Les origines de la vie Émergence ou explication réductive ?
Christophe Malaterre
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Les origines de la vie Émergence ou explication réductive ?
Christophe Malaterre
Les origines de la vie Émergence ou explication réductive ?
Hermann
Vision des sciences
Sous la direction de : Joseph Kouneiher Giuseppe Longo Comité éditorial : Daniel Bennequin Joseph Kouneiher Jean-Marc Lévy-Leblond Giuseppe Longo John Stachel Jean-Jacques Szczeciniarz
www.editions-hermann.fr ISBN 978 2 7056 70337 © 2010, HERMANN ÉDITEURS, 6 rue de la Sorbonne, 75005 Paris
Toute reproduction ou représentation de cet ouvrage, intégrale ou partielle, serait illicite sans l’autorisation de l’éditeur et constituerait une contrefaçon. Les cas strictement limités à usage privé ou de citation sont régis par la loi du 11 mars 1957.
À Ariane,
À Camille, Élinor et Audrey
Dans la même collection Mathématiques et sciences de la nature La singularité physique du vivant F. Bailly, G. Longo Le point aveugle Cours de logique. Tome 1, Vers la perfection – Tome 2, Vers l’imperfection J.-Y. Girard Chaos et systèmes dynamiques Éléments pour une épistémologie S. Franceschelli, T. Roque, M. Paty Pourquoi le Tout est plus que la Somme de ses Parties Pour une approche scientifique de l’Émergence J. Ricard L'interprétation de la mécanique quantique Une approche pragmatiste M. Bächtold Ouvrir la logique au monde Philosophie et Mathématique de l’interaction Sous la direction de J.-B. Joinet Vers une nouvelle philosophie de la nature Actualités mathématiques, physiques et biologiques Sous la direction de J. Kouneiher Le paradigme neuronal De la physiologie expérimentale à la cognition J.-G. Barbara
« Beginnings hold an endless fascination for the inquiring human mind » David Deamer et Gail Fleischaker, Origins of Life
Table des matières Avant-propos......................................................................................................
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Chapitre 1 – La vie et ses origines............................................................
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1. Définir la vie................................................................................................. 2. Les origines de la vie ?................................................................................
Chapitre 2 – Les origines de la vie : un problème historique................................................................................. 1. 2. 3. 4. 5.
Une approche historique des origines de la vie...................................... De la fumée, certes, mais pas de ‘smoking gun’..................................... Des conditions environnementales incertaines...................................... Une fenêtre d’apparition de la vie imprécise........................................... Un palimpseste de la vie difficile à déchiffrer.........................................
Chapitre 3 – Les origines de la vie : un problème physico-chimique................................................................. 1. Une approche physico-chimique.............................................................. 2. Les schèmes explicatifs du vivant............................................................. 3. La vie toujours inexpliquée........................................................................
Chapitre 4 – La vie au cœur du développement de la notion d’émergence....................................................................................................... 1. L’émergence, une propriété des organismes vivants............................. 2. Mésaventures et renaissance de l’émergence........................................... 3. La résurgence de l’émergence dans les sciences du vivant....................................................................................................... 4. Le problème de l’émergence de la vie aujourd’hui.................................
Chapitre 5 – Différentes formes d’émergence.................................... 1. La notion philosophique d’émergence..................................................... 2. L’émergence des émergentistes anglais (Broad 1925)............................ 3. L’émergence des positivistes logiques (Hempel et Oppenheim 1948, Nagel 1961) .................................................................................................. 4. L’émergence comme non-réduction fonctionnelle (Kim 1999).......... 5. Conclusion....................................................................................................
Chapitre 6 – Émergence et explication.................................................. 1. La transparence de l’eau : une propriété émergente ?............................ 2. Émergence et modèles d’explication........................................................
35 35 36 40 47 48 53 53 55 68 79 79 85 93 94 99 99 104 107 112 115 117 117 126
Chapitre 7 – L’émergence pragmatique................................................ 1. 2. 3. 4.
Une explication (pragmatique) réductive................................................. Une définition pragmatique de l’émergence............................................ Application à la transparence de l’eau...................................................... L’émergence pragmatique et ses différentes facettes.............................
Chapitre 8 – La vie émergente en l’état actuel de nos connaissances ?.................................................. 1. Conditions formelles de l’émergence pragmatique................................ 2. Cas historique............................................................................................... 3. Cas physico-chimique.................................................................................
Chapitre 9 – La vie toujours émergente demain ? Le cas des processus et de l’évolution chimiques prébiotiques ....................... 1. Émergence locale......................................................................................... 2. Émergence et processus chimiques prébiotiques................................... 3. Émergence et évolution chimique prébiotique.......................................
Chapitre 10 – La vie toujours émergente demain ? Le cas de l’auto-organisation prébiotique ........................................... 1. Phénomène local d’auto-organisation prébiotique................................. 2. Émergence et auto-organisation structurelle : le cas des liposomes.................................................................................... 3. Émergence et auto-organisation fonctionnelle : le cas de la modélisation statistique des réseaux autocatalytiques........ 4. Émergence et auto-organisation fonctionnelle : le cas de la modélisation des réseaux génétiques ................................... 5. Conclusion....................................................................................................
Conclusion...........................................................................................................
141 141 145 150 157 169 169 177 183 189 189 194 203 213 213 216 225 232 240
1. L’émergence pragmatique.......................................................................... 2. L’émergence de la vie.................................................................................. 3. Au delà ? ......................................................................................................
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Bibliographie......................................................................................................
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Index des noms et des notions........................................................................
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Avant-propos Existe-t-il d’autres mondes ? Existe-t-il d’autres formes de vie ? Est-il même possible de recréer la vie ? Il y a peu de temps encore, ces questions étaient reléguées au rang de pures spéculations. Aujourd’hui, elles font l’objet de programmes internationaux de recherche. De nouvelles planètes extrasolaires sont découvertes chaque semaine1. Chaque semaine aussi, de nouvelles publications rendent la création in vitro de systèmes vivants toujours plus accessible 2. Après plusieurs décennies de travaux observationnels, théoriques et expérimentaux, des scénarios de plus en plus élaborés cherchent à rendre compte des origines de la vie sur Terre : une théorie ‘physico-chimique’ de la vie se constitue sous nos yeux. Ces avancées mettent à jour la déconcertante complexité des systèmes biomoléculaires, de sorte que la vie se trouve aussi qualifiée, incidemment, d’irréductible, d’imprédictible, d’autonome, en un mot : d’émergente. Cette caractérisation de la vie, de son apparition sur Terre, comme phénomène émergent est, à la fois, une question centrale pour la notion philosophique d’émergence depuis ses fondements, et une interrogation contemporaine pour les travaux scientifiques, y compris les plus récents, sur les origines de la vie. La notion philosophique d’émergence cherche, en effet, à caractériser la nouveauté et son apparition dans la nature. Très schématiquement, elle affirme qu’il existe des propriétés au niveau d’un tout qui sont nouvelles dans la mesure où elles ne peuvent être déduites des propriétés des parties et de leur organisation, ni prédites à partir de ces mêmes éléments. En un mot, il y a émergence quand ‘le tout est plus que la somme de ses parties’. Quel sens donner à une telle affirmation émergentiste lorsqu’elle concerne l’apparition de la vie sur Terre ? Quelles sont la pertinence et la portée de la notion d’émergence dans ce contexte ? L’objet de ce livre est double : il consiste, d’une part, en une interrogation sur les origines de la vie à la lumière des avancées scientifiques majeures de ces der nières décennies, et, d’autre-part en une analyse critique de la notion philosophique d’émergence. En particulier, je soutiens que cette notion ne fait sens qu’après avoir reconnu, au préalable, que les connaissances scientifiques mobilisables dans le contexte d’une explication d’un phénomène donné, et bien souvent surprenant, re1
Notamment de planètes en orbite autour d’étoiles semblables au soleil depuis (Mayor et Queloz 1995). Voir, par exemple, L’encyclopédie des planètes extrasolaires (Schneider 2010) qui recense à ce jour plus de 450 exoplanètes. 2 Ainsi, le premier génome entièrement artificiel d’une bactérie vient, tout récemment, d’être syn thétisé, soit près de 600 000 paires de nucléotides (Gibson et al. 2008).
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Les origines de la vie
connaissons-le, sont limitées et reflètent, avant toute chose, l’état de la science à un instant donné. C’est pourquoi je propose de concevoir la notion d’émergence comme la marque d’un défaut d’explication, comme l’incapacité d’apporter une réponse satisfaisante à une question « pourquoi ? » et de définir ainsi une ‘émergence pragmatique’. Ce sera le fil conducteur de cet ouvrage. J’y défendrai les thèses suivantes : (1) la définition de l’émergence comme ‘émergence pragmatique’ rend explicite le contexte, précise l’enjeu de la question émergentiste et permet de comprendre pourquoi certains phénomènes sont dits émergents dans un contexte particulier et pas dans un autre ; (2) l’application de l’émergence pragmatique à la question des origines de la vie dans un contexte ‘historique’ montre que la question de l’émergence reste ouverte, dans ce contexte-ci ; par ailleurs, (3) l’application de l’émergence pragmatique à la question des origines de la vie dans un contexte anhistorique ‘physico-chimique’ montre que l’apparition de la vie peut être qualifiée, à juste titre, d’émergente au regard du contexte scienti fique actuel ; cependant, (4) l’analyse détaillée, dans le contexte ‘physico-chimique’, de sous-phénomènes susceptibles d’intervenir dans le processus d’apparition de la vie, ne donne aucune raison valable de maintenir une position émergentiste selon laquelle l’apparition de la vie serait le lieu de sous-phénomènes dont l’émergence persisterait quel que soit le contexte scientifique. L’organisation du livre suit cette double interrogation, à la fois sur les origines de la vie, et sur la notion d’émergence. En premier lieu (Chapitre 1), je pose la question de la vie et de ses origines d’un point de vue conceptuel, en analysant différentes définitions du vivant et en précisant ce qu’on entend par ‘origines de la vie’. J’analyse, ensuite, les apports scientifiques majeurs de ces dernières décennies au problème des origines de la vie : apports de nature historique d’un côté (Chapitre 2), apports de nature anhistorique ou ‘physico-chimique’ de l’autre (Chapitre 3), et je mets en évidence les limites de ces connaissances. Cela m’amène à la notion d’émergence dont je décris le développement historique récent et le lien très étroit qu’elle entretient, en philosophie, avec la vie et son apparition (Chapitre 4). Un travail de clarification conceptuelle de cette notion s’impose alors : j’analyse différentes définitions contemporaines de l’émergence et mets en évidence leurs limitations respectives (Chapitre 5). A partir d’un exemple classique, celui du caractère émergent de la transparence de l’eau, je montre que la possibilité de fournir, ou non, une explication scientifique du phénomène en question, et le contexte dans lequel cette explication est fournie, sont centraux dans la qualification du phénomène comme émergent ou non émergent (Chapitre 6). Cela me conduit à élaborer une notion d’émergence adossée au modèle pragmatique d’explication (van Fraassen 1980), ‘l’émergence pragmatique’, qui rend explicite le contexte dans lequel se
Avant-propos
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posent les questions d’émergence, qu’il s’agisse de préférences cognitives ou des connaissances scientifiques disponibles (Chapitre 7). Je reformule alors la question de l’émergence de la vie à la lumière de l’émergence pragmatique, et donc, en fonction du contexte. Cela m’amène à dégager deux grands cas contextuels d’analyse (Chapitre 8) : d’une part, un cas ‘historique’, selon lequel la question de l’émergence de la vie se pose en termes d’imprédictibilité du processus réel d’apparition de la vie sur Terre, autrement dit du chemin historique suivi par la vie ; et d’autre part, un cas ‘physico-chimique’, dans le cadre duquel la question de l’émergence se pose en termes d’impossibilité d’explication réductive physico-chimique de la transition de la matière inerte aux premiers systèmes vivants. Enfin, je pose la question de savoir dans quelle mesure le caractère émergent de la vie, toujours dans un contexte ‘physico-chimique’ général, pourrait perdurer indépendamment de l’évolution des connaissances scientifiques, autrement dit indépendamment d’une partie même de ce contexte. J’analyse cette question, d’abord dans le cadre des phénomènes qui relèvent des ‘processus chimiques prébiotiques’ et du ‘principe d’évolution chimique prébiotique’ (Chapitre 9), puis dans celui des phénomènes susceptibles de résulter de ‘processus d’auto-organisation prébiotique’ (Chapitre 10). Et je montre que, si émergence il y a, il s’agit encore et toujours d’une émergence susceptible de dé pendre des connaissances scientifiques. Cet ouvrage est le fruit d’un travail de réflexion qui n’aurait été possible sans les questions avisées et les commentaires détaillés d’Anouk Barberousse, de François Duchesneau, et de Jean Gayon. Ma reconnaissance s’étend aussi à Michel Bitbol, Pierre-Alain Braillard, Muriel Gargaud, Philippe Huneman, Sandra Laugier, MarieChristine Maurel, Francesca Merlin, Paul-Antoine Miquel, Michel Morange, Thomas Pradeu, Florence Raulin-Cerceau, Jacques Reisse, Roselyne Richter, Carlos Sonnenschein, Ana Soto et Stéphane Tirard pour les nombreuses discussions stimulantes que j’ai eu la chance d’avoir avec eux. Qu’ils soient ici sincèrement remerciés, tout comme de nombreux autres collègues que j’omets très certainement de citer. Je re mercie aussi Giuseppe Longo et Philippe Fauvernier des Éditions Hermann pour leurs conseils éditoriaux avisés et la confiance qu’ils m’ont témoignée dans la prépa ration de ce manuscrit. Et c’est avec plaisir que je mentionne ici le soutien de la Fondation Louis D. de l’Institut de France pour une subvention de recherche, et de la Chancellerie des Universités de Paris pour l’attribution du Prix Louis Forest. Enfin, mes pensées vont à Ariane pour ses précieux encouragements de tous les jours, et à Camille, Élinor et Audrey pour leur joie de vivre toute candide. CM Bois-Guillaume, avril 2010
Chapitre 1 – La vie et ses origines L’origine de la vie demeure encore à ce jour une des questions les plus difficiles auxquelles la science n’a pas de réponse. Les progrès de la biologie moléculaire ces cinquante dernières années ont permis de mettre à jour un grand nombre de mécanismes moléculaires à l'œuvre dans le vivant. Mais la transition de l’inerte chimique au vivant biologique reste toujours inexpliquée : les traces originelles de la vie sur Terre s’évanouissent au delà de trois milliards d’années, et la synthèse artificielle de systèmes vivants à partir de constituants chimiques n’a pas encore pu être réalisée. Ce faisant, toute interrogation sur les origines de la vie suscite deux questions préalables : d’une part une question sur ce qu’est la vie, sur la possibilité et la manière de la définir, voire de qualifier en quelque sorte l’essence des organismes vivants, et de l’autre une question sur ce que signifie la recherche sur les origines de la vie, sur le processus de sa genèse évolutive et physico-chimique. Bien que ces aspects aient tous deux reçu l’attention de nombreux philosophes et scientifiques, aucune définition de la vie ne fait l’unanimité et ses origines demeurent encore énigmatiques.
1. Définir la vie La pluralité des définitions de la vie qui circulent aujourd’hui dans la littérature philosophique et scientifique évoque la caricature bien connue de la définition de l’éléphant par des naturalistes aveugles à qui serait donnée la possibilité de ne toucher qu’une seule partie de l’animal : les pattes font penser à un arbre, la queue à une corde, la trompe à un serpent etc. Il en va de même avec les définitions de la vie qui reflètent ainsi, parfois ouvertement, les disciplines scientifiques qui les ont forgées. L’astrophysicien Carl Sagan l’indiquait déjà dans les années 1970 : Il n’y a pas de définition communément acceptée de la vie. En fait, il y a une certaine tendance clairement discernable pour chaque spécialité biologique de définir la vie en ses propres termes (1970, 985).
Les définitions de la vie ont ainsi une tendance marquée à dépendre de l’utilisation que chacun souhaite en faire. Mais revenons un instant sur le projet même de définir la vie.
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Les origines de la vie
1.1. Pourquoi, comment définir la vie ? Pourquoi définir la vie ? Ce projet est-il fondé ? Pour certains, cela ne va pas de soi, au contraire. Définir la vie est perçu comme une entreprise ou bien impossible, ou bien sans intérêt : impossible s’il s’agit du concept commun de vie, car la plupart des concepts communs ne sont pas des définitions ; sans intérêt s’il s’agit du concept scientifique de vie, car il y a autant de définitions théoriques qu’il y a de disciplines impliquées, qu’il s’agisse de la biologie évolutionnaire, de la biologie moléculaire, de la biologie synthétique, de l’astrobiologie, de la biochimie ou de la chimie prébiotique par exemple, chacune avec son propre agenda et ses propres objets d’étude (Machery, sous presse). Définir la vie a pu aussi paraître ou bien trop scientifique pour les philosophes, ou bien trop philosophique pour les biologistes (Bedau 1996, 332). Le contexte est vraisemblablement en train de changer, avec un regain d’intérêt pour la question, suscité à la fois par les avancées expérimentales en biologie et les explorations spatiales. La recherche d’une définition de la vie revêt alors une importance pratique : se prononcer sur l’existence de vie, qu’elle apparaisse en laboratoire ou sur Mars, Europa, ou sur d’autres planètes extrasolaires (Cleland et Chyba 2002, 387). L’ignorance de voies de synthèse expérimentale de systèmes vivants et l’absence d’identification de formes de vie extraterrestres rendent aussi possible la traduction de toute définition de la vie en un programme particulier de recherche, articulé notamment autour de cette définition et de sa matérialisation. A cela s’ajoute aussi pour certains la fierté intellectuelle de cerner, avec des mots, un concept difficile pourtant objet d’étude d’une des grandes disciplines de la science, la biologie, depuis plusieurs siècles, et phénomène vécu au quotidien (Luisi 1998, 621). Qu’exiger alors d’une définition de la vie ? On considère souvent que définir un terme revient à spécifier les conditions à la fois nécessaires et suffisantes pour l’application de ce terme. Un exemple classique est celui de ‘célibataire’ défini comme ‘être humain de sexe masculin non-marié’. Bien que non dénuées d’incertitude, de telles définitions fonctionnent assez bien pour disséquer des concepts définis par des intérêts cognitifs humains, moins bien pour des espèces naturelles. Dans ce dernier cas en effet, c’est la nature elle-même qui est censée déterminer le contenu de la définition, et non pas des conventions humaines. Or, sans théorie de la vie, difficile de définir cette dernière autrement que sur la base d’un choix linguistique (Cleland et Chyba 2002). D’autres exigences peuvent également être formulées. Ainsi, outre des exigences de forme comme l’élégance, le pouvoir explicatif, la compacité ou la non redondance, une définition de la vie pourra être appréciée pour sa compatibilité avec le concept commun de ‘vie’, pour sa cohérence avec l’état de l’art de la connaissance scientifique, pour son universalité, pour son équi-
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libre entre le physico-chimique et le biologique, ou encore pour sa capacité à rendre compte aussi du processus d’apparition de la vie (Ruiz-Mirazo, Peretó et Moreno 2004, 326). Elle devra aussi savoir se jouer des pièges tendus par tout un ensemble de contre-exemples canoniques : un tourbillon n’est pas vivant en dépit de son assimilation de matière et de la persistance de sa forme ; des cristaux, des nuages, des incendies croissent sans être vivants, alors que des organismes adultes vivent sans croître ; les mules ne peuvent se reproduire bien que vivantes etc. (e.g. Lange 1996, 227). Au-delà de ces exigences, se pose aussi la question de l’étendue conceptuelle à couvrir. Bien entendu, il ne s’agit pas de rendre compte des facettes de la ‘vie humaine’, cette durée d’existence qui s’étend de la naissance à la mort, ni encore de la ‘vie vécue’, sentie ou éprouvée, au sens phénoménologique. L’objectif est plutôt de caractériser la ‘vitalité’ commune à tous les organismes vivants connus aujourd’hui, mais aussi la vitalité de toute forme de vie, qu’il s’agisse des organismes vivants passés, y compris des formes de vie les plus primitives, ou de systèmes vivants extra-terrestres dont nous ignorons tout. D’où la recherche d’une définition ‘essentialiste’, sans référence nécessaire à des entités matérielles spécifiques comme des molécules, et dont l’objectif serait d’expliciter la vie sous sa plus simple expression. 1.2. Deux grandes options : ‘liste’ ou ‘modèle’ Définir la vie a donné lieu à de très nombreuses tentatives (e.g. Bersini et Reisse 2007). Plusieurs centaines de définitions ont été répertoriées (Palyi, Zucchi et Caglioti 2002, 15-56 ; Popa 2004, 197-205). Certaines de ces définitions sont brèves, d’autres plus élaborées. A y regarder de plus près, elles relèvent de deux approches distinctes : on trouve d’une part les ‘définitions listes’ qui cherchent à caractériser les systèmes vivants en énumérant des propriétés, et d’autre part les ‘définitions modèles’ qui visent à définir le vivant en décrivant son fonctionnement minimal. Comme leur nom l’indique, les ‘définitions listes’ prennent la forme de listes, plus ou moins longues, de propriétés dont la conjonction identifie un système vivant par ce qu’il fait, par les rôles qu’il remplit : croissance, reproduction, auto-réparation, assimilation d’énergie et de matière etc. Cette approche résulte de ce qu’aucune propriété unique ne semble satisfaisante pour caractériser la vie : Toute propriété que nous assignons à la vie est soit trop large, de telle manière qu’elle caractérise aussi de nombreux systèmes non-vivants, ou trop spécifique, de telle manière que nous pouvons trouver des contre-exemples que nous caractérisons intuitivement comme vivants mais qui pourtant ne la satisfont pas (Farmer et Belin 1992, 818).
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Les origines de la vie
Les ‘définitions modèles’ relèvent d’une autre approche. Elles conçoivent les propriétés des organismes vivants comme des conséquences des modèles proposés. Les ‘définitions modèles’ insistent, en priorité, sur les mécanismes nécessairement présents, et suffisants, dans les systèmes vivants. Elles décrivent ces mécanismes en détail ainsi que leur fonctionnement. A la différence des ‘définitions listes’, les ‘définitions modèles’ paraissent plus concrètes : non seulement elles rendent compte des propriétés des systèmes vivants mais elles expliquent aussi comment ces propriétés seraient susceptibles d’être produites. Elles ont cependant les défauts de leurs qualités : elles sont plus difficiles à énoncer, moins compactes et moins élégantes. 1.3. ‘Définitions listes’ Les ‘définitions listes’ sont les plus fréquentes. On peut s’essayer à les classer en quatre rubriques, selon qu’elles mettent l’accent sur les propriétés liées à la transformation de matière et d’énergie, sur les propriétés liées à l’hérédité et à la reproduction, sur les propriétés liées à l’information, ou encore sur un ensemble mixte de propriétés. J’en propose ici quelques exemples, de manière non exhaustive. Les définitions métaboliques, thermodynamiques, énergétiques Ce courant de définitions de la vie se rattache en grande partie aux considérations de Schrödinger, pour qui la vie doit avant tout être définie en rapport avec la seconde loi de la thermodynamique et l’activité métabolique : Quelle est la propriété caractéristique de la vie ? Quand peut-on dire qu’un morceau de matière est vivant ? Quand il continue de ‘faire quelque chose’, de bouger, d’échanger de la matière avec son environnement et ainsi de suite, et tout ceci pendant bien plus longtemps qu’imaginé dans de telles circonstances […]. C’est par sa résistance à toute décomposition rapide vers l’état inerte ‘d’équilibre’ qu’un organisme apparaît énigmatique […]. Comment l’organisme vivant résiste-t-il à cette décomposition ? La réponse est évidente : en mangeant, buvant, respirant et (dans le cas des plantes) en assimilant. Le terme technique est métabolisme […]. L’élément essentiel dans le métabolisme est que l’organisme réussit à se libérer de toute l’entropie qu’il ne peut s’empêcher de produire pendant qu’il vit (Schrödinger [1944] 1969, 74-76).
De telles considérations ‘métaboliques’ ont donné lieu à de multiples définitions de la vie. Ainsi pour Sagan, Un système vivant est un objet avec une délimitation spécifique, continuellement en train d’échanger certains de ses composants avec son environnement,
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mais sans jamais altérer ses propriétés générales. [... Les systèmes vivants sont] des régions bien localisées au sein desquelles il y a une croissance continue d’ordre (Sagan 1970, 985).
Pour Shapiro et Feinberg, un système vivant est Un système très ordonné de matière et d’énergie caractérisé par des cycles complexes qui maintiennent ou augmentent graduellement l’ordre du système via un échange d’énergie avec son environnement (Shapiro et Feinberg 1990, 248).
Pour Luisi, est vivant tout Système auto-entretenu grâce à des propres processus internes de production de composants et une utilisation d’énergie/matière externe (Luisi 1998, 619). Ou encore pour Popa, La vie est une stratégie auto-reproductive (stable) pour accélérer et réguler un flux environnemental d’énergie descendante, […via] l’utilisation d’information répliquée en interne pour construire et maintenir en état des entités néguentropiques dissipatives d’énergie et pour graduellement ajuster leur fonctionnement à des fluctuations spatiales et temporelles (Popa 2004, 158).
Dans ces définitions, l’accent est mis sur des propriétés métaboliques qui permettent de prendre en compte les échanges de matière et d’énergie de tout système vivant avec son environnement, dans le cadre plus large des lois de la thermodynamique. Les définitions darwiniennes Pour les ‘définitions darwiniennes’, l’accent est mis sur les propriétés de reproduction et de variation des organismes vivants et plus généralement sur leur capacité à évoluer d’un point de vue darwinien et notamment sous l’influence de la sélection naturelle3. Ainsi par exemple, Sagan propose la définition générique suivante : La vie est un système capable d’évolution par sélection naturelle (Sagan 1970, 985).
Pour Maynard-Smith, la notion de vie s’articule en rapport avec l’évolution naturelle :
3
Pour plus de détails sur le darwinisme et le mécanisme de sélection naturelle, on consultera (Gayon 1992).
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Les origines de la vie Nous considérons comme vivante toute population d’entités qui a les propriétés de multiplication, d’hérédité et de variation. La justification de cette définition est la suivante : toute population avec ces propriétés évoluera par sélection naturelle afin de devenir mieux adaptée à son environnement. Avec le temps, n’importe quel degré de complexité adaptative peut être produit par la sélection naturelle (Maynard-Smith 1975, 96f).
Cet angle darwinien de définition des organismes vivants est parfois précisé en d’autres termes, par exemple en faisant appel au concept d’auto-reproduction, à celui d’une capacité illimitée à évoluer ou open-ended evolution (e.g. Ray 1992) ou encore à la notion d’évolution souple ou ‘supple adaptation’ comme proposé par Bedau dans la définition suivante : X est vivant ssi : 1. X est un système qui s’adapte en souplesse, ou 2. X est expliqué correctement par un système qui s’adapte en souplesse [Sachant que] l’adaptation en souplesse est la production continuelle de nouveauté adaptative significative (Bedau 1998, 130).
Une des définitions darwiniennes les plus souvent citées est celle proposée par Joyce et adoptée par la NASA. Selon cette définition, la vie résulte de l’application de l’évolution darwinienne à des systèmes chimiques particuliers, à savoir des systèmes auto-entretenus : La vie est un système chimique auto-entretenu capable d’évoluer de manière darwinienne (Joyce 1994, xi).
Selon de telles définitions darwiniennes, l’origine de la vie se confond avec l’origine de l’évolution, qu’il s’agisse d’évolution darwinienne, d’évolution ‘sans fin’ ou encore ‘en souplesse’. Ce faisant, elles rencontrent un certain nombre d’objections. Les organismes stériles, par exemple, ne rentrent pas dans leur cadre et se trouvent donc assimilés à des systèmes non-vivants. Elles sont aussi difficiles à utiliser de manière pratique car il faut attendre le passage de plusieurs générations pour s’assurer de la satisfaction de ces conditions. Par ailleurs, des systèmes qui seraient incapables de se reproduire mais doués ‘d’immortalité’ sortiraient également du cadre de telles définitions darwiniennes du vivant, de même que des systèmes capables de se reproduire exactement à l’identique, c’est-à-dire sans variation. Notons enfin que certains leur reprochent d’être des définitions bien trop proches du biologique et sans considé-
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ration aucune pour le physico-chimique et ses propriétés (Ruiz-Mirazo, Peretó et Moreno 2004, 328). Les définitions génétiques, informationnelles Selon de telles définitions, la vie est avant tout information, signes, codes, cryptés, décryptés, transmis, se complexifiant sans cesse. Au centre de telles définitions, on retrouve souvent l’ADN, sa structure et son rôle dans des mécanismes de codage des informations nécessaires à la synthèse des protéines. Comme le souligne Michel Morange au sujet de la biologie moléculaire à ses débuts, Il était tentant d’imaginer que la perfection de ces mécanismes était l’explication si longtemps recherchée du phénomène vie, d’autant plus que ces mécanismes opéraient de manière identique chez tous les êtres vivants. Cela explique que, dans les années 1960, les biologistes moléculaires, tel Jacques Monod, étaient convaincus d’avoir en grande partie dévoilé ‘le secret de la vie’ (Morange, 2003, 31).
Dans un tel cadre conceptuel, la vie est conçue comme information génétique, et, même si aujourd’hui les mécanismes génétiques se révèlent bien plus complexes qu’initialement imaginés, et non exclusivement réservés à des processus de transcription d’information, la tendance d’une définition de la vie comme information génétique demeure. Notons que d’autres manières existent de définir la vie à partir de la notion d’information, comme, par exemple, l’approche ‘bio-sémiotique’ qu’adopte Emmeche. Pour ce dernier en effet, la vie est signes et interprétation de signes : La vie est l’interprétation fonctionnelle de signes au sein de ‘systèmes-code’ matériels auto-organisés qui construisent leur propre ‘Umwelt’ (Emmeche 1998).
Ces définitions rencontrent tout pareillement un certain nombre d’objections. Pourquoi serait-il impossible d’imaginer un système vivant minimal, dénué de système de stockage et de transmission d’information ? Ou alors une proto-cellule capable de croissance et de reproduction sans gènes ? Par ailleurs, si la vie est signes et interprétations de signes, cela présuppose l’existence indépendante et antérieure de tels signes comme espèce naturelle, ce que ne font pas la physique et la chimie. Les définitions mixtes Comme le souligne Popa, « il apparaît évident que, pour pouvoir identifier une transition vers la vie, c’est un ensemble de propriétés et non une seule qui est re quis » (2004, 151). Un grand nombre de définitions listes sont alors conçues comme des conjonctions de propriétés multiples, piochées tantôt dans les catégo-
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ries listées précédemment (propriétés métaboliques, énergétiques, thermodynamiques ; propriétés darwiniennes ; propriétés génétiques, informationnelles), tantôt ailleurs. Oparin lui-même propose une description de la vie sur la base de six propriétés : (1) l’échange de matière avec le milieu environnant, (2) la croissance individuelle, (3) la croissance populationnelle, (4) l’auto-reproduction, (5) la mobilité, (6) la capacité à être stimulé. Ce à quoi il rajoute un certain nombre d’éléments complémentaires comme une membrane ou l’interdépendance avec le milieu environnant (Oparin 1961). Monod de son côté liste trois caractéristiques majeures du vivant : (1) la ‘téléonomie’, (2) la morphogenèse et (3) l’invariance reproductive (Monod 1970). Crick quelques années plus tard insiste aussi sur un jeu de trois propriétés, mais différentes : (1) l’auto-reproduction, (2) l’évolution et (3) le métabolisme (Crick 1981). Mayr, pour sa part, propose de définir le vivant par les « sortes de propriétés par lesquelles les organismes vivants diffèrent de la matière inerte » (Mayr 1982, 53) ; au total, un groupe de huit propriétés qui puisent à la fois dans la théorie de l’évolution, dans la thermodynamique, dans la génétique et dans la chimie : (1) une organisation très complexe et capable d’adaptation, (2) un ensemble unique de macromolécules chimiques, (3) une prédominance du qualitatif sur le quantitatif, (4) des groupes très variables d’individus, (5) des programmes génétiques évolués qui leur permettent d’avoir un comportement ‘téléonomique’, (6) des connexions historiques de descendance commune, (7) le fait d’être le produit de la sélection naturelle, et (8) une grande imprédictibilité associée aux processus biologiques. De Duve propose pour sa part ‘sept piliers’ sur lesquels reposent la vie et tout système vivant : (1) la production de ses propres composants, (2) l’extraction d’énergie de l’environnement, (3) la catalyse, (4) la spécification de processus cellulaires, (5) l’isolation, (6) la régulation, et (7) la multiplication (de Duve 1991). Pour Farmer et Belin, ce sont huit autres propriétés qui définissent les systèmes vivants. La vie est (1) processus, (2) auto-reproduction, (3) stockage d’information auto-représentative, (4) métabolisme, (5) interactions fonctionnelles avec l’environnement, (6) interdépendance de composants, (7) stabilité à des perturbations, et (8) capacité à évoluer (Farmer et Belin 1992, 818). Koshland propose encore un autre groupe de sept propriétés ou ‘sept piliers’. La vie est (1) programme, (2) improvisation, (3) compartimentation, (4) énergie, (5) régénération, (6) adaptation, et (7) spécificité des processus chimiques (Koshland 2002). Pour sa part, Morange renoue avec un triptyque proche de celui de Crick et identifie « trois caractéristiques fondamentales des êtres vivants : le pouvoir de reproduction, la possession de structures moléculaires complexes et d’une activité
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métabolique intense conduisant à la réplication de ces structures moléculaires » (Morange 2003, 79). Ces exemples témoignent de la diversité des définitions listes : elles gravitent autours d’un noyau de propriétés métaboliques ou génétiques, et cherchent à se prémunir d’un certains contre-exemples par l’adjonction de propriétés plus particulières. Mais cette stratégie a des limites. Ce constat a conduit certains à proposer des définitions du vivant d’un autre type, sur la base de modèles. 1.4. ‘Définitions modèles’ Les ‘définitions modèles’ de la vie se rencontrent moins fréquemment dans la littérature que les ‘définitions listes’, peut-être à cause de leur complexité et de leur manque de compacité. Elles cherchent à caractériser le vivant par la description de son fonctionnement interne à l’aide de processus ou de mécanismes moléculaires. Bien que toujours abstraites car non reliées à des molécules chimiques particulières, ces définitions sont néanmoins plus concrètes que les ‘définitions listes’ : elles proposent des mécanismes dont le fonctionnement intégré en un système minimal est susceptible de caractériser tout système vivant. De ces mécanismes découlent un certain nombre de propriétés, ce qui autorise un rapprochement avec les ‘définitions listes’, mais ces propriétés sont secondes par rapport aux mécanismes. La comparaison des processus internes d’un système donné avec les processus du modèle permet alors de se prononcer sur le caractère vivant ou non du système en question : Si nous avons un tel système minimal, alors la question ‘Qu’est-ce que la vie ?’ n’est plus une question philosophique abstraite. C’est une question de base des sciences naturelles et la réponse a une base scientifique ; elle peut être élaborée à l’aide de méthodes mathématiques exactes et sa validité peut être vérifiée à l’aide d’expériences concrètes (Gánti [1971] 2003, 1).
Les définitions modèles se proposent ainsi de distinguer, très concrètement par une analyse et comparaison des processus internes de fonctionnement, ce qui est vivant de ce qui ne l’est pas. Bien entendu, encore faut-il que ces modèles soient corroborés par l’expérience, ce qui n’est pas le cas à ce jour. J’en propose ici trois exemples choisis. Le modèle autopoïétique Ce modèle proposé initialement par Maturana et Varela (1973) naît du constat selon lequel les organismes vivants produisent eux-mêmes leurs propres composants en une sorte de circularité ‘auto-référentielle’, d’où le mot d’autopoïèse, du grec au-
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tos (soi) et poiein (produire). Au sein de tout système dit ‘autopoïétique’, deux soussystèmes sont imbriqués : un sous-système de fabrication de composants et un sous-système structurel. Un système autopoïétique est organisé comme un réseau de processus de production de composants qui (a) régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits, et qui (b) constituent le système en tant qu’unité concrète dans l’espace où il existe, en spécifiant le do maine topologique où il se réalise comme réseau. Il s’ensuit qu’une machine autopoïétique engendre et spécifie continuellement sa propre organisation. Elle accomplit ce processus incessant de remplacement de ses composants, parce qu’elle est continuellement soumise à des perturbations externes, et constamment forcée de compenser ces perturbations. Ainsi, une machine autopoïétique est un système [...] à relations stables dont l’invariant fondamental est sa propre organisation (le réseau de relations qui la définit) (Varela [1980] 1989, 45).
Un modèle minimal autopoïétique simulable sur ordinateur a été proposé (e.g. McMullin et Varela 1997, Bourgine et Stewart 2004). Ce modèle comporte (1) une membrane dont les composants, qui peuvent se désintégrer, sont régulièrement produits par (2) une réaction chimique faisant intervenir des composés externes plus élémentaires, réaction chimique elle-même catalysée par la membrane. Dans l’autopoïèse, l’accent est mis sur l’autoproduction des composants, perçue comme propriété première des systèmes vivants : Si les systèmes vivants sont des machines, alors de toute évidence ils sont des machines autopoiétiques physiques. Ils transforment la matière en eux-mêmes de façon que leur organisation soit le produit de leur opération. L’inverse semble tout aussi vrai : si un système physique est autopoïétique, il est vivant. Bref, nous affirmons que la notion d’autopoièse est nécessaire et suffisante pour définir l’organisation des êtres vivants (Varela [1980] 1989, 48).
La vie est donc définie comme système capable de produire lui-même ses propres composants, cette production étant elle-même contrôlée par le système en question (voir aussi Bitbol et Luisi 2004). Ce modèle a pu être critiqué comme étant par exemple trop détaché de considérations physico-chimiques (Fleischaker 1988) ou comme ne prenant pas suffisamment en compte les dimensions darwiniennes de production de variation et d’adaptation (Ruiz-Mirazo, Peretó et Moreno 2004, 328).
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Le modèle ‘open-ended’ Ce modèle proposé par Ruiz-Mirazo, Peretó et Moreno (2004) pourrait à première vue passer pour une ‘définition liste’ compacte. La vie est en effet définie en une phrase : Un ‘être vivant’ est un système autonome doué de capacité évolutionnaire ouverte (‘open-ended’) (Ruiz-Mirazo et al. 2004, 332).
Cependant, derrière cet énoncé se cachent à la fois des définitions plus précises de ‘autonome’ et de ‘capacités évolutionnaires ouvertes’, et un modèle fonctionnel élaboré : (i) par autonome nous entendons un système loin de son équilibre qui se produit et se répare lui-même établissant ainsi une identité organisationnelle propre, une unité fonctionnellement intégrée (homéostatique et active) basée sur un ensemble de couplages endergoniques-exergoniques entre des processus internes d’auto-construction, ainsi qu’avec d’autres processus d’interaction avec l’environnement, et (ii) par capacité évolutionnaire ouverte (‘open-ended’) nous entendons la possibilité pour un système de reproduire sa dynamique fonctionnelle et constitutive de base, générant ainsi une variété illimitée de systèmes équivalents et de manières d’exprimer cette dynamique, qui ne sont sujets à aucune limite supérieure prédéterminée de complexité organisationnelle (même s’ils sont sujets, en fait, aux restrictions énergétiques et matérielles imposées par un environnement fini et par les lois physico-chimiques universelles) (Ruiz-Mirazo et al. 2004, 332).
Le modèle sous-jacent est articulé autour de quatre éléments : une membrane, un système énergétique, un ensemble de molécules catalytiques et un ensemble de molécules matrices. Afin d’accomplir ces deux propriétés, tout système doit avoir : une délimitation semi-perméable active (i.e. une membrane), un appareil de transduction/conversion d’énergie (un ensemble de monnaies d’énergie) et enfin deux types de composants moléculaires interdépendants : certains réalisant et coordonnant directement des processus d’auto-construction (catalyseurs) et d’autres pouvant stocker et transmettre l’information pertinente à la réalisation efficace de ces processus à d’autres générations suivantes (mémoires) (Ruiz-Mirazo et al. 2004, 341).
Cette ‘définition modèle’ cherche donc en somme à coupler explicitement un certain nombre de propriétés des systèmes vivants (ici ‘l’autonomie’ et la ‘capacité évolutionnaire ouverte’) à un modèle fonctionnel plus détaillé.
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Le modèle du ‘chemoton’ Le modèle du chemoton proposé par Gánti ([1971] 2003)4 est très certainement un des modèles de système vivant minimal les plus aboutis. L’objectif de ce modèle est de caractériser les systèmes vivants comme des super-systèmes chimiques reposant sur trois sous-systèmes autocatalytiques couplés, chacun remplissant alors un rôle bien particulier : Un chemoton est constitué par trois automates fluides autocatalytiques (i.e. reproductifs) qui sont reliés les uns aux autres de manière stœchiométrique. Le premier est le sous-système métabolique, qui est un réseau (éventuellement compliqué) de réactions entre composants chimiques de faible poids moléculaire pour la plupart. Ce sous-système doit être capable de produire non seulement la totalité des composants nécessaires à sa propre reproduction, mais aussi les composants nécessaires pour reproduire les deux autres sous-systèmes. Le second sous-système est une membrane fluide bidimensionnelle qui peut croître de manière autocatalytique en utilisant des composants produits par le premier sous-système. Le troisième sous-système est un système de réactions capable de produire des macromolécules par polycondensation sur une matrice de composants synthétisés par le sous-système métabolique. Les produits résultant de la polycondensation sont aussi requis pour la formation des composants de la membrane. De cette manière, le troisième sous-système peut contrôler le fonctionnement des deux autres grâce uniquement à un couplage stœchiométrique (Gánti [1971] 2003, 4).
Sous un certain nombre d’hypothèses, le chemoton est capable de croître, de se reproduire et d’évoluer de manière darwinienne (Szabó et al. 2002). Ce modèle permettrait ainsi de rendre compte des principales propriétés du vivant. 1.5. Des problèmes congruents Définir la vie se heurte à plusieurs problèmes congruents. Tout d’abord, il apparaît que les approches de définitions de la vie comme ‘listes’ ou ‘modèles’ doivent être pensées de manière conjointe plutôt que comme deux alternatives distinctes, car il s’agit bien là de deux aspects d’un même problème. Définir la vie par ses propriétés permet d’établir un lien intuitif avec le vivant tel que nous le connaissons. Par contre, cela ne suffit pas car on cherche aussi à connaître les raisons qui font que telle liste plutôt que telle autre sera préférée : on voudrait savoir pourquoi la liste est constituée de cette manière plutôt que d’une autre. En cherchant à définir la vie, nous demandons plus qu’une simple description de surface : « ce que nous de4
Le modèle initial (Gánti 1971) a reçu depuis un certain nombre d’ajustements comme par exemple dans (Békés 1975) ou encore (Szabó et al. 2002).
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mandons vraiment, en termes physiques, c’est pourquoi tel système matériel est un organisme et pas autre chose » (Rosen 1991, 15, mes italiques). Par les mécanismes qu’ils proposent, les modèles apportent des réponses à ces questions. Bien que toujours abstraits, ils spécifient néanmoins le fonctionnement interne de tout système vivant, et notamment de tout système vivant minimal. En ce sens ils ouvrent la possibilité, s’ils se trouvent confirmés par l’expérience, de comprendre d’où proviennent les propriétés de tout système vivant. L’exercice de définition de la vie est par ailleurs très difficilement concevable en dehors de la question même de l’origine de la vie, et réciproquement (Oparin 1961). En effet, se poser la question de l’origine de la vie, c’est se demander comment et pourquoi un système vivant minimal en est venu à exister. Or, une manière de répondre à cette question est de fournir une explication des différentes étapes abiotiques, c'est-à-dire se déroulant en l’absence de tout système vivant, permettant d’aboutir à un tel système vivant minimal. L’origine de la vie est alors conçue comme un processus graduel, comme une genèse progressive des différents soussystèmes et constituants d’un système vivant minimal. Ce processus est jalonné d’étapes décisives qui font écho aux propriétés du vivant et donc à sa définition. Ainsi par exemple, en écho à leur définition du vivant, Ruiz-Mirazo, Peretó et Moreno (2004) proposent quatre étapes significatives de l’origine du vivant : (1) l’autoorganisation/l’auto-maintenance réalisée par des réseaux chimiques auto-entretenus, (2) l’autonomie basique liée à un système composé d’une membrane, de monnaies d’énergie et de catalyseurs, (3) l’autonomie héréditaire rendue possible par l’utilisation d’un polymère bi-fonctionnel, à la fois catalyseur et mémoire, et (4) le découplage génotype/phénotype et la mobilisation de deux polymères distincts. Bien entendu, de nombreuses autres étapes peuvent être envisagées. Popa (2004, 136) en propose une dizaine : (1) couplage de la catalyse et de l’activité réflexive, (2) auto-assemblage, (3) compartimentation, (4) sauts probabilistes vers la spécificité catalytique, (5) régulation par rétroaction, (6) internalisation de spécificité minimale, (7) contrôle de la chiralité, (8) variabilité héritable, (9) réplication, (10) codage. Luisi pour sa part (1998, 614) se limite à n’en signaler que trois : (1) auto-réplication, (2) enzymes, (3) vie pré-cellulaire. Définir la vie revient alors à positionner un curseur à un moment décisif du processus de genèse de la vie, comme si la transition du non-vivant au vivant s’effectuait de manière continue (Bruylants et al., 2010). Les deux questions, définition et origine, sont ainsi très étroitement liées. La complexité de l’entreprise tient peut-être aussi à ce que, au contraire d’être une succession unidirectionnelle d’étapes chronologiquement agencées, l’origine de la vie pourrait très bien être multidirectionnelle, faisant alors de la vie minimale un phénomène approchable non plus d’une seule direction mais de plusieurs et autorisant par conséquent l’existence de plusieurs formes de vie minimales, qu’il s’agisse par
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exemple d’une forme de vie simplement ‘reproductive’ ou d’une forme de vie simplement ‘auto-entretenue’ (Malaterre, 2010). Devant le foisonnement de définitions de la vie, que faire ? Une approche sceptique radicale est de dire que cette pluralité ne disparaîtra que lorsqu’une théorie de la vie sera disponible. Car, de même que la nature de l’eau, H2O, n’a pu être révélée qu’à partir du moment où une théorie moléculaire a été rendue disponible, de même « la nature apparemment interminable de la controverse sur la définition de la vie est inévitable tout aussi longtemps qu’il nous manquera une théorie générale de la nature des systèmes vivants et de leur émergence du monde physique » (Cleland et Chyba 2002, 389). En attendant, les définitions de la vie, qu’il s’agisse de ‘listes’ ou de ‘modèles’, peuvent néanmoins être utiles pour leur pouvoir heuristique. Les définitions détaillées et notamment les ‘définitions modèles’ sont en effet autant de programmes de recherche, de feuilles de route pour la synthèse éventuelle de formes de vie minimale. Qui plus est, au-delà de cette apparente multiplicité de définitions du vivant, c’est en réalité un nombre relativement restreint de propriétés qui reviennent le plus souvent sur le devant de la scène, comme si, en dépit d’un manque de consensus explicite sur une définition unique de la vie, un consensus tacite était néanmoins présent sur un ensemble plus large de facteurs. A ce stade donc de l’histoire de la science, le choix d’une définition unique de la vie ne paraît ni justifié, ni justifiable. Dans ce qui suit, et aux seules fins de faciliter l’exposé des idées, je propose d’adopter une des définitions qui me paraissent les plus neutres et les plus proches des résultats escomptés de la biologie synthétique, à savoir la définition compacte de Luisi, centrée sur la vie minimale, et selon laquelle est vivant tout « système auto-entretenu grâce à des propres processus internes de production de composants et une utilisation d’énergie/matière externe » (1998, 619). Comme nous le verrons, la substitution de toute autre définition du vivant ne changerait en rien le contenu de l’argument qui suit sur le caractère émergent ou non de la vie.
2. Les origines de la vie ? 2.1. Quatre grandes hypothèses Très tôt l’homme s’est interrogé sur ses origines et celles du monde. Les récits mythologiques en témoignent, tout autant que les écrits bibliques. Ces questions ont
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été centrales dans de nombreux débats philosophiques et scientifiques. Les réponses que l’homme y a apportées se répartissent en quatre grandes hypothèses 5. Selon la première, la vie est apparue sur Terre du fait d’un événement surnaturel, pour toujours inexplicable par la science, comme situé hors de sa portée. La genèse biblique relève de cette hypothèse et fait de la vie le résultat d’un acte de créa tion divin6. Cette hypothèse connaît actuellement un renouveau dans certains pays comme les États-unis du fait de mouvements créationnistes religieux. Néanmoins, de par sa position volontairement externe au domaine accessible à la science, elle ne peut être retenue dans le cadre de notre réflexion. Selon la seconde hypothèse, vie et matière ont existé de tout temps dans l’univers. La vie n’émerge donc pas de la matière mais coexiste à ses côtés, depuis toujours. L’apparition de la vie sur Terre résulte alors tout simplement de l’arrivée de formes ou de graines de vie sur la planète au moment de sa formation physique ou peu après. La théorie de la panspermie proposée par Arrhenius au début du XX e siècle relève de ce type d’hypothèses 7. Cette hypothèse repose sur une conception dualiste de la vie, distincte de la matière, et, pour cette raison, ne se prête pas à la réflexion philosophique contemporaine sur l’émergence, qui s’inscrit pour sa part dans un cadre moniste physicaliste. L’hypothèse de la panspermie a connu un renouveau dans les années 1970, faisant de la vie terrestre la conséquence de formes de vie extraterrestres8. Cette nouvelle formulation ne fait cependant que déplacer la question de l’origine de la vie. La troisième hypothèse est celle de la génération spontanée : la vie apparaît spontanément à partir de la matière inerte, ce processus étant à la fois relativement rapide et fréquent, aujourd’hui comme par le passé 9. Cette hypothèse est par exemple au cœur de la controverse qui opposa Pasteur et Pouchet dans les années 1850 : à cette époque, Pasteur montre expérimentalement que les organismes vivants qui se développent dans une solution nutritive laissée à l’abandon ne sont pas le fait d’un processus de génération spontanée comme l’avait avancé Pouchet, mais bien d’une contamination de la solution nutritive par des germes ambiants, en suspension dans l’air. L’hypothèse de la génération spontanée est abandonnée : si le 5
Pour une description plus détaillée de ces grandes hypothèses, voir par exemple (Sagan [1970] 1986), (Lahav 1999), ou encore (Fry 2000) ou (Raulin-Cerceau et al. 1998). 6 Voir par exemple Genèse 1 : « Lorsque Dieu commença la création du ciel et de la terre, la terre était déserte et vide […]. Dieu dit […]. Il en fut ainsi ». 7 Pour un panorama des idées relatives à la panspermie, voir par exemple (Kamminga, 1982), (Raulin-Cerceau 2009) 8 Voir par exemple (Crick 1981). 9 Pour une analyse historique de l’hypothèse de la génération spontanée, on pourra se référer utile ment à (Farley 1977).
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vivant naît de l’inerte, ce ne peut être de manière spontanée, rapide et fréquente mais vraisemblablement selon un très long processus. C’est là l’essence de la quatrième hypothèse : l’apparition de la vie est le fait d’une longue série de processus physico-chimiques, plus ou moins complexes, plus ou moins probables, et très vraisemblablement contraints à la fois par les conditions environnementales interstellaires et celles de la Terre primitive. Cette hypothèse est celle dans laquelle s’inscrivent les tout premiers scénarios détaillés d’apparition de la vie tels que formulés aussi bien par Alexander Oparin (1924) que par John B. S. Haldane (1929) : les premiers systèmes vivants seraient apparus dans un océan primordial de molécules organiques, la « soupe prébiotique », ces molécules résultant elles-mêmes de processus physico-chimiques abiotiques, c'est-à-dire réalisés sans la présence de systèmes vivants antérieurs. C’est cette quatrième hypothèse qui a donné naissance à un vaste courant de recherche, notamment depuis les expériences de chimie prébiotique réalisées par Miller en 1953, ces expériences ayant démontré la possibilité de synthétiser certaines molécules organiques, des acides aminés, dans des conditions prébiotiques (Miller 1953). Depuis, de nombreuses autres molécules organiques ont été synthétisées dans des conditions supposées refléter les conditions de la Terre primitive, et leurs comportements étudiés, qu’il s’agisse de protéines, de lipides ou d’acides nucléiques. 2.2. Les origines : entre histoire et chimie La recherche sur les origines de la vie repose aujourd’hui sur la contribution de nombreuses disciplines : biologie moléculaire, biochimie, chimie prébiotique, biologie théorique, mais aussi planétologie, géologie, micro-paléontologie ou astronomie, comme lorsqu’il s’agit de définir les conditions environnementales qui régnaient sur la Terre au moment de l’apparition de la vie ou de rechercher des formes de vie alternatives ailleurs dans l’univers 10. Le problème qui se pose est à la fois historique et physico-chimique. On cherche en effet à reconstituer l’histoire de l’apparition de la vie sur Terre, avec l’identification et la datation de ses évènements majeurs à l’aide de traces conservées dans des concrétions rocheuses. D’où la participation de sciences historiques comme la géologie ou la micro-paléontologie. Mais on cherche aussi à connaître les détails chimiques du passage de l’inerte au vivant, le rôle possible de certains composés organiques en association avec d’autres, et en proie à divers phénomènes évolutifs prébiotiques. Selon toute vraisemblance, la vie serait apparue sur Terre il y a quelques 3,8 milliards d’années. Cette datation est encadrée d’un côté par la formation même de la Terre il y a 4,5 milliards d’années et les nombreux bombardements météoritiques 10
Voir par exemple (Morange 2003), (Gargaud et al. 2007), (Malaterre 2009a).
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qu’elle reçut jusqu’à environ 3,9 milliards d’années, et, de l’autre, par les plus anciens fossiles cellulaires jamais identifiés remontant éventuellement à 3,5 ou peutêtre même 3,8 milliards d’années. La fenêtre temporelle disponible pour l’apparition de la vie sur Terre serait donc longue de quelques centaines de millions d’années11. Une origine de la vie pourrait alors être définie comme le point dans le temps où, pour la première fois sur Terre, un système physique particulier se serait trouvé doté d’un ensemble de propriétés spécifiques, celles de réplication et de variation par exemple si telle est la définition de la vie retenue. Car à chaque définition de la vie peut correspondre une origine particulière de la vie. Ainsi par exemple, une définition de la vie qui exigerait d’un système physique d’être capable non seulement de réplication et de variation mais également d’accomplir au moins un cycle thermodynamique placerait vraisemblablement l’origine de la vie plus proche de nous que ne le ferait une définition sur la base de réplication avec variation. Qui plus est, une définition de la vie sur la base d’un ensemble de propriétés pose aussi la question de l’ordre temporel d’apparition de chacune de ces propriétés : par exemple, est-ce la réplication ou la variation qui serait apparue en premier ? Cette question a suscité de nombreux débats et continue à le faire (Peretó 2005). Surtout elle indique que si la vie est effectivement un ensemble de propriétés collectives graduellement réunies, alors la question de son origine se fragmente en autant d’origines qu’il y a de propriétés, chacune de ces propriétés étant elle-même instanciée par des systèmes physiques dont l’apparition terrestre est à justifier, qu’il s’agisse par exemple de systèmes composés de peptides, d’acides nucléiques ou de lipides, chacun de ces éléments entrant aujourd’hui dans la constitution de tout organisme vivant12. Loin d’avoir une origine unique représentée par un point temporel, un événement soudain à l’échelle humaine, la vie est vraisemblablement apparue graduellement comme le résultat d’un processus long de plusieurs centaines de millions d’années. Bien entendu, la question demeure de savoir s’il s’agit là d’un processus continu et régulier, ou, au contraire, parsemé de sauts qualitatifs, de transitions de phase qui pourraient alors servir de repères particuliers. Les échelles de temps en question conduisent à considérer un ensemble de processus physico-chimiques plus étendu que d’habitude, par exemple des réactions chimiques avec des temps 11
Comme nous le verrons plus loin (Chapitre 2), de nombreuses controverses scientifiques sub sistent, notamment sur l’âge des plus anciennes traces de vie. Pour plus de détails, voir par exemple (Gargaud et al. 2007). 12 Ces idées sont développées dans (Malaterre, sous presse). Je propose notamment de définir une notion de ‘signature de vie’/’lifeness signature’ pour caractériser la diversité des systèmes susceptibles d’avoir précédé des organismes clairement identifiables comme vivants.
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caractéristiques bien plus longs qu’habituellement étudié en laboratoire ou des conditions environnementales très différentes (température, pression, pH etc.). Sur de telles échelles de temps, il se peut également que la chance ait joué un rôle non négligeable, provoquant par exemple des rencontres moléculaires très peu probables à l’échelle humaine ou autorisant des assemblages et désassemblages de composants cellulaires de toutes sortes13. La vie telle que nous la connaissons aujourd’hui sur Terre pourrait aussi garder en elle, comme figées dans la structure et les composants des systèmes vivants actuels, les traces de ces événements fortuits, de ces bricolages accidentels, et serait alors le résultat d’un processus historique par excellence14. On peut également se demander si le processus d’apparition de la vie pourrait se poursuivre encore aujourd’hui sur Terre. Une telle possibilité ferait alors de l’origine de la vie un processus récurrent, qui continuellement génèrerait en quelque sorte de nouvelles origines. Une telle hypothèse apparaît cependant peu probable : vraisemblablement, ce processus serait instantanément interrompu par des organismes vivants actuels, à la recherche constante de nouvelles sources de nutriments organiques, la vie empêchant alors, en quelque sorte, la vie d’apparaître à nouveau. A ce stade donc, retenons l’hypothèse selon laquelle l’apparition de systèmes vivants serait le fait de nombreux processus physico-chimiques, éventuellement issus de multiples croisements et origines et s’étant déroulés, pour l’essentiel, sur la Terre primitive il y a quelques 3,8 milliards d’années. L’énigme de l’apparition de la vie appelle ainsi un traitement aussi bien historique de datations d’évènements, que physico-chimique de compréhension des processus matériels de transition de l’inerte au vivant. Quel est aujourd’hui l’état des connaissances sur le sujet ? C’est ce nous allons voir dans les deux chapitres qui suivent, d’abord sous l’angle historique, puis sous l’angle physico-chimique. C’est dans ce cadre que nous poserons ensuite la question du caractère émergent de la vie et de son apparition.
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Le rôle de la chance dans l’apparition de la vie sur Terre divise. Bien que la majeure partie des scientifiques la subordonne à des événements physico-chimiques reproductibles et très probables, certains, que Fry (1995) regroupe en un « Almost a Miracle Camp », considèrent la vie comme le fruit extrêmement improbable du hasard, qu’il s’agisse de Crick (1981), Mayr (1982) ou Monod (1970). Récemment, White (2007) a défendu l’idée selon laquelle rien de permet, en principe, de disqualifier l’hypothèse de la chance plus que n’importe quelle autre hypothèse. 14 Sur le caractère historique de l’apparition de la vie, voir par exemple (Tirard 2002). Plus généralement, sur le caractère historique de la biologie, voir (Gayon 1993, 2005) ainsi que (Duchesneau 1997).
Chapitre 2 – Les origines de la vie : un problème historique 1. Une approche historique des origines de la vie Une question hante les débats sur les origines de la vie : quand la vie est-elle apparue sur Terre ? Question historique au plus haut point, elle motive la recherche de traces fossiles d’organismes vivants de plus en plus anciennes, certaines datant de plus de 3,5 milliards d’années. Et elle suscite aussitôt une seconde interrogation : que s’est-il passé avant ? Autrement dit, quelle est l’histoire de l’apparition de la vie ? Répondre à cette seconde question exige d’identifier des traces d’évènements encore antérieurs, dont la succession permettrait d’expliquer l’apparition des tout premiers systèmes vivants. De ce fait, la recherche sur les origines de la vie est en proie à une tension entre deux démarches : d’un côté, une démarche historique qui se fonde sur l’enchaînement d’évènements particuliers identifiés par les traces qu’ils ont laissés, et de l’autre, une démarche scientifique ‘nomologique’ qui recherche des régularités dans la nature comme autant d’expressions de lois universelles qu’il s’agit de découvrir. D’où une tension entre la recherche d’archives historiques qui témoignent de la réalité passée et l’expérimentation physico-chimique qui traite des possibles (Tirard 2002). La reconstitution du chemin suivi par la vie pour apparaître sur Terre mobilise ainsi des chercheurs à la croisée de plusieurs disciplines scientifiques. Certaines sont des sciences historiques par excellence, comme la géologie, que le philosophe anglais William Whewell classait déjà parmi les sciences historiques au XIX e siècle, au même titre que la cosmologie, l’étude des langues ou l’histoire humaine (Whewell 1840). D’autres le sont de manière indirecte, comme la phylogénie moléculaire qui vise à reconstituer les liens généalogiques entre espèces à partir de l’étude de composants moléculaires partagés. La reconstitution historique de ce chemin s’appuie ainsi sur les connaissances que nous livrent les plus anciennes roches de la planète, sur les données environnementales que produisent les modèles géo-climatiques de la Terre primitive, et sur les indices relatifs à la composition moléculaire des ancêtres les plus reculés du vivant.
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2. De la fumée, certes, mais pas de ‘smoking gun’ 2.1. Les apports de la micro-paléontologie Un siècle après la publication de l’Origine des espèces, aucune trace fossile d’organismes vivants précambriens, c’est-à-dire vieux de plus de 550 millions d’années, n’avait encore été identifiée. L’absence de tels fossiles devenait à ce point problématique pour la théorie de l’évolution qu’elle fut appelée le « mystère des fossiles manquants du Précambrien » (Schopf 2000, 6947). Il fallut attendre l’année 1953 pour que le géologue Américain Tyler découvre des assemblages microbiens pétrifiés dans des cherts carbonés au sein de la formation du Gunflint au Canada, dans l’état de l’Ontario, vieux de quelques 2,1 milliards d’années 15. Depuis, de nouvelles traces fossiles encore antérieures ont été identifiées. Les scientifiques s’accordent aujourd’hui de manière unanime sur des traces de vie remontant à 2,7 milliards d’années (van Zuilen 2006, 249). Au-delà, plusieurs découvertes paléontologiques ont été annoncées comme autant de preuves de vie, mais leur interprétation est délicate (Schopf 2002, 2006 ; Brasier et al. 2006). Quatre sites géologiques retiennent toutes les attentions : Barberton en Afrique du Sud avec des cherts vieux de plus de 3,2-3,4 milliards d’années, Pilbara en Australie dont les cherts remontent à 3,5 milliards d’années et deux sites au Groenland, Akilia et Isua, dont les roches seraient âgées de quelques 3,8 milliard d’années (van Zuilen 2006). De telles roches sont alors très proches des tout derniers bombardements météoritiques reçus par la Terre une centaine de millions d’années auparavant. Avant cela, ou bien la vie n’existait pas, ou bien elle était fréquemment détruite (Chyba et Sagan 1992). La recherche de traces toujours plus probantes de la vie, de ‘smoking guns’ 16, se poursuit aujourd’hui. Qu’apportent ces travaux scientifiques ? Tout d’abord, ils permettent de se donner des échelles de temps : si les traces de Pilbara, d’Akilia ou d’Isua sont fiables, la vie serait apparue en quelques centaines de millions d’années, 400 millions d’années dans le premier cas, 100 dans les deux autres. Pour certains scientifiques, cela indiquerait même que la vie pourrait être apparue en quelques millions d’années voire moins (Lazcano et Miller 1996). De telles durées sont relativement courtes 15
Les cherts sont des variétés de roches contenant des microcristaux de quartz. Pour plus de détails géochimiques, on consultera utilement (Albarède 2001). 16 Le terme de ‘smoking gun’ est fréquemment utilisé dans les sciences historiques comme la paléontologie. En référence à ‘l’arme du crime’, le ‘smoking gun’ est un indice historique qui permet de discriminer plusieurs hypothèses pour n’en retenir plus qu’une, sans qu’il y ait de quelconque ambiguïté. Ainsi par exemple, la présence de fortes concentrations d’iridium et de quartz choqué dans les couches du Crétacée Tertiaire a fourni un ‘smoking gun’ à la théorie de l’impact météoritique comme explication de l’extinction des dinosaures. Voir par exemple (Cleland 2002).
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par rapport aux échelles de temps géologiques, mais excessivement longues à l’échelle humaine. Elles obligent à étendre le champ d’investigation physico-chimique car elles permettent d’envisager des réactions chimiques à la cinétique très lente. Elles permettent aussi d’élaborer des scénarios lors desquels la chance pourrait être amenée à jouer un plus grand rôle, autorisant par exemple des rencontres moléculaires peu probables susceptibles de résulter en la formation de composés chimiques, d’assemblages structurels ou de ‘bricolages’ improbables. L’identification de micro-fossiles permet par ailleurs de replacer les origines de la vie dans leur contexte environnemental, celui de la Terre primitive à une époque plus précise. Déplacer ainsi les origines de la vie de -2,7 milliards d’années à -3,8 milliards d’années n’est pas neutre et change potentiellement de nombreuses données environnementales, qu’il s’agisse de la température, de la pression, du pH, de la présence de terres émergées, etc. Ces données environnementales sont impor tantes dans la mesure où elles conditionnent l’existence de certaines réactions chimiques prébiotiques. Elles sont donc déterminantes dans l’élaboration de scénarios d’apparition de la vie. Enfin, les formations rocheuses au sein desquelles sont identifiés les éventuels micro-fossiles primitifs peuvent aussi donner de précieuses indications quant à leur propre origine et au contexte géologique dans lequel serait apparue la vie. Ainsi par exemple, les roches de Barberton en Afrique du Sud pourraient avoir une origine hydrothermale ; si cette hypothèse se trouve confirmée, et si les traces de vie de ces échantillons le sont aussi, cela suggèrerait une possible origine de la vie couplée à des processus volcaniques sous-marins (e.g. Furnes et al. 2004). 2.2. Les difficultés rencontrées La micro-paléontologie de l’Archéen (environ -2,5 à -4 milliards d’années) est en prise à plusieurs difficultés dont certaines semblent difficiles à surmonter. Des éléments pointent effectivement en direction de l’existence possible de formes de vie primitives au-delà de 3,5 ou même 3,8 milliards d’années, mais aucun de ces éléments ne semble fermement établi. Des indices donc, mais en aucun cas une preuve solide de la présence de vie à cette époque, et encore moins une description de cette forme de vie primitive qui permettrait d’expliquer la transition réelle, ‘historique’, de la matière inanimée à la matière vivante. Des volutes de fumée, en quelque sorte, mais pas le ‘smoking gun’ attendu, du moins à ce jour. La période de l’archéen est dominée par un volcanisme à haute température et par d’intenses dépôts sédimentaires d’origine chimique qui sont à la fois susceptibles de transformer les éléments organiques issus d’une éventuelle origine biolo-
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gique et de brouiller les pistes en y mélangeant des composés également organiques mais d’origine abiotique. La détection de fossiles s’appuie sur plusieurs techniques. L’identification de structures morphologiques en est une. Ces structures peuvent être de deux sortes : macroscopiques comme par exemple sous la forme de stromatolites, ces accrétions laminées communément associées à de fines couches sédimentaires résultant d’activité bactérienne, ou microscopiques, prenant alors notamment la forme de sphérules, tubes ou filaments. Dans ces deux cas cependant, les données fossiles sont difficiles à interpréter. Si, par exemple, les stromatolites sont considérées par certains comme des preuves de vie (e.g. Grotzinger et Knoll 1999), pour d’autres au contraire, ce sont des structures résultant de processus abiotiques comme l’évaporation ou la formation de précipités autour de sources chaudes (Lowe 1994). De même, l’origine biotique des micro-fossiles identifiés ne va pas de soi : ainsi par exemple, les micro-fossiles sphériques identifiés dans les cherts d’Isua et interprétés comme des traces de vie remontant à 3,8 milliards d’années (Pflug et JaeschkeBoyer 1979) ont plus récemment été interprétées comme des inclusions fluides et des traces de contamination post-métamorphiques (Westall et Folk 2003). Une technique complémentaire est l’utilisation de la spectroscopie laser-Raman in situ, c'est-à-dire à l’échelle même de la structure micro-fossile identifiée : l’objectif est alors d’identifier une forte concentration de carbone sur cette structure, concentration qui serait la signature de la présence passée de nombreux composés organiques (Kudryavtsev et al. 2001). Cependant, là encore, les conclusions peuvent être ambiguës car des spectres semblables peuvent tout également être obtenus à partir de carbone abiotique sous certaines formes spécifiques (Pasteris et Wopenka 2002). Qui plus est, pour brouiller davantage encore les pistes, certaines microstructures abiotiques, comme des inclusions d’origine fluide, peuvent absorber et retenir des composés organiques également d’origine abiotique ; il en résulte alors des microstructures qui ont à la fois la morphologie et le spectre laser-Raman qu’on serait en droit d’attendre d’une forme de vie primitive (Brasier et al. 2002). Une troisième technique consiste à rechercher des fossiles moléculaires dérivés de macromolécules cellulaires typiques. S’il est vrai que la plupart des composés organiques sont dégradés au fil du temps à la fois par les activités bactériennes et l’effet de la température, certains cependant donnent lieu à des composés stables : c’est ainsi le cas de lipides membranaires qui se transforment lors du processus de fossilisation en des géolipides hautement résistants. De tels biomarqueurs ont été identifiés dans des structures issues de roches des formations australiennes de Marra Mamba et Maddina (2,6-2,7 milliards d’années), bien que la contamination des échantillons aussi bien par l’homme (e.g. dérivés pétroliers utilisés lors des forages) que par des processus naturels post-archéens (e.g. activité biologique souterraine,
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infiltration d’eau, infiltration de composés pétroliers) ne soient pas à exclure (Brocks et al. 1999). De telles études restent à faire sur des échantillons de roches plus anciennes. Une quatrième batterie d’indicateurs est également disponible : les ratios isotopiques de différents éléments potentiellement impliqués dans des activités métaboliques de systèmes vivants. Sont ainsi utilisés : le ratio de l’isotope du carbone 13 C/12C (essentiellement associé à des activités métaboliques contrôlées par des enzymes), le ratio de l’isotope du soufre 34S/32S (associé, par exemple, à des bactéries réduisant les sulfates), le ratio de l’isotope d’azote 15N/14N (associé, par exemple, à des bactéries autotrophes vivant à proximité de sources géothermales sous-marines), ainsi que le ratio de l’isotope de fer 56Fe/54Fe (associé, par exemple, à certains processus photosynthétiques). Cependant, là encore plusieurs problèmes se posent : ou bien les concentrations en isotopes s’effacent au cours du temps à cause de processus d’échanges générés par l’activité métamorphique, ou bien des processus totalement abiotiques de concentration isotopique peuvent être imaginés (e.g. van Zuilen et al. 2002). Notons cependant que des ratios isotopiques intrigants ont été reportés sur des roches issues de la région d’Isua au Groenland et datées de 3,8 Ga (Rosing 1999) ; à ce jour, une origine biologique de ces observations ne peut être exclue, et des travaux de recherche additionnels apparaissent nécessaires pour étayer ou infirmer cette hypothèse. En dépit de ces différentes techniques, la plupart si ce n’est la totalité des traces fossiles antérieures à 2,7 milliards d’années sont aujourd’hui sujettes à de multiples interprétations, et notamment à des interprétations abiotiques : les structures micro-fossiles potentielles ont perdu leur morphologie initiale ; la plupart des composés organiques, y compris les biomarqueurs utilisés en micro-paléontologie, se sont transformés en kérogène ou en graphite, et les signatures isotopiques sont rendues floues par des réactions d’échange et des processus hydrothermaux. Qui plus est, plusieurs réactions métamorphiques abiotiques pouvant conduire à la production de kérogène ou de graphite ont été identifiées, de même que des processus également abiotiques pouvant résulter en la production de microstructures complexes ressemblant à s’y méprendre à des formes d’origine biologique (van Zuilen 2006, 249). Autrement dit, outre les problèmes de contamination des échantillons, notamment par des processus post-métamorphiques, la recherche des traces primitives de la vie se heurte au problème de la dégradation des molécules organiques en un certain nombre de composés chimiques au cours des processus métamorphiques (haute pression, haute température) et à l’existence de processus abiotiques susceptibles de donner lieu en parallèle à ces mêmes composés chimiques.
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Par ailleurs, quand bien même ces fossiles, par leur forme et leur composition atomique, indiqueraient une présence vivante à cette époque, ils ne donneraient que très peu d’indications quant aux molécules organiques synthétisées par ces organismes primitifs. En effet, sous l’effet de la température et de la pression, la plupart des molécules sont, sinon détruites, du moins altérées. Il est alors extrêmement difficile, si ce n’est impossible, de valider la présence de tel ou tel réseau métabolique ou informationnel au tout début de la vie terrestre, et encore plus d’en inférer des antécédents prébiotiques. Autrement dit, si des micro-fossiles peuvent éventuellement nous renseigner sur la présence de vie à telle ou telle époque, ils ne peuvent en aucun cas donner des éléments sur les étapes physico-chimiques antérieures susceptibles d’expliquer comment cette vie est apparue sur Terre, ni même résulter en l’identification de molécules susceptibles de jouer un rôle important dans cette transition. Bien entendu, ces limites dépendent de l’état de la science à ce jour, qu’il s’agisse des formations rocheuses identifiées ou des techniques utilisées pour les analyser. Rien n’empêche d’imaginer que d’autres formations rocheuses, plus anciennes encore, moins métamorphisées, soient identifiées dans un proche avenir, ni que des techniques plus fines d’analyse soient développées. Cependant, la multiréalisabilité, à la fois biologique et abiotique, des composés chimiques résultant de la dégradation de potentielles molécules organiques primitives rend très peu probable l’identification de ‘preuves historiques’ relatives aux étapes physico-chimiques précédant l’apparition de la vie dans l’Archéen.
3. Des conditions environnementales incertaines La recherche des étapes historiques de l’apparition de la vie sur Terre ne peut faire l’économie de s’intéresser aux conditions environnementales susceptibles de régner sur Terre au moment de cette apparition. Ces données environnementales conditionnent en effet l’éventail des réactions chimiques possibles, et par voie de conséquence, à la fois les événements susceptibles de conduire aux premiers systèmes vivants, et les conditions de survie et d’évolution de ces mêmes systèmes vivants. Certaines réactions chimiques sont par exemple possibles dans un environnement réducteur, riche en hydrogène et méthane, contrairement à d’autres. Ainsi, Miller a démontré la possibilité de synthétiser des acides aminés de manière totalement abiotique à partir d’un mélange gazeux réducteur (Miller 1953). Qui plus est, une atmosphère excessivement pauvre en oxygène écarte du champ des possibles tout système dont le métabolisme reposerait, ne serait-ce
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qu’en partie, sur l’utilisation de cette molécule et de son pouvoir oxydant. De même, la présence de terres émergées rend, ou non, réalistes des scénarios impliquant, par exemple, un processus de marée ou d’assèchement régulier de zones immergées, processus lui-même susceptible de rendre compte, par exemple, de la polymérisation d’éventuels acides nucléiques abiotiques (Ferris et al. 1996). D’où l’intérêt de cerner au plus près l’ensemble des conditions environnementales et leur évolution dans la fenêtre de temps correspondant à l’apparition du vivant, l’Archéen de manière générale. Il s’agit là d’autant d’indices historiques susceptibles de contribuer à la reconstitution du chemin effectivement emprunté par la vie sur Terre. Ces conditions environnementales sont de trois ordres : terres, océans, atmosphère. 3.1. Roches et terres solides Selon les théories scientifiques actuelles, la Terre se serait assez rapidement formée par accrétion suite à l’effondrement gravitationnel d’un gigantesque amas de poussières et d’objets célestes en rotation autour du soleil. La formation du système solaire remonterait ainsi à 4,568 milliards d’années et la fin de la principale période d’accrétion de la Terre à 4,5 milliards d’années. La formation de la Terre serait passée par plusieurs épisodes, dont la formation de la lune par collision d’un énorme astéroïde vers 4,52 Ga. Elle aurait subi un bombardement météoritique continu mais décroissant jusque vers 3,9 Ga et augmentant brusquement entre 3,9 et 3,8 Ga (période appelée pour cette raison ‘Late Heavy Bombardment’ ou LHB). Le principal trait de l’évolution de la Terre depuis sa formation est son refroidissement progressif, qui a résulté en la formation d’une croûte terrestre de plus en plus conséquente et stable. Dès son plus jeune âge en effet, la Terre a hérité d’une dotation énergétique considérable, sous les formes d’énergie résiduelle d’accrétion, d’énergie liée à la désintégration d’éléments radioactifs ou encore d’énergie libérée lors du processus de différentiation du manteau et du cœur de la planète. Au tout début de son existence, il est vraisemblable que la surface de la Terre n’était qu’océans de magma en fusion (4,56 - 4,45 Ga). Les premières roches solides ne seraient apparues que peu après : le plus ancien matériau terrestre jamais identifié est un cristal de Zircon en provenance de Jack Hills en Australie et vieux de 4,4 milliards d’années (Albarède 2006, 98). L’analyse de roches magmatiques de l’Archéen, donc plus jeunes de plusieurs centaines de millions d’années mais vraisemblablement contemporaines de l’origine de la vie, indique un volcanisme très actif et des températures de fusion élevées, de
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l’ordre de 1525 à 1650 °C (Nisbet et al. 1993) 17. Cela a donné lieu à la production de roches spécifiques comme des komatiites ou des Banded Iron Formations ou BIF, ces roches étant absentes de terrains plus jeunes, et notamment en deçà de 2,5 milliards d’années (Martin 2006, 208). L’Archéen apparaît dominé par de fortes périodes de croissance de la croûte terrestre, mais également par des mouvements tectoniques intenses, qu’il s’agisse de mouvements horizontaux tels que nous les connaissons encore aujourd’hui ou de mouvements verticaux induits par la densité des roches formées et spécifiques de l’Archéen (Gorman et al. 1978). En conclusion donc, de premiers éléments solides seraient apparus dès 4,4 Ga sur une Terre au volcanisme excessivement actif, et ce encore tout au long de l’Archéen, jusque vers 2,5 Ga. La question qui se pose est alors celle de la température de surface, et incidemment celle de la présence d’eau sous phase liquide. 3.2. Eau liquide et océans L’origine de l’eau terrestre a donné lieu à des débats passionnés entre scientifiques. On semble s’accorder aujourd’hui sur une origine à la fois cométaire et astéroïdale, dans des proportions variables et à des périodes différentes. État des connaissances La plus grande partie de l’eau terrestre aurait déjà été présente sur la Terre dès son plus jeune âge, quelque part entre 4,56 et 4,49 Ga (Pinti 2006a, 123). A cette époque, l’eau ne pouvait vraisemblablement se trouver que sous forme gazeuse (vapeur d’eau) en équilibre thermodynamique avec des océans de magma. L’apparition d’eau liquide serait ultérieure : elle correspondrait pratiquement à celle des premiers matériaux terrestres solides et daterait d’environ 4,4 milliards d’années. Quelles étaient alors les caractéristiques de ces océans primitifs ? Pendant l’Hadéen (i.e. jusque vers 3,8 Ga), la composition des océans était fortement influencée par de nombreuses interactions à haute température avec les roches magmatiques. Dans de telles conditions, l’eau des océans était saturée en de nombreux éléments constitutifs de ces roches ; il en était vraisemblablement de même de la vapeur d’eau atmosphérique, saturée par les nombreuses éruptions volcaniques (Pinti 2006b, 223). Par ailleurs, la présence de CO 2 atmosphérique devait conférer à ces océans un caractère plus acide qu’aujourd’hui, vraisemblablement proche d’un pH de 5,5 (Pinti 2006b, 223). Cette acidité des océans aurait provoqué une attaque plus forte des roches et résulté en une plus grande dissolution de sels minéraux. Du chlore présent dans l’atmosphère se serait dilué dans l’eau et combi17
A titre de comparaison, les températures de fusion des roches basaltiques actuelles sont de l’ordre de 1250 à 1350°C (e.g. Martin 2006, 208).
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né avec du sodium extrait de la croûte basaltique primaire pour former de grandes quantités de sel, suffisamment pour en saturer les océans. De nombreux cations devaient être présents et dans des concentrations supérieures à celles d’aujourd’hui, en particulier Ca2+ et Mg2+, de même que des métaux rares comme Ba 2+, Sr2+ et Mn2+ ; le fer devait également être présent, dissous dans l’eau sous la forme de Fe 2+ grâce à la très faible teneur en oxygène des océans primitifs et leur forte acidité (Pinti 2006b, 223). Au total, les océans de l’Hadéen, notamment de par leur forte salinité et leur température relativement élevée, apparaissent plutôt hostiles à la vie, à moins que des organismes spécialement adaptés à ces conditions extrêmes, des ‘extrémophiles’, se soient déjà développés à cette époque (Knauth 2005). Pendant l’Archéen (3,8 - 2,5 Ga), les océans auraient toujours eu une chimie fortement influencée par des échanges continus avec le manteau terrestre et facilitant la dissolution de nombreuses espèces chimiques, cations, métaux, sels, etc. Les concentrations en cations Ca2+ et Mg2+ en particulier auraient toujours été fortement élevées ; l’absence d’oxygène aurait permis la présence de fer Fe 2+ dissous dans l’eau. La salinité de l’eau aurait été pour sa part moins forte que dans l’Hadéen, mais toujours plus que celle des océans actuels. La température de surface, par ailleurs, aurait été plus élevée qu’aujourd’hui d’une quarantaine de °C, mais déjà donc plus clémente que dans l’Hadéen (Pinti 2006b, 232). Dans leur ensemble, les océans de l’Archéen apparaissent ainsi plus propices à la vie, du moins sous une forme proche de celle que nous connaissons aujourd’hui. S’ajoute aussi la possibilité que la vie soit apparue à proximité de ‘fumeurs noirs’, ces sources chaudes des fonds des océans desquels s’échappe une eau riche en monoxyde de carbone CO, hydrogène sulfuré H2S et en minéraux à base de nickel, fer et soufre comme la pyrite FeS2 (Wächtershäuser 1988) ; cet environnement paraît en effet propice à toutes sortes de réactions organiques prébiotiques, comme par exemple la synthèse de polypeptides (Huber et al. 2003). Débats sur l’habitabilité des océans Les compositions des océans primitifs et leur habitabilité sont sujettes à d’intenses débats. Les preuves directes sont inexistantes pour l’Hadéen (4,6 - 3,8 Ga) et très controversées pour l’Archéen (3,8 - 2,5 Ga) : les échantillons d’eau identifiés n’ontils pas été altérés ? Sont-ils bien représentatifs de l’eau des océans à cette époquelà ou bien au contraire s’agit-il d’échantillons pris dans des conditions particulières, dans un estuaire par exemple, ou à proximité d’une source géothermale ? Ces incertitudes, couplées à un éventail de preuves indirectes comme l’étude de dépôts sédimentaires de sels minéraux, rendent difficile l’estimation de la composition précise des océans à ces époques. Des tendances certes se dégagent, notam -
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ment pour une acidité et une salinité plus forte qu’aujourd’hui, et un manque d’oxygène. Cependant, les degrés de salinité par exemple, et les teneurs plus précises en d’autres espèces moléculaires dissoutes, sont encore incertains dans l’ensemble. Qui plus est, même si certaines conditions apparaissent plutôt hostiles à la vie, comme par exemple la plus forte salinité encore des océans de l’Hadéen et leur température relativement élevée, certains ont avancé la possibilité que des ‘extrémophiles’, spécialement adaptés à ces conditions extrêmes, se soient déjà développés à cette époque (Knauth 2005). 3.3. Composition atmosphérique La composition de l’atmosphère est une donnée importante à prendre en compte si on cherche à identifier comment la vie est apparue sur Terre. Elle conditionne en effet l’éventail des réactions chimiques susceptibles de se produire en phase gazeuse, c'est-à-dire dans l’atmosphère elle-même, mais également en surface, sur les terres émergées. Etat des connaissances Un des modèles de référence de l’atmosphère primitive prébiotique est celui proposé par Kasting (1993). Ce modèle décrit la composition de l’atmosphère vers 3,8 milliards d’années et a été affiné à plusieurs reprises. Il se base sur un certain nombre d’hypothèses dont la composition des gaz volcaniques, le taux de dégazage de l’azote ou encore la régulation de la température de surface par l’équilibre carbonates/silicates, et permet de déduire l’abondance de différents gaz dans l’atmosphère, qu’il s’agisse de l’hydrogène, de l’oxygène ou du méthane (Selsis 2006, 214215). Ainsi par exemple, l’abondance d’hydrogène est obtenue en considérant d’une part la production de ce gaz par l’activité volcanique, et d’autre part les pertes in duites par diffusion dans l’espace ; cette abondance aurait pu être plusieurs centaines de fois plus élevées qu’elle ne l’est aujourd’hui, faisant alors de l’hydrogène gazeux la molécule la plus abondante de l’atmosphère primitive (Tian et al. 2005). Le méthane aurait également pu être un des gaz les plus abondants ; tout dépend de l’efficacité des processus de production abiotique de cette molécule, comme suite, par exemple, à la réduction de fluides hydrothermaux ou encore à des impacts de météorites ; l’abondance de méthane dans l’atmosphère primitive reste donc une possibilité sérieuse (Kasting 2005). Au contraire, la molécule d’oxygène aurait été extrêmement rare, uniquement produite par photochimie ou photolyse de l’eau et immédiatement consommée par des réactions chimiques avec les gaz
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volcaniques réducteurs. L’estimation de l’abondance d’autres gaz comme le monoxyde de carbone, par exemple, reste très délicate (Selsis 2006, 215). Débats sur la composition de l’atmosphère primitive La composition de l’atmosphère primitive a donné lieu à de nombreux débats et divise encore la communauté scientifique. Initialement supposée fortement réductrice par Urey et Miller (Miller 1953), elle a été modélisée comme étant plus oxydante par Kasting (1993), pour finalement devenir, potentiellement, à nouveau réductrice, qu’il s’agisse de l’atmosphère à 3,8 Ga (Kasting 2005) ou même à 4,4 Ga (Sleep et al. 2004). L’impact est considérable, puisque la composition de l’atmosphère détermine l’éventail des réactions chimiques susceptibles de se dérouler sur la Terre primitive en phase gazeuse. Ainsi, une atmosphère réductrice, à forte teneur en hydrogène et méthane, corroborerait les expériences de synthèse prébiotique d’acides aminés (Miller 1953). Au contraire, une atmosphère plus oxydante impose d’identifier de nouvelles réactions chimiques susceptibles de rendre compte de la synthèse prébiotique de molécules organiques. En outre, la composition de l’atmosphère influence celle des océans : l’atmosphère et la surface des océans sont en équilibre thermodynamique, si bien que les gaz atmosphériques se retrouvent également sous forme dissoute dans les océans, dans des proportions qui dépendent notamment de la température et de la pression de surface. En conséquence, le degré réducteur ou oxydant de l’atmosphère primitive influence aussi l’éventail des réactions chimiques possibles dans les océans. Aujourd’hui, les débats sur la composition de l’atmosphère primitive autorisent un éventail très large de réactions chimiques dans des conditions qui varient depuis un environnement riche en H 2 et CH4 à un environnement pauvre en ces mêmes molécules (Selsis 2006, 216). Bien qu’on en sache plus qu’au début du XX e siècle, l’état des connaissances à ce jour ne permet pas de définir de manière précise les conditions environnementales dans lesquelles la vie est apparue : tout au plus dispose-t-on de plusieurs scénarios envisageables. 3.4. Des conditions environnementales incertaines En somme, les conditions environnementales de la Terre primitive apparaissent encore plutôt incertaines, avec des fluctuations relativement significatives quant à la composition chimique de l’atmosphère et des océans, et des hypothèses divergentes en matière de température, acidité et caractère oxydo-réducteur des différents milieux. Or, la stabilité des molécules, leur état physique, mais également leur capacité à réagir entre elles dépendent de ces conditions environnementales.
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L’éventail possible des réactions chimiques prébiotiques n’est donc délimité que de manière encore très lâche. A ceci se rajoute toujours la possibilité que des niches chimiques spécifiques aient pu exister, accroissant encore d’autant les types de scénarios chimiques prébiotiques. Ainsi par exemple, des bassins d’eau isolés auraient pu autoriser des concentrations plus élevées en certaines espèces moléculaires grâce notamment à des processus d’évaporation et de re-remplissage épisodiques. De tels bassins auraient également pu avoir des conditions de pH différentes ou permettre des réactions catalysées par des argiles comme la montmorillonite, qu’il s’agisse de la synthèse de polypeptides, comme imaginé initialement par Bernal (1961)18, d’acides nucléiques (Ferris et al. 1996), voire même de membranes lipidiques (Hanczyc et al. 2006). Des conditions propices à une chimie prébiotique pourraient également avoir existé dans des régions où de la glace aurait été présente et mélangée à de l’eau sous forme liquide : dans de telles zones de mélange eutectique, et en présence d’acide cyanhydrique, la formation de bases nucléiques par exemple semble possible (Schwartz et al. 1982 ; Miyakawa et al. 2002a, 2002b), de même que la polymérisation d’acides nucléiques activés en oligonucléotides (Kanavarioti et al. 2001). Les sources hydrothermales sous-marines sont également des micro-environnements susceptibles de constituer des niches chimiques prébiotiques additionnelles (Wächtershaüser 1988), de même que l’entrée dans l’atmosphère d’objets interstellaires, de météorites, qui génèrent sur leur passage ou par leur impact des réactions chimiques spécifiques, qu’il s’agisse de la synthèse d’acides aminés (Fegley et al. 1986 ; Chyba et Sagan 1992) ou de bases nucléiques par exemple (Miyakawa et al. 2000 ; Miyakawa et al. 2002). Des facteurs externes viennent se surimposer aux conditions locales de la Terre primitive, les influençant parfois de manière significative. C’est ainsi le cas des bombardements météoritiques, notamment du Late Heavy Bombardment de 3,9-3,8 Ga qui pourrait avoir perturbé totalement le climat terrestre à cette époque (Clayes et Morbidelli 2006, 137). La difficulté d’estimer plus précisément les conditions de la Terre primitive tient aussi à ce qu’un grand nombre de facteurs sont liés : l’activité volcanique produit non seulement des roches qui en se refroidissant peuvent donner lieu à des terres émergées, mais également des gaz dont certains peuvent contribuer à un effet de serre ; la Terre, en fonction de sa masse, retient une quantité plus ou moins grande d’atmosphère gazeuse ; l’atmosphère, en fonction de sa composition, retient plus ou moins d’énergie, qu’il s’agisse de l’énergie libérée par 18
Les argiles sont des roches composées principalement de silicates d’aluminium en feuillets (phyllosilicates), plus ou moins hydratés. La composition chimique et la disposition de ces feuillets déter minent le type d’argile : kaolinite, illite, chlorite, smectite (également appelée montmorillonite) et d’autres encore.
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la Terre elle-même depuis sa phase d’accrétion ou de l’énergie transmise par le rayonnement solaire : la température et la pression atmosphériques à la surface du globe déterminent la phase sous laquelle se présente l’eau : liquide ou solide ; la phase de l’eau influence elle-même l’albedo de la planète, c'est-à-dire son pouvoir réfléchissant, car la glace réfléchit en effet une bien plus grande quantité du rayonnement solaire, le renvoyant dans l’espace et refroidissant d’autant la planète. Aussi, par exemple, une modification des hypothèses de rayonnement solaire à 4,4 Ga change radicalement les conditions dans lesquelles les toutes premières étapes de la vie sont susceptibles de s’être déroulées (Selsis 2006, 220).
4. Une fenêtre d’apparition de la vie imprécise Pour certains, la vie serait apparue sur Terre de manière relativement rapide par rapport aux échelles de temps géologiques, en quelques dizaines de millions d’années, voire même en quelques millions d’années. Au contraire pour d’autres, les échelles de temps à invoquer sont bien plus grandes, de l’ordre de plusieurs centaines de millions d’années, voire même du milliard d’années. Le désaccord provient notamment des recherches en micro-paléontologie et des études environnementales de la Terre primitive, car deux repères majeurs se doivent d’encadrer la fenêtre d’apparition de la vie : les premières traces fossiles d’une part, et des conditions environnementales favorables de l’autre. Or, si les chercheurs en micro-paléontologie s’accordent sur des traces de vie à 2,7 Ga, les traces antérieures sont toutes sujettes à d’intenses débats et controverses, notamment celles à 3,5 Ga ou 3,8 Ga (van Zuilen 2006). Par ailleurs, les conditions environnementales de la Terre primitive ne sont pas, à ce jour, établies de manière très précise (Martin et al. 2006). Pour certains, la Terre ne devient habitable que passé l’épisode du Late Heavy Bombardment (LHB) entre 3,9 et 3,8 Ga. Pour d’autres, les conditions sont favorables dès 4,4 Ga et la vie pourrait avoir survécu le LHB, notamment en étant préservée dans des ‘éjecta’ qui lui permettraient ensuite d’ensemencer à nouveau la planète (Wells et al. 2003). La conséquence serait alors la possibilité d’envisager les toutes premières étapes de la vie dans des conditions atmosphériques encore plus réductrices que vers 3,8 Ga (Sleep et al. 2004). Lorsque les connaissances actuelles sur les traces fossiles et les conditions environnementales de la Terre primitive sont rapprochées, deux scénarios extrêmes se dégagent. Selon le premier, d’une part la vie ne serait apparue qu’après le LHB à 3,8 Ga, et de l’autre, les traces de vie à 3,8 Ga seraient avérées ; dans ce cas, la fe-
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Les origines de la vie
nêtre d’apparition de la vie serait inférieure à la centaine de millions d’années, peutêtre même de l’ordre de la dizaine de millions d’années ou moins. Selon un second scénario, d’une part les processus conduisant à la vie auraient pu commencer dès 4,4 Ga ; de l’autre les traces de vie fiables connues à ce jour ne remonteraient qu’à 2,7 Ga ; dans ce cas, la fenêtre d’apparition de la vie serait supérieure au milliard d’années. Et entre ces deux extrêmes, de multiples scénarios possibles sont envisagés par les uns et les autres. La ‘date historique’ d’apparition de la vie reste donc encore, à ce jour, une grande inconnue. Néanmoins, les échelles de temps envisagées permettent de considérer des réactions chimiques à la cinétique bien plus lente que celles de nos laboratoires : qu’on compare le million ou le milliard d’années à la journée, c’est un rapport qui permet d’envisager des réactions chimiques entre 10 8 et 1011 plus lentes19.
5. Un palimpseste de la vie difficile à déchiffrer Si les traces fossiles des tout premiers pas de la vie sur Terre se laissent désirer, peut-être serait-il néanmoins possible d’identifier, au sein des organismes vivants actuels, des indices sur ce que furent leurs ancêtres communs ? Un palimpseste est un parchemin qui a été utilisé à plusieurs reprises ; les textes successifs, mal effacés, se sont alors superposés et demeurent par endroit déchiffrables. Considérer les organismes vivants comme autant de palimpsestes, c’est partir de l’hypothèse qu’ils conservent dans leur structure, constituants et métabolisme, des traces des mondes vivants antérieurs (Morange 2003, 120). De la même manière qu’il est possible de remonter, dans une certaine mesure, du matériel génétique des descendants au matériel génétique des parents, on conçoit qu’il soit possible de remonter bien plus loin dans le temps, le long des branches de l’arbre de la vie. Si tous les organismes actuels descendent d’un ancêtre commun, il n’est pas impossible que des traces de cet ancêtre subsistent au sein de la multitude des organismes vivants actuels comme autant de traces fossiles. Comment reconnaître ces traces ? Comment identifier des éléments supplémentaires qui permettent de retrouver le chemin historique suivi par la vie ?
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A titre de comparaison, des catalyseurs comme les protéines sont capables d’accélérer des réactions chimiques avec un facteur de l’ordre de 10 6-1012 (e.g. Bartel et Szostak 1993). Les échelles de temps considérées permettraient d’envisager certaines réactions organiques sans présence de catalyseurs (en faisant l’hypothèse supplémentaire que les composés organiques en question ne se dégradent pas pendant ces durées, ce qui est là un autre problème).
Chapitre 2 – Un problème historique
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5.1. Les indices tirés de la phylogénie moléculaire Deux idées principales guident ces recherches. La première consiste à poser l’hypothèse que de telles traces sont à rechercher parmi les éléments communs à tous les organismes, ou du moins à un grand nombre d’organismes. Si les trois grands domaines du vivant, bactéries, archées et eucaryotes, sont tous trois issus d’un même ancêtre commun, alors des traces de cet ancêtre doivent pouvoir être identifiées au sein d’un plus petit commun dénominateur moléculaire de l’ensemble des organismes vivants. La seconde idée est alors d’appliquer les techniques de la biologie moléculaire à l’étude phylogénique du vivant. Non seulement on cherche à ordonner les organismes le long de l’arbre du vivant, mais également à dater l’antériorité relative de molécules ou de segments moléculaires, et par là même de structures ou de réactions métaboliques. Un portrait robot de cet ancêtre commun commence alors à émerger. Une synthèse de protéines catalysée par de l’ARN La synthèse de protéines au sein de toutes les cellules vivantes actuelles est réalisée par polymérisation successive d’acides aminée au sein d’un complexe moléculaire appelé ribosome. Or, le site actif du ribosome n’est autre qu’une molécule d’ARN capable de catalyser la liaison entre deux acides aminés (Cech 2000). D’où l’hypothèse de la présence de tels ARN catalytiques chez l’ancêtre commun à toutes les espèces, voire même au sein d’un monde ARN encore antérieur. Or, lorsque les génomes disponibles de bactéries, d’archées et d’eucaryotes sont comparés, une soixantaine de gènes communs apparaissent. C’est, somme toute, peu comparé aux 500-10000 gènes couramment observés chez les procaryotes ou aux 2000-30000 gènes de diverses espèces d’eucaryotes (Moreira et Lopez-Garcia 2006, 189), mais néanmoins riche en information : en effet, la quasi-totalité de cet ensemble ‘universel’ de gènes sert à encoder l’ARN ribosomal ainsi que des protéines ribosomales et d’autres encore impliquées dans les mécanismes de traduction nucléique (Koonin 2003). Cela renforce donc l’hypothèse selon laquelle l’ancêtre commun aurait été doté d’un mécanisme ARN de synthèse de protéines. Un métabolisme autour d’un gradient de protons La génomique comparée a aussi permis d’identifier une enzyme ‘universellement’ présente dans les organismes vivants : une ATPase membranaire. Cela tend à indiquer que l’ancêtre commun avait un métabolisme lui permettant de synthétiser de l’ATP grâce notamment à un gradient de protons au travers de la membrane cellulaire (Moreira et Lopez-Garcia 2006, 191). La source d’énergie requise pour générer ce gradient de protons était vraisemblablement d’origine chimique, sur la base de
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Les origines de la vie
réactions d’oxydoréduction, dans la mesure où des études phylogéniques indiquent que la capacité à utiliser directement l’énergie lumineuse n’est apparue que plus tard. Les types de donneurs/accepteurs d’électrons demeurent cependant inconnus, et il est vraisemblable qu’une grande variété de molécules organiques ait pu être mobilisée (Castresana et Moreira 1999). Autres éléments ? Un certain nombre d’autres questions donnent lieu aujourd’hui à un intense débat scientifique et sont l’objet de nombreux efforts de recherche. C’est par exemple le cas de savoir si le génome de l’ancêtre commun était un génome d’ADN ou d’ARN. Parmi la soixantaine de gènes ‘universels’ identifiés, seuls trois sont affiliés à des mécanismes ADN, tous les autres concernant des mécanismes ARN (Koonin 2003). Cela semblerait pointer dans la direction d’un génome ancestral sur la base d’ARN. Cependant, et bien que rares, des protéines impliquées dans le métabolisme ADN ont aussi été identifiées chez toutes les espèces vivantes, suggérant au contraire un génome ancestral sur la base d’ADN (Giraldo 2003). Qui plus est, la taille estimée d’un génome minimal, de l’ordre de 600 gènes (Koonin 2003), milite aussi pour un génome d’ADN, bien plus stable à cette taille qu’un génome d’ARN (Moreira et Lopez-Garcia 2006, 190). La question reste donc ouverte. Une seconde piste d’étude concerne la présence ou non d’une membrane. Si la totalité des cellules vivantes actuelles possède une membrane bi-couches de phospholipides, de grandes disparités existent quant à la nature de ces molécules. Ainsi, les archées utilisent généralement des phospholipides constitués de chaînes d’isoprène liées par une liaison ester à des glycérol-1-phosphate, alors que les bactéries et eucaryotes possèdent des phospholipides à base d’acide gras liés par une liaison ester à des glycérol-3-phosphate (Moreira et Lopez-Garcia 2006, 192). Plusieurs scénarios semblent possibles : dans un premier cas, l’ancêtre commun n’aurait pas eu de membrane du tout, la membrane étant alors une évolution ultérieure spécifique à des domaines du vivant (Koga et al. 1998) ; selon un second scénario, l’ancêtre commun aurait bel et bien été doté d’une membrane qui, au lieu d’être réalisée à partir de phospholipides, aurait été constituée de sulfures de fer (Martin et Russell 2003) ; selon un troisième scénario encore, l’ancêtre commun aurait eu une membrane lipidique hétérogène, composée d’un mélange de lipides (Wächtershäuser 2003), ce qui serait par ailleurs compatible avec les propriétés d’auto-organisation de liposomes (Monnard et Deamer 2002).
Chapitre 2 – Un problème historique
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5.2. De grandes difficultés résiduelles La lecture du palimpseste de la vie apporte certes quelques indices sur les caractéristiques des mondes vivants antérieurs, mais cette lecture demeure délicate et limitée. Outre les polémiques en cours sur la nature du génome ancestral ou sur la nature des membranes possibles, l’étude phylogénique du vivant au niveau moléculaire rencontre deux grandes limitations. La première tient à ce que l’ancêtre commun au trois domaines du vivant, archées, bactéries et eucaryotes, pourrait lui-même être un organisme vivant déjà très évolué, et donc distinct de l’origine de la vie (Doolittle 2000). Si certains scientifiques envisagent cet ancêtre commun comme un organisme très rudimentaire et proche des tout premiers systèmes vivants (Woese et Fox 1977), d’autres au contraire estiment que cet ancêtre était déjà très sophistiqué par rapport à des systèmes vivants minimaux : il aurait été doté d’un génome constitué de plusieurs centaines de gènes, d’un métabolisme ATP, d’une membrane et de bien d’autres fonctions cellulaires encore ; au total donc, il s’agirait d’un ancêtre bien plus proche par sa taille et par sa complexité de la cellule moderne que des premiers systèmes vivants. Si tel est le cas, les enseignements tirés de l’étude du palimpseste de la vie n’ont qu’une portée très limitée sur la question de l’origine de la vie. Pour certains même, l’identification des caractéristiques de l’ancêtre commun aux trois domaines du vivant et la recherche des origines de la vie sont deux questions radicalement différentes (Moreira et Lopez-Garcia 2006, 188). Une seconde limitation tient à ce que la notion même d’ancêtre commun pourrait n’être qu’une hypothèse trop simplificatrice. Loin d’être unique, cet ancêtre commun gagnerait à être remplacé par une ‘population ancestrale’. Les domaines du vivant ne descendraient donc pas d’un ancêtre commun mais d’une population commune d’organismes ancestraux. Cette population, dans son ensemble, aurait alors été dotée des caractéristiques que certains scientifiques attribuent à l’ancêtre commun sans qu’aucun organisme ancestral particulier ne les présente toutes. Ainsi, la population ancestrale dans son ensemble aurait possédé tous les gènes ancestraux et non un unique organisme (Kandler 1994, Woese 2000). Au sein de cette population, les échanges de gènes et de matériel organique devaient être fréquents, par exemple sous la forme de transferts latéraux ou de bricolage (tinkering), permettant alors de nombreux réassortiments. De cette population ancestrale seraient issues plusieurs lignées populationnelles ancestrales, elles-mêmes donnant naissance à chacun des domaines du vivant. Selon ce scénario, les apports de la lecture du palimpseste de la vie à la question de l’origine des premiers systèmes vivants est encore plus délicate : les tout premiers systèmes vivants pouvaient non seulement n’être dotés que de certaines des caractéristiques inférées par phylogénie molécu-
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laire, mais en outre posséder des mécanismes moléculaires dont toute trace aurait disparu.
Chapitre 3 – Les origines de la vie : un problème physico-chimique 1. Une approche physico-chimique Outre une histoire de l’apparition de la vie sur Terre, la recherche sur les origines de la vie a pour objectif de trouver une explication physico-chimique de la transition de la matière non-vivante à la matière vivante. Les travaux contemporains adoptent des approches très diverses, qu’elles soient ancrées dans la biologie, la biochimie ou la chimie (Morange 2003), et ont donné lieu à de nombreuses controverses (Peretó 2005). L’approche expérimentale des origines de la vie a véritablement commencé dans les années 1950, grâce notamment aux travaux de Miller qui met en évidence la possibilité d’une synthèse d’acides aminés et d’autres molécules organiques dans des conditions prébiotiques ; depuis, le champ de la chimie dite ‘prébiotique’ s’est largement étendu à une population de plus en plus diverse de molécules organiques. D’autres programmes de recherche s’intéressent aujourd’hui à la conception artificielle de cellules minimales, qu’il s’agisse d’une synthèse nouvelle à partir de molécules organiques ou de la simplification à l’extrême d’une cellule existante. Et bien entendu, de nombreuses contributions viennent régulièrement d’équipes de recherche traditionnellement ancrées en géologie, paleo-biologie ou planétologie, pour ne citer qu’elles. Une question se pose alors, celle de former une image cohérente, ordonnée, de la grande quantité des travaux scientifiques qui touchent de près ou de loin aux origines de la vie sur Terre. A terme bien entendu, cette image pourrait prendre la forme d’une ‘théorie’ qui rendrait compte de tous les aspects de cette transition de l’inerte au vivant ; une telle théorie ne serait sans doute pas sans rappeler, par son ambition intellectuelle, les conjectures d’Oparin (1924, 1936) ou d’Haldane (1926). Aujourd’hui cependant, les objectifs scientifiques affichés sont peut-être plus concrets : il s’agit moins de formuler une ‘théorie’ des origines de la vie que d’identifier des maillons susceptibles d’intervenir dans une telle théorie 20. Il faut trouver ce qui marche, expérimentalement, et montrer comment cela peut être pertinent 20
J’utilise ici le mot ‘théorie’ dans un sens très englobant. Stricto sensu, les ‘théories’ sur les origines de la vie ne sont encore que des ‘hypothèses’ ou des ‘scénarios possibles’. Cependant le mot ‘théorie’ est largement utilisé dans la littérature scientifique afférente. Cet usage englobant du mot ‘théorie’ peut paraître justifié en regard des nombreux travaux expérimentaux, observationnels ou théoriques de ce champ scientifique et qui ont donné lieu à de multiples travaux de formalisation théorique.
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dans le cadre de scénarios sur les origines de la vie. Mais les maillons sont nombreux et la question se pose de les ordonner en l’absence, à ce jour, de toute ‘théorie’ englobante sur les origines de la vie. Une réponse classique à cette question consiste à ordonner les travaux scientifiques en fonction des entités chimiques, des types de molécules sur lesquels ils portent, typiquement en ordre croissant de taille et de complexité structurelle, depuis les molécules les plus simples présentes dans l’espace interstellaire jusqu’aux systèmes moléculaires les plus complexes, doués de capacités de réplication et bien proches alors de supposées protocellules21. Dans un tel classement, je propose de distinguer quatre grandes classes de molécules : (1) les molécules cosmiques, qui sont des molécules relativement simples, comprenant moins d’une dizaine d’atomes et présentes en relative abondance dans le cosmos, qu’il s’agisse par exemple de méthane, d’ammoniac ou d’eau, (2) les briques prébiotiques du vivant, qui sont les premières molécules organiques à pouvoir être synthétisées dans des conditions prébiotiques et qui comprennent par exemple des acides aminés, des peptides, des sucres, des bases, des nucléotides ou encore des lipides, (3) les molécules fonctionnelles, qui sont notamment des polymères de molécules du type précédent et qui peuvent à ce titre prendre des tailles considérables de l’ordre de 103 à 1011 atomes, et qui incluent alors des molécules comme des brins d’ARN, d’ADN, des protéines ou d’autres polymères doués de propriétés remarquables comme la catalyse, (4) enfin, les organisations fonctionnelles, qui sont des populations de molécules des types précédents interagissant entre-elles, comme, par exemple, au sein de réseaux auto-catalytiques ou de vésicules lipidiques, et qui vont jusqu’à englober les hypothétiques protocellules primitives, premiers systèmes vivants apparus sur Terre. Ce classement se retrouve en filigrane dans la structure même de certains ouvrages universitaires qui abordent le problème scientifique des origines de la vie (e.g. Maurel 1994, 2001)22. 21
Le mot ‘protocellule’ est utilisé pour indiquer qu’il ne s’agit en aucun cas de cellules semblables à celles que nous connaissons aujourd’hui, mais bien de systèmes chimiques primitifs, apparus de ma nière prébiotique et qualifiables de vivant (selon la définition du vivant pour laquelle on aura opté). L’expression ‘système protovivant’ (en anglais ‘protoliving system’) introduite par Fox (1991) aurait été peut-être plus exacte, car signifiant système vivant rudimentaire, primitif, et non nécessairement cellulaire, mais cette expression manque d’élégance en français. C’est néanmoins en ce sens qu’est utilisé ici le mot ‘protocellule’. Ce sens est celui qu’il avait initialement en recherche sur les origines de la vie (e.g. Krampitz et Fox 1969 ; Stillwell 1980 ; de Duve 1991). Il est aujourd’hui doublé d’un sens lé gèrement différent en biologie synthétique et vie artificielle où il englobe tout type de système vivant minimal, y compris éventuellement in silico ou à partir de constituants non prébiotiques (e.g. Rasmussen et al. 2009). 22 Les idées développées dans cette section sont aussi détaillées dans (Malaterre 2008).
Chapitre 3 – Un problème physico-chimique
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2. Les schèmes explicatifs du vivant Il me paraît intéressant de noter que cet ordonnancement des travaux scientifiques, par types de molécules, se trouve doublé par la présence de schèmes explicatifs spécifiques, paradigmatiques des transitions d’une classe de molécules à une autre classe de molécules. C’est ce que je propose de montrer ci-après, à partir d’exemples empruntés à la chimie prébiotique, à la biologie moléculaire, et à la biochimie. J’identifie trois schèmes explicatifs bien particuliers, chacun étant spécifique à une transition d’une classe de molécule à une autre. Les quatre classes de molécules que je viens de mettre en avant délimitent, en effet, trois étapes de transitions : une première transition des molécules cosmiques vers les briques prébiotiques du vivant, une seconde de ces briques prébiotiques vers les molécules fonctionnelles, et une troisième des molécules fonctionnelles vers les organisations fonctionnelles. Chacune de ces transitions requiert explication. J’avance que les explications de chacune de ces transitions font appel à des schèmes explicatifs spécifiques, si bien que toute théorie sur les origines de la vie repose sur trois modes d’explication : (1) des ensembles de processus chimiques pour rendre compte de l’apparition de molécules organiques dans des conditions prébiotiques, (2) un principe d’évolution pour justifier l’apparition de molécules organiques bien plus complexes que les précédentes et dotées de propriétés fonctionnelles intéressantes, et (3) des principes d’auto-organisation pour expliquer l’apparition de premiers signes d’organisation comme des structures, des réseaux auto-catalytiques et autres propriétés des premières protocellules (voir figure 1). Figure 1. Les trois schèmes explicatifs des théories sur les origines de la vie. Organisations fonctionnelles Schème 3. Molécules fonctionnelles
Principes d'auto-organisation
Schème 2. Briques prébiotiques
Principe d'évolution
Schème 1. Molécules cosmiques
Processus chimiques
Conditions limites
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Les origines de la vie
Ces trois schèmes explicatifs sont, par ailleurs, soumis à un certain nombre de contraintes dictées par les conditions environnementales de la Terre primitive et par leur évolution historique au cours des premières centaines de millions d’années de son existence : composition chimique, conditions de température et de pression, rayonnement, présence d’atmosphère, d’eau et de terres émergées etc. Les trois schèmes explicatifs et les quatre classes d’entités moléculaires doivent être compatibles, non seulement avec l’ensemble de ces conditions environnementales, mais également avec leur enchaînement historique. Toutes ces conditions aux limites restreignent l’éventail des possibles, qu’il s’agisse des entités chimiques ou des processus explicatifs sur lesquels repose toute théorie sur les origines de la vie. Pour argumenter cette position, je montre, dans ce qui suit, comment chaque schème explicatif fonctionne dans le cadre d’un certain nombre d’exemples paradigmatiques de travaux scientifiques : le schème explicatif des processus chimiques prébiotiques sur la base de travaux concernant la synthèse de bases nucléiques, le schème explicatif du principe d’évolution chimique dans le contexte de l’évolution de ribozymes, et le schème des principes d’auto-organisation prébiotique dans le cadre de l’apparition de liposomes et de travaux théoriques sur l’autoorganisation prébiotique. 2.1. Le schème explicatif des processus chimiques prébiotiques Dans le sillage de Miller (1953) et de ses premières expériences de chimie prébiotique, nombres de scientifiques explorent le vaste champ de la chimie à la recherche de réactions chimiques susceptibles de rendre compte de l’apparition, sur Terre, des premières molécules organiques à partir des espèces moléculaires en abondance sur la planète et dans les conditions environnementales susceptibles d’y régner à cette époque lointaine. Les explications qui visent à rendre compte de l’apparition de ces premières briques du vivant sont formulées en tant qu’ensembles de réactions chimiques compatibles avec les conditions de la Terre primitive. D’une complexité parfois déconcertante, ces ensembles peuvent regrouper de nombreuses réactions successives, avec des embranchements parallèles, des chemins réactionnels qui entrent en concurrence les uns avec les autres, se croisent, se recouvrent et se séparent ultérieurement. Autrement dit, les explications sont formulées sur la base de ce que j’appellerai des processus chimiques prébiotiques. La recherche contemporaine sur les voies prébiotiques possibles de synthèse des bases nucléiques va me servir ici d’illustration. La pertinence de cette recherche tient, bien entendu, à l’ubiquité de l’ADN et de l’ARN dans les organismes vivants connus aujourd’hui. Elle tient aussi à l’intérêt que suscite la théorie du ‘monde ARN’ selon laquelle les premières formes de vie à
Chapitre 3 – Un problème physico-chimique
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apparaître sur Terre seraient des molécules d’ARN capables à la fois d’auto-réplication et de variation (Gilbert 1986). La composition chimique de ces acides nucléiques est bien connue : il s’agit de polymères de nucléotides, chaque nucléotide étant lui-même un assemblage d’un phosphate, d’un sucre et d’une base nucléique. Quatre bases nucléiques se retrouvent le plus fréquemment dans l’ARN : il s’agit de deux bases puriques, l’adénine d’une part et la guanine de l’autre, et de deux bases pyrimidiques, la cytosine et l’uracile. De nombreux travaux de chimie prébiotique se sont intéressés aux possibilités de synthétiser des fragments d’ARN dans les conditions de la Terre primitive. Les problèmes à résoudre sont complexes, car non seulement il faut expliquer comment des nucléotides seraient à même de polymériser ensemble, mais il s’agit également d’expliquer comment des nucléotides auraient pu être eux-mêmes synthétisés auparavant, et, avant eux, les sucres et les bases nucléiques qui les composent, qu’il s’agisse des bases puriques comme des bases pyrimidiques. Si, dans les années 1950, les travaux de Miller ont surtout permis de mettre en évidence la possibilité d’une synthèse prébiotique d’acides aminés dans un milieu réducteur et à partir de molécules simples supposées en grande abondance à l’époque de la Terre primitive comme du méthane, de l’ammoniac, de l’hydrogène et de l’eau, d’autres chimistes s’intéressent rapidement par la suite à la synthèse prébiotique des acides nucléiques et de leurs composants. Certains cherchent notamment à synthétiser les bases puriques, adénine et guanine, à partir de différents mélanges réactionnels et sous diverses conditions chimiques. Une première base purique, l’adénine 23, est synthétisée au début des années 1960 à partir d’acide cyanhydrique HCN et d’ammoniac NH 3, ou plus généralement à partir de cyanide d’ammoniac NH 4CN (Oró 1961 ; Oró et Kimball 1961). Sous certaines conditions en effet, l’acide cyanhydrique polymérise en formant des molécules relativement complexes, notamment à base de cycles alternant des atomes de carbone et d’azote, parmi lesquelles figure en particulier l’adénine. Ces travaux ont ouvert la voie à toute une chimie de la polymérisation de l’acide cyanhydrique. Mais la faisabilité prébiotique des chemins réactionnels soulève plusieurs problèmes. Un premier problème se pose en effet, celui de la concentration d’acide cyanhydrique : la plupart des réactions intéressantes se déroulent avec des concentrations 23
Rappelons pour information que l’adénine a la composition chimique suivante : NH2
N
N N
N H
(pour plus de détails, voir les articles scientifiques cités).
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Les origines de la vie
de HCN qu’il apparaît impossible d’atteindre dans un océan primitif ; le HCN étant par ailleurs très volatile, un processus de concentration par évaporation de lagunes n’est pas envisageable non plus. Certains chercheurs se sont alors intéressés à des solutions de HCN portées à des températures relativement basses, de l’ordre de -24°C. Dans ces conditions, on observe simultanément plusieurs phénomènes : l’eau change de phase et cristallise en glace ; cela a pour conséquence que l’acide cyanhydrique précédemment fortement dilué se retrouve concentré dans les interstices des cristaux de glace ; se forme alors un précipité très hétéroclite de polymères de molécules d’acide cyanhydrique ; et, même si cela n’est qu’en faibles proportions, ce précipité renferme de l’adénine (Schwartz, Joosteenn et Voet, 1982). Dans cette même direction de recherche, différentes bases puriques, dont l’adénine mais également la guanine, ont pu être observées dans des solutions de HCN conservées à -78°C pendant 27 ans (Miyakawa, Cleaves, Miller 2002a, 2002b). La concentration par le gel apparaît donc comme une des voies plausibles de synthèse prébiotique des bases puriques à partir de HCN, mais les quantités ainsi synthétisées sont faibles. C’est là un second problème. Ce second problème pourrait, peut être, se voir résolu d’une manière originale. L’étude détaillée des chemins réactionnels possibles menant à la formation de bases puriques par polymérisation d’acide cyanhydrique révèle en effet un passage quasi-obligé par deux intermédiaires chimiques successifs : un tétramère d’acide cyanhydrique et un précurseur direct de l’adénine, l’AICN (Ferris et Orgel 1966 ; Sanchez, Ferris et Orgel 1968). Si la formation du tétramère semble relativement aisée, le passage de ce tétramère à l’AICN paraît plus problématique. Une première possibilité pourrait impliquer de la formamidine HN=C-NH 2 ; cette hypothèse ne semble cependant pas faisable dans des conditions prébiotiques, car elle nécessiterait de bien trop fortes concentrations d’ammoniac NH 3 (Orgel 2004). Une seconde hypothèse serait alors de faire appel à un processus photochimique d’isomérisation ; cette hypothèse aurait l’avantage d’être relativement indépendante des concentrations d’ammoniac (Ferris et Orgel 1966). Au total donc, la formation des bases puriques dans des conditions prébiotiques pourrait impliquer à la fois un processus de concentration par le froid et un processus d’isomérisation par rayonnement solaire (Orgel 2004). Les recherches sur la synthèse prébiotique des bases puriques ne s’arrêtent pas là. D’autres voies sont explorées aujourd’hui qui, bien que moins développées que celles issues de la chimie de polymérisation de l’acide cyanhydrique, pourraient néanmoins se révéler tout aussi pertinentes. Ainsi par exemple, de l’adénine a été obtenue en chauffant du formamide HCONH 2, composé chimique dont la présence dans des conditions prébiotiques ne semble pas problématique (Saladino et al. 2001). Par un tout autre processus chimique, de la guanine a été synthétisée au
Chapitre 3 – Un problème physico-chimique
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sein d’un mélange gazeux d’azote, de monoxyde de carbone et d’eau porté brutalement à haute température puis refroidi tout aussi rapidement, ce processus de ‘choc thermique’ visant à simuler les conditions d’impact de météorites avec l’atmosphère de la Terre primitive et le réchauffement brutal très local de cette atmosphère le long des trajectoires de ces météorites et lors de leur impact (Miyakawa et al. 2000). Sans prétendre à l’exhaustivité, cette brève synthèse sur la chimie prébiotique des bases puriques illustre ce que j’entends par ‘processus chimiques prébiotiques’. L’explication, telle que nous pouvons la formuler à ce jour, de l’apparition des bases puriques sur la Terre primitive fait appel à plusieurs chemins réactionnels possibles et parallèles : chimie de l’acide cyanhydrique, chimie du formamide ou choc thermique atmosphérique24. Qui plus est, le cas de la chimie de l’acide cyanhydrique se décompose lui-même en plusieurs chemins réactionnels éventuellement parallèles ou successifs, plus ou moins probables : réactions chimiques dans des solutions de HCN en forte concentration, réactions dans des solutions de HCN plus diluées mais soumises à des changements de phase par refroidissement et gel, amélioration des rendements par présence de formamidine et d’ammoniac, ou alors plus vraisemblablement par processus photochimique. Au total donc, la seule question de la synthèse prébiotique des bases puriques, autrement dit d’un type particulier de molécules organiques du vivant parmi des centaines d’autres, appelle une explication en forme d’ensemble de processus chimiques prébiotiques, chaque processus se composant d’une liste de réactants et de produits, et se déroulant dans des conditions chimiques spécifiques (conditions de température, de pH, de pression, de concentration, de rayonnement etc.). A son tour, la question de la synthèse prébiotique des bases pyrimidiques appelle une explication toute semblable par sa structure argumentative. De même la question de la synthèse prébiotique des sucres et notamment du ribose. De même la phosphorylation du ribose et l’accrochage d’une base à l’ensemble, à moins qu’il ne s’agisse d’abord de faire réagir sucre et base, puis d’y adjoindre un phosphate pour synthétiser un nucléotide. De même la polymérisation de plusieurs nucléotides pour fina24
Certains scientifiques proposent également que les bases nucléiques puissent avoir été amenées sur Terre par des météorites ou des particules de poussière interstellaire. Ainsi par exemple, de l’adénine aurait été identifiée dans des particules de poussière de comète (Kissel et Kueger 1987), même si ces résultats sont parfois contestés. De telles explications n’altèrent en rien les principes de mon argumentation : en effet, avancer que de l’adénine ait été amenée sur Terre par des météorites n’explique pas la formation d’adénine. Pour cela, il faudrait encore identifier des chemins réactionnels spéci fiques à la formation d’adénine dans les conditions de l’espace interstellaire (pression et température proches du zéro absolu, très fort rayonnement, etc.). Et cela revient encore à spécifier un ensemble de processus chimiques prébiotiques particuliers. .
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lement obtenir enfin un premier brin d’ARN25. Au total donc, l’explication de la synthèse prébiotique de l’ARN fait appel à un réseau de plusieurs dizaines de réactions chimiques. C’est cet ensemble de processus chimiques prébiotiques qui explique pas à pas la transformation des molécules en grande abondance sur la Terre primitive, les molécules que j’ai appelées ‘molécules cosmiques’, en différents intermédiaires chimiques résultant eux-mêmes en l’apparition des premières ‘briques prébiotiques du vivant’. L’assemblage et la transformation de ces briques du vivant en de grosses molécules douées de propriétés intéressantes, comme la capacité à catalyser une réaction donnée, voire même la capacité à se reproduire, font l’objet d’explications d’une tout autre nature, comme nous allons le voir ci-après avec le principe d’évolution chimique prébiotique. 2.2. Le schème explicatif du principe d’évolution chimique prébiotique Si l’explication de l’apparition des premières briques prébiotiques du vivant fait appel à un ensemble de processus chimiques prébiotiques, celle de l’apparition des premières molécules fonctionnelles fait appel à un schème explicatif tout autre : ce schème explicatif spécifique est un principe d’évolution chimique prébiotique. Alors que dans le cas des briques prébiotiques, il s’agissait d’identifier les chemins réactionnels chimiques possibles, c’est à dire, pour schématiser, quels produits peuvent être synthétisés à partir de quels substrats et dans quelles conditions, le problème qui se pose pour les premières molécules fonctionnelles est d’une tout autre nature. En effet, une fois qu’on sait, par exemple, comment des nucléotides peuvent polymériser pour donner un brin d’ARN, c’est-à-dire suivant quel chemin réactionnel, la question qui se pose est d’expliquer comment tel ARN plutôt que tel autre en est venu à être prépondérant sur Terre alors que la probabilité initiale de leur synthèse par polymérisation au hasard était la même. Une simple estimation numérique suffit pour se rendre compte de la pertinence de cette question : il existe 4200 brins d’ARN possibles contenant chacun 200 nucléotides choisis parmi les 4 nucléotides les plus répandus dans les organismes vivants contemporains ; cela représente pas moins de 10120 polymères différents, soit infiniment plus que les quelques 1080 particules censées être contenues dans notre univers 26. Autrement dit, l’univers entier ne serait pas suffisamment vaste pour contenir à lui seul la totalité des brins 25
A ce jour, la synthèse prébiotique de l’ARN n'est pas totalement résolue. Certains des processus chimiques qui apparaissent dans les détails de l’explication posent problème : il peut s’agir de réac tions lentes, de réactions à faible rendement, ou encore de réactions dans des conditions chimiques jugées aujourd’hui peu compatibles avec les conditions de la Terre primitive. C’est ainsi par exemple le cas du problème de la stabilisation du ribose. Voir notamment (Larralde et al. 1995), (Ricardo et al. 2004). 26 Sur le nombre de particules contenues dans l’univers, voir par exemple (Kauffman 2000).
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possibles d’ARN de longueur 200. Les ARN présents sur Terre dans les organismes vivants ne sont donc qu’une infime partie de l’ensemble possible des ARN, et ce d’autant plus que leur longueur s’étend considérablement au-delà de 200 nucléotides. Comment expliquer alors la prépondérance de certains ARN plutôt que d’autres ? L’étude des processus chimiques prébiotiques ne peut apporter de réponse à cette question, et ce qu’il s’agisse de polymères d’acides nucléiques comme l’ARN ou l’ADN, ou de polymères d’acides aminés comme les protéines : en effet, la polymérisation selon des processus chimiques prébiotiques s’effectue au hasard et devrait donc déboucher sur une équiprobabilité de présence de chaque polymère, plutôt que sur la prépondérance de certains types, notamment fonctionnels. Un autre schème explicatif devient donc nécessaire. Pour en comprendre la nature, je propose d’analyser les travaux de recherche sur les ribozymes, ces brins d’ARN très particuliers, doués de propriétés catalytiques. Les ribozymes furent découverts dans les années 1980. On pensait alors qu’au sein des organismes vivants, les seules molécules douées de propriétés catalytiques étaient ces protéines qu’on appelle enzymes. La découverte de brins d’ARN capables de catalyser une réaction de ligation d’ARN ribosomal chez le protozoaire Tetrahymena Thermophilia (Cech et al. 1981) prouva qu’il n’en était rien, d’autant plus que d’autres ribozymes naturels furent aussi découverts, comme par exemple chez la bactérie très commune qu’est Escherichia Coli (Guerrier-Takada et al., 1983). Et si des ribozymes naturels pouvaient être découverts, serait-il également possible d’en synthétiser de nouveaux, artificiellement ? Les premières tentatives de synthèses artificielles ont porté sur des modifications de ribozymes naturels ; ainsi, le ribozyme du Tetrahymena a pu être modifié afin qu’il puisse catalyser la polymérisation non pas d’ARN, mais d’ADN (Beaudry et Joyce 1992). Mais les expériences qui présentent un intérêt tout particulier dans le contexte des origines de la vie sont celles qui ont révélé la possibilité de synthétiser des ribozymes à partir de séquences d’ARN générées de manière aléatoire. Les premiers de ces ribozymes artificiels étaient capables de catalyser sensiblement la jonction de deux brins d’ARN préalablement alignés sur une matrice (Bartel et Szostak 1993) ; leur efficacité a été considérablement améliorée par la suite au point d’être comparable avec celle des enzymes protéiniques appelées ‘ligases’ (Ekland, Szostak et Bartel 1995). Plus spectaculaire encore fut la synthèse d’un ribozyme capable de s’accrocher à une séquence aléatoire d’ARN et de catalyser la polymérisation de plus d’une douzaine de nucléotides complémentaires avec une fidélité tout à fait respectable (Johnston et al. 2001) ; ce ribozyme long de 189 nucléotides rend alors crédible la possibilité de synthétiser l’équivalent ARN de ‘réplicases’, ces enzymes protéiniques capables de catalyser la réplication de brins
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d’acides nucléiques ; autrement dit, il apporte un regain de crédibilité à l’hypothèse du ‘monde ARN’ selon laquelle les premières structures dotées de la capacité à se reproduire auraient été des molécules d’ARN. Ces ribozymes sont ainsi un excellent exemple de ce que j’ai nommé ‘molécules fonctionnelles’. Outre le résultat de ces expériences, à savoir donc les séquences spécifiques d’ARN synthétisées, c’est le processus expérimental même qui est intéressant : non seulement il permet de comprendre comment sont synthétisées artificiellement de telles molécules aux propriétés si particulières, mais il révèle aussi la présence d’un schème explicatif tout à fait spécifique. Ce schème explicatif porte, non pas sur l’identification d’une réaction chimique prébiotique précise, mais sur la justification de l’apparition d’une séquence particulière parmi des quantités astronomiques possibles ; il fait appel à une alternance d’étapes de multiplication et de sélection au niveau moléculaire. Le processus expérimental en question est appelé ‘évolution in vitro’. Partant d’une solution contenant un très grand nombre de brins d’ARN aux séquences aléatoires27, l’évolution in vitro consiste en la répétition alternée de deux étapes : (1) la sélection de certains brins de la solution pour une activité catalytique spécifique, et (2) la multiplication des brins sélectionnés par un processus dit d’amplification, avec introduction de variation. La première étape élimine la très vaste quantité des brins d’ARN qui n’ont pas l’activité catalytique ciblée (ou ne l’ont pas de manière suffisamment développée), et la deuxième fait croître la concentration des molécules recherchées tout en introduisant des mutations grâce à un processus de réplication non fidèle à 100%, ce qui permet de donner naissance à des brins dotés d’une activité catalytique éventuellement meilleure. La répétition alternée de ces deux étapes une douzaine de fois suffit à donner naissance à des ribozymes d’une performance rivalisant avec celle des enzymes. Le succès de ce processus expérimental lui a valu d’être sitôt transposé en principe explicatif de l’apparition sur Terre de certaines séquences d’ARN plutôt que d’autres, autrement dit, de certaines ‘molécules fonctionnelles’ du vivant. Ce principe consiste en l’alternance d’étapes de sélection et de multiplication moléculaires, semblables à celles du laboratoire, mais censées s’être déroulées spontanément dans les conditions de la Terre primitive. Il n’est autre qu’un principe d’évolution chi27
Il est ainsi typique de commencer avec des solutions contenant quelques 10 15 variantes moléculaires d’un brin d’ARN de longueur donnée. Voir par exemple (Bartel et Szostak 1993). Notons à nouveau que ce nombre, bien qu’impressionnant, ne représente qu’une infime partie de tous les polymères possibles de cette longueur-là réalisés à partir d’une combinaison aléatoire de 4 nucléotides. Ainsi, dans le cas du ribozyme long de 189 nucléotides (Johnston et al 2001), il existe pas moins de 4189 variantes possibles d’un polymère ARN de cette longueur, soit environ 10113.
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mique prébiotique28 : sélection de certaines molécules pour une activité leur conférant un quelconque avantage, comme par exemple une activité de fixation à un substrat ou de participation à une catalyse croisée, puis multiplication de ces molécules par un processus d’accumulation progressive ou bien par catalyse croisée ou éventuellement auto-catalyse, le tout selon des réactions chimiques non fidèles à 100% afin d’assurer un certain degré de variation d’une génération de molécules à la suivante. C’est à ce principe explicatif qu’il est souvent fait appel pour expliquer l’apparition sur Terre des tout premiers ribozymes, y compris des hypothétiques ribozymes ‘réplicases’ prébiotiques. Couplé à des processus chimiques prébiotiques permettant d’expliquer la polymérisation spontanée de nucléotides dans des conditions prébiotiques29, ce principe d’évolution chimique prébiotique explique pourquoi certains ARN plutôt que d’autres en sont venus à être prédominants. De manière plus gé nérale, c’est ce principe explicatif qui est à la base des explications de l’apparition de certains polymères prébiotiques aux propriétés fonctionnelles bien spécifiques, de ces polymères-là et non d’autres, en dépit d’une probabilité infime, qu’il s’agisse de polymères d’acides nucléiques ou d’acides aminés, ou d’autres sortes encore. Reste alors à expliquer comment des populations de molécules fonctionnelles en viennent à interagir entre elles, croître, se reproduire, tout en autorisant un certain degré de variation. C’est là qu’intervient un troisième schème explicatif. 2.3. Le schème des principes d’auto-organisation prébiotique Ce troisième schème explicatif est mis à contribution pour rendre compte de l’apparition des premiers signes d’organisation censés caractériser les toutes premières protocellules apparues sur la Terre primitive. Ces protocellules seraient composées d’un grand nombre de molécules diverses et notamment de ‘molécules fonctionnelles’, dont certaines seraient éventuellement assemblées en une membrane déli28
Ce principe d’évolution est différent de celui de l’évolution dite Darwinienne dans la mesure où il n’y a pas nécessairement de réplication individuelle et encore moins de reproduction : les molécules prébiotiques qui en sont l’objet n’ont pas besoin de se répliquer ou de se reproduire individuellement. Leur multiplication peut résulter de leur participation à un réseau de molécules mutuellement catalytiques, auquel cas chaque molécule catalyse une partie du processus de synthèse d’une autre molécule du réseau, si bien qu’au total elles se multiplient l’une l’autre (e.g. Calvin 1955). Dans le pire des cas, il se pourrait tout simplement que leur augmentation numérique résulte d’un très lent processus d’accu mulation différentielle : les polymères ne possédant pas la propriété en question seraient plus rapide ment hydrolysés, laissant alors comme seuls survivants les polymères aux propriétés fonctionnelles les plus développées (e.g. de Duve 1987). Bien entendu, un ensemble de polymères capable de catalyse croisée, ou mieux encore un polymère auto-catalytique prendrait très rapidement le dessus. Voir par exemple (Lifson 1997). 29 Schème explicatif précédent ; voir par exemple les processus chimiques prébiotiques proposés dans (Ferris et al. 1996).
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mitant alors un milieu intérieur d’un milieu extérieur, et dont d’autres permettraient la croissance de l’ensemble en catalysant la production continue de nouvelles molécules fonctionnelles. Mon objectif ici n’est pas de rentrer dans le détail des différents modèles de protocellules qui ont pu être proposés jusqu’à aujourd’hui, comme le chemoton de Gánti ([1971] 2003) ou le système autopoïétique de Maturana et Varela (1973). Il s’agit plutôt de caractériser le type d’explication mis en avant pour rendre compte de l’apparition de telles protocellules à partir d’une soupe primitive contenant les trois types de molécules rencontrés jusqu’ici, à savoir ‘molécules cosmiques’, ‘briques prébiotiques du vivant’ et ‘molécules fonctionnelles’. Autrement dit, il s’agit, à nouveau, de rendre compte d’une transition. Ce qui caractérise cette troisième transition, c’est que les explications mises en avant font toutes appel à un troisième schème explicatif complémentaire des deux premiers, à savoir un schème explicatif reposant sur des principes d’auto-organisation prébiotique. Ces principes d’auto-organisation transparaissent quand des scientifiques cherchent à expliquer, par exemple, la formation de vésicules prébiotiques, ancêtres des membranes des cellules vivantes que nous connaissons aujourd’hui, ou encore l’apparition de réseaux catalytiques auto-entretenus, ancêtres des réseaux métaboliques30. Dans le premier cas, il s’agit d’expliquer comment des molécules peuvent passer, en solution aqueuse, d’un état désordonné à un état organisé en s’assemblant toutes seules en des objets de forme sphérique, qu’il s’agisse de coacervats résultant de la condensation de protéines (e.g. Oparin 1936 ; Fox, Harada et Kendrick 1959) ou de vésicules d’acides gras amphiphiles ou de phospholipides (e.g. Hargreaves et Deamer 1978 ; Szostak, Bartel et Luisi 2001). Les travaux de ces vingt dernières années sur les lipides ont, par exemple, permis de mettre en évidence la formation spontanée de vésicules sphériques double-couches et semi-perméables aux propriétés fascinantes : ces vésicules peuvent croître, fusionner, se scinder, bourgeonner, engendrer de nouvelles vésicules en leur sein ou encore encourager certaines réactions chimiques sur leur surface. L’explication de l’apparition de vésicules au sein d’une solution aqueuse contenant des lipides, et sous certaines conditions de pH et de concentration ionique, 30
Pour certains, la formation de vésicules lipidiques ou de coacervats protéiques n’est pas un cas d’auto-organisation stricto sensu, mais d’auto-assemblage (e.g. Kirschner et al. 2000). Sans entrer dans le débat sémantique sur les différentes définitions possibles de l’auto-organisation et sur la pertinence ou non de démarquer l’auto-assemblage, j’adopte ici une acception large de l’auto-organisation permettant d’y inclure les phénomènes de formation spontanée de vésicules ou de coacervats. Cette acception large est celle à mon sens qui rend le mieux compte de la forme des débats entre scientifiques sur les origines de la vie.
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fait appel à un principe d’auto-organisation, principe lui même détaillé en un certain nombre de phénomènes physico-chimiques (Hanczyc et Szostak 2004). Ainsi par exemple, les molécules d’acides gras sont connues pour êtres composées d’une tête compacte hydrophile et d’une longue queue hydrophobe ; leur mise en solution aqueuse provoque la déprotonotation de leur tête ; en fonction de leur concentration, du pH de la solution et de son contenu en ions, les molécules d’acides gras déprotonisées ont tendance à adhérer les unes aux autres, tête contre tête et queue contre queue, grâce notamment à des interactions de van der Waal entre leurs queues hydrocarbonées ; elles s’organisent alors en une bi-couche, les têtes hydrophiles tournées vers l’extérieur, en contact avec la solution aqueuse, et les queues hydrophobes tournées vers l’intérieur et protégées des molécules d’eau ; cette bi-couche adopte à son tour une forme sphérique pour des raisons de stabilité thermodynamique (Ourisson et al. 2000 ; Monnard et Deamer 2002)31. Dans le second cas, encore théorique pour l’essentiel à ce jour, l’explication porte sur le passage d’une solution moléculaire inerte à une solution au sein de la quelle les molécules catalysent mutuellement leur multiplication à partir d’un flux de molécules primaires plus simples 32. L’auto-organisation porte ici sur l’apparition spontanée de réseaux auto-catalytiques. Le modèle de l’origine de la vie de Dyson (1982, 1985) illustre ce type d’explication. Il s’agit d’un modèle mathématique inspiré des approches statistiques en biologie des populations. Ce modèle fait intervenir un très grand nombre de molécules, des ‘monomères’, qui ont la capacité de polymériser entre elles pour former des molécules plus longues, des ‘polymères’ ; les molécules sont initialement réparties en ‘îlots’, chaque îlot représentant ainsi l’équivalent d’une cellule et contenant un nombre donné de monomères, séparés ou partiellement polymérisés ; il est également fait l’hypothèse que certains polymères catalysent la polymérisation d’autres polymères, auquel cas ces polymères aux propriétés catalytiques sont appelés des polymères ‘actifs’. Au sein de chaque îlot donc, un processus de polymérisation peut avoir lieu, catalysé par des poly mères actifs si de tels polymères s’y trouvent présents ; une réaction concurrente d’hydrolyse est également censée être possible, détruisant progressivement et au hasard certains des polymères en présence. 31
Il s’agit ici d’une minimisation de l’énergie libre au sein d’une structure dissipative ; notons que des formes autres que des sphères sont aussi possibles même si elles sont comparativement moins stables ; on observe ainsi, par exemple, la formation de tores ou encore de cylindres fermés par des demi-sphères à leurs extrémités (Ourisson et al. 2000 ; Monnard et al. 2002) 32 Voir par exemple les travaux de modélisation de Kauffman (1986) ; notons que les développements expérimentaux sont encore maigres, car tout au plus peut-on citer la mise en évidence de quelques paires de molécules catalysant réciproquement leur synthèse (catalyse croisée) comme par exemple (Lee et al. 1996) dans le cas de polypeptides, ou (Sievers et Von Kiedrowski 1994) dans le cas de segments d’ARN.
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Le modèle de Dyson s’intéresse à l’évolution de ces îlots et plus spécifiquement de leur contenu : les molécules en présence restent-elles à l’état de monomères ou de polymères courts (état dit ‘désordonné’) ou bien donnent-elles naissance à des polymères plus longs qui parviennent à contrer le phénomène d’hydrolyse grâce à une catalyse croisée (état dit ‘ordonné’) ? Le traitement statistico-mathématique du modèle permet d’identifier trois points d’équilibre : deux points d’équilibre stables, le premier avec des îlots ‘désordonnés’ et le second des îlots ‘ordonnés’, et un troisième point d’équilibre, instable, contenant en même temps des îlots des deux types. Il est aussi possible de calculer le ratio d’îlots ordonnés par rapport aux îlots désordonnés ou encore le taux de transition d’îlots désordonnés vers des états d’îlots ordonnés. Outre la quantité N de monomères par îlot, deux paramètres se trouvent jouer un rôle déterminant : la diversité a des monomères, à savoir le nombre de types de monomères présents, et l’activité catalytique b des polymères actifs. Ainsi Dyson trouve que, pour certaines valeurs des paramètres, par exemple a = 10, b = 100 et N = 2000, de nombreux îlots ordonnés apparaissent spontanément, autrement dit la vie est possible : un grand nombre de molécules simples susceptibles de s’assembler entre elles et de catalyser leurs assemblages respectifs peut donner lieu à une population de molécules élaborée qui parvient à maintenir son existence en s’autoentretenant33. Avec un tel modèle, l’explication de l’apparition de la vie est formulée en des termes statistico-mathématiques qui décrivent un phénomène de transition du désordre vers l’ordre, phénomène si caractéristique de l’auto-organisation. Qu’il s’agisse donc de phénomènes relativement simples et expérimentalement bien connus comme la formation de vésicules lipidiques ou de phénomènes populationnels modélisés comme l’apparition de réseaux catalytiques auto-entretenus, leur explication fait appel à des principes d’auto-organisation, pour certains ancrés dans le physico-chimique, pour d’autres dans la modélisation mathématique. Les théories sur les origines de la vie ont besoin d’expliquer la transition de ce que j’ai appelé ‘molécules fonctionnelles’ vers des ‘organisations fonctionnelles’. Les principes d’auto-organisation, comme ceux que je viens de décrire à titre d’illustration, s’y emploient. Ils sont paradigmatiques du troisième type de schème explicatif des théories sur les origines de la vie. 33
Dyson note que si la diversité des monomères a est inférieure à 8, alors aucune transition d’un état stable vers un autre état stable n’est possible, autrement dit il ne peut y avoir d’apparition de la vie à partir de matière inanimée (ni d’ailleurs de mort de matière animée) ; pour Dyson, cela pourrait indiquer que l’apparition de la vie sur Terre serait bien plus probable à partir de protéines (des poly mères de 10 à 20 types différents d’acides aminés) qu’à partir d’ARN (des polymères de seulement 4 types différents de nucléotides).
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2.4. Un ordre logique et temporel Les exemples scientifiques développés précédemment permettent de comprendre en quoi les théories sur les origines de la vie font appel à trois grandes classes d’explications ou trois schèmes explicatifs : (1) des processus chimiques prébiotiques, (2) un principe d’évolution chimique prébiotique et (3) des principes d’auto-organisation. Ce sont ces trois schèmes qui sont mis à contribution pour essayer de rendre compte de la transition graduelle de la matière inanimée, sous sa forme la plus répandue dans l’univers, à la matière animée sous sa forme supposée la plus primitive. Bien entendu, l’explication de cette transition graduelle n’est pas achevée à ce jour. Il se pourrait même qu’elle n’en soit qu’à ses balbutiements. Indépendamment de cela, les trois schèmes apparaissent aujourd’hui nécessaires pour expliquer la transition de l’inerte au vivant dans la mesure où ils sont largement mis à contribution par la communauté scientifique. Ils pourraient même être qualifiés de ‘suffisants’, puisqu’aucun autre schème explicatif supplémentaire n’est postulé par cette même communauté scientifique. Bien entendu, ce constat n’est valable qu’aujourd’hui et ne préjuge en rien de la forme que pourra revêtir à terme une théorie pro bante des origines de la vie sur Terre : il se pourrait en effet que de nouveaux schèmes explicatifs soient effectivement nécessaires pour expliquer les origines de la vie, mais de cela nous n’en savons encore rien. Je serait tenté de soutenir, par ailleurs, que les trois schèmes explicatifs identifiés sont soumis à un ordre à la fois logique et temporel. En effet, les entités moléculaires qui résultent de l’application d’un schème servent de matière première à un second schème : les ‘briques prébiotiques’ qui résultent des processus chimiques prébiotiques sont les entités sur lesquelles porte le principe d’évolution prébiotique et ainsi de suite. Ainsi la présence possible sur Terre d’un ensemble suffisamment vaste de brins d’ARN au sein duquel un ribozyme puisse apparaître par évolution est justifié par un ensemble de processus chimiques conduisant à la synthèse de nucléotides et de brins aléatoires d’ARN. Les trois schèmes explicatifs sont donc imbriqués logiquement les uns dans les autres, les produits des uns pouvant donner lieu à des entités utilisées par les autres. Les schèmes sont également soumis à un enchaînement temporel. Ainsi par exemple, les molécules fonctionnelles ne peuvent être apparues sur Terre avant que n’aient été formées les briques prébiotiques correspondant à leurs composants. Il en résulte que le schème explicatif du principe d’évolution prébiotique ne peut être mobilisé pour rendre compte de phénomènes qui seraient antérieurs aux phénomènes expliqués par le schème explicatif des processus chimiques prébiotiques. Pour autant, cela n’implique pas que le schème explicatif des processus chimiques prébiotiques perde toute sa pertinence dès l’instant auquel le schème explicatif du
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principe d’évolution prébiotique fait son apparition. Autrement dit, il est tout à fait possible, et même très certainement probable, que les phénomènes décrits par les processus chimiques prébiotiques perdurent, alors que les phénomènes d’évolution prébiotiques ont fait leur apparition. Cette double organisation des schèmes les uns par rapport aux autres, à savoir donc leur imbrication logique et leur apparition successive dans le temps, confère à l’ensemble une organisation en ‘marches’ : la première permet de prendre appui sur la seconde, et la seconde sur la troisième. Ces marches sont par ailleurs contraintes par les conditions aux limites mentionnées précédemment. Ainsi par exemple, les processus chimiques prébiotiques doivent être compatibles avec les conditions environnementales de la Terre primitive, ou encore les durées requises pour l’évolution des molécules fonctionnelles doivent être compatibles avec les échelles de temps géologiques.
3. La vie toujours inexpliquée Si les schèmes explicatifs identifiés précédemment facilitent l’ordonnancement des travaux scientifiques sur les origines de la vie et donc une meilleure vue d’ensemble, ils permettent aussi de mettre en évidence des lacunes explicatives qui sont autant de controverses sujettes encore à investigation. Force est de constater qu’aucune synthèse de système vivant minimal n’a pu être réalisée à ce jour. Les scénarios qui sont aujourd’hui proposés pour chacune des étapes de la transition de la matière inerte à la matière animée, ne sont que parcellaires : ils reposent encore sur de nombreuses zones d’ombre et montrent toutes leurs limites. Ce sont certaines de ces limites que je détaille ci-après. 3.1. Limites des explications chimiques prébiotiques L’explication de l’apparition des ‘briques prébiotiques’ à partir de molécules simples et abondantes sur la Terre primitive et selon des schémas de réactions chimiques prébiotiques n’est, à ce jour, pas complète. Plusieurs raisons à cela. D’une part, l’ensemble des molécules organiques dont il s’agit d’expliquer l’apparition abiotique n’est pas figé et a tendance à évoluer au gré des hypothèses retenues. Ensuite, quand bien même un scénario particulier serait favorisé, comme celui du ‘monde ARN’ par exemple, des lacunes demeurent, si bien que l’explication de l’apparition prébiotique des molécules en question connaît encore des zones d’ombre.
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Un ensemble fluctuant de briques prébiotiques L’ensemble des ‘briques prébiotiques’ dont il s’agit d’expliquer l’apparition par des processus chimiques prébiotiques est un ensemble qui fluctue au gré des hypothèses scientifiques. La conséquence en est un besoin récurrent de nouveaux schémas réactionnels prébiotiques pour justifier de l’apparition de molécules toujours nouvelles. Qui plus est, l’ensemble des molécules en question doit pouvoir être généré dans des conditions environnementales encore fluctuantes, comme en témoignent, par exemple, les incertitudes quant au caractère oxydant ou réducteur de l’atmosphère primitive (voir Chapitre 2). A titre d’exemple, il est vrai que la molécule d’ARN retient toutes les attentions : elle est au centre de l’hypothèse du « monde ARN » (Gilbert 1986) et son apparition abiotique a été l’objet de nombreux travaux de recherche : synthèse des bases puriques et pyrimidiques, synthèse du ribose, assemblage base-ribose et phosphorylation, activation des nucléotides, et enfin polymérisation successive34. Selon d’autres scénarios cependant, ce sont d’autres polymères qui occuperaient la place centrale. Ainsi par exemple, il pourrait s’agir d’ARN dans lesquels le ribose est remplacé par un autre sucre ; remplacer la forme furanose à cinq sommets du ribose par sa forme pyranose à six sommets permet d’aboutir à une molécule ARN-p qui donne lieu, par appariement de bases, à une structure en double hélice semblable à celle de l’ARN (Eschenmoser 1999) ; l’ARN-p pourrait alors s’avérer être un précurseur de l’ARN. Une autre possibilité s’ouvre également en remplaçant le furanose par un sucre à quatre carbones, le thréose, ce qui conduit à former une molécule d’ATN, capable aussi de former une double hélice par appariement de bases et pouvant par ailleurs s’apparier avec de l’ARN, ce qui permet d’envisager la possibilité d’une relève génétique d’un monde ATN à un monde ARN (Schöninget al. 2000 ; Eschenmoser 2007). Cependant, dans tous ces cas, la question de la formation prébiotique des premiers nucléotides n’est pas pour autant résolue : elle est au mieux déplacée, car s’il ne s’agit plus de rendre compte de la formation originelle des nucléotides contenant du ribose sous sa forme de furanose, la question demeure de la formation de nucléotides tout aussi semblables mais à partir de pyranose ou de thréose. Selon d’autres scénarios encore, l’information génétique des tout premiers systèmes vivants aurait pu être stockée sur des polymères d’acides peptido-nucléiques ou APN, en quelque sorte des ARN dont le squelette ribose-phosphate serait remplacé par un squelette peptidique, à base donc de liaisons amide (Egholm et al. 1993 ; 34
Les références scientifiques sur le sujet sont excessivement nombreuses comme l’illustre la section précédente (schème explicatif des processus chimiques prébiotiques), centrée exclusivement sur la synthèse prébiotique des bases puriques et néanmoins déjà très riche en publications. En première approche, on pourra utilement se référer à (Orgel 2004) ainsi qu’à (Maurel 2003).
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Nelson et al. 2000). En effet, tout comme l’ARN, l’APN forme une structure en double hélice par appariement de bases ; l’APN est également capable de s’associer à de l’ARN, ce qui rend envisageable la transition d’un monde APN vers un monde ARN. Pour certains cependant, la formation de monomères d’APN apparaît particu lièrement difficile dans des conditions prébiotiques (Orgel 1998, 494). La question de la formation des premiers nucléotides ou de leurs équivalents reste donc ouverte. Outre des scénarios alternatifs concernant le squelette de l’ARN, il existe tout pareillement différentes hypothèses quant aux bases utilisées par un hypothétique polymère primitif. Ainsi par exemple, l’urazole a pu être proposé comme précurseur de l’uracile : il semble mieux réagir avec le ribose et d’autres sucres que l’uracile ; il établit des liaisons hydrogène avec l’adénine, et est transparent dans l’ultraviolet, donc aurait été peu sensible au fort rayonnement solaire reçu par la Terre primitive ; de même, des versions modifiées d’uracile ont pu être proposées comme de l’uracile hydroxy-méthyle (Kolb et al. 1994 ; Robertson et Miller 1995). Ce débat quant aux constituants d’un hypothétique polymère informationnel pri mitif s’étend en réalité à un ensemble bien plus vaste de molécules organiques, puisqu’il concerne aussi les acides aminés et leur polymérisation en polypeptides et éventuellement en protéines, tout comme les composés lipidiques censés être à l’origine des toutes premières membranes. L’aspect très fluctuant de cet ensemble de molécules organiques dont il s’agit d’expliquer l’apparition par des processus chimiques prébiotiques rend la tâche très complexe et inachevée, sans cesse renouvelée. Exemples de zones d’ombre Outre le fait que l’ensemble des molécules organiques prébiotiques fluctue, la synthèse même de certains composés parmi les plus étudiés, comme par exemple les constituants des acides nucléiques, reste en proie à plusieurs zones d’ombres. Ainsi par exemple, de sérieuses objections ou contraintes sont apportées à l’existence des bases nucléiques dans des conditions prébiotiques. En effet, certains scientifiques mettent en avant la relative instabilité de toutes les bases nucléiques à des températures de l’ordre de 100°C, de même qu’à des températures inférieures à 0°C dans le cas de la cytosine (Levy et Miller 1998). Par ailleurs, des recherches portant tout particulièrement sur la synthèse de la cytosine concluent non seulement à sa forte instabilité, mais également à sa très peu probable apparition en conditions prébiotiques pour des questions de trop faible concentration, de réactions concurrentes plus rapides ou de scénarios de synthèse mettant en jeu des enchaînements de circonstances trop invraisemblables (Shapiro 1999). La seule possibilité serait alors de trouver de nouveaux schémas réactionnels prébiotiques favorables à la synthèse des quatre bases dans les mêmes conditions chimiques, typiquement à des températures intermédiaires de l’ordre de 25°C, et permettant ainsi
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à la cytosine d’être stabilisée par intégration rapide au sein d’un polymère d’ARN, à condition bien entendu que la synthèse de nucléotides et leur polymérisation puissent se faire également dans ces mêmes conditions. Les avis divergent fortement à ce sujet, certains scientifiques s’avérant très optimistes (Ferris 1999) ou au contraire beaucoup plus critiques (Shapiro 1999). Un autre problème de taille est la relative instabilité de la plupart des sucres en solution aqueuse : les sucres se décomposent en effet très rapidement par rapport aux échelles de temps géologiques. La demi-vie du ribose par exemple ne dépasse pas 73 minutes à des températures de 100°C et à pH 7 ; des résultats semblables ont été obtenus avec d’autres pentoses et hexoses (Larralde, Robertson et Miller 1995). Ces résultats tendent à montrer que le ribose serait trop instable pour jouer un rôle quel conque en chimie prébiotique ; la seule possibilité serait une utilisation immédiate après sa synthèse, ce qui rendrait alors nécessaire la présence des bases nucléoti diques dans le même environnement chimique. Pour remédier à ce problème d’in stabilité, des chercheurs ont récemment mis en évidence le rôle stabilisateur du bore à l’état minéral ; en effet, le bore peut se lier à certains sucres dont le ribose, formant alors des complexes chimiques plus stables ; par ailleurs, il n’interfère pas avec les processus de synthèse des sucres à partir de glycolaldéhyde et semble même favori ser l’apparition de pentoses par rapport à d’autres sucres (Ricardo et al. 2004). L’activation des acides nucléiques dans des conditions prébiotiques est une autre question qui divise. Elle semble à la fois nécessaire pour contribuer à la polymérisation des acides nucléiques en brins d’ARN, et délicate à réaliser dans des conditions prébiotiques. Il s’agit d’une réaction consommatrice d’énergie. Une des manières de franchir cette barrière énergétique est d’utiliser des agents d’activation externes comme la cyanamide ou des carbodiimides solubles dans l’eau ; les recherches dans cette direction se sont cependant avérées plutôt infructueuses, ne conduisant au mieux qu’à de très faibles taux de dinucléotides ou de très courts oligonucléotides (Orgel 2004). Une autre possibilité couramment exploitée consiste à utiliser des nucléotides activés sous la forme de nucléoside-phosphorimidazolides. Comme dans le cas d’acides aminés qu’on active pour permettre leur polymérisation en peptides, il s’agit ici d’augmenter l’énergie libre des nucléotides en les faisant passer par des molécules intermédiaires plus énergétiques. Ces molécules sont typiquement obtenues à partir de nucléosides-5’-polyphosphates et de molécules d’imidazole35. Cependant, les avis sur la pertinence prébiotique d’un tel chemin d’activation restent partagés : certains prétendent que les composés en question 35
L’imidazole a pour formule : N
NH
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peuvent être obtenus dans des conditions prébiotiques (Lorhmann 1977), d’autres, au contraire, doutent qu’ils puissent avoir été produits dans des quantités suffisantes pour avoir eu le rôle que les premiers veulent bien leur prêter (Orgel 2004). Il semblerait cependant que de nouvelles voies possibles d’activation de certains types de nucléotides, ceux comportant des bases pyrimidiques, aient été récemment identifiées (Powneret al. 2009), sans être toutefois étendues aux nucléotides puriques. La question de l’activation des nucléotides dans des conditions prébiotiques reste donc cruciale. La question de leur polymérisation en de longs brins d’ARN demeure également sujette à caution. Trois voies ont été analysées plus particulièrement, chacune présentant des limites spécifiques. La première correspond à un processus de polymérisation spontanée des nucléotides activés en solution aqueuse. Cette polymérisation spontanée a en effet été observée, mais elle est contrebalancée par une réaction inverse d’hydrolyse. Cela a pour effet de limiter fortement la taille des brins d’acides nucléiques en dessous d’une dizaine de nucléotides (Ferris 1993 ; Ferris et al. 1996). Une deuxième voie fait intervenir des ions métalliques et notamment du plomb Pb2+ comme catalyseur. Utilisés en solutions aqueuses de nucléotides activés, ces ions catalysent leur polymérisation et permettent d’obtenir des oligonucléotides relativement plus longs (Sleeper et Orgel 1979), mais en taille bien inférieure à la centaine de nucléotides requise pour des ribozymes. Notons que des expériences de ce type ont été réalisées non seulement dans des conditions usuelles de température et de pression, mais également dans des conditions de solutions eutectiques soumises à des températures très négatives, et ceci avec des résultats un peu meilleurs (Kanavarioti, Monnard et Deamer, 2001). La troisième voie met en œuvre des catalyseurs minéraux ; c’est aussi cette voie qui a permis d’obtenir les oligonucléotides les plus longs. Elle fut proposée dès les années 1950, période à laquelle Bernal émet l’hypothèse que la polymérisation des nucléotides puisse avoir lieu à la surface de minéraux d’argile, montmorillonite par exemple ; ces minéraux pourraient avoir adsorbé préférentiellement des nucléotides, les séparant ainsi d’une grande quantité d’autres composés chimiques, et catalysant leur condensation en polymères (Bernal 1951). Des montages expérimentaux visant à faire inter-réagir des nucléotides activés en présence de minéraux d’argiles ont été réalisés plus récemment ; ils ont notamment permis de synthétiser en laboratoire des polymères longs de plus d’une quarantaine d’adenosine-5’-phosphate en Cette molécule adhère au phosphate du nucléotide. Ce sont des nucléotides activés de ce type qu’ont utilisés notamment Ferris et ses collaborateurs dans leurs expériences (Ferris et al. 1996). D’autres agents d’activation peuvent être utilisés, comme par exemple le méthyladénine ou le méthylimidazole (Ferris 1999).
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faisant intervenir des cristaux de montmorillonite comme catalyseur et en suivant un processus de rinçages et de bains successifs : les polymères se forment petit à petit à la surface du minéral qui favorise leur croissance par polymérisations successives de nouvelles molécules d’adénosine (Ferris, Hill, Liu et Orgel 1996). Le processus expérimental suivi pourrait simuler les conditions de formation des premiers polymères d’acides nucléiques sur Terre : des roches auraient pu être épisodiquement immergées dans des solutions de nucléotides activés, comme suivant un processus de marée. Les polynucléotides synthétisés demeurent cependant encore petits en taille, notamment lorsqu’on les compare aux ribozymes artificiels dont la longueur est de l’ordre de quelques centaines de nucléotides (e.g. Johnston et al. 2001). Il reste donc à démontrer que des brins d’ARN suffisamment longs puissent être effectivement synthétisés dans des conditions prébiotiques, mettant notamment en jeu des nucléotides différents (et non pas un seul type de nucléotides, comme réalisé jusqu’à présent) et possédant une réelle activité catalytique (Ferris 1999). Un problème annexe, mais important, doit être mentionné : il s’agit de la chiralité des nucléotides. Les nucléotides peuvent en effet exister sous deux formes spatiales différentes, une forme dite lévogyre (L) et une autre dite dextrogyre (D) 36. Les expériences de synthèse prébiotique débouchent aussi bien sur ces deux composés, produisant alors des mélanges dits ‘racémiques’. Le vivant utilise de façon quasi exclusive une seule sorte de ces configurations spatiales, notamment la forme dextrogyre du ribose et la forme lévogyre des acides aminés. Les mélanges racémiques commencent à poser problème dès lors qu’on s’intéresse à la polymérisation de nucléotides : en effet, si le processus de synthèse prébiotique des nucléotides n’est pas sélectif et aboutit à la formation d’une solution racémique au sein de laquelle les énantiomères sont présents dans des proportions semblables, se pose alors un problème d’inhibition énantiomérique croisée du processus de réplication. Ainsi par exemple, il a été expérimentalement démontré que la présence de nucléosides L dans une expérience de synthèse complémentaire de brins de nucléosides D provoque une interruption inattendue de la réaction de polymérisation (Joyce et al. 1984). Cette inhibition énantiomérique croisée apparaît encore aujourd’hui comme un obstacle majeur à la réplication d’ARN au sein d’un mélange racémique de nucléotides (Orgel 2004) même si, dans certains cas, une polymérisation favorisant l’homochiralité a pu être observée lors de l’utilisation de montmorillonite comme catalyseur (Ferris et al. 2004), ou si des modèles mathématiques d’émergence de chiralité ont été développés, mettant notamment en jeu un couplage dynamique 36
Les configurations spatiales de telles molécules ont la propriété de faire tourner, dans un sens ou dans l’autre, le plan de polarisation d’un faisceau de lumière incidente polarisée.
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avec des réactions de synthèse de polypeptides (Commeyras et al. 2004 ; Plasson, Bersini et Commeyras 2004). Sans être exhaustives, les zones d’ombres listées ici donnent une idée du type de problèmes qui se posent encore aujourd’hui. Même si de nombreuses avancées ont été réalisées, comme en témoigne l’analyse des différents schémas réactionnels prébiotiques possibles des bases puriques, des zones d’ombre demeurent quant à la possibilité de synthétiser la totalité des molécules organiques supposées nécessaires à l’apparition des toutes premières formes de vie, et ce de manière entièrement abiotique et dans des conditions compatibles avec celles supposées régner sur Terre il y a environ quatre milliards d’années. 3.2. Limites de l’évolution chimique prébiotique L’explication de l’apparition de ‘molécules fonctionnelles’ à partir de molécules organiques plus élémentaires, synthétisées, elles, selon des processus chimiques prébiotiques, comporte à son tour un grand nombre de lacunes. D’une part, les molécules fonctionnelles identifiées à présent et synthétisées par un processus d’évolution in vitro sont peu nombreuses. Plus restreintes encore sont les fonctions identifiées par ces processus-là. Les travaux expérimentaux concernent essentiellement des polymères d’acides nucléiques, autrement dit des brins d’ARN ou d’ADN dont la longueur est de l’ordre de quelques centaines de nucléotides, et dont la fonction recherchée est souvent une fonction de catalyseur de réaction de jonction d’acides nucléiques ou de clivage, fonctions semblables respectivement à celles d’enzymes protéiques ‘ligases’ ou ‘hydrolase’37 (voir par exemple Lawrence et Bartel 2005) ; ils concernent également, mais dans une moindre mesure à ce jour, des polypeptides et des protéines comme mis en évidence plus récemment (Seelig et Szostak 2007). D’autre part, le processus d’évolution prébiotique demeure encore très générique, comme s’il s’agissait d’un raccourci elliptique pratique, mais encore peu connu dans ses détails opérationnels, une naturalisation peut-être un peu hâtive du processus d’évolution in vitro duquel sont nées les molécules fonctionnelles produites en laboratoire. Le processus d’évolution in vitro mime, d’une certaine manière, le processus naturel de l’évolution darwinienne, en l’appliquant non pas à des organismes vivants mais à des molécules. Le point de départ est un très grand ensemble de brins artificiels d’acides nucléiques. Différentes techniques de biologie moléculaire sont ensuite utilisées pour appliquer une pression sélective spécifique 37
De nombreuses autres réactions peuvent être catalysées par des enzymes, par exemple des réactions d'oxydo-réduction par les ‘oxydoréductases’, de transfert d’une groupement fonctionnel comme un groupe méthyle ou phosphate par les ‘transférases’, d’isomérisation dans une simple molécule par les ‘isomérases’ etc. (voir par exemple la nomenclature EC de la ‘Enzyme Commission’, en ligne sur http://www.chem.qmul.ac.uk/iubmb/enzyme/)
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sur cet ensemble, afin de ne retenir que les molécules les plus proches de la fonction recherchée. Ces molécules sont alors multipliées par un processus d’amplification ACP (Amplification en Chaîne par Polymérase)38 avec introduction d’un taux maîtrisé d’erreur, autrement dit de variation, et plusieurs cycles de sélection et d’amplification avec variation peuvent ainsi être répétés. L’explication de l’apparition abiotique de telles ‘molécules fonctionnelles’ suit alors un chemin sinueux : le principe d’évolution prébiotique apparaît comme la naturalisation d’un processus expérimental, au niveau moléculaire, qui se veut luimême une imitation du processus naturel d’évolution darwinienne, au niveau organismique. Or, la naturalisation d’un processus expérimental ne va pas de soi et soulève un certain nombre de questions, notamment celle de la réalisation naturelle de chacune des étapes principales de ce processus, à savoir variation, amplification et sélection. Le processus expérimental utilise, en effet, pour chacune de ces étapes, des techniques de biologie moléculaire très peu pertinentes dans des conditions prébiotiques. Ainsi par exemple, la sélection in vitro peut être réalisée en attachant des étiquettes moléculaires aux acides nucléiques et en utilisant ensuite un processus d’électrophorèse sur gel de polyacrylamide 39 ; les solutions dans lesquelles se déroulent les réactions chimiques sont artificiellement tamponnées afin de maintenir un pH de l’ordre de 8 et peuvent contenir une forte concentration d’ions ; pour éviter que les brins d’ARN ne forment un précipité, ils peuvent être ‘accrochés’ à des micro-billes d’aragose et les concentrations sont strictement surveillées ; les durées de réaction sont contrôlées et s’échelonnent de moins d’une heure à plusieurs jours en fonction des types de résultats recherchés ; la multiplication des molécules sélectionnées est réalisée par un processus d’amplification en chaîne par polymérase, lui-même entièrement artificiel et très sophistiqué ; la chiralité est maîtrisée afin d’éviter une inhibition énantiomérique croisée ; etc. (voir par exemple : Bartel et Szostak 1993 ; Johnston et al. 2001 ; Lawrence et Bartel 2005). Autrement dit, le processus d’évolution in vitro est constitué par un grand nombre d’étapes techniques, une succession d’interventions où le savoir-faire expérimental occupe une place centrale. Le processus d’évolution chimique prébiotique en apparaît alors comme une lointaine transposition, possible certes, plausible également, mais néanmoins non encore rigoureusement établie. Faire de l’évolution chimique prébiotique un véritable schème explicatif requiert deux analyses complémentaires.
38 39
En anglais : ‘Poymerase Chain Reaction’ ou PCR En anglais : ‘Poly-Acrylamide Gel Electrophoresis’ ou PAGE
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La première consiste en une axiomatisation de l’évolution chimique prébiotique. Cette axiomatisation doit permettre d’identifier et de définir très précisément les composantes de ce processus, au-delà de la simple énumération ‘variation, amplification, sélection’. Un tel travail d’axiomatisation est loin d’être trivial comme en témoigne les nombreux travaux sur l’axiomatisation de la théorie de l’évolution naturelle, aussi bien sous une forme syntaxique (voir par exemple Williams 1970 ; Ruse 1973 ; Sober 1984) que sous une forme sémantique (Beatty 1980 ; Lloyd 1984 ; Thompson 1989). Il débouche à la fois sur l’identification précise des différentes composantes du processus en question et sur la définition fine de chacune de ces composantes. La seconde analyse consiste en l’identification de réalisateurs naturels possibles pour chaque composante, réalisateurs qui se doivent d’être compatibles avec l’environnement abiotique de la Terre primitive. Ainsi par exemple, il est peu probable qu’une sélection moléculaire ait pu avoir lieu à cette époque grâce à un processus d’électrophorèse sur gel de polyacrylamide ! Un processus naturel plausible doit être identifié, ou plusieurs même, pour jouer ce rôle. L’identification de mécanismes naturels concrets est nécessaire pour expliquer comment cette évolution chimique prébiotique a effectivement pu avoir lieu. Ce faisant, il s’agit, en quelque sorte, de proposer des moyens de naturaliser chacune des étapes du processus expérimental d’évolution in vitro à l’origine du schème explicatif d’évolution chimique prébiotique. 3.3. Limites des principes d’auto-organisation prébiotiques L’explication de l’agrégation de divers complexes moléculaires en des systèmes cohérents qui constitueraient les tout premiers systèmes vivants mobilise un certain nombre de principes d’auto-organisation. Ce sont ces principes qui sont censés expliquer comment différentes molécules organiques, fonctionnelles pour certaines, en sont venues à se rencontrer et à adopter collectivement une organisation spatiale ou une dynamique fonctionnelle d’ensemble : des lipides s’auto-organisent en liposomes sphériques, semblables à des membranes bi-couche ; des molécules se multiplient grâce à des processus de catalyse croisée. Si certains de ces processus d’auto-organisation sont aujourd’hui relativement bien connus, reproduits expérimentalement et expliqués d’un point de vue théorique, d’autres au contraire gardent encore de nombreuses zones d’ombre. Et surtout, aucune synthèse expérimentale de systèmes vivants n’a été réalisée, à ce jour, à partir de molécules organiques préexistantes, qu’il s’agisse de molécules relativement simples ou de molécules fonctionnelles complexes, si bien qu’une grande partie des principes d’au-
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to-organisation censés expliquer l’apparition des tout premiers systèmes vivants reste à découvrir. Prenons quelques exemples. L’auto-organisation des lipides en vésicules fait sûrement partie des processus d’auto-organisation les mieux connus. En fonction de la concentration et de conditions environnementales comme le degré d’acidité ou la température, différents lipides en solution aqueuse peuvent s’auto-organiser en des structures planes bicouche qui adoptent à leur tour des formes géométriques thermodynamiquement stables comme des sphères, mais également des tores ou des cylindres fermés à leurs extrémités par des demi-sphères (Monnard et Deamer 2002 ; Hanczyc et Szostak 2004). L’auto-organisation de lipides est un phénomène bien étudié à la fois d’un point de vue expérimental et d’un point de vue théorique. A contrario, les principes d’auto-organisation évoqués dans le cas de réseaux auto-catalytiques n’ont reçu, jusqu’à présent, que peu de soutien expérimental. Si cette auto-organisation spontanée de molécules dotées d’un pouvoir catalytique aléatoire en un réseau de réactions chimiques mutuellement catalysées par leurs produits a été l’objet de nombreuses études théoriques (Kauffman 1986, Kauffman 1993) controversées (Lifson 1997), les travaux expérimentaux demeurent encore peu nombreux et très limités. On peut citer par exemple la mise en évidence de paires de segments d’ARN, voire de ribozymes ligases, capables de catalyser réciproquement la synthèse de segments semblables à partir de deux brins plus petits (Sievers et Von Kiedrowski 1994 ; Kim et Joyce 2004), ou encore l’identification de paires de polypeptides capables également de catalyser de manière croisée la synthèse de polypeptides semblables à partir de deux polypeptides plus élémentaires (Lee et al. 1996), ou plus récemment d’un système de quatre polypeptides capable d’amplification croisée (Yao et al. 1998). Bien que significatifs, ces travaux expérimentaux restent néanmoins limités en terme de taille de système et de nombre de molécules en interaction. Aussi, des extensions à des systèmes plus conséquents de plusieurs dizaines ou centaines d’espèces moléculaires sont requises. A cet égard, des travaux récents sur des réseaux comportant plus d’une vingtaine de réactions chimiques autour de peptides sont prometteurs (Ashkenasy et al. 2004). Les processus d’auto-organisation apparaissent également limités quant à leur capacité présente à rendre compte de couplages entre types de molécules, mais également entre organisation spatiale et dynamique chimique. Ainsi, les processus de couplages spontanés entre lipides et acides nucléiques, ou entre lipides et polypeptides, ou encore entre acides nucléiques et polypeptides sont encore peu connus. Certains travaux sont prometteurs, comme, par exemple, sur les interactions entre lipides et ARN, ou entre lipides et certains composants des acides nucléiques (Sacerdote et Szostak 2005 ; Chen et al. 2005). Dans l’ensemble cependant, les études de couplages sont encore balbutiantes et des questions majeures d’auto-organisa-
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tion demeurent ouvertes, comme le couplage des polymères informationnels avec un proto-métabolisme, ce proto-métabolisme utilisant énergie et matière pour synthétiser davantage encore de ces mêmes polymères informationnels, qui à leur tour stockeraient l’information nécessaire à la structuration du proto-métabolisme en question (Bartel et Unrau [1998] 2002) ; ou encore le couplage entre des vésicules lipidiques assurant une compartimentation et un métabolisme permettant de produire les composants des vésicules. L’objectif ultime de ces recherches sur des phénomènes d’auto-organisation complexes qui feraient intervenir à la fois des molécules aux propriétés spatialement structurantes comme les lipides, des molécules informationnelles comme les ARN et des réseaux métaboliques, est de parvenir à produire des systèmes chimiques artificiels assimilables à des systèmes vivants. Le fait que personne n’y soit encore parvenu indique que de nombreuses zones d’ombre sont encore présentes. Ce sont certaines de ces zones d’ombre que l’on retrouvera à l’origine de nombreuses conceptions de la vie comme phénomène émergent.
Chapitre 4 – La vie au cœur du développement de la notion d’émergence La notion philosophique d’émergence évolue au cours des XIXe et XXe siècles, en relation très étroite avec le problème de la caractérisation de la vie et de ses origines. Dès ses premières formalisations philosophiques au XIX e siècle, la notion est appliquée aux phénomènes vitaux, et est également abondamment utilisée pour caractériser aussi bien les propriétés des substances chimiques que celles de l’esprit. La notion d’émergence a été fortement stimulée au début du XXe siècle par la recherche d’une alternative philosophique à la fois au vitalisme et au mécanisme. La notion connaît alors un âge d’or. Il sera de courte durée. Plusieurs contretemps surviennent entre les années 1930 et 1960 : côté sciences, la mécanique quantique lui ôte la chimie car elle explique réductivement la liaison chimique, alors que la biologie moléculaire et la chimie prébiotique la chassent du domaine du vivant ; côté philosophie, l’empirisme logique s’attaque à sa portée ontologique et la réduit à une notion épistémique. La notion d’émergence garde cependant un fort ancrage en psychologie et philosophie de l’esprit dans les années 1970. Elle reçoit, par la suite, le soutien inattendu de la physique et connaît une renaissance grâce aux sciences de la complexité. Aujourd’hui, avec la prise de conscience de la complexité du vivant, et tout particulièrement des phénomènes biochimiques associés au vivant (projet de génome humain par exemple), un nouveau discours émergentiste refait surface, notamment en biologie des systèmes et, par ricochet, dans le champ scientifique des origines de la vie.
1. L’émergence, une propriété des organismes vivants 1.1. La vie comme phénomène émergent : un héritage du XIXe siècle La paternité de la notion d’émergence est souvent attribuée au philosophe anglais John Stuart Mill (voir par exemple McLaughlin 1992 ; Fagot-Largeault 2002). Dans son vaste ouvrage de 1843, A System of Logic, Mill oppose deux modes de composition causale : celui de la mécanique au sein de laquelle les propriétés de corps en interaction se composent de manière linéaire (vectorielle dirions-nous aujourd’hui), et celui de la chimie au sein de laquelle les propriétés chimiques de réactifs en interaction ne peuvent servir, sous aucune composition que ce soit, à établir les propriétés des espèces chimiques qui en résultent. Ces deux modes, qu’il appelle respecti-
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vement les modes « homopathique » et « hétéropathique », signent une distinction fondamentale dans l’ordre de la nature, le mode hétéropathique s’appliquant tout naturellement à la biologie et aux organismes vivants : Les corps organisés sont composés de parties semblables à celles des matières inorganiques, et qui ont elles-mêmes été d’abord à l’état inorganique ; mais les phénomènes vitaux résultant de la juxtaposition de ces parties dans une certaine manière n’ont aucune analogie avec les effets que produiraient les substances composantes, considérées comme des agents purement physiques. Quelque degré d’avancement que puisse atteindre la connaissance des propriétés des divers ingrédients d’un corps vivant, il est certain que jamais la simple addition des actions séparées de ces éléments n’équivaudra à l’action du corps vivant lui-même (Mill [1843] 1866, vol.1, Livre III, Ch.6, §1 , 407-408).
C’est à Lewes que revient le privilège d’avoir introduit le mot « émergent » (Stephan 1992 ; Fagot-Largeault 2002)40. Reprenant la distinction conceptuelle de Mill, Lewes classe les effets de compositions causales en effets résultants ou effets émergents : Bien que chaque effet soit le résultant de ses composants, le produit de ses facteurs, nous ne pouvons pas toujours retracer les étapes du processus afin de voir dans le produit le mode d’opération de chaque facteur. Dans ce dernier cas, je propose d’appeler l’effet un émergent. […] L’émergent n’est pas semblable à ses composants dans la mesure où ils sont incommensurables et où il ne peut pas être réduit ni à leur somme ni à leur différence (Lewes 1875, 412-413, mes italiques).
Au-delà des problématiques de philosophie de l’esprit, Lewes cherche aussi à caractériser le phénomène vital, l’organisme vivant et ce qui le différencie des machines. Il s’oppose farouchement au vitalisme mais pense également que la doctrine mécaniste est insuffisante : Une théorie qui réduit les activités vitales à des processus purement physiques est auto-condamnée. Non pas que nous soyons prêts à admettre l’activité d’un principe extra-organique comme celui supposé par l’hypothèse du Vitalisme, mais seulement l’activité d’un principe intra-organique, ou le symbole abstrait de toutes les conditions coopérantes – la combinaison particulière des forces qui résultent en l’organisation (Lewes 1877, 324).
L’apparition de la notion philosophique d’émergence gagne à être replacée dans un contexte intellectuel européen plus large. En effet, la conciliation du détermi40
Il s’agirait de la première utilisation technique du mot ‘émergent’ en philosophie des sciences.
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nisme mécanique avec la vie et la liberté individuelle pose problème dans bon nombre de cercles intellectuels. Et le vitalisme dualiste est loin de faire l’unanimité. Rien d’étonnant donc à ce que des idées très proches ne soient avancées ailleurs en Europe à cette même époque, même si le mot ‘émergent’ fait lui-même défaut. En Allemagne, plusieurs philosophes et psychologues pourraient avoir contribué, sinon à l’élaboration du concept d’émergence, du moins à une certaine maturation intellectuelle de ses idées constitutives (Stephan 1992) : Wundt parle de « résultants psychiques » pour qualifier les effets d’un « principe de synthèse créative » dans son ouvrage Grundriss der Psychologie de 1896 ; plus tard, il est cité par un émergentiste anglais de premier plan, Morgan, pour son « principe des résultants créatifs » (Morgan 1923, 3) ; Sigwart aborde également ces notions dans son ouvrage Logik de 1873 (Stephan 1992, 25). En France, si la notion d’émergence n’a pas donné lieu à un véritable courant philosophique, on reconnaît néanmoins le rôle de certains philosophes du XIX e siècle dans l’élaboration d’idées qui se retrouveront ultérieurement au cœur même de la notion d’émergence. Anne Fagot-Largeault (2002) regroupe ainsi en une ‘école française de l’émergence’ plusieurs philosophes issues du positivisme spiritualiste, qu’il s’agisse de Ravaisson, Lachelier, Boutroux ou même Bergson, ainsi qu’un scientifique, Boussinesq. Ces intellectuels cherchent à mettre en évidence les limites du mécanisme pour redonner à la liberté humaine une plus large autonomie (Fagot-Largeault, 2002, 954). Une ‘seconde école française’ de l’émergence peut aussi être identifiée au sein des scientifiques directement attachés à l’étude du vivant et tout particulièrement des écoles de médecines au cours du XIX e siècle (Malaterre 2007a). En effet, l’évolution de la notion de vitalisme au cours du XIXe siècle, depuis sa première définition par les fondateurs de l’école de Montpellier jusqu’à sa critique par l’école de Paris et la position ‘néo-vitaliste’ de Claude Bernard, fait clairement apparaître plusieurs points communs avec les idées présidant à la notion d’émergence : une double opposition, à la fois au vitalisme dualiste et au mécanisme, une approche holiste du vivant ou encore l’affirmation de l’irréductibilité du vivant aux propriétés de ses composants physico-chimiques. 1.2. L’émergence comme alternative au vitalisme et au mécanisme C’est en réaction à la résurgence d’un courant vitaliste d’inspiration spiritualiste à la fin du XIXe et au début du XX e siècles que la notion d’émergence prend son véritable essor. Cette résurgence est d’ampleur européenne et paraît essentiellement dirigée contre le matérialisme et ses implications sur la liberté humaine (Rey 2000, 18). Ce courant vitaliste s’exprime à la fois sous une forme biologique, comme en témoigne la résurgence de l’animisme de Stahl ou la diffusion de nouvelles idées vi-
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talistes comme l’entéléchie de Driesch, et sous une forme métaphysique avec notamment l’élan vital de Bergson ou l’affirmation vitale de Nietzsche (Vanderlinden 1989). C’est ce vitalisme tardif, inspiré de métaphysique spiritualiste, qui s’épanouit à la fin du XIXe siècle et au début du XXe (Duchesneau 2000), et c’est notamment en réponse à ce vitalisme que se développe la notion d’émergence. Le débat entre mécanistes et vitalistes se trouve être également alimenté par les biochimistes qui tentent à cette époque de définir leur champ comme une discipline spécifique, distincte de la chimie et de la physiologie (Weber 2007). La spécificité du vivant occupe alors une place privilégiée dans les réflexions émergentistes : il s’agit de proposer une alternative non-mécaniste au vitalisme dualiste, dans un cadre donc de monisme matérialiste. Dans les années 1920, plusieurs philosophes développent des positions alternatives aussi bien au vitalisme et à son dualisme ontologique, à son appel à une entité non matérielle et non isolable, qu’au mécanisme et à son déterminisme jugé trop contraignant pour la liberté humaine. La notion d’émergence est pensée dans un rapport très étroit avec le problème de la vie et de son origine matérielle sur Terre. Mais cette notion se veut aussi d’une portée plus générale : elle cherche, tout pareillement, à s’appliquer aussi bien à la caractérisation de nouvelles propriétés de substances chimiques qu’au rapport entre états mentaux et états neurophysiologiques. Son spectre ambitionne de s’étendre à tous les niveaux de la nature pour caractériser les propriétés nouvelles susceptibles d’apparaître lors des transitions majeures entre ces niveaux, ces transitions étant éventuellement considérées comme résultant d’un vaste processus évolutif de la matière : transition du physique au chimique, du chimique au biologique, ou encore du biologique au mental. La majeure partie du débat émergentiste se situe au Royaume Uni et trois grandes figures se détachent : celles d’Alexander, de Morgan et de Broad. Avec Space, Time, and Deity (1920), Alexander s’interroge sur une théorie de l’évolution émergente capable de rendre compte de l’apparition dynamique de systèmes complexes, de nouveaux types de structures formant alors des niveaux supérieurs et présentant des propriétés nouvelles par rapport à celles de leurs composants. Il replace dans un contexte de cosmologie évolutionniste le terme ‘émergent’ emprunté à Lewes pour qualifier de ‘qualités émergentes’ des propriétés nouvelles qui apparaissent à la suite de l’agrégation de composants en des ‘touts’ plus complexes d’un niveau supérieur. La vie est une de ces qualités émergentes : Les processus physiques et chimiques d’une certaine complexité ont la qualité de la vie. La nouvelle qualité vie émerge d’une constellation de tels processus, et ainsi, la vie à la fois est un complexe physico-chimique et n’est pas purement physique et chimique, puisque ces termes ne caractérisent pas suffisamment le
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nouveau complexe qui en a été généré avec le temps […]. La qualité supérieure émerge du niveau inférieur d’existence et y plonge ses racines, mais elle en émerge et n’appartient pas à ce niveau, conférant à son propriétaire un nouvel ordre d’existant avec ses propres lois de comportement (Alexander [1920] 1927, vol.2, 46).
L’interprétation de cette émergence est délicate : s’agit-il d’une question d’irréductibilité, d’imprédictibilité ou encore d’impossibilité explicative ? Pour Alexander, c’est un fait brut de la nature qui doit être accepté avec « la ‘piété naturelle’ de l’investigateur » ([1920] 1927, vol.2, 46-47)41. En 1923 dans Emergent Evolution, ouvrage philosophique conçu à la fin de sa carrière, le psychologue Morgan souhaite démontrer que l’évolution, au sens de « l’avancée ordonnée des événements naturels », de par son processus complexe, donne naissance à des phénomènes émergents et imprévisibles. Combinant ainsi l’idée d’émergence avec une cosmologie inspirée par la théorie de l’évolution darwinienne, Morgan développe une théorie de l’émergence dont l’objectif principal est de décrire un monde dont l’évolution procède, non pas par glissements continus, mais par une série ordonnée de marches ou de sauts. Avec le processus de l’évolution émergente, ce sont alors de nouvelles mises en relation de composés qui génèrent, à chaque marche, l’apparition de propriétés nouvelles, émergentes, dont la vie est l’une d’elles : Ce qui vient en plus à chaque niveau émergent du progrès évolutif est une nouvelle sorte de relationnalité – termes nouveaux entrant dans des relations nouvelles – qui n’existait pas jusque-là […]. Des changements prennent place dans un organisme lorsqu’une relationnalité vitale est présente, changements qui sont absents lorsque la vie est absente (Morgan 1923, 19-20).
La problématique de l’émergence de la vie est au cœur des préoccupations de Morgan : il cherche à mettre en évidence les limites du mécanisme tout en rejetant un vitalisme dualiste. Il n’y a qu’un seul « ordre de la Nature » et pourtant le physico-chimique n’est pas suffisant pour expliquer le vivant (Morgan 1925, 73 ; 1923, 5-6). C’est dans The Mind and its Place in Nature (1925) que le philosophe Charlie Dunbar Broad développe sa position émergentiste. Sa réflexion s’inscrit dans le débat 41
Pour Alexander, « l’existence de qualités émergentes […] est quelque chose qui doit être noté, comme diraient certains, sous la contrainte du fait empirique brut, ou, comme je préfère le dire en des termes moins sévères, quelque chose qui doit être accepté avec la ‘piété naturelle’ de l’investigateur. Elle n’admet aucune explication » ([1920] 1927, vol.2, 46-47). Ce recul devant le besoin d’explication, cette capitulation déguisée en ‘piété naturelle’ lui sera fréquemment reprochée par la suite y compris par d’autres émergentistes. Voir par exemple (Broad 1925).
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sur les phénomènes vitaux, entre vitalisme et mécanisme, mais le problème lui paraît d’une portée plus large, qui englobe tous les niveaux de la nature. Bien qu’il suive Driesch (1908, 1909) lorsque ce dernier critique le mécanisme, Broad s’en démarque fortement sur le sujet de l’entéléchie, ce principe vital immatériel posé par les vitalistes et qui serait responsable de la vie (1925, 57) : il refuse ainsi la présence de toute entité explicative non isolable et opte pour l’hypothèse métaphysique d’une substance physique unique. Ce faisant, il critique le mécanisme qu’il juge inapte par exemple à rendre compte des qualités sensibles (1925, 52) ou encore incapable de prendre en compte la non-déductibilité du comportement d’un tout à partir du comportement de ses parties (1925, 59). Plus généralement, Broad formalise sa notion d’émergence autour de la non-déductibilité de propriétés d’un tout à partir de celles de ses parties : Formulée en termes abstraits, la théorie émergente affirme qu’il y a certains ensembles composés (disons) de constituants A, B, et C dans une relation R les uns avec les autres ; que tous les ensembles composés de constituants de mêmes types A, B, et C dans des relations de même type R, ont certaines propriétés caractéristiques ; que A, B, et C peuvent être présents dans d’autres types d’ensembles au sein desquels la relation n’est pas du même type que R ; et que les propriétés caractéristiques de l’ensemble R(A, B, C) ne peuvent, même en théorie, être déduites de la connaissance la plus complète des propriétés de A, B, et C pris isolément ou dans d’autres ensembles qui ne sont pas de la forme R(A, B, C). La théorie mécaniste rejette la dernière clause de cette assertion (Broad 1925, 61, mes italiques).
Dans ce contexte, toute connaissance obtenue par l’étude de composants du vivant pris séparément ne saura être suffisante pour déduire les propriétés caractéristiques d’un organisme vivant. Broad penche pour une approche holiste des organismes vivants, seule capable de rendre compte des phénomènes vitaux, et cette position l’amène à proposer un « vitalisme émergent » fondé sur une étude des organismes vivants dans leur totalité (1925, 58). Dans les années qui ont suivi la publication des principaux ouvrages d’Alexander, de Morgan et de Broad, la notion d’émergence a déclenché un débat très nourri en philosophie des sciences, une « petite furie philosophique » comme le décrit avec flegme Ablowitz (1939). En 1926, au sixième congrès international de philosophie, les interventions sur l’émergence sont nombreuses : Lovejoy discourt sur « les significations de l’émergence et ses modes », Wheeler aborde « l’évolution émergente en science sociale », sans parler de Hans Driesch qui, en personne, développe le thème de « l’évolution émergente ». La même année, l’Aristotelian Society organise un symposium tout spécifiquement dédié à « La notion d’émergence »
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avec la participation de Russell, Morris ou Mackenzie entre autres, et c’est également en 1926 que Stephen Pepper publie son article « Emergence »42. Le débat touche aussi les scientifiques de l’époque, notamment en Angleterre. Ainsi par exemple le biologiste J.S. Haldane43 estime que les phénomènes de la biologie et la vie en particulier ne peuvent être compris qu’en adoptant une perspective holiste : C’est la vie que nous étudions en biologie et non des phénomènes qui peuvent être représentés par les conceptions causales de la physique et de la chimie (Haldane 1931, 28).
Au contraire, le zoologiste Hogben ne voit, pour sa part, aucune raison d’abandonner la méthodologie réductionniste de la biochimie (Hogben 1930). Le débat émergentiste connaît à cette époque un âge d’or. Mais il sera de courte durée. Pour McLaughlin, The Mind and Its Place in Nature est en réalité le dernier grand ouvrage de la tradition émergentiste, car la révolution quantique, qui explique réductivement la liaison chimique, éclate juste après sa publication (1997, 34). La notion d’émergence connaît alors une série de mésaventures aussi bien sur le plan scientifique que philosophique, avant de renaître à nouveau.
2. Mésaventures et renaissance de l’émergence 2.1. Contretemps scientifiques La notion d’émergence connaît coup sur coup deux contretemps significatifs dus à des avancées scientifiques majeures du XX e siècle. Le premier causé par l’avènement de la mécanique quantique, le second par la naissance simultanée de la biologie moléculaire et de la chimie prébiotique. La mécanique quantique fait ses premiers pas dans les années 1920-1930. Ainsi, pour ne citer que quelques dates clés, c’est en 1924 que de Broglie émet l’hypo thèse de la nature ondulatoire de l’électron, et en janvier 1926 que Schrödinger propose sa ‘mécanique ondulatoire’. Heisenberg développe sa ‘mécanique des matrices’ en 1925. En février 1926, les deux ‘mécaniques’ sont unifiées grâce à la démonstration par Schrödinger de l’équivalence mathématique des deux formalismes. La mécanique quantique est née. Au cours de la même année, Born propose son interprétation probabiliste de la fonction d’onde, puis en 1927, Heisenberg élabore ses célèbres ‘relations d’indétermination’. Les expériences se succèdent qui corro42
Pour plus de détails historiques, on se réfèrera utilement à (Stephan 1992) et (McLaughlin 1992). Il s’agit de John Scott Haldane, physiologiste, et père du biologiste John Burdon Sanderson Haldane (i.e. J.B.S. Haldane) 43
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borent tantôt les aspects corpusculaires de la lumière, tantôt ses aspects ondulatoires, et la mécanique quantique remporte de nombreux succès expérimentaux en physique : elle rend compte des effets Stark et Zeeman, des effets photoélectriques, et d’un certain nombre de phénomènes de dispersion de particules élémentaires restés jusque-là inexpliqués44. La mécanique quantique est très tôt appliquée à la résolution de certains problèmes traditionnellement ancrés en chimie : elle permet d’entrevoir la possibilité de déduire certaines propriétés chimiques de composés moléculaires à partir des propriétés physiques de leurs composants atomiques et de leur organisation. Et c’est là que la notion d’émergence connaît son premier contretemps scientifique. La molécule d’hydrogène, la plus simple à étudier puisque composée uniquement de deux atomes d’hydrogène, retient toutes les attentions. Dès 1927, Heitler et London présentent un modèle quantique de cette molécule : ils prédisent la stabilisation énergétique du composé et rendent compte de la formation d’une liaison entre les deux atomes d’hydrogène composant la molécule (Heitler et London 1927). Quelques années plus tard, James et Collidge calculent pour la première fois la valeur énergétique de cette liaison chimique à partir d’un modèle quantique ; les calculs sont certes complexes puisqu’il faut, aux deux scientifiques, une bonne année pour tout vérifier jusqu’au treizième terme de la fonction d’onde, mais les efforts sont récompensés par une précision supérieure à 98% (James et Collidge 1933). En un mot désormais, la mécanique quantique peut être utilisée pour prédire les propriétés chimiques de composés moléculaires. Certes ces prédictions sont limitées à des cas relativement simples car les calculs deviennent rapidement complexes et fastidieux. Mais la preuve est faite : en dépit de ce qu’en pensent les philosophes émergentistes, des propriétés chimiques de molécules peuvent être déduites des propriétés physiques de leurs composés atomiques. Par la suite, l’application de la mécanique quantique à la chimie donne naissance à une nouvelle discipline : la chimie quantique. Les méthodes de calculs se développent : ainsi, l’approche de Heitler et London est étendue par les chimistes Slater et Pauling pour devenir la méthode ‘Valence-Bond (VB)’ ou ‘Heitler-London-Slater-Pauling (HLSP)’ ; une autre approche, la ‘méthode des orbitales moléculaires’ est développée en parallèle par Friedrich Hund et Robert S. Mulliken. Les équations de la chimie quantique devenant rapidement très complexes, l’apparition des premiers calculateurs dès les années 1950 a permis d’étendre les calculs quantiques à des systèmes moléculaires comportant jusqu’à une vingtaine d’électrons. Ces cal44
Une excellente mise en perspective historique de la mécanique quantique et des enjeux philosophiques qui accompagnent sa formulation figure dans (Jammer 1974). Voir aussi (Bitbol [1996] 1999).
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culs, dits ‘ab initio’ car réalisés exclusivement à partir du formalisme de la mécanique quantique, peuvent aujourd’hui porter sur des systèmes moléculaires plus complexes grâce au développement des supercalculateurs et des méthodes de calcul numérique. Par ailleurs, des méthodes de calculs dites ‘semi-empiriques’ se sont développées : ce sont des méthodes hybrides à mi-chemin de la physique et de la chimie et qui permettent de prédire les propriétés de systèmes moléculaires relativement complexes grâce à un mélange de calculs quantiques et de données empiriques issues de la chimie45. La pertinence de la notion d’émergence à la chimie est donc apparue sérieusement compromise dès les années 1930. La naissance de la chimie quantique apparaît même comme un ‘pied de nez’ aux affirmations émergentistes d’imprédictibilité ou de non-déductibilité des propriétés chimiques moléculaires à partir des propriétés des composants atomiques. Un deuxième contretemps s’abat alors sur la notion d’émergence : l’avènement simultané de la biologie moléculaire et de la chimie prébiotique. Coïncidence historique, l’année 1953 voit la publication de deux articles majeurs pour la biologie et la compréhension de la vie, le premier de Watson et Crick sur la structure de l’ADN dans Nature, le second de Miller sur la synthèse abiotique d’acides aminés dans Science. La découverte de la structure en double hélice de l’ADN marque le début de la biologie moléculaire. Si aujourd’hui cette structure nous est bien familière, les mécanismes d’encodage et de transmission de l’information génétique étaient alors totalement inexpliqués. La découverte de la structure en double hélice, avec ses appariements de nucléotides complémentaires suggère immédiatement la possibilité d’un mécanisme de duplication. Le principe même de l’hérédité semble à portée d’élucidation, le ‘secret de la vie’ pour certains, ou tout au moins la possibilité de comprendre le fonctionnement des organismes vivants et de leur reproduction en termes moléculaires. Avec l’identification de la structure tridimensionnelle de la molécule d’ADN et l’élucidation d’un mécanisme de réplication et de transmission de l’information génétique, c’est tout un nouveau domaine de recherche qui se déploie sous les yeux des biologistes. L’analyse des composés moléculaires du vivant permet d’entrevoir des explications aux propriétés les plus fondamentales des organismes vivants comme l’hérédité. La biologie moléculaire est née, et avec elle l’idéal d’explication du biologique par le moléculaire 46. Corrélativement, la notion philosophique d’émergence perd sa pertinence pour qualifier le vivant : la biologie moléculaire propose au contraire une explication physico-chimique de la vie et de ses mécanismes. 45
Pour plus de détails concernant les modalités d’application de la mécanique quantique à la chimie, voir par exemple (Atkins et Friedman 1999). 46 Pour un panorama historique de la biologie moléculaire, voir par exemple (Morange 1994).
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Qui plus est, les composants mêmes du vivant s’avèrent être des molécules chimiques, certes particulières, mais nullement l’exclusivité du vivant. Il apparaît en effet possible dans les années 1950 de synthétiser des molécules dites ‘organiques’ (car jusqu’alors identifiées uniquement en présence d’organismes vivants) à partir de substances chimiques totalement ‘inorganiques’. A ce titre, les travaux de Stanley Miller marquent la naissance d’une nouvelle discipline : la chimie prébiotique (Miller 1953). Sous la direction de son directeur de recherche et prix Nobel, Harold Urey, qui considère l’hypothèse d’une atmosphère primitive dépourvue de dioxyde de carbone et réductrice plus plausible que celle d’une atmosphère oxydante, Miller cherche à reproduire expérimentalement les réactions chimiques qui auraient pu se dérouler sur Terre il y a quelques 4 milliards d’années. Il élabore pour cela un dispositif expérimental en circuit fermé, constitué de deux ballons de verre reliés par des tubulures. Le premier de ces ballons est rempli d’eau et porté à ébullition : il simule l’océan primitif et crée de la vapeur d’eau. Le second est rempli d’un mélange gazeux de méthane, hydrogène, ammoniac et équipé de deux électrodes qui provoquent des décharges électriques : il simule l’atmosphère primitive et ses orages. Après plusieurs jours de fonctionnement, le dispositif est arrêté, la solution liquide analysée : les résultats révèlent alors la présence de nombreux composés organiques dont des composés d’un intérêt biologique majeur : des acides aminés. Les travaux de Miller ont eu une portée considérable. Bien que la composition de l’atmosphère primitive soit encore aujourd’hui sujette à discussion (voir Chapitre 2), l’expérience de Miller a établi que des réactions chimiques simples dans des conditions abiotiques peuvent être à l’origine de molécules organiques relativement élaborées47 ; elle marque le départ de l’expérimentation en chimie prébiotique et rend légitime aux yeux de la communauté scientifique les recherches dans ce domaine (Bada et Lazcano 2003). Cela confère alors un nouveau statut aux scénarios d’apparition de la vie sur Terre développés dans les années 1920 simultanément par Alexandre Oparin (1924) et John B. S. Haldane (1929) : de spéculatifs, ils deviennent alors programmatiques et annoncent de futurs développements scientifiques. Avec ce nouveau courant de recherche qui prend corps à partir des années 1950, la vie et son origine s’ancrent encore davantage dans le physico-chimique. S’il est possible de synthétiser de manière totalement abiotique certains des composants fondamentaux du vivant, pourquoi ne pas imaginer alors pouvoir les synthétiser tous à terme ? Pourquoi ne pas imaginer notamment qu’ait pu être synthétisée sur la Terre primitive la plus célèbre des molécules du vivant, l’ADN ? Les pers47
Bien entendu, il était connu depuis le XIX e siècle que certains composés organiques pouvaient être synthétisés par des réactions chimiques : c’était ainsi le cas de l’urée, produite par Wöhler en 1828 en chauffant du cyanate d'ammonium, ou de certains sucres synthétisés par Butlerow en 1861 à partir de chaux. Voir par exemple (Maurel 1994, 2001) ou (Raulin-Cerceau 2009).
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pectives que trace la chimie prébiotique naissante soutiennent une conception physico-chimique de la vie, ancrée dans des explications de type mécaniste. Ce sont alors autant d’arguments qui affaiblissent la pertinence de la conception émergentiste de la vie. 2.2. Contretemps philosophiques En parallèle, de nombreux débats animent la communauté des philosophes des sciences, et si la notion d’émergence essuie deux sérieux contretemps scientifiques, elle subit aussi un sévère contretemps philosophique dans le sillage du positivisme logique. En 1948 en effet, dans leur article sur la logique de l’explication, Hempel et Oppenheim proposent une lecture exclusivement épistémique de la notion d’émergence. Ils critiquent la conception classique, selon laquelle sont émergents certains phénomènes ‘nouveaux’ non seulement dans le sens psychologique d’inattendu mais également dans un sens d’inexplicable ou d’imprévisible par la théorie, en plaidant pour une définition formelle plus précise de la notion d’émergence. Cette définition place l’émergence dans le contexte théorique à disposition des scientifiques et des philosophes, car la capacité à prédire une propriété dépend des lois physiques mises à contribution, ou, tout simplement des lois physiques dont on dispose à un instant donné48. Aussi, il est tout à fait légitime d’utiliser la notion d’émergence mais uniquement à condition de préciser le cadre théorique utilisé : on peut ainsi dire que des propriétés d’un objet sont émergentes relativement à une théorie si on ne peut déduire les occurrences de ces propriétés à partir de cette théorie appliquée aux composants de l’objet en question. Cette définition ambitionne de s’appliquer aussi bien à l’émergence des propriétés des substances chimiques qu’à celles du mental. Les propriétés émergentes de la vie rentrent également dans ce cadre : L’affirmation émergentiste que les phénomènes de la vie sont émergents peut désormais être interprétée, en gros, comme une formulation elliptique de l’énoncé suivant : certains phénomènes biologiques particuliers ne peuvent pas être expliqués, au moyen des théories physico-chimiques contemporaines, sur la base de données concernant les caractéristiques physiques et chimiques des constituants atomiques et moléculaires des organismes (Hempel et Oppenheim 1948, 151). 48
Ainsi par exemple, les phénomènes d’oxydoréduction qu’on observe en plongeant des électrodes de cuivre et de zinc dans une solution acide ne sont explicables que si on peut faire appel aux lois de l’électromagnétisme. Certains phénomènes peuvent donc être considérés émergents si on ne met pas à contribution le corpus théorique adéquat, que ce soit le fait d’une omission ou tout simplement de l’état limité de nos connaissances à un instant donné de l’histoire de la science.
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Une formalisation semblable de la notion d’émergence est développée par Nagel dans son ouvrage de 1961, The Structure of Science49. Pour Nagel, affirmer qu’une propriété d’un tout est émergente, c’est affirmer qu’on ne peut pas déduire logiquement les énoncés concernant l’occurrence de cette propriété à partir des énoncés théoriques portant sur les composants de ce tout (1961, 369). Cela s’applique notamment aux énoncés de la biologie. Devant la complexité des organismes vivants et en l’état actuel de la biologie, il n’est pas étonnant que certains énoncés biolo giques ne soient pas déductibles d’énoncés physico-chimiques. Cependant, Ce serait une bévue élémentaire que d’affirmer que, parce qu’une théorie physico-chimique donnée […] ne serait pas compétente pour expliquer un certain phénomène vital, il serait alors en principe impossible de construire et d’élaborer une théorie mécaniste qui puisse l’être (Nagel 1961, 438).
Cette lecture épistémique de l’émergence dans les années 1950-1960 affaiblit la portée de la notion : somme toute, l’émergence ne caractérise pas des faits bruts de la nature ; tout au plus porte-t-elle sur l’impossibilité d’une déduction logique d’énoncés théoriques entre eux. 2.3. Sciences spéciales et critique du positivisme logique Cependant, l’émergence garde pied. Elle reste, notamment, mise à contribution pour caractériser la relation du mental par rapport au neurophysiologique. Pour certains psychologues et philosophes de l’esprit, le mental ‘émerge’ du neurophysiologique. Il ne peut y être réduit ; mais en même temps aussi, il n’est pas autre chose. Autrement dit, si le mental n’est pas réductible au physico-chimique ou au biologique, il n’est pas non plus une substance autre : l’explication émergentiste du mental se pose comme alternative à la fois au mécanisme physico-chimique et au dualisme métaphysique. Au tout début des années 1970, Davidson avance la thèse de ‘l’anomalisme du mental’, une doctrine qui affirme que les événements mentaux n’obéissent à aucune loi précise ni stricte. Le mental est ‘anomal’ dans la mesure où, non seulement il n’existe pas de lois reliant certains événements mentaux à 49
Pour être précis, rappelons que Nagel distingue deux types d’émergence : (1) l’émergence comme « imprédictibilité de certaines propriétés des choses » et (2) l’émergence comme « processus temporel cosmogonique ». Ce deuxième type d’émergence renvoie à l’émergence conçue comme « évolution émergente », mentionnée notamment par Morgan (1923) : il s’agit de caractériser le fait que le monde crée continûment de la nouveauté. Pour Nagel, c’est là poser une question empirique, car il suffirait en principe de comparer deux états du monde à deux instants différents pour y répondre ; d’un point de vue pratique cependant, la question est plus difficile à trancher, car il faudrait une connaissance suffisamment détaillée des états du monde pour pouvoir se prononcer. L’émergence qui nous intéresse tout particulièrement ici est le premier type d’émergence.
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d’autres événements mentaux, mais également il n’existe pas de lois reliant les événements mentaux à des événements physiques (Davidson 1970). Aussi, si le mental n’accepte aucun lien nomologique, il ne peut être ni réduit ni décrit par une notion d’émergence articulée autour de critères de non-déductibilité logiques d’énoncés théoriques ou nomologiques, comme celle proposée par Hempel et Oppenheim (1948), ou Nagel (1961). A cette même époque, Putnam avance la thèse de la ‘réalisabilité multiple’ des événements mentaux selon laquelle un même événement mental peut avoir lieu dans une multitude d’environnements neurologiques : ainsi la douleur est ressentie par tous alors que nous avons chacun notre propre cerveau, avec ses spécificités neurophysiologiques (Putnam 1967). La thèse de Putnam est alors également interprétée comme un argument en faveur d’une notion d’émergence forte qui va bien au-delà de l’émergence des néo-positivistes logiques. Le débat sur la réduction des états mentaux aux états neurophysiologiques, ou au contraire sur leur émergence, fait rage en psychologie et philosophie de l’esprit. Dès le milieu des années 1960 également et dans plusieurs articles publiés par la suite, Sperry affirme l’émergence du mental par rapport au neurophysiologique : le mental est régi par des propriétés nouvelles et des lois qui n’existent pas au niveau des composants neurophysiologiques du cerveau (Sperry 1980, 1986). Cette thèse est soutenue par plusieurs autres philosophes, comme par exemple Bunge (1977) ou encore Popper et Eccles (1977). À l’arrière plan de ce débat en philosophie de l’esprit, deux autres débats philo sophiques ont lieu qui contribuent indirectement à renforcer la pertinence de la notion d’émergence en s’attaquant aux fondements de la formalisation ‘logique-positiviste’ qui en avait été faite dans les années 1950-1960. Le premier débat concerne les fondements mêmes de l’édifice du positivisme logique. Il s’étale sur une trentaine d’années et remonte au début des années 1950. Le débat porte notamment sur les critères retenus par le positivisme logique pour fonder la science dans la logique et la démarquer de toute spéculation métaphysique. Quine critique ce qu’il intitule les ‘deux dogmes de l’empirisme logique’ : l’atomisme et l’absolutisme de la vérification d’un énoncé de connaissance (1951). Alors que pour le positivisme logique, seuls les énoncés vérifiables peuvent avoir un sens cognitif, Quine critique la faisabilité de la vérification : il affirme non seulement qu’il est vain d’estimer qu’un énoncé de connaissance puisse être vérifié de manière isolé, mais qu’il est également vain d’estimer qu’il puisse l’être de manière absolue. Popper de son côté, n’admet pas que la scientificité d’une théorie puisse être établie par examen de la signification de ses énoncés. Il propose que seule la ‘falsifiabilité’ puisse être retenue comme critère de démarcation entre les théories relevant de la science et celles relevant de la pseudo-science (1959). La critique du
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positivisme logique fait intervenir de nombreux autres philosophes et se poursuit au delà des années 1970. Le second débat, qui participe à la renaissance de la notion d’émergence, le fait en critiquant une notion qui y est souvent opposée, celle de réductionnisme et de ses applications en biologie et en sciences humaines. Cette critique du réductionnisme prend plusieurs formes. Elle remet, par exemple, en question le bien-fondé des lois de correspondance associées à la condition de connectivité terminologique du réductionnisme inter-théorique tel que défini par Nagel (1961, 345-357). Ainsi, Fodor affirme l’impossibilité pratique de formuler de telles lois de correspondance en sciences humaines et notamment en économie (1974). Cela signe pour lui l’impossibilité de la réduction de toutes les branches de la science à la physique. En philosophie de la biologie, la critique du réductionnisme est très active en ce qui concerne la question de la réduction de la génétique mendélienne à la biologie moléculaire, et plus généralement de l’autonomie de la biologie par rapport à la physique et la chimie. Hull remet en question la pertinence du modèle de réduction inter-théorique pour la biologie (1972). Ruse, cependant, bien que s’accordant avec Hull sur un certain nombre de points, estime que le modèle positiviste de réduction apporte un éclairage pertinent au débat sur la génétique des populations (1974). Schaffner propose des perfectionnements au modèle positiviste de réduction inter-théorique et défend leur pertinence en biologie, soutenant notamment que la biologie moléculaire donne bien lieu à des réductions partielles de la biologie à la physique et à la chimie (1967, 1976). Mais pour Kitcher au contraire, et pour bon nombre d’autres philosophes de la biologie, si la biologie moléculaire apporte des compléments d’explication à la génétique mendélienne, toute réduction de la dernière par la première est impossible car elle nécessiterait une bien trop grande quantité d’information (1984). Quelques années plus tard cependant, Waters ravive le débat en estimant que les avancées de la biologie moléculaire apportent de solides arguments en faveur de la possibilité de la réductibilité de la génétique mendélienne à la biologie moléculaire (1990), ce que contestent Kincaid (1990) et d’autres. Les débats émergentistes en philosophie de l’esprit et dans les sciences spéciales, sur fond de critique du positivisme logique et du réductionnisme, renouvellent alors totalement le débat sur l’émergence dans les années 1980-1990, au point de contribuer peut-être à une ‘seconde petite furie philosophique’ 50.
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En référence à la première ‘petite furie philosophique’ des années 1920 décrite par Ablowitz (1939).
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2.4. Le soutien inattendu de la physique et des sciences de la complexité Dans les années 1990, la notion d’émergence fait un retour remarqué en physique ou plus précisément dans une discipline naissante du domaine de la physique, à savoir la science des systèmes dits ‘complexes’ car associés à « l’incapacité d’en distinguer les composants fondamentaux ou d’en décrire les interrelations de manière concise » (Badii et Politi 1997, xi). Il peut s’agir de fluides qui, sous certaines conditions, donnent naissance à des phénomènes d’instabilité ou de turbulence ; l’exemple de l’apparition de cellules de convection thermique Rayleigh-Bénard dans un fluide chauffé est classique, et des phénomènes très semblables peuvent avoir lieu au sein de systèmes optiques non-linéaires comme les lasers. Des réactions chimiques peuvent aussi donner lieu à des phénomènes surprenants de création de fronts d’ondes, comme c’est par exemple le cas dans le mécanisme chimique de réaction-diffusion bi-dimensionnel de Belousov-Zhabotinsky. De nombreux scientifiques s’intéressent à ces systèmes dans le but d’en développer des modèles à partir de nouvelles approches formelles. Ce sont les comportements imprévisibles de ces systèmes, leurs propriétés inattendues qui intriguent : comment expliquer que des cellules de convection bien ordonnées apparaissent soudainement dans un fluide auparavant caractérisé par un transfert thermique linéaire ? Comment modéliser la formation des fronts d’ondes dans la réaction chimique de Belousov-Zhabotinsky et leur apparition ? Les modèles et approches formelles qui sont développés cherchent à caractériser ces apparitions soudaines, ces phénomènes de transition de phase, et possèdent eux-mêmes des propriétés pour le moins surprenantes, émergentes comme certains n’hésitent pas à l’affirmer : des réseaux booléens se comportent en suivant des transitions de phase (Kauffman 1993) ; des systèmes formels dits chaotiques évoluent de manière imprédictible à proximité d’attracteurs étranges (Newman 1996) ; des automates cellulaires donnent naissance à des structures surprenantes, comme le célèbre ‘glisseur’ dans le ‘Jeu de la vie’ de Conway ou les formations d’oiseaux en vol dans les ‘boïds’ de Reynold (Holland 1998). Les exemples sont nombreux où la notion d’émergence reçoit une toute nouvelle utilité.
3. La résurgence de l’émergence dans les sciences du vivant L’émergence fait également un retour en biologie et en médecine. Le programme de séquençage du génome humain a produit une abondance de données génétiques dont l’exploitation pose problème au début des années 2000. Les scientifiques
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prennent la mesure de l’extraordinaire complexité des génomes et de la difficulté d’interprétation des données rassemblées : l’identification de ce qu’on pourrait nommer ‘lois génétiques’ apparaît bien plus complexe qu’initialement envisagée (Keller 2005 ; Morange 2005). Et plus on rassemble de données sur les gènes, plus on se rend compte que l’ADN seul est insuffisant pour comprendre l’expression phénotypique, que d’autres agents moléculaires comme les groupes méthyles ou la chromatine interviennent aussi dans une certaine mesure, que les liens entre génotypes et phénotypes ne sont pas bijectifs mais vraisemblablement le résultat d’une dynamique complexe de réseaux génétiques sophistiqués. En réponse à la complexité nouvelle de la génétique se développe une ‘biologie systémique’ ou ‘biologie des systèmes’ dont l’objectif est d’intégrer et d’expliquer les nombreuses données disponibles en combinant modélisation mathématique et analyse informatique avec des techniques expérimentales à grande échelle (O’Malley et Dupré 2005). Rien d’étonnant alors à ce que des outils développés par les sciences des systèmes complexes ne soient appliqués en génétique. Rien d’étonnant non plus à ce que des propriétés des systèmes complexes ne se retrouvent mobilisées dans le champ du vivant, et parmi celles-ci l’émergence (e.g. Ricard 2008). Cette percolation de l’émergence dans les sciences du vivant n’est pas limitée à la génétique. De nouvelles approches organicistes sont proposées pour expliquer le développement des organismes en biologie du développement (Gilbert et Sarkar 2000). Des théories systémiques sont développées en recherche sur le cancer, mettant alors l’accent sur une disruption organisationnelle de propriétés émergentes des tissus plutôt que sur un dysfonctionnement de la machinerie génétique ou moléculaire des cellules carcinogènes (Sonnenschein et Soto 1999). D’autres encore voient dans le comportement animal, comme par exemple celui de fourmis en interactions les unes avec les autres, des propriétés émergentes du même type que celles mises en évidence par certains modèles de systèmes complexes (Solé et Goodwin 2000). L’émergence fait une nouvelle entrée dans les sciences du vivant au sens large. De là à ce qu’elle s’applique à nouveau au problème de la caractérisation de la vie et de ses origines, il n’y a qu’un pas.
4. Le problème de l’émergence de la vie aujourd’hui Après un peu plus d’un demi-siècle d’absence, la notion d’émergence revient se placer dans le débat sur la vie et ses origines (e.g. Morowitz 2002 ; Hazen 2005 ; Luisi 2006 ; Deamer 2007). Plusieurs des facteurs mentionnés précédemment contribuent à son retour : la prise en compte de la complexité des systèmes vivants
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et notamment de leurs génomes, la percolation de l’émergence dans les sciences du vivant via les sciences de la complexité, ou encore le mouvement anti-réductionniste au sein des sciences spéciales et notamment biologiques. A ces facteurs se rajoute vraisemblablement l’impact du programme d’étude de vie artificielle, ‘ALife’ (Artificial Life). En effet, la notion d’émergence y est centrale, et le sujet d’étude spécifiquement centré sur le problème des origines de la vie, qu’elle soit terrestre, digitale ou extraterrestre. Les conditions sont donc propices à des transferts d’idées et de concepts vers le champ scientifique de recherche sur les origines de la vie terrestre. L’approche est fortement ancrée dans les sciences de la complexité et la modélisation informatique, mais pas uniquement. L’objectif de ‘ALife’ est d’étudier un large spectre de problèmes scientifiques, technologiques, philosophiques ou encore sociaux soulevés par la possibilité de synthétiser des comportements apparentés à la vie, que ce soit à partir d’ordinateurs, de machines ou encore de molécules (Langton 1989a, xxii). L’idée sous jacente est que l’étude de la vie, de ses propriétés et de son apparition, peut être poursuivie indépendamment de son substrat matériel terrestre, la chimie du carbone. L’objet d’intérêt n’est plus alors limité à ‘la vie sur Terre’ mais concerne ‘la vie telle qu’elle pourrait être’ n’importe où dans l’univers. L’ambition est d’identifier les lois universelles de la vie, si tant est qu’elles existent. ‘ALife’ se retrouve aujourd’hui à l’intersection d’une grande diversité de champs disciplinaires : études sur l’auto-assemblage et l’auto-organisation, sur la croissance et le développement, sur les dynamiques évolutionnaires et écologiques, sur le comportement des animaux ou des robots, ou même sur l’organisation sociale et l’évolution culturelle. Ces études laissent une grande part à la modélisation, notamment informatique, et nombreux sont les modèles qui étonnent, surprennent par leurs propriétés inattendues : apparition de comportements dynamiques semblables à des comportements de formes de vie, de structures organisationnelles étonnantes, de changements soudains semblables à des transitions de phase, et de bien d’autres phénomènes encore. La notion d’émergence trouve là un environnement favorable : elle convient à merveille pour qualifier la nouveauté, l’inattendu, l’imprédictible. Pour Langton même : La notion clef de la vie artificielle est celle de comportement émergent. La vie naturelle émerge des interactions organisées d’un grand nombre de molécules non vivantes, sans aucun contrôleur global responsable du comportement de chaque composant. Plutôt, chaque composant est un comportement en soi, et la vie est le comportement qui émerge de toutes les interactions locales (Langton 1989b, 2, mes italiques).
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Nombreuses sont les publications qui se réfèrent à la notion d’émergence, à tel point qu’elle devient une notion centrale de la ‘vie artificielle’, voire même un objet d’étude en soi51 : il peut s’agir de l’émergence d’organismes multicellulaires (e.g. Furusawa et Kaneko 1998), de propriétés émergentes de sociétés à échelles réduites (par exemple Read 2003), mais aussi de problématiques de formalisation de la notion d’émergence en sciences de la complexité (e.g. Kubik 2003) ou de sa mise en évidence dans des modèles de systèmes complexes (e.g. Ronald, Sipper et Capcarrère 1999). Or ‘ALife’ et le champ de recherche sur les origines de la vie partagent des intérêts communs. Rien de surprenant alors que la notion d’émergence, si répandue en vie artificielle, percole dans le domaine des origines de la vie biologique terrestre. La conjonction des facteurs mentionnés ci-dessus contribue à expliquer le renouveau de thèses émergentistes appliquées à la vie biologique et à la question de son apparition sur Terre. La vie est caractérisée comme un ensemble de propriétés qui émergent de systèmes moléculaires prébiotiques complexes très particuliers, notamment appelés ‘protocellules’. Bien que résultant exclusivement d’interactions moléculaires, ces propriétés sont tenues pour ne pas être réductibles au physicochimique dans la mesure où elles émanent de la complexité même des organismes vivants. Les organismes vivants sont assimilés à des systèmes, certes particuliers car capables de métabolisme, de reproduction, de variation, mais avant tout complexes, et pour cette raison, sièges de phénomènes surprenants, nouveaux, imprédictibles, irréductibles. Ainsi pour le biologiste Alan Aderem : Les systèmes complexes font preuve de propriétés, souvent appelées ‘propriétés émergentes’, qui ne sont pas possédées par leurs composants individuels et qui ne peuvent pas être prédites à partir des composants seuls, même avec leur compréhension totale. […] La vie est un exemple de propriété émergente. Elle n’est pas inhérente à l’ADN, ni à l’ARN, ni encore aux protéines, aux glucides ou aux lipides, mais elle est une conséquence de leur actions et interactions. Une compréhension complète de telles propriétés émergentes requiert des perspectives systémiques et ne peut pas être atteinte à partir de simples approches réductionnistes (Aderem 2005, 511, mes italiques).
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A titre d’indication, le programme de recherche ‘ALife’ qui a officiellement fait ses débuts en 1987 avec l’organisation régulière d’un atelier de travail international, a lancé sa propre revue Artificial Life dès 1993. Cette revue a été reprise par l’éditeur MIT Press à partir de 1998 et est publiée chaque trimestre. Entre 1998 et mi-2006, 108 articles font référence à ‘émergence’ sur les quelques 170 articles publiés sur cette période, soit approximativement 60% des publications de la revue.
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Le bio-minéralogiste Robert Hazen, qui a orienté une partie de sa recherche vers des questions relevant du domaine des origines de la vie, considère également que l’émergence est un trait caractéristique de la vie : La science de l’émergence cherche à comprendre les systèmes complexes, ces systèmes qui font preuve de comportements collectifs nouveaux générés par les interactions entre de nombreux composants simples. […] L’émergence est l’outil de la nature le plus puissant pour faire de l’univers un endroit complexe, tissé de régularités et divertissant où il fait bon vivre. On peut soutenir que la vie ellemême est le plus remarquable de tous les systèmes émergents. […] La vie est apparue comme une séquence inexorable d’événements émergents, chacun d’eux étant une conséquence inéluctable d’interactions entre des molécules carbonées versatiles. Chaque épisode émergent a alors ajouté des couches de complexité chimique et structurelle à l’environnement existant (Hazen 2005, xix-xv, mes italiques).
Des considérations semblables conduisent le biochimiste Per-Luigi Luisi, dont la recherche porte sur la formation spontanée de vésicules lipidiques, notamment dans un cadre prébiotique, à qualifier la vie et son apparition sur Terre de processus émergents : La vie peut être considérée comme un type particulier de propriété émergente. Les composants élémentaires tels que l’ADN, les protéines, sucres, vitamines, lipides etc. ou même les organelles cellulaires comme les vésicules, mitochondries, appareils de Golgi etc. sont, chacun en soi, des substances inanimées. De cette multitude de structures non-vivantes apparaît la vie dès lors qu’une organisation spatio-temporelle donnée de ces composants non-vivants est réalisée. La vie elle-même est le résultat le plus dramatique de l’émergence. […] La vie est apparue sur Terre à partir de matière inanimée via une augmentation spontanée de complexité moléculaire (l’évolution prébiotique moléculaire). Clairement, à chaque niveau de complexité croissante, de nouvelles propriétés surgirent (jonction, catalyse, auto-reproduction etc.) jusqu’à la complexité des premières protocellules. L’analyse de cette progression historique de complexité moléculaire et des propriétés émergentes correspondantes est un champ fascinant de recherche (Luisi 2002, 197, mes italiques)52.
Qualifier la vie et son apparition de phénomènes émergents soulève deux questions : (1) Qu’entend-on par émergence ? (2) Que cherche-t-on à signifier lorsqu’on applique cette notion d’émergence à la vie ? Comme nous l’avons évoqué précédemment, depuis sa première utilisation ‘technique’ en philosophie, la notion 52
Voir aussi (Luisi 2006).
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d’émergence a révélé de multiples facettes : non-additivité, non-linéarité, non-déductibilité, imprédictibilité, nouveauté, irréductibilité, ou encore inexplicabilité. Ces facettes elles-mêmes méritent d’être développées et précisées. La non-déductibilité s’entend-elle de manière logique stricte ? Entre quels énoncés ? L’irréductibilité s’oppose-t-elle à une théorie de la réduction ? Si oui, laquelle ? Utiliser la notion d’émergence pour qualifier le phénomène de la vie et de son apparition sur Terre nécessite donc au préalable de préciser en quel sens cette notion est entendue, dans ce contexte. De surcroît, la conception de la vie et de son apparition sur Terre a radicale ment changé depuis le milieu du XIX e siècle, date à laquelle remontent les fondements philosophiques de la notion d’émergence. Le passage de l’inerte au vivant n’est plus conçu comme un processus instantané semblable à une réaction chimique ou à un phénomène de transition de phase. L’apparition de la vie est aujourd’hui, et ce depuis les scénarios imaginés par Oparin (1924) et Haldane (1929), décrite comme un long processus où s’enchaînent de multiples étapes physico-chimiques. Plusieurs de ces étapes ont d’ailleurs fait l’objet de nombreux travaux de recherche, notamment depuis les expériences pionnières de chimie prébiotique de Miller (1953). Aussi, si le passage de l’inerte au vivant pouvait être auparavant imaginé comme un phénomène instantané ‘émergent’, comment comprendre aujourd’hui l’application de la notion d’émergence à un phénomène composé lui-même de multiples étapes ? Que cherche-t-on à signifier lorsqu’on qualifie l’apparition de la vie de phénomène émergent ? Est-ce pour affirmer l’irréductibilité du vivant au physico-chimique ? L’autonomie du biologique par rapport au physico-chimique ? L’imprédictibilité de l’apparition de la vie sur une planète comme la nôtre ? L’ignorance du chemin historique effectivement suivi par la vie pour apparaître sur Terre ou encore le caractère tout simplement inexplicable de la vie et de sa genèse ? Il est vrai que la question des origines de la vie n’est à ce jour pas encore élucidée, même si de nombreux travaux scientifiques, certains très récents, ébauchent de sérieux éléments de réponse. Dans quel sens comprendre alors sa qualification de phénomène émergent ?
Chapitre 5 – Différentes formes d’émergence L’histoire de la notion d’émergence permet de comprendre l’évolution de cette notion au fil du temps, et en révèle toute la pertinence actuelle dans les sciences du vivant. Elle semble aussi indiquer l’existence, non pas d’une définition unique de l’émergence, mais bien d’une pluralité d’acceptions. C’est cette diversité de la notion philosophique d’émergence que je propose d’aborder maintenant, afin de fournir un ancrage conceptuel aux arguments qui vont suivre.
1. La notion philosophique d’émergence 1.1. Une pluralité de définitions Dans son acception usuelle, le mot « émergence » signifie habituellement « apparition soudaine ». On peut dire, en ce sens, que « l’émergence d’un fait nouveau requiert la révision d’une théorie » ou encore que « l’émergence de la biologie moléculaire dans la seconde moitié du XX e siècle a été provoquée par la découverte de la structure de l’ADN ». Autrement dit, « le phénomène P est émergent » signifie que « P est apparu soudainement ». L’acception philosophique du mot « émergence » cherche à préciser cette acception usuelle : en quel sens comprendre « soudainement » ? L’apparition de P ne pouvait-elle être prédite ? En quel sens comprendre « apparu » ? Le phénomène P serait-il d’une nature différente de celle des constituants ayant présidé à son apparition ? D’un point de vue philosophique, dire que « P est émergent », c’est dire plus que simplement « P est apparu soudainement » : c’est affirmer une propriété particulière relative à cette apparition soudaine, pour ainsi dire une propriété de second ordre. Toute la difficulté réside en la qualification de cette propriété, car les critères suivant lesquels distinguer un phénomène véritablement émergent d’un autre restent controversés : certains critères sont très exigeants, si bien que très peu de phénomènes sont susceptibles d’être qualifiés d’émergents, trop peu au goût de certains philosophes ; d’autres critères, au contraire, sont beaucoup plus souples, au point de permettre l’attribution du qualificatif d’émergent à un ensemble très vaste de phénomènes, trop vaste selon d’autres philosophes. Une difficulté supplémentaire provient de ce que le mot « émergent » est utilisé aujourd’hui dans un grand nombre de disciplines comme la philosophie de l’esprit, les sciences de la com-
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plexité, ou encore la biologie, et selon des acceptions rarement identiques, engendrant alors de nombreuses confusions. Cette pluralité de définitions de l’émergence résulte d’une pluralité d’approches possibles pour répondre à la question : « en quoi le phénomène P est-il émergent ? ». Une première possibilité, directement issue de l’acception usuelle du mot « émergence », consiste à souligner la soudaineté de l’apparition du phénomène en question et, ce faisant, à affirmer son imprédictibilité : le phénomène surprend ; on ne s’y attendait pas ; en dépit de notre connaissance de l’état du monde à un instant antérieur, nous ne pouvions prédire l’apparition de ce phénomène. Selon cette conception, l’émergence est une notion qui se doit de rendre compte d’un aspect temporel évolutif : pris à deux intervalles de temps distincts, un système évolue et acquiert des propriétés qui s’avèrent imprédictibles sur la base de celles qu’il possédait initialement. Une autre conception de l’émergence considère, au contraire, que les phénomènes véritablement émergents sont ceux qui apparaissent à des degrés divers d’organisation de la nature. Le critère clé n’est plus lié à l’évolution temporelle d’un système mais à l’apparition de propriétés systémiques qui sont nouvelles par rapport à celles des constituants du système en question. Cette conception consiste à adosser la notion à des affirmations d’irréductibilité du phénomène en question, et notamment, à l’impossibilité de déduire certaines des propriétés du phénomène des propriétés de ses constituants et de leur organisation : un phénomène émergent est un phénomène qui est associé à un système composé de plusieurs constituants et qui ne saurait être déduit des propriétés de ces constituants et de leur organisation. La notion philosophique d’émergence peut aussi chercher à distinguer des cas d’émergence qui pourraient n’être dus qu’à notre connaissance de la nature d’autres cas d’émergence qui relèveraient de la nature elle-même. Dans le premier cas, un phénomène peut être émergent si l’état de la connaissance scientifique ne permet pas de le prédire ou de le réduire. Selon cette acception, la notion d’émer gence est relative à un état de connaissances à un instant donné, notamment des théories ou des modèles. Ce faisant, ce qui est émergent à un instant donné de la connaissance scientifique peut tout à fait ne plus l’être à un instant ultérieur. Pour d’autres philosophes au contraire, il s’agit de caractériser une émergence qui serait indépendante de l’état de nos connaissance, et, pour ainsi dire, inscrite directement, métaphysiquement, dans la nature elle-même. Une des difficultés que soulève la notion philosophique d’émergence provient ce que ces différentes dimensions possibles de la notion sont déjà présentes, partiellement imbriquées sans être véritablement distinguées, chez plusieurs philosophes ‘classiques’ de l’émergence, qu’il s’agisse de Mill (1843), Lewes (1875), Alexander (1920), Morgan (1923), ou encore Broad (1925) comme nous le verrons
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plus en détail ci-après. Pour se repérer, aujourd’hui, au sein d’une grande diversité de définitions possibles, il est utile d’avoir présentes à l’esprit deux grandes dimensions d’analyse de la notion d’émergence. Ces deux grandes dimensions récapitulent les différentes approches que nous venons de voir : d’une part, une dimension « synchronique/diachronique » qui tend à rendre compte d’un choix de critères d’émergence adossés tantôt à des niveaux d’organisation, tantôt à une évolution temporelle d’un système donné ; d’autre part, une dimension « épistémique/ontologique » qui traduit une approche de la notion d’émergence tantôt adossée à l’état de notre connaissance de la nature, tantôt à la nature ellemême. 1.2. Émergence épistémique ou ontologique La distinction « épistémique/ontologique » n’est certainement pas une distinction très précise, surtout dans la mesure où il n’est pas certain qu’il fasse véritablement sens de concevoir l’ontologique indépendamment de l’épistémique, l’ontologique dépendant, selon certains philosophes, des formes de notre langage et de l’ensemble de nos théories scientifiques (e.g. Quine 1960). Cette distinction permet néanmoins de rendre compte de différences majeures d’orientation entre certaines conceptions contemporaines de l’émergence. Les conceptions dites « épistémiques » sont celles pour lesquelles la caractéristique principale de tout phénomène émergent consiste en une limite de la connaissance humaine. Une conception épistémique majeure est celle issue du positivisme logique et développée par Hempel et Oppenheim (1948) et Nagel (1961). Comme nous le verrons en détail plus bas, ces philosophes conçoivent l’émergence comme l’impossibilité de la déduction d’un phénomène donné d’un ensemble de théories et de conditions initiales dont on dispose à un instant donné. De telles conceptions épistémiques se retrouvent aussi chez d’autres philosophes contemporains. Ainsi, par exemple, Wimsatt (1997) conçoit l’émergence comme relative à un certain nombre d’outils d’analyse et de décomposition de systèmes composés : une propriété d’un système donné est émergente si elle ne remplit pas différents critères dits « d’agrégativité », comme par exemple la linéarité des comportements des composants du système en question. Autre exemple, Batterman (2001) conçoit aussi l’émergence comme émanant de notre système de connaissance : prenant le cas de singularités qui apparaissent asymptotiquement dans certaines théories scientifiques, il avance que les propriétés de certains systèmes physiques dans ces situations limites ne peuvent être dérivées des théories en question mais requièrent la formulation de théories spécifiques, émergentes.
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Pour d’autres philosophes au contraire, la notion d’émergence est une notion qui se doit de rendre compte, non pas de traits de notre connaissance, mais de la nature elle-même. Selon ces conceptions « ontologiques », des propriétés émergentes apparaissent réellement dans la nature, associées fréquemment à des niveaux d’organisation spécifiques et à des qualités nouvelles propres à ces niveaux d’organisation. Ces propriétés nouvelles confèrent aux systèmes qui les possèdent une existence propre, si bien qu’ils ne peuvent être réduits, ontologiquement, aux entités dont ils sont composés et à leur organisation. Selon certains philosophes, la réalité de propriétés émergentes se traduit par l’existence d’une « causalité descendante » selon laquelle un tout pourrait causalement agir sur une ou plusieurs de ses parties (Campbell 1974)53. L’émergence ontologique est souvent conçue en cohérence avec une métaphysique dite « physicaliste non-réductive ». Cette métaphysique a été critiquée par certains en ce qu’elle peut entrainer une remise en question du principe selon lequel, intuitivement, un effet ne pourrait avoir qu’une seule cause, autrement dit une remise en question de la « clôture causale » du monde (Kim 1999). Différentes variétés d’émergences ontologiques ont été proposées. Ainsi, par exemple, Humphreys (1997) affirme que des entités émergentes apparaissent réellement en physique lorsqu’il y a fusion d’entités quantiques (voir aussi Wong 2006 pour critique et extension). Autre exemple, O’Connor et Wong (2005) proposent de comprendre les relations entre le mental et le neurophysiologique sous la forme d’une émergence causale dite « dynamique ». 1.3. Émergence synchronique ou diachronique La distinction « synchronique/diachronique » permet de différencier des conceptions de l’émergence qui mettent l’accent sur les relations des parties au tout, de conceptions de l’émergence adossées à des phénomènes d’évolution temporelle. Bien que dans certains cas cette distinction s’évanouisse, notamment si l’on adopte une position philosophique faisant de la prédiction un cas particulier d’explication (e.g. Hempel et Oppenheim 1948 ; van Fraassen 1980), elle a le mérite de correspondre à une typologie adoptée par certains philosophes contemporains (e.g. Stephan 1999). Les conceptions dites « synchroniques » de l’émergence sont des conceptions au centre desquelles prime l’irréductibilité d’une ou de plusieurs propriétés d’un 53
Dans les cas d’émergence ontologique où est une « causalité descendante » est proposé, il pourrait être opportun de s’interroger sur la notion de causalité qui est mobilisée : s’agit-il d’une « causalité contrefactuelle » (e.g. Lewis 1986), d’une « causalité manipulationniste » (e.g. Woodward 2003, Bitbol 2007) ou encore d’une « causalité processus » (e.g. Salmon 1984). En effet, il n’est pas impossible que certaines conceptions de la causalité, et de la métaphysique qui leur est associée, ne soit pas entièrement compatibles avec la notion de « causalité descendante ».
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tout aux propriétés de ses parties et de leur organisation. Ces conceptions mettent donc l’accent sur les liens qu’entretiennent un tout et ses parties (c’est aussi une des raisons pour lesquelles on parle d’émergence « méréologique »). Selon ces conceptions, certains systèmes possèdent des propriétés systémiques qui, non seulement n’existent pas au niveau d’organisation de leurs parties, mais aussi ne peuvent être déduites des propriétés des parties et de leur organisation. Un des exemples les plus classiques d’émergence synchronique est l’émergence de Broad (1925), comme nous le verrons plus bas. Pour d’autres philosophes au contraire, ce n’est pas tant la nature des relations des parties au tout qui prime, mais plutôt le caractère imprévisible, imprédictible de l’évolution temporelle d’un système donné. Selon ces conceptions « diachroniques », l’émergence est à rechercher du côté de la dynamique de certains systèmes formels ou naturels. Ainsi, par exemple, pour Bedau (1997), l’émergence est ce qui caractériserait certains systèmes dont l’état à un instant donné ne pourrait être calculé qu’à partir d’une modélisation ou d’une simulation de chacun des états intermédiaires occupés par le système en question ; autrement dit, selon cette émergence dite « faible », il n’existerait aucun raccourci computationnel possible qui permettrait de prédire l’état ultérieur de tels systèmes. D’autres exemples d’émergence diachronique incluent l’émergence comme « fusion » de Humphreys (1997) ou encore l’émergence « dynamique » de O’Connor et Wong (2005) mentionnées plus haut. 1.4. Trois conceptions phares Il existe de bien trop nombreuses définitions de l’émergence pour pouvoir rendre hommage à chacune d’entre elles. Certaines définitions fournissent, cependant, des repères plus saillants que d’autres, ou encore s’avèrent plus ou moins pertinentes dans le cadre de la question des origines de la vie et de la philosophie de la biologie. Je propose ici d’en choisir trois pour en effectuer une analyse plus approfondie et pour mettre en évidence un certain nombre de problèmes philosophiques qu’elles soulèvent tout particulièrement : tout d’abord, l’émergence ‘classique’ telle que formulée par Broad (1925) et représentative de la tradition émergentiste ; ensuite, l’émergence proposée par les positivistes logiques comme Hempel et Oppenheim (1948) et Nagel (1961), dans la mesure où cette conception s’adosse à un modèle d’explication, le modèle déductif nomologique ; et enfin, l’émergence comme non-réduction fonctionnelle proposée plus récemment par Kim (1999) et adossée, pour sa part, à un nouveau modèle de réduction.
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2. L’émergence des émergentistes anglais (Broad 1925) 2.1. La conception ‘anglaise’ de l’émergence Dans les années 1920, plusieurs philosophes anglais développent une position émergentiste qui se veut une alternative aussi bien au vitalisme et à son dualisme ontologique qu’au mécanisme et à son déterminisme jugé trop contraignant pour la liberté humaine : il s’agit d’Alexander (1920), de Morgan (1923) et de Broad (1925), qui tous trois reconnaissent la filiation de leurs idées avec celles exposées par Mill (1843) et Lewes (1875) au siècle précédent. La notion d’émergence est pensée dans un rapport très étroit avec le problème de la vie et de son origine, mais elle se veut aussi d’une portée plus générale, s’appliquant à la chimie et au mental. Les arguments et les exemples abondent, étayant des notions de l’émergence proches les unes des autres bien que distinctes aussi sur certains aspects. Les explicitations formelles les plus poussées nous viennent de Broad, si bien que sa définition est souvent citée comme pierre angulaire de l’émergentisme anglais. Elle présuppose une position de monisme physicaliste (le monde est constitué de matière physique et rien d’autre) et une conception de la Nature en une hié rarchie de niveaux, du niveau physique le plus élémentaire au niveau mental le plus sophistiqué. A chaque niveau sont attachées des objets, des propriétés et des lois dites « intra-ordinales » qui régissent les rapports entre entités d’un même niveau. Par ailleurs, des lois « trans-ordinales » relient les niveaux entre eux en s’appliquant à des entités appartenant au moins à deux niveaux d’organisation distincts. Pour Broad, l’émergence caractérise certaines propriétés d’un niveau donné d’organisation comme étant non-déductibles des propriétés et des lois de niveaux d’organisation inférieurs : Formulée en termes abstraits, la théorie émergente affirme qu’il y a certains ensembles composés (disons) de constituants A, B, et C dans une relation R les uns avec les autres ; que tous les ensembles composés de constituants de mêmes types A, B, et C dans des relations de même type R, ont certaines propriétés caractéristiques ; que A, B, et C peuvent être présents dans d’autres types d’ensembles au sein desquels la relation n’est pas du même type que R ; et que les propriétés caractéristiques de l’ensemble R(A, B, C) ne peuvent, même en théorie, être déduites de la connaissance la plus complète des propriétés de A, B, et C pris isolément ou dans d’autres ensembles qui ne sont pas de la forme R(A, B, C). La théorie mécaniste rejette la dernière clause de cette assertion (1925, 61, mes italiques).
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Broad offre une conception synchronique, méréologique de l’émergence dans la mesure où les rapports entre entités et lois appartenant à différents niveaux d’organisation sont centraux pour cette conception. Les propriétés émergentes, s’il en existe, sont des propriétés d’un tout, ce tout étant constitué d’un ensemble de composants, A, B et C, organisés selon un ensemble de relations R. La conception de Broad est aussi, en un sens, une conception épistémique puisque l’émergence est définie comme conséquence de la non-déduction de ces propriétés systémiques de la connaissance des propriétés des composants. Cette émergence des propriétés est doublée d’une émergence nomologique qui caractérise alors certaines lois « trans-ordinales » : Une loi trans-ordinale serait une loi qui connecterait les propriétés d’agrégats d’ordres adjacents. A et B sont adjacents et en ordre ascendant si chaque agrégat de l’ordre B est composé d’agrégats de l’ordre A, tout en possédant certaines propriétés qu’aucun agrégat de l’ordre A ne possède et qui ne peuvent pas être déduites des propriétés d’ordre A et de la structure du complexe d’ordre B par aucune loi de composition qui se serait manifestée à des niveaux inférieurs… Une loi trans-ordinale serait une affirmation du fait irréductible qu’un agrégat composé d’agrégats d’ordre immédiatement inférieur pris dans telles et telles proportions et configurations aurait telles ou telles caractéristiques et propriétés non-déductibles (Broad 1925, 77-78).
Autrement dit, l’existence de lois entre des entités de niveaux différents montrerait l’existence de systèmes agrégats aux propriétés émergentes, puisque ces lois, étant des lois de la nature, sont supposées relever de la connaissance la plus fondamentale qu’il soit possible d’atteindre. Cette affirmation de nature ontologique est, paradoxalement aussi pour Broad une question épistémique car il soutient ailleurs que la question de savoir si une loi trans-ordinale est émergente car non-déductible des lois des niveaux précédents serait en réalité une question empirique. Considérant que le vivant est caractérisé par la capacité de se reproduire, Broad applique cette émergence nomologique au vivant. L’existence d’une loi de la nature qui relierait le vivant à ses constituants chimiques et qui serait telle que les propriétés du vivant, notamment celle de reproduction, ne soient pas déductibles des propriétés des constituants chimiques et de leur organisation, serait la preuve du caractère émergent du vivant car exemple de loi trans-ordinale : La loi selon laquelle tous les agrégats composés de telle et telle substance chimique dans telles et telles proportions et relations ont la capacité de se reproduire serait un exemple de loi trans-ordinale (Broad 1925, 78-79).
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Comme nous le verrons plus bas, de telles lois trans-ordinales apparaissent très semblables aux « lois-ponts » que propose Nagel dans sa définition de la réduction interthéorique (1961, 336-366). De telles lois-ponts inexplicables pourraient donc être comptées comme lois trans-ordinales émergentes (McLaughlin 1992, 83). 2.2. Objections Les objections directes à l’émergence de Broad sont peu nombreuses : une des raisons tient vraisemblablement à ce que son ouvrage de 1925 est le dernier ouvrage majeur de la tradition émergentiste anglaise, car celle-ci s’éteint avec la révolution de la mécanique quantique et l’explication réductive de la liaison chimique très peu après (McLaughlin 1997, 34). Cependant, les nombreuses relectures qui en ont été faites par la suite (McLaughlin 1992, 1997 ; Stephan 1992 ; O’Connor et Wong 2002 par exemple) pointent dans la direction de critiques possibles, notamment en ce qui concerne l’ambiguïté et l’incompatibilité de certaines formulations. Ainsi, la notion de loi trans-ordinale est introduite pour caractériser l’irréductibilité de lois reliant des entités de deux niveaux différents ; toute loi trans-ordinale paraît alors émergente. Pourtant à de nombreuses autres occasions, Broad emploie cette même notion de loi trans-ordinale de manière plus souple pour caractériser des agrégats d’une même sorte par rapport à leur base de constituants, insistant à cette occasion sur le fait que le caractère émergent d’une loi trans-ordinale doit être déterminé de manière empirique (McLaughlin 1992, 80). D’où une oscillation entre tantôt des lois trans-ordinales synonymes de lois émergentes, tantôt des lois transordinales qui ne seraient pas nécessairement émergentes. Une autre difficulté d’interprétation concerne le statut de l’émergence en question. Dénote-t-elle un trait objectif de la nature au point de pouvoir être qualifiée d’émergence ontologique, ou bien ne résulte-t-elle que de notre ignorance ou de nos capacités cognitives limitées, et n’est en ce sens qu’épistémique ? Dans certains passages, l’émergence apparaît ontologique, inscrite dans la nature et dépassant de manière absolue toute connaissance atteignable, car selon cette conception émergentiste, « le comportement caractéristique d’un tout ne pourrait pas, même en théorie, être déduit de la connaissance la plus complète du comportement de ses composants pris séparément ou dans d’autres combinaisons, et de leurs proportions et arrangements au sein de ce tout » (Broad 1925, 59). Et cela est tout particulièrement vrai des propriété mentales, ‘propriétés secondes’ ou qualia. Au contraire, le statut émergent d’autres propriétés pourrait n’être que temporaire et résulter d’une connaissance alors imparfaite : « il est toujours logiquement possible que l’apparence de lois émergentes soit due à notre connaissance imparfaite de la struc-
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ture microscopique ou à notre incompétence mathématique » (1925, 81). Le caractère émergent de certaines propriétés ne serait alors qu’épistémique. D’autres hésitations dans les arguments de Broad concernent la définition même de l’émergence : s’agit-il en effet d’une non-déductibilité, comme le laissent penser à la fois la définition formelle de l’émergence et celle des lois trans-ordinales mentionnées plus haut, ou bien d’une non-prédictibilité, comme mentionné à plusieurs reprises dans des exemples dont celui de l’eau : La plupart des propriétés chimiques et physiques de l’eau n’ont aucun lien quantitatif ou qualitatif connu avec celles de l’oxygène et de l’hydrogène. Nous avons ici un cas concret où, à ce que nous pouvons en juger, les propriétés d’un tout composé de deux constituants ne pourraient pas avoir été prédites à partir de la connaissance de ces propriétés-là prises séparément, ni même combinées à la connaissance des propriétés d’autres touts contenant ces constituants (Broad 1925, 62-63, mes italiques).
Pour certains, ces deux notions de déduction et de prédiction sont utilisées ici par Broad de manière interchangeable, mais d’autres interprétations sont également possibles (Stephan 1992, 38). Une dernière difficulté réside alors dans la notion même de déductibilité (ou prédictibilité, si les deux notions sont effectivement comprises comme équivalentes). En effet, suivant Nagel, on pourrait argumenter que ce ne sont pas des propriétés qui peuvent être déduites mais uniquement des propositions (Nagel 1961, 368). Plus fondamentalement, Broad semble ancrer sa définition dans une conception de déduction logique, stricte et rigoureuse, calquée sur les principes de composition linéaire des forces. Cela soulève deux types de problèmes. Le premier est que toute explication scientifique ne respectant pas le format déductif est susceptible de donner lieu à des phénomènes émergents. Le second est que toute explication scientifique faisant intervenir des équations non linéaires pourrait également donner lieu à de l’émergence, bien qu’étant par ailleurs une explication tout à fait recevable d’un point de vue scientifique.
3. L’émergence des positivistes logiques (Hempel et Oppenheim 1948, Nagel 1961) 3.1. La conception positiviste de l’émergence C’est dans leur article fondateur sur le odèle déductif-nomologique (N) d’explication qu’empelet ppenheimabordent la question de l’émergence (1948, 146-152). Ils
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adossent la définition de l’émergence à une théorie de l’explication, celle qu’ils définissent dans cet article, car précisément est émergent ce qui ne peut être expliqué. La conception positiviste de l’émergence est donc une conception épistémique. Le modèle N d’explication reposant sur la déduction logique d’un explanandum à partir d’un explanans, la définition de l’émergence que proposent empel et ppenheim est centrée sur la non-éductibilité logique de propositions entre elles. Plus spécifiquement, étant donné un objet w faisant preuve d’une propriété ou caractéristique W et composé de parties elles-mêmes caractérisées par un ensemble de propriétés G et par un arrangement Pt, et étant donnée également une théorie T, alors : L’occurrence d’une caractéristique W dans un objet w est émergente relativement à une théorie T, une relation des parties [au tout] Pt et une classe G d’attributs si cette occurrence ne peut pas être déduite, via T, d’une caractérisation des Pt-parties de w en ce qui concerne tous les attributs de G (Hempel et Oppenheim 1948, 151)54.
Cette définition est reprise en des termes très semblables par Nagel (1961, 367368)55. L’émergence ainsi conçue comme non-déductibilité donne lieu à deux cas explicités par Nagel56. Dans un premier cas, les énoncés concernant la propriété du tout font intervenir des termes qui sont absents des énoncés théoriques portant sur les parties : ainsi par exemple, il n’est pas possible de déduire logiquement un énoncé portant sur la transparence de l’eau à partir d’énoncés relatifs aux propriétés de l’oxygène et de l’hydrogène si la notion de transparence est totalement absente de ces énoncés. Pour être non triviale, une définition de l’émergence doit donc écarter ce cas (1961, 369). Reste alors une seconde possibilité, celle où il apparaît impos54
Plus précisément, Hempel et Oppenheim rajoutent qu’ « une caractéristique W est émergente relativement à T, Pt et G si son occurrence dans tout objet est émergente dans le sens précédemment indiqué » (1948, 151) 55 Pour Nagel, étant donné un objet O à qui est attribuée une classe de propriétés P et qui est composé d’un certain nombre d’éléments a1, …, an organisés selon une relation R et auxquels sont attribuées des classes de propriétés A1, …, An, alors deux cas doivent être distingués : « dans le premier cas, il est possible de prédire (c'est-à-dire déduire) d’une telle connaissance complète que si les élé ments a1, …, an sont dans une relation R, alors l’objet O sera formé et possèdera les propriétés P. Dans le second cas, il existe au moins une propriété Pe de la classe P telle que, en dépit de la connaissance complète des éléments, il soit impossible de prédire à partir de cette connaissance que si les éléments sont dans une relation R, alors un objet O possédant Pe sera formé. Dans ce dernier cas, l’objet O est un ‘objet émergent’ et Pe une ‘propriété émergente’ » (367-368). 56 Le traitement de l’émergence par Nagel n’est pas sans similitude avec celui qu’il réserve au réductionnisme inter-théorique. Nagel définit les deux notions de réductionnisme et d’émergence à partir de la théorie DN de l’explication, et les place dos à dos dans le même chapitre (1961, 336-397).
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sible de déduire logiquement les énoncés concernant la propriété du tout à partir des énoncés concernant les parties, et ceci en dépit du fait qu’il n’y ait aucun terme nouveau dans les énoncés concernant la propriété du tout par rapport aux énoncés concernant les propriétés des parties. Dans ce cas, il y a effectivement émergence des énoncés concernant les propriétés du tout par rapport aux énoncés concernant les propriétés des parties (1961, 371). La définition proposée par les empiristes logiques place l’émergence dans le contexte théorique à disposition à un instant donné, car la capacité à déduire une propriété dépend du corpus théorique qu’on peut mettre à contribution : ainsi par exemple, les phénomènes d’oxydoréduction qu’on observe en plongeant des électrodes de cuivre et de zinc dans une solution acide ne sont explicables que si on peut faire appel aux lois de l’électromagnétisme. En conséquence, « bien qu’une propriété puisse effectivement être émergente relativement à une théorie donnée, elle pourrait tout à fait ne pas être émergente relativement à une autre théorie » (Nagel 1961, 370). Certains phénomènes peuvent donc être considérés émergents si on ne met pas à contribution le corpus théorique adéquat, que ce soit le fait d’une omission ou tout simplement de l’état limité de nos connaissances à un instant donné de l’histoire de la science. Cette définition de l’émergence ambitionne de s’appliquer aussi bien à l’émergence des propriétés des substances chimiques qu’à celles du mental ou encore à celles des organismes vivants. Ainsi pour Hempel et Oppenheim : « L’affirmation émergentiste que les phénomènes de la vie sont émergents peut désormais être interprétée, en gros, comme une formulation elliptique de l’énoncé suivant : certains phénomènes biologiques particuliers ne peuvent pas être expliqués, au moyen des théories physico-chimiques contemporaines, sur la base de données concernant les caractéristiques physiques et chimiques des constituants atomiques et moléculaires des organismes » (Hempel et Oppenheim 1948, 151, mes italiques).
Le caractère émergent du vivant est ainsi formulé comme impossibilité d’explication, au sens du modèle déductif-nomologique, des propriétés vitales à partir des propriétés des composés organiques. Devant la complexité des organismes vivants et en l’état actuel de la biologie, il n’est en effet pas étonnant que des conditions de connectivité de termes fassent défaut ou que des dérivations d’énoncés soient impossibles. Cependant, comme le dit Nagel : « Ce serait une bévue élémentaire que d’affirmer que, parce qu’une théorie physico-chimique donnée […] ne serait pas compétente pour expliquer un certain phénomène vital, il serait alors en principe impossible de construire et d’élaborer une théorie mécaniste qui puisse l’être » (Nagel 1961, 438).
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Autrement dit, affirmer que les phénomènes de la vie sont émergents, ce n’est rien dire de plus qu’on ne peut les déduire des théories physico-chimiques à disposition et sur la base de données disponibles. 3.2. Objections Fait surprenant, la définition de l’émergence proposée par les empiristes logiques déclenche peu de réactions. Mis à part les articles centraux de Hempel et Oppenheim (1948) et Nagel (1961), la période 1945-1975 voit très peu d’articles sur la notion d’émergence57. La question semble être tranchée. Il se peut également que le débat philosophique se soit plutôt orienté à cette époque vers certaines des thèses plus centrales du positivisme logique et par voie de conséquence moins vers une notion périphérique comme celle d’émergence. Les débats sont en effet nourris entre positivistes et anti-positivistes : Quine (1951) soulève le problème de la thèse de la vérification, Popper (1959) celui de la falsification des théories et Suppe (1974), par exemple, celui de la conception sémantique et non pas syntaxique des théories scientifiques. En parallèle, de nombreux échanges ont lieu sur la question du réductionnisme, avec des critiques comme celle portant sur la multi-réalisabilité (Putnam 1967 ; Fodor 1974 ; Sober 1999) ou le problème des ‘lois-ponts’ (Feyerabend 1962), soulevant alors des contre-arguments et des prolongements (Schaffner 1967 par exemple, ou plus récemment Jones 2004 ou Ruphy 2005), ou encore des débats spécifiques sur des cas concrets comme, par exemple, la réduction de la thermodynamique à la mécanique statistique (Nagel 1961 mis en doute par Sklar 1974) ou la réduction de la génétique mendélienne à la biologie moléculaire (Hull 1972 et Kitcher 1984 opposés notamment à Ruse 1974, Rosenberg 1985 ou Waters 1990), ou encore le problème de l’irréductibilité du vivant tel que mis en exergue par Polanyi (1968). De ces débats, un certain nombre de questions peuvent être étendues à la notion d’émergence et à sa conception par les positivistes logiques. La première concerne le critère de non-déductibilité. Si l’émergence est conçue comme non-déductibilité logique, stricte et rigoureuse, alors il apparaît que certaines explications pourtant reconnues comme scientifiquement valides ne remplissent pas ce critère et pourraient ainsi donner lieu à des phénomènes qualifiables d’émergents. Cela est, par exemple, le cas en physique lorsque les équations de mouvement d’un système sont suffisamment complexes pour ne pas permettre de résolution exacte, qu’il s’agisse ainsi du problème des trois corps ou des écoule57
Meehl et Sellars publient certes un article en 1956 intitulé « The Concept of Emergence » mais il s’agit exclusivement d’une discussion des arguments anti-émergentistes de Pepper (1926), sans référence aucune à d’autres articles plus récents comme celui de Hempel et Oppenheim (1948) par exemple.
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ments fluides. Dans ces cas, seules des solutions approchées sont disponibles, si bien que le critère de déductibilité logique est mis en défaut. Pourtant dans de tels exemples, la notion d’émergence ne semble pas appropriée car les solutions approchées sont jugées pertinentes. Cela est également le cas lorsque des explications de nature statistique sont avancées. De telles explications, pourtant jugées recevables, ne remplissent pas les conditions de déductibilité stricte et relèvent au contraire d’un schéma d’inférence statistique. Un des exemples célèbres est celui de la maladie de la parésie, expliquée par une très faible probabilité d’occurrence (e.g. Salmon 1989, 49). Le critère de non-déductibilité stricte paraît donc trop étroit. Une seconde question s’apparente au problème des lois-ponts qui se pose dans le cadre du modèle de réduction inter-théorique. En effet, l’émergence des empiristes logiques exige une correspondance entre termes utilisés au niveau émergent et termes utilisés au niveau des composants, cette correspondance étant réalisée par des lois-ponts. Or, une des critiques du réductionnisme consiste à douter de l’existence de telles lois-ponts. Cet argument a, par exemple, été avancé dans le domaine du mental où il apparaît problématique de relier des concepts mentaux normatifs à des processus physiques non normatifs (Davidson 1970). Il est également avancé en Sciences Humaines, conjointement à l’argument de la multi-réalisabilité, par Fodor, qui prend l’exemple d’une loi d’économie politique sur les échanges monétaires et souligne qu’une « description physique adéquate pour tous les événements de ce type serait sauvagement disjonctive : certains échanges monétaires font intervenir des cordes de wampum, d’autres des billets en dollars, d’autres la signature de chèques » (1974, 103) ; cette disjonction ‘sauvage’ signe pour lui l’impossibilité d’établir des lois-ponts pertinentes pour l’économie politique. La critique des loisponts a également trouvé un écho dans la critique de la conception syntaxique des théories. En effet, les lois-ponts sont jugées comme donnant une représentation fausse de la manière selon laquelle les théories sont appliquées aux phénomènes ; elles sont une manière elliptique de remplacer l’application successive de plusieurs théories conçues alors comme modèles (Suppe 1974). Une troisième question tient à la nature même de l’émergence proposée par les empiristes logiques. En effet, si émergence il y a d’une propriété W dont fait preuve l’objet w, ce n’est que relativement à une théorie T. Autrement dit, cette émergence est relative à l’état des connaissances disponibles à un instant donné ; elle est en ce sens ‘épistémique’ et ne caractérise donc pas un trait objectif ou ‘ontologique’ des faits de la nature. Cette approche a été critiquée à plusieurs reprises et des ver sions plus fortes de l’émergence ont pu être proposées, comme par exemple l’émergence ‘dynamique’ de O’Connor et Wong (2005) ou l’émergence ‘fusion’ de Humphreys (1997). Resterait cependant à analyser dans quelle mesure de telles notions d’émergence sont effectivement ontologiques.
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4. L’émergence comme non-réduction fonctionnelle (Kim 1999) S’opposant aux thèses émergentistes, notamment pour leurs applications en philosophie de l’esprit au problème de la conscience et de la relation esprit/cerveau, Kim a proposé plusieurs interprétations du concept d’émergence, notamment en relation avec la notion de survenance (1984), et plus récemment une définition de l’émergence comme non-réduction fonctionnelle (1998, 1999, 2006) conçue pour être plus puissante que la plupart des autres conceptions de l’émergence, et notamment l’émergence des positivistes logiques. 4.1. La conception de l’émergence comme non-réduction fonctionnelle Pour Kim, si les notions d’explication, de prédiction et de réduction se retrouvent fréquemment discutées dans le contexte de l’émergence, elles peuvent être combinées en un argument unique et devraient même l’être. C’est ce qu’il propose de faire en forgeant l’attribut de « réductivement explicable ». Il définit alors l’émergence en l’adossant à cette notion, si bien que « les propriétés émergentes [sont celles qui] ne sont pas réductivement explicables à partir des processus sous-jacents » (1999, 10). L’élément central de son argument étant la notion de « réductivement explicable », Kim propose une nouvelle définition de la notion de réduction qu’il intitule « réduction fonctionnelle ». Étant donnés une propriété E et un ensemble B de conditions basales (phénomènes, faits etc.), alors la réduction fonctionnelle de E à B se fait en trois étapes : Étape 1 : E doit être fonctionnalisée, c’est-à-dire interprétée ou réinterprétée comme une propriété définie par ses relations causales/nomologiques à d’autres propriétés, tout particulièrement celles de la base de réduction B […]. Étape 2 : Trouver des réalisateurs de E dans B. Si la réduction, ou l’explication réductive, d’une instanciation particulière de E dans un système donné est recherchée, trouver la propriété réalisatrice particulière P en vertu de laquelle E est instanciée à cette occasion dans ce système […]. Étape 3 : Trouver une théorie (au niveau de B) qui explique comment les réalisateurs de E remplissent la tâche causale qui est constitutive de E (i.e. le rôle causal spécifié dans l’étape 1). […] (Kim 1999, 10-11).
Ainsi par exemple, la première étape pour réduire fonctionnellement la propriété E "être un gène" à une propriété moléculaire consisterait en une définition fonc-
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tionnelle de ce que signifie "être un gène" ; une telle définition pourrait, par exemple, être élaborée à partir du rôle de transmission de caractéristiques phénotypiques des parents aux descendants. Les réalisateurs de E seraient alors l’ADN (étape 2). Et (étape 3), on pourrait avancer que les théories de la biologie moléculaires expliquent comment l’ADN remplit le rôle causal constitutif de E (Kim 1999, 10-11). Dans les cas de propriétés pour lesquelles une telle réduction fonctionnelle n’est pas possible, Kim propose de les considérer comme émergentes, mais uniquement dans ces cas là. Autrement dit, Kim définit l’émergence comme l’impossibilité d’une réduction fonctionnelle. 4.2. Objections La définition de l’émergence comme non-réduction fonctionnelle a soulevé plusieurs objections liées à la condition de fonctionnalisation telle que spécifiée par Kim. La première est qu’un certain nombre de propriétés ne se prêtent pas facilement à cet exercice et notamment à l’étape de fonctionnalisation (Antony 1999), qu’il s’agisse par exemple des propriétés de nature historique ou comportant des critères historiques (comme ‘épouse’ par exemple), des propriétés dont la définition implique d’autres propriétés ou éléments du même niveau (par exemple des propriétés sociales comme ‘race’ ou de gendre comme ‘mâle’), ou encore des propriétés de niveaux d’organisation supérieurs qui sont non-définissables (comme l’ensemble des termes primitifs relatifs à ces niveaux). Exiger donc d’une propriété qu’elle soit fonctionnalisable écarte alors un grand nombre de propriétés du champ d’application de la ‘réduction fonctionnelle’ proposée par Kim et en fait immédiatement des candidats à l’émergence, bien que cela n’apparaisse pas justifié de prime abord. L’émergence qui découle d’un manquement à la condition de fonctionnalisation est donc trop lâche. La seconde objection qui est formulée à l’égard de la réduction fonctionnelle de Kim concerne sa similitude avec la réduction de Nagel, en dépit des affirmations contraires de Kim (Marras 2002, 2006). Marras montre en effet que la réduction fonctionnelle de Kim, bien que ciblant des propriétés, est semblable à la réduction interthéorique de Nagel (ou de ses versions améliorées comme celles de Schaffner 1967, Hooker 1981, Churchland 1985 ou Bickle 1998). Marras interprète la fonctionnalisation de E par la spécification d’une théorie T au niveau du système S liant la propriété émergente E à d’autres propriétés E’, E’’, etc. du même niveau d’organisation, car remplir le rôle d’avoir la propriété E n’est autre chose qu’avoir la possibilité nomologique de provoquer E’ puis E’’, etc. comme décrit par la théorie T.
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Par ailleurs, pour Kim, le comportement nomologique des réalisateurs R de E est régi par une théorie T* au niveau des conditions basales B ; de plus, la réduction de E est réalisée par l’identification des réalisateurs R de E. Or, le rôle des réalisateurs R étant décrit par T* et celui de la propriété E par T, identifier les réalisateurs R de E revient à identifier la théorie T* en vertu de laquelle la théorie T est vraie, autrement dit la théorie T* à partir de laquelle T peut être déduite (Marras 2006, 564). En fonction de l’interprétation qui est faite de la condition de fonctionnalisation, la réduction fonctionnelle de Kim se prête donc à une relecture selon le modèle de réduction interthéorique de Nagel et n’apporte rien de plus, tout comme l’émergence qui en découle. En outre, l’interprétation de la condition de fonctionnalisation pose problème. En effet, Marras doute que l’application par Kim de sa propre condition de fonctionnalisation soit appropriée : selon Kim, le concept de douleur par exemple est émergent, car il s’agit d’un concept non fonctionnel et donc non fonctionnellement réductible. Or Marras, suivant son interprétation de la condition de fonctionnalisation, propose que la douleur puisse remplir certains ‘rôles’ nomologiques dans l’espace des états mentaux (sans être toutefois définie par ces mêmes rôles), et donc satisfaire la condition de fonctionnalisation (Marras 2006, 565-566). Une propriété qui serait donc émergente car non fonctionnalisable pour Kim pourrait néanmoins être sujette à réduction selon Marras ; autrement dit, la non satisfaction de la condition de non fonctionnalisation n’est pas un critère suffisant d’émergence. Cette objection conflue avec celle d’Antony (1999) qui montre que certaines propriétés peuvent être réduites sans être fonctionnalisées : ainsi, par exemple, spécifier le rôle fonctionnel de l’eau n’est pas nécessaire pour sa réduction à H2O. Autrement dit, la condition de fonctionnalisation n’est pas non plus un critère nécessaire de réduction. Enfin, une quatrième objection concerne la place centrale que Kim accorde à la notion de causalité. Pour Kim, la propriété E doit être, avant tout, définie par ses relations causales à d’autres propriétés (étape 1) et la théorie au niveau basal doit expliquer comment les réalisateurs de E remplissent la tâche causale qui est constitutive de E (étape 3). Or, comme nous le verrons plus bas (Chapitre 6), il existe de nombreuses explications non causales tout à fait pertinentes, qu’il s’agisse d’explications par des principes mathématiques ou logiques, par des principes de symétrie ou de moindre action, etc. Exiger des théories mobilisées par la réduction qu’elles apportent une explication causale apparaît donc comme une exigence trop forte.
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5. Conclusion Si la notion d’émergence paraît assez simple à formuler intuitivement, qu’il s’agisse d’une « propriété soudainement apparue » ou encore de l’affirmation que « le tout est plus que la somme de ses parties », force est de constater qu’une définition précise de cette notion offre plusieurs approches. Il en résulte une multitude d’acceptions philosophiques de la notion, qu’elles soient synchroniques ou diachroniques, ou encore épistémiques ou ontologiques. L’application de la notion d’émergence au vivant et à son apparition sur Terre gagne donc à être comprise sous plusieurs de ces approches. Comme nous l’avons vu dans le cas de l’émergence ‘anglaise’ de Broad, le caractère émergent du vivant pourrait être compris comme une relation synchronique de non-déduction entre des propriétés vitales d’un tout et les propriétés de ses constituants moléculaires. Mais on pourrait également considérer que ce caractère émergent du vivant provienne d’un phénomène diachronique lié à la transition de l’inerte au vivant, et ainsi au phénomène d’apparition de la vie. On peut également se poser la question d’une émergence ontologique associée au vivant, ou de la plus grande pertinence de considérer plutôt cette question d’émergence sous un angle épistémique comme nous invitent à le faire Hempel, Oppenheim et Nagel. Les critères selon lesquels qualifier, de manière précise, le phénomène émergent sont à préciser : s’agit-il d’opter pour des conditions de non-déductibilité ou de non-prédictibilité en suivant Broad, de non explicabilité au sens déductif-nomologique comme le proposent Hempel, Oppenheim et Nagel, ou encore de non-réduction fonctionnelle comme le suggère Kim ? Les trois conceptions majeures de l’émergence que nous avons analysées révèlent aussi un certain nombre d’objections dont il faut tenir compte. Ainsi, le critère de non-déductibilité de Broad apparaît peu précis, et il n’est pas clair que l’émergence envisagée soit purement épistémique ou qu’elle ait aussi des ambitions ontologiques plus fortes. De son côté, l’émergence des empiristes logiques, si elle s’affirme comme clairement épistémique, rencontre de sérieuses restrictions liées à la pertinence du modèle déductif-nomologique d’explication sur lequel elle prend appui : en particulier, le critère de déduction logique apparaît trop strict. Enfin, si la tentative de Kim de fusionner des aspects de réduction, de prédiction et de déduction dans son modèle d’émergence est intéressante, les objections qui ont pu être formulées à son égard montrent que les critères avancés ne sont finalement ni strictement nécessaires ni strictement suffisants. Ces trois grandes conceptions majeures de l’émergence délimitent néanmoins un périmètre d’options possibles et
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permettent de prendre la mesure de ce qui est attendu d’une conception philosophique de l’émergence.
Chapitre 6 – Émergence et explication Quelle conception de l’émergence est-il pertinent d’appliquer au phénomène d’apparition de la vie ? Pour éclairer cette question, je propose d’examiner un exemple d’émergence portant sur un phénomène plus simple de prime abord, et qui a traversé les siècles, celui de la transparence de l’eau. Car, comme le dit Broad : On peut se demander si la question [de l’émergence] ne devrait pas avoir été posée bien avant le niveau de la vie… La question ‘le comportement chimique estil en dernier ressort différent du comportement dynamique ?’ semble tout aussi raisonnable que la question ‘le comportement vital est-il en dernier ressort différent du comportement non-vital ?’. Et il est bien plus vraisemblable que nous puissions répondre correctement à cette dernière question si nous la voyons en relation avec d’autres questions semblables qui pourraient être posées au sujet d’autres différences apparentes de qualité dans le domaine de la matière (Broad 1925, 44).
A partir de cette interrogation, « la transparence est-elle une propriété émergente de l’eau ? », je propose de montrer que l’application de la notion d’émergence à cet exemple simple met en évidence un certain nombre de problèmes dont la résolution est facilitée par l’adoption d’une conception de l’émergence adossée à un modèle philosophique d’explication plutôt qu’à des notions comme celles d’irréductibilité ou d’imprédictibilité. J’analyse alors trois modèles philosophiques majeurs de la notion d’explication : le modèle déductif-nomologique et ses dérivés, le modèle causal-mécanique et le modèle pragmatique.
1. La transparence de l’eau : une propriété émergente ? La transparence de l’eau, ses qualités de solvant ou ses différentes phases par exemple, voire même dans certains cas son goût, sont autant de propriétés fréquemment avancées comme exemples de propriétés émergentes : comment prédire que la composition d’hydrogène et d’oxygène va donner lieu à un liquide transparent ? Comment expliquer la capacité de l’eau à dissoudre bon nombre d’autres composés chimiques ? Comment déduire ses changements de phase à partir des seules propriétés de l’hydrogène et de l’oxygène ?
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1.1. L’eau, source intarissable d’émergence L’eau a très tôt servi d’exemple aux philosophes émergentistes et se prête encore aujourd’hui, très docilement, à nombre d’illustrations de théories de l’émergence. La transformation d’un mélange stœchiométrique d’oxygène et d’hydrogène sous forme gazeuse en eau liquide relève du mystère tant elle paraît inattendue. Qui pourrait prédire que le mélange de deux gaz donne lieu à un liquide ? Les propriétés les plus palpables de l’eau, à savoir son caractère liquide, sa transparence, ses qualités de solvant, sont autant de propriétés qui n’apparaissent pas déductibles des propriétés de l’oxygène et de l’hydrogène pris séparément. L’eau était déjà prise pour exemple par Mill en 1843. Quand bien même le chimiste pourrait relier ces éléments par la réaction chimique 2H2 + O2 2H20, pour Mill : La combinaison chimique de deux substances produit, comme on sait, une troisième substance dont les propriétés sont complètement différentes de celles de chacune de deux substances séparément ou de toutes deux prises ensemble (Mill [1843] 1866, vol.1, Livre III, Ch.6, §1, 407).
Lewes qui reprend les thèses de Mill à son tour précise, en prenant pour illustration la transformation d’un mélange gazeux d’oxygène et d’hydrogène en eau liquide : [Il n’est pas impossible de concevoir que], un jour peut-être, nous puissions être capables d’exprimer ce processus non-vu en une formule mathématique ; jusqu’à ce jour cependant, nous devons considérer l’eau comme un émergent (Lewes 1875, 414).
L’eau est un des exemples paradigmatiques de la notion d’émergence lorsque cette dernière cherche à caractériser la nouveauté, l’imprédictibilité, l’irréductibilité à l’œuvre notamment en chimie, mais pas seulement puisque la vie et l’esprit en sont les cibles principales et ultimes. Au début du XXe siècle, c’est Broad qui à son tour illustre sa notion d’émergence, ici comme non-prédictibilité, avec l’exemple de l’eau (1925, 62-63). Certes, Broad est prudent sur les exemples empruntés à la chimie, car les propriétés chimiques sont émergentes « à ce que nous pouvons en juger » (1925, 62). C’est néanmoins la chimie qui fournit à ses yeux les exemples les plus plausibles (1925, 65). Et les illustrations des thèses émergentistes par l’eau se poursuivent, malgré les progrès de la mécanique quantique et l’explication réductive de la liaison chimique, signes patents pour McLaughlin de la chute des thèses émergentistes (McLaughlin 1992). Ainsi par exemple pour Ablowitz :
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Si je place deux atomes d’hydrogène et un atome d’oxygène côte à côte d’un point de vue chimique, j’obtiens une molécule d’eau. L’hydrogène comme l’oxygène sont des gaz, et l’eau est un liquide ; cette liquidité de l’eau est une propriété qui ne pourrait en aucun cas avoir été déduite de la nature de ses compo sants ; il s’agit d’une nouvelle propriété qui n’est attribuable qu’à l’organisation structurelle du niveau d’existence moléculaire (Ablowitz 1939, 2).
Plus tard, dans les années 1960, c’est Nagel qui perpétue l’exemple de l’eau et de sa transparence comme illustration de l’émergence. Nagel cite mot à mot l’exemple développé par Broad et le reprend en filigrane tout au long de son argumentation pour montrer en quoi la notion d’émergence n’a de sens qu’épistémiquement (1961, 368-374). Car pour Nagel, si les propriétés de l’eau sont émergentes, c’est uniquement en référence à une théorie à partir de laquelle ne peuvent être déduites les propriétés en question ; changer de théorie de référence modifie le statut émergent de ces mêmes propriétés. Autrement dit, si certaines propriétés de l’eau sont émergentes, c’est ou bien parce qu’on ne mobilise pas les bonnes théories, ou bien parce qu’on ne dispose pas encore des théories adéquates. Mais Nagel ne va pas plus loin et ne précise pas quelles propriétés de l’eau compteraient à ses yeux comme non-émergentes, car déductibles d’un corpus théorique donné. Le statut émergent des propriétés de l’eau continue de nourrir de nombreuses controverses, car, fait intéressant, l’eau sert tantôt à rendre compte de l’échec de l’émergence au niveau physico-chimique où elle est complétée par des arguments de chimie quantique, tantôt à illustrer des arguments en faveur de cette même notion d’émergence. Ainsi par exemple, pour Kier et Cheng, des scientifiques dont les travaux portent sur la modélisation de l’eau à partir d’automates cellulaires : Le comportement émergent de l’eau est la forme de ses regroupements moléculaires, qui apparaissent et changent de configuration avec la température et le temps. Des propriétés émergentes et mesurables incluraient la viscosité, la pression de vapeur saturante et certains phénomènes hydrauliques comme la turbulence (Kier et Cheng 1994, 647, mes italiques).
Cependant, pour d’autres scientifiques qui travaillent en chimie quantique sur des calculs ab initio de certaines grandeurs physico-chimiques de la molécule d’eau, s’il y a émergence, c’est au niveau des modèles qui sont mis en œuvre. Il s’agit donc plutôt de : Réexaminer les modèles empiriques de l’eau, d’essayer de comprendre leurs propriétés émergentes d’un point de vue ab initio (Delle Site, Alavi et Lynden-Bell 1999, 1683).
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Pour le biochimiste Pier-Luigi Luisi, la notion d’émergence est omniprésente en chimie et concerne tout particulièrement la molécule d’eau : Les propriétés de l’eau ne sont présentes ni dans l’hydrogène ni dans l’oxygène, si bien qu’elles peuvent être considérées comme émergentes (Luisi 2002, 188189).
La molécule d’eau et son statut émergent s’invitent aussi dans la biologie des systèmes comme illustration de la pertinence et de l’ubiquité de l’émergence. Pour Alan Aderem par exemple : Les systèmes complexes ont des propriétés, souvent appelées ‘propriétés émergentes’, qui ne sont pas possédées par leurs composants individuels et qui ne peuvent pas être prédites même avec la connaissance la plus complète des composants pris isolément. Par exemple, comprendre les propriétés de l’hydrogène et de l’oxygène ne nous permet pas de prédire les propriétés de l’eau (Aderem 2005, 511).
Le débat s’invite également en philosophie des sciences. Ainsi, par exemple, Kim décrit comment la transparence de l’eau peut être réduite en adoptant son modèle de réduction fonctionnelle (1998, 100-101). Dans la direction opposée, Rueger utilise l’exemple de l’eau et de sa transparence pour mettre en défaut l’émergence comme irréductibilité fonctionnelle proposée par Kim (2006, 336337). Encore récemment, Bishop et Atmanspacher introduisent une notion d’émergence qu’ils intitulent ‘émergence contextuelle’ et puisent dans le répertoire des propriétés de l’eau pour illustrer leurs propos : Des phases thermodynamiques telles que la liquidité (par exemple de l’eau) ne peuvent pas en toute rigueur (i.e. sans des hypothèses additionnelles) être déduites des propriétés des molécules individuelles (par exemple H2O) (Bishop et Atmanspacher 2006, 1755).
Ces hypothèses additionnelles incluent par exemple l’utilisation de l’approximation de Born-Oppenheimer sans laquelle certaines propriétés moléculaires ne sauraient être dérivées de la mécanique quantique. Et la liste des exemples où l’eau est citée dans le cadre de l’émergence n’est pas exhaustive, qu’il s’agisse d’illustrer une définition particulière de l’émergence ou, au contraire, d’en donner un contre-exemple. L’eau est un exemple fascinant en cela qu’il s’agit d’une molécule très simple, composée de trois atomes parmi les plus courants, mais qui présente à l’étude une multiplicité de propriétés des plus étonnantes. En phase gazeuse, elle est l’un des
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gaz les plus légers ; à l’état liquide, elle est plus dense qu’attendue ; sous forme de glace au contraire sa légèreté étonne. Si les propriétés de l’eau ont subi une infla tion sévère au cours du siècle dernier, notons que le concept moléculaire d’eau a lui aussi subi une grande diversification puisqu’il inclut désormais certes l’eau commune H2O mais également toutes les différentes ‘eaux’ qui peuvent être formées à partir des isotopes stables de l’hydrogène et de l’oxygène : D2O, T2O, HDO, HTO, H216O, H217O, H218O, D216O, D218O, HD16O, HD17O, HD18O, HT16O ou encore T216O par exemple58. L’eau commune, mais aussi certaines des ‘autres eaux’ isotopiques, ont été l’objet de multiples travaux de recherche scientifiques au cours des cinquante dernières années. De très nombreuses propriétés physico-chimiques de cette molécule ont été répertoriées et analysées, certaines très récemment encore, qu’il s’agisse de propriétés structurales, thermodynamiques, chimiques, électromagnétiques ou tout simplement mécaniques : énergie de liaison, potentiel chimique, pression de cohésion interne, compressibilité critique, conductivité électrolytique, conductivité thermique, densité, constante diélectrique, constante de dissociation ionique et bien d’autres encore dont notamment le spectre d’absorption. Chaplin (2007) liste ainsi plus d’une soixantaine de propriétés de l’eau, la plus grande partie très vraisemblablement inconnues à l’époque de Mill, Lewes ou Broad, mais également encore du temps de Hempel ou Nagel. Auraient-elles alors pu être sujettes à des interprétations émergentistes ? Peuvent-elles l’être d’ailleurs encore ? Pour certains, l’eau est un excellent exemple de système faisant preuve de propriétés émergentes. Pour d’autres au contraire, les propriétés de l’eau peuvent être prédites à partir de propriétés plus fondamentales de ses composants atomiques. Comment expliquer que ce débat initié au XIX e siècle perdure encore aujourd’hui alors que le corpus scientifique sur la molécule d’eau s’est considérablement développé ? Il est vrai que la plupart des propriétés de l’eau sont issues d’expériences de mesure. Certaines cependant, et c’est ce qui est aussi intéressant, résultent de calculs théoriques dits ab initio, à partir des théories quantiques. Il en est ainsi, par exemple, de l’angle moyen formé par les trois molécules H-O-H ou de la longueur moyenne de la liaison O-H (Silvestrelli et Parrinello, 1999). Deux réponses sont envisageables. Une première possibilité est que les émergentistes fassent porter leur théorie sur les propriétés de l’eau les plus récemment découvertes d’un point de vue expérimental et/ou pour lesquelles n’existe pas encore d’explication théorique entièrement développée. Avec aujourd’hui plus d’une 58
Au sein de ces descriptions moléculaires, D correspond au deutérium, isotope de l’atome d’hydrogène comportant un proton et un neutron ; T est l’atome de tritium, isotope de l’hydrogène avec un proton et deux neutrons.
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soixantaine de propriétés identifiées, l’eau donne effectivement du fil à retordre aux scientifiques. Selon cette possibilité cependant, les partisans de l’émergence cèderaient du terrain au fur et à mesure que de nouveaux développements théoriques permettraient d’expliquer telle ou telle propriété de manière satisfaisante. Ainsi par exemple, si la structure triangulaire de la molécule d’eau et notamment l’angle formé par les atomes H-O-H et le dipôle qui en résulte ont pu être considérés par certains comme des propriétés émergentes, d’autres mettent en avant les apports de la mécanique quantique (McLaughlin 1997, 34) et les calculs dits ab initio (Silvestrelli et Parrinello 1999) pour expliquer, par la prédiction, ces propriétés moléculaires, les jugeant désormais non-émergentes. Cette possibilité fait de l’émergence une notion purement épistémique relative à l’état de la science à un instant donné comme proposé par Nagel (1961). Une seconde possibilité est que différentes définitions de l’émergence, sans cesse affinées, soient appliquées à une même propriété de la molécule d’eau. Dans ce cas, les partisans de l’émergence se refusent à céder du terrain : ils affinent au contraire leurs arguments au fur et à mesure que des explications scientifiques sont avancées et proposent de nouvelles définitions de l’émergence résultant de l’analyse détaillée de ces mêmes explications. Ainsi par exemple, Bishop et Atmanspacher considèrent la structure de la molécule d’eau comme émergente en dépit des calculs quantiques ; pour eux, il s’agit là d’un exemple de ce qu’ils intitulent ‘émergence contextuelle’ (Bishop 2005, Bishop et Atmanspacher 2006). Selon cette seconde possibilité, la science laisse fréquemment des zones d’ombre au sein desquels viennent se réfugier des notions toujours plus pointues d’émergence. Et l’émergence perdure. Que peut-on dire aujourd’hui de la propriété de l’eau la plus souvent citée de Mill à nos jours, à savoir sa transparence ? Cette transparence est-elle toujours émergente ? Mais au préalable, une question élémentaire s’impose : l’eau est-elle transparente ? 1.2. L’eau est-elle transparente ? Si la question même du statut émergent de la transparence de l’eau a été posée depuis plus d’un siècle, la vérité de la proposition "l’eau est transparente" n’est pourtant pas acquise. La connaissance usuelle que nous avons de l’eau nous la fait effectivement percevoir comme un liquide transparent : l’eau de l’aquarium, dans des conditions normales d’utilisation, me laisse admirer les couleurs lumineuses des poissons exotiques. Et pourtant l’eau n’est pas transparente : elle absorbe en effet une grande partie des ondes électromagnétiques en dehors du spectre du visible et,
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même au sein du spectre du visible, le rouge est relativement plus absorbé que le bleu, ce qui contribue à conférer à l’eau ses tonalités bleutées (voir figure 2). L’eau est même la principale cause d’absorption du rayonnement solaire sur Terre : ainsi les quelques 13 millions de millions de tonnes d’eau dans l’atmosphère sont responsables de plus de 70% de l’absorption des rayonnements solaires par l’atmosphère (Chaplin 2007).
Coefficient d’absorption (cm-1)
Figure 2. Coefficient d’absorption de l’eau en fonction de la longueur d’onde59 (d’après Chaplin 2007). 10 6 10 5 10 4 10 3 10 2 10 1 0,1 0,01 10-3 10-4 10-5
100 nm
1000 nm
10 μm 100 μm Longueur d’onde
1 mm
La vérité de la proposition "l’eau est transparente" dépend donc du contexte dans lequel est mesurée cette transparence. Dans certains contextes, par exemple dans le cas d’une ‘tranche’ d’eau de 1 cm d’épaisseur soumise à de la lumière du spectre du 59
En optique, le coefficient d'absorption ou absorptivité, noté α ou a est défini par le rapport entre l’absorbance et la longueur du chemin optique parcouru par un rayonnement électromagnétique dans un milieu donné et est exprimé en m -1 ou cm-1. L’absorbance Aλ mesure la capacité d’un milieu à absorber la lumière qui le traverse ; elle est définie par le ratio entre la lumière incidente I0 qui traverse le milieu donné à une longueur d'onde λ, et la lumière transmise I, le tout étant exprimé en logarithme de base 10 : & I0 # Aλ = log 10$ ! . % I "
Ainsi pour l’eau commune en phase liquide, un coefficient d’absorption de 10 -3 cm-1 signifie que l’absorbance de 1 cm d’eau est de 0,001, autrement dit que I/I0 = 10 -0,001 = 0,9977 : ainsi, dans ces conditions, un cm d’eau laisse passer 99,77% du rayonnement reçu.
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visible, et à condition de ne pas exiger une absorption inférieure à 10 -2, cette transparence est effectivement vraie. Dans un très grand nombre d’autres situations, la proposition "l’eau est transparente" est tout simplement fausse, qu’il s’agisse, par exemple, d’une très grande épaisseur d’eau (la lumière ne parvient pas au fond des océans) ou de longueurs d’ondes fortement absorbées (l’absorption des micro-ondes par l’eau est à la base du fonctionnement des fours micro-ondes). En conséquence, la transparence de l’eau ne saurait être une propriété émergente dans ces nombreux cas. Attribuer le qualificatif d’émergent à une propriété requiert donc que la proposition Pk "le système S possède la propriété P" soit vraie, du moins au sens où elle est empiriquement observée et corroborée par l’expérience et la connaissance scientifique60. Pour cela, le contexte dans lequel cette proposition est effectivement vraie doit être spécifié, ce qui revient en particulier à préciser la proposition Pk, notamment par l’utilisation de termes observationnels. Une fois le contexte explicité et la proposition reformulée de manière à être effectivement vraie dans ce contexte, quand peut-on soutenir qu’il y a émergence ? Suite à sa reformulation dans un contexte donné, par exemple celui d’une ‘tranche’ d’eau de 1 cm d’épaisseur soumise à des rayonnements du spectre du visible, la proposition "l’eau (tranche de 1 cm) est transparente (aux rayonnements du spectre du visible) (au sens où le coefficient d’absorption est inférieur à 10 -2)" traduit-elle une propriété émergente ou non ? En fonction des différentes notions d’émergence, une telle propriété pourrait effectivement être qualifiée d’émergente si elle est par exemple (1) irréductible aux propriétés de l’oxygène et de l’hydrogène, (2) imprédictible à partir de ces mêmes propriétés, (3) nouvelle par rapport aux propriétés de l’oxygène et de l’hydrogène, ou encore (4) non-déductible des théories physico-chimiques appliquées à l’oxygène et l’hydrogène. La question se pose donc : que souhaite-t-on dire lorsqu’on qualifie d’émergente la propriété de transparence de l’eau ? Une manière d’aborder cette question est d’en poser une autre, celle de savoir ce qui nous ferait conclure que la transparence de l’eau n’est pas une propriété émergente. C’est la conclusion vers laquelle semble nous porter une explication de ce phénomène. En effet, une explication de "pourquoi l’eau (tranche de 1 cm) est-elle transparente (aux rayonnements du spectre du visible) (au sens où le coefficient d’absorption est inférieur à 10-2) ?" apporterait un contre-argument de poids à une thèse émergentiste. On pourrait alors être en droit de poser la question : "pourquoi continuer à affirmer que la transparence de l’eau est émergente puisqu’on en a une 60
La notation Pk signifie k-ième proposition, permettant ainsi de reformuler la proposition sous diverses formes indexées.
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explication ?". Ce à quoi il pourrait être répondu : "parce que cette explication n’est pas bonne" Mais alors que penser d’une bonne explication, d’une explication qui réponde à un certain nombre de critères de pertinence et d’évaluation préalablement énoncés ? Une bonne explication de la transparence de l’eau est donc ce qui permet de contrer la thèse émergentiste associée. Autrement dit, la proposition "la transparence de l’eau est une propriété émergente" est en réalité utilisée pour signifier qu’on ne sait pas répondre de manière satisfaisante à la question reformulée "pourquoi l’eau est-elle transparente ?". Le problème de l’émergence mérite donc d’être posé en termes d’explication, et plus exactement d’impossibilité d’explication ou de non-explication. On pourra alors soutenir qu’il y a émergence lorsqu’on ne parvient pas à expliquer de manière satisfaisante, c’est-àdire selon un certain nombre de critères de pertinence et d’évaluation fixés à l’avance en fonction d’un contexte cognitif qui sera à préciser, la proposition en question à l’aide de théories scientifiques établies. Ces critères, en règle générale, imposeront de ne faire appel qu’à des théories scientifiques portant sur un niveau descriptif inférieur au niveau auquel est observée la propriété dite émergente. En somme donc, la notion d’émergence peut être interprétée comme l’affirmation de l’impossibilité d’explication scientifique d’un phénomène donné, décrit par une proposition vraie et détaillée dans un contexte donné, cette explication étant elle-même soumise à des critères de pertinence spécifiant notamment les types de théories auxquels elle peut faire appel. Notons que poser le problème en ces termes rompt quelque peu avec le discours émergentiste traditionnel qui cherche surtout à opposer la notion d’émergence à des notions comme celles de réduction, de prédiction, de déduction, de composition linéaire etc. et rarement à la notion d’explication. Pourtant, comme montré dans le cas de la transparence de l’eau, l’explication (scientifique) d’un phénomène physique rend non pertinente sa qualification comme ‘phénomène émergent’. Qui plus est, la notion d’explication a la capacité de rendre compte des multiples facettes de l’émergence. En effet, l’imprédictibilité et la nouveauté peuvent être interprétées comme impossibilités d’une explication à dimension temporelle. L’irréductibilité comme impossibilité d’une explication à visée réductionniste. La non-déductibilité comme impossibilité d’une explication nomologico-déductive. La non-agrégativité comme impossibilité d’une explication fondée sur des compositions associatives et commutatives, etc. Aussi, si une explication scientifique de la propriété qualifiée d’émergente existe et répond aux attentes cognitives des partisans de l’émergence, cette propriété perd alors aussitôt son caractère émergent. Résoudre l’émergence, c’est en ce sens identifier une explication scientifique de la propriété en question, explicitée par le contexte, sachant que cette explication doive répondre elle-même à un certain
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nombre de critères imposés également par le contexte. Ainsi par exemple, outre le fait de ne reposer que sur des théories ne faisant appel qu’à des entités de niveau inférieur, à leurs propriétés et relations, l’explication inclura une dimension temporelle pour répondre à l’émergence comme imprédictibilité, mettra en évidence une réduction de nombre d’entités théoriques dans le cas d’une émergence comme irréductibilité ou encore adoptera une forme nomologico-déductive pour répondre à une émergence comme non-déductibilité. Ancrer la notion d’émergence dans celle d’explication a aussi un autre avantage, celui de permettre à la fois aux émergentistes et aux non-émergentistes de discuter, non pas en vain du caractère émergent ou non d’une propriété, mais de la forme que prend (ou non) une explication scientifique donnée de la propriété en question, afin de voir dans quelle mesure cette explication remplit (ou non) les critères imposés par les uns et les autres. Une propriété pourra alors être qualifiée d’émergente (ou non) en fonction de la forme que prend une explication scientifique de la propriété en question, autrement dit, en fonction de sa pertinence explicative pour les uns ou les autres. En somme, la notion d’émergence gagne à être adossée à un modèle philosophique d’explication. Dans la section qui suit, j’analyse trois modèles majeurs d’explication et les objections faites à leur encontre afin d’en choisir un plus particulièrement adapté aux exigences mises en évidence dans l’exemple de la transparence de l’eau.
2. Émergence et modèles d’explication Adosser l’émergence à la notion d’explication n’est pas nouveau et se situe dans la tradition empiriste. En 1948 déjà, Hempel et Oppenheim proposaient une définition de l’émergence ancrée au modèle d’explication déductif-nomologique au cœur même de leur article sur l’explication scientifique (Hempel & Oppenheim, 1948). Un peu plus tard, Nagel également conçoit l’émergence en relation au modèle d’explication déductif-nomologique (1961, 367-368). Une ambiguïté cependant prend place, qui a tendance à rapidement assimiler émergence et non-réduction : Nagel définit en effet l’émergence dans le chapitre Reductionism de son ouvrage de 1961 et à la suite de la notion de réduction interthéorique qu’il propose, elle-même adossée au modèle d’explication déductif-nomologique61. L’exemple que nous venons d’analyser de la transparence de l’eau, et du caractère émergent ou non de cette propriété, milite en faveur 61
Pour Nagel en effet, « la réduction, au sens selon lequel le mot est ici utilisé, est l’explication d’une théorie ou d’un ensemble de lois expérimentales d’un domaine d’étude par une théorie formulée habi tuellement mais non immanquablement pour un autre domaine » (1961, 338, mes italiques).
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d’une théorie de l’émergence adossée, non pas à une notion de réductionnisme, mais plutôt à un modèle philosophique d’explication. Je propose ici d’en considérer plus particulièrement trois : (1) le modèle déductif-nomologique pour la place qu’il occupe dans le débat sur la notion d’explication en philosophie, (2) le modèle causalmécanique pour son orthogonalité par rapport au premier, et (3) le modèle pragmatique pour sa prise en compte d’éléments contextuels. La littérature sur la notion d’explication a été très abondante au cours des cinquante dernières années 62. Sur la base des trois modèles retenus ici, de manière ouvertement partiale, je retrace quelques-unes des lignes de forces et des points de convergence vers le modèle explicatif qui me paraît le mieux adapté au problème de l’émergence tel que je l’ai posé : le modèle pragmatique. 2.1. Le modèle déductif-nomologique (DN) et ses dérivés Le modèle déductif-nomologique a joué un rôle pivot dans le débat philosophique sur la notion d’explication ces cinquante dernières années. Il a été proposé dans l’article fondateur de Hempel et Oppenheim « Studies in the Logic of Explanation » (1948), puis repris par Nagel (1961), puis développé ultérieurement par Hempel lui-même (1965, 333-496), et tout au long de ces années, sans cesse critiqué ou défendu par un grand nombre de philosophes. De manière très schématique, selon le modèle DN, une explication scientifique consiste en deux éléments : un explanandum qui décrit le phénomène à expliquer et un explanans qui rend compte du phénomène en question et constitue l’explication à proprement parler. Ces deux éléments doivent, par ailleurs, répondre à deux critères : l’explanandum doit pouvoir être logiquement déduit de l’explanans (il s’agit de la composante ‘déductive’ du modèle), et par ailleurs l’explanans doit contenir au moins une loi de la nature (composante ‘nomologique’). Ce modèle DN a été ultérieurement adapté par Hempel au cas des lois statistiques (Hempel 1965, 376-412). Dans le cas où l’explication consiste en la déduction d’une régularité statistique à partir d’un ensemble de prémisses incluant au moins une loi statistique plus générale, les grandes caractéristiques du modèle DN peuvent être conservées ; il s’agit alors du modèle intitulé déductif-statistique (DS). Dans le cas, au contraire, où l’explication porte sur un phénomène particulier pour 62
Je ne peux ici rendre hommage à l’abondante littérature philosophique sur la notion d’explication. Ainsi par exemple, c’est volontairement que je laisse ici de côté des modèles d’explication comme le modèle des épisodes explicatifs (Bromberger 1962), le modèle de la pertinence-statistique initialement développé par Salmon (1971) puis abandonné au profit du modèle causal-mécanique, le modèle unificationniste développé par Friedman (1974), critiqué par Kitcher (1976) puis étendu par Kitcher lui-même ultérieurement (1989) ou d’autres encore. Pour une vue d’ensemble de ces différents modèles d’explication, on se référera utilement à (Kitcher et Salmon 1989).
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lequel ne sont disponibles que des lois statistiques, la déduction de l’explanandum à partir de l’explanans n’est pas possible : tout au plus peut-on déduire une probabilité d’occurrence de l’explanandum. Une explication sera alors jugée bonne si son explanans confère à l’explanandum une probabilité élevée d’occurrence. Dans ce cas, la relation entre explanandum et explanans est d’une forme non pas déductive mais inductive, et l’explication suit le modèle dit inductif-statistique (IS). A première vue, ces différents modèles d’explication semblent bien adaptés à ce qu’on attend habituellement d’une explication scientifique : ainsi par exemple, à partir des lois de l’optique et notamment du principe de Fermat (l’explanans), il est possible d’expliquer pourquoi la rame semi-immergée d’une barque paraît brisée (l’explanandum) : on peut en effet déduire logiquement l’explanandum de l’explanans, et ce dernier fait bien appel à une loi de la nature. Pourtant, il apparaît que, dans certains cas, les modèles DN/DS/IS ne sont ni nécessaires ni suffisants à une bonne explication. Certains auteurs ont en effet défendu l’idée que des explications qui ne satisfont pas aux critères DN/DS/IS peuvent néanmoins s’avérer tout autant recevables. Ainsi pour Scriven, "le choc de mon genou contre le bureau a causé le renversement de l’encrier" est une explication qui ne remplit ces critères dans la mesure elle ne fait appel à aucune loi de la nature et ne prend pas non plus la forme d’un argument déductif (Scriven 1962). Devant cette objection, Hempel a répondu qu’il ne s’agissait là que d’une ‘explication esquisse’ (explanation sketch) devant être remplacée par une explication complète, cette dernière prenant alors bien la forme DN/DS/IS (Hempel 1965). Quoi qu’il en soit, la possibilité que les critères des modèles DN/DS/IS ne soient pas nécessaires à toute bonne explication demeure. Par ailleurs, le caractère suffisant de ces critères a lui aussi été mis à l’épreuve. Deux cas bien connus : celui des asymétries et celui du manque de pertinence. Il existe en effet de nombreux cas dans lesquels il semble tout aussi possible de déduire un explanandum E d’une loi L et d’un ensemble de conditions initiales I que de déduire les conditions initiales I de l’explanandum E et de la loi L. Or ces deux déductions ne paraissent pas avoir la même valeur explicative. L’exemple le plus souvent cité est celui de la hauteur du mât et de la longueur de son ombre. Si la hauteur du mât fournit une bonne explication de la longueur de son ombre, l’inverse n’est pas le cas : la longueur de l’ombre n’explique pas pourquoi le mât a telle hauteur. C’est le problème de l’asymétrie explicative dont les modèles DN/DS/IS peinent à rendre compte. De surcroît, il s’avère qu’une argumentation déductive répondant parfaitement aux critères imposés par Hempel peut néanmoins être une explication défectueuse en ce qu’elle incorpore des éléments non pertinents. Ainsi pour citer à nouveau un exemple connu (Kyburg 1965), à partir de la loi L "Tous les échantillons de sel de table qui ont été ensorcelés en étant touchés par un bâton de sorcière se
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dissolvent lorsqu’ils sont plongés dans l’eau" et des conditions initiales I "Cet échantillon de sel est ensorcelé" on peut déduire la proposition E "Cet échantillon de sel se dissout dans l’eau" ; pourtant l’explication de E par L et I n’apparaît pas recevable. Le problème provient de ce que l’explanans contient des éléments non pertinents pour une bonne explication, à savoir ici le fait d’avoir été ensorcelé ou pas. Il s’agit du problème dit de pertinence explicative. Pour certains, et Salmon en particulier (1989, 47), ces problèmes proviennent de la notion de causalité défendue par les empiristes logiques : en effet, la théorie nomologique de la causalité identifie causalité et explication dans la mesure où une cause n’est rien d’autre que l’expression d’une régularité. Or l’explication causale apparaît plutôt comme un cas particulier d’explication : une explication peut satisfaire les critères des modèles DN/DS/IS sans pour autant être causale (exemple de l’ombre du mât qui n’est pas la cause de sa hauteur). Et certaines explications causales pourraient tout à fait ne pas satisfaire ces mêmes critères mais être néanmoins recevables (exemple du genou cognant le bureau et renversant l’encrier). 2.2. Le modèle causal-mécanique (CM) Pour ce modèle d’explication, c’est la notion de causalité qui est première, non celle de déduction logique entre un explanans et un explanandum : une explication satisfaisante est avant tout une explication causale. Initialement proposé par Salmon (1984, révisé par 1997), ce modèle dit « causal-mécanique » (CM) est ancré dans une théorie de la causalité comme processus, proche de celle de philosophes comme Dowe (2000). Il est articulé autour de deux idées centrales : celle de processus causal et celle d’interaction causale. Un processus causal est un processus physique caractérisé par la transmission continue d’une grandeur conservée (une grandeur conservée est une grandeur définie comme telle en physique : il peut s’agir ainsi de la quantité de mouvement, de la charge etc.). La rencontre de deux processus causaux et l’échange de grandeur conservée constituent alors ce que Salmon appelle une interaction causale. Dans ce contexte, pour le modèle CM, une explication d’un événement E est constituée par l’ensemble des processus causaux et des interactions causales qui conduisent à E, ou tout du moins par la fraction de cet ensemble qui constitue l’événement lui-même. En effet, il s’agit plus de situer E dans un réseau causal que de retracer la totalité de ce réseau (1984, 9). Ce modèle présente plusieurs difficultés. Il peine à justifier pourquoi une bonne explication fait référence à telle grandeur conservée plutôt qu’à telle autre (Hitchcock 1995). Ainsi, une boule de billard par exemple conserve de nombreuses quantités, qu’il s’agisse de la quantité de mouvement, du moment angulaire, de la charge électrique etc. Pourquoi une explication de sa trajectoire lors d’un choc élastique
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avec une seconde boule doit-elle faire appel à la conservation de la quantité de mouvement plutôt qu’à celle de la charge électrique ? Comment choisir la grandeur conservée qui sera explicativement pertinente ? Il apparaît donc que le modèle CM n’énonce pas un ensemble suffisant de critères permettant de distinguer une bonne explication d’une autre. Par ailleurs, et c’est un problème encore plus sérieux, un grand nombre d’explications peuvent être tout à fait satisfaisantes sans être causales. Autrement dit, le modèle CM n’est pas non plus nécessaire à la formulation d’une bonne explication. Ainsi en mathématique, une proposition donnée peut recevoir une explication formulée à partir d’axiomes et de théorèmes articulés en une preuve formelle ; une telle explication ne fait aucunement appel au concept de causalité (voir par exemple Nerlich 1979 pour une forme d’explication géométrique). En biologie également, des explications peuvent être formulées sur un terrain totalement étranger à la causalité. Ainsi par exemple, des explications peuvent faire appel à la notion d’équilibre (Sober 1983) ou à des formulations de ‘type physique non causal’, qu’il s’agisse d’explications par des contraintes thermodynamiques, par des réseaux moléculaires et leurs topologies, par des systèmes à boucle de rétroaction etc. (Morange 2005). Il est également possible que des épiphénomènes, c’est-à-dire des phénomènes qui sont causés par d’autres phénomènes sans être eux-mêmes des causes à leur tour, puissent néanmoins figurer dans des explications tout à fait recevables : ainsi par exemple, les yeux bleus des deux parents expliquent les yeux bleus de l’enfant. Pourtant, ce n’est pas parce que les parents ont les yeux bleus que l’enfant a les yeux bleus mais plutôt parce que les parents ont tous deux les gènes dont l’ex pression phénotypique se traduit par des yeux bleus. En ce sens donc, "avoir les yeux bleus" est un épiphénomène, qui, en dépit de son incapacité causale, a néanmoins un pouvoir explicatif (Barberousse, Kistler, Ludwig 2000, 109). Enfin, et cela est central pour la notion d’émergence, un type important d’explications cherche à répondre à la question "pourquoi l’objet O a-t-il la propriété P ?". Or cette question appelle une réponse de style compositionnel si elle est prise dans un sens synchronique, c’est-à-dire sous la forme "en vertu de quoi l’objet O a-t-il la propriété P ?" (et non dans un sens diachronique ou évolutif qui serait : "de quelle manière l’objet O en est-t-il venu à acquérir la propriété P ?"). Une telle réponse est typiquement formulée en faisant appel aux composants de O, à leurs propriétés et à leurs relations (Cummins 1983). Ainsi la température d’un gaz peut-elle être expliquée à partir des molécules de gaz et de leur énergie cinétique, le tout formulé dans la théorie cinétique des gaz.
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2.3. Le modèle pragmatique Van Fraassen propose un modèle pragmatique de l’explication (1980). Selon ce modèle, une explication est conçue comme un concept logique. En cela, il se rapproche de la position de Hempel et des empiristes logiques, et cherche à faire de la notion d’explication une notion indépendante de celle de causalité. Il s’en démarque cependant en caractérisant l’explication par une relation logique non pas entre explanandum et explanans, mais entre question et réponse : suivant Bromberger (1966), van Fraassen propose une conception de l’explication en réponse à une « question pourquoi », une telle question devant se comprendre comme étant posée dans un contexte donné et par un interlocuteur donné, ce dernier définissant la typologie des réponses potentiellement pertinentes. Le modèle pragmatique de l’explication selon van Fraassen comporte deux grands volets : d’une part, la définition d’une explication en réponse à une ‘question-pourquoi’, et de l’autre un processus d’évaluation de l’explication formulée. Mais qu’est-ce donc qu’une ‘question-pourquoi’ ? Pour van Fraassen, une ‘question-pourquoi’ est déterminée par trois éléments : (1)
Une proposition-sujet Pk qui exprime le phénomène ou l’événement pour lequel est recherchée l’explication (ainsi, par exemple, la proposition Pk "Adam a mangé la pomme" - pour reprendre un exemple bien classique).
(2)
Une classe de contraste X qui inclut la proposition-sujet Pk mais également l’ensemble des autres propositions Pi par rapport auxquelles la proposition-sujet Pk est examinée ("Adam a mangé la pomme (et non Eve)" ; "Adam a mangé la pomme (et ne l’a pas pressée)" ; "Adam a mangé la pomme (et non la poire)" etc.)
(3)
Une relation de pertinence R définie par les intérêts de la personne posant la question et spécifiant les types de réponses recevables (ainsi à la question "pourquoi Adam a-t-il mangé la pomme ?" s’attend-on plutôt à recevoir une réponse faisant intervenir Eve qu’une réponse formulée en termes physiologiques du style "parce qu’il a ouvert la bouche, y a introduit la pomme, a refermé la bouche et s’est mis à mastiquer").
Une question-pourquoi se formule alors de la manière synthétique formelle suivante : Q = 〈Pk, X, R〉 et signifie "pourquoi Pk en contraste par rapport au reste de X et sachant R".
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Imaginons alors qu’une proposition A soit une réponse à cette question-pourquoi Q. Pour que cette réponse constitue une explication recevable de Pk, van Fraassen impose quatre conditions : (1)
La proposition Pk doit être vraie.
(2)
Tous les éléments de la classe de contraste hormis Pk doivent être faux.
(3)
La proposition A doit être vraie.
(4)
A doit respecter la relation de pertinence R sachant 〈Pk, X〉.
Alors la réponse à la question-pourquoi Q prend la forme : "Pk en contraste par rapport au reste de X parce que A". Au total, ce sont la question Q (constituée de la proposition Pk, de la classe de contraste X et de la relation de pertinence R), la réponse A, et les quatre conditions ci-dessus que l’ensemble de ces éléments doivent remplir, qui constituent le premier volet du modèle pragmatique d’explication. Le second volet concerne l’évaluation des explications. Une explication peut, en effet, satisfaire tous les critères du modèle pragmatique sans pour autant être jugée pleinement satisfaisante. Étant donnée une question-pourquoi Q = 〈Pk, X, R〉, un contexte de connaissances K, et une proposition réponse A, van Fraassen propose trois critères pour guider l’évaluation de A comme bonne ou mauvaise : (i)
La probabilité de A (sur la base du contexte de connaissance K) est élevée.
(ii)
A, pris avec un sous-ensemble pertinent K(Q) de K, favorise Pk par rapport aux autres membres de la classe de contraste X.
(iii)
A fait mieux que les autres réponses à Q, ce qui se traduit par : (1) A possède une probabilité supérieure à celle des autres réponses, (2) A favorise plus fortement Pk par rapport aux autres membres de la classe de contraste X que les autres réponses, et (3) A n’est pas rendue nonpertinente par d’autres réponses possibles.
Il a pu être reproché à van Fraassen un manque de formalisme dans l’expression de ces critères (Kitcher et Salmon 1987). Notons qu’ils peuvent cependant être formulés de manière plus précise. Soit S = {A, A1, …, An} un ensemble de réponses à Q = 〈Pk, X, R〉, dans un contexte de connaissance K. Soit f(Pk, Pj, A|K(Q)) le degré selon lequel A favorise plus fortement Pk par rapport à Pj étant donné
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K(Q). Soit P(A|K) la probabilité de A sachant K. Alors A est une bonne réponse par rapport aux autres réponses possibles {A1, …, An} si et seulement si : (i’)
P(A|K) est élevée,
(ii’)
∀j, f(Pk, Pj, A|K(Q)) ≥ 0 et ∃ j tel que f(Pk, Pj, A|K(Q)) ≠ 0
(iii’) ∀i, P(A|K) ≥ P(Ai|K) ; ∀j∀i, f(Pk, Pj, A|K(Q)) ≥ f(Pk, Pj, Ai|K(Q)) ; ∀j∀i, f(Pk, Pj, A|(Ai et K(Q))) ≠ 0 Par ailleurs, il est possible de donner une mesure particulière du degré selon lequel A favorise plus fortement Pk par rapport à Pj étant donné K(Q), autrement dit une expression de la fonction f. Ainsi, par exemple, Fitelson (ms) suggère de prendre une mesure fondée sur des ratios de vraisemblance : f(Pk, Pj, A|K(Q)) =
P ( Pk A, K (Q ) )
P ( Pk ¬ A, K (Q) )
−
P ( Pj A, K (Q ) )
P ( Pj ¬ A, K (Q) )
Ces précisions prolongent alors le modèle pragmatique de van Fraassen. Un des avantages de ce modèle pragmatique d’explication est qu’il permet, grâce à la prise en compte d’éléments contextuels dans la formulation de la question-pourquoi Q, de répondre aux deux grands problèmes rencontrés par le modèle déductif nomologique (DN) et ses dérivés, à savoir les problèmes de l’asymétrie et de la pertinence. En effet, pour reprendre l’exemple du mât et de son ombre, dans de nombreux contextes, c’est bien la hauteur du mât qui explique la longueur de son ombre ; mais il est aussi possible d’imaginer d’autres contextes dans lesquels une bonne explication sera précisément le contraire. Le contexte détermine à la fois les éléments de la classe de contraste, spécifiant ainsi plus finement la question à laquelle est recherchée une explication, et la relation de pertinence qui fixe le type d’explication approprié pour la personne qui pose la question. Ainsi par exemple, dans un contexte où une explication optique est recherchée, la hauteur du mât complétée par quelques notions de trigonométrie et d’optique permet d’expliquer "pourquoi la longueur de l’ombre portée du mât est l ". A contrario, on peut imaginer un contexte dans lequel c’est une explication psychologique qui est recherchée et dans lequel aussi la longueur de l’ombre explique la hauteur du mât : à la question "pourquoi ce mât est-il si haut ?", on peut répondre "parce que celui qui l’érigea souhaitait qu’à tel jour de l’année à telle heure son ombre atteigne tel endroit spécifique en mémoire de tel événement"63. 63
Van Fraassen propose une illustration très détaillée de cet exemple d’asymétrie : il l’intitule « la tour et son ombre » (1980, 132-134).
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Par ailleurs, à la question "pourquoi tel échantillon de sel se dissout-il dans l’eau ?", la réponse A "parce qu’il est ensorcelé" ne peut plus convenir et pour plusieurs raisons : dans un contexte scientifique, la réponse A ne peut être jugée pertinente et ne remplit donc pas la condition de relation de pertinence R ; de surcroît, elle ne remplit pas aussi bien les critères d’évaluation qu’une réponse physico-chimique B de la forme "parce que l’eau est une molécule polarisée qui rompt la liaison Na-Cl également polarisée" : en particulier, on a P(A|K) < P(B|K) contrairement à ce qui serait attendu en réponse au critère (iii-1). Autre avantage, le modèle pragmatique ne rencontre pas le problème de la forte probabilité du modèle inductif statistique (IS) de Hempel. En effet, van Fraassen ne requiert pas que A confère une probabilité élevée à Pk mais seulement que A favorise Pk par rapport aux autres membres de la classe de contraste X. Cela permet notamment d’envisager des cas où Pk, tout en ayant une probabilité faible, puisse néanmoins en avoir une plus élevée que les autres membres de la classe de contraste. Cela permet aussi d’envisager des cas où A n’augmente pas la probabilité de Pk mais, au contraire, baisse la probabilité des autres membres de la classe de contraste. Le modèle pragmatique de l’explication a suscité des critiques, et en particulier celle de ne pas imposer suffisamment de contraintes sur la relation de pertinence R (Kitcher et Salmon 1987). Pour Kitcher et Salmon en effet, la relation de pertinence introduite par van Fraassen n’est pas assez précise, si bien que n’importe quelle proposition A pourrait convenir comme explication de n’importe quelle autre proposition Pk pour peu que la relation de pertinence soit construite de manière appropriée, à savoir par exemple sous la forme R = {A, 〈Pk, X〉} qui trivialise alors la notion d’explication (1987, 319). Il paraît donc nécessaire de compléter le modèle pragmatique par des critères supplémentaires qui décrivent plus précisément les conditions que doive remplir R pour être une relation de pertinence. Ce faisant, Salmon et Kitcher défendent leur point de vue réaliste, car compléter le modèle pragmatique de cette façon-là impose de pouvoir faire une distinction non circulaire entre les relations de pertinence et les autres relations, donc d’identifier des critères objectifs qui permettent cette distinction, remettant par là même en question l’approche empirique constructiviste de van Fraassen. Les contraintes imposées par van Fraassen sont-elles effectivement aussi permissives que l’affirment Kitcher et Salmon ? Pour van Fraassen, le contexte K dans lequel est posée la question Q joue un rôle central dans le modèle pragmatique d’explication car il contient les éléments qui vont permettre d’évaluer l’explication proposée. Ainsi, si d’un point de vue formel il apparaît que n’importe quelle proposition A puisse convenir comme explication de n’importe quelle autre proposition Pk (comme le montrent
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Kitcher et Salmon), en revanche il n’est pas vrai que n’importe quelle proposition A puisse être une bonne explication de n’importe quelle autre proposition Pk. En effet, selon le modèle pragmatique, un critère implicite d’évaluation des explications proposées est leur compatibilité avec un contexte de connaissances K scientifique : « aucun facteur ne peut être explicativement pertinent à moins d’être scientifiquement pertinent ; et parmi les facteurs scientifiquement pertinents, le contexte détermine ceux qui sont explicativement pertinents » (van Fraassen 1980, 126). Ainsi, dans un contexte de connaissances K scientifique, la relation de pertinence R ne peut pas être construite de la manière ad hoc proposée par Kitcher et Salmon pour n’importe quelles propositions A et Pk : encore faut-il que R soit compatible avec K (Richardson 1995). Par ailleurs, contrairement au modèle causal-mécanique CM de Salmon, le modèle d’explication pragmatique s’accommode parfaitement des explications non causales dans la mesure où il n’incorpore pas la notion de causalité comme une de ses composantes ou conditions. Alors que pour Salmon et le modèle CM, c’est la causalité qui fait qu’une explication est plus qu’une description, pour van Fraassen, c’est le contexte qui joue ce rôle en spécifiant à la fois la classe de contraste vis-à-vis de laquelle est posée la ‘question pourquoi’ et la relation de pertinence déterminant les intérêts de la personne posant cette question. Ainsi, le modèle pragmatique peut tout aussi bien rendre compte des explications mathématiques, telles les explications géométriques, que des explications en biologie à partir de la notion d’équilibre, ou des explications de ‘type physique non causal’, ou encore des explications compositionnelles en réponse à une question "pourquoi l’objet O a-t-il la propriété P ?". Le modèle pragmatique d’explication répond donc aux faiblesses les plus criantes à la fois du modèle déductif-nomologique et du modèle causal-mécanique. De surcroît, grâce à sa prise en compte d’éléments contextuels, qui se traduisent par la spécification d’une classe de contraste X et d’une relation de pertinence explicative R, ce modèle pragmatique respecte bien, dans l’esprit, les exigences mises en évidence plus haut lors de notre discussion du statut émergent de la transparence de l’eau. J’avais, en effet, montré que la réponse à la question "la transparence est-elle une propriété émergente ?" dépendait en réalité de la possibilité de répondre de manière satisfaisante à la question "pourquoi l’eau est-elle transparente ?", autrement dit à une question-pourquoi. Nous avions aussi constaté la nécessité d’une reformulation de l’énoncé émergent en énoncé vrai (par exemple sous la forme "l’eau (tranche de 1 cm) est transparente (aux rayonnements du spectre du visible) (au sens où le coefficient d’absorption est inférieur à 10 -2)"). Le modèle pragmatique d’explication apparaît comme un bon candidat pour y adosser une conception de l’émergence définie comme impossibilité d’explication.
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2.4. Émergence, explication et niveaux Tout comme l’explication, l’émergence est une notion contextuelle : elle doit se comprendre non pas dans une relation bipartite entre théorie et fait, mais dans une relation tripartite entre théorie, fait et contexte, ce dernier comprenant non seulement les intérêts cognitifs poursuivis par protagonistes qui utilisent cette notion d’émergence, mais également les théories et faits acceptés comme scientifiques. Le modèle pragmatique d’explication convient parfaitement pour élaborer une telle notion d’émergence en ce qu’il associe étroitement théorie, fait et contexte : l’explication d’un phénomène est la réponse à la question "pourquoi ce phénomène ?", sachant que cette réponse est à la fois encadrée par une classe de contraste (ce phénomène et pas tel autre), contrainte par une relation de pertinence (qui précise les types d’explication attendus par les protagonistes) et évaluée pour sa performance explicative (notamment par rapport à d’autres réponses possibles). L’émergence est cependant plus que l’affirmation de l’impossibilité d’une explication : c’est l’affirmation de l’impossibilité d’une forme particulière d’explication, une explication qui fasse appel à des éléments d’un niveau inférieur à celui du phénomène à expliquer, à leurs propriétés et leur arrangement, ou plus élémentaire. La notion d’émergence peut donc être conçue comme l’affirmation de l’impossibilité d’une explication (selon le modèle pragmatique) pour laquelle la relation de pertinence imposerait plusieurs conditions minimales dont notamment celle d’être formulée à un niveau explicatif inférieur à celui du phénomène en question, autrement dit à partir des entités ‘composants’, de leurs propriétés et de leurs relations spatiotemporelles. Ainsi, les propriétés de l’eau liquide comme sa transparence sont dites émergentes, par certains, sur la base qu’elles ne seraient pas explicables à partir des propriétés de ses composants, à savoir de la molécule d’eau. L’eau liquide et la molé cule d’eau définissent ici deux niveaux explicatifs : un premier niveau auquel est observé le phénomène émergent en question, et un second niveau, inférieur au premier, auquel devrait se situer l’explication manquante. La notion de niveau semble de prime abord assez intuitive, façonnée par la physique et les entités hiérarchisées manipulées par ses théories : particules dites ‘élémentaires’ à savoir quarks et leptons (électrons, neutrinos, muons, etc.), nucléons (protons, neutrons), atomes, molécules, matière (solide, liquide, gazeuse, mais aussi plasma, cristal liquide, condensat de Bose-Einstein ou superfluide). De même, la biologie repose sur un emboîtement de niveaux : molécules (ADN, ARN, protéines, lipides etc.), composants cellulaires (par exemple pour une cellule eucaryote : nucléole, noyau, ribosomes, réticulum endoplasmique, appareil de Golgi, mitochondrie etc.), cellules, tissus, organes, organismes, espèces, genres, familles,
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ordres, classes, embranchements, domaines par exemple 64. Cependant ces distinctions nettes sont parfois trompeuses et se révèlent à l’expérience bien plus floues. Ainsi par exemple, selon le modèle standard en physique, un atome est décrit comme étant constitué par un noyau autour duquel gravitent des électrons en nuage. Le niveau d’organisation immédiatement inférieur à celui d’atome semble donc être le niveau ‘noyau/électron’. Or ce niveau descriptif est hybride : le noyau est lui-même composé de nucléons (protons et neutrons), eux-mêmes composés de quarks et leptons, alors que l’électron est lui-même un lepton. Il en va de même en biologie où, par exemple, les ribosomes sont tantôt assimilés au niveau moléculaire lorsque leur fonctionnement est étudié en interaction avec l’ARN, tantôt inclus au niveau des composants cellulaires au même titre que les mitochondries ou l’appareil de Golgi. Fort heureusement, lorsque la notion d’émergence fait appel à la notion de niveaux, c’est sous un aspect relatif et non absolu : l’émergence cherche à caractériser une impossibilité explicative à partir des propriétés et de l’arrangement des composants d’un système donné, autrement dit une impossibilité explicative à un niveau inférieur à celui du système en question. Le fait que ce ‘niveau inférieur’ soit explicitement défini ou non importe peu. Ni même qu’il s’agisse d’un niveau unique et homogène ou au contraire d’un niveau hybride, voire de plusieurs niveaux sous-jacents. Ce qui importe, c’est qu’aucune explication du phénomène émergent ne puisse être élaborée en faisant appel à des entités de niveaux d’organisation inférieurs à celui auquel appartient le système à l’origine du phénomène en question, sachant que ces entités doivent appartenir, en tant que constituants, au système en question (et non pas être des entités certes d’un niveau inférieur mais extérieures au système). Notons aussi que certaines explications scientifiques peuvent faire appel à des éléments dont le positionnement à un ou plusieurs niveaux bien spécifiques s’avère problématique. Deux classes de tels éléments ‘trans-niveaux’ me semblent jouer un rôle primordial dans les explications scientifiques : (l) des éléments relatifs à l’environnement du système étudié, et (2) des éléments résultant de considérations abstraites logico-mathématiques. Ainsi par exemple en physique, un champ électromagnétique peut jouer un rôle à plusieurs niveaux : il peut accélérer une ‘particule’, qu’il s’agisse d’un lepton (électron) ou d’un nucléon (proton), mais aussi provoquer une condensation de poussières solaires au niveau des pôles terrestres (aurores boréales). Le champ électromagnétique ne peut compter comme un ‘constituant’ des systèmes mentionnés. 64
Les niveaux espèces, genres, familles, ordres, classes, embranchements, domaines font référence à la classification dite ‘phylogénétique’ du vivant. Voir, par exemple, (Lecointre et Le Guyader 2001).
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Pourtant, sa présence est cruciale pour une explication scientifique des phénomènes observés (accélération d’une particule, condensation d’un nuage de poussières stellaires). Il en va de même pour de nombreux autres facteurs relatifs à l’environnement des systèmes étudiés, qu’il s’agisse par exemple de pression, de température ou de pH pour des réactions chimiques, mais aussi de gradients de concentrations pour des phénomènes biochimiques, de constantes de gravité ou de vitesses relatives de référentiels pour des phénomènes mécaniques, etc. Autant d’éléments ‘environnementaux’ donc qui sont à la fois absents d’une décomposition des systèmes étudiés, et indispensables à toute explication scientifique de certains phénomènes dont font preuve ces mêmes systèmes. Par ailleurs, des éléments abstraits peuvent également jouer un rôle déterminant dans certaines explications scientifiques, sans toutefois pouvoir figurer comme composants ou constituants des systèmes étudiés. Ainsi par exemple, des considérations de symétrie peuvent s’appliquer aussi bien à des problématiques de physique fondamentale (anti-particules), à des problématiques moléculaires (chiralité) ou à des systèmes mécaniques macroscopiques (balancier mécanique). Pareillement, des théorèmes mathématiques ou des considérations logiques peuvent entrer en jeu dans des explications formulées pourtant à des niveaux bien distincts (par exemple des théorèmes de mathématiques statistiques appliqués à des populations de molécules ou à des populations d’organismes). Tout comme les éléments environnementaux, les éléments abstraits ne sont pas des constituants des systèmes étudiés, et pourtant, ils jouent un rôle primordial dans certaines explications, et ceci indépendamment des niveaux auxquels se situent les systèmes en question. Aussi, si la notion d’émergence impose de formuler toute explication à partir des entités ‘composants’, de leurs propriétés et de leurs relations spatio-temporelles, elle ne peut légitimement exiger que ces mêmes explications ne fassent ja mais appel à des éléments ‘trans-niveaux’ tels que ceux que j’ai mentionnés. Qu’une explication fasse appel à des concepts ‘trans-niveaux’ comme les exemples cités plus haut de champ magnétique, de symétrie, de théorèmes mathématiques ou logiques, ne doit en rien nuire à sa qualité explicative ni à sa recevabilité dans un contexte émergentiste. Autrement dit, le caractère émergent d’un phénomène doit pouvoir disparaître totalement lorsqu’une explication de ce phénomène est élaborée à partir des propriétés et de l’organisation de ses composants, et ceci même si cette explication fait appel à des concepts ‘trans-niveaux’. Ainsi, on ne saurait justifier que la propriété d’une boussole d’indiquer le nord soit légitimement un phénomène émergent lorsque cette boussole est prise isolément. Comment en effet expliquer cette propriété à partir des propriétés des seuls composants de la boussole et de leur arrangement spatial ? Une explication scientifique fait nécessairement entrer en jeu le champ magnétique terrestre, autrement dit un concept ‘trans-niveaux’, qui
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va modifier le comportement d’entités physiques indépendamment des niveaux d’organisation auxquels elles appartiennent, qu’il s’agisse de molécules polarisées, de dipôles nanométriques, d’aiguilles de boussoles ou de vastes nuages de particules solaires. L’explication élaborée à partir des faits que l’aiguille de la boussole est un dipôle magnétique et qu’il existe sur Terre un champ magnétique orienté nord-sud, et des équations de Maxwell, est une explication tout à fait recevable dans un contexte émergentiste, et en l’occurrence ôte, à la propriété de la boussole, son caractère prétendument émergent. En somme donc, il apparaît raisonnable de dire qu’un phénomène E relatif à un système S pourra être qualifié d’émergent s’il ne peut être expliqué à partir des propriétés des composants du système S en question et de leur arrangement, complétés par d’éventuels éléments ‘trans-niveaux’, qu’il s’agisse d’éléments relatifs à l’environnement de S ou d’éléments abstraits.
Chapitre 7 – L’émergence pragmatique Pour répondre aux problèmes mis en évidence dans l’analyse de la transparence de l’eau et de son statut émergent ou non, il est apparu important de se doter d’un modèle d’explication auquel adosser la notion d’émergence. L’analyse de différents modèles d’explication à la lumière de cette problématique émergentiste s’est portée tout particulièrement sur le modèle pragmatique d’explication. Je propose maintenant de définir formellement la notion « d’émergence pragmatique ». Dans un premier temps, nous verrons comment définir un type particulier d’explication, sur la base du modèle d’explication pragmatique : l’explication (pragmatique) réductive. Puis, sur cette base, sera élaborée une définition de l’émergence pragmatique selon laquelle l’émergence est conçue comme une relation tripartite entre fait, théorie et contexte. Enfin, je propose de revisiter l’exemple de la transparence de l’eau à la lumière de cette émergence pragmatique ; je montre ainsi comment l’émergence pragmatique permet de rendre compte du caractère émergent ou non de cette propriété en fonction des éléments contextuels retenus.
1. Une explication (pragmatique) réductive Je propose de définir la notion d’explication réductive comme un cas particulier d’explication prise dans son sens pragmatique, ce cas particulier consistant en une restriction de la relation de pertinence à certains types de schémas explicatifs. Notons que cette explication (pragmatique) réductive est conçue comme un type particulier d’explication et non pas comme un type particulier de réduction inter-théorique65. L’explication réductive proposée ici est un type particulier d’explication pragmatique qui cherche à rendre compte d’un phénomène sur la base d’éléments plus fondamentaux. Ainsi, étant donné un phénomène E, trois conditions doivent être remplies pour en donner une explication réductive.
65
Dans un cadre pragmatique où les théories scientifiques sont conçues selon la théorie dite ‘sé mantique’, la réduction interthéorique est conçue comme une relation d’isomorphisme entre classes de modèles (Suppes [1957] 1966 ; Suppe 1974). Wimsatt (1976) propose une notion de réduction explicative selon laquelle la notion de réduction concerne l’explication d’un événement individuel et non une relation entre théories ; Wimsatt cependant mobilise un modèle causal d’explication.
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1.1. Condition 1 (formulation) : formulation du phénomène en une proposition vraie et contrastée Le phénomène E doit pouvoir être exprimé sous la forme d’une proposition Pk vraie. Dans le cas où le phénomène est dit émergent, il s’agit là d’un exercice non trivial dans la mesure où de tels phénomènes sont fréquemment énoncés en langage naturel sous la forme de phrases se prêtant à de multiples interprétations. Avec l’aide du contexte, à savoir les protagonistes et leurs souhaits cognitifs mais aussi les théories et faits scientifiques retenus, la phrase PE décrivant le phénomène E doit être précisée afin de donner lieu à une proposition Pk sans équivoque et vraie. Cet exercice est notamment facilité par l’élaboration d’une classe de contraste X de Pk. Cette classe de contraste contient l’ensemble des autres propositions Pj sur le fond duquel la proposition Pk va apparaître comme saillante. Deux critères doivent être remplis par Pk et X : (i)
La proposition Pk doit être vraie.
(ii)
Tous les éléments Pj de la classe de contraste X hormis Pk doivent être faux.
Autrement dit, en fonction du contexte, la proposition énonçant le phénomène doit pouvoir donner lieu à une proposition Pk vraie et une classe de contraste X dont tous les éléments sont faux sauf Pk. Ainsi par exemple, la proposition émergentiste PE "la transparence de l’eau est émergente" peut être reformulée en Pk(eau) "à température et pression ambiante, une épaisseur de 1 cm d’eau laisse passer plus de 99% du rayonnement du spectre du visible" ; la classe de contraste X(eau) pourra alors inclure des propositions comme "à température et pression ambiante, une épaisseur de 1 cm d’eau laisse passer moins de j % du rayonnement du spectre du visible" avec j < 99. Par ailleurs, Pk(eau) est vraie (voir par exemple le spectre d’absorption plus haut, figure 2), et tous les membres Pj(eau) de X(eau) pour j ≠ k sont faux. 1.2. Condition 2 (explication) : formulation d’une explication compatible avec la relation de pertinence réductive Deux éléments sont ici combinés : il s’agit, d’une part, d’identifier un cœur d’explication A qui permette de formuler l’explication "Pk en contraste par rapport au reste de X parce que A", et de l’autre de s’assurer que A respecte une relation de pertinence spécifique, dite ‘réductive’, RR avec {Pk, X}. Si l’identification de A dé-
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pend du phénomène E et plus précisément de sa formulation sous la proposition Pk, la relation de pertinence RR peut au contraire être largement spécifiée indépendamment de E : RR dépend du contexte et définit la forme que peut prendre une explication susceptible d’être jugée recevable par la personne à l’origine de la description du phénomène E ou en quête de son explication. Quelle forme doit donc prendre une explication réductive dans un contexte de discussion émergentiste ? Dans le cadre de la définition d’une explication réductive, je propose que RR inclue la condition suivante : (RR1) Ne pas faire appel à des entités d’un niveau d’organisation supérieur ou égal à celui du système S et qui englobent tout ou partie de S. Préciser qu’une explication réductive ne puisse faire appel à des entités d’un niveau d’organisation supérieur ou égal à celui du système S revient à dire qu’elle ne peut faire appel qu’à des entités d’un niveau d’organisation strictement inférieur à celui de S, d’où deux possibilités : ou bien elle fait appel à des composants de S situés à des sous-niveaux variés, ou bien elle fait appel à des entités d’un niveau strictement inférieur à celui de S mais qui ne sont pas pour autant des composants de S (cette seconde option laisse notamment ouverte la possibilité d’une explication fondée sur des analogies). Préciser, comme en RR1, qu’une explication ne puisse faire appel à des entités d’un niveau d’organisation supérieur ou égal à celui du système S et qui englobent tout ou partie de S revient à dire qu’elle peut, au contraire, faire appel à des entités d’un niveau strictement inférieur à celui de S (composants ou non), mais également à des entités d’un niveau supérieur à celui de S pour peu que ces entités ne contiennent aucune partie de S, ni S dans sa totalité. Si la Terre et la Lune sont des entités de niveau comparable, les océans terrestres sont d’un niveau inférieur ; pourtant, la théorie de la gravitation explique le phénomène des marées océaniques (niveau inférieur) par l’attraction gravitationnelle de la lune (niveau supérieur), et une telle explication rentre tout à fait dans le cadre d’une explication réductive. De même, un vase de céladon (niveau supérieur) heurte, en tombant, des molécules d’air (niveau inférieur) dont il change la trajectoire (exemple de Kim 1999). Faire appel à des entités d’un niveau supérieur à S mais qui n’englobent pas tout ou partie de S apparaît tout à fait recevable, au contraire d’explications qui feraient intervenir tout ou partie de S, autrement dit d’explications ‘réflexives’ ou partiellement réflexives (Kim 1999). Notons enfin que RR1 permet également à des explications qui feraient appel à des éléments ‘trans-niveaux’, qu’il s’agisse d’éléments relatifs à l’environnement de S ou d’éléments abstraits (logiques, mathématiques) tels que décrits précédemment, de respecter tout autant la relation de pertinence RR.
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Les origines de la vie
Ainsi, la condition RR1 imposée à la relation de pertinence RR permet à des explications qui remplissent les conditions suivantes de respecter tout autant RR : (RR2) Faire appel à des entités d’un niveau strictement inférieur à celui du système S (composants ou non), à leurs propriétés et à leur arrangement, (RR3) Faire appel à des entités d’un niveau d’organisation supérieur ou égal à celui du système S mais qui ne contiennent aucune partie de S ni S dans sa totalité, (RR4) Faire appel à des éléments ‘trans-niveaux’. Par ailleurs, si on a souvent associé le mode déductif-nomologique à la notion de réduction (Hempel et Oppenheim 1948, Nagel 1961), la théorie pragmatique de l’explication élargit les outils à disposition. La relation de déduction dans un contexte de logique du premier ordre n’a plus, dans un cadre pragmatique, l’exclusivité qu’elle pouvait avoir dans un cadre logique positiviste. Ainsi, la relation de pertinence RR pourra autoriser non seulement des déductions mais également des relations de pertinence statistique ou de mécanisme causal, par exemple, pour peu que ces relations autorisent des prédictions. En somme donc, formuler une explication pragmatique réductive du phénomène E décrit par la proposition PE reformulée en Pk et mise en contraste par X (satisfaction de la condition 1) revient à répondre à la question Q "pourquoi Pk en contraste par rapport au reste de X et sachant RR" en identifiant une proposition A telle que la réponse à Q prenne la forme "Pk en contraste par rapport au reste de X parce que A", proposition A qui remplisse en outre les conditions suivantes : (i)
A est vraie,
(ii)
A respecte la relation de pertinence RR vis-à-vis de 〈Pk, X〉,
et où RR impose la condition : (RR1) Ne pas faire appel à des entités d’un niveau d’organisation supérieur ou égal à celui du système S et qui englobent tout ou partie de S. 1.3. Condition 3 (évaluation) : performance explicative de la réponse apportée L’élaboration d’une explication réductive ne serait complète sans la précision de critères qui permettent d’en évaluer la justesse, autrement dit d’estimer dans quelle
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mesure il s’agit ou non d’une bonne explication. Or, dans un cadre pragmatique, dire que l’explication A est une bonne explication revient à dire que A respecte un certain nombre de critères de performance explicative. En suivant les critères proposés par van Fraassen (1980, 146-151), nous exigerons que le cœur de réponse A remplisse les conditions suivantes66 : (i)
La probabilité de A (sur la base du contexte de connaissance K) est élevée.
(ii)
A, pris avec un sous-ensemble pertinent de K, favorise Pk par rapport aux autres membres de la classe de contraste X.
(iii)
A fait mieux que les autres réponses à Q, ce qui se traduit par : (1) A possède une probabilité supérieure à celle des autres réponses, (2) A favorise plus fortement Pk par rapport aux autres membres de la classe de contraste X que les autres réponses, et (3) A n’est pas rendue non-pertinente par d’autres réponses possibles.
L’évaluation de l’explication ouvre la possibilité de refuser une explication donnée A si celle-ci remplit moins bien les conditions ci-dessus qu’une explication alternative A’.
2. Une définition pragmatique de l’émergence Je propose de définir tout simplement l’émergence comme l’affirmation de l’impossibilité d’une explication pragmatique réductive. Voyons plus en détail en quoi cela consiste.
66
Ces critères peuvent être formalisés comme mentionné précédemment, à savoir de la manière suivante : soit S = {A, A1, …, An} un ensemble de réponses à Q = 〈Pk, X, R〉, dans un contexte de connaissance K ; soit f(Pk, Pj, A|K(Q)) le degré selon lequel A favorise plus fortement Pk par rapport à Pj étant donné K(Q) ; soit P(A|K) la probabilité de A sachant K. Alors A est une bonne réponse par rapport aux autres réponses possibles {A1, …, An} si et seulement si : (i’) P(A|K) est élevée, (ii’) ∀j, f(Pk, Pj, A|K(Q)) ≥ 0 et ∃ j tel que f(Pk, Pj, A|K(Q)) ≠ 0, et (iii’) ∀i, P(A|K) ≥ P(Ai|K) ; ∀j∀i, f(Pk, Pj, A|K(Q)) ≥ f(Pk, Pj, Ai|K(Q)) ; ∀j∀i, f(Pk, Pj, A| (Ai et K(Q))) ≠ 0.
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2.1. Non-satisfaction des conditions d’explication réductive L’explication réductive comportant trois conditions, l’affirmation de son impossibilité peut signifier la mise en défaut d’au moins une de ces trois conditions : - Condition 1 (formulation) : formulation du phénomène émergent sous la forme d’une proposition Pk vraie et contrastée - Condition 2 (explication) : formulation d’une explication pragmatique compatible avec la relation de pertinence réductive RR - Condition 3 (évaluation) : bonne performance explicative de la réponse apportée Regardons plus en détail. La mise en défaut de la condition 1 signifierait que le phénomène E dit émergent ne peut être décrit sous la forme d’une proposition Pk vraie (la condition de préciser la classe de contraste pouvant toujours être remplie en prenant par exemple le singleton {Pk}). Il serait donc possible de construire des phénomènes émergents à partir de n’importe quelle proposition fausse. Ainsi, la transparence de l’eau aux micro-ondes pourrait être qualifiée de phénomène émergent dans la mesure où la proposition "l’eau est transparente aux micro-ondes" est fausse67. Cela ne correspond pas à ce que cherche à caractériser la notion d’émergence, autrement dit la mise en défaut de la condition 1 n’apparaît pas comme une condition devant être satisfaite par un phénomène émergent. Au contraire même, il paraît plus que raisonnable d’exiger d’un phénomène émergent qu’il remplisse la condition 1, autrement dit qu’il puisse donner lieu à la formulation d’une propriété Pk vraie (et contrastée). La mise en défaut de la condition 2 est plus centrale à la problématique de l’émergence. Deux possibilités s’offrent à nous : ou bien il n’existe pas de proposition A à la fois vraie et qui puisse figurer dans une explication de Pk de la forme "Pk en contraste par rapport au reste de X parce que A", ou bien il existe effectivement une ou plusieurs propositions A mais aucune ne respecte la relation de pertinence réductive RR. La difficulté, bien entendu, tient à la forme négative de l’assertion émergentiste. Deux éléments sont donc au cœur du débat : d’un côté l’élaboration d’une proposition A, vraie et cœur de l’explication, et de l’autre le respect de la relation de pertinence réductive RR. 67
Le coefficient d’absorption de l’eau commune liquide dans le domaine des micro-ondes est de l’ordre de 106 (e.g. Chaplin 2007), ce qui équivaut à dire que l’absorbance de 1 cm d’eau est donc de 106, ou encore que un cm d’eau laisse passer quelque 10 -1000000 du rayonnement incident, soit pratiquement rien.
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La mise en défaut de la condition 3 (évaluation) signifierait pour sa part que la proposition A, cœur de la réponse proposée à Pk, soit certes vraie mais cependant moins bonne qu’une explication alternative A’. En reprenant plus en détail les critères d’évaluation, la mise en défaut de cette condition 3 pourrait être constatée s’il existait effectivement une proposition A’, vraie et respectant la relation de pertinence RR qui ou bien (1) possède une probabilité supérieure à A, ou bien (2) favorise plus fortement Pk par rapport aux autres membres de la classe de contraste X que A, ou bien (3) rende A non-pertinente. Dans un tel cas alors, il suffirait, pour notre problème émergentiste, de remplacer la proposition A par la proposition A’ : en effet, par construction, cette dernière remplirait à la fois les conditions 2 et 3. La mise en défaut de la condition 3 n’est donc pas centrale à la problématique de l’émergence : ce n’est pas parce qu’une explication est moins bonne qu’une autre qu’il est impossible d’en trouver une. Par ailleurs, à supposer effectivement que la phrase émergentiste PE ait pu donner lieu à la formulation d’une proposition vraie et contrastée Pk (respect de la condition 1) sans qu’aucune explication A de Pk respectant la relation de pertinence RE ne puisse être formulée (mise en défaut de la condition 2), alors le respect ou la mise en défaut de la condition 3 n’a plus lieu d’être et devient caduque. Une autre possibilité serait cependant qu’existe une réponse A* meilleure que A, qui, au lieu de respecter la relation de pertinence réductive RR, respecte une relation de pertinence émergentiste RE définie par exemple par la négation de RR1 (et qui impose donc à A* de faire appel à des entités d’un niveau supérieur ou égal à celui du système S et qui englobent tout ou partie de S). Une telle réponse reviendrait à dire qu’il n’existe pas d’explication réductive qui soit meilleure qu’une explication émergentiste68. Cette possibilité vient compléter le critère de mise en défaut de la condition 2 et revient à dire qu’il se pourrait qu’il existe, certes, une ou plu sieurs explications A satisfaisant la condition 2, mais qui néanmoins ne parviennent pas à être meilleures qu’une explication émergentiste A*. Prenons un exemple. Certains chercheurs et philosophes avancent que le cancer est un phénomène émergent (Soto et Sonnenschein 2005) : le cancer est décrit comme un phénomène de dérèglement tissulaire et son explication ne pourrait faire l’économie d’inclure des entités relatives aux tissus en question (structure tissulaire, motifs organisationnels, etc.). Il s’agirait là d’une explication émergentiste, respectant la relaNotons que A* n’est plus une réponse à la question Q "pourquoi Pk en contraste par rapport au reste de X et sachant RR" mais à la question Q* "pourquoi Pk en contraste par rapport au reste de X et sachant RE" : A* respectant RE peut tout aussi être légitime d’un point de vue émergentiste que A respectant RR, sachant que RR et RE sont très étroitement liées. Quoi qu’il en soit, les deux réponses A* et A peuvent être comparativement évaluées en suivant les critères initiaux de van Fraassen. 68
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tion de pertinence RE. Dans ce cadre, toute explication réductive du cancer en termes moléculaires serait évaluée comme étant moins bonne que l’explication émergentiste. La possibilité qu’une explication émergentiste A* soit meilleure que toute explication réductive A impose cependant à l’émergentiste une contrainte supplémentaire à la simple formulation du phénomène émergent E sous la forme Pk, celle d’énoncer également l’explication A* elle-même. Étant donné un phénomène E, deux cas se présentent donc, selon ou non qu’il existe une explication émergentiste A*. D’une manière générale, l’émergence peut être définie comme la mise en défaut de la condition 2 (explication) simultanément au respect de la condition 1 (formulation) : le phénomène émergent peut être reformulé en une proposition Pk vraie et contrastée, cependant il n’existe aucune proposition A qui soit vraie et qui respecte la relation de pertinence réductive RR vis-àvis de 〈Pk, X〉, et telle que la réponse à Q = 〈Pk, X, RR〉 puisse prendre la forme "Pk en contraste par rapport au reste de X parce que A". Dans le cas particulier où une explication émergentiste A* existe, l’émergence peut également être définie comme la mise en défaut de la condition 3 (évaluation), simultanément au respect des conditions 1 (formulation) et 2 (explication réductive) : dans ce cas, le phénomène émergent peut être reformulé en une proposition Pk vraie et contrastée ; il existe au moins une proposition A vraie et dans la relation RR avec 〈Pk, X〉, telle que la réponse à Q = 〈Pk, X, RR〉 prenne la forme "Pk en contraste par rapport au reste de X parce que A" ; cependant, pour toute telle proposition A, la proposition A* est évaluée comme étant meilleure. Dans la pratique, peu de phénomènes dits émergents reçoivent effectivement une explication émergentiste sous la forme A*, si ce n’est aucun69. Les affirmations émergentistes se cantonnent à énoncer une impossibilité explicative, irréductibilité ou imprédictibilité. Pour définir l’émergence, je ne retiendrai donc pas ici le cas particulier ci-dessus. 2.2. Les deux conditions formelles de l’émergence pragmatique D’un point de vue formel, je propose donc de définir l’émergence pragmatique de la manière suivante : 69
Il n’existe pas à ma connaissance de telles explications émergentistes scientifiquement acceptées. Dans le cas de l’exemple sur le cancer cité plus haut, aucune explication complète du cancer n’a été à ce jour formulée à partir de termes tissulaires (ni d’ailleurs en termes moléculaires) : le cancer reste toujours en grande partie un mystère à élucider. Cependant, on pourrait argumenter qu’il n’existe pas (à ce jour) de meilleure explication des états mentaux que celle fournie par la psychologie, autrement dit qu’une explication réductive des états mentaux à partir des états neurophysiologiques ou bien n’est pas possible ou bien n’est pas pertinente. Cette possibilité guide ma prudence ici.
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Étant donnée une relation de pertinence dite ‘réductive’ RR, un phénomène E décrit par PE pourra être qualifié d’émergent si et seulement si les deux conditions suivantes sont remplies : (1)
PE peut être énoncée sous la forme d’une proposition Pk vraie et contrastée par la précision d’une classe de contraste X = {P1, P2,…, Pj ,…} telle que pour tout j ≠ k, Pj est faux, et
(2)
Il n’existe pas de proposition A, à la fois vraie et respectant la relation de pertinence réductive RR vis-à-vis de 〈Pk, X〉, qui soit susceptible d’être le cœur d’une réponse à la question Q = 〈Pk, X, RR〉 sous la forme "Pk en contraste par rapport au reste de X parce que A".
La première de ces deux conditions reprend la condition 1 de formulation proposée dans le cadre de l’explication réductive, alors que la seconde est une négation de la condition 2 de l’explication réductive. J’ai, par ailleurs, précisé certaines conditions que peut imposer la relation de pertinence réductive RR, notamment la condition centrale RR1 : "Ne pas faire appel à des entités d’un niveau d’organisation supérieur ou égal à celui du système S et qui englobent tout ou partie de S". Il s’agit là de conditions minimales pour qu’une explication rentre dans le cadre émergentiste. Certaines définitions de l’émergence peuvent exiger plus. Cela revient alors à contraindre plus encore la relation de pertinence RR en rajoutant des critères supplémentaires de pertinence. Quoi qu’il en soit, cela n’affecte pas la forme générale que je propose de donner à la notion d’émergence. Dans la pratique scientifique, on pourrait penser que la condition 1 (formulation vraie) est facilement remplie et que les débats portent essentiellement sur la condition 2 (impossibilité d’explication). Cela n’est pas nécessairement le cas. Ainsi, par exemple, la recherche sur le cancer voit s’affronter deux écoles : une école prédominante, articulée autour de la Somatic Mutation Theory (SMT) selon laquelle l’origine du cancer est à rechercher, avant tout, dans un dysfonctionnement d’un gène, et souvent qualifiée alors de ‘réductionniste’, et une école alternative qui se dit ellemême organiciste ou émergentiste, ancrée dans la Tissue Organization Field Theory (TOFT) et selon laquelle le cancer trouverait son origine dans une désorganisation tissulaire et ne pourrait être expliqué en faisant uniquement appel à des entités mo léculaires. Sur le plan philosophique de l’émergence, le principal désaccord me semble provenir d’une difficulté majeure à énoncer une proposition contrastée (et par là même non ambiguë), et surtout vraie, qui décrive les propriétés qualifiées d’émergentes du cancer (Malaterre, 2007b).
150
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3. Application à la transparence de l’eau Revenons un instant sur l’exemple de la transparence de l’eau. Est-ce ou non une propriété émergente au sens pragmatique que nous venons de définir ? Affirmer que la transparence de l’eau est un phénomène émergent E, décrit par la proposition PE "l’eau est transparente", revient à affirmer que : (1)
PE peut être énoncée sous la forme d’une proposition Pk vraie et contrastée par la précision d’une classe de contraste X = {P1, P2,…, Pj ,…} telle que pour tout j ≠ k, Pj est faux, et
(2)
Il n’existe pas de proposition A, à la fois vraie et respectant la relation de pertinence réductive RR vis-à-vis de 〈Pk, X〉, qui soit susceptible d’être le cœur d’une réponse à la question Q = 〈Pk, X, RR〉 sous la forme "Pk en contraste par rapport au reste de X parce que A".
Examinons tour à tour chacune de ces deux conditions. 3.1. Satisfaction de la condition émergentiste 1 (reformulation) La première tâche consiste donc en la reformulation de PE et en la précision de la classe de contraste. La proposition "l’eau est transparente" peut être reformulée en : (Pk)
Une épaisseur de moins de 1 cm d’eau commune H20 pure, à température et pression ambiantes (20°C, 1 atm) laisse passer au moins 98% du rayonnement du spectre du visible (longueurs d’ondes entre 400 et 700 nm).
La proposition Pk est vraie, comme l’atteste le spectre d’absorption déjà cité plus haut (voir section 1.1). Autrement dit, toute expérience respectant les critères énoncés valide la proposition Pk. La classe de contraste de Pk peut être élaborée en faisant varier, par exemple, les paramètres expérimentaux présents dans sa formulation. Les conditions suivantes permettent ainsi de générer les autres propositions Pj de la classe de contraste : épaisseur de 1000 m d’eau, température négative, pression supérieure à 1 atm pour une température de 100°C, longueurs d’onde λ = 100 nm ou λ = 3000 nm, etc. On peut compléter ces propositions en faisant également varier le résultat attendu de la mesure expérimentale, par exemple exiger que la totalité, i.e. 100%,
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du rayonnement du spectre du visible traverse 1 cm d’eau. La classe de contraste est alors X = {P1, P2,…, Pj ,…} et on a bien Pj faux pour tout j ≠ k. Une remarque, car on pourrait objecter que la méthode d’élaboration de la classe de contraste proposée ici permet d’obtenir également des propositions Pj vraies. En effet, la proposition initiale reste vraie si on prend une épaisseur de 1,1 cm ou une longueur d’onde λ = 390 nm, autrement dit si on varie très légèrement les paramètres qu’elle contient. Une manière de répondre à cette objection serait de préciser davantage encore la proposition Pk, en se restreignant, par exemple, à un rayonnement monochromatique et en fixant plus précisément les paramètres expérimentaux. Dans ce cas, Pk deviendrait alors : "une épaisseur de 1 cm d’eau commune H20 pure, à température et pression ambiantes (20°C, 1 atm) laisse passer 10-0,000498 = 99,885 % du rayonnement reçu pour une lumière monochromatique de longueur d’onde λ = 530 nm avec une précision de +/- 0,003%" (voir par exemple à ce sujet Sogandares et Fry 1997)70. Une autre manière de répondre à cette même objection serait d’indiquer que le but de la classe de contraste est de fournir un certain nombre de propositions en contraste desquelles la proposition Pk va ressortir. Il ne s’agit donc pas de fournir l’ensemble de toutes les propositions Pj susceptibles de contraster avec Pk, mais uniquement un ensemble suffisant de telles propositions. Dans ce cas effectivement, la proposition "une épaisseur de moins de 1 cm d’eau commune H 20 pure, à température et pression ambiantes (20°C, 1 atm), laisse passer au moins 98% du rayonnement du spectre du visible (longueurs d’ondes entre 400 et 700 nm)" est rendue saillante par la formulation de propositions dont les paramètres sont significativement différents de ceux mentionnés : il s’agit de 1 cm et non de 1 km, d’une température ambiante et non d’une température négative, etc. ; en particulier, il s’agit surtout de près de la totalité du rayonnement (plus de 98%) et non d’une fraction négligeable (par exemple 2%). 3.2. Satisfaction de la condition émergentiste 2 (impossibilité d’explication) Une fois remplie la première condition (reformulation de PE en une proposition Pk vraie et précision de la classe de contraste X de Pk), reste à voir dans quelle mesure 70
La longueur d’onde λ = 530 nm correspond au vert ; bien entendu, un continuum d’autres exemples peuvent être choisis entre 400 et 700 nm. Notons cependant que, même pour une longueur d’onde bien spécifique comme 530 nm par exemple, le coefficient d’absorption de l’eau varie en fonction des échantillons et des techniques de mesure. Ainsi selon un processus ‘photothermique’, ce coefficient est estimé à 0,000498 cm -1 ±0.000006 cm-1 (Sogandares et Fry 1997), alors qu’avec une technique dite ‘integrating cavity measurements’ il est estimé à 0,000404 cm -1 ±0.000006 cm-1 (Pope et Fry 1997).
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la seconde condition peut être satisfaite ou pas. La satisfaire revient à montrer qu’il n’existe pas de proposition A, à la fois vraie et dans la relation RR avec 〈Pk, X〉, qui soit susceptible d’être le cœur d’une réponse à la question Q = 〈Pk, X, RR〉 sous la forme "Pk en contraste par rapport au reste de X parce que A". Au contraire, identifier une telle proposition A permettrait de tenir en échec cette seconde condition et d’offrir une explication réductive du phénomène E. Existe-t-il donc au moins une proposition A qui permette de répondre à la question "pourquoi une épaisseur de moins de 1 cm d’eau commune H20 pure, à température et pression ambiantes (20°C, 1 atm) laisse-t-elle passer au moins 98% du rayonnement du spectre du visible (longueurs d’ondes entre 400 et 700 nm) ?" en regard de sa classe de contraste ? Une réponse par l’affirmative est possible, comme le montre l’explication vibrationnelle suivante. La molécule d’eau est composée de trois atomes. Or la liaison entre ces atomes n’est pas rigide mais possède au contraire une certaine élasticité due aux propriétés de la liaison chimique71 : la molécule peut être étirée ou tordue, ou encore vibrer autour de plusieurs axes. Au total, six principaux modes vibratoires peuvent coexister (voir figure 3). Figure 3. Principaux modes vibratoires de la molécule d’eau en phase liquide (d’après Chaplin 2007).
ν1
ν2
Etirement symétrique Etirement asymétrique
x
y
ν3
Torsion
z
Librations
71
Lorsque l’eau est en phase liquide, les trois atomes ne restent pas ensemble très longtemps : en effet les atomes d’hydrogène sont régulièrement échangés entre molécules d’eau du fait de l’existence de processus de ‘protonation/déprotonation’. Ces processus sont minimaux à pH 7 ; dans ce cas, la durée moyenne d’une même molécule d’eau est de l’ordre de la milliseconde. Cette durée étant cepen dant bien plus longue que les échelles de temps en jeu dans les réactions chimiques au sein desquelles l’eau intervient (par exemple des réactions de liaison hydrogène ou d’hydratation), l’eau est habituelle ment considérée comme une molécule de structure permanente. Voir (Chaplin 2007).
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Chacun de ces modes vibratoires possède une fréquence propre. Lorsque la fréquence du rayonnement reçu par la molécule correspond à une de ces fréquences vibratoires propres, ou à une combinaison de ces fréquences, le rayonnement est alors absorbé, son énergie se transformant en énergie de vibration de la molécule. On peut ainsi faire se correspondre fréquences de rayonnement absorbé et fréquences de vibrations. Cette correspondance entre fréquences absorbées et modes vibratoires est réalisée en rapprochant deux types d’éléments : d’une part, des résultats de mesures expérimentales très fines de certains pics d’absorption réalisées dans des conditions bien particulières (par exemple spectroscopie Raman ou infra-rouge 72) ; de l’autre, des modèles moléculaires vibratoires (par exemple oscillateur harmonique classique ou quantique73) qui permettent de calculer les fréquences des différents modes vibratoires. Le rapprochement de ces mesures de fréquences absorbées et de ces calculs de fréquences vibratoires permet d’expliquer pourquoi certaines fréquences sont fortement absorbées (voir tableau 1). A ces fréquences viennent se rajouter une multitude d’harmoniques qui rendent compte de l’absorption qui a lieu pour des fréquences intermédiaires. A contrario, des longueurs d’ondes ne correspondant pas à des combinaisons de fréquences vibratoires ne sont pas ou peu absorbées. Ceci est, notamment, en grande partie le cas dans le domaine du visible (longueurs d’ondes entre 400 et 700 72
La spectroscopie Raman est une technique d’analyse spectrale utilisée en physique de la matière condensée et en chimie pour identifier notamment les modes vibratoires des molécules constituant l’échantillon de matière à étudier. Son fonctionnement repose sur la diffusion inélastique de lumière monochromatique : l’échantillon est soumis à un rayonnement laser ; ce rayonnement interagit avec les modes vibratoires de l’échantillon, typiquement en excitant ses composants moléculaires, ce qui modifie le niveau énergétique du rayonnement transmis. L’analyse des changements de niveau d’éner gie permet d’identifier les modes vibratoires de l’échantillon et de mesurer leurs valeurs énergétiques et leurs fréquences propres. La spectroscopie infra-rouge fonctionne d’une manière similaire et apporte des résultats complémentaires. 73 Dans le cas particulier d’une molécule diatomique, on peut considérer que la molécule vibre d’une manière semblable à deux masses reliées par un ressort. L’énergie potentielle associée à un tel système ‘classique’ varie selon le carré du déplacement par rapport à la position d’équilibre. D’un point de vue quantique cependant, les niveaux d’énergie accessibles au système sont espacés à inter valles réguliers et sont donnés par : 1# 1 k & En = $ n + ! 2 " 2π mr % où n est un entier positif, k est la constante de raideur associée à la liaison entre les deux atomes, et mr est la masse réduite de la molécule donnée par : m1m2 mr = . m1 + m2
154
Les origines de la vie
nm) qui se trouve donc être à la marge du spectre de rayonnement absorbé par les modes vibrationnels, à savoir donc à la marge du spectre infra-rouge 74. Tableau 1. Correspondance entre fréquences de rayonnement absorbé (dans l’infrarouge) et modes vibratoires de l’eau liquide (Chaplin 2007). Longueurs d’ondes
Modes vibratoires
0.2 mm
Torsion intermoléculaire
55 μm
Etirement intermoléculaire
25 μm
L1, librations
15 μm
L2, librations
6.08 μm
v2, torsion
4.65 μm
v2 + L2
3.05 μm
v1, étirement symétrique
2.87 μm
v3, étirement asymétrique
1900 nm
av1 + v2 + bv3 (avec a+b=1)
1470 nm
av1 + bv3 (avec a+b=2)
1200 nm
av1 + v2 + bv3 (avec a+b=2)
970 nm
av1 + bv3 (avec a+b=3)
836 nm
av1 + v2 + bv3 (avec a+b=3)
739 nm
av1 + bv3 (avec a+b=4)
660 nm
av1 + v2 + bv3 (avec a+b=4)
606 nm
av1 + bv3 (avec a+b=5)
514 nm av1 + bv3 (avec a+b=6) Note : a et b sont des entiers ≥ 0
74
Une explication physique semblable mais de nature différente pourrait être développée pour rendre compte de l’absorption par l’eau de rayonnement dans le domaine de l’ultra-violet. Une telle explication mobiliserait non pas les modes vibrationnels de la molécule d’eau mais ses niveaux d’énergie électroniques. Pour des raisons de place, je ne développe pas cette explication ici. Voir par exemple (Quickenden et Irvin 1980).
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Notons qu’on ne déduit pas nécessairement une propriété donnée de la molécule d’eau à partir d’une propriété semblable de l’oxygène et de l’hydrogène. Ainsi par exemple, on ne déduit pas la transparence de l’eau de la transparence de l’hy drogène liquide ou de celle légèrement bleutée de l’oxygène liquide. Plus précisément, on ne déduit pas le spectre d’absorption de l’eau de ceux de l’oxygène et de l’hydrogène : il faut prendre en compte l’agencement des atomes d’oxygène et d’hydrogène au sein d’une molécule d’eau, et notamment les modes vibratoires de cette molécule engendrés par cet agencement. Soit donc la proposition A suivante : "Les longueurs d’onde du visible ne correspondent que très marginalement à des combinaisons de modes vibratoires de la molécule d’eau". Cette proposition A remplit les conditions suivantes : - A est vraie (comme l’attestent des mesures par spectroscopie Raman ou infrarouge et le rapprochement avec des modèles d’oscillateurs quantiques associés à la molécule d’eau). - A respecte la relation de pertinence RR vis-à-vis de 〈Pk, X〉 : en effet, A ne fait aucunement appel à des entités d’un niveau d’organisation supérieur ou égal à celui du système en question dans Pk ("épaisseur de moins de 1 cm d’eau commune H20 pure") et qui englobent tout ou partie de S ; au contraire, A est formulée à partir d’entités du domaine moléculaire (propriétés vibratoires) et du domaine physique (rayonnement électromagnétique). - A permet d’élaborer une réponse à la question Q = 〈Pk, X, RR〉 sous la forme "une épaisseur de moins de 1 cm d’eau commune H20 pure, à température et pression ambiantes (20°C, 1 atm) laisse passer plus de 98% du rayonnement du spectre du visible (longueurs d’ondes entre 400 et 700 nm), et non pas moins de 2% etc. (en référence à la classe de contraste X), parce que les longueurs d’onde du visible ne correspondent que très marginalement à des combinaisons de modes vibratoires de la molécule d’eau", soit donc sous la forme "Pk en contraste par rapport au reste de X parce que A". La proposition A constitue donc bien une réponse à la question "pourquoi Pk en contraste par rapport au reste de X, sachant RR ?". Elle tient en échec la seconde condition de la définition d’un phénomène émergent et offre une explication réductive de la transparence de l’eau, dans les limites spécifiées par 〈Pk, X, RR〉 tel que défini plus haut. En ce sens donc, la ‘transparence’ de l’eau ne peut être qualifiée de phénomène émergent.
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3.3. Et pourtant Revenons un instant sur la proposition Pk et sa classe de contraste (condition émergentiste 1), et imaginons cette fois-ci que la classe de contraste soit resserrée autour de la quantité de rayonnement du visible non absorbé : pourquoi 98% et pas 99% ou 97% ? Plus précisément encore, si on se restreint à une lumière monochromatique de longueur d’onde λ = 530 nm, pourquoi une épaisseur de 1 cm d’eau laisset-elle passer 99,885 % ± 0,003% du rayonnement reçu, et non pas 99,88% ou 99,99% ? Dans le cas, force est de constater qu’une explication est difficile à formuler. A ce jour, plus d’une quarantaine de modèles de la molécule d’eau en phase liquide ont été développés pour rendre compte de plusieurs de ses propriétés, qu’il s’agisse de changements de phase ou de calculs de densité à différentes températures (Guillot 2002). Certains de ces modèles cherchent tout particulièrement à rendre compte des propriétés vibratoires de la molécule d’eau et de son spectre d’absorption (voir par exemple Li et al. 2006). Les études se concentrent cependant sur des pics particuliers d’absorption, comme par exemple autour du nombre d’ondes 3400 cm-1, et malgré cette spécialisation, ne parviennent pas à rendre compte de la forme exacte de ces pics (Leetma et al. 2006). Autrement dit, si on est aujourd’hui capable de prédire l’existence de fréquences vibratoires et de pics d’absorption et donc de rendre compte du fait que la molécule d’eau absorbe ou non ‘en grande partie’ telle ou telle fréquence, on est au contraire dans l’incapacité de prédire, avec une grande précision, l’intensité de l’absorption à une fréquence donnée. Ainsi, resserrer l’exigence explicative concernant Pk à l’aide d’une classe de contraste plus étroite conduit à une situation d’impossibilité explicative. Notons qu’il s’agit cependant là d’une impossibilité épistémique dans la mesure où elle apparaît relative à l’état de la science au moment où est posée la question, sans présager de travaux ultérieurs. 3.4. Conclusion Les deux conditions sur lesquelles repose la notion d’émergence pragmatique que j’ai définie permettent de comprendre, ici dans le cas de la ‘transparence de l’eau’, comment un phénomène peut, ou non, être qualifié d’émergent. La première condition émergentiste (reformulation) permet de préciser le phénomène en question en le reformulant de manière plus précise afin d’obtenir une proposition vraie et en contrastant cette dernière par la précision d’une classe de contraste. La vérité de la proposition "l’eau est transparente", et donc la possibilité de la qualifier d’émergente, dépend du contexte dans lequel est mesurée cette trans-
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parence : dans certains contextes, par exemple dans le cas d’une ‘tranche’ d’eau de 1 cm d’épaisseur soumise à de la lumière du spectre du visible et à condition de ne pas exiger une absorption inférieure à 10 -2, cette transparence est effectivement vraie ; dans un très grand nombre d’autres situations, la proposition "l’eau est transparente" est tout simplement fausse, qu’il s’agisse, par exemple, d’une très grande épaisseur d’eau ou de longueurs d’ondes fortement absorbées, et dans ces cas-là, la transparence de l’eau ne saurait être une propriété émergente. La seconde condition émergentiste (impossibilité d’explication) peut être satisfaite ou non, notamment en fonction de la spécificité de la classe de contraste et de l’état de la science au moment où est posée la question ayant trait au phénomène proposé comme émergent. Dans le cas où la classe de contraste oppose transparence à opacité, alors une explication réductive de la transparence de l’eau dans le visible peut être formulée à partir des modes vibratoires de la molécule d’eau. Par contre, si la classe de contraste cherche à faire ressortir une valeur précise du coefficient d’absorption de l’eau pour une longueur d’onde donnée, aucune réponse ne peut être formulée, du moins en l’état actuel de la science.
4. L’émergence pragmatique et ses différentes facettes 4.1. La prise en compte de la ‘tradition’ émergentiste On peut chercher à caractériser comment l’émergence pragmatique se situe par rapport aux autres conceptions philosophiques de l’émergence, à la ‘tradition’ émergentiste telle que nous l’avions évoquée plus haut (Chapitre 5). Par son adossement à une conception de l’explication, l’émergence pragmatique se place résolument comme une émergence comprise sous une dimension épistémique : c’est la connaissance mobilisée dans l’explication qui permet d’établir, par ses limites, le statut émergent d’un phénomène. La caractérisation de l’émergence pragmatique comme synchronique ou diachronique est peut-être plus délicate à première vue. Revenons un instant sur sa définition, cette fois-ci de manière un peu plus schématique : étant donnée une relation de pertinence réductive RR, un phénomène E pourra être qualifié d’émergent si et seulement si (condition 1 de reformulation) il peut être énoncé sous la forme d’une proposition Pk vraie et précisée par la classe de contraste X, et (condition 2 d’impossibilité d’explication) il n’existe pas de proposition A vraie et respectant RR qui puisse être une réponse à la question "pourquoi Pk en contraste par rapport au reste de X ?". Deux éléments de cette définition jouent un rôle clé : la classe de contraste X et la relation de per-
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tinence RR. Ce sont ces deux éléments qui vont permettre de prendre en compte les dimensions d’imprédictibilité et d’irréductibilité. En effet, la classe de contraste permet de préciser, en quelque sorte, les contours ou les aspects saillants du phénomène émergent. Ainsi, par exemple, si la classe de contraste oppose la proposition "la Terre, la Lune et le Soleil sont alignés ce 11 août 199975" aux propositions "la Terre, la Lune et le Soleil sont alignés ce j août 1999" avec 1 ≤ j ≤ 31 et j ≠ 11, elle introduit alors implicitement une dimension diachronique temporelle. Si au contraire elle oppose la proposition "le champ magnétique à Montréal ce 20 décembre 2007 a une déclinaison de 15°8’ ouest par rapport au Nord géographique76" à des propositions comme "le champ magnétique à Montréal ce 20 décembre 2007 a une déclinaison de 45° ouest par rapport au Nord géographique" ou encore "le champ magnétique à Montréal ce 20 décembre 2007 est nul", elle impose alors implicitement de rechercher une explication synchronique compositionnelle au phénomène de géomagnétisme terrestre, une explication qui permette de réduire, en quelque sorte, le géomagnétisme terrestre à un mécanisme interne77. Ces dimensions d’imprédictibilité et d’irréductibilité se trouvent renforcées et explicitées dans la relation de pertinence réductive RR dans la mesure où cette dernière spécifie les types d’explications acceptables. En effet, selon ce qui a été précisé plus haut, RR contient notamment la condition centrale (RR1) : "Ne pas faire appel à des entités d’un niveau d’organisation supérieur ou égal à celui du système S et qui englobent tout ou partie de S". Elle induit donc une dimension de réductibilité si on cherche effectivement à expliquer le phénomène dont fait preuve le système S par des entités d’un niveau organisationnel inférieur à celui du système S en question78. 75
Il y avait effectivement une éclipse totale de soleil ce jour là, visible dans toute la partie Nord de la France. 76 Selon les données de la Commission Géologique du Canada, accessible en ligne sur http://gsc.nrcan.gc.ca/geomag 77 L’explication la mieux acceptée du géomagnétisme terrestre est celle du modèle ‘dynamo’. La Terre est formée de plusieurs couches : une mince croûte externe, un manteau silicaté, un noyau ‘ex terne’ liquide composé de fer et un noyau ‘interne’ solide. Le géomagnétisme est attribué aux mouvements de convection du fer liquide au sein du noyau externe, couplés aux mouvements de rotation de la Terre dans son ensemble. Lorsque le fer en fusion circule dans le champ magnétique existant, il gé nère un courant électrique, grâce au mécanisme d'induction magnétique ; ce courant électrique nouvellement induit crée, à son tour, un champ magnétique (voir par exemple le site de la Commission Géologique du Canada : http://gsc.nrcan.gc.ca/geomag). 78 En toute rigueur, et comme indiqué plus haut, il est possible selon (RR1) de faire également appel à des entités d’un niveau supérieur ou égal à celui du système S, mais qui ne contiennent aucune partie de S ni S dans sa totalité (RR3), ainsi qu’à des éléments ‘trans-niveaux’ (RR4). Sans être stricto sensu des relations de pertinence qui incorporent une dimension de ‘réduction’, (RR3) et (RR4) ne s’y opposent pas : elles spécifient en effet des éléments explicatifs qui sont en dehors du système S sur le-
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La relation de pertinence réductive peut également induire une dimension diachronique temporelle de prédictibilité si elle se voit complétée, notamment, par une condition supplémentaire (que nous pourrions nommer RR5) qui spécifierait l’utilisation de lois temporelles d’évolution dans la formulation de toute explication recevable. Dans ce cas en effet, toute explication réductive recevable devra faire appel à une loi d’évolution temporelle rendant possible la prédiction du phénomène ; l’affirmation de l’impossibilité d’une telle explication se traduira alors par l’imprédictibilité du phénomène en question. Ainsi donc, les deux dimensions d’irréductibilité (synchronique) et d’imprédictibilité (diachronique) de la notion d’émergence peuvent être prises en compte par les deux éléments contextuels de l’émergence pragmatique, à savoir la classe de contraste et la relation de pertinence. Cependant, plutôt que de se positionner de manière définitive par rapport à ces deux dimensions, l’émergence pragmatique propose un positionnement relatif, dépendant du contexte. Comparaison avec l’émergentisme anglais Parce qu’elle est adossée à une théorie de l’explication qui accepte, certes des déductions logiques strictes, mais également d’autres modes de justification comme des inférences statistiques ou des mécanismes causaux, l’émergence pragmatique va être plus restrictive que l’émergence de Broad. En effet, des propriétés systémiques qui ne seraient pas rigoureusement déductibles des propriétés des parties et de leur organisation, mais qu’approximativement, pourraient compter pour émergentes selon les critères relativement étroits de Broad (du moins si on en fait une lecture logicienne), alors qu’elles ne le seraient pas selon les critères plus englobants du cadre pragmatique (à condition, bien entendu, de spécifier des classe de contraste et relation de pertinence appropriées). Notons aussi que, pour l’émergence pragmatique, la notion clé est celle d’explication et non plus celles de déduction, de réduction ou de prédiction à proprement parler. L’émergence pragmatique est articulée en rapport à une théorie de l’explication elle-même bien spécifiée : la théorie pragmatique. Ces précautions permettent ainsi d’apporter une plus grande précision conceptuelle et de réduire le nombre des interprétations possibles. Une similitude, par contre, me paraît intéressante à signaler. Elle concerne la possibilité de prendre en compte des propriétés qui n’appartiennent à aucun niveau en particulier, ou qui peuvent être mobilisées à tous les niveaux. En effet, pour Broad, il existe à chaque niveau non seulement (1) des ‘propriétés réductibles’, donc déductibles des propriétés du niveau inférieur, (2) des ‘propriétés ultimes’, spécifiques au niveau en question et émergentes, mais également (3) des ‘propriétés quel porte la question de réduction.
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ordinalement neutres’ qui peuvent être possédées par des agrégats de n’importe quel niveau et parmi lesquelles Broad cite, par exemple, l’inertie et la masse gravitationnelle (1925, 79). D’une manière tout à fait semblable, j’ai évoqué (Chapitre 6) la possibilité que des éléments ‘trans-niveaux’ puissent être mobilisés au besoin dans une explication réductive, pour peu que cette explication respecte une relation de pertinence réductive RR spécifiée par le contexte et contenant notamment la condition centrale RR1 : "Ne pas faire appel à des entités d’un niveau d’organisation supérieur ou égal à celui du système S et qui englobent tout ou partie de S". Parmi ces éléments ‘trans-niveaux’ figurent à la fois des éléments relatifs à l’environne ment du système étudié, comme par exemple des conditions de pression, de champ magnétique ou autre, ainsi que des éléments résultant de considérations abstraites logico-mathématiques. Une similitude d’approche, bien que ces éléments ‘ordinalement neutres’ ou ‘trans-niveaux’ soient de nature différente : des propriétés physiques pour Broad, certes mobilisables à plusieurs niveaux mais dont la caractéristique est de n’être ni réductibles ni émergentes ; des éléments positionnables à différents niveaux pour l’émergence pragmatique et néanmoins mobilisables dans le cadre d’une explication réductive intervenant à un niveau donné. Comparaison avec l’émergence des positivistes logiques La conception pragmatique de l’émergence se place dans une certaine continuité de la position des empiristes logiques, car le pragmatisme auquel elle se rattache se veut un « empirisme constructif » (van Fraassen 1980). Elle conserve donc un certain nombre de similitudes avec l’émergence de Hempel, Oppenheim et Nagel, mais s’en démarque par d’autres aspects. Elle continue ainsi de faire une large place aux théories scientifiques et à la notion d’explication. Ce faisant, elle introduit davantage encore d’éléments contextuels : selon la conception pragmatique, l’émergence est relative, non seulement aux théories scientifiques mobilisées, mais aussi aux souhaits cognitifs des interlocuteurs. Ce positionnement comme prolongement critique de l’émergence empirique lui permet de répondre à deux objections, le problème de la non-déductibilité stricte et le problème des lois-ponts ; par contre, elle ne peut se soustraire à la critique concernant sa nature même : elle demeure épistémique. L’émergence empirique, en effet, ne comporte pas dans sa formulation de condition de déductibilité logique stricte. Les conditions imposées aux types d’explications recevables sont énoncées dans la relation de pertinence RR. Or, cette relation de pertinence est un élément contextuel, qui dépend notamment des intérêts cognitifs des interlocuteurs et des théories scientifiques mises à contribution. Dans certains cas certes, il est possible que le contexte ajoute à RR une condition de dé-
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ductibilité stricte ; dans d’autres, au contraire, le contexte peut insister sur une condition d’inférence statistique, ou sur bien d’autres conditions, comme celle d’inclure un mécanisme causal par exemple. Les conditions imposées aux types d’explications recevables sont donc plus souples dans le cadre de l’émergence pragmatique que dans celui de l’émergence des positivistes logiques. Ce n’est pas pour autant que n’importe quelle explication serait acceptable. En effet, l’émergence pragmatique présuppose qu’on cherche une bonne explication, et, comme nous l’avons vu plus haut, être une bonne explication impose de remplir un certain nombre de critères additionnels. Pour ce qui est du problème des lois-ponts, il faut d’abord reconnaître que la conception pragmatique de l’émergence doit se situer dans un cadre philosophique plus large et s’adosser non seulement à un modèle philosophique d’explication, mais également à un modèle philosophique des théories scientifiques. Or le modèle des théories scientifiques le plus proche du cadre pragmatique est le modèle dit ‘sémantique’ des théories (voir par exemple Suppe 1974). Selon cette conception des théories scientifiques, les théories sont conçues comme des classes de modèles et non plus comme des systèmes formels axiomatisés en logique du premier ordre (conception syntaxique des théories79). Le premier avantage de cette conception est de se placer dans un cadre formel plus large, par exemple celui de la théorie mathématique des ensembles selon l’option défendue par Suppes (1974, 266-283), donc à un niveau conceptuel plus fondateur et, par voie de conséquence, plus englobant 80. L’autre avantage est que ce niveau conceptuel permet de concevoir les relations entre théories sous un autre jour : les théories étant des classes de modèles, autrement dit des ensembles, elles peuvent être comparées entre elles par l’intermédiaire de fonctions comme des bijections, injections ou surjections. La notion de loisponts véhiculée par la conception syntaxique trouve un pendant bien plus formali-
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Les conceptions syntaxique et sémantique des théories ont donné lieu à une riche littérature en philosophie des sciences. La conception ‘syntaxique’ est celle initialement proposée par les empiristes logiques et formalisée par exemple par Hempel et Oppenheim (1948) ou Nagel (1961, 90-97). La conception ‘sémantique’ est issue d’une critique de la première ; elle a été notamment développée par Suppes (1960, 1962) dans le cadre d’une axiomatique ancrée dans la théorie des ensembles et par van Frassen (1980) et Suppe (1974) avec une approche ‘état de phase’. Pour une vue d’ensemble des débats, on pourra se référer utilement à Suppe (1974). Les premières applications de la conception sémantique des théories à la biologie ont été réalisées par Beatty (1980), Lloyd (1984), Thomson (1983, 1989). 80 Ainsi Suppes indique que les théories scientifiques axiomatisées en logique du premier ordre ne sont en réalité que des ‘quasi-axiomatisations’ dans la mesure où elles présupposent la théorie des ensembles, la théorie des nombres et d’autres théories mathématiques (voir par exemple 1974, 266-283 mais aussi 1967, 55-67).
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sé dans le cadre de la conception sémantique qui peut, par ailleurs, s’accommoder des disjonctions les plus « sauvages », pour reprendre le mot de Fodor. La critique du statut épistémique de l’émergence des positivistes logiques demeure valide pour l’émergence pragmatique qui conserve ce trait de caractère. L’objection qui s’appliquait à l’émergence de Hempel, Oppenheim ou Nagel s’applique également, en toute logique, à l’émergence pragmatique telle que proposée et définie plus haut. Notons cependant que cette question plonge ses racines dans un problème bien plus profond qui oppose de manière bien plus générale les approches empirique et réaliste de la connaissance scientifique. Il s’agit là d’un débat philosophique à part entière, connexe à la métaphysique, et qui dépasse de loin le simple cadre d’une discussion conceptuelle sur l’émergence81. Comparaison avec l’émergence comme irréductibilité fonctionnelle A première vue, les définitions de l’émergence comme irréductibilité fonctionnelle et de l’émergence pragmatique sont deux approches très différentes. La première adosse l’émergence à une nouvelle définition de la réduction, la seconde à un modèle d’explication. La première invoque une fonctionnalisation de la propriété émergente, la seconde une reformulation en rapport avec une classe de contraste. La causalité joue un rôle fondamental pour la première, pas pour la seconde. Peu de points communs donc. Pourtant l’approche générale me semble relever d’une même stratégie : face aux multiples affirmations concernant le caractère émergent ou non de certains phénomènes, il apparaît nécessaire tout d’abord de préciser, définir ou reformuler la propriété émergente. Pour Kim, cela passe par l’étape de fonctionnalisation dans la mesure où cette étape permet de préciser le rôle causal de la propriété en question ; pour l’émergence pragmatique, cela passe par l’étape de reformulation en rapport avec la spécification d’une classe de contraste. La seconde étape est alors d’identifier une explication de cette propriété redéfinie, qu’il s’agisse d’une explication impliquant des réalisateurs et leurs rôles causals ou d’une explication pragmatique dépendant d’une relation de pertinence contextuelle. Qui plus est, si on suit l’interprétation que fait Marras de l’étape de fonctionnalisation de Kim, la réduction fonctionnelle est tout à fait semblable à la réduction interthéorique de Nagel ou à ses versions successives (Marras 2002, 2006). Or, l’explication pragmatique de van Fraassen partage aussi l’héritage des positivistes logiques (van Fraassen 1980). Rien de surprenant donc à ce que les approches aient des points de ressemblance. 81
Sans vouloir entrer dans le débat, j’indiquerai simplement adopter une conception des théories scientifiques plus proche des positions défendues par les ‘anti-réalistes’ que de celles proposées par les ‘réalistes’. Ainsi, plutôt que de considérer que les théories expriment des états de choses réels, je propose de les considérer comme des instruments utilisés pour leur pouvoir prédictif.
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L’émergence pragmatique a cependant un certain nombre d’avantages. Le premier est que l’émergence pragmatique ne fait pas appel à une notion supplémentaire comme celle de fonctionnalisation. L’étape de fonctionnalisation proposée par Kim impose de définir précisément ce qu’on entend par fonctionnalisation. Or, comme en témoignent les travaux de Marras, la fonctionnalisation ‘Kimienne’ se prête à de multiples interprétations. Qui plus est, elle n’apparaît ni suffisante ni nécessaire comme critère de réduction ou d’émergence (Antony 1999 ; Marras 2006). On peut se poser la question du bien-fondé de cette étape et du choix d’une analyse fonctionnelle comme ancrage d’une théorie de la réduction et d’une approche de l’émergence. Le second est que, contrairement à l’émergence comme irréductibilité fonctionnelle de Kim, l’émergence pragmatique ne formule aucune exigence de causalité : certes, la condition d’explication peut être satisfaite par l’identification de mécanismes causaux ; cependant, elle peut l’être tout aussi bien par un large éventail d’explications non causales, qu’il s’agisse d’explications par des théorèmes mathématiques ou des considérations logiques, par des principes de symétrie ou de moindre action par exemple, toutes ces explications étant parfaitement légitimes d’un point de vue scientifique. Un phénomène qui recevrait donc une explication de type non causal pourrait ainsi être émergent selon Kim, alors qu’il serait non émergent selon les critères de l’émergence pragmatique : les conditions de l’émergence pragmatique sont plus restrictives, car elles autorisent des modes d’explications scientifiques plus divers et qui vont au-delà de la simple explication causale. Qui plus est, insister sur une explication causale impose de préciser la notion de causalité qui est mobilisée, car sinon comment véritablement savoir ce qui compte ou non comme ‘rôle causal’. S’agit-il d’une causalité conçue comme régularité nomologique (Hempel et Oppenheim 1948 ; Nagel 1961) ? Comme transfert ou manifestation d’une quantité physique conservée (Salmon 1984 ; Dowe 1992 ; Kistler 1998) ? Comme manifestation d’une qualité seconde (Menzies et Price 1993) ? Comme dépendance contrefactuelle (Lewis 1986) ? Comme augmentation de probabilité d’occurrence (Suppes 1970) ? Au contraire, l’émergence pragmatique reste en dehors de cette exigence, puisqu’elle ne mobilise pas la notion de causalité. 4.2. Un adossement à une théorie solide On pourrait reprocher à l’émergence pragmatique de ne pas constituer une définition positive de l’émergence, la seconde condition émergentiste étant énoncée sous la forme d’une négation. Cette condition requiert, en effet, d’établir la ‘non-possibilité’ d’une explication réductive, et n’énonce pas un certain nombre de critères à satisfaire de manière positive.
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Une des rares caractérisations positives de la notion d’émergence est la caractérisation par la ‘nouveauté’. On pourrait alors être tenté de l’estimer préférable à une définition négative de l’émergence comme ‘imprédictibilité’ ou ‘non-prédictibilité’. Mais analysons cela de plus près : que signifie ‘nouveauté’ ? D’après le Dictionnaire de l’Académie Française, est nouveau ce « qui est récent, qui commence d’être ou de paraître, qui n’existe ou qui n’est connu que depuis peu de temps »82. Autrement dit, est nouveau ce qui n’existait pas ou n’était pas connu auparavant. Et voilà que s’introduisent immanquablement les prémisses d’une définition de l’émergence par la négative, à nouveau (!), comme si les caractérisations positive et négative de cette notion se retrouvaient perpétuellement face à face. Comment aussi interpréter cette notion de nouveauté d’un point de vue scientifique ? Si l’objectif de la science est « d’aller au-delà d’une simple description de son objet en fournissant une explication des phénomènes qu’elle étudie » (Hempel & Oppenheim 1948, 135), comment la science peut-elle alors caractériser la nouveauté si ce n’est en la confrontant à l’explication ? Or, de nombreux phénomènes qualifiables de ‘nouveau’ sont parfaitement explicables : la présence d’un nouveau livre sur l’étal d’un libraire n’a rien de scientifiquement mystérieux et s’explique par les activités de l’écrivain, de l’éditeur et de l’imprimeur. Il semblerait donc que la notion d’émergence cherche aussi à rendre compte de quelque chose qui aille au-delà de la notion de nouveauté, de quelque chose qui pose problème pour la science et son idéal traditionnel d’explication, tant et si bien que la plupart, si ce n’est la totalité, des définitions de l’émergence complètent l’exigence de nouveauté par des notions additionnelles comme celles d’imprédictibilité ou d’irréductibilité. Ce débat avait déjà lieu au sein des émergentistes anglais. Morgan donne de nombreux exemples de phénomènes nouveaux qui sont pour lui émergents : Quand le carbone, qui possède certaines propriétés, est combiné avec du souffre, possédant d’autres propriétés, alors se forme non pas un simple mélange mais bien un nouveau composé dont certaines des propriétés sont bien différentes de celles de chacun des composants (Morgan 1923, 3, mes italiques).
Cependant Broad, qui cherche à aller au-delà de simples exemples afin de proposer la première définition abstraite de l’émergence, se voit contraint de préciser ou dépasser la notion positive de nouveauté et de faire appel à la notion négative de non-déductibilité. Rappelons sa définition de l’émergence : Formulée en termes abstraits, la théorie émergente affirme qu’il y a certains ensembles composés (disons) de constituants A, B, et C dans une relation R les uns avec les autres ; que tous les ensembles composés de constituants de mêmes 82
Dictionnaire de l’Académie Française, 8e édition de 1932-1935.
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types A, B, et C dans des relations de même type R, ont certaines propriétés caractéristiques ; que A, B, et C peuvent être présents dans d’autres types d’ensembles au sein desquels la relation n’est pas du même type que R ; et que les propriétés caractéristiques de l’ensemble R(A, B, C) ne peuvent, même en théorie, être déduites de la connaissance la plus complète des propriétés de A, B, et C pris isolément ou dans d’autres ensembles qui ne sont pas de la forme R(A, B, C). La théorie mécaniste rejette la dernière clause de cette assertion (Broad 1925, 61, mes italiques).
Mon propos ici n’est pas d’apporter la preuve qu’il soit impossible de définir l’émergence de manière positive, bien que je doute fort du succès d’une telle entreprise sauf peut-être dans des cas très particuliers, mais plutôt d’apporter un faisceau convergent d’arguments expliquant pourquoi la notion d’émergence tend à être définie de manière négative. Cela tient peut-être, également, au fait que cette notion se définit très tôt par opposition à la science dite mécanique comme le fait Broad plus haut. Or, si un trait caractérise cette « science mécanique », c’est bien le souci de prédire ou de déduire, dans certains cas de réduire, donc le souci de se définir de manière positive. Si la notion d’émergence se pose en alternative à la science mécanique, rien de surprenant donc à ce qu’elle se définisse par la négation des critères que cette même science mécanique se propose de satisfaire, et donc de manière négative. L’émergence pragmatique s’inscrit dans la tradition d’une définition négative de l’émergence, puisqu’elle est caractérisée par une impossibilité explicative. Ce faisant, si elle se définit en négatif, c’est par rapport à une théorie bien élaborée, celle de l’explication pragmatique. Il ne s’agit donc plus d’irréductibilité ou d’imprédictibilité simpliciter, mais d’un cas particulier d’impossibilité explicative dans le cadre d’une théorie pragmatique de l’explication, cette dernière répondant à de nombreuses objections formulées à l’encontre d’autres modèles antérieurs d’explication comme les modèles déductif-nomologique (DN) ou causal-mécanique (CM) analysés précédemment. A défaut donc d’être elle-même une caractérisation positive de l’émergence, l’émergence pragmatique s’adosse à une théorie positive élaborée, celle de l’explication pragmatique. 4.3. Des apports spécifiques L’émergence pragmatique se caractérise par des apports spécifiques. J’en détaille ici quatre principaux : (1) la prise en compte du contexte, (2) une vertu unificatrice, (3) l’exigence d’une reformulation du phénomène émergent, (4) la capacité à être opérationnalisée.
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L’émergence pragmatique, en effet, incorpore de manière tout à fait explicite le contexte, ce qu’aucune autre définition de l’émergence ne fait. Ainsi conçue, l’émergence n’est plus une relation bipartite entre phénomène et théorie mais une relation tripartite entre phénomène, théorie et contexte. La prise en compte du contexte permet d’expliciter le sens qu’on donne à la notion d’émergence et les attentes qu’on a à son égard. Cette spécification permet de comprendre pourquoi certains phénomènes peuvent être qualifiés d’émergents par certains et de non émergents par d’autres : la comparaison des classes de contrastes et des relations de pertinence attachées à chaque point de vue fait ressortir les éléments contextuels de divergence d’appréciation de ce qui compte ou non comme émergent. Ce faisant, la conception contextuelle de l’émergence pragmatique permet de rendre compte des différentes versions de la notion d’émergence et possède ainsi une vertu unificatrice. En effet, la spécification à la fois de la classe de contraste et de la relation de pertinence permet de préciser si l’émergence est entendue d’un point de vue synchronique ou diachronique, si ce qui importe est plutôt une mise en défaut d’explication réductive ou plutôt une incapacité prédictive. Les différents modèles de la notion d’émergence peuvent se comprendre du point de vue de l’émergence pragmatique par la formulation d’exigences contextuelles spécifiques. L’émergence pragmatique n’a pas pour autant la capacité à réduire tous ces modèles d’émergence à un seul, car les spécificités contextuelles de chacun demeurent. Cependant, elle fournit un cadre conceptuel au sein duquel les différents modèles d’émergence peuvent être positionnés et comparés, les principaux éléments de comparaisons étant constitués par la spécification des classes de contraste et des relations de pertinence. Par ailleurs, l’émergence pragmatique exige que le phénomène émergent soit rigoureusement précisé : cela passe par une reformulation de la proposition qui le décrit et par la spécification d’une classe de contraste (satisfaction de la condition 1 de formulation). Loin d’être triviale, cette exigence permet d’insister sur la formulation précise du phénomène à la base d’une affirmation émergentiste. Comme nous l’avons vu dans le cas de la transparence de l’eau, une énonciation trop hâtive ou sommaire d’un phénomène peut générer au mieux des propositions ambiguës, au pire des propositions fausses : l’eau n’est pas transparente à toutes les longueurs d’ondes électromagnétiques ; elle n’est pas non plus transparente de la même manière aux différentes longueurs d’onde du visible puisque son coefficient d’absorption varie. Le manque de formulation précise et vraie peut conduire à des différences notoires de point de vue entre partisans et détracteurs de l’émergence. Ainsi par exemple dans le cadre de la recherche sur le cancer qui voit s’opposer une école émergentiste et une école réductionniste, le principal point de désaccord naît d’une absence de formulation sous la forme d’une proposition vraie du phéno-
Chapitre 7 – L’émergence pragmatique
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mène à l’origine des affirmations émergentistes, à savoir la carcinogenèse (Malaterre 2007b). La formulation du phénomène sous la forme d’une proposition vraie permet d’expliciter le phénomène dit émergent et de s’accorder d’un point de vue scientifique sur la description avérée de ce phénomène. L’apport de la définition pragmatique de l’émergence est de rendre explicite cette exigence de formulation et d’en faire une étape préalable à toute considération explicative. L’émergence pragmatique, de par la forme de sa définition, est aussi une notion ‘opérationnalisable’, autrement dit une notion qui peut être mise, en quelque sorte, à l’épreuve du monde. En effet, la définition proposée prend la forme d’un mode opératoire : une première condition doit être réalisée (condition 1 de formulation), avec notamment la spécification d’une classe de contraste, puis une seconde condition doit alors être examinée (condition 2 d’impossibilité d’explication), après avoir au préalable précisé la relation de pertinence retenue. La définition pragmatique de l’émergence précise les différents éléments à réunir pour déclarer un phénomène émergent, ainsi que la méthode à mettre en œuvre. Ce faisant, cette approche permet aussi d’élaborer comparaisons et rapprochements entre points de vue, autant de moyens pour en mieux préciser les points communs et les divergences, peutêtre également les zones d’ombre respectives, et dégager de nouvelles perspectives d’investigation.
Chapitre 8 – La vie émergente en l’état actuel de nos connaissances ? Dès l’origine de la notion contemporaine d’émergence, la vie figure dans le trio de tête des phénomènes émergents, avec les propriétés chimiques et les états men taux : l’émergentisme anglais se développe en effet dans les années 1920 en alternative aussi bien au mécanisme qu’au vitalisme. C’est dire l’importance du phénomène vital pour la thèse émergentiste, au point que « la transcendance scientifique de la distinction entre vie et matière serait bien entendu un coup mortel porté à la théorie de l’émergence ; mais cet objectif est comme une asymptote dont on se rapproche toujours sans jamais pouvoir l’atteindre » (Ablowitz 1939, 16). La vie est conçue comme une propriété des organismes vivants, autrement dit du règne biologique, émergente par rapport au monde physico-chimique : Les processus physiques et chimiques d’une certaine complexité ont la qualité de la vie. La nouvelle qualité vie émerge d’une constellation de tels processus, et ainsi, la vie à la fois est un complexe physico-chimique et n’est pas purement physique et chimique, puisque ces termes ne caractérisent pas suffisamment le nouveau complexe qui en a été généré avec le temps […]. La qualité supérieure émerge du niveau inférieur d’existence et y plonge ses racines, mais elle en émerge et n’appartient pas à ce niveau, conférant à son propriétaire un nouvel ordre d’existant avec ses propres lois de comportement (Alexander [1920] 1927, vol.2, 46).
La vie est une propriété qui ‘émerge’ du monde physico-chimique, aussi bien du point de vue synchronique que diachronique : à tout instant, la propriété vitale d’un organisme vivant émerge de ses composants moléculaires ; mais d’une manière générale aussi, cette propriété vitale des organismes vivants a émergé d’un monde physico-chimique au moment de son origine terrestre. Que signifie alors plus précisément "la vie est un phénomène émergent" dans le cadre de la question sur les origines de la vie ? Quel sens donner à cette proposition à la lumière de l’ émergence pragmatique définie précédemment ?
1. Conditions formelles de l’émergence pragmatique Selon la définition de l’émergence pragmatique que nous venons de voir (Chapitre 7), affirmer que la vie est un phénomène émergent E, lui-même décrit par la pro-
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position PE "la vie émerge sur Terre" revient à affirmer que les deux conditions suivantes sont satisfaites : (1)
PE peut être énoncée sous la forme d’une proposition Pk vraie et contrastée par la précision d’une classe de contraste X = {P1, P2,…, Pj ,…} telle que pour tout j≠k, Pj est faux, et
(2)
Il n’existe pas de proposition A, à la fois vraie et respectant la relation de pertinence RR vis-à-vis de 〈Pk, X〉, qui soit susceptible d’être le cœur d’une réponse à la question Q = 〈Pk, X, RR〉 sous la forme "Pk en contraste par rapport au reste de X parce que A".
Voyons plus en détail ce que signifient ces deux conditions : (1) la condition de reformulation, (2) la condition d’impossibilité d’explication. 1.1. Condition émergentiste 1 (reformulation) La première tâche est double et consiste (a) en la reformulation de PE proprement dite et (b) en la précision de la classe de contraste relative à l’énoncé de la proposition émergentiste. Reformulation de PE Regardons tout d’abord la question de reformulation. Dans le cadre de la recherche sur les origines de la vie, la proposition PE "la vie émerge sur Terre" peut être reformulée en : (P1) La vie est apparue sur Terre Cette reformulation fait disparaître la notion d’émergence de la proposition initiale PE : elle est remplacée par la notion d’apparition et par son instanciation terrestre. Le problème sous-jacent concerne alors la possibilité d’expliquer ou non cette apparition. Cependant, avant de s’attaquer à cette question, encore faut-il avoir précisé ce qu’on entend par ‘vie’. Si on convient que la vie est définie comme la propriété commune à tous les organismes ou systèmes vivants, on peut alors reformuler P1 en : (P2) Des systèmes vivants sont apparus sur Terre Cette nouvelle formulation remplace donc la notion abstraite de vie par la notion plus concrète de système vivant. L’intérêt de cette formulation est de se rapprocher d’un plus grand nombre de définitions contemporaines de la vie, ces défi-
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nitions étant souvent élaborées à partir de la notion de système vivant. Ainsi, dire que la vie, dans le cadre de son apparition sur Terre, est un phénomène émergent revient à dire que le processus selon lequel des systèmes vivants sont apparus sur Terre est émergent. Deux remarques s’imposent à ce stade. Tout d’abord, la proposition P2 peut être considérée comme vraie. Cette affirmation repose, d’une part, sur les scénarios de formation d’une Terre primitive dénuée de vie il y a quelques 4,56 milliards d’années, et d’autre part, sur le constat d’une grande variété d’organismes vivants sur Terre à l’heure actuelle 83. Des systèmes vivants sont bien apparus sur Terre. Notons cependant, et c’est là ma seconde remarque, que, bien que vraie, la proposition P2 demeure encore imprécise. Qu’entend-on par ‘systèmes vivants’ ? S’agit-il de systèmes capables de reproduction avec variation, ou bien de systèmes ouverts auto-entretenus capables de réplication ? Cette question renvoie, bien entendu, à la question de la définition de la vie comme nous l’avons évoqué plus haut (Chapitre 1). Qu’entend-on aussi par ‘apparition’ ? S’agit-il de n’importe quel processus possible ou bien de celui-là même qui a été emprunté par la vie sur Terre ? La caractérisation de l’apparition de la vie sur Terre comme un processus émergent ou non dépend donc bien du contexte dans lequel est posée cette question. Ainsi par exemple, si on prend pour définition d’un système vivant un "système auto-entretenu grâce à des processus internes propres de production de composants et une utilisation d’énergie/matière externe" (d’après Luisi 1998, 619), et si on précise "apparus" en "apparus en suivant un chemin historique bien particulier", alors la proposition P2 devient : (P3) Des systèmes auto-entretenus grâce à des processus internes propres de production de composants et une utilisation d’énergie/matière externe sont apparus en suivant un chemin historique bien particulier sur Terre. Là encore, notons que P3, bien que plus précise que P2, peut encore donner lieu à diverses interprétations : Qu’est-ce qu’un système auto-entretenu ? Quel est ce chemin historique bien particulier ? etc. Là encore, le contexte est amené à jouer un rôle déterminant dans la formulation de l’énoncé émergent. L’exercice de reformulation de l’énoncé peut être pratiqué de manière itérative. A ce stade, je propose de retenir la proposition P2 pour la simplicité de sa formulation, sachant qu’il sera 83
Cette affirmation est même compatible avec les théories de la ‘panspermie’ selon lesquelles la vie ne serait pas née sur Terre, la Terre étant plutôt ensemencée par une vie en provenance du cosmos (e.g. Arrhenius 1908, Crick 1981). En effet, quand bien même la vie terrestre proviendrait du cosmos, il n’en demeure pas moins que la Terre est passée d’un état initial dénué de vie à un état ultérieur où la vie est présente.
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toujours possible au besoin de faire appel à des propositions plus élaborées comme la proposition P3. Voyons maintenant comment l’élaboration d’une classe de contraste peut permettre de préciser les contours du problème en question. Précision de la classe de contraste X Bien entendu, et c’est là un des intérêts de l’émergence pragmatique, plusieurs classes de contraste sont envisageables en fonction du contexte. On peut, en effet, mettre l’accent sur certains des termes de la proposition plus que sur d’autres. Dans le cas de P2 "Des systèmes vivants sont apparus sur Terre", on peut chercher à mettre l’accent sur "sont apparus" en l’opposant par exemple à "ont disparu" ou "se sont perpétués". On peut aussi vouloir focaliser la recherche d’explication autour de "systèmes vivants" par opposition à "systèmes physiques" ou à "systèmes thermodynamiques" ou d’autres encore. De manière tout à fait semblable, on peut chercher à mettre l’accent sur l’endroit où cette apparition a eu lieu, "sur Terre", et l’opposer à d’autres localisations possibles, qu’il s’agisse de "sur Mars" ou encore de "sur Vénus". La classe de contraste peut être construite d’une multitude de façons, en fonction du contexte dans lequel est posée la question du statut émergent du phénomène E décrit par PE. Notons que le choix de la classe de contraste est cependant important dans la mesure où il détermine l’orientation de la question relative à l’émergence du phénomène en question. Ainsi par exemple, dans le cas de la classe de contraste qui met l’accent sur le lieu de l’apparition de la vie, la question à laquelle il va falloir ré pondre est "Pourquoi des systèmes sont apparus sur Terre ? (et non pas sur Mars ni sur Vénus)". Cette question est différente de la question élaborée à partir de la même proposition P2 mais prise avec une classe de contraste différente, par exemple la classe de contraste qui porte sur "apparus" : dans ce cas, la question serait "Pourquoi des systèmes sont apparus sur Terre ? (et non pas ont disparu ni même se sont perpétués)". S’il existe une multitude de classes de contraste possibles pour toute proposition donnée, deux classes me semblent plus particulièrement pertinentes dans le cadre de la question des origines de la vie et du caractère émergent de ce phénomène. Ces deux classes de contraste font écho à deux types d’approches scientifiques de la question des origines de la vie, l’approche historique (que nous avions abordée au Chapitre 2) et l’approche physico-chimique (Chapitre 3). Dans un premier cas en effet, le caractère émergent de l’apparition de la vie sur Terre peut être attribué à l’apparente imprédictibilité du chemin suivi par la vie pour apparaître sur Terre. L’émergence tiendrait à ce que la manière suivant laquelle la vie est apparue sur Terre serait imprédictible. Il y aurait émergence si on
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arrivait à montrer qu’il n’est pas possible de répondre à la question "pourquoi la vie a-t-elle suivi tel chemin pour apparaître sur Terre plutôt que tel autre ?". Un corollaire de cette position émergentiste serait d’affirmer que, s’il était possible de rejouer la ‘cassette-video’ de la vie, la vie prendrait alors un tout autre cours 84. Corollaire lui-même suivi de deux possibilités : (a) cet autre cours aboutirait néanmoins à des formes de vie très semblables à celles que nous connaissons aujourd’hui (par exemple avec un génome d’ADN, un métabolisme ATP, une membrane de lipides) ou (b) cet autre cours aboutirait à des formes de vie radicalement différentes. Quoi qu’il en soit, dans ce premier cas, l’accent est mis sur le mode d’apparition de la vie, sur le chemin qu’elle a suivi, sur le processus historique qui s’est déroulé il y a plusieurs milliards d’années. Dans un second cas, le caractère émergent de l’apparition de la vie sur Terre peut être attribué à l’existence d’une étape fondamentalement imprédictible/irréductible dans le processus de transition de la matière inanimée à la matière vivante. Le problème n’est plus alors de savoir pourquoi la vie a choisi tel chemin plutôt que tel autre, mais de comprendre pourquoi, dans le processus d’apparition de la vie, une ou plusieurs étapes de ce processus peuvent présenter des caractéristiques surprenantes, imprédictibles, irréductibles. Dans ce second cas, ce sont les systèmes vivants eux-mêmes qui sont au cœur de la problématique : Comment sont-ils faits ? Quels processus physico-chimiques peuvent expliquer leur formation ? Parmi ces processus, certains présentent-ils des caractéristiques émergentes ? Je propose donc de retenir ici deux classes de contraste qui me paraissent tout particulièrement pertinentes. La première, X1, cherchera à faire ressortir le caractère émergent du processus d’apparition de la vie (le chemin suivi par la vie pour apparaître sur Terre est imprédictible donc émergent). D’un point de vue formel, cette classe de contraste est obtenue en faisant varier le "sont apparus (en suivant un chemin historique bien particulier)" de P2 (idem pour P3) en "sont apparus en suivant tel autre chemin" ou encore "sont apparus de telle autre manière encore". La seconde classe de contraste, X2, insistera plutôt sur la possibilité que puisse être qualifié d’émergent l’ensemble de l’enchaînement des processus physico-chimiques susceptible d’expliquer la transition de la matière inerte aux premiers systèmes vivants. D’un point de vue formel, X2 peut être élaborée à partir de propositions construites sur des variations de "systèmes vivants" de P2 (ou de "systèmes auto-entretenus grâce à des processus internes propres de production de composants et une utilisation d’énergie/matière externe" de P3) ; ainsi par exemple, si on pense que l’apparition de systèmes capables de s’auto-entretenir est le fait d’un processus imprédictible ou que la propriété d’auto-entretien d’un système donné est une pro84
En reprenant les termes imagés que Gould applique à l’évolution naturelle (1989).
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priété irréductible aux propriétés de ses composants, alors X2 sera élaborée à partir de propositions construites sur des variations de "systèmes auto-entretenus grâce à des processus internes propres de production de composants et une utilisation d’énergie/matière externe", comme par exemple "systèmes dissipatifs grâce à des propres processus internes de production de composants et une utilisation d’énergie/matière externe" ou encore "systèmes reproductifs grâce à des processus internes propres de production de composants et une utilisation d’énergie/matière externe". En somme, et de manière plus synthétique, je propose de retenir une première classe de contraste à dominante ‘historique’, X1, centrée sur la caractérisation émergente du chemin historique suivi par la vie, et une seconde à dominante ‘physicochimique’, X2, centrée sur la caractérisation émergente de l’ensemble des processus physico-chimiques mobilisé pour rendre compte de l’apparition de systèmes vivants85. En somme : (X1) {Propositions Pi construites à partir de P2 en faisant varier la sous-proposition "sont apparus" de manière ‘historique’} (X2) {Propositions Pi construites à partir de P2 en faisant varier la sous-proposition "systèmes vivants" de manière ‘physico-chimique’} Le choix de ces deux classes de contraste me paraît d’autant plus pertinent qu’elles relèvent, chacune, de deux grandes stratégies scientifiques. Selon le mot de Morange (2003, 81), les travaux scientifiques contemporains cherchent en effet à « répondre par l’action » à la double question de la définition et des origines de la vie. Cette réponse par l’action prend plusieurs formes : l’identification des traces du passé de la vie, la recherche d’un scénario physico-chimique plausible de l’apparition de la vie, l’étude des organismes vivants actuels et de leurs points de similitudes afin de déterminer les caractéristiques d’un ancêtre commun, la caractérisation des conditions extrêmes de vie possible ou encore la recherche d’un génome minimal (Morange 2003, 81-184). Ces réponses par l’action relèvent elles-mêmes de deux approches possibles : ou bien on prend pour base de départ ce dont on dispose aujourd’hui, qu’il s’agisse d’organismes vivants ou de traces fossiles, et on essaye de remonter le cours du temps ; ou bien on essaye d’imaginer ce qui a pu se produire et on cherche à le reproduire expérimentalement. Autrement dit, la recherche des origines de la vie pro85
En toute rigueur, selon la définition de l’émergence pragmatique, une classe de contraste doit être telle que toutes les propositions Pi qui la composent sont fausses hormis Pk (c’est-à-dire P2 dans notre cas). Cela ne me semble pas poser de problème particulier dans le cas présent, bien que je ne détaille pas ici la preuve que cette condition soit belle et bien satisfaite.
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cède ou bien par une ‘simplification du vivant compliqué d’aujourd’hui’, ou bien par une ‘complexification de l’inerte simple d’hier’. Pour la première approche, la question des origines de la vie est étroitement liée aux organismes effectivement hébergés par la Terre, présents ou passés, et donc au chemin historique suivi par la vie pour apparaître sur Terre ; pour la seconde, elle est associée à la synthèse, par une succession d’étapes physico-chimiques, de systèmes matériels doués des propriétés vitales. La première approche possède des affinités avec la classe de contraste ‘historique’ X1 et la seconde avec la classe de contraste ‘physico-chimique’ X2. 1.2. Condition émergentiste 2 (impossibilité d’explication) La seconde condition émergentiste porte sur la mise en évidence d’une impossibilité explicative de la proposition précédemment reformulée et précisée par la spécification d’une classe de contraste. Au préalable cependant, il nous faut préciser la relation de pertinence réductive RR qui spécifie elle-même les types d’explication jugés recevables. Rappelons, en effet, que selon le modèle pragmatique d’émergence, la satisfaction de la condition 2 consiste à démontrer que, étant données une pro position Pk, une classe de contraste X, et une relation de pertinence réductive RR, il n’existe pas de proposition A, à la fois vraie et respectant la relation de pertinence RR vis-à-vis de 〈Pk, X〉, qui soit susceptible d’être le cœur d’une réponse à la question-pourquoi Q = 〈Pk, X, RR〉 sous la forme "Pk en contraste par rapport au reste de X parce que A". Selon le contexte, la relation de pertinence réductive RR peut prendre plusieurs formes. Elle inclura tout d’abord, nécessairement, la condition centrale RR1 que nous nous sommes imposées lors de la définition de l’émergence pragmatique : (RR1) Ne pas faire appel à des entités d’un niveau d’organisation supérieur ou égal à celui du système S et qui englobent tout ou partie de S, où S est le système au niveau duquel est observée la propriété émergente, autrement dit ici les "systèmes vivants" dont il est question dans la proposition P2. Elle pourra aussi, selon le contexte, recevoir un certain nombre d’autres conditions. Ainsi, de même que les travaux contemporains sur les origines de la vie nous ont permis de construire deux classes de contraste pour la proposition P2, de même peuvent-ils nous donner des orientations quant à la relation de pertinence réductive la plus appropriée. En effet, et en écho aux deux grandes orientations proposées pour la classe de contraste, les approches scientifiques à la question des origines de la vie, ou bien par une ‘simplification du vivant compliqué’, ou bien par
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une ‘complexification de l’inerte simple’ fournissent une indication des types d’explication pertinents. Pour la première approche, la question des origines de la vie est étroitement liée aux organismes effectivement hébergés par la Terre, présents ou passés et se conçoit ainsi d’un point de vue tout particulièrement historique ; pour la seconde, elle est associée à la synthèse ex nihilo de systèmes chimiques doués des propriétés du vivant et se conçoit plutôt d’un point de vue physico-chimique anhistorique. Deux grandes orientations semblent donc possibles. Selon la première, les explications recherchées vont être de nature historique, avec des faits, des dates, des questions d’ordre chronologique, de filiation etc. Selon la seconde, les explications recherchées vont être de nature physico-chimique ou logico-mathématique. (RRVie1) Faire appel à une explication de nature historique (sous la forme d’un enchaînement d’événements, de dates etc.) (RRVie2) Ne faire appel qu’à des explications physico-chimiques et/ou logico-mathématiques (anhistoriques). Dans ce qui suit, je propose de prendre en compte, à tour de rôle, chacune de ces deux conditions supplémentaires, RRVie1 et RRVie2, adossées à la condition centrale RR1 rappelée plus haut86. Il en résulte donc les deux relations de pertinence réductive suivantes : (R1) = (RR1) + (RRVie1) (R2) = (RR1) + (RRVie2) Rappelons que la satisfaction de la condition 1 avait abouti aux éléments suivants : (P2) Des systèmes vivants sont apparus sur Terre. (X1) {Propositions Pi construites à partir de P2 en faisant varier la sous-proposition "sont apparus" de manière ‘historique’} (X2) {Propositions Pi construites à partir de P2 en faisant varier la sous-proposition "systèmes vivants" de manière ‘physico-chimique’} 86
Telles que définies ici, les conditions supplémentaires RRVie1 et RRVie2 de la relation de pertinence réductive semblent toutes deux rattachées aux classes de contraste X1 et X2 définies précédemment. Cela provient de la manière contextuelle particulière selon laquelle nous avons proposé ici de définir à la fois les classes de contrastes et les relations de pertinence, dans le cadre de la question des origines de la vie. Cependant, en toute rigueur, classes de contraste et relations de pertinence sont indépen dantes. Leur seul point commun est d’être déterminées, séparément, par un même contexte.
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Notons par ailleurs que R1 apparaît ici tout particulièrement appropriée dans le cas X1, et R2 dans le cas X2. La condition 2 de l’émergence pragmatique (condition d’impossibilité d’explication) se scinde désormais en deux possibilités, deux cas d’étude, dont l’orientation est déterminée par un contexte particulier : Cas 1 – ‘historique’ : Établir qu’il n’existe pas de proposition A, à la fois vraie et respectant la relation de pertinence réductive R1 vis-à-vis de 〈P2, X1〉, qui soit susceptible d’être le cœur d’une réponse à la question-pourquoi Q = 〈P2, X1, R1〉 sous la forme "P2 en contraste par rapport au reste de X1 parce que A". Cas 2 – ‘physico-chimique’ : Établir qu’il n’existe pas de proposition A, à la fois vraie et respectant la relation de pertinence réductive R2 vis-à-vis de 〈P2, X2〉, qui soit susceptible d’être le cœur d’une réponse à la question-pourquoi Q = 〈P2, X2, R2〉 sous la forme "P2 en contraste par rapport au reste de X2 parce que A". Ce sont ces deux grandes orientations contextuelles que je propose d’envisager dans ce qui suit. Si ces deux orientations ne sont que deux cas contextuels possibles parmi une infinité d’autres, elles sauront néanmoins s’avérer utiles pour fournir un cadre conceptuel au sein duquel mieux penser la question du caractère émergent ou non de l’apparition du vivant.
2. Cas historique Le cas dit ‘historique’ d’émergence de la vie se pose en relation avec un caractère supposé imprédictible du chemin suivi par la vie pour apparaître sur Terre : "pourquoi des systèmes vivants sont-ils apparus en suivant ce chemin historique bien particulier sur Terre ?". A contrario, pourquoi ces mêmes systèmes vivants ne sont-ils pas apparus en suivant un autre chemin historique ? Ou même, pourquoi d’autres systèmes vivants ne sont-ils pas apparus en suivant cet autre chemin historique ? Qualifier d’émergente l’apparition de la vie, c’est en quelque sorte chercher à insister sur l’imprédictibilité de ce chemin. Pour reprendre la métaphore de Stephen J. Gould (1989, 48), si on pouvait rembobiner la ‘cassette vidéo’ de la vie et l’effacer en revenant en arrière, on visualiserait alors une toute autre histoire. Je propose d’analyser ici ce cas ‘historique’ d’émergence.
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2.1. La condition de reformulation pose problème Pour avoir un sens, le phénomène émergent doit pouvoir être formulé sous la forme d’une proposition vraie, et ce de manière non ambiguë. Si le caractère émergent de l’apparition de la vie est en rapport avec un aspect de ce processus qui serait imprédictible ou inexplicable, alors l’émergence de la vie se comprend comme l’imprédictibilité du chemin particulier qu’elle a suivi sur Terre pour apparaître. Dans ce cas, la proposition P2 "Des systèmes vivants sont apparus sur Terre" telle que proposée précédemment, gagne à être reformulée en : (P2’) Des systèmes vivants sont apparus en suivant un chemin historique bien particulier sur Terre. La question de l’émergence se pose alors en rapport avec le caractère inexplicable de ce chemin particulier, en contraste avec tout autre chemin possible, réel ou imaginaire. Parce que la vie a effectivement suivi un chemin historique particulier, éventuellement complexe et tortueux, et qu’elle est apparue sur Terre à l’issue de ce chemin, la proposition P2’ est vraie. Elle demeure cependant imprécise, car comment expliquer que la vie ait suivi ce chemin particulier plutôt que tel autre si ce chemin particulier en question n’est pas précisé ? A supposer que le chemin historique particulier Cp suivi par la vie consiste en un ensemble n d’événements Epn, il pourra être noté : Cp = {Ep1,…, Epn ,…} Dans ce contexte, on peut alors reformuler la proposition P2’ de manière plus précise en : (P2’’) Des systèmes vivants sont apparus en suivant le chemin historique Cp sur Terre. A supposer que le chemin en question Cp soit effectivement précisé par un enchaînement d’événements, la proposition P2’’ devient ainsi une reformulation non ambiguë de la proposition initiale87. La question du caractère émergent de Cp se 87
Je ne précise pas ici de critère concernant le nombre n d’événements dont le chemin C est constitué. Ce nombre n définit en quelque sorte la granulométrie explicative pertinente du chemin C et dépend du contexte. D’un point de vue formel, il peut être précisé par la spécification d’une classe de contraste X appropriée. Le raisonnement qui suit est indépendant de la valeur de n. Néanmoins, une valeur minimale de n ne saurait être inférieure au nombre d’étapes principales aujourd’hui envisagées dans toute théorie sur les origines de la vie.
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comprend alors comme l’impossibilité d’expliquer pourquoi Cp et pas Ci, pour tout i ≠ p. Reste à préciser les différents événements qui composent Cp. Et c’est là ce qui pose problème encore aujourd’hui : quels sont effectivement les événements du chemin historique suivi par la vie pour apparaître sur la Terre primitive il y a plusieurs milliards d’années ? De quels indices dispose-t-on aujourd’hui en ce qui concerne ce chemin historique bien particulier Cp suivi par la vie pour apparaître sur Terre ? 2.2. Le chemin historique ‘bien particulier’ est inconnu Force est de constater que les connaissances demeurent encore parcellaires et très chèrement acquises. Comme nous l’avons vu plus haut (Chapitre 2), la recherche ‘historique’ des origines de la vie concerne tout particulièrement (1) l’identification de micro-fossiles ou de traces indirectes de vie primitive, qui sont autant de jalons possibles pour préciser Cp, (2) la reconstitution des conditions environnementales de la Terre primitive, donc des conditions dans lesquelles Cp a pu se dérouler, et enfin (3) l’identification par phylogénie moléculaire des composants élémentaires des tout premiers systèmes vivants, et donc des composants dont Cp doit pouvoir rendre compte. Les connaissances rassemblées demeurent pour le moins incomplètes et sont encore l’objet de nombreuses controverses scientifiques. Aussi, les éléments identifiés sont tels que le chemin historique particulier Cp est encore très largement inconnu. Certes, l’identification de traces fossiles de vie a fait un bond spectaculaire de plus de deux milliards d’années, passant de 550 millions d’années au début des années 1950 à 2,7 Ga aujourd’hui, voire même 3,8 Ga selon certains. Ces traces sont cependant encore insuffisantes pour servir de jalons historiques et permettre de reconstituer les principales étapes franchies par la vie pour apparaître sur Terre. Les conditions environnementales dans lesquelles cette apparition a eu lieu demeurent également incertaines et incluent encore une très grande gamme de possibles, qu’il s’agisse de la composition de l’atmosphère ou de celle des océans. Même la fenêtre temporelle d’apparition de la vie fluctue dans de grandes proportions, du million au milliard d’années en fonction des hypothèses retenues sur les dates d’habitabilité de la planète et d’identification de traces de vie fossiles. Quant à l’inférence des caractéristiques des premiers systèmes vivants à partir des caractéristiques moléculaires des organismes vivants actuels, elle demeure très imprécise et ce d’autant plus que la distance séparant le premier ancêtre commun des tout premiers systèmes vivants reste encore hypothétique. En somme donc, les événements Epn censés composer
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le chemin particulier Cp demeurent inconnus à ce jour dans une très large proportion. En outre, un certain nombre d’arguments militent pour que cela reste ainsi. En effet, la multi-réalisabilité de certains composés chimiques prébiotiques rend très difficile, voire impossible, la détermination des événements antérieurs qui ont conduit à leur apparition. Ainsi par exemple, des bases puriques comme l’adénine peuvent être produites selon plusieurs schémas réactionnels, chacun de ces schémas faisant intervenir des réactifs plus ou moins différents et des conditions réactionnelles éventuellement spécifiques, mais demeurant parfaitement compatible avec l’éventail des conditions environnementales de la Terre primitive (Orgel 2004)88. De la même manière, plusieurs réactions chimiques peuvent expliquer la présence de certains composés moléculaires au sein des échantillons de roches les plus anciens. Or, si certaines de ces réactions rendent compte d’un processus de dégradation de molécules organiques, d’autres au contraire aboutissent aux mêmes composés mais en partant de molécules d’origine totalement non-biologique (van Zuilen 2006, 252). De surcroît, au sein d’un scénario environnemental bien particulier de la Terre primitive, il demeure toujours possible que des niches existent, avec des conditions environnementales particulières, qu’il s’agisse par exemples de fumeurs noirs au fond des océans, de volcans, de mares etc. Cette multi-réalisabilité moléculaire brouille de manière significative l’identification des étapes spécifiques qui ont conduit à l’apparition des tout premiers systèmes vivants. Notons qu’elle fonctionne à rebours de « l’asymétrie de la surdétermination » proposée par David Lewis et selon laquelle les événements laissent un si grand nombre de traces lorsqu’ils ont eu lieu qu’une multitude de combinaisons disjonctives de ces traces sont chacune suffisantes, étant données les lois de la nature, pour conclure que tel événement particulier a bel et bien eu lieu (1991, 65– 67)89. Si, pour certains, l’asymétrie de la surdétermination justifie le statut scientifique de la recherche historique en permettant au chercheur de fournir des preuves étayant ses hypothèses, alors qu’il se trouve dans l’impossibilité d’expérimenter (Cleland 2002), cette asymétrie de la surdétermination se trouve affaiblie dans les temps très anciens de la terre primitive par la présence d’une multi-réalisabilité chimique possible significative. Cette multi-réalisabilité chimique peut, elle-même, être la conséquence de la dimension extraordinairement vaste de l’espace d’état chimique (e.g. Kauffman 2000, 148). Ainsi par exemple, il existe n-1 possibilités de 88
L’exemple de la synthèse des bases puriques est développé plus en détail dans le Chapitre 3. Para doxalement, si la multi-réalisabilité de ces composés chimiques rend difficile la détermination précise des événements historiques qui ont conduit à l’apparition de la vie, elle rend plus probable, aux yeux des scientifiques, l’apparition de ces mêmes composés sur la Terre primitive (e.g. Orgel 2004). 89 Ainsi, par exemple, la présence de n’importe quel morceau de verre suffit à conclure que la vitre a été brisée ; il n’est nullement besoin de faire appel à la totalité des morceaux.
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synthétiser un polypeptide de longueur n par la condensation de deux autres polypeptides dont la longueur p varie entre 1 et n-1 ; or chacun de ces deux polypeptides peut à son tour être formé de p-1 façons, et ainsi de suite ; au total, cela génère pas moins de quelques n-1! possibilités de synthèse de ce polypeptide de longueur n. La conséquence est qu’il existe un nombre excessivement vaste d’étapes chimiques possibles conduisant à des composés moléculaires donnés, notamment ceux des tout premiers systèmes vivants, si bien que, quand bien même on chercherait à identifier le chemin historique bien particulier Cp en éliminant successivement les autres chemins par la découverte de traces fossiles appropriées, il faudrait un nombre tout aussi grand de traces pour y parvenir, ce qui apparaît bien hors de portée. 2.3. La question de l’émergence ‘historique’ de la vie est ouverte En somme donc, le chemin historique bien particulier Cp suivi par la vie pour apparaître sur Terre est inconnu car les événements Epn censés le composer demeurent inconnus à ce jour dans une très large proportion. Ce chemin particulier Cp ne peut donc être précisé comme il le devrait au sein de la proposition P2’’ "Des systèmes vivants sont apparus en suivant le chemin historique Cp sur Terre". En conséquence, la condition de reformulation de la proposition émergentiste P2 "Des systèmes vivants sont apparus sur Terre", dans le contexte ‘historique’ précisé par la classe de contraste X1 et la relation de pertinence réductive R1, ne peut être menée à son terme. Selon la définition pragmatique de l’émergence retenue, cela conduit à deux conclusions, reliées. La première conclusion est le constat qu’il n’est pas légitime de qualifier d’émergent le phénomène d’apparition de la vie. En effet, pour qualifier un phénomène d’émergent, il faut que les conditions de reformulation et d’impossibilité d’explication soient satisfaites. Or la condition de reformulation dans le contexte ‘historique’ retenu dans cette section ne peut être remplie faute de précision de l’énoncé. Qualifier d’émergent le phénomène d’apparition de la vie dans ce contexte est hâtif et dénué de fondement90. 90
On pourrait objecter que le processus d’apparition de la vie n’en est pas moins émergent car toujours imprédictible : si on ne peut rien savoir sur lui, si on ne peut pas préciser ce chemin historique particulier, c’est bien que ce processus nous échappe, qu’il est inexplicable et émergent. Cependant, si on suit ce raisonnement, de nombreux autres processus devraient alors être qualifiés d’émergents : ainsi par exemple, les événements qui constituent le processus de construction du Colisée sont, vrai semblablement, inconnus ; le fait que le Colisée soit apparu à Rome devient alors un phénomène émergent. Dans le cas historique donc, la précision de l’énoncé par une spécification suffisamment fine des événements est nécessaire, au risque sinon de retomber sur une version triviale mais très af faiblie d’émergence.
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La seconde conclusion est que, à ce stade, et toujours dans le contexte ‘historique’ retenu ici, la question du caractère émergent de l’apparition de la vie sur Terre est une question qui demeure ouverte. En effet, les éléments font défaut dès la condition de reformulation. On ne peut donc mener à son terme l’analyse explicative de la seconde condition, et il n’est pas possible de se prononcer quant à l’existence ou non d’une explication réductive dans le contexte en question. Notons que l’émergence historique de la vie, déterminée par la classe de contraste X1 et la relation de pertinence R1, correspond à une manière bien spécifique de poser la question du caractère émergent de la vie dans le contexte de ses origines et de son apparition sur Terre. Même s’il s’agit là d’une question qui a toute sa légitimité et qui se situe par exemple dans le sillage de l’évolution émergente de Morgan (1923) ou encore de l’émergence comme processus temporel cosmogonique identifiée par Nagel (1961)91, la question du caractère émergent du processus ‘historique’ d’apparition de la vie est, peut-être, moins problématique que celle de l’affirmation de l’impossibilité d’explication réductive physico-chimique de la transition de la matière inerte aux tout premiers systèmes vivants. En effet, il est tout à fait plausible que les anti-émergentistes acceptent les limitations de nature historique, comme celles concernant, par exemple, les difficultés à exhumer les traces fossiles qui permettraient de reconstituer le chemin suivi par la vie pour apparaître sur Terre. Il est également vraisemblables qu’ils accepteraient la proposition selon laquelle la question de l’émergence de la vie, dans ce contexte, demeure une question ouverte, c'est-à-dire que la vie ne saurait être qualifiée d’émergente en ce sens, ni d’ailleurs de non-émergente. Les émergentistes, pour leur part, peuvent adopter deux attitudes : ou bien continuer à soutenir que le processus d’apparition de la vie dans le cadre ‘historique’ est émergent, auquel cas ils se doivent tout d’abord de recueillir des éléments susceptibles de reconstituer le chemin Cp (et donc de compléter la condition 1 de reformulation), puis de démontrer qu’il n’est pas possible d’expliquer pourquoi la vie a suivi ce chemin-ci et pas un autre (satisfaction de la condition 2 d’impossibilité d’explication) ; ou bien accepter la conclusion selon laquelle la question de l’émergence dans ce cadre ‘historique’ reste ouverte et renouveler alors le débat sur le caractère émergent de la vie en changeant de contexte. Cette seconde posture se retrouve notamment dans l’affirmation de l’impossibilité d’expliquer la transition de la matière inerte aux tout premiers systèmes vivants selon le cas contextuel dit ‘physico-chimique’ vers lequel nous nous tournons maintenant. 91
Nagel identifie deux notions d’émergence : la plus connue est l’émergence conçue comme impossibilité d’explication au sens déductif-nomologique d’une théorie à partir d’une autre (1961, 368-375) ; la seconde est l’émergence en tant que processus temporel, cosmogonique (1961, 376-379).
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3. Cas physico-chimique Selon le cas ‘physico-chimique’, la vie est émergente dans la mesure où l’apparition de systèmes vivants ne se laisse pas expliquer à partir de processus physico-chimiques. Contrairement au cas ‘historique’, la question n’est plus de savoir pourquoi la vie a suivi tel chemin historique plutôt que tel autre pour apparaître sur Terre, mais plutôt d’expliquer pourquoi des systèmes vivants sont apparus plutôt que des systèmes inertes ou inanimés, ou plutôt que rien tout simplement. Dans ce contexte, affirmer qu’il y a émergence au niveau de l’apparition de la vie, c’est montrer qu’il n’existe pas d’explication physico-chimique de la transition de la matière inerte à la matière vivante. Avant cela, je propose d’examiner de plus près la condition 1 de reformulation de l’énoncé émergent et l’incidence du choix d’une définition particulière de systèmes vivants. Puis, partant de l’hypothèse que la condition de reformulation soit effectivement remplie, nous analyserons la satisfaction de la condition 2 d’impossibilité d’explication. 3.1. La condition de reformulation La proposition qui décrit le phénomène émergent doit être précisée dans le contexte ‘physico-chimique’ qui nous intéresse maintenant. Rappelons la proposition de départ : (P2) Des systèmes vivants sont apparus sur Terre Dans le cadre du contexte ‘physico-chimique’, l’accent est mis sur l’existence de phénomènes émergents au niveau de la transition de la matière inanimée à la matière vivante. Le cas ‘physico-chimique’, par opposition au cas ‘historique’, se retrouve ainsi dans les réflexions de chercheurs sur les origines biochimiques de la vie : L’objectif d’une chimie étiologique expérimentale [des origines de la vie] n’est pas, pour l’essentiel, de délimiter le chemin selon lequel notre vie (naturelle) sur Terre aurait pu apparaître, mais de fournir des preuves expérimentales décisives, via la réalisation de systèmes modèles (‘vie artificielle chimique’) que la vie peut apparaître comme le résultat de l’organisation de la matière organique (Eschenmoser et Kisakürek, 1996 – cité par Luisi 1998).
Affirmer qu’il y a émergence, dans ce contexte là, c’est affirmer le caractère émergent de la vie en tant que phénomène biochimique. Peu importe alors le détail du chemin historique effectivement emprunté par la vie pour apparaître sur Terre. Le phénomène central est le phénomène de transition de la matière inerte à la ma-
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tière vivante : comment se fait-il que la matière inerte permette l’apparition de matière vivante ? Pourquoi la matière inerte ne demeure-t-elle pas inerte ? Cela revient à dire que, selon la thèse émergentiste, une explication réductive de la question "pourquoi des systèmes vivants sont-ils apparus sur Terre (plutôt que pas de systèmes vivants du tout) ?" ferait défaut. D’un point de vue formel, cette thèse est l’affirmation de l’inexistence d’une réponse satisfaisante à la question "pourquoi (P2) ?" précisée par la classe de contraste : (X2) {Propositions Pi construites à partir de P2 en faisant varier la sous-proposition "systèmes vivants" de manière ‘physico-chimique’} et respectant la relation de pertinence réductive : (R2) Ne pas faire appel à des entités d’un niveau d’organisation supérieur ou égal à celui du système S et qui englobent tout ou partie de S (où S est le système au niveau duquel est observée la propriété émergente, à savoir ici les systèmes vivants), et Ne faire appel qu’à des explications physico-chimiques et/ou logicomathématiques. La notion de systèmes vivants est, bien entendu, centrale. Elle conditionne à la fois la question et la réponse qui en est attendue. En effet, adopter une définition particulière de système vivant oriente la recherche d’une explication réductive vers celle des caractéristiques de ce type particulier de système vivant. Or, comme nous l’avons vu (Chapitre 1), il existe plusieurs variantes définitionnelles de ‘système vivant’, qu’il s’agisse, par exemple, des définitions thermodynamiques ou des définitions darwiniennes, ou encore des définitions mixtes ou des définitions modèles. La question du caractère émergent du processus susceptible de rendre compte de la transition de la matière inerte à la matière animée est donc une question qui dépend de la définition retenue de ce qu’est un système vivant. Au besoin, dans ce qui suit, il pourra être fait mention de telle ou telle définition plus précise de système vivant, en particulier de celle proposée par Luisi et qui, à défaut d’être consensuelle, me paraît constituer une bonne base de travail 92. Selon cette défini92
Notons qu’à ce stade des connaissances scientifiques, l’adoption d’une définition particulière de système vivant ne change pas la conclusion proposée en fin de section, à savoir que l’apparition de systèmes vivants à partir de matière inerte peut être qualifiée d’émergente dans ce contexte. En effet, quelle que soit la définition de ‘système vivant’ retenue, il n’existe pas d’explication scientifique qui permette de rendre compte de la transition de la matière inerte à ce type particulier de système vivant, du moins à ce jour.
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tion, est vivant tout « système auto-entretenu grâce à des propres processus internes de production de composants et une utilisation d’énergie/matière externe » (Luisi 1998, 619). On pourra ainsi considérer la condition 1 de reformulation comme étant satisfaite : la proposition P2, précisée par la définition de ‘système vivant’ ci-dessus, est une proposition vraie, et le sens de la question "pourquoi (P2) ?" est bien encadrée par une classe de contraste (l’ensemble de propositions X2 ) et une relation de pertinence (R2) que nous venons de spécifier. Tournons-nous maintenant vers le cœur du problème que semble poser plutôt la satisfaction de la seconde condition émergentiste. 3.2. La vie émergente dans le contexte ‘physico-chimique’ actuel La satisfaction de la condition 1 de reformulation dans le contexte ‘physico-chimique’ oriente le besoin d’explication réductive vers des explications physicalistes anhistoriques de la transition de la matière inerte aux premiers systèmes vivants. Satisfaire la condition 2 (condition d’impossibilité d’explication réductive) consiste alors à montrer qu’il n’existe pas d’explication réductive correspondante. Or, comme nous l’avons vu plus haut (Chapitre 3), les explications de types physico-chimiques proposées par la communauté scientifique sont encore, dans de larges proportions, incomplètes voire balbutiantes. L’analyse des travaux ‘physicochimiques’ contemporains sur les origines de la vie nous a conduits à mettre à jour trois grands types de schèmes explicatifs mobilisés par la communauté scientifique pour rendre compte de la transition qui a eu lieu sur la Terre primitive et qui a permis de passer progressivement de molécules cosmiques en grande abondance à cette époque à des molécules organiques de plus en plus élaborées, voire même fonctionnelles, et finalement à des systèmes moléculaires assimilables aux tout premiers systèmes vivants. Ces trois grands schèmes explicatifs (‘processus chimiques prébiotiques’, ‘évolution chimique prébiotique’ et ‘auto-organisation prébiotique’) nous ont permis de nous orienter plus facilement au sein des travaux ‘physico-chimiques’ contemporains. Ils nous ont également permis d’en identifier des zones d’ombres encore présentes. Car, en dépit de très nombreuses avancées ces cinquante dernières années, force est de constater que des questions encore nombreuses restent sans réponse. Les processus chimiques prébiotiques sont à ce jour incomplets, comme en témoignent les questions encore ouvertes concernant la synthèse prébiotique des acides nucléiques ou de leurs ancêtres. Le processus d’évolution chimique prébiotique requiert à la fois un travail d’axiomatisation et de naturalisation, s’il doit un jour effectivement pouvoir contribuer à expliquer l’apparition de molécules orga-
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niques complexes et fonctionnelles. Les processus d’auto-organisation demeurent, quant à eux, encore cantonnés à des situations relativement simples, pour l’essentiel axés sur un seul type de molécules, qu’il s’agisse d’acides nucléiques, de lipides ou de polypeptides, plus rarement sur deux, et ne permettent pas encore de synthétiser in vitro des systèmes chimiques assimilables à des systèmes vivants. En somme donc, les explications ‘physico-chimiques’ de l’apparition de systèmes vivants sont encore incomplètes, et ce dans une très grande mesure. Ainsi, la condition d’élaboration d’une explication réductive pose donc problème et ne peut être satisfaite : dans le contexte de la connaissance scientifique actuelle, de nombreux pans explicatifs physico-chimiques font défaut, si bien que la transition de l’inerte au vivant demeure encore en grande partie inexpliquée. Il apparaît donc impossible d’apporter une réponse à la question "Pourquoi des systèmes vivants sont-ils apparus sur Terre (plutôt que pas de systèmes vivants du tout) ?" en cohérence avec la classe de contraste et la relation de pertinence retenues dans le cas ‘physico-chimique’. En conséquence, le phénomène décrit par P2 "Des systèmes vivants sont apparus sur Terre" peut, à juste titre, être qualifié d’émergent, dans le cas ‘physico-chimique’ présent. Rappelons que cette émergence est contextuelle. Elle dépend du contexte dans lequel est posée la question "Pourquoi P2 ?", ce contexte conditionnant à la fois le sens de la question via la classe de contraste X2 et le type de réponse attendue par l’intermédiaire de la relation de pertinence réductive R2. Elle dépend également du contexte scientifique et des connaissances disponibles au moment où est posée la question. 3.3. La vie émergente dans tout contexte ‘physico-chimique’ ? Ce caractère contextuel de l’émergence de la vie dans le cas ‘physico-chimique’ peut apparaître indésirable du point de vue émergentiste. En effet, même s’il est reconnu qu’aucune explication ‘physico-chimique’ de la vie n’est disponible aujourd’hui, ce qui confère donc un statut émergent à l’apparition de la vie mais contex tuel, il demeure la possibilité qu’une telle explication puisse, néanmoins, être formulée ultérieurement, en fonction des avancées de la science. Si ce point de vue est compatible avec la plupart des positions non-émergentistes, certains émergentistes peuvent souhaiter, au contraire, aboutir à une conclusion plus forte, certes contextuelle dans la mesure où l’émergence dépendrait de la manière de poser la question et du type de réponse attendue, mais néanmoins indépendante du contexte scientifique du moment. En ce sens, la condition 2 d’impossibilité d’explication réductive pourrait être rendue plus restrictive en exigeant que cette impossibilité ne soit pas seulement une
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impossibilité du moment, relative à l’état de la science et de la connaissance (épistémique), mais une impossibilité permanente, en quelque sorte ‘de principe’ (ou ontologique). De ce point de vue émergentiste, il serait alors impossible d’apporter une réponse à la question "Pourquoi P2 ?" dans tout contexte ‘physico-chimique’, autrement dit quels que soient le contexte scientifique et les connaissances mobilisables. Or, comme nous l’avons vu, les explications de l’apparition de la vie sur Terre font appel à trois grands schèmes explicatifs. Il suffirait alors qu’existe, au sein d’un de ces schèmes, un phénomène dont le caractère émergent puisse persister quel que soit l’état de la science et de la connaissance scientifique, pour que le processus d’apparition de la vie, dans son ensemble, acquière alors à son tour un tel caractère émergent plus fort. Tel est-il le cas ? C’est ce que je propose d’analyser maintenant en scrutant, plus en détail, chacun des trois schèmes explicatifs à la lumière de cette question.
Chapitre 9 – La vie toujours émergente demain ? Le cas des processus et de l’évolution chimiques prébiotiques Le caractère émergent, dans le contexte ‘physico-chimique’, de l’apparition de la vie a été précédemment analysé de manière globale : le phénomène émergent est celui de l’apparition de systèmes vivants, cette apparition étant prise, pour ainsi dire, ‘en bloc’ au sens d’une transition de la matière inerte à la matière vivante. Et, comme nous l’avons vu, l’analyse a débouché sur le fait qu’il était pertinent de qualifier ce phénomène global d’apparition de la vie sur Terre d’émergent, dans la mesure où aucune explication d’ensemble, compatible avec le contexte ‘physico-chimique’, ne peut être proposée dans le contexte scientifique actuel. La question qui se pose maintenant est de savoir s’il n’existerait pas un phénomène plus élémentaire ou ‘local’, constitutif du phénomène global, qui serait alors à la fois établi comme un phénomène indispensable à l’explication ‘physico-chimique’ de l’apparition de la vie et comme un phénomène dont le caractère émergent persisterait indépendamment du contexte scientifique et des nouvelles connaissances. Ce phénomène serait alors caractérisé par une émergence qui serait en quelque sorte locale, mais qui serait également susceptible de diffuser au sein du phénomène de l’apparition de la vie pris dans son ensemble, lui conférant alors un caractère émergent plus fort, car indépendant du contexte scientifique.
1. Émergence locale La question qui nous préoccupe maintenant n’est donc plus de savoir si la proposition P2 "des systèmes vivants sont apparus sur Terre" dans son ensemble décrit un phénomène émergent ou pas, mais d’analyser dans quelle mesure un phénomène local, constitutif du phénomène précédent et décrit par une proposition plus élémentaire, serait susceptible d’être qualifié d’émergent de manière indépendante du contexte scientifique. 1.1. Phénomène émergent ‘local’ Rappelons que la question du caractère émergent de P2 se pose suite à la satisfaction de deux conditions : (1) une condition de reformulation qui permet de formu-
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ler la proposition émergente PE de manière plus précise, notamment en rapport avec une classe de contraste X, et (2) une condition d’impossibilité d’explication qui respecte une relation de pertinence réductive donnée RR. Ainsi la question du caractère émergent du phénomène d’apparition de la vie avait pu être reformulée en la question-pourquoi Q = 〈P2, X2, R2〉, et il s’était agi de montrer qu’il n’existait pas de réponse A satisfaisante à la question d’ensemble "pourquoi P2 ?" dans le contexte ‘physico-chimique’ spécifié par la classe de contraste X2 et la relation de pertinence réductive R2. Pour formuler le problème émergentiste au niveau ‘local’ de phénomènes plus élémentaires, imaginons qu’existe une proposition AHyp qui soit une réponse hypothétique future à P2 dans le contexte ‘physico-chimique’. Quelle forme est-elle susceptible de prendre ? Comme nous l’avons vu plus haut (Chapitre 3), une explication physico-chimique complète de l’apparition de la vie requiert d’expliquer la transition progressive de la matière inerte disponible en grandes quantités dans le cosmos à la matière animée, en passant par la constitution de matière organique de plus en plus sophistiquée. Pour ce faire, elle fera appel à des explications plus élémentaires, ou ‘locales’, formulées chacune à partir d’un des trois schèmes explicatifs identifiés : processus chimiques prébiotiques, principe d’évolution prébiotique, principes d’auto-organisation prébiotiques. Cela revient à dire que AHyp prendra la forme d’une union d’ensembles d’explications appartenant aux trois schèmes explicatifs mentionnés : AHyp = {AHyp(1,1), AHyp(1,2),… AHyp(1,m)} ∪ {AHyp(2,1), AHyp(2,2),…, AHyp(2,n)} ∪ {AHyp(3,1), AHyp(3,2),…, AHyp(3,o)} où AHyp(1,i) avec 1 ≤ i ≤ m est une explication qui relève du schème explicatif 1 ‘processus chimiques prébiotiques’, AHyp(2,j) avec 1 ≤ j ≤ n est une explication qui relève du schème explicatif 2 ‘principe d’évolution chimique prébiotique’, et AHyp(3,k) avec 1 ≤ k ≤ o est une explication qui relève du schème explicatif 3 ‘principes d’auto-organisation prébiotiques’. Les propositions AHyp(s,r) avec 1 ≤ s ≤ 3 et 1 ≤ r ≤ m si s = 1, 1 ≤ r ≤ n si s = 2, et 1 ≤r ≤o si s = 3, sont alors conçues comme des réponses à des questions-pourquoi pour ainsi dire ‘locales’, "Pourquoi P(s,r) ?" où les P(s,r) sont des phénomènes
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particuliers, ou ‘locaux’, dont l’ensemble constituerait une décomposition de P2 en phénomènes plus élémentaires tels que : P2 =
{P(1,1), P(1,2),… P(1,m)} ∪ {P(2,1), P(2,2),…, P(2,n)} ∪ {P(3,1), P(3,2),…, P(3,o)}
Notons que certaines de ces réponses AHyp(s,r) pourraient s’avérer être des réponses déjà formulées aujourd’hui à l’encontre de phénomènes particuliers identifiés. Autrement dit, certaines de ces réponses peuvent ne pas être hypothétiques du tout, mais au contraire faire partie de la connaissance scientifique en son état actuel. Ce que nous savons par contre (Chapitre 3), c’est qu’il existe encore aujourd’hui au moins un phénomène local P(i,j) tel qu’il n’existe pas de réponse à la question "Pourquoi P(i,j) ?" (car sinon il existerait une réponse à la question "pourquoi P2 ?", ce qui n’est le cas). 1.2. Classe de contraste et relation de pertinence locales La classe de contraste X2 et la relation de pertinence réductive R2 relatives à P2 doivent à leur tour être déclinées en classes de contraste et relations de pertinence réductives ‘locales’ au niveau de chaque P(s,r). Notons-les X2(s,r) et R2(s,r) 93. La classe de contraste X2(s,r) dépend, bien entendu, de la formulation du phénomène local P(s,r) ; elle sera néanmoins fortement semblable par son esprit à X2 qui visait à faire ressortir le phénomène sous un angle ‘physico-chimique’, notamment en considérant la question "Pourquoi des systèmes vivants sont-ils apparus sur Terre plutôt que des systèmes inertes ?" ou encore "plutôt que rien du tout ou rien de spécial ?" ou "Pourquoi les molécules cosmiques en grande proportion à l’époque de la formation de la Terre primitive ne sont-elles pas toutes restées inertes ?". La classe de contraste locale X2(s,r) fera donc saillir un besoin d’explication ‘physico-chimique’ du phénomène P(s,r) correspondant . La relation de pertinence réductive R2(s,r) que devra satisfaire la réponse AHyp(s,r) à la question "Pourquoi P(s,r) sachant X2(s,r) ?", s’inspirera pour sa part de la relation de pertinence réductive R2. Rappelons-la : R2
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Ne pas faire appel à des entités d’un niveau d’organisation supérieur ou égal à celui du système S et qui englobent tout ou partie de S (où S est le système au niveau duquel est observée la propriété émergente, à savoir ici les systèmes vivants), et
Dans ce qui suit, chaque fois que sont mentionnés les index (s,r), c’est avec les conditions suivantes : 1 ≤ s ≤ 3 ; 1 ≤ r ≤ m si s = 1, 1 ≤ r ≤ n si s = 2, et 1 ≤r ≤o si s = 3. Ces conditions ne sont pas rappelées systématiquement, afin d’alléger le texte.
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La relation de pertinence réductive locale prendra donc la forme : R2(s,r)
Ne pas faire appel à des entités d’un niveau d’organisation supérieur ou égal à celui du système S(s,r) et qui englobent tout ou partie de S(s,r) (où S(s,r) est le système au niveau duquel est observée la propriété émergente P(s,r)), et Ne faire appel qu’à des explications physico-chimiques et/ou logico-mathématiques.
1.3. Émergence locale La question de l’émergence ‘locale’ qui se pose est celle de savoir s’il existe ou pas un phénomène émergent P(s,r) en rapport avec la classe de contraste X2(s,r) et la relation de pertinence réductive R2(s,r), autrement dit le contexte ‘physico-chimique’ local 〈X2(s,r), R2(s,r)〉. Ainsi, dire qu’il y a un phénomène émergent local au sein de P2, c’est dire qu’il existe un phénomène P(s,r) précisé par la classe de contraste X2(s,r) pour lequel aucune réponse AHyp(s,r) respectant la relation de pertinence R2(s,r) ne puisse être formulée. Dire en outre que ce phénomène est émergent indépendamment de l’état des connaissances scientifiques, c’est dire qu’aucune réponse AHyp(s,r) ne pourra jamais être formulée, quel que soit l’état des connaissances scientifiques. Deux possibilités se présentent alors : ou bien (1) on attend que les connaissances scientifiques évoluent au cours du temps et on constate, à la fin du temps, qu’aucune réponse n’a jamais pu être formulée ; ou bien (2) on démontre, d’un point de vue formel, qu’il n’est pas possible d’apporter la réponse en question. Bien entendu, si on souhaite se prononcer maintenant, ou du moins prochainement, sur le caractère émergent ou non d’un phénomène P(s,r) et ce de manière indépendante des connaissances scientifiques, seule la seconde option est acceptable. Cette seconde option revient donc à identifier, au sein des phénomènes particuliers ‘locaux’ qui interviennent dans le processus de transition de la matière inerte à la matière vivante, au moins un phénomène pour lequel existerait une démonstration formelle de l’impossibilité d’en fournir une explication réductive satisfaisante respectant le contexte ‘physico-chimique’ local. Il s’agirait en quelque sorte d’une émergence de principe qui viendrait se loger dans une des étapes conduisant à l’apparition de la vie. D’où la question de savoir, même si l’explication globale de l’apparition de la vie est toujours incomplète à ce jour, s’il est néanmoins possible
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d’identifier un tel phénomène ‘local’ au sein d’une des étapes censées constituer à terme cette explication. Si la réponse à cette question est positive, le caractère émergent du phénomène identifié se transmettra alors également à l’ensemble du phénomène dont il est partie prenante. Autrement dit, le phénomène d’apparition de la vie sur Terre pourra être à son tour qualifié d’émergent dans le contexte ‘physico-chimique’ de manière indépendante du contexte de la connaissances scientifique. 1.4. Limites et intérêt Les limites de la discussion sur l’existence ou non d’un phénomène qui soit à la fois constitutif de la transition de l’inerte au vivant et émergent de manière indépendante des connaissances scientifiques, tiennent tout d’abord à ce qu’il n’existe pas encore à ce jour de théorie ‘physico-chimique’ sur les origines de la vie, et qu’il n’est donc pas possible d’en formuler une explication complète. Certes, des éléments significatifs existent, mais de nombreuses zones d’ombre demeurent (Chapitre 3). Il est donc délicat de discuter de l’existence d’un phénomène constitutif de la transition de l’inerte au vivant qui soit émergent de manière indépendante du contexte scientifique : tout au plus peut-on discuter de l’existence ou non aujourd’hui d’un tel phénomène émergent. Autrement dit, s’il est possible d’identifier aujourd’hui un tel phénomène, alors la question de l’émergence recevra une réponse par l’affirmative ; au contraire, s’il n’est pas possible d’identifier aujourd’hui un tel phénomène, la question n’en demeurera pas moins ouverte. De manière semblable, d’autres limitations relèvent du caractère nécessaire et suffisant des phénomènes ‘locaux’ identifiés et, par voie de conséquence, des schèmes explicatifs du vivant. En effet, l’analyse qui suit est élaborée sur la base des trois schèmes explicatifs identifiés précédemment (Chapitre 3). J’ai argumenté que ces schèmes explicatifs apparaissent à la fois nécessaires et suffisants pour expliquer la transition de l’inerte au vivant. Nécessaires car des explications ‘locales’ qui font appel à chacun de ces trois schèmes existent déjà. Suffisants car les trois schèmes pris ensemble couvrent, en théorie, le spectre explicatif complet, des molécules cosmiques en grande abondance sur la Terre primitive aux tout premiers systèmes vivants. Cependant à nouveau, aucune explication complète de la transition de l’inerte au vivant n’existe aujourd’hui, si bien que le caractère suffisant des schèmes explicatifs ne peut être constaté. Il est donc toujours possible et imaginable que, en dépit des arguments avancés, un autre schème explicatif soit nécessaire pour expliquer l’apparition ‘physico-chimique de la vie’. Aussi, n’est-il pas impossible d’imaginer qu’un tel schème explicatif additionnel puisse héberger de nouveaux phénomènes locaux et émergents de manière indépendante du contexte
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scientifique. En somme, cette option donne une lueur d’espoir supplémentaire à l’émergentiste. Notons a contrario que, quand bien même un phénomène local et émergent de manière indépendante du contexte scientifique serait identifié, il demeurerait toujours possible, pour l’anti-émergentiste, d’avancer que, tant qu’aucune explication complète de la vie n’est apportée, il reste toujours possible que le phénomène local émergent en question ne soit pas nécessaire à cette explication d’ensemble. Au-delà de ces limitations, l’exercice présente l’intérêt de discuter de la plausibilité, ou non, d’une émergence qui persisterait quel que soit l’état des connaissances scientifiques concernant l’apparition de la vie sur Terre. Autrement dit, l’analyse de l’existence ou non, au sein du phénomène ‘global’ d’apparition de la vie, de phénomènes émergents ‘locaux’ pour lesquels existerait une preuve formelle d’une impossibilité explicative réductive, permet de voir si on dispose ou non de raisons valables de penser que l’apparition de la vie puisse être qualifiée pour toujours d’émergente. Une réponse par la positive renforcerait considérablement la position émergentiste. A contrario, une réponse par la négative n’éliminerait pas pour autant cette position émergentiste, du moins tant qu’aucune explication ‘physico-chimique’ complète n’est disponible ; elle tendrait cependant à faire porter la charge de la preuve à la position émergentiste. Regardons maintenant dans quelle mesure chacun des deux premiers schèmes explicatifs serait susceptible d’abriter des phénomènes ‘locaux’ et émergents de manière indépendante du contexte scientifique (nous considèrerons le troisième schème explicatif au Chapitre 10 suivant).
2. Émergence et processus chimiques prébiotiques Les ‘processus chimiques prébiotiques’ cherchent à rendre compte de l’apparition, sur la Terre primitive, des toutes premières molécules organiques, qu’il s’agisse notamment des acides nucléiques, des acides aminés ou des lipides. Les phénomènes que couvre ce schème explicatif sont des réactions chimiques qui se déroulent dans des conditions abiotiques et qui ne peuvent donc mobiliser que des réactifs moléculaires simples, ou bien communément disponibles dans le cosmos, ou bien déjà eux-mêmes résultant d’autres réactions chimiques prébiotiques. Certes, comme nous l’avons vu précédemment (Chapitre 3), les explications à l’intérieur de ce schème demeurent parcellaires et entachées de nombreuses zones d’ombre. Ainsi, des étapes dans la synthèse de certains composés organiques demeurent problématiques, comme par exemple l’activation des nucléotides en vue
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de leur polymérisation. Ces zones d’ombres et de nombreuses autres avaient ainsi contribué à qualifier le phénomène d’apparition de la vie d’émergent dans le contexte physico-chimique retenu (Chapitre 8). A-t-on cependant des raisons valables de croire qu’elles puissent perdurer indépendamment du contexte scientifique ? La question qui se pose ici est donc de savoir dans quelle mesure on dispose de raisons suffisamment bien établies de croire que puisse exister un phénomène élémentaire, ‘local’, relevant du schème explicatif des ‘processus chimiques prébiotiques’ et néanmoins émergent de manière indépendante des connaissances scientifiques. 2.1. Phénomène ‘chimique prébiotique’ local Le schème des ‘processus chimiques prébiotiques’ est caractérisé par des explications sous la forme de réactions chimiques qui ont la particularité de se dérouler dans des conditions prébiotiques censées être celles de la Terre primitive. Dans ce qui suit, je reviens sur ce schème explicatif, puis précise la forme que prend un ‘phénomène local’ dans ce contexte. Schème des ‘processus chimiques prébiotiques’ Les explications par des processus chimiques prébiotiques visent à rendre compte de l’apparition sur Terre de molécules organiques spécifiques, par exemple des bases puriques comme nous l’avons vu plus haut (Chapitre 3), à partir de molécules élémentaires présentes en grandes proportions sur la Terre primitive, comme par exemple du méthane, de l’ammoniac ou de l’hydrogène. Les toutes premières synthèses artificielles de molécules organiques remontent au début du XIX e siècle : Wölher réalise en 1828 la première synthèse d’urée à partir d’une substance minérale, le cyanate d’ammonium ; une vingtaine d’années plus tard, Strecker réalise la synthèse artificielle d’un acide aminé naturel, l’alanine, puis Löb celle de la glycine au début du XXe siècle ; entre-temps, Butlerow démontre la possibilité de synthétiser des sucres (e.g. Maurel 1994, 45 ; Morange 2003, 20). À cette époque cependant, la question des origines de la vie n’est pas la préoccupation centrale de ces scientifiques : il faut attendre Oparin et Haldane, et leurs scénarios des origines de la vie dans les années 1920, et surtout Miller, dans les années 1950, pour que se développe tout un champ scientifique de chimie prébiotique (Bada et Lazcano 2003). Cette nouvelle chimie, la chimie prébiotique, cherche à identifier des réactions chimiques compatibles avec les conditions environnementales de la Terre primitive, qu’il s’agisse de composition atmosphérique, de pH ou de température par
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exemple, qui permettent de produire des composés organiques utilisés par les organismes vivants actuels ou susceptibles de l’être par des systèmes vivants primitifs. Les explications qui visent à rendre compte de l’apparition de ces premières briques du vivant sont formulées sur la base d’ensembles de réactions chimiques. Chaque réaction est décrite à l’aide d’une liste de réactifs, d’une énumération des conditions chimiques spécifiques (conditions de température, de pH, de pression, de concentration, durées etc.), et d’une liste de produits. Dans certains cas, les réactions chimiques sont simples : elles décrivent effectivement les réarrangements moléculaires qui ont lieu, comme dans le cas de la production d’un phosphate. Dans de bien nombreux autres cas, les réactions chimiques passent par plusieurs étapes intermédiaires dont il est souvent difficile d’identifier les produits éphémères. Il en va ainsi, par exemple, des réactions chimiques décrivant la production prébiotique de bases puriques 94. Les schémas réactionnels proposés sont alors en réalité des ellipses qui résument la complexité des processus chimiques à une simple énumération des réactifs, produits et conditions chimiques. L’explication de l’apparition de composés organiques encore plus complexes, comme, par exemple, des acides nucléiques, s’établit à son tour sur la base d’un en semble encore plus large de réactions chimiques prébiotiques. Parfois d’une grande complexité, ces ensembles peuvent regrouper de nombreuses réactions successives ou parallèles, avec des embranchements, des chemins réactionnels qui entrent en concurrence les uns avec les autres, se croisent, se recouvrent et se séparent ultérieurement. Autrement dit, les explications sont formulées sur la base de véritables processus chimiques, voire de réseaux réactionnels complexes. Phénomène local L’explication de l’apparition sur Terre de certaines molécules organiques spécifiques s’établit donc sur la base de réactions ou de processus chimiques prébiotiques. Dans certains cas, les réactions sont simples ; dans d’autres, elles sont multiples et bien plus complexes. Au total donc, l’explication de la synthèse prébiotique de la totalité des molécules organiques nécessaires aux tout premiers systèmes vivants risque fort de prendre l’apparence d’un ensemble excessivement touffu de processus chimiques. Au sein de cet ensemble de processus, un phénomène élémentaire, ‘local’, prend la forme d’une réaction chimique simple, c’est-à-dire d’une réaction chimique pour laquelle les produits moléculaires apparaissent comme des réarrange94
Voir par exemple les schémas réactionnels de synthèse prébiotique de bases puriques : dans certains cas, des intermédiaires ont été identifiés ; dans d’autres, il ne s’agit encore que d’hypothèses (Orgel 2004).
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ments des atomes composant les réactifs. Ces réarrangements atomiques sont accompagnés de la spécification de conditions environnementales particulières (pH, température, pression, phase aqueuse ou liquide, durées de réaction etc.). Prenons un exemple, cette fois-ci emprunté non plus à la chimie des acides nucléiques, mais à celle des acides aminés : la synthèse de N-carboxy-anhydrides (NCA)95. Cette molécule est un composé cyclique azoté à la fois stable et énergétique. Son intérêt provient de ce qu’elle peut être observée comme intermédiaire chimique dans plusieurs types de réactions envisageables dans des conditions prébiotiques. La formation de NCA est notamment observée lorsqu’on fait réagir, en phase sèche, des oxydes d’azote NO x sur des N-carbamoylaminoacides (CAA)96. Ce schéma se déroulerait donc préférentiellement au sein d’une atmosphère faiblement réductrice ou plutôt neutre, contenant un mélange de CO 2, N2 et H2O et permettant la formation de NOx par photochimie (Pascal, Boiteau et Commeyras 2005). La synthèse prébiotique de NCA est donc réalisée par addition d’oxygène, en provenance des oxydes d’azote, à des molécules de CAA, et par soustraction d’azote, d’hydrogène et de carbone sous la forme de HNO 2, N2 et CO2 (Commeyras et al. 2003)97. L’enchevêtrement de nombreuses réactions chimiques au sein des schémas de synthèse prébiotique de certains composés chimiques pourrait laisser envisager le rôle essentiel de réseaux chimiques complexes comme éléments explicatifs élémentaires ou ‘locaux’. De tels réseaux, en effet, sont constitués par des couplages entre plusieurs réactions chimiques élémentaires, avec notamment des boucles de rétroaction positives et négatives. Ils ont pour caractéristique des dynamiques spécifiques, comme par exemple l’atteinte d’états stationnaires, qui découlent de leur orO O R
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N H
O
Les N-carboxy-anhydrides sont des composés cycliques de la forme 96 Les N-carbamoylaminoacides (CAA) sont notamment obtenus en exposant des acides aminés à de l’acide isocyanique HNCO. L’intérêt de cette réaction tient à ce que les NCA, après dilution et passage en phase aqueuse, polymérisent spontanément et forment des polypeptides 97 Il existe d’autres schémas réactionnels prébiotiques qui font également intervenir les NCA comme intermédiaires. Ainsi par exemple, les NCA interviennent au sein d’une réaction d’activation des acides aminés par du ‘carbonyl sulfide’ (COS), un gaz volcanique simple et relativement abondant : en réagissant sur des acides aminés en phase aqueuse, ce gaz produit successivement un certain nombre d’intermédiaires, dont des NCA qui polymérisent alors spontanément et forment des pep tides simples comme des dipeptides et des tripeptides (Leman, Orgel, Ghadiri 2004). Un autre schéma réactionnel pourrait se dérouler à proximité de sources hydrothermales également appelées ‘fu meurs noirs’ ; ce schéma fait intervenir à la fois du monoxyde de carbone CO, de l’hydrogène sulfuré H2S et des minéraux à base de nickel, fer et soufre (Ni, Fe)S comme par exemple de la pyrite FeS 2. Dans cet environnement chimique, des acides aminés sont activés sous la forme de NCA (Huber et al. 2003) et conduisent à l’obtention de polypeptides (Huber, Wächtershäuser 1998).
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ganisation particulière en réseau (voir par exemple Conradi et al. 2007). De par leur unité, de tels réseaux chimiques seraient alors également éligibles comme phénomènes ‘locaux’. Je propose de les étudier plus loin dans le chapitre relatif aux ‘prin cipes d’auto-organisation prébiotique’ (Chapitre 10), et ce pour deux raisons : (1) de tels réseaux, bien que théoriquement possibles, n’entrent pas en jeu dans les explications prébiotiques de synthèse de molécules organiques simples aussi appelées ‘briques du vivant’ ; ils sont, par contre, très largement mobilisés pour l’explication de l’apparition de molécules organiques bien plus complexes et de systèmes chimiques auto-entretenus ; (2) quand bien même ces réseaux seraient mobilisés pour expliquer la synthèse de molécules organiques simples, le même traitement que celui proposé plus loin dans le cadre des ‘principes d’auto-organisation prébiotique’ pourrait leur être appliqué. 2.2. Chimie prébiotique et émergence Sur la base de ce qui a été défini à l’instant, précisons comment se pose la question de l’émergence en rapport avec un phénomène chimique prébiotique local. Formulation du problème Étant donné un phénomène local appartenant au schème des processus chimiques prébiotiques, par exemple le phénomène qui décrit la transformation de CAA en NCA par addition de NO x et soustraction de HNO2, N2 et CO2, dire que ce phénomène est émergent revient à dire que les deux conditions de l’émergence pragmatique sont satisfaites. Selon la condition 1, le phénomène local doit pouvoir être reformulé en une proposition vraie et contrastée. Dans le cas présent d’une réaction chimique, la reformulation du phénomène local s’effectue sous la forme d’une équation chimique, par exemple : P(s,r)
(CAA) + aNOx (NCA) + bHNO2 + cN2 + dCO2 (avec a, b, c, d entiers relatifs permettant de satisfaire la conservation des masses atomiques)
La proposition P(s,r) est vraie, étant donné un contexte de conditions chimiques approprié, notamment, dans le cas présent, le fait de se dérouler en phase sèche et à température et pression ambiantes. La classe de contraste X2(s,r) qui permet de préciser la question "Pourquoi P(s,r) ?" est déterminée d’une part par l’orientation ‘physico-chimique’ globale choisie dans cette Troisième Partie, et d’autre part par la spécificité de la réaction en
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question et de son contexte de conditions chimiques. Ainsi par exemple, la classe de contraste X2(s,r) permettra de comprendre la question "Pourquoi P(s,r) ?" au sens de "Pourquoi du CAA se transforme-t-il en NCA dans les conditions présentes, et pas en un autre composé ?". La condition 1 de reformulation de l’énoncé émergent ne semble pas poser de problème particulier. A ce stade donc, dire qu’une réaction chimique prébiotique décrit un phénomène émergent, c’est dire que la condition 2 d’impossibilité d’explication est également satisfaite, à savoir qu’il n’existe pas de réponse AHyp(s,r) à la question "Pourquoi P(s,r) sachant X2(s,r) ?" qui respecte en outre la relation de pertinence R2(s,r) où : R2(s,r)
Ne pas faire appel à des entités d’un niveau d’organisation supérieur ou égal à celui du système S(s,r) et qui englobent tout ou partie de S(s,r) (où S(s,r) est le système au niveau duquel est observée la propriété émergente P(s,r)), et Ne faire appel qu’à des explications physico-chimiques et/ou logico-mathématiques.
Qu’en est-il effectivement ? Explication réductive La question de savoir pourquoi une réaction chimique particulière a lieu, par exemple pourquoi du CAA en présence de NO x se transforme en NCA, peut recevoir un certain nombre d’éléments explicatifs complémentaires. La réaction est ainsi expliquée par la spécification des réarrangements atomiques entre molécules mises en présence. Ainsi par exemple : une molécule de CAA accepte un atome d’oxygène, en provenance d’un NOx, en substitution de deux atomes d’hydrogène qui se recombinent à leur tour avec des NO x pour former des molécules de HNO2 ; la molécule de CAA oxydée change alors de structure : elle passe d’une structure linéaire à une structure cyclique ; ce faisant, elle perd deux atomes d’azote, deux atomes d’hydrogène et un atome d’oxygène, si bien qu’une molécule d’eau et une molécule d’azote se forment. Le principe de Lavoisier selon lequel « Dans la nature, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » rend bien compte de la conservation des atomes tout au long du déroulement de la réaction chimique. L’explication de la réaction est formulée en termes de changements de liaisons entre les atomes constituants les réactifs et les produits, qu’il s’agisse de liaisons covalentes, de liaisons ioniques, ou de liaisons métalliques : des liaisons atomiques se
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rompent au sein des molécules en présence ; de nouveaux arrangements atomiques se produisent et donnent lieu à de nouvelles liaisons inter-atomiques. La satisfaction des règles de valence, par exemple, explique pourquoi des liaisons se créent entre certains atomes plutôt que d’autres : en fonction de leur affinité électronique et du nombre d’électrons de leur couche externe, les atomes s'unissent entre eux en cédant ou captant des électrons, et ce faisant en acquérant une structure plus stable. La satisfaction des lois de la thermodynamique, par ailleurs, explique le sens dans lequel se déroule la réaction (sans parler de sa vitesse) : ainsi, une réaction spontanée se déroule dans le sens d’une diminution de l’énergie chimique aussi appelée enthalpie, après franchissement d’un seuil énergétique, l’énergie d’activation. Et de nombreuses autres règles ou lois chimiques peuvent être mobilisées en fonction de la nature plus précise de l’explication recherchée, et de son degré de détail. D’une manière générale donc, il apparaît tout à fait possible d’expliquer une réaction chimique donnée à partir d’un certain nombre de règles, lois ou théories appartenant au domaine de la chimie. Ces éléments théoriques font appel ou bien à des entités d’un niveau inférieur au niveau moléculaire auquel se situent les produits de la réaction, donc le système S(s,r), qu’il s’agisse par exemple des atomes constitutifs ou de leurs couches électroniques, ou bien à des entités trans-niveaux comme par exemple la notion d’énergie mobilisée en thermodynamique chimique. Les éléments théoriques en question sont, par ailleurs, bien formulés en termes d’explications physico-chimiques. En somme, de telles explications paraissent bien respecter la relation de pertinence R2(s,r). Au total donc, dans le cas d’un phénomène local du domaine des processus chimiques prébiotiques P(s,r), précisé par la classe de contraste X2(s,r), il apparaît tout à fait possible de formuler une réponse AHyp(s,r) à la question "Pourquoi P(s,r) sachant X2(s,r) ?" et qui respecte en outre la relation de pertinence réductive R2(s,r). Autrement dit, la condition 2 de l’émergence pragmatique est mise en défaut, si bien que le phénomène local ne peut être qualifié d’émergent. Objections possibles et réponses On peut formuler un certain nombre d’objections à l’encontre de l’explication réductive proposée ci-dessus. En voici trois, auxquelles je réponds à tour de rôle. Une première objection pourrait concerner le fait que les explications chimiques, telles que décrites plus haut, sont certes possibles en théorie, mais rarement formulées en pratique. Selon cette objection, les explications chimiques seraient en quelque sorte des rationalisations a posteriori qui en resteraient à l’état de principe, sans être précisément adaptées aux circonstances particulières de chaque
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réaction chimique prébiotique. Il resterait alors possible qu’existent des réactions chimiques prébiotiques pour lesquelles une telle explication ne puisse être avancée. Une réponse à cette objection peut être exposée en trois temps. (1) Tout d’abord, le fait que l’explication de détail ne soit pas formulée dans le cas d’une réaction chimique particulière n’implique en rien qu’une telle explication soit impossible. Les règles, lois et théories constitutives du corpus théorique de la chimie suite à de nombreuses expériences et observations empiriques tendraient même à prouver le contraire, et ce bien qu’aucune règle, loi ou théorie ne soit effectivement à l’abri d’une réfutation. (2) Par ailleurs, et contrairement à ce que laisserait supposer l’objection, certains des principes explicatifs identifiés plus haut sont, en réalité, très fréquemment appliqués à des réactions chimiques, notamment prébiotiques. C’est ainsi le cas du principe de conservation des atomes, qui permet d’équilibrer toute équation-bilan chimique. C’est également le cas des considérations énergétiques, la variation d’enthalpie permettant de se prononcer ou non sur la faisabilité d’une réaction. (3) Enfin, les réactions chimiques prébiotiques se déroulant dans des conditions parfois très singulières, qu’il s’agisse de décharges électriques, de chocs thermiques ou de changements de phase, une attention toute particulière est fréquemment prêtée à l’explication de ces réactions. On se réfèrera, par exemple, à des travaux sur la synthèse prébiotique de composés organiques simples (Guillemin, Bouyahyi et Riague 2004) ou à des travaux plus particuliers comme l’activation prébiotique des acides aminés en vue de leur polymérisation en polypeptides (Huber et Wächtershäuser 1997 ; Commeyras et al. 2004) ou encore à la synthèse de bases nucléiques (Ferris et Hagan 1984). Une seconde objection tient à ce que de nombreuses réactions chimiques susceptibles de recevoir l’étiquette de ‘phénomène local’ telle que spécifiée plus haut, sont en réalité inconnues : plutôt que de spécifier le détail des réactions chimiques et les équations-bilans correspondantes, les travaux expérimentaux en chimie prébiotique semblent présenter leurs résultats sous la forme de listes de composés chimiques identifiés suite à un processus chimique parfois complexe, appliqué à un certain nombre de réactifs. Autrement dit, le détail chimique est inconnu, tant et si bien qu’il pourrait tout à fait abriter des phénomènes émergents. Qui plus est, bien que chaque jour plus nombreuses, les réactions chimiques prébiotiques découvertes à ce jour ne couvrent qu’un éventail encore limité de molécules organiques, et ce de manière encore incomplète (voir Chapitre 3). A cette objection, il est possible de répondre que l’ignorance du détail de certaines réactions chimiques n’est pas pour autant une preuve de l’existence d’un phénomène émergent. L’expérience semblerait même étayer le contraire : ainsi par exemple, si les réactions intermédiaires de la synthèse de l’adénine à partir d’acide cyanhydrique étaient inconnues au tout début de l’identification de processus chimiques prébiotiques de synthèse
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des bases nucléiques, elles ont été petit à petit identifiées dans une large mesure, de même que les composés chimiques instables qu’elles produisent de manière éphémère (Orgel 2004). Une troisième objection enfin pourrait être formulée quant à la satisfaction de la relation de pertinence par les explications chimiques avancées plus haut. En effet, il pourrait être objecté que les règles, lois et théories chimiques utilisées pour expliquer une réaction chimique sont en réalité des éléments théoriques qui ont été formulés à l’aide d’expérimentations et d’observations antérieures réalisées, pour leur part, au niveau des molécules en question. Ainsi par exemple, l’explication thermodynamique de la réaction passe par la connaissance ou bien des enthalpies des réactifs et des produits, ou bien de la différence d’enthalpie entre produits et réactifs. Dans tous les cas, une propriété relative aux produits de la réaction doit être mesurée. De manière plus générale donc, cette objection tiendrait à ce que certains principes explicatifs du domaine de la chimie devraient être eux-mêmes expliqués à partir de théories plus élémentaires, comme par exemple celles de la chimie quantique. Cela laisserait donc la place à l’existence de phénomènes émergents à la jonction entre la mécanique quantique et la chimie (Bishop 2005 ; Ramsey 1997). Cette objection a le mérite de mettre en évidence une zone d’ombre à la jonction de la physique et de la chimie. Cette zone d’ombre mériterait un travail de recherche spécifique. Les questions qu’elle soulève paraissent cependant très éloignées de la question du caractère émergent de la vie. En effet, pour un grand nombre de scientifiques, les explications chimiques telles que présentées plus haut sont à la fois pertinentes et suffisantes dans le contexte de l’explication de l’apparition de la vie sur Terre. Elles sont donc reconnues comme telles dans la relation de pertinence. 2.3. Conclusion En somme, le schème des ‘processus chimiques prébiotiques’ apparaît peu propice à une forme d’émergence locale qui soit, en outre, indépendante des connaissances scientifiques. Une fois reformulés de manière à satisfaire la condition 1 de l’émergence pragmatique (reformulation en une proposition vraie et contrastée), les phénomènes de synthèse de molécules organiques à partir de molécules plus élémentaires dans les conditions de la Terre primitive se prêtent à des explications de nature chimique, compatibles avec la relation de pertinence réductive. Ils ne remplissent donc pas la condition 2 (impossibilité d’explication), et ne peuvent, à ce titre, être qualifiés d’émergents. Il apparaît donc difficile d’identifier, au sein du schème explicatif des ‘processus chimiques prébiotiques’, des raisons valables de penser que puissent exister des phénomènes dont l’éventuel caractère émergent
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persisterait quel que soit l’état des connaissances scientifiques. Tournons-nous maintenant vers le deuxième schème explicatif : le principe d’évolution chimique prébiotique.
3. Émergence et évolution chimique prébiotique Le principe d’évolution chimique prébiotique est mobilisé pour rendre compte de l’apparition des premières molécules fonctionnelles sur la Terre primitive, autrement dit de ces molécules organiques déjà relativement complexes, constituées de molécules organiques plus élémentaires, les ‘briques prébiotiques’ du vivant, et dotées de certaines propriétés remarquables, qu’il s’agisse de propriétés catalytiques ou de propriétés d’auto-assemblage par exemple. Comme nous l’avons vu précédemment, ce schème explicatif demeure incomplet et entaché de nombreuses zones d’ombre. Ainsi par exemple, le périmètre des molécules fonctionnelles pertinentes dans un cadre prébiotique est encore vague, et l’inexistence d’explications scientifiques compatibles avec la relation de pertinence réductive avait contribué à qualifier le phénomène d’apparition de la vie d’émergent dans le contexte physico-chimique retenu (Chapitre 8). La question qui se pose ici est de savoir si, au-delà des limites actuelles de la science, on dispose ou non de raisons valables de croire que puisse exister un phénomène élémentaire, ‘local’, relevant du schème explicatif de l’évolution chimique prébiotique et néanmoins émergent de manière indépendante des connaissances scientifiques. 3.1. Phénomène ‘évolutionnaire chimique’ local Schème du principe d’évolution chimique prébiotique Le principe d’évolution chimique prébiotique est fréquemment mobilisé pour expliquer l’apparition de certaines ‘grosses’ molécules organiques sur Terre que l’on peut qualifier de fonctionnelles dans le mesure où elles sont dotées de propriétés remarquables comme l’autocatalyse ou l’auto-assemblage. De telles molécules fonctionnelles incluent notamment des molécules synthétisées par polymérisation de molécules organiques plus élémentaires : c’est ainsi le cas des ARN qui sont des polymères d’acides nucléiques, ou encore des polypeptides ou des protéines qui sont des assemblages d’acides aminés ; les lipides peuvent aussi être considérés comme des molécules fonctionnelles polymérisées. Comme nous l’avons vue plus haut (Chapitre 8), le schème explicatif de l’évolution chimique prébiotique porte, non pas sur l’identification d’une réaction chi-
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mique prébiotique précise, comme cela pouvait être le cas avec le schème des processus chimiques prébiotiques, mais sur la justification de l’apparition d’un polymère particulier, par opposition à un polymère du même type mais avec une séquence différente. Ainsi, pour reprendre l’exemple des ribozymes, ces brins d’ARN de quelques centaines de nucléotides de long, rappelons qu’il existe pas moins de 4200 molécules d’ARN possibles de longueur 200 réalisées à partir des quatre nucléotides les plus répandus dans les organismes vivants contemporains ; cela représente pas moins de 10120 polymères différents, soit infiniment plus que les quelques 1080 particules censées être contenues dans notre univers 98. Sur les 10120 polymères possibles, comment expliquer qu’un ribozyme d’une séquence spécifique soit apparu sur Terre et se soit répandu au sein des organismes vivants alors que sa probabilité d’occurrence est si faible ? Les processus de réactions chimiques prébiotiques ne peuvent apporter de réponse à cette question : tout au plus peuvent-ils expliquer la synthèse des différents nucléotides à partir de molécules plus élémentaires, ainsi que la polymérisation de ces nucléotides, après activation éventuelle, en un brin aléatoire d’ARN99. L’explication de l’apparition de brins d’ARN fonctionnels passe par un processus d’évolution chimique prébiotique, semblable dans une large mesure à l’évolution darwinienne des organismes vivants et articulé en trois moments clés : (1) production de variation moléculaire, (2) amplification moléculaire, autrement dit reproduction, et (3) sélection des molécules pour une activité ou une ‘fonction’ particulière. L’évolution chimique prébiotique explique l’apparition de molécules fonctionnelles par la répétition successive de plusieurs cycles de variation, amplification, et sélection, ciblés sur la molécule en question et ses propriétés fonctionnelles. Ainsi, par exemple, l’apparition d’un ribozyme catalysant une réaction de ligature de deux brins plus petits le composant peut être expliquée par la sélection d’une sé98
Pour un exemple de ribozyme artificiel, voir notamment (Johnston et al. 2001). Sur le nombre de particules contenues dans l’univers, voir par exemple (Kauffman 2000, p. 137). 99 Rappelons que plusieurs processus chimiques prébiotiques sont envisagés pour rendre compte de la polymérisation de nucléotides en brins d’ARN (voir Chapitre 3, pp. 72-73). (1) Une première possibilité est une polymérisation spontanée des nucléotides activés en solution aqueuse ; cette réaction est contre-balancée par une réaction inverse d’hydrolyse, si bien que la taille des brins d’ARN observés ne dépasse pas la dizaine de nucléotides (e.g. Ferris 1993). (2) Une seconde possibilité consiste à faire intervenir un ion métallique comme catalyseur, et notamment du plomb Pb 2+ ; utilisés en solutions aqueuses de nucléotides activés, ces ions catalysent la polymérisation des nucléotides et permettent d’obtenir des oligonucléotides relativement plus longs, aussi bien dans des conditions usuelles de température que dans des conditions de solutions eutectiques (e.g. Sleeper et Orgel 1979 ; Kanavarioti et al. 2001). (3) Une troisième possibilité enfin consiste en une polymérisation catalysée par des minéraux comme la montmorillonite, en suivant un processus de rinçages et de bains successifs : un tel processus de ‘marées’ permet de synthétiser des brins d’ARN longs d’une quarantaine de nucléotides (e.g. Ferris et al. 1996).
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quence aléatoire d’ARN pour sa performance originelle vis-à-vis de cette propriété autocatalytique, puis par l’amplification de cette molécule avec introduction de variation, et la répétition de cette alternance d’étapes dans les conditions de la Terre primitive. Notons que sous cette forme, le processus d’évolution chimique prébiotique est plus restreint, mais aussi plus spécifique, que l’évolution chimique envisagée initialement par Oparin ([1936] 1953) ou par Calvin (1955, 1969) et censée rendre compte de l’ensemble de la transition de l’inerte au vivant sur la Terre primitive. Cette évolution chimique prébiotique doit également être distinguée d’une notion similaire utilisée en cosmologie pour rendre compte de l’apparition d’atomes, d’agrégats d’atomes et de molécules dans le cosmos depuis le big-bang 100. Phénomène évolutionnaire chimique local Un phénomène ‘local’ dont l’explication relève du schème de l’évolution chimique prébiotique consiste (1) d’une part en la spécification des molécules fonctionnelles qui sont la cible de cette explication, comme par exemple la spécification qu’il s’agit d’un brin d’ARN doté d’une propriété fonctionnelle particulière, et (2) d’autre part en la spécification d’un ensemble de molécules de départ, dont la synthèse prébio tique est typiquement expliquée par appel au schème des processus chimiques prébiotiques. Ainsi par exemple, l’apparition d’un ribozyme autocatalytique à partir de la synthèse prébiotique de brins d’ARN de séquences aléatoires rentre-t-elle bien dans le cadre d’un tel phénomène évolutionnaire chimique local. Le phénomène évolutionnaire local à expliquer consiste donc en l’apparition d’une molécule fonctionnelle particulière dans des conditions prébiotiques lorsque les processus chimiques prébiotiques ne suffisent plus. Dans le cas d’un ribozyme par exemple, la question qui se pose est de savoir pourquoi tel brin d’ARN, capable de réaliser une fonction bien particulière, est apparu sur la Terre primitive, autrement dit pourquoi telle séquence d’oligonucléotides et pas telle autre. 3.2. Évolution chimique prébiotique et émergence Formulation du problème Étant donné un phénomène local appartenant au schème de l’évolution chimique prébiotique, par exemple le phénomène qui décrit l’apparition d’un ribozyme autocatalytique, dire que ce phénomène est émergent revient à dire que les deux conditions de l’émergence pragmatique sont satisfaites. 100
Pour des illustrations de la notion d’évolution chimique prise sous son acception cosmologique, voir par exemple (Pei et Fall 1995) ou encore (Edvardsson et al. 1993).
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Selon la condition 1, le phénomène local doit pouvoir être reformulé en une proposition vraie et contrastée. Dans le cas présent d’un processus d’évolution chimique prébiotique, la reformulation du phénomène local P(s,r) consiste en la spécification (1) de la molécule fonctionnelle cible et (2) d’un ensemble de constituants moléculaires de départ. Ce phénomène local peut, par exemple, prendre la forme suivante : P(s,r)
La molécule fonctionnelle M est apparue sur la Terre primitive à partir d’un ensemble E de molécules initiales.
La proposition P(s,r) est vraie si la molécule M en question est effectivement apparue sur Terre à partir de l’ensemble E de molécules initiales. La recherche scientifique contemporaine cherche typiquement à répondre à la question "Pourquoi P(s,r) ?", par exemple dans les cas de certains brins d’ARN ou de certains polypeptides. La classe de contraste X2(s,r) qui permet de préciser la question "Pourquoi P(s,r) ?" est déterminée d’une part par l’orientation ‘physico-chimique’ globale choisie, et d’autre part par la spécificité fonctionnelle de la molécule M en question. Ainsi par exemple, la classe de contraste X2(s,r) permettra de comprendre la question "Pourquoi P(s,r) ?" au sens de "Pourquoi telle molécule fonctionnelle M est-elle apparue, et pas telle autre molécule pourtant tout à fait semblable, mise à part sa séquence et son manque de fonction ?". La condition 1 de reformulation de l’énoncé émergent ne semble donc pas poser de problème particulier. A ce stade donc, dire qu’un phénomène d’apparition prébiotique de molécule fonctionnelle décrit un phénomène émergent, c’est dire que la condition 2 d’impossibilité d’explication est également satisfaite, à savoir qu’il n’existe pas de réponse AHyp(s,r) à la question "Pourquoi P(s,r) sachant X2(s,r) ?" qui respecte en outre la relation de pertinence R2(s,r) où : R2(s,r)
Ne pas faire appel à des entités d’un niveau d’organisation supérieur ou égal à celui du système S(s,r) et qui englobent tout ou partie de S(s,r) (où S(s,r) est le système au niveau duquel est observée la propriété émergente P(s,r)), et Ne faire appel qu’à des explications physico-chimiques et/ou logico-mathématiques.
La question se pose donc de savoir si la science est ou non capable d’apporter des explications aux phénomènes d’évolution chimique susceptibles d’avoir eu lieu sur la Terre primitive, et si de telles explications sont compatibles ou non avec la
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relation de pertinence réductive. Dans l’hypothèse où une explication réductive satisfaisante ne serait pas disponible, la question se poserait alors de savoir s’il s’agit là d’une impossibilité explicative temporaire, due aux limitations actuelles de la connaissance scientifique, ou si, au contraire, il s’agit d’une impossibilité plus forte, indépendante de l’état de la science. Une explication évolutionnaire à naturaliser Dans le cadre d’un phénomène local lié au schème de l’évolution chimique prébiotique, l’explication de l’apparition de telle ou telle molécule fonctionnelle particulière passe par la mobilisation de trois étapes clés : (1) la production de variation moléculaire, (2) l’amplification moléculaire, autrement dit reproduction, et (3) la sélection moléculaire pour une activité ou une ‘fonction’ particulière. Pour respecter la relation de pertinence réductive R2(s,r), chacune de ces trois étapes, encore abstraites à ce stade, doit être détaillée, notamment en ne faisant appel qu’à des explications physico-chimiques et/ou logico-mathématiques. Or, il s’agit précisément là d’une des zones d’ombres de ce schème explicatif à ce jour. La notion d’évolution chimique prébiotique résulte à la fois d’une extension conceptuelle de l’évolution darwinienne au mode prébiotique et d’une naturalisation d’un processus d’évolution chimique in vitro. Elle n’a cependant pas, du moins à ce jour, le statut d’une théorie ; tout au plus peut-on parler de schème explicatif. Comme indiqué précédemment (Chapitre 3), deux analyses complémentaires apparaissent nécessaires à ce stade : (1) d’une part, un travail d’axiomatisation de l’évolution chimique prébiotique ; cette axiomatisation permettra de préciser les étapes clés de ce processus, éventuellement en confirmant les trois étapes identifiées ci-dessus, en les complétant le cas échéant ou en les modifiant au besoin ; (2) d’autre part, un travail de naturalisation de chacune des étapes retenues dans l’axiomatisation, autrement dit d’identification de mécanismes physico-chimiques bien réels, éventuellement complétés par des explications logico-mathématiques, qui permettent de rendre compte de la réalisation possible de ces étapes dans un environnement prébiotique. Des pistes possibles de naturalisation des trois étapes identifiées plus haut existent, du moins partiellement. Ainsi, l’étape de variation fait l’objet de cas concrets, notamment en ce qui concerne des segments d’ARN dont la variation pourrait être expliquée par un processus de copie imparfait. Reste cependant à préciser, dans le détail, le processus de copie en question, et ce dans le cadre prébiotique, ainsi que son fonctionnement à la fois imparfait mais aussi et surtout presque parfait. Ces questions expliquent les efforts de recherche déployés pour l’identification d’un ribozyme ‘polymérase’ capable de polymériser des nucléotides d’ARN de manière conforme à une matrice donnée (e.g. Johnston et al. 2001 ; Lawrence et Bartel 2005).
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L’étape d’amplification peut, elle aussi, recevoir plusieurs types d’explications physico-chimiques embryonnaires. Ainsi par exemple, toujours dans le cas des ribozymes, la prolifération progressive d’une molécule donnée est obtenue en combinant, d’une part, une étape de sélection qui hydrolyserait la plupart des brins d’ARN à l’exception des brins porteurs de la propriété fonctionnelle, et d’autre part, un processus continu de formation de nouveaux brins par polymérisation aléatoire de nucléotides. Le résultat est alors une augmentation progressive de la concentration des molécules fonctionnelles. Bien entendu, une prolifération plus efficace pourrait aussi être obtenue en imaginant que la molécule fonctionnelle catalyse sa propre synthèse, notamment grâce à son appartenance à un réseau autocatalytique. Dans ce cas effectivement, la concentration de la molécule fonctionnelle augmente très rapidement : considérons, en effet, une réaction chimique qui conduit à la production d’une molécule p (le produit) à partir de r (le réactif) grâce à un catalyseur c, et imaginons que cette réaction conduise à la production d’une molécule de p toutes les 10-3 secondes ; au bout d’une seconde, cette réaction aura produit 103 molécules de p. Considérons maintenant une réaction semblable, conduisant pareillement à la production de p à partir de r mais catalysée, cette foisci, par la molécule p elle-même. Alors que dans le premier cas, le nombre de réactions simultanées possibles est limité par le nombre de molécules du catalyseur c, dans le second cas le nombre de réactions simultanées possibles double à chaque étape puisqu’à chaque étape le nombre de molécules du catalyseur/produit p double. Autrement dit, au bout d’une seconde, il y aura eu 10 3 = 1000 étapes de réactions avec, à chaque étape, un doublement du nombre de molécules ; cela se traduit par la production de 21000 = 10Log(2)x1000 ≈ 10300 molécules. Ainsi, une réaction autocatalytique conduit à une augmentation exponentielle des produits moléculaires101. Ceci étant dit, les exemples expérimentaux concernant des ‘molécules fonctionnelles’ prébiotiques, autrement dit des polymères de molécules organiques susceptibles d’intervenir dans la constitution des tout premiers systèmes vivants, sont encore rares : il s’agit ainsi de quelques exemples de brins d’ARN capables de catalyse croisée ou encore de polypeptides également capables de catalyse croisée (voir, par exemple, pour les ARN : Sievers et Von Kiedrowski 1994 ; Kim et Joyce 2004 ; pour les polypeptides : Lee et al. 1996). Cependant, ces exemples expérimentaux de catalyse croisée et d’amplification moléculaire demeurent, à ce jour, isolés des autres étapes de l’évolution chimique : les molécules ne sont l’objet d’aucune étape de variation ni de sélection. 101
Dans la réalité, cette croissance fulgurante est rapidement freinée, notamment par l’épuisement des réactifs, mais aussi par l’existence éventuelle d’autres réactions chimiques et notamment des réac tions d’hydrolyse. Voir par exemple (Lifson 1997).
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Enfin, au sein du processus d’évolution chimique prébiotique tel que défini précédemment, l’étape de sélection est une étape qui doit être également explicitée, formalisée et étayée par des exemples concrets. Elle demeure encore à ce jour à un stade qu’on pourrait qualifier de ‘pré-théorique’, comme une sorte de naturalisation anticipée d’un concept biologique transposé au monde prébiotique inorganique, parfois aussi comme un raccourci elliptique d’une pratique opérationnelle de laboratoire. Certes, des candidats possibles de facteurs de sélection prébiotique sont avancés, qu’il s’agisse, par exemple, de la capacité de certains polymères organiques à se lier à un substrat particulier et à éviter ainsi une trop grande dilution et hydrolyse, ou encore de leur capacité à scinder d’autres polymères et éventuellement à en absorber certains composants (e.g. Bartel et Szostak 1993). Ces facteurs de sélection demeurent cependant encore peu nombreux et semblent n’avoir surtout que des applications très étroites ou spécifiques. Ainsi par exemple, les argiles, et plus généralement les surfaces minérales, pourraient avoir joué un rôle dans une étape de sélection prébiotique. Outre un rôle possible comme catalyseur de polymérisation d’acides nucléiques et d’acides aminés (e.g. Bernal 1951 ; Orgel 1998), les surfaces minérales sont dotées de propriétés d’adsorption qui varient selon les composés chimiques ; en effet, cette adsorption dépend à la fois de la nature chimique de la surface minérale et de celle des molécules susceptibles d’être adsorbées à sa surface102. Les surfaces minérales ont donc plus d’affinité pour certaines molécules que pour d’autres. Ainsi par exemple, certaines argiles comme des zéolites semblent adsorber préférentiellement la phénylalaline et la thyrosine à l’alanine et la thréosine (Titus, Kalkar et Gaikar 2003) ; des silices ont aussi une affinité particu lière pour la lysine (Stievano et al. 2007). Pour autant, la question de l’adsorption préférentielle des vingt acides aminés les plus couramment utilisés par le vivant reste ouverte : des expériences sur la capacité de la montmorillonite à effectuer cette sélection ont abouti à des conclusions négatives (Friebele, Shimoyama et Ponnamperuma 1980). La question de l’apparition de l’homochiralité des acides aminés du vivant reste aussi ouverte : certes, la calcite adsorbe préférentiellement la forme lévogyre de l’acide aspartique à la forme dextrogyre ; d’autres surfaces minérales agissent cependant de manière inverse (Hazen, Filley et Goodfriend 2001). Au total donc, le rôle des surfaces minérales dans la sélection de certaines molécules organiques prébiotiques demeure encore mal établi. Qui plus est, ce rôle sélectif n’a été exploré que sur des molécules organiques élémentaires comme des acides aminés ou des acides nucléiques, des ‘briques prébiotiques du vivant’ comme nommées plus haut (Chapitre 3). Aucun travail expérimental ne semble 102
L’adsorption dépend notamment de la possibilité d’établir des liaisons covalentes ou des liaisons hydrogènes entre composées, ou encore des liaisons de nature électrostatique.
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avoir cherché à analyser le pouvoir sélectif des surfaces minérales à l’encontre des ‘molécules fonctionnelles’, polymères ou assemblages des précédentes. La connaissance des facteurs et des mécanismes de sélection susceptibles de jouer un rôle dans l’évolution chimique prébiotique demeure encore très parcellaire à ce jour. En somme donc, chacune des trois étapes de l’évolution chimique prébiotique demeure encore à un stade préliminaire, à la fois en termes de formalisation théorique et en termes d’ancrage expérimental. A ce stade, le besoin d’une axiomatisa tion des composantes de l’évolution chimique prébiotique se fait cruellement sentir, de même que la nécessité d’identifier des mécanismes naturels, physico-chimiques, capables de rendre compte de chacune de ces étapes indépendamment les unes des autres, mais également en interaction les unes avec les autres. L’explica tion de l’apparition d’une molécule fonctionnelle par l’évolution chimique prébiotique n’est encore qu’une explication ‘de principe’, dont la naturalisation fait défaut. Pour cette raison, une telle explication ne respecte pas la relation de pertinence réductive. La condition 2 de l’émergence pragmatique s’en trouve alors satisfaite : dans le contexte physico-chimique choisi, il n’existe pas d’explication réductive de l’apparition des molécules fonctionnelles sur la Terre prébiotique. Les phénomènes locaux qui relèvent du schème explicatif de l’évolution chimique prébiotique peuvent donc être qualifiés d’émergents, dans ce contexte-là. Une émergence indépendante de la connaissance scientifique ? Ceci étant dit, le caractère émergent d’un phénomène local d’évolution chimique prébiotique peut-il revêtir une apparence plus forte, dépasser le cadre contextuel dans lequel il a été identifié pour devenir alors indépendant de l’état de la connaissance scientifique ? Il faudrait pour cela non seulement identifier un phénomène local particulier pour lequel n’existerait pas d’explication réductive, mais aussi montrer en quoi ce défaut d’explication serait dû, non pas à une ignorance temporaire, mais à une impossibilité de principe, en quelque sorte démontrée. A ma connaissance, un tel phénomène chimique évolutionnaire émergent n’a jamais été mis en évidence. Bien qu’il ne s’agisse là que d’un état de fait susceptible de révision ultérieure, l’inexistence d’un tel phénomène émergent local ne milite pas en faveur d’une thèse émergentiste indépendante du contexte scientifique. Disposerait-on quand même, a minima, de raisons valables de penser que puisse un jour être isolé un tel phénomène émergent ? Les travaux scientifiques sur les molécules fonctionnelles susceptibles d’être apparues dans les conditions prébiotiques semblent plutôt indiquer l’existence de pistes possibles d’explications réductives : c’est, par exemple, le cas des travaux concernant l’amplification moléculaire, comme ceux sur les réactions chimiques de catalyse croisée, ou encore des travaux sur les mécanismes de sélection moléculaire, comme ceux sur le rôle des surfaces
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minérales. C’est aussi le cas d’approches nouvelles, comme celle de l’évolution chimique inversée qui vise notamment à identifier les conditions propices à l’apparition de certaines molécules fonctionnelles (e.g. Mitsuzawa et Yukawa 2003). Par ailleurs, un programme de recherche qui viserait à élaborer une véritable théorie de l’évolution chimique prébiotique permettrait de faire des avancées significatives dans la formulation d’explications physico-chimiques réductives de l’apparition de molécules fonctionnelles. Comme évoqué précédemment, un tel programme de recherche consisterait d’une part en l’axiomatisation, ou du moins la formalisation, de l’évolution chimique prébiotique en un certain nombre d’étapes, et d’autre part en la naturalisation de chacune de ces étapes par l’identification de mécanismes prébiotiques plausibles et expérimentalement reproduits sur des molécules fonctionnelles particulières. Si une explication réductive de l’apparition de molécules fonctionnelles prébiotiques n’est pas aujourd’hui disponible, au moins l’existence de pistes de recherche qui vont dans cette direction donne-t-elle des raisons valables de penser que cela pourra, un jour, être le cas. 3.3. Conclusion En somme, le schème de ‘l’évolution chimique prébiotique’ apparaît peu propice à une forme d’émergence locale qui soit en outre indépendante des connaissances scientifiques. Certes, une fois reformulés de manière à satisfaire la condition 1 de l’émergence pragmatique (reformulation en une proposition vraie et contrastée), les phénomènes de synthèse de molécules fonctionnelles, selon un processus d’évolution chimique, et à partir de molécules organiques plus élémentaires se heurtent à l’inexistence d’explications réductives et peuvent donc être qualifiés d’émergents. Cependant, s’ils sont émergents, c’est vraisemblablement plus en rapport au contexte scientifique actuel qu’à l’existence d’une impossibilité explicative de principe. En effet, et même s’il ne s’agit là que d’un argument élaboré dans le contexte scientifique présent, il semble exister plus de raisons valables de penser que des explications réductives des phénomènes d’évolution chimique prébiotique seront un jour disponibles que le contraire.
Chapitre 10 – La vie toujours émergente demain ? Le cas de l’auto-organisation prébiotique La recherche de bonnes raisons de croire à une caractérisation émergentiste de l’apparition de la vie qui serait indépendante du contexte de la connaissance scientifique, s’est soldée de manière négative dans les cas des phénomènes locaux relevant des schèmes des ‘processus chimiques prébiotiques’ et du ‘principe d’évolution prébiotique’ (Chapitre précédent). Qu’en est-il des phénomènes relatifs au troisième schème explicatif, celui des ‘principes d’auto-organisation prébiotique’ ? Ces principes d’auto-organisation prébiotique président à la formulation d’explications concernant le comportement de très grands nombres de molécules et d’assemblages supra-moléculaires : ils concernent ainsi la formation de vésicules, de réseaux auto-catalytiques et d’autres systèmes supra-moléculaires relativement complexes. Se peut-il qu’existe un phénomène d’auto-organisation ‘local’, plus élémentaire que le phénomène global d’apparition de la vie dans son ensemble, qui soit à la fois établi comme un phénomène indispensable à l’explication ‘physico-chimique’ de l’apparition de la vie et comme un phénomène dont le caractère émergent persisterait indépendamment du contexte actuel de la connaissance scientifique ?
1. Phénomène local d’auto-organisation prébiotique Les principes d’auto-organisation prébiotique Une fois que des processus chimiques prébiotiques expliquent l’apparition des premières molécules organiques sur Terre, les ‘briques prébiotiques du vivant’, puis que des processus d’évolution chimique prébiotique rendent compte de l’apparition de molécules organiques plus complexes et dotées de propriétés particulières, les ‘molécules fonctionnelles’, reste alors à expliquer une autre transition et non des moindres : l’apparition des premiers signes d’organisation et des tout premiers systèmes vivants. Cette transition demeure à ce jour encore une énigme scientifique majeure. Pourtant, des embryons d’explication sont proposés, qui tantôt rendent compte d’étapes plus élémentaires dans cette direction, tantôt modélisent des aspects particuliers de cette transition. Ces embryons d’explication reposent sur la
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mise en avant de ‘principes d’auto-organisation prébiotique’, comme nous l’avons vu précédemment (Chapitre 3). De tels principes d’auto-organisation se trouvent mobilisés lorsque des scientifiques cherchent à expliquer, par exemple, la formation de vésicules prébiotiques, ancêtres des membranes des cellules vivantes que nous connaissons aujourd’hui, ou encore l’apparition de réseaux catalytiques auto-entretenus, ancêtres des réseaux métaboliques auto-entretenus. La caractéristique essentielle de ce schème explicatif repose sur la nécessité d’une transition d’une ‘soupe prébiotique’, certes riche en molécules organiques de toutes sortes, y compris en molécules potentiellement très complexes mais dépourvue de vie, à une ‘soupe biotique’ au sein de laquelle coexistent désormais des systèmes organisés à la fois d’un point de vue structurel et d’un point de vue fonctionnel, qu’il s’agisse de membranes, de métabolisme ou d’appareil génétique. Le paradoxe des ‘principes d’auto-organisation prébiotique’ tient vraisemblablement à notre très grande ignorance actuelle : la science est aujourd’hui incapable de formuler précisément une explication de cette dernière étape vers le vivant primitif. Pourtant, dans un cadre physicaliste, il ne fait aucun doute que quelque chose s’est bien passé, et spontanément, c’est-à-dire sans intervention divine. Cela revient à dire que les molécules de toutes sortes présentes dans la ‘soupe prébiotique’ se sont, petit à petit, organisées, et si elles l’ont fait, c’est vraisemblablement grâce à leurs propriétés et à un environnement physico-chimique approprié : elles se sont auto-organisées. Les principes d’auto-organisation prébiotique permettent de mettre une étiquette aux phénomènes de transition qui ont conduit à l’apparition des premières formes d’organisation supra-moléculaire et ainsi aux premières formes de vie. Ils retranscrivent en quelque sorte notre ignorance actuelle du détail de ces phénomènes dans un contexte physicaliste. Ce faisant, les principes d’auto-organisation prébiotiques ne recouvrent pas que de l’ignorance. Ils incluent, au moins à ce jour, des embryons d’explication qui concernent aussi bien l’apparition de structures semblables à des membranes que celle de réseaux chimiques dont la dynamique pourrait être pertinente pour rendre compte de l’apparition de certaines propriétés fonctionnelles du vivant, et notamment du métabolisme. Certes, ces exemples d’auto-organisation peuvent encore paraître bien modestes en rapport avec l’ambition initiale. Ils ont au moins le mérite d’exister et de constituer les premières base d’explications qui ne manqueront de devenir plus complètes à l’avenir comme on peut l’imaginer. Au sein de ce schème explicatif, nous avions distingué précédemment deux exemples types d’auto-organisation prébiotique (Chapitre 3) : le cas de l’apparition de vésicules lipidiques, les liposomes, qui pourraient avoir joué le rôle de membrane au sein des tout premiers systèmes vivants, et celui de la constitution de ré-
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seaux chimiques autocatalytiques, qui pourraient, pour leur part, avoir débouché sur les tout premiers réseaux chimiques entretenus, métaboliques, de ces mêmes systèmes vivants. Il semblerait que ces deux exemples soient tout à fait représentatifs de deux grandes classes de phénomènes d’auto-organisation. On peut en effet distinguer, d’une part, les phénomènes relatifs à l’apparition de structures spatiales spécifiques au vivant comme par exemple les membranes, et de l’autre les phénomènes relatifs à l’apparition de fonctions caractéristiques du vivant, comme par exemple le métabolisme. Je propose de regrouper les premiers sous la terminologie d’auto-organisation prébiotique structurelle, et les seconds sous celle d’auto-organisation prébiotique fonctionnelle. Phénomène local et formulation de la question de l’émergence Un phénomène ‘local’ d’auto-organisation prébiotique consiste d’une part en la spécification des composants moléculaires de départ, y compris notamment les ‘molécules fonctionnelles’ et leurs propriétés, et de l’autre en la description du système supra-moléculaire final, auto-organisé. Dans le cas d’un phénomène d’auto-organisation structurelle, le système final sera caractérisé par une structure, une forme spatiale, comme par exemple une vésicule. Dans le cas d’un phénomène d’auto-organisation fonctionnelle, le système final sera plutôt caractérisé par une propriété fonctionnelle comme celle de synthétiser ses propres composants et de se reproduire. Le phénomène ‘local’ d’auto-organisation ne couvre donc pas l’étendue complète de la transition des ‘molécules fonctionnelles’ aux tout premiers ‘systèmes vivants’, mais plutôt des aspects particuliers de cette transition, relatifs à des éléments structurels ou fonctionnels particuliers. Comment se pose alors la question de l’émergence en rapport avec un tel phénomène ‘local’ d’auto-organisation ? Dispose-t-on en outre de raisons valables de croire que puissent effectivement exister de tels phénomènes d’auto-organisation dont le caractère émergent serait indépendant de l’état de la connaissance scientifique ? Pour répondre à cette double question, je propose d’analyser plus en détail trois exemples concrets d’explication par l’auto-organisation, pertinents d’un point de vue des origines de la vie : tout d’abord, un cas d’auto-organisation structurelle, celui de l’auto-organisation des liposomes ; puis deux exemples d’auto-organisation fonctionnelle liés aux réseaux autocatalytiques, d’abord dans le cas d’une modélisation statistique puis dans celui d’une modélisation en théorie des réseaux. Pour chacun de ces exemples, la question sera double : (1) les phénomènes en question se prêtent-ils à reformulation comme spécifié dans la condition 1 de l’émergence pragmatique ? et (2) ces phénomènes peuvent-ils recevoir une explication réductive conformément à la condition 2 qui soit non seulement compatible
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avec la relation de pertinence réductive du contexte dit ‘physico-chimique’, mais également indépendante de l’état de la connaissance scientifique ?
2. Émergence et auto-organisation structurelle : le cas des liposomes Une idée domine la notion d’auto-organisation prébiotique, celle de constituer des structures capables à la fois de stabiliser des composés chimiques en les isolant du milieu environnant et de favoriser de nouvelles réactions par élévation de concentration, autrement dit en rapprochant ces mêmes composés les uns des autres. Cette auto-organisation structurelle expliquerait une des transitions clés vers le vivant, celle d’un état de solution chimique désordonnée à un état partiellement structuré, composé à la fois de molécules en solution et de structures organiques. Ces structures organiques pourraient être de plusieurs types. Les premières recherches prébiotiques s’étaient, par exemple, orientées vers l’étude des coacervats protéiniques, ces sphérules qui résultent de la condensation de protéines (e.g. Oparin 1936 ; Fox, Harada et Kendrick 1959). Des recherches plus récentes ont permis d’étudier la formation de liposomes : ce sont, en quelque sorte, des membranes ou des bulles en solution, composées de certaines classes de lipides (e.g. Hargreaves et Deamer 1978 ; Szostak, Bartel et Luisi 2001). D’une manière générale, de très nombreux composés organiques peuvent s’auto-organiser en gouttelettes, micelles, bicouches ou vésicules, pour peu qu’ils soient amphiphiles, c'est-à-dire qu’ils comportent une extrémité hydrophile et une autre hydrophobe (Hargreaves et Deamer 1978 ; Walde 2006). C’est l’auto-organisation des liposomes que je propose de regarder plus en détail. 2.1. La formation des liposomes Les liposomes sont des structures fascinantes : ils ressemblent à s’y méprendre à des membranes de cellules vivantes qui auraient été vidées de leur contenu. Leur aspect globalement sphérique et leur taille sont semblables aux caractéristiques d’une grande proportion d’organismes unicellulaires connus aujourd’hui. L’organisation interne de leur paroi est aussi semblable à celle des cellules contemporaines : elle est constituée de molécules amphiphiles organisées en double couche, têtes bêches. Ces molécules amphiphiles incluent principalement deux grands types de lipides, les phospholipides et les acides gras, mais également un grand nombre de leurs dérivés. Les phospholipides sont les composés membranaires les plus cou-
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ramment utilisés par les organismes vivants actuels. Ils sont constitués par l’assemblage de chaînes carbonées, hydrophobes, et de groupements phosphates, hydrophiles103. Les acides gras sont également des molécules amphiphiles. Ils sont constitués de chaînes carbonées, hydrophobes, et de groupements acides, hydrophiles 104. Ces deux grands types de molécules amphiphiles lipides et leurs très nombreux dérivés incluent alors des millions de molécules amphiphiles possibles (Segré et al. 2001). Il est important de noter que, outre la présence de certains amphiphiles dans des météorites (Deamer 1985), des processus chimiques prébiotiques ont été identifiés qui permettent de synthétiser plusieurs types de phospholipides (e.g. Hargreaves, Mulvihill et Deamer 1977) et d’acides gras de diverses longueurs (e.g. Nooner et Oro 1979)105. L’apparition sur la Terre primitive de divers lipides amphiphiles semble donc tout à fait plausible. En solution aqueuse, de telles molécules amphiphiles s’agrègent spontanément en diverses structures : elles donnent lieu à de minuscules gouttelettes ou micelles, ou encore à des vésicules creuses, sphériques, cylindriques ou toriques (Bachmann, Luisi et Lang 1992 ; Monnard et Deamer 2002). L’apparition de ces structures en suspension dépend de plusieurs conditions environnementales, comme par exemple la concentration en molécules amphiphiles ou encore l’acidité de la solution. Dans certains cas, des micelles apparaissent : ce sont des globules constitués de lipides dont la chaîne carbonée hydrophobe est tournée vers l’intérieur, leur tête hydrophile étant alors leur seul contact avec le milieux aqueux. Dans d’autres cas, les lipides s’organisent en vésicules ou liposomes dont la paroi est constituée d’une double couche de lipides bien alignés les uns par rapport aux autres, et qui ressemblent à s’y méprendre aux membranes biologiques. 103
Les phospholipides les plus couramment utilisés dans les membranes biologiques sont les phos phoacylglycérols, encore appelés phosphoglycérides ou glycérophospholipides. Leur structure de base est constituée par un ester de diacylglycérol et un phosphate PO 4-. Leur formule générale semi-développée est :
avec R1 et R2 des chaînes carbonées et X un composé hydroxylé (e.g. Wade et Leroy 2006). 104 Les acides gras sont des acides carboxyliques caractérisés par une répétition de groupements méthylène CH2 formant une chaîne carbonée généralement constituée d'un nombre pair d'atomes de carbone. Les acides gras sont constitués en plusieurs sous-classes dont une des principales a pour for mule générale semi-développée : CH3-[CH2]n-COOH avec n ≥ 1 105 Pour un résumé des diverses synthèses prébiotiques de molécules amphiphiles, on se réfèrera uti lement à (Walde 2006).
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Autre fait intéressant, les liposomes donnent lieu à leur tour à des phénomènes importants d’un point de vue biologique. Ainsi par exemple, leurs parois sont semi-perméables : elles permettent des échanges sélectifs moléculaires avec le milieu extérieur (Sacerdote et Szostak 2005). Ces vésicules peuvent aussi croître, fusionner, se scinder, bourgeonner, engendrer de nouvelles vésicules en leur sein (Hanczyc et Szostak 2004). Elles peuvent encourager certaines réactions chimiques à leur surface, comme par exemple des réactions de polymérisation de molécules semblables à des ARN (Rajamani et al. 2008), ou encore engendrer un gradient de pH (Chen et Szostak 2004). La formation de vésicules peut aussi être catalysée par des argiles comme la montmorillonite, les vésicules encapsulant alors ces particules minérales susceptibles également de jouer un rôle catalytique avec l’ARN (Hanczyc, Fujikawa et Szostak 2003) ; dans certains cas, cette formation de vésicule peut aussi donner lieu à un processus autocatalytique (Bachmann, Luisi et Lang 1992). 2.2. Formulation du problème de l’émergence L’auto-organisation de lipides amphiphiles en liposomes est un exemple particulier de phénomènes d’auto-organisation pertinents dans un cadre prébiotique. Ce phénomène ‘local’ spontané peut-il revêtir un caractère émergent ? Étayer une telle affirmation revient à montrer que ce phénomène d’auto-organisation de lipides en une double couche de forme sphérique satisfait les deux conditions de l’émergence pragmatique. Selon la première condition, le phénomène doit pouvoir être reformulé sous la forme d’une proposition vraie, précisée par une classe de contraste. Dans le cas présent d’un processus d’auto-organisation prébiotique de liposomes, la reformulation du phénomène local P(s,r) consiste en la spécification (1) de la structure résultant du processus en question, autrement dit de la structure des liposomes et (2) d’un ensemble de molécules de départ, à savoir les lipides amphiphiles en solution, et de conditions initiales dans lesquelles se déroule le phénomène d’auto-organisation. Ce phénomène local peut donc, par exemple, prendre la forme suivante : P(s,r)
Des structures S en forme de liposomes apparaissent au sein d’une solution comportant des lipides amphiphiles L, placée dans les conditions environnementales C.
La proposition P(s,r) est vraie lorsque sont spécifiés de manière plus précise les structures S, les lipides amphiphiles L en question, ainsi que les conditions environnementales C, afin de reproduire les expériences réalisées en laboratoire (comme par exemple par Hanczyc et Szostak 2004).
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Par ailleurs, la classe de contraste X2(s,r) qui permet de préciser la question "Pourquoi P(s,r) ?" est déterminée, d’une part, par l’orientation ‘physico-chimique’ globale choisie, et d’autre part, par la spécificité de l’organisation structurelle des liposomes S en question. Ainsi par exemple, la classe de contraste X2(s,r) permettra de comprendre la question "Pourquoi P(s,r) ?" au sens de "Pourquoi de telles structures S en liposomes sont-elles apparues, et pas telles autres structures radicalement différentes, voire pas de structure du tout ?". Notons que l’accent est mis ici sur la structure qui apparaît, et non pas sur les conditions particulières qui en tourent ce phénomène, ni sur le fait que ce soit tel lipide amphiphile et pas tel autre qui soit à l’origine du phénomène en question. En effet, les conditions environnementales sont supposées être compatibles avec des conditions primitives, et par ailleurs, les lipides amphiphiles qui donnent naissance à des liposomes sont très nombreux. La condition 1 de reformulation de l’énoncé émergent ne semble donc pas poser de problème particulier. Aussi, à ce stade, dire qu’un phénomène d’auto-organisation de structures moléculaires en forme de liposomes décrit un phénomène émergent, c’est dire que la condition 2 d’impossibilité d’explication est également satisfaite, à savoir qu’il n’existe pas de réponse AHyp(s,r) à la question "Pourquoi P(s,r) sachant X2(s,r) ?" qui respecte en outre la relation de pertinence R2(s,r) où : R2(s,r)
Ne pas faire appel à des entités d’un niveau d’organisation supérieur ou égal à celui du système S(s,r) et qui englobent tout ou partie de S(s,r) (où S(s,r) est le système au niveau duquel est observée la propriété émergente P(s,r)), et Ne faire appel qu’à des explications physico-chimiques et/ou logico-mathématiques.
La question se pose donc de savoir si des explications scientifiques peuvent être formulées à l’égard de l’auto-organisation des liposomes, et surtout si de telles explications sont compatibles ou non avec la relation de pertinence réductive. Ou si au contraire existent des raisons valables de croire en une impossibilité d’explication réductive qui serait en outre indépendante de l’état de la science. 2.3. Explication réductive de la formation des liposomes L’explication de l’apparition de structures S en forme de vésicules au sein d’une solution aqueuse contenant des lipides amphiphiles L et sous certaines conditions environnementales C de pH, de concentration ionique, etc. fait généralement appel à un ‘principe d’auto-organisation’. Ce principe d’auto-organisation est composite et
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fait intervenir à son tour plusieurs types d’explications : des modèles moléculaires décrivent les lipides en question comme de longues chaînes carbonées hydrophobes dotées d’une tête hydrophile ; des explications physico-chimiques rendent compte des caractères respectivement hydrophile et hydrophobe de chacun des composants ; un autre jeu d’explications physico-chimiques rend compte de la coalescence des molécules de lipides et de la formation d’amas ; enfin, des considérations thermodynamiques et géométriques expliquent la forme et la taille que prennent les amas en question, qu’il s’agisse de micelles ou de vésicules. Prenons l’exemple de liposomes formés à partir de molécules d’acides gras. L’apparition de ces liposomes reçoit une explication qui peut être structurée en deux grandes étapes : (1) l’explication des phénomènes d’interaction avec l’eau qui accompagnent la mise en solution de molécules d’acide gras, et (2) l’explication de la coalescence de ces molécules en des structures qui minimisent leur potentiel énergétique. Examinons dans quelle mesure cette explication composite respecte la relation de pertinence réductive. La molécule d’acide gras en solution aqueuse Les acides gras sont des molécules composées d’une chaîne carbonée de la forme CH3-[CH2]n- avec n ≥ 1, et d’une tête acide, un groupement carboxyle de la forme –COOH. Ainsi par exemple, l’acide caprylique qui se retrouve dans l’extrait de noix de coco et dans le lait maternel a-t-il pour formule semi-développée CH 3[CH2]6-COOH (notons que c’est un dérivé de ce même acide caprylique qui a servis de base à certaines expériences d’autocatalyse de vésicules, voir Bachmann, Luisi et Lang 1992). En solution dans l’eau, l’acide gras se dissocie partiellement en ion carboxylate selon l’équation-bilan : CH3-[CH2]n-COOH + H2O CH3-[CH2]n-COO- + H3O+ L’acidité des acides gras s’explique notamment par un effet inductif au sein du groupement carboxyle : du fait d’une électronégativité de l’oxygène supérieure à celle du carbone, la liaison C=O est très polarisée : cela rend le carbone électrophile, si bien qu’il attire les électrons de l’autre oxygène, lié à un atome d’hydrogène. Or, cette liaison O-H est également polarisée. Au total donc, l’électron de l’hydrogène qui s’est rapproché de l’oxygène est attiré à son tour par le carbone électrophile. Son électron s’étant fortement éloigné de lui, cet atome d’hydrogène devient donc très facilement mobile, ce qui se traduit par le caractère acide du groupement carboxyle. L’échange de proton H+ entre l’acide gras et l’eau contribue à lier fortement des molécules d’eau autour des têtes de molécules d’acides gras par
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le biais de liaisons hydrogène, mais également d’interactions charge-dipôle. Autrement dit, les têtes d’acides gras se dissolvent très facilement dans l’eau106. Au contraire, les queues constituées de chaînes carbonées sont hydrophobes, c'est-à-dire qu’elles repoussent les molécules d’eau. L’effet hydrophobe est expliqué par les différences de polarité entre les chaînes carbonées et l’eau : les chaînes carbonées sont apolaires car les électrons de valence sont équitablement partagés entre les différents atomes d’hydrogène et de carbone ; de leur côté, les molécules d’eau présentent une forte polarité, les atomes d’oxygène attirant fortement à eux les électrons des atomes d’hydrogène. Or les molécules polaires ont tendance à s’attirer les unes les autres, et, ce faisant, elles n’ont aucune affinité pour les molé cules apolaires, et réciproquement. Aussi, lorsque les chaînes carbonées des acides gras sont plongées dans de l’eau, elles rompent les liaisons hydrogène entre les molécules d’eau qu’elles déplacent pour se créer une cavité ; les molécules d’eau com pensent cela en créant de nouvelles liaisons avec d’autres molécules d’eau autour de la cavité. La structure qui en résulte est souvent visualisée comme un ‘clathrate’, une structure d’eau remplie de cavités au sein desquelles se situent les chaînes car bonées des acides gras107. Ce faisant, l’augmentation d’ordre et de rigidité du système a tendance à diminuer l’entropie de la solution. La coalescence des molécules d’acides gras Pour aller à l’encontre de cette diminution d’entropie, l’eau tend vers un nouvel équilibre en minimisant la surface de contact avec les queues hydrophobes, c’est-àdire en regroupant ces dernières en amas. Cela résulte en une coalescence des chaînes carbonées. A l’intérieur de ces amas, les chaînes carbonées apolaires tendent à s’aligner côte à côte et à favoriser le plus grand nombre d’interactions de van der Waals entre leurs atomes. Ces amas peuvent prendre deux formes principales : (1) une boule ou ‘micelle’ au sein de laquelle les chaînes carbonées sont tournées vers l’intérieur à l’abri de l’eau et les groupements carboxyles hydratés vers l’extérieur ; (2) une vésicule ‘bi-couche’ creuse et remplie d’eau dont la paroi est constituée par une double couche d’acides gras, leurs chaînes carbonées tournées vers l’intérieur de cette ‘bi-couche’ (voir figure 4).
106
D’une manière générale, les conditions de solubilité des acides gras dans l’eau dépendent non seulement de la longueur de leur chaîne carbonée mais également des conditions environnementales. 107 La structure fine de ces cavités est encore à ce jour une question de recherche. Selon le modèle le plus répandu, les molécules d’eau formant les cavités adopteraient une structure semblable à de la glace (d’où le nom de clathrates). Des travaux récents proposeraient plutôt une très fine couche d’eau de densité variable à la jonction avec les composés hydrophobes. Voir par exemple (Doshi et al. 2006).
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Les origines de la vie Figure 4. Micelles (a) et vésicules (b) constituées de molécules d’acides gras (adapté de Monnard et Deamer 2002).
(a)
(b)
En réalité, les formes sont plus diverses que cela, les micelles prenant notamment des formes de disques, les vésicules des formes de cylindres ou de tores. Les structures formées ne sont pas rigides car elles résultent de forces hydrophobiques de répulsion par l’eau et non de forces d’attraction moléculaire. La taille et la forme des amas sont déterminées par une combinaison de facteurs géométriques et thermodynamiques. Ainsi, dans le cas des vésicules, l’épaisseur de la ‘bi-couche’ est déterminée par la longueur des chaînes carbonées : elle ne peut, en effet, dépasser deux fois cette longueur au risque de créer un ‘vide’. Par ailleurs, des considérations thermodynamiques expliquent pourquoi cette ‘bi-couche’ adopte à son tour une configuration sphérique plutôt que plane (Ourisson et al. 2000). Des mises en équation rigoureuses permettent de déduire, à partir de la mesure de potentiels chimiques, les structures adoptées par les amas d’acides gras, ainsi que leurs tailles (Tanford 1978). Explication réductive ? L’explication de la formation des liposomes est une explication composite qui fait simultanément appel à des explications physico-chimiques, comme par exemple l’explication du caractère amphiphile de la molécule d’acide gras, et à des explications géométriques et thermodynamiques, comme par exemple l’explication de la forme et de la taille des structures globulaires qui apparaissent. Ces explications sont formulées en faisant appel à des entités moléculaires ou sub-moléculaires : ainsi la propriété amphiphile est expliquée en considérant à tour de rôle la compo sition atomique du groupement carboxyle (tête) et de la chaîne carbonée (queue)
Chapitre 10 – Auto-organisation prébiotique
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des acides gras, ainsi que les propriétés électroniques de ces entités et leurs interactions avec la molécule dipolaire qu’est l’eau. Puis des considérations géométriques et thermodynamiques sont appliquées aux amas qui se forment progressivement par coalescence afin d’expliquer l’apparition des liposomes. Ainsi, à la question "Pourquoi de telles structures S en liposomes sont-elles apparues, et pas telles autres structures radicalement différentes, voire pas de structure du tout ?" est-il possible de répondre par une explication qui ne fasse aucunement appel aux structures S en question, mais qui se situe au niveau de composants de S, à savoir donc au niveau moléculaire. La structure S de liposome apparaît au terme d’un cheminement explicatif comme la conséquence d’un principe de minimisation de potentiel thermodynamique parmi une infinité de structures possibles. Au total donc, l’explication de l’apparition de liposomes respecte tout à fait la relation de pertinence réductive, si bien que le phénomène d’auto-organisation en question ne peut être qualifié d’émergent dans le contexte physico-chimique et pragmatique retenu. De manière plus générale, l’explication réductive de l’auto-organisation des liposomes ne milite pas en faveur d’un caractère supposé émergent des phénomènes d’auto-organisation structurelle. Au contraire même, elle donne des raisons valables de penser que des explications réductives de phénomènes d’auto-organisation structurelle sont possibles. De tels phénomènes n’apparaissent donc pas comme de sérieux candidats à des phénomènes émergents qui seraient de surcroît indépendants de l’état de la science. 2.4. Objection potentielle et réponse Dans un article récent, Humphreys développe un argument en faveur de la caractérisation comme émergents de nombreux phénomènes d’auto-organisation ou d’auto-assemblage, et notamment ceux qui conduisent à l’apparition de micelles, membranes ou nanotubes lipidiques (Humpreys 2006, 601) 108. Son argument s’articule 108
Notons que la définition proposée par Humphreys de l’auto-assemblage paraît bien trop restrictive. Selon cette définition, une entité E s’auto-assemble si ses composants C1, …, Cn, contiennent en leur sein l’information, les propriétés et les relations qui sont suffisantes pour permettre la construction de E sans autre aide que celle des Ci. Or, de nombreux processus d’auto-assemblage cités par Humphreys, comme, par exemple, la formation de micelles et liposomes, ne respectent pas la définition proposée. En effet, la formation des micelles, par exemple, nécessite non seulement la présence des molécules amphiphiles, les Ci qui composent ces micelles, mais également la présence d’un très grand nombre de molécules d’eau : ce sont les interactions entre composants et milieu qui provoquent l’auto-assemblage. Sans l’aide des molécules d’eau, les composants amphiphiles ne s’auto-as semblent pas en micelles. Pour preuve, une solution ne contenant que des molécules amphiphiles ne donne pas naissance à des micelles.
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Les origines de la vie
en quatre étapes. (1) Il définit tout d’abord trois modes de découverte scientifique de l’état S d’un système : un mode ‘purement théorique’ si cet état peut être connu sans utilisation de données empiriques ; un mode ‘semi-théorique’ si cet état S peut être connu à l’aide d’une théorie qui utilise des données empiriques ; et un mode ‘irréductiblement empirique’ si cet état S ne peut être connu qu’en laissant le phénomène évoluer dynamiquement. (2) Puis, il interprète le modèle de réduction fonctionnelle proposée par Kim (1999) comme ne pouvant s’appliquer qu’à des phénomènes prédictibles selon le mode ‘purement théorique’. (3) Il affirme alors que de nombreux processus d’auto-assemblage ne sont pas prédictibles d’un point de vue ‘purement théorique’ ni même ‘semi-théorique’. (4) Il conclut alors que les phénomènes d’auto-assemblage ne peuvent être découverts que d’un point de vue ‘irréductiblement empirique’ et sont donc émergents (2006, 603). L’argument me paraît fautif à deux niveaux. Tout d’abord, la notion de découverte ‘purement théorique’ semble s’appliquer plus aux domaines mathématique et logique qu’aux sciences de la nature. En effet, quelle loi ou théorie physique n’in clut pas en son sein au moins une, si ce n’est plusieurs, constantes physiques dont les valeurs numériques proviennent de mesures, donc de données empiriques ? La définition du mode ‘purement théorique’ est si exigeante que la plupart, si ce n’est la totalité, des lois et théories scientifiques en sont exclues et relèvent alors du mode ‘semi-théorique’. La distinction proposée par Humphreys n’est pas sans rappeler les deux principales approches théoriques en chimie quantique : l’approche ‘ab initio’, qui permet de déduire des valeurs de propriétés chimiques à partir uniquement de la mécanique quantique et d’outils mathématiques, et l’approche ‘semiempirique’, qui permet également de déduire des valeurs de propriétés chimiques, mais cette fois en mélangeant mécanique quantique et données empiriques chimiques. L’approche ‘ab initio’ ne satisfait cependant pas la définition du mode ‘purement théorique’ puisqu’elle fait appel à la mécanique quantique qui inclut ellemême des données empiriques comme, par exemple, la constante de Planck. La question qui me semble reliée à la notion d’émergence n’est pas de savoir si l’état d’un système peut être connu sans l’aide d’aucune donnée empirique, mais plutôt s’il peut être connu sans l’aide de données empiriques portant sur des systèmes d’un niveau d’organisation supérieur ou égal à celui du système en question et qui englobent tout ou partie de ce système (cf. la relation de pertinence réductive). L’idée centrale de la notion d’émergence n’est pas tant que l’état d’un système soit imprédictible ou irréductible sans l’aide d’aucune donnée empirique, mais plutôt qu’il le soit en dépit de toutes les théories et données empiriques possibles qui se rapportent aux composants du système en question. La conséquence est qu’il est inadéquat d’exiger d’une théorie de la réduction, comme celle de Kim, ou d’une ex-
Chapitre 10 – Auto-organisation prébiotique
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plication réductive, comme celle que j’ai proposée plus haut (Chapitre 7), qu’elles reposent sur le mode ‘purement théorique’ tel que défini. Le second élément qui me paraît contestable est l’affirmation par Humphreys que de nombreux processus d’auto-assemblage ne sont même pas prédictibles d’un point de vue ‘semi-théorique’. Le cas de la formation des micelles et des liposomes à partir d’acides gras ou de phospholipides, ou encore de manière plus générale de molécules amphiphiles ou de surfactants, est un exemple de phénomènes qui, s’ils ont certes été initialement découverts d’un point de vue empirique, sont désormais bien expliqués sur la base de théories physico-chimiques. Comme nous l’avons vu, ces explications sont composites et articulées en deux étapes principales : une explication des phénomènes physico-chimiques qui se déroulent au niveau moléculaire lorsqu’une molécule amphiphile est introduite dans une solution aqueuse ; et une explication thermodynamique qui porte sur la minimisation du potentiel énergétique chimique des amas moléculaires et qui permet de déduire à la fois la taille et la forme que prennent ces amas. Des explications ‘semi-empiriques’ de la formation des micelles et liposomes existent donc. Ces explications permettent également de prédire si de nouvelles molécules d’acides gras ou de phospholipides vont donner lieu à telle ou telle structure, de telle ou telle taille. Qui plus est, elles sont tout à fait pertinentes dans le cadre d’une discussion émergentiste dans la mesure où elles respectent la relation de pertinence réductive. En somme donc, contra Humpreys, elles permettent d’affirmer que de tels phénomènes d’auto-organisation ne sont pas émergents.
3. Émergence et auto-organisation fonctionnelle : le cas de la modélisation statistique des réseaux autocatalytiques L’auto-organisation fonctionnelle se distingue de l’auto-organisation structurelle dans la mesure où elle porte non plus sur des aspects de forme mais sur des aspects d’interactions fonctionnelles entre composants. Comme nous venons de le voir, dans le contexte moléculaire des origines de la vie, l’auto-organisation structurelle concerne l’agencement spontané de molécules organiques telles que des acides gras ou des phospholipides, et la formation de structures spatiales telles que des micelles ou des liposomes. L’auto-organisation fonctionnelle, pour sa part, cherche à rendre compte de l’apparition de relations fonctionnelles entre molécules en interaction, typiquement en solution, ces relations fonctionnelles prenant, par exemple, la forme d’interactions catalytiques.
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Les origines de la vie
L’apparition de fonctions catalytiques et notamment de phénomènes de catalyse croisée entre plusieurs espèces moléculaires est une question cruciale pour comprendre les origines de la vie. En effet, un ensemble de molécules au sein duquel la synthèse de chacune d’entre elles à partir de composants plus élémentaires est catalysée par une autre molécule appartenant à ce même ensemble peut, sinon croître, tout au moins se maintenir au cours du temps en contrant les phénomènes de dégradation moléculaires spontanés dont il fait l’objet. Un tel ensemble de molécules forme alors un réseau catalytique fermé ou ‘autocatalytique’ dont la propriété de stabilité/croissance apparaît comme une étape importante de la constitution d’une activité métabolique primitive et de l’apparition des tout premiers systèmes vivants. Si les travaux expérimentaux sont encore assez peu nombreux et limités à des paires de molécules, voire des réseaux de toute petite taille 109, plusieurs approches théoriques des réseaux autocatalytiques ont été développées. Outre une modélisation de ces réseaux dans le contexte de la théorie des réseaux (ce sera l’objet de la prochaine section), il est possible de les modéliser en adoptant une approche statistique. Un de ces modèles est le « modèle pour l’origine de la vie » développé par Dyson (1982)110. Et la question qui se pose est alors celle de savoir dans quelle mesure un tel modèle étaye ou non une hypothèse émergentiste de phénomènes locaux d’auto-organisation. 3.1. Le « modèle pour l’origine de la vie » de Dyson Le modèle de Dyson cherche à rendre compte de l’apparition spontanée d’ensembles moléculaires mutuellement catalytiques au sein d’ensembles moléculaires initialement constitués au hasard et soumis à des mutations aléatoires. Il décrit en quelque sorte la transition du désordre d’une solution de molécules inertes ou faiblement catalytiques, à l’ordre caractérisé par des molécules pour l’essentiel intégrées à des réseaux autocatalytiques. L’objectif du modèle est de pouvoir caractériser numériquement certains de ses paramètres constitutifs grâce à l’étude de son 109
Comme nous l’avons vu précédemment (Chapitre 3), les travaux expérimentaux sur les réseaux autocatalytiques demeurent encore peu nombreux et limités. On peut citer la mise en évidence de phénomènes de catalyse croisée pour des molécules d’acides nucléiques (Yjivikua et al. 1990), des paires de segments d’ARN (Sievers et Von Kiedrowski 1994 ; Kim et Joyce 2004), des paires de polypeptides (Lee et al. 1996), un système de quatre polypeptides (Yao et al. 1998) et même un système comportant une vingtaine d’oligopeptides (Ashkenasy et al. 2004). 110 Une autre manière de modéliser les réseaux autocatalytiques consiste à s’appuyer sur les outils mathématiques des théories des réseaux. Ainsi par exemple, Kauffman a modélisé des réseaux autocatalytiques de protéines à partir d’un graphe de réactions ; la clôture de ce graphe de réactions signifie alors que toutes les réactions sont catalysées par au moins une des molécules du réseau (Kauffman 1986).
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comportement dans différentes situations. Il s’inspire, notamment, des approches statistiques en biologie des populations. De manière très schématique, le modèle consiste (1) en un certain nombre d’hypothèses, comme par exemple le nombre de molécules en présence ou encore la probabilité pour qu’une mutation aléatoire permette d’intégrer une molécule au sein d’un réseau autocatalytique, (2) en l’utilisation d’outils de mathématique statistique pour l’estimation de certaines grandeurs comme le taux de transition d’ensembles moléculaires du désordre vers l’ordre, et (3) en des applications numériques sur la base d’hypothèses numériques additionnelles. Les hypothèses Le modèle repose sur une dizaine d’hypothèses de base dont je résume ici succinctement les principales111. Tout d’abord, il fait intervenir des molécules particulières, des ‘monomères’, qui ont la capacité de polymériser entre elles pour former des molécules plus longues, autrement dit des ‘polymères’. Sur l’ensemble du modèle, les monomères sont pris en proportions identiques parmi a + 1 types possibles de monomères. Les monomères sont réparties en ‘îlots’, chaque îlot représentant ainsi un système primitif potentiellement vivant. Il est fait l’hypothèse que chaque îlot contient un nombre donné N de monomères, chacun d’entre eux pouvant se trouver ou bien dans un état isolé ou bien dans un état polymérisé. Il est également fait l’hypothèse que certains polymères catalysent la polymérisation d’autres polymères ; un monomère est alors dit ‘actif’ s’il appartient à un polymère qui catalyse la synthèse d’un autre polymère catalytique. Le nombre de monomères actifs d’un îlot est noté k. Les polymères catalytiques sont modélisés comme possédant tous le même facteur de discrimination b qui leur permet de choisir préférentiellement un monomère ‘actif’ à un monomère ‘inactif’. Au sein de chaque îlot donc, un processus de polymérisation peut avoir lieu, catalysé par des polymères actifs si de tels polymères s’y trouvent présents. Une réaction concurrente d’hydrolyse est également censée être possible, détruisant progressivement certains des polymères en présence. De plus, un processus de mutation modifie aléatoirement à chaque incrément de temps la nature d’un monomère pris au hasard. Une hypothèse cruciale consiste aussi à supposer que l’efficacité des monomères actifs à catalyser la polymérisation d’autres monomères pour qu’ils deviennent à leur tour actifs, dépend uniquement du nombre total de monomères ac111
Pour une description plus fine des hypothèses, on se reportera à la publication originale (Dyson 1982).
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tifs au sein de chaque îlot et aucunement de leur arrangement en séquences particulières. Cela se traduit par le fait que, lorsqu’il y a une mutation dans un îlot où k monomères sont actifs, la probabilité que le monomère subissant la mutation devienne actif est Φ(k/N), où Φ(x) est une fonction décrivant le pouvoir autocatalytique de l’ensemble des monomères actifs de l’îlot. D’autres hypothèses complémentaires sont alors faites sur la fonction Φ(x), notamment celles d’être une fonction monotone croissante sur l’intervalle 0 ≤ x ≤ 1 et de permettre trois solutions à l’équation Φ(x) = x, chacune de ces solutions correspondant à des points d’équilibre : un point stable désordonné, un point instable de transition et un point stable ordonné. L’analyse mathématique Dans le modèle, on s’intéresse à l’évolution des îlots et plus spécifiquement à l’évolution de leur contenu : les molécules en présence restent-elles à l’état de molécules isolées, ‘inactives’, ou bien intègrent-elles au contraire des réseaux mutuellement catalytiques si bien qu’elles deviennent en grande majorité ‘actives’ ? Dans le premier cas, l’îlot demeure dans un état inactif, désordonné ou ‘mort’ ; dans le second, il devient actif, ordonné et en quelque sorte ‘vivant’. La résolution analytique des équations statistiques permet, notamment, de déduire le ratio d’îlots vivants par îlot mort, ainsi que le taux de transition d’îlots du point d’équilibre stable ‘désordonné’ au point d’équilibre stable ‘ordonné’, et inversement, cette transition étant interprétée comme une transition d’un état inerte à un état vivant. La question qui se pose alors est de voir dans quelles conditions la transition est possible, notamment en fonction des valeurs numériques des paramètres du modèle. Les applications numériques Outre la quantité N de monomères par îlot, deux paramètres se trouvent jouer un rôle déterminant : la diversité a +1 des monomères et le pouvoir de discrimination b des polymères actifs. Ainsi par exemple, en faisant les hypothèses additionnelles qu’existe un nombre total de 1010 îlots et qu’il soit possible de laisser le système évoluer pendant 10 5 itérations temporelles, Dyson montre que, pour a = 10, b = 100 et N = 2000, la plupart des îlots ont une grande probabilité de passer spontanément de l’équilibre stable désordonné à l’équilibre stable ordonné, autrement dit de l’inerte au vi-
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vant112. Ainsi, un grand nombre de molécules simples susceptibles de s’assembler entre elles par polymérisation et de catalyser mutuellement leurs polymérisations respectives peut donner lieu à un système au sein duquel la plupart des molécules font partie d’un réseau mutuellement catalytique qui s’auto-entretient. Dyson note aussi que, si la diversité a des monomères est inférieure à 8, alors aucune transition d’un état stable vers un autre état stable n’est possible, autrement dit aucun îlot ordonné ou ‘vivant’ ne peut apparaître. Cela pourrait alors être une indication que l’apparition de la vie sur Terre serait bien plus probable sur la base de polypeptides, c'est-à-dire de polymères assemblés à partir de 10 à 20 types différents d’acides aminés, que sur celle de brins d’ARN, c'est-à-dire de polymères réalisés à partir de seulement 4 types différents d’acides nucléiques (Dyson 1982, 349). L’intérêt du « modèle pour l’origine de la vie » réside dans l’élégance de son traitement statistique et dans les scénarios que permettent d’ébaucher ses applications numériques. Comme le dit lui-même Dyson très modestement, « le modèle n’a pas pour objectif d’être une théorie de l’origine de la vie. Il fournit tout au plus un cadre mathématique vide à l’intérieur duquel certaines questions sur l’origine de la vie peuvent être posées avec un certain degré de précision » (1982, 344). Néanmoins, à supposer que des molécules bien réelles satisfaisant les hypothèses du modèle soient effectivement identifiées, le modèle passerait alors du stade de ‘cadre mathématique vide’ à celui de ‘théorie’ et l’explication de l’apparition de la vie se trouverait alors formulée en des termes statistico-mathématiques. 3.2. Émergente ou explication réductive Le phénomène d’auto-organisation fonctionnelle tel que décrit par le modèle de Dyson peut-il être qualifié d’émergent ? Peut-il de surcroît étayer une thèse émergentiste des origines de la vie selon laquelle existeraient des phénomènes élémentaires, ‘locaux’, qui seraient émergents de manière indépendante du contexte des connaissances scientifiques ? Revenons un instant sur le modèle de Dyson et le phénomène qu’il décrit, et replaçons le tout dans le cadre de l’émergence pragmatique. Le phénomène en question peut-il tout d’abord satisfaire la condition 1 de reformulation ? Dans le cas présent d’un processus prébiotique d’auto-organisation fonctionnelle de réseaux mutuellement catalytiques, la reformulation du phéno112
Notons que les valeurs numériques des hypothèses sont relativement plausibles : ainsi, le nombre total de prokaryotes sur Terre est estimé à environ 5 x 10 30 cellules, l’appareil digestif humain à lui seul en comptant déjà 3 x 1011 (e.g. Whitman et al. 1998) ; pour sa part, le nombre d’itérations de mutations signifie que, s’il y a une mutation par seconde, le système doit pouvoir survivre et évoluer pen dant un peu moins de deux jours ; la capacité de discrimination catalytique b = 100 est relativement conservatrice et bien en dessous des enzymes biologiques pour lesquelles les facteurs de discrimina tion sont de l’ordre de 103 à 104 (Dyson 1982, 349).
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mène local P(s,r) consiste en la spécification (1) de l’organisation fonctionnelle résultant du processus en question, autrement dit du réseau mutuellement catalytique et (2) d’un ensemble d’hypothèses ou d’idéalisations chimiques concernant les éléments du modèle ainsi que leur organisation initiale. Ce phénomène local peut donc, par exemple, prendre la forme suivante : P(s,r)
Plus de 90% des îlots passent d’un état désordonné (moins de 20% de leurs molécules sont intégrées à un réseau mutuellement catalytique) à un état ordonné (plus de 80% de leurs molécules sont intégrées à un réseau mutuellement catalytique), au bout d’un temps t = 105 itérations, lorsque a = 10, b = 100 et N = 2000.
La proposition P(s,r) est-elle vraie ? Il n’y a malheureusement à ce jour aucune donnée empirique qui permette de l’affirmer. La validation expérimentale des hypothèses de départ, comme par exemple l’approximation qui consiste à prendre le nombre total k de monomères actifs comme indication de la capacité d’autocatalyse sans s’attacher à la séquence des polymères au sein desquels ces monomères sont actifs, ou encore certaines valeurs numériques telles que le pouvoir de discrimination b des molécules actives, demeure une question ouverte. Autrement dit, le statut de vérité de la proposition P(s,r) est indéterminé. En toute rigueur donc, puisque le phénomène en question ne peut être décrit par une proposition vraie, il ne remplit pas la condition 1 de reformulation de l’émergence pragmatique. Il ne peut donc pas être qualifié d’émergent (ni de non-émergent), et la question reste tout simplement ouverte. Pour aller plus loin, supposons néanmoins qu’il soit possible de réaliser une expérience, avec des molécules bien réelles et clairement identifiées, au cours de laquelle le phénomène décrit par la proposition P(s,r) ait lieu. La proposition P(s,r) pourrait alors être qualifiée de vraie. On pourrait aussi poursuivre en définissant une classe de contraste X2(s,r) qui permette de préciser la question "Pourquoi P(s,r) ?" : cette classe de contraste serait déterminée d’une part par l’orientation ‘physico-chimique’ globale que nous avons choisie, et d’autre part par la spécificité de l’organisation fonctionnelle des réseaux autocatalytiques en question. Ainsi par exemple, la classe de contraste X2(s,r) permettrait de comprendre la question "Pourquoi P(s,r) ?" au sens de "Pourquoi des réseaux qui intègrent plus de 80% des molé cules des îlots apparaissent-ils dans plus de 90% des cas, et non pas des réseaux qui intègrent moins de 50% des molécules, ni des réseaux qui n’intègrent que 20% des molécules présentes au sein de ces mêmes îlots ?". L’accent est mis ici sur la caractéristique principale des réseaux autocatalytiques tels que modélisés dans ce cadre, à savoir la proportion de molécules ‘actives’ au sein de chaque îlot.
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A ce stade donc, ayant fait l’hypothèse que la proposition P(s,r) soit vraie et ayant défini la classe de contraste X2(s,r), dire que le phénomène d’auto-organisation fonctionnelle décrit un phénomène émergent, c’est dire que la condition 2 d’impossibilité d’explication est également satisfaite, à savoir qu’il n’existe pas de réponse AHyp(s,r) à la question "Pourquoi P(s,r) sachant X2(s,r) ?" qui respecte en outre la relation de pertinence R2(s,r) où : R2(s,r)
Ne pas faire appel à des entités d’un niveau d’organisation supérieur ou égal à celui du système S(s,r) et qui englobent tout ou partie de S(s,r) (où S(s,r) est le système au niveau duquel est observée la propriété émergente P(s,r)), et Ne faire appel qu’à des explications physico-chimiques et/ou logico-mathématiques.
Que penser alors du modèle de Dyson comme explication réductive ? Dyson part (1) d’un certain nombre d’hypothèses et d’idéalisations chimiques, censées être validées par l’expérience, puis procède (2) par une mise en équation dans un cadre de mathématiques statistiques et réalise (3) un certain nombre de dérivations grâce auxquelles il déduit par exemple l’expression du taux de transition d’une population d’îlots d’un état désordonné à un état ordonné ou de la proportion de molécules actives au sein des réseaux catalytiques. Autrement dit, le modèle permet de déduire mathématiquement l’état des îlots à partir d’hypothèses initiales et d’outils de mathématiques statistiques. Il fournit une explication mathématique du phénomène d’apparition des îlots ordonnés, à savoir donc du phénomène P(s,r). Qui plus est, cette explication est élaborée à partir de propriétés des composants moléculaires et en aucun cas des îlots ni d’entités d’un niveau d’organisation supérieur : les hypothèses concernent en effet le nombre de types moléculaires, la spécificité catalytique des molécules formées, le nombre de molécules au sein d’un îlot, etc. Le modèle de Dyson fournit donc une explication mathématique de phénomènes d’auto-organisation fonctionnelle qui respecte la relation de pertinence réductive et est donc tout à fait recevable comme explication réductive. Ainsi, à supposer que le phénomène en question puisse être reformulé sous la forme d’une proposition vraie, le modèle statistico-mathématique de Dyson en fournit une explication réductive. Il ne pourrait donc être qualifié d’émergent 113. 113
Notons que « le modèle pour l’origine de la vie » appelle un parallèle : celui de la thermodyna mique et de son explication réductive par la mécanique statistique. Tout comme dans le cas du modèle de Dyson, la mécanique statistique appliquée aux gaz parfaits (1) repose sur un certain nombre d’idéalisations physiques et d’hypothèses concernant les molécules de gaz, et (2) formalise le pro blème à l’aide d’outils de mathématique statistique. Enfin, (3) la résolution analytique permet d’expri-
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4. Émergence et auto-organisation fonctionnelle : le cas de la modélisation des réseaux génétiques L’auto-organisation fonctionnelle dans un cadre prébiotique cherche à rendre compte de l’apparition spontanée d’interactions chimiques stables entre molécules d’un système donné. Ces interactions peuvent être de nature catalytique comme nous venons de le voir dans le cas du modèle statistique de Dyson : les molécules du système catalysent mutuellement leurs synthèses respectives à partir de molécules plus élémentaires. Elles peuvent aussi être de nature ‘on/off’ comme dans le cas de réseaux génétiques : les gènes s’activent ou s’inhibent les uns les autres, notamment par l’intermédiaire de protéines. Dans ce second cas, la question centrale n’est plus une question de clôture catalytique d’un réseau de réactions chimiques, mais une question de clôture régulatrice de l’activité d’un réseau moléculaire : pour caractériser le réseau génétique de manière intuitive, disons que peu importe ce qui est produit : ce qui compte avant tout, c’est que l’ensemble des composants se régulent les uns les autres. Dans le cadre de la question des origines de la vie, la modélisation de réseaux génétiques devient des plus pertinentes en regard de théories de l’origine de la vie centrées sur les polymères informationnels ou génétiques, et tout particulièrement de la théorie du monde ARN (Gilbert 1986). Cette modélisation s’effectue notamment à l’aide de réseaux booléens aléatoires, ‘RBA’, dont l’analyse mobilise de nombreux travaux mathématiques en théorie des réseaux. De tels réseaux permettent d’étudier, en particulier, les conditions sous lesquelles les différents ‘gènes’ ou séquences codantes d’un système vivant primitif conféreraient à ce système vivant la stabilité requise pour sa survie et sa reproduction éventuelle (Kauffman 1993). La question qui se pose est alors celle de savoir dans quelle mesure de tels modèles étayent ou non une hypothèse émergentiste de phénomènes locaux d’auto-organisation. 4.1. Mécanismes de régulation génétique et réseaux booléens aléatoires L’idée que les gènes agissent les uns sur les autres, s’activent ou s’inhibent mutuellement, parfois de manière assez inattendue et sophistiquée, n’est pas nouvelle : elle mer certaines grandeurs caractéristiques de la population de molécules de gaz et permet de faire le lien entre des grandeurs macroscopiquement mesurables, comme la température, et des éléments du modèle statistique, comme l’énergie cinétique des molécules du gaz parfait. Ce parallèle amène à son tour une conclusion, à savoir que si on accepte que la mécanique statistique fournisse une explication réductive de la thermodynamique (e.g. Nagel 1961, 345), il paraît difficile de nier cette possibilité au modèle statistique de Dyson appliqué à l’apparition d’auto-organisation fonctionnelle.
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remonte notamment à la découverte de l’opéron lactose par Jacob et Monod dans les années 1960 (Jacob et Monod 1961). La prise de conscience de la taille gigantesque et de la complexité étonnante des systèmes de gènes en interaction est cependant bien plus récente et résulte des projets massifs de séquençage de la der nière décennie, comme le projet du génome humain. Désormais, le génome est, plus que jamais, assimilé à un énorme réseau de gènes en interactions mutuelles. L’étude de tels réseaux génétiques à l’aide d’outils formels, comme ceux de la théorie des réseaux, apparaît alors des plus pertinentes. Les réseaux booléens aléatoires Les réseaux booléens aléatoires sont composés de deux éléments : (1) des nœuds et (2) des connexions entre ces nœuds. Les nœuds en question sont booléens dans la mesure où ils ne peuvent prendre que deux valeurs : ou bien ‘zéro’ ou bien ‘un’. La valeur d’un nœud donné est déterminée par une fonction logique sur la base des valeurs des autres nœuds connectés en entrée au nœud en question. Le réseau est aléatoire dans la mesure où les connexions et leurs orientations sont choisies aléatoirement. Dans un réseau comportant N nœuds, on note souvent K le nombre de connexions entrantes par nœud. Les valeurs initiales des nœuds sont aussi choisies de manière aléatoire, ainsi que les fonctions logiques attribuées à chaque nœud. Une fois le réseau construit et initialisé, on le laisse évoluer pendant un certain nombre d’itérations, les valeurs de chaque nœud étant actualisées à chaque itération du fait des fonctions logiques nodales et des connexions entre nœuds. Des études numériques ont permis de se rendre compte que ces réseaux aléatoires possédaient des propriétés communes en dépit de leur caractère aléatoire, des propriétés qui, très rapidement, furent qualifiées d’émergentes car surprenantes, imprédictibles (Kauffman 1974, 1984). Des simulations sur ordinateur ont ainsi mis à jour des propriétés de stabilité, des comportements chaotiques et désordonnés, ou encore des phénomènes de ‘transition de phase’ : en fonction de certaines situations, les réseaux évoluent vers des types d’états particuliers de fonctionnement, et, pour ainsi dire, s’auto-organisent comme nous allons le voir. Application aux réseaux génétiques Une des applications possibles des réseaux booléens aléatoires est la modélisation de réseaux génétiques. Les RBA furent d’ailleurs développés initialement dans ce but par Kauffman (1969a, 1969b). Ils permettent en effet de modéliser des interactions ‘on/off’ entre des gènes, et donc de représenter de manière très simplifiée les processus d’activation ou d’inhibition au sein d’un réseau de gènes en interaction. Dans un tel modèle, chaque nœud représente un gène. Le gène est ‘actif’ si le nœud a pour valeur ‘un’, ‘inactif’ sinon, et l’activité d’un gène est déclenchée par l’activité
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ou l’inactivité des autres gènes qui lui sont reliés fonctionnellement via des connexions au sein du réseau. Si le réseau de gènes qui est ainsi modélisé comprend le génome complet d’une cellule, alors le RBA correspondant fournit un modèle qui permet d’étudier le comportement dynamique de la cellule dans son ensemble, ce comportement dynamique étant constitué par la succession temporelle des états de la totalité des nœuds du réseau. Le RBA permet ainsi de voir si la cellule modélisée évolue, par exemple, vers un état stationnaire figé dans lequel le statut actif/inactif de chaque gène reste inchangé, ou au contraire vers un cycle limite d’états alternatifs qu’elle parcourt sans fin, en boucle. Le comportement dynamique du RBA au cours du temps, son ‘développement’ en quelque sorte, peut alors représenter l’évolution d’une cellule embryonnaire pendant son processus de croissance et de différentiation : la cellule évolue ; ses états se succèdent sans jamais se ressembler. Après une période d’évolution plus ou moins longue, le RBA, de taille finie, atteint nécessairement un cycle limite : ce cycle limite, parcouru sans cesse à nouveau, peut alors représenter le cycle de réplication de la cellule en question, cycle qui se répète aussi longtemps que vit la cellule. 4.2. La connectivité critique : une propriété émergente ? Pour étudier le comportement dynamique de tels réseaux, Kauffman réalisa de nombreuses études numériques et simulations sur ordinateur (voir, par exemple, Kauffman 1974). C’est de cette manière qu’il en vint à découvrir l’existence d’une ‘connectivité critique’ : cette connectivité, noté Kc, est une valeur particulière du paramètre K, c’est-à-dire du nombre de connexions d’entrée de chaque nœud. Cette propriété tout à fait surprenante des RBA a rapidement été qualifiée de propriété émergente (Kauffman 1984). En quoi consiste-t-elle ? Les simulations numériques de réseaux booléens aléatoires commencent par la construction aléatoire d’un réseau assujetti à un certains nombre de contraintes comme par exemple un nombre de nœuds N spécifique, ou encore un nombre K de connexions d’entrée par nœud déterminé. Une fois que les nœuds sont définis et les connexions établies, on assigne aléatoirement des fonctions booléennes à chaque nœud qu’on initialise également de manière aléatoire. On lance alors les calculs : l’itération n de la simulation consiste à calculer les valeurs des fonctions booléennes de tous les nœuds, en prenant comme valeurs d’entrée de chaque nœud les valeurs au temps n-1 des nœuds qui lui sont connectés. Les RBA étant constitués d’un nombre fini N de nœuds, chaque nœud ne pouvant prendre aussi qu’un nombre fini d’états (en l’occurrence deux : ‘un’ ou ‘zéro’), ils ne peuvent prendre eux-mêmes qu’un nombre fini d’états, à savoir 2 N. Ainsi, tout RBA finit par revenir
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à un état qu’il a déjà occupé. Le comportement d’un RBA est donc constitué par un cycle limite, plus ou moins long, qu’il parcourt en boucle après une période initiale d’évolution, elle aussi plus ou moins longue, et au cours de laquelle le réseau arrive sur un des états du cycle limite. Lors de simulations, les RBA peuvent se comporter de différentes manières : ils peuvent avoir des cycles limites longs ou courts, atteindre le même cycle limite en dépit de conditions initiales différentes, atteindre le même cycle limite de manière plus ou moins rapide, atteindre des cycles limites radicalement différents en dépit de conditions initiales très voisines, avoir des cycles limites caractérisés par un nombre plus ou moins grand de nœuds stables, etc. Certains de ces comportements apparaissent d’ailleurs caractériser un degré de robustesse, de prédictibilité, plus élevé que d’autres : ainsi par exemple, un réseau à court cycle limite offre-t-il une plus grande prédictibilité qu’un réseau qui parcourrait l’ensemble des états possibles ; de même, un réseau convergeant vers le même cycle limite en dépit de conditions initiales différentes paraîtra plus robuste qu’un réseau très sensible à ces mêmes conditions initiales. D’où l’intérêt d’identifier des paramètres qui permettraient à l’avance de déterminer le type de comportement dynamique de ces réseaux. C’est là qu’intervient la connectivité critique Kc. En effet, après de nombreuses séries de simulations, Kauffman s’est aperçu que le degré d’interconnexion des nœuds jouait un rôle critique dans la détermination du comportement dynamique des réseaux : les RBA pour lesquels le nombre de connexions d’entrée K était inférieur ou égal à deux présentaient typiquement des caractéristiques significativement plus ordonnées que ceux pour lesquels K était supérieur ou égal à trois. La valeur charnière, K = 2, fut alors appelée ‘connectivité critique’ et notée Kc : en deçà de cette charnière, les réseaux ont tendance à s’auto-organiser de manière ordonnée ; au-delà, au contraire, ils évoluent vers des états chaotiques. Comment interpréter cette connectivité critique dans le cas de la simulation de réseaux génétiques ? Rappelons que dans le cas de la simulation du génome complet d’une cellule par un RBA, le cycle limite représente le cycle de reproduction cellulaire. On s’attend donc à ce que ce cycle ne soit ni trop court ou limité, ni trop long et généralisé. Autrement dit, le cycle limite du génome d’une cellule devrait être, en quelque sorte, à la limite entre l’ordre immobile et le désordre chaotique. En conséquence, la connectivité d’un RBA modélisant un génome cellulaire devrait prendre pour valeur celle de la connectivité critique Kc puisque cette dernière détermine le seuil entre des comportements ‘ordonnés’ et des comportements ‘chaotiques’. Une connectivité critique égale à 2 apparaît donc comme une condition né-
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Les origines de la vie
cessaire pour que des systèmes génétiques primitifs soient capables de s’auto-organiser spontanément et de se reproduire. Ce sont des propriétés typiques des réseaux formels comme la propriété de connectivité critique qui sont très fréquemment qualifiées d’émergentes en science des systèmes complexes, et par extension dans de nombreuses sciences naturelles dont elle modélise les phénomènes. Dans quelle mesure cependant est-il justifié de qualifier ces propriétés d’émergentes ? Examinons de plus près le cas du statut émergent de la connectivité critique. 4.3. Explication réductive de la connectivité critique ? Replaçons la question dans le cadre de l’émergence pragmatique : voyons dans un premier temps si le phénomène se prête à reformulation, et si oui, dans un deuxième temps, dans quelle mesure il accepte ou non une explication réductive. Satisfaction de la condition 1 de reformulation ? Dans le cas présent, la reformulation du phénomène local P(s,r) consiste en la spécification (1) de l’existence d’un seuil de connectivité de valeur ‘deux’ et (2) d’un ensemble d’hypothèses relatives à la constitution des réseaux, notamment le fait qu’il s’agisse de réseaux booléens aléatoires. On peut alors reformuler le phénomène local sous la proposition suivante : P(s,r)
"Les RBA ont une connectivité critique Kc = 2".
La proposition P(s,r) découle d’observations empiriques de l’évolution de RBA sur ordinateur. Elle est vraie. La classe de contraste X2(s,r) qui permet de préciser la question "Pourquoi P(s,r) ?" peut être définie en faisant varier les valeurs possibles de la connectivité critique : la question qui se pose ici est, en effet, celle de savoir pourquoi les RBA ont une connectivité critique Kc = 2 et non pas Kc = 1 ou encore Kc = 5, etc. En somme donc, la condition 1 de reformulation de l’énoncé émergent sous la forme d’une proposition vraie et contrastée peut être satisfaite. Qu’en est-il alors de la seconde condition émergentiste ? Satisfaction de la condition 2 d’impossibilité d’explication réductive ? Dire que le phénomène d’auto-organisation fonctionnel des RBA décrit par l’apparition d’une connectivité critique Kc = 2 est émergent, c’est dire que la condition 2 d’impossibilité d’explication est également satisfaite, à savoir qu’il n’existe pas de réponse AHyp(s,r) à la question "Pourquoi P(s,r) sachant X2(s,r) ?" qui respecte en outre la relation de pertinence R2(s,r) où :
Chapitre 10 – Auto-organisation prébiotique R2(s,r)
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Ne pas faire appel à des entités d’un niveau d’organisation supérieur ou égal à celui du système S(s,r) et qui englobent tout ou partie de S(s,r) (où S(s,r) est le système au niveau duquel est observée la propriété émergente P(s,r)), et Ne faire appel qu’à des explications physico-chimiques et/ou logico-mathématiques.
Existe-t-il ou non une explication réductive de la connectivité critique des réseaux booléens aléatoires ? Les travaux de plusieurs physiciens et mathématiciens permettent de répondre par l’affirmative, comme nous allons le voir, et cette explication réductive s’articule autour d’une preuve mathématique. Cette preuve est très connue parmi les mathématiciens et théoriciens des réseaux, peut-être moins ailleurs. Sa conception remonte aux travaux de Derrida et Pomeau (1986) qui se sont intéressés aux propriétés formelles des réseaux booléens, notamment sous l’impulsion des découvertes numériques intrigantes de Kauffman. De manière semblable, en quelque sorte, aux preuves mathématiques qui établissent la convergence d’une fonction à l’infini en l’encadrant par deux autres fonctions convergeant vers la même valeur à l’infini, Derrida et Pomeau ont proposé d’étudier le comportement de réseaux booléens aléatoires un peu particuliers : il s’agit de RBA au sein desquels les fonctions booléennes de chaque nœud sont choisies de manière aléatoire à chaque itération temporelle, au lieu d’être choisies de manière aléatoire une fois pour toutes à l’initialisation du réseau. Cette approche porte le nom ‘d’approximation du recuit’ (‘annealed approximation’) par contraste avec le cas classique ‘trempé’ (‘quenched’) où les fonctions booléennes restent figées. Elle permet de dériver et de résoudre une équation récursive qui décrit l’évolution temporelle de l’écart entre deux états initiaux C1 et C2 d’un réseau donné, c'est-à-dire le nombre de nœuds qui ont une valeur différente. Quand cet écart, appelé ‘distance de Hamming’, décroît avec le temps, les deux états convergent l’un vers l’autre, puisqu’ils ont de plus en plus de nœuds qui ont la même valeur. Cela peut aussi être interprété en disant qu’une petite perturbation infligée à C1 pour donner C2 n’impacte pas le résultat final, à savoir que les deux configurations aboutissent in fine au même état. Derrida et Pomeau ont alors démontré de manière analytique que la convergence dépend de la valeur moyenne de la connectivité K, notamment autour d’une valeur critique : 2. Ils ont aussi établi que lorsque N → ∞ (‘limite thermodynamique’), le modèle ‘recuit’ et le modèle ‘trempé’ se comportent de manière identique, c'est-à-dire qu’ils partagent exactement les mêmes courbes de transition. Notons que de nombreuses autres propriétés partagées à la fois par les modèles ‘recuit’ et ‘trempé’ ont été établies mathématiquement par la suite (e.g. Hillhorst et
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Nijmeijer 1987). Derrida et Pomeau ont donc apporté une preuve mathématique que les réseaux booléens aléatoires, du moins de taille infinie, ont une connectivité critique de valeur ‘deux’. Cela signifie alors que la propriété des RBA d’avoir une connectivité critique Kc = 2 peut être déduite de prémices mathématiques, notamment celles qui décrivent les réseaux en question. Autrement dit, la question "Pourquoi P(s,r) sachant X2(s,r) ?" reçoit ici comme réponse une preuve mathématique. Cette preuve, respectant bien par sa nature la relation de pertinence réductive R2(s,r), est une explication réductive du phénomène de connectivité critique. Ce phénomène ne peut donc pas être qualifié d’émergent. Notons que la preuve apportée par Derrida et Pomeau dans le cas des RBA a été par la suite étendue de manière très similaire à d’autres types de réseaux. Ainsi par exemple, l’existence d’une connectivité critique et son expression exacte ont été établies pour des réseaux aléatoires à états multiples (Solé, Luque et Kauffman 1999)114 ou encore pour des réseaux aléatoires de spin à effet de seuil (Rohlf et Bornholdt 2002)115. Par ailleurs, de nouvelles propriétés de RBA ont également été établies d’un point de vue mathématique. Ainsi par exemple, une étude analytique complète de RBA dans le cas particulier K = 1 a été réalisée (Flyvbjerg et Kjaer 1988). Des solutions analytiques de plusieurs propriétés ont également été développées dans le cas particulier K → ∞ (Derrida et Flyvbjerg 1986). Plusieurs propriétés particulières ont fait l’objet de preuves mathématiques dans les cas K = 1, 2, 3, 4 or 5 (Flyvbjerg 1988). La sensibilité des fonctions booléennes a également fait l’objet d’une analyse mathématique (Shmulevich et Kauffman 2004). Sans parler de nombreux autres travaux mathématiques qui ont apporté des preuves analytiques de plusieurs autres propriétés des réseaux booléens dans tels ou tels cas particuliers. Autrement dit, même si l’élaboration de preuves mathématiques plus générales 114
Les réseaux aléatoires à états multiples sont des réseaux en tout semblables aux RBA, excepté le nombre d’états que peut prendre chaque nœud : au lieu de ne pouvoir prendre que deux valeurs ‘un’ ou ‘zéro’, les nœuds peuvent prendre un nombre S de valeurs. Il a été alors démontré que ces réseaux ont une connectivité critique qui a pour expression exacte : Kc =
1 1−
1 S
Notons que lorsque S = 2, i.e. cas booléen, on retrouve la valeur Kc = 2 (Solé et al. 1999). 115 Dans de tels réseaux, les nœuds peuvent prendre pour valeurs -1 ou +1 ; les fonctions nodales sont des fonctions qui prennent en compte la valeur d’un seuil h : si la somme des entrées est inférieure à h, alors le nœud prend pour valeur -1 ; dans le cas contraire, il reçoit la valeur 1. Pour plus de détails sur l’expression de la connectivité critique et sur d’autres propriétés de ces réseaux, voir notamment (Rohlf et Bornholdt 2002).
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reste une question ouverte, (Gershenson 2004), des preuves mathématiques existent néanmoins dans un grand nombre de cas particuliers bien étudiés. Qui plus est, certains travaux mathématiques ont aussi un pouvoir prédictif et peuvent servir de guide pour de nouveaux travaux de simulation numérique : ainsi par exemple, ‘l’approximation du recuit’ rend possible la mise en œuvre de nouvelles méthodes de calcul et la prédiction de nouvelles propriétés des RBA comme la distribution des périodes et des poids relatifs des cycles limites dans le cas d’une connectivité K finie (Bastolla et Parisi 2006) ; de nouvelles conditions de stabilité des RBA ont pu être formulées (Solé et Luque 1995), ainsi que de nouveaux paramètres d’ordre (Lynch 2007)116. 4.4. Conséquences Les preuves mathématiques mentionnées ci-dessus affaiblissent la portée des affirmations émergentistes associées à l’apparition spontanée de propriétés particulières d’organisation, qu’il s’agisse de réseaux formels ou de réseaux biochimiques. En effet, si une propriété comme celle de connectivité critique est mathématiquement déductible en théorie des réseaux, pourquoi d’autres propriétés, de premier abord tout aussi surprenantes, ne pourraient-elles pas l’être tout autant ? La propriété de connectivité critique a, certes, été découverte suite à l’observation de nombreuses simulations numériques de réseaux booléens aléatoires, ce qui lui a d’ailleurs valu d’être très tôt qualifiée de propriété émergente. Pourtant, peu de temps après, une preuve mathématique a pu être élaborée. Puis une autre concernant une seconde propriété. Et une autre encore au sujet d’une troisième, etc. Aus si, pourquoi donc une n-ième propriété aurait-elle a priori plus de chance que les précédentes d’être non-déductible mathématiquement et donc effectivement émergente (au sens pragmatique) ? La question de l’émergence, dans ce contexte, semble plutôt provenir du nombre, très vaste, des propriétés que permettent de découvrir les simulations de réseaux complexes, et du manque de temps et de ressources pour pouvoir en élaborer des preuves mathématiques. Aussi, ce n’est pas parce que des phénomènes prébiotiques, voire biologiques, seraient modélisés par de complexes réseaux d’entités moléculaires en interaction, qu’ils devraient, pour autant, donner lieu à des phénomènes émergents. De nombreux travaux en biochimie et biologie, notamment en biologie des systèmes, sont cependant rapides à qualifier d’émergents des phénomènes surprenants qui résultent notamment de l’organisation en réseau de composés biochimiques : les systèmes biochimiques sont qualifiés d’irréductiblement complexes (Behe 1996) ; les 116
Certains des arguments de cette section ont fait l’objet de développements complémentaires dans (Malaterre 2009b).
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réseaux biochimiques donnent lieu à des phénomènes émergents (Boogerd et al. 2005), notamment les réseaux métaboliques (Cornish-Bowden et al. 2004) ou encore les systèmes immunitaires (de Boer et Perelson 1991). Les exemples sont nombreux. Pourtant, s’il est vrai que des phénomènes surprenants peuvent se produire en grand nombre, l’enseignement à tirer de l’étonnante propriété de connectivité critique des réseaux booléens est que des preuves mathématiques sont, tout également, possibles. Bien entendu, elles peuvent être austères et plus difficiles d’accès que des simulations visuelles sur ordinateur. Bien entendu aussi, elles peuvent s’avérer difficile à établir et rien ne prouve que de telles preuves puissent être élaborées dans tous les cas de figure. Les preuves mentionnées plus haut et d’autres encore ont néanmoins le mérite d’exister et d’expliquer réductivement (au sens défini dans le cadre de l’émergence pragmatique) certains des phénomènes parmi les plus fréquemment qualifiés d’émergents. La conséquence est que, quand bien même un processus prébiotique d’auto-organisation fonctionnelle serait décrit par un réseau formel tel un réseau booléen aléatoire, cela ne serait pas suffisant pour avoir des raisons valables de penser que ce processus puisse donner lieu à des phénomènes émergents indépendamment du contexte des connaissances scientifiques, et notamment mathématiques, du moment.
5. Conclusion Le schème de ‘l’auto-organisation prébiotique’, qu’il s’agisse d’auto-organisation structurelle ou fonctionnelle, apparaît somme toute peu propice à une forme d’émergence locale qui soit en outre indépendante des connaissances scientifiques. Comme nous l’avons vu sur des exemples concrets représentatifs, des explications réductives apparaissent, à chaque fois, disponibles. Ainsi, l’auto-organisation structurelle des liposomes reçoit une explication réductive physico-chimique ellemême formulée à partir d’une explication des effets hydrophile et hydrophobe, et d’une explication thermodynamique de minimisation de potentiel chimique. L’auto-organisation fonctionnelle de réseaux autocatalytiques, telle que modélisée en mathématiques statistiques, reçoit pour sa part une explication mathématique, tout comme l’auto-organisation fonctionnelle de réseaux génétiques, modélisée cette fois-ci en théorie des réseaux à partir de réseaux booléens aléatoires, et pourtant fréquemment citée comme source d’émergence. Certes, il ne s’agit pas là d’une preuve que de telles explications réductives existent, ou pourraient être formulées, à l’égard de la totalité des phénomènes d’au-
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to-organisation qu’il sera, peut-être un jour, nécessaire de mobiliser pour rendre compte de l’apparition de la vie sur Terre. Il est vrai que chaque nouvelle découverte apporte, à son tour, son lot de mystères et de nouvelles énigmes. Il en va ainsi, par exemple, des travaux sur les parois membranaires lipidiques : les découvertes de nouvelles propriétés étonnantes comme celles de semi-perméabilité sélective, d’orientation moléculaire, de gradient d’acidité, posent potentiellement autant de nouvelles questions "Pourquoi ?". Il semblerait cependant, et les exemples passés, à défaut de le prouver, le montrent, que ces nouvelles questions qui, sans cesse, font surface soient petit à petit résolues et surmontées. En tout état de cause, comme le montrent les exemples d’auto-organisation étudiés en détail précédemment, si émergence il y a, c’est très vraisemblablement en rapport avec la facilité déconcertante qu’a la nature de nous étonner, et l’état limité de nos connaissances à un instant donné. Il semble exister aujourd’hui plus de raisons valables de penser que des explications réductives des phénomènes d’auto-organisation prébiotique seront un jour disponibles que le contraire.
Conclusion L’objectif de ce livre était double. D’une part, s’interroger sur la question des origines de la vie à la lumière des avancées scientifiques majeures de ces dernières décennies. De l’autre, élaborer une définition épistémique contextuelle de la notion d’émergence, l’émergence pragmatique, et la mettre en œuvre dans le cadre de la question sur le caractère émergent ou non de l’apparition de la vie. Ce projet a été motivé à la fois par le rôle central que joue le phénomène vital dans les thèses fondatrices de la notion d’émergence, et par un renouveau du discours émergentiste dans les sciences de la vie, tout particulièrement dans la recherche sur les origines de la vie ces dernières années. À cela s’ajoute la fascination qu’a suscitée de tout temps, et suscite encore aujourd’hui, le mystère des origines de la vie.
1. L’émergence pragmatique Dans cet ouvrage, j’ai proposé et défendu une notion d’émergence ancrée dans une théorie de l’explication : l’émergence pragmatique. Outre le fait d’être adossée à une notion philosophique déjà bien développée, celle d’explication pragmatique, cette notion d’émergence présente l’intérêt de rendre explicite le contexte et le rôle important qu’il joue dans la caractérisation de phénomènes comme émergents ou non. Le contexte reflète les orientations cognitives de la personne à l’origine de la proposition émergente. Il se trouve aussi mobilisé pour fournir une reformulation de l’énoncé émergent sous la forme d’une proposition vraie et précise, notamment grâce à la spécification d’une classe de contraste. Comme nous l’avons vu, l’étape de reformulation, dans l’affirmation du caractère émergent d’un phénomène, est une étape cruciale qu’apporte la notion d’émergence pragmatique. Ce contexte est également mobilisé pour définir, via une relation de pertinence réductive, le type des explications susceptibles d’être jugées recevables comme explications réductives, autrement dit comme négations d’émergence. L’émergence pragmatique est ainsi conçue comme impossibilité d’explication réductive (autrement dit d’explication qui respecte la relation de pertinence réductive) d’une proposition vraie décrivant un phénomène donné, et spécifiée par une classe de contraste. Le contexte inclut également le périmètre des connaissances scientifiques mobilisables dans le cadre de l’identification d’explications réductives pour un phénomène donné.
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La prise en compte de ces éléments contextuels permet, en particulier, de rendre explicite des divergences possibles d’opinion quant au caractère émergent ou non d’un phénomène donné, à un instant donné : le caractère émergent d’un phénomène dépend, non seulement de la formulation propositionnelle de ce phénomène, mais également des intérêts cognitifs de la personne à l’origine de la caractérisation émergente, de ses préférences en termes de types d’explications, et des connaissances scientifiques à disposition et mobilisées.
2. L’émergence de la vie De par le caractère contextuel de cette notion d’émergence pragmatique, son application à la question de la vie et de ses origines sur Terre passe par la spécification des différents éléments de contexte. J’ai ainsi choisi, dans le cadre de cet ouvrage, deux contextes qui m’ont paru à la fois particulièrement pertinents et représentatifs de deux approches des origines de la vie : un contexte ‘historique’ au sein duquel prime l’idée de l’imprédictibilité du chemin suivi par la vie pour apparaître sur Terre ("Pourquoi ce chemin et pas un autre ?"), et un contexte ‘physico-chimique’ articulé autour de l’étonnement que suscite l’apparition de systèmes vivants à partir de matière inerte ("Pourquoi des systèmes vivants ?"). Nous avons vu que, dans le contexte ‘historique’, la question du caractère émergent de l’apparition de la vie est une question qui demeure ouverte. En effet, on ne connaît pas précisément le chemin réel suivi par la vie, si bien qu’il est délicat d’expliquer pourquoi la vie aurait suivi tel chemin plutôt que tel autre. On se heurte donc, dans ce contexte, à un problème de reformulation de la proposition décrivant le phénomène en question. En conséquence, et tant que persiste ce problème, l’analyse ne peut se poursuivre par l’étude de la seconde condition émergentiste d’impossibilité d’explication réductive. La situation est différente dans le contexte ‘physico-chimique’. J’ai montré, en effet, dans ce contexte, que le phénomène d’apparition de la vie sur Terre peut, à juste titre, être qualifié d’émergent : en effet, aucune explication ‘physico-chimique’ de l’apparition de la vie n’est à ce jour disponible, de larges pans explicatifs faisant encore défaut au sein de chacun des grands schèmes explicatifs mobilisés dans les ‘théories’ actuelles sur les origines de la vie : (i) le schème des processus chimiques prébiotiques, (ii) le schème de l’évolution chimique prébiotique, et (iii) le schème des principes d’auto-organisation prébiotique. Néanmoins, il est bon de rappeler que cette caractérisation émergentiste repose sur la spécification d’un contexte par-
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ticulier, en l’occurrence un contexte qui inclut l’état des connaissances scientifiques mobilisables à ce jour. Il m’a paru alors intéressant de pousser plus avant l’analyse émergentiste dans le cadre ‘physico-chimique’ : j’ai souhaité évaluer la possibilité qu’existent des raisons valables de croire que le caractère émergent de l’apparition de la vie puisse perdurer indépendamment du contexte scientifique, autrement dit indépendamment de toute nouvelle connaissance. Pour ce faire, j’ai analysé plus en détail chacun des trois schèmes explicatifs à la recherche de phénomènes ‘locaux’ susceptibles de faire preuve d’une émergence pragmatique qui serait insensible à l’état des connaissances scientifiques. La recherche s’est avérée vaine. D’une part, (i) pour ce qui est des processus chimiques prébiotiques, les phénomènes de synthèse de molécules organiques à partir de molécules plus élémentaires dans les conditions de la Terre primitive se prêtent à des explications de nature chimique qui s’avèrent tout à fait compatibles avec la relation de pertinence réductive. Le principe d’évolution chimique prébiotique d’autre part (ii), et bien qu’encore mal défini aujourd’hui, recouvre des phénomènes dont le caractère inexpliqué, et par conséquent émergent, n’apparaît être le fait que du contexte scientifique actuel. Enfin (iii), le schème des principes d’auto-organisation prébiotique se révèle peu propice à des phénomènes qui pourraient demeurer émergents indépendamment des connaissances scientifiques : d’une part, les phénomènes d’auto-organisation structurelle reçoivent des explications réductives de nature ‘physico-chimique’ ; de l’autre, les phénomènes d’auto-organisation fonctionnelle, pour l’essentiel théoriques, sont également susceptibles de recevoir des explications réductives, notamment mathématiques comme nous l’avons vu dans le cas des réseaux booléens aléatoires. En somme donc, même si l’apparition de la vie peut être qualifiée de phénomène émergent dans le contexte ‘physico-chimique’ actuel, il n’existe pas de raisons valables d’affirmer qu’il en sera toujours ainsi.
3. Au delà ? Les analyses développées tout au long de cet ouvrage, qu’il s’agisse des analyses relatives au phénomène d’apparition de la vie pris dans son ensemble que de celles portant sur des sous-phénomènes susceptibles d’être mobilisés, à terme, dans l’explication de ce long processus, sont autant d’arguments en faveur du transfert de la charge de la preuve aux émergentistes. L’émergence pragmatique telle que développée ici offre un cadre conceptuel et opérationnel au sein duquel des questions émergentistes peuvent être précisées et éventuellement élucidées. Il revient mainte-
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nant aux ‘émergentistes vitaux’, autrement dit à ceux qui continueraient à soutenir que l’apparition de la vie serait un phénomène émergent pour lequel aucune explication réductive ne pourrait jamais être formulée, et ce quel que soit l’état de nos connaissances scientifiques, de proposer des phénomènes concrets, susceptibles de mettre en défaut la possibilité d’explication réductive tout en satisfaisant les autres conditions formelles de l’émergence pragmatique, et qui, en outre, le feraient de manière insensible au contexte scientifique. Incidemment, l’analyse du caractère émergent de la vie amène à se poser deux questions : celle de la nature de la transition de l’inerte au vivant, et celle de la spécificité du vivant. Le passage de la matière inanimée à la vie se fait-il de manière soudaine, brutale, ou bien au contraire est-il la conséquence d’un processus graduel et progressif, ou encore d’une évolution par paliers successifs ? La vie doit-elle alors être conçue en rupture avec son substrat moléculaire, ou bien au contraire en intime continuité ? S’agit-il d’une propriété en tous points spécifique au vivant et ‘binaire’ au sens où un système la possèderait ou ne la possèderait pas, ou bien d’une propriété qui apparaitrait par degrés le long d’un continuum, ou dans une suite de paliers dont l’espacement serait encore à spécifier ? En dépit du fait qu’il soit toujours impossible d’expliquer aujourd’hui la transition de l’inerte au vivant, et qu’il soit également toujours impossible de recréer la vie in vitro, de nouveaux jalons sont régulièrement identifiés le long d’un hypothétique chemin qui mènerait à la vie. Si on commence à mieux se rendre compte de la complexité d’un système vivant minimal, d’une ‘protocellule’, on commence aussi à mieux discerner des étapes et des mécanismes physico-chimiques qui permettraient d’en rendre compte, et à prendre conscience de toute la complexité qui y est associée. La dis tance qui sépare l’inerte du vivant est telle qu’une explication du vivant en de purs termes moléculaires ne paraît pas pertinente, un peu comme si on cherchait à expliquer le comportement d’un avion à partir des propriétés de ses pièces. Au contraire, il apparaît nécessaire de faire appel à plusieurs schèmes explicatifs qui prennent le relais les uns aux autres pour progressivement expliquer l’apparition du vivant : processus chimiques prébiotiques, évolution chimique, ou encore processus d’auto-organisation. L’explication de l’apparition de la vie se fragmente en une multitude d’explications réductives s’enchaînant alors les unes aux autres. Et, de même que la réalisation d’un avion gros porteur ne peut se faire que grâce à la contribution de plusieurs corps de métier, de même l’explication de la transition de l’inerte au vivant nécessite la contribution de plusieurs branches de la science, qu’il s’agisse de chimie, de biologie moléculaire ou de biologie théorique, sans parler des sciences qui, comme la géologie ou la planétologie, contribuent à définir les conditions environnementales dans lesquelles se déroule l’apparition de la vie. Ces réflexions conduisent aussi à s’interroger sur la spécificité du vivant et sur son uni-
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cité. En effet, si le vivant peut être expliqué réductivement à partir de phénomènes situés à des niveaux d’organisation inférieurs, sa spécificité semble se dissoudre dans les processus physico-chimiques inertes qui lui donnent naissance. Pourtant, il paraît naturel de vouloir départager ce qui vit de ce qui ne vit pas. Comment re donner une spécificité au vivant ? Cette spécificité est-elle pertinente ? Si les systèmes vivants apparaissent aujourd’hui comme le fruit d’assemblages progressifs de multiples composants et systèmes, il devient envisageable que la propriété de vie ne soit pas une propriété aussi binaire que son usage commun le laisserait penser, mais qu’existe, au contraire, tout un continuum de ‘degrés de vie’, et peut-être même de ‘modalités de vie’. Il se pourrait fort bien qu’il nous faille re noncer à dire qu’un système est, ou bien vivant, ou bien non-vivant : un système pourrait, en effet, être plus ou moins vivant, et ce de différentes manières possibles, par exemple en se reproduisant de manière plus ou moins efficace, ou en régulant un métabolisme de manière plus ou moins robuste, ou encore en étant plus ou moins bien sujet à une évolution darwinienne. De la ‘chauve-souris’ de Clément Ader aux avions à réactions d’aujourd’hui, en passant par les montgolfières, les dirigeables et les delta-planes, ce sont autant de ‘machines volantes’ que de manières de voler, chacune étant aussi plus ou moins efficace à sa manière. N’est-il pas envisageable qu’il pût en être ainsi sur la Terre primitive, avec tout un éventail de ‘ma chines vivantes’, chacune explorant, avec plus ou moins de succès, différentes modalités de vie ? Aussi, plutôt que de chercher à définir de manière univoque la vie, il pourrait s’avérer heuristiquement plus fécond et ontologiquement plus exact de chercher à définir de tels types de ‘machines vivantes’. Il est fort probable que nous ne connaissions aujourd’hui encore qu’une infime partie de ce que la définition de système vivant pourrait recouvrir. La question d’une transition vitale discontinue ou au contraire continue se transpose naturellement à d’autres grandes transitions de la nature : y a-t-il rupture ou continuité, émergence ou explication réductive, lorsqu’on considère les propriétés des molécules chimiques par rapport aux propriétés physiques des atomes qui les composent, ou encore lorsqu’on s’intéresse au mental et à la base neurophysiologique sur laquelle il repose ? Autrement dit, l’émergence permet-elle de caractériser de manière adéquate d’autres grandes transitions de la nature comme l’apparition du chimique d’une part, et celle du mental de l’autre ? La caractérisation de ces transitions requiert un outil d’analyse. Au-delà de son application pour analyser la transition de l’inerte au vivant, la notion d’émergence pragmatique peut être mobilisée à cette fin. En effet, de par sa prise en compte du contexte épistémique, elle rend explicite les critères qui permettent de qualifier d’émergent un phénomène donné, ainsi que le jeu des connaissances disponibles pour tenter d’en fournir une explication réductive : ainsi, si un ensemble donné de
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connaissances ne permet pas de formuler une explication réductive qui remplisse les critères énoncés, alors le phénomène en question pourra être qualifié d’émergent, dans ce contexte donné. L’émergence pragmatique requiert aussi une reformulation du phénomène émergent sous la forme d’un énoncé vrai, couché en termes observationnels, dont les aspects saillants sont mis en relief par un ensemble d’énoncés de contraste. Elle permet ainsi de préciser les différents éléments à réunir pour qualifier un phénomène d’émergent. Ce faisant, elle permet également, grâce à sa prise en compte des éléments de contexte mentionnés, d’élaborer comparaisons et rapprochements entre points de vue, autant de moyens pour mieux préciser points communs et divergences quant à la qualification d’un phénomène comme émergent, et dégager de nouvelles perspectives d’investigation. L’émergence pragmatique me paraît donc pertinente pour analyser de manière systématique les autres grandes transitions de la nature. De telles analyses permettraient de comprendre dans quelle mesure, et selon quels critères, le chimique ou le mental, par exemple, mériteraient d’être qualifiés de phénomènes émergents par rapport, respectivement, au niveau atomique et au niveau physiologique. Il est probable que l’analyse de ces autres grandes transitions de la nature à l’aide de la notion d’émergence pragmatique, donne l’image d’une nature où, certes, de nouvelles propriétés apparaissent à chaque niveau d’organisation, mais où également ces nouvelles propriétés sont explicables à partir de phénomènes plus élémentaires. En ce sens, les niveaux d’organisation, que nous percevons par notre expérience immédiate des faits, ne seraient pas le siège de phénomènes irréductibles, mais tendraient, au contraire, à s’évaporer pour laisser place à un continuum explicatif de phénomènes intermédiaires. Cela nous amènerait alors à considérer la nature comme étant beaucoup plus continue que ne le laisserait croire notre manière courante de l’appréhender en termes de niveaux d’organisation. La contrepartie, cependant, serait de faire ressortir la nature comme étant beaucoup plus complexe que ne le laisserait supposer notre expérience première des phénomènes. En effet, il ne s’agirait plus d’une nature simple, structurée autours d’une poignée de niveaux d’organisation saillants et explicativement autonomes comme l’atomique, le chimique, le biologique ou encore le mental, mais bien d’une nature au sein de laquelle les niveaux s’estompent au profit d’échafaudages théoriques, pour ainsi dire, ‘inter-niveaux’, de nature parfois fort complexe. Ainsi, par exemple, si les propriétés de l’eau, comme sa transparence ou ses variations de densité, ne sont pas irréductibles aux propriétés de l’oxygène et de l’hydrogène, il n’en demeure pas moins que l’explication réductive de chacune de ces propriétés en termes physiques est fort complexe, voire dans certains cas encore inexistante. Avec une telle conception de la nature, quelle devient alors la pertinence de la notion d’émergence ? Car, si les niveaux de la nature et leur autonomie respective
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s’évanouissent, n’est-ce pas la portée de la notion d’émergence qui s’en trouve profondément diminuée ? La conséquence qu’il faut en déduire est une conséquence normative : la notion d’émergence ne devrait être utilisée que dans un sens épistémique pour qualifier certains problèmes ‘surprenants’ de la nature, et non encore réductivement expliqués, sans pour autant signifier qu’il s’agisse là de phénomènes causalement autonomes par rapport à leurs composants ou irréductibles aux propriétés de ces mêmes composants et à leur organisation. En d’autres termes, l’utilité de la notion d’émergence serait d’étiqueter une classe de phénomènes particulièrement pertinents pour la science car non encore réductivement expliqués, mais sans chercher à qualifier, de manière absolue, ces mêmes phénomènes comme étant non-réductivement explicables. L’émergence pragmatique peut aussi servir d’outil pour concevoir, non plus les rapports entre phénomènes appartenant à différents niveaux de la nature, mais les rapports entre les différentes branches de la science qui s’intéressent individuellement à chacun de ces niveaux. Il semblerait ainsi que les sciences ne soient pas autonomes les unes par rapport aux autres de manière aussi forte que certains l’ont proposé (e.g. Fodor 1974, Dupré 1993) : la chimie, la biologie, voire même les sciences sociales ne seraient pas comme autant d’îlots indépendants de connaissance. Mais il semblerait aussi que ces sciences, dans leur ensemble, ne se prêtent que très difficilement à une unification complète et à une réduction inter-théorique absolue comme d’autres ont pu le soutenir (e.g. Oppenheim et Putnam 1958, Nagel 1961). Entre ces deux extrêmes, la notion d’émergence pragmatique pourrait permettre de concevoir les branches de la science comme ayant potentiellement des relations de nature explicative-réductive entre des phénomènes leur appartenant en propre, sans pour autant signifier que ces branches puissent être totalement réductibles à d’autres : ainsi, s’il est parfaitement envisageable d’expliquer réductivement la transparence ou les variations de densité de l’eau sur la base de connaissances physiques, rien ne permet d’affirmer la réduction complète de la chimie à la physique ; à l’inverse, rien de permet d’affirmer que la chimie serait une discipline entièrement autonome de la physique. L’émergence pragmatique pourrait donc déboucher sur une conception de l’unité des sciences fondée sur des liens d’explications réductives de phénomènes particuliers. Ceci étant, au terme de cet ouvrage, ce n’est pas tant le caractère émergent de tel ou tel phénomène particulier qui me semble être un trait de la nature, mais plutôt le foisonnement de phénomènes nouveaux que la nature produit sans cesse en composant et recomposant des systèmes inédits toujours déconcertants. Il suffit souvent, en effet, de bien peu de choses pour donner lieu à des phénomènes très complexes, aux conséquences parfois si inattendues, comme l’attestent les réseaux formels et leurs surprenantes propriétés analysées plus haut. J’ai cependant la
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conviction qu’avec suffisamment de temps et de ressources intellectuelles, chacun de ces phénomènes, aussi complexe qu’il soit, serait susceptible de recevoir une explication réductive. Là n’est plus la difficulté. Si difficulté il y a, elle réside plutôt dans la quantité de ces phénomènes étonnants que la nature produit sans cesse, si bien que, par manque de temps et de ressources, tous les expliquer apparaît hors de portée. Une question s’avère donc cruciale : celle d’identifier, parmi l’ensemble de ces phénomènes, ceux qui doivent le plus mériter à l’avenir notre attention. Je pense que la vie fait partie de ces phénomènes. L’analyse d’une littérature scientifique abondante et toujours plus fascinante sur les origines de la vie nous conforte dans l’idée que l’homme saura tôt ou tard formuler une explication réductive de la transition de l’inerte au vivant ; il apparaît aussi tout à fait raisonnable de penser qu’on saura prochainement reconstituer une histoire très plausible de l’apparition de la vie sur Terre, certes peut-être pas dans tous ses détails historiques, mais au moins dans ses grandes lignes, et reproductible expérimentalement. Un des plus grands problèmes de la science aura été résolu. Nul doute que d’autres apparaîtront sitôt.
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Index des noms et des notions Ablowitz.............................84, 92, 118 sv, 169 acides aminés 32, 40, 45 sv, 49, 53 sv, 57, 61, 63, 66, 70 sv, 73, 87 sv, 194, 197, 201, 203, 209, 229 Aderem...................................................96, 120 ADN. 23, 50, 54, 56, 61, 74, 87 sv, 94, 96 sv, 113, 136, 173 Alexander..................32, 82 sv, 100, 104, 169 Antony............................................113 sv, 163 argile...................................46, 72 sv, 209, 218 ARN49 sv, 54, 56 sv, 60 sv, 67 sv, 77 sv, 96, 136 sv, 203 sv, 218, 229, 232, 235 Atmanspacher.....................................120, 122 atmosphère40 sv, 44, 46, 56, 59, 69, 88, 123, 179, 195, 197 auto-entretenu. 21 sv, 29 sv, 64, 66, 171, 173 sv, 185, 198, 214 auto-organisation......29, 50, 55, 63 sv, 76 sv, 185, 190, 198, 213 sv, 218 sv, 225 sv, 229, 231 sv, 236, 240, 244 sv auto-assemblage....29, 64, 95, 203, 223 sv auto-organisation fonctionnelle. 215, 225, 231 sv, 240, 245 auto-organisation structurelle215 sv, 223, 225, 240, 245 autopoïèse...........................................25 sv, 64 Bachmann.......................................217 sv, 220 Bada........................................................88, 195 Barberousse...........................................15, 130 Bartel........61 sv, 64, 73 sv, 78, 207, 209, 216 Batterman.....................................................101 Beatty......................................................76, 161 Bedau...............................................18, 22, 103 Bergson...........................................................81 Bernal...............................................46, 72, 209 Bernard...........................................................81 Bersini.......................................................19, 74 biologie............................................................... biologie des systèmes.......79, 94, 120, 239
biologie moléculaire. 17 sv, 23, 32, 49, 55, 75, 79, 85, 87, 92, 99, 110, 113, 246 Bishop..........................................120, 122, 202 Bitbol.........................................15, 26, 86, 102 Bourgine.........................................................26 Brasier.......................................................36, 38 Broad....82 sv, 100, 103 sv, 115, 117 sv, 121, 159 sv, 164 sv Bromberger.........................................127, 131 Bunge..............................................................91 Calvin............................................................205 catalyse..24, 27 sv, 49, 54 sv, 60 sv, 72 sv, 76 sv, 97, 203, 205, 208 sv, 213 sv, 218, 220, 225 sv, 240 Cech..........................................................49, 61 Chaplin.......................121, 123, 146, 152, 154 chemin historique......15, 48, 98, 171, 173 sv, 177 sv, 181, 183 chemoton.................................................28, 64 chimie 23 sv, 32, 43, 46, 55 sv, 71, 79, 82, 85 sv, 92, 95, 98, 104, 118, 120, 153, 183, 195, 197, 200 sv chimie prébiotique...................79, 85, 88, 195 chimie quantique.................86, 119, 202, 224 chiralité...............................29, 73 sv, 138, 209 Churchland..................................................114 Chyba...........................................18, 30, 36, 46 classe de contraste...131 sv, 142, 145 sv, 149 sv, 155 sv, 162, 166 sv, 170, 172 sv, 181 sv, 184 sv, 190 sv, 198 sv, 206, 218 sv, 230 sv, 236, 243 Cleland.............................................18, 30, 180 coacervats..............................................64, 216 Commeyras...................................74, 197, 201 complexité...22, 27, 51, 54, 56, 79, 82, 90, 93 sv, 109, 169, 196, 233 conditions environnementales..32, 34, 40 sv, 45, 47, 56, 68 sv, 77, 179 sv, 195, 197, 217 sv, 246
276 connaissances scientifiques...13, 15, 18, 100, 124, 162, 186 sv, 191 sv, 202 sv, 207, 210 sv, 213, 215 sv, 229, 240, 243 sv connectivité critique..............................234 sv contexte..............................................................
contexte historique.................178, 181 contexte physico-chimique. .195, 203, 210, 223
Crick....................................24, 31, 34, 87, 171 Cummins......................................................130 Davidson...........................................90 sv, 111 De Duve.........................................................24 Deamer 46, 50, 64 sv, 72, 77, 94, 216 sv, 222 déductibilité84, 87, 90 sv, 98, 104 sv, 107 sv, 110 sv, 115, 118 sv, 124 sv, 159 sv, 164, 239 définition de la vie............................................. définition darwinienne...............21 sv, 184 définition génétique.................................23 définition métabolique............................20 définition mixte...............................23, 184 définition modèle....19 sv, 25, 27, 30, 184 définition thermodynamique...............184 Derrida ...................................................237 sv déterminisme....................................81 sv, 104 Doolittle.........................................................51 Dowe....................................................129, 163 Driesch.....................................................82, 84 dualisme..........................................................82 Duchesneau.......................................15, 34, 82 Dupré.....................................................94, 249 Dyson...................................65 sv, 226 sv, 231 eau. 30, 42 sv, 46 sv, 58, 65, 107 sv, 114, 117 sv, 127, 136, 141 sv, 146, 150 sv, 154 sv, 166, 199, 220 sv émergence........................................................... émergence...13 sv, 30 sv, 74, 79 sv, 89 sv, 122, 124 sv, 130, 135 sv, 141, 145 sv, 156 sv, 159 sv, 162 sv, 166 sv, 169, 175, 177, 181 sv, 186, 189, 192, 194, 198, 200, 202 sv, 205, 210 sv, 215 sv,
Les origines de la vie 218, 224 sv, 229 sv, 232, 236, 239 sv, 243 sv, 248 sv émergence locale. 189, 192, 202, 211, 240 émergence pragmatique 14, 141, 148, 156 sv, 159 sv, 165 sv, 169, 172, 175, 177, 198, 200, 202, 205, 210 sv, 215, 218, 229 sv, 236, 240, 243 sv Emmeche.......................................................23 entéléchie.................................................82, 84 Eschenmoser.........................................69, 183 évolution chimique. .15, 56, 60, 62 sv, 67, 74 sv, 185, 189 sv, 203 sv, 210 sv, 213, 244 sv exoplanètes..............................................13, 18 explication.......................................................... explication pragmatique réductive.......15, 118, 141, 143 sv, 152, 155, 157, 159 sv, 163, 166, 182, 184 sv, 192, 199 sv, 206, 210 sv, 215, 219, 222 sv, 229, 231, 236 sv, 240, 243 sv, 246 sv, 250 modèle causal-mécanique....117, 127, 129 sv, 135, 165 modèle déductif-nomologique.......107 sv, 115, 117, 127 sv, 133, 135, 165 modèle inductif statistique...................128 modèle pragmatique 14, 117, 127, 131 sv, 141, 144 sv, 162, 165, 175, 243 extrémophile.............................................43 sv Fagot-Largeault........................................79 sv Farley..............................................................31 Farmer......................................................19, 24 fenêtre........................................33, 41, 47, 179 Ferris..............................41, 46, 58, 71 sv, 201 Feyerabend...................................................110 Fleischaker.....................................................26 Flyvbjerg.......................................................238 Fodor................................92, 110 sv, 161, 249 formulation 89, 101, 109, 124, 130, 133, 135, 142 sv, 146 sv, 156 sv, 159 sv, 162, 165 sv, 170 sv, 178, 181 sv, 185, 189, 191, 198 sv, 202, 205 sv, 211, 213, 215, 218 sv, 229 sv, 236, 243 sv, 248
Index des noms et des notions fossiles.......33, 35 sv, 47 sv, 174, 179, 181 sv Fox...................................................51, 64, 216 Friedman................................................87, 127 Fry....................................................31, 34, 151 Gánti..................................................25, 28, 64 Gargaud...............................................15, 32 sv Gayon.......................................................15, 34 génétique. 23 sv, 48, 69, 87, 92, 94, 110, 214, 232 génome..........49 sv, 79, 93 sv, 173 sv, 233 sv géothermal...............................................39, 43 Gershenson..................................................239 Ghadiri..........................................................197 Gilbert.......................................57, 69, 94, 232 Giraldo............................................................50 Goodwin........................................................94 Gould............................................................177 Guillot...........................................................156 Haldane........................32, 53, 85, 88, 98, 195 Hanczyc.....................................46, 65, 77, 218 Harada....................................................64, 216 Hazen...............................................94, 97, 209 Hempel 89, 91, 101 sv, 107 sv, 115, 121, 126 sv, 131, 134, 144, 160 sv Hitchcock.....................................................129 holisme................................................81, 84 sv Holland...........................................................93 Hooker.........................................................114 Hull.........................................................92, 110 Humphreys.......................102 sv, 112, 223 sv hydrothermal...........................................37, 46 impossibilité d’explication.......109, 125, 135, 149, 151, 157, 167, 170, 175, 177, 181 sv, 190, 199, 202, 206, 219, 231, 236 imprédictibilité. .13, 15, 24, 83, 87, 93, 95 sv, 98, 100, 103, 117 sv, 124 sv, 148, 158 sv, 164 sv, 172 sv, 177 sv, 224, 233, 244 inexplicabilité...................31, 89, 98, 106, 178 information....................................................23 irréductibilité......13, 81, 83, 96, 98, 100, 103, 105 sv, 110, 117 sv, 120, 124 sv, 148, 158 sv, 162 sv, 173 sv, 224, 239, 248 sv
277 Jacob.............................................................233 Jammer...........................................................86 Joyce...........................22, 61, 73, 77, 208, 226 Kasting............................................................44 Kauffman..60, 65, 77, 93, 180, 204, 226, 232 sv, 237 sv Keller..............................................................94 Kim.......77, 102 sv, 112 sv, 120, 143, 162 sv, 208, 224, 226 Kincaid...........................................................92 Kistler...................................................130, 163 Kitcher.....................92, 110, 127, 132, 134 sv Koshland........................................................24 Kyburg..........................................................128 Lang.................................................217 sv, 220 Lange...............................................................19 Langton..........................................................95 Lazcano............................................36, 88, 195 Le Guyader..................................................137 Lecointre......................................................137 Lewes..............................80, 82, 104, 118, 121 Lewis....................................................163, 180 Lifson..............................................................77 lipides...32 sv, 38, 50, 54, 64 sv, 76 sv, 96 sv, 136, 173, 186, 194, 203, 216 sv, 225 liposomes......50, 56, 76, 214 sv, 222 sv, 225, 240 Lloyd.......................................................76, 161 lois-ponts...........................106, 110 sv, 160 sv Lopez-Garcia............................................49 sv Ludwig..........................................................130 Luisi. .18, 21, 29 sv, 64, 94, 97, 120, 171, 183 sv, 216 sv, 220 Luque.......................................................238 sv Machery..........................................................18 Malaterre.......30, 32 sv, 54, 81, 149, 166, 239 Marras.........................................113 sv, 162 sv Martin.................................................42, 47, 50 matière inerte.......15, 24, 31, 68, 173, 182 sv, 189 sv, 192, 244 matière vivante......37, 53, 67 sv, 173, 183 sv, 189 sv, 192
278 Maurel........................................15, 54, 69, 195 Mayr..........................................................24, 34 McLaughlin....................79, 85, 106, 118, 122 mécanique quantique......79, 85 sv, 106, 118, 120, 122, 153, 202, 224 mécanisme...17, 20, 23, 25, 29, 49 sv, 52, 76, 79 sv, 87, 90, 93, 104, 144, 158 sv, 161, 163, 169, 207, 210 sv, 232, 246 Meehl............................................................110 membrane 24, 26 sv, 46, 49 sv, 63 sv, 70, 76, 173, 214 sv, 223 Menzies.........................................................163 métabolisme....20, 24, 40, 48 sv, 78, 96, 173, 214 sv, 247 météorite................32, 36, 41, 44, 46, 59, 217 micelles..............................216 sv, 220 sv, 225 micro-paléontologie..............32, 36 sv, 39, 47 Mill................79 sv, 88, 100, 104, 118, 121 sv Miller. .32, 36, 40, 45, 53, 56 sv, 70 sv, 87 sv, 98, 195 Miyakawa............................................46, 58 sv modèles....93, 95, 117, 119, 127 sv, 141, 153, 155 sv, 161, 166, 183 sv, 220, 226, 232, 237 molécules élémentaires...............................195 molécules fonctionnelles.54 sv, 60, 62 sv, 66 sv, 74 sv, 77, 203 sv, 208 sv, 213, 215 molécules organiques.....32, 39 sv, 45, 50, 53 sv, 59, 68, 70, 74, 76, 88, 180, 185, 194 sv, 198, 201 sv, 208 sv, 211, 213 sv, 225, 245 monisme.........................................................82 Monnard.....................50, 65, 72, 77, 217, 222 Monod........................................23 sv, 34, 233 Morange. .15, 23 sv, 32, 48, 53, 94, 130, 174, 195 Moreira......................................................49 sv Moreno........................................19, 23, 26, 29 Morgan..............81 sv, 90, 100, 104, 164, 182 Morowitz........................................................94 multi-réalisabilité............................110 sv, 180
Les origines de la vie Nagel....90 sv, 101, 103, 106 sv, 113 sv, 119, 121 sv, 126 sv, 144, 160 sv, 182, 249 Newman.........................................................93 Nielsen............................................................69 nouveau....89, 95 sv, 118, 193, 200, 239, 249 nouveauté.....13, 22, 64, 69, 82 sv, 91, 95, 97 sv, 100, 102, 118 sv, 124 sv, 162 sv, 167, 169 sv, 189, 200, 210, 221, 225, 232, 238 sv, 241, 245, 248 O’Connor.....................................................102 O’Malley.........................................................94 océan........32, 41 sv, 58, 88, 124, 143, 179 sv Oparin....24, 29, 32, 53, 64, 88, 98, 195, 205, 216 Oppenheim.89, 91, 101 sv, 107 sv, 115, 120, 126 sv, 144, 160 sv, 249 organismes vivants....17, 19 sv, 24 sv, 31, 34 sv, 48 sv, 56, 60 sv, 75, 79 sv, 84, 87 sv, 90, 96, 109, 169, 171, 174, 179, 196, 204, 217 Orgel...46, 58, 69 sv, 180, 197, 202, 204, 209 origines de la vie13 sv, 17, 30, 32, 35, 37, 51, 53 sv, 61, 66 sv, 79, 95 sv, 103, 169 sv, 172, 174 sv, 179, 183, 185, 193, 195, 215, 225 sv, 232, 243 sv, 250 Oro.......................................................173, 217 Ourisson................................................65, 222 palimpseste..............................................48, 51 Parisi.............................................................239 Pascal............................................................197 Pepper....................................................85, 110 Peretó..............................19, 23, 26, 29, 33, 53 phénomène émergent........13, 79, 98, 100 sv, 115, 125, 136 sv, 146 sv, 150, 155, 158, 165 sv, 169, 171, 178, 183, 189, 192 sv, 199, 201, 206, 210, 219, 231, 245 sv, 248 phénomène émergent local...............192, 210 phylogénie moléculaire...........35, 49, 51, 179 physicalisme.................31, 102, 104, 185, 214 physico-chimique 26 sv, 32 sv, 40, 65, 81, 89 sv, 98, 109 sv, 119, 121, 124, 173 sv, 183
Index des noms et des notions sv, 192, 199 sv, 206 sv, 210 sv, 219 sv, 222, 225, 231, 237, 246 sv Pinti............................................................42 sv Plasson............................................................74 Polanyi..........................................................110 Pomeau....................................................237 sv Popa.............................................19, 21, 23, 29 Popper....................................................91, 110 positivisme logique.................89 sv, 101, 110 Price..............................................................163 processus chimiques prébiotiques. 15, 56, 59 sv, 63, 67 sv, 74, 185, 190, 194 sv, 198, 200 sv, 204 sv, 213, 217, 244 sv protéines.23, 32, 49 sv, 54, 61, 64, 70, 74, 96 sv, 136, 203, 216, 232 protocellule..........23, 54 sv, 63 sv, 96 sv, 246 Putnam..........................................91, 110, 249 Quine.............................................91, 101, 110 Ramsey.........................................................202 Raulin-Cerceau..............................................15 réduction...74, 85, 91 sv, 95 sv, 98, 103, 106, 109 sv, 120, 125 sv, 141, 144, 149, 158 sv, 162 sv, 166, 224, 249 réductionnisme...............92, 108, 110 sv, 127 Reisse........................................................15, 19 relation de pertinence 131 sv, 141 sv, 146 sv, 155, 157 sv, 162, 166 sv, 170, 175, 177, 181 sv, 184 sv, 190 sv, 199 sv, 202 sv, 206 sv, 210, 216, 219 sv, 223 sv, 231, 236, 238, 243, 245 réseau.................................................................. réseau booléen......93, 232 sv, 236 sv, 245 réseau génétique........94, 232 sv, 235, 240 Rey...................................................................81 Ricard..............................................................94 Robertson..................................................70 sv Rosen..............................................................29 Rosenberg....................................................110 Rueger...........................................................120 Ruiz-Mirazo................................19, 23, 26, 29 Ruphy...........................................................110 Ruse..................................................76, 92, 110
279 Russell.............................................................50 Sagan................................17, 20 sv, 31, 36, 46 Salmon..........111, 127, 129, 132, 134 sv, 163 Sarkar..............................................................94 Schaffner.......................................92, 110, 113 schème explicatif........55 sv, 60 sv, 66 sv, 76, 185, 187, 190, 193 sv, 202 sv, 207, 210, 213 sv, 244 sv Schopf.............................................................36 Schrödinger..............................................20, 85 sciences de la complexité.....79, 93, 95 sv, 99 Scriven..................................................128, 214 Segré..............................................................217 Sellars............................................................110 Selsis....................................................44 sv, 47 Sklar..............................................................110 Sober..............................................76, 110, 130 Solé....................................................94, 238 sv Sonnenschein..................................15, 94, 147 Soto..................................................15, 94, 147 Sperry..............................................................91 Stephan..........................80 sv, 85, 102, 106 sv Stewart............................................................26 Suppe......................................110 sv, 141, 161 Suppes.........................................141, 161, 163 supra-moléculaire...................................213 sv survenance...................................................112 système vivant13, 15, 17 sv, 23 sv, 32, 34 sv, 40, 51, 54, 68 sv, 76 sv, 94, 170 sv, 189, 191, 193, 196, 208, 213 sv, 226, 232, 244, 246 sv systèmes complexes...82, 94, 96 sv, 120, 236 Szostak.......46, 48, 61 sv, 64 sv, 74 sv, 77 sv, 209, 216, 218 Tanford.........................................................222 Thompson......................................................76 Tirard...................................................15, 34 sv transition......15, 17, 23, 29, 33 sv, 37, 40, 53, 55, 64, 66 sv, 70, 82, 93, 95, 98, 115, 173, 182 sv, 189 sv, 192 sv, 205, 213 sv, 226 sv, 231, 233, 237, 246 sv, 250
280 transparence de l'eau...117, 120, 122, 124 sv, 146, 150, 155, 157 Unrau..............................................................78 Urey..........................................................45, 88 Van Fraassen..14, 102, 131 sv, 145, 160, 162 Van Zuilen................................36, 39, 47, 180 Varela...................................................25 sv, 64 vésicules.....54, 64, 66, 77 sv, 97, 213 sv, 216 sv, 222 vie artificielle....................................95 sv, 183 vitalisme....................................79 sv, 104, 169 Von Kiedrowski.....................65, 77, 208, 226
Les origines de la vie Wächtershäuser..............................43, 50, 201 Walde............................................................216 Waters....................................................92, 110 Watson............................................................87 Weber..............................................................82 Westall............................................................38 Westerhoff...................................................240 White...............................................................34 Wimsatt................................................101, 141 Woese.............................................................51 Wong......................................102 sv, 106, 111