fidèles dans leur « traduction » des attentes des salariés, mais moins efficaces que les syndicats. Dans ce cadre, il est aussi logique que relativement à leurs directions, les salariés soient moins critiques vis-à-vis des syndicats que des représentants du personnel en général. Il faut bien sûr rester prudent dans l’interprétation de ces questions d’opinion, qui peuvent être sensibles aux effets de désirabilité des réponses : pour un directeur d’établissement ou un DRH, il peut par exemple être difficile de reconnaître face à un enquêteur que « les syndicats gênent les activités de l’entreprise » ou plus simplement qu’ils ne sont jamais écoutés. Mais les réponses des salariés et des employeurs dessinent finalement un portrait auquel on parvient bien à donner un sens. Et de façon peut-être surprenante par rapport aux discours dominants, les représentants du personnel y sont perçus comme représentant bien les salariés, et d’une certaine manière les délégués syndicaux peut-être même davantage que les représentants élus. Mais alors comment comprendre les réponses des directions qui, juste à la suite de ces questions, indiquent à 77 % que les organisations syndicasalariale et non salariale tenues dans l’établissement : respectivement 69 % et 58 % des directions indiquent en effet que leur décision n’aurait pas été différente en l’absence de négociation.
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les sont faiblement ou très faiblement représentatives ? Notre hypothèse est précisément que, plus que les items précédents, cette question directe sur la représentativité se prête à une reproduction de discours standards portés à l’encontre des syndicats de salariés. En fait, comme nous allons le montrer, les réponses sont relativement peu influencées par la présence (ou l’absence) de syndicats, et par le taux de syndicalisation. Et ce constat vaut également pour les organisations patronales. Dans ce cadre, le déficit de représentativité ainsi affirmé semble renvoyer davantage aux caractéristiques mêmes du système de relations professionnelles qu’à des partenaires sociaux qui en seraient responsables.
… mais toujours un déficit de « représentativité » perçue concernant les syndicats de salariés et les organisations patronales Lorsqu’on les interroge sur la représentativité des syndicats de salariés et des syndicats patronaux, seulement 17 % et 18 % des représentants de la direction jugent qu’elle est forte ou très forte. Et la proximité de ces pourcentages se retrouve lorsque l’on relie ces appréciations avec la situation concrète concernant les implantations syndicales et affiliations patronales (tableau 6) : en effet, dans les 22 % d’établissements où les syndicats de salariés sont présents et où l’entreprise est affiliée à une fédération patronale, les jugements portés sur la représentativité sont encore très proches (ils sont légèrement plus favorables) ; et si à l’inverse dans les 31 % d’étaTABLEAU 6. – PROPORT ON DE REPRÉSENTANTS DE LA D RECT ON QU CONS DÈRENT QUE LA REPRÉSENTAT V TÉ DES SYND CATS DE SALAR ÉS/SYND CATS PATRONAUX EST FORTE OU TRÈS FORTE SELON QUE… En % d’établissements
… l’entreprise…
… est présent dans … un l’établissement (37,9 %) délégué … n’est pas présent* dans syndical l’établissement (62,1 %)
… est affiliée à une fédération patronale (52,5 %)
… n’est pas affiliée* à une fédération patronale (47,5 %)
21,7/20,2
21,1/11,2
11,6/23,0
16,7/16,6
* ou ne sait pas. Lecture : respectivement 21,7 % et 20,2 % des représentants de la direction considèrent que la représentativité des syndicats de salariés/syndicats patronaux est forte ou très forte quand l’entreprise est affiliée à une fédération patronale et qu’un syndicat est présent dans l’établissement. Source : enquête REPONSE 2004-2005 (volet représentants de la direction), Dares. Champ : établissements de 20 salariés ou plus du secteur marchand non agricole.
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blissements où il n’y a ni syndicat de salariés, ni affiliation patronale, les avis sont plus négatifs, ils restent toujours pratiquement égaux. Enfin, la symétrie est pour ainsi dire totale lorsque l’on considère les situations croisées, où les salariés sont organisés par un syndicat alors que la direction ne l’est pas et vice versa : dans un sens comme dans l’autre, et avec des appréciations là encore très proches, l’absence d’organisation d’une des deux parties du dialogue social lorsque l’autre l’est est perçue comme un déficit relatif de représentativité. Au final, ce qui ressort de ces analyses, c’est évidemment le fait que les organisations patronales ne sont pas jugées par les directions d’établissement comme plus représentatives que les syndicats de salariés. La question de la représentativité semble donc se poser au moins autant pour les premières que pour les seconds. Et elle n’apparaît pas (toujours du point de vue des directions) comme beaucoup plus forte lorsqu’un syndicat existe dans l’établissement ou que l’entreprise est affiliée à une fédération patronale. Dernier constat, les jugements portés sur la représentativité des parties patronales et syndicales semblent étroitement liés : ils ne dépendent en effet pas seulement de leur propre organisation par une structure professionnelle, mais aussi de celle de la partie « adverse ». Et de façon emblématique, ce lien ne joue qu’en négatif : la représentativité des organisations syndicales (respectivement patronales) n’est pas renforcée par l’absence d’affiliation patronale (respectivement d’implantation syndicale). Les opinions portées sur les organisations syndicales et patronales se répondent, comme les situations d’implantation et d’affiliation d’ailleurs. Et finalement, on constate une opposition au moins autant entre les établissements et secteurs où les salariés et les employeurs sont structurés par des organisations professionnelles d’une part (notamment dans l’industrie et les organismes financiers) et entre ceux où ils n’y sont pas d’autre part (comme dans les services aux particuliers et le commerce) qu’entre les établissements et secteurs où ce sont essentiellement les employeurs qui s’organisent (construction) et ceux où ce sont les syndicats de salariés qui sont principalement présents (par exemple dans le parapublic, comme l’éducationsanté-social). Mais au-delà, c’est bien le déficit commun de représentativité perçu pour les organisations syndicales et patronales qui frappe à la lecture de ces données. Et ce résultat interpelle l’ensemble du système français de relations professionnelles, où les taux de syndicalisation sont extrêmement faibles et où le niveau plus élevé des affiliations patronales s’explique par l’absence dans le champ de l’enquête des établissements de moins de vingt salariés (et donc a fortiori les petites ou très petites entreprises). Comme nous l’avons vu, la participation des directions à des structures extérieures (organisation locale ou fédération de branche) à l’entreprise ou à l’établissement n’est d’ailleurs pas plus élevée que celle des syndicats.
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
CONCLUSION Effectuée à l’aide des différents volets de l’enquête REPONSE 20042005, cette immersion dans le système français de relations professionnelles, à travers l’analyse de la manière dont il se traduit au sein des entreprises et est alors perçu par ses différents acteurs, nous invite à formuler plusieurs constats. En premier lieu, les représentants du personnel ne semblent pas être totalement institutionnalisés. Et de ce point de vue, comme de celui du degré d’engagement dans leur mandat et des problèmes de renouvellement qu’ils posent, les délégués syndicaux et représentants syndiqués se distinguent des élus non syndiqués. Pourtant dans le même temps, les réponses des salariés témoignent de la fragilité, et du peu de régularité du lien qu’ils entretiennent avec leurs représentants. Au quotidien, c’est davantage l’encadrement intermédiaire ou supérieur qui semble déterminant, tant pour obtenir des informations que pour régler des problèmes. Et cette réalité se trouve en partie renforcée par le souhait des directions de contourner les représentants du personnel et de s’adresser directement aux salariés. En réalité, l’utilité des représentants du personnel, et notamment des syndicats, se révèle dès que des difficultés plus importantes se font jour ou que des crises apparaissent. L’analyse détaillée des opinions exprimées par les salariés et les directions à propos des représentants du personnel confirme d’ailleurs cette interprétation : ils y apparaissent comme traduisant bien les aspirations des salariés. Finalement, l’appréciation des directions quant au peu de « représentativité » des organisations syndicales ne semble pas devoir être comprise au sens strict. Le fait que les directions portent le même jugement par rapport aux organisations patronales et l’influence relativement faible des implantations syndicales et affiliations patronales sur ces opinions suggèrent que c’est le système dans son ensemble qui est jugé comme peu « représentatif ». Face à un enjeu qui serait de refonder la démocratie sociale en permettant une plus grande participation des salariés au jeu collectif qui se joue entre les partenaires sociaux, la réforme en cours de la représentativité n’est qu’un premier pas et ne va pas sans comporter certains risques. Certes, le passage à la logique majoritaire tente de rompre avec la déconnection qui existe depuis 1966 entre droit de représentation et degré d’adhésion des 3 salariés. Mais la tendance à une redéfinition électorale du concept de repré3. Qui ne fait certes pour l’instant que se profiler dans la mesure où la définition des mandats reste identique. Seuls les critères de représentativité sont désormais adossés à une mesure de l’audience électorale : selon la position commune du 9 avril 2008, seraient reconnues comme représentatives au niveau de l’entreprise, les organisations ayant recueilli au moins 10 % des suffrages valablement exprimés lors des élections professionnelles (des comités d’entreprise et, à défaut, des délégués du personnel), et à titre transitoire au niveau de la branche ou au niveau
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sentativité (déjà présente dans la loi du 4 mai 2004), ne peut en elle-même suffire à entraîner une participation plus grande des salariés et permettre le remplacement des générations anciennes de représentants syndicaux. Une telle réforme n’incitera en soi pas plus les salariés à adhérer et à participer activement à la vie des syndicats : la représentativité des organisations n’étant jugée dans ce cadre qu’à l’aune de leurs résultats électoraux, et non à celle du nombre de leurs adhérents, rien ne permet d’espérer que le paradoxe actuel (participation électorale élevée, adhésion syndicale extrêmement faible) cesse d’exister. Pire, si elle complétée par un financement adossé aux résultats des élections (sur le modèle des partis politiques), cette redéfinition risque d’affaiblir encore les velléités de syndicalisation des organisations. Et elle peut contribuer enfin à encourager des stratégies passives de soutien aux syndicats : les salariés pourraient être encore plus nombreux à se tenir écartés de la vie syndicale, tout en continuant à fournir un soutien par voie électorale. En ce sens, les syndicats pourraient être perçus comme plus représentatifs tout en l’étant moins, parce qu’ils auraient notamment perdu de leur capacité de mobilisation. Nous l’avons vu, les mandats de désignés et d’élus, de syndiqués et de non syndiqués, ne correspondent pas à un même investissement dans la fonction, et par-là, à une même capacité d’opposition et… de représentation des salariés en cas de crise. Redonner de la légitimité aux représentants du personnel est évidemment nécessaire, se donner les moyens de constituer ou reconstituer un noyau d’adhésion, de mobilisation et de participation élargi autour d’eux l’est tout autant. Et ce n’est certainement pas qu’une question de mécanique institutionnelle. Les modèles coopératifs, marqués hier par les objectifs de démocratie sociale ou industrielle, étant aujourd’hui bien loin des entreprises capitalistes modernes [Coutrot, 2005], sans doute est-il d’autant plus nécessaire de revivifier le lien, et pas seulement de façon électorale, entre les salariés, leurs représentants et leurs directions.
national interprofessionnel, celles ayant recueilli au moins 8 % des suffrages. Néanmoins, en donnant une dimension cruciale aux scrutins professionnels, c’est bien la logique de désignation des délégués syndicaux qui risque de se trouver à terme affaiblie.
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Encadré 2 : Le vo et « représentant du personne » de ’enquête REPONSE L’objet de l’enquête REPONSE (les relations entre salariés et employeurs, et notamment le rôle qu’y jouent les représentants du personnel) justifie la multiplicité des angles d’interrogation et des acteurs enquêtés. Étudier les points de vue croisés de trois catégories d’acteurs De fait, le dispositif d’enquête prévoit trois volets pour chacun des quelque 2 930 établissements enquêtés en 2004-2005. Dans le premier volet, on interroge le représentant de la direction qui est en charge des relations sociales (selon la taille ou la structure juridique, il s’agit le plus souvent du DRH, du directeur de l’établissement ou du chef d’entreprise). Le second est réalisé dans les établissements qui disposent d’au moins un représentant du personnel, et c’est alors un représentant de l’organisation ou de la liste majoritaire qui est enquêté. Dans le dernier volet enfin, c’est un échantillon de salariés auxquels un questionnaire postal est envoyé au domicile. Quelle représentativité des représentants du personnel interrogés ? Le second volet de l’enquête, central du point de vue de l’acteur interrogé, l’est également dans le dispositif d’enquête. Il se déroule après l’entretien effectué avec le représentant de la direction, grâce aux informations que ce dernier a fourni : afin de s’assurer de la représentativité statistique et professionnelle des représentants du personnel interrogés, un tirage aléatoire est en effet réalisé informatiquement à la fin de l’entretien. Cette procédure évite que l’employeur (ou son représentant) ne puisse choisir le représentant du personnel à enquêter, ce qui risquerait d’induire un biais dans les réponses fournies. Elle permet également d’identifier (par son mandat et le cas échéant son organisation) les représentants les plus représentatifs professionnellement, qui sont les seuls à même de connaître l’ensemble des relations sociales de l’établissement. L’échantillon des représentants du personnel interrogés ne correspond donc pas à l’ensemble des représentants du personnel des établissements enquêtés, mais aux seuls représentants majoritaires : dans les petits établissements, c’est en général l’unique représentant qui répond au questionnaire ; dans les grands établissements en revanche, la sélection conduit à ne retenir qu’un seul (mais majoritaire, donc en général un des plus anciens) des représentants présents (leur nombre est le plus souvent limité à quelques personnes, mais il peut aller jusqu’à quelques dizaines dans les plus grandes unités). Compte tenu de cette procédure, les représentants des grands établissements sont sous-représentés statistiquement, mais sur-représentatifs professionnellement et il faut rester prudent quant à l’interprétation des différences entre types de représentants, selon leur mandat ou leur organisation par exemple. Comparer représentants élus et représentants désignés Toutefois, la procédure de sélection permet de comparer, à établissements totalement identiques, les représentants désignés et élus, lorsque tous deux existent dans l’établissement. En ce cas en effet, le type (désigné ou élu) est tiré au sort avec une probabilité égale et on peut donc comparer les délégués syndicaux et les représentants élus (tous deux étant issus de l’organisation majoritaire). Globalement, on vérifie que sur la plupart des questions de l’enquête (qu’elles soient relatives aux parcours individuels, pratiques sociales ou opinions exprimées), les différences entre désignés et élus ne sont pas, à établissement donné, significatives statistiquement. Elles ne tiennent donc pas au mandat exercé, mais au type d’établissement : les élus, et encore plus lorsqu’ils sont non syndiqués, sont davantage présents dans les petits établissements ; les délégués syndicaux sont quant à eux plus souvent implantés dans les établissements de taille moyenne ou grande.
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Les relations sociales en entreprise : des évolutions à l’épreuve du genre
Hervé Defalvard, Danièle Guillemot, Martine Lurol, Evelyne Polzhuber 1
Au début des années 1970, le concept de gender naît aux États-Unis, posant la question du genre de manière distincte de celle du sexe. La différence entre le « sexe biologique » et le « sexe social » renvoyant le sexe au biologique et le genre au culturel est introduite par Okley [1972] dans un ouvrage fondateur, qui ouvre le champ des gender studies. Sur la base de cette distinction, Scott [1988] questionne le masculin et le féminin et les rapports de domination que l’un entretient avec l’autre. Laqueur [1992] montrera ensuite le caractère construit historiquement du sexe et de son articulation avec le genre. En France, le concept de genre est d’abord apparu dans le champ du politique, notamment dans les travaux sur la visibilité des femmes en rapport au vote, aux élections et à l’éligibilité [Mossuz-Lavau et Sineau, 1983] et en sociologie du travail, avec l’analyse de la division sexuelle du travail [Collectif, 1984 ; Kergoat, 1978] et du marché de l’emploi [Maruani, 1985 et 1998 ; Laufer, Marry et Maruani, 2003]. Mais il s’est réellement diffusé en 1995, lorsque l’Union européenne s’est intéressée aux questions de genre et de parité dans la recherche d’une égalité effective. Ce concept est aujourd’hui généralisé et analyse les différences hommes/femmes (inégalités, hiérarchies et domination masculine) comme des constructions sociales et culturelles. Cependant, alors que la question du genre au sein des organisations syndicales est de plus en plus posée, et qu’elle est désormais abordée en lien avec l’analyse des organisations [Angeloff et
1. L’étude présentée ici a en outre bénéficié des entretiens réalisés par Brigitte Frotié (ISP, ENS-Cachan).
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
Laufer, 2007], elle est encore peu utilisée, tout au moins en France, dans l’analyse des relations sociales en entreprise. L’Union européenne a impulsé une nouvelle approche de l’égalité entre les hommes et les femmes à travers le gender mainstreaming, c’est-à-dire « l’intégration de l’égalité dans l’ensemble des politiques et par tous les acteurs impliqués » [Silvera, 2006]. Les directives et règlements européens ont favorisé sa diffusion en imposant l’adoption de lois sur l’égalité dans les pays de l’Union. Ainsi, la France a-t-elle modifié sa constitution en 1999 en stipulant que « la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives », puis en promulguant en 2000 la loi sur la parité qui incite à mieux observer la composition de délégations dans l’ensemble des lieux de représentation. Cette loi a eu une incidence directe dans le champ des élections professionnelles et auprès des organisations syndicales qui ont alors ouvert le débat sur la place des femmes en leur sein et sur les questions d’égalité. Enfin, la loi Génisson du 9 mai 2001 a rendu obligatoires les négociations sur l’égalité professionnelle dans les entreprises de plus de 50 salariés et la mise en place de nouveaux indicateurs sexués sur la base d’un rapport de situation comparée entre les hommes et les femmes [Lurol, 2003]. Cette obligation est d’autant plus importante qu’en France, la tradition de négociation sur l’égalité est très faible, même si la loi Roudy de 1983 l’avait déjà introduite. Un accord interprofessionnel sur l’égalité professionnelle et la mixité a été signé en mars 2004 à l’unanimité des organisations syndicales représentatives, témoignant d’une volonté d’avancer sur ces questions. Et plus de 50 accords de branches sur l’égalité professionnelle ont été signés et recensés en 2005 [Laufer et Silvera, 2005]. La loi du 23 mars 2006 relative à l’égalité salariale entre les femmes et les hommes et sa circulaire d’application du 19 avril 2007 concernant la suppression des écarts de rémunération avant le 31 décembre 2010 dans le cadre des négociations annuelles sur les salaires obligent les entreprises et les organisations syndicales à se mobiliser sur cette question. Dès lors, l’enjeu des questions de mixité, de parité et d’égalité prend une ampleur croissante dans les entreprises. En abordant les relations professionnelles sous cet angle très actuel du genre, notre perspective connecte les trois champs d’investigation qui sont apparus au point de croisée des industrial relations et des gender studies : le champ du politique, le champ du travail et le champ syndical avec les questions de la parité, de la mixité et de l’égalité [Fortino, 2002]. Lors de travaux précédents sur la négociation des 35 heures, nous avions déjà approché la question des relations professionnelles à partir de la considération du genre des signataires. En effet, la signature d’accords sur les
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35 heures par la voie du mandatement syndical n’a pas seulement permis d’élargir la négociation salariale aux petites entreprises, elle a aussi plus 2 largement étendu aux femmes la fonction de représentant du personnel [Defalvard, Lurol et Polzhuber, 2005a, 2005b et 2005c]. L’étude présentée ici repose sur seize monographies d’établissements réalisées à la suite de l’enquête REPONSE 2004-2005. Elle s’attache à explorer certaines dimensions des relations professionnelles en les étudiant du point de vue des négociations – ou de leur absence – entre directions et représentants du personnel, et à les interroger du point de vue du genre. Indépendamment des questions de genre, on a tout d’abord cherché à observer dans les établissements analysés l’existence ou l’absence de négociations, les rapports de force dans lesquels elles s’inscrivent et comment elles structurent les relations professionnelles et leur évolution au cours des vingt dernières années. Puis, on s’est attaché à comprendre comment ces caractéristiques des relations sociales s’articulent avec les différentes facettes de la dimension du genre : transformation de la composition sexuée du salariat, prise en compte dans les négociations des questions de mixité et d’égalité professionnelle et genre des équipes de représentants du personnel. Pour cela, lors des entretiens effectués avec les représentants du personnel et les directions dans des établissements très divers, sélectionnés en fonction du genre des représentants du personnel et de celui de la maind’œuvre salariée, l’accent a été mis sur la manière dont nos interlocuteurs posaient ces questions, selon leur propre position ou parcours, mais aussi selon l’histoire et les caractéristiques de l’établissement. Dans la première partie de ce chapitre, nous présentons une typologie des relations de pouvoir observées dans les établissements de notre échantillon, du point de vue notamment de l’existence de négociations entre représentants du personnel et directions. Dans une deuxième partie, cette typologie et la dynamique des relations sociales que l’on peut en dégager sont interrogées sous l’angle du genre. Enfin, nous examinons plus spécifiquement la question du genre des représentants du personnel, notamment sous l’angle du renouvellement des institutions représentatives du personnel.
2. Ce résultat a été confirmé par les résultats de l’enquête REPONSE 2004-2005 puisque plus d’un tiers des établissements d’au moins 20 salariés ayant eu recours au mandatement disposait en 2004 de délégués syndicaux, soit 3 500 implantations syndicales [Amossé, 2006 ; Pignoni, Tenret, 2007].
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UNE TYPOLOGIE DES RELATIONS DE POUVOIR DANS L’ENTREPRISE Des monographies d’établissement, nous avons dégagé quatre catégories, selon la nature des relations de pouvoir que l’on a pu observer. Celles-ci sont analysées au travers de deux indicateurs principaux : d’une part l’existence ou l’absence d’une activité de négociation entre représentants du personnel et direction, et l’intensité et les thèmes de négociations lorsqu’elles existent ; d’autre part les modes de régulation des conflits, notamment en l’absence de négociation. Plusieurs configurations sont ainsi successivement examinées : l’absence de négociations d’une part dans des établissements à l’histoire sociale tumultueuse où des rapports d’affrontement marquent les relations professionnelles (type 1), et d’autre part dans des petites entreprises patrimoniales où les représentants du personnel, non syndiqués, sont largement dominés par une direction qui impose les sujets d’une « pseudo-négociation » (type 2). Dans les autres établissements étudiés, des négociations existent, et le rôle des représentants du personnel est globalement reconnu par les directions. Certains d’entre eux ont une tradition ancienne de négociation sur des thématiques très variées, qu’il s’agisse d’établissements appartenant à des groupes internationaux du secteur financier ou de la chimie, où les instances de représentation du personnel sont complètes et toutes les organisations syndicales représentées, ou d’établissements du secteur de l’éducation et de la santé, de taille plus modeste, où une seule organisation syndicale est présente (type 3). Enfin, au sein d’établissements récents où la main-d’œuvre est jeune, de taille et appartenance sectorielle diverses, on repère des relations professionnelles marquées par un certain pragmatisme : des négociations ont lieu sur des sujets jugés par l’une des deux parties comme prioritaires, en fonction des problèmes rencontrés (type 4). Il faut souligner que l’existence ou l’absence de négociations, le type et la variété des accords signés, ne préjugent en rien de l’existence de conflits : c’est leur mode de régulation, et leur traduction (ou non) dans une négociation entre partenaires sociaux qui distingue, selon la typologie esquissée dans ce chapitre, les rapports de pouvoir entre directions et représentants du personnel dans les établissements étudiés.
Type 1 – Des « rapports d’affrontement » qui se conjuguent plutôt au passé Dans quatre établissements de type industriel et au salariat ouvrier (tableau 1), on retrouve un même schéma permettant de décrire les relations entre salariés et employeurs. Ces établissements ont vu au cours des dernières années ou décennies leurs effectifs ouvriers diminuer, suivant en
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cela une évolution nationale. Ainsi un plan de restructuration a-t-il frappé CAOUTCHOUC en 1987 avec 130 licenciements. L’un des autres points communs entre ces quatre bastions industriels ouvriers est une implantation syndicale ancienne et un pluralisme syndical dans laquelle la CGT demeure majoritaire, en accord avec son profil national qui le distingue par son ancrage dans l’industrie et chez les ouvriers. Enfin, ils se caractérisent aussi par des postes d’ouvriers quasi exclusivement occupés par des hommes, les femmes étant surtout présentes parmi les employés, mais aussi, de plus en plus, parmi les professions intermédiaires (agents de maîtrise) et cadres de ces établissements. Ainsi, chez CAOUTCHOUC, sur 430 ouvriers en 2005 on compte une quinzaine de femmes, alors qu’elles sont plus de 40 sur les 60 employés. Sur 400 salariés de METAL, on compte seulement 15 femmes ; les 260 ouvriers sont tous des hommes, et il y a 6 femmes sur les 30 cadres et ingénieurs. Malgré cela, les dirigeants et cadres de direction, comme la population ouvrière, sont presque toujours des hommes. Enfin, les mandats de représentants du personnel sont très généralement exercés par des hommes, mais on compte quelques femmes, notamment parmi les élus cadres (UGICT-CGT ou CFE-CGC). TABLEAU 1. – « RAPPORTS D’AFFRONTEMENT » Établissement
Secteur, taille, statut
CAOUTCHOUC
Caractéristiques du salariat majoritaire (féminisation et qualification)
Type d’institutions représentatives du personnel
Genre des représentants du personnel
Grand établissement industriel (600 salariés), filiale d’un groupe étranger coté en Bourse
Très masculin (66 %) Ouvriers
Deux syndicats présents de longue date CGT majoritaire
Masculin, à 90 %
TRANSPUBLIC
Très grand établissement (4 200 salariés), transports urbains
Très masculin (87 %) Conducteurs (ouvriers)
Cinq syndicats présents de longue date CGT majoritaire
Masculin, à 90 %
METAL
Grand établissement (400 salariés), métallurgie-chimie
Très masculin (90 %) Ouvriers
Trois syndicats CGT majoritaire
Masculin
AERO
Grand établissement (700 salariés), aéronautique
Très masculin (85 %) Ouvriers
Trois syndicats CGT majoritaire
Masculin, à 85 %
Dans ces établissements, les relations professionnelles ont longtemps été caractérisées par des affrontements durs. Mais s’ils sont encore très fréquents chez TRANSPUBLIC, ils déclinent et changent de nature dans les trois autres établissements étudiés. Le site METAL a connu il y a encore une vingtaine d’années des conflits qui ont abouti à la fermeture des portes de l’établissement pendant plusieurs jours. Les anciens de CAOUTCHOUC citent l’affrontement symbolisé par les événements de 1987 lors du plan de licenciement où « ça a duré 15 jours, c’était Fort Chabrol avec les
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containers devant la porte ». Depuis l’ouverture en 1966 où sur 315 salariés, 300 adhéraient à la CGT, AERO a connu de nombreuses luttes de grande envergure. Le dernier grand conflit eut lieu en 1994-1995 avec une grève d’un mois et demi pour une augmentation de salaire. Mais ce conflit s’est soldé par un échec : « on a repris le boulot, on n’a rien eu » déclare le secrétaire du comité d’entreprise. Depuis une dizaine d’années, les relations professionnelles ont évolué. Le secrétaire du comité d’entreprise et le DRH de CAOUTCHOUC s’accordent pour voir, dans le rachat du site en 1996 par le groupe suédois X, l’origine du changement. Ainsi le premier constate que « les arrêts de travail on n’en a pas fait beaucoup depuis qu’on est X » puis ajoute : « Il faut dire qu’il y a moins de conflits qu’avant je pense, et on discute plus qu’avant. » Désormais, les conflits se manifestent plus à travers des tracts, la présence des salariés dans les grands mouvements nationaux, mais aussi par l’absentéisme ; et les négociations sont fréquentes, des accords sont signés. Pour le DRH, « d’une relation avec les organisations syndicales qui était frontale avant 1996, je ne veux pas dire qu’aujourd’hui ce sont des relations idylliques, mais aujourd’hui nous parlons, nous travaillons ensemble sur des sujets, nous essayons d’avancer ensemble pour faire progresser l’entreprise et les hommes dans l’entreprise. Donc une modification quasi-totale. Un exemple précis : j’en suis à la troisième année de la signature d’un accord salarial avec la totalité des organisations syndicales, y compris la CGT. » Une telle évolution n’est pas sans poser des problèmes de positionnement de la part de syndicats qui sont les héritiers de la période antérieure. Pour le secrétaire du comité d’entreprise, « le risque est de devenir complètement intégré à la direction » dont il pense s’être protégé en étant resté « autonome, indépendant par rapport à la direction, en s’appuyant sur un rapport de force, soutenu par des périodes d’échanges, de mobilisation des salariés, sur des problèmes bien particuliers ». Un autre exemple de cette nouvelle donne est la mise en place dans un atelier d’une organisation du travail plus horizontale, avec un ‘leader’ouvrier censé modifier la logique de la maîtrise qui fonctionne habituellement, toujours selon le secrétaire du comité d’entreprise, avec un « esprit de clan », « avec des comportements qui sont injustifiés, qui datent d’un autre âge ». « De la part des syndicalistes, ça (la désignation d’un leader ouvrier) mérite une intervention, une discussion plus nuancée qu’avant ». Si pour certains, « c’est le fayot, c’est pas aussi évident que ça : y a des copains qui ont fait grève durant la grève du CPE, on a fait pas mal de grève là, et qui sont leaders aussi et qu’on a vu dans les manifs. C’est intéressant parce que ça permet de dire qu’il y a des gens qui, y compris à un certain niveau de responsabilité (dans l’entreprise), s’engagent quand même dans certains combats syndicaux. » L’ouverture au dialogue n’efface ainsi pas le conflit des relations sociales. Le secrétaire élu
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du comité d’entreprise souligne par exemple la tension montante en raison des bonus très élevés perçus par les cadres dirigeants. Chez AERO, après le conflit de 1994 qui s’est « soldé par un échec », un nouveau directeur à la tête de cette entreprise récemment privatisée est arrivé, avec une volonté de dialogue : « ils ont marqué des points car les gens se sont inscrits dans ce schéma où on leur laissait la possibilité de s’exprimer. Ce directeur était là pour préparer l’après et il a eu de bonnes relations avec nous, il faut le reconnaître, il était très ouvert, on pouvait frapper à sa porte, on discutait. Il y a plein de choses qu’on a obtenues […] Nous, on sortait d’une direction, un mur, toutes les réunions n’étaient que des engueulades, c’était atroce. D’un seul coup, on avait un directeur qui nous écoutait, on demandait des dossiers, on les avait. Un changement radical… on a été sur des terrains où on ne serait jamais allé avant. » (Secrétaire CGT du comité d’entreprise). Ici aussi, le recul de l’affrontement ne rime pas avec la fin des conflits ou des grèves. Il s’agit plutôt d’un changement de terrain où la conflictualité s’exprime désormais selon d’autres modalités. En 2004, un conflit sur les salaires et l’intéressement s’est mal passé, avec un taux de gréviste important, des actions ponctuelles mais répétées : « il y a plusieurs ramettes de papier qui ont volé ». Dans ces anciens « bastions ouvriers », les relations professionnelles s’orientent ainsi, à la suite de changements de direction, de rapports d’affrontement vers une certaine ouverture au dialogue et à la négociation. Ce sont en effet les nouvelles directions qui ont déverrouillé les possibilités de dialogue, pour lequel les syndicats et représentants du personnel ont « joué le jeu », manifestant l’asymétrie dans la relation de pouvoir entre les représentants du personnel et la direction. Par rapport aux exemples précédents, TRANSPUBLIC, dont la direction est bicéphale avec un syndicat d’élus et une société privée ayant une délégation de service public, comporte deux particularités : il n’a pas fait l’objet de restructurations importantes, et il connaît encore un taux élevé de syndicalisation, entre 25 et 30 % du personnel. C’est le seul établissement étudié où le « rapport d’affrontement » est toujours très présent. Les grèves y sont nombreuses, très suivies et parfois longues, jusqu’à trois semaines. Ainsi, sur une réorganisation récente, plusieurs grèves unitaires ont été menées avec un taux de gréviste de 80 à 85 %. Cependant, malgré ces fortes mobilisations, les revendications portées par les acteurs syndicaux aboutissent rarement et les affrontements se soldent par des échecs du point de vue des représentants du personnel : « et puis bien souvent, la grève a lieu et l’on n’obtient pas ce que l’on veut, voilà, on ne trouve jamais d’accord, la situation est bloquée » déclare le délégué syndical CGT. La déléguée UGICT-CGT ajoute : « vous déposez une plainte, vous demandez une enquête, on vous dit oui et trois mois après vous n’avez toujours pas
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de réponse. Il faut vraiment s’énerver pour avoir un chouïa de réponse, ce n’est pas une entreprise où on a obtenu quelque chose par la discussion, c’est pour ça qu’on est toujours en grève. C’est malheureux mais il n’y a pas de négociation. » Au total, dans ces établissements, le nouage de l’affrontement s’est caractérisé par l’absence totale de dialogue, traduisant l’absence de reconnaissance de l’autre partie. Mais dans les vingt dernières années, le pur rapport de force s’est souvent soldé par l’échec des revendications portées par les représentants du personnel. Son dénouage est alors passé par l’introduction d’un dialogue à l’initiative de la direction requérant un changement complet de terrain, et notamment une nouvelle direction.
Type 2 – Des représentants du personnel dominés, la loi comme filet de sécurité Dans quatre autres établissements étudiés (tableau 2), on observe des relations professionnelles marquées par la domination unilatérale des directions sur les salariés et leurs représentants. Le point commun est la faible autonomie des représentants du personnel vis-à-vis de la direction, qui d’ailleurs est souvent à l’origine de la mise en place d’institutions représentatives du personnel : ces établissements ressemblent à ceux où il n’y a pas de représentant du personnel. Les représentant(e) s du personnel ont alors un rôle plutôt social, et très peu revendicatif. Cette faiblesse des représentants du personnel se trouve notamment dans des petits établissements de type patrimonial et à direction familiale. Sur le terrain, les formes de « rapport de domination » relevées recouvrent bien des nuances, TABLEAU 2. – « RAPPORTS DE DOM NAT ON » Établissement
Secteur, taille, statut
Caractéristiques du salariat majoritaire (féminisation et qual fication)
Type d’institutions représentatives du personnel
MAROQ
Moyen établissement (150 salariés) industrielartisanal, propriété familiale, maroquinerie
Très féminin (90 %) Ouvriers
Délégation unique mise en place par la direction, femmes élues non syndiquées
Féminin à 100 %
COMPTA1
Petit établissement (25 salariés), expertise comptable
Très féminin (72 %) Comptables
Deux délégués du personnel non syndiqués, deux collèges
Féminin à 50 % ou 100 % selon les mandats
COMPTA2
Petit établissement (45 salariés), expertise comptable
Mixte (50 %) Comptables
Deux délégués du personnel non syndiqués
Mixte
OPTICA
Petit établissement (25 salariés), optique de haute technologie
Très masculin (64 %) Ingénieurs et techniciens
Un délégué du personnel non syndiqué
Masculin à 100 %
Genre des représentants du personnel
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d’une expression dure qui n’admet guère d’opposition à une expression nuancée par l’existence de certaines résistances de la part des représentants du personnel. Entreprise familiale à l’origine, l’établissement MAROQ a été racheté en 1997 par son PDG actuel qui laisse à son épouse la gestion de l’établissement. Celle-ci y est DRH, tout en signant les papiers officiels en qualité de DG. 90 % des 150 salariés de cet établissement de maroquinerie sont des femmes. Les quelques hommes sont opérateurs, à la coupe du cuir, ou au meulage : « à la coupe, parce qu’il faut avoir une certaine force dans les bras… pour couper aux ciseaux… » (élue de la délégation unique). Une délégation unique du personnel, comprenant cinq femmes non syndiquées, a été mise en place à l’initiative de la direction qui voulait être en conformité avec la loi. Si le climat social n’est pas décrit comme tendu, nous sommes néanmoins en présence de relations sociales où les élues sont dominées par la direction, qui est ici représentée par l’épouse du patron : « pour nous, c’est elle la patronne » (élue de la délégation unique). L’ancienne profession de la « patronne » est mise en avant comme une figure d’autorité : « Quand elle a décidé, c’est non ; on ne fait pas le poids. Elle était chirurgien-dentiste avant, alors c’est quand même… ben, quand elle dit “c’est comme ça”, on la boucle toutes, car on sait qu’elle a décrété… et on ne peut pas l’obliger. » Aucune négociation sur les salaires n’est tolérée : « on ne négocie pas, on ne parle pas de prix. C’est elle qui nous dit “il y a tant”. Là-dessus on n’est pas emmerdeuses, c’est vrai que pour ces choses-là (augmentation de salaire), on a plus l’impression de subir que de pouvoir faire quelque chose. » Ce pouvoir fait peur au point d’être avancé comme l’une des raisons de l’absence de candidat pour les prochaines élections : « Beaucoup disent “on ne veut pas s’embêter avec ça”, mais il y en a aussi qui disent que représenter les gens devant Mme X (la patronne), ben ils ne peuvent pas. Ce n’est pas facile. On se laisse faire si elle est dans la loi, sinon non. » Chez MAROQ, le droit du travail constitue finalement le seul filet de protection contre le pouvoir unilatéral de la direction. Un deuxième établissement enquêté représente un type de domination, moins affirmé mais réel, dans un milieu de comptables au climat familial. Le directeur de COMPTA1, cabinet d’expertise comptable de 25 salariés dont 18 femmes, petit-fils du fondateur, a imposé des élections de représentants du personnel, lorsque le seuil des 20 salariés a été franchi. La déléguée du personnel et sa suppléante ne sont pas syndiquées. De leur avis comme de celui du directeur, l’ambiance est bonne et il y a peu de conflit. Le rôle de délégué, « c’est de la bricole : c’est l’achat d’une machine à café, c’est changer des bureaux » (le directeur). Mais lorsqu’il en a été question, les délégués ont renoncé à ouvrir une discussion globale sur les salaires, « ça n’aurait pas plu au directeur » (ancien délégué du personnel). Un
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autre cabinet comptable, COMPTA2, représente une variante atténuée de domination, exercée ici par les sept associés du cabinet qui sont tous des experts comptables. Sans qu’elle recouvre une forme de résistance, il s’agit plutôt d’un garde-fou, la voix des délégués du personnel non syndiqués a ici une portée assurée par des ressources symboliques liées au métier de comptable. Les traces de la domination n’en sont pas moins visibles, avec les réticences de la direction par rapport à la mise en place des instances de représentation du personnel ou le refus d’annualiser le temps de travail à la demande surtout des salariés mères de famille : « On a eu des attentes des jeunes mères qui ont demandé à avoir des modulations du temps de travail, des mercredis, des vendredi après-midi… mais ça n’a pas été accepté… ça a été demandé mais il n’y a pas eu de suite à leur demande… Au bout d’un moment, on a vu qu’ils étaient inflexibles. » Un autre cas de « rapport de domination » reflète une certaine dureté des relations professionnelles dans une petite entreprise familiale de 25 salariés dont 16 hommes, OPTICA, où les actionnaires sont des frères. La domination est contrebalancée par la qualification des salariés et la pugnacité du délégué du personnel, un ingénieur informaticien non syndiqué. D’après lui, les relations sociales sont assez dégradées et le turnover important en est l’un des indices : « il y a peu de licenciements, il y a surtout des CDI avec un grand turnover, il y a eu 8 démissions sur un an, soit un tiers du personnel. […] Les gens ne continuent pas aux prud’hommes. Mais, il y a matière à y aller, ils ont rassemblé les preuves mais dès qu’ils ont démissionné et trouvé ailleurs, ils abandonnent ». Dans cette petite entreprise spécialisée dans l’optique, la qualification des salariés leur permet de chercher du travail ailleurs. Et ces démissions ont particulièrement concerné les délégués du personnel puisque sur les quatre précédemment présents, trois ont démissionné. Comme l’exprime clairement le délégué restant, ceci indique que la direction ne tolère guère de contre-pouvoir : « Ils ont essayé de me mettre au commerce pour me faire démissionner. J’ai refusé. Ce qu’il faut arriver c’est à leur tenir tête. Il y a un rapport de force permanent ». En plus de la qualification des salariés, la domination de la direction trouve ainsi avec ce délégué une limite en raison de la résistance qu’il parvient partiellement à imposer. Au total, les relations sociales sont particulièrement pauvres dans ces établissements. Mais s’ils sont dominés par la direction, la présence de représentants du personnel n’est pas tout à fait sans effet. Dans deux des quatre établissements, les institutions représentatives du personnel ont été mises en place relativement récemment, à l’initiative de la direction. Il s’agissait principalement de se conformer à la loi, de « prolonger avec un environnement juridique des choses qui se faisaient avant » (le directeur de COMPTA1), la direction voyant surtout les représentants du personnel
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comme « de l’huile dans les rouages » permettant de « s’occuper de petites choses mais qui permettent d’améliorer la vie ». Néanmoins, les représentants du personnel parviennent parfois à s’opposer à la direction, en s’appuyant notamment sur le droit : « On se laisse faire si elle [la patronne] est dans la loi, sinon on se laisse pas faire. » « Elle nous propose de nous couper les vacances et de mettre une semaine en mai, deux en août et une en octobre. Donc là, on a dit non. On s’est renseigné… on a dit non, parce qu’on est dans notre droit, évidemment […] je lui ai dit «vous m’apportez la preuve» ; elle l’a toujours pas fait, donc elle est au pied du mur. […] Là, elle avait tout faux ; si on avait dit oui, ça passait… » (élue de la délégation unique, MAROQ). Tout en restant dans des rapports de domination, la mise en place d’institutions représentatives peut faire évoluer les relations sociales vers davantage de dialogue, au fur et à mesure de l’expérience accumulée des représentants, qui leur permet de s’appuyer sur la loi pour s’opposer à des décisions unilatérales. Notons que la situation symétrique (disparition d’institutions) n’a pu être observée, mais on devine que cela pourrait arriver, par exemple dans le cas d’OPTICA si le délégué, qui jusqu’à présent « tient bon », finit par suivre l’exemple de ses prédécesseurs en démissionnant.
Type 3 – Une tradition de négociation qui n’exclut pas les conflits Dans cinq des établissements étudiés (tableau 3, page suivante), où les représentants du personnel sont syndiqués, l’activité de négociation est relativement intense et ancienne. Trois établissements (FINO, BANCO et CAPHI) sont des sièges ou filiales de groupes mondiaux, côtés en bourse, appartenant pour les deux premiers au secteur financier et pour le troisième à celui de la chimie-pharmacie. Deux autres (EDUCO et CAT), sont des associations œuvrant dans le secteur de l’éducation spécialisée. Ayant en commun une tradition de négociation ancienne, mais vivante, voire renouvelée, ces établissements se distinguent cependant sur les thèmes des négociations et le caractère plus ou moins volontariste ou pragmatique de leur mise en œuvre. FINO, BANCO et CAPHI, trois établissements de grande taille, entre 650 et 2000 salariés, disposent d’instances de représentation du personnel complètes : on compte quatre à cinq sections syndicales, avec délégués et élus syndicaux, délégués du personnel locaux, présence de comités d’hygiène, sécurité et conditions de travail (CHSCT), de comités centraux d’entreprise et de comités de groupe. Les salariés de ces établissements à la main-d’œuvre qualifiée (cadres majoritaires), au salariat mixte (40 à 60 % de femmes en moyenne, mais inégalement réparties selon les métiers) ont une moyenne d’âge inférieure à 40 ans. Même si la féminisation de la
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catégorie des cadres est en cours, l’encadrement supérieur est masculin et les comités de direction comprennent au plus une femme, illustrant la réalité du « plafond de verre » [Laufer, 2005]. Les syndicats majoritaires des deux établissements bancaires (CFDT et SNB qui est affilié à la CFE-CGC) présentent une liste paritaire, mais les délégués syndicaux sont majoritairement des hommes. Les autres organisations syndicales restent très masculines, malgré un effort de féminisation constaté depuis 2001 chez BANCO. Si le climat social n’est pas toujours bon, comme à BANCO où un projet de restructuration et un plan emploi sont en cours, les négociations sont intenses dans les trois établissements : salaires, temps de travail, formation professionnelle, conditions de travail, égalité professionnelle. La négociation annuelle obligatoire sur les salaires, et celle sur l’intéressement et la participation, prennent une grande place et sont souvent conflictuelles. Selon les représentants du personnel, les augmentations générales de salaire proposées ne sont pas à la hauteur des résultats exceptionnels des établissements et l’intéressement favorise « les gros salaires (qui) touchent beaucoup plus, au détriment des salaires les plus faibles » (délégué FO de FINO). Les négociations sont aussi une tradition chez EDUCO et CAT, mais par rapport aux cas précédents, on observe une moins grande variété de TABLEAU 3. – « TRAD T ON DE NÉGOC AT ON » Établissement
Secteur, taille, statut
Caractéristiques du salariat majoritaire (féminisation et qualification)
Type d’institutions représentatives du personnel
Genre des représentants du personnel
BANCO
Grand établissement (2 000 salariés), filiale d’un groupe international coté en Bourse, banque
Majoritairement féminin (60 %) Employés, commerciaux
Cinq syndicats SNB majoritaire
Masculin à 90 %
FINO
Grand établissement (1 300 salariés), filiale récente d’un groupe international coté en Bourse, banque
Mixte Cadres
Cinq syndicats CFDT majoritaire
Parité dans le syndicat majoritaire, masculin à 90 % pour les autres syndicats
CAPHI
Grand établissement (650 salariés), filiale groupe international coté en Bourse, chimiepharmacie
Majoritairement masculin (60 %) Techniciens, agents de maîtrise
Quatre syndicats CFDT/CFE-CGC (alliance) majoritaire
Masculin à 80 %
CAT
Moyen établissement (110 salariés), association éducation-santé, financement par des collectivités locales
Mixte Éducateurs
Un syndicat unique (CFDT) récemment créé
Féminin à 70 %
EDUCO
Moyen établissement (250 salariés), association sous tutelle ministérielle, éducation-santé
Très féminin (70 %) Éducateurs
Une délégation unique, un délégué syndical (CFDT)
Féminin à 90 %
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thèmes abordés, à mettre en relation avec la taille plus modeste des établissements, mais aussi avec leur proximité au secteur public. Ils relèvent tous deux du secteur de l’éducation-santé-social, où la présence syndicale est en augmentation [Pignoni et Tenret, 2007] : l’une des associations est un centre d’adaptation par le travail (CAT) accueillant des personnes handicapées ; l’autre est spécialisée dans l’éducation de jeunes sourds (EDUCO). Une particularité commune aux deux associations tient à leur structure de financement : les fonds d’EDUCO proviennent de l’État et un changement de tutelle est en cours, passant de la Santé à l’Éducation nationale ; ceux de CAT sont issus de cinq municipalités, ce qui rend l’association dépendante des élus locaux : « Les politiques interviennent beaucoup et c’est un facteur important qui nous coince beaucoup », (élue au comité d’entreprise de CAT), et un redressement judiciaire est en cours. Les métiers sont qualifiés et plutôt féminisés. Parmi les 250 salariés d’EDUCO, on compte 70 % de femmes : elles sont majoritaires dans les services généraux, l’éducatif et le paramédical, tandis que les hommes sont plus nombreux parmi les médecins. Sur les 110 salariés de CAT, on compte à peu près autant d’hommes que de femmes, celles-ci étant plus nombreuses dans les services administratifs, les foyers et le médico-social, alors que les formateurs sont plus fréquemment des hommes. Les relations sociales de CAT ont commencé à se radicaliser lors des négociations sur les 35 heures, à la suite desquelles une section syndicale CFDT et un comité d’entreprise se sont implantés. Ce dernier comprend 9 personnes, dont 6 femmes, mais l’une d’entre elles a assuré son remplacement par un homme. Les institutions représentatives d’EDUCO sont composées d’une délégation unique de 15 élus, dont 13 femmes, et d’une déléguée syndicale CFDT. Dans les deux établissements, les représentants du personnel semblent soudés et actifs, à des titres et sous des formes différentes. Les salaires sont fixés par une grille inscrite dans une convention collective et les marges de manœuvre sont assez faibles sur ces questions, le thème de l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes est peu présent, mais d’autres questions relèvent d’une réelle négociation. Chez EDUCO, des négociations sont menées sur la question des départs en retraite et des embauches, de la formation et des primes, ainsi que sur le projet de changement de tutelle. Les salariés ont fait grève avec le mouvement national pour les retraites, puis lors du mouvement contre le CPE. Dans l’ensemble, on observe des relations professionnelles et une vie sociale qui rappelle le secteur public. Chez CAT, les relations entre les représentants et la direction sont beaucoup plus tendues du fait du contexte économique. Le conflit porte, depuis la mise en liquidation judiciaire, sur la gestion de l’association par un cabinet conseil dont les compétences ne sont pas reconnues par le comité d’entreprise. Ce dernier
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s’est mobilisé et a cherché appui à l’extérieur, mais rien n’a été réglé. Pour la déléguée syndicale interrogée, l’engagement est important : « Quand on est en redressement, on ne dort pas bien, on travaille la nuit, on engage les collègues. On a eu des jours difficiles. Cela empiète sur la vie personnelle. » Bien que les négociations et la signature d’accord soient dans la culture sociale de l’association, on observe ici un contexte de conflit aigu avec les nouveaux gestionnaires de l’établissement qui, pour l’instant, ne débouche pas sur une perspective d’accord.
Type 4 – Un dialogue pragmatique dans des établissements récents Au côté de ces situations qui s’inscrivent dans une certaine histoire sociale, des relations professionnelles observées dans des établissements de création récente (tableau 4) semblent se dérouler sur des modes nouveaux, que l’on qualifiera de « dialogue pragmatique ». Créés dans les années 1990, avec un salariat jeune, trois établissements étudiés semblent avoir en commun une approche pragmatique, plus ou moins institutionnalisée des relations professionnelles. Le secteur d’appartenance, la taille et la composition du salariat sont très divers. Nouvelle filiale d’un groupe d’assurance à dimension internationale, ASSURO compte 400 salariés : une proportion élevée de cadres, 60 % de femmes (mais avec une proportion pratiquement inversée chez les cadres) et une moyenne d’âge de 30-35 ans. Le personnel de RAPIDO, établissement de 60 salariés appartenant à une chaîne européenne de la restauration rapide, est très jeune, avec 40 % d’étudiants et une main-d’œuvre équilibrée entre hommes et femmes. FRIGO appartient au secteur du transport frigorifique et comprend 80 salariés, dont 20 % de femmes et avec une moyenne d’âge TABLEAU 4. – « NÉGOC AT ONS PRAGMAT QUES » Établissement
Secteur, taille, statut
Caractéristiques du salariat majoritaire (féminisation et qualification)
Type d’institutions représentatives du personnel
Genre des représentants du personnel
ASSURO
Moyen-grand établissement (400 salariés), filiale d’un groupe international d’assurance créée dans les années 1990
Majoritairement féminin (60 %) Employés majoritaires, cadres
Quatre syndicats CFE-CGC majoritaire
Féminin à 70 %
FRIGO
Petit établissement (90 salariés) créé dans les années 1990, transport frigorifique
Très masculin (80 %) Conducteurs et agents de quai
Délégation unique non syndiquée
Masculin à 75 %
RAPIDO
Petit établissement (60 salariés), créé dans les années 1990, chaîne française et européenne de restauration rapide
Mixte Employés
Deux délégués du personnel syndiqués, CFDT seule
Mixte
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de 33 ans. Les conducteurs et agents de quai sont des hommes, à l’exception de deux femmes conductrices recrutées récemment, les femmes travaillant majoritairement dans l’administration. Dans ces trois établissements, les relations professionnelles sont ouvertes au dialogue, avec une reconnaissance des instances représentatives du personnel. Les conflits ne sont pas absents, la question du temps de travail oppose par exemple chez ASSURO un des syndicats à la direction, soutenue par le syndicat majoritaire. Mais l’approche des problèmes semble très pragmatique, comme l’exprime le délégué du personnel de FRIGO : « s’il y a un problème, on en discute en CE [comité d’entreprise] ; s’il y a des problèmes de mauvaise entente, on en discute ; si l’ambiance commence à se dégrader ou quoique ce soit, on discute en réunion et on cherche pourquoi il y a un problème et on cherche des solutions », car avant tout « il ne faut pas s’enfermer ». Dans le cas de RAPIDO, l’organisation du travail et la répartition des horaires et jours de travail, notamment des étudiants généralement embauchés pour le week-end, font l’objet de nombreuses discussions. Dans ces quatre catégories d’établissements, caractérisés les uns par l’absence de négociation et un rapport d’affrontement ou de domination, et les autres par l’existence de négociations dans des établissements où elles existent depuis longtemps (ce qui n’exclut pas les conflits), ou menées de façon pragmatique dans des établissements récents, on a observé un certain nombre d’évolutions, voire de ruptures. Il convient de souligner que nos catégories d’établissements se distinguent fortement, soit par leur secteur d’appartenance et leur taille (les grands établissements industriels du type 1, les filiales ou sièges de grands groupes financiers, ou les établissements du secteur éducation-santé du type 3), soit par leur taille et le caractère patrimonial du capital (les petites entreprises familiales du type 2), ou encore par leur faible ancienneté et la jeunesse du salariat (les établissements du type 4). Mais la dimension genre est également présente et elle structure les relations sociales au sein de l’entreprise : les grands établissements industriels, où des rapports d’affrontement se nouaient jusque dans les années 1990, ont un salariat et des représentants du personnel très masculins ; les femmes sont davantage présentes dans les petites entreprises patrimoniales et les établissements récents (mais en proportion qui reste très variable selon le secteur) ; les secteurs de la banque-assurance et de l’éducation-santé-social sont fortement féminisés et dans ce dernier cas, les femmes sont majoritaires parmi les représentants. La dimension genre, qui est constitutive de notre approche, peut de fait mettre en lumière la construction historique de l’invisibilité des femmes et la domination masculine qui y est associée dans les trois champs du politique, du travail et du syndical [Zilberberg-Hocquart, 1978 ; Maruani, 1979]. Elle peut aussi
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éclairer l’analyse des rapports de pouvoir en entreprise, pris comme le résultat d’un processus dynamique qui relie l’évolution de la composition du salariat, des structures économiques et du contexte politique.
ÉVOLUTION DES RAPPORTS DE POUVOIR À LA LUMIÈRE DU GENRE On peut en effet s’interroger sur les formes d’homologie qui existent entre les types et l’évolution des relations sociales d’une part et des dimensions du genre comme la féminisation du salariat ou l’attention portée dans les négociations à l’égalité professionnelle d’autre part. Si aucune relation mécanique ne lie les évolutions des rapports de pouvoir au genre du salariat, à celui des représentants du personnel, ou encore à la prise en compte de l’égalité professionnelle, la dimension genre semble incontournable pour comprendre la nature du pouvoir au sein des organisations [Angeloff et Laufer, 2007]. Nous faisons en effet nôtres les propos de Scott [1986], qui rappelle que « le cœur de la définition du genre repose sur le lien radical entre deux propositions : le genre est un élément constitutif des relations sociales fondées sur les différences avérées entre les sexes ; et le genre est la première façon de signifier les relations de pouvoir ». Tout d’abord, le recul de l’emploi ouvrier dans les grands établissements industriels au profit d’établissements souvent de plus petite taille et du secteur tertiaire a un impact indirect mais massif sur l’évolution conjointe du genre du salariat et du type des relations sociales. À côté de ces transformations de la démographie des entreprises, on observe également, depuis quelques années, des prises en compte au sein de certains établissements – mais qui restent une minorité – d’une problématique du genre autour des questions de mixité et d’égalité professionnelle. Elle s’appuie sur une approche pragmatique des questions soulevées par la féminisation du salariat ou relève d’une démarche plus politique visant à promouvoir l’égalité professionnelle.
Le recul des rapports d’affrontement : un effet du genre ? On l’a vu, les établissements industriels où se sont noués, pendant longtemps, des rapports d’affrontement, ont une main-d’œuvre ouvrière et masculine, alors que les femmes sont davantage présentes dans les petites entreprises marquées par des rapports de domination : ces caractéristiques sont clairement liées à l’histoire des relations professionnelles. En Europe comme aux États-Unis, le syndicalisme s’est développé dans la seconde moitié du XIXe siècle dans l’industrie où régnait alors un capitalisme sauvage. Dans ce contexte, le combat contre la misère ouvrière est passé
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par des mouvements sociaux très durs et par des grèves longues souvent réprimées dans la violence. Face à ce point d’origine commun, modelé par des rapports d’affrontement, Crouch [1993] a montré que les relations professionnelles en Europe ont pourtant emprunté dès la fin du XIXe siècle des trajectoires différentes. Celle de la France est restée marquée par une logique de l’affrontement à l’intérieur d’un capitalisme patrimonial [Philippon, 2007], dans les grandes entreprises industrielles au salariat ouvrier masculin, délaissant toute une frange de « déserts syndicaux », composés surtout de petites entreprises familiales, au salariat plus féminin. Nous avons retrouvé de nombreuses traces de cette logique dans les études de cas que nous avons menées. Sur le long terme, l’expansion du salariat féminin a certes pu prendre la forme d’une progression des femmes dans certains métiers masculins (notamment parmi les cadres), mais s’est surtout réalisée à l’occasion de la déformation du tissu productif au profit des secteurs qui emploient des femmes. À l’instar de ce que l’on observe au niveau national, la structure du salariat des grands établissements industriels étudiés se transforme depuis deux décennies, surtout en raison du fort recul de la population ouvrière, mais aussi par l’élévation des qualifications, ce qui se traduit notamment par l’augmentation des effectifs de cadres. La féminisation, lente, pénètre les catégories de cadres et de techniciens (chez AERO par exemple, on compte ainsi 22 % de techniciennes et 24 % de femmes cadres en 2005, contre respectivement 17 % et 0 % en 1981), alors qu’on observe très peu de changements parmi les ouvriers, de moins en moins nombreux. On peut tenter de mettre en relation cette transformation du salariat avec les histoires singulières des relations sociales dans ces établissements, marquées par des ruptures dans les rapports d’affrontement : ces établissements industriels à l’histoire sociale mouvementée font face à une baisse importante des emplois ouvriers occupés par des hommes, et les affrontements qui les ont longtemps caractérisés ne débouchent plus sur des accords, des compromis, des avancées. Du point de vue des représentants du personnel, les conflits se sont heurtés « à un mur », et ils y voient l’expression d’une impossibilité d’établir un rapport de force qui leur soit favorable. La situation a pu se débloquer lorsqu’un changement de direction a permis d’ouvrir la voie à un dialogue dans lequel la question du genre a pu prendre une certaine place. Par exemple, la prise en compte des questions du genre chez AERO a été abordée en 1996 avec le changement de direction. La nouvelle direction a impulsé une féminisation des emplois, en lien avec la diminution du poids des effectifs ouvriers et le rajeunissement des catégories de techniciens et cadres. Suite à la loi Génisson, une commission sur l’égalité professionnelle a été installée en 2003 et a travaillé sur des dossiers individuels de
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femmes qui sont venues témoigner de problèmes d’évolution de carrière. Des simulations de carrière ont été élaborées selon l’ancienneté et le poste occupé. Certaines situations de discriminations rendues visibles ont conduit la direction à expliquer les différences de situations observées : « les femmes sont dans le secteur administratif et l’évolution de carrière n’est pas la même qu’ailleurs. » Les élus ont défendu les cas individuels et ont eu gain de cause sur un certain nombre de dossiers : des réajustements de promotion ont ainsi touché une dizaine de femmes ouvrières, techniciennes et employées. Il faudrait certes creuser plus encore les implications de cette évolution conjointe, entre le recul d’un certain salariat ouvrier masculin, associé à un type de syndicalisme porté par des hommes, et la transformation des relations professionnelles. Mais elle est d’importance, d’autant qu’au niveau global, la dynamique de cette évolution conjointe provient encore davantage de la transformation du tissu économique : les rapports d’affrontement reculent parce que le poids des grands établissements industriels qui les portent historiquement s’affaiblit, au profit d’établissements plus féminisés, où sont aussi présentes d’autres configurations de relations sociales, « rapports de domination » ou « traditions de négociation ».
La mixité des postes et les questions de carrière comme moteurs des négociations Comme dans le cas d’AERO, les négociations dans plusieurs établissements qui se caractérisent par un dialogue pragmatique (FRIGO et ASSURO) ou par une tradition de négociation (EDUCO), abordent d’une manière ou d’une autre des questions en relation avec le genre. Dans ces établissements, la mixité des postes de travail, la discrimination salariale ou l’inégal accès aux promotions deviennent, au fur et à mesure de la féminisation des emplois, des thématiques sur lesquelles les négociations sur les conditions de travail, les salaires ou les carrières, s’ancrent. On observe que ces questions ne font en revanche l’objet ni de négociation, ni de prise en compte unilatérale par la direction, dans les établissements caractérisés par des rapports de domination. Chez FRIGO, l’objectif de faciliter l’accès des femmes aux postes de conducteur a fait porter l’attention de la direction et des représentants du personnel sur l’organisation du travail. Concernant les deux femmes conductrices, le directeur explique par exemple : « On a tout fait pour qu’elles s’intègrent facilement. Elles ne peuvent pas tout faire car on a des palettes très lourdes qu’elles ne pourraient pas livrer, aux exploitants d’organiser ». Le délégué du personnel ajoute « Il y a des endroits où il y a des palettes électriques, mais on ne maîtrise pas au niveau des clients.
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Ici on a tout ce qu’il faut pour charger, mais il y a des moments qui sont durs. Pour les tournées délicates, les femmes ne peuvent pas le faire comme pour les tournées de nuit ». Cette approche pragmatique qui aborde les questions de mixité et d’égalité professionnelles à l’occasion des dossiers concrets posés dans l’établissement est aussi celle d’EDUCO, où la difficulté à tenir certains postes dans la durée fait l’objet de négociations, les questions d’âge ou de qualification étant posées avec celles du genre. Dans cet établissement, des négociations sont aussi ouvertes sur les questions des primes, attribuées dans les services généraux aux hommes mais pas aux femmes. On observe un même pragmatisme dans le cas d’ASSURO, où une commission sur l’égalité professionnelle a été mise en place conformément à l’accord sur la diversité signé par le groupe auquel l’établissement appartient. La direction semble surtout préoccupée par la faible mixité de certains métiers, tandis que du côté syndical, une déléguée femme prend en charge cette problématique en l’associant aux questions de carrière, jugées prioritaires : « les femmes sont largement majoritaires chez les non-cadres, il existe quelques passerelles pour devenir cadre mais ce sont les hommes qui obtiennent le passage et là on se bat » (déléguée syndicale CFDT). Ainsi, si les questions d’égalité professionnelle ne sont pas frontalement abordées dans ces établissements comme un thème central de négociation, si elles sont même parfois niées en tant que problématique pertinente pour l’établissement, elles sont néanmoins traitées de façon plutôt concrète, pragmatique, au détour de certaines préoccupations jugées prioritaires.
Des négociations volontaristes de l’égalité professionnelle Dans trois des établissements à forte tradition de négociation (type 3), BANCO, FINO et CAPHI, l’égalité professionnelle fait l’objet de négociations particulièrement intenses. Les deux premiers établissements appartiennent au secteur bancaire, en pointe sur cette question comme en 3 témoigne l’accord de branche signé dès fin 2006 , suite à la loi du 23 mars 2006 relative à l’égalité salariale entre les femmes et les hommes. Dans ce contexte porteur, les directions des établissements étudiés ont pris l’initiative des négociations, menées dans les deux établissements d’un côté par des femmes en charge des questions d’égalité professionnelle au sein de la direction des ressources humaines, et de l’autre par des déléguées syndicales 3. Dans le secteur banque, un accord de branche sur l’égalité entre femmes et hommes a été signé le 23/10/06. Il rappelle en préambule l’objectif des partenaires sociaux de supprimer les écarts de rémunérations entre les femmes et les hommes d’ici le 31/12/2010 et prévoit à cette fin des mesures visant à renforcer la présence des femmes au sein des cadres, avec un objectif intermédiaire de 40 %.
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femmes personnellement engagées sur ces questions. En conformité avec la loi, des rapports de situations comparées entre les hommes et les femmes ont été mis en place, et des commissions d’égalité professionnelles créées au sein des comités d’établissement. Des chartes de la diversité ont été également signées (cf. l’accord national interprofessionnel relatif à la diversité dans l’entreprise du 12/10/06). BANCO a même obtenu en 2005 le label « Égalité » pour avoir été l’un des premiers établissements à mettre en place un accord sur l’égalité professionnelle. Le directeur de FINO s’est quant à lui impliqué directement dans une démarche de promotion de l’égalité. La coopération entre une femme cadre en charge de l’« engagement social », nommée et appuyée par la direction, et la seule femme déléguée syndicale, paraît avoir été centrale pour faire avancer la question du genre dans un contexte de culture qualifiée par les acteurs interrogés de masculine et patriarcale : sensibilisation de l’encadrement et des équipes de ressources humaines, amélioration de la parité en matière de recrutement, opérations de mentoring et de coaching en direction des femmes pour les aider à accéder aux postes de responsabilité, réflexions menées sur le temps de travail et la garde des enfants. Mais cette politique volontariste reste surtout portée par la direction et le syndicat majoritaire, indépendamment des salariés. En effet, selon les interlocuteurs engagés dans cette démarche, beaucoup de salariés résistent, notamment au sein de la hiérarchie intermédiaire masculine, ou n’accompagnent pas réellement cette politique. C’est le cas de certaines femmes cadres de haut niveau car « elles ne veulent pas qu’on dise d’elles qu’elles ont eu le poste parce que c’est une femme. Elles veulent qu’on dise qu’elles sont compétentes et je pense que c’est très difficile à leur faire admettre, sauf à certaines qui sont informées ou qui ont réfléchi à la question, que si on ne passe pas par une période d’actions fortes, volontaristes, je crains que le pourcentage de femmes promues n’ait qu’un taux d’évolution très faible, il bougera sans doute un peu mais très peu et en tout cas peut être pas le plafond de verre » (responsable de l’engagement social). Elle est convaincue que « c’est carrément de la conscience politique, comment on fait bouger une société, comment on évolue, il y a un certain nombre de points sur lesquels il faut agir, quitte à revenir à des schémas sans discrimination au bout d’un certain temps ». De même, lors de la négociation salariale sur l’égalité hommes-femmes, la déléguée syndicale CFDT est la seule à intervenir pour rappeler que cette question doit être traitée : « je vous rappelle que dans la NAO [négociation annuelle obligatoire], l’EP [égalité professionnelle] doit être traitée ». Les délégués l’approuvent mais « on dirait qu’il y a une répartition des tâches. Ils sont conscients, mais ça ne change rien ».
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Ce même schéma se retrouve à BANCO où, depuis 2003, une vraie prise en compte de l’égalité hommes-femmes existe grâce, selon nos interlocuteurs, à la DRH, auparavant responsable de la formation et « très meneuse sur la question », et à la déléguée syndicale SNB/CFE-CGC qui « milite pour les femmes ». Celle-ci ajoute : « mais les collaboratrices ne se saisissent pas des choses qui sont mises en place, par exemple les modes de garde, etc. ». On constate ainsi que le sujet de l’égalité professionnelle, dans ces établissements, n’est pas un objet de conflit entre représentants du personnel et direction : « tous les partenaires sociaux sont d’accord sur la question ». Mais la question est peu présente, ou tout au moins peu exprimée chez les salariés, et, au sein des syndicats, elle est portée par les seules déléguées femmes. À CAPHI, si l’engagement est réel et les négociations importantes, les discours sont moins militants, si bien que cet établissement semble à mi-chemin avec l’approche que nous avons qualifiée de « pragmatique ». Le DRH, un homme, articule ainsi volontiers la question de l’égalité professionnelle autour des notions de compétences et de profils pour les embauches : « Pour moi, ce qui est important c’est ce que les gens ont fait, leurs compétences et après c’est quand on les rencontre. Quelles sont les valeurs que ces personnes-là peuvent valoriser, qu’est ce qu’elles ont déjà fait, quels sont les points qu’elles doivent encore travailler, alors après homme ou femme, c’est secondaire. La politique affichée est de ne faire aucune discrimination aussi bien en raison du sexe que de l’origine des gens. » Un responsable syndical reconnaît d’ailleurs des avancées : « J’ai un peu d’espoir, il y a eu récemment des embauches de femmes aux postes de responsabilités. C’est plutôt positif, cela s’améliore, mais cela mérite d’être confirmé ». En effet, le taux de féminisation des cadres est en progression alors que la tendance globale est à la masculinisation du personnel. La déléguée CFDT s’investit fortement sur cette question, plus particulièrement sur l’accès aux formations et sur les trajectoires professionnelles des femmes au sein de l’entreprise. Pour autant, la situation du marché du travail joue aussi : « ils embauchent des femmes parce qu’ils ne trouvent pas d’hommes et cet aspect-là est important. » (responsable syndical). Dans ces trois établissements, la politique volontariste de la direction et l’alliance entre le DRH et une femme militante, créent une dynamique forte de prise en compte des questions de genre. Préoccupation des femmes engagées dans l’action syndicale, du point de vue de la parité et de l’égalité, l’égalité professionnelle revêt aussi une dimension économique : l’image du groupe sur la diversité, la parité, l’égalité est un enjeu important pour les directions d’établissements appartenant à des groupes internationaux cotés
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en Bourse, d’autant plus qu’une concurrence s’installe pour recruter des jeunes cadres. Attirer et fidéliser une main-d’œuvre des deux sexes devient un objectif important, l’égalité professionnelle apparaissant comme un vecteur d’évolution dans ce sens. Dans ces établissements, cette double pression du combat militant pour l’égalité et de l’enjeu économique, a pris appui sur la tradition de négociations pour élargir le champ de ces dernières à de multiples aspects de l’égalité professionnelle, dans une sorte de logique institutionnelle. Mais le sentiment est répandu, parmi les acteurs de ces négociations, que cette dynamique volontariste rencontre peu d’échos parmi les salariés, y compris les premières bénéficiaires potentielles des accords d’égalité professionnelle.
Quand le genre ne semble pas être une question Si dans une minorité des établissements étudiés les questions de mixité des postes ou d’égalité professionnelle dans les carrières ou les salaires sont prises en compte, et paraissent même aujourd’hui être des moteurs de la négociation, elles sont au contraire absentes dans la majorité des cas, et ce pour diverses raisons : ces questions restent invisibles ou niées, elles sont jugées résolues avant même d’être abordées ou ne s’imposent pas quand les urgences mobilisent ailleurs toute l’attention ou que la faiblesse des négociations ne favorise guère leur émergence. La diversité des raisons invoquées pour cette absence renvoie à la diversité des établissements. Néanmoins, on remarque que c’est surtout dans les établissements où il n’y a guère de traditions de négociation que la question n’est (presque) pas posée. L’absence de prise en compte des questions relatives au genre, en termes de mixité ou d’égalité professionnelle, renvoie dans plusieurs des établissements au salariat traditionnellement masculin, à une sorte d’« invisibilité » des femmes, les questions de genre n’étant alors pas posées faute d’être seulement pensées. Ainsi, lorsqu’on aborde l’éventualité d’une mixité des postes ouvriers, les délégués CGT et le DRH de l’établissement CAOUTCHOUC convergent pour faire dériver la question vers l’ergonomie des postes pour les travailleurs âgés ou handicapés, le délégué regrettant que ces questions ne trouvent pas de solution au niveau du CHSCT. Après que l’on ait beaucoup insisté, un militant de la CGT signale pourtant, en passant, deux actions syndicales n’ayant pas abouti : l’une pour féminiser les postes de cadre dirigeant, l’autre pour créer une crèche d’entreprise. La question de l’égalité des salaires n’est pas non plus un sujet de préoccupation : pour le délégué CGT de CAOUTCHOUC, « lorsque j’étais à la compta, j’étais le seul homme et le moins bien payé ».
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Seule la déléguée CFE-CGC de METAL, une femme, pense que c’est un problème, mais ne parvenant pas à en apporter la preuve, la possibilité de poser collectivement la question s’en trouve fermée : « ici, la direction dit qu’il n’y a pas de discriminations. Je ne peux pas prouver le contraire mais je la perçois. Je vois avec les discussions que j’ai avec mes collègues femmes sur la formation, le salaire, mais comment le prouver ? ». Dans des petits établissements aux relations sociales « dominées » par les directions, les questions de mixité ou d’égalité professionnelle ne sont généralement abordées ni par la direction, ni par les représentants. Ces derniers, chez COMPTA1, déclarent « ne pas savoir » s’il existe des différences de salaires entre hommes et femmes, la grille n’étant pas très précise, et les salaires négociés directement entre le salarié et la direction. Un ancien délégué du personnel estime pourtant que les femmes sont moins bien payées que les hommes, mais déclare que lorsqu’il était délégué et avait envisagé d’avoir une discussion globale sur les salaires, il a dû y renoncer car « ça n’aurait pas plu au directeur ». Pour le délégué du personnel d’OPTICA, « c’est dur de comparer (les salaires) pour un homme et une femme. C’est rarement à poste équivalent. Et puis ensuite c’est un problème de négociation quand on rentre. Il y en a qui savent négocier leur salaire, il y en a qui savent se vendre. Et à même diplôme et à même compétence, il y en a qui auront la partie basse et d’autres la partie haute du salaire. La fourchette est la même pour les deux, mais après cela dépend des négociations avec le PDG ». Les salaires n’étant pas plus un sujet de négociation sociale chez MAROQ, la question des discriminations salariales n’est pas davantage posée. Cependant, certaines tentatives ont été menées pour développer la mixité et faire évoluer la traditionnelle répartition sexuée des métiers. Mais elles ont échoué, ce qui est vécu par les femmes de la délégation unique comme une fatalité : « ils auraient peut-être voulu faire un équilibre hommes-femmes, mais les hommes… pour eux finalement… c’est pas un boulot d’hommes ». La dizaine d’hommes de cette entreprise sont des opérateurs qui occupent des postes physiquement difficiles : « Quand on met des femmes là-dessus, elles demandent à changer au bout de quelques jours ». Dans certains établissements, les représentants du personnel comme les directions estiment que la mixité et l’égalité professionnelle sont déjà assurées. Chez RAPIDO, où le salariat est mixte : « On a une pluralité entre les hommes et les femmes mais aussi entre les nationalités. Tout le monde est au même titre, selon leurs besoins et ceux de l’entreprise » (directeur adjoint). Discrimination salariale et de carrières ne semble pas un enjeu, mais c’est par défaut car les salaires sont proches du SMIC et il existe peu de possibilités de promotion, quel que soit le sexe du salarié.
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L’ENJEU DE LA MIXITÉ DANS LES INSTITUTIONS REPRÉSENTATIVES ET LES ÉQUIPES SYNDICALES
Nous avons jusqu’à présent regardé d’une part les évolutions conjointes des types de relation sociale du point de vue des rapports de pouvoir et des caractéristiques de genre du salariat, et d’autre part la manière dont les questions du genre étaient (ou n’étaient pas) abordées en tant que thèmes possibles des négociations autour de la mixité des postes et des métiers et de l’égalité professionnelle. Mais les acteurs de ces relations sociales et des négociations sont eux-mêmes hommes ou femmes, ce qui à l’évidence n’est pas sans lien – on a pu le voir dans les établissements enquêtés – avec la manière dont le genre est pris ou non en compte. Pourtant, si ce n’est pas sans lien, le lien n’est pas mécanique, et dépend du contexte plus large des relations sociales.
Un enjeu pour le renouvellement des équipes qui se décline en fonction du genre et de l’âge des salariés Dans les établissements très masculins, les représentants du personnel sont essentiellement des hommes. Si quelques femmes accèdent à la fonction de représentantes du personnel, leur position semble spécifique et fragile. Chez METAL et TRANSPUBLIC, il s’agit de femmes cadres affiliées respectivement à la CFE-CGC et à l’UGICT-CGT, alors que la seule femme représentante du personnel chez CAHOUTCHOUC, une ouvrière, a été licenciée lors du dernier plan social. Le délégué syndical CGT de METAL justifie l’absence de femmes parmi les représentants affiliés à son syndicat en disant que « les femmes représentent très peu, sur les 400 ouvriers elles sont une quinzaine ». Pour ce syndicaliste, les ouvriers forment toujours le socle de la représentation du personnel, forcément masculine dans cet établissement. Notons que là où, de façon symétrique aux situations observées principalement dans l’industrie, les représentants du personnel sont presque toutes des femmes, la question d’une plus grande ouverture de la représentation du personnel aux hommes n’est guère plus posée. Si chez EDUCO ou CAT, la question étonne et ne reçoit guère d’autre réponse que l’évocation du hasard, les femmes de la délégation unique de MAROQ expliquent que « les hommes ne veulent pas s’embêter avec ça… (se présenter pour l’élection au comité d’entreprise). Pour eux, c’est de la paperasse… et puis les ventes et tout ça, ça ne les intéresse pas… pour eux c’est du ménage ». Ainsi, dans le cas de cet établissement où les représentants sont « dominés » par la direction, les femmes élues expliquent l’absence d’homme dans la délégation unique par la dévalorisation du rôle de représentant du personnel.
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De fait, dans l’ensemble des établissements étudiés, la féminisation des représentants du personnel ou des équipes syndicales (ou symétriquement l’arrivée d’hommes) n’est formulée comme un objectif important que dans les établissements où des femmes se sont engagées dans le combat de l’égalité professionnelle (FINO ou BANCO par exemple). Lorsque l’enjeu est surtout dans la consolidation de la section syndicale ou la succession des représentants à l’issue de leur mandat, la question est posée en termes de rajeunissement : il faut alors se montrer attractif, tant pour les jeunes femmes que pour les jeunes hommes, ce qui implique souvent de faire évoluer les manières de militer ou d’exercer les fonctions de représentants du personnel. Par exemple, la féminisation et le rajeunissement des effectifs d’AERO ont conduit le syndicat CGT majoritaire à s’interroger sur le renouvellement de ses équipes. Le secrétaire du comité d’entreprise, 55 ans, en place depuis dix ans, très apprécié et populaire, a décidé de laisser la place et a incité des collègues du même âge à le faire. Si cette évolution concerne surtout des jeunes hommes, davantage syndiqués, quelques femmes ont été élues au cours de ces dernières années et une volonté d’aller vers plus de mixité au sein des équipes syndicales est présente. Par ailleurs, dans les établissements récents que nous avons observés, où les représentants du personnel et les équipes syndicales, comme les salariés en général, sont jeunes, la place des femmes parmi les représentants reflète leur poids dans le salariat, et les représentants du personnel sont surtout préoccupés par le renforcement d’équipes encore fragiles. Ainsi, les femmes sont majoritaires parmi les représentants du personnel comme parmi les salariés d’ASSURO (mais une seule femme est déléguée syndicale, situation qui rappelle celle décrite par Amossé et Lemoigne [2004]), tandis que la parité est assurée parmi les représentants du personnel de RAPIDO, et que trois hommes et une femme représentent les salariés de FRIGO, ce qui est conforme à la composition du salariat. Si la question de la mixité parmi les représentants du personnel et dans les syndicats n’est pas vraiment posée, la constitution ou le renouvellement des équipes est une question pressante. Dans ces établissements jeunes, récemment créés, les syndicats, lorsqu’ils existent, sont faiblement implantés et encore fragiles : la priorité semble alors être d’amener les jeunes salariés vers le syndicalisme, hommes et femmes, et de les former. La déléguée syndicale CFDT d’ASSURO est très fière de parler de son équipe de 8 personnes, des jeunes (2 garçons, 6 filles) qu’elle a amenés au syndicalisme en discutant avec eux à la machine à café, à la cantine, en tissant des liens [Contrepois, 2003]. Elle les a formés en les emmenant dans des réunions, dans les négociations, ce qui demande de négocier au préalable avec la direction pour qu’elle accepte.
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« J’emmène mes petits jeunes avec moi. J’ai des jeunes engagés. Quand je me lève c’est ma motivation de leur montrer que l’union fait la force parce qu’ils sont tous individualistes, ils n’y croient pas… mais je leur montre, et ça marche. » Cependant, la féminisation des équipes, qui peut être aussi la condition de leur rajeunissement, se heurte aux mentalités traditionnelles et « machistes » de certains syndicalistes qui n’envisagent pas de changer leur mode de fonctionnement. Par exemple, le mouvement de renouvellement initié chez AERO rencontre pas mal d’obstacles : aucune femme n’est déléguée syndicale et le secrétaire du comité d’entreprise évoque l’existence de sexisme et de racisme au sein du syndicat, surtout parmi les ouvriers.
Des femmes contraintes de s’adapter aux modes masculins et anciens d’exercice des mandats Les raisons avancées pour expliquer la faible représentation des femmes parmi les représentants du personnel de CAPHI varient selon le sexe de la personne interrogée. D’un côté, les délégués syndicaux masculins évoquent les charges familiales, la difficulté des femmes pour prendre la parole, l’absence de culture syndicale des femmes sur le site, le surinvestissement nécessaire avec le cumul des mandats (les hommes cumulent les mandats et peuvent terminer leur carrière dans le syndicat, c’est le cas d’un des délégués interrogé), la difficulté de concilier la vie professionnelle, la vie familiale et la vie militante. De l’autre côté, la déléguée CFDT complète ces arguments en évoquant les horaires tardifs des réunions syndicales et une logique d’affrontement développée par les hommes : « au sein des syndicats, à l’origine ce sont des hommes qui vont démarcher leurs collègues, ils s’adressent à des hommes, quand ils s’adressent à des femmes, ils leur expliquent qu’il y a des réunions, qu’il faut s’impliquer, qu’il faut ceci, qu’il faut cela. Il ne faut pas se cacher que ce sont les femmes qui assument les tâches ménagères, la gestion de la maison et concilier les deux est difficile. Je pense que ce sont les horaires de réunions qui ne sont pas adaptés. On demande aux femmes de s’adapter aux horaires des hommes, je pense que c’est cela le principal obstacle ». Elle évoque également les méthodes des délégués syndicaux hommes dans les domaines de la communication et de l’organisation : « je pense que les hommes et les femmes ne fonctionnent pas de la même façon en termes de communication et d’organisation et que là aussi, on leur demande de se plier aux méthodes d’hommes. Les réunions deviennent presque systématiquement un lieu d’affrontement parce que l’on n’a pas les mêmes manières de fonctionner. Sur l’organisation, j’ai beaucoup de mal à imposer à tout le monde que l’on ait un réseau qui fonctionne, où l’on sait qui est là, qui est en vacances, que l’on puisse avoir
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un agenda commun, savoir qui fait quoi. C’est très difficile de l’imposer à des hommes. Il y a plein de choses qui font que c’est difficile pour les femmes. Il y a eu des femmes, je ne les ai pas connues, mais si elles n’ont pas poursuivi, c’est sûrement pour ces raisons-là. Elles se sont découragées avec le machisme ambiant. C’est vrai qu’il faut un bon sens de la répartie. » Cette déléguée est elle-même prête à prendre plus de responsabilités encore (comme secrétaire du comité central d’entreprise) mais elle ne l’a pas fait : « Si je me lance là-dedans, personne ne voudra de moi, dans le cadre de mon travail comme j’ai le droit de consacrer quelques heures à autre chose qu’à mon travail, ça ne plaît pas toujours aux hiérarchies qui voudraient tout à elles ». Elle souhaiterait ainsi trouver un équilibre entre ses engagements militant, professionnel et familial, mais de tous côtés, elle se sent sommée de choisir.
« Guerre des sexes » au se n d’une équ pe synd ca e Pendant longtemps, les représentants du personnel de BANCO étaient des hommes, à l’exception d’un syndicat qui depuis dix ans présente une liste paritaire. Lorsque ce syndicat est devenu majoritaire, personne ne voulait occuper les fonctions de secrétaire et trésorier du comité d’entreprise. Trois femmes ont alors accepté ces fonctions. « Donc les trois femmes ont pris le pouvoir, cela a été le début de nos embêtements. On s’est dit (les hommes délégués syndicaux) «avec celles-là, on ne craint rien, ce sont de pauvres filles» ». « Justement ! Ça a été terrible, pour eux, les pauvres garçons. C’est qu’on a tout refait, tout… du nettoyage dans la trésorerie du CE (Comité d’entreprise), on a mis en place des expertises, on a mis en place des commissions comme celle de l’égalité, fait repartir la commission formation qui marchait mal. Et la DRH s’est rendue compte que les filles faisaient beaucoup de travail, donc elle s’est appuyée sur les filles. En plus, c’était une femme. On a eu beaucoup confiance en elle, elle a eu beaucoup confiance en nous » (une des élues au comité d’entreprise). Cependant, selon le récit de la déléguée syndicale, lors des élections de 2005, les hommes du syndicat ont voulu empêcher ces femmes de se présenter : celles-ci ont alors déposé leur liste à la fédération des banques de leur syndicat. Malgré l’appui de la fédération, les hommes ont fait pression pour qu’elles retirent leur candidature. Quatre élues ont quitté le syndicat, mais elles ont gardé leurs mandats comme « élues libres » pendant les six mois suivants, faisant perdre la majorité à leur ancien syndicat. Ce conflit entre hommes et femmes s’est soldé par le départ des jeunes femmes vers un autre syndicat, « on a beaucoup avancé et les garçons n’ont plus voulu de nous… En 2005, nous sommes parties à 7 parce qu’on était en désaccord avec les délégués syndicaux hommes. Et maintenant le syndicat ne fait plus que 3 élus. C’est dommage. Là il n’a plus les forces de travail, il ne signe plus rien, n’est plus force de propositions ». Très déçue par les militants, une déléguée du personnel raconte : « les femmes dans le militantisme, c’est très dur… ils nous prennent pour des gourdes ; j’étais effarée. ». Issue d’une ancienne génération de militants, ces hommes occupent les places « honorifiques », ils se sont construits dans et par le syndicat, et à ce titre ne souhaitent pas laisser leur place.
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De la même manière, la déléguée syndicale UGICT-CGT de TRANSPUBLIC n’a été acceptée par ses camarades qu’au prix de l’acceptation de jouer le jeu de la représentation masculine : « C’est pas ouvert à tout le monde, ça fait des années qu’ils mangent ensemble à la bourse du travail et puis au fil des années j’ai eu ma place à table. » Chez FINO, le délégué FO, qui présente les deux délégués syndicaux hommes de ce syndicat comme « deux attaquants en première ligne avec un buteur », regrette que les femmes ne souhaitent pas prendre de mandat : « Elles n’ont pas envie d’avoir des propos violents envers la direction parce que c’est là où la confrontation verbale existe, donc c’est pas forcément leur faconde ».
CONCLUSION À partir d’une quinzaine de monographies d’établissements, certaines caractéristiques et évolutions marquantes des relations professionnelles, vues sous l’angle de l’existence et de l’intensité des négociations entre les représentants du personnel et la direction, ont pu être mises en évidence. L’enquête de terrain a mis ainsi en lumière des évolutions des relations professionnelles vers l’existence de négociations décentralisées dans les entreprises ou établissements, soit dans la continuité d’une tradition de négociation, soit en rupture d’un rapport traditionnel d’affrontement. Des grands établissements appartenant à des groupes internationaux du secteur bancaire ou des associations d’éducation sociale illustrent la continuité, alors que nous avons rencontré la rupture dans des sites industriels au salariat ouvrier. Les rapports d’affrontement qui paraissent caractériser les relations professionnelles des grands établissements industriels à l’histoire sociale ancienne semblent marquer le pas en faisant place à des relations plus ouvertes au dialogue. Dans ce cas, le passage à la négociation fait suite à des changements de direction, qui n’abolissent pas les conflits mais en réécrivent la grammaire. Notons que nous avons perçu, dans un des établissements de l’éducation-santé, un risque de blocage du dialogue dans le cadre d’un conflit aigu avec les nouveaux gestionnaires de l’établissement, qui pourrait déboucher sur un mouvement en sens opposé. Enfin, des rapports sociaux centrés autour de la négociation semblent aussi se mettre en place dans des établisssements récents où prime d’emblée un dialogue pragmatique, mais sur un nombre limité de thèmes jugés prioritaires. Nous avons enfin observé, surtout dans des entreprises familiales de petite taille, des relations professionnelles caractérisées par un rapport de domination, qui semble peu évoluer. Dans ces cas, la mobilisation du droit du travail est apparue comme le seul filet de sécurité existant.
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La dimension du genre traverse ces mouvements, mais sa lecture et l’interprétation des relations qu’elle entretient avec l’évolution des modes de relations professionnelles et des formes de conflictualité ne sont pas simples. De façon générale, le mouvement massif de recul des concentrations industrielles, lieu historique des luttes sociales et de la constitution du mouvement ouvrier, n’est pas sans lien avec le mouvement long de féminisation du salariat (et d’élévation des qualifications), et ces évolutions conjointes peuvent être perçues dans l’analyse de l’histoire particulière d’établissements. Par ailleurs, si les négociations sur l’égalité professionnelle semblent encore rares, sauf dans les grandes entreprises et plus particulièrement celles du secteur bancaire où s’appuyant sur la loi Génisson et divers accords de branche, directions et représentants du personnel négocient intensivement, l’objectif de mixité semble poussé par des préoccupations concrètes dans une variété de configurations et fait l’objet de négociations que nous avons qualifiées de pragmatiques. Nous avons également rencontré des obstacles qui font barrage à ces évolutions : l’isolement des représentantes femmes dans la revendication de l’égalité, mais aussi, malgré une progression de la parité parmi les élus du personnel (qui semble davantage être la norme dans les établissements récents et lorsque les salariés sont jeunes), la lenteur, dans des établissements où l’histoire sociale est plus ancienne, à sortir de la chasse gardée des hommes en matière de représentation du personnel. Pour le renouvellement des représentants du personnel qui inquiète tant, et à juste titre les syndicats, la parité et l’égalité professionnelle pourraient pourtant se révéler être une chance à saisir.
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Une nouvelle donne ? Regain et transformation des conflits au travail
Sophie Béroud, Jean-Michel Denis, Baptiste Giraud, Jérôme Pélisse Avec la collaboration de Guillaume Desage et Alexandre Carlier Malgré la dépréciation scientifique et idéologique croissante de la thématique de la grève ces vingt dernières années, les conflits du travail restent une dimension structurante des rapports sociaux dans l’entreprise, constituant autant d’indices de la vitalité des relations sociales et des formes légitimes d’expression des salariés, que de symptômes d’un lieu de travail en crise. En effet, au cours de cette période, la sociologie du travail s’est plutôt concentrée sur le travail comme activité, et l’évolution des modes d’organisation [Bidet, 2004] ne s’intéressant plus que de façon résiduelle à l’apparition d’une conflictualité ouverte [Denis, 2005]. Par ailleurs, les études spécialisées sur le syndicalisme se sont focalisées sur la crise des effectifs pour éclairer les processus d’institutionnalisation des structures syndicales et mettre en avant la thèse de l’affaiblissement de leur emprise sur le vécu au travail des salariés [Andolfatto, Labbé, 2006], ou pour chercher à comprendre les effets produits par la combinaison de facteurs externes et internes dans la transformation du syndicalisme [Mouriaux, 1998]. L’observation des pratiques et des stratégies conflictuelles déployées par les militants syndicaux est ainsi devenue plus marginale, à quelques exceptions près [Bouquin, 2006]. Enfin, la sociologie de l’action collective s’est aussi largement détournée des mobilisations propres au monde du travail, en privilégiant l’analyse de nouveaux mouvements sociaux, ou en s’intéressant au redéploiement de la contestation sociale dans les marges du salariat (mouvement des chômeurs et des « sans ») ou dans d’autres sphères (associative, transnationale, humanitaire…) [Sommier, 2003]. Ce désintérêt, sinon cette disqualification du phénomène, exprimé dans de nombreux discours à usage savant ou politique, est lié aux résultats des statistiques administratives qui indiquent une chute importante du nombre de journées individuelles non travaillées pour fait de grève (JINT). En effet, alors que l’indicateur établi par le ministère du Travail indiquait
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
encore plus de trois millions de JINT dans le secteur privé à la fin des années 1970, ce chiffre a considérablement chuté, par paliers successifs, avant d’osciller, à partir du milieu des années 1990, dans une fourchette comprise entre 250 000 et 500 000 JINT. Dans le même temps, la grève programmée, les journées nationales d’action et les mouvements interprofessionnels, qui ont connu des regains exceptionnels en 1995 ou en 2003, se concentrent pour l’essentiel dans les fonctions publiques et les grandes entreprises publiques [Sirot, 2002 ; Pernot, 2005]. Dans ce contexte, l’idée d’une marginalisation du recours à la grève et de son confinement dans des corporations professionnelles « protégées » de la concurrence économique semble s’imposer. Pourtant, à partir des déclarations des représentants de la direction et des représentants du personnel, l’enquête REPONSE met à jour une réalité autrement plus complexe de la conflictualité dans les entreprises. Les premières éditions de 1993 et de 1998 avaient déjà permis de pointer la sous-évaluation structurelle du nombre de JINT, grâce à un recensement plus précis des grèves longues de plus de deux jours, mais aussi de celles plus courtes ou ponctuelles (grève de moins de deux jours, débrayage) [Coutrot et Malan, 1996 ; Camard, 2002 ; Brochard, 2003]. Au-delà, l’apport majeur de REPONSE dans son édition de 2004-2005 est de saisir la conflictualité au travail dans toute sa diversité, en s’intéressant aux différentes formes d’arrêt de travail (débrayage, grève perlée), aux modes d’action collectifs sans arrêt de travail (pétition, manifestation, grève du zèle), aussi bien qu’à des formes plus ou moins individuelles (refus d’heures supplémentaires, incidents et tensions dans l’établissement, absentéisme, recours aux prud’hommes). Autant de registres d’action moins visibles, plus difficilement repérables, qui échappent aussi bien aux statistiques administratives qu’au regard journalistique. Or, la prise en compte de cette palette élargie des formes d’action collective montre une hausse significative des conflits du travail (graphique 1). Alors qu’entre les périodes 1991-1993 et 1996-1998, la conflictualité restait stable selon REPONSE, 30 % des directions d’entreprise déclarent avoir connu au moins une forme de conflit entre 2002 et 2004, contre 21 % entre 1996 et 1998. Cette évolution contraste avec le déclin tendanciel du nombre de JINT évoqué précédemment, en raison justement du changement de focale (dans un cas, on comptabilise des journées de grève, dans l’autre des établissements conflictuels), du champ couvert (les établissements concernés ne sont pas tout à fait les mêmes) et surtout, de la prise en compte d’autres formes de conflits que la grève.
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GRAPH QUE 1. – ÉVOLUT ON DES FORMES DE CONFL TS DÉCLARÉES PAR LES REPRÉSENTANTS DE LA D RECT ON ENTRE 1998 ET 2004 en % d’établissements 12% 10% 8% 6% 4% 2%
1996-1998
Autres formes
Pétition
Manifestation
Refus d'heures supplémentaires
Grève du zèle
Grève perlée
Débrayage
Grève de - de 2 jours
Grève de 2 jours et +
0%
2002-2004
Source : enquêtes REPONSE 1998-1999 et 2004-2005, volets représentants de la direction, Dares. Champ : établissements de 20 salariés ou plus du secteur marchand non agricole.
Pour autant, l’augmentation du nombre d’établissements conflictuels sans arrêt de travail (+ 6,9 points) s’avère beaucoup plus prononcée que celle des établissements ayant connu des conflits collectifs avec arrêt de travail (+ 2,4 points). De surcroît, la fréquence du recours à des arrêts de travail de courte durée s’accroît tandis que les grèves de plus de deux jours constituent le seul registre d’action à connaître un léger tassement entre les deux périodes étudiées. Enfin, cette dynamique s’accompagne également d’une association plus fréquente entre les formes de conflit collectives et individuelles [Carlier, Tenret 2007], elles-mêmes en hausse comme en atteste notamment le nombre croissant de dirigeants déclarant l’existence de recours aux prud’hommes dans leur établissement (42 %, soit + 6 points). Comment donc comprendre et rendre compte des conditions et des modalités de ce redéploiement partiel de la conflictualité au travail sous ses diverses formes ? Car, en la matière, tout n’est pas nouveau comme le montrera, dans un premier temps, l’observation d’un certain nombre de facteurs bien connus (secteurs, taille, syndicalisation des établissements…) qui continuent de structurer les conditions d’éclosion des conflits de travail. Par-delà ce paysage traditionnel de la conflictualité, un second temps permettra de restituer les mécanismes par lesquels s’actualisent les usages de l’arrêt de travail et son articulation avec d’autres pratiques protestataires
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
226
Encadré 1 – Une recherche co ect ve, stat st que et monograph que Les données empiriques sur lesquelles se fonde cette contribution sont tirées d’une recherche collective s’appuyant d’une part sur l’exploitation statistique de l’enquête REPONSE, et plus particulièrement de son volet « conflit », et d’autre part sur la réalisation d’une dizaine de monographies d’établissements menées à partir d’entretiens avec des dirigeants, des DRH, des cadres, des élus représentant du personnel et/ou syndicalistes. L’enquête REPONSE comprend une série de questions à propos du « conflit le plus marquant », catégorie désignant le conflit le plus significatif ou ayant le plus marqué les esprits au cours des trois années couvertes par l’enquête. Cette catégorie est toutefois difficile à manier car les critères de sélection utilisés par le répondant pour sélectionner le conflit retenu sont particulièrement indéterminés. De plus, un conflit considéré comme marquant peut ne pas être représentatif de la conflictualité « régulière » touchant un établissement. Au total, on ne peut étendre les informations recueillies à propos du conflit le plus marquant (les plus nombreuses pourtant) à l’ensemble de la conflictualité sociale. Enfin, les formes d’action radicales distinguées par le questionnaire de la dernière édition de l’enquête à propos du conflit le plus marquant ont été ajoutées justement à la suite de ces conflits médiatisés du début des années 2000 (Cellatex, Adelshoffen…). Le choix des établissements étudiés dans le volet qualitatif s’est fait à partir d’une sélection raisonnée de critères (taille, secteur, présence syndicale ou non, signalement de [nombreux] conflits de tel ou tel type, etc.), sur la base des hypothèses formulées conjointement à l’exploitation statistique. Une dizaine de DRH ou de cadres et une trentaine de syndicalistes ou élus du personnel ont été interviewés. Le volet monographique a visé à approfondir, voire à « tester », certains résultats statistiques. Il a aussi permis d’étudier l’ambiguïté de certaines formes de conflictualité comme les refus d’heures supplémentaires qui peuvent être aussi bien des formes de conflit collectif qu’individuel, voire même des pratiques que les acteurs ne considèrent pas comme conflictuelles. On s’est ainsi interrogé sur le sens que les acteurs attribuent aux événements et à leurs interactions, ce qui peut se faire aussi par des méthodes statistiques, par exemple en croisant les réponses des employeurs et des représentants du personnel sur l’existence, la nature ou la fréquence de telle ou telle forme de conflit. C’est alors la catégorie même de conflit qui a pu être réinterrogée, grâce à l’usage conjoint de méthodes quantitatives et qualitatives.
Noms (fictifs) des établissements
Taille
Activité
IRP présentes dans l’établissement
Luminaire
108
Métallurgie
Élu CE non syndiqué
Locauto
129
Location automobile
SIA (ex-CSL), CGC
Feuilledepaye
184
Service RH aux entreprises
Élu CE non syndiqué
Hypernosynd
203
Magasin de bricolage
Élue CE non syndiqué
Fromage
219
Agroalimentaire
CFDT
Routage
232
Routage et logistique de publicité
CFDT
Cocoluxe
340
Confection
CGT, FO
Ingéneau
711
Traitement des eaux
CFDT
Fourniburo
738
Vente d’articles de bureau
FO, CFDT, CGT, CGC, CFTC
Alcool
780
Production et vente de boissons
CGT, CFDT, FO, CGC
Papier brûlé
924
Papeterie
CFDT, CGT, FO, CFTC, CGC
UNE NOUVELLE DONNE ? REGAIN ET TRANSFORMATION DES CONFLITS…
227
dans les stratégies des acteurs en lutte. Il s’agit de comprendre comment ces modalités de la contestation s’agencent les unes par rapport aux autres, dans le temps (l’histoire récente de l’entreprise) et lors des phases de conflit. Mais aussi de voir comment le choix de ces modes d’action est façonné par la reconfiguration du rapport salarial et des univers professionnels (précarité, restructurations…), comme par l’hétérogénéité des contextes syndicaux dans l’entreprise. Car ces diverses dimensions contribuent à structurer l’horizon des attentes, des obstacles et des opportunités intégrées par les acteurs dans leur stratégie de mobilisation. Enfin, nous examinons dans une dernière partie comment se redéfinissent les formes de conflits en regard des procédures institutionnalisées de consultation et de management dans l’entreprise, afin de comprendre leur relation aux phases de négociations, souvent promues comme une forme plus « moderne » de relations sociales et de plus en plus répandues dans les établissements.
RÉPARTITION SECTORIELLE DES CONFLITS ET USAGES DIFFÉRENCIÉS DES PRATIQUES CONTESTATAIRES
Si l’augmentation du nombre d’établissements conflictuels entre les périodes 1996-1998 et 2002-2004 s’observe dans l’ensemble des secteurs d’activité, elle s’opère selon des formes et une intensité variables. En corrélation, la question se pose de savoir si l’on assiste à la poursuite du délitement des « bastions » traditionnels du mouvement ouvrier, qui contribuerait à faire disparaître la grève du secteur industriel, et à une « tertiarisation » des conflits du travail, lesquels passeraient désormais par des formes d’action impliquant moins d’arrêts de travail [Groux, 1998] ? Le paysage des conflits du travail, tel qu’il est possible de le dresser à partir de REPONSE, invite à davantage de prudence. En effet, l’ensemble des secteurs est traversé, à des degrés divers, par des processus de redéploiement de la conflictualité et d’articulation entre ses différentes formes.
La survivance des conflits dans l’industrie : des conflits de survie ? La forte restructuration du secteur industriel ainsi que le recours massif à la sous-traitance et à la filialisation depuis une quinzaine d’années ont pu laisser croire à une marginalisation de ce secteur sur la scène des luttes sociales. Les conflits parfois spectaculaires liés aux fermetures d’usines (Lu, Moulinex, Thomé-Genot…), sur lesquels se focalise l’essentiel de l’intérêt médiatique, alimentent ce sentiment de façon parfois paradoxale. Souvent associées à des occupations d’usine avec séquestrations (comme à Jallatte en mai 2007), voire à des menaces sur l’environnement (Cellatex en 2000
228
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
reste l’exemple le plus célèbre), ces luttes, tout en attirant plus facilement le regard, contribuent en effet à réduire la conflictualité dans le monde industriel à des actes de résistance aussi sporadiques que désespérés pour le maintien de l’emploi [Ubbiali, 2006]. Or, ces formes de radicalisation des luttes restent exceptionnelles puisqu’elles concernent à peine « 1 % des conflits les plus marquants » indiqués par les répondants de l’enquête REPONSE. Autrement dit, elles masquent la prégnance et surtout la diversité des pratiques contestataires routinières dans l’espace industriel. Est-il d’ailleurs possible d’isoler ce secteur des autres ? L’industrie redevient le lieu d’éclosion privilégié des conflits avec plus de quatre établissements sur dix concernés en 2002-2004 (soit une augmentation de 45 % par rapport à 1996-1998). Il convient alors de ne pas réduire trop vite ces conflits à des mouvements réactifs [Tilly, 1986], de « survie », visant notamment à résister aux plans de licenciements, dans la mesure où ce thème n’occupe que le troisième rang des revendications formulées dans ce secteur. La récurrence de ce thème dans l’industrie est légèrement supérieure à celle que l’on observe dans l’ensemble des établissements conflictuels. Cette thématique reste surtout largement derrière l’enjeu des salaires et, dans une moindre mesure, du temps de travail, respectivement au cœur de plus de 52 % et de 28 % des conflits de l’industrie. L’importance des revendications concernant les relations de travail (17 %) et les conditions de travail (9 %) souligne, quant à elle, l’hétérogénéité du champ revendicatif car ces deux thèmes font souvent l’objet d’une sousdéclaration, tant elles tendent à être fréquemment masquées ou reformulées dans des revendications proprement salariales [Furjot, 1994].
Des secteurs d’activité diversement propices à l’action collective des salariés L’activité conflictuelle reste également intense dans le secteur bancaire, très marqué par une tradition de lutte syndicale et par de fortes réorganisations depuis les années 1990, malgré une progression inférieure aux autres secteurs (+16 % avec cependant presque 40 % d’établissements conflictuels entre 2002 et 2004, contre 34 % entre 1996 et 1998). Autrement dit, l’augmentation du nombre d’établissements conflictuels repose en grande partie sur l’intensification de la conflictualité dans des univers professionnels où elle était déjà présente (industrie, finance, transport). Pour autant, la diffusion des conflits est bien réelle dans les autres secteurs, parfois à un rythme impressionnant (+ 61 % dans le commerce par exemple), même si leur fréquence reste sans commune mesure. Assez élevée dans les activités éducation, santé, social et associations du secteur marchand (donc hors fonctions publiques) où elle concerne plus d’un établissement sur trois,
UNE NOUVELLE DONNE ? REGAIN ET TRANSFORMATION DES CONFLITS…
229
la conflictualité touche un établissement des services aux entreprises et aux particuliers sur quatre. Parallèlement, le commerce et la construction demeurent, sans surprise, des branches très largement en retrait des mobilisations collectives, avec moins d’un établissement sur cinq concernés en 2002-2004. En définitive, et malgré une augmentation globale depuis 1998, l’écart entre ces secteurs et l’univers industriel s’est encore accru de 30 % en matière de conflits collectifs. Le maintien de clivages entre les secteurs d’activité se perçoit également dans leur usage différencié des registres de l’action collective. Tandis que 23 % des établissements industriels connaissent un conflit avec arrêt de travail, seuls 5 % des établissements de la construction et 7 % de ceux du commerce sont dans la même situation. Dans le secteur du commerce, cette différence est saisissante car cette légère augmentation est essentiellement due à la recrudescence de débrayages de courte durée (6 % des établissements du commerce ont connu un ou des débrayages en 2004, soit une augmentation de 130 % (tableau 1, page suivante). En réalité, le regain de conflictualité observé dans ce secteur est largement lié aux refus des heures supplémentaires (+300 %, soit 12 % des établissements), ce mode d’action étant aussi celui qui progresse le plus dans la construction (+180 %). Au contraire, manifestations et pétitions restent limitées à un éventail d’établissements restreint dans ces deux secteurs (bien que ces formes de conflit soient en hausse dans la construction). Quant aux établissements des services aux entreprises et aux particuliers, ils connaissent eux aussi une stagnation des grèves de moins de deux jours et une chute des grèves plus longues (-60 %). En revanche, les actions collectives sans arrêt de travail (manifestations et, plus encore, refus d’heures supplémentaires) sont plus fréquentes. Dans ces secteurs d’activité dépourvus de tradition de lutte, l’émergence de conflits plus nombreux s’inscrit donc dans une dynamique comparable : maintien des grèves à un niveau très bas, progression des arrêts de travail courts et, surtout, des modalités d’action sans arrêt de travail. Une part importante de cette conflictualité sans arrêt de travail s’écarte cependant des formes traditionnelles de l’action collective (manifestations, pétitions), puisqu’elle relève, selon les directions, du refus croissant des salariés de s’acquitter d’heures supplémentaires. Le développement de cette attitude, qui n’est probablement pas sans lien avec les processus de réduction du temps de travail, s’observe d’ailleurs dans l’ensemble des secteurs professionnels, même s’il y atteint des niveaux inégaux (3 % des établissements dans le secteur financier, entre 12 et 15 % dans la construction, les transports et l’industrie). La diffusion de ce comportement à la lisière de la résistance individuelle et des pratiques concertées de contestation, indique pour le moins un durcissement des relations sociales en entreprise. Car si les tensions et incidents déclarés par les dirigeants n’augmentent
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Grève < 2 jours Grève > 2 jours
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+67
Évol / 1998
Refus d’heures Manifestation supplémentaires
10,6
15,1
10,5
16,6
9,2
4,6
5,4
14,9
2004
+25
+1
+30
+52
-11
+2
+50
+62
Évol / 1998
Pétition
29,6
33,6
25,3
39,6
36,3
18,1
18,1
42
2004
+43
+50
+46
+16
+49
+61
+48
+45
Évol / 1998
Au moins un conflit collectif
Lecture : 19,1 % des établissements du secteur de l’industrie ont, selon la direction, connu des débrayages entre 2002 et 2004, soit 23 % de plus qu’en 1998. Source : enquêtes REPONSE 1998-1999 et 2004-2005, volet représentants de la direction, Dares. Champ : établissements de 20 salariés ou plus du secteur marchand non agricole.
Ensemble
8,9
21,2
Finance, immobilier
Éducation, santé, social, associations
8,8
Transports
5,7
6,0
Commerce
Services entreprises ou particuliers
2,8
19,1
Construction
Industrie
2004
Débrayage
(en % d’établissements)
TABLEAU 1. – PROPORTION D’ÉTABLISSEMENTS CONFLICTUELS PAR SECTEURS D’ACTIVITÉ ENTRE 2002 ET 2004 SELON LEURS FORMES ET ÉVOLUTION DEPUIS LA PÉRIODE 1996-1998
230 LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
UNE NOUVELLE DONNE ? REGAIN ET TRANSFORMATION DES CONFLITS…
231
pas entre les deux périodes, cette déclaration accrue de refus d’heures supplémentaires est à mettre en parallèle avec celle des sanctions prononcées à l’égard de salariés (72 % des établissements entre 2002 et 2004 contre 66 % entre 1996 et 1998), ou des recours aux prud’hommes (42 % des établissements entre 2002 et 2004 contre 36 % entre 1996 et 1998). Dans ce contexte, l’évolution à la hausse du refus des heures supplémentaires semble bien s’inscrire, selon les secteurs d’activité concernés, dans des dynamiques articulant des logiques de protestation individuelle et des mouvements collectifs. Dans l’industrie par exemple, elle se combine avec une hausse de l’ensemble des formes d’action collective. En revanche, dans les secteurs traditionnellement moins conflictuels, le développement de ces formes de résistance diffuse à l’autorité patronale coexiste avec une appropriation plus limitée des instruments de l’action collective et un renforcement des conflits individuels. Cette déconnexion peut ainsi être interprétée comme un révélateur supplémentaire du primat dans ces secteurs de l’action individuelle comme voie de protestation. A contrario, elle témoigne des obstacles qui rendent difficiles la réinscription des griefs des salariés dans un mode d’action plus collectif. Le fait que les refus d’heures supplémentaires (avec la grève du zèle) soient la forme d’action qui fasse le plus l’objet d’écart entre les déclarations des dirigeants et des représentants du personnel n’est d’ailleurs pas sans attirer notre attention sur les ambiguïtés de ce mode d’action [Denis et Pélisse, 2007].
Des syndicats toujours acteurs des conflits L’augmentation du nombre d’établissements conflictuels reste donc circonscrite par l’inégal recours à l’arrêt de travail, et par son intensité variable selon les secteurs d’activité. Surtout, l’articulation entre les modalités de la grève et les formes de conflit sans arrêt de travail laisse entrevoir des pratiques d’adaptation et de combinaison des différents modes de protestation. Ces données révèlent le poids de variables structurelles et organisationnelles, déjà bien identifiées par de nombreux travaux antérieurs [Furjot, 2002 ; Brochard, 2005]. Au premier rang de ces variables figurent la présence et l’activité syndicales. Lorsque la liste majoritaire aux élections professionnelles n’appartient à aucun syndicat, la proportion d’établissements conflictuels (21,2 %) est très largement inférieure à celle qui est enregistrée dans des établissements dont les institutions représentatives du personnel (IRP) sont animées par une organisation syndicale (entre 40,2 % et 68,5 %). Parmi les établissements ne disposant que de représentants du personnel élus, un sur cinq a connu un conflit collectif. En revanche c’est le cas d’un sur deux parmi ceux qui disposent tout à la fois de représentants élus et de délégués
232
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
syndicaux désignés par l’une des cinq organisations représentatives. Un taux de syndicalisation supérieur à la moyenne (estimé par le dirigeant) favorise également la conflictualité. Ainsi, à peine 19 % des établissements qui comptent moins de 5 % de syndiqués ont connu au moins un conflit contre plus des deux tiers de ceux où le taux de syndicalisation dépasse 11 %. Certes, une telle corrélation ne suffit pas à établir l’origine syndicale des conflits, mais elle confirme très clairement le rôle des organisations syndicales dans les conflits du travail. En cela, cette observation va à l’encontre des discours récurrents sur déclin du syndicalisme et son impuissance supposée à mobiliser les travailleurs [Andolfatto et Labbé, 2006]. Loin d’apparaître comme « dépassés », tout indique au contraire que les militants syndicaux demeurent des acteurs décisifs de l’expression collective des salariés dont les conflits ouverts sont une des modalités traditionnelles. Comme de nombreux travaux l’ont déjà montré, leur socialisation militante les prédispose, pour une grande part d’entre eux, à inscrire leurs activités de représentants du personnel dans une vision non consensuelle, voire antagoniste, des rapports de travail et à investir une partie de leurs savoirfaire dans la prise en charge collective et individuelle des revendications et la mobilisation des salariés [Contrepoids, 2003 ; Tilly, 1974]. Dans cette perspective, le renforcement de l’implantation des organisations syndicales enregistré au cours de ces dernières années et attestée par REPONSE [Pignoni, 2007] constitue un facteur important d’intensification et de diffusion des conflits dans le monde du travail. « Quand un délégué syndical a été désigné entre les deux éditions de l’enquête, les établissements qui déclaraient rarement un conflit en 1998 (15 %) le font davantage en 2004 (40 %) » analysent Alexandre Carlier et Elise Tenret [2007]. D’ailleurs, la plus forte progression des conflits est enregistrée dans les établissements de 200 à 499 salariés, qui sont précisément ceux dans lesquels les organisations syndicales ont connu l’amélioration la plus significative de leur enracinement Toutefois, dans un contexte de faiblesse générale du syndicalisme dans le secteur privé, la revitalisation des effectifs syndicaux est contrastée selon les secteurs d’activité. Par rapport à l’industrie, héritière d’une longue tradition de luttes, le niveau de syndicalisation dans le commerce, la construction ou les services aux entreprises et aux particuliers apparaît encore bien en retrait. Et c’est aussi dans ces secteurs que l’augmentation du nombre de délégués syndicaux est la plus modeste. Il n’en reste pas moins que l’implantation d’une organisation syndicale contribue, le plus souvent, à changer le type de relations sociales et les modes d’expression de la conflictualité.
UNE NOUVELLE DONNE ? REGAIN ET TRANSFORMATION DES CONFLITS…
233
Encadré 2 – Une comb na son d’act ons jur d ques et d’arrêts de trava … mpensab e sans base synd ca e à PROSPECT Un bon exemple de transformation apportée par l’implantation syndicale est fourni par PROSPECT, entreprise d’environ 265 salariés, créée dans les années 1970 et spécialisée dans le routage de publicités directes et personnalisées. Si des élus (non syndiqués) s’occupaient depuis le début d’un CE qualifié par l’un des syndicalistes rencontrés de « CE patates » [qui ne s’occupe que des œuvres sociales], c’est en 1999, lorsque s’annonce un changement de convention collective et les 35 heures, que cet ancien DP, lui-même élu au CE entre 1989 et 1996, investit de nouveau cette instance. L’année précédente, il a introduit le syndicalisme dans l’entreprise en montant une section CFDT à l’aide d’une dizaine de collègues. Il s’agit alors, non seulement de préparer ces négociations mais aussi, selon ses dires, de légaliser des relations professionnelles marquées par des désaccords fréquents sur les payes, le non-paiement des heures supplémentaires et des relations de plus en plus tendues avec l’encadrement. La lutte passe tout d’abord par un usage récurrent du droit, qui vise dans un premier temps à imposer à la direction les prérogatives syndicales (appel à l’inspection du travail pour délit d’entrave, plainte à la gendarmerie qui auditionne des membres de la direction, etc.). Elle se déroule ensuite devant les prud’hommes où est contestée l’intégration d’une prime d’ancienneté suite au changement unilatéral de convention collective. Onze salariés portent ainsi plainte en 2000, puis 119 autres en 2002, avant que la direction ne transige l’année suivante, à la suite de décisions judiciaires qui lui sont défavorables. Mais cet usage de l’outil juridique et judiciaire, dans lequel se spécialise ce militant et qu’il manie au quotidien avec efficacité, se double dès 2000 d’une conflictualité plus directe, relayée par une déléguée syndicale CGT (anciennement militante à la CFDT) et surtout, à la suite du rachat d’une autre entreprise, par l’arrivée à la CFDT de militants plus chevronnés. En effet, face au projet de la direction concernant les 35 heures, les syndiqués organisent une grève avec occupation des locaux qui se solde, deux jours plus tard, par la réouverture des négociations et le retrait, par la direction, des points de blocage les plus importants (baisse des salaires, modulation sans plancher et avec un plafond élevé, etc.). L’implantation syndicale n’est pourtant pas exempte de fragilité, malgré ces premiers succès. Lors de l’enquête de terrain en 2006, il apparaît que la CGT a disparu, suite à l’arrêt longue maladie (non liée au travail) et au licenciement de sa déléguée syndicale, et que la légitimité du délégué CFDT est désormais vacillante en raison de son investissement accru à l’extérieur de l’entreprise (conseiller prud’homme, négociateur de branche, responsable fédéral). Ce délégué peut d’ailleurs de moins en moins s’appuyer une base militante qui vieillit, se divise et s’effiloche et dont l’un des militants les plus revendicatifs a démissionné après une accusation de harcèlement sexuel de la part d’une autre militante. Le facteur syndical joue donc de façon décisive, mais encore faut-il ne pas poser son influence comme un phénomène linéaire, tant les bases syndicales connaissent des évolutions rapides et peuvent se renforcer ou s’affaiblir en quelques mois.
Des formes de conflictualité ajustées à la taille des établissements et à la structuration des univers professionnels Les difficultés rencontrées par les syndicalistes à sensibiliser voire à enrôler les salariés dans des secteurs comme le commerce, les services aux entreprises et aux particuliers, ou encore la construction, mettent à jour un ensemble de contraintes spécifiques qui font obstacle à l’activation de
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
mobilisations collectives. Elles renvoient en particulier à leur structuration autour de modes d’organisation de la production et d’encadrement de la main-d’œuvre peu adaptés aux « communautés pertinentes de l’action collective » [Ségrestin, 1980]. La taille des établissements constitue à cet égard un indicateur synthétique particulièrement utile pour comprendre le clivage persistant qui oppose le commerce, comme la construction, à l’industrie ou le secteur bancaire du point de vue de leur activité conflictuelle. Construction, services aux particuliers ou, de manière plus contrastée, commerce s’organisent en effet autour d’établissements de petite taille, qui impliquent une forte proximité et des logiques de coopération professionnelle entre les différents échelons hiérarchiques. Ce modèle d’organisation du travail – qui pourrait ne pas être propre à ces activités ou à la taille des établissements mais concerner aussi une catégorie de salariés comme les cadres ou les commerciaux – conduit ce faisant à décloisonner les rapports de pouvoir et à les inscrire dans des relations individualisées, qui se structurent autour de modes d’arrangements informels, davantage encadrés par l’intériorisation d’usages propres à l’entreprise que par les normes juridiques de la législation du travail. Ce cadre de travail « communautaire » marginalise en retour les formes de représentation et de médiation collective et accentue la perception des salariés des risques qu’ils encourent à entretenir des rapports conflictuels avec leur hiérarchie. Aux contraintes structurelles propres à l’environnement de travail des salariés de ces secteurs ou de ces catégories, s’ajoute en outre leur absence d’expérience de lutte collective, qui restreint d’autant plus leur disponibilité à s’engager syndicalement ou dans ces luttes. Ainsi, à FEUILLEDEPAYE, dont l’établissement enquêté – spécialisé dans les services RH aux entreprises – est localisé dans un parc d’affaires d’une zone périurbaine, les salariés sont en majorité des cadres et des ingénieurs. La croissance de son activité n’est pas étrangère aux tensions signalées par le représentant du personnel au niveau des relations de travail. Il apparaît cependant fortement improbable à cet élu du CE, non syndiqué et lui même ingénieur, que les relations de travail puissent se transformer en action collective et aller au-delà de la pétition. La lettre collective adressée à la hiérarchie a en effet déjà constitué, ici, une rupture hautement symbolique avec les représentations dominantes des relations sociales entre personnels qualifiés (supposés intéressés par la réussite de l’entreprise) et constitue donc un acte contestataire déjà significatif. Ces configurations du travail contribuent à orienter les protestations contre l’autorité patronale vers des stratégies d’action individuelle. Les salariés choisissent alors le plus souvent l’exit en quittant l’entreprise, en portant les conflits qu’ils rencontrent devant les prud’hommes ou en espérant transiger sur les modalités de leur départ [Lepley, 2005]. Toutes choses égales par ailleurs, les établissements du commerce (mais aussi des services ou du
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transport) ont ainsi significativement plus de chances de connaître des recours aux prud’hommes, tout comme les établissements où la catégorie majoritaire est constituée de cadres ou de commerciaux. Que l’augmentation des conflits collectifs dans ces secteurs se limite pour l’essentiel à des débrayages ou à des formes d’action sans arrêt de travail n’est qu’une autre illustration des difficultés qui pèsent sur la capacité des syndicalistes à les déclencher. Dans cette perspective, une des explications de la marginalité du recours à la grève peut être rapportée aux capacités des syndicalistes à conquérir de nouveaux secteurs du monde du travail et à adapter leur répertoire d’action aux dispositions sociales et professionnelles de leurs salariés. À l’inverse, le nombre élevé de grands établissements dans le secteur bancaire ou industriel fournit une matrice de relations professionnelles plus favorables au déploiement de l’ensemble de la panoplie des techniques classiques de lutte collective. Ainsi, le taux de refus d’heures supplémentaires n’augmente pas systématiquement avec la taille des entreprises contrairement à l’ensemble des formes traditionnelles d’action collective (grèves, pétitions, manifestations). Dans les plus grands établissements en effet, les relations professionnelles tendent à se structurer autour de normes standardisées et impersonnelles d’organisation et de division du travail. Elles contribuent à intégrer les rapports entre salariés et directions dans des pratiques professionnelles autonomisées et des logiques d’identification beaucoup plus collectives, médiatisées notamment par le jeu des instances représentatives du personnel. On sait que leur existence, bien qu’imposée par la loi, reste très aléatoire dans les plus petits établissements [Jacod, 2007]. Bref, la relation salariale s’inscrit dans des configurations pratiques et symboliques qui cadrent plus facilement avec le travail syndical de traduction et de prise en charge des intérêts des salariés, dans des logiques d’opposition collectives au pouvoir patronal [Brochard, 2005].
L’ESPACE DYNAMIQUE DE LA CONFLICTUALITÉ Les déterminants de la conflictualité (taille, secteur, syndicat) constituent ainsi des facteurs d’explication qui éclairent son inégal déploiement selon les sphères d’activité. Pour autant, ces variables explicatives sont insuffisantes pour rendre compte, à elles seules, des formes diversifiées et évolutives des conflits. Si la grève demeure un mode d’action central du conflit industriel, elle tend à épouser des formes plus circonscrites et, dans le même temps, à s’inscrire dans un halo de pratiques conflictuelles protéiformes. Pour cerner les ressorts de ces évolutions par-delà ces déterminants, il convient d’examiner plus précisément comment s’opère cet agencement des formes de conflits dans les entreprises.
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
Décrivant la manière dont se structure l’espace de la conflictualité, une analyse factorielle (non reproduite ici) permet d’observer comment s’articulent et s’opposent les différentes formes de protestation collective et individuelle au travail. Dans la lignée d’observations précédentes, elle montre que les établissements où se sont déroulés des conflits avec arrêt de travail sont également ceux où sont le plus associés toute la gamme des modes collectifs de protestation [Furjot, 2002]. Mais cette analyse n’oppose pas pour autant des établissements qui rassemblent toutes les formes de conflit à ceux qui n’en connaissent aucun. On observe, au contraire, un enchevêtrement plus complexe des niveaux et des registres de l’action collective. Un premier pôle rassemble des établissements marqués par différentes formes de conflits collectifs, et plus particulièrement les formes avec arrêts de travail, qui échappent en partie au cadre des conflits individuels (prud’hommes, sanctions, tensions) ou aux formes ambiguës comme les refus d’heures supplémentaires. Un second regroupe ceux qui sont surtout confrontés à des conflits individuels, et qui sont aussi souvent associés à des formes d’action collective sans arrêt de travail (et notamment les heures supplémentaires), tandis qu’un troisième pôle, enfin, concerne les établissements qui ne connaissent aucune forme de conflictualité, ni individuelle, ni collective. La combinaison et/ou la substitution entre grève (conflit avec arrêt de travail) et autres modes d’action collectifs et individuels invitent ainsi à réinterroger le choix des formes d’action parmi le répertoire d’actions collectives disponibles. C’est pourquoi il convient de dépasser le seul cadre des déterminants structurels de la conflictualité pour réintroduire dans l’analyse la diversité des facteurs objectifs et subjectifs propres à un monde du travail en pleine mutation, qui pèsent sur le choix des « armes » empruntées par les protestataires. Plusieurs configurations où les différentes modalités de la conflictualité se combinent peuvent ainsi être identifiées.
L’intégration de la grève dans une combinaison de pratiques de mobilisation Les déclarations des représentants du personnel à propos du conflit le plus marquant advenu dans leur établissement au cours des trois dernières années constituent une première manière d’explorer plus avant comment la grève reste au cœur des conflits collectifs. 57 % d’entre eux signalent en effet que ce conflit passe par un arrêt de travail (grève ou débrayage). Dans le même temps, la moitié des répondants indique aussi que le conflit le plus marquant a duré au moins un mois. Difficile d’imaginer alors que ces conflits se limitent à une seule forme d’arrêt de travail. De fait, lorsque les conflits les plus marquants passent par des grèves, ils sont associés dans les deux tiers des cas à des manifestations à l’extérieur de l’établissement et à
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une expression dans les médias. Les grèves n’apparaissent donc pas comme des actions isolées, mais au contraire comme une séquence à l’intérieur d’un travail de mobilisation syndicale beaucoup plus long. C’est en observant leur inscription dans un continuum de pratiques de mobilisation diversifiées que l’on peut saisir les conditions qui facilitent leur déclenchement et leur développement [Giraud, 2006]. Dans cette optique, le renforcement des modes d’action sans arrêt de travail peut être précisément conçu comme un support au maintien de la grève, qui demeure l’instrument de lutte central et privilégié du conflit industriel (signalons en effet que parmi les 46 % d’établissements déclarés conflictuels par les représentants du personnel au cours des trois dernières années, 53 % ont connu, selon eux, au moins un débrayage et/ou une grève). L’intégration de la grève dans une panoplie d’autres moyens d’action obéit à plusieurs logiques. Elle renvoie tout d’abord à la progressivité du processus de construction de la mobilisation qui facilite in fine le déclenchement d’un mouvement de grève. Le recours à une pétition permet, par exemple, de sensibiliser les salariés à un problème particulier, de dénoncer l’injustice d’une position ou d’une décision émanant de la direction et de fédérer dans ce cadre le mécontentement des salariés. S’amorce ainsi une dynamique de mobilisation grâce à laquelle les syndicalistes se donnent les moyens de déclencher plus facilement un mouvement de grève dans une phase ultérieure. De ce point de vue, l’existence d’une activité intense de pétitionnement, de manifestation et de grève dans un même établissement ne signifie pas que ces trois modalités d’action se soient succédées nécessairement dans le cadre d’un même mouvement revendicatif. Elle témoigne plutôt de la capacité des syndicalistes à s’emparer de la grève dans un travail militant soutenu à l’intérieur de leur établissement, qui participe à transformer les griefs des salariés en revendications communes et à entretenir leur familiarité à l’action collective [Kelly, 1998]. L’importance d’un tel travail de mobilisation prend encore plus de relief lorsqu’on observe les corrélations entre le niveau de l’activité gréviste et les pratiques syndicales ordinaires déployées par les représentants du personnel, telles que la distribution de tracts, les tournées d’atelier, les assemblées de salariés et les permanences.
Il ressort ainsi assez nettement que les établissements dans lesquels les représentants du personnel accomplissent le plus fréquemment ce type de pratiques de médiation auprès des salariés sont beaucoup plus conflictuels que ceux dans lesquels ils sont moins investis. Et cette relation reste vraie lorsque les effets taille et secteur sont neutralisés dans une analyse toutes choses égales par ailleurs. Plus précisément, la césure s’observe essen-
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tiellement autour des modes d’action avec arrêt de travail. Le niveau de l’activité gréviste ne dépend donc pas uniquement et mécaniquement de la présence de syndicalistes ou d’élus, a fortiori dans un contexte où une majorité de salariés entretiennent des rapports toujours distanciés avec leurs représentants. Il est largement tributaire de la réalité des pratiques de mobilisation qu’ils mettent en œuvre et qui conditionnent leur faculté à s’imposer auprès d’eux comme des porte-parole reconnus pour faire valoir leurs doléances. L’activation de savoir-faire militants dans l’encadrement et la mobilisation des salariés permettent ainsi aux représentants du personnel d’accumuler des ressources pour l’action collective, qui leur ouvrent plus facilement la possibilité de recourir à la grève. À l’inverse, on peut aussi comprendre qu’une activité plus discontinue de ces représentants contribue à fragiliser leur capacité à fédérer le mécontentement des salariés dans une action commune. Cette fragilité peut expliquer en retour qu’ils soient moins enclins à s’approprier la grève que des modes d’action sans arrêt de travail qui requièrent une moindre capacité d’organisation et d’enrôlement des salariés, car plus ponctuels et moins risqués. Le travail de mobilisation s’avère également facilité par l’activité militante de type juridique accomplie par les représentants du personnel. Certes, la hausse du recours aux prud’hommes pourrait être interprétée comme le symptôme de l’insuffisance des ressources détenues par les syndicalistes TABLEAU 2. – PRAT QUES DES REPRÉSENTANTS DU PERSONNEL ET CONFL CTUAL TÉ DÉCLARÉE PAR LES D RECT ONS
(en pourcentage d’établissements) Conflictualité de l’établissement selon la direction Établissements conflictuels ayant connu au moins un arrêt de travail
Établissements conflictuels n’ayant pas connu d’arrêt de travail
Établissements non conflictuels
TOTAL
Répartition des établissements selon le type de pratique de RP
Pratique RP +
26,0
16,9
57,1
100
42
Pratique RP –
8,5
15,8
75,7
100
35
Absence de RP (à titre comparatif)
2,8
12,1
85,2
100
23
Lecture : 26 % des établissements dont le représentant du personnel a déclaré une pratique de mobilisation régulière ont été déclarés conflictuels par leur direction. 42 % de l’ensemble des établissements sont considérés comme ayant une pratique RP +. Source : enquête REPONSE 2004-2005, volets représentants du personnel et représentants de la direction, Dares. Champ : établissements de 20 salariés ou plus du secteur marchand non agricole. Pratique RP + = pratique déclarée par le représentant du personnel interrogé lors d’une des activités suivantes au rythme de une ou deux fois par mois, ou de deux de ces activités au moins deux à trois fois par trimestre : assemblées de salariés, tournées dans les ateliers, diffusion de tracts et tenue de permanences. Pratique RP – = conditions décrites pour « pratique RP + » non remplies.
UNE NOUVELLE DONNE ? REGAIN ET TRANSFORMATION DES CONFLITS…
239
pour fédérer les litiges individuels dans une action collective. Mais, à l’image de l’entreprise PROSPECT déjà évoquée, l’activation de l’outil judiciaire ouvre parfois la voie à une dynamique de collectivisation des plaintes des salariés. L’emboîtement de la grève avec les autres formes de l’action collective ne saurait cependant être réduit aux seules logiques de sa préparation ou de la radicalisation progressive d’une action revendicative. D’autres dynamiques existent qui ne sont pas forcément progressives ou ascendantes. D’abord, la grève peut être un début et non un aboutissement : le déclenchement de l’arrêt de travail entraîne alors l’activation d’instruments complémentaires pour en renforcer la portée. Une manifestation peut lui faire suite, en vue de fédérer les mobilisations de différents établissements appartenant à une même entreprise ou de renforcer la visibilité du conflit à l’extérieur de l’entreprise, en recherchant notamment sa médiatisation. Autant de techniques mobilisées par les grévistes dans l’espoir de s’emparer de nouvelles ressources utiles pour élargir le rapport de force en leur faveur et contourner les difficultés rencontrées dans leur affrontement avec la direction. Les quelques syndicalistes de FROMAGE, une usine confinée dans une vallée de l’Ain et confrontée à un plan social d’envergure, ont ainsi accompagné le blocage de leur établissement de plusieurs manifestations devant le siège social du groupe, situé dans la préfecture du département. Ce prolongement était motivé par la volonté de contenir la démoralisation des salariés que risquait de provoquer leur isolement géographique. Cet exemple est intéressant car la syndicaliste qui s’est investie dans la mobilisation se retrouve seule pour faire face au plan social et possède au départ très peu de ressources militantes. N’ayant que peu de liens avec l’Union départementale CFDT, elle ira même jusqu’à solliciter les conseils d’une autre organisation syndicale que la sienne. La révolte contre une décision de fermeture d’une partie de l’usine perçue comme arbitraire (suppression de toute une ligne de production) entraîne la recherche de tous les moyens d’action possibles. Les déplacements sont alors l’occasion de créer des liens de solidarité avec des représentants des salariés d’autres sites du groupe et d’affronter directement le véritable centre du pouvoir économique de l’entreprise, dont l’éloignement favorise le sentiment d’impuissance qui gagne les salariés. Ces défilés sont enfin le moyen d’obtenir plus facilement une couverture de la presse locale dont les bureaux sont également situés dans cette ville et, par ce biais, de décloisonner la mobilisation pour solliciter le soutien d’élus locaux et provoquer des marques de sympathie et d’encouragement de la population. La grève s’enracine ainsi dans un spectre de pratiques et de savoir-faire militants multiples qui conditionnent la possibilité et l’efficacité de son usage. Ce faisant, comme l’illustre ce dernier exemple, cet encastrement
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
traduit aussi l’ampleur des difficultés que doivent surmonter les syndicalistes pour en faire une arme efficace, dans un contexte de balkanisation d’un espace productif bouleversé par les restructurations, les processus d’externalisation et de filialisations.
Des formes d’arrêt de travail rationalisées plus efficaces ? C’est également en se montrant attentifs aux ressources dont disposent les représentants du personnel et à l’environnement productif dans lequel ils agissent que l’on peut rendre compte des dynamiques ambivalentes qui favorisent la recrudescence de formes d’arrêts de travail plus sporadiques. Des configurations spécifiques favorisent l’efficacité de celles-ci, comme à ALCOOL, un grand établissement de production d’une boisson prestigieuse appartenant depuis le début des années 1990 à un grand groupe de luxe français. Les effectifs syndicaux y sont relativement élevés (entre 15 et 20 %), notamment ceux de la CGT qui dominent très largement les IRP. En 2004, ses représentants déclenchent un débrayage de deux heures au moment des vendanges, pour contester l’enlisement de négociations en cours sur les classifications. De fait, la simple annonce de ce débrayage, qui réunit environ 150 personnes, dans un établissement aussi renommé et dans une période aussi éphémère que la récolte du raisin a attiré une cohorte de journalistes qui se déplacent aussitôt sur les lieux de l’action. La menace exercée sur le bon déroulement de la vendange apparaît comme une arme d’autant plus redoutable, qu’elle permet de jouer aisément sur l’image de marque de l’entreprise, ce qui donne un écho très large aux revendications syndicales et fragilise la position du groupe. Dans un tel cas, la rationalisation de l’usage de la grève n’est pas synonyme d’affaiblissement syndical et traduit davantage la capacité de certains militants, fortement expérimentés et bien implantés, à user de stratégies d’action ciblées qui suffisent à démontrer leur force collective sans avoir à l’utiliser durablement pour infléchir l’attitude de leur employeur. De manière semblable, la généralisation de l’organisation du travail en flux tendus et de la sous-traitance crée de nouveaux points de vulnérabilité dans les entreprises, que les syndicalistes peuvent chercher à mettre à profit par l’adoption de telles stratégies. L’enquête REPONSE montre que le débrayage est une forme d’action particulièrement présente dans l’industrie et dans les établissements qui ont mis en place une organisation du travail en flux tendu [Carlier, Tenret, 2007]. La possibilité existe alors, y compris pour des syndicats plus faiblement dotés en ressources militantes, de recourir à des formes d’arrêt de travail plus accessibles, avec lesquelles la direction doit également composer.
UNE NOUVELLE DONNE ? REGAIN ET TRANSFORMATION DES CONFLITS…
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Encadré 3 – Le temps de trava chez COCOLUXE, entre négoc at ons et confl ts C’est ce que montre l’exemple de la mobilisation autour du temps de travail construite par deux syndicalistes d’une unité de production spécialisée dans la confection (340 salariés) d’un autre groupe de luxe français. Face à la politique de négociation tous azimuts de la direction du groupe, les salariés et les deux syndicalistes réussissent, malgré très peu de syndiqués, à développer un rapport de force avec lequel la direction locale doit composer. Si les délégués syndicaux ne signent jamais d’accords lors des négociations annuelles sur les salaires – mais réussissent souvent à accroître les augmentations générales prévues initialement par la DRH –, l’essentiel des négociations et des conflits portent sur la durée du travail. Réduite à 36 heures, puis 32 heures et enfin 35 heures par l’intermédiaire de sept accords signés au siège entre janvier 1998 et octobre 2002, et deux avenants dans l’établissement en 1998 et 2000, la durée du travail est simultanément l’objet de divisions et d’unité entre salariés et syndicalistes. Divisions, car ces syndicalistes CGT et FO ne comprennent et n’appuient pas les salariés sur leurs revendications concernant les compensations en temps (non majorée) et non en rémunération (majorée) des heures supplémentaires qu’on leur demande régulièrement dans ce secteur soumis au rythme de nombreuses collections chaque année1. Les salariés n’en obtiennent pas moins satisfaction : lorsque la direction, qui souhaite rémunérer les heures supplémentaires pour s’épargner une gestion horaire plus complexe, ne trouve aucun volontaire, elle recourt à des intérimaires dans un premier temps, mais finit par plier face au surcoût imposé et à la moins bonne qualité du travail sur un produit qui doit être irréprochable. Mais les syndicalistes sont plus en phase lorsqu’il s’agit de défendre la durée habituelle du travail, remise en cause par la mesure prise par le gouvernement Raffarin concernant le lundi de Pentecôte. Face au refus de la direction d’en discuter les modalités – le lundi chômé est désormais travaillé, alors que les représentants du personnel voulaient une augmentation horaire répartie sur toute l’année –, les syndicalistes, après avoir fait signer des pétitions, réussissent à organiser une grève perlée en 2005 qui s’avère très efficace, malgré le faible nombre de syndiqués : « On a préparé ça en disant on va pas enquiquiner, on va pas faire grève toute la journée, on va débrayer. Par rapport à notre façon de travailler c’est gênant. On s’arrêtait une heure, on reprenait une demi-heure, toute la journée. C’était organisé, chacun avait des créneaux. Après, chacun faisait ce qu’il voulait, certains ont choisi de débrayer toute la journée, d’autres ne sont pas venus travailler, et d’autres encore sont restés [avec nous] ». En 2006, une grève d’une journée est organisée, et si le piquet de grève est tenu par une dizaine de militants seulement, près de 80 salariés restent chez eux. Enfin, en 2007, la direction refuse toujours de négocier et contourne le problème en transformant ce fameux lundi en jour non travaillé dans le cadre de la modulation.
1. Dès le premier accord sur le temps de travail, la direction a pourtant obtenu une modulation en échange d’une RTT à 36 heures ; mais les contraintes temporelles sont telles que, face au respect de la direction du délai de prévenance d’une semaine, les heures supplémentaires sont toujours employées. Ayant des salaires relativement élevés au sein du bassin d’emploi, les salariés – essentiellement des femmes ouvrières non qualifiées – cherchent ainsi moins à travailler plus pour gagner plus, qu’à conserver un minimum de maîtrise de leur temps de travail.
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Les conditions d’adaptation à des formes alternatives de conflictualité L’issue de cette grève perlée montre que la multiplication des conflits courts peut avoir plusieurs causes : elle peut renvoyer aux tentatives des organisations syndicales d’ajuster leurs actions à l’évolution du contexte productif, comme à leur incapacité d’entraîner les salariés dans un conflit prolongé. Cette hypothèse d’une rationalisation sous contrainte de l’action syndicale permet aussi de comprendre l’essor des formes de mobilisation sans arrêt de travail. C’est en ce sens qu’il faut par exemple analyser les effets engendrés par la précarisation des statuts professionnels sur l’évolution des pratiques conflictuelles. Elle constitue, en effet, un facteur important de déstabilisation des ressorts traditionnels du syndicalisme, puisqu’elle introduit une hétérogénéité croissante à l’intérieur des collectifs de travail, dans la représentation que les employés se font de leurs intérêts et de leur avenir dans l’entreprise [Beaud et Pialoux, 1999]. En outre, pour ces salariés, l’engagement dans une action collective se révèle d’autant plus problématique, qu’elle constitue un risque évident qui compromet leurs chances d’être recrutés de façon pérenne dans l’entreprise. Cette reconfiguration des relations salariales rend alors d’autant plus difficile le travail des porte-parole syndicaux, qui ne sont pas toujours perçus comme légitimes, pour réussir à impliquer l’ensemble des salariés autour de revendications unifiées. Pour autant, à l’encontre d’une intuition tentante, la précarisation de la relation salariale n’a pas pour effet de réduire la conflictualité. En effet, il apparaît que, toutes choses égales par ailleurs, la présence de contrats à durée déterminée (CDD) ou d’intérimaires dans les établissements (qu’ils représentent entre 0 et 5 % ou plus de 5 % du personnel) est corrélée positivement à la survenue de conflits collectifs. La présence de nombreux CDD majore notamment le recours aux pétitions et l’existence de conflits collectifs portant sur les relations de travail. Le recours à des intérimaires majore la déclaration de débrayages, de pétitions et de manifestations, ainsi que les conflits sur les salaires, sur les relations de travail ou sur le temps de travail. Ces résultats, a priori surprenants, ne signifient pas que les formes d’emplois précaires constituent un facteur de conflictualité. En revanche, elles ne constituent pas des obstacles insurmontables à leur développement. Cette corrélation suggère davantage une adaptation des modes de gestion du répertoire d’action syndicale, puisque les configurations d’emploi précarisées semblent avant tout associées à un recours plus fréquent à des techniques de lutte sans arrêt de travail ou centrées autour de débrayages. Mais, est-ce le pourcentage de salariés intérimaires ou en CDD qui influe négativement sur le recours à la grève ou est-ce le niveau de salaire horaire ?
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Cet autre indicateur renvoie à une dimension de la précarité souvent oubliée mais de plus en plus prégnante pour ceux que l’on regroupe dans la catégorie des « travailleurs pauvres ». Elle permet de repérer un travail faiblement rémunéré et, par là même, source de difficultés (logement, transport, etc.) pour le salarié et éventuellement sa famille. Or, c’est une relation inverse que l’on observe dans l’enquête REPONSE : plus le niveau du salaire horaire médian est élevé, plus grande est la probabilité d’enregistrer un conflit avec arrêt de travail (ce qui n’est pas le cas avec les conflits sans arrêt de travail). L’inclination des syndicalistes à privilégier des modes d’action comme le débrayage ou les conflits sans arrêt de travail dépasse cependant le seul cadre des contraintes objectives imposées par la fragilisation du statut ou des rémunérations salariales. Elle renvoie de façon tout aussi décisive à la façon dont le sentiment de précarité s’étend chez les représentants de salariés. Ceux-ci décrivent souvent leur impuissance face aux logiques concurrentielles qui tendent à rendre l’avenir de leur entreprise incertain, et à nourrir chez eux un sentiment diffus de vulnérabilité. Dans les discours et les pratiques de nombreux syndicalistes rencontrés, se lit ainsi l’intériorisation de ces différentes contraintes économiques, qui restreint l’horizon des possibles autour desquelles ils se sentent tenus de réajuster leurs propres formes d’engagement. La réaction que nous avons pu observer chez les syndicalistes d’une usine papetière de 900 salariés face à un plan social particulièrement dramatique, puisqu’il concerne près de la moitié des salariés, constitue à cet égard un exemple évocateur de la façon dont des formes d’action collective alternatives à la grève peuvent apparaître plus adaptées, dans un contexte économique bouleversé (voir encadré page suivante).
LE CONFLIT PRIS DANS L’INSTITUTIONNALISATION DES RELATIONS PROFESSIONNELLES
La restitution des pratiques conflictuelles dans les contextes spécifiques des établissements où elles se développent révèle la plasticité des contraintes et la diversité des enjeux économiques autour desquels elles se forgent. Pour autant, le rapport des représentants du personnel à l’action collective ne résulte pas uniquement de leur perception de leur environnement économique. Il est également médiatisé par leur confrontation à des dispositifs de gestion des relations professionnelles en partie renouvelés. Ces dernières se caractérisent notamment par le renforcement de la présence des institutions représentatives, par le développement de la négociation ou encore par la professionnalisation des outils et des acteurs destinés à prendre en
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Encadré 4 – PAPETERIE ou comment ne pas brû er e pap er Dans cette entreprise située dans le nord de la France, la forte présence syndicale aurait pu laisser présager a priori que la brutalité du plan annoncé susciterait le déclenchement d’un mouvement de « survie », passant notamment par l’arrêt de la production. Or, la riposte des syndicalistes a épousé une forme plus originale, fondée sur le refus de recourir à la grève. Elle s’est en revanche concentrée sur l’élaboration d’un projet de reprise économique des activités menacées de fermeture, autour duquel se redéfinissent leurs usages des instruments de lutte collective. Leur stratégie se comprend à la lumière de la répétition des plans de restructuration que cette entreprise a affrontés depuis la fin des années 1970, et qui ont touché de façon plus générale l’ensemble de l’industrie papetière française dans cette période, progressivement rachetée par des firmes multinationales. La conjonction de ces deux facteurs concourt à ancrer l’idée chez les syndicalistes d’une extrême fragilisation de leur position. Dans ce contexte, le recours à la grève leur apparaît inopérant, à l’image de ce que les militants d’une usine confrontée à une situation similaire ont tenté sans succès, quelques mois auparavant. Tout d’abord, parce que ce mode d’action leur semble incapable d’infléchir la décision de leur employeur finlandais, qui pourra jouer de sa puissance économique et de ses autres unités de production pour surmonter aisément le coût d’un éventuel arrêt de la production dans cette usine. Pire, déclencher une grève est perçu comme un risque de compromettre davantage le maintien de leur emploi, en donnant des arguments supplémentaires à la direction pour se séparer d’un établissement pouvant apparaître comme un obstacle à la mise en œuvre de la stratégie du groupe. Sans illusion sur leur capacité à obtenir le retrait du plan de la direction, les syndicalistes reportent alors tous leurs espoirs sur un projet de rachat des machines dont elle souhaite arrêter la production. Aidés par un cabinet de conseil spécialisé dans la reprise des entreprises en difficultés, ils ne se limitent plus à critiquer le bien-fondé de la décision de la direction. Tout en défendant l’idée de la viabilité économique de leur projet industriel, leur objectif consiste à convaincre leur employeur de leur céder ces machines à un prix « raisonnable », susceptible d’attirer de nouveaux investisseurs. Dans cette perspective, l’exclusion du recours à la grève ne signifie pas un abandon de l’action collective. Au contraire, les manifestations, les rassemblements quotidiens dans le réfectoire de l’usine ou encore l’organisation de blocages de péages autoroutiers occupent une place centrale dans la stratégie syndicale. Leur usage vise tout d’abord à légitimer le contre-projet industriel et à se prévaloir du soutien des salariés face à leurs adversaires. De ce point de vue, l’enjeu de ces actions régulières est également d’entretenir des liens de solidarité pratique entre les salariés et de se montrer comme des représentants « combatifs » pour tenter de juguler le spectre du découragement et de la résignation qui s’immisce dans les rangs des salariés, tandis que les négociations avec l’employeur ne donnent aucun signe de résultat tangible. Enfin, mobiliser les salariés en dehors de l’usine, c’est aussi se donner les moyens de rendre plus visible leur lutte auprès de l’opinion publique, et d’obtenir plus facilement le soutien des élus locaux et du ministère du Travail, sollicités pour peser sur le déroulement des négociations.
charge les relations sociales dans les entreprises [Amossé, 2006]. Dans ce cadre, l’immersion des représentants du personnel dans des espaces codifiés d’échanges et de discussions avec leur employeur focalise une part croissante de leur énergie militante et/ou de leurs activités de représentation. Cette évolution objective pose alors la question d’un éventuel abandon de l’action collective ouvertement conflictuelle, au profit d’une
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voie d’action institutionnelle plus routinière, supposément plus propice à un règlement pacifié des conflits et à des prises de décision rationnelles [Thuderoz, 2000].
Conflit et négociation ne s’excluent pas, mais se combinent De ce point de vue, les résultats de l’enquête REPONSE confirment ce que les éditions précédentes avaient déjà permis de pointer [Furjot, 2002] : le développement d’une activité de négociation plus régulière n’agit pas comme un facteur de pacification des relations entre les représentants du personnel et de la direction. Au contraire, il va de pair avec le maintien de pratiques de mobilisation collective des salariés. Ce lien entre négociation et conflictualité collective se vérifie aussi bien si l’on s’intéresse au nombre de thèmes qui ont fait l’objet de négociations qu’à la fréquence des réunions qui ont ponctué ce processus de négociation. Dans les deux cas, c’est bien dans les établissements où l’intensité de l’activité de négociation est la plus importante que s’observe le niveau de conflictualité le plus élevé, quelle que soit la taille de l’établissement. Cette corrélation apporte un cinglant démenti à l’idée selon laquelle l’existence du conflit serait le symptôme d’une absence de « dialogue social ». Elle indique au contraire que l’action collective et la négociation s’inscrivent dans un continuum de pratiques qui se nourrissent mutuellement plus qu’elles ne s’opposent. Cette hypothèse est d’ailleurs corroborée par une observation plus fine des pratiques des représentants du personnel en fonction de leur affiliation syndicale. Les établissements les plus conflictuels sont ceux dans lesquels une liste CGT a emporté les élections professionnelles : 68 % d’entre eux ont connu un conflit collectif (dont 51 % avec arrêt de travail), contre respectivement 44 % et moins de 40 % des établissements dans lesquels la CFDT et FO sont majoritaires. L’image des militants cégétistes formés et rompus à la culture du rapport de force et de la grève semble ainsi confortée. Dans le même temps, les représentants de la CGT signent de nombreux accords dans leurs entreprises, presque autant que les syndicats supposés plus adeptes de la négociation2. En outre, ce sont précisément les secrétaires des comités d’entreprise (CE) adhérents de la CGT qui exploitent le plus la possibilité de faire appel à des experts, ce qui tend à démontrer leur réelle implication dans le cadre de ces arènes institutionnelles (60 % d’entre eux ont eu recours au moins une fois entre 2002 et 2004 à un expert, contre 48 % pour les secrétaires 2. En 2005, la propension à signer des accords par les organisations syndicales lorsqu’elles sont présentes dans l’entreprise s’élève à 84% pour la CGT, 88% pour FO, 92,3% pour la CFDT et 88,5% pour la CFTC [ministère du Travail, 2005, p. 205].
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de CE membres de la CFDT et 29 % pour ceux militant à FO). Il apparaît donc clairement que le recours à l’action collective se combine plus qu’il ne s’oppose avec la réappropriation des enceintes et des techniques formalisées de la négociation. L’interpénétration des pratiques revendicatives et de négociation peut s’expliquer doublement. La négociation peut créer une situation favorable à l’expression des griefs du personnel, et encourager le déclenchement d’une action pour renforcer la position des représentants du personnel. À l’inverse, l’émergence préalable de conflits peut également contraindre une direction à s’engager dans des négociations. À l’intérêt d’être attentif à la complexité du sens des liens qui unissent négociation et conflit, s’ajoute la nécessité de ne pas les concevoir comme mécaniques. Rien ne permet d’affirmer par exemple que les conflits recensés dans un établissement sont nécessairement liés aux thèmes de négociation discutés avec la direction. Tout laisse à penser au contraire que de nombreuses négociations continuent de se dérouler en dehors de toute forme de mobilisation collective. Certains thèmes sont relativement peu cités dans les conflits collectifs, comme la question des qualifications et des classifications (10 %), des innovations organisationnelles (9 %) ou encore de la formation professionnelle (1 %). Si ces thématiques ne sont peut-être pas aussi centrales que les questions salariales dans l’ordre des activités des représentants du personnel, une large majorité d’entre eux déclarent pourtant avoir participé à des discussions ou des négociations qui leur étaient consacrées [Jacod, 2007]. Ce décalage suggère que ces thèmes de négociation, plus techniques, sont plus difficiles à reformuler dans des mots d’ordre fédérateurs susceptibles d’ouvrir la voie au déclenchement d’un conflit. Dans un contexte légal qui pousse à la multiplication des thèmes de négociation, les syndicalistes les plus aguerris apparaissent alors surtout enclins à reporter leurs efforts de mobilisation sur les enjeux de négociation (salaires, temps de travail) qui entrent plus facilement en résonance avec les préoccupations concrètes et immédiates de la majorité des salariés et pour lesquels ils exercent des prérogatives légales (pour les salaires) ou liées aux modalités de l’action publique (autour des 35 heures).
Des pratiques non conflictuelles d’investissement des IRP De façon plus générale, l’articulation entre les registres de la négociation et ceux du conflit apparaît étroitement liée au type de dispositions et de savoir-faire à travers lesquels les représentants du personnel s’approprient ces instances de négociation. À cet égard, l’observation des pratiques déployées par des élus non syndiqués est, par un jeu de miroir, riche d’enseignements. Parmi eux, c’est en effet une conception extrêmement
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pacifiée et dépolitisée du monde du travail qui semble souvent triompher et orienter leurs manières d’agir, tant dans leurs rapports avec les salariés qu’au sein même des IRP. Encadré 5 – Représenter e personne sans confl t : parcours et représentat ons d’une é ue non synd quée à HYPER Le parcours de cette secrétaire de CE d’un établissement (environ 200 salariés) dépourvu de toute représentation syndicale et appartenant à une grande enseigne commerciale, apparaît exemplaire de ce point de vue. Son entrée au CE, dix ans plus tôt, n’est en rien motivé par une quelconque logique revendicative. Au contraire, il est vécu dans la continuité des relations professionnelles harmonieuses et privilégiées qu’elle entretient avec sa direction et notamment avec la responsable des Ressources Humaines, en tant qu’employée au service administratif de son établissement. De leur collaboration professionnelle, Mme H. retient l’image d’une supérieure hiérarchique attentive et disponible, qui sait témoigner sa considération aux salariés. Son poste de travail l’amène également à agir comme l’interface administrative entre sa direction et l’ensemble des services. Dans le magasin, elle a noué un réseau de relations et d’amitiés d’autant plus étendu qu’elle en est l’une des plus anciennes salariées. Sa position professionnelle se construit ainsi tout à la fois autour du sentiment gratifiant sans cesse proclamé de s’être imposée comme une interlocutrice reconnue dans son établissement et d’évoluer dans une « bonne ambiance » de travail. C’est précisément dans la volonté de prolonger son rôle professionnel de médiatrice utile à une gestion harmonieuse des relations sociales qu’elle décide de se présenter aux élections du CE. Cela explique que, en son sein, c’est quasi exclusivement à la gestion des œuvres sociales que Mme H. se consacre, parce qu’elle les conçoit un moyen efficace de contribuer au maintien d’une convivialité au travail. Sa trajectoire explique dans le même temps l’hostilité qu’elle exprime à l’égard des syndicalistes qu’elle est amenée à côtoyer dans le comité central du groupe (CCE). Elle reconnaît certes leur dextérité à manier les instruments juridiques et économiques de cette instance. Mais elle perçoit leurs discours critiques comme une attitude vaine, faisant obstacle au bon fonctionnement de l’entreprise. Pour elle, ces logiques d’affrontement avec la direction entrent en profonde contradiction avec les liens de coopération professionnelle et interpersonnelle qu’elle entretient avec sa propre hiérarchie. Ce type de rapport la prédispose bien davantage à se réapproprier le discours patronal construit autour d’une vision consensuelle de l’entreprise, définie comme une communauté d’intérêts soumise aux mêmes impératifs économiques. Par exemple, elle n’envisage pas les formes de retrait de ses collègues (désinvestissement dans le travail, détérioration du matériel, absentéisme…) comme l’expression de problèmes ou de mécontentements légitimes susceptibles d’être relayés dans les IRP. Elle y voit davantage la manifestation de défaillances individuelles et de fautes professionnelles qui mettent en péril la bonne marche de l’entreprise et l’intérêt des autres employés. Tout au plus vit-elle son immersion dans le CE comme une source d’enrichissement personnel, lui permettant d’accéder à une meilleure compréhension des stratégies de l’entreprise et de ses justifications, et de renforcer sa position symbolique auprès de sa direction.
Cet exemple montre l’hétérogénéité des logiques professionnelles et des gratifications individuelles qui peuvent motiver l’engagement de salariés dans un mandat de représentation du personnel. Il donne à voir comment les fonctions de représentants du personnel sont parfois investies
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à partir d’objectifs, de pratiques et de représentations étrangères à toute logique revendicative. À cet égard, si l’opposition principale en la matière porte sur les établissements à représentation syndiquée (par des DS et/ou des élus syndiqués) d’une part, et ceux qui ne possèdent pas d’instances représentatives du personnel (IRP) ou seulement des élus non syndiqués d’autre part [Pignoni, 2007], les configurations d’action collective, les parcours d’engagements individuels et les rapports à l’action syndicale constituent autant de dimensions hétérogènes sous-jacentes à un même label syndical. FOURNIBURO représente de ce point de vue un cas particulièrement révélateur du caractère parfois factice pris par la formalisation des relations sociales. Il s’agit d’une entreprise de vente par correspondance que ses 700 salariés continuent de qualifier de familiale malgré sa taille et son rachat lors du départ de son fondateur par un grand groupe suisse en 1996. En 1998, souhaitant signer un accord de RTT en bonne et due forme afin de bénéficier des aides financières prévues, la direction de l’entreprise suscite la création d’une section syndicale. Mais quatre sections sont créées à la suite d’une sorte de « Yalta » explicite entre leurs représentants, tous anciens DP ou élus du comité d’entreprise, avec l’objectif affiché d’occuper toutes les places afin, selon eux, de préserver l’esprit paternaliste du fondateur par le contrôle de l’adhésion syndicale. Cependant, la reprise deux années plus tard de la section CGT par un jeune délégué bien plus revendicatif que ses aînés, et la création d’une cinquième section (CFDT cette fois) par le délégué évincé, montre que la formalisation des relations sociales n’absorbe pas les possibilités d’expression collective des salariés. En effet, ce renouvellement n’est pas sans lien avec la situation des nombreux jeunes salariés dans l’entreprise, aux statuts en matière de conditions de travail ou de rémunération moins avantageux que ceux des plus anciens, mais qui jusqu’à lors, exprimaient leur mécontentement essentiellement par un fort turn-over ou par un absentéisme important. Les syndicalistes en place cherchant avant tout, en bonne intelligence avec la direction, à préserver l’esprit maison et les avantages que l’ancienne direction avait accordés unilatéralement (mutuelle, politique de formation, etc.), critiqueront ainsi violemment ce jeune syndicaliste, qui, ne respectant pas la règle du jeu, sera contraint au départ en 2005. De fait, les syndicalistes rencontrés lors de l’enquête de terrain ont pu s’avérer bien loin de l’image classique que l’on (le chercheur y compris) continue de leur accoler, comme le montre l’extrait d’entretien suivant : Q- Quelles sont vos fonctions représentatives ? R- Je suis secrétaire du CE et délégué du personnel. (long silence)
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Q- (étonné que le délégué ne déclare pas spontanément l’organisation à laquelle il est affilié) Mais vous êtes membre d’une organisation syndicale ? R- Oui, la CFDT. Q- Vous y avez adhéré dès votre entrée dans l’entreprise ? R- Cela s’est fait progressivement, car j’organisais à l’époque… des soirées karting. Cela marchait bien. Les gens du CE m’ont demandé de les organiser dans le cadre du CE. C’est comme cela que je suis entré dans le « trip ». Q- (déstabilisé) Ce n’est pas par fibre militante ? R- Ah non, non. Je n’ai pas la fibre, comme vous dites, militante. Si on prend les grandes familles de mandats d’élus : DP, CE, DS… c’est la partie syndicale qui m’intéresse le moins. Autant le côté délégué m’intéresse pour pouvoir aider et soutenir les personnes en difficulté. Le côté CE, par rapport à tout ce qui est juridique, financier, gestion dans l’entreprise qui me fait bien participer… autant le côté syndical, je n’ai pas beaucoup d’accroche avec cela. (établissement de 800 salariés, filiale d’un grand groupe, spécialisé dans l’ingénierie, la conception et la gestion du traitement de l’eau).
UNE PALETTE DE MOYENS D’ACTION RENDANT POSSIBLE LE REGISTRE DE LA NÉGOCIATION
À travers ces différents portraits se lit en creux le poids de la socialisation militante qui agit comme un facteur d’ajustement entre les pratiques de négociation et les démarches revendicatives et conflictuelles suivies par les acteurs. D’une part, elle contribue à fournir des savoir-faire utiles pour maîtriser les règles légales qui régissent les modes de fonctionnement des IRP et pour surmonter le sentiment de leur incompétence et de leur illégitimité à contester les choix de la direction. D’autre part, elle tend à adosser la conception du rôle du représentant autour d’une vision antagoniste des relations de travail, qui légitime en retour l’inscription de la pratique de négociation dans une logique d’affrontement collectif avec la direction. Dans ce cadre, on l’a vu, l’insertion des syndicalistes dans un jeu d’échanges de plus en plus souvent formalisés avec leur direction ne saurait conduire à une domestication de la conflictualité. Pour autant, elle les enserre dans des règles et des enjeux institutionnels qui ne sont pas sans infléchir la façon qu’ils considèrent comme la plus opportune d’agir collectivement. Le cas des syndicalistes de PAPETERIE, évoqué précédemment, en constitue un exemple par leur refus d’occuper l’usine. Pour asseoir leur légitimité dans le processus de négociation du plan de restructuration, ils
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se sentent en effet tenus de faire figurer leur mobilisation dans des registres (manifestation, rassemblement) censés attester et renforcer la crédibilité de leur position. Dans cette perspective, renoncer à des formes d’action jugées trop radicales est conçu comme une manière d’anticiper le risque de discrédit que pourrait tenter de leur opposer la direction dans le cours même de la négociation. Il s’agit au contraire de se mettre en scène comme des syndicalistes « responsables » qui allient la maîtrise de leurs dossiers à une capacité à contenir la colère des ouvriers. Des préoccupations similaires sont d’ailleurs exprimées par le secrétaire CGT du CE d’ALCOOL lorsqu’il énonce que « c’est quelque chose aussi qui aide à montrer que vous êtes capable de maintenir des limites. Ce qui me donne aussi un peu cette crédibilité aujourd’hui, c’est qu’on n’est pas jusqu’au-boutistes, c’est-à-dire que quand on dit : “après, ça va déraper”, je dis pas qu’on est toujours entendu, mais bon, ça m’a donné de la légitimité ». Autrement dit, le conflit n’est conçu comme une arme par les représentants du personnel qu’à la condition d’être assujetti aux manières d’être légitimes dans les lieux de négociation où ils cherchent à s’imposer.
Incitations aux négociations et évacuation du conflit De fait, la diversification et surtout l’accroissement des négociations constatées dans la dernière période résultent pour l’essentiel de dispositifs légaux qui les encouragent (cf. chapitre 5). Ils contribuent donc à placer les directions à l’origine des négociations et leur développement en dehors de tout contexte ouvertement conflictuel. C’est bien sûr le cas à propos des 35 heures, un type de négociation multidimensionnelle qui touche autant le temps de travail que les salaires ou l’organisation du travail [Pélisse, 2000]. Mais cette évolution a aussi concerné, particulièrement en 2002-2004, des thèmes comme l’épargne salariale, la formation ou les conditions de travail [Amossé, 2006]. Cela ne signifie pas que l’ouverture de négociations sur ces divers thèmes n’ait pas donné lieu à l’expression de revendications et à la construction de rapports de force susceptibles de déboucher sur des conflits collectifs passant ou non par des arrêts de travail. Mais il est probable que la diffusion et la légitimation de la négociation « à froid » – constamment renforcées par les pouvoirs publics et les principales confédérations syndicales et patronales – se produisent moins dans ce cadre que dans celui de concertations ou de discussions techniques et dépolitisées. Cette configuration exige dès lors de la part des représentants du personnel, non seulement une expertise de plus en plus poussée, mais aussi un surcroît d’investissement et d’explication auxquels il n’est pas toujours facile d’associer les salariés. Ainsi, par exemple, combien de référendums à propos des 35 heures, ont été organisés rapidement, sans préparation ni
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réelle participation de ces derniers ? Et combien de négociations sur la formation ou l’épargne salariale se tiennent entre « experts » sans que les salariés soient consultés, non seulement au niveau des branches, mais aussi aux sièges sociaux ou dans les établissements ? Les négociations annuelles sur les salaires – un thème pourtant éminemment conflictuel qui se prête plus facilement et traditionnellement à la construction de revendications collectives – n’échappent pas à cette tendance qui transforme l’antagonisme ouvert des rapports de force en des réunions de militants et d’experts où s’opposent logiques sociales et logiques économiques et financières, ces dernières prenant souvent le dessus. On peut à cet égard se référer une fois encore au cas de FOURNIBURO. Dans cette entreprise en effet, la direction cadre les négociations sans que les syndicalistes n’y trouvent à redire, fixant de manière dégressive le montant des augmentations générales au nombre de signataires des accords salariaux3.
La participation des salariés Les effets de la professionnalisation des modes de gestion des relations de travail sur l’expression de la conflictualité supposent aussi d’être appréhendés en relation avec la diffusion d’outils de management de plus en plus sophistiqués. Leur introduction s’est effectivement construite, au gré des modes managériales successives, autour de l’ambition d’assouplir et de réduire les échelons hiérarchiques, en vue de promouvoir une meilleure intégration des salariés dans les processus décisionnels et d’accroître la capacité de l’encadrement à identifier et à répondre aux attentes du personnel. En ce sens, la généralisation de dispositifs « participatifs » et d’individualisation de la relation salariale a été pensée comme une manière d’encourager la motivation des salariés et leur identification à l’entreprise tout en contournant les syndicalistes dans leur travail de captation des mécontentements des salariés [Morville, 1985 ; Boltanski et Chiapello, 1999]. Après l’engouement qu’ils ont suscité dans les années 1980, ces outils de management ont toutefois connu un succès beaucoup plus modeste auprès des directions d’entreprise au cours de cette dernière décennie [Linhart, 2004]. De fait, les vertus de pacification des relations professionnelles qui leur étaient prêtées résistent difficilement à l’épreuve de leur expérimen3. C’est le cas où l’isolement du jeune délégué syndical CGT évoqué précédemment se voit le mieux : refusant ce cadrage et ne signant pas les accords trois ans de suite, il se voit ainsi opposé en 2005, selon les dires des autres délégués, une pétition de salariés demandant pour cette raison à son Union locale sa révocation comme délégué syndical. De fait, il n’est plus dans l’entreprise en 2006 lors de l’enquête.
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tation. En effet, comme l’avaient déjà révélé les précédentes enquêtes REPONSE [Cézard, Malan, Zouary, 1996], l’existence de tels dispositifs de participation des salariés ne se traduit par aucun effet tangible de domestication de la conflictualité. Au contraire, les entreprises où ont été mises en place des réunions régulières avec les salariés (dans le cadre d’ateliers, de bureaux, de services, de groupes qualité, etc.) ou d’autres techniques d’expression et de participation directe de leurs employés (boîte à idée, enquête de satisfaction…) rencontrent plus de conflits collectifs que celles qui ne l’ont pas fait (tableau 3). Enfin, il apparaît que plus ces dispositifs sont nombreux, plus le signalement d’au moins un conflit collectif par la direction est fréquent. TABLEAU 3. – D SPOS T FS V SANT À ST MULER LA PART C PAT ON DES SALAR ÉS ET CONFL CTUAL TÉ COLLECT VE (EN POURCENTAGE D’ÉTABL SSEMENTS) La direction a cherché à stimuler la participation des salariés par au moins un des dispositifs suivants (boîte à idées, journal d’entreprise, journée portes ouvertes, action qualité, projet ou charte d’entreprise, séminaire(s) d’entreprise, enquête de satisfaction des salariés)
Existence d’au moins une forme de conflit Oui
Non
Oui
33,3
66,7
Non
18,2
81,8
Ensemble
29,6
70,4
Source : enquête REPONSE 2004-2005, volet représentants de la direction, Dares. Champ : établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole.
Ces résultats se vérifient quelles que soient les formes de conflit observées, avec ou sans arrêt de travail. Plus instructif encore, ils sont significatifs quelles que soient la taille, le secteur ou la présence syndicale, montrant que cette relation ne concerne pas uniquement la grande entreprise ou les établissements fortement syndiqués. Ce paradoxe apparent incite à prolonger l’analyse des rapports entre conflit et négociation. La formalisation des relations professionnelles dans des espaces de discussion ou d’échanges routinières ne fait pas disparaître les problèmes ressentis par les salariés. Au contraire, elle constitue un support privilégié à leur objectivation. Certes, ces dispositifs sont contrôlés par la direction et canalisent probablement une partie des réclamations du personnel. Mais ils contribuent dans le même temps à entretenir des attentes et une forme de confrontation des salariés à leur employeur dont peuvent s’emparer les syndicalistes lorsqu’elles ne trouvent pas de réponses jugées adéquates. De ce point de vue, rien ne permet également d’affirmer que les syndicalistes n’ont pas su adapter leurs propres manières de construire leurs revendications.
UNE NOUVELLE DONNE ? REGAIN ET TRANSFORMATION DES CONFLITS…
253
CONCLUSION La conflictualité du travail, loin de disparaître sous l’effet conjugué des restructurations sectorielles et de la transformation des modalités de gestion de la main-d’œuvre, augmente donc de façon inégale et contrastée. Il est difficile de souligner une tendance centrale tant il convient d’entrer dans des configurations à chaque fois singulières, liées au secteur, à la taille des établissements, aux catégories socioprofessionnelles, mais aussi aux pratiques syndicales et aux traditions de lutte. Des caractéristiques fortes demeurent toutefois. Ainsi, bien que travaillé par l’usage du débrayage et les combinaisons mêlant conflits avec arrêt de travail et conflits sans arrêt de travail, le secteur industriel apparaît encore comme le territoire le plus favorable à la grève. Dans d’autres secteurs, comme le commerce, les formes d’action collective sans arrêt de travail s’accordent davantage avec les formes de protestation individuelle, la grève survenant parfois au bout d’un long processus de sensibilisation et de montée des mécontentements. À chaque fois, cependant, il est impossible de saisir la grève en l’isolant du halo des pratiques conflictuelles dans lequel elle s’insère. En ce sens, un des apports de cette étude consiste à confirmer que la mesure stricte de la grève, soit la journée individuelle non travaillée, ne fait plus sens au regard de la réalité des relations sociales et des pratiques protestataires dans les entreprises. Dans ce cadre, un certain nombre d’oppositions, pourtant souvent mises en avant dans le discours patronal et parfois syndical, ne revêtent guère de signification : la négociation ne réduit pas nécessairement les conflits dans l’entreprise et le renforcement des institutions représentatives du personnel ne vient pas forcément pacifier les relations sociales. Ces dispositifs institutionnels servent, au contraire, de points d’appui à un redéploiement des formes de la protestation collective dans l’entreprise et irriguent le processus d’adaptation des pratiques syndicales. Lié au rapport salarial, le conflit s’exprime par différents vecteurs, individuels ou collectifs, sans que ceux-ci ne s’excluent les uns des autres. Dans un espace soumis à de fortes contraintes, où le rapport de force est le plus souvent défavorable aux salariés, la conflictualité s’exprime sur des modes plus ou moins offensifs, plus ou moins visibles, utilisant parfois le registre juridique, parfois le repli individuel, mais continue bien à structurer largement les relations sociales dans l’entreprise.
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11
La présence syndicale est-elle liée à la performance économique et financière des entreprises ?
Patrice Laroche, Heidi Wechtler Alors que certains dressent un constat sévère sur le paysage syndical français, la négociation collective s’est fortement développée dans les entreprises au cours des dix dernières années. En 2004, 87 % des établissements de plus de vingt salariés déclaraient avoir mené des négociations ou au moins des discussions avec les représentants du personnel, le plus souvent désignés par les organisations syndicales [Amossé, 2006]. Si cette situation s’accompagne d’un renforcement modéré des instances représentatives du personnel et de l’implantation syndicale depuis quelques années, une partie des employeurs redoute toujours de voir des syndicats s’installer durablement dans leurs entreprises et les échanges entre syndicats et dirigeants d’entreprise conservent encore souvent un fonds idéologique de lutte des classes. Les relations sociales dans les entreprises sont pourtant de plus en plus souvent considérées comme un facteur essentiel au bon fonctionnement des organisations. Et depuis 2001, plusieurs dispositifs légaux ont incité les entreprises à ouvrir des discussions avec les organisations syndicales sur des thèmes aussi variés que l’épargne salariale, l’égalité professionnelle, le droit individuel à la formation ou encore l’évaluation des risques professionnels. Dans ce cadre, les syndicats jouent un rôle important concernant l’amélioration des conditions de travail des salariés et, par conséquent, la réduction des coûts cachés (absentéisme, accidents du travail, rotation du personnel, non-qualité et sous-productivité directe) liés à d’éventuels dysfonctionnements organisationnels. Comme le souligne Thomas Coutrot [1996, p. 17], « les phénomènes collectifs sont à la source aussi bien de la coopération productive que du conflit social : de leur gestion dépend donc en grande partie l’efficacité économique de l’entreprise ». Face à ce constat, il est légitime de se demander dans quelle mesure la présence syndicale influence la performance des entreprises françaises.
LA PRÉSENCE SYNDICALE EST-ELLE LIÉE À LA PERFORMANCE ÉCONOMIQUE…
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La « performance » d’une entreprise est ici mesurée alternativement à l’aune de sa rentabilité financière ou de sa rentabilité économique : • La rentabilité financière ou rentabilité des capitaux inscrite à l’actif de l’entreprise (ses « fonds propres ») – permet d’apprécier la capacité de l’entreprise à rémunérer ses pourvoyeurs de capitaux (ses actionnaires) ; • La rentabilité économique mesure la capacité de l’entreprise à maintenir un niveau de marge satisfaisant sur ses ventes. Le concept de performance1 économique ne fait donc ici pas référence à la productivité du travail (parfois considéré comme un indicateur de la performance économique de l’entreprise). Dans les deux cas, ces concepts de rentabilité s’apparentent à une mesure particulière du capital détenu par l’entreprise qui est rapportée aux niveaux de capitaux initialement investis. Ainsi, une entreprise qui dégage de la rentabilité économique ne devrait pas rencontrer en principe de problèmes de financement : elle pourra à la fois rembourser ses dettes et créer de la valeur pour ses actionnaires, mais également pour les autres parties prenantes de l’entreprise et notamment les salariés. La performance revêt de multiples aspects qui mériteraient d’être abordés dans une logique plus globale que la seule appréciation de la rentabilité pour l’entreprise ou pour l’actionnaire [Marmuse, 1997]. Reste que la comptabilité – en tant que présentation formalisée des résultats de l’entreprise – fournit des grandeurs utiles à son appréhension. Cette approche n’autorise qu’une appréciation partielle de la performance, mais reste très souvent celle qui guide l’évaluation de l’entreprise. Elle fournit d’ailleurs le cadre des nombreuses investigations empiriques conduites dans les pays anglo-saxons concernant le lien entre la présence syndicale et la performance des entreprises. Très peu de travaux scientifiques s’étant attachés à étudier ce lien dans le contexte français, ce chapitre a l’ambition d’apporter un éclairage original sur un sujet encore peu abordé : la manière dont la présence d’organisations syndicales de salariés est liée à la rentabilité économique et financière des entreprises en France. Dans une première partie, sont développés les aspects théoriques de la recherche, principalement hérités du contexte américain, ainsi que les principales hypothèses que nous proposons de tester dans le contexte français. La seconde partie est consacrée à la présentation des données utilisées et de la méthodologie retenue. La troisième partie présente la confrontation 1. Par abus de langage, les termes de performance économique ou de rentabilité économique, d’une part, et de performance financière ou de rentabilité financière, d’autre part sont employés dans le texte.
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
des hypothèses aux données issues des enquêtes REPONSE 1998-1999 et 2004-2005. Enfin, en conclusion, quelques idées et prolongements de recherche sont suggérés.
IMPLANTATION SYNDICALE ET PERFORMANCE DES ENTREPRISES : CONTROVERSES ET INCERTITUDES
Cette première partie détaille les débats sur les effets économiques du syndicalisme, à partir d’une lecture rétrospective des travaux de recherche existants. Après avoir rappelé brièvement la pluralité des analyses économiques du syndicalisme, les principaux enseignements qui ressortent des études empiriques sont présentés, puis les principales hypothèses de la recherche sont exposées.
Les deux grandes orientations théoriques d’inspiration économique Deux grandes orientations théoriques structurent la littérature consacrée aux effets économiques du syndicalisme. La théorie économique néoclassique ne pense le syndicat que comme le résultat d’une collusion des intérêts individuels des travailleurs sous la forme d’un groupe de pression. Elle le considère donc parmi les institutions monopolistiques qui distordent le marché du travail en empêchant la « main invisible » de faire son travail efficacement. Les analyses théoriques plus récentes appréhendent le syndicat plus finement, en réintégrant dans l’analyse ses fonctions premières de véhicule de l’expression collective et de réponse institutionnelle. L’analyse de Dunlop [1944] constitue encore aujourd’hui le cadre de référence pour l’analyse économique standard du syndicalisme. Dunlop se représente le syndicat comme un monopole sur le marché du travail dont le seul objectif est de maximiser le salaire de ses adhérents2. Dans cette perspective, les économistes néoclassiques vont s’efforcer de modéliser les activités syndicales et notamment l’activité de négociation. L’analyse économique considère l’« entreprise » comme le deuxième protagoniste de la négociation, sans aller plus loin généralement dans la description de cet acteur : elle est analysée comme une unité homogène dont l’objectif est de maximiser une fonction profit dans laquelle la seule variable prise 2. Cette conception de l’action syndicale (maximisation du salaire des seuls adhérents) est évidemment très marquée par le contexte syndical anglo-saxon. Rappelons ici que, notamment lorsqu’ils négocient sur les salaires, les syndicats français agissent à l’inverse pour l’ensemble des salariés de l’établissement, de l’entreprise, de la branche ou de la nation (selon le niveau auquel se déroule la négociation).
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en compte est le travail. Le syndicat-monopole cherche alors à maximiser son utilité, sous contrainte de la courbe de demande de travail de l’entreprise. Le résultat de l’action syndicale, dans ce type de modèle, est une augmentation des salaires et une diminution du niveau de l’emploi [Pucci et Zajdela, 2006]. Cette augmentation du coût salarial au-delà du salaire d’équilibre peut avoir aussi pour effet de réduire le niveau des bénéfices redistribués aux actionnaires et/ou d’augmenter le niveau des prix des biens et services proposés aux consommateurs. Dans ce cadre, l’influence des syndicats sur les profits de l’entreprise dépendrait d’une part du pouvoir de négociation des syndicats (lié à leur capacité de mobilisation) et d’autre part de l’existence de rentes ou niches économiques dont bénéficierait l’entreprise [Booth, 1995]. Dans ce dernier cas, les actionnaires partageraient avec les syndicats les rentes ou les retours « anormaux » que tire l’entreprise de sa position sur le marché, en échange de l’assurance d’une relative paix sociale [Hirsch et Addison, 1986]. De très nombreuses contributions ont évalué l’effet des activités syndicales sur le niveau des salaires, notamment aux États-Unis. Dans le contexte anglo-saxon, ce sujet fait aujourd’hui l’objet d’un consensus, les chercheurs américains s’accordant pour dire que les entreprises syndiquées offrent, en moyenne, une rémunération supérieure à celle des entreprises non syndiquées [Lewis, 1986 ; Jarrell et Stanley, 1990]. En France, Coutrot [1996] constate un gain salarial d’environ 3 % dans les établissements couverts par au moins un délégué syndical. Dans ces conditions, la théorie économique considère que la syndicalisation peut entraîner une diminution des profits si les hausses salariales obtenues par la négociation collective ne sont pas compensées par un accroissement de la productivité du travail [Hirsch, 1991]. En définitive, la théorie monopolistique du syndicalisme ne permet d’avoir qu’une description formelle du syndicat et reste inadaptée à la réalité. Cette conception qui date pour l’essentiel des années 1920 et 1930 se révèle peu satisfaisante pour décrire le fait syndical. La recherche de nouveaux fondements à l’analyse économique du syndicalisme va inciter de nombreux chercheurs à prendre en considération la dimension collective de l’action syndicale. C’est l’objet des théories dites hétérodoxes du syndicalisme, qui permettent de renouveler la réflexion en passant d’une perspective utilitariste à une approche plus politique des activités syndicales. Richard B. Freeman [1976] va notamment proposer de prendre en compte l’alternative exit/voice, présentée par Hirschman [1970], pour analyser le rôle des syndicats. Freeman [1976] puis Freeman et Medoff [1984] vont ainsi montrer que la présence syndicale peut constituer un facteur d’efficacité pour l’entreprise, en tant que moyen d’expression collective et de réponse institutionnelle.
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Selon ces auteurs, deux orientations se dessinent, visant chacune à préciser l’impact économique du syndicalisme : dans la lignée des travaux des économistes néoclassiques, Freeman et Medoff réaffirment le rôle du syndicalisme dans la revalorisation des salaires entraînant un surcoût pour l’entreprise et, par conséquent, pouvant réduire la rentabilité de cette dernière. Cependant, les deux économistes avancent l’idée selon laquelle la présence syndicale, du fait de son effet « prise de parole » (voice), contribue à l’amélioration de la communication dans l’entreprise et à la réduction de la rotation du personnel, favorisant ainsi la productivité du travail. Ils estiment que la réduction du turnover due à la présence syndicale permet de diminuer d’environ 2 % les coûts du travail dans les entreprises américaines. En outre, la présence syndicale inciterait les dirigeants à améliorer leurs méthodes de gestion. Par conséquent, si les gains de productivité du travail dus à la présence syndicale sont équivalents voire supérieurs au niveau des rémunérations obtenues par la négociation salariale, il est alors possible de considérer que le syndicalisme n’a pas une influence nécessairement négative sur la performance des entreprises, comme le laisse supposer la théorie économique néoclassique. Si les théories existantes ne permettent pas de trancher définitivement en faveur ou à l’encontre de la présence syndicale, les résultats contradictoires obtenus par les études existantes consacrées au lien syndicat/productivité n’apportent pas non plus de conclusions définitives [Doucouliagos et Laroche, 2003a ; 2003b]. Dans ces conditions, il est théoriquement difficile de prédire les effets de la présence d’organisations syndicales sur la performance financière des entreprises. Et l’effet net du syndicalisme sur la rentabilité économique et financière des entreprises reste une question empirique3.
Une synthèse des résultats empiriques existants C’est sans surprise dans le monde anglo-saxon que ces problématiques ont été les plus largement abordées. Une première catégorie de travaux empiriques consacrés au lien syndicat/profits s’appuie sur des données sectorielles. La première étude significative, utilisant des données sectorielles, est celle de Freeman [1983]. L’auteur montre que la présence syndicale réduit significativement les profits des entreprises nord-américaines au 3. L’orientation de la revue de la littérature empirique est celle de l’évaluation de la performance à partir d’indicateurs comptables et financiers. De ce fait, sont ici exclus les travaux menés sur la performance boursière qui aboutissent à des conclusions souvent similaires et qui s’appuient sur la méthodologie des études d’événements [Ruback et Zimmerman, 1984 ; Becker, 1987 ; Becker et Olson, 1986, 1989 ; Abowd, 1989].
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cours de la période 1958-1976. Parmi les études existantes, figure également celle de Karier [1985]. Cette étude aboutit à la même conclusion : la présence syndicale conduit à une baisse significative des profits. Cependant, cette relation n’est constatée que dans les secteurs concentrés où une part des bénéfices semble être redistribuée aux salariés syndiqués. Hirsch [1991] met en évidence un lien négatif entre la présence syndicale et la profitabilité, tout en soulignant la forte disparité des résultats en fonction des secteurs d’activité. Selon cet auteur, les syndicats s’implanteraient davantage dans les secteurs où ils peuvent bénéficier de « rentes » importantes, c’est-à-dire dans les secteurs concentrés de l’économie. Les syndicats s’approprieraient tout ou partie des revenus liés au pouvoir monopolistique de l’entreprise sur son marché. Cet aspect est généralement appréhendé au travers de la part de marché de l’entreprise et/ou du niveau de concurrence étrangère auquel elle doit faire face. La convergence de l’ensemble des résultats obtenus dans l’industrie américaine rend difficilement contestable l’influence négative des syndicats sur la performance financière aux États-Unis. Ce constat justifierait l’attitude souvent hostile des dirigeants d’entreprise américains à l’égard des organisations syndicales [Freeman et Medoff, 1984]. Une seconde catégorie d’études porte directement sur des données d’entreprises fournissant des analyses plus approfondies sur la manière dont les syndicats interviennent sur la performance financière. La démarche méthodologique est globalement identique à celle adoptée par les études sectorielles. Elle consiste à comparer les entreprises syndiquées et non syndiquées et comprend l’introduction de variables de contrôle dans les estimations permettant de raisonner sur des bases comparables. Aux États-Unis, Clark [1984] a réalisé une des premières études significatives s’appuyant sur une analyse de plus de 250 entreprises, sur une période de dix ans (19701980). L’auteur montre que la présence syndicale engendre une baisse des profits comprise entre 18 et 19 %. D’autres travaux de recherche ont été ensuite réalisés dans le contexte nord-américain. Une étude similaire a été menée par Hirsch et Connolly [1987]. Cette étude s’appuie sur un échantillon constitué de 367 entreprises américaines classées par le magazine Fortune en 1977. Afin de tester l’appropriation par les syndicats des revenus générés par des investissements incorporels, Hirsch et Connolly intègrent dans leurs modèles de régression de nombreuses variables de contrôle et notamment, les frais de Recherche et Développement (R & D) et les frais de publicité. En utilisant le q de Tobin et la marge prix-coût (PCM) comme indicateurs de performance financière, les auteurs montrent que la présence des syndicats engendre une réduction des profits comprise entre 11 et 17 % pour la marge prix-coût et entre 13 et 20 % pour le q de Tobin. De manière générale, les résultats obtenus confirment le rôle du syndicalisme dans la
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redistribution aux salariés d’une partie de la rente que tire l’entreprise de ses investissements ou de sa position sur le marché et ce, au détriment des actionnaires [Belman, 1992 ; Doucouliagos et Laroche, 2004]. Des études plus récentes mettent néanmoins en évidence des résultats plus contrastés aux États-Unis [DiNardo et Lee, 2004 ; Gittell et al., 2004], au Royaume-Uni et en France. Menezes-Filho [1997] révèle ainsi que l’impact syndical sur les profits est bien négatif au début des années 1980 au Royaume-Uni, mais qu’il l’est de moins en moins significativement au cours de ces dernières années. Plusieurs études britanniques confirment d’ailleurs cette évolution [Addison et Belfield, 2000 ; Bryson, 1999]. Cette tendance s’expliquerait par l’affaiblissement du pouvoir des syndicats, consécutive à la législation anti-syndicale menée par le gouvernement Thatcher dans les années 1980. Mais déjà, au début des années 1980, plusieurs études britanniques ont montré que les entreprises syndiquées ne présentaient une performance financière inférieure à celle des autres entreprises que de 1,7 % [Machin, 1991 ; Machin et Stewart, 1990, 1996]. Les résultats obtenus en Grande-Bretagne n’ont donc pas la même ampleur qu’aux États-Unis. En France, la première étude consacrée spécifiquement aux effets de la présence syndicale sur la performance financière des entreprises a été publiée en 2004 [Laroche, 2004a, 2004b]. Cette recherche s’appuyait sur un échantillon de près de 3 000 établissements français interrogés à l’occasion de la seconde enquête REPONSE, menée en 1998. Les résultats de cette étude en coupe transversale révélaient l’absence de relation significative entre la syndicalisation et la performance financière en France. De manière générale, les insuffisances et les difficultés méthodologiques posées par ce type de recherches en France réduisent la portée de leurs conclusions [d’Arcimoles et Huault, 1996]. Et peu de chercheurs se sont intéressés à l’analyse du lien syndicat/profits dans une dimension temporelle afin de clarifier les liens de causalité entre les deux entités. L’hypothèse selon laquelle les syndicats sont davantage enclins à s’implanter dans les entreprises où ils peuvent bénéficier de rentes importantes n’a été traitée que par quelques chercheurs [Hirsch, 1991 ; Voos et Mishel, 1986 ; Hirsch et Connolly, 1987]. Ainsi, la non prise en compte de ces comportements d’implantation syndicale conduit à interpréter avec précaution la plupart des résultats des études existantes, y compris aux États-Unis et au Royaume-Uni. Par ailleurs, peu d’études se sont intéressées à la question du lien entre la présence syndicale et la politique d’endettement de l’entreprise. Le recours à l’endettement permet pourtant d’augmenter la rentabilité des capitaux propres de l’entreprise sans pour autant modifier sa rentabilité économique (effet de levier financier). En d’autres termes, il permet de
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réduire la rente susceptible d’être capturée par les syndicats [Bronars et Deere, 1991 ; Cavanaugh, 1998 ; Cavanaugh et Garen, 1997]. L’étude de Bronars et Deere [1991] met ainsi en évidence un lien positif entre la syndicalisation et l’endettement des entreprises. Selon ces auteurs, les entreprises s’endettent pour protéger les actionnaires de la menace de la syndicalisation. Au vu des analyses et travaux présentés dans cette première partie, la question que nous posons dans ce chapitre peut-être formulée en ces termes : « La présence syndicale exerce-t-elle une influence négative sur la rentabilité économique et financière des entreprises françaises ? » Il s’agit d’une question largement débattue dans le contexte anglosaxon, et pour laquelle un consensus semble s’être imposé : l’influence du syndicalisme y serait négative, du fait d’une plus grande rémunération du travail qui contribuerait à diminuer les profits. En France, la même question n’a fait l’objet que de peu de travaux. Elle mérite pourtant d’être investiguée, tant le rôle effectif des syndicats au sein des entreprises est méconnu. Nous le ferons en tentant d’adapter les modélisations développées dans les contextes américains et britanniques, bien que le système de relations professionnelles français soit fort différent. Nous reviendrons en conclusion sur les différences institutionnelles profondes qui incitent à prolonger cette première recherche par d’autres travaux.
LE CADRE OPÉRATOIRE DE LA RECHERCHE Pour examiner cette question, on dispose de plusieurs échantillons d’entreprises de plus de vingt salariés à partir desquels des analyses économétriques ont été mises en œuvre.
Échantillonnage et données utilisées Les données utilisées pour réaliser les analyses statistiques sont issues, d’une part, du questionnaire « représentant de la direction » des enquêtes REPONSE 1998-1999 et 2004-2005 et, d’autre part, de la base de données financières DIANE (Disque pour l’analyse économique des entreprises). Diane est une base de données qui reprend les comptes sociaux (bilan, compte de résultats) des principales entreprises françaises. À ce titre, elle fournit une batterie d’indicateurs comptables et financiers construits sur la base des soldes intermédiaires de gestion ainsi qu’une série de ratios (d’endettement, de liquidité, de rotation des stocks, etc.) liés au bilan. Administrées auprès des établissements de plus de vingt salariés du secteur marchand, les enquêtes REPONSE permettent de recueillir certaines
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informations au niveau même des entreprises auxquelles les établissements interrogés appartiennent. Ainsi réarrangées au niveau entreprises, les deux éditions de l’enquête REPONSE ont été appariées, grâce aux identifiants individuels SIREN, avec des données financières de DIANE telles que la capacité d’autofinancement, les capitaux propres, la valeur ajoutée, l’excédent brut d’exploitation pour chaque année entre 1998 et 2004. Après appariement, on dispose finalement d’un échantillon en coupe pour 1998 et d’un autre pour 2004, composé respectivement de 1 343 et de 1 717 entreprises du secteur privé de plus de vingt salariés. 427 de ces entreprises sont présentes à la fois dans l’échantillon de 1998 et dans celui de 2004, ce qui a permis la constitution d’un « panel », dont nous avons pu suivre l’évolution.
Choix des variables L’opérationnalisation des variables s’est efforcée d’emprunter la voie des études antérieures – notamment anglo-saxonnes – portant sur le même objet de recherche. Les variables dépendantes retenues sont ainsi la rentabilité économique et financière des entreprises, mesurées à l’aide d’indicateurs comptables et financiers disponibles dans la base de données DIANE. Deux ratios de rentabilité financière ont été retenus pour apprécier la performance du point de vue des actionnaires : il s’agit, d’une part, du ratio résultat net/capitaux propres (RKPN) qui évalue la rentabilité des capitaux investis par les apporteurs de capitaux et, d’autre part, le ratio capacité d’autofinancement/capitaux propres (CAFKP) qui correspond à la rentabilité financière brute et qui permet de tenir compte de la politique d’amortissement, de provisions et de cession d’actifs de l’entreprise. Par ailleurs, deux ratios de rentabilité économique (ou de rendement) ont également été adoptés. Il s’agit du ratio valeur ajoutée/actif immobilisé net et du ratio résultat brut économique/actif immobilisé net. La valeur ajoutée permet d’apprécier la contribution de l’entreprise à la création de valeur économique. Le résultat brut d’exploitation (qui peut être un excédent brut d’exploitation ou une insuffisance brute d’exploitation) représente, quant à lui, la véritable rentabilité de l’exploitation. Il est le plus significatif des indicateurs de rentabilité dans la mesure où il se calcule avant l’impact de la politique d’amortissements (dotations ou reprises) et de la politique d’endettement de l’entreprise. Concernant les variables dites indépendantes ou explicatives, plusieurs types de variables ont été intégrés à l’étude : une variable de présence syndicale, mais également des variables de contrôle afin d’étudier les facteurs déterminant la performance de l’entreprise.
LA PRÉSENCE SYNDICALE EST-ELLE LIÉE À LA PERFORMANCE ÉCONOMIQUE…
265
Sur le plan des variables syndicales, cette recherche propose d’utiliser une variable binaire, distinguant les entreprises connaissant la présence d’au moins un délégué syndical et les entreprises ne disposant d’aucun délégué syndical. En 2004, 71 % des entreprises de l’échantillon ont un délégué syndical contre 67 % en 1998. Globalement, l’implantation syndicale dans les entreprises est en progression sur la période 1998-2004 [Pignoni, Tenret, 2007]. Plusieurs variables de contrôle viennent s’ajouter à l’analyse afin de travailler sur des données comparables. Les travaux antérieurs sur le sujet tiennent compte notamment des aspects sectoriels qui peuvent influencer considérablement la performance des entreprises [Hirsch, 1991]. Une série de variables représentant chaque secteur d’activité (code NAF) a donc été introduite dans l’analyse. Il est également essentiel de contrôler la taille des entreprises pour assurer la comparabilité de la mesure de la performance des entreprises. En outre, une partie du questionnaire « représentant de la direction » de l’enquête REPONSE propose une description de l’environnement économique de l’établissement interrogé, et donne donc une vision partielle du marché sur lequel l’entreprise se positionne. Les employeurs sont notamment invités à indiquer son étendue (local, régional, national, européen, mondial) et la part qu’ils y représentent. Ces indicateurs ont été transformés en variables binaires et intégrés à l’analyse afin d’évaluer le degré de concentration du marché. D’autres indicateurs habituellement utilisés dans les travaux empiriques existants ont été retenus.
La méthodologie de traitement des données L’objectif de la recherche est d’étudier le lien entre la présence syndicale et la performance économique et financière des entreprises. Il s’agit de considérer la variable de performance comme la variable dépendante dans chacun des modèles de régression proposés. Le modèle général que nous estimerons est donc le suivant :
Yi t = α i + βPSi t + γX i t + ε i t où Y est une variable de performance, α est la constante, PS la variable indicatrice de présence syndicale, X est un vecteur de variables de contrôle et εun terme d’erreur. Les analyses sur les échantillons visent à identifier les associations synchrones entre la variable syndicale et la performance des entreprises en 1998 et en 2004. Ces différentes spécifications posent cependant le problème de l’endogénéité de la présence syndicale. En effet, l’existence de syndicats peut résulter, en partie, de la performance passée des entreprises. Dès lors, le coefficient de régression ne refléterait pas l’effet
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
266
de la seule présence syndicale sur la performance mais se confondrait avec les performances passées de l’entreprise. Ce problème d’endogénéité peut être partiellement résolu en observant tout d’abord l’effet retardé de la présence syndicale en 1998 sur la performance financière des entreprises en 2004. Ce type de spécification n’a pas été retenu ici, mais pourrait faire l’objet d’une recherche spécifique dans le prolongement de ces travaux.
PRÉSENTATION ET DISCUSSION DES RÉSULTATS DE LA RECHERCHE Une analyse descriptive est, tout d’abord, proposée afin de caractériser la présence syndicale et son lien avec l’évolution des performances économique et financière. Cette première analyse est suivie de la présentation des résultats statistiques relatifs à l’association entre la présence syndicale et la rentabilité économique et financière des entreprises.
L’évolution entre 1998 et 2004 des performances économique et financière des entreprises syndiquées L’analyse descriptive qui suit résulte d’une comparaison entre les entreprises syndiquées et non syndiquées, afin de mettre en relief les facteurs susceptibles de les différencier.
0,60
15
0,55
14
Rentabilité financière (médiane)
Rentabilité économique (médiane)
GRAPH QUE 1. – ÉVOLUT ON DE LA RENTAB L TÉ ÉCONOM QUE (EBE/ACT F MMOB L SÉ) ET DE LA RENTAB L TÉ F NANC ÈRE (RÉSULTAT NET/CAP TAUX PROPRES) ENTRE 1998 ET 2004
0,50
Légende : 0,45
Présence d'un délégué syndical dans l'entreprise : non
0,40 Présence d'un délégué syndical dans l'entreprise : oui
0,35
0,30
12
11
Légende : Présence d'un délégué syndical dans l'entreprise : non
10
9
0,25 1997
13
Présence d'un délégué syndical dans l'entreprise : oui
8 1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
Source : appariement des enquêtes REPONSE 1998-1999 et 2004-2005, volets représentants de la direction (Dares) avec des informations financières issues de la Base DIANE (Insee). Champ : panel des entreprises, dotées d’au moins un établissement de plus de 20 salariés, appartenant au secteur marchand non agricole et interrogés à la fois en 1999 et en 2005 (427 observations).
LA PRÉSENCE SYNDICALE EST-ELLE LIÉE À LA PERFORMANCE ÉCONOMIQUE…
267
Le graphique 1 présente, tout d’abord, l’évolution entre 1998 et 2004 du niveau de rentabilité économique des entreprises avec syndicat (trait plein) et celles sans (trait en pointillés). Le niveau de rentabilité économique des entreprises syndiquées, mesurée ici par le ratio EBE/actif immobilisé, est inférieur à celui des entreprises non syndiquées que ce soit en 1998 ou en 2004. Cela étant, l’évolution de la rentabilité économique est contrastée : les entreprises syndiquées affichent un niveau stable de rentabilité économique alors que les entreprises non syndiquées connaissent une baisse de leur rentabilité économique. En matière de rentabilité financière, mesurée par la rentabilité des capitaux propres nets, aucune différence n’existe entre les entreprises syndiquées et les non syndiquées, que ce soit en 1998 ou en 2004. Les écarts lisibles dans le graphique 1 ne sont en effet pas significatifs (y compris au seuil de 10 %). Ces statistiques descriptives doivent toutefois être interprétées avec précautions. Il est, en effet, nécessaire de s’interroger sur la présence ou non d’autres facteurs influents. L’examen graphique s’avère insuffisant pour évaluer l’effet de la présence syndicale sur l’évolution de la performance financière de l’entreprise. Afin d’aller plus loin, présentons les résultats des analyses économétriques menées à partir des différents échantillons à notre disposition4.
Un lien étroit entre la présence syndicale et la rentabilité économique mais une rentabilité financière peu sensible à la présence syndicale. Les modèles de régression commentés dans la suite analysent le lien instantané entre la présence syndicale et les divers indicateurs de rentabilité des entreprises à partir des deux échantillons issus des enquêtes REPONSE 1998-1999 et 2004-2005 (modèles « en coupe », puisque la dimension temporelle n’est plus prise en compte). Ils mettent tout d’abord en évidence que le niveau de rentabilité économique est plus faible dans les entreprises connaissant une implantation syndicale. L’analyse des résultats des estimations en coupe pour 1998 et 2004, conformes à ceux observés sur les données de panel, montre qu’il existe un lien significatif entre la présence d’au moins un délégué syndical et la rentabilité économique, mesurée par le ratio excédent brut d’exploitation/actif immobilisé. La rentabilité économique des entreprises syndiquées 4. Par souci de clarté et de concision, tous les résultats ne sont pas présentés dans ce chapitre. Les auteurs tiennent à la disposition des lecteurs intéressés l’ensemble des résultats.
268
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
TABLEAU 1. – RÉSULTATS DES ANALYSES DE RÉGRESS ON EN COUPE EN 1998 ET 2004 Modèle 1 Constante Présence délégué syndical Taille > 200 salariés 50 à 199 salariés Taille < 50 salariés Entreprise cotée en bourse Activité en décroissance Activité stable Activité en croissance R&D Mono-établissement Part de marché de moins de 3 %
Rentabilité financière
Rentabilité économique
2004
1998
2004
1998
40.001***
7.717
0.763***
0.542***
(8.304)
(6.528)
(0.14)
(0.12)
-0.372
-5.325
-0.246***
-0.278***
(5.489)
(3.772)
(0.094)
(0.069)
-9.844*
-2.529
-0.159*
-0.005
(5.354)
(4.052)
(0.09)
(0.075)
réf.
réf.
réf.
réf.
4.882
-5.001
0.057
0.051
(5.91)
(4.034)
(0.1)
(0.074)
2.75
6.179*
0.08
-0.026
(4.281)
(3.431)
(0.073)
(0.063)
-18.324***
4.538
-0.292***
-0.089
(6.286)
(5.355)
(0.106)
(0.097)
réf.
réf.
réf.
réf.
-1.729
14.681***
0.155
0.117
(5.731)
(4.76)
(0.096)
(0.086)
0.59
0.213
-0.023*
-0.014
(0.728)
(0.613)
(0.012)
(0.011) 0.182***
-5.517
7.592**
0.092
(4.348)
(3.234)
(0.074)
(0.059)
-5.832
3.22
0.082
0.151**
(5.453)
(4.181)
(0.092)
(0.076)
Part de marché de 3 à 24 %
réf.
réf.
réf.
réf.
4.315
0.26
-0.019
0.093
Part de marché de 25 à 49 %
(4.884)
(3.818)
(0.082)
(0.07)
Part de marché de 50 % et plus Marché International Secteur d’activité (NAF 16)
5.311
3.607
0.02
0.04
(5.266)
(4.14)
(0.09)
(0.076)
-2.209
-0.518
0.028
0.1
(4.627)
(3.622)
(0.078)
(0.066)
non reporté
non reporté non reporté non reporté
Observations
1 286
1 090
1 348
1 142
Test de Fisher
2.745***
3.235***
4.471***
3.952***
R
0.052
0.071
0.078
0.081
R ajusté
0.033
0.049
0.061
0.061
Note : *p < 0,10 **p < 0,05 ***p < 0,01. Les valeurs entre parenthèses correspondent à l’écart type. Source : appariement des enquêtes REPONSE 1998-1999 & 2004-2005, volets représentants de la direction (Dares) avec des informations financières issues de la Base DIANE (Insee). Champ : entreprises, dotées d’au moins un établissement de plus de 20 salariés et appartenant au secteur marchand non agricole.
LA PRÉSENCE SYNDICALE EST-ELLE LIÉE À LA PERFORMANCE ÉCONOMIQUE…
269
est, globalement, moins élevée que celle des entreprises non syndiquées et ce quelle que soit l’année d’observation (cf. tableau 1). Le ratio valeur ajoutée/actif immobilisé n’est quant à lui pas lié à la présence syndicale, laissant supposer que l’activité syndicale n’affecte pas la richesse créée par l’entreprise mais plutôt la répartition de cette richesse. Ces mêmes modèles en coupe soulignent l’impact de la croissance de l’activité. De façon cohérente, la diminution du chiffre d’affaires est liée négativement à la rentabilité économique dans le modèle en coupe de 2004 (au seuil de 1 %). De même, la taille de l’entreprise semble affecter la rentabilité des entreprises, les grandes entreprises dégageant en général des rentabilités économiques moins élevées que les entreprises moyennes (qui ont entre 50 et 200 salariés). Plus surprenant, l’impact de la recherche et développement apparaît négatif sur la rentabilité économique (au seuil de 10 %). Peut-être faut-il y voir un investissement coûteux à court terme, mais rentable à plus long terme. La faiblesse du lien statistique entre la présence syndicale et la rentabilité financière des entreprises en France est confirmée dans ces modèles : les résultats des analyses de régression montrent que les entreprises syndiquées n’affichent pas une rentabilité financière significativement différente de celle des entreprises non syndiquées, en 1998 comme en 2004 (cf. tableau 1). Aucun de nos résultats ne nous permet de valider l’hypothèse d’un lien négatif entre la présence syndicale et la rentabilité financière des entreprises. En définitive, la présence d’un syndicat affecte la rentabilité économique des entreprises, sans contrevenir à leur rentabilité financière. Quelle explication donner à l’ambiguïté de l’influence de la présence syndicale sur ces mesures de performance – influence négative dans le premier cas, neutre dans le deuxième ? La réponse à une telle question passe par un examen préalable de la position des entreprises sur leur marché. Les marges de manœuvre pour les syndicats ne sont en effet pas les mêmes selon que l’entreprise a la possibilité de répercuter une hausse des coûts salariaux induite par la présence syndicale sur le prix de ses produits ou que cette possibilité lui est interdite lorsque le marché est trop tendu. Dans le premier cas, la théorie économique comme les travaux empiriques existants peuvent être mobilisés pour expliquer les mécanismes par lesquels les syndicats parviennent à s’approprier tout ou partie des revenus liés au pouvoir monopolistique des entreprises. Dans le second cas, les entreprises – situées sur des marchés très compétitifs – ne peuvent en principe pas se permettre de laisser une augmentation du niveau des salaires entraîner leur prix à la hausse, sous peine de perdre leur part de marché et de disparaître. Dès lors, les syndicats ne peuvent bénéficier de « rentes »
270
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
importantes que lorsqu’ils peuvent s’approprier des revenus générés par une entreprise disposant d’une position dominante sur son marché. Pour tester l’hypothèse d’une influence syndicale plus marquée dans les entreprises soumises à une faible concurrence, deux sous-échantillons ont été élaborés sur la base de la part de marché de l’entreprise, en considérant qu’une entreprise disposant d’une part de marché de plus de 25 % était une entreprise qui avait un certain pouvoir sur son marché. Les régressions effectuées ont été réalisées en utilisant les contrôles habituels ainsi que l’indicatrice de présence syndicale. Les résultats obtenus confirment l’absence de liens significatifs entre la présence syndicale et la performance financière pour les entreprises dont la part de marché est inférieure à 25 %. En revanche, les entreprises syndiquées qui disposent d’une part de marché supérieure à 25 % affichent une rentabilité inférieure à celles des autres entreprises en 1998, sans toutefois que cette différence reste significative en 2004. Bien que peu marqués, ces résultats sont cohérents avec ceux des études américaines qui ont montré que la rente syndicale était d’autant plus importante que l’entreprise était en situation de monopole sur son marché [Salinger, 1984 ; Karier, 1985, 1988]. Il est néanmoins très difficile de cerner le lien entre la présence syndicale et la rentabilité financière de l’entreprise et ce pour, au moins, une raison principale : la rentabilité financière, mesurée par le ratio résultat net/capitaux propres, dépend essentiellement de la politique d’endettement de l’entreprise. En effet, l’endettement peut permettre d’augmenter la rentabilité des capitaux propres de l’entreprise sans modifier sa rentabilité économique (effet de levier financier). Ce mécanisme est une explication possible de l’influence différenciée des syndicats sur la rentabilité économique ou financière des entreprises. Seule la relation entre la présence syndicale et la rentabilité économique de l’entreprise serait ainsi pertinente pour l’évaluation de l’impact économique du syndicalisme.
Une tentative d’explication des liens observés entre présence syndicale et rentabilité économique et financière des entreprises Le graphique 2 présente une synthèse des liens théoriques et des liens observés entre la présence syndicale et la performance économique et financière des entreprises. Plusieurs analyses de régression complémentaires ont été menées afin de mieux comprendre les relations qu’entretiennent la présence syndicale, l’intensité capitalistique et la politique d’endettement des entreprises. Les résultats obtenus font état, notamment, d’un lien significativement positif entre la présence syndicale et la productivité du travail et d’une association positive mais non significative avec l’endettement de l’entreprise.
LA PRÉSENCE SYNDICALE EST-ELLE LIÉE À LA PERFORMANCE ÉCONOMIQUE…
271
Comme nous l’avons vu, les entreprises syndiquées affichent une rentabilité économique inférieure aux autres entreprises, en 1998 comme en 2004. L’absence de lien entre la présence syndicale et l’intensité capitalistique, d’une part, et la relation positive observée entre l’implantation syndicale et la productivité du travail, d’autre part, laissent penser que l’activité syndicale contribue à une meilleure répartition de la valeur ajoutée entre le capital et le travail. En effet, il semble que le niveau de rentabilité économique moins élevé des entreprises syndiquées ne soit pas dû à un niveau d’intensité capitalistique supérieur dans ces mêmes entreprises (comme en témoignent les résultats des estimations statistiques). Il ne peut donc s’agir que d’une diminution du résultat brut d’exploitation. Cette diminution peut résulter à la fois d’une augmentation de la part de la valeur ajoutée redistribuée aux salariés à travers les salaires, d’une augmentation des taxes et impôts versés à l’État voire d’une augmentation des dotations aux provisions pour dépréciation d’actifs circulants. Si certaines études récentes, dans le contexte français, ont montré un gain salarial de GRAPH QUE 2. – SYNTHÈSE DES L ENS THÉOR QUES ET OBSERVÉS ENTRE LA PRÉSENCE SYND CALE ET LA RENTAB L TÉ ÉCONOM QUE ET F NANC ÈRE DES ENTREPR SES
Source : appariement des enquêtes REPONSE 1998-1999 et 2004-2005, volets représentants de la direction (Dares) avec des informations financières issues de la base DIANE (Insee). Champ : entreprises, dotées d’au moins un établissement de plus de 20 salariés et appartenant au secteur marchand non agricole.
272
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
l’ordre de 3 à 5 % dans les entreprises, alors on peut penser que la présence syndicale est en partie responsable de la réduction du ratio de rentabilité économique, comme le laisse entrevoir la théorie économique [Coutrot, 1996 ; Breda, 2006]. Comme indiqué plus haut, en ce qui concerne le lien entre la présence syndicale et la rentabilité financière des entreprises, plusieurs études conduisent à formuler l’hypothèse que l’absence de relation entre la rentabilité financière et la présence syndicale puisse être le résultat de la politique d’endettement de l’entreprise. Toutefois, les analyses de régression en coupe ne permettent pas d’affirmer que les entreprises syndiquées sont plus endettées que les autres (cf. graphique 2) alors même que les entreprises françaises, notamment celles cotées en bourse, se sont beaucoup plus endettées pour financer les nombreuses fusions et acquisitions entre 1998 et 2001 (Insee, comptes nationaux). Le mécanisme d’influence est donc difficile à cerner puisque le résultat net de l’entreprise est également très lié à la politique d’amortissements. Là encore, une analyse plus fine de l’évolution des résultats financiers et exceptionnels de l’entreprise permettrait de mieux comprendre ce qui explique que les entreprises syndiquées affichent des résultats financiers similaires à ceux des entreprises non syndiquées tout en présentant des rentabilités économiques moins élevées.
CONCLUSION Cette contribution laisse finalement entrevoir plusieurs pistes de recherche susceptibles d’approfondir l’étude du lien existant entre implantation syndicale et performance de l’entreprise. Bien que les hypothèses et l’argumentation insistent sur le fait que ce sont les pratiques syndicales qui affectent la performance, ces recherches ne permettent pas d’exclure la possibilité que ce soient les établissements performants qui adoptent des relations sociales privilégiées avec leurs syndicats. Ce constat invite à tester l’endogénéité de la variable syndicale. Un prolongement possible consisterait ainsi à réaliser une étude plus élaborée sur les données des enquêtes REPONSE en construisant un panel qui permettrait à la fois de contrôler les effets temporels et l’endogénéité de la variable syndicale. Enfin, plusieurs éléments du contexte de la négociation collective en France pourraient faire l’objet d’une étude approfondie. Il pourrait notamment être intéressant d’examiner plus en détail le rôle des discussions et négociations entre acteurs sociaux et de mieux comprendre l’incidence du pluralisme syndical en France.
LA PRÉSENCE SYNDICALE EST-ELLE LIÉE À LA PERFORMANCE ÉCONOMIQUE…
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Une gestion de l’emploi qui dépasse le cadre de l’entreprise
Corinne Perraudin, Héloïse Petit, Nadine Thèvenot, Antoine Rebérioux et Julie Valentin Que ce soit en droit, en économie ou en sociologie, le modèle traditionnel de représentation de la relation d’emploi prend sens au sein de l’entreprise. Cette relation est analysée comme une relation de subordination entre deux parties, un employeur et un salarié. L’employeur est compris comme autonome dans ses décisions de gestion des ressources humaines. C’est cette hypothèse qu’il nous semble aujourd’hui nécessaire de réévaluer au vu des transformations profondes de l’organisation du tissu productif et des structures financières (chapitre 4). Dès les années 1950, les théories de la contingence ont mis en exergue l’influence du contexte productif sur la gestion de l’emploi. Elles ont notamment mis en avant la complémentarité existant entre les techniques de production ou la stratégie commerciale et l’organisation du travail [Woodward, 1965 ; Porter, 1982]. Certaines analyses en économie du travail ont également insisté sur les liens existant entre la situation sur le marché du travail et les pratiques de gestion de l’emploi au sein de l’entreprise [Grimshaw et Rubery, 1998]. Ces travaux ont en commun de souligner l’influence d’éléments extérieurs à l’entreprise sur la relation employeur-salarié. Cependant, ils se contentent de donner un contexte à la décision de l’employeur sans introduire d’autres acteurs dans l’analyse de la relation salariale. Les conditions d’emploi sont toujours directement et uniquement imputables à l’employeur même si son action est mieux comprise par l’intégration du contexte technique, commercial ou conjoncturel. Or, cette mise en contexte nous semble aujourd’hui insuffisante pour une bonne compréhension des ressorts de responsabilité en jeu dans la relation salariale [Petit et Thévenot (dir.), 2006]. Les recompositions du tissu productif ont modifié les modes d’exercice du contrôle et du pouvoir dans et hors de l’entreprise. Elles ont mis au premier plan des acteurs externes à l’entreprise qui semblent bien exercer une influence directe ou indirecte sur le sort d’une main-d’œuvre vis-à-vis de
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laquelle ils ne s’engagent pas via une relation salariale. Les liens de filialisation, de sous-traitance ou encore le marché boursier constituent autant de canaux d’influence « extérieurs » à l’entreprise qui influent, plus ou moins directement, sur la gestion de la main-d’œuvre. Si ces canaux ne sont pas nouveaux, ils semblent peser de manière de plus en plus significative dans un contexte de profondes et constantes restructurations du tissu productif [Raveyre (dir.), 2005]. Depuis les années 1980, un nombre croissant de sociétés est coté sur les marchés boursiers, de plus en plus pénétrés par des investisseurs institutionnels. Parallèlement, les relations de sous-traitance et de filialisation se sont multipliées. L’enquête REPONSE 2004-2005 permet d’apprécier l’ampleur statistique des liens de dépendance ainsi créés : dans le champ de l’enquête (soit les établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole), moins d’un tiers des salariés échappe aujourd’hui à ces facteurs d’influence extérieurs en étant dans des entreprises à la fois non cotées, indépendantes (hors d’une structure de groupe) et non-preneuses d’ordres ; et ce profil ne concerne que deux établissements sur cinq. Ce chapitre se propose d’apprécier l’influence des têtes de groupe, des donneurs d’ordres et du marché boursier sur la gestion de l’emploi des établissements français, et notamment sur les formes de mobilisation du travail, l’évolution des effectifs, la politique salariale et les pratiques d’implication des salariés. L’exploitation des informations issues de l’enquête REPONSE 2004-2005 permet d’évaluer cette influence, en tenant compte de l’hétérogénéité des contextes économiques et sociaux dans lesquels opèrent les établissements français. La première partie de ce chapitre étaye la thèse d’une nécessaire remise en cause de l’hypothèse d’autonomie de l’employeur dans la relation salariale, en distinguant les acteurs extérieurs selon qu’ils interviennent sur la base de liens financiers ou commerciaux. Dans une seconde partie, les principaux résultats de l’étude statistique sont présentés, confirmant l’importance des relations étudiées. Nous observons ainsi des styles de gestion de l’emploi différenciés selon le mode de dépendance : alors que l’évaluation par le marché boursier favorise le repli sur un cœur de salariés stables mais exposés aux variations de la demande par le biais des rémunérations, la position de preneur d’ordres est associée à des conditions d’emploi largement dégradées. En revanche, la position de filiale semble peu influencer, en soi, la gestion de l’emploi au sein des établissements.
LES FACTEURS D’INFLUENCE LIÉS AU MARCHÉ BOURSIER Il est usuel d’opposer, lorsque l’on s’intéresse aux caractéristiques des marchés boursiers, l’Europe continentale aux États-Unis ou à la Grande-Bretagne.
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Dans les pays anglo-saxons, les sociétés sont plus communément cotées et les marchés boursiers plus actifs en termes de volume de transactions. Ces marchés sont animés prioritairement par des « investisseurs institutionnels », en particulier des fonds de pension et des fonds d’investissement. Si les volumes d’actifs gérés sont importants, les portefeuilles sont généralement très diversifiés : ils détiennent peu d’actions d’une entreprise donnée. La propriété est en conséquence largement dispersée. En France (et plus largement en Europe continentale), les investisseurs institutionnels sont moins importants – notamment du fait de la faible importance des fonds de pension. La présence d’entreprises non financières est traditionnellement forte : contrairement à la détention type des investisseurs institutionnels, celles-ci détiennent bien souvent des blocs de contrôle, c’est-à-dire une part significative du capital social (par exemple 10 %, 20 % ou plus). Lorsque ce bloc dépasse le seuil de 50 %, on considère généralement que la société est une filiale, insérée dans une structure de groupe [Chabanas, 2002 ; Delarre et Duhautois, 2004].
La montée en puissance de la logique boursière Cette typologie tend toutefois à être bousculée : l’idée d’une convergence du modèle continental-européen de détention du capital vers le modèle anglo-saxon est couramment mise en avant dans la littérature comparative [cf. par exemple Hansmann et Kraakman, 2001]. Les signes les plus évidents de cette convergence sont l’accroissement de la capitalisation des marchés boursiers, en France et en Allemagne, ainsi que la pénétration de plus en plus importante de ces marchés par des investisseurs financiers, nationaux mais également britanniques et américains. Ainsi, Tirole [2006] estime que près d’un tiers du capital des sociétés cotées françaises était détenu en 2002 par des non-résidents. Pour les grosses capitalisations (les sociétés du CAC40), ces chiffres sont communément supérieurs à 40 %. L’utilisation des données issues des deux derniers volets de l’enquête REPONSE permet de préciser les évolutions en cours dans le cas français. La première évidence est celle d’une augmentation du nombre d’établissements appartenant à des sociétés cotées en Bourse : en 2004, 23,9 % des établissements dépendent d’une entreprise cotée, contre 21,9 % en 1998. 37,6 % de la main-d’œuvre est employée dans une société cotée en 2004, contre 34,2 % en 1998. La seconde évidence est celle d’une montée en puissance des investisseurs institutionnels (nationaux et étrangers) dans le capital des sociétés cotées. En 2004, ces investisseurs constituent la première catégorie d’actionnaires pour 28,4 % des établissements appartenant à des sociétés cotées (devançant ainsi toutes les autres catégories), contre 17,7 % en 1998. La structure du capital des entreprises non cotées
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est restée quant à elle beaucoup plus stable avec une part prépondérante du capital détenue par des familles ou particuliers. Ces investisseurs institutionnels sont porteurs de nouveaux modes de gestion, fondés sur la maximisation du cours boursier : en concurrence pour drainer l’épargne des ménages, les fonds d’investrissement cherchent à servir une rentabilité maximale et stabilisée à leurs bénéficiaires. En contrepartie, la recherche de plus-value par une rotation rapide des portefeuilles est aujourd’hui la norme de gestion en matière d’actifs financiers. Ceci n’est pas sans conséquence pour les sociétés cotées, évaluées quotidiennement par les marchés boursiers. La cotation en Bourse est aujourd’hui porteuse d’une double exigence [cf. Orléan, 1999 ; Aglietta et Rebérioux, 2004] en termes de rentabilité financière (i) et de transparence informationnelle (ii) : (i) Les objectifs en termes de rentabilité sont reportés sur les entreprises et leur direction à travers les modèles de « gestion par la valeur » (ValueBased Management), apparus dans les années 1990 et utilisés aujourd’hui par un nombre significatif de sociétés cotées aux États-Unis comme en Europe [cf. par exemple Cooper, Crowther, Davies et Davis, 2000 ; Hossfeld et Klee, 2003]. Ces modèles reposent tous sur un même principe : il y a création de valeur pour les actionnaires lorsque la rentabilité financière (rapport du résultat net aux fonds propres) est supérieure à la rentabilité attendue par le marché (le coût des fonds propres pour la firme). La satisfaction des actionnaires passe alors par l’obtention d’une rentabilité élevée, et ce à chaque exercice : une « destruction » de valeur actionnariale (rentabilité financière positive mais inférieure au coût des fonds propres) induit très généralement une baisse du cours des actions. Une analyse comptable permet d’apprécier les voies à disposition des dirigeants pour accroître la rentabilité financière. Comme avec tout ratio, deux stratégies sont possibles. On peut tout d’abord réduire le dénominateur, c’est-à-dire les capitaux utilisés : le rachat d’actions est un levier de plus en plus fréquemment utilisé par les sociétés cotées. L’autre stratégie pour accroître ou maintenir sa rentabilité consiste à jouer sur le numérateur, ici le résultat net (les bénéfices). Une voie privilégiée consiste alors en la réduction des coûts d’exploitation. La réduction de la part de la valeur ajoutée revenant au travail est alors apparue, au cours des deux dernières décennies, comme un motif important de restructuration, de manière à répondre aux contraintes de rentabilité portées par la montée en puissance de la finance de marché1 (cf. par exemple [Froud et alii, 2000b], pour le cas britannique ; 1. On doit néanmoins noter qu’aucun lien empirique systématique n’a pu être mis en évidence entre appréciation du cours boursier et réduction de la main-d’œuvre [cf. Capelle-Blancard et Couderc, 2006]. On peut donc tout à la fois reconnaître l’existence de restructurations guidées par la rentabilité financière, même si les motifs sont bien entendu complexes à démêler, sans
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[O’Sullivan, 2000] pour le cas des États-Unis dans les années 1980 et 1990 et [Jackson, Höpner et Kurdelbusch, 2005] pour l’Allemagne). Au-delà de la maximisation du résultat net, il convient d’éviter une trop grande variabilité de celui-ci : un décrochage à la baisse du résultat, même temporaire, fait prendre le risque d’une « destruction de valeur », sanctionnée par le marché boursier. À cette fin, on peut jouer sur les coûts d’exploitation en les faisant varier au rythme des fluctuations du chiffre d’affaires, de sorte que les mouvements du marché pèsent le moins possible sur le résultat net. De fait, la manière la plus simple de diminuer la volatilité du résultat est d’accroître le degré de variabilité des coûts [Colasse, 2001 ; Froud et alii, 2000a]. Le coût du travail constitue a priori la composante la plus directe de « variabilisation », via le recours à des contrats alternatifs au contrat de travail à durée indéterminée et via la flexibilisation des rémunérations. Sur ce point, on dispose d’une étude très détaillée pour le cas allemand, résumant un ensemble de travaux empiriques portant sur l’influence de la montée en puissance d’une logique actionnariale sur la gestion de l’emploi ([Jackson, Höpner et Kurdelbusch, 2005] ; cf. également [Jackson, 2005]). Cette étude met bien en évidence des ajustements d’effectifs ayant conduit à un recentrage sur un « noyau dur » de salariés. Pour les salariés de ce noyau, les rémunérations ont eu tendance à s’apprécier. Un facteur explicatif de cette augmentation du salaire moyen réside alors dans la sélection des salariés et l’intensification des pratiques de flexibilisation des rémunérations, à travers l’usage de primes collectives et individuelles liées au résultat. En résumé, la centralité croissante de l’évaluation boursière dans les stratégies des entreprises conduit à accroître les exigences de rentabilité financière et de variabilisation des coûts d’exploitation. La gestion de l’emploi peut directement contribuer à satisfaire ces exigences. (ii) La seconde exigence portée par les acteurs de la finance de marché est celle d’une transparence et d’une standardisation de l’information se rapportant à la gestion. À distance des entreprises, les actionnaires « minoritaires » que sont les investisseurs institutionnels ont en effet besoin d’une information synthétique permettant de rationaliser les ordres d’achats et de ventes, assurant ainsi la pertinence des évaluations boursières. Les obligations de divulgation d’information s’appliquant aux sociétés cotées n’ont cessé de s’accroître depuis deux décennies, quelle que soit la juridiction observée, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en France ou en Allemagne [Cioffi et Cohen, 2000]. La question de savoir si cette transparence profite également aux salariés et à leurs représentants est ouverte. On peut faire pour autant considérer que les acteurs de la finance valoriseraient sans mesure les réductions d’effectifs.
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l’hypothèse que les salariés bénéficient indirectement de l’intensification des flux d’information [Kostant, 1999]. Mais on peut également penser que ces flux d’information sont strictement construits à l’intention des actionnaires et sont dès lors, dans la forme et dans le fond, inaccessibles aux salariés. Au-delà de la question de l’information, on peut s’interroger sur des formes plus poussées de participation des salariés aux décisions stratégiques, à la « gouvernance d’entreprise ». Dans quelle mesure les salariés et les représentants parviennent-ils à faire entendre leur voix, à infléchir les décisions patronales ? On peut a priori penser qu’une stratégie centrée sur la création de valeur pour l’actionnaire – parce qu’elle privilégie l’intérêt des porteurs de fonds propres – est peu favorable à une intégration avancée du point de vue des salariés par le biais, par exemple, de la négociation. D’un point de vue empirique, la discussion précédente suggère que le fait d’être coté, pour une société, n’est aujourd’hui pas neutre : la cotation, en tant qu’elle introduit le jugement des acteurs de la finance de marché, est susceptible d’influencer les stratégies de gestion de l’emploi. Par ailleurs, on peut faire l’hypothèse que la détention du capital social par des investisseurs institutionnels, principaux promoteurs de la logique financière et boursière, rend les exigences de rentabilité et de transparence plus prégnantes.
Structure de groupe et gestion de l’emploi Les évolutions retracées précédemment, pour importantes qu’elles soient, ne doivent pas masquer la stabilité, voire l’augmentation, de la structure de groupe – et plus largement des blocs de contrôle – dans le capitalisme français. Ainsi, l’enquête REPONSE 2004-2005 nous indique que près de 80 % des établissements appartenant à des sociétés cotées sont des filiales. En d’autres termes, la montée en puissance des investisseurs institutionnels ayant des portefeuilles d’investissement très diversifiés ne se fait pas au détriment de la structure de groupe, mais en complément de celle-ci – les institutionnels s’appropriant la part liquide, « flottante » du capital social. L’analyse des stratégies de gestion des groupes reste très souvent l’apanage de l’économie industrielle. Les travaux se focalisent alors sur les stratégies commerciales et industrielles du groupe sans les articuler à ses pratiques de gestion de l’emploi. Il est vrai que l’hypothèse de groupe comme « marché interne du travail » – développant des pratiques spécifiques en son sein – est peu confirmée dans le cas français (cf. [Freyssinet, 1982] ou [Delarre et Duhautois, 2004]). Les travaux de Picart [2006] soulignent ainsi que la plus forte mobilité des salariés au sein des groupes est plutôt le signe de fréquents mouvements de restructurations que de parcours
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de mobilité individuels pouvant s’apparenter à des carrières. De fait, les filiales sont, plus que la moyenne des entreprises, acquises ou revendues selon leurs résultats, ce qui doit se traduire par une plus forte variabilité des effectifs salariés. Si l’on peut douter de l’institutionnalisation d’une politique de gestion de l’emploi au sein des groupes, cela ne signifie pas que la structure de groupe n’a pas des incidences directes sur la mobilisation du travail – audelà de la question des restructurations. Picart [2003, 2006] introduit la distinction, parmi les entreprises des groupes, entre « bases productives » (dont les revenus proviennent essentiellement de l’activité d’exploitation) et « pôles de contrôle » (dont l’essentiel des revenus sont des revenus financiers). Il montre, pour les années 1990, le fort accroissement des flux de dividendes perçus par les pôles de contrôle, notamment de la part des bases productives. Ces dernières sont alors soumises à de fortes contraintes de rentabilité, à l’image des sociétés cotées (cf. infra). Notons d’ailleurs que les têtes de groupe sont elles-mêmes souvent cotées, dans 32,2 % des cas contre 23,9 % en moyenne d’après l’enquête REPONSE 2004-2005. En outre, lorsque ces maisons mères sont cotées, leur capital est largement détenu par des investisseurs institutionnels : les investisseurs financiers sont de loin la première catégorie d’actionnaire, dans 34,6 % des cas, contre 24,3 % en moyenne pour les établissements appartenant à des sociétés cotées. Les têtes de groupe sont donc elles-mêmes souvent pénétrées par la logique financière propre au marché boursier. Les filiales peuvent alors constituer un levier pour répondre aux contraintes de rentabilité : les produits financiers tirés des filiales, sous la forme de dividendes, viendront accroître le résultat net des maisons mères. Ainsi, s’il n’y a pas eu de constitution de véritables marchés internes du travail dans les groupes, il semble bien que ces derniers constituent aujourd’hui des « marchés internes de capitaux ». Au sein des groupes, notamment pour les entreprises constituant des « bases productives », le fait d’être une filiale aurait alors une conséquence analogue à la cotation en Bourse ou à la détention par des investisseurs institutionnels : de fortes contraintes de rentabilité. Les implications en matière de gestion de l’emploi devraient être logiquement proches, en particulier concernant la flexibilisation des rémunérations et des formes de mobilisation du travail.
LES FACTEURS D’INFLUENCE LIÉS AUX LIENS COMMERCIAUX L’importance des relations interentreprises est aujourd’hui reconnue, mais les études de ce type de relation relèvent le plus souvent de l’économie industrielle et se focalisent d’ailleurs traditionnellement sur le secteur de
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l’industrie. Il semble toutefois que les relations de sous-traitance, quel que soit le secteur concerné, peuvent mettre en jeu des relations de dépendance propres à affecter la gestion de l’emploi.
Relation de sous-traitance et gestion de l’emploi : quelles hypothèses ? Les entreprises liées par des contrats commerciaux de sous-traitance sont juridiquement indépendantes. Cependant, la relation de sous-traitance implique une prestation de travail faite pour le compte du donneur d’ordres. Il en découle une asymétrie de position propre à créer une relation de dépendance. Les pratiques de plus en plus développées d’évaluation des sous-traitants par les donneurs d’ordres (audits, objectifs de productivité, de formation, de qualité, allant jusqu’à la mise en place d’objectifs de réduction d’effectifs, cf. [Beaujolin, 1999]) sont la face la plus visible de la perte d’autonomie des sous-traitants dans l’exercice de leur pouvoir de décision et de gestion de leur main-d’œuvre, tout au moins dès lors qu’ils entendent maintenir leur contrat de sous-traitance. Concernant l’exercice du pouvoir et du contrôle, la situation peut être encore davantage asymétrique lorsque le sous-traitant constitue une filiale du donneur d’ordres. À l’extrême, le contrat de sous-traitance peut contenir une clause d’exclusivité qui interdit au sous-traitant de développer une clientèle propre. Pour le cas de la filière automobile, Gorgeu et Mathieu [2005b] montrent comment les constructeurs exercent, en particulier à travers la certification automobile, une pression qui, « intériorisée par l’ensemble des directeurs de sites et des responsables de gestion des ressources humaines […] explique en grande partie leurs modes de gestion de l’emploi et de la main-d’œuvre » (p. 5). Même si cette filière s’est totalement réorganisée dans les années 1980 de sorte que les relations de dépendance économique entre les constructeurs et les usines d’équipement automobile ne relèvent plus à proprement parler de la sous-traitance, les logiques de filiales complexes qui se jouent relèvent fréquemment, dans les faits, d’une relation donneurs d’ordres/ preneurs d’ordres plutôt que d’un partenariat industriel véritable [Gorgeu et Mathieu, 2005a]. Lorsqu’on s’intéresse à la situation de l’industrie française, on peut observer les conséquences de cet état de dépendance sur la rentabilité des entreprises preneuses d’ordres. Tinel, Perraudin, Thèvenot et Valentin [2007] montrent que la moyenne des taux de profit se différencie ainsi nettement selon l’état de subordination formelle des entreprises. En 2003, les preneurs d’ordres enregistraient, en moyenne individuelle, un taux de profit (excédent brut d’exploitation rapporté aux immobilisations) de 18,2 % alors que celui des non-preneurs d’ordres était de 44,8 %. L’estimation de
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la probabilité d’être preneur d’ordres fait apparaître que la faiblesse du taux de profit est bien corrélée avec le fait d’être preneur d’ordres, indépendamment de la taille de ces entreprises. Cette profitabilité dégradée des preneurs d’ordres se traduit aussi en termes de conditions d’emploi et de travail de leurs salariés, qui bénéficient de salaires en moyenne moins élevés et qui subissent eux-mêmes un éclatement de leur collectif, les preneurs d’ordres recourant davantage à des « formes externes » de mobilisation du travail, sous-traitance et intérim. C’est alors un schéma de sous-traitance en cascade qui se dessine. Par ailleurs, les éléments participant à la dégradation des conditions d’appartenance à un collectif protecteur se cumulent dans les entreprises preneuses d’ordres : les entreprises preneuses d’ordre sont plus souvent de taille inférieure à 50 salariés, voire 100 salariés. Des travaux menés sur données américaines montrent également des différences en termes de conditions d’emploi des travailleurs relevant du contingent work, regroupant à côté des contrats à durée limitée et de l’intérim, la sous-traitance de prestations de services [Houseman et Polivka, 2000 ; Erickcek, Houseman et Kalleberg, 2003 ; Segal et Sullivan, 1995]. La sous-traitance affecte également la gestion de l’emploi lorsqu’elle se traduit par une différenciation de l’accès aux accords collectifs existants. On peut mettre en évidence des stratégies d’entreprises extériorisant des pans de leur activité vers des branches où les conventions collectives sont moins protectrices [Le Goff, 2004 ; Jobert, 2000]. De plus, les salariés extériorisés ne bénéficient pas, par définition, des accords d’entreprise propres à la firme donneuse d’ordres. In fine, il est probable que les relations de dépendance interentreprises se traduisent dans la gestion de l’emploi. On peut faire l’hypothèse que les pressions exercées par les donneurs d’ordres sur les marges des preneurs d’ordres se répercutent dans une stratégie de minimisation des dépenses liées au travail, qu’elles soient directes (rémunération) ou indirectes (gestion de l’emploi). Les salariés des entreprises sous-traitantes auraient donc des conditions d’emploi et de travail moins favorables que celles dont bénéficient les travailleurs employés dans des entreprises non preneuses d’ordres, en termes de salaires et de stabilité de la relation d’emploi. On peut s’attendre à une plus forte utilisation des contrats atypiques et de plus fréquentes variations d’effectifs.
Diffusion des liens de sous-traitance dans le tissu productif français Dans l’enquête REPONSE 2004-2005, la caractérisation de la position commerciale des établissements se fait à partir d’une question déclarative sur le fait d’être sous-traitant ou non. En 2004, parmi les établissements de 20 salariés et plus, près d’un sur cinq (19 %) déclare être preneur d’ordres.
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Parmi ceux-là, plus de la moitié est sous-traitant pour au moins 50 % du chiffre d’affaires (soit 11 % du total). Ces sous-traitants sont très souvent également donneurs d’ordres confirmant par-là la fréquence du schéma de sous-traitance en cascade. Compte tenu des bases de données existantes, l’évaluation dynamique du recours à la sous-traitance n’est possible que pour les entreprises du 2 champ de l’industrie et depuis 1997 . En se référant aux Enquêtes annuelles d’entreprises, la part des entreprises preneuses d’ordres parmi l’ensemble des entreprises industrielles de 20 salariés ou plus (hors énergie et automobile) est passée de 32 % à 36 % entre 1997 et 2003, près des deux tiers étant par ailleurs caractérisées par une activité de sous-traitance représentant plus de 90 % de leur chiffre d’affaires sur l’ensemble de cette période. Parallèlement, les travaux de Perraudin, Thèvenot et Valentin [2006] décrivent la progression entre 1984 et 1995, et la stabilité depuis, de la proportion des entreprises donneuses d’ordres dans l’industrie. En 2003, environ 85 % des entreprises de 20 salariés et plus de l’industrie sont donneuses d’ordres. L’intensité du recours à la sous-traitance s’est par ailleurs accrue sur cette période : de 4 % du chiffre d’affaires en 1984, les dépenses de sous-traitance en représentent 8 % en 2003. Ce constat reste valide que l’on regarde la moyenne, la médiane ou les quartiles, indiquant que toute la distribution des taux de sous-traitance s’est décalée entre 1984 et 2003 [Perraudin, Thèvenot et Valentin, 2006]. Ainsi, d’après l’enquête REPONSE 2004-2005, plus de la moitié des établissements (54,3 %) de 20 salariés et plus, tous secteurs confondus, déclare-t-il avoir recours à la sous-traitance.
PRINCIPES DE L’ANALYSE EMPIRIQUE La section suivante cherche à apprécier, au niveau statistique, l’impact des facteurs précédemment identifiés (marché boursier, tête de groupe et donneur d’ordre) sur la gestion de l’emploi, à partir de l’enquête REPONSE 2004-2005. L’influence du marché boursier est évaluée à l’appui de deux questions posées au représentant de la direction : l’une concernant le 2. Le précédent volet de l’enquête REPONSE ne contient aucune information sur la position de sous-traitant ce qui exclut toute analyse dynamique à partir de cette source. Par ailleurs, il n’existe pas d’évaluation chiffrée de la part des sous-traitants pour l’ensemble des secteurs. Aucune enquête ne semble à même d’apporter cette quantification, puisque si les EAE comportent des questions sur les montants de sous-traitance reçue et commandée permettant d’identifier donneurs d’ordres et preneurs d’ordres, celles-ci ne sont pas renseignées pour le commerce et les services, du moins jusqu’en 2003. On peut néanmoins avoir des informations sur la part des preneurs d’ordres dans l’industrie à partir de 1997, première année où les EAE comprennent une question relative à la sous-traitance reçue.
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fait que l’entreprise soit ou non cotée en Bourse, l’autre concernant la principale catégorie d’actionnaires de l’entreprise. Cette deuxième question permet notamment d’identifier les établissements dont le capital est prioritairement détenu par des investisseurs institutionnels. La situation de filiale est identifiée de façon déclarative, aucun seuil de détention du capital n’est fixé. La position de preneur d’ordres est également laissée à l’appréciation du répondant. Il évalue si l’activité de l’établissement est habituellement une activité de sous-traitance et si oui, dans quelle proportion de son chiffre d’affaires. Nous avons choisi d’isoler quatre facettes de la politique de gestion de l’emploi : • L’intensité du recours à des formes de mobilisation du travail alternatives au CDI : part des CDD ou de l’intérim supérieure à 5 % des effectifs totaux, recours à la sous-traitance3. • La variabilité des effectifs, globaux ou par qualification, directement employés par l’établissement au cours des trois années précédant l’enquête. • La politique salariale : niveau du salaire moyen, niveau des inégalités salariales (mesuré par le rapport inter-décile), usage intensif de l’individualisation des rémunérations (individualisation des hausses de salaires et des primes liées à la performance) ou de leur flexibilisation (primes individuelles et collectives). • La politique en matière de participation des salariés : qualité de l’information diffusée par la direction aux salariés et à leurs représentants (telle qu’appréciée par les représentants de la direction et du personnel) et pratique en matière de négociation autres que salariales. Concernant ce dernier point, nous avons choisi différents indicateurs : négociation sur au moins huit des thèmes proposés au cours des trois dernières années (20,2 % des établissements) et négociation des objectifs quantifiés fixés au cours de l’année. On s’intéressera également aux situations où les représentants de la direction considèrent que la discussion n’a en rien modifié leur décision finale (soit 58,4 % des cas). Afin de tenir compte de l’hétérogénéité des établissements et de leur contexte, nous intégrons à l’analyse un ensemble de variables structurelles qui peuvent influencer les pratiques de gestion de l’emploi : secteur d’activité, taille (chiffre d’affaires et nombre de salariés) et âge de l’établissement, stratégie commerciale, part de marché, activité économique, structure de la 3. L’idée que la sous-traitance puisse fournir une alternative aux CDI est posée depuis longtemps par les juristes [Magaud, 1975] et demeure un objet central pour les juristes spécialistes du droit du travail [Supiot, 1999 ; Morin, 2001] en tant que source potentielle de contournement du contrat de travail.
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main-d’œuvre (part de femmes, de cadres, de salariés de moins de 40 ans). Ainsi, les effets observés le sont-ils toutes choses égales par ailleurs4. Les tableaux 1 à 5 et les commentaires ci-dessous se concentrent sur les seules variables explicatives qui nous intéressent : cotation en Bourse, investisseurs institutionnels comme premier type d’actionnaire, être preneur d’ordres (pour plus ou moins de 50 % de son chiffre d’affaires) et être une filiale.
COTATION EN BOURSE ET INVESTISSEURS INSTITUTIONNELS : QUELLE EST L’INFLUENCE DE LA LOGIQUE BOURSIÈRE SUR LA GESTION DE L’EMPLOI ? Toutes choses égales par ailleurs, le fait d’être côté en Bourse influence les pratiques de recours à des formes de mobilisation du travail alternatives aux CDI : CDD, intérim ou sous-traitance (cf. tableau 1). L’effet de la cotation n’est pas uniforme : elle réduit la probabilité d’un recours intense aux CDD, mais accroît celle de l’intérim alors qu’elle est sans effet apparent sur le recours à la sous-traitance. Ce résultat semble illustrer l’hypothèse d’une focalisation des entreprises cotées sur les ratios de productivité qui les conduirait à limiter leurs effectifs salariés, par un usage intensif de l’intérim. Parallèlement le fait que le premier détenteur de capital soit un investisseur institutionnel accroît la probabilité de recours à la soustraitance, ce qui rejoint l’hypothèse que les principes de gestion pour la valeur actionnariale conduisent à la focalisation sur des formes externes de mobilisation du travail. On constate également que la structure du capital social influence les comportements d’embauches et de licenciements des salariés. Notamment, le fait d’être coté en Bourse est lié à des hausses moins fréquentes des effectifs, ce qui est cohérent avec l’hypothèse d’une certaine limitation des effectifs salariés. Sachant qu’elles sont par ailleurs particulièrement utilisatrices de contrats d’intérim ou de sous-traitance, on peut avancer l’hypothèse de constitution et de protection d’un noyau dur de salariés. L’entreprise se tournerait vers l’utilisation de contrats commerciaux lorsqu’il lui paraît nécessaire de faire varier la quantité de travail mobilisé. Une telle stratégie paraît cohérente avec le biais vers des qualifications élevées qui existe dans les entreprises cotées en Bourse, la part de cadres et professions intermédiaires y étant de 5 points supérieure à la moyenne. Elles s’appuieraient sur un effectif stabilisé, très qualifié, capable d’absorber en interne une certaine part des fluctuations nécessaires dans la quantité de travail mobilisé. 4. Selon la nature de la variable expliquée, les régressions sont linéaires (niveau du salaire ou du rapport inter-décile) ou logistiques (usage intense de l’intérim ou qualité de l’information par exemple). Les tableaux 1 à 5 donnent les coefficients de régression associés aux variables d’intérêt et leur niveau de significativité (*** pour 1 %, ** pour 5 %, et * pour 10 %).
UNE GESTION DE L’EMPLOI QUI DÉPASSE LE CADRE DE L’ENTREPRISE
289
TABLEAU 1. – INFLUENCE DES ACTEURS EXTÉR EURS SUR LES FORMES DE MOB L SAT ON DU TRAVA L ALTERNAT VES AU CDI Plus de 5 % de CDD
Plus de 5 % d’intérimaires
Cotation en Bourse
Être donneur d’ordre
- 0,26**
0,37***
0,17
Investisseurs institutionnels*
- 0,26
0,13
0,30*
Filiale
- 0,05
0,10
0,12
Preneur d’ordres pour – de 50 % du CA vs non preneur d’ordres
- 0,08
0,36*
0,98***
Preneur d’ordres pour + de 50 % du CA vs. non preneur d’ordres
0,11
0,30*
0,57***
* Le fait d’avoir pour premier actionnaire des investisseurs institutionnels est considéré relativement au cas où ce sont des familles et particuliers. Source : enquête REPONSE 2004-2005, volet représentants de la direction, Dares. Champ : établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole.
TABLEAU 2. – INFLUENCE DES ACTEURS EXTÉR EURS SUR LA VAR AT ON DES EFFECT FS
Évolution des effectifs Cadres Hausse Baisse /stable /stable Cotation en Bourse
Évolution des effectifs Techniciens Hausse Baisse Non pertinent /stable /stable /stable
- 0,26**
0,03
0,11
0,03
0,11
Investisseurs institutionnels*
0,14
0,49**
- 0,08
0,59***
- 0,40
Filiale
0,06
0,02
- 0,12
0,16
- 0,35*
Preneur d’ordres pour – de 50 % du CA vs. non preneur d’ordres
0,22
0,23
- 0,18
0,26
- 0,60*
Preneur d’ordres pour + de 50 % du CA vs. non preneur d’ordres
0,25
- 0,08
0,05
- 0,33
- 0,13
Cotation en Bourse
Évolution des effectifs Employés Hausse Baisse /stable /stable
Évolution des effectifs Ouvriers Hausse Baisse Non pertinent/ /stable /stable stable
- 0,29**
- 0,07
- 0,14
- 0,31*
0,18
Investisseurs institutionnels*
- 0,23
0,09
0,03
0,34
0,07
Filiale
0,12
0,30**
0,06
- 0,09
- 0,14
Preneur d’ordres pour – de 50 % du CA vs. non preneur d’ordres
- 0,19
0,37*
0,11
0,63***
- 0,21
Preneur d’ordres pour + de 50 % du CA vs. non preneur d’ordres
0,00
- 0,04
0,33
0,25
- 0,02
* Le fait d’avoir pour premier actionnaire des investisseurs institutionnels est considéré relativement au cas où ce sont des familles et particuliers. Source : enquête REPONSE 2004-2005, volet représentants de la direction, Dares. Champ : établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole.
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
Si l’on décompose les variations d’effectifs par qualification (tableau 2), la cotation en Bourse agit négativement, toutes choses égales par ailleurs, sur la hausse des effectifs cadres ou employés, ainsi que sur la baisse des effectifs ouvriers. On retrouve bien l’idée de préservation d’un noyau de salariés des fluctuations de l’activité. En résumé, les effectifs salariés ne constituent pas une variable d’ajustement privilégiée dans les entreprises cotées en 2004. Bien entendu, nous ne disposons pas des historiques des entreprises : il est donc tout à fait possible que les sociétés cotées aient, dans les années passées, entrepris des efforts de réduction d’effectif, de manière à accroître leur rentabilité. Le fait d’être coté en Bourse est associé à des niveaux de salaires moyens relativement élevés, sans que les inégalités de salaires ne soient plus marquées (tableau 3). Il en est de même si le premier actionnaire est un investisseur institutionnel. Les impératifs de rentabilité ne semblent pas se traduire par une contraction de la masse salariale, à effectifs donnés. En d’autres termes, les sociétés cotées tendent, toutes choses égales par TABLEAU 3. – INFLUENCE DES ACTEURS EXTÉR EURS SUR LES PRAT QUES SALAR ALES Log (salaire moyen)
Log (rapport interdécile)
Cotation en Bourse
0,02*
- 0,02
Investisseurs institutionnels*
0,03**
0,01
Filiale
0,01
0,00
Preneur d’ordres pour – de 50 % du CA vs. non preneur d’ordres
0,00
0,04**
Preneur d’ordres pour + de 50 % du CA vs. non preneur d’ordres
- 0,05***
0,00
Individualisation des non-cadres
Individualisation des cadres
Cotation en Bourse
0,13
0,22*
Investisseurs institutionnels*
0,11
0,39**
Filiale
- 0,08
0,34***
Preneur d’ordres pour – de 50 % du CA vs. non preneur d’ordres
0,34**
0,08
Preneur d’ordres pour + de 50 % du CA vs. non preneur d’ordres Cotation en Bourse
0,00
- 0,36**
Flexibilisation des non-cadres
Flexibilisation des cadres
0,27**
0,48***
Investisseurs institutionnels*
0,05
0,15
Filiale
- 0,03
0,23**
Preneur d’ordres pour – de 50 % du CA vs. non preneur d’ordres
0,01
- 0,22
Preneur d’ordres pour + de 50 % du CA vs. non preneur d’ordres
- 0,23
- 0,48***
* Le fait d’avoir pour premier actionnaire des investisseurs institutionnels est considéré relativement au cas où ce sont des familles et particuliers. Source : enquête REPONSE 2004-2005, volet représentants de la direction, Dares. Champ : établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole.
UNE GESTION DE L’EMPLOI QUI DÉPASSE LE CADRE DE L’ENTREPRISE
291
ailleurs, à se focaliser sur un effectif stabilisé, très qualifié et relativement bien rémunéré. Concernant la forme des rémunérations (tableau 3), la cotation en Bourse accroît la probabilité de forte flexibilisation des rémunérations de l’ensemble des salariés. Elle est également associée à des pratiques d’individualisation intensive des rémunérations des cadres, tout comme la détention du capital par des investisseurs institutionnels. La structure de propriété du capital joue également sur les pratiques d’implication des salariés. Qu’on se place du point de vue des représentants employeurs ou salariés, la cotation en Bourse est un facteur d’amélioration de la qualité de l’information diffusée aux salariés (tableau 4). Néanmoins, cela ne se traduit pas par une tendance à un dialogue social plus intense ou une fréquente prise en compte de l’avis des salariés (tableau 5). La meilleure information diffusée peut alors être analysée comme un effet secondaire de la demande de transparence des actionnaires plutôt qu’une véritable volonté d’amélioration du dialogue social. On note finalement que le fait d’avoir pour principal type d’actionnaires des investisseurs institutionnels a assez peu d’influence significative sur la gestion de l’emploi. Ce résultat suggère que la logique boursière joue de manière relativement homogène pour l’ensemble des sociétés cotées, indépendamment de l’identité des actionnaires. En d’autres termes, les exigences de rentabilité et de transparence, si elles ont bien été portées prioritairement par les investisseurs institutionnels, sont aujourd’hui intériorisées par l’ensemble des sociétés cotées.
L’IMPACT DU FAIT D’ÊTRE UNE FILIALE SUR LES PRATIQUES DE GESTION DE L’EMPLOI
La position de filiale ne semble pas influencer significativement le choix des formes de mobilisation du travail (CDD, intérim ou soustraitance, cf. tableau 1). En revanche, cela a un impact sur les pratiques d’établissements en matière d’évolution des effectifs (cf. tableau 2). L’appartenance à un groupe est liée à de fréquentes baisses des effectifs employés. Ce résultat est cohérent avec les précédents travaux sur la gestion de l’emploi dans les groupes qui mettaient en avant la fréquence des mouvements de fusions et acquisitions. À partir de l’enquête REPONSE elle-même, nous pouvons d’ailleurs constater que les changements de propriétaire ou de direction sont particulièrement fréquents dans les filiales : elles sont 44 % à avoir changé de direction et 17 % à avoir changé de propriétaire contre, respectivement, 33 % et 12 % parmi l’ensemble des établissements. On peut alors supposer que la fréquence des baisses
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
292
TABLEAU 4. – INFLUENCE DES ACTEURS EXTÉR EURS SUR LA QUJAL TÉ DE L’ NFORMAT ON D FFUSÉE AUX SALAR ÉS
Selon les représentants employeurs
Stratégie Situation SocialÉvolution Évolution Formation Changement éco environnement emploi salaires tech/orga
Cotation en Bourse
0,18*
0,36***
0,37***
0,13
0,02
0,16
0,13
Investisseurs institutionnels*
- 0,09
0,09
- 0,03
0,31**
- 0,07
0,06
0,10
Filiale
0,26***
0,04
0,05
0,13
0,07
0,04
0,15
Preneur d’ordres pour – de 50 % du CA vs non preneur d’ordres
- 0,13
- 0,07
- 0,03
- 0,18
- 0,19
- 0,06
- 0,35**
Preneur d’ordres pour + de 50 % du CA vs non preneur d’ordres
- 0,27*
- 0,08
- 0,24*
- 0,21
- 0,38*** - 0,38***
- 0,17
Selon les représentants salariés
Stratégie Situation SocialÉvolution Évolution Formation Changement éco environnement emploi salaires tech/org
Cotation en Bourse
0,35***
0,27**
0,19
0,23*
0,15
- 0,02
0,22*
Investisseurs institutionnels*
- 0,09
- 0,26
- 0,17
- 0,26
- 0,38**
- 0,14
- 0,03
Filiale
0,07
- 0,04
0,15
0,10
0,07
0,20*
- 0,10
Preneur d’ordres pour – de 50 % du CA vs non preneur d’ordres
- 0,02
0,04
0,13
0,24
0,00
- 0,06
0,04
Preneur d’ordres pour + de 50 % du CA vs non preneur d’ordres
- 0,12
- 0,01
- 0,01
0,18
0,04
- 0,01
- 0,06
* Le fait d’avoir pour premier actionnaire des investisseurs institutionnels est considéré relativement au cas où ce sont des familles et particuliers. Source : enquête REPONSE 2004-2005, volet représentants de la direction, Dares. Champ : établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole.
TABLEAU 5. – INFLUENCE DES ACTEURS EXTÉR EURS SUR LES PRAT QUES EN MAT ÈRE DE NÉGOC AT ON
Négociations sur 8 thèmes ou plus
Décision aurait été la même sans négociation
Négociation des objectifs fixés pour l’établissement
Cotation en Bourse
0,08
0,10
- 0,26*
Investisseurs institutionnels*
0,12
- 0,02
0,03
Filiale
0,09
- 0,01
-
Preneur d’ordres pour – de 50 % du CA vs non preneur d’ordres
0,18
0,37**
- 0,08
Preneur d’ordres pour + de 50 % du CA vs. non preneur d’ordres
- 0,19
0,19
- 0,50**
* Le fait d’avoir pour premier actionnaire des investisseurs institutionnels est considéré relativement au cas où ce sont des familles et particuliers. Source : enquête REPONSE 2004-2005, volet représentants de la direction, Dares Champ : établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole.
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d’effectifs employés est la conséquence des politiques de rationalisation consécutives aux fusions. Les pratiques salariales semblent être influencées par la situation de filiale dans leur forme mais pas en niveau (cf. tableau 3). En effet, le fait d’être une filiale de groupe n’a pas d’impact différencié, ni sur les salaires moyens ni sur les inégalités. Mais ce profil est lié à une forte probabilité d’individualisation et de flexibilisation des rémunérations des cadres. Ces pratiques favorisent une variabilisation des coûts qui peut être interprétée comme une réponse à des exigences fortes en termes de rentabilité. La position de filiale a peu d’influence sur les pratiques d’établissement en matière d’implication des salariés, que ce soit en termes de diffusion d’information (cf. tableau 4) ou de négociation (cf. tableau 5).
L’IMPACT DU FAIT D’ÊTRE PRENEUR D’ORDRES SUR LES PRATIQUES DE GESTION DE L’EMPLOI Le fait d’être preneur d’ordres, même pour une partie faible de son activité, favorise la mobilisation de travail par la médiation d’un contrat commercial, qu’il s’agisse de l’intérim ou de la sous-traitance (cf. tableau 1). La mobilisation de CDD en revanche n’est pas particulièrement courante. On peut alors faire l’hypothèse d’une logique de complémentarité entre les deux formes de contrats commerciaux (intérim et sous-traitance) au détriment du contrat de travail à durée limitée (CDD). Le fait que les preneurs d’ordres soient plus souvent donneurs d’ordres souligne également la prégnance du schéma de sous-traitance en cascade. Alors qu’il n’influence pas la variation des effectifs globaux, le fait d’être preneur d’ordres est significativement lié à la variation des effectifs les moins qualifiés : ouvriers et employés (cf. tableau 2). Être preneur d’ordres pour moins de 50 % du chiffre d’affaires accroît la probabilité de baisse de ces effectifs. Étant donné la stabilité des effectifs globaux, on peut interpréter ce résultat comme une politique de substitution au détriment des effectifs les moins qualifiés. Au moment de l’enquête, les établissements preneurs d’ordres restent toutefois caractérisés par de faibles proportions de cadres et professions intermédiaires et une proportion relativement forte d’ouvriers. Parallèlement, le fait d’être très dépendant (être preneur d’ordres pour plus de 50 % du chiffre d’affaires) n’apparaît jamais comme un facteur d’influence significatif sur les variations d’effectifs. Les établissements preneurs d’ordres sont marqués par des conditions salariales dégradées et peu innovantes. Le fait d’être preneur d’ordres induit des niveaux de salaires moyens dans l’établissement significativement plus faibles et des niveaux d’inégalités élevés (sachant qu’il y a
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des nuances selon que l’établissement est fortement preneur d’ordres ou plus faiblement, cf. tableau 3). La probabilité de forte flexibilisation ou individualisation des salaires des cadres est significativement plus faible dans les établissements preneurs d’ordres pour plus de 50 % de leur chiffre d’affaires. En revanche, pour les établissements preneurs d’ordres dans une moindre mesure, l’individualisation des non-cadres est plus fréquente. Au total, la position de preneur d’ordres paraît moins influencer la forme que le niveau des rémunérations. L’influence de la position de preneur d’ordres sur la place donnée à l’expression et à l’information des salariés dans l’établissement est plutôt négative ou, au mieux, nulle. Le fait d’être preneur d’ordres induit une moindre qualité de l’information diffusée aux salariés, du moins de l’avis des représentants employeurs (cf. tableaux 4 et 5). Être sous-traitant réduit la probabilité de négociation des objectifs fixés au sein de l’établissement, même si au total, cela n’a pas d’influence sur la probabilité d’avoir mené de nombreuses négociations. De plus, lorsque des négociations ont eu lieu, les représentants de la direction estiment relativement souvent que leur décision aurait été inchangée sans négociation (pour les établissements sous-traitants pour moins de 50 % de leur chiffre d’affaires).
CONCLUSION Les travaux présentés ici nous permettent d’étayer la thèse d’une nécessaire remise en cause de l’hypothèse d’autonomie de l’employeur dans sa gestion de l’emploi. Les marges d’autonomie de l’employeur en matière de gestion de l’emploi sont entravées par les liens financiers ou commerciaux qu’entretient l’établissement avec l’extérieur, et ce, pour l’ensemble des facettes de la gestion de l’emploi que nous avons pu mettre en avant : formes de mobilisation du travail, variations des effectifs, politiques salariales ou encore pratiques d’implication des salariés. Notre travail contribue à la remise en cause de la figure de l’employeur comme seul responsable face au salarié. D’un point de vue juridique, la subordination au cœur de la relation salariale constitue un système d’imputation aujourd’hui déstabilisé par les mutations du tissu productif [Lyon-Caen, 2006]. L’identification des acteurs extérieurs en jeu est alors une étape fondamentale vers une nouvelle distribution des responsabilités. Trois types d’acteurs extérieurs ont été mis en avant comme ayant une influence directe sur la gestion de l’emploi : actionnaires minoritaires, donneurs d’ordres et, dans une moindre mesure, têtes de groupe. La cotation en Bourse dessine un profil de gestion particulier où de relativement bonnes conditions d’emplois sont octroyées à un noyau dur de
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salariés. L’emploi salarié est stabilisé et de bons niveaux de rémunérations sont accordés. Le recours à des contrats commerciaux pour faire varier le volume de travail mobilisé apparaît comme le seul instrument d’une stratégie de minimisation de la masse salariale. Parallèlement, l’utilisation intensive de formes individualisées et flexibles de rémunérations peut être lue comme une réponse aux exigences de variabilisation du coût du travail découlant d’une gestion orientée vers la « création de valeur actionnariale ». La flexibilité de la masse salariale serait obtenue via la variabilité des salaires plutôt que la variabilité des effectifs. Du point de vue de la stratégie de gestion des ressources humaines, ces modes de rémunération constituent également un mode de contrôle et de motivation de cette main-d’œuvre stabilisée et relativement bien rémunérée. La position de preneur d’ordres paraît également associée à un profil de gestion de l’emploi particulier. Si les effectifs salariés semblent relativement stabilisés, les pratiques de gestion de l’emploi paraissent surtout guidées par une volonté de minimisation des coûts, illustrée par la faiblesse des dépenses directes (salaires) mais également indirectes (pauvreté des politiques salariales, d’information ou de négociations). Contrairement à la cotation en Bourse ou à la sous-traitance, le fait d’être une filiale ne paraît pas induire de particularités fortes dans la gestion de l’emploi. Comme nous l’avons souligné, une partie des conséquences attendues en matière d’emploi du fait d’être une filiale sont identiques à celles de la cotation en Bourse. On peut alors faire l’hypothèse qu’une partie des effets interprétés comme la conséquence de la cotation en Bourse, lorsqu’une entreprise appartient à un groupe, sont en fait également la traduction de sa position de filiale. Par ailleurs, la méthode adoptée ici nous permet uniquement d’envisager une influence uniforme de la situation de filiale. Or, il se peut que la position de filiale en tant que telle ne soit pas porteuse de caractéristiques spécifiques en matière de gestion de l’emploi mais plutôt d’une proximité avec les pratiques de la maison-mère ou encore qu’une même maison-mère ait une influence différenciée selon ses filiales.
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UNE GESTION DE L’EMPLOI QUI DÉPASSE LE CADRE DE L’ENTREPRISE
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13
Quelle place pour la formation continue en entreprise ?
Patrick Pommier, Philippe Zamora
Après une phase de stagnation entre 1993 et 1998, l’effort apparent des entreprises de 10 salariés et plus en matière de formation continue des salariés a commencé à décroître progressivement. En effet, selon les statistiques annuelles issues des déclarations effectuées par les entreprises au titre de l’obligation légale de financement de la formation professionnelle, le taux moyen de participation financière (défini comme le rapport entre les dépenses consenties et la masse salariale) est passé de 3,2 % à 3,0 % entre 1999 et 2004 [Mainaud, 2007]. De fait, le repli de l’effort de formation est plus accentué dans les grandes entreprises, qui ont davantage de marges d’ajustement à la baisse que les plus petites entreprises : au sein des entreprises de 10 et 49 salariés, près de quatre sur cinq ont un taux de participation quasiment égal au taux de participation obligatoire de 1,5 % contre seulement une entreprise sur six de plus de 1 000 salariés. La plupart de ces petites entreprises verse par ailleurs ces montants à des organismes paritaires collecteurs. Comment comprendre cette baisse de l’effort apparent de formation à l’heure notamment de la stratégie de Lisbonne exhortant les pays de l’Union Européenne à recentrer leurs politiques économiques autour de concepts tels que l’« économie de la connaissance » et le « capital humain » ? Ces concepts ont beau être difficilement traductibles en termes opératoires, le développement des organisations apprenantes dans le tissu productif français depuis plusieurs décennies (chapitre 15) témoigne malgré tout des besoins existants. D’après le volet « Formation professionnelle » du dernier Projet de loi de finances [Projet de loi de finances, 2007], cette diminution s’est principalement traduite par une réduction de la durée des formations, alors que parallèlement la proportion de salariés formés restait stable. Dans ce contexte, l’enquête REPONSE apporte un éclairage complémentaire et
QUELLE PLACE POUR LA FORMATION CONTINUE EN ENTREPRISE ?
299
propose une évaluation par les directions d’établissement de l’évolution de leurs dépenses de formation sur les trois dernières années : à la hausse, à la baisse ou stable. Cette information ne permet certes pas de reconstituer l’évolution précise des taux de participation financière pour chaque établissement ; mais elle s’enrichit au contact d’un large corpus de questions permettant de lui donner un contexte, en lien notamment avec les caractéristiques des établissements et les pratiques de gestion que l’enquête permet de décrire. L’enquête REPONSE 2004-2005 révèle ainsi que, dans ce contexte général de baisse de l’effort financier dédié à la formation professionnelle, les établissements déclarant avoir augmenté leur effort de formation sont plus nombreux que ceux disant l’avoir diminué [Pommier, Zamora, 2008]. Ce constat n’est pourtant pas nécessairement en contradiction avec l’évolution des dépenses de formation observée par ailleurs puisque, comme l’indique l’enquête, la baisse des dépenses est sensiblement plus marquée dans les grands établissements : 14 % des établissements de plus de 1 000 salariés affirment avoir diminué leur taux de participation financière entre 2002 et 2004 contre 6 % des établissements toutes tailles confondues et 4,5 % pour ceux qui ont entre 20 et 49 salariés. Compte tenu de la distribution inégale des efforts de formation et celle, encore plus inégale, des chiffres d’affaire selon la taille des unités productives, ces observations livrent une première clé d’interprétation pour la compréhension des évolutions commentées en matière de formation professionnelle : le constat surprenant d’une baisse globale de l’effort financier consenti pourrait s’expliquer par une nette diminution des dépenses dans les établissements qui y consacrait le plus grand effort et qui ne serait que partiellement compensée par un effort accru dans les établissements plus petits. Mais à ce stade, l’explication reste partielle et c’est plus fondamentalement la place qu’occupe la formation en entreprise qu’il convient de préciser. Dans ce chapitre, partant de ce constat apparemment paradoxal d’une diminution des dépenses consacrées à la formation, nous tentons précisément de lui donner un éclairage micro-économique en reliant effort de formation, changement organisationnel et contexte économique. Nous abordons ensuite le domaine des relations professionnelles afin de comprendre comment s’articulent les logiques d’acteurs autour de ce thème et d’examiner (à partir des déclarations des salariés) s’il existe un sous-investissement en formation dans les entreprises. En ce sens, nous mobiliserons l’enquête REPONSE 2004-2005, qui présente l’avantage d’interroger au cours d’une même année et au sein des mêmes établissements une pluralité d’acteurs (représentants de la direction, du personnel et salariés) sur nombre de questions qui touchent aux orientations stratégiques des entreprises : la
300
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
politique de formation évidemment, mais aussi leur positionnement économique, leur organisation productive ou encore leur mode de gestion des ressources humaines.
UNE BAISSE DE L’EFFORT DE FORMATION QUI RENVOIE AUX CYCLES DE L’ACTIVITÉ ÉCONOMIQUE ET DES CHANGEMENTS TECHNOLOGIQUES OU GESTIONNAIRES
Lorsque l’on regarde les évolutions par secteur d’activité, la première explication avancée semble se confirmer. La baisse s’observe en effet surtout dans les secteurs qui forment traditionnellement le plus : c’est plutôt dans l’industrie de haute technologie que l’on observe le plus d’établissements ayant réduit leurs dépenses (19 %, contre 6 % en moyenne). En revanche, la proportion des établissements ayant augmenté leur effort de formation est beaucoup plus importante dans les services aux particuliers (53 % contre 38 %), dans les hôtels, cafés, restaurants (46 %), secteurs pourtant assez peu formateurs et employant beaucoup de salariés peu ou pas qualifiés. Ces résultats confirment donc les constatations habituelles, mais ils n’en restent pas moins surprenants. En effet, il serait à première vue plus logique d’observer un accroissement de l’effort de formation dans les secteurs les plus exposés à la concurrence et les plus en prise avec le progrès technologique. C’est d’ailleurs ce qu’on a pu observer dans les années 80, où la mécanisation et l’informatisation dans les secteurs à haute valeur ajoutée avaient entraîné une très nette augmentation du taux de participation financière et du taux d’accès des salariés [Zamora, 2006]. N’y aurait-il aujourd’hui plus de lien entre innovation et formation ? Ou bien faut-il rechercher ailleurs, par exemple dans les évolutions économiques récentes, les raisons d’une baisse de l’effort de formation ?
La formation : une variable d’ajustement à la baisse pour les grandes entreprises En réalité, le constat initial n’est pas réellement surprenant : sur longue période, en effet, on peut observer ([Zamora, 2006] par exemple), que les secteurs les moins intenses en capital technologique ont accru leur effort de formation plus tardivement et beaucoup moins rapidement que les secteurs les plus intenses. Mais, alors que les premiers ont commencé à stabiliser puis diminué leur effort à partir de la seconde moitié des années 90, les seconds ont continué à croître. Tout se passe comme si ces derniers cherchaient à rattraper l’effort des autres sans pour autant parvenir à les rejoindre.
QUELLE PLACE POUR LA FORMATION CONTINUE EN ENTREPRISE ?
301
Et tout cela dans un contexte économique qui a pu favoriser la diminution des efforts de formation, perçue comme un poste de dépense pouvant être modulé. Le budget formation s’avère en effet sensible à la situation économique de l’entreprise. Ainsi 12 % des établissements ayant connu une réduction de leur chiffre d’affaires entre 2002 et 2004 déclarent avoir baissé leur taux de participation financière (contre 6 % en moyenne). De même, de bonnes performances économiques s’accompagnent plus souvent d’une hausse de l’effort formatif : 43 % des établissements ayant vu leur chiffre d’affaire croître au cours des trois dernières années ont également accru leur effort de formation (contre 38 % en moyenne), ce qui est confirmé par une analyse « toutes choses égales par ailleurs ». Toutefois, dans les plus grands établissements, la relation entre santé économique et formation est asymétrique : dans les établissements de 1 000 salariés et plus, la réduction du chiffre d’affaires s’accompagne fréquemment d’une baisse de l’effort de formation (31 % des cas, contre 14 % dans l’ensemble des établissements de même taille). En revanche, toujours pour cette même catégorie d’établissements, aucune propension spécifique à accroître l’effort de formation n’est observée dans les phases d’expansion : la hausse du taux de participation financière concerne alors 33 % des établissements, soit un ordre de grandeur proche de celui des autres établissements de même taille. Dans les établissements plus petits, on observe une évolution de l’effort de formation parallèle à l’activité, que celle-ci soit en expansion ou décroissance. Autrement dit, dans les grands établissements et sur les dernières années, le budget formation a eu moins de chances d’augmenter que de diminuer, car il semble avoir servi de poste d’ajustement financier en cas de mauvais résultats économiques. Il est vrai que le taux moyen de participation à la formation était relativement élevé (4 % environ pour les entreprises de plus de 2 000 salariés et 3,5 % pour les entreprises entre 1 000 et 2 000 salariés), comparé au seuil fixé pour l’obligation légale (1,6 % depuis janvier 2005). Il est probable que compte tenu de son ampleur passée, le budget formation ait pu simplement être réaffecté d’une année sur l’autre et qu’il n’ait pas été jugé nécessaire de l’augmenter pour faire face à des besoins nouveaux. En revanche, il a pu constituer un des premiers postes de dépense touchés lorsque les résultats de l’entreprise se révélaient moins bons que prévus. C’est probablement l’une des raisons qui expliquent le mieux la baisse des budgets formation dans les grandes entreprises ces dernières années. Ce constat n’est sans doute pas étranger à la pause dans le changement organisationnel observée ces dernières années. En effet, après une période d’intense changement en matière d’organisation du travail et de très forte innovation technologique dans les années 1990, plusieurs enquêtes
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
302
indiquent que les entreprises semblent avoir depuis stabilisé leurs processus de production (cf. par exemple [Bué et alii, 2007] pour une exploitation récente de la dernière enquête sur les conditions de travail). Dans un contexte marqué par les 35 heures et par une croissance « molle », les grandes entreprises auraient ainsi simultanément freiné leurs changements et réduit leurs dépenses de formation alors que les plus petites auraient commencé à essayer de les rattraper de ce point de vue.
TABLEAU 1. – LES FACTEURS ACCOMPAGNANT UN EFFORT ACCRU DE FORMAT ON Écart par rapport à la probabilité de référence
Degré de significativité
Probabilité de référence = 9,0 % Taille de l’établissement entre 20 et 49 sal
+ 1,6
entre 50 et 99 sal
+ 4,7
***
entre 100 et 199 sal
+ 4,3
**
entre 200 et 499 sal
+ 3,3
**
entre 500 et 999 sal
+ 2,3
plus de 1000 salariés
Réf
Secteur d’activité Industrie
Réf
Commerce
+ 9,1
***
Transport
+ 6,1
***
Bâtiment
+ 5,2
***
Banque, Conseil, Assurances
+ 1,3
Services opérationnels
+ 5,1
***
Hôtels, cafés, restaurants
+ 8,5
***
Autres services aux particuliers
+ 13,2
***
Éducation, santé, social
+ 4,9
***
Volume d’activités en croissance
+ 4,1
***
Augmentation importante des effectifs
+ 3,9
***
Changement ou innovation technologique
+ 3,0
***
Adoption ou modification d’un dispositif de gestion des ressources humaines
+ 5,3
***
Groupe qualité ou de résolution de problèmes (pour plus de 50 % des salariés)
+ 1,7
*
Activité économique
Changements technologiques et gestion des ressources humaines
Lecture : la présence d’un changement ou d’une innovation technologique accroît de 3 points la probabilité de déclarer un effort accru de formation, indépendamment des autres facteurs considérés. Source : enquête REPONSE 2004-2005, volet représentants de la direction, Dares. Champ : établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole.
QUELLE PLACE POUR LA FORMATION CONTINUE EN ENTREPRISE ?
303
La formation en soutien des changements technologiques Une hypothèse alternative, et peut être complémentaire, consiste à supposer que le lien entre formation et changements technologiques ou organisationnels n’est plus aussi fort que dans les années 1980. Avec le développement des nouvelles technologies, certains économistes soutiennent en effet que les savoirs sont davantage incorporés dans la technologie et que l’expérience a perdu de son importance ([Caroli, 2001] notamment). Selon ces auteurs, il serait davantage possible d’apprendre par soi-même, en situation de travail, ou de façon relativement informelle, avec l’aide d’un collègue. Ce ne serait donc pas tant l’effort d’acquisition de nouveaux savoirs qui diminuerait que les modes d’apprentissage qui se diversifieraient. La transmission des savoirs et savoir-faire deviendrait globalement moins coûteuse pour les entreprises. L’enquête REPONSE invite à nuancer la portée de ces travaux. Elle permet en effet d’appréhender au sens large le changement technologique au travers de l’installation d’une nouvelle machine ou d’une nouvelle technologie, le lancement d’un nouveau produit ou l’augmentation du budget recherche et développement. Elle confirme bien l’existence d’un lien statistiquement significatif entre changement technologique et hausse de l’effort de formation : la présence de l’un de ces changements au moins s’accompagne d’une hausse significative, quoique modérée, de l’effort de formation (tableau 1). En revanche, aucun lien ne peut être mis en évidence entre changements organisationnels et évolution de l’effort de formation. Cela n’est pas très surprenant car, comme le montre l’exploitation de l’enquête Changement Organisationnel et Informatisation [Zamora, 2006], seules certaines catégories très spécifiques de changements dans l’organisation productive conduisent les employeurs à accroître leur investissement dans le « capital humain » de leurs salariés. On n’observe un tel lien positif que pour les changements visant à décentraliser les responsabilités aux opérateurs, réorganisations qui ne peuvent être identifiées comme telles dans l’enquête REPONSE.
La formation accompagne aussi les changements en matière de gestion des ressources humaines Au-delà de la fonction formation, une proportion importante d’établissements déclare avoir mis en place ou modifié des dispositifs de gestion des ressources humaines. Plus d’un quart a ainsi développé les fonctions dédiées à la gestion du personnel, un tiers a changé de classification des emplois. Et ces changements en termes de gestion de la main-d’œuvre s’accompagnent d’un effort de formation accru : toutes choses égales par
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ailleurs, l’acquisition ou la modification d’un dispositif de gestion des ressources humaines par un établissement accroît en moyenne de 5 points sa probabilité d’augmenter son effort de formation (tableau 1). Au sein des dispositifs de gestion de la main-d’œuvre, un outil est particulièrement significatif des évolutions en cours : il s’agit des référentiels compétence. Depuis près d’une décennie en effet, la thématique centrée autour de la gestion et du développement des compétences des TABLEAU 2. – OBJECT FS DES PLANS DE FORMAT ON ET GEST ON DES COMPÉTENCES en % d’établissements Présence dans les objectifs du plan de formation :
Mise en place ou de formations de formations modification d’un visant à acquérir à finalité référentiel des qualifications générale compétences reconnues Taille de l’établissement 20-49
29,2
38,5
22,4
50-99
38,7
47,8
32,4
100-199
40,0
52,7
38,6
200-499
36,8
52,0
42,2
500-999
54,7
54,0
58,7
1000 +
48,1
56,3
58,1
Industrie (haute intensité technologique)
39,4
64,7
40,4
Industrie (haute-moyenne intensité technologique)
25,4
41,8
45,9
Industrie (faible-moyenne intensité technologique)
28,1
40,9
29,1
Secteur d’activité
Industrie (faible intensité technologique)
18,6
34,5
25,7
Énergie
42,5
30,3
36,9
Commerce
35,5
35,8
24,6
Transports
41,4
42,0
21,8
Bâtiment
33,6
47,0
27,2
Banques, conseils, assurance
29,3
42,6
33,7
Services opérationnels
32,2
43,2
22,2
Hôtel-cafés-restaurants
22,5
38,9
22,4
Autres services aux particuliers
20,7
42,9
21,6
Éducation, santé, social
63,1
58,7
32,4
Ensemble
33,7
43,6
28,9
Lecture : 22,4 % des établissements de 20 à 49 salariés déclarent avoir connu la mise en place ou la modification d’un référentiel compétences au cours des trois dernières années (2002 à 2004). Source : enquête REPONSE 2004-2005, volet représentants de la direction, Dares. Champ : établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole.
QUELLE PLACE POUR LA FORMATION CONTINUE EN ENTREPRISE ?
305
salariés s’est développée dans les discours managériaux [Colin, Grasser, 2003]. Elle présuppose notamment que le développement de la formation doive s’opérer avec des objectifs précis définis en termes de compétences observables et directement reliées aux besoins de l’entreprise. Les référentiels compétences qui décrivent concrètement des activités et des aptitudes idéalement associées à l’exercice d’un poste, s’inscrivent dans cette logique. Pour ses promoteurs, la mise en place d’un tel instrument permet de mieux formaliser des diagnostics et objectifs précis en aidant notamment à constituer un langage partagé entre les salariés et leur hiérarchie [Masson et Parlier, 2004]. Et comme le montrent Thierry Colin et Bruno Grasser (chapitre 14), ce type d’outils s’est développé au cours des dernières années : 29 % des établissements de plus de 20 salariés ont acquis ou modifié un référentiel compétence entre 2002 et 2004 ; cette proportion est deux fois plus élevée pour les établissements de plus de 500 salariés. Ces outils sont plus souvent mis en place dans des secteurs employant des salariés très qualifiés, tels l’industrie à haute et moyenne technologie, l’énergie, les banques, le conseil et l’assurance. Si la gestion des compétences semble plus fréquente là où les salariés sont les plus qualifiés, il serait faux d’en conclure que les secteurs les moins qualifiés délaissent complètement les stratégies d’investissement dans la formation de leur main-d’œuvre (tableau 2). Si leur effort est quantitativement moindre, on observe toutefois des stratégies spécifiques de formation : le secteur de la santé et du social mentionne ainsi très fréquemment, dans les objectifs du plan de formation, les formations générales et les formations visant des qualifications reconnues. Par ailleurs, le secteur du bâtiment, malgré la faible taille de ses entreprises, semble assez en pointe dans l’utilisation de référentiels compétence. En dehors de la démarche compétence, les dispositifs plus anciens que sont les groupes qualité et de résolution de problèmes illustrent la diversité des manières d’encourager la diffusion de connaissances, savoir-faire et expériences pratiques au sein des entreprises. Et, là encore, le développement de ces pratiques internes informelles et peu coûteuses conduit à s’interroger sur leur substitution éventuelle aux formes classiques du stage en centre de formation, hypothèse qui, si elle était vérifiée, pourrait expliquer la baisse du taux de participation financière. Il apparaît plutôt, toutes choses égales par ailleurs, que les établissements où les groupes qualité ou de résolution de problèmes qui concernent le plus de salariés ont aussi un peu plus augmenté leur effort financier de formation entre 2002 et 2004 (tableau 1). Finalement, tout se passe comme si toutes les manières d’acquérir des connaissances se développent de façon conjointe dans des environnements productifs plus favorables à la diffusion et à la transmission du savoir.
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
306
Ainsi, dans un contexte marqué par des incertitudes économiques fortes, la baisse de l’effort apparent des entreprises en matière de formation ne renverrait pas à un changement de nature de la formation, mais à une forme d’équilibrage entre petites et grandes entreprises : les premières tenteraient de rattraper les secondes en matière de formation comme d’innovation technologique, d’organisation du travail ou de gestion des ressources humaines ; ces dernières limitant des dépenses jusque-là élevées dans un contexte où les perspectives économiques sont moins porteuses. Mais comment comprendre alors l’importance que semble avoir la formation professionnelle dans les relations professionnelles en entreprise ?
LA FORMATION PROFESSIONNELLE : UN THÈME CENTRAL DU DIALOGUE SOCIAL, AU MOINS DU POINT DE VUE DES DIRECTIONS
Dans tous les établissements de 10 salariés et plus, la loi prévoit une consultation annuelle du comité d’entreprise ou des délégués du personnel sur les projets de formation pour l’année qui suit. Cette consultation est en principe organisée autour de deux réunions spécifiques : la première pour établir le bilan de l’année précédente et de l’année en cours et la seconde en fin d’année pour présenter les projets de formation de l’année à venir. Elle repose en général sur l’établissement d’un plan de formation. Ce document recense les actions de formation à mener à l’initiative de l’employeur, selon le diagnostic des besoins de l’entreprise. Bien qu’il ne soit pas obligatoire, le plan de formation est relativement généralisé : 74 % des responsables TABLEAU 3. – PLAN DE FORMAT ON, D SCUSS ON ET NÉGOC AT ON SUR LA FORMAT ON PROFESS ONNELLE ENTRE 2002-2004 en % d’établissements
Nombre de salariés Présence d’un Présence de discussion de l’établissement plan de formation ou de négociation sur la formation professionnelle
Présence d’un accord sur la formation professionnelle
Entre 20 et 49 sal.
63
56
26
De 50 à 99 sal.
83
69
36
De 100 à 499 sal.
94
79
32
500 sal. et plus
99
86
31
Ensemble
74
64
29
Lecture : dans 56 % des établissements de moins de 50 salariés, le représentant de la direction fait état d’au moins une discussion ou négociation sur la formation professionnelle en 2002, 2003 ou 2004. Dans 47 % de ces établissements, cela s’est conclu par un accord ; 26 % du total des établissements ont donc conclu un accord. Source : enquête REPONSE 2004-2005, volet représentants de la direction, Dares. Champ : établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole.
QUELLE PLACE POUR LA FORMATION CONTINUE EN ENTREPRISE ?
307
des établissements interrogés dans REPONSE déclarent qu’un plan annuel de formation est établi. L’élaboration de ce plan est positivement liée à la taille de l’entreprise : 63 % des établissements entre 20 et 50 salariés établissent un tel document, contre plus de 83 % au-delà de 50 salariés, et la quasi-totalité au-delà de 500 salariés (tableau 3).
Les plans de formation donnent un cadre utile aux négociations et discussions sur ce thème Contrairement notamment aux salaires et au temps de travail, la formation professionnelle reste dans la loi un thème de négociation facultatif pour les entreprises et établissements. La loi du 4 mai 2004 se contente en effet de raccourcir la périodicité des négociations au niveau des branches sur les priorités, les objectifs et les moyens de la formation professionnelle des salariés et ne fait qu’encourager les entreprises à s’emparer de ce thème. Afin de mieux appréhender les différents stades de la négociation sur le terrain des établissements, l’enquête REPONSE dépasse délibérément le seul cadre des négociations abouties pour interroger les directions sur la tenue au cours des trois années 2002 à 2004 de négociations ou de discussions sur les thèmes classiques autour desquels se déploient les relations professionnelles, notamment sur la formation professionnelle. Près des deux tiers des établissements de plus de 20 salariés du secteur marchand non agricole déclarent ainsi qu’il y a eu discussion ou négociation portant sur la formation professionnelle sur cette période. C’est plus qu’auparavant puisque, dans l’enquête de 1998-1999, seul un établissement sur deux était concerné. L’intensification de l’activité de négociation s’observe par ailleurs sur tous les thèmes autres que les salaires (chapitre 5 et [Amossé, 2006]). La fréquence de conclusion d’accord est en revanche restée relativement stable, puisque, en 2004-2005, comme en 1998-1999, les négociations ou discussions tenues sur le thème de la formation professionnelle ont abouti à un accord dans la moitié des cas environ (tableau 3 pour 2004-2005). Au total, selon les déclarations des représentants de la direction, 29 % des établissements auraient donc conclu au moins un accord portant sur la formation au cours des années 2002 à 2004. Existence d’un plan de formation et activité de négociation sont deux phénomènes concomitants dans les établissements : d’après REPONSE 2004-2005, les établissements négociant ou discutant sur le thème de la formation professionnelle, ainsi que ceux ayant abouti à un accord ont trois fois plus souvent établi un plan de formation que les autres. Ce lien appelle plusieurs interprétations, entre lesquelles l’enquête ne permet pas de
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trancher. Il est en particulier aisé de concevoir que l’établissement préalable d’un plan de formation puisse inciter à la discussion sur ce thème. Mais rien ne permet de prouver que le lien agit dans ce sens : l’établissement d’un plan annuel de formation suit une procédure qui peut en elle-même tenir lieu de négociation et de conclusion d’accord, puisqu’une discussion formalisée se traduisant par l’élaboration ou la validation d’un document écrit peut valoir le statut d’accord collectif aux yeux des employeurs. La loi du 4 mai 2004 a pu accentuer ce phénomène, en instaurant l’obligation de consulter chaque année le comité d’entreprise sur les conditions de mise en œuvre des contrats et des périodes de professionnalisation, ainsi que sur le droit individuel à la formation (cf. chapitre 5). Menée début 2005, l’enquête REPONSE ne peut toutefois capter que les prémisses de l’application des dispositions de cette loi. La forte propension des établissements à négocier sur la formation, telle qu’elle ressort des déclarations de l’enquête REPONSE, indique que les entreprises ont trouvé « du grain à moudre » en termes de discussion ou de négociation entre les directions, les salariés et leurs représentants. Relativement aux autres thèmes, la propension à discuter ou négocier sur le thème de la formation professionnelle est élevée. Et d’après la direction, comme pour l’ensemble des thèmes, discussion et négociation sont d’autant plus présentes que la taille de l’établissement est importante (tableau 3). Elle renvoie peut-être à la faible implantation des délégués syndicaux dans les entreprises de moins de 50 salariés et plus encore à la quasi-absence de comités d’entreprises en dessous de ce seuil de taille.
Une appropriation variable du thème selon les acteurs Pour autant, la formation professionnelle ne constitue pas un enjeu d’importance pour les représentants du personnel qui classent les salaires et primes, le temps de travail, l’emploi dans l’établissement, les conditions de travail ou encore le climat des relations de travail comme des revendications qui lui sont prioritaires (cf. tableau 1 du chapitre 8). D’après les représentants du personnel interrogés dans l’enquête REPONSE 20042005, c’est un thème sur lequel les directions donnent une information de qualité5, si bien qu’il ne donne que très rarement lieu à des conflits, toujours selon eux.
5. Selon les représentants du personnel, l’information fournie par les directions sur les possibilités offertes dans les établissements en matière de formation est plus satisfaisante que sur d’autres thèmes, tels que les évolutions de salaires, l’impact social et environnemental de l’activité de l’entreprise, les perspectives d’évolution de l’emploi et de changements technologiques ou organisationnels ou encore les stratégies et orientations de l’entreprise ou du groupe.
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La formation professionnelle apparaît ainsi comme un thème sur lequel les directions déploient un véritable effort de communication, reconnu par des représentants du personnel qui, quant à eux, n’investissent pas particulièrement ce domaine. Est-ce là le signe, au-delà de la seule communication, de substantiels efforts déployés par les directions donnant satisfaction aux salariés et donc à leurs représentants sur l’offre effective de formation ? Il ne semble pas que ce soit le cas : les salariés expriment dans l’enquête REPONSE 2004-2005 une sensible insatisfaction à cet égard. Insatisfaction dont les représentants du personnel ne semblent pas avoir pris encore la mesure, ou pensent ne pas être compétents pour le faire.
LES ENTREPRISES SOUS-INVESTISSENT-ELLES DANS LA FORMATION DE LEURS SALARIÉS ? Nous n’aborderons évidemment pas cette question frontalement. Une large littérature théorique y est consacrée. Parmi les causes possibles de sous-investissement, les économistes citent le plus souvent le fait que les effets de la formation continue, de même que l’éducation, présentent des externalités potentiellement importantes. La formation générerait un rendement social qui excède son rendement privé. Si tel est le cas, les décisions prises par les salariés ou par les entreprises de manière décentralisée risquent d’engendrer un sous-investissement en formation. Toutefois, à notre connaissance, aucune étude empirique n’a à ce jour mis en évidence de tels effets externes dans le champ de la formation en entreprise. On peut toutefois interpréter cette question différemment. Un certain nombre de travaux récents s’intéressent en effet à l’impact des nouvelles pratiques organisationnelles et managériales sur les conditions de travail des salariés et notamment sur leur satisfaction au travail [Georgellis et Lange, 2007]. Ils montrent généralement un impact de la formation sur la satisfaction au travail et en particulier sur l’engagement dans le travail. L’enquête REPONSE permet d’aborder cette question en mettant en regard les politiques de formation des établissements et la perception des salariés sur leurs situations de travail. Plus précisément, on peut observer si le manque de formation peut être considéré comme un frein à l’engagement dans le travail.
Le manque de formation : une gêne ressentie par les salariés pour s’investir dans leur travail L’exploitation du volet « salarié » de l’enquête fait apparaître qu’en moyenne, 39 % des salariés des établissements de plus de 20 salariés déclarent se sentir gênés pour s’impliquer davantage dans leur travail par
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE TABLEAU 4. – LES FACTEURS QU
NFLUENCENT LE SENT MENT DE GÊNE
DANS L’ MPL CAT ON DES SALAR ÉS DANS LEUR TRAVA L POUR MANQUE DE FORMAT ON
Proportion de salariés déclarant se sentir gênés pour s’impliquer dans leur travail à cause d’un manque de formation Niveau de diplôme Sans diplôme 42,6 CAP-BEP 40,3 BAC 41,1 BAC + 2 37,1 BAC + 3 27,6 Groupe socio-professionnel Artisans 21,7 Cadres 28,2 Prof intermédiaires 35,3 Employés non qualifiés 39,8 Employés qualifiés 43,1 Ouvriers non qualifiés 49,7 Ouvriers qualifiés 40,6 Dépenses de formation de l’établissement en % de la masse salariale Moins de 1,5 % 44,3 de 1,5 % à 2 % 41,4 de 2,1 à 3 % 39,1 de 3,1 % à 4 % 35,0 de 4,1 à 6 % 32,5 plus de 6 % 34,9 Diffusion permanente des informations à tous les salariés Non 41,0 Oui 37,2 Entretiens périodiques non-cadres* Non 41,9 Oui 40,0 Entretiens périodiques cadres* Non 27,8 Oui 28,3 Présence dans le plan de formation (lorsqu’il existe) de formations visant une 35,6 qualification reconnue de formations générales 37,2 Âge 16-25 ans 39,6 26-35 ans 39,8 36-45 ans 40,0 46-55 ans 36,4 56-65 ans 28,9 Ensemble 38,5
Significativité de la modalité dans une analyse toutes choses égales par ailleurs
Ref ---
----Ref ++
+++ +++ +++ + Ref
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Ref
Ref
---
Ref -----
Le modèle logit contient également, outre les variables ci-dessus, le secteur d’activité économique et la taille de l’établissement. Note de lecture : 28,2 % des cadres disent se sentir gênés pour s’impliquer dans leur travail à cause d’un manque de formation. Ce sentiment est significativement moins fréquent que parmi les employés qualifiés. Source : enquête REPONSE 2004-2005, volet salariés, Dares. Champ : établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole.
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un manque de formation (tableau 4). Ce sentiment est plus marqué chez les ouvriers non qualifiés (près de la moitié d’entre eux déclare une telle gêne) que chez les cadres ou les professions intermédiaires (respectivement 28 % et 35 %). Ce phénomène n’a a priori rien de surprenant car il reflète pour partie les écarts objectifs d’accès à la formation. Toutefois, il a rarement été observé de façon aussi flagrante. En effet, les indicateurs de rapport subjectif des salariés à la formation ont souvent été construits à partir de questions demandant au salarié interrogé de se situer par rapport à un projet de formation qu’il aurait déjà formulé lui-même. Il s’agit soit de faire état d’un projet non satisfait (« avez-vous eu un besoin ou une envie de formation non satisfait ? »), soit de se projeter sur ses besoins de formation futurs (« au cours des prochaines années et pour votre vie professionnelle, pensez-vous que vos besoins de formations seront importants ? »). Ce type de questionnement conduit généralement à des écarts entre groupes socioprofessionnels qui contrastent avec les propensions effectives d’accès à la formation : les cadres font davantage part de besoins que les ouvriers ou employés, alors même que ce sont eux qui bénéficient le plus fréquemment de formation. L’une des explications possibles est que l’identification par les salariés de besoins de formation renvoie à des situations qui se posent en général davantage pour les salariés les plus qualifiés : anticipation de changements, sentiment d’incertitude dans les fonctions occupées ou possibilités d’évolution professionnelle. Ce constat peut aussi renvoyer au fait que les ouvriers et employés ont moins d’autonomie dans l’organisation de leur travail et ressentent ainsi moins de perspectives d’évolution de carrière La question posée dans l’enquête REPONSE met au contraire l’accent direct sur les conditions présentes d’exercice du travail et permet à ce titre une étude plus épurée de l’impact de la formation sur celles-ci. La gêne ressentie dépend du secteur occupé : à position professionnelle et niveau de diplôme égal, elle est plus importante dans l’industrie que dans les transports, dans le commerce ou dans les services aux particuliers. Elle est en effet probablement très dépendante des conditions organisationnelles et technologiques du travail. Les salariés de plus de 45 ans se déclarent moins souvent gênés pour manque de formation, sans doute parce qu’ils sont plus expérimentés et plus anciens dans leurs fonctions. Toutefois, pour les moins de 45 ans, l’âge ne semble pas influencer le sentiment de gêne. Ces résultats relativisent l’idée selon laquelle l’exercice de postes non qualifiés ne requiert pas de compétences ou de savoir-faire autres que ceux qui s’acquièrent par l’apprentissage sur le tas : 40 % des employés non qualifiés et 50 % des ouvriers non qualifiés ont le sentiment de ne pas pouvoir s’impliquer dans leur travail en raison d’une insuffisance de formation. D’autres travaux ([Santelmann, 2004] par exemple) pointaient
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déjà auparavant la nécessité de maîtriser les savoirs de base ainsi que des savoirs procéduraux et techniques dans des postes réputés pourtant non qualifiés. Dans des univers professionnels de moins en moins prescrits, l’acquisition de ces savoirs ne peut évidemment pas toujours s’acquérir « sur le tas ».
Une gêne qui traduit bien une forme de sous-investissement dans la formation Mais surtout, une partie de la gêne ressentie par les salariés semble bel et bien liée aux conditions objectives d’accès à la formation. L’effort de formation de l’établissement a en effet un impact important sur le sentiment de gêne déclaré par les salariés : 45 % des salariés des établissements dont le taux de participation financière est inférieur à 1,5 % déclarent être gênés dans l’exercice de leur emploi contre 32 % à 35 % des salariés des établissements dépensant plus de 3 %. Cet effet est confirmé dans une analyse « toutes choses égales par ailleurs » tenant compte notamment de la taille et du secteur d’activité (tableau 4). Il reste néanmoins beaucoup plus marqué pour les cadres et professions intermédiaires que pour les ouvriers et employés et le sentiment de gêne dans le travail pour manque de formation semble en revanche moindre dans les établissements dont le plan de formation prévoit l’acquisition de qualifications reconnues. Il existe donc manifestement une demande implicite de formation des salariés qui ne rencontre pas d’offre. Ce sous-investissement peut tenir à de nombreux facteurs : manque de salariés disponibles pour organiser des formations en interne, absence d’offre adaptée sur le marché, coût de formation perçu par l’employeur comme supérieur au bénéfice escompté. Il peut être également dû à un défaut d’information de l’encadrement, même si la conduite d’entretiens réguliers auprès des cadres comme des non-cadres ne produit pas d’effet visible sur le sentiment de gêne pour manque de formation (tableau 4). En l’absence de dispositif spécifiquement consacré au recueil de leurs besoins de formation, les salariés ne trouvent pas forcément l’occasion d’en faire part. Or, si les organismes paritaires collecteurs agréés (cf. encadré) améliorent de plus en plus leur fonction de conseil auprès des directions des ressources humaines des entreprises [Bentabet et Théry, 2006], ils ne sont que très peu en contact avec les salariés et ne sont donc pas aptes à identifier directement leurs besoins éventuels, notamment dans les plus petites entreprises. Il s’agit là probablement d’une faiblesse du système actuel. Toutefois, il convient de prendre avec précaution ces résultats : il est possible en effet qu’à travers les corrélations observées entre effort de formation et engagement des salariés, on capture en réalité l’influence
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d’autres caractéristiques liées par exemple à l’organisation du travail, à la gestion de la main-d’œuvre ou à la nature du travail, autant d’aspects qu’on ne peut pas contrôler finement dans notre régression. Il est difficile de progresser sur ce point en utilisant l’enquête REPONSE dans sa seule dimension statique. Peut-être, l’utilisation des enquêtes REPONSE en panel pourrait-elle permettre d’approfondir cette question et il s’agit là probablement d’une piste de développement prometteuse.
Encadré : La format on profess onne e cont nue en France La place des entreprises Les dépenses des entreprises en matière de formation professionnelle continue obéissent en France à une logique du type « former ou payer ». Les entreprises doivent dépenser une fraction minimale (0,9 % au titre du plan de formation dans le cas général) de leur masse salariale au profit de la formation de leurs propres salariés ou au profit d’un organisme paritaire mutualisateur (OPCA). La mutualisation est obligatoire pour les entreprises de moins de dix salariés, mais facultative pour celles de dix salariés ou plus. Ces dernières peuvent donc soit gérer directement leurs dépenses de formation, soit verser leur contribution à un OPCA, soit encore combiner les deux modes de gestion. Lorsque l’entreprise a cotisé auprès d’un organisme collecteur, ce dernier peut payer directement le prestataire de formation, ou rembourser à l’entreprise les montants que celle-ci a payés au prestataire. En 2004, dans le secteur privé, les entreprises de 10 salariés et plus ont dépensé directement 4,3 milliards d’euros pour former leurs salariés ; dans le même temps, les dépenses des OPCA ont atteint 3,3 milliards d’euros. En 2004, un cadre rénové pour la formation professionnelle continue La réforme des dispositifs de la formation professionnelle continue a été engagée par la conclusion de l’accord national interprofessionnel (ANI) du 5 décembre 2003 relatif à l’accès des salariés à la formation tout au long de la vie professionnelle. Cet accord a été signé par l’ensemble des organisations d’employeurs et de salariés. La loi n° 2004-391 du 4 mai 2004 relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social s’est inscrite, s’agissant du volet formation, dans le prolongement de cet ANI [Délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle, 2006]. L’accord national interprofessionnel du 5 décembre 2003 et la loi du 4 mai 2004 : - institue un nouveau droit individuel à la formation (DIF) : tous les salariés titulaires d’un contrat de travail à durée indéterminée peuvent bénéficier chaque année d’un droit individuel à la formation d’une durée de vingt heures. Les droits acquis annuellement peuvent être cumulés sur six ans (soit cent vingt heures). La mise en œuvre du droit individuel à la formation relève de l’initiative du salarié et le choix de l’action de formation envisagée est arrêté après accord écrit du salarié et de l’employeur. - organise de nouvelles modalités de déroulement des formations organisées dans le cadre du plan de formation des entreprises. La loi distingue désormais trois types d’actions de formation qui obéissent à un régime juridique distinct au regard de leur articulation avec le temps de travail : l’adaptation au poste de travail ; les actions de formation liées à l’évolution des emplois ou celles qui participent au maintien dans l’emploi ; les actions de formation ayant pour objet le développement des compétences.
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- rénove les dispositifs d’insertion ou de réinsertion professionnelle dans le cadre de contrats de professionnalisation, formations en alternance qui se substituent aux contrats de qualification, d’adaptation et d’orientation. Les contrats de professionnalisation permettent à leurs bénéficiaires, notamment les jeunes de moins de 26 ans, d’acquérir une qualification professionnelle. De plus, sont instituées les périodes de professionnalisation qui visent à favoriser le maintien dans l’emploi des salariés déjà en poste selon le principe de l’alternance. Les périodes de professionnalisation ont pour objet de favoriser par des actions de formation le maintien dans l’emploi de salariés dont la qualification est insuffisante au regard de l’évolution des technologies et de l’organisation du travail. - renforce les moyens financiers consacrés à la formation professionnelle. Les employeurs occupant au moins dix salariés doivent désormais consacrer au financement de la formation professionnelle continue une part minimale de 1,6 % (contre 1,5 % auparavant) du montant des rémunérations versées pendant l’année en cours. Dans le cadre de cette obligation, les employeurs effectuent un versement au moins égal à 0,2 % des rémunérations à un organisme paritaire agréé par l’État au titre du congé de formation et un versement au moins égal à 0,5 % des rémunérations à un organisme paritaire agréé au titre des contrats ou des périodes de professionnalisation et du droit individuel à la formation. Le solde de l’obligation (0,9 %) est notamment consacré aux formations organisées dans le cadre du plan de formation. Les employeurs occupant moins de dix salariés doivent pour leur part consacrer au financement de la formation professionnelle continue, une part minimale de 0,55 % (au lieu de 0,25 % puis 0,4 %) du montant des rémunérations versées pendant l’année en cours dont 0,15 % consacré aux contrats ou aux périodes de professionnalisation et au droit individuel à la formation. Le solde de l’obligation est notamment consacré aux formations organisées dans le cadre du plan de formation. Les contributions sont mutualisées auprès d’organismes collecteurs paritaires collecteurs agréés par l’État (OPCA). - renouvelle le cadre de la négociation sur la formation professionnelle. Les organisations qui sont liées par une convention de branche devront désormais se réunir au moins tous les trois ans (au lieu de cinq ans) pour négocier sur les priorités, les objectifs et les moyens de la formation professionnelle des salariés. La négociation portera notamment sur les conditions d’accueil et d’insertion des jeunes et des adultes dans les entreprises, en particulier dans le cadre des contrats de professionnalisation, et sur les actions de formation à mettre en œuvre en faveur des salariés ayant les niveaux de qualification les moins élevés. Par ailleurs, le comité d’entreprise donnera tous les ans son avis sur les conditions de mise en œuvre des contrats et des périodes de professionnalisation ainsi que sur la mise en œuvre du droit individuel à la formation. Les documents remis au comité d’entreprise devront en outre préciser la nature des formations proposées par l’employeur dans le cadre du plan de formation.
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Les limites de la gestion par les compétences
Thierry Colin, Benoît Grasser
La notion de compétences est devenue un thème incontournable du débat entre partenaires sociaux. Affirmant une rupture avec la logique de poste, elle met l’accent sur les capacités d’action et d’initiative des individus dans leurs situations professionnelles. La gestion des ou par les compétences a pour objectif d’organiser et d’instrumenter une prise de décision orientée vers la production et la diffusion de ces compétences, rendant ainsi nécessaire leur repérage et leur reconnaissance. Loin d’être des notions parfaitement stabilisées, la compétence et les démarches compétences font l’objet de nombreuses discussions théoriques, d’où ressortent des définitions et des propositions multiples. Ce foisonnement semble tout à fait légitime, au regard de la complexité des phénomènes en jeu, tant du point de vue de leur nature (Qu’est-ce qu’une compétence ?), de leur instrumentation gestionnaire (Comment construire un référentiel de compétences juste et opérationnel ?) que de leur appréhension par des acteurs aux motivations parfois contradictoires (Mieux reconnaître et mieux valoriser les compétences des salariés ? Développer l’employabilité interne et externe ? Individualiser la relation salariale ?). Pourtant, au-delà de cette variété et de ce flou, et en dehors de toute naïveté à l’égard de ce qui est aussi un phénomène de mode, force est de constater l’intérêt confirmé pour le thème des compétences qui, dans une compétition économique de plus en plus basée sur les « savoirs », contribue au renouvellement des conceptions tant de la relation salariale que des orientations stratégiques des entreprises. Le problème est donc de savoir quelle est l’importance réelle prise par les méthodes de gestion des compétences dans les pratiques des entreprises, mais également de savoir si employeurs et syndicats se saisissent significativement de cette problématique. Notre chapitre se propose d’exploiter les potentialités offertes par l’enquête REPONSE pour apporter un éclairage quantitatif à ce débat. Les
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années 2000 représentent une première phase de bilan/perspectives des travaux sur la gestion des compétences. Un rapide aperçu de ces travaux permettra dans un premier temps de préciser ce que l’on entend aujourd’hui par démarche compétences. Nous nous intéresserons ensuite à la mesure de la diffusion de ces démarches compétences, dans la lignée de travaux initiés à partir de la version précédente de l’enquête REPONSE [Colin et Grasser, 2003]. Nous explorerons enfin les liens qui peuvent exister entre cette diffusion, la présence des acteurs syndicaux et patronaux, et un certain affranchissement vis-à-vis du niveau conventionnel de branche.
QU’ENTEND-ON PAR DÉMARCHE COMPÉTENCES AUJOURD’HUI ? Le débat sur les compétences ne cesse de s’amplifier depuis le début des années 1990, période des premiers accords institutionnalisant cette forme de gestion des ressources humaines [Gilbert, 2003]. Après une première décennie d’explorations, d’études et de mises en œuvre, les années 2000 ont vu apparaître des travaux de clarification [Klarsfeld et Oiry, 2003 ; LeBoterf, 2004 ; Aubret, Gilbert et Pigeyre, 2002 ; Masson et Parlier, 2004], de bilan et de mise en perspective [Brochier, 2002 ; Defélix, Klarsfeld et Oiry, 2006], ou de renouvellement [Zarifian, 2005]. Au-delà des avancées qu’ils représentent, ces ouvrages donnent à voir un chantier encore largement en construction, avec, notamment, une interrogation forte en ce qui concerne la portée et la diffusion réelle de la gestion des compétences. Cela s’explique notamment par des difficultés de définition. La plupart des chercheurs ayant travaillé sur la question souligne que les systèmes de gestion des compétences sont à la fois multiformes, complexes et évolutifs : « […] les pratiques qui se rangent derrière l’appellation « gérer par les compétences » restent très variées et hétérogènes, allant de la simple manipulation verbale du terme « compétence » par le manager ou le dirigeant jusqu’au système sophistiqué d’évaluation et de rémunération des compétences détenues pour chaque salarié » [de Félix, Klarsfeld et Oiry, 2006, p. 2]. De son côté, Dietrich tente de modéliser la gestion des compétences et prend la précaution de préciser que l’expression gestion des compétences « […] réunit sous un même intitulé un spectre étendu de pratiques, affectant à des degrés divers les modes de gestion des ressources humaines ainsi que l’organisation du travail » [Dietrich, 2003, p. 215]. Gilbert fait le même type de constat : « la gestion des compétences n’est pas une chose inerte, stabilisée et finie, s’offrant aux besoins du gestionnaire, qui en disposerait à sa guise ; c’est une construction sociale évolutive [Gilbert, 2003]. Zarifian ([Zarifian, 2001] par exemple) est sans doute l’un de ceux qui a été le plus loin dans la définition d’un modèle de gestion des compétences qui est
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cohérent et se situe en rupture avec les pratiques antérieures, tant en matière de gestion de la qualification individuelle que d’organisation du travail. Pourtant, selon lui « il n’existe pas, actuellement, de définition socialement établie et faisant consensus de la compétence » [Zarifian, 2006]. De la même façon, De Félix, Klarsfeld et Oiry concluent un ouvrage collectif sur la gestion des compétences en relevant que « les chercheurs sont en effet loin de s’être accordé sur ce qui relève de la gestion des compétences et ce qui n’en relève pas » et que « la gestion des compétences n’est donc pas qu’un instrument, elle est un processus dont il convient chaque fois de préciser les frontières, les dynamiques et les effets inattendus » [De Félix, Klarsfeld et Oiry, 2006, p. 3]. La gestion des compétences semble donc particulièrement difficile à définir de façon univoque. L’une des façons de dépasser cette variété des définitions est de s’intéresser à l’ampleur des transformations induites par la notion de compétence. S’agit-il d’une mode managériale, dont l’effet principal serait de légitimer des pratiques de GRH ayant d’autres fondements réels (individualisation, flexibilité) ? Ou s’agit-il d’une autre façon de voir, de penser et de mettre en œuvre l’activité économique de production en mettant au cœur du raisonnement et des processus de décision la question des compétences, des connaissances et des savoirs ? Aujourd’hui, parler de démarche compétence fait clairement référence à une vision très intégrée de la compétence au sein de l’organisation (entreprise ou administration). [Masson et Parlier, 2004] définissent ainsi la démarche compétence comme un choix managérial, comme une volonté de mettre en place une politique de valorisation des compétences passant par une prescription, une évaluation et un développement de compétences, et nécessitant une organisation du travail plus ouverte, une véritable reconnaissance, et une explicitation des enjeux, notamment stratégiques. [Zarifian, 2005] définit la démarche compétence comme « un processus global d’identification, mobilisation, développement et reconnaissance des compétences […] » tendu entre deux pôles, celui de la stratégie globale de l’entreprise (pourquoi met-on en œuvre une démarche compétence ?) et celui du travail réel et de son organisation (les actions et les attentes des salariés, au quotidien). Et, même si elle moins extensive dans sa signification que l’expression 1 « modèle de compétence » , la démarche compétences contribue certainement à modifier l’équilibre de la négociation collective en donnant plus de place à l’entreprise dans la définition des règles et en faisant évoluer la position des organisations syndicales. Selon [Baraldi et Durieux, 2007, 1. Le passage à l’expression de « modèle de la compétence » renvoie par analogie avec le « modèle de la qualification » à une vision plus globale des transformations productives, économiques et sociales, par exemple [Lichtenberger, 1999].
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p. 123-127], ce mouvement est cohérent avec une tendance plus large au renforcement de la régulation d’entreprise, liée à la fois à la promulgation de lois imposant la négociation collective en entreprise (loi de 2004 sur la formation tout au long de la vie et le dialogue social par exemple), et par la prise de conscience que les règles salariales contribuent en elles-mêmes à la constitution d’avantages concurrentiels. En ce qui concerne les acteurs, [Oiry, 2007, p. 147] note que l’initiative revient clairement au mouvement patronal alors que les organisations syndicales ont été plutôt déstabilisées par la montée en puissance du thème des compétences. La conception des démarches compétences semble donc s’affiner, mais leur mise en œuvre garde un caractère largement ouvert et évolutif, donnant lieu à un déplacement des acteurs et des contenus de la négociation collective. Une meilleure identification quantitative de ces pratiques s’avère nécessaire, même si cela soulève d’évidentes difficultés méthodologiques.
QUELLE DIFFUSION DES DÉMARCHES COMPÉTENCES AUJOURD’HUI ? La diffusion réelle des pratiques de gestion des compétences ne peut évidemment pas se mesurer à l’aune du nombre de publications sur le thème. L’analyse des pratiques de gestion des compétences dans le débat scientifique étant largement dominée par les approches monographiques – ce qui semble par ailleurs assez général dans le champ de la GRH [Alis, 2004] –, les approches de type quantitatif sont rares. Elles rencontrent des limites liées notamment à la représentativité des échantillons utilisés ou à l’utilisation de variables proxy. [Klarsfeld, 2006] parle ainsi du défi de la mesure de la gestion des compétences. Une mesure, même imparfaite, est néanmoins nécessaire et suppose la mise en place d’un indicateur statistique de gestion des compétences, ainsi que la mobilisation d’enquêtes qui n’ont pas été construites originellement avec cet objectif. Après avoir brièvement exposé nos choix méthodologiques, nous présenterons notre évaluation du niveau de diffusion des pratiques de gestion des compétences, avant d’examiner les rapports entre ces pratiques et l’usage d’un référentiel compétences.
Repérer les pratiques de gestion des compétences dans l’enquête REPONSE Dans le cadre d’un travail monographique en entreprise, la finesse de l’analyse permet d’appréhender la complexité de la mise en œuvre des démarches compétences et leur diversité. Il est possible, en croisant les points de vue, en observant des situations de travail ou de fonctionnement
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des outils de gestion des compétences, ou encore par une analyse longitudinale, de mettre en avant à la fois les éléments de rupture et de continuité. L’analyse statistique, si elle donne une portée bien plus générale aux résultats obtenus, ne permet pas de rendre compte de cette complexité. De façon très classique, la catégorisation statistique envisagée induit une réduction de la complexité du réel en ramenant la diversité des situations à une alternative : l’entreprise fait, ou non, de la gestion des compétences. Outre les difficultés de caractérisation d’un système de gestion des compétences, l’analyse statistique sur des échantillons importants peut difficilement rendre compte de son niveau d’application qui peut varier dans le temps [Brochier et Oiry, 2003] et selon les catégories de personnel [Dion et Richebé, 2002]. Dans une perspective d’évaluation quantitative, la difficulté est de construire un indicateur qui rende compte de la présence, dans les établissements enquêtés, d’une gestion par les compétences, sachant qu’il n’y a pas, dans les questionnaires de l’enquête REPONSE, de question directe sur l’existence d’une démarche compétence. Cette absence n’est pas dommageable en soi, puisqu’il y a tout lieu de penser, qu’en mode déclaratif, une question du type « gérez vous les compétences dans votre établissement ? » donnerait lieu à une très large majorité de réponses affirmatives, sans pour autant que cela corresponde effectivement à une démarche compétence intégrée telle que l’on peut l’entendre à l’issue des débats précédents. Nous avons donc recherché dans les variables disponibles celles qui rendaient compte de la présence de pratiques rentrant dans la définition d’une démarche compétence, en considérant que la présence de telles pratiques constitue au bout du compte un indicateur plus fiable qu’une question directe. C’est en premier lieu le cas de l’entretien d’évaluation qui est un moment clé et systématique d’une démarche compétence, puisqu’il doit permettre à la fois d’identifier les compétences des salariés, de fixer des objectifs de développement de ces compétences, et de construire une image représentative du capital de compétences présent dans l’établissement. En effet, comme le note [Reynaud, 2001], il y a dans la gestion des compétences une idée supplémentaire par rapport à la qualification : celle de « responsabilité du salarié à l’égard du résultat ». L’évaluation des individus, ou tout au moins de leur performance productive, apparaît comme étant au cœur des démarches compétences. Ainsi, on doit attendre d’un établissement qui met en œuvre une démarche compétence qu’il procède à une évaluation régulière de l’ensemble des salariés. Il est effectivement important que cette évaluation concerne l’ensemble des salariés, cadres et non cadres : l’intérêt de la démarche compétence, et sa nouveauté, reposent sur la prise
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en compte, dans les pratiques de GRH, des effets de la généralisation du travail non prescrit à l’ensemble des personnels. Par ailleurs, dans le cadre d’une démarche compétence, l’établissement est censé intégrer les compétences au cœur de sa logique de prise de décision. En l’occurrence, il s’agit notamment que ces entretiens d’évaluation réguliers contribuent au processus décisionnel en ce qui concerne les choix de promotion et de formation, faute de quoi l’évaluation des compétences resterait une procédure superficielle. Enfin, on trouve parmi les attendus élémentaires d’une démarche compétence, au-delà de l’identification et du recensement des compétences existantes, une forte volonté managériale de développement des compétences des salariés. Si ce développement peut s’obtenir par des choix d’organisation du travail (organisations plus ou moins apprenantes, logiques d’accompagnement et de tutorat), il doit donner lieu également à un réel investissement financier en terme de formation, mesuré en pourcentage de la masse salariale. Nous avons considéré, pour des raisons de définition de ce qu’est une démarche compétence, pour des raisons juridiques (existence d’un seuil minimal légal) et pour des raisons statistiques (au-delà de ce seuil, la corrélation est plus forte avec les indicateurs précédents), que seuls les établissements consacrant plus de 3 % de leur masse salariale aux dépenses de formation se distinguaient suffisamment et pouvaient donc être considérés comme réalisant un effort de développement des compétences significatif. La réunion de ces trois critères nous permet donc de créer un indicateur de pratiques de gestion des compétences. Un établissement sera considéré comme ayant des pratiques de gestion des compétences si : • il procède régulièrement à des entretiens d’évaluation auprès de l’ensemble du personnel ; • les décisions de formation et de promotion ont un lien direct ou indirect avec le résultat de ces évaluations ; • l’établissement fait un effort financier significatif en terme de formation. Cet indicateur est un indicateur par excès, dans le sens où il peut conduire à surestimer la part d’établissements ayant des pratiques de gestion des compétences. En effet, le terme de « compétence » n’étant pas mentionné dans les questions retenues, il est possible que quelques établissements correspondant à ces critères s’inspirent plus d’une logique de gestion de la performance que d’une logique compétence. Cela étant, ce biais est probablement limité dans les faits car on peut penser qu’un établissement qui procède périodiquement à des entretiens d’évaluation avec l’ensemble de ses salariés, qui fait dépendre de ces évaluations les décisions de formation et/ou de promotion,
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et qui investit financièrement dans la formation continue… se rapproche, dans l’esprit, d’une démarche compétence. Et en outre, il est difficilement envisageable qu’un établissement ne répondant pas à ces critères mette en œuvre malgré tout une gestion des compétences, car le porte-à-faux avec les principes d’une démarche compétences serait alors considérable.
Une diffusion lente et structurée des pratiques de gestion des compétences Compte tenu de ces choix méthodologiques, la part des établissements ayant des pratiques de gestion des compétences en 2004 est de 11 %, à 2 comparer à 9,2 % pour 1998 (tableau 1). On peut donc constater une légère augmentation (+1,8 point) de la diffusion des pratiques de gestion des compétences dans les établissements entre 1998 et 2004. TABLEAU 1. – UNE GEST ON DES COMPÉTENCES CONCENTRÉE DANS CERTA NS SECTEURS (en % d’établissements) Secteurs
Pratiques de gestion des compétences
Énergie Activité financière Services aux entreprises Industrie automobile Biens d’équipement Construction Biens intermédiaires Activité immobilière Commerce Industrie de biens de consommation Services aux particuliers Industries agroalimentaires Administration Éducation santé sociale Transport
46,8 25,1 16,7 15,4 14,2 12,0 11,2 10,8 10,6 6,6 5,2 3,9 3,0 2,0 1,7
Ensemble
11,0
Note : les secteurs sont classés par ordre décroissant de présence des pratiques de gestion des compétences (pour la définition de l’indicateur, cf. plus haut). Lecture : dans le secteur de l’énergie, 46,5 % des établissements interrogés pratiquent effectivement la gestion des compétences. Source : enquête REPONSE 2004-2005, volet représentants de la direction, Dares. Champ : établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole. 2. Les précédents résultats publiés pour 1998 [Colin et Grasser, 2003] faisaient état d’un taux de 7,7%. Il nous a fallu recalculer ce taux pour tenir compte de la disparition, dans le questionnaire 2005, des questions relatives à l’attribution d’appréciation reflétant les performances des salariés au cours des entretiens d’évaluation, qui faisaient partie de notre indicateur en 1998.
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Le niveau de notre indicateur de gestion des compétences varie fortement selon les secteurs. L’énergie, les activités financières, les services aux entreprises, l’industrie automobile et la production de biens d’équipement se distinguent par des niveaux de pratique plus importants. Inversement, l’industrie de biens de consommation, les services aux particuliers, l’industrie agroalimentaire, l’administration, l’éducation santé sociale et le transport se distinguent par une moindre fréquence des pratiques de gestion des compétences. La gestion des compétences est également fortement liée à la taille de l’établissement. L’indicateur croit en effet de façon très nette avec le nombre de salariés présents dans l’établissement. Ainsi, on observe qu’un tiers des établissements de plus de 500 salariés mettent en œuvre les pratiques liées au modèle de la compétence. La proportion est quatre fois plus faible pour les établissements de moins de 50 salariés. Et globalement on observe que la proportion des salariés (18,4 %) faisant l’objet d’une gestion des compétences est plus élevée que la proportion des établissements ayant mis en œuvre ses pratiques (pour mémoire, 11 %). Par ailleurs, l’effet taille est renforcé par l’appartenance à des structures complexes, telles que les entreprises multi-établissements, celles qui sont cotées en Bourse ou les établissements appartenant à un groupe. La pratique de gestion des compétences telle que nous la mesurons y est plus répandue. Ainsi, si la diffusion globale des pratiques de gestion des compétences est plutôt faible, il faut cependant nuancer le constat en observant qu’elle est surtout très concentrée, du point de vue des caractéristiques structurelles (secteur, taille, etc.) des établissements.
Des rapports complexes entre les pratiques de gestion des compétences et l’usage d’un référentiel compétences Les résultats précédents présentent le double intérêt d’être centrés sur des pratiques liées aux démarches compétences et de s’inscrire dans la continuité d’une mesure existant préalablement [Colin et Grasser, 2003 et 2006]. L’enquête REPONSE 2004-2005 permet également de les enrichir en les éclairant sous l’angle d’une nouvelle variable : la présence d’un référentiel compétences. Cet outil est, selon Retour et Rapiaux, [2006], l’instrument de gestion le plus mobilisé en matière de gestion des compétences. En effet, comme le notent Oiry et Sulzer [2002], « toutes les « démarches compétences » ont un point de passage obligé : le repérage, la définition et la mise en forme des compétences ». La gestion des compétences doit donc, pour exister réellement, s’incarner dans des pratiques et des outils formalisés, tels que le référentiel. De plus, comme le notait
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le CNPF aux journées de Deauville, « sans un minimum de technicité, la compétence est condamnée à ne rester qu’une notion vague et molle qui n’aura servi qu’à introduire une nouvelle forme d’arbitraire » [CNPF, 1998, p. 22]. La présence de référentiel est donc un moyen complémentaire intéressant de mesurer l’implantation de la gestion des compétences. Plus exactement, le questionnaire permet de savoir si l’établissement a créé ou modifié un référentiel compétences dans les trois ans précédant l’enquête. Cette formulation peut introduire un biais qui conduit à sous-estimer la part d’établissements disposant d’un référentiel, ce dernier pouvant n’avoir 4 été ni créé ni modifié dans une période récente . Cela étant, et même si les référentiels restent pertinents plusieurs années, des études de cas montrent que pour être effectifs, les référentiels compétences doivent régulièrement ajustés : ce sont des processus dynamiques. Et il existe un autre biais, en sens inverse cette fois-ci : la précision toute relative de la notion de référentiel compétences peut avoir donné lieu à des interprétations très variables selon les représentants de la direction interrogés. Il est probable que parmi les réponses positives on trouve à la fois des référentiels compétences en bonne et due forme et des documents peu opératoires faisant référence de manière assez imprécise aux compétences requises pour tenir tel ou tel poste. Au-delà de ces remarques, nous avons fait le choix de ne pas intégrer cette variable dans l’indicateur de gestion des compétences pour des raisons de comparaison temporelle et, plus fondamentalement, parce que nous considérons que ces deux variables renvoient à des réalités de nature tout à fait différente : l’une regarde si les pratiques de GRH de l’établissement correspondent à une démarche compétence ; l’autre s’intéresse à la présence de l’instrument de gestion emblématique des démarches compétences. Et, de fait, d’après la littérature académique, la présence d’un référentiel ne semble en rien garantir la réalité d’une démarche compétence. Ainsi pour Le Boterf, « il ne suffit pas en effet d’élaborer des référentiels de compétences mais de modifier en conséquence les pratiques d’évaluation et de validation des compétences, d’entretiens annuels de rémunération, d’organisation du travail, de management » [Le Boterf, 2004, p. 13]. L’inverse est vrai également, et nous avons pu constater à l’occasion de travaux monographiques qu’un établissement 3. Juste avant qu’il devienne le MEDEF. 4. Le légitime souci de modifier le moins possible l’enquête, notamment pour permettre une bonne comparabilité des résultats et ne pas allonger le temps de passation, n’a pas permis de créer une question spécifique : la question sur la présence d’un référentiel compétence a été introduite dans un groupe de questions portant sur la création ou la modification d’innovations organisationnelles.
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peut avoir une réelle gestion opérationnelle des compétences, même très fine, sans pour autant disposer d’un référentiel compétences [Colin et Grasser, 2002]. TABLEAU 2 – PRAT QUES DE GEST ON DES COMPÉTENCES ET USAGE D’UN RÉFÉRENT EL COMPÉTENCES (en % d’établissements) Mise en place ou modification déclarée d’un référentiel compétences
Ne sait pas
Total
oui
non
Pratique repérée Absence de gestion des compétences Présence
23,5
64,8
0,7
89,0
5,5
5,4
0,1
11,0
Total
29,0
70,3
0,7
100,0
Lecture : 5,5 % des établissements interrogés ont d’une part déclaré avoir mis en place ou modifié un référentiel compétences entre 2002 et 2004 et d’autre part été repérés comme ayant effectivement une pratique de gestion des compétences. Source : enquête REPONSE 2004-2005, volet représentants de la direction, Dares. Champ : établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole.
De fait, lorsque l’on compare ces deux informations de l’enquête REPONSE, on constate que 29 % des établissements disent avoir mis en place ou modifié un référentiel compétences au cours des 3 dernières années (tableau 2), ce qui diffère assez largement de celui obtenu avec la variable concernant les pratiques de gestion des compétences, qui ne recueille qu’à peine 11 % de réponses positives. Le taux de non-réponse est très faible, ce qui signifie a priori que la question est parlante, et que la notion de référentiel de compétences est bien entrée dans les représentations. Par contre, comme nous le montrons, cela n’augure en rien d’une vision précise et homogène de ce qu’est effectivement un référentiel de compétences. Certes dans plus sept cas sur dix, le recoupement des deux variables est relativement simple à interpréter. Ainsi, près des deux tiers (64,9 %) des établissements ne font pas de gestion des compétences au sens où ils n’ont ni le référentiel ni les pratiques correspondant au modèle de gestion par les compétences. Inversement, 5,5 % des établissements ont à la fois des pratiques de gestion des compétences et l’outil privilégié qu’est le référentiel. Il s’agit là du noyau dur des établissements qui font de la gestion des compétences. Les situations hybrides sont loin d’être anecdotiques, puisqu’elles représentent près de trois cas sur dix. Elles témoignent des rapports complexes qu’entretiennent l’usage déclaré de l’outil et les pratiques de GRH.
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Ainsi, 23,5 % des établissements disent avoir un référentiel de compétences, mais ne mettent pas en œuvre les pratiques de gestion correspondant à une démarche compétences. Ce résultat peut faire l’objet de plusieurs interprétations : • stade initial : le référentiel peut être une première étape, devant être suivie par la mise en place des autres pratiques à court ou moyen terme. • utilisation abusive du terme : il peut y avoir un usage impropre de l’expression ‘référentiel compétence’. Il peut s’agir d’un outil qui s’apparente plus à une grille de classifications qu’à un véritable référentiel et qui, de ce fait, n’implique pas la mise en œuvre des autres dimensions d’une démarche compétence. • modèle incomplet : le référentiel compétences peut avoir été construit en bonne et due forme, mais ne pas avoir été suivi d’effets, par exemple en termes d’effort de formation, de lien explicite avec la promotion, ou encore de réalisation pérenne d’entretiens périodiques avec l’ensemble des salariés. Les études monographiques sur la gestion des compétences montrent que ce cas est probablement assez répandu. Enfin, 5,5 % des établissements mettent en œuvre l’ensemble des pratiques relevant du modèle de la compétence sans toutefois avoir mis en place ou modifié récemment un référentiel. Cette non-concordance peut s’expliquer de deux manières. Ces établissements peuvent disposer d’un référentiel de compétences, mais ne l’ont pas modifié au cours des trois années précédant l’enquête. On peut aussi envisager une pseudo-gestion des compétences, non outillée par le référentiel. Dans ce cas, des pratiques témoignant de l’importance que l’on accorde à la question des compétences et des ressources que l’on y consacre peuvent se baser sur une représentation informelle des compétences des salariés.
UNE IMPULSION PATRONALE VISIBLE ET UNE RÉFÉRENCE TOUJOURS DOMINANTE AUX CONVENTIONS COLLECTIVES
Au-delà de l’ampleur de sa diffusion, la démarche compétences ne manque pas d’interroger le rôle joué par les acteurs de la négociation, de même que l’idée d’un éventuel déplacement d’une régulation de branche vers une régulation d’entreprise. L’enquête REPONSE 2004-2005 permet de compléter les résultats précédents en les éclairant sous l’angle des relations professionnelles, plus précisément sous l’angle de ses deux principaux acteurs : les organisations patronales d’une part, les syndicats de salariés d’autre part.
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Le rôle des institutions patronales dans la diffusion de la gestion des compétences La diffusion d’une instrumentation de gestion doit souvent beaucoup aux institutions qui la portent. Ainsi, pour Klarsfeld et Roques, la gestion des compétences « s’explique peut-être autant par des processus de diffusion de normes professionnelles, de mimétisme et de coercition, certes relayée par les acteurs, que par l’action de facteurs de contingences classiques » [Klarsfeld et Roques, 2003, p. 178]. En 1998, le CNPF faisait des compétences l’un des thèmes symboles de la refondation sociale en organisant les journées de Deauville et en incitant les entreprises à adopter ce type de système. On peut donc se demander s’il y a une impulsion des institutions patronales dans la mise en place des démarches compétences, ce que nous avons cherché à faire à partir des questions relatives à la participation de la direction de l’établissement à des structures patronales (graphique 1).
GRAPH QUE 1. – PART C PAT ON AUX STRUCTURES PATRONALES % D’ÉTABL SSEMENTS)
ET PRAT QUE DE GEST ON DES COMPÉTENCES (EN
Utilisation de la convention collective pour l'emploi et les règles de mobilité
Utilisation de la convention collective pour la détermination de le hiérarchie salariale des emplois
Utilisation de la convention collective pour le calcul des primes
Fixation des salaires de base à partir de la convention collective de branche
Dans l'ensemble des établissements
Considère les recommandations de branche comme primordiale pour les décisions de revalorisation des salaires
Parmi les établissements qui ont des pratiques de gestion par les compétences
0%
10% 20% 30% 40% 50% 60% 70% 80%
Lecture : le taux d’appartenance à une fédération patronale est de 59,2 % pour les établissements ayant des pratiques de gestion des compétences alors qu’il n’est que de 52,5 % pour l’ensemble des établissements. Et cette différence est significative. Source : enquête REPONSE 2004-2005, volet représentants de la direction, Dares. Champ : établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole. Exemple de lecture : le taux d’appartenance à une fédération patronale est de 59,2 % pour les établissements ayant des pratiques de gestion des compétences alors qu’il n’est que de 52,5 % pour l’ensemble des établissements.
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Globalement, quel que soit l’indicateur, les taux de participation à des structures patronales sont plus élevés parmi les établissements qui font de la gestion des compétences que dans l’ensemble de la population. L’écart est nettement plus élevé dans le cas de la participation à un club de DRH ou d’entrepreneurs et de la participation à une association patronale locale ou régionale. On peut donc penser que les organisations patronales jouent bien un rôle dans la diffusion de la gestion des compétences, et ce d’autant plus lorsqu’il s’agit de structures de constitution de réseau (local ou autour de la fonction RH), alors que les instances plus « administratives » (conseil d’administration ou instances paritaires) ne ressortent pas particulièrement. Les liens suggérés s’expliquent au moins partiellement par des effets de structure : le poids des instances patronales est traditionnellement plus important dans les grandes entreprises industrielles, qui sont aussi celles dans lesquelles la mise en œuvre des pratiques de gestion des compétences est plus fréquente. Néanmoins, l’appartenance à un club de DRH en particulier reste significative à taille et secteur égaux (estimation logistique non reproduite).
Un acteur syndical moins visible… Symétriquement, la diffusion de la gestion des compétences n’est peutêtre pas la même selon les modalités de la présence syndicale (proportion de salariés syndiqués et présence d’un délégué syndical dans l’établisTABLEAU 3. – PRÉSENCE SYND CALE ET PRAT QUE DE GEST ON DES COMPÉTENCES (en % d’établissements)
Établissements avec…
Pratiques de gestion des compétences
présence d’un délégué syndical
14,6
présence d’un délégué du personnel.
11,7
un taux de syndicalisation plus faible que la moyenne (inférieur à 5 %)
9,1
un taux de syndicalisation autour de la moyenne (entre 5 % et 10 %)
13,6
un taux de syndicalisation plus élevé que la moyenne (supérieur à 10 %)
14,0
Ensemble des établissements
11,0
Lecture : 14,6 % des établissements où un délégué syndical est présent ont des pratiques de gestion des compétences alors que c’est le cas de 11,0 % de l’ensemble des établissements. Source : enquête REPONSE 2004-2005, volet représentants de la direction, Dares. Champ : établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole.
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sement, tableau 3). En effet, les syndicats ont eu pendant longtemps des attitudes assez hésitantes et variées par rapport à la logique compétence, entre la crainte et la méfiance vis-à-vis d’une régulation plus individualisée et plus localisée, et l’espoir ou le pari d’une reconnaissance plus valorisante et plus évolutive des compétences des salariés. De fait, si des démarches compétences ont pu localement être implantées en partenariat avec les syndicats, on n’observe pas de mouvement homogène et généralisé. Les données indiquent que la présence d’un délégué du personnel ou d’un délégué syndical ne correspond pas à une diffusion beaucoup plus importante des pratiques de gestion des compétences. Il en est de même en ce qui concerne les établissements avec un taux de syndicalisation relativement élevé. Le léger effet positif observé s’explique principalement par un effet taille (la présence syndicale est plus élevée dans les établissements de grande taille qui sont aussi ceux dans lesquels la mise en œuvre des pratiques de gestion des compétences est plus fréquente) et, de fait, aucune des variables retenues ne résiste à une analyse de type « toutes choses égales par ailleurs ».
Le rôle des conventions collectives Le modèle de la compétence est parfois présenté comme une alternative au modèle de la qualification, ce dernier se caractérisant notamment par le recours à des règles négociées au niveau de la branche pour fixer les salaires et pour gérer l’emploi. La question se pose donc de savoir si la mise en œuvre de la gestion des compétences amène les entreprises à moins se référer aux règles négociées au niveau de la branche, et à privilégier une 5 appropriation plus forte au niveau local . De façon quelque peu surprenante, les données de l’enquête REPONSE aboutissent à un résultat contraire à l’hypothèse couramment admise, dans le sens où les établissements qui mettent en œuvre des pratiques de gestion des compétences s’en remettent plus fréquemment que les autres à la branche pour les décisions qui concernent les règles d’emploi et de mobilité, la détermination de la hiérarchie salariale et le calcul des primes (tableau 4). Par contre, ces mêmes établissements se réfèrent moins souvent que les autres au niveau de la branche pour ce qui concerne la fixation des salaires de base, et ils sont moins nombreux à considérer le niveau de la branche
5. Il ne s’agit pas de s’affranchir du cadre conventionnel, mais de définir des modalités d’application tenant beaucoup plus compte de facteurs contextualisés et personnalisés.
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comme primordial pour les décisions de revalorisation des salaires6. Et en neutralisant des effets taille et secteur, seuls les deux derniers items, liés à la fixation du salaire, sont liés négativement et de façon significative aux pratiques de gestion des compétences. TABLEAU 4. – RÉFÉRENCE AUX CONVENT ONS COLLECT VES ET PRAT QUE DE GEST ON DES COMPÉTENCES
(en % d’établissements) Pour les établissements pratiquant la gestion des compétences
L’ensemble des établissements
Utilisation des conventions collectives pour… l’emploi et les règles de mobilité
61
59
la détermination de la hiérarchie salariale des emplois
71
64
le calcul des primes
60
55
Fixation des salaires de base à partir de la convention collective de branche
49
52
Considère les recommandations de branche comme primordiale pour les décisions de revalorisation des salaires
22
29
Note : en gras, les proportions qui s’écartent significativement de la moyenne à taille et secteur contrôlés. Source : enquête REPONSE 2004-2005, volet représentants de la direction, Dares. Champ : établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole.
Ainsi, il ne semble pas possible de valider globalement le lien entre pratiques de gestion des compétences et moindre utilisation de la convention collective de branche en dehors de la fixation des salaires. Sur ce thème bien précis, on peut donc considérer que l’introduction des démarches compétence renforce le niveau de l’entreprise dans la régulation salariale. Au demeurant, ce résultat n’est pas surprenant dans la mesure où les entreprises « […] ne peuvent se soustraire à une régulation de niveau supérieur, qui, si elle génère certaines contraintes, est aussi la garantie d’une maîtrise des conditions de formation, de l’accès à une main-d’œuvre qualifiée et d’une certaine fluidité entre les différents marchés internes. » [Baraldi, Durieux, 2007, p. 145] 6. Par ailleurs, pour les établissements ayant mis en place ou modifié un référentiel compétences, le lien à la branche pour ces deux items portant sur les salaires est légèrement plus fréquent que dans l’ensemble des établissements. On peut supposer que la mise en place de référentiels compétences, loin de signifier une rupture avec la logique de branche, correspond plutôt à une « mise en musique » dans les entreprises des classifications de branche.
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CONCLUSION Dans la perspective du débat sur la nature et la diffusion des démarches compétences, l’exploration statistique des données de l’enquête REPONSE permet de proposer quelques éléments de réflexion. En premier lieu, le constat demeure d’une diffusion limitée des pratiques de gestion des compétences, concentrée sur les établissements de grande taille de quelques secteurs d’activité. S’il y a bien une progression entre 1998 et 2004, celleci reste relativement limitée. Et de façon apparemment paradoxale, les établissements utilisant un référentiel de compétences sont beaucoup plus nombreux que ceux ayant des pratiques de gestion des compétences. Cela confirme un écart important, déjà révélé par les recherches monographiques, entre l’ampleur du discours et de la référence aux outils managériaux et le niveau réel de la rupture avec les pratiques de GRH traditionnelles. Par ailleurs, si l’on retrouve bien des éléments suggérant l’importance de l’impulsion patronale, il n’y a pas, pour l’heure, une appropriation visible de la part des acteurs syndicaux. Enfin, en ce qui concerne les questions d’emploi, on observe que les démarches compétences ne s’accompagnent pas d’un affaiblissement notable de la référence à la branche et aux conventions collectives. Plusieurs facteurs peuvent nuancer ce constat. En premier lieu, la méthodologie utilisée reste dépendante de la construction d’indicateurs permettant d’appréhender les pratiques et outils de gestion des compétences, et des limites propres à toute approche quantitative d’un phénomène complexe et multiforme. Ces démarches sont toujours complexes et longues à construire, et que la visibilité statistique d’une éventuelle rupture serait de toute façon lente à se concrétiser. Par ailleurs, sur certains segments, notamment dans les établissements de plus de 500 salariés, la diffusion de démarches compétences est significative. Enfin, en guise de perspectives, évoquons un résultat obtenu après une première exploitation des données de panel de l’enquête (qui doit donc encore être confirmé) : il y aurait un renouvellement de la population des établissements ayant des pratiques de gestion des compétences entre 1998 et 2004, et les établissements qui adoptent ces pratiques entre les deux dates manifesteraient une logique plus cohérente et plus intégrée.
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La pluralité des modèles d’organisation du travail, source de différenciation des relations de travail
Jean-Louis Dayan, Guillaume Desage, Corinne Perraudin, Antoine Valeyre De nombreux dispositifs organisationnels, comme le travail en équipes (équipes autonomes, groupes de projets, cercles de qualité, groupes de résolution de problèmes…), la polyvalence, le raccourcissement des lignes hiérarchiques, les démarches de qualité totale et la production en flux tendus, ont connu une diffusion importante aux États-Unis depuis le milieu des années 1980 [Osterman, 1994 et 2000], puis en Europe à partir de la fin de la même décennie. Des enquêtes statistiques comme les enquêtes COI ou REPONSE montrent l’ampleur de ces changements organisationnels en France dans les années 1990 [Askénazy, 2004 ; Coutrot, 1995 et 2000 ; Greenan et Mairesse, 2006]. Ces innovations ont conduit au développement de la thèse d’un nouveau modèle organisationnel dominant, celui de la lean production, dont l’efficacité en ferait un nouveau « one best way » qui supplanterait le modèle taylorien [Womack, John et Roos, 1990 ; MacDuffie et Krafcik, 1992 ; Osterman, 1994]. Cependant, cette thèse ne fait pas l’unanimité. D’autres approches font état de la pluralité des modèles d’organisation efficiente du travail aux États-Unis [Appelbaum et Batt, 1994], en France [Coutrot, 1998] ou dans l’Union européenne [Lorenz et Valeyre, 2005]. En permettant l’élaboration d’une typologie des formes d’organisation du travail qui prédominent dans les établissements de l’hexagone, la nouvelle vague de l’enquête REPONSE apporte au débat de nouveaux arguments en faveur de la thèse de la pluralité des organisations innovantes, avec la mise en évidence de deux modèles distincts, celui des organisations apprenantes et celui des organisations en lean production. La diversité des formes d’organisation du travail invite à s’interroger sur celle des modes de gestion de la main-d’œuvre et des régimes de relations professionnelles qui leur sont associés dans les entreprises. En effet, de nombreux travaux mettent en évidence les complémentarités qui s’établissent entre formes d’organisation d’une part et modes de gestion
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des ressources humaines et de régulation sociale d’autre part [Appelbaum, 2004 ; Coutrot, 2004 ; Lorenz et Valeyre, 2005 ; Lemière, Perraudin et Petit, 2006]. Ils montrent notamment que la mise en œuvre de nouvelles formes d’organisation du travail s’accompagne de politiques spécifiques de gestion de la main-d’œuvre destinées à favoriser la formation et l’amélioration des compétences, ainsi que la fidélisation, l’implication ou la participation des salariés dans l’entreprise. Ils alimentent également la thèse d’une dynamique de négociation plus intense et de relations sociales moins tendues et moins conflictuelles dans les formes d’organisations innovantes. L’enquête REPONSE constitue une source de données particulièrement appropriée pour analyser ces interdépendances à la lumière de la pluralité des formes d’organisation du travail. Ce chapitre se propose donc d’examiner dans quelle mesure les pratiques de gestion de la main-d’œuvre et de relations professionnelles des entreprises se distinguent entre établissements d’organisations innovantes et ceux d’organisations tayloriennes et, parmi les premiers, entre établissements d’organisations apprenantes et ceux d’organisations en lean production.
QUATRE FORMES CONTRASTÉES D’ORGANISATION DU TRAVAIL Une typologie des principales formes d’organisation du travail en vigueur dans les établissements d’au moins vingt salariés des secteurs marchands non agricoles a été élaborée sur la base des données organisationnelles du volet « représentants de la direction » de l’enquête REPONSE de 2004-2005. Les variables analysées portent sur la délégation d’autonomie procédurale et événementielle dans le travail, le contrôle du travail (type et fréquence), la rotation des tâches, le travail en équipes (équipes autonomes de production, groupes de qualité ou de résolution de problèmes), la communication dans le travail (coopération horizontale, réunions régulières), le travail en juste à temps avec les fournisseurs ou les clients, le raccourcissement des lignes hiérarchiques et les démarches de qualité totale. L’autonomie procédurale caractérise un travail dont l’accomplissement est plutôt défini par la fixation d’objectifs globaux que par la description de tâches précises à exécuter. L’autonomie événementielle caractérise un travail où, en cas d’incidents dans la production ou la marche des services, les salariés sont encouragés à régler d’abord eux-mêmes le problème 1 avant d’en référer à la hiérarchie. La typologie des établissements selon 1. Après élimination des établissements ayant répondu « ne sait pas » à certaines questions relatives à certaines variables d’organisation, l’échantillon retenu s’élève à 2 496 établissements. La typologie est établie à l’aide d’une méthode de classification ascendante hiérarchique.
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
336
leurs formes d’organisation du travail met en évidence quatre classes bien distinctes qui se rattachent, par leurs caractéristiques respectives, à des modèles types couramment mentionnés dans la littérature organisationnelle : les organisations apprenantes, les organisations en lean production, les organisations tayloriennes et les organisations de structure simple. Ces quatre classes se différencient selon deux dimensions structurantes : d’une part, le niveau d’autonomie procédurale et événementielle déléguée aux salariés dans leur travail et, d’autre part, le degré de diffusion de dispositifs organisationnels comme la gestion de la production en flux tendus, les démarches de qualité totale, le raccourcissement des lignes hiérarchiques ou le travail en équipes autonomes. On en trouve l’illustration dans le graphique 1 qui représente le premier plan factoriel d’une analyse des correspondances multiples des variables d’organisation, avec la projection des quatre classes de la typologie. GRAPH QUE 1. – LES FORMES D’ORGAN SAT ON DU TRAVA L Axe 2 1,00
FORME TAYLORIENNE Equipe autonome <20% salariés Réunion <50% salariés Pas d'au onomie Groupe qualité <20% salariés événementielle
Pas de coopération
0,75
0,50
Rotation des tâches <50% salariés Pas d'autonomie procédurale
0,25
FORME SIMPLE
Contrôle permanent Contrôle par hiérarchie JAT fournisseurs JAT clients supérieure Rotation des tâches >50% Pas de réduction de salariés Qualité totale ligne hiérarchique Contrôle par hiérarchie Contrôle autres niveaux Pas de groupe qualité FORME LEAN Pas de JAT fournisseursintermédiaire Coopération Pas de JAT clients PRODUCTION Réduction de Pas d'équipe autonome ligne hiérarchique Pas de rotation Contrôle intermittent Equipe autonome des tâches >20% salariés
Pas de réunion
0,00
Pas de qualité totale -0,25
Autonomie événementielle Réunion >50% salariés Groupe qualité >20% salariés
-0,50
FORME APPRENANTE Contrôle occasionnel Autonomie procédurale
-0,75
-1,00 -1,25
Axe 1
-1,00
-0,75
-0,50
-0,25
0,00
0,25
0,50
0,75
1,00
1,25
Source : enquête RÉPONSE 2004-2005, volet représentants de la direction, Dares. Champ : établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole.
En dépit de la large diffusion de nouvelles formes d’organisation du travail destinées à les supplanter, les organisations tayloriennes sont loin d’avoir disparu. De fait, la classe qui les représente réunit encore des effectifs consistants : un établissement sur quatre et un salarié sur quatre. Elle se caractérise principalement par la très faible autonomie procédurale et événementielle donnée aux salariés dans leur travail et par un niveau élevé de contrôle du travail, exercé le plus souvent par la hiérarchie intermédiaire. Les autres variables d’organisation du travail la différencient peu
LA PLURALITÉ DES MODÈLES D’ORGANISATION DU TRAVAIL…
337
par rapport à la situation d’ensemble. Relevons toutefois que les démarches de qualité totale y sont relativement fréquentes, que les pratiques de travail en équipes (équipes autonomes de production, groupes de qualité ou de résolution de problèmes, groupes pluridisciplinaires ou équipes de projets) restent limitées à une petite fraction de salariés et que les réunions régulières ne concernent souvent qu’une minorité d’entre eux. Cette classe présente donc des caractéristiques du modèle des organisations tayloriennes ou bureaucratiques du travail. L’importance relative de la rotation des tâches met en évidence la diffusion de formes assouplies de ce type d’organisations, relevant du « taylorisme flexible » [Boyer et Durand, 1993]. La classe des organisations apprenantes, qui regroupe 36 % des établissements et 37 % des salariés, présente des caractéristiques opposées à celle des organisations tayloriennes, comme l’indique le graphique 1. Elle réunit une proportion importante d’unités déléguant une large autonomie opérationnelle à leurs salariés, à la fois procédurale et événementielle. Le contrôle du travail est moins fréquent que dans les autres classes d’organisation et est principalement exercé par la hiérarchie intermédiaire. La communication dans le travail est très développée, tant par la tenue de réunions régulières que par la coopération horizontale entre services. Cette classe présente un certain nombre de caractéristiques relevant du modèle des organisations apprenantes par leur contribution aux dynamiques d’apprentissage dans le travail : une autonomie laissant la possibilité de traiter les événements, problèmes ou incidents survenant dans le travail et de prendre des décisions opérationnelles, une importante communication, notamment horizontale, dans le travail et une participation fréquente à des groupes de qualité ou de résolution de problèmes et à des groupes pluridisciplinaires ou de projets. Ce modèle intègre des apports du modèle socio-technique scandinave qui préconise une rupture avec la conception taylorienne de division des tâches pour donner une plus grande intelligibilité au travail. La classe des organisations en lean production, qui concerne près d’un établissement sur cinq et un salarié sur quatre, se définit principalement par la mise en œuvre de nombreux dispositifs organisationnels innovants comme la gestion de la production en juste à temps, les démarches de qualité totale, l’auto-contrôle du travail, le raccourcissement de la ligne hiérarchique ou le travail en groupes, notamment en équipes autonomes de production (cf. graphique 1). Elle relève donc typiquement du modèle des organisations en lean production [Womack, Jones et Roos, 1990]. Si l’autonomie événementielle déléguée aux salariés dans leur travail est comparable à celle que l’on observe dans les organisations apprenantes, en revanche, l’autonomie procédurale y est beaucoup moins importante, tout en restant nettement plus élevée que dans les organisations tayloriennes. Dans le même temps, le contrôle du travail est serré, le plus souvent en
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
permanence, plus encore que dans les organisations tayloriennes. Cette classe se caractérise donc par des situations de travail en « autonomie contrôlée » qui visent à concilier besoins managériaux de contrôle sur le travail et incitation à l’initiative dans le travail [Appay, 1993 ; Coutrot, 1998 ; Edwards, Geary et Sisson, 2004]. Enfin, la classe des organisations de structure simple, qui réunit 19 % des établissements et 14 % des salariés, se caractérise par une sous-représentation de la plupart des caractéristiques organisationnelles, particulièrement importante en ce qui concerne la communication dans le travail, tant dans le cadre de réunions régulières que de coopérations horizontales, le raccourcissement de la ligne hiérarchique, les pratiques de production en flux tendus ou les démarches de qualité totale, et le travail en équipes, que ce soit en équipes autonomes de production, en groupes de qualité ou de résolution de problèmes ou en groupes pluridisciplinaires ou de projets. La seule exception est constituée par la nette surreprésentation du contrôle hiérarchique du travail, notamment par les échelons supérieurs. Cette classe, où les nouveaux dispositifs organisationnels sont peu diffusés et où prédomine une supervision directe du travail, souvent effectuée par le sommet hiérarchique, s’apparente aux organisations de structure simple définies par Mintzberg [1982]. Cette typologie montre que le clivage entre formes tayloriennes et post-tayloriennes est très insuffisant pour rendre compte de la diversité des configurations observées. Tout d’abord, les organisations de structure simple, qui demeurent importantes, constituent une catégorie qui échappe à la dichotomie entre organisations tayloriennes et post-tayloriennes. De plus, les nouvelles formes d’organisation identifiées par la typologie ne relèvent pas d’un modèle unique qui s’opposerait au modèle taylorien. Elles se scindent en deux catégories bien distinctes, les organisations apprenantes qui privilégient la délégation d’autonomie dans le travail et les organisations en lean production qui se définissent principalement par la mise en œuvre de dispositifs organisationnels innovants (qualité totale, juste à temps, raccourcissement des lignes hiérarchiques, polyvalence ou travail en équipes autonomes, de projets ou de résolution de problèmes…) s’accompagnant d’une autonomie limitée et contrôlée. De fait, l’autonomie déléguée aux salariés dans le travail n’est pas nécessairement garantie par l’existence de dispositifs organisationnels innovants comme les équipes autonomes de production dont le contenu et la portée 2 peuvent varier considérablement . Dans les groupes semi-autonomes de 2. Dans l’enquête REPONSE de 2004-2005, la délégation d’autonomie procédurale aux salariés est plus fréquente dans les établissements qui n’ont pas d’équipe autonome de production (33%) que dans ceux qui en disposent (28%). Dans ces derniers, sa fréquence s’élève cependant avec le degré de diffusion des équipes autonomes (de 18% lorsqu’elles regroupent moins de 5%
LA PLURALITÉ DES MODÈLES D’ORGANISATION DU TRAVAIL…
339
production du modèle sociotechnique scandinave, l’importance accordée à l’auto-organisation, à la négociation des objectifs avec la hiérarchie et à la désignation par le groupe de son porte-parole, est bien plus grande que dans les équipes autonomes de travail des organisations en lean production [Durand, Stewart et Castillo, 1998 ; Fröhlich et Pekruhl, 1996], et contribue à une autonomie dans le travail bien plus large. En définitive, si les organisations apprenantes présentent un ensemble de caractéristiques en rupture avec le modèle taylorien, en revanche les organisations en lean production en partagent encore certains traits, ce qui ne permet pas de les considérer comme effectivement post-tayloriennes, mais plutôt comme néo-tayloriennes [Coutrot, 1998 ; Linhart, 1994]. La consistance de cette typologie se trouve renforcée par sa comparaison avec d’autres classifications organisationnelles. Ainsi, elle présente une grande analogie avec la classification des établissements en fonction de l’organisation du travail et de l’environnement économique, élaborée par Coutrot (1998) à partir de l’enquête REPONSE de 1992-1993. Elle admet de nombreux points communs avec la classification des pratiques organisationnelles des moyennes entreprises industrielles françaises et allemandes, réalisée par Moati et Pouquet [2002] sur la base de l’enquête « PMI 93 ». Elle converge également avec la classification des salariés de l’Union européenne en fonction des formes d’organisation de leur travail, construite par Lorenz et Valeyre [2005] sur la base de la troisième enquête européenne sur les conditions de travail de 2000.
LES CARACTÉRISTIQUES STRUCTURELLES DES FORMES D’ORGANISATION Les formes d’organisation du travail qui prédominent dans les établissements présentent de fortes spécificités sectorielles. En revanche, la taille des établissements joue marginalement, en opposant les établissements de formes de structure simple, qui se distinguent clairement des autres par leur petite taille, à ceux de formes en lean production, plus souvent de grande taille. L’étude, toutes choses égales par ailleurs, de l’influence des facteurs structurels des établissements sur leur forme d’organisation du travail montre qu’une simple distinction selon le secteur d’activité et la taille est insuffisante, puisque des différences en matière d’environnement de marché, de régime d’activité et de structures sociodémographiques de la main-d’œuvre apparaissent également significatives. des salariés à 39% lorsqu’elles en réunissent au moins 20%). La même diversité s’observe avec la notion de rotation des tâches, qui peut correspondre aussi bien à une simple polyvalence de flexibilité répondant aux besoins des entreprises qu’à une véritable poly-compétence, source d’enrichissement des tâches.
340
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
Pour résumer, les formes apprenantes sont caractéristiques des secteurs des services, et plus particulièrement des activités financières ou des secteurs de l’éducation, de la santé et des services sociaux, et de la construction. Les établissements sont plus souvent anciens, avec une forte proportion de cadres et professions intermédiaires, une proportion moyenne de femmes parmi les salariés et ont plus souvent une activité facile à prévoir. Les formes en lean production sont caractéristiques de l’industrie, notamment des secteurs de l’automobile et des biens d’équipement. Les établissements où ces formes prédominent sont plus souvent de grande taille, moins souvent anciens. Ils interviennent davantage sur des marchés internationaux, avec des positions dominantes. Leur stratégie concurrentielle est plus souvent basée sur l’innovation que sur les prix. Ils sont en moyenne plus nombreux à employer cadres et professions intermédiaires. Les formes tayloriennes sont plutôt caractéristiques de l’industrie, en particulier des secteurs de l’automobile et de l’agroalimentaire. Les établissements relevant de ces formes sont plus souvent de taille moyenne, moins souvent anciens, et appartiennent à des entreprises dont le chiffre d’affaires est d’importance moyenne. Ils interviennent plus souvent sur des marchés nationaux qu’internationaux. Ils sont caractérisés par de faibles proportions de cadres et professions intermédiaires et par une main-d’œuvre relativement peu féminine. Les formes de structure simple sont caractéristiques des secteurs de la construction, des transports et des autres activités de services du secteur marchand (sauf les activités lucratives de l’éducation, de la santé, des services sociaux et de l’administration). Les établissements sont plus souvent de petite taille, ils appartiennent plus rarement à des entreprises multi-établissements. Ils interviennent sur des marchés plutôt nationaux que locaux. Leur stratégie est moins souvent basée sur la qualité du produit ou du service que sur les prix. Leur activité est plutôt stable que décroissante. Leur main-d’œuvre comprend peu de cadres et professions intermédiaires, beaucoup de jeunes et relativement peu de femmes. La spécialisation sectorielle des différentes formes d’organisation du travail ne les empêche pas toutefois d’être présentes dans tous les secteurs. À bien des égards, elles ont un caractère transversal, confirmé par l’examen des liens qu’elles entretiennent avec la stratégie ou le régime d’activité. Sans ignorer les multiples contraintes qu’ils subissent, il semble ainsi qu’un espace significatif de choix soit laissé aux employeurs en matière d’organisation du travail.
LA PLURALITÉ DES MODÈLES D’ORGANISATION DU TRAVAIL…
341
DES COMPLÉMENTARITÉS AVEC LES MODES DE GESTION DE LA MAIN-D’ŒUVRE L’analyse des interdépendances entre modes de gestion de la maind’œuvre et formes d’organisation du travail vise à s’interroger sur la proximité des pratiques des établissements des organisations apprenantes et en lean production, relativement aux organisations tayloriennes ou de structure simple. Nous étudions plus particulièrement les modes de gestion de l’emploi (formes de mobilisation de travail) et des ressources humaines (pratiques de recrutement, de formation et d’évaluation individuelle, et pratiques salariales). Les résultats indiquent que les nouvelles formes d’organisation du travail combinent diverses pratiques spécifiques de gestion de la maind’œuvre, qui se distinguent à bien des égards de celles mises en œuvre dans les établissements de formes tayloriennes. En matière de gestion de l’emploi, les établissements de ces nouvelles formes, apprenantes ou en lean production, recourent légèrement moins souvent aux CDD que les établissements de formes tayloriennes, témoignant d’une relativement plus grande stabilisation de la main-d’œuvre. En 2004, 58 % des établissements d’organisations apprenantes et 56 % de ceux d’organisations en lean production ont des CDD parmi leurs salariés, alors que cette proportion
Pratiques salariales
Dépenses de formation
Gestion de l’emploi
TABLEAU 1. – GEST ON DE L’EMPLO ET DES RESSOURCES HUMA NES, SELON LA FORME D’ORGAN SAT ON (RÉSULTATS D’EST MAT ON) Apprenante
Lean production
Présence de CDD
-0,239*
-0,280**
Ref
-0,181
Plus de 5 % de CDD
-0,121
-0,233
Ref
-0,010
Présence d’intérim
Taylorienne
Simple
-0,082
0,076
Ref
-0,328*
Plus de 5 % d’intérim
-0,402**
0,016
Ref
-0,659***
Être donneur d’ordres
0,230*
0,292*
Ref
-0,283*
De 2,1 % à 3 % vs. moins de 2 %
0,304*
0,752***
Ref
-0,236
Plus de 3 % vs.moins de 2 %
0,231
0,694***
Ref
-0,448**
Pratiques d’augmentations individuelles seules pour les cadres
0,291*
0,402**
Ref
-0,005
Pratiques d’augmentations individuelles seules pour les non-cadres
0,159
0,291*
Ref
-0,226
Salaire moyen dans l’établissement
0,006
-0,005
Ref
-0,026*
Inégalités salariales dans l’établissement
0,017
0,026*
Ref
-0,021
Note : *, **, *** indique que le coefficient est significatif au seuil de 10 %, 5 %, 1 %. Source : enquête RÉPONSE 2004-2005, volet représentants de la direction, Dares. Champ : établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole.
342
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
est de 61 % dans les organisations tayloriennes. Cette différence entre formes d’organisation nouvelles et tayloriennes reste significative quand on contrôle les effets des variables structurelles influençant les formes d’organisation du travail (cf. tableau 1). De plus, il est plus fréquent pour les établissements ayant adopté de nouvelles formes d’organisation d’être donneurs d’ordres, ce qui leur permet de mobiliser du travail qui contribue directement à leur production, sans qu’ils s’engagent vis-à-vis de cette main-d’œuvre. Cette mobilisation de travail externe peut correspondre à des logiques de désengagement vis-à-vis de la main-d’œuvre la moins qualifiée, permettant alors une plus grande protection des salariés en interne les plus qualifiés [Atkinson, 1984]. En matière de dépenses de formation, les formes apprenantes et en lean production se distinguent aussi nettement et significativement des formes tayloriennes par des pratiques plus généreuses, rendues nécessaires par la plus grande autonomie demandée aux salariés et la plus forte complexité des tâches dans ces nouvelles organisations. En 2004, 54 % des établissements d’organisations en lean production et 50 % de ceux d’organisations apprenantes consacrent plus de 2 % de leur masse salariale en dépenses de formation, alors qu’ils ne sont que 40 % parmi ceux de formes tayloriennes et 26 % parmi ceux de structure simple. De plus, respectivement 27 % et 26 % des établissements de formes apprenantes et en lean production dépassent les 3 % en dépenses de formation, alors qu’ils ne sont que 22 % parmi les établissements de formes tayloriennes (et 14 % parmi les formes de structure simple). Enfin, les établissements ayant de nouvelles formes d’organisation utilisent davantage l’individualisation des salaires, dont les représentants de la direction déclarent qu’elle motive davantage les salariés, et font un usage fréquent des entretiens d’évaluation de ces derniers (cf. tableau 2). 77 % des établissements recourant à des formes en lean production et 67 % des établissements caractérisés par des formes apprenantes pratiquent des augmentations individualisées de salaires pour leur personnel cadres, ils sont 67 % dans les formes tayloriennes et 57 % dans les structures simples. À nouveau la différence entre nouvelles formes d’organisation du travail et formes tayloriennes est significative lorsque l’on raisonne toutes choses égales par ailleurs. Ainsi, la mise en œuvre simultanée de ces diverses pratiques peut être considérée comme un ensemble cohérent de modes de gestion de la main-d’œuvre visant à favoriser la stabilité du personnel en lui offrant la possibilité de se former et en l’incitant à s’impliquer dans les objectifs de l’entreprise. Il serait cependant erroné d’en conclure à l’homogénéité des pratiques associées aux nouvelles formes d’organisation du travail, relativement aux formes tayloriennes. L’analyse met en effet en lumière des différences entre les organisations apprenantes et en lean production. Tout d’abord, les
LA PLURALITÉ DES MODÈLES D’ORGANISATION DU TRAVAIL…
343
établissements d’organisations en lean production recourent davantage à l’intérim que ceux d’organisations apprenantes, et cela de manière significative (cf. tableau 1). 48 % des établissements d’organisations en lean production ont des intérimaires contre 31 % des établissements d’organisations 3 apprenantes . De plus, il est plus fréquent à la fois dans les organisations tayloriennes et en lean production de recourir intensément à l’intérim (plus de 5 % des effectifs de l’établissement) que dans les organisations apprenantes. Organisations tayloriennes et en lean production se rapprochent en matière de mobilisation d’intérimaires. Les établissements d’organisations en lean production cumulent ainsi diverses pratiques de mobilisation externe du travail (intérim et sous-traitance), ce qui peut leur permettre d’accroître la pression qui s’exerce sur le noyau dur de main-d’œuvre par la mise en
Pratiques salariales
Gestion des ressources humaines
Gestion de l’emploi
TABLEAU 2. – PERCEPT ON DES SALAR ÉS ET DES REPRÉSENTANTS DE LA D RECT ON, SELON LA FORME D’ORGAN SAT ON (RESPECT VEMENT EN % DE SALAR ÉS ET DE REPRÉSENTANTS DE LA D RECT ON) Apprenante
Lean production
Taylorienne
Simple
Ensemble
L’insécurité de l’emploi gêne les salariés pour s’impliquer dans le travail (selon les salariés)
20,2
27,0
25,3
27,1
24,1
Risque jugé élevé de licenciement à 12 mois (selon les salariés)
11,5
16,9
12
15,4
13,5
Qualité recherchée lors du recrutement : la formation (selon la direction)
67,4
54,6
58,9
49,5
59,4
Qualité recherchée lors du recrutement : l’expérience (selon la direction)
64,9
52,1
61,6
60,4
60,8
Le manque de formation gêne les salariés pour s’impliquer dans le travail (selon les salariés)
35,1
36,8
41,0
34,7
36,9
L’individualisation est considérée comme plus juste (selon la direction)
46,8
54,8
43,4
45,6
47,2
L’individualisation est considérée comme motivant les salariés (selon la direction)
48,2
48,7
42,7
44,6
46,2
Entretiens d’évaluation avec les supérieurs selon les salariés (selon les salariés)
58,0
57,3
41,7
36,8
51,2
La faiblesse des rémunérations gêne pour s’impliquer (selon les salariés)
58,9
60,4
64,3
66,1
61,5
Source : enquête REPONSE 2004-2005, volets salariés et représentants de la direction, Dares. Champ : établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole. 3. 40% des établissements d’organisations tayloriennes y recourent et 25% pour les organisations de structure simple.
344
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
compétition permanente avec une main-d’œuvre externe [Capelli, 1995]. Cette hypothèse est confortée par le fait que les salariés se déclarent plus souvent gênés pour s’impliquer dans le travail par l’insécurité de l’emploi dans les établissements de formes en lean production (27 % des salariés) que dans ceux de formes apprenantes (20 % des salariés) (cf. tableau 2). Sur ce point, les formes en lean production se rapprochent davantage des formes tayloriennes que des formes apprenantes. Des différences apparaissent également en matière de gestion des ressources humaines. Parmi les qualités recherchées lors des recrutements, les organisations apprenantes valorisent davantage la formation ainsi que l’expérience, alors que les organisations en lean production mettent en avant la polyvalence ou le travail en équipe. De plus, bien que les dépenses de formation soient importantes dans les établissements de formes en lean production, leurs salariés semblent un peu plus souvent gênés par un manque de formation que ceux de formes apprenantes (37 % contre 35 %). Ce résultat peut refléter un décalage entre les attentes des salariés en matière de formation et ce qu’ils reçoivent réellement. Cela peut être lié au fait que les dépenses de formation y sont réparties de manière plus inégale entre les salariés, les établissements de formes en lean production ayant des salariés de qualification plus hétérogène que ceux des établissements de formes apprenantes. Il est alors possible de supposer que, dans les organisations apprenantes, les dépenses de formation répondent davantage à la demande des salariés que dans les organisations en lean production. Enfin, on peut ajouter que les pratiques d’individualisation, considérées comme plus justes par les représentants de la direction, sont davantage développées, et les inégalités salariales plus marquées, dans les établissements de formes en lean production. Ainsi, il apparaît que les formes apprenantes se différencient des formes en lean production par un certain nombre de pratiques de gestion de la main-d’œuvre, qui apparaissent plus cohérentes dans leur globalité. Elles allient notamment des recrutements principalement basés sur la formation et l’expérience, des dépenses de formation importantes et une perception plus positive des salariés en matière de formation, de rémunération et de sécurité de l’emploi.
Les relations professionnelles selon les formes d’organisation Les précédentes enquêtes REPONSE ont montré que dans les établissements du secteur marchand, les formes et la dynamique des relations professionnelles sont étroitement corrélées à un petit nombre de facteurs structurels comme la taille, le secteur d’activité, ou la proportion de salariés syndiqués [Cézard, Malan et Zouari, 1996]. D’autres déterminants interviennent cependant, même si c’est à titre secondaire, sur la représentation
LA PLURALITÉ DES MODÈLES D’ORGANISATION DU TRAVAIL…
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du personnel, la négociation et le conflit : le profil de l’établissement, son marché, ses choix stratégiques, ses résultats, tout comme la composition sociodémographique de son personnel. La forme d’organisation du travail joue-t-elle aussi un rôle ? À s’en tenir aux données de l’enquête REPONSE, son influence est perceptible, mais limitée : mode d’organisation et relations sociales au travail paraissent deux champs relativement indépendants. En 2004-2005, plus des trois quarts des établissements de 20 salariés ou plus comptent au moins un représentant du personnel, élu ou délégué syndical. L’implantation représentative dépend surtout de la taille et de la proportion de salariés syndiqués. Elle est aussi moins probable dans le commerce et les services que dans l’industrie, et se montre sensible à d’autres traits, comme le fait de comporter plusieurs établissements, d’exporter, d’employer beaucoup de cadres, de seniors, ou de salariés en CDD. La négociation suppose la présence d’interlocuteurs légitimes. Aussi la probabilité de négocier ou discuter dans les établissements (cf. encadré) dépend-elle également des déterminants précédents. L’épargne salariale est le seul thème de négociation pour lequel le taux de syndicalisation est sans effet. C’est aussi le seul sujet où la loi permet de négocier directement avec les élus. Pour autant, l’implantation syndicale n’est pas une condition 4 nécessaire : la présence d’élus suffit souvent . Les autres facteurs peuvent
Encadré – Négoc at on d’entrepr se et d’étab ssement dans ’enquête REPONSE L’enquête se réfère à une conception extensive de la négociation collective décentralisée. Elle interroge en effet les représentants de la direction ou du personnel sur la survenue de « négociation(s) ou discussion(s) », association de termes qui peut conduire les personnes enquêtées à évoquer des rencontres et échanges entre salariés et direction qui n’ont pas le caractère formel exigé par le Code du travail. Jusqu’en 2004, ce dernier réservait en règle générale la négociation aux délégués syndicaux, et ne l’étendait qu’à titre d’exception et dans des cas limitatifs aux élus ou aux salariés mandatés. Il fixe par ailleurs un certain nombre de conditions de forme dont le questionnaire ne cherche pas à vérifier si elles ont été respectées. En outre, dans le cas des unités relevant d’une entreprise composée de plusieurs établissements, l’enquête REPONSE prend en compte les négociations ou discussions non seulement lorsqu’elles ont lieu dans l’unité considérée, mais aussi lorsqu’elles se déroulent dans un autre établissement ou au siège de l’entreprise dont elle fait partie. Enfin, la période de référence visée par le questionnaire diffère selon le thème : l’année 2004 pour la négociation ou la discussion salariale, les trois années 2002, 2003 et 2004 pour les autres thèmes.
4. Hors épargne salariale, la législation subordonnait pourtant au moment de l’enquête la négociation d’entreprise à la présence d’au moins un délégué syndical, ou à défaut d’un salarié mandaté.
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
jouer dans un sens différent selon les sujets. Pour ne prendre qu’un exemple, la négociation salariale dépend de la présence syndicale, mais aussi du chiffre d’affaires ; elle est plus rare dans la construction et certaines activités tertiaires, et lorsque les femmes sont majoritaires ; plus fréquente quand les cadres, ou les intérimaires, sont nombreux. Taille et implantation syndicale sont aussi liées à l’existence de tensions internes et de conflits, comme les variations de l’activité. Le secteur joue peu, mais le climat perçu est plus paisible si l’établissement est ancien, ou les cadres et les femmes nombreux parmi le personnel. La probabilité de conflit collectif augmente avec la part de marché, le poids des cadres ou des CDD, la baisse de l’activité ; elle est plus faible dans la majeure partie du tertiaire. Les conflits individuels (sanctions et recours aux prud’hommes) suivent une logique à peu près inverse. Au-delà, la forme d’organisation du travail intervient-elle dans les régimes de relations professionnelles ? À première vue, on est tenté de répondre par l’affirmative. Tous mandats confondus, les organisations apprenantes et en lean production connaissent une implantation représentative plus dense, et celles de formes de structure simple un déficit marqué de représentants, surtout syndicaux. Les organisations tayloriennes arrivent en tête pour les tensions, surtout avec la hiérarchie, mais le climat social paraît également assez tendu dans les établissements en lean production. Ce n’est pas le cas des configurations apprenantes, avec cependant un écart de perception plus marqué entre directions et représentants. Les choix d’organisation (rôle dévolu au contrôle hiérarchique et aux collectifs locaux en particulier) semblent ainsi jouer sur les tensions perçues dans les relations de travail. Les conflits collectifs sont d’ailleurs plus fréquents dans la lean production ; à l’opposé, les organisations de structure simple sont de loin les plus paisibles. Formes apprenantes et tayloriennes sont proches de la moyenne, avec un peu plus d’arrêts de travail dans les unes, de manifestations et pétitions dans les autres. Mais le paysage des différends individuels est autre : les sanctions individuelles sont davantage en usage dans les organisations tayloriennes, en lean production et même de structure simple, que dans les apprenantes. Au total les indicateurs convergent pour faire des organisations tayloriennes et en lean production des formes à première vue plus fertiles en conflits. Les formes de structure simple se montrent les plus consensuelles, hormis pour les litiges individuels. Conflits et négociation sont liés : la classe de structure simple négocie beaucoup moins, celle en lean production plus que les autres et sur des thèmes plus variés (salaires, changement organisationnel, classifications et emploi notamment). Pour une bonne part, ces différences tiennent cependant aux caractéristiques structurelles des établissements plus qu’aux formes organisationnelles.
LA PLURALITÉ DES MODÈLES D’ORGANISATION DU TRAVAIL…
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Analysés toutes choses égales d’ailleurs, les liens entre organisation du travail et relations professionnelles se relâchent (cf. tableau 3). L’organisation perd tout lien avec la représentation du personnel, hormis un impact négatif de la forme apprenante sur la présence proprement syndicale. TABLEAU 3. – RELAT ONS PROFESS ONNELLES SELON
Négociation
Représentation
LA FORME D’ORGAN SAT ON (RÉSULTATS D’EST MAT ON)
Apprenante
Lean production
Taylorienne
Simple
Présence d’une représentation
0 226
0 163
Réf
0 195
Présence d’au moins un élu ou un délégué syndical
-0 052
-0 031
Réf
-0 285
Présence d’un syndicat
-0 462*
0 218
Réf
-0 165
Salaires
0 065
0 216
Réf
-0 529***
Changement organisationnel et technologique
0 003
0 276**
Réf
-0594***
Formation professionnelle
0 002
0 274*
Réf
-0 395**
Classifications et qualifications
0 102
0 110
Réf
-0 512***
Égalité professionnelle
-0 053
0 311**
Réf
-0 047
Temps de travail
0 045
0 272**
Réf
-0 039 -0 517***
Emploi
0 213*
0 168
Réf
-0 312**
-0 226
Réf
-0 724***
0 023
0 244*
Réf
-0 520***
Plus de 4 accords conclus
0 053
0 303**
Réf
-0 322*
Tensions entre collègues
0 023
-0 046
Réf
-0 303**
Tensions avec la hiérarchie
-0 082
-0 082
Réf
-0 199
Grève
-0 106
-0 326*
Réf
-0 387*
Conditions de travail
Conflits
Plus de 6 thèmes négociés
Débrayage
0 265*
0 145
Réf
0 018
Sanctions
-0 290**
-0 041
Réf
-0 331**
Nombreux recours aux prud’hommes
-0 130
-0 412**
Réf
-0 364*
Manifestations
-0 009
-0 167
Réf
-0 710***
Refus d’heures supplémentaires Absentéisme
-0 008
-0 065
Réf
-0 419*
-0 292**
-0 248*
Réf
-0 317**
Note : *, **, *** indique que le coefficient est respectivement significatif au seuil de 10 %, 5 %, 1 %. Source : Enquête REPONSE 2004-2005, volets représentants de la direction et représentants du personnel, Dares. Champ : Établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole.
Elle demeure en revanche un déterminant actif, bien que second, de la dynamique de négociation. Relever de la forme de structure simple réduit considérablement les chances de négocier les salaires, le changement organisationnel ou technologique, la formation professionnelle, les qualifications et classifications, l’emploi et les conditions de travail. L’atonie des relations professionnelles dans les organisations simples se confirme. La lean production se montre au contraire propice à la négociation, et sur
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
des thèmes variés : changement, temps de travail, égalité et formation professionnelle. C’est beaucoup moins vrai de la forme apprenante, qui n’a d’effet qu’en matière de négociation sur l’emploi (en positif) et les conditions de travail (en négatif). En référence à la classe taylorienne, l’organisation de structure simple exerce un effet modérateur sur les conflits, très sensible pour les manifestations, et dans une moindre mesure pour les grèves et les refus d’heures supplémentaires, ainsi que pour les tensions (surtout entre collègues), les 5 sanctions, les recours aux prud’hommes et l’absentéisme . Divergences et mécontentement paraissent se traduire moins qu’ailleurs par des conflits de forme classique dans cette classe où les contraintes et l’autonomie sont réduites, et les relations de travail plus informelles et personnalisées. Une fois contrôlés les principaux effets de structure, la lean production réduit également le risque de grève, et plus encore de recours prud’homal. Les sanctions sont plus rares dans la classe apprenante, mais pas les débrayages. L’absentéisme est également moins cité comme problème dans ces deux classes. En référence à la classe taylorienne, l’une et l’autre se montrent au total réductrices des tensions au travail, surtout dans leur dimension individuelle (recours et absences). La mise en regard des formes organisationnelles et des relations professionnelles conduit ainsi à plusieurs conclusions : • Leurs liens sont lâches : il s’agit à bien des égards, en particulier pour la représentation, de deux champs autonomes ; • L’atonie des relations professionnelles dans les formes de structure simple paraît cohérente avec un principe organisationnel de supervision directe fondé sur les relations interpersonnelles, les compromis informels et le règlement individuel des différends ; • L’organisation taylorienne accentue à l’inverse les tensions et conflits de tous ordres, ainsi que la perception de l’absentéisme comme problème ; • La lean production se montre en comparaison moins conflictuelle, et propice à la négociation sur des thèmes liés au changement ; • Des effets analogues s’observent dans les organisations apprenantes, mais ils sont plus ponctuels.
5. Notons que si les recours aux prud’hommes et sanctions individuelles sont étudiés à partir de taux (nombre de sanctions ou de recours pour 100 salariés), les données disponibles sur l’absentéisme permettent uniquement de distinguer les établissements où l’absentéisme pose problème selon le représentant de la direction répondant, de ceux où il ne pose pas problème. Elles doivent donc être interprétées avec précaution.
LA PLURALITÉ DES MODÈLES D’ORGANISATION DU TRAVAIL…
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Les interactions que l’enquête REPONSE permet d’établir entre formes d’organisation du travail et régimes de relations professionnelles sont ainsi de force inégale selon le sens dans lequel on les envisage : • hormis peut-être pour la lean production, où la négociation est plus nourrie, le renouvellement des organisations du travail ne s’appuie guère sur la dynamique des relations du travail, au moins dans ses aspects formels. Si le personnel est associé aux changements, ou à la régulation des nouvelles organisations qui en résultent, c’est à travers d’autres canaux que ceux de la représentation ou de la négociation instituées. En témoigne en particulier la place qu’elles font aux dispositifs de travail en groupe et de communication interne. • En revanche, les choix organisationnels ne semblent pas sans effet sur les tensions dans les établissements, ni sur leur mode de résolution. Sans être exemptes de conflits individuels ou collectifs, les nouvelles formes d’organisation du travail paraissent atténuer certains des facteurs de tension ou de contestation qui ont contribué à partir des années 1970 à la remise en cause des organisations tayloriennes. Tout en étant porteuses de nouvelles formes de tension au travail, « autonomie contrôlée » et gestion individualisée de la main-d’œuvre contribuent sans doute à désamorcer une part des conflits collectifs et à réduire l’absentéisme.
CONCLUSION L’exploitation de l’enquête REPONSE de 2004-2005 sous l’angle de l’organisation du travail permet de construire une typologie en quatre classes bien distinctes, les organisations apprenantes, en lean production, tayloriennes et de structure simple. Elle confirme le caractère structurant des variables mesurant le degré d’autonomie accordée aux salariés d’une part, les formes de contrôle et les dispositifs organisationnels utilisés pour encadrer leurs interventions de l’autre. Cette typologie conduit au rejet de l’hypothèse d’un one best way organisationnel en opposant aux formes tayloriennes ou de structure simple non pas un, mais deux modèles nouveaux, les modèles apprenants et en lean production, qui se distinguent à la fois par le degré d’autonomie qu’ils laissent aux opérateurs, l’usage qu’ils font des dispositifs organisationnels innovants, et le type de contraintes qu’ils exercent sur le travail. Ces diverses formes d’organisation ne sont pas sans correspondances avec les modes de gestion de la main-d’œuvre en usage dans les établissements. Formes apprenantes ou en lean production se différencient des autres – tayloriennes en particulier – par leurs pratiques de formation, d’évaluation, d’incitation et d’emploi des salariés. Elles se distinguent aussi l’une
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
de l’autre à cet égard, l’apprenante paraissant mieux répondre aux attentes des salariés et moins discriminante dans sa gestion des emplois. Outre qu’ils confirment l’hypothèse d’une interaction entre organisation du travail et conditions d’emploi, ces constats soulignent qu’une forme innovante n’est pas nécessairement une forme vertueuse, ou encore que le renouvellement des organisations du travail n’est pas ipso facto porteur d’une amélioration des conditions d’emploi. À preuve les pratiques de segmentation de l’emploi mises en évidence dans le cas de la lean production. Vus à travers le prisme de l’enquête REPONSE, régimes de relations professionnelles et formes d’organisation du travail entretiennent en revanche des interactions limitées. Aucun lien ne se manifeste avec les instances représentatives du personnel, qui ne paraissent pas prendre de part active au changement organisationnel dans les établissements, ni constituer une médiation obligée pour sa mise en œuvre. En revanche la forme d’organisation n’est pas sans effet sur la dynamique des relations sociales : la lean production s’accompagne d’une pratique plus intense de la négociation, en particulier sur le changement organisationnel et technologique et plusieurs autres thèmes qu’on peut supposer connexes. Le dialogue social pourrait dans son cas constituer l’un des moyens d’installer ou d’accompagner la nouvelle organisation. En outre, formes en lean production comme formes apprenantes semblent exercer un effet modérateur sur les tensions et les conflits individuels ou collectifs du travail (absentéisme compris), au moins au regard de la référence taylorienne. Les établissements de structure simple frappent quant à eux par l’apparente atonie de leurs relations sociales, à rapprocher du caractère informel et personnalisé qui caractérise leurs modes de coordination interne.
LA PLURALITÉ DES MODÈLES D’ORGANISATION DU TRAVAIL…
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L’évolution des politiques salariales dans les établissements français : des combinaisons de plus en plus complexes de pratiques
Hélène Chaput, Loup Wolff Une politique de rémunération du travail efficace est un enjeu capital pour l’entreprise. Les sciences économiques se sont ainsi beaucoup intéressées aux opportunités de gestion offertes par une mise en œuvre fine des dispositifs de rémunération dans les entreprises. Elles ont développé de considérables efforts pour modéliser les mécanismes individuels et collectifs décrivant le lien entre les revenus salariaux, la propension des salariés à l’effort, leur engagement et l’identification aux objectifs de l’entreprise. Convaincues que les systèmes monétaires d’incitation – s’ils sont correctement paramétrés – peuvent effectivement pousser les salariés à s’investir dans leur travail, diverses théories économiques aboutissent à un éventail de préconisations en matière de politique salariale, à l’intention notamment des directions d’entreprises et d’établissements. Toute politique salariale doit finalement réussir à concilier trois impératifs bien distincts : la sélection des salariés détenteurs des compétences les mieux adaptées aux besoins de l’entreprise, la motivation des salariés présents et la maîtrise des coûts salariaux. Ces impératifs dessinent les contours d’un cadre décisionnel dont les sciences économiques sont familières : les agents économiques – ici les directions d’entreprises – sont dans l’obligation d’arbitrer entre des niveaux de rémunération suffisamment bas pour garantir leur profitabilité et suffisamment élevés pour encourager les salariés méritants à rester et à fournir des efforts. Ces considérations ont connu un essor particulier dans la littérature économique à partir des années 1970. L’article de Jensen et Meckling, [1976] sera notamment le point de départ d’un corpus théorique affirmant détenir la clé de ce dilemme. Instigateurs de la théorie de l’agence, ces auteurs conseillent en effet à la direction d’entreprise – le principal – de lier la rémunération du salarié – l’agent – à ses performances. Constatant la relation directe établie entre son niveau de rémunération et son travail,
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
l’agent sera ainsi incité à fournir des efforts supplémentaires. Dans les cas où le travail du salarié est directement contrôlable et évaluable, il est en théorie optimal pour l’employeur de proposer au salarié une prime de performance qui sera directement fonction de ses prestations sur son poste. Dans les autres cas, lorsque le niveau de performance individuel du salarié est difficile à mesurer, l’employeur préférera conditionner l’octroi d’une prime aux résultats – nécessairement collectifs – du travail fourni. Contemporains de ces travaux, d’autres développements théoriques ont été exposés dans la littérature, venant compléter, agrémenter et parfois corriger la théorie de l’agence (pour une revue de ces développements, voir notamment le chapitre 18 ou encore [Milgrom et Roberts, 1997 ; Marler, Milkovich, Sturman et Yanadori, 2002]). En 1987, un article – central dans ce domaine de la recherche économique – fait le point sur l’état des connaissances et pointe les développements à apporter à l’édifice [Baker, Jensen et Murphy, 1987] : il s’attarde notamment sur un découplage évident entre la complexité et le degré de développement de l’édifice théorique et la très parcellaire connaissance de la réalité des pratiques dans les entreprises. Plus récemment, un autre article [Shaw, Gupta et Delery, 2002] dénonce la faiblesse des réponses apportées depuis lors aux axes de recherche posés par Baker, Jensen et Murphy, principalement en raison d’un déficit d’éléments empiriques. Les développements récents de la recherche dans ce domaine restent en effet confrontés à deux difficultés : d’une part, la diffusion – relativement récente – de formes de rémunération complémentaires au salaire, qui s’ajoutent à ce dernier, se substituent éventuellement à lui et ne peuvent plus être ignorées étant donné leur volume ; d’autre part, les sources statistiques permettant d’appréhender dans leur complexité l’ensemble de ces nouvelles composantes du revenu salarial demeurent rares, ce qui limite la mesure de leurs usages en entreprise. Certains chercheurs se sont tout de même essayés à faire ce difficile état des lieux empirique : [Kruse, 1992] aux États-Unis, [Bhargava, 1994] en Grande-Bretagne, [Jones et Pliskin, 1997] au Canada et plus récemment [Barreau et Brochard, 2003] en France. Mais si ces articles ont bien pour point commun de proposer, entre autres analyses, une photographie à un instant donné de la variété des usages en matière de pratiques salariales, les travaux qui proposent une description généalogique de l’adoption de ces usages sont encore plus rares. Depuis les années 1950, le développement de ces pratiques est pourtant tel que cette description reste une donnée fondamentale pour l’analyse des politiques salariales. Ainsi, en France, si l’octroi d’un salaire de base fixe et collectif est bien la norme dans les années 1950, la diversification des pratiques salariales ne débute réellement que dans les années 1970 : dans un contexte de ralentissement de la croissance économique, de nouvelles
L’ÉVOLUTION DES POLITIQUES SALARIALES DANS LES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS 357
formes d’organisation du travail naissent et exigent de leur main-d’œuvre une plus grande qualification ; le salaire collectif est remis en cause au profit d’une prise en compte d’un mérite mesuré individuellement. Du point de vue des directions, la diminution de l’inflation dans les années 1980 contribue à limiter les marges de manœuvre et le contexte économique pose la question de la maîtrise des coûts salariaux : commence alors une phase de modération salariale, liée à la montée du chômage, à la désindexation des salaires et à de moindres revalorisations du SMIC [Desplatz et alii, 2003]. Ce contexte de rigueur renforce le mouvement entamé vers l’individualisation des rémunérations qui est perçue par les entreprises comme un outil leur permettant de mieux anticiper et de mieux maîtriser l’évolution de leur masse salariale. Elles développent alors une notion élargie de rétribution du travail, qui dépasse largement le salaire en englobant notamment les primes, les bonus et les avantages en nature. Mais comme cette politique de modération salariale généralisée est peu incitative, de nouveaux modèles émergent, essayant de rapprocher croissance des rémunérations et résultats de l’entreprise. D’autant qu’en parallèle se développent des théories liant baisse du chômage, modération salariale et recomposition du salaire au profit d’une plus grande part variable [Weitzman, 1985]. Haut lieu de la promotion de ces outils salariaux, c’est tout un champ académique qui en microéconomie se fédère progressivement autour de ces problématiques : qualifiées d’« incitations salariales », ces nouvelles perspectives sont présentées comme autant de leviers à la disposition des entreprises pour affronter les défis de la modernité. Ces auteurs oublient cependant bien souvent de préciser que ce qu’ils présentent comme des innovations s’apparentent étroitement aux modes de rémunération traditionnels (i.e. rémunérations « à la pièce » ou « à la tâche ») qui existaient avant que la généralisation d’un salariat mensualisé ne s’affirme progressivement à partir de la fin du XIXe siècle. Les « incitations salariales » sont finalement loin de pouvoir prétendre être une innovation de notre siècle [Boltanski, Chiapello, 1999]. En France, l’appropriation par le législateur des théories incitatives se traduit notamment par la promulgation de trois lois entre 1986 et 1992 visant à la relance de l’épargne salariale (intéressement et participation) : cet outil est alors pensé comme un moyen de faciliter des concessions en matière salariale, concessions contrôlées puisque dépendantes de la situation économique de l’entreprise. Les années 1990 sont aussi marquées par un développement important de l’individualisation et de la flexibilisation, même si le rôle de la branche dans la fixation des rémunérations reste important [Barreau, Brochard, 2003]. La première partie des années 2000 voit le retour d’une dimension collective dans les augmentations de rémunération salariale, avec un recours plus fréquent aux primes collectives. Exploitant
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
les réponses fournies par les représentants des directions interrogés dans l’enquête REPONSE 2004-2005, [Brizard, Koubi, 2007] montrent que les entreprises tendent aujourd’hui à privilégier des formules mixtes, mélangeant mesures individuelles et collectives, dispositions traditionnelles ou plus flexibles. Les études sur les revenus du travail ne peuvent donc plus prendre le salaire de base comme unique variable d’intérêt : les entreprises disposent désormais d’un large éventail d’outils leur permettant de privilégier une gestion plus individualisée de leur main-d’œuvre et de choisir le degré de réversibilité des politiques salariales mises en œuvre, de telles politiques pouvant aussi bien s’appliquer sur le salaire lui-même que sur d’autres composantes du revenu salarial. En plus du salaire, c’est ainsi l’ensemble des outils de rémunération dont se servent les entreprises pour rétribuer leurs salariés qui constituent désormais l’espace pertinent dans lequel doit s’inscrire cette réflexion. Prenant acte de cette nouvelle donne, l’ambition de ce chapitre est avant tout empirique : il s’agit de proposer un état des lieux des politiques salariales effectivement mises en œuvre dans les établissements français depuis le début des années 1990 et d’en comprendre les principales évolutions. À cette fin, nous en détaillerons la diversité et les mettrons en lien avec les caractéristiques de l’entreprise, l’organisation du travail en place et les opinions des responsables des ressources humaines. Pour mener à bien ce programme de recherche, les trois enquêtes REPONSE réunies constituent une ressource exceptionnelle : elles délivrent trois photographies à intervalle régulier de la situation des entreprises (1992, 1998 et 2004) et elles permettent de croiser existence des outils (d’après les déclarations des représentants des directions) et effectivité de ces mêmes outils (d’après les déclarations des salariés).
UNE DIVERSIFICATION DES PRATIQUES SALARIALES DURANT LA DERNIÈRE DÉCENNIE
Les études relatives aux systèmes de rémunération opposent traditionnellement politiques collectives et politiques individuelles, pratiques à effet immédiat et celles à effet différé ou bien encore part variable et part fixe de la rémunération. Mais en réalité, les entreprises n’utilisent que très rarement un seul dispositif : elles combinent la plupart du temps les outils à leur disposition. Il est en effet plus facile pour une entreprise d’introduire un nouveau dispositif en supplément de ceux qui sont déjà utilisés, plutôt que de revenir en arrière et de supprimer un élément de rémunération préexistant. Par ailleurs, les entreprises adaptent les outils utilisés et segmentent les pratiques selon le type d’emploi occupé et le
L’ÉVOLUTION DES POLITIQUES SALARIALES DANS LES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS 359
niveau hiérarchique [Barreau, Brochard, 2003 ; Brizard, Koubi, 2007]. Enfin, il n’est pas impossible que, conscientes des effets positifs et négatifs de chacune de ces pratiques, elles préfèrent tirer parti de leur diversité afin de contrebalancer leurs effets respectifs et de proposer à leurs salariés une politique salariale les équilibrant. Plutôt que d’opposer les pratiques, il s’agit donc plutôt ici d’identifier les combinaisons de systèmes incitatifs mises en œuvre par les entreprises françaises.
De plus en plus de pratiques salariales mises en œuvre par les établissements français Chaque année, dans les entreprises et organismes du secteur privé dans lesquels un délégué syndical a été désigné, l’employeur est légalement tenu d’engager des négociations sur certains thèmes, et notamment sur celui des salaires effectifs (l’obligation porte aussi sur les thèmes de la durée, de l’organisation du travail, de l’évolution de l’emploi, de l’égalité professionnelle, de la formation, de l’épargne salariale et de la prévoyance – cf. chapitre 5 et articles L.2242-1, L.2242-8 et L.2242-9 du Code du travail). Ces négociations doivent porter, non seulement sur les revalorisations collectives, mais également, sur la définition de la fraction de la masse salariale affectée à des mesures individuelles. Une fois ces éléments globaux fixés, l’entreprise est libre de mettre en œuvre les mesures qu’elle juge adaptées pour la revalorisation des rémunérations de ses salariés. Le choix de ces outils et de leur combinaison repose ainsi pour partie sur les « croyances » des directions d’entreprise : tel outil ou telle association d’outils seront préférés lorsque l’employeur estimera que cela lui permettra d’atteindre l’objectif fixé (augmenter la cohésion de ses équipes, motiver individuellement les salariés, récompenser les salariés en prévision d’efforts importants à consentir, favoriser une évolution organisationnelle, etc.). Parmi l’ensemble des instruments à la disposition des entreprises, les augmentations générales sont la pratique salariale la plus ancienne : traditionnellement associées à la période des Trente Glorieuses, elles permettent de revoir à la hausse l’ensemble des salaires dans une même proportion, pour l’ensemble des salariés d’une même catégorie. Plus récente, la pratique des augmentations individualisées a connu un essor important à partir des années 1980 : elle offre aux entreprises la possibilité de moduler les revalorisations en fonction des caractéristiques des salariés et de leurs performances et donc, de privilégier à des mesures globales onéreuses, des mesures individuelles ciblées, donc globalement moins coûteuses. À côté des augmentations générales ou individualisées, s’est développé tout un volet de mesures réversibles permettant notamment aux entreprises, en cas de conjoncture morose, de revenir sur des hausses de rémunération
360
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
consenties en période économique plus favorable. Ces mesures sont dites « réversibles » car, contrairement aux augmentations générales et individualisées, il s’agit là de compléments qui viennent s’ajouter au salaire de base et n’ont aucun effet direct sur lui : à aucun moment l’employeur ne s’engage à reconduire ce supplément d’une période à l’autre. Les formes prises par ces mesures sont multiples : il peut s’agir de primes liées à la performance collective (au premier rang desquelles figurent l’intéressement et les sommes correspondant aux dispositifs d’épargne salariale), mais les entreprises peuvent aussi choisir des primes basées sur la performance individuelle ou bien encore préférer attribuer à leurs salariés des stock-options. À l’exception de ce dernier outil dont l’usage est encore confidentiel et surtout réservé aux cadres, toutes ces pratiques sont largement mises en œuvre par les établissements et les pratiques salariales se sont beaucoup diversifiées entre 1992 et 2004 : les divers outils de revalorisation des rémunérations – que ce soit à l’intention des cadres ou des non-cadres – apparaissent de plus en plus communément utilisés par les établissements (tableau 1). TABLEAU 1. – RÉPART T ON DES ÉTABL SSEMENTS SELON LES PRAT QUES SALAR ALES M SES EN ŒUVRE EN 1992, 1998 ET 2004 Non-cadres
Cadres
1992
1998
2004
1992
1998
2004
Augmentations générales
52,8 %
71,3 %
78,6 %
35,5 %
48,8 %
50,5 %
Augmentations individualisées
65,3 %
74,1 %
78,1 %
63,5 %
64,7 %
70,4 %
Primes de performance collective*
36,7 %
40,6 %
62,0 %
38,2 %
34,9 %
58,2 %
Primes de performance individuelle
36,4 %
49,6 %
53,4 %
44,8 %
53,7 %
64,7 %
Attribution de stock-options Aucune augmentation
-
1,7 %
1,7 %
-
3,8 %
5,9 %
10,5 %
6,5 %
2,5 %
13,8 %
15,0 %
12,1 %
* y compris épargne salariale Source : Dares, enquêtes REPONSE 1992-93, 1998-99 et 2004-05. Champ : établissements à main-d’œuvre diversifiée, de 50 salariés ou plus, du secteur marchand non agricole.
Seuls 2,5 % (resp. 12,1 %) des établissements n’ont accordé aucune augmentation à leurs salariés non-cadres (resp. cadres) en 2004, contre 6,5 % en 1998 et 10,5 % en 1992 (resp. 15 % et 13,8 %). De manière générale, les non-cadres bénéficient plus largement des différentes pratiques que les cadres et ce constat reste valable pour toute la période : en 2004 par exemple, 78,6 % des établissements accordent des augmentations générales à leurs salariés non-cadres contre 50,5 % à leurs salariés cadres. Deux pratiques semblent toutefois plutôt réservées aux cadres, même si elles se développent également sur la période chez les non-cadres : près de 64,7 %
L’ÉVOLUTION DES POLITIQUES SALARIALES DANS LES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS 361
des établissements distribuent des primes de performances individuelles à leurs cadres (53,4 % pour les non-cadres) et 5,9 % des stock-options (1,7 % pour les non-cadres).
Les critères de gestion qui distinguent les pratiques salariales mises en œuvre La mise en œuvre de l’une ou l’autre des pratiques salariales examinées ci-dessus est révélatrice des choix faits par les établissements en matière de gestion de la masse salariale. Ainsi, préférer les augmentations (qu’elles soient générales ou individualisées), c’est décider de mettre en place des pratiques irréversibles : les augmentations de salaire accordées ne peuvent que très rarement être remises en cause par la suite (rigidité à la baisse des salaires) ; elles engagent donc durablement l’établissement. À l’inverse, les établissements qui accordent des primes de performance (individuelles ou collectives) ou qui attribuent des stock-options à leurs salariés sont dans une logique de flexibilisation des rémunérations : ces outils de rémunération n’offrent aucune garantie aux salariés, puisque rien n’assure qu’ils seront reconduits d’une année à l’autre. Un établissement peut aussi souhaiter faire le choix d’une politique de rémunération plus collective en privilégiant les augmentations générales ou les primes de performance collective. La logique inverse prévaut si l’entreprise tient à motiver individuellement ses salariés : elle met alors en place des augmentations individualisées ou des primes de performance individuelle. Ce sont ces quatre dimensions qui ont été utilisées pour caractériser, dans cette étude, les pratiques salariales mises en œuvre : • pratiques collectives : primes de performance collectives et augmentations générales ; • pratiques individualisées : primes de performance individuelles et augmentations individualisées ; • pratiques réversibles : primes de performance collectives et primes de performance individuelles ; • pratiques irréversibles : augmentations générales et augmentations individualisées. Sur la période 1992-2004, les pratiques plus courantes sont celles qualifiées d’irréversibles et elles ont progressé pour les cadres comme pour les non-cadres : en 2004, plus de 95 % des établissements y ont recours pour leurs salariés non-cadres et près de 85 % pour leurs cadres (tableau 2). Les pratiques réversibles connaissent également un fort développement au cours de cette période et sont désormais utilisées par les trois quarts des établissements, quel que soit le type de salariés. Une partie de cet essor est sans aucun doute à mettre en lien avec la diffusion des dispositifs d’épargne
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
362
salariale : 7 millions de salariés sont couverts par un accord de participation en 2005, ils étaient 2,6 millions de moins en 1992 ; les accords d’intéressement couvrent par ailleurs 4,2 millions de salariés en 2004, contre 3,3 millions 6 ans plus tôt [Merlier, 1995 ; Chaput, Cellier, 2007]. TABLEAU 2. – RÉPART T ON DES ÉTABL SSEMENTS SELON LEUR CHO X EN MAT ÈRE DE PRAT QUES SALAR ALES EN 1992, 1998 ET 2004 Non-cadres Pratiques collectives
Cadres
1992
1998
2004
1992
1998
2004
70,9 %
81,7 %
90,8 %
62,4 %
65,1 %
77,7 %
Pratiques individualisées
76,9 %
80,5 %
83,7 %
78,1 %
74,0 %
78,1 %
Pratiques irréversibles
83,6 %
89,4 %
96,1 %
77,2 %
78,4 %
84,6 %
Pratiques réversibles
63,5 %
65,8 %
77,3 %
65,7 %
62,9 %
75,3 %
Source : Dares, enquêtes REPONSE 1992-93, 1998-99 et 2004-05. Champ : établissements à main-d’œuvre diversifiée, de 50 salariés ou plus, du secteur marchand non agricole.
Alors que les pratiques individualisées se développent à l’égard des noncadres, leur usage est stable pour les cadres entre 1992 et 2004 (tableau 2). Ce sont les pratiques collectives qui connaissent le plus fort développement sur la période : plus de 90 % des établissements les ont mises en œuvre pour leurs non-cadres en 2004, contre 71 % en 1992 (respectivement 78 % et 62 % pour les cadres). Les entreprises utilisent donc de plus en plus largement l’ensemble des outils dont elles disposent pour faire évoluer les rémunérations de leurs salariés. Mais comment les combinent-elles et quels sont les déterminants de ces combinaisons ?
UNE COMPLEXITÉ CROISSANTE DES POLITIQUES SALARIALES Dans la suite de ce chapitre, nous décomposerons analytiquement les politiques salariales des établissements selon les pratiques salariales qu’elles combinent : certaines politiques choisissent de donner la priorité à des pratiques individualisées ; d’autres préféreront les pratiques collectives ; d’autres encore font un usage indifférencié de l’ensemble des pratiques existantes ; les dernières enfin se contentent d’une mise en œuvre réduite au minimum (i.e. l’octroi exceptionnel d’augmentations de salaire ou de primes). Une analyse systématique des combinaisons les plus souvent opérées par les établissements permet dans un premier temps d’identifier non seulement les pratiques les plus souvent associées, mais aussi celles que l’on retrouve plus rarement simultanément mises en œuvre dans les établissements. Nous présenterons dans un deuxième temps une typologie
L’ÉVOLUTION DES POLITIQUES SALARIALES DANS LES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS 363
des établissements selon l’usage qu’ils font de l’éventail disponible en matière de pratiques salariales.
Caractérisation des politiques salariales en place dans les établissements français Le premier résultat qui ressort de l’analyse des liens statistiques entre pratiques met en lumière combien les usages des différents dispositifs salariaux existants sont liés dans les établissements : les probabilités d’observer ces dispositifs sont toutes deux à deux positivement corrélées. Autrement dit, le fait de mettre en œuvre l’un de ces dispositifs augmente la probabilité que les autres pratiques soient aussi utilisées. Au premier ordre, on n’observe donc pas d’opposition entre dispositifs réversibles et irréversibles, entre dispositifs individualisés et collectifs, entre dispositifs destinés aux cadres et aux non-cadres : bien au contraire, c’est une association entre toutes ces variables que révèle l’analyse. Finalement, ce qui, au premier ordre, distingue le mieux les établissements en matière de pratiques salariales, c’est leur tendance à toutes les mettre en œuvre ou à n’en développer aucune. Deuxième constat, les pratiques salariales sont dans de nombreux cas appliquées indifféremment aux cadres et aux non-cadres. En 2004, moins d’un établissement sur cinq ne fait pas les mêmes choix en matière d’individualisation des revenus salariaux pour ses cadres et ses non-cadres. Les proportions sont les mêmes dans les cas des pratiques collectives, réversibles et irréversibles. Des différences de traitement entre cadres et non cadres existent bien évidemment – le chapitre suivant est dédié à leur étude –, mais elles n’interviennent qu’à un second ordre : examinant plus finement les conditions de mise en œuvre de ces différentes pratiques salariales, le chapitre suivant illustrera le poids du contexte institutionnel dans lequel les établissements évoluent et remet en perspective la problématique d’une segmentation de traitement selon la qualification des salariés. Toujours est-il que les différences qui frappent au premier abord l’observateur sont entre les directions d’établissement qui choisissent de mettre en œuvre un large éventail de pratiques et celles qui décident de n’en implanter aucune ; et dans le premier cas, ces directions ont finalement souvent tendance à traiter indifféremment cadres et non-cadres. Enfin, troisième constat, une opposition entre des établissements ayant spécifiquement peu recours à des pratiques salariales de type collectif et ceux ayant un faible recours aux pratiques réversibles est mise en évidence. Autrement dit, s’opposent clairement les établissements caractérisés par une gestion individualisée et souvent réversible des salaires à ceux adoptant une gestion moins flexible et plus souvent collective.
364
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
Réalisé d’après les résultats d’une classification ascendante hiérarchique1, le regroupement des établissements qui présentent des caractéristiques communes en matière de politiques salariales confirme les associations identifiées précédemment et permet de construire quatre classes d’établissements, selon les pratiques salariales mises en œuvre. Ces quatre groupes d’établissements rendent compte fidèlement des formules salariales les plus souvent observées dans le champ des établissements de 50 salariés ou plus du secteur marchand non agricole (tableau 3) : • la première classe regroupe des établissements mettant en œuvre des politiques salariales réduites. Ils se caractérisent par un recours particulièrement faible aux différentes pratiques salariales recensées. Ces établissements accordent particulièrement rarement des augmentations de salaire ou des primes à leurs salariés, que ce soit sous forme individuelle ou collective. Ceci est d’autant plus vrai pour les cadres, les non-cadres pouvant éventuellement bénéficier de compléments salariaux réversibles. • la deuxième classe rassemble des établissements pratiquant des politiques salariales collectives. Ces établissements se distinguent des premiers par la mise en œuvre de politiques salariales plus actives, essentiellement élaborées à partir de pratiques collectives et souvent irréversibles. Il s’agit d’établissements pratiquant des augmentations collectives de salaire pour leurs non-cadres et leurs cadres. Ce modèle peut être qualifié de traditionnel, en référence à la période des Trente Glorieuses, pendant laquelle le dynamisme de l’activité aidait à une revalorisation régulière et pérenne des salaires et donc incitait à des politiques salariales généreuses et indifférenciées. • la troisième classe réunit des établissements utilisant des politiques salariales individualisées. Cette catégorie d’établissements s’oppose aux établissements pratiquant des « politiques collectives » par une prédominance des pratiques salariales individualisées et souvent réversibles. Ces établissements ont en effet particulièrement rarement recours aux pratiques salariales collectives (plus rarement encore que dans le cas des établissements pratiquant des « politiques salariales réduites »). Ils appliquent pourtant une politique salariale bien identifiable s’appuyant sur des dispositifs individualisés et réversibles (primes de performance individuelles notamment). • la quatrième classe concentre des établissements appliquant des politiques salariales étendues. Ces établissements font un usage massif et relativement indifférencié de l’ensemble des dispositifs salariaux recensés. 1. Méthode statistique visant à la construction d’une typologie qui regroupe les unités interrogées (ici des établissements) en fonction de caractéristiques choisies (ici les pratiques salariales mises en œuvre) en maximisant l’homogénéité des groupes constitués, ainsi que l’hétérogénéité des groupes entre eux.
L’ÉVOLUTION DES POLITIQUES SALARIALES DANS LES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS 365
Plus finement, apparaît néanmoins une différenciation des politiques selon les catégories de salariés : des pratiques plus souvent réversibles à l’intention des cadres et irréversibles pour les non-cadres. TABLEAU 3. — CARACTÉR SAT ON DES QUATRE CATÉGOR ES DE POL T QUES SALAR ALES, SELON LES PRAT QUES SALAR ALES M SES EN ŒUVRE PAR LES ÉTABL SSEMENTS ENVERS LEURS SALAR ÉS
Politique salariale réduite Cadres
Non-cadres
Pratiques collectives
12,7 %
collective individualisée 95,0 %
17,1 %
étendue 98,4 %
Pratiques individuelles
18,0 %
66,0 %
98,2 %
99,0 %
Pratiques réversibles
18,7 %
42,8 %
77,6 %
100,0 %
Pratiques irréversibles
9,6 %
98,1 %
95,1 %
93,3 %
Pratiques collectives
48,2 %
100,0 %
43,9 %
100,0 %
Pratiques individuelles
47,4 %
56,8 %
100,0 %
100,0 %
Pratiques réversibles
46,8 %
33,4 %
69,5 %
99,2 %
Pratiques irréversibles
41,7 %
100,0 %
100,0 %
100,0 %
Note de lecture : 12,7 % des entreprises pratiquant une politique salariale réduite mettent en œuvre des pratiques collectives pour leurs cadres. Source : Dares, enquêtes REPONSE 1992-93, 1998-1999 et 2004-2005. Champ : établissements à main-d’œuvre diversifiée, de 50 salariés ou plus, du secteur marchand non agricole.
De plus en plus d’établissements pratiquent une politique salariale étendue Les poids respectifs des quatre classes d’établissements connaissent des évolutions contrastées de 1992 à 2004 (tableau 4). L’examen des résultats des trois vagues de l’enquête REPONSE montre sur la période une diffusion des politiques salariales étendues, au détriment des trois autres (politiques réduites, collectives et individualisées). Toutes choses égales par ailleurs2, l’augmentation du nombre d’établissements pratiquant des politiques étendues est significative aussi bien entre 1992 et 1998 qu’entre 1998 et 2004. Le déclin du nombre d’établissements pratiquant des politiques réduites, collectives ou individualisées connaît deux temps distincts : les politiques réduites sont principalement abandonnées pendant la première période (entre 1992 et 1998), alors que les politiques individualisées connaissent 2. On contrôle de l’évolution de la structure de la population des établissements du champ (50 salariés ou plus, secteur marchand non agricole et main-d’œuvre diversifiée) en termes de taille d’établissement, de secteur d’activité et de qualification de la main-d’œuvre.
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
366
un déclin particulièrement marqué durant la deuxième période (entre 1998 et 2004). L’abandon des politiques collectives se fait à un rythme régulier sur les deux périodes. Au final, entre 1992 et 2004, la proportion d’établissements pratiquant une politique individualisée est divisée par trois (9 % en 2004 contre 26 % en 1992) tandis que celle des établissements mettant en œuvre une politique étendue double dans le même temps (57 % en 2004 contre 26 % en 1992). Le mouvement d’abandon des politiques réduites, collectives ou individualisées au profit des politiques étendues se confirme à l’examen du panel des établissements présents dans les deux dernières vagues de l’enquête REPONSE. Quel que soit le type de politique salariale appliquée par un établissement en 1998, c’est une politique de type étendu qu’il a le plus de chances de mettre en œuvre en 2004. Ainsi, 37 % des établissements proposant une politique salariale réduite en 1998 pratiquent une politique étendue en 2004 ; c’est le cas de 42 % de ceux mettant en œuvre une politique collective et de 62 % des établissements ayant choisi une politique individualisée en 1998. TABLEAU 4. – ÉVOLUT ON DE LA PART D’ÉTABL SSEMENTS UT L SANT LES D FFÉRENTES POL T QUES SALAR ALES
Part d’établissements
Évolution et significativité
1992
1998
2004
1998 / 1992
2004 / 1998
Politique réduite
19,8 %
19,1 %
13,7 %
-4,7 (*)
-2 (ns)
Politique collective
28,7 %
24,0 %
19,7 %
-6,6 (*)
-6,5 (*)
Politique individualisée
25,7 %
17,2 %
9,3 %
-7,1 (*)
-10,6 (*)
Politique étendue
25,8 %
39,7 %
57,3 %
+18,4 (*)
+19 (*)
Total
100 %
100 %
100 %
-
-
Source : Dares, enquêtes REPONSE 1992-1993, 1998-1999 et 2004-2005 Champ : établissements à main-d’œuvre diversifiée, de 50 salariés et plus, du secteur marchand non agricole Note : les évolutions sont estimées en différences de probabilité dans une régression polytomique non ordonnée où sont contrôlés la taille de l’établissement, le secteur et les CSP représentées. Le symbole (*) désigne les différences significatives au seuil de 1 %, (ns) correspondant à la seule différence non significative.
Si le nombre d’établissements pratiquant une politique salariale étendue a fortement augmenté entre 1998 et 2004, les différences de traitement entre cadres et non cadres n’ont pas évolué sur la période au sein de cette classe : les pratiques salariales utilisées à l’égard des cadres et des non-cadres sont souvent strictement les mêmes. On peut toutefois observer
L’ÉVOLUTION DES POLITIQUES SALARIALES DANS LES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS 367
en 2004 une légère différence de traitement en ce qui concerne les primes individuelles, qui sont dans certains cas accordées à des cadres sans l’être aux non-cadres. Dans les autres classes d’établissements, aucune évolution n’apparaît avec force. Ainsi de 1992 à 2004, les établissements français de 50 salariés ou plus ont tendance à développer l’ensemble des pratiques salariales disponibles et donc à rejoindre la classe des politiques étendues. En 2004, plus de la moitié de ces établissements appartient à cette classe, pour un sur quatre douze ans plus tôt.
QUELS DESTINS POUR CES POLITIQUES SALARIALES ? Concernant nos quatre catégories de politiques salariales, les évolutions observées sur la période de 1992 à 2004 peuvent partiellement être expliquées par leurs caractéristiques respectives. Certains facteurs jouent en effet un rôle déterminant dans la mise en place d’une politique salariale plutôt que d’une autre au sein d’un établissement. Le chapitre suivant examine cette question finement, nous nous contenterons ici d’éclairer les évolutions observées plus haut à la lumière de résultats choisis. Pour ce faire, deux modèles polytomiques non ordonnés3 ont été mis en œuvre afin de mesurer l’effet de variables entreprise, établissement, relations professionnelles et composition de la main-d’œuvre (cf. annexe pour la liste détaillée des variables retenues) sur l’appartenance à une catégorie de politique salariale en 2004, du point de vue des représentants de la direction d’abord (tableau 5), puis de celui des salariés (tableau 6).
Les modèles salariaux déclinants de l’industrie En perte de vitesse depuis 1992 (tableau 4), les politiques salariales de type réduit et de type individualisé sont toutes deux liées à un monde industriel lui-même en déclin (cf. chapitre 4 sur les transformations du tissu productif). Les politiques salariales individualisées sont plus souvent adoptées dans des établissements de petite taille exerçant une activité liée à la production 3. Méthode économétrique visant à mesurer la force des liens statistiques existant entre une variable d’intérêt composée de plusieurs modalités qui ne peuvent être ordonnées sur une échelle unidimensionnelle (ici le type de politique salariale mise en œuvre) et une liste de caractéristiques (ici des variables décrivant l’entreprise, l’établissement, les relations professionnelles, la composition de la main-d’œuvre, etc. – cf. annexe) ; l’un des intérêts de la méthode étant qu’elle donne une mesure « toutes choses égales par ailleurs » de ces liens : pour chacune des caractéristiques listées, la méthode estime un impact sur la variable d’intérêt, indépendamment de l’impact des autres.
368
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
de biens intermédiaires ou de biens de consommation. Plus souvent que dans les autres classes, cette activité s’inscrit dans une relation de soustraitance avec un donneur d’ordre et est assurée par une main-d’œuvre majoritairement ouvrière et masculine. Les politiques salariales réduites sont surtout le fait de petits établissements, souvent industriels, mais pas uniquement. Il s’agit d’une classe plus difficile à caractériser dans la mesure où elle regroupe un ensemble hétérogène d’établissements dont la principale caractéristique commune est une mauvaise santé économique : comme pour les établissements de la classe des politiques individualisées, leur volume d’activité est en baisse sur les trois années précédant leur interrogation, aux dires de représentants de la direction eux-mêmes, et leur rentabilité est jugée inférieure à celle des concurrents. Les politiques salariales de type réduit et individualisé donnent ainsi le sentiment de concerner plus particulièrement les établissements en difficulté, opérant dans des secteurs en déclin et forcés à la modération salariale. De fait, d’après les représentants des directions mettant en œuvre une politique salariale réduite, le seul critère potentiellement mobilisé pour augmenter les salaires reste a minima les revalorisations du SMIC (tableau 5) et aucune négociation, ni discussion sur des hausses individuelles de salaire ou sur l’épargne salariale n’ont été engagées dans leurs établissements. Dans le cas des politiques individualisées, les directions déclarent ne pas pouvoir intégrer la nécessité de maintenir un bon climat social parmi leurs critères de revalorisation. Seule l’évaluation individuelle des salariés, au cas par cas, entre finalement en compte et les niveaux de salaire médians y sont particulièrement faibles. Les déclarations des salariés viennent confirmer un scénario de déclin des établissements mettant en œuvre les modèles salariaux réduits et individualisés. De fait, avec des hausses de salaire généralement opérées en dehors de tout cadre de négociation, les salariés soumis à l’individualisation déclarent souvent ne pas considérer les incitations salariales comme un motif d’investissement dans leur travail (tableau 6). Les salariés soumis à une politique salariale réduite estiment, quant à eux, plutôt travailler pour gagner l’estime de leurs collègues, que pour un quelconque autre motif, ce qui ne les empêche pas de faire état d’un climat social tendu.
Politiques salariales collectives : un modèle dépassé ? Souvent de petite ou moyenne taille, les établissements mettant en œuvre des politiques salariales collectives sont caractérisés par leur ancienneté (élevée) et leur activité : très souvent présents dans les secteurs parapublics (éducation, santé, action sociale et associations à visée marchande), certains exercent aussi dans les services aux particuliers ou aux entreprises.
L’ÉVOLUTION DES POLITIQUES SALARIALES DANS LES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS 369 TABLEAU 5. – EFFETS MOYENS* DES D FFÉRENTES CARACTÉR ST QUES SUR LES PROBAB L TÉS DE METTRE EN ŒUVRE LES D FFÉRENTES POL T QUES SALAR ALES (EN
réduite
%)
Politique salariale collective individualisée étendue
Éléments de politique salariale Fixation d’objectifs en matière de coûts salariaux 2,4 -4,8 Existence d’un lien entre évaluation et salaire -3,9 -6,4 Critère de revalorisation des salaires Inflation -4,6 3,8 Résultats financiers de l’entreprise 0,5 -1,4 Comparaison avec les salaires des autres -0,1 -0,6 entreprises Nécessité de maintenir un bon climat social -5 2,3 Recommandations de branche 0,2 2,1 Directives du siège ou de la maison mère -1,1 -2,5 Revalorisation du SMIC 2,6 -0,3 Fixation du salaire de base à partir d’un système formalisé de classification Pour les non-cadres 1,6 -3,1 Pour les cadres -13 4,2 Opinion du représentant de la direction Les incitations salariales poussent les salariés à s’investir Pour les non-cadres 3 -6,6 Pour les cadres -13,6 -0,6 Opinion sur l’individualisation Elle motive les salariés -2,7 -0,4 Elle crée des rivalités 0,1 4,6 C'est un mode de rémunération plus juste -0,2 -2,3 Impossible à fonder sur des critères objectifs 0 0,5 Relations professionnelles La direction participe à des structures extérieures -3,2 -0,1 Les RP influencent les décisions de la direction 2,1 -0,7 Les salariés sont informés de l’évolution des salaires -0,3 0,8 Présence d’un délégué syndical CFDT 0,9 0,2 CFE-CGC 1,6 1,7 CFTC -0,9 -1,6 CGT 0,6 2,7 FO 0,7 2,4 Autre syndicat -3,9 2,1 Représentants élus du personnel Absence de représentation du personnel Réf Réf Représentants non syndiqués -2,3 4,4 Représentants syndiqués -2,6 4,5 Thèmes de négociations ou de discussion Évolutions de la masse salariale -2 -0,7 Primes -0,6 1,3 Hausses individuelles 1,9 -4,1 Critères d’attribution des hausses individuelles -5,3 4,1 Épargne salariale -2,8 -2,8 Climat social Climat social dans l’entreprise "tendu" 2,6 -4,9 Au moins un conflit au cours des 3 dernières années 1,6 2,3
0,4 3
2 7,2
-1,4 2,2
2,2 -1,2
-1,5
2,2
-5,2 -1 0,9 1,8
8 -1,3 2,7 -4,1
-0,7 0,3
2,2 8,6
-3,1 1,4
6,7 12,8
-1 -2,3 -1,3 -3
4,1 -2,5 3,8 2,5
2,2 -0,6 -4,7
1,2 -0,8 4,2
-1,2 -3,6 -1,9 0,3 0 -1,8
0,1 0,3 4,4 -3,6 -3,2 3,6
Réf -5,3 -3,8
Réf 3,2 2
0,5 1,5 1,6 1,5 -1,8
2,2 -2,2 0,6 -0,2 7,5
1,3 1,1
1 -5
* Différences moyennes des probabilités prédites. En gras, les différences qui sont significativement non nulles. Note de lecture : une entreprise qui utilise l’inflation comme critère de revalorisation des salaires aura, toutes choses égales par ailleurs, une probabilité plus faible de 4,6 points de pratiquer une politique salariale réduite par rapport à celle qui ne le fait pas. Cette différence est significative car l’écart type obtenu par bootstrap est égal à 1,6. Source : Dares, enquête REPONSE 2004-2005. Champ : établissements à main-d’œuvre diversifiée, de 50 salariés ou plus, du secteur marchand non agricole.
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
Les politiques salariales mises en œuvre se distinguent par un niveau de salaire médian plutôt élevé et des écarts particulièrement faibles au sein d’un même établissement. Les salaires ne sont revalorisés qu’en fonction de critères collectifs et formalisés, prenant en compte le niveau de l’inflation et sans qu’aucun objectif en matière de coûts salariaux ne soit clairement énoncé. Ainsi, aucun lien entre évaluation et salaire n’entre en ligne de compte : dans la fixation des salaires, un système formalisé de classification fait seul foi. De fait, salariés et directions s’accordent à dire que l’introduction d’incitations salariales (notamment individualisées) risquerait de se traduire par des externalités négatives et dégrader un climat social jugé plutôt bon en créant des rivalités entre salariés – sans que pour autant leur investissement dans le travail en soit renforcé. Le constant déclin numérique de cette classe d’établissements depuis 1992 (tableau 4) accompagne la disqualification des modèles de gestion exclusivement collectifs de la main-d’œuvre.
Le succès croissant des politiques salariales étendues Ayant plus que doublé depuis 1992, la classe des établissements mettant en œuvre des politiques salariales étendues (c’est-à-dire faisant appel à l’ensemble du spectre des pratiques existantes : collectives et individualisées, réversibles et irréversibles) a progressivement attiré à elle bon nombre d’établissements du secteur tertiaire. De moindre ancienneté, mais malgré tout de grande taille, les établissements de cette classe, souvent en bonne santé économique, se distinguent par une main-d’œuvre particulièrement féminisée et plutôt qualifiée (avec beaucoup de commerciaux notamment). Les directions de ces établissements sont convaincues que les incitations salariales (liées à une évaluation individuelle) jouent positivement sur la motivation de leurs salariés, ainsi que sur le maintien d’un bon climat social. De plus, un système formalisé de classification fixe le salaire de base des cadres, et des négociations ou discussions existent notamment sur l’épargne salariale. S’imposant progressivement dans le champ des établissements de plus de 50 salariés du secteur marchand non agricole, cette classe regroupe en 2004 plus d’un établissement sur deux. Elle forme désormais un ensemble d’établissements dont il faut parvenir à décrire plus finement les politiques salariales en fonction des salariés concernés (notamment cadres et non cadres) et leurs caractéristiques propres. C’est à cette problématique qu’est dédié le chapitre suivant (chapitre 17), que l’on peut lire comme l’approfondissement sur la période la plus récente (2004) d’analyses dont nous nous sommes ici attachés à décrire les évolutions.
L’ÉVOLUTION DES POLITIQUES SALARIALES DANS LES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS 371 TABLEAU 6. – L ENS ENTRE POL T QUES SALAR ALES M SES EN ŒUVRE ET OP N ON DES SALAR ÉS* Politique salariale réduite Motifs d’investissement dans le travail : crainte de perdre son emploi espoir d’une promotion satisfaction du travail bien fait identification aux objectifs de l’entreprise incitations salariales souhait de gagner l’estime des supérieurs souhait de gagner l’estime des collègues faiblesse des rémunérations comme motif de désinvestissement les efforts sont reconnus à leur juste valeur D’après le salarié, y a-t-il eu négociation sur les salaires ?
collective individualisée
étendue
-0,2 0,1 1,9 -0,7 0,1 -0,9 1,5
1,2 0,0 -2,3 0,2 -4,5 1,2 -1,6
-1,0 0,7 3,4 1,3 -1,3 -1,4 1,5
-0,1 -0,8 -2,9 -0,7 5,7 1,1 -1,4
0,3
-1,7
-0,5
1,9
-0,2 -1,9
0,3 0,4
-1,0 -2,7
0,9 4,3
En cas d’évolution des salaires dans l’établissement, le salarié est en priorité informé : par la direction 0,9 -2,2 -1,7 par l’encadrement intermédiaire 3,2 -4,1 -1,2 par les représentants du personnel -0,8 0,6 -1,3 par le bouche à oreille 1,4 -0,9 -1,9 il n’en n’est pas informé Ref Ref Ref 2,3 0,4 -1,4 Le salarié estime le climat social tendu :
3,0 2,3 1,6 1,4 Ref -1,3
* Différences moyennes des probabilités prédites. En gras, les différences qui sont significativement non nulles. Note de lecture : Lorsque leurs établissements mettent en œuvre une politique salariale de type collective, les salariés ont toutes choses égales par ailleurs une probabilité inférieure de déclarer compter les incitations salariales parmi leurs motifs d’investissement dans le travail. Source : Dares, enquête REPONSE 2004-2005. Champ : établissements à main-d’œuvre diversifiée, de 50 salariés ou plus, du secteur marchand non agricole.
CONCLUSIONS L’exploitation des trois éditions de l’enquête REPONSE permet de caractériser à grands traits les principales combinaisons de pratiques salariales mises en œuvre par les établissements de plus de 50 salariés du secteur marchand non agricole, ainsi que leur évolution de 1992 à 2004. Nous avons identifié quatre grandes catégories d’établissements : ceux qui font un usage particulièrement faible de ces pratiques (politique salariale réduite), ceux qui n’ont l’usage que du volet collectif de ces pratiques – augmentations générales ou primes collectives – (politique collective), ceux leur préférant une gestion individualisée de la main-d’œuvre (politique individualisée), enfin ceux faisant un usage indifférencié de l’ensemble de ces pratiques (politique étendue).
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
Une exploitation de la dimension temporelle de ces enquêtes permet de dégager une évolution majeure dans les choix opérés en matière de politique salariale au cours de ces quinze dernières années : c’est de plus en plus vers la formule étendue que s’orientent les établissements. Les directions font en effet de plus en plus souvent le choix de combiner les différents outils salariaux disponibles, individualisés et collectifs, réversibles et irréversibles, à destination des cadres comme des non-cadres. C’est aussi spécifiquement dans ces établissements que les « croyances » en matière d’efficacité des incitations monétaires sont les plus communément exprimées par les directions. Le début des années 1990 correspond bien à une période pendant laquelle les outils individualisés de détermination de la rémunération (primes de performance individuelle, augmentations individualisées) connaissent un fort développement. Sans revenir sur l’adoption de ces nouvelles pratiques, la fin des années 1990 et le début des années 2000 voient simultanément un ralentissement de la diffusion de ces pratiques et un regain massif des pratiques collectives (avec notamment les primes de performance collectives, mais aussi les augmentations générales). Ce regain ne s’opère pas aux dépens des pratiques individualisées, puisque ce sont finalement dans les mêmes établissements que l’ensemble de ces pratiques se combine. À l’inverse, les établissements n’offrant des politiques salariales définies qu’à partir des seules pratiques individualisées (respectivement collectives) se font de plus en plus rares. Lorsque l’on s’intéresse aux caractéristiques des établissements qui, en 2004, permettent d’expliquer leur choix – que ce soit pour une politique de type réduit, collectif, individualisé ou étendu – plusieurs résultats s’imposent avec force. Premièrement, à la lumière de ces analyses, les recommandations de branche ne semblent pas jouer de rôle significatif dans les choix des établissements en matière de politique salariale. Seules les revalorisations du SMIC ou l’inflation peuvent avoir une influence dans le cas des établissements mettant en œuvre des politiques salariales « minimales » (i.e. réduite ou collective). Ensuite, ce sont les caractéristiques de l’établissement lui-même (taille, secteur) et celles de la main-d’œuvre qui semblent finalement le plus peser sur les choix des directions en ce qui concerne les salaires. Les motifs entrant potentiellement dans une stratégie incitative (motivation des salariés, justesse du mode de rémunération) jouent finalement peu, les salariés ne considérant d’ailleurs les incitations salariales comme des motifs commandant effectivement leur degré d’investissement au travail que pour les politiques étendues. La rationalité économique n’apparaît pas ici jouer un rôle de premier plan et semble supplantée par des éléments pragmatiques de gestion quotidienne des lieux de travail laissant une plus large place à toutes les formules disponibles.
L’ÉVOLUTION DES POLITIQUES SALARIALES DANS LES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS 373
C’est sans doute ainsi qu’il faut interpréter la forte diversification des systèmes de rémunération observée entre 1992 et 2004 : du point de vue des directions, plus la boîte à outil est complète, plus il leur est facile d’adapter leur politique de rémunération en fonction de l’évolution économique et sociale, mais aussi des éventuelles opportunités fiscales.
ANNEXE : LISTES DES VARIABLES INTRODUITES DANS LES MODÈLES POLYTOMIQUES
Variables explicatives dans le modèle « représentants de la direction » Éléments de politique salariale Fixation d’objectifs en matière de coûts salariaux Existence d’un lien entre évaluation et salaire Critère de revalorisation des salaires : inflation, résultats financiers de l’entreprise, comparaison avec les salaires des autres entreprises, nécessité de maintenir un bon climat social, recommandations de branche, directives du siège ou de la maison mère, revalorisation du SMIC Fixation du salaire à partir d’un système formalisé de classification (resp. cadres et non cadres) Opinion du représentant de la direction Les incitations salariales poussent les salariés à s’investir (resp. cadres et non cadres) Opinion sur l’individualisation : « elle motive les salariés », « crée des rivalités », « c’est un mode de rémunération plus juste », « impossible à fonder sur des critères objectifs » Relations professionnelles La direction participe à des structures extérieures Les RP influencent les décisions de la direction Les salariés sont informés de l’évolution des salaires Présence d’un délégué syndical : CFDT, CFE-CGC, CFTC, CGT, FO, autre syndicat Représentants élus du personnel : absence, représentants non syndiqués, représentants syndiqués Thèmes de négociations ou de discussion : évolutions de la masse salariale, primes, hausses individuelles, critères d’attribution des hausses individuelles, épargne salariale Climat social Climat social dans l’entreprise « tendu » Au moins un conflit au cours des 3 dernières années Variables explicatives dans le modèle « salariés » Éléments de politique salariale Motifs d’investissement dans le travail : crainte de perdre son emploi, espoir d’une promotion, satisfaction du travail bien fait, identification aux objectifs de l’entreprise,
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incitations salariales, souhait de gagner l’estime ou conserver l’estime des supérieurs, des collègues Motif de désinvestissement : faiblesse des rémunérations Le salarié estime que ses efforts sont reconnus à leur juste valeur Le salarié a connaissance de la tenue de négociations salariales : oui, non, ne sait pas Par qui le salarié est-il en priorité informé en cas d’évolution des salaires dans l’établissement : la direction ; l’encadrement intermédiaire, les représentants du personnel, le bouche à oreille, pas informé Le salarié estime le climat social tendu dans l’établissement Caractéristiques individuelles Sexe du répondant Diplôme du répondant : aucun, certificat d’études, BEPC, CAP-BEP, Baccalauréat, Bac +2, Bac +3 ou plus Position professionnelle : manœuvre/ouvrier spécialisé, ouvrier qualifié, employé, technicien/agent de maîtrise, Ingénieur/cadre Age du répondant (en quartiles) Salaire horaire (en quartiles) Variables de contrôle (communes aux deux modèles) Variables entreprise Entreprise multi-établissements Statut de l’entreprise : entreprise indépendante, franchise, filiale, tête de groupe L’activité de l’entreprise est une activité de sous-traitance Entreprise cotée Origine des capitaux : famille, particuliers ou salariés, organisme financier, non financier, État Variables établissement Taille de l’établissement : 50-99 salariés, 100-199, 200-499, 500 salariés ou plus Secteurs d’activité (NES16) : en 12 postes Ancienneté de l’établissement : 9 ans ou moins, 10-19, 20-49, 50 ans ou plus Structure des salaires Salaire médian dans l’établissement (en quintiles) Dispersion du salaire dans l’établissement (rapport Q3/Q1, en quintiles) Variables «main-d’œuvre» CS la plus représentée dans l’établissement : ouvriers, employés, techniciens/agents de maîtrise, commerciaux, ingénieurs/cadres Part de femmes : moins de 25 %, entre 25 % et 50 %, 50 % et 75 %, plus de 75 % Part de salariés de moins de 30 ans : moins de 25 %, entre 25 % et 50 %, 50 % et 75 %, plus de 75 % Part de salariés de plus de 50 ans : moins de 25 %, entre 25 % et 50 %, 50 % et 75 %, plus de 75 % Nombre de personnes s’occupant des RH dans l’établissement (en quartiles) Part de turnover : moins de 25 %, entre 25 % et 50 %, 50 % et 75 %, plus de 75 % Emploi de main-d’œuvre en CDD Emploi de salariés intérimaires Recours à la sous-traitance Indicateurs économiques Volume d’activité sur les 3 dernières années : croissant, stable, décroissant Niveau de rentabilité : supérieur, équivalente, inférieure à celle des concurrents
L’ÉVOLUTION DES POLITIQUES SALARIALES DANS LES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS 375
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17
Logiques de gestion du travail, environnements conventionnel et concurrentiel : des politiques de rémunération sous influences
Delphine Brochard Depuis le début des années 1980, dans un contexte politique et scientifique marqué par l’insistance sur le caractère délétère des « rigidités salariales », de nouvelles formes de rémunération se sont développées au sein des entreprises françaises engendrant des politiques salariales tout à la fois plus complexes et plus diversifiées. Deux leitmotivs s’imposent alors face aux mutations de l’environnement économique : individualisation et flexibilité. La flexibilité salariale est mise en avant comme un instrument permettant à l’entreprise d’ajuster ses coûts salariaux aux variations conjoncturelles de l’activité, dans un environnement concurrentiel plus incertain. Parallèlement, dans un contexte de renouvellement des modèles productifs en lien avec ce changement d’environnement, l’individualisation se voit assigner la tâche d’une meilleure prise en compte du mérite individuel des travailleurs, afin de favoriser leur motivation et leur implication. Car si l’individualisation des salaires est un phénomène ancien, la nouveauté réside dans la forme de relation établie entre l’attitude productive du salarié et sa rémunération : l’objectif affiché est désormais d’évaluer la qualité de la contribution individuelle à l’effort collectif [D. Linhart, P. Rozenblatt et S. Voegele, 1993]. Cette distinction de principe s’avère en pratique assez floue. Des études sur les établissements français ont en effet souligné que l’individualisation semble fonctionner concrètement autant comme salaire d’efficience que comme instrument de flexibilité, en permettant à l’entreprise d’ajuster les salaires en fonction de ses performances [P. Concialdi, C. Grandjean, 1990]. De fait, l’individualisation des rémunérations s’est d’abord imposée dans le début des années 1980 comme un instrument de compression des coûts, dans un cadre institutionnel marqué par la décentralisation des négociations salariales, la désindexation des salaires, sur fond de stratégie
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377
1
gouvernementale axée sur la désinflation compétitive . Le recentrage de la relation salariale au niveau de l’entreprise, et sa gestion individualisée, permet alors aux entreprises de retrouver la maîtrise des coûts salariaux en affaiblissant le pouvoir de négociation des salariés, déjà mis à mal par l’existence d’un chômage massif et d’un affaiblissement du pouvoir syndical [Baraldi, Bel, Cavestro, 2002]. C’est seulement à l’orée des années 1990 que l’individualisation se trouve inscrite, par le discours managérial, dans une nouvelle dynamique de la production, basée sur l’émergence de nouvelles formes d’organisation du travail axées sur l’adaptation permanente des compétences des salariés, en lien avec l’épuisement du « modèle fordiste » [Eustache, 1992]. Cette approche est parfaitement illustrée par P. Lemistre et G. Tahar [2004, p. 4], qui écrivent : « La concurrence accrue sur des gammes de produits de plus en plus étendues et changeantes exige en effet des entreprises une adaptation rapide à leur environnement. Afin de répondre à ce nouveau contexte, la firme doit être « réactive », c’est-à-dire qu’elle doit pouvoir reconfigurer rapidement ses ressources de production et avoir la capacité de répondre rapidement aux exigences des consommateurs [Hatchuel, Sardas, 1994]. Il est alors nécessaire d’impliquer beaucoup plus les individus, ce qui a justifié la mise en place de l’individualisation à la fin des années 1980, au nom de laquelle l’entrepreneur oriente de façon plus individualisée ses actions concernant la formation, la mobilité, l’adéquation entre définition de poste et candidatures. » [Sandoval, 1996] On comprend dès lors que l’analyse des nouvelles politiques de rémunération est très différente selon qu’elle insiste sur l’aspect « incitation » ou sur l’aspect « flexibilité » de ces pratiques. Tout un versant de la littérature, d’inspiration managériale, souligne ainsi les congruences stratégiques existant entre innovations techniques, organisationnelles et salariales, apanage des firmes les plus performantes. L’individualisation y est présentée tout à la fois comme le produit d’innovations organisationnelles et une condition de leur pleine efficacité. Cette pratique est inscrite dans le cadre d’une relation salaire-compétence, qui lui confère une image positive, en lien avec la valorisation de l’autonomie et de la polyvalence des salariés, lesquelles sont conçues comme génératrices de nouvelles performances des entreprises. C’est, par exemple, l’analyse de B. Sire et S. Barthe [2006, p. 23] pour qui « l’individualisation des salaires répond à la montée en qualification de la main-d’œuvre, à sa diversité et au changement de l’organisation 1. Suivant la définition de F. Troussier, l’individualisation se constitue en nouveau système de rémunération autour de cinq éléments : annualisation du salaire, individualisation des hausses au sein d’une masse salariale prédéterminée, suppression de l’indexation, substitution de la notion de mérite au critère habituel d’ancienneté, définition d’une procédure d’évaluation qui requiert la participation de la hiérarchie (cité par P. Concialdi et C. Grandjean [1990, p. 19]).
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
du travail » ; en effet, suivant ces auteurs : « La logique de poste cède la place à la logique de compétence […] La logique de compétence répond à l’évolution des entreprises qui ont besoin de salariés capables de mobiliser des savoirs opérationnels dans des postes aux frontières fluctuantes. Cette logique constitue un élément de la tendance à l’individualisation de la GRH, à laquelle n’échappe pas la question des salaires. » Le tout est associé à une éthique nouvelle qui tend à substituer au principe « à travail égal, salaire égal », celui plus libéral de « à chacun selon son mérite ». Un autre versant de la littérature opère, sur la base de monographies, une lecture plus critique. Ces études soulignent, d’une part, l’instrumentalisation fréquente de la gestion des compétences par les stratégies patronales : loin d’utiliser l’individualisation comme un outil au service de la gestion des compétences, c’est plus souvent la gestion des compétences qui est mise au service de l’individualisation flexible (en permettant la légitimation des critères d’évaluation), laissant sans contenu effectif le renouvellement annoncé de la relation de travail. Ainsi L. Baraldi, J.-P. Dumasy et J.-F. Troussier [2001, p. 81], analysant dans cinq grandes entreprises françaises l’application à moyen terme d’accords salariaux ayant pour objectif affiché la mise en œuvre d’une logique de compétence, concluentils que « faute d’association et d’expertise suffisante du côté syndical dans les questions d’organisation du travail, la partie patronale semble avoir mené le jeu dans le sens de l’adaptation de la main-d’œuvre aux nouvelles contraintes productives [notamment aux exigences de la production flexible], sans réelle contrepartie en termes de promotions et de révisions des modes de rémunération ». De même, Zimmermann [2000], étudiant les pratiques de gestion des compétences dans douze entreprises françaises appartenant à différents secteurs d’activité, souligne que « pour lors, les logiques de compétences se situent, à quelques exceptions près, davantage du côté des pratiques gestionnaires d’individualisation du traitement des salariés » [p. 5], offrant aux entreprises un nouvel outil de gestion de l’aléa économique émancipé des prescriptions collectives : « quelle que soit sa déclinaison, la compétence constitue pour l’employeur, au titre de ce principe d’individualisation, un mode de gestion de l’incertitude et un important levier de flexibilisation du travail. » [p. 15] Ces études signalent, d’autre part, que, loin d’aller de soi, la congruence entre nouvelles pratiques salariales et nouvelles pratiques organisationnelles reste à démontrer, tant elles peuvent relever d’une injonction contradictoire [Linhart, Rozenblatt et Voegele, 1993 ; Lamotte, 1993]. Et les difficultés semblent s’approfondir à mesure que ces pratiques se généralisent des cadres vers les non-cadres. La logique d’individualisation butte en effet sur des contraintes d’équité interne (notamment pour les bas salaires),
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d’objectivation des performances (difficulté d’apprécier une contribution individuelle) et d’efficacité (apparition de concurrences improductives entre salariés mais aussi carrières peu évolutives) qui rendent délicate son extension à l’ensemble du personnel. En somme, ces travaux empiriques menés sur le thème des nouvelles formes de rémunération en France amènent à un double constat. Premièrement, les dimensions des politiques menées sont plurielles : juste rémunération de l’effort productif (équité), recherche de la performance (efficacité, salaire d’efficience), maîtrise des coûts salariaux, maintien de la cohésion sociale (lutte contre les rivalités), etc. Deuxièmement, il existe un décalage important entre la théorie qui sous-tend ces nouvelles formes de rémunération et les pratiques à l’œuvre, avec souvent un détournement de l’instrument et des pratiques hybrides. Ce double constat conduit à dénoncer les limites d’une représentation uniquement fonctionnaliste ou stratégique des politiques de rémunération. Il apparaît que les systèmes de rémunération répondent bien plutôt à un choix sous contraintes, c’est-à-dire une tentative de concilier plusieurs impératifs dans un contexte toujours singulier. L’objectif de ce chapitre est précisément d’apprécier le poids relatif de ce contexte et de ses différents impératifs sur la base d’une exploitation de l’enquête REPONSE 2004-2005 (volet « représentant de la direction »). Cette enquête permet en effet de situer les choix en matière de rémunération dans le contexte d’ensemble des entreprises et des politiques qu’elles pratiquent. En d’autres termes, elle offre la possibilité de relier le système de rémunération aux autres dimensions des relations sociales dans l’entreprise, mais aussi à la stratégie concurrentielle et organisationnelle suivie par ses dirigeants ainsi qu’à ses résultats en termes de performance économique. Précisons que nous n’étudions pas ici toutes les modalités possibles des systèmes de rémunération. Nous n’abordons pas non plus la question du montant des rémunérations. Nous ne nous intéressons qu’à leurs formes. Les choix que nous examinons sont de deux ordres : (i) le choix du recours exclusif aux augmentations au mérite et primes à la performance contre l’octroi d’augmentations générales ; (ii) le choix de la segmentation ou non des formules salariales entre cadres et non-cadres. Cet angle de lecture sera légitimé dans la première partie du chapitre, dans lequel nous dresserons un rapide état des lieux des pratiques de rémunération dans les établissements français. Dans les données de l’enquête REPONSE, nous verrons en effet que ce qui distingue les établissements n’est pas le recours aux composantes variables et individualisées de la rémunération (aujourd’hui généralisé), mais bien plutôt le fait, d’une part, d’y recourir de façon exclusive, et d’autre part, face à la complexification des formules, de segmenter ou non les pratiques entre cadres et non-cadres.
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
Sur cette base, nous distinguerons trois grands types de politique de rémunération dont nous étudierons les déterminants à travers la mise en évidence des liens existants entre ces choix en matière de rémunération et les caractéristiques des établissements qui les adoptent : taille, secteur, niveau de qualification de la main-d’œuvre, mais aussi degré d’institutionnalisation des relations professionnelles, type de stratégie concurrentielle adoptée ou pression de la concurrence. À partir de régressions logistiques, dont les résultats seront commentés au fil du texte, nous examinerons le poids respectif de chacun de ces facteurs dans la probabilité qu’un établissement choisisse l’une ou l’autre de ces politiques. Nous étudierons d’abord le profil des établissements qui optent pour une politique de recours exclusif aux augmentations au mérite et primes à la performance pour l’ensemble de leurs salariés ; puis celui des établissements qui réservent cette politique aux salariés cadres et maintiennent des augmentations générales dans les formules salariales des non-cadres ; enfin, celui des établissements qui conservent cette composante pour l’ensemble des salariés.
SYSTÈMES DE RÉMUNÉRATION : DIVERSITÉ DES CHOIX, COMPLEXITÉ DES FORMULES
L’importance des formes individualisées et réversibles de rémunération dans le paysage des entreprises françaises est un fait bien établi. L’enquête RÉPONSE permet d’apprécier toute la diversité des formules pratiquées par les établissements français de plus de 20 salariés (hors secteur agricole), et la segmentation de ces formules selon qu’elles s’appliquent aux salariés cadres ou non-cadres. L’étude ne se limite pas en effet à l’appréhension des chiffres absolus du recours à tel ou tel instrument de rémunération mais explore les différentes combinaisons mises en œuvre. L’enquête permet ainsi de dresser une véritable typologie des formules salariales adoptées. Dans le cadre de ce chapitre, nous limitons notre étude au choix d’association des quatre composantes principales d’augmentation salariale déclarées, à savoir : les augmentations – générales ou individuelles – et les primes liées à la performance – individuelle ou collective2. Le premier constat qui s’impose est celui de l’ampleur de la diversité. En effet, il apparaît que les 16 combinaisons possibles sont usitées (cf. graphique). Elles le sont bien sûr à des degrés divers. Mais cette pluralité est déjà en soi le signe du caractère multidimensionnel des politiques de rémunération. Le second constat est celui de la complexité : les formules 2. Le questionnaire précise à titre d’exemples pour les primes individuelles, les primes d’objectif ou de rendement, et pour les primes collectives, les primes d’intéressement ou de participation.
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salariales les plus répandues comprennent au minimum trois composantes et moins de la moitié des établissements appliquent la même formule aux salariés cadres et non-cadres. Nous retrouvons ici un résultat déjà établi lors de l’exploitation de la précédente enquête REPONSE (cf. Barreau et Brochard [2003]). Précisons que nous avons éliminé de notre champ d’investigation les établissements ne présentant pas solidairement ces deux catégories3. Précisions également que la formulation de la question ne permet pas de savoir si ce système de rémunération s’applique uniformément à l’ensemble des travailleurs de la catégorie considérée ou seulement à une partie d’entre eux. GRAPH QUE 1 –D VERS TÉ ET COMPLEX TÉ DES D SPOS T FS DE RÉMUNÉRAT ON EN ENTREPR SE (EN % D’ÉTABL SSEMENTS) 25%
Salariés non cadres
20%
Salariés cadres 15%
10%
5%
0%
individuelles Primes de performance collectives
oui
non
oui
oui
non
non
Augmentation individuelle
oui
non
oui
oui
non
non
Pas d'augmentation individuelle
Augmentation générale
oui
non
oui
oui
non
non
Augmentation individuelle
oui
non
oui
non
Pas d'augm individuelle
Pas d'augmentation générale
Source : enquête RÉPONSE 2004-2005, volet représentants de la direction, Dares. Champ : établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole, présentant solidairement les catégories de cadres et de non-cadres. Lecture : A.G. (resp. A. I) désigne les augmentations générales (resp. individuelles) ; P.P.C. (resp. P.P.I.) désigne les primes à la performance collective (resp. individuelle)
Un trait commun domine ces politiques salariales : parmi les établissements qui ont accordé une augmentation de salaire à leurs salariés, le choix de n’accorder que des augmentations générales est minoritaire et 3. Cette restriction ajoutée à celle des établissements n’ayant pas répondu à la question conduit à élimer 8,8 % des établissements enquêtés et, ce faisant, à diminuer légèrement la proportion d’établissements de moins de 50 salariés ainsi que le poids du secteur des transports et des services aux particuliers.
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les formules mixtes (associant composantes individualisée, générale et réversible) sont les plus répandues, et ceci quelle que soit la catégorie de personnel considérée (cf. chapitre précédent). Au-delà de cette tendance commune, une segmentation cadre et non-cadre apparaît nettement qui rappelle que les formes individualisées et réversibles de rémunération concernent prioritairement les cadres, quand elles ne se limitent pas à eux. En effet, parmi les établissements qui ont accordé une augmentation à leurs salariés non-cadres, seuls 24 % ont choisi une formule qui excluait toute augmentation générale ; ils sont bien plus nombreux (41 %) pour les salariés cadres. Interrogés sur les critères retenus dans le choix des salariés bénéficiant d’augmentations individualisées (en 2004 et pour la catégorie de salariés la plus nombreuse), une large majorité de représentants de la direction mettent en avant l’attitude productive du salarié. Ce critère s’exprime à travers les trois principaux items désignés comme prioritaires par les représentants d’établissement pratiquant l’individualisation : « L’intensité des efforts dans le travail » (44 %), « la réalisation d’objectifs individuels précis fixés à l’avance » (18 %), « l’implication dans les objectifs de l’entreprise » (12,5 %). Le critère de l’ancienneté n’est sélectionné que dans moins de 2 % des cas. En somme, comme le notent P. Lemistre et G. Tahar [2004, p. 15], l’individualisation des salaires en France peut être rapprochée du concept anglo-saxon de rémunération au mérite, celle-ci étant définie comme des augmentations de salaires individuelles basées sur la performance du travailleur évaluée individuellement au cours d’une période précédente. Cette référence prioritaire à la contribution productive du salarié nous conduit à regrouper au sein d’une même catégorie les établissements qui font le choix d’augmentations individualisées et de versement de primes à la performance. Comme nous l’avons vu, la séparation des logiques qui portent ces deux choix, tant du point de vue de l’incitation que de la flexibilité ne va en effet pas de soi. D’ailleurs, augmentations individualisées et primes réversibles s’inscrivent plutôt dans une évolution commune. Et ces instruments sont le plus souvent conjugués dans les formules salariales4. Ces composantes individualisées et réversibles ont en commun l’incertitude qu’elles font peser sur la rémunération des salariés et le lien avec des performances observées. Parce qu’elles font dépendre la rémunération de demain des performances d’aujourd’hui, ces formes, comme le remarquent encore P. Lemistre et G. Tahar [ibid., p. 15], s’apparentent aux modèles de la théorie des incitations qui « regardent vers l’avant » (forward looking) : 4. Parmi les établissements qui ont recours exclusivement aux augmentations individualisées et/ou aux primes à la performance, près de 70% appliquent des formules salariales qui associent augmentations individualisées et primes à la performance.
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« Dans le cadre de l’individualisation, les accroissements de salaire à l’ancienneté ne sont pas systématiques, de telle sorte que la « menace » de ne pas être augmenté est réelle, garantissant l’efficacité du contrat incitatif. » Bien différente, apparaît, de ce point de vue, la logique d’attribution d’augmentation générale garantissant le pouvoir d’achat des salariés. Suivant cette lecture, il est possible de distinguer trois grandes politiques de rémunération. La première est celle du recours exclusif aux augmentations individualisées et primes à la performance pour l’ensemble des salariés ; cette politique fédère 19,3 % des établissements de l’échantillon. La deuxième consiste à réserver ces pratiques aux salariés cadres et à maintenir des augmentations générales dans les formules salariales des non-cadres ; elle rassemble 17,5 % des établissements. La troisième politique, la plus répandue, propose des formules salariales avec augmentation générale pour l’ensemble des salariés ; elle est suivie par 53,2 % des établissements composant notre échantillon. TABLEAU 1 – RÉPART T ON DES ÉTABL SSEMENTS EN FONCT ON DU TYPE DE POL T QUE SALAR ALE APPL QUÉE RESPECT VEMENT AUX CADRES ET AUX NON-CADRES Non-cadres
Aucune augmentation
Augment. indiv. et/ou primes à la performance
Formules avec augmentation générale
Ensemble
Aucune augmentation
2,1 %
2,7 %
2,9 %
8,7 %
Augment. indiv. et/ou primes à la performance
0,28 %
19,3 %
17,5 %
37,1 %
Formules avec augmentation générale
0,02 %
1,0 %
53,2 %
54,2 %
Ensemble
2,4 %
23,0 %
74,6 %
100 %
Cadres
Note de lecture : dans le secteur marchand non agricole, 53,2 % des établissements de plus de 20 salariés appliquent simultanément une formule salariale incluant des augmentations générales pour leurs cadres et leurs non-cadres. Source : enquête REPONSE 2004-2005, volet représentants de la direction, Dares. Champ : établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole, présentant solidairement les catégories de cadres et de non-cadres.
L’étude des caractéristiques distinctives des établissements optant pour l’une ou l’autre de ces politiques permet, comme nous allons le voir, de dresser le portrait de trois « idéaux-types » (configurations idéales-typiques) d’établissement. Il ne s’agit bien sûr pas d’affirmer que l’ensemble des établissements de la catégorie relève de ce modèle. De fait, il existe, nous le soulignerons, une forte hétérogénéité intra-groupe des profils d’établissements, en particulier pour les deux groupes polaires, généralisant respectivement le recours exclusif aux rémunérations flexibles ou au contraire l’octroi d’augmentations générales. Mais cette hétérogénéité est
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elle-même significative en ce qu’elle montre qu’un même instrument de rémunération peut servir des objectifs différents. Plus précisément, en repérant et en présentant les écarts dans les fréquences statistiques de certaines variables qui sont significatifs toutes choses égales, nous déterminerons quels facteurs (notés en italique dans la suite) augmentent la probabilité qu’un établissement opte pour l’une de ces formules.
LE RECOURS EXCLUSIF AUX RÉMUNÉRATIONS FLEXIBLES : STRATÉGIE OFFENSIVE OU DÉFENSIVE ? Le choix du recours exclusif aux augmentations individualisées et primes à la performance pour l’ensemble des salariés est favorisé significativement par l’existence d’objectifs précis et prioritaires pour l’établissement en termes de rentabilité, de croissance et surtout de maîtrise des coûts salariaux. Ces objectifs prioritaires se répercutent dans les critères jugés comme primordiaux pour la revalorisation salariale. En effet, ces établissements sont proportionnellement plus nombreux à mettre en avant le critère des résultats financiers et du marché externe comme primordial, considérant plus souvent que l’inflation ou les recommandations de branche sont sans importance et le maintien du climat social secondaire. C’est donc l’impératif de flexibilité salariale qui domine ici, conçu comme un axe central de la flexibilité financière, en faisant en sorte que la masse salariale tienne davantage compte des performances de l’entreprise et de l’évolution du marché du travail. Cette recherche de flexibilité est facilitée par l’affaiblissement des contraintes de l’environnement légal et conventionnel auxquelles est soumis l’établissement. Ces établissements s’inscrivent en effet plus fréquemment dans un système de relations professionnelles peu institutionnalisé. Si la référence à un système formalisé, en particulier à la convention collective de branche, pour la détermination du salaire de base demeure majoritaire quel que soit le système de rémunération, les établissements qui optent pour un recours exclusif et généralisé aux critères du mérite et/ou de la performance ont moins fréquemment recours à un tel formalisme (quelle que soit la catégorie de personnel considérée, à l’exception des commerciaux dont la spécificité du statut l’emporte et unifie les choix pour l’ensemble des établissements). Et ceux d’entre eux qui adoptent un tel système, déclarent moins fréquemment que la moyenne son ancrage dans une convention, qu’elle soit collective ou spécifique à l’entreprise ou l’établissement, et plus souvent son inscription dans un « autre mode d’évaluation ». Ces établissements se démarquent également par le fait qu’ils ont relativement moins connu, sur la période considérée, de négociations ou de discussions
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mais aussi de conflits collectifs, sur la question des salaires. Cette atonie du rapport de force se retrouve dans la présence moins fréquente d’un délégué syndical (dans l’établissement ou dans l’entreprise), comme dans le faible taux de syndicalisation des salariés. Cette régulation informelle est certes liée à la faible taille et à la faible ancienneté de ces organisations, ainsi qu’à leur présence plus fréquente dans le secteur des services, mais son influence reste significative à taille, ancienneté et secteur d’activité équivalents. Notons que l’absence d’investisseurs institutionnels publics parmi les principaux actionnaires joue également fortement. Ce cadre institutionnel lâche contraste avec un environnement concurrentiel tendu : ces établissements sont plus fréquemment confrontés à une prévision difficile, voire très difficile, de l’évolution de leur activité, une part de marché restreinte, et moins souvent à un volume d’activité croissant. Autant de facteurs qui favorisent significativement le choix de ce système de rémunération et qui donnent sens à la recherche de flexibilité salariale. Pour autant, la dimension « incitative » de cette politique de rémunération ne doit pas être niée, dans un contexte où le positionnement stratégique des établissements repose plus fréquemment sur une compétitivité hors prix. Cette dimension se manifeste à travers l’organisation plus fréquente d’entretiens d’évaluation pour tout le personnel qui se traduisent plus souvent par un impact direct sur la rémunération et la sécurité de l’emploi du salarié. En revanche, aucun élément ne permet de corroborer la thèse d’un lien entre le choix de ce système de rémunération au mérite et/ou à la performance et un régime de gestion des compétences formel ou informel. Ces établissements ne se distinguent en effet significativement ni par la mise en place d’un référentiel de compétence ni par l’existence d’un lien direct entre l’évaluation et la formation continue proposée au salarié ni encore par l’existence d’un niveau élevé de dépense de formation (cf. chapitre 13). Pourtant l’organisation productive est plus souvent innovante. On observe en effet, dans cette catégorie d’établissements, la présence plus fréquente d’une main-d’œuvre qualifiée, disposant d’un important degré d’autonomie dans son travail et utilisant les nouvelles technologies de l’information et de la communication ainsi que des progiciels de gestion intégrés. Ces facteurs augmentent significativement la probabilité qu’un établissement choisisse un système de rémunération individualisé et/ou réversible. A contrario, le recours au travail en équipe (sous la forme de groupes de projet, de groupes de travail pluridisciplinaires ou de groupes autonomes de production, impliquant plus de 20 % des salariés) défavorise ce choix. Ce résultat pourrait s’interpréter comme soulignant la difficulté d’évaluer un travail collectif ; or il apparaît que pour l’ensemble des établissements enquêtés, l’organisation du travail en équipe est corrélée positivement avec l’organisation d’entretiens d’évaluation pour tous les
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salariés. L’explication semble donc résider plutôt du côté de la nature de la mobilisation productive recherchée. On peut noter, à l’appui de cette interprétation, que les établissements qui font le choix de cette formule de rémunération ne se distinguent pas du point de vue du recours aux dispositifs participatifs. Devons-nous en conclure que nous sommes ici en présence du modèle de la congruence stratégique, alliant innovations technologiques, organisationnelles et salariales, permettant d’atteindre un niveau de rentabilité élevée ? S’il est indéniable que cette catégorie accueille en son sein des établissements présentant ces caractéristiques, elle recouvre une réalité plus hétérogène. Elle fédère en effet également des établissements au profil beaucoup moins innovant, marqué par une dynamique très différente où l’impératif de flexibilité semble dominer celui de l’incitation. La distinction entre ces deux profils apparaît nettement si l’on discrimine les établissements de cette catégorie selon qu’ils appliquent ou non une formule de rémunération identique à leurs salariés cadres et non-cadres. Le poids relatif des primes à la performance dans les formules salariales pratiquées par ces deux catégories d’établissements illustre, en particulier, une claire différence. Ainsi parmi les établissements qui n’appliquent pas la même formule à l’ensemble du personnel, 29 % ont adopté une formule totalement réversible pour les cadres et 13 % pour les non-cadres. Ils ne sont que 4 % parmi les établissements ayant uniformisé leurs formules cadres et non-cadres. L’hypothèse sous-jacente à ce deuxième niveau de lecture est que l’absence de différenciation constitue un signe d’uniformisation des modes de gestion du travail cadre et non-cadre et donc, potentiellement, de renouvellement effectif des contenus du travail pour les salariés non-cadres, dont les pratiques salariales seraient le reflet. De fait, si l’on modélise la probabilité du recours à un système différencié de rémunération pour les établissements de cette catégorie, on voit que, toutes choses égales, une rentabilité inférieure à celle de la concurrence, des restructurations défensives importantes, des restructurations offensives peu nombreuses, une main-d’œuvre majoritairement ouvrière, peu ou pas évaluée, ne disposant d’aucune instance représentative élue et confrontée à de fortes tensions avec la hiérarchie, sont autant de facteurs qui favorisent significativement ce choix. Nous retrouvons ici un résultat établi par B. Lamotte [1993] opposant deux logiques d’individualisation des rémunérations, l’une fondée sur les tâches dans un contexte taylorien, et l’autre fondée sur les activités dans le cadre d’une organisation qualifiante. De sorte que, selon cet auteur, l’individualisation « peut recouvrir un perfectionnement du taylorisme tout comme un net changement dans la relation salariale, selon qu’elle
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mesure la perfection dans l’exécution des tâches ou l’intelligence dans la régulation d’une activité » [p. 57]. En somme, le choix du recours exclusif et généralisé aux rémunérations individualisées et/ou réversibles, apparaît recouvrir deux logiques distinctes que l’on peut résumer par l’opposition entre une stratégie offensive et une stratégie défensive. Nous retrouvons ici pour partie les conclusions d’une précédente étude [Barreau et Brochard, 2003]. On notera cependant que, dans les deux cas, le choix de ce système de rémunération s’inscrit dans une gestion du travail émancipée des prescriptions et des régulations collectives et peu formalisée, autorisant une large marge de manœuvre face à un environnement concurrentiel tendu. Il est, de plus, légitimé par la référence à une nouvelle éthique (« à chacun selon son mérite »). Car si les représentants de la direction interrogés ne sont pas, dans cette catégorie, plus nombreux à considérer que l’individualisation motive les salariés, en revanche, ils le sont très nettement à considérer que cette politique est plus juste que des hausses indifférenciées. Il est symptomatique, de ce point de vue, que la signature d’un accord d’intéressement défavorise ce système de rémunération. Enfin ce système s’applique d’autant plus aisément que les salariés délaissent plus fréquemment le combat collectif au profit de stratégies de retrait.
LE CHOIX DE LA SEGMENTATION OU LES OBSTACLES À L’APPLICATION DES FORMULES SALARIALES FLEXIBLES AUX SALARIÉS D’EXÉCUTION Une autre stratégie possible consiste à réserver l’octroi exclusif d’augmentations individualisées et primes à la performance aux cadres, et à maintenir des augmentations générales dans les formules salariales des non-cadres. Ce choix d’une politique segmentée est plus fréquemment celui de grands établissements appartenant à des entreprises industrielles mais aussi, bien que dans une moindre mesure, commerciales, de grande taille, cotées en bourse et ayant pour principaux actionnaires des investisseurs institutionnels privés. Ces établissements, opérant dans des secteurs concentrés, disposent plus souvent d’une part de marché importante et d’une rentabilité équivalente à celle de leurs concurrents. La recherche de flexibilité salariale apparaît ici tempérée par la question des bas salaires, un système formalisé de relations professionnelles et une 5 présence syndicale importante, liée à la taille de ces organisations . Si la 5. Plus de la moitié des établissements optant pour cette politique salariale appartiennent à un groupe et près de 40% d’entre eux disposent d’une autonomie de décision nulle ou limitée en matière d’évolution de leur masse salariale.
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référence aux résultats financiers de l’entreprise est encore importante dans les décisions de revalorisation salariale, elle est, dans ces établissements qui emploient une main-d’œuvre plus souvent peu qualifiée, contrebalancée par le montant du SMIC. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’autres composantes au sein des formules salariales appliquées aux non-cadres. Au contraire, la grande majorité de ces établissements déclarent pratiquer des formules mixtes associant augmentations générales, individuelles et primes à la performance. Précisons, toutefois, que l’enquête ne permet pas de savoir si ces différents éléments de rémunération sont appliqués uniformément à l’ensemble des salariés non-cadres ou s’ils sont réservés à une seule partie d’entre eux (aux techniciens et agent de maîtrise par exemple). Mais, comme le souligne A. Brizard [2006, p. 3], « pour les ouvriers et les employés, les augmentations générales priment sur l’individualisation [dans l’augmentation du salaire de base] car elles sont poussées par les revalorisations des minima légaux », celle du SMIC en particulier. Ce poids est d’autant plus important dans une période marquée par la hausse des minima légaux dans le cadre du processus de convergence du SMIC et des garanties mensuelles de rémunération. Rappelons qu’en juillet 2004, les minima légaux ont été relevés de 4,4 % en moyenne et jusqu’à 5,8 % pour le SMIC horaire [Brizard, 2006, p. 1]. L’autre caractéristique de cette politique salariale est son inscription dans un système formalisé de relations professionnelles, héritage historique de ces grandes structures, mais dont l’entreprise constitue à présent le centre de gravité. Plus précisément, si ces établissements ont, comme ceux généralisant les formes individualisées et flexibles de rémunération, moins souvent recours (bien que dans une moindre mesure) à une convention collective de branche pour la détermination du salaire de base, ils ne délaissent pas pour autant tout formalisme puisqu’ils sont en revanche plus nombreux à s’appuyer sur un accord spécifique à l’établissement ou l’entreprise, ou bien lui préfèrent un « autre mode d’évaluation » pour la catégorie des cadres. Mais cette spécificité s’explique avant tout par un effet de taille : les établissements de moins de 50 salariés sont ceux qui déclarent le plus fréquemment ne pas utiliser de système formalisé ; plus précisément, ils ne se distinguent pas tant du point de vue de la référence à une convention collective, que par un moindre usage d’accords d’établissement ou d’entreprise et d’autres modes d’évaluation. Une fois ce seuil institutionnel passé, plus la taille augmente, plus le poids de la référence à la convention collective décline et celui d’accords spécifiques s’accroît, de même celui des autres modes d’évaluation. L’élaboration d’une classification au plus près des spécificités de l’entreprise est évidemment facilitée par la grande taille de l’organisation. En revanche, le recours à la négociation apparaît significativement lié à ce type de politique salariale, y compris à taille
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et secteurs équivalents. Ces établissements sont plus nombreux à avoir connu, sur la période, une négociation ou une discussion sur le thème des salaires dont les représentants syndicaux, bien implantés dans ces grandes structures, ont été les partenaires privilégiés. Au poids de ce contexte institutionnel, s’ajoute celui des modalités de l’organisation du travail. Cette politique salariale est en effet associée, pour les salariés d’exécution, à des procès de travail standardisés qui laissent peu de place à l’autonomie et à la prise d’initiative. La production en flux tendu est fréquente parmi ces établissements, tout comme la robotisation, de sorte que la polyvalence semble être la seule marge de manœuvre dont disposent ces salariés. L’usage des NTIC est peu répandu, probablement réservé à l’encadrement. Et si ces établissements déclarent s’inscrire plus fréquemment dans une démarche de qualité totale, cela s’explique là encore par un effet taille. Toutes choses égales, l’existence d’objectifs précis et quantifiés en termes de qualité tend en effet à défavoriser cette stratégie salariale. Ce résultat est cohérent avec celui obtenu par N. Greenan et S. Hamon-Cholet [2000] en matière d’impact des innovations organisationnelles sur le contenu du travail industriel, à savoir que si le travail en juste-à-temps accroît les contraintes de rythme et notamment le poids de la surveillance hiérarchique, les dispositifs de qualité induisent au contraire moins de répétitivité et de pression temporelle dans le travail, favorisant un travail plus riche et plus autonome (cf. chapitre 15). Enfin si ces grandes structures favorisent la présence d’un référentiel de compétences, donc une gestion formalisée des compétences, celle-ci apparaît dans les faits peu active avec des dépenses de formation proches du minimum légal et des entretiens d’évaluation tournés principalement vers les cadres : près de la moitié de ces établissements n’organise pas d’entretiens d’évaluation pour les non-cadres, ou seulement pour certains d’entre eux (l’encadrement intermédiaire probablement). Dans ce contexte, il n’apparaît pas surprenant que les représentants des directions pratiquant cette politique salariale jugent plus fréquemment que l’adhésion aux objectifs de l’entreprise ne constitue pas, pour les salariés non-cadres, un motif d’investissement dans leur travail. L’ensemble de ces éléments éclaire le choix d’un système de rémunération segmenté opposant des formules salariales individualisées et/ou réversibles pour les cadres au maintien d’augmentations générales pour les non-cadres. Cette gestion dichotomique du personnel cadre et des salariés d’exécution (avec probablement un moyen terme pour l’encadrement intermédiaire) peut alors s’interpréter comme l’application différenciée de la contrainte financière à des régimes de mobilisation productive très distincts. Du côté des salariés cadres, l’adoption de pratiques de rémunérations totalement flexibles témoigne de ce que P. Bouffartigue [2001]
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appelle la « déstabilisation du modèle traditionnel de confiance, au profit de formes modernisées, plus contractuelles et plus limitées de cette confiance » [p. 107]. Le « contrat moral » qui reliait le cadre à son employeur fait place à un « contrat économique » [ibid., p. 119] de sorte que, comme le note également Y.F. Livian [2001, p. 12], dans ce qui fonde essentiellement la relation d’emploi des cadres « la fidélité et la confiance sont largement remplacées par l’obtention des résultats attendus ». L’implication morale cède à l’implication financière, par le biais d’une indexation de la rémunération sur les résultats obtenus par l’entreprise et la contribution que le cadre y a apporté : « Le contrat psychologique reliant le cadre à son entreprise a longtemps été fondé sur une certaine fidélité, gagée sur une progression de salaire et même souvent de pouvoir d’achat. Accéder au « statut » cadre représentait pour beaucoup l’intégration dans un groupe économiquement privilégié et à l’abri des aléas de la conjoncture » [Livian, 2003, p. 84]. Notons que ces modes de rémunération rendent les progressions salariales des cadres tout à la fois plus inégales (plus sélectives) et plus lentes [Bouffartigue, 2001, p. 122 ; Livian, 2003, p. 90] alors même que les promesses de carrières sont moins certaines. Ainsi, dans les établissements de notre échantillon qui optent pour cette politique salariale, les cadres sont-ils jugés, par les représentants de la direction interrogés, moins fréquemment épargnés par la peur du chômage. Leur fidélisation peut alors passer par des éléments de rétribution non salariaux comme les avantages en nature ou les systèmes de retraites et de prévoyance [Livian, 2003, p. 90]. L’extension de cette logique marchande et financière à la rémunération des non-cadres, et plus précisément aux salariés d’exécution, butte sur des contraintes liées au système de relations professionnelles mais aussi à la nature du travail et aux formes possibles de son évaluation, comme l’avaient déjà montré les études monographiques de D. Linhart, P. Rozenblatt et S. Voegele [1993]. D’abord, nous l’avons dit, le poids de l’environnement légal et conventionnel est prépondérant pour la rémunération des ouvriers et des employés peu qualifiés. Ensuite, leur inscription dans des carrières peu évolutives, des parcours professionnels peu qualifiants, limite l’horizon d’évolution des augmentations individuelles rendant ces formes de rémunération peu incitatives. Comme le souligne B. Lamotte [1993, p. 48], « l’individualisation, en tant que système visant à dynamiser des personnes et des compétences, en prenant en compte le mérite individuel, n’est compatible qu’avec certaines formes d’organisation du travail, et en particulier les organisations qualifiantes », qui seules offrent de vraies possibilités de promotion ; sinon ce n’est qu’un instrument de flexibilité qui sera combattu par les syndicats. De fait, la présence syndicale limite le poids de l’individualisation dans les formules salariales des non-cadres. Enfin, la réalisation d’un travail standardisé, fortement intégré à une chaîne
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de production, laissant peu de place à l’autonomie et à l’initiative individuelle, rend son évaluation délicate alors même que la légitimation des résultats de cette évaluation est une condition fondamentale de son caractère incitatif. En somme, l’étude de ce système de rémunération segmenté fait apparaître en creux les limites de l’octroi exclusif d’augmentations individualisées et/ou réversibles repérées par de précédentes études. À savoir, l’existence d’un processus de travail fortement intégré soumis au risque de concurrences improductives entre salariés, favorisant a contrario l’intéressement comme outil de mobilisation productive. Mais aussi la présence d’une main-d’œuvre peu qualifiée, peu payée, aux carrières peu évolutives limitant le pouvoir incitatif de ces formes de rémunération comme leurs marges de manœuvre. Enfin, l’existence de relations professionnelles institutionnalisées et une présence syndicale augmentant le pouvoir de négociation de ces salariés.
L’OCTROI D’AUGMENTATIONS GÉNÉRALES : INERTIE OU STRATÉGIE ? Les deux types de politique salariale que nous venons successivement d’examiner fédèrent chacune moins de 20 % des établissements représentés. La politique la plus commune est en effet l’octroi d’augmentations générales à l’ensemble des salariés, troisième et dernier type de politique distingué. Cette politique est suivie par plus de la moitié des établissements de notre échantillon et recouvre dans la majorité des cas des formules salariales mixtes : le choix de formules salariales, cadres ou non-cadres, ne comportant que des augmentations générales ne concerne en effet qu’un peu plus de 10 % des établissements de cette catégorie. Cette politique constitue le centre de gravité du système français de rémunération. Elle apparaît non seulement comme la plus fréquente mais aussi comme la plus stable puisqu’elle est la seule qui soit associée significativement à une absence de changement en matière de pratique salariale sur les trois dernières années. L’étude des caractéristiques distinctives des établissements qui adoptent cette politique met en évidence la prégnance de la logique conventionnelle sur la logique marchande dans ce mode de formation des salaires et permet d’en décrypter les ressorts. Cette logique conventionnelle transparaît d’abord à travers le recours prépondérant de ces établissements aux conventions collectives pour la détermination du salaire de base, et ce quelle que soit la catégorie de personnel considérée. Ces conventions sont signées soit au niveau de la branche – modalité la plus commune, soit au niveau de l’établissement ou de l’entreprise – modalité dont l’influence est la plus significative. Cette
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logique se manifeste ensuite à travers le rôle primordial accordé aux recommandations de branche, à l’inflation et au maintien d’un bon climat social dans les décisions de revalorisation salariale. À l’inverse, la référence aux résultats financiers de l’entreprise ou à l’état du marché externe est moins souvent mise en avant par ces établissements. La prédominance d’une logique de compromis se comprend d’autant mieux que la gestion de ces établissements apparaît moins souvent soumise à des exigences fortes en termes de croissance ou de rentabilité. Cette moindre exigence pourrait s’expliquer par une plus faible exposition concurrentielle : marché local, prévision facile de l’activité, part de marché importante sont autant de caractéristiques qui distinguent du profil moyen les établissements qui optent pour cette politique. Mais ce n’est pas cet environnement concurrentiel qui apparaît significatif toutes choses égales. C’est plutôt la nature de l’actionnaire principal qui apparaît déterminante, à travers son incidence en termes de pression financière sur la gestion de l’entreprise. Ainsi, la présence d’investisseurs institutionnels privés aux premiers rangs du capital de l’entreprise comme la cotation en bourse sont des caractéristiques qui défavorisent cette politique salariale, la présence d’investisseurs institutionnels publics jouant en sens inverse. La prégnance d’une logique conventionnelle s’explique aussi par le poids de l’implantation syndicale. L’existence d’une représentation syndicale, d’autant plus forte que le taux de syndicalisation des salariés est élevé, augmente significativement la probabilité du choix par un établissement de formules salariales avec augmentations générales. Mais l’effet « présence syndicale » ne se laisse pas ici interpréter en termes de rapports de force ou de pouvoir de négociation. Plus précisément, ce n’est pas à travers son incidence sur la survenue plus fréquente de négociations ou de conflits salariaux que cette présence syndicale joue puisqu’aucune de ces deux variables n’a en elle-même d’influence significative sur la probabilité d’un tel choix de rémunération. Il nous semble dès lors que c’est en tant que simple indicateur de l’existence d’un collectif de travail que l’implantation syndicale agit ici, indépendamment de son incidence en termes de conflits ou de coopération, pour reprendre les termes de Thomas Coutrot [1996]. De fait, si, comme le note cet auteur, la présence syndicale peut être considérée comme la manifestation d’un collectif de travail « autonome », la mise en avant, par les représentants de la direction interrogés, de motivations symboliques comme source d’engagement productif des salariés, peut être lue, quant à elle, comme le signe d’un collectif « subordonné ». Or, précisément, les établissements qui suivent cette politique salariale sont aussi plus nombreux que la moyenne à mettre en avant l’adhésion aux objectifs de l’entreprise comme motif d’implication des non-cadres dans leur travail.
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Autonome ou subordonné, l’affirmation d’un collectif de travail au sein de l’établissement peut s’interpréter comme constituant un obstacle à l’individualisation et à la flexibilisation de la relation salariale et comme favorisant a contrario une régulation conventionnelle. De ce fait, le versement d’augmentations générales peut lui-même être lu comme la reconnaissance, par la direction, de la force coopérative de ce collectif, de son pouvoir productif. Comme l’indique D. Linhart, P. Rozenblatt et S. Voegele [1993, p. 35], « ces politiques d’augmentation générale affichées, négociées ou non, et différenciables selon les catégories, sont encore largement conçues comme fondant un ciment irremplaçable à l’esprit de coopération dans l’entreprise ». La reconnaissance de cet esprit de coopération explique, à l’inverse, une vision plus fréquemment négative de l’individualisation : les problèmes d’équité et d’évaluation des performances sont en effet plus souvent mis en avant par les représentants de la direction des établissements qui suivent cette politique salariale. Cette interprétation est renforcée par l’examen d’autres variables significatives, qui peuvent toutes être interprétées comme ressortant de facteurs favorisant la présence de tels collectifs. Ainsi la probabilité d’opter pour cette politique salariale est-elle accrue significativement par l’ancienneté de l’établissement, la stabilité de l’emploi dans ses murs (tout au moins pour le noyau dur de la main-d’œuvre), mais aussi son appartenance à un secteur s’inscrivant dans une logique de service (du) public ou caractérisé par des marchés internes développés. Les établissements qui font ce choix sont en effet plus nombreux dans les secteurs des transports, de l’éducation, de la santé ou de l’action sociale et plus encore dans celui des banques et assurances ; à l’inverse, ils sont moins présents dans les secteurs du commerce et de l’industrie des biens d’équipement. Pour autant, ces indices de l’affirmation d’un collectif de travail ne sont pas associés à ceux d’une organisation du travail favorisant l’initiative des salariés. On observe au contraire que le choix de formules salariales avec augmentations générales pour tout le personnel est associé à une organisation du travail structurée verticalement, accordant peu d’autonomie aux salariés dans l’exécution de leurs tâches, une place importante au contrôle hiérarchique et ayant faiblement recours aux dispositifs participatifs. Si les salariés sont, dans leur travail, moins fréquemment soumis à des contraintes temporelles fortes (production en flux tendu), ils sont en revanche plus souvent contraints par une description précise de la tâche à accomplir et donc une faible marge de manœuvre dans sa réalisation. L’organisation du travail relève ici plus d’une logique de poste que d’un déploiement des compétences, dans le cadre d’une stratégie concurrentielle reposant moins fréquemment sur l’innovation que sur la qualité. D’ailleurs les entretiens d’évaluation, quand ils ont lieu, sont plus fréquemment sans effet direct
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voire sans effet aucun sur le salaire et les primes, la promotion ou la sécurité de l’emploi. Dans ce modèle, le poids de la flexibilité se manifeste plutôt sur le versant de l’emploi à travers une gestion probablement duale du travail avec, d’un côté, un temps d’apprentissage suffisamment long pour favoriser une fidélisation de la main-d’œuvre à travers une politique d’augmentations générales garantissant le pouvoir d’achat et, d’un autre côté, un recours plus fréquent aux CDD. Doit-on conclure que cette politique salariale est avant tout le fruit d’une inertie favorisée par la résistance, si souvent dénoncée, des collectifs de travail ? Les données de l’enquête REPONSE nous invitent à ne pas nier la dimension stratégique de cette politique, dont il est possible de distinguer deux composantes. Cette politique salariale nous semble en effet relever d’un régime de compromis dont la nature diffère avec la nature plutôt « subordonnée » ou plutôt « autonome » du collectif de travail qui en est partie prenante6. Ces deux logiques apparaissent clairement quand on discrimine les établissements pratiquant cette politique, selon qu’ils appliquent ou non exactement la même formule salariale aux cadres et aux non-cadres. Du côté des établissements pratiquant l’uniformisation des formules salariales, le régime de compromis semble dominé par une logique de « régulation conjointe » [J.-D. Reynaud, 1993], avec un collectif de travail plutôt subordonné. Ce choix est en effet favorisé par l’existence de négociations ou discussions salariales (au sein de l’entreprise ou de l’établissement, l’année de l’enquête), une politique de communication interne active et la reconnaissance, par les représentants de la direction, de l’influence des représentants du personnel sur les décisions de la direction dans le processus de la négociation. À l’inverse, le poids accordé aux recommandations de branches pour les décisions de revalorisation apparaît plus faible. Ces établissements, qui appartiennent plus souvent au secteur des banques et assurances et à celui de l’éducation, de la santé et de l’action sociale se distinguent également par une main-d’œuvre proportionnellement plus qualifiée et moins syndiquée, dont l’adhésion aux objectifs de l’entreprise est plus souvent mise en avant comme motif de mobilisation productive. Cette adhésion apparaît récompensée par l’octroi plus fréquent dans ces établissements de primes individuelles mais aussi, bien que dans une moindre mesure, de primes collectives et d’augmentations individuelles, 6. Suivant toujours les termes de l’analyse de Th. Coutrot [1996], les collectifs de travail « autonomes », produit de l’interaction verticale des travailleurs, possèdent des objectifs et des valeurs relativement indépendants de l’organisation qui les abrite ; les collectifs de travail « subordonnés », produit d’une interaction impulsée verticalement par la hiérarchie, possèdent quant à eux un système d’action et de représentation en adéquation avec les objectifs propres à l’organisation.
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aux salariés non-cadres en complément des augmentations générales. Ce système d’augmentation mixte, assurant un niveau de rémunération plus élevé, est favorisé par la rentabilité de l’établissement, jugée moins fréquemment inférieure à celle de ses concurrents, et une part de marché importante. De l’autre côté, celui des établissements qui différencient leurs formules salariales cadres et non-cadres, le régime de compromis semble conditionné par l’importance de la « régulation autonome » [Reynaud, 1993] impulsé par le collectif de travail. À l’inverse de la précédente, cette politique est en effet d’autant plus probable que, selon le représentant de la direction interrogé, les travailleurs de l’établissement jouissent d’une autonomie dans le règlement des problèmes qu’ils rencontrent, manifestent un moindre degré d’adhésion aux objectifs de l’entreprise et présentent un taux de syndicalisation élevé. De même, la pauvreté du dialogue social dans l’entreprise ou l’établissement transparaît, a contrario, à travers l’absence plus fréquente d’instance représentative élue du personnel et de négociation ou discussion salariale sur la période ; la négociation de branche, à laquelle les représentants syndicaux sont attachés, paraît ici prendre le pas à travers l’importance des recommandations de branche en matière de revalorisation salariale. Pour ces établissements plus souvent placés dans une situation économique défavorable et dotés d’une main-d’œuvre peu qualifiée, les salaires semblent perçus comme un coût à réduire plutôt que comme un investissement. La maîtrise des coûts salariaux apparaît en effet plus fréquemment comme un objectif et le versement complémentaire de primes à la performance ou d’augmentations individuelles y sont plus rares pour les non-cadres. Sachant que, d’une part, la demande de travail est d’autant plus sensible aux coûts salariaux que les travailleurs sont peu qualifiés et que, d’autre part, les salaires augmentent plus vite en cas de formules salariales mixtes [Brizard, 2005 et 2006], il est possible d’interpréter ici l’octroi d’augmentations générales, probablement calés sur les minima de branche, comme un instrument de modération salariale préservant le climat social en présence d’un collectif de travail relativement autonome ; les gratifications sont plutôt réservées aux cadres par l’intermédiaire de primes et d’augmentations individualisées.
CONCLUSION L’examen des politiques de rémunération des établissements français à travers l’enquête REPONSE fait apparaître la diversité des pratiques et la pluralité des logiques à l’œuvre. Si le recours aux formes individualisées et réversibles de rémunération est aujourd’hui généralisé, la ligne
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de démarcation semble reposer à présent sur le fait d’y recourir de façon exclusive (i.e. de renoncer aux augmentations générales) et, face à la complexification des formules, de segmenter ou non les pratiques entre cadres et non-cadres. La thèse du renouvellement des modèles productifs post-fordistes pourrait laisser penser que cette double ligne de démarcation est vouée à disparaître. Comme souvent l’enquête REPONSE permet de nuancer les jugements tranchés auxquels peuvent conduire des réflexions purement théoriques. Cette étude conduit en effet à relativiser l’intentionnalité stratégique qui sous-tend les politiques de rémunération, en soulignant le poids conjugué des contraintes institutionnelles, marchandes et organisationnelles. Tout d’abord, l’influence du contexte institutionnel dans lequel l’établissement évolue et, plus précisément, du degré d’institutionnalisation des relations professionnelles, se révèle toujours déterminante. Les négociations et conventions collectives de branche, le salaire minimum, la présence syndicale ou les négociations salariales au sein de l’établissement ou de l’entreprise sont, nous l’avons montré, autant de facteurs ayant une incidence significative sur les pratiques de rémunération. Ensuite, si affaiblissement de ce cadre légal et conventionnel il y a, c’est alors le pouvoir de prescription du marché qui voit sa marge de manœuvre s’accroître, à travers la pression concurrentielle sur le marché des produits et sur le marché des capitaux. L’intensité de la concurrence à laquelle est soumise l’activité principale de l’établissement comme la pression actionnariale sur la rentabilité financière de l’établissement se traduisent par des impératifs auxquels la gestion des établissements est soumise, qui, nous l’avons vu, retentissent sur les critères primordiaux présidant aux décisions de revalorisation salariale et par suite sur leur forme. Enfin, ces deux types de prescription se déclinent à leur tour en fonction de la nature du procès de travail engagé, du type de mobilisation productive recherchée et des formes possibles de son évaluation. Sans surprise, les politiques de recours exclusif aux augmentations au mérite et aux primes à la performance sont favorisées par un cadre institutionnel plutôt lâche, une pression concurrentielle et financière importante et un large degré d’autonomie des travailleurs dans l’exécution de leur tâche. À l’inverse, les politiques de recours aux augmentations générales, pour l’ensemble des salariés ou seulement pour les non-cadres, sont favorisées par l’importance des prescriptions collectives, par la faiblesse de la pression concurrentielle sur l’activité principale et par le peu d’autonomie accordé aux travailleurs ; la différence entre ces deux dernières politiques s’exprimant dans le poids de la contrainte financière. Plus inattendu, est l’effet de la qualification du travail. Si la montée en qualification de la main-d’œuvre joue en faveur de l’uniformisation des formules salariales
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cadres et non-cadres, quels que soient les modèles, elle fait également apparaître, en creux, une déclinaison de ces modèles aux conséquences très différentes sur la condition des salariés. Par où l’on voit que des pratiques de rémunération apparemment voisines peuvent en fait servir des logiques de gestion du travail très différenciées.
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Rémunérations incitatives et modèle salarial en France et en Grande-Bretagne
David Marsden, Richard Belfield et Salima Benhamou
Depuis quelques années se diffusent en France et en Grande-Bretagne des schémas de rémunération de plus en plus focalisés sur la performance des salariés, que ce soit au niveau individuel ou au niveau collectif. Même si leur succès peut être en partie imputé aux cadres légaux et fiscaux qui les favorisent dans certains cas (notamment en France), les dispositifs incitatifs comme l’intéressement ou les plans de participation témoignent aussi de la recherche de nouvelles méthodes de gestion de ressources humaines tant sur le plan de la flexibilité que de l’implication des travailleurs. La rémunération n’est plus uniquement ajustée à un poste précis ou à la qualification, mais semble répondre à une logique de plus en plus individualisée et être associée aux performances des salariés. Face à la panoplie importante dont disposent actuellement les entreprises en matière de rémunération, leur choix dépend-il de la même manière en France et en Grande-Bretagne de nouveaux critères de compétitivité et de nouvelles exigences organisationnelles ? Auquel cas, nous pouvons nous demander si ce que nous observons sont les prémices d’un nouveau modèle de stratégie salariale tournée vers la performance. Ou au contraire assistons-nous à des choix différenciés en matière de stratégies salariales. Auquel cas, le poids des systèmes de relations industrielles et des constructions culturelles continuerait de jouer un rôle important. Dans ce chapitre, nous analysons les déterminants de l’adoption des systèmes incitatifs à partir de données concernant les relations d’emploi et les pratiques de gestion des ressources humaines dans les établissements britanniques et français. De fait, la mobilisation de deux enquêtes réalisées en 2004 dans ces pays nous offre une opportunité unique de repérer l’utilisation des systèmes incitatifs et les choix en matière de politiques salariales. Mais, mise à part la disponibilité d’un appareil statistique, pourquoi
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comparer l’expérience de la France et de la Grande-Bretagne ? En premier lieu, parce que les économies de ces deux pays se ressemblent sur plusieurs points. De taille et d’âge similaires, ces deux économies européennes ont des structures et des niveaux de développement comparables. Les établissements et les entreprises de ces deux pays ont dû faire face aux mêmes défis de la globalisation des échanges et de l’exploitation de nouvelles technologies. Elles ont été confrontées aux mêmes problèmes d’adaptation de leurs structures organisationnelles et de leurs relations sociales à cette nouvelle donne. Néanmoins, et c’est également une raison supplémentaire de comparer les deux pays, sur le plan institutionnel elles ont des différences importantes. Tout d’abord, les structures de représentation des salariés en entreprise y diffèrent fortement [Coutrot, 1998]. Alors qu’en France les accords de branche conservent une influence significative, bien que déclinante, sur les salaires de base au sein des établissements, ce niveau de négociation a pratiquement disparu dans le secteur privé britannique, et ce depuis au moins un quart de siècle. De plus, en France les structures de représentation ont mieux résisté qu’en Grande-Bretagne, pays qui a vu son ancien système de relations industrielles s’effriter. Cette évolution se manifeste dans la diminution progressive du nombre d’établissements privés couverts par les conventions collectives, ainsi que dans la baisse de l’effectif syndical [Blanchflower et al., 2007]. Les lois récentes sur le droit à la représentation syndicale dans l’entreprise (Employment Relations Act, 1999) ainsi que l’obligation pour l’employeur d’informer et de consulter ses salariés (Information and Consultation of Employees Act, 2005) ont suscité l’espoir d’un renversement de cette tendance, mais jusqu’ici les résultats ont été modestes. Une autre différence importante concerne l’implication de l’État en matière de rémunérations. Depuis longtemps en France, les pouvoirs publics encouragent les systèmes de partage de profit comme l’intéressement, et obligent au-delà de 50 salariés l’introduction de la participation financière. En Grande-Bretagne, même si le gouvernement est intervenu à certaines périodes de manière indirecte via des incitations fiscales, les employeurs jouissent d’une plus grande autonomie au niveau local pour le choix des méthodes de gestion et des systèmes de rémunération. Ce dernier constat s’intègre dans une opposition souvent évoquée entre le mode de régulation des deux économies. Outre Manche, la France est souvent considérée comme un pays faisant partie de cette « vieille Europe sociale » rigide où la coordination avec le marché relève de la capacité à articuler les intérêts des acteurs pour atteindre une action collective, alors qu’en Grande-Bretagne, pays considéré comme faisant partie de ce 1. L’enquête WERS ne recense pas les établissements en Irlande du Nord.
RÉMUNÉRATIONS INCITATIVES ET MODÈLE SALARIAL EN FRANCE…
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système dérégulé, caractérisé par la « nouvelle économie européenne » [Hall et Soskice, 2001 ; Bessy et al., 2001], la coordination par le marché repose plus sur une série d’accords individuels entre les acteurs. L’hebdomadaire The Economist illustre notamment bien ce point de vue dans le dossier spécial qu’il a consacré à la situation française dans son numéro du 20 octobre 2006. On peut alors s’attendre à ce que la France privilégie plutôt les incitations collectives et les établissements britanniques les incitations individuelles. En réalité, nous verrons que c’est la situation inverse qui se présente. Les établissements français sont les plus gros utilisateurs d’incitations salariales liées à la performance, surtout individuelles sous forme de prime ou d’augmentation, révélant une logique d’individualisation des rémunérations étonnamment plus développée qu’en Grande-Bretagne. Le chapitre commencera par une description de la répartition des pratiques incitatives présentes dans les établissements des deux pays. Puis, nous passerons en revue les différents facteurs susceptibles d’influencer le choix des entreprises à la lumière des principaux apports des théories économique et managériale. Enfin, le poids relatif de ces facteurs sur les différentes pratiques sera estimé par une analyse économétrique.
SYSTÈMES INCITATIFS ET PRATIQUES DE GESTION DES RESSOURCES HUMAINES EN FRANCE ET EN GRANDE-BRETAGNE En 2004, les établissements britanniques et français font un usage très diversifié des dispositifs incitatifs individuels et collectifs. Deux types de dispositifs, présents dans les deux pays, peuvent toutefois être identifiés. Le premier type regroupe les augmentations individuelles (qui correspondent aux « rémunérations au mérite » en Grande-Bretagne, cf. encadré 1) et les primes individuelles de performance. Ces pratiques de rémunération visent en effet toutes deux à rétribuer les salariés selon leur contribution individuelle aux résultats de l’entreprise. Mais leurs caractéristiques diffèrent sur certains points. Tout d’abord, les augmentations individuelles (ou « au mérite ») sont accordées aux salariés suite à une évaluation qualitative de leur performance par les responsables hiérarchiques. Il peut s’agir d’une évaluation globale de la performance du salarié selon un ensemble de critères (qualité du travail, capacité d’intégration, prise d’initiative, etc.) ou d’une évaluation relative à la réalisation d’objectifs personnels fixés à l’avance. À l’inverse, les primes de performance sont liées à la productivité individuelle, comme dans les cas du travail à la pièce ou de la commission sur les ventes et profits réalisés. Les critères sont alors davantage d’ordre objectif et quantifiable. Bien sûr, dans
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la pratique il y a souvent une zone grise où les deux principes peuvent se croiser. De plus, ces deux types de rémunération se distinguent aussi par leur caractère réversible, ou non. En effet, les primes de performance individuelle sont redéfinies chaque année en fonction des résultats économiques de l’entreprise. Elles constituent un complément aléatoire donnant lieu à une récompense sous forme de bonus ponctuel en fonction de la performance réalisée au cours de la période de référence par le salarié. En revanche, les augmentations individualisées (« au mérite ») de salaire sont traditionnellement irréversibles, elles augmentent définitivement le salaire de base. Ce premier type de rémunération contraste avec un autre système d’incitation qui se traduit par le versement d’une prime collective. Dans
Encadré 1 – Augmentat ons nd v dua sées en France et rémunérat ons au mér te en Grande-Bretagne En France, l’expression « rémunération au mérite » (courante en Grande-Bretagne) est peu utilisée. Les principales enquêtes qui ont analysé le phénomène de l’individualisation lui préfèrent l’expression « hausse individualisée des salaires », par opposition aux « augmentations générales des salaires ». C’est notamment le cas dans l’enquête REPONSE qui renseigne sur les augmentations individualisées hors primes. L’adoption de cette terminologie s’explique en partie par l’émergence de rapports conflictuels entre la hiérarchie et les salariés au moment de son implantation au cours des années 1980, notamment en raison du caractère subjectif de l’évaluation des performances globales du travailleur et de la crainte qu’un classement au mérite puisse conduire à des risques d’iniquité importants [Roussel, 2000]. Le terme de rémunération au « mérite » fut alors souvent abandonné pour être remplacé en France par celui moins controversé « d’individualisation ». Il est resté utilisé en Grande-Bretagne comme en témoigne l’enquête WERS, qui définit la rémunération au « mérite » comme un type d’incitation qui se base sur la performance individuelle et qui est évalué subjectivement par le responsable hiérarchique. Les enquêtes REPONSE et WERS confirment que les deux concepts de salaire au mérite et d’augmentations individualisées sont très proches dans la pratique des entreprises. Selon l’enquête française, neuf établissements sur dix qui pratiquent les augmentations individualisées se basent sur la performance globale du travailleur. Les critères les plus importants sont l’intensité des efforts fournis par le salarié, la réalisation d’objectifs individuels ainsi que sa contribution au bon fonctionnement de l’équipe. De plus, dans les deux pays les établissements pratiquant les augmentations individualisées ou au « mérite » ont presque tous recours à des procédures d’évaluation de la performance (80 % en France, 85 % en Grande-Bretagne), pour certains ou l’ensemble de leurs salariés non-cadres. Les entreprises qui se sont lancées dans cette direction se sont très vite aperçues de la nécessité de soutenir ces politiques par des systèmes d’évaluation pour se prémunir contre des accusations d’injustice et d’arbitraire de la part de leurs salariés. Ceci vaut en premier lieu pour l’individualisation, comme en témoignent les études d’entreprises individuelles de Linhart et al. [1993] et d’Eustache [1986]. Aussi, afin d’aligner encore davantage les concepts utilisés dans cette comparaison, nous n’examinons les « augmentations individualisées » et « salaires au mérite » que lorsque ces pratiques se combinent avec l’existence d’entretiens d’évaluation pour tous les salariés de l’établissement.
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les deux pays, ces primes sont généralement utilisées pour récompenser l’effort issu d’un travail collectif. Comme les primes individuelles, elles constituent des primes de rendement ou d’objectif collectif et sont versées sur la base du résultat ou de la production observée. Elles sont connues en Grande-Bretagne sous le terme de « profit-related pay » ou de « profit-sharing », qui visent à rémunérer les salariés sur la base de la performance constatée de l’entreprise, et en France sous le terme de prime d’intéressement (cf. encadré 2). Dans les deux pays, cette forme de rémunération collective a bénéficié à différentes époques d’avantages fiscaux. En 2004, de telles mesures fiscales sont encore en vigueur en France. Les entreprises n’en bénéficient plus depuis 2000 en GrandeBretagne. Dans les deux pays, d’autres dispositifs sont utilisés pour renforcer l’implication collective des salariés, comme la participation au capital de l’entreprise ou les plans d’épargne salariale (Employee Share Ownership Plan, Savings Related Share options). Cependant, en raison des différences de questionnaire des enquêtes WERS et REPONSE, nous nous limiterons pour la comparaison des incitations à l’analyse comparative du dispositif d’intéressement en France et du profit-related pay en Grande-Bretagne.
Encadré 2 : Intéressement et « profit-re ated pay » L’intéressement, introduit en France en 1957, est un dispositif permettant aux salariés de bénéficier financièrement des résultats de l’entreprise ou, plus généralement, de ses performances (par exemple l’accroissement de la productivité, des objectifs de qualité, etc.). Si les objectifs sont atteints, des primes sont distribuées collectivement aux salariés : la loi impose que tous les salariés du niveau auquel la performance est calculée (l’atelier, l’établissement, l’entreprise ou le groupe) soient éligibles et que le montant total soit réparti selon le niveau de salaires de chacun. De plus, ces primes collectives, disponibles sans délai de blocage, sont exonérées de cotisations patronales et salariales. Leur introduction est une mesure facultative, mais la conclusion d’un accord d’intéressement, son mode de calcul et sa grille de répartition doivent être ratifiés soit par les représentants du personnel, soit directement auprès des salariés par voie de référendum. Les accords d’intéressement ont connu un fort développement dans les années 80 et 90, depuis l’ordonnance de 1986 qui en a assoupli la formule instituée. Bien que le nombre d’accords varie en fonction des secteurs et de la taille des entreprises, 34 % de la population salariée des secteurs marchands non-agricoles était concernée par les accords d’intéressement en 2005 [Cellier et Chaput, 2007]. Des mesures fiscales similaires favorisant le « profit-related pay » ont été introduites en 1987 au Royaume-Uni, et à son apogée en 1996, environ un salarié sur cinq en bénéficiait. À partir de 1997, les avantages fiscaux ont été progressivement retirés, et ils ont cessé en 2000 [Poutsma, 2001]. Les plans actuels en Grande-Bretagne sont tous discrétionnaires et ne bénéficient plus d’avantages fiscaux.
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Comparaison des taux d’utilisation des dispositifs incitatifs en 2004 Le tableau 1 présente une vue d’ensemble de l’utilisation de ces différents types d’incitations par les établissements dans les deux pays. Pour faciliter la comparaison (la définition des cadres diffère légèrement entre les deux pays), nous présentons des estimations pour les salariés non-cadres ainsi que pour la totalité des salariés. Dans la partie du chapitre qui s’intéresse aux facteurs influençant le choix des systèmes de rémunération, nous nous limiterons aux non-cadres car plusieurs questions sur les pratiques organisationnelles ne portent que sur la catégorie la plus nombreuse de l’établissement. Il apparaît clairement que les systèmes incitatifs sont très répandus dans les établissements de vingt-cinq salariés ou plus (champ commun aux deux enquêtes) de ces deux pays. Dans quatre de ces établissements sur cinq en France, et trois en Grande-Bretagne, les systèmes de rémunération comprennent des compléments incitatifs pour les salariés non-cadres. On observe aussi que ces compléments sont largement plus présents en France qu’en Grande-Bretagne : par exemple, 68 % des établissements utilisent des incitations individuelles pour les non-cadres en France contre 41 % en Grande-Bretagne. Ces résultats sont corroborés par d’autres enquêtes conduites par le ministère du Travail français sur l’évolution des systèmes de rémunération et plus particulièrement le développement des incitations individualisées depuis le milieu des années quatre-vingt [ministère des Affaires sociales et de l’emploi, 1988 ; ministère du Travail, 1992 ; Sandoval, 1996 et 1997 ; Barreau et Brochard, 2003 ; Brizard et Koubi, 2007]. L’individualisation des salaires en France peut s’expliquer par plusieurs raisons. Le ralentissement de la croissance et le renforcement de la concurrence ont pu particulièrement contraindre les établissements français à une meilleure maîtrise de l’évolution de leur masse salariale et à l’augmentation de leur productivité du travail [Eustache, 1986] : en effet, les augmentations générales et systématiques, particulièrement répandues en France et souvent jugées comme peu incitatives et plus coûteuses, ont pu conduire les établissements français à souhaiter améliorer l’efficacité de leurs modes de rémunération en introduisant des hausses individualisées de salaires, ce qui a été favorisé notamment par la désindexation des salaires. En Grande-Bretagne, on a assisté à un développement parallèle, mais plus limité, avec le déclin des anciens systèmes de salaire au rendement en faveur d’une expansion du salaire au mérite, surtout parmi les cols blancs et les ouvriers qualifiés. Par ailleurs, nous constatons un taux d’utilisation plus élevé des incitations collectives pour les non-cadres en France qu’en Grande-Bretagne. En effet, dans 45 % des établissements français interrogés, les catégories
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non cadres sont couverts par l’intéressement contre seulement 23 % en Grande-Bretagne. Cette différence s’expliquerait en partie par la présence d’avantages fiscaux en France et leur absence depuis 2000 en GrandeBretagne. Toutefois ils ne semblent en expliquer qu’une partie : lorsqu’on tient compte aussi des plans d’intéressement dont bénéficient les cadres, le taux d’utilisation en Grande-Bretagne se rapproche en effet de celui de la France. De façon cohérente, les DRH français interrogés dans REPONSE indiquent en majorité que l’intéressement facilite la flexibilité des coûts salariaux et contribue à la motivation des salariés. TABLEAU 1. – D STR BUT ON DES SYSTÈMES NC TAT FS EN FRANCE ET EN GRANDE-BRETAGNE EN 2004 Non-cadres
Ensemble des salariés (dont les cadres)
France
GB
France
GB
Augmentations individualisées (avec évaluation pour tous les salariés dans l’établissement)
42,7
14,8
54,8
16,4
Primes individuelles
54,7
32,8
70,7
39,0
Ensemble des incitations individuelles (soit augmentations, soit primes)
68,4
41,0
78,1
48,5
Intéressement
44,8*
23,0
44,8*
44,7
Ensemble des incitations collectives (soit primes collectives, soit intéressement, soit plans d’actions)
61,6
47,9
65,2
63,9
Ensemble des incitations (soit individuelles, soit collectives)
81,9
58,7
85,7
71,2
Établissements utilisant simultanément des incitations individuelles et collectives
47,7
30,2
57,2
41,2
Incitations individuelles
Incitations collectives
Ensemble des dispositifs incitatifs
En % d’établissements utilisant ces incitations pour au moins certaines catégories parmi les populations * Les plans d’intéressement en France s’appliquent à l’ensemble des salariés de l’unité où il est défini (atelier, établissement, entreprise, etc.), d’où un pourcentage identique dans les colonnes « non-cadres » et « ensemble des salariés ». Source : RÉPONSE 2004-2005 et WERS 2004. Champ : établissements de plus de 25 salariés du secteur marchand non agricole.
À première vue, la présence plus forte d’augmentations individualisées en France que de salaire au mérite en Grande-Bretagne peut surprendre. En effet, son attribution dépend d’une évaluation individuelle et subjective par la hiérarchie, qui est de fait plus souvent contestée par les syndicats. C’est pourtant en Grande-Bretagne, pays dans lequel le pouvoir syndical
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a le plus chuté (notamment dans le secteur privé auquel ces données font référence), que nous observons un taux d’utilisation d’« incitations au mérite » plus faible. On constate également un différentiel important entre les deux pays concernant le recours aux primes individuelles de rendement. Autant d’éléments qui invitent à examiner l’ensemble des facteurs pouvant expliquer l’utilisation de tel ou tel système de rémunération dans les deux pays.
LES DÉTERMINANTS DES DISPOSITIFS INCITATIFS : UNE REVUE DE LA LITTÉRATURE
Plusieurs courants de recherche sont dédiés à l’étude des facteurs pouvant influencer l’introduction et le choix des dispositifs incitatifs. Nous proposons ici de les passer en revue.
L’influence de l’organisation du travail, de la technologie et de la qualification Selon la théorie de l’agence, l’introduction de dispositifs incitatifs permet d’inciter les travailleurs à augmenter leur niveau d’effort [Prendergast, 1999 ; Lazear, 1998]. Là où l’effort est difficile à observer mais la performance effective facile à mesurer, cette théorie propose de lier la rémunération à la performance individuelle, comme dans le cas des systèmes de salaire au rendement individuel. Là où les deux sont difficiles à mesurer, soit à court terme, soit de façon distincte pour chaque salarié, le versement d’une prime collective est présenté comme plus efficace que la rémunération individuelle. Cette théorie comporte de nombreuses implications sur le lien que peut entretenir l’adoption de tel ou tel système incitatif avec les caractéristiques d’un établissement. Par exemple, dans des environnements de travail où les salariés sont encouragés à travailler en équipe autonome, à collaborer et à partager des informations, le contrôle et l’évaluation de la performance individuelle devient difficile, et ce sont alors plutôt des primes collectives qui sont prédites par la théorie. Cela étant, ces arguments valent surtout pour les mesures objectives de la performance individuelle. Or il est également possible de procéder à une évaluation subjective par les supérieurs hiérarchiques [Milgrom et Roberts, 1992 ; Baron et Kreps, 1999]. Cette forme d’évaluation serait en effet capable de prendre en compte plusieurs éléments de la complexité du travail et ses objectifs multiples, qu’on mesure mal à l’aide d’indices objectifs. Par exemple, les supérieurs hiérarchiques parviendraient mieux que n’importe quel jeu d’indicateurs à évaluer la qualité de la performance
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[Holmstrom et Milgrom, 1991]. Ils peuvent aussi prendre en compte certains aspects de la qualité de la coopération au sein des équipes. En ce sens, l’existence d’entretiens d’évaluation permettrait l’application d’incitations individuelles à un certain nombre des situations évoquées dans le paragraphe précédent, à condition, par exemple, que le chef d’équipe connaisse bien la performance de chaque membre de son équipe. L’évaluation subjective ne résout pourtant pas tous les problèmes d’interdépendance au travail et parfois le contrôle par les pairs s’avère plus efficace que celui de la hiérarchie. Dès lors que la production résulte d’un travail collectif, la hiérarchie peut se trouver face à un problème potentiel de passager clandestin où chaque individu peut profiter de l’effort collectif en diminuant son propre effort, affaiblissant ainsi la performance globale du groupe. Selon cette théorie, ce sont les primes collectives qui sont adaptées aux cas où la performance dépend de l’équipe. En rémunérant les individus à parts égales, cela permettrait non seulement de favoriser un esprit d’équipe entre les travailleurs, mais aussi de faire émerger un processus de contrôle indirect (mutual monitoring) entre les travailleurs [Kandel et Lazear, 1992]. On peut ainsi envisager que les entreprises disposent d’une gamme d’incitations en fonction du degré de formalisation possible de la mesure de la performance individuelle, allant des primes de rendement individuelles aux primes collectives, en passant par les augmentations individualisées (ou salaires au mérite). Toujours dans ce cadre théorique, des pratiques organisationnelles telles que les cercles de qualité, la polyvalence des travailleurs ou encore la rotation des tâches peuvent rendre difficile la mesure et le contrôle de l’effort individuel. Ces pratiques devraient s’accompagner soit de salaire au mérite, soit de primes collectives. D’autres caractéristiques de l’entreprise, comme le degré de technicité ou le type de qualification du travail peuvent également indiquer des difficultés dans le contrôle du travail : les processus de production où l’intensité de la technologie est importante, comme la production en petite série, conduisent généralement à des applications sophistiquées impliquant un travail plus complexe. Ces situations pourraient elles aussi favoriser l’adoption de salaire au mérite ou de primes collectives alors que l’adoption de primes de rendement individuelles serait plus souvent associée à des technologies de production de grande série où l’intensité technologique est plus faible. Au même titre que la technologie, plus le salarié est qualifié et plus grandes sont en principe l’autonomie qui lui est laissée et consécutivement la préférence de l’entreprise pour l’adoption de primes collectives. À l’inverse, l’adoption de primes individuelles comme les commissions sur le pourcentage de vente ou le paiement à la pièce devrait être plus importante pour des qualifications moins élevées comme les commerciaux ou les ouvriers de type industriel.
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Enfin, les problèmes de contrôle du travail peuvent s’intensifier avec la taille de l’établissement : on peut supposer que les difficultés d’évaluation de l’effort des salariés sont plus grandes dans les grandes entreprises que dans les petites, où la direction a un lien plus direct avec les salariés. Les primes de rendement individuelles seraient en ce sens plus courantes dans les petites entreprises et les incitations collectives plus répandues dans les grands établissements.
Gestion de ressources humaines et efficacité des dispositifs incitatifs Mais la mesure de la performance ne dépend pas uniquement des caractéristiques spécifiques de l’organisation du travail. La théorie psychologique de la fixation des objectifs (Goal-setting Theory, cf. [Locke et Latham, 2002]) met l’accent sur une autre dimension de la relation entre la hiérarchie et les salariés à travers la mise en place d’un dialogue sur les objectifs à atteindre, que ce soit au niveau individuel ou au niveau des équipes, dépassant ainsi la simple notion d’évaluation subjective. Ce dialogue favoriserait une plus grande implication des travailleurs mais surtout, à travers la négociation d’objectifs, faciliterait les mécanismes de coordination reliant les objectifs individuels aux objectifs de l’entreprise. Pour assurer cette convergence, toujours selon cette théorie, l’établissement doit aussi mettre en place un ensemble de techniques permettant de fixer des buts précis et quantifiés afin de mieux mesurer et d’ajuster les niveaux d’efforts nécessaires pour l’atteinte des objectifs. Selon Locke, la participation des travailleurs à l’élaboration des objectifs peut même les conduire à une identification aux objectifs fixés (cf. aussi [Covaleski et al., 1998]) ne rendant plus obligatoire le lien entre la rémunération et la performance. Néanmoins, la fixation des objectifs comprend souvent un élément de négociation soumis en général à un principe de donnant-donnant et la possibilité de toucher une prime en contrepartie peut faciliter un accord sur les objectifs atteindre. Ainsi, on peut s’attendre à ce que la mise en place de dispositifs incitatifs individuels s’accompagne de la présence d’indicateurs d’objectifs (par exemple, de tableaux de bord relatifs à l’absentéisme). Étant donné que les performances collectives sont elles-mêmes tributaires des performances individuelles, on peut s’attendre à ce que ces indicateurs soient aussi associés positivement aux primes collectives. Les théories sur la motivation au travail offrent une autre perspective d’analyse du lien entre pratiques de gestion des ressources humaines et efficacité des systèmes incitatifs. Par exemple, selon la théorie des attentes [Lawler, 1971], le choix de fournir ou non l’effort souhaité par l’entreprise résulte d’un processus motivationnel basé sur la perception
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du lien entre les efforts fournis, les objectifs de performance réalisés et la récompense espérée. L’individu doit non seulement percevoir qu’il peut atteindre les objectifs de performance en ayant les capacités requises (attentes efforts-performances), mais aussi que ses efforts se traduiront par une juste reconnaissance financière (les attentes performances-résultats), en particulier quand celle-ci est fondée sur une évaluation subjective telle que la rémunération au « mérite ». Ainsi, si la rétribution passée ne reflète pas les attentes en matière d’effort réalisé et de récompense obtenue, les travailleurs peuvent alors accorder une valeur moins importante dans le futur à l’égard des systèmes incitatifs affaiblissant, voire annulant l’effet incitatif du dispositif. Comme le souligne Roussel [2000], l’efficacité des dispositifs liés à la performance dépendrait alors de la mise en place de procédures d’évaluation périodiques des salariés assorties d’une information systématique sur l’atteinte des objectifs (bilan des progrès accomplis, des compétences nécessaires) et sur les critères d’évaluation, permettant ainsi aux travailleurs de se situer et d’évaluer la crédibilité du dispositif. En ce sens, on peut s’attendre à une probabilité plus élevée de rémunération au mérite (où les risques d’iniquité sont plus élevés) en présence de systèmes d’évaluation.
Le rôle de l’environnement économique et les stratégies de marché L’introduction de systèmes incitatifs flexibles peut permettre de protéger les entreprises contre des risques non anticipés ou difficilement prévisibles. L’instabilité des marchés ou encore les contraintes de compétitivité peuvent conduire les employeurs à adopter des systèmes de rémunération variables afin d’aligner les coûts salariaux aux conditions du marché. C’est d’ailleurs l’un des avantages que reconnaissent les directeurs des ressources humaines (DRH) qui répondent à l’enquête REPONSE. De plus, les établissements peuvent privilégier des incitations individuelles leur permettant à la fois de se focaliser sur les salariés les plus performants et d’adopter un comportement « rationalisant » (au sens de la rationalité décrite par la théorie économique) le plus possible les politiques de rémunération en fonction de l’incertitude de l’environnement et de la structure du marché. Le type de stratégie économique peut également influencer le type d’incitations adoptées dans l’entreprise : les stratégies orientées vers la qualité des produits et vers l’innovation nécessitant un degré élevé de coopération et de partage de l’information favoriseraient l’introduction d’incitations collectives ou d’augmentations individuelles (au mérite) ; les stratégies tournées vers la compétitivité-prix militeraient plutôt en faveur d’incitation individuelle, comme les primes de rendement ou d’objectifs.
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Le rôle de la représentation syndicale et du climat social Dans la tradition britannique, la représentation syndicale s’appuie sur une notion de norme collective qui s’applique à tous les salariés d’une même catégorie. C’est ce que les Webb [1902] ont appelé la « common rule ». Cette norme répond à deux exigences de l’action syndicale. La première renvoie à la capacité du syndicat à mobiliser ses membres autour d’un objectif commun. C’est ce que Franz Traxler [1995] appelle l’exigence de généralisation à laquelle la campagne de mobilisation doit satisfaire : tous les salariés concernés doivent croire qu’ils partagent le même objectif afin d’assurer une action collective efficace. Plus la norme est simple – la même augmentation pour tous – plus la mobilisation est facile. La deuxième exigence porte sur la capacité à imposer la règle au niveau local. Là encore, plus la règle est simple et claire, plus il est facile aux salariés et à leurs chefs, de la faire fonctionner sur le lieu de travail, et plus ils auront confiance en son efficacité pour protéger les intérêts de chacun. En ce sens, l’individualisation des salaires peut ainsi aboutir à une remise en cause des accords collectifs et menacer les négociations collectives futures. On peut alors s’attendre à ce que la présence de syndicat soit liée à la présence de primes collectives. Un bon climat social peut s’avérer également déterminant dans l’adoption de systèmes incitatifs, en particulier pour l’individualisation.
L’influence des relations professionnelles au niveau de la branche L’influence du secteur sur le choix des systèmes de rémunération peut refléter les conditions spécifiques à la branche qui ne sont pas captées par les autres variables. Par exemple, depuis de nombreuses décennies, le secteur de l’énergie utilise une technologie de processus en continu rendant difficile l’évaluation de la performance individuelle [Touraine, 1966]. Il serait par conséquent plus difficile d’y adopter des incitations individuelles que collectives. Le secteur de la construction, caractérisé très souvent par la multiplicité de sites de travail temporaires et dispersés dans différentes zones géographiques, aurait une probabilité faible d’opter pour des incitations collectives. Les secteurs de la distribution et de la finance regroupant une proportion importante de vendeurs favoriseraient plus l’adoption de primes à la performance individuelle. L’introduction d’incitations peut aussi ne pas correspondre aux valeurs morales d’organisations dont l’activité principale est plus de nature sociale que reposant sur une logique de performance de marché. Ainsi dans certaines activités comme la santé, l’éducation ou le secteur associatif, on peut s’attendre à l’absence de dispositif incitatif lié à la performance.
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Les établissements peuvent en effet être influencés par leur statut (à but non-lucratif) et la « culture » du secteur public, en particulier en France. À l’inverse, en Grande-Bretagne, la concurrence croissante sur le marché de l’éducation et de la santé pourrait avoir favorisé l’introduction d’incitations à la performance. Par ailleurs, l’« effet secteur » peut découler aussi de l’organisation institutionnelle des branches notamment à travers les processus de coordination politique des acteurs en faisant partie. Cette organisation peut engendrer des modèles spécifiques de système d’incitation, soit directement par la voie conventionnelle, soit indirectement par l’échange d’idées entre spécialistes des ressources humaines dans les entreprises de la branche. En ce sens, les associations patronales peuvent jouer un rôle important dans le processus de diffusion des dispositifs incitatifs, par exemple par les services de conseil qu’elles offrent à leurs membres et au travers de réseaux informels (forums, club d’entreprises, etc.). Par conséquent, on peut s’attendre à des zones d’isomorphisme en matière de stratégies salariales incitatives au sein de la branche.
MÉTHODOLOGIE ET PRÉSENTATION DES RÉSULTATS Afin de mesurer l’association des différents facteurs avec les dispositifs incitatifs, nous avons utilisé une méthode de régression logistique, qui permet d’estimer la probabilité relative d’adoption de chaque type d’incitation. Cette méthode comporte l’inconvénient de ne pas rendre compte de l’adoption simultanée de systèmes individuels et collectifs, ce qui est le cas de la majorité des établissements français, mais permet de comprendre les facteurs spécifiquement associés à chaque dispositif de rémunération. Afin de mesurer l’influence des facteurs retenus, nous avons construit des indicateurs à partir de questions posées de façon similaire dans les deux enquêtes. Pour en simplifier la présentation, nous avons regroupé en un seul indicateur chaque famille de questions correspondant à un même thème. Nous avons par exemple construit un indicateur reflétant le degré d’autonomie dont disposent les salariés en réunissant un ensemble de questions comme le pourcentage de salariés travaillant en groupe autonome, leur implication dans l’organisation du travail (planification des tâches, rythme de travail, fixation d’objectifs globaux, résolution de problème). Nous avons également construit un indicateur reflétant la manière dont les salariés participent à la communication et à l’échange d’informations dans l’établissement grâce à la présence de cercles de qualité, de réunions régulières d’ateliers, et à la diffusion de journaux et bulletins d’entreprises. La technicité du travail reflète le degré auquel les salariés de l’établissement
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utilisent, ou ont connu l’introduction récente, de nouvelles technologies dans leur travail. Les autres indicateurs concernent la manière dont la direction de l’établissement fixe des objectifs de performance et évalue le climat social (taux d’absentéisme, démission et turn-over, productivité, etc.), l’intensité de la concurrence (nombre de concurrents, le degré de compétitivité et la part du marché) et l’incertitude de l’environnement (difficultés de prévision que rencontrent les établissements sur l’évolution de leur activité). Pour les autres facteurs, nous avons directement utilisé les questions posées lors de l’enquête. Afin de faciliter la comparaison des données et la lecture des résultats, toutes les variables (indicateurs recalculés ou directement issus d’une question) ont été normalisées selon une échelle de valeurs commune. Avant tout, et même si ces résultats n’ont qu’une valeur heuristique compte tenu des différences de formulation des questions dans WERS et dans REPONSE, on peut souligner la grande similitude des situations rencontrées dans les deux pays (cf. graphique 1). Par exemple, la participation directe, les systèmes d’évaluation de la performance des salariés, le recours à des indicateurs permettant de suivre les objectifs de l’entreprise ainsi que des indicateurs liés au climat social, les pratiques de juste à temps sont présents dans des proportions analogues. Les établissements français et britanniques semblent également faire face de manière similaire à l’intensité de la concurrence. En revanche, la présence de certains facteurs diffère entre les deux pays. Par exemple, l’autonomie accordée aux travailleurs semble plus importante dans les établissements britanniques que français. Ces derniers connaissent cependant un degré de technicité plus élevé que reflète la forte proportion de techniciens (même si un certain rattrapage semble à l’œuvre en Grande-Bretagne). Les établissements français semblent aussi plus orientés vers des stratégies liées à la qualité des produits et à l’innovation, ce qui s’accompagnerait d’une présence plus marquée de programmes de qualité totale alors que leurs homologues britanniques sont plus orientés vers des stratégies de compétitivité-prix. Enfin, une différence attendue entre les deux pays porte sur les relations industrielles : la présence de représentants syndicaux et la couverture conventionnelle sont plus importantes dans les établissements français. Avant d’évaluer l’importance relative de chaque facteur, nous pouvons déjà observer globalement l’influence des facteurs organisationnels et des pratiques de gestion de ressources humaines (GRH) sur l’adoption et le choix des systèmes incitatifs (cf. tableau 2). La part de la variance expliquée par les régressions varie entre 15 % et 30 % selon le type d’incitation et le pays.
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GRAPH QUE 1. – CARACTÉR ST QUES MOYENNES DES ÉTABL SSEMENTS FRANÇA S ET BR TANN QUES EN 2004 Autonomie dans le travail
France
Technicité du travail (innovations récentes)
GB Juste à temps fournisseurs
Indicateurs de performance économique Proportion de techniciens
Importance de l'expérience
Concurrence sur les prix
Délégué syndical Bon climat social
0
02
04
06
08
1
Source : REPONSE 2004-2005 et WERS 2004. Champ : établissements de plus de 25 salariés du secteur marchand non agricole.
L’effet de l’organisation du travail et des procédures d’évaluation En ce qui concerne la dimension organisationnelle, nous observons en France une relation significativement positive entre les augmentations individualisées (ou salaire au mérite) et l’autonomie dans le travail, la technicité et l’intensité participative (groupes de qualités, de résolution de problèmes et de réunions, journaux, etc.). Ces résultats sont conformes aux prédictions de la théorie de l’agent et à celle de la théorie des attentes puisque ces pratiques sont censées à la fois rendre la mesure objective de la performance individuelle plus difficile et témoigner d’une gestion plus individualisée des performances permettant d’établir un lien direct entre la performance du salarié et sa rémunération. Ainsi, les dispositifs incitatifs basés sur une évaluation subjective seraient adaptés sur le plan de la motivation tout en permettant de contourner les difficultés de mesure objective de la performance et les phénomènes potentiels de passagers clandestins. Toujours dans le sens de ces deux théories et de façon cohérente avec les points de vue des DRH rapportés plus haut, on observe qu’en France l’intéressement est lui aussi associé positivement à un fort degré d’autonomie, de technicité, d’intensité participative des salariés. La non-significativité
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE TABLEAU 2. – COMPARA SON FRANCE/GRANDE-BRETAGNE EN 2004 France
Grande-Bretagne
Primes Augmentations Intéressement Primes Salaire au individuelles individualisées § individuelles mérite §
Organisation du travail Autonomie dans le travail Technicité du travail + Intensité participative + Juste à temps fournisseurs -** Programme qualité totale +* Procédures d’évaluation Entretiens d’évaluation + Formation liée à l’évaluation + Utilise des indicateurs de : Performance économique +*** Climat social +*** Caractéristiques des salariés % de commerciaux % de techniciens + Importance de l’expérience Position de marché Intensité de la concurrence Concurrence sur les prix + Stratégie basée sur la qualité +* Relations industrielles Délégué syndical Couverture conventionnelle Bon climat social + Caractéristiques de l’établissement Mono-établissement + Groupe étranger But non-lucratif nd Nouvel étab (<5 ans) + Taille 25-49 + Taille 50-99 + Taille 100-199 + Taille 200-499 + Taille 500-999 + Taille 500-999 Ref Industrie Ref Énergie + Construction +*** Distribution +*** Transports Finance + Services aux entreprises +*** Associations -*** Éducation-Santé privée -*** Services aux particuliers + N Pseudo R2
Profit sharing
+** +*** +*** +*
+ + +*** +
+* +** + + -
+ + + +
+** +* +** -**
omise omise
+*** -
+ +
omis omis
+ +
+*** -
+ +
+* +
-* +**
+ -
+ +** +
+ -
+ + -*
+ +
+ + +
+ +
+ +
+ +
+ -
+ -
+ + +**
+*** + +***
-
+
+ + -
+ nd +* + +** + +* +* Ref Ref +*** + +*** +** +*** +** -*** +***
-*** nd + + Ref Ref +* + + + -*** -
+ + -*** + + + + + + Ref Ref + + + +** nd -*** +
+** + -*** -*** -*** -*** Ref Ref + +** +* + +*** +*** nd + +
-*** -** -** -*** Ref Ref + + + + -* -*
2432
2442
2426
1125
1125
1128
0,1332
0,2703
0,1661
0,1331
0,1788
0,1541
Signification statistique : *** < 2 %, ** < 5 % ; * < 10 %. § Avec évaluation de tous les salariés. Source : RÉPONSE 2004-2005 et WERS 2004. Champ : établissements de plus de 25 salariés du secteur marchand non agricole.
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des coefficients relatifs à deux de ces pratiques invite à la prudence, mais elle peut s’expliquer : premièrement, l’influence de l’autonomie et de la technicité sur l’intéressement peut être masquée par l’effet des incitations fiscales en France ; deuxièmement, la faiblesse des coefficients peut s’expliquer par le fait que nombre d’établissements utilisent plusieurs dispositifs incitatifs simultanément ; enfin, la confiance accordée à ces résultats peut aussi être justifiée par les relations significativement positives entre l’intéressement, et l’autonomie et la technicité en Grande-Bretagne, pays où l’intéressement est le fruit du choix des entreprises, sans les incitations fiscales dont bénéficient les entreprises françaises. Concernant les dispositifs de juste-à-temps, qui exigent une grande flexibilité organisationnelle, nous observons une relation qui est significativement négative en France avec les primes individuelles et qui est significativement positive en Grande-Bretagne avec l’intéressement. Les dispositifs organisationnels comme les programmes de qualité totale, qui sont souvent introduits avec un fort contrôle managérial, semblent aussi liés (certes de façon faiblement significative) aux systèmes incitatifs individuels, que ce soient les augmentations (au mérite) ou les primes (au rendement). Toujours dans le même sens, on observe que dans les établissements britanniques ces programmes ne vont pas de pair avec l’intéressement. Un résultat frappant concernant l’ensemble de variables organisationnelles des théories évoquées précédemment est que leur influence semble globalement moins prégnante dans les établissements britanniques que français. Parfois même, le choix des établissements va dans le sens contraire des canons de la théorie de l’agent (autonomie et technicité sont par exemple associées aux primes individuelles de rendement). On peut en déduire soit que les établissements britanniques ont un comportement moins économiquement rationnel que leurs homologues français, soit que les théories économiques sont moins adaptées en Grande-Bretagne qu’en France pour décrire les comportements effectifs des entreprises. Par ailleurs, comme l’on pouvait s’y attendre, la présence de systèmes d’évaluation pour tous les salariés de l’établissement n’a pas de relation significative avec les primes de rendement individuel. En revanche, on observe en France que la présence de tableaux de bord relatifs à la performance économique et au climat social est liée aux dispositifs individuels d’incitation, mais n’a pas de relation significative avec l’intéressement. La relation entre les incitations individuelles et ces indicateurs d’objectif est moins marquée dans les établissements britanniques, mais c’est surtout la fixation d’indicateurs sur le climat social qui distingue les deux pays : en France, elle est significativement associée à la présence de primes individuelles de rendement alors qu’elle est associée aux augmentations individuelles (salaire au mérite) en Grande-Bretagne.
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Le rôle de la taille de l’établissement, de la qualification des salariés et de la pression concurrentielle Il existe une différence notable entre les deux pays en ce qui concerne l’influence du type d’établissement, surtout pour l’individualisation. La taille de référence étant de 500 salariés et plus, les coefficients positifs en France signifient que les établissements de moins de 500 salariés font une utilisation plus intensive de l’individualisation, alors qu’en GrandeBretagne ce sont les grands établissements qui ont le plus recours à ce genre d’incitations. Bien que les résultats soient moins marqués, il en va de même pour l’intéressement. En ce qui concerne la qualification des salariés dans l’établissement, on ne retrouve pas la relation attendue entre les activités de vente et les incitations individuelles. Toutefois, en France, l’appartenance d’un établissement à la grande distribution est associée à un coefficient fortement positif. Par ailleurs, la technicité du travail semble motiver l’adoption de tous les types d’incitations en France, comme l’indique la relation positive entre la présence d’un fort contingent de techniciens et l’individualisation des salaires. Enfin, le manque d’importance accordé à l’expérience signifie souvent que le travail est simple, ce qui peut expliquer la relation négative entre le degré d’expérience et la présence de primes individuelles de rendement, notamment en Grande-Bretagne. Étant donné l’importance des pressions de la concurrence sur tous les établissements, on aurait pu s’attendre à une influence forte sur les politiques de rémunération : ce n’est pas le cas, aucun des coefficients n’apparaissant comme significatif. Toutefois, une telle influence peut se retrouver de manière indirecte via l’adoption des pratiques organisationnelles déjà décrites. Et ceci peut suggérer que les établissements français et britanniques cherchent davantage à apparier les dispositifs incitatifs au contexte interne en matière d’organisation du travail dans lequel évoluent leurs salariés qu’à l’environnement externe (intensité de la concurrence, stratégies de marché, etc.).
L’influence de la présence syndicale et des régulations professionnelles de branche En France, l’intéressement est favorisé par la présence syndicale et par l’existence d’un bon climat social (d’après les DRH). Mais des relations de travail apaisées ne sont pas liées qu’à l’intéressement. Un bon climat social favorise également les systèmes d’individualisation, ce qui peut se comprendre car ces dispositifs incitatifs exigent une certaine confiance mutuelle pour être efficaces. En Grande-Bretagne, la relation
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entre le climat et l’individualisation est positive aussi, mais de façon non significative. Par ailleurs, avant d’aborder directement l’influence des relations industrielles au niveau de la branche, on peut d’ores et déjà souligner l’importance du secteur d’activité comme facteur associé à certains types d’incitation, même après la prise en compte des facteurs organisationnels, de la technologie, de la nature des marchés et de la taille de l’établissement. Si cette influence est sensible en France comme en Grande-Bretagne, elle est particulièrement marquée en France et ne s’effectue pas de la même manière dans les deux pays. Par exemple, en France, le fait d’être rattaché au secteur de l’énergie ou du commerce joue fortement sur le choix de systèmes incitatifs individualisés tandis qu’en Grande-Bretagne, cela caractériserait plutôt le secteur financier et les services aux entreprises. De plus, les coefficients des secteurs d’activité sont plus dispersés en France qu’en Grande-Bretagne. De fait, on peut se demander s’il existe un effet de branches, comme entités politiques où s’exercent les activités des syndicats de salariés et des organisations d’employeurs : par exemple, est-ce que l’organisation de négociation de branche, dont on a constaté un développement bien plus riche en France qu’en Grande-Bretagne, provoque des différences d’utilisation des systèmes incitatifs, en particulier concernant l’individualisation ? En ce sens, et même si l’on ne dispose pas d’informations directes dans REPONSE sur le contenu des accords de branche, on peut faire l’hypothèse que les syndicats risquent de s’opposer aux incitations individuelles, préférant soit la rémunération des postes et des qualifications, soit des primes collectives. Pour autant, les résultats empiriques ne permettent pas de confirmer cette hypothèse. Le rôle de la branche peut aussi s’exprimer par le biais des associations patronales, qui sont déterminantes pour la coordination entre entreprises, en fournissant des services de conseil en gestion des ressources humaines et en soutenant une activité informelle de réseau entre les directions des différentes entreprises. L’enquête REPONSE nous fournit des informations précieuses à ce sujet en distinguant l’activité des DRH au niveau national, à celui de la branche, à des niveaux plus locaux et enfin dans les clubs de DRH. De toutes ces formes de participation à l’organisation collective du patronat, ce sont les participations aux instances locales et dans les clubs DRH qui sont les plus liées aux dispositifs incitatifs, et cela vaut pour tous types d’incitations salariales – les augmentations individualisées (salaire au mérite) en tête. On observe la même relation en Grande-Bretagne entre participation aux associations patronales (plus faible qu’en France) et adoption de dispositifs incitatifs, mais on ne dispose pas dans WERS d’informations sur les clubs DRH.
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Nous disposons d’ailleurs d’éléments pour expliquer la signification des « effets de branche » en France. Premièrement, comme l’ont noté Eustache [1986], puis Linhart, Rozenblatt et Voegele [1993] au tournant des années 1990, les entreprises ont cherché à développer l’individualisation et d’autres formes de primes en faisant tout d’abord pression sur les minima de branche, ce qui leur a laissé de la place pour développer leurs politiques salariales locales. Deuxièmement, elles ont profité de réseaux informels et des structures patronales afin de développer leurs idées sur la conception et l’efficacité de nouveaux modes de rémunération. Ces auteurs ont noté la nature presque expérimentale de l’introduction des incitations salariales : l’individualisation des augmentations salariales a provoqué des problèmes de justice procédurale, qu’on a ensuite cherché à résoudre en améliorant les procédures et les critères d’évaluation de la performance. Cette interprétation en terme d’expérimentation est renforcée par les résultats du panel WERS qui indiquent que nombre d’établissements changent de dispositifs de rémunération d’une période à l’autre. Et nous avons montré que ces changements se font souvent à la recherche d’un meilleur appariement entre type d’incitation et type d’organisation du travail [Belfield et Marsden, 2003]. La diffusion de ces pratiques au sein d’une branche s’est vraisemblablement réalisée à travers un mécanisme indirect, par le biais des clubs de DRH et des associations patronales favorisant le développement de solutions partagées. D’où une double action de la branche : par les institutions conventionnelles sur les minima salariaux et par les réseaux locaux pour l’apprentissage de nouveaux systèmes incitatifs. Si on peut comprendre de cette manière l’importance en France des « effets de branche » sur les politiques salariales, il reste à expliquer la situation britannique : en l’absence de contrainte liée aux accords de branche, les employeurs ont pu y développer leurs propres politiques salariales et réagir aux pressions des marchés du travail d’une manière très décentralisée, en cherchant les solutions directement au niveau de l’entreprise. Mais cette moindre pression sur les entreprises britanniques s’est peut-être aussi traduite par une exigence plus faible en termes d’innovation et de participation au processus d’apprentissage collectif de ces systèmes de rémunération. Ceci pourrait également expliquer le plus grand flou autour des influences organisationnelles sur le choix des dispositifs incitatifs en Grande-Bretagne. Et on peut rapprocher cette interprétation de celle de Streeck [2004] sur les effets bénéfiques des « contraintes sociales » du système allemand.
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CONCLUSION Les établissements français du secteur privé utilisent bien plus souvent que leurs homologues britanniques les incitations salariales liées à la performance. Cette observation vaut surtout pour les primes individuelles (d’objectif et de rendement) et les augmentations individualisées (ou salaires au mérite). À première vue, ce constat est surprenant compte tenu des stéréotypes associés aux deux économies. Et nous avons vu que si les théories économiques et gestionnaires nous aidaient à comprendre en partie l’utilisation des différents types d’incitations au sein de chaque pays, elles ne suffisent pas à expliquer la différence entre les pratiques observée dans les deux pays. Cette différence peut reposer sur l’existence d’avantages fiscaux en France dans le cas de l’intéressement. Mais pour les incitations individuelles (primes et augmentations), elles renverraient davantage au rôle de la branche : l’organisation collective des employeurs, plus forte en France, leur aurait offert une base plus solide pour partager les expériences et ainsi rendre plus efficace l’introduction de l’individualisation. En France, la nécessité de fonctionner au sein d’un système de négociation de branche et de consulter largement leurs salariés leur a peut-être également donné une impulsion décisive pour améliorer leurs politiques d’incitation et prêter plus d’attention aux questions de justice procédurale. Ces deux éléments pourraient expliquer que, loin des images d’Épinal, les établissements français ont été plus « innovants » en la matière que les entreprises britanniques. Finalement, sont-ce aussi les contraintes sociales qui pèsent sur les établissements français qui expliquent leur plus grande productivité du travail par rapport aux établissements britanniques ? Une question qui reste évidemment ouverte et qui pourrait notamment être examinée par une analyse approfondie de l’effet de l’appariement entre variables organisationnelles et systèmes de rémunération sur la performance économique au sein de ces deux pays.
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En guise de conclusion
L’évolution des modèles socioproductifs en France depuis 15 ans : le néotaylorisme n’est pas mort
Thomas Amossé, Thomas Coutrot Dans cet ouvrage, les enquêtes REPONSE ont permis d’explorer différentes dimensions des modes de gestion des entreprises. En premier lieu bien sûr, et avec différents angles d’approche, les modalités de la régulation sociale mais aussi les formes d’organisation du travail, les politiques de formation, la gestion des compétences ou encore les politiques de rémunération. Certains travaux ont examiné les rapports entre deux de ces dimensions, ou avec les stratégies économiques des entreprises : Patrice Laroche et Heidi Wechtler ont ainsi montré que contrairement aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, le lien entre présence syndicale et rentabilité économique ou financière était faible en France (cf. chapitre 11) ; Corinne Perraudin et ses coauteurs ont quant à eux établi que le recours aux contrats à durée déterminée ou à l’intérim était influencé par les logiques commerciales et financières (cf. chapitre 12) ; enfin, Jean-Louis Dayan et ses coauteurs ont mis en évidence le caractère ténu des liens entre formes d’organisation du travail et types de relations professionnelles (cf. chapitre 15). Le parti pris de ce dernier chapitre est de chercher à prendre en compte simultanément l’ensemble des dimensions qui définissent la stratégie des entreprises. En effet il peut être fructueux de considérer l’entreprise capitaliste comme un système économique et social, orienté vers des buts économiques, et qui doit, pour atteindre ces buts, articuler de façon cohérente les différentes dimensions que sont le positionnement économique, l’organisation du travail, la gestion des ressources humaines et les relations sociales. Il s’agit alors en un sens de renoncer à une démarche analytique concernant chacune de ces dimensions ou leurs liens deux à deux, pour suivre une approche plus systémique. Plus précisément, nous dégagerons empiriquement une typologie des « modèles socioproductifs d’entreprise » à partir des trois éditions de l’enquête REPONSE, typologie
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
que nous comparerons aux principaux modèles théoriques qui émergent de la littérature scientifique des deux dernières décennies. L’enquête REPONSE constitue un dispositif précieux pour confronter les modèles théoriques à la réalité empirique, dans la mesure où, pour chaque établissement enquêté, elle fournit des informations sur ses différentes dimensions « socio-productives ». Si elles sont moins précises que des études de cas en entreprise, ces données statistiques sont à même de dépasser trois limites des analyses existantes : tout d’abord, elles permettent d’évaluer empiriquement la pertinence des modèles au regard des pratiques observées dans un grand nombre d’établissements et de secteurs ; ensuite, elles fournissent des informations comparables dans le temps et certains établissements peuvent même être suivis individuellement au sein du panel ; enfin, elles ne se limitent pas au point de vue des directions mais interrogent aussi les salariés sur leur rapport au travail et à l’entreprise. Nous pourrons ainsi évaluer si un modèle émergent tend à s’imposer dans le tissu productif français au cours de la période étudiée (1992-2004), et si les salariés perçoivent les traits de chaque modèle de la même façon que les responsables d’entreprise.
L’APPROCHE EN TERMES DE MODÈLE SOCIOPRODUCTIF D’ENTREPRISE : UNE BRÈVE REVUE DE LITTÉRATURE Dès les années 1960, des chercheurs en gestion élaboraient la « théorie de la contingence » [Burns, Stalker, 1961], affirmant la nécessité d’une cohérence entre les modes d’organisation interne de l’entreprise et la nature de ses marchés, entre « structure » et « environnement ». Ces auteurs expliquaient qu’une structure hiérarchique et formalisée était adaptée à un environnement stable, alors qu’un environnement changeant et innovant exigeait plutôt une organisation souple et une communication horizontale. Dans les années 1980, ce type d’approche a été repris par les théoriciens de la « firme J » [Aoki, 1991], qui ont ajouté au modèle la dimension de la régulation sociale : la firme J se caractérise par sa stratégie concurrentielle (la différenciation sur un marché de masse), son mode d’organisation (la communication horizontale et l’autonomie des opérateurs), et son mode de régulation sociale (le syndicat d’entreprise, qui représente les salariés permanents, facilite la coopération des salariés et pousse le management à une répartition équilibrée de la rente entre salariés et actionnaires). Les théoriciens radicaux américains ont eux aussi développé une approche systémique de l’entreprise appuyée sur le concept marxien de « régime d’usine » ([Burawoy, 1983]). Un « régime » est un dispositif institutionnel situé « entre le process de travail et l’État » – comme l’indique le titre de
L’ÉVOLUTION DES MODÈLES SOCIO-PRODUCTIFS EN FRANCE DEPUIS 15 ANS
425
l’article de Burawoy –, qui dépasse donc le niveau de l’entreprise, mais rend compte de la cohérence entre le type de concurrence sur le marché des produits, les modes d’organisation du travail et de reproduction de la force de travail. Burawoy distingue deux types de régimes : les régimes « despotiques » où les salariés subissent la domination unilatérale des employeurs parce qu’ils sont en permanence sous la menace du chômage et de l’insécurité ; et les régimes « hégémoniques », où les salariés consentent à leur exploitation car ils disposent de ressources (qualifications, syndicats, code du travail, protection sociale) qui leur permettent de négocier des compromis avec leurs employeurs. Avec la mondialisation du capital, Burawoy diagnostique en outre l’émergence d’un nouveau type de régime, « hégémonique-despotique », où s’exerce non plus seulement « la tyrannie arbitraire du superviseur envers le travailleur individuel » mais « la tyrannie « rationnelle » de la mobilité du capital envers le travailleur collectif » (p. 603, traduction originale), avec les menaces permanentes de fermeture et de délocalisation d’établissements entiers. En recentrant l’analyse sur l’entreprise, on peut distinguer trois types d’incertitudes radicales qui menacent sa survie : incertitude liée à la concurrence sur les marchés ; incertitude provenant de la complexité et de la fragilité du système technique et organisationnel interne ; incertitude découlant de l’existence de collectifs de travail éventuellement turbulents. Pour gérer ces incertitudes, la direction doit mettre en place une stratégie de compétitivité, des modes d’organisation et de gestion du travail, et un mode de régulation sociale [Coutrot, 1998]. Il existe un nombre limité de configurations (ou « régimes de mobilisation de la force de travail ») qui assurent une certaine cohérence entre ces diverses stratégies. On peut aussi qualifier ces configurations de « modèles socioproductifs » [Boyer, Freyssenet, 2000] : le terme de « modèle », entre réponse aux problèmes rencontrés et idéal à atteindre, stylisation de faits empiriques et construction théorique, est défini par ces auteurs comme « un processus largement inintentionnel, de mise en pertinence externe et (de mise) en cohérence interne des changements techniques, organisationnels, gestionnaires et sociaux » (p. 8). Par-delà les débats sur ses fondements théoriques, nous privilégions dans ce chapitre un usage heuristique de la notion qui aide à décrire et comprendre les évolutions récentes à l’œuvre dans le tissu productif, évolutions qui s’inscrivent dans une histoire longue. Ainsi le « despotisme d’usine » décrit par Marx, puis le taylorisme qui s’impose dans la première moitié du XXe siècle sont des modèles despotiques où l’ouvrier, qui exécute un travail rigoureusement prescrit, se trouve sous la menace permanente du licenciement (Burawoy parle de « despotisme de marché ») et dans l’incapacité de résister collectivement du fait de l’atomisation du collectif de travail. L’entreprise paternaliste fonctionne en
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
reproduisant métaphoriquement le modèle familial : les relations de travail se basent sur un « contrôle simple » [Edwards, 1979] de nature autoritaire tempérée par la familiarité ; la relation d’emploi s’inscrit dans le long terme. L’intégration des salariés empêche évidemment toute organisation collective, la résolution des tensions éventuelles s’opérant par ajustement direct. Le taylorisme se distingue cependant du despotisme d’usine par l’organisation scientifique du travail destinée à la production de masse de produits standardisés. Le fordisme, s’il prolonge le taylorisme en ce qui concerne la stratégie de compétitivité-prix et l’organisation hiérarchique du travail (travail à la chaîne, automatisation), s’en différencie par son mode de régulation sociale qui admet l’organisation collective des salariés et limite l’arbitraire patronal, notamment en matière de licenciement. C’est pourquoi le fordisme est un régime « hégémonique » : il repose sur un compromis social, où les salariés consentent à l’intensification du travail en échange de hausses régulières de salaires et d’une relative sécurité d’emploi. Cependant, le « modèle fordiste » compte lui-même plusieurs variantes, comme les modèles « sloanien », « woolardien », etc., analysés dans l’industrie automobile [Boyer, Freyssenet, 2000]. Depuis le début des années 1980, la littérature économique et gestionnaire a multiplié les hypothèses sur les successeurs du « modèle fordiste ». La « spécialisation flexible » [Piore, Sabel, 1989] et la lean production [Womack, Jones, Ross, 1995] cherchent à marier les avantages de la production artisanale et ceux de la production de masse. Mais la spécialisation flexible, qui s’appuyait sur des réseaux et des communautés productives locales, a été mise à mal par la mondialisation et la concentration du capital financier [Courault, 2005], alors que la « lean production » s’imposait largement [Lorenz, Valeyre, 2005]. Dans le même temps émerge le concept de « l’entreprise apprenante » [Nonaka, Takeuchi, 1997], qui fonde sa supériorité compétitive sur sa capacité à mobiliser les connaissances tacites et explicites des salariés pour adapter en permanence ses routines organisationnelles aux changements de son environnement. Pour les besoins de la réactivité (dans un cas) et de l’apprentissage organisationnel (dans l’autre), les modèles de la « lean production » et de l’« entreprise apprenante » s’appuient tous deux, à des degrés certes différents, sur une décentralisation des décisions courantes, des mécanismes de coordination horizontale plutôt que hiérarchique, et un fort degré de coopération des salariés. Au plan de la régulation sociale, ils supposent donc des mécanismes de participation directe des salariés (cercles de qualité, groupes semiautonomes, équipes projet, etc.) et des relations sociales « pacifiées », à la fois grâce à une individualisation très poussée de la relation salariale et une grande mobilité interne et externe des salariés, qui permettent une certaine atomisation des collectifs de travail. Au-delà de leurs points communs,
L’ÉVOLUTION DES MODÈLES SOCIO-PRODUCTIFS EN FRANCE DEPUIS 15 ANS
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l’entreprise apprenante se distingue toutefois fortement du modèle de lean production : la qualification et l’autonomie des salariés y sont beaucoup plus importantes, et le travail beaucoup plus complexe et varié [Lorenz, Valeyre, 2005]. En pratique, les observations empiriques notent une juxtaposition des modèles « innovants » et « traditionnels », ces derniers s’étant modernisés grâce aux nouvelles technologies : néo-taylorisme ou néo-fordisme combinent ainsi les traits habituels du taylorisme et du fordisme avec la surveillance électronique des performances des salariés et les méthodes de conception et de production assistée par ordinateur. Le modèle de l’« entreprise néo-libérale en réseau » [Coutrot, 2002] articule de façon hiérarchisée des unités productives ressortissant de plusieurs modèles (« entreprise apprenante » en tête de réseau, « néo-fordiste » ou « lean production » au premier niveau de filiales ou de sous-traitants, « néotaylorien » au deuxième niveau, etc.), organisées de façon à satisfaire les exigences des actionnaires des têtes de réseau. En outre, la dynamique autonome des relations professionnelles, notamment aux plans national et territorial, imprime bien évidemment sa marque sur les modes de régulation sociale en entreprise : les traditions, les histoires, les institutions contribuent à façonner des modes de représentation des intérêts et d’expression des conflits qui échappent donc en partie à un déterminisme économique ou à une intentionnalité stratégique [Poutsma, Ligthart, Veersma, 2006]. Les « modèles socioproductifs » constituent ainsi un objet complexe, à l’articulation de différentes disciplines des sciences sociales : notamment l’économie, industrielle et politique, les sciences de gestion et la sociologie, du travail, des organisations et de l’action collective. La spécialisation industrielle d’un pays, ses performances économiques, et aussi sa cohésion sociale dépendent largement du modèle d’entreprise dominant, et plus globalement, des complémentarités institutionnelles qui s’établissent – ou pas – au plan macroéconomique ([Aoki, 1994] ; [Amable, 2005] ; [Lung, 2005]). Dans le reste de ce chapitre, on s’appuie sur les différents volets (« représentants de la direction », « représentants du personnel » et « salarié ») et éditions de l’enquête (1992-1993, 1998-1999 et 2004-2005) pour répondre à trois questions : les modèles théoriques disponibles dans la littérature sont-ils cohérents avec les configurations qu’on observe effectivement dans l’économie française ? Au cours des quinze années que couvre l’enquête, a-t-on assisté à un déclin des modèles « traditionnels » au profit des modèles « innovants » ? Et enfin, les indications des directions concernant leur mode de gestion de l’établissement sont-elles cohérentes avec la perception des salariés et que reflètent les écarts éventuels entre ces déclarations ?
428
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
DES MODÈLES THÉORIQUES PERTINENTS, MAIS QUI N’ONT PAS TOUT PRÉVU En cohérence avec l’orientation théorique évoquée précédemment – qui a d’ailleurs présidé dès l’origine à l’élaboration de l’enquête –, nous avons construit une série d’indicateurs pour chacune des facettes des modèles socioproductifs d’entreprise : de l’organisation du travail à la régulation sociale en passant par la gestion des ressources humaines. Le choix des indicateurs est limité par la nécessité de recourir à des questions posées de manière identique dans les trois éditions de l’enquête ; ils permettent néanmoins d’aborder un large spectre des pratiques organisationnelles, dispositifs managériaux, structures institutionnelles et événements sociaux des établissements de plus de 50 salariés du secteur concurrentiel. Entre 1992-1993 et 2004-2005, leurs évolutions sont contrastées (tableau 1). Les normes ISO se sont largement répandues, notamment sous l’effet des stratégies des grands donneurs d’ordre [Gorgeu, Mathieu, Pialoux, 1998], mais les technologies informatisées de production ont stabilisé leur diffusion alors que les changements organisationnels associés à des remodelages des frontières de l’entreprise (recentrage sur les métiers spécifiques et externalisation) se sont plutôt ralentis : après l’intense période d’innovation organisationnelle des années 1990 et la réduction du temps de travail, une pause dans le cycle de changement organisationnel semble de fait être à l’œuvre [Bué, Coutrot, Hamon-Cholet, Vinck, 2007]. Si les organisations de type participatif comme les cercles de qualité, les réunions régulières d’atelier ou de service et les groupes d’expression se sont développées, c’est à la fois parce qu’elles répondent à une tendance profonde qui vise à davantage mobiliser les capacités d’initiative des salariés et parce que les directions cherchent à faciliter la mise en œuvre de profonds changements organisationnels. Concernant la GRH, on observe d’ailleurs une forte progression des entretiens individuels d’évaluation, notamment des salariés non-cadres (les cadres étant pour la plupart déjà gérés de cette façon) et des politiques salariales flexibles. Les augmentations générales de salaire connaissent quant à elles un creux en 1998-1999, ce qui est cohérent avec ce qu’ont montré Hélène Chaput et Loup Wolff (chapitre 16) : en effet, si les augmentations générales seules diminuent régulièrement sur la période, les augmentations générales complétées par des rémunérations flexibles ou individualisées se développent continûment. La moindre fréquence des changements de classification des emplois observés entre 1996 et 1998 peut quant à elle s’expliquer par le contexte économique peu porteur des années antérieures, qui a pu dissuader les directions de s’engager dans un tel « investissement de forme » [Thévenot, 1986]
L’ÉVOLUTION DES MODÈLES SOCIO-PRODUCTIFS EN FRANCE DEPUIS 15 ANS
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Les indicateurs de régulation sociale montrent une stabilité des dispositifs d’animation et de communication internes et plutôt un recul du degré de cohésion des milieux patronaux (repéré par le déclin de la participation à une fédération de branche ou à une structure patronale locale). Les problèmes d’absentéisme et les sanctions individuelles atteignent ou retrouvent un niveau élevé alors que la présence syndicale et les conflits collectifs continuent de se développer (comme l’ont précisément montré Jean-Michel Denis et ses co-auteurs dans le chapitre 10). Le paysage global que décrivent nos indicateurs est donc caractérisé par un double mouvement de normalisation et de consolidation des TABLEAU 1. – LES D FFÉRENTES D MENS ONS DES MODÈLES SOC OPRODUCT FS* (en pourcentage d’établissements) 1992-1993
1998-1999
2004-2005
Norme ISO
14
37
35
Informatique de production intense (machine-outil et SAO)
19
20
19
Au moins deux innovations organisationnelles (recentrage, externalisation, suppression de fonction)
28
18
14
Au moins deux organisations participatives (cercles de qualité, réunions d’atelier, groupes d’expression)
46
54
58
Organisation du travail
Gestion des ressources humaines Entretiens individuels (pour tous les salariés)
36
41
53
Accord d’intéressement
43
48
54
Pas d’augmentation générale des salaires (ni pour les cadres, ni pour les non-cadres)
14
25
19
Changement de classification des emplois
40
24
37
Communication intense (journal, notes)
36
37
40
Dispositifs participatifs (boîte à idées ou journée portes ouvertes)
34
36
36
Entreprise adhérente à une fédération patronale
65
60
60
Participation à des réseaux patronaux (fédération de branche et association patronale locale)
40
41
31
Présence de délégué(s) syndical/aux
48
55
61
Présence d’au moins deux instances élues (DP, CE, CHSCT)
80
79
82
Régulation sociale
Problème d’absentéisme signalé par la direction
45
44
52
Nombreuses sanctions
24
18
27
Conflit collectif avec arrêt de travail au cours des trois dernières années
20
21
25
* Tous ces indicateurs sont utilisés dans la construction empirique des « modèles socioproductifs ». Champ : établissement de plus de 50 salariés du secteur marchand non agricole. Source : volet « représentant de la direction », enquêtes REPONSE 1992-1993, 1998-1999, 2004-2005, Dares.
réseaux patronaux =
DS d'une organisation absentéisme = fédération patronale
conflit =
conflit +
informatique productive +
quelques instances élues
pas d'augmentation générale
pas de fédération patronale communication +
information +
CLASSE 3 : TOYOTISTE entretien +
Champ : établissement de plus de 50 salariés du secteur marchand non agricole. Source : volet « représentant de la direction », enquêtes REPONSE 1992-1993, 1998-1999, 2004-2005, Dares.
pas d'instance élue
réseaux patronaux + information toutes les instances élues DS de plusieurs organisations sanction ++ communication = augmentation générale totale sanction = innovation organisationnelle + participation = pas de norme ISO maintien de la classification innovation organisationnelle = sanction + absentéisme + innovation organisationnelle CLASSE 2 : PUBLIC EN réseaux patronaux informatique productive changement de classification TRANSITION intéressement norme ISO conflit sanction CLASSE 4 : DE CONTRÔLE information = SIMPLE informatique productive = pas de DS absentéisme participation +
pas d'intéressement
entretien =
CLASSE 1 : NEO-TAYLORIEN
communication participation entretien -
GRAPHIQUE 1. – LES QUATRE CLASSES DE MODÈLES SOCIOPRODUCTIFS
430 LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
L’ÉVOLUTION DES MODÈLES SOCIO-PRODUCTIFS EN FRANCE DEPUIS 15 ANS
431
procédures d’une part, et de montée des pratiques de GRH, notamment individualisantes, visant à renforcer le lien entre salariés et direction. En même temps, les implantations syndicales se développent et la conflictualité, individuelle comme collective, progresse. À ce niveau d’analyse, encore très global et que nous allons affiner, un premier hiatus entre les prédictions de certains modèles théoriques et les évolutions empiriques peut être repéré dans le cas français : loin de procéder à une pacification générale des relations sociales, l’introduction d’innovations organisationnelles et managériales s’accompagne du maintien d’une conflictualité assez importante. Afin de mieux comprendre l’articulation des différentes composantes entrant dans la définition des modèles socioproductifs, nous avons procédé à une analyse des correspondances multiples sur l’ensemble des établissements et des années (« échantillons empilés »). Nos principaux résultats peuvent être présentés sous la forme d’un plan factoriel où se projettent, outre les variables actives – celles ayant trait à l’organisation du travail, à la gestion des ressources humaines et aux relations sociales dans l’établissement que nous venons de décrire –, des variables structurelles telles que la taille et le secteur, mais aussi des variables qui, si elles avaient été disponibles dans les trois enquêtes, auraient mérité de contribuer activement à la définition du plan socioproductif (comme celles ayant trait à la stratégie économique et à la position de marché). Première observation, l’analyse factorielle aboutit à des résultats très similaires selon qu’elle est conduite sur chacun des échantillons (19921993, 1998-1999, 2004-2005) ou sur l’échantillon « empilé » : la structure factorielle est ainsi définie de façon très stable, à la fois du point de vue de l’organisation du travail ou de la GRH, et de la taille ou du secteur détaillé. Et si les différentes variables « socio-productives » ne se combinent pas de manière exactement identique, la carte sectorielle qu’elles dessinent – dont les moindres distinctions se retrouvent à chaque édition de l’enquête – témoigne du caractère structurel du plan factoriel. Dans la suite du chapitre, nous limitons par conséquent notre présentation aux analyses effectuées sur l’échantillon « empilé », composé des données collectées aux trois dates et qui permet de décrire le mouvement des établissements (cf. graphique 1). Sur la structure factorielle, le premier axe (8 % de l’inertie1) décrit une opposition principalement structurée par les variables de régulation 1. La part de l’inertie expliquée par les premiers axes factoriels peut paraître faible, mais elle s’explique par le grand nombre de variables (17) et de modalités (48) actives de l’analyse, qui augmente d’autant la diversité des situations individuelles. L’objectif de la méthode est précisément de résumer cette diversité en identifiant la structure sous-jacente aux principales combinaisons de variables.
432
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
sociale : d’un côté, se situent les établissements dotés de représentants syndicaux, de plusieurs instances élues de représentation du personnel, avec des dispositifs de communication interne, mais aussi de nombreux conflits ; ces établissements se distinguent aussi par un usage important d’innovations technologiques (informatique de production) et organisationnelles (principalement la normalisation ISO). De l’autre côté, se situent des établissements dotés des caractéristiques inverses, notamment l’absence de représentant du personnel, élu ou désigné, pas d’informatique de production et d’entretien annuel d’évaluation. Ce premier axe correspond à un degré de formalisation des relations sociales et des processus de production, il est très corrélé avec la taille des établissements. Le deuxième axe (5 %) est déterminé d’abord par les variables de GRH (entretiens d’évaluation individuelle pour tous les salariés, communication interne, dispositifs participatifs) : les établissements qui font un usage intensif de ces outils s’opposent à ceux qui ne les pratiquent guère. Cette opposition est redoublée par les déclarations concernant les problèmes d’absentéisme : les établissements pauvres en pratiques de GRH formalisées signalent davantage de problèmes d’absentéisme pour leurs ouvriers et leurs employés. Le troisième axe (4,5 %) met en évidence des établissements qui segmentent leurs pratiques sociales différemment pour certains de leurs salariés, notamment selon la frontière entre cadres et non cadres : ils mentionnent des problèmes d’absentéisme pour les derniers alors qu’ils évaluent individuellement et n’utilisent pas d’augmentation générale de salaire pour les premiers ; par ailleurs, ces établissements sont moins souvent adhérents d’une organisation patronale et sanctionnent plus souvent leurs salariés. Le quatrième axe (4,2 %) permet quant à lui de repérer des établissements insérés dans des structures patronales, et dotés d’une organisation du travail formalisée (norme ISO, informatique de production), mais sans représentation du personnel (ni élue, ni désignée). Pour la constitution d’une typologie par classification hiérarchique ascendante, nous avons retenu les coordonnées des établissements sur ces axes, auxquels nous avons ajouté les cinquième et sixième ce qui a permis d’atteindre un peu moins d’un tiers de l’inertie totale. De l’analyse, se dégagent empiriquement quatre classes, qui représentent autant de « profils d’établissements » qui combinent de manière spécifique modes d’organisation du travail, gestion des ressources humaines et pratiques de régulation sociale (du moins telles que ces dimensions sont repérées dans l’enquête REPONSE). Ces classes, que nous rapprochons des modèles « socioproductifs » de la littérature théorique, sont évidemment à prendre comme des points d’appui heuristiques, du fait notamment qu’elles dépendent dans une large mesure de choix méthodologiques non exempts
L’ÉVOLUTION DES MODÈLES SOCIO-PRODUCTIFS EN FRANCE DEPUIS 15 ANS
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d’arbitraire. En effet, le nombre de classes répond certes au critère pratique 2 du coude , mais ce même critère appliqué à d’autres spécifications (par exemple avec seize et huit axes factoriels retenus initialement) fournit des décompositions respectivement en dix et six classes de l’espace des établissements. Cela étant, de la même manière que le plan factoriel est stable selon l’année d’enquête retenue et le choix précis des indicateurs, TABLEAU 2. – LE PROF L DES QUATRE MODÈLES SOC OPRODUCT FS (VAR ABLES ACT VES) (en pourcentage d’établissements) Contrôle simple
Néotaylorien
Toyotiste
Public en transition
Norme ISO
9
26
48
12
Informatique de production intense (machine-outil et SAO)
8
27
19
8
Au moins deux innovations organisationnelles (recentrage, externalisation, suppression de fonction)
15
16
19
32
Au moins deux organisations participatives (cercles de qualité, réunions d’atelier, groupes d’expression)
43
43
69
58
Entretiens individuels (pour tous les salariés)
32
22
66
55
Accord d’intéressement
25
44
59
55
Pas d’augmentation générale des salaires (ni pour les cadres, ni pour les non cadres)
13
13
33
12
Changement de classification des emplois
45
28
32
42
Communication intense (journal, notes)
32
21
47
60
Dispositifs participatifs (boîte à idées ou journée porte ouverte)
29
27
48
31
Entreprise adhérente à une fédération patronale
61
63
60
61
Participation à des réseaux patronaux (fédération de branche et association patronale locale)
37
31
40
45
Présence de délégué/s syndical/aux
4
62
51
85
Présence d’au moins deux instances élues (DP, CE, CHSCT)
25
89
85
95
Organisation du travail
Gestion des ressources humaines
Régulation sociale
Problème d’absentéisme signalé par la direction
39
67
29
47
Nombreuses sanctions
35
35
13
11
Conflit collectif avec arrêt de travail au cours des trois dernières années
3
24
10
52
Répartition des différentes classes
13
36
33
18
* Tous ces indicateurs ont servi à définir les classes. Sont indiquées en gras les valeurs extrêmes des différents indicateurs. Champ : établissement de plus de 50 salariés du secteur marchand non agricole. Source : volet « représentant de la direction », enquêtes REPONSE 1992-1993, 1998-1999, 2004-2005, DARES. 2. Ce critère est une des règles utilisées pour déterminer le nombre n de classes à retenir dans une classification ascendante hiérarchique : son principe correspond au fait que niveau n est le premier pour lequel le gain en termes d’« information expliquée » entre les décompositions en n classes et n+1 classes est supérieur au gain entre les décompositions entre n et n-1 classes.
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
la configuration en grandes classes socioproductives (éventuellement scindées en sous-classes) apparaît robuste à la spécification technique de la procédure de classification.
Contrôle simple Le premier type se définit principalement en négatif, notamment par la moindre présence de syndicats et d’institutions élues et l’atonie des relations sociales (tableau 2) : ces établissements connaissent moins souvent qu’ailleurs des problèmes d’absentéisme, et surtout des conflits collectifs (ils n’hésitent en revanche pas à sanctionner les salariés). Les établissements concernés ont très rarement adopté des normes ISO et ou des outils informatisés de production, et peu développé d’innovations ni en matière d’organisation du travail, ni de façon à encourager la participation des salariés. Ils pratiquent très rarement les entretiens d’évaluation et l’intéressement comme politique de rémunération. Si l’on se tourne vers les variables supplémentaires (qui n’ont pas servi à construire les classes) pour caractériser ce profil d’établissement (tableau 3), on observe en 2004-20053 qu’il s’agit plus souvent de PME indépendantes, mono-établissement, rarement donneuses d’ordre. Elles sont plus souvent en situation de croissance économique (ce qui peut d’ailleurs expliquer la fréquence élevée des changements de classification). Leur marché est souvent local, et leur compétitivité liée à la qualité du service. Le travail est strictement contrôlé et les dépenses de formation peu élevées. Sur la dernière édition de l’enquête comme sur les deux précédentes, les secteurs les plus concernés sont l’hôtellerie-restauration (chaînes), le nettoyage, la sécurité, les associations du domaine sanitaire et social. Au total, ce profil ressemble trait pour trait au modèle du « contrôle simple » [Edwards, 1979]. Il concerne 13 % des établissements de plus de cinquante salariés (et seulement 7 % des salariés).
Néotaylorien Le second profil ressemble au précédent par la faible diffusion des innovations organisationnelles, organisations et dispositifs participatifs, politiques de communication et entretiens individuels avec les salariés. Autre point commun, les sanctions sont également assez fréquentes dans ces établissements. Mais à la différence du « contrôle simple », ces établissements ont à la fois des outils de production mobilisant les technologies 3. En effet, comme mentionné précédemment, certaines de ces variables ne sont disponibles que dans la dernière édition de l’enquête.
L’ÉVOLUTION DES MODÈLES SOCIO-PRODUCTIFS EN FRANCE DEPUIS 15 ANS
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TABLEAU 3 : LES CARACTÉR ST QUES DES QUATRE MODÈLES SOC OPRODUCT FS (VAR ABLES SUPPLÉMENTA RES EN 2004-2005) (en % d’établissements)
Structure juridique et capitalistique Dans une entreprise mono-établissement Établissement de plus de 10 ans Actionnariat familial Sous contrôle public (État, collectivités locales) Appartenance à un groupe Dans une entreprise cotée en Bourse Stratégie et positionnement économique Étendue du marché Part de marché supérieure à 25 % Marché prévisible Marché stable Principal élément de stratégie économique Pouvoir de marché élevé Référence pour fixer les prix Objectif prioritaire pour l’établissement En situation de donneur d’ordre Sous-traitant (pour au moins 10 % du chiffre d’affaires) Activité à but non lucratif Santé économique Rentabilité élevée Croissance de l’activité Croissance de l’emploi total Croissance de l’effectif des cadres Croissance de l’effectif des employés Croissance de l’effectif des ouvriers
Contrôle simple
Néotaylorien
Toyotiste
Public en transition
50 55 36
44 66 37
38 64 29
33 74 14
5
2
3
16
32 16
54 30
61 42
57 37
Local 27 31 57
Local 34 26 55
Qualité du service, prix
Prix
Local 30 41 67 Qualité du service, pas de stratégie 18 Règlement Budget 63
25 Coûts Qualité 44
21 Coûts 62
Mondial 25 29 66 Innovation, qualité du produit 27 Marché Rentabilité 63
17
20
19
16
7
8
5
15
25 63 50 25 41 23
22 52 41 28 31 26
30 55 45 41 30 20
23 51 39 32 22 17
45
60
56
42 33 11 31 30 75 52 71 44
42 53 17 34 41 58 37 67 46
33 39 22 43 45 65 41 56 39
Gestion des ressources humaines et organisation du travail Dépenses de formation supérieures 40 à 3 % de la masse salariale Juste-à-temps clients 33 Progiciel de gestion intégrée ou ERP 26 Changement technologique important 13 Changement organisationnel important 27 Innovation produit 35 Travail prescrit 62 Faible autonomie 46 Contrôle permanent 72 Polyvalence 42
* Sont indiqués en gras les items caractéristiques (au seuil de 5 %) de chacune des classes dans un modèle de régression logistique expliquant l’appartenance d’un établissement à un modèle socioproductif à partir de la taille, du secteur et des variables ci-dessus. Champ : Établissement de plus de 50 salariés du secteur marchand non agricole. Source : Volet « représentant de la direction », enquête REPONSE 2004-2005, Dares.
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
de l’information et de la communication, et surtout beaucoup de problèmes d’absentéisme, qui révèlent sans doute une insatisfaction face à des conditions de travail et/ou d’emploi difficiles. Du fait d’une taille en moyenne plus élevée, ils ont plus fréquemment des plans d’intéressement ; mais ils changent moins souvent de classification des emplois, ce qui confirme un investissement faible dans la gestion des ressources humaines. Leur participation à des réseaux patronaux est faible, la présence syndicale se situant quant à elle dans la moyenne. Les variables supplémentaires confirment que ce profil d’établissement ressemble fort au modèle productif néo-taylorien : les systèmes d’organisation en juste-à-temps et de polyvalence sont nettement plus développés qu’ailleurs, le travail est fortement prescrit et l’autonomie est faible en cas d’incident ; la compétitivité est souvent liée aux prix, la rentabilité plutôt moins élevée que pour les concurrents. Ces établissements ne dépendent pratiquement jamais de l’État ou des collectivités territoriales : ils appartiennent plus souvent à des entreprises à capital familial, éventuellement constituées en groupes. Les secteurs concernés sont industriels (notamment des biens intermédiaires et d’équipement), mais aussi les transports routiers, la grande distribution, le nettoyage, etc. Ce modèle concerne 36 % des établissements et 35 % des salariés.
Toyotiste Le troisième profil d’établissements, qui concerne 33 % des établissements et 34 % des salariés, s’écarte radicalement des deux précédents : les dispositifs innovants de GRH sont très largement diffusés, que ce soit en matière de communication, de participation des salariés, d’entretiens individuels, d’accords d’intéressement, de flexibilité salariale. Les normes ISO sont largement répandues. Surtout, ces établissements se distinguent par des relations sociales pacifiées : ils signalent peu de problèmes d’absentéisme, très peu de sanctions individuelles et d’arrêts collectifs du travail. La présence syndicale y est un peu plus rare que dans la moyenne des établissements. Du côté des variables supplémentaires, le mode d’organisation du travail confirme qu’on se trouve en présence d’un profil très similaire au modèle productif toyotiste : le travail est peu prescrit, les directions disent accorder une forte autonomie aux salariés en cas d’incident, les dépenses de formation se situent à un niveau élevé. On trouve beaucoup d’organisations en juste-à-temps et de progiciels de gestion intégrée, qui relèvent de mécanismes de coordination horizontale. Ces établissements appartiennent à des groupes cotés en bourse et intervenant sur des marchés internationaux souvent jugés stables ; leurs stratégies de compétitivité s’appuient sur
L’ÉVOLUTION DES MODÈLES SOCIO-PRODUCTIFS EN FRANCE DEPUIS 15 ANS
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l’innovation et la qualité du produit, leur rentabilité est élevée relativement à celle de leurs concurrents. Les secteurs les plus concernés sont le conseil, l’informatique, les industries à forte valeur ajoutée (notamment automobile et luxe), la distribution spécialisée.
Public en transition Le quatrième profil est plus inattendu au regard des modèles théoriques évoqués. Ces établissements pratiquent les innovations organisationnelles et technologiques ainsi que les innovations de produit, et ont mis en place des politiques de communication intensives ; cependant, ils ont rarement adopté des normes ISO et utilisent peu l’informatique de production. Leur GRH se caractérise par un cocktail a priori paradoxal, avec beaucoup d’entretiens individuels, mais aussi des augmentations générales de salaires et des accords d’intéressement (qui est aussi une pratique salariale à caractère collectif). Du côté des relations sociales, on observe une forte implantation syndicale, avec souvent plusieurs organisations, très peu de sanctions individuelles, mais beaucoup de grèves ou de débrayages. L’organisation du travail se caractérise par la relative rareté des dispositifs de juste-à-temps et de contrôle strict du travail. On a ici affaire à de grands établissements, anciens, plus souvent sous contrôle public ou à but non lucratif, œuvrant pour un marché national, visant d’abord la qualité du service rendu, et dont les prix sont plus souvent qu’ailleurs fixés par un règlement. Leur croissance est plus faible, l’évolution de leurs marchés d’une année à l’autre est largement prévisible. Les secteurs concernés sont la banque, l’assurance, l’énergie, les transports ferroviaires, les offices HLM. Nous caractérisons ce profil par le qualificatif de « public » dans la mesure où des normes d’ordre public ou collectivement négociées jouent un rôle important dans le fonctionnement de ces établissements. Il est également décrit comme « en transition » parce que ces établissements, dont beaucoup appartiennent à des entreprises privatisées ou en voie de privatisation, ont largement modifié l’organisation du travail au cours des années récentes, innové en termes de produit et développé des pratiques de gestion individualisée des ressources humaines. La transition apparaît néanmoins heurtée et sa destination incertaine : la forte conflictualité observée dans ces établissements témoigne des capacités de résistance des identités professionnelles et des collectifs de travail face à l’emprise croissante des logiques de flexibilité et de rentabilité. Ce modèle concerne 18 % des établissements et 25 % des salariés du secteur concurrentiel. Au total, les données empiriques permettent de retrouver des modèles bien identifiés dans la littérature théorique : contrôle simple, néo-taylo-
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
risme, toyotisme. Mais la typologie ne permet pas d’isoler les modèles de la « lean production », ni de l’« entreprise apprenante », alors qu’ils apparaissent dans d’autres typologies comme par exemple celle mise en évidence par Corinne Perraudin et ses coauteurs dans le chapitre 15. On peut y voir deux raisons principales : la première, technique, renvoie au fait que les variables qui décrivent l’organisation du travail et sont disponibles dans les trois éditions de l’enquête sont en nombre trop limité pour permettre qu’une telle distinction soit identifiée ; mais ce résultat renvoie plus fondamentalement à l’approche que nous avons suivie, où les pratiques de GRH et les formes de régulations sociales jouent un rôle structurant, qui rendent moins cruciales les caractéristiques de l’organisation du travail. Ce sont d’ailleurs bien ces variables de GRH et de régulation sociale qui sont au principe du modèle « public en transition » ici identifié, qui ne figure pas dans la littérature théorique classique. Il apparaît comme spécifique à la situation française, où le poids important des entreprises de service public, malgré les politiques actives de privatisation menées depuis une quinzaine d’années, continue à marquer la structure du tissu productif et surtout des relations professionnelles.
MONTÉE DU TOYOTISME ET TRAJECTOIRES DE NÉOTAYLORISATION Même si la caractérisation sectorielle des structures et modèles socioproductifs est étonnamment stable dans le temps, elle n’est bien sûr pas déterministe : l’industrie est éclatée entre les différents modèles, les services et le commerce aussi ; et même au niveau le plus fin, des entreprises ayant une même activité économique, voire des établissements d’une même entreprise, renvoient à différentes manières de combiner organisation du travail, GRH et régulation sociale. Dans le temps, les évolutions pour un même établissement d’un modèle à l’autre sont aussi fréquentes. La carte que dessinent ces déplacements traduit néanmoins assez bien la trame des évolutions socio-productives.
Un déclin du « public en transition » et du contrôle simple, une montée du toyotisme Entre 1992-1993 et 2004-2005, on assiste à un déclin des modèles « public en transition » et du contrôle simple, alors que le modèle toyotiste se diffuse (graphique 2). Les établissements néo-tayloriens occupent quant à eux une part relativement stable du champ. Le déclin du modèle du « contrôle simple » doit être relativisé, dans la mesure où la diminution de la part de ces établissements enquêtés dans REPONSE ne préjuge en rien
L’ÉVOLUTION DES MODÈLES SOCIO-PRODUCTIFS EN FRANCE DEPUIS 15 ANS
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des évolutions à l’œuvre dans les établissements et entreprises de moins de 50 salariés. Mais concernant les modèles « public » et « toyotiste », la hiérarchie semble bel et bien s’être inversée en moins de quinze ans : en 2004-2005, ils représentent respectivement 25 % et 34 % des salariés, contre 30 % et 25 % en 1992-1993. Et lors de l’enquête la plus récente, toyotistes et néo-tayloriens font ainsi jeu égal en termes de part de salariés occupés, loin devant les établissements « publics en transition ». De façon cohérente avec le rythme des changements organisationnels, qui semble avoir décliné sur la période la plus récente comme nous l’avons précédemment indiqué, les évolutions apparaissent plus marquées entre 1992-1993 et 1998-1999 qu’entre 1998-1999 et 2004-2005. Sur cette dernière période, il semble que la configuration d’ensemble se soit stabilisée ; peut-être la réduction du temps de travail a-t-elle davantage contribué à renforcer les spécificités de chaque modèle qu’à les modifier (cf. le chapitre 6, [Coutrot, 2006]). La projection sur le premier plan factoriel du centre de gravité des échantillons d’établissements présents aux différentes éditions de l’enquête confirme les tendances observées : le déplacement se fait du quadrant nord-ouest (partie du plan où se projettent préférentiellement les établissements néo-tayloriens) vers le quadrant sud-est (où l’on retrouve davantage les établissements de type toyotiste) ; sur les deux sous-périodes qui séparent les trois enquêtes, sa direction s’infléchit légèrement et son GRAPH QUE 2. – L’ÉVOLUT ON DU T SSU SOC OPRODUCT F
CLASSE
NEO AYLORIEN
992 993 992 993
998 999
998 999
2004 2005
CLASSE 2 PUBLIC EN RANSI ION
2004 2005
CLASSE 4 DE CON RÔLE SIMPLE
CLASSE 3
OYO IS E
992 993
992 993
998 999
998 999
2004 2005
2004 2005
Champ : établissement de plus de 50 salariés du secteur marchand non agricole. Source : volet « représentant de la direction », enquêtes REPONSE 1992-1993, 1998-1999, 2004-2005, Dares.
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
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GRAPH QUE 3A. – LA MONTÉE DU TOYOT SME DE 1992-1993 À 1998-1999 (EN PART DE SALAR ÉS DANS LES ÉTABL SSEMENTS DU PANEL) CLASSE 1 : NEOTAYLORIEN
+1,0
+4,6 +1,6 +5,2
-4,1
1992-1993 1998-1999 2004-2005
CLASSE 4 : DE CONTRÔLE SIMPLE
CLASSE 2 : PUBLIC EN TRANSITION
-5,5
+0,2 +0,7 +0,7
+2,7
CLASSE 3 : TOYOTISTE
+8,6
GRAPH QUE 3B. – UNE RETAYLOR SAT ON DE 1998-1999 À 2004-2005 (EN PART DE SALAR ÉS DANS LES ÉTABL SSEMENTS DU PANEL) +3,9
CLASSE 1 : NEOTAYLORIEN
+3,0 +0,2 +0,7
+0,1
1992-1993 1998-1999 2004-2005
CLASSE 4 : DE CONTRÔLE SIMPLE
CLASSE 2 : PUBLIC EN TRANSITION
+1,0
+2,5 +0,7
CLASSE 3 : TOYOTISTE
-2,5
-0,5
L’ÉVOLUTION DES MODÈLES SOCIO-PRODUCTIFS EN FRANCE DEPUIS 15 ANS
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ampleur diminue. Ainsi, avec le poids stable du modèle néo-taylorien, le recul des autres configurations socio-productives (contrôle simple et « public en transition ») implique une « toyotisation » du tissu productif français.
Renouvellement et vieillissement, des tendances contradictoires : vers une retaylorisation du travail ? Afin de préciser les dynamiques à l’œuvre, nous avons utilisé la dimension longitudinale de l’enquête, une partie des établissements enquêtés ayant été suivis d’une édition à l’autre4. Les résultats qui sont présentés sur les graphiques 3A et 3B correspondent aux soldes des flux d’établissements s’étant déplacés d’un modèle à un autre (flèches accompagnées de la part de salariés concernés), ainsi qu’à l’évolution entre les deux dates (dans les cadres associés) de la part de salariés dans chacun des modèles. Ces deux statistiques apportent des enseignements distincts : la dernière témoigne de la montée ou du déclin des différents modèles sur les seuls établissements pérennes, donc en ne prenant en compte que le vieillissement du tissu productif et non son renouvellement ; la première permet quant à elle de comprendre les mouvements entre modèles, qui sont à l’origine de l’évolution de leur importance respective. Globalement, le vieillissement des établissements et leur démographie (par création et disparition) renforcent mutuellement leurs effets sur la structure du tissu productif. Sur la première période, le déclin des modèles « public » et de contrôle simple observé « en coupe » (c’est-à-dire sur les échantillons complets) se vérifie dans le panel (respectivement -5,5 et -4,1 points), de même que la forte progression du modèle toyotiste (+ 8,6 points). Et sur la période la plus récente, la stabilisation se confirme aussi dans le panel, les évolutions étant cohérentes avec celles observées sur l’ensemble des établissements : le déclin est marqué pour le modèle « public » (-0,5 points), il s’inverse même pour les établissements en contrôle simple (+ 0,1 point). Néanmoins, pour les établissements néotayloriens, vieillissement et renouvellement ne vont pas de pair : si le renouvellement du tissu productif s’accompagne d’un déclin de ce modèle « traditionnel » – les nouveaux établissements étant moins souvent « néotayloriens » que ceux qui disparaissent –, cette tendance est contredite par le vieillissement des établissements, qui tendent souvent à se « tayloriser » avec le temps : parmi les établissements du panel, la proportion de salariés employés dans des établissements « néo-tayloriens » croît d’une enquête 4. Ils comprennent 372 et 741 établissements de plus de 50 salariés enquêtes respectivement en 1992-1993 et 1998-1999 et en 1998-1999 et 2004-2005.
442
LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
à l’autre, de 1 point entre la première et la deuxième édition de l’enquête, et de 3,9 points entre la deuxième et la troisième. L’analyse des déplacements entre modèles permet de préciser ces résultats : sur les deux périodes, la (néo-)taylorisation s’effectue à partir des modèles « public » et de contrôle simple. Ces déplacements peuvent refléter soit le passage de seuils critiques de taille et de développement pour certains établissements de contrôle simple, soit d’importantes mutations (privatisation, filialisation) d’établissements accompagnées d’une modification de l’organisation du travail et des modes de régulation sociale. D’une période à l’autre cependant, les mouvements entres les deux modèles « innovants » s’inversent. Il y a bien une nette « toyotisation » entre 19921993 et 1998-1999 : 5,2 % des salariés du panel passent d’une structure néo-taylorienne à une structure toyotiste entre les deux dates. Mais à l’inverse, entre 1998-1999 et 2004-2005, le mouvement s’effectue du modèle toyotiste vers le modèle néo-taylorien, avec un flux certes modeste de 0,7 % des salariés du panel mais qui vient renforcer ceux liés au recul des modèles de contrôle simple et, surtout, « public en transition ». Ce n’est dès lors plus le toyotisme qui est l’« avenir » des établissements existants, mais le néo-taylorisme. Enfin, sur les deux périodes, la destination privilégiée des établissements du modèle « public en transition » est la même : le modèle néo-taylorien. Tout se passe comme si la sortie du modèle « public » s’accompagnait d’une déstructuration des collectifs de travail et des métiers, d’un recul de l’autonomie professionnelle des salariés. Il faut bien sûr rester prudent dans la mesure où les échantillons sont de taille limitée et où l’analyse, ici très synthétique, nécessite d’être confirmée à partir d’autres sources ou d’autres méthodes. Il n’en demeure pas moins que les mouvements observés sont cohérents avec les résultats de l’enquête de 2005 sur les conditions de travail [Bué, Hamon-Cholet, Coutrot, Vinck, 2007], qui indiquent une diminution des marges de manœuvre des salariés au travail entre 1998 et 2005, ainsi qu’avec de récentes observations de terrain ([Barisi, 2004] ; [Ardenti, Gorgeu, Mathieu, 2007]) : tout se passe comme si la période la plus intense d’innovation étant passée, le management récupère en partie les marges d’initiative qu’il avait provisoirement octroyées aux salariés. Au total on ne constate pas de convergence généralisée et systématique en direction des modèles « innovants », mais un double mouvement : d’une part, le renouvellement du tissu productif contribue bien au développement du modèle « toyotiste », mais cette évolution n’est observée qu’entre 19921993 et 1998-1993 ; d’autre part en effet, le vieillissement des établissements et les opérations de privatisation semblent principalement favoriser le modèle « néo-taylorien ». Dans ce contexte, le modèle de contrôle simple apparaît en partie comme transitoire, avant que les établissements
L’ÉVOLUTION DES MODÈLES SOCIO-PRODUCTIFS EN FRANCE DEPUIS 15 ANS
443
ne se « taylorisent » ou se « toyotisent » au-delà d’un certain seuil. En fort déclin dans les années 1990 et malgré (ou peut-être du fait) des importants changements qui l’affectent, le modèle « public en transition » ne semble pas encore avoir disparu : dans le panel, une partie non négligeable des salariés d’établissements toyotistes l’a d’ailleurs rejoint sur la période la plus récente. Au même titre que la forme plus traditionnelle d’organisation socio-productive qu’est le néo-taylorisme, cette exception française fait ainsi de la résistance devant la montée du one best way toyotiste.
LES PERCEPTIONS DES SALARIÉS : COHÉRENTES AVEC LES DESCRIPTIONS DE LEURS EMPLOYEURS, MAIS INFLUENCÉES PAR LEURS CAPACITÉS D’EXPRESSION COLLECTIVE (« VOICE ») Très peu de données, et donc de travaux de recherche, permettent de mettre en regard la situation des entreprises telle qu’elle est pensée par leurs dirigeants et les situations de travail telles qu’elles sont perçues par les salariés. Comme nous l’avons indiqué dans le chapitre 2, c’est une des originalités de REPONSE, dont le volet « salarié » a été particulièrement amélioré lors de la dernière édition : en 2004-2005, on dispose de fait d’un échantillon représentatif de 5 066 salariés, qui sont présents dans 2 077 des 2 265 établissements de plus de 50 salariés enquêtés, ce qui permet de relier, pour les données de la troisième vague de l’enquête, les réponses des salariés et celles des représentants de leur direction préalablement interrogés. Ce faisant, nous mettons en évidence la cohérence globale des modèles : en ce qui concerne l’organisation du travail et les relations professionnelles, les déclarations des salariés confirment la pertinence des modèles établis d’après les descriptions proposées par les dirigeants. En même temps, nous montrons que la perception des salariés est loin de dépendre uniquement des situations objectives ou des stratégies managériales : les capacités d’expression collective, et notamment la présence de syndicats, influencent fortement la manière dont l’environnement professionnel est vécu. Ces résultats illustrent la thèse d’exit, voice and loyalty développée par Albert Hirschman [1970].
Organisation du travail et relations professionnelles : des modèles qui font système Les déclarations des salariés des différents modèles (graphique 4), font écho à celles des représentants de la direction, qui ont servi à construire les modèles. Ainsi à propos de la prescription du travail, à la question « en général, quand vos supérieurs vous disent ce qu’il faut faire », 21 % des
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LES RELATIONS SOCIALES EN ENTREPRISE
salariés des établissements relevant du contrôle simple répondent qu’« ils [les supérieurs] leur indiquent aussi comment faire le travail » (contre 13 % en moyenne). De même, dans les établissements néo-tayloriens, les salariés déclarent moins souvent régler la plupart du temps personnellement les incidents (52 % contre 57 % en moyenne). Les différences renvoient pour partie à la structure de qualification des emplois : dans ces deux premiers modèles, les établissements comprennent peu de cadres et davantage de salariés d’exécution. Néanmoins les différences demeurent statistiquement significatives (au seuil de 5 %) quand on contrôle la taille et le secteur de l’établissement, le sexe, l’âge et la qualification des salariés. Il en va de même du côté des modèles toyotiste et public où le niveau plus élevé des qualifications (en plus de nombreux cadres, on trouve davantage d’ouvriers qualifiés dans le premier cas et de techniciens et agents de maîtrise dans le second) s’accompagne de plus d’autonomie dans le travail, d’entretiens individuels d’évaluation et de participation à des réunions, mais ne suffit pas à l’expliquer. Concernant les modes de régulation sociale, les déclarations des salariés confirment également celles de leurs dirigeants. Dans les établissements du « contrôle simple », seulement 35 % des salariés indiquent la présence d’un délégué syndical ou d’un salarié mandaté (contre 81 % en moyenne). À l’inverse dans les établissements « publics en transition », le taux de syndicalisation est relativement élevé (13 %, contre 8 % en moyenne) et davantage de salariés signalent avoir participé aux réunions organisées par les représentants du personnel (35 % contre 29 % en moyenne). Les salariés des établissements « toyotistes » signalent plus souvent des motifs pour lesquels ils s’impliquent dans leur travail (surmonter des défis, gagner l’estime des collègues, les perspectives de carrière) et confirment leur faible participation à des grèves. Ainsi, les modèles ne sont ainsi pas seulement des schémas organisationnels théoriques ou des dispositifs managériaux formels dénués d’implications réelles. Ils définissent de véritables systèmes où modes d’organisation du travail, gestion des ressources humaines et types de régulation sociale sont articulés et perçus de façon relativement cohérente par les représentants de la direction et les salariés. Chaque système définit la place respective des acteurs (hiérarchies, représentants, salariés) et contribue à modeler leurs attentes réciproques. C’est ainsi qu’on peut interpréter des décalages apparemment surprenants entre les situations « objectives » (ou du moins qui peuvent sembler telles à un observateur extérieur) et les perceptions subjectives des salariés.
L’ÉVOLUTION DES MODÈLES SOCIO-PRODUCTIFS EN FRANCE DEPUIS 15 ANS
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GRAPH QUE 4. – LA PERCEPT ON DES SALAR ÉS
« Exit, voice and loyalty » : des attentes différentes des salariés selon les modèles socioproductifs L’analyse des réponses des salariés témoigne en effet d’écarts apparemment paradoxaux entre leur situation objective et la perception qu’ils en ont. Une des meilleures illustrations à ce sujet concerne la comparaison entre le risque objectif et le risque ressenti de perte d’emploi. Lorsque l’on apparie les données de l’enquête avec les déclarations de mouvement de main-d’œuvre5, on observe en effet que les salariés les plus concernés objectivement par le risque de licenciement ne sont pas nécessairement ceux qui craignent le plus de perdre leur emploi (tableau 4) : l’interprétation de ce paradoxe renvoie à la manière dont chaque modèle socioproductif structure les schémas de perception des acteurs. Ainsi, c’est dans les établissements relevant du contrôle simple que les recrutements et départs sont de loin les plus fréquents : qu’il s’agisse de licenciement ou de démission, de CDD ou de CDI, toutes les formes de 5. Cet appariement conduit à travailler sur un échantillon de 1 912 établissements de 50 salariés et plus, sur les 2 265 que compte l’enquête.
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mobilité externe sont plus fréquentes que dans les autres modèles. En effet ces établissements sont souvent dynamiques (ils comptent peu de licenciements économiques et un solde fortement positif d’entrées — sorties en CDD) ; en outre, à activité donnée, ils cherchent peu à stabiliser leur personnel. À l’opposé, on trouve les établissements de type « public », aux mouvements de main-d’œuvre moins intenses. Ces établissements ne licencient ni plus ni moins que les autres, mais quand ils le font, ils recourent plus souvent au motif économique, peut-être parce qu’ils sont davantage tenus de respecter les procédures de licenciement collectif [Palpacuer et alii, 2006]. Ils recrutent moins que les autres, mais quand ils le font, c’est plus souvent en CDD. C’est cohérent avec la description de l’évolution des marchés internes proposée par Jérôme Gautié [2004] : dans une période où le chômage est important, les salariés qui disposent d’emplois stables et relativement protégés réduisent leurs mobilités volontaires, et les ajustements prennent alors souvent dans ces entreprises la forme de plans sociaux ou de CDD non reconduits. Ces spécificités des mouvements de main-d’œuvre ne se retrouvent pourtant que très partiellement dans les déclarations des salariés : en effet, dans les établissements de « contrôle simple » seuls 8,5 % des salariés indiquent que le risque de perdre leur emploi est élevé (ou très élevé) alors que cette proportion se situe dans la moyenne pour les établissements de type « public » (12,9 %). En fait, cet écart entre risques objectifs et subjectifs de perte d’emploi peut être interprété en regard de la présence syndicale.
TABLEAU 4. – LE R SQUE DE PERDRE SON EMPLO : DE LA MESURE À LA PERCEPT ON (en % de salariés) Contrôle simple
Néotaylorien
Toyotiste
Public en transition
Taux de démission
9,5
5,4
4,3
3,4
Taux de licenciement
3,4
3,0
2,4
2,4
Part des motifs économiques dans les licenciements
9,7
23,4
20,5
31,7
Indicateurs de mouvement de main-d’œuvre
Taux de fin de CDD
27,7
22,4
17,4
21,4
Solde net des recrutements et fins de CDD
+ 5,6
+ 3,1
+ 2,5
+ 1,6
Taux de recrutement (en CDI ou CDD)
45,8
34,1
27,3
28,8
Part des CDI dans les recrutements
27,5
25,3
27,1
20,1
Risque perçu de perdre son emploi Très élevé ou élevé
8,5
15,1
14,6
12,9
Faible ou très faible
72,7
65,9
70,1
73,1
Ne sait pas
18,8
19,0
15,3
14,0
Champ : établissement de plus de 50 salariés du secteur marchand non agricole. Source : déclarations de mouvement de main-d’œuvre, 2004 ; Dares ; volet « salarié » de l’enquête REPONSE 2004-2005, Dares.
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Dans le prolongement des travaux d’Hirschman [1970], Richard Freeman et James Medoff [1984] ont décrit deux modes bien distincts de gestion de la main-d’œuvre et d’organisation du travail selon que les salariés étaient, ou non, organisés par des syndicats : dans le premier cas, parce qu’elle permet la prise de parole (voice), la présence syndicale s’accompagne d’une limitation des mobilités volontaires (exit) et d’un meilleur fonctionnement des collectifs de travail (loyalty) ; dans le deuxième cas à l’inverse, les salariés quittent d’autant plus fréquemment leur employeur (de façon volontaire ou contrainte) qu’ils ne trouvent pas de voie ni de voix pour améliorer leur situation en matière de conditions de travail. La crainte de perdre son emploi est plus forte dans le premier que dans le second modèle, parce que l’attachement au collectif de travail y est plus fort, mais aussi parce que le risque objectif, pourtant plus faible, est l’objet d’un travail de mise en forme politique de la part des organisations syndicales qui en font ainsi une perspective redoutée. C’est d’ailleurs un des aspects paradoxaux des syndicats, que l’on retrouve décrit à de nombreuses reprises dans la littérature en économie et sociologie des relations professionnelles : en présence de syndicats, les salariés sont en général mieux lotis (en termes de salaire et de conditions de travail) mais moins satisfaits, parce que les problèmes sont exprimés et non plus déniés. Ainsi, dans les établissements « néo-tayloriens » (où on trouve souvent des syndicats), les salariés expriment plus souvent leur crainte de perdre leur emploi et leur gêne par rapport aux conditions de travail que dans les établissements de « contrôle simple », alors qu’ils semblent avoir « objectivement » des conditions de travail et d’emploi assez proches. La construction de revendications collectives peut permettre d’améliorer les situations concrètes en entreprise, mais elle favorise en même temps la perception d’un climat social tendu. Dans les établissements du modèle « public en transition », où l’influence syndicale est forte, les salariés considèrent plus souvent que leurs chances de promotion sont élevées, mais indiquent en même temps que le climat social est tendu et même qu’il se dégrade : si la direction les consulte plus souvent (ou leurs représentants) en cas de difficulté, c’est probablement en partie en raison de leur capacité de mobilisation. Dans les établissements toyotistes, où les directions cherchent particulièrement à entretenir des relations individualisées avec leurs salariés, les syndicats sont moins influents et le climat social est perçu comme plus calme. Les déclarations des salariés confirment donc la cohérence des modèles socioproductifs : elles recoupent largement les descriptions proposées par leurs dirigeants, mais traduisent aussi la place spécifique qu’ils occupent dans chaque modèle. Dans le modèle de contrôle simple, les salariés apparaissent ainsi comme une main-d’œuvre en grande partie interchangeable
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pour laquelle peu d’investissements (formation, amélioration des conditions de travail) sont consentis par les entreprises. Si certaines craintes et gênes sont exprimées, elles semblent mesurées au regard des situations objectives et ne débouchent que rarement sur des actions collectives. À l’opposé, dans les établissements de type « public en transition », les salariés ont des risques objectivement plus faibles de perdre leur emploi, mais les ressentent fortement : la gestion des ressources humaines y est régulée collectivement, avec un investissement dans le capital humain que représentent les salariés stables et un report de l’incertitude du marché sur un volant de salariés flexibles ; les représentants du personnel et les syndicats y jouent un rôle important, ce qui se traduit notamment par des conflits plus nombreux.
QUELQUES MOTS DE CONCLUSION… La typologie des modèles socioproductifs ici dégagée n’est pas exempte de faiblesses, voire d’arbitraire : le choix des variables discriminantes a été fortement déterminé par les données disponibles de façon comparable lors des différentes éditions de l’enquête, et le choix du nombre de configurations (quatre) n’est pas le seul possible : d’autres typologies avec six ou dix classes seraient tout aussi empiriquement fondées. Cela étant, les principaux résultats demeurent valides lorsque l’on réalise des variantes méthodologiques et la typologie présentée permet ainsi de retrouver certains des principaux modèles évoqués dans la littérature (contrôle simple, (néo)-taylorisme, toyotisme). Elle pointe également la présence d’un modèle moins classique, appelé « public en transition » en référence à la gestion de l’organisation du travail, des ressources humaines et des relations sociales par des normes et règles collectivement établies. L’analyse longitudinale menée sur les données de panel a montré la montée des modèles « innovants », mais aussi une résistance, voire un développement du modèle du néo-taylorisme sur la période la plus récente. Développement alimenté notamment par la transition des établissements de type « public » vers une logique commerciale et financière, sans pour autant impliquer leur disparition. Les déclarations des salariés confirment la cohérence des modèles tout en reflétant la place spécifique qui leur est faite au sein des établissements. La détection dans les données françaises d’un modèle « public en transition », où se répondent modes de régulation sociale (avec des relations professionnelles fortement institutionnalisées et conflictuelles), pratiques de gestion des ressources humaines (avec des marchés internes développés) et types de structures économiques (à régulation publique et dimension
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plutôt nationale), semble spécifique à notre pays, et probablement difficile à retrouver dans des données britanniques, canadiennes ou australiennes. Le regain relatif du néo-taylorisme sur la période récente invite à mettre en doute l’irréversibilité des innovations managériales et à interroger la pertinence d’un one best way tant organisationnel que gestionnaire. Au cours de l’histoire du capitalisme, les modes d’organisation du travail ont oscillé entre un pôle « autonomie » et un pôle « contrôle », au rythme de la conjoncture économique et des grandes vagues d’innovations ; les réorganisations du travail des années 1980-90 ont favorisé un relatif essor des marges de manœuvre des salariés, qui ont sans doute été en partie récupérées par les directions d’entreprise dans les années 2000, une fois les organisations stabilisées. Outre l’intérêt de ces résultats, ce travail se révèle par ailleurs riche d’enseignements méthodologiques. Dans un contexte scientifique où une attention grandissante est portée à l’analyse des comportements individuels à partir de données statistiques relatives aux entreprises et aux salariés, des modélisations mathématiques et méthodologies économétriques sophistiquées visent à rendre compte des évolutions de l’économie. Elles supposent généralement des hypothèses fortes de linéarité6 et tentent de mettre en évidence des causalités à partir d’associations statistiques établies entre deux dimensions (par exemple la GRH et les modes de régulation sociale ou la présence syndicale et la performance économique). Or comme nous l’avons constaté dans nos données, de nombreuses caractéristiques des structures productives ne prennent leur sens que dans la combinaison qu’elles entretiennent avec plusieurs autres caractéristiques, ce qui constitue autant d’entorses potentielles à la linéarité supposée des phénomènes. À cela s’ajoute la complexité des motivations des décisions individuelles, qui sont conditionnées non seulement par les opportunités et risques « objectifs », c’est-à-dire (peut-être) mesurables, mais aussi par le contexte cognitif et social qui détermine les représentations que les personnes ont de leur situation. Face à cela, les innovations de l’économétrie des panels ou des variables instrumentales n’apparaissent pas rendre obsolètes, loin de là, les analyses monographiques permettant de reconstituer la complexité des processus. De même que les doubles panels (salariés – employeurs) ne constituent qu’une réponse partielle pour expliquer les mécanismes de décision des acteurs, qui réagissent certes à des incitations matérielles 6. Cette hypothèse signifie qu’une caractéristique, dite explicative (par exemple effectuer de façon généralisée des entretiens individuels d’évaluation), a une même association statistique avec une autre caractéristique, dite expliquée (par exemple la satisfaction au travail des salariés) quelles que soient les autres caractéristiques de l’établissement ou des salariés. En l’occurrence, le fait que cette association ait un sens différent selon qu’un syndicat soit, ou non, présent dans l’établissement invalide l’hypothèse.
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individuelles mais sont aussi construits par des phénomènes collectifs bien difficiles à modéliser. Il ne s’agit bien évidemment pas de rompre avec toute ambition analytique, mais de tenter d’identifier de façon préalable les configurations selon lesquelles les différentes dimensions socio-productives s’articulent afin d’éviter d’omettre des variables centrales dans la spécification même des analyses. Il faut sans doute aussi manipuler avec la plus grande prudence l’économétrie causale, pour des phénomènes sociaux complexes dans lesquels la dimension systémique est essentielle, et se prête peut-être mieux à des analyses monographiques. En ce sens, les modèles mis en évidence dans ce chapitre sont à considérer comme des points d’appui heuristiques, qui doivent dialoguer avec d’autres méthodes, qu’il s’agisse d’observations d’entreprises ou de secteurs ou d’analyses statistiques fines sur des échantillons limités mais exhaustifs, comme le CAC 40 ou un ensemble de multinationales, où des données de différents types (livres de compte, bilans sociaux, etc.) peuvent être collectées, éventuellement même pour des filiales ou établissements des différents pays. C’est d’ailleurs avec des perspectives internationales qu’il nous semble important de conclure : alors que se dessine un futur noyau commun de questionnement entre les enquêtes française (REPONSE) et britannique (WERS)7, une piste de recherche prometteuse pourrait être de mieux comprendre le rôle des contextes légaux et sociétaux dans la caractérisation de ces compromis de gouvernance d’entreprise que sont les modèles socioproductifs.
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7. Et peut-être même au-delà, d’autres pays semblant intéresser par le modèle que constituent ces enquêtes (cf. chapitre 2).
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Liste des auteurs
Thomas AMOSSÉ est sociologue, administrateur de l’Insee et chercheur au Centre d’études de l’emploi (CEE). Richard BELFIELD, économiste, est chargé de recherche à la London School of Economics. Salima BENHAMOU, économiste, est chercheuse à l’École d’économie de Paris. Sophie BÉROUD, politiste, est maître de conférences à l’université Lyon 2 et chercheuse au laboratoire Triangle (ENS-LSH). Catherine BLOCH-LONDON, sociologue, est chef du département « Relations professionnelles et temps de travail » de la DARES. Delphine BROCHARD est économiste, maître de conférences à l’université Paris 1 et chercheuse au PHARE. Alexandre CARLIER, statisticien, est chargé d’étude au département « Relations professionnelles et temps de travail » de la DARES. Hélène CHAPUT, statisticienne, est chargée d’étude au département des « Salaires et conventions salariales » de la DARES. Thierry COLIN est maître de conférences en sciences de gestion à l’université Nancy 2 et chercheur au CEREFIGE. Thomas COUTROT, économiste, est chef du département des « Conditions de travail et santé au travail » de la DARES. Jean-Louis DAYAN, économiste, est chargé de mission au Centre d’analyse stratégique (CAS).
Hervé DEFALVARD est économiste, maître de conférences à l’université Marne-la-vallée et chercheur au Centre d’études de l’emploi (CEE). Jean-Michel DENIS est sociologue, maître de conférences à l’université Marne-la-vallée et chercheur au Centre d’études de l’emploi (CEE). Guillaume DESAGE, statisticien, est ingénieur d’études au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (CERAPS). Baptiste GIRAUD, politiste, est chercheur au Centre de recherches politiques de la Sorbonne (CRPS). Benoit GRASSER est maître de conférences en sciences de gestion à l’université de Nancy 2 et chercheur au CEREFIGE. Danièle GUILLEMOT est statisticienne et économiste, administratrice de l’Insee chargée de mission à l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE). Olivier JACOD, statisticien, est chargé d’étude au département « Relations professionnelles et temps de travail » de la DARES. Steve JEFFERYS, sociologue, est professeur de relations industrielles européennes au Working Lives Research Institute et à la London Metropolitan University. Michel LALLEMENT, sociologue, est professeur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et directeur du Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (LISE). Patrice LAROCHE est professeur des universités en sciences de gestion à l’université Nancy 2 et chercheur au CEREFIGE. Martine LUROL, socio-politologue, est chargée de mission à la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE).
David MARSDEN, économiste, est professeur de relations industrielles à la London School of Economics. Jérôme PÉLISSE est sociologue, maître de conférences à l’université de Reims et chercheur au laboratoire IDHE (ENS Cachan). Etienne PÉNISSAT, politiste, est chercheur au centre Maurice Halbwachs. Jean-Marie PERNOT, politiste, est chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES). Corinne PERRAUDIN est économiste, maître de conférences à l’université Paris 1 et chercheuse au Centre d’études de l’emploi (CEE). Héloïse PETIT est économiste, maître de conférences à l’université Paris 1 et chercheuse au Centre d’études de l’emploi (CEE). Maria-Teresa PIGNONI, sociologue, est chargée d’étude au département « Relations professionnelles et temps de travail » de la DARES. Evelyne POLZHUBER, linguiste, est chargée de mission à l’Association régionale pour l’amélioration des conditions de travail (ARACT) d’Ile-de-France. Patrick POMMIER, économiste, est adjoint au chef du département de la « Formation professionnelle et de l’insertion professionnelle des jeunes » de la DARES. Antoine REBÉRIOUX, économiste, est maître de conférences à l’université Paris X et chercheur au laboratoire EconomiX. Nadine THÈVENOT, économiste, est maître de conférences à l’université Paris 1 et chercheuse au MATISSE. Valérie ULRICH, économiste, est adjointe au chef du département des « Métiers et des qualifications » de la DARES. Julie VALENTIN est économiste, maître de conférences à l’université Paris 1 et chercheuse au MATISSE.
Antoine VALEYRE est socio-économiste, chercheur au centre Maurice Halbwachs (ERIS-CMH) et au Centre d’études de l’emploi (CEE). Heidi WECHTLER, statisticienne, est ingénieure de recherche GREGOR (IAE - université Paris 1). Loup WOLFF est sociologue, administrateur de l’Insee au département « Relations professionnelles et temps de travail » de la DARES et chercheur associé au centre Maurice Halbwachs (CMH). Philippe ZAMORA est économiste, administrateur de l’Insee et chercheur au CREST-INSEE. Serge ZILBERMAN, économiste, est adjoint au chef du département « Relations professionnelles et temps de travail » de la DARES.
Composition :
Achevé d’imprimer sur les presses de xxxxxxxx
Imprimé en France