This content was uploaded by our users and we assume good faith they have the permission to share this book. If you own the copyright to this book and it is wrongfully on our website, we offer a simple DMCA procedure to remove your content from our site. Start by pressing the button below!
, il dénonce dans lequel se trouvent les scientifiques lorsqu’ils prétendent, entre autres, avoir trouvé le <mode d’emploi de la vie> jamesWatson, Adn, le secret de la vie . Pour jBaudrillard, loin de s’être débarrassé du finalisme, la grande vision de la génétique n’a jamais fait que le déplacer, puisqu’il réside aussi dans l’illusion de pouvoir – ce qui revient précisément à La candeur essentielle du scientifique, ce serait de croire que le monde a été fait pour son bonheur et qu’il recèle un principe rationnel dans l’attente impatiente d’être découvert. , , dans un procès de substance> à la 39
question , le biologiste sJGould peut ainsi répondre qu’il est la description d’un objet vraisemblablement provisoire et inexacte mais qu’il faut s’accorder à penser vraie parce que le contraire serait pervers (sic). Autrement dit, en cherchant à établir le protocole de l’objectivité scientifique, sJGould en trahit le fondement purement idéologique : décrire scientifiquement le monde, c’est faire autorité de postulats qui devront s’ignorer comme tels . Et, jBaudrillard toujours,
n’est sans doute que l’espace de ce discours, qui ne se donne jamais pour tel et dont le simulacre objectif couvre la parole politique, stratégique, idéologique.> (op.cit.)
Ce sont moins les récentes découvertes en matière de génétique que le passage par un raisonnement similaire qui aura permis à jjKupiec&pSonigo de parvenir à des conclusions identiques : leur démonstration réfute nombre de théories instructionnistes (qui se caractérisent par la tendance à projeter leurs résultats dans les questions qu’elles se posent), ainsi que les conceptions informationnistes de l’adn (qui reposent sur l’idée d’un échange d’informations entre molécules au passage, il faut remarquer que jBaudrillard a également su dénoncer le principe de stéréospécificité dans le fonctionnement de l’adn comme ibid. .)
40
il ne saurait y avoir d’intentions dans la nature, l’adn se contente donc de débiter sans but des combinaisons aléatoires de molécules. déferlement georgesBataille(1897 †1962), Théorie de la religion . La vie est moins <effervescence> que déferlement – au sens où s’entend que la vague déferle. Elle est un soudain accroissement de désordre, la rupture devant l’obstacle de ce qui jusque-là était d’apparence régulière et stable Le surgissement imprévisible de la (the raw wave), spectaculaire phénomène marin qui s’est rendu responsable de la disparition de près de 200 tankers et autres porte-conteneurs ces vingt dernières années, en serait une autre illustration . Le bios
n’est en quelque sorte que cette écume de matière provoquée par la rupture abrupte d’un équilibre de la physis. Débarrassé de toute connotation positiv(ist)e, le bouillonnement, l’effervescence de la vie devient déferlement panique de la matière : augmentation et dispersion brutales du 41
désordre, juste avant la disparition, avant que la vague ne s’écrase sur la plage ou ne disparaisse parmi d’autres. Dans ce contexte, les conditions de la raison, les conditions du sens, peuvent se comparer à la formation inopinée de quelque chose comme une vague figure au milieu de ce déferlement. Dans la mesure où ce qui caractérise la déferlante, c’est la multiplication et le caractère aléatoire des changements de positions des particules d’air, de sel et d’eau (passe pour les autres), la probabilité d’un tel phénomène est admissible. Pour autant, elle ne permet pas de conclure que cette figure dessinée par hasard au plus fort du chaos en est la fin secrète, le but caché. Comme le déferlement de la vague, la nature tout entière est ce qui disparaît et non ce qui croît, ce qui se retire en dégénérant et non ce qui lutte à mort en se régénérant. Loin d’être une forme de résistance, le multiple même est chez elle le signe de l’épuisement ; la vie n’investit pas l’espace qu’elle trouve à sa disposition, elle l’épuise et s’y épuise elle-même. Elle s’y écrase. Sa disparition n’est ni un péril (que ses causes soient naturelles ou non) ni une malédiction à venir d’un dehors, elle est au contraire ce qui la rend possible : l’entropie catastrophique qui régit toute matière. 42
La disparition de la luciole procède du même mouvement cosmique que celui de la naissance de l’étoile. Ni l’une ni l’autre ne se produit ni ne produit quoi que ce soit. Étant toutes deux sans principe ni raison, rien, en tout cas, ne leur est plus étranger que la lumière.
** *
jacobvonUexküll(1864 †1944) zoologiste et baron Ce cercle imperméable à l’étrange forme ce que jvUexküll appellera un Umwelt, c’està-dire l’ensemble des choses, êtres vivants compris, auxquelles, à chaque instant de sa vie, (sous la forme stimulus→réaction) la physiologie et le comportement d’un animal. Mais la caractéristique de ce <milieu> qui interdit d’en faire un <monde> comparable à celui de l’h., c’est, pour martinHeidegger(1889 †1976), la stupeur. Cette stupeur tient à la radicale impossibilité de toute distensio chez l’animal, à l’impossibilité de percevoir une extériorité en tant que la chose à part soi, impossibilité de séparer cette chose, de la distinguer, c’est-à-dire : en tracer les contours 44
mais aussi en reconnaître la nature, la qualité, la spécificité, pour l’appréhender relativement à un ensemble, entrer en relation avec elle, en disposer. Dans son livre L’ouvert, de l’homme et de l’animal, giorgioAgamben reprend pour l’illustrer l’expérience de jvUexküll décrite par mHeidegger : expérience de l’abeille <en laboratoire, une abeille est placée devant un petit bol rempli de miel. Après que l’abeille a commencé à aspirer du miel, si on lui sectionne l’abdomen, elle continue à boire tranquillement alors qu’on voit le miel s’écouler à travers l’abdomen ouvert.> , dit mHeidegger, sous l’emprise du miel et dans l’impossibilité de , c’est-à-dire l’être-donné du miel devant elle. Ou, comme le répète à plusieurs reprises gBataille dans sa Théorie de la religion , <devant lui se produisent des apparitions attirantes ou angoissantes ; d’autres apparitions ne répondent ni à des individus de même espèce, ni à des aliments, ni à rien d’attirant ou de repoussant, 45
dès lors ce dont il s’agit n’a pas de sens, ou en a comme signe d’autre chose. Rien ne vient rompre une continuité où la peur même n’annonce rien qui puisse être distingué avant d’être mort.> Ainsi, le monde ne s’offre pas à l’animal, il est sans étendue, sans avenir, il ne promet rien. nu Si je me trouve nu devant le chat, ce dernier ne me voit pas nu. Et que je sois à ce point seul ici à me voir par le chat prouve bien que je n’ai rien vu et ne pourrai jamais rien voir du du chat. De là ma compassion d’h. envers lui : j’ai à le plaindre non pour ce qu’il est que je ne saurais voir, mais pour ce que je suis moi qui est la seule chose à savoir de lui. C’est comme ça que le chat réfléchit : ma compassion devient devant lui et retournée par lui (comme fin de non-recevoir), compassion pour ma propre condition d’être fini, infiniment seul dans son éloignement du chat. Il n’y a pour l’h. de relation à l’animal qu’en vertu de la condition humaine qui se lit sur lui et qui est conservée en lui. Bien plus qu’un environnement 46
naturel (écologique, alimentaire, affectif..), l’animal est l’indispensable et irremplaçable miroir de la conscience humaine. l’animal outillé Dans cet <espace sans dimensions> que constitue l’Umwelt animal, l’outil, pour peu qu’il intervienne entre autres composants, reste de même non séparé, littéralement . Qu’il s’agisse d’une pierre, d’une feuille ou d’une branche, il apparaît dans l’instant de son usage mais ne recèle pas cet usage comme possible une fois reposé. Son rôle est à la fois naturel (livré au hasard de la reproduction génétique d’un comportement) et actuel (indépendant de toute forme de temporalité, de mémoire, d’intentionnalité.) Autrement dit, sa préhension a lieu dans un pur ici et maintenant où l’objet, une fois sa tâche accomplie, n’existe plus. L’outil, une fois déposé, disparaît Ce dernier ne procède donc pas d’une fonction qui est toujours relation de l’outil à son usage en tant qu’ils sont séparables l’un de l’autre, en tant que l’un est relatif à l’autre. En conséquence, il demeure impossible de proprement parler de technique animale. Par , il faudra entendre l’ensemble des outils en tant qu’ils sont conçus, c’est-à-dire façonnés et organisés
47
conformément à une visée ou encore, ce qui revient au même, en tant qu’ils naissent et existent relativement à leur fonction qui est elle-même inscription dans l’objet de la possibilité de son anticipation. Dans le cas de l’animal, le maniement est non-conscient et n’implique aucun projet (aussi court que soit son terme) .
évolution de l’outil Chose intéressante, à considérer qu’aucune conscience, aucune mémoire ne sont matériellement possibles pour l’animal, pendant une longue période de près de deux millions cinq cent mille ans, l’outil aura considérablement évolué chez les premiers anthropiens. Il aura en tout cas évolué suffisamment pour passer du simple chopper oldowayen (-2 500 000), sorte de galet de silex grossièrement entaillé à l’une de ses extrémités, au biface sur nucléus, silex symétrique façonné en goutte d’eau qui apparaît d’abord sous une forme grossière (vers -1 500 000) pour <s’affiner> progressivement ensuite (jusque -100 000 environ) . Puisqu’à ce stade animal de l’hominidé il est impossible de retenir l’idée d’un perfectionnement de sa relation à l’environnement, puisqu’au contraire cette relation naturelle ne saurait échapper au second principe (entropique) de la thermodynamique, il reste à 48
conclure qu’au fil des centaines de mille ans, loin de s’être amélioré, le geste associé à la génération de l’outil s’est progressivement altéré, fragmenté pour d’abord provoquer l’éclat – le tranchant – puis, plus tard, le chapelet d’éclats qui finira par donner à la pierre sa forme singulière en goutte d’eau Ainsi, au gré d’hasardeuses mutations, un premier geste de percussion (le plus simple ayant été de frapper le bord du galet à 90° sur le rocher) aura pu se scinder en une série de deux, puis plusieurs gestes, les premiers percutant la pierre et formant le tranchant, les autres ouvrant le fruit ou débitant la carcasse animale pour la mettre à l’abri. La plus grande <efficacité> du biface résulte en réalité d’un morcellement de la procédure de sa génération, d’une dégénération, en quelque sorte, de sa génération .
49
Que l’évolution de l’outil anthropien, aussi impressionnante soit-elle, ait été non-intentionnelle n’est pas chose si impensable. Le fait qu’aient été retrouvés dans des régions très éloignées les unes des autres des bifaces aux caractéristiques comparables va d’ailleurs dans ce sens : sa transformation n’aura pas procédé de phénomènes culturels, qui supposent un régime symbolique toujours fortement singularisé d’un endroit à un autre, mais d’une constante naturelle issue d’un même processus de variations / sélections des agencements de matière. Cette évolution s’est donc faite en dehors de toute détermination fonctionnelle et rien n’interdit d’imaginer qu’une série d’accidents, en l’occurrence génétiques, ait été à l’origine non de la sophistication mais de l’altération du comportement de maniement de la pierre Il suffit de penser à l’incroyable complexité que peut avoir prise une parade nuptiale après plusieurs millions d’années d’évolution pour s’en convaincre. Dans les brumes animales (gBataille, ibid.), une parade nuptiale, malgré l’artifice impressionnant qu’elle déploie, ne cherche pas plus à séduire qu’un outil à servir. Elle est un comportement contingent qui ouvre, par hasard, sur la pérennité d’une espèce (ce qui ne va d’ailleurs pas sans un certain comique vu l’énergie que finissent par demander certaines de ces débauches de superfétatoire) .
50
La pertinence de la forme de l’outil (sa taille, la forme de son tranchant..) sera devenue un facteur de sélection supplémentaire parmi les différentes espèces anthropiennes, au même titre que leur environnement alimentaire, la morphologie de leur mâchoire, l’emplacement de leur trou occipital, etc., etc. Et, de fait, ce qui est interprété comme n’a en réalité rien de plus extraordinaire que la constitution progressive d’un œil, d’un système nerveux ou d’un organe sexuel au hasard des mutations et sélections intervenues au cours de l’histoire des espèces qui va ne serait-ce que du corail au poisson, par ex. . zoo faber L’extrême rigueur de la chaîne opératoire à l’origine d’un biface (jusqu’à six enchaînements de gestes ne souffrant aucun écart) a traditionnellement constitué, sinon la preuve, du moins l’indice d’un commencement de faculté d’anticipation chez les premiers anthropiens – ce que le paléontologue andréLeroi-Gourhan(1911 †1986) interprétait comme une qui serait apparue avec les tout premiers balbutiements de l’industrie lithique. Or, c’est précisément parce que cette 51
chaine opératoire a été soumise à la seule sélection naturelle qu’elle a pu se préciser à ce point, la moindre impertinence formelle se trouvant aussitôt sanctionnée par la disparition de toute une lignée. Seule la succession de gestes conduisant à une forme précisément adaptée à un environnement donné aura, par hasard, favorisé telle descendance plutôt que telle autre. Loin d’être le fruit d’une , le façonnage sur nucléus de pierre n’est pas même tributaire d’une , cette faculté spéciale, mais difficilement explicable, que le même paléontologue imaginait consacrée à la seule fabrication des outils. Le chopper et le biface sont des phénomènes purement zoologiques, indépendants de tout contexte intelligent, de toute conscience projective. Comme n’importe quelle évolution biologique, leur évolution s’est faite sur un mode sélectif aléatoire. Parmi une infinité de mutations possibles, autrement dit une infinité d’altérations possibles de la suite de gestes nécessaire à leur génération, telle mutation pertinente aura perduré quand d’autres, inadaptées aux mêmes conditions, auront disparu. Voilà comment comprendre que l’outil de l’animal anthropien ait pu ainsi évoluer pendant plusieurs millions d’années, parallèlement à et en 54
fonction de l’évolution d’un corps et de ses gestes. Contrairement à l’hypothèse paléontologique courante, il n’y a donc pas encore à ce stade d’émancipation du zoòn. C’est bien d’un zoo faber dont il s’agit ici, non d’un homo faber. Le facere qu’il implique n’est ni élaboration (il ne relève pas d’un travail) ni production (il ne relève pas d’un projet) ni extériorisation (il ne relève pas d’un <étant> au sens heideggerien du terme ek-sistant.) Au même titre que n’importe quel organe animal, le mode d’existence du biface est strictement biologique, non-conscient, actuel. Ce passage naturel dégénérant du chopper oldowayen au biface de l’acheuléen est ce qui fonde in principium la théorie du commensal Le commensalisme est un type d’association naturelle entre êtres vivants. Il en existe quatre dans la nature : la phorésie, le parasitisme, le commensalisme et la symbiose (dite aussi mutualisme). 1) Dans la relation phorésique (du grec forÒs qui signifie <porter>), l’hôte n’a d’autre fonction que d’assumer le transport (temporaire dans la plupart des cas) du phoronte. Il s’agit d’une association libre
55
(les sources de nourriture de l’un et l’autre partenaires étant indépendantes) et non-destructrice (le transport en question n’occasionnant pas de dommages physiologiques particuliers). Par ex., le poisson Rémora est phoronte de la grande raie Manta. 2) La plus connue des symbioses naturelles est sans doute le parasitisme (du grec para- <à côté> et sitšw ). Dans ce type de relation, le parasite se nourrit de la substance même de son hôte. Non seulement le bénéfice de la relation est unilatéral, mais le parasite est destructeur (voire bien souvent mortel) pour son propre hôte. Les parasites sont innombrables. Par ex., paragordus tricuspidatus, impressionnant parasite du grillon des bois commun nemobius sylvestris qui, en occasionnant de multiples désordres nerveux, pousse ce dernier à se jeter dans des cours d’eau où paragordius pourra, en abandonnant son hôte à la noyade, effectuer sa propre mue. 3) Une autre de ces relations remarquables est l’association dite symbiotique ou mutualiste : si, dans ce cas de figure comme dans celui de la phorésie, les deux organismes sont physiologiquement indépendants, ils assument en revanche, l’un vis-à-vis de l’autre, un rôle assimilable à une fonction organique. Leurs survies respectives sont interdépendantes. L’orchidée ophris spegodes, par ex., synthétise la phéromone femelle de l’abeille andrena nigroaenae, ce qui pousse les 56
mâles de l’insecte à des simulacres de copulation avec la fleur. Ce comportement à pour conséquence essentielle la transmission du pollen d’une orchidée à l’autre, c’est-à-dire sa reproduction. Le bénéfice de la relation est réciproque, mais la disparition de l’un entraîne, à plus ou moins long terme, la mort de l’autre. 4) Enfin, reste le commensalisme (du latin co-, et mensa, pour ), une variante du parasitisme. Si l’hôte fournit une partie de sa propre nourriture au commensal, il n’obtient en revanche aucune contrepartie évidente de ce dernier (la relation est à bénéfice non-réciproque). Cela dit, on s’accorde à penser que le commensalisme est une association non-destructrice pour l’hôte (ce qui le différencie du parasitisme) ; ce dernier peut tout à fait continuer à vivre, à évoluer en sa présence et, le plus souvent, tout de la relation. Les survies des deux organismes ne sont pas interdépendantes. Ex : certains poissons séjournent dans le tube digestif d’holothuries où ils peuvent aller et venir. Certains crabes sont commensaux des moules. Certaines sociétés de coléoptères vivent dans les fourmilières. La , en envisageant la technique et le langage comme des êtres vivants à part entière, assume que l’h. est le résultat d’une relation commensale entre l’anthropien et son outil. 57
En somme, la théorie du commensal est une théorie de l’hotonomie (du latin hostis, l’hôte, conjoint au grec Ônoma, le mot).
l’h. est un animal hotonome homo erectus(–1 700 000 †–300 000) anthropien bipède découvert en 1891 = station droite membres inférieurs → locomotion membres supérieurs → préhension ce qui le différencie de son ancêtre africain homo habilis (–2 500 000 †–1 500 000) se déplaçant encore sur ses quatre membres et moins à l’aise en station verticale. Des découvertes récentes ont montré qu’homo erectus est en réalité un stade intermédiare (présent en Afrique, en Europe et en Asie) qui semble avoir succédé à homo ergaster (–2 000 000 †–1 000 000) (Afrique et Europe du sud) et précédé homo heidelbergensis (–800 000 †–300 000) (d’origine africaine mais à la descendance plus spécifiquement européenne)
apparition correspondant à celle des premiers bifaces.
L’outil dont homo erectus se sert pour faciliter le débitage des charognes – qui font encore l’essentiel de sa nourriture carnée à cette époque – aura pour conséquence première la lente régression de sa 58
mâchoire (moins sollicitée) et le raccourcissement consécutif de l’ensemble de sa face. L’atrophie dentale conjuguée au redressement de son squelette, se rendra elle-même responsable d’une modification remarquabledanslamorphologieducrâne :laposition du trou occipital, où vient s’emboîter la colonne vertébrale, en glissant progressivement au-dessous de la boîte crânienne à mesure que l’anthropien se redresse, va bouleverser la répartition du volume cérébral. Libéré de contraintes de sustentation (entre la tête portée en avant et le cou) entraînant jusque-là une jonction cervicale étroite et renforcée de muscles puissants, le crâne va progressivement prendre de l’ampleur et s’ouvrir le volume cérébral d’homo habilis (550cm3 à 680cm3) ayant doublé chez homo erectus (pour atteindre 850cm3 à 1100cm3) . Comme l’a montré aLeroi-Gourhan sur ces questions, lire Le geste et la parole, 1. technique et langage , ce sont des phénomènes
purement mécaniques liés à la gravitation qui sont responsables de la forme enroulée et du volume supérieur du cerveau humain.
59
Si l’outil est le résultat d’une <exsudation cérébrale>, ce n’est pas, au sens où l’entend aLeroi-Gourhan, comme production ou comme expression d’un principe rationnel et analytique (même grossier) inhérent à la structure biologique du cerveau. En d’autres termes, il est impossible de faire reposer la volonté de fabriquer tels outils sur un ensemble de cellules nerveuses dont il est désormais admis que l’agencement repose sur des phénomènes fondamentalement aléatoires. Le cerveau, en tant que forme biologique quelconque, est un agencement passif de matière qui ne saurait en aucun cas receler de principe (actif ) immanent. Si l’évolution cérébrale a tenu une place non négligeable dans l’advenue de la conscience, elle a aussi toujours été secondaire, tributaire de la transformation globale du squelette anthropien (aLeroi-Gourhan). C’est hors le cerveau humain qu’il faut chercher et l’origine et la raison de l’h.. Amorcée chez homo habilis, la spécialisation des membres supérieurs dans la préhension a bien trouvé avec la naissance d’homo erectus. Mais c’est à la fin du paléolithique inférieur, entre -400 000 et -250 000 seulement, qu’elle semble 62
avoir connu un véritable tournant. Au cours de cette période, le glissement du trou occipital a eu de telles conséquences sur la forme du crâne qu’un nouvel espace est venu à s’ouvrir au-dessus des orbites pour former, véritablement, le commencement d’un front appelé <espace supra-orbitaire> . L’avancée du cerveau dans cette cavité rendue disponible avancée que aLeroi-Gourhan désigne sous le nom de est à l’origine de sa forme légèrement
coudée caractéristique des derniers anthropiens.
Ce aura une influence considérable sur le rapport de l’anthropien bipède à son outil : c’est lui qui va contribuer à verrouiller, paradoxalement, une singulière relation hôtecommensal. latence fonctionnelle Au stade animal de l’anthropien, le maniement de l’outil ne pouvait s’opérer que dans un pur ici et maintenant sans mémoire, où tout abandon était définitif. Cette disparition de l’objet inutilisé, les lobes frontaux vont contribuer à la retarder en inaugurant une forme singulière d’articulation de l’outil au corps : la latence fonctionnelle.
63
Pour démontrer la corrélation entre développement cérébral et développement technique, aLeroi-Gourhan a réalisé un graphique établissant un parallèle entre d’une part la courbe de développement du volume du cerveau (en cm3), d’autre part la typologie (en nombre d’outils différents produits) et enfin le rendement du silex (en mètres d’outils produits à partir d’un kilo de roche.) Sur ce graphique, les courbes de rendement et de types d’outils se suivent de près dans leur progression pendant les deux premiers grands stades des espèces anthropiennes (le stade animal jusqu’à la fin du paléolithique inférieur et le stade <préhumain> sur toute la période du paléolitique moyen .) Cette progression (celle du rendement en particulier) implique que mieux un groupe d’anthropiens est <équipé>, plus longtemps il peut s’affranchir du gisement de silex dont il a tiré ses outils. Ainsi, plus la quantité d’outils sera grande, plus le groupe pourra s’en éloigner longtemps pour se consacrer à la recherche de nouveaux territoires, de nouvelles nourritures Nourriture peut-être raréfiée du fait de changements brutaux dans le climat (comme une étude sur les périodes préglaciaires l’aurait récemment montré) . Le fait que les variétés de roches entrant
dans la fabrication des outils anthropiens du paléolithique moyen se soient progressivement diversifiées (jusqu’à atteindre une quinzaine par 65
endroits vers -250 000) est un argument en ce sens : cette diversification viendrait de l’exploitation des divers gisements (de quartzites, ophilte, basalte, etc.) rencontrés lors des déplacements. Inversement, du fait des mêmes migrations, du silex finit par se rencontrer dans des régions où ce type de ressource est inexistant. Pendant les périodes difficiles (que ce soit du fait du climat, de la raréfaction de la nourriture ou encore de diverses), un meilleur rendement du silex se présente comme une compensation favorable en termes de sélection naturelle. Mais cette disposition en implique une autre directement : pour que l’éloignement des gisements soit aussi autonomie et prenne un sens, il faut bien entendu (c’est aLeroi-Gourhan qui le fait remarquer) que Il faut que l’objet utile soit réutilisable sans avoir à repasser par le processus de plus en plus fastidieux de sa génération. C’est justement le rôle que semblent avoir assumé les lobes frontaux en autorisant une latence fonctionnelle demeurée impossible chez d’autres animaux outillés une hypothèse renforcée, d’un côté, par la courbe (certes parcellaire mais globalement croissante) de l’augmentation du volume cérébral, de l’autre, par la vocation spécifiquement technique de la partie
66
supra-orbitale du cerveau anthropien (voir aLeroi-Gouhan, ibid.) . Jusque-là jetable en quelque sorte, la pierre
taillée animale va servir en plusieurs endroits et à divers moments grâce au développement de ce qui pourrait se concevoir comme une forme d’attachement de l’outil à l’anthropien. Une fois reposé après avoir servi à inciser une peau, par ex., l’anthropien refera usage du même objet pour en inciser une deuxième quelques temps après, avant de s’en resservir sur un autre animal encore, un peu plus tard, un peu loin. Après quelques dizaines de milliers d’années, un seul et même outil pourra servir au débitage de carcasses pendant toute une journée, puis restera d’actualité plusieurs jours après et ainsi de suite jusqu’à autoriser de véritables expéditions sans qu’il soit nécessaire de le renouveler. Cette réutilisation possible, mais aussi le transport qu’elle implique, sont autant de procédures inédites qui émergent durant le paléolithique moyen et qui sont étroitement liées à l’amélioration du rendement du silex. Il s’agirait là, en somme, d’une lente dilatation de l’ici et maintenant de l’Umwelt animal. Mais cette dilatation a beau prendre rétrospectivement la forme d’un début de temporalité, elle n’en relève pas moins d’états naturels chaque fois parfaitement actuels (que ce soit côté outil ou côté anthropien) et il n’y a, à ce stade, aucune conscience, aucune 67
de ladite latence (i.e. comme ). Quoiqu’elle puisse constituer un changement spectaculaire dans la relation animal / outil, elle ne constitue ni une visée ni un projet (de réutilisation de l’outil) mais bien une énième conduite aveugle induite par la présence insistante de l’outil dans l’environnement d’homo erectus. S’il n’est besoin de retenir l’hypothèse d’une temporalité appréhendable à ce stade, c’est que, là encore, les hasards de la sélection naturelle suffisent à expliquer une telle transformation. La lignée qui, cette fois, sera passée au travers des contraintes de son milieu, est celle dont le cerveau aura accueilli la plus longue latence fonctionnelle, celle qui aura généré la plus grande variété d’outils et pu ainsi s’affranchir suffisamment du gisement rocheux dont elle dépendait jusque-là étroitement. Tout au long de la période centrale du paléolithique, la disponibilité de l’outil continuera ainsi de croître régulièrement (de même que s’allongeront les déplacements) à mesure que le cerveau luimême aura développé, grâce au redressement qui s’achève, l’espace nécessaire pour l’y loger. Au cours de périodes de transitions (notamment climatiques) où la souplesse des mutations devient un facteur de sélection déterminant, l’exclusivité de la relation anthropien-outil a 68
pu constituer une forme opportune de en d’autres termes, elle a pu être le gage d’une plus grande sélectivité des variations de l’adn favorisant la sélection des seuls individus
à . Dans le cas contraire, les outils passant d’un anthropien à un autre, le stock en partage aurait contribué à malencontreusement pérenniser des lignées moins aptes à la génération utile si la chose s’est généralisée au stade
humain (le fait que messieurs Renault et Citroën sachent fabriquer une voiture n’implique pas qu’ils soient les seuls à en jouir), elle n’en reste pas moins délicate au stade animal ou, en règle générale, la moindre largesse entre congénères est vite sanctionnée au profit du plus autonome .
Dans la mesure où la latence fonctionnelle est une conséquence de l’adoption de la station bipède, elle a pu apparaître sous une forme restreinte (très localisée) bien avant le paléolithique moyen voire, pourquoi pas, peu (quelques centaines de milliers d’années ?) après l’apparition d’homo erectus (vers -1 000 000 ?) . La latence fonctionnelle ne détermine donc pas à elle seule la frontière qui sépare le stade animal du stade dit <préhumain.> De même, la latence fonctionnelle doit s’entendre au double-sens de 69
(à l’échelle de l’individu) mais aussi de (à l’échelle du groupe, de l’espèce.) Aucun usage n’est encore envisageable ou prévisible faute de temps, faute du dispositif temporisant spécifiquement humain. Cette exaptation de la temporalité est donc aussi exaptation de la fonction, c’est-à-dire réunion des conditions de possibilité de la production de l’outil. Enfin, parce que le cerveau ne saurait déroger par cette seule nouveauté à la constante de la passivité des processus biologiques, la latence fonctionnelle ne pourra être considérée comme une propriété intrinsèque de l’organe cérébral anthropien. Elle est, certes, tributaire du cerveau, de son volume, de sa physiologie, c’est en lui qu’elle <s’imprime> temporairement à travers la répétition d’un nouvel ensemble de connections neurales, mais c’est tout autant sur l’outil qu’elle repose et il n’y a de commensal qu’à la condition qu’un hôte potentiel existe. Si hôte et commensal sont conditions de possibilité l’un de l’autre, le commensal est toujours déjà relation commensale. En l’occurence, la latence fonctionnelle émerge du rapport anthropien / outil et ne peut être désignée ni comme une faculté positive de l’un ni comme une faculté positive de l’autre .
70
contra cDarwin il y a bien une différence de nature et non seulement de degré entre l’anthropien animal et l’h.. natura facit saltum (où la nature fait, véritablement, un saut) C’est en ce qu’elle s’origine et réside dans une relation, la relation anthropien-outil (ou hôtecommensal) et non dans l’une ou l’autre de ses parties, que l’humanité fait le saut qui, irréversiblement, l’extrait de la nature. Elle ne sera jamais que la complexification – et la complication – des propriétés et conséquences de cette relation. Ce qui explique aussi qu’elle ne se trouve inscrite nulle part dans aucun bios en tant que sa propriété intrinsèque (cerveau, cellules et adn n’ont jamais rien à dire de spécifiquement humain – ce que rappellent, par leurs plates ressemblances avec celui de l’h., le séquençage du génome d’un grain de riz, celui d’un hêtre, d’une souris ou encore le fonctionnement du cerveau d’un singe.) C’est au lieu même de la conjonction de deux bios que l’h. surgit, mais comme effet contingent de cette conjonction au sens aristotélicien du terme 71
: ce que le bruit du moteur à explosion est au couple automobile / déplacement, par ex. .
En faisant ainsi intervenir un troisième terme dans la définition de l’humain, la théorie du commensal modifie l’articulation classique corps(naturel)—âme(surnaturelle) ou encore la gradation moderne animalité(biologique)→ humanité(biologique), en conjonction corpshôte(biologique) / corps-commensal(biologique). Où l’humain, comme sorti de ses gonds, n’est plus qu’un effet contingent, un bruit fortuit en exception de la nature si le déplacement d’une auto dépend bien du fonctionnement de son moteur, il est en revanche indépendant du bruit qui l’accompagne. L’origine de ce dernier est certes mécanique mais il n’est pas lui-même un élément mécanique indispensable, il n’intervient pas comme condition a priori du déplacement. De la même façon, l’origine de l’humain est évidemment et doublement biologique sans pour autant que l’h. soit lui-même une propriété biologique identifiable et indispensable dans l’une ou l’autre de ses parties .
il n’y a pas de corps humain. Il y a de l’humain entre 2 corps. Jusqu’ici, la modification de l’outil n’a tenu qu’à la détérioration d’un comportement biologique 72
de percussion, l’évolution de l’outil et de l’anthropien allant de concert, le premier se faisant l’écho matériel des gestes et comportements de l’autre. Ainsi que le montre l’omission possible (de la génération) en quoi consiste la latence fonctionnelle, c’est, dans la deuxième moitié du paléolithique moyen, la relation elle-même qui va lentement se détériorer / se compliquer. invention de la relation hôte-commensal Par la spécialisation d’une matière cérébrale disponible, en l’occurrence les lobes frontaux, et montrant pour la première fois ce caractère invasif qui n’a plus cessé de lui réussir jusqu’aujourd’hui, l’outil est devenu un commensal-outil qui marque son hôte comme tel et inaugure alors cette relation singulière dont la latence fonctionnelle est une propriété. Sur le tableau de la triple évolution du cerveau, des types d’outils et du rendement du silex, une modification sensible de chacune des trois courbes s’observe à l’époque dite du Moustérien-Levallois qui succède à l’Acheuléen, couvre une période qui va de -200 000 à -30 000 environ et tient son nom d’un site (un abri sous roche) de Peyzac-le-Moustier en Dordogne conjoint à la ville de la banlieue parisienne où ont été découverts, au xixe siècle, les outils
73
qui la caractérisent .
Rendement du silex et nombre d’outils restent associés pour partir en flèche, tandis que le développement du cerveau se met subitement à stagner, la capacité cérébrale des anthropiens de la fin du Moustérien étant restée approximativement la même 150 à 200 000 ans plus tard. Une fois de plus, comme cette stagnation le laisse penser, le cerveau ne semble avoir joué qu’un rôle secondaire dans cette soudaine prolifération technique et c’est du côté de la relation hôte / commensal qu’il faut chercher l’origine et les d’un changement radical. double transcendance de l’outil L’extension de la latence fonctionnelle s’est réalisée en parallèle du déverrouillage des lobes frontaux. La fin du Paléanthrope, qui est aussi le moment où se parachève la station droite chez homo erectus, a vu cette extension atteindre un point critique dont la résolution aura pour conséquence ultime la soustraction de l’anthropien au régime naturel de variations / sélections. Grâce à l’amélioration constante du rendement de la roche, la fréquence des déplacements des groupes anthropiens est devenue telle que 76
la latence fonctionnelle elle-même se met à évoluer. Au paléolithique moyen, un autre protocole d’utilisation de l’outil va découler de cette situation, protocole qui contribuera à soulager la tension entre limitations matérielles et d’autonomie lors des déplacements durant cette période s’observent deux grandes lignées anthropiennes : l’une (vieille d’au moins 150.000 ans) venue d’Afrique et qui migrera par deux fois, d’abord de l’Afrique vers l’Asie puis de l’Asie vers l’Europe où elle se sédentarisera, l’autre plus récente (-120.000 ?), également originaire d’Afrique de l’Est et qui migrera vers les mêmes lattitudes avant de finalement investir le continent européen vers -40.000. La première lignée se compose d’anthropiens aux caractéristiques dites de néandertal (du nom d’une ville de Westphalie en Allemagne où fut découvert un premier spécimen), la deuxième, admise comme l’origine de l’h. moderne, est celle de Cro-Magnon (du nom de l’un des abris sous roche de la région des Eyzies-de-Tayac-Sireuil – qui compte, entre autres, la grotte de Lascaux) .
Plus encore que la latence fonctionnelle, la nouveauté essentielle du paléolithique moyen, celle qui autorisera toutes les autres, c’est, pour paraphraser gBataille (op. cit.), la double transcendance de l’outil. Cette double transcendance, conséquence directe de l’extension de la latence fonctionnelle, procède en deux temps : 77
1. l’outil constitue un stock disponible pour l’ensemble d’un groupe 2. l’outil se transmet d’une génération d’anthropiens à la suivante Voilà deux caractéristiques, introuvables ailleurs dans le vivant, qui permettent maintenant de tracer résolument la frontière qui sépare l’animalité d’une pré-humanité. Les anthropiens d’alors ne sont donc plus tout à fait des animaux, bien qu’ils en conservent les caractéristiques essentielles : absolue actualité de l’Umwelt, absence de conscience séparante, de mémoire. Pour commencer, les bifaces ne seront plus seulement transportés d’un endroit à l’autre par leur utilisateur en propre (ce dernier ayant jusque-là entretenu une relation organique exclusive à son outil), ils seront transmissibles de pair à pair ce qu’il ne faut pas pour autant confondre avec un système d’échange, toute économie, toute valeur et par là toute forme d’équivalence étant encore empêchées .
Dans ces conditions, un outil brisé ou perdu ne compromettra plus la survie d’un anthropien (et/ou de son groupe) au cours d’un déplacement voire d’une migration. L’anthropien garde désormais la possibilité de <se refaire> grâce 78
au stock commun. La latence fonctionnelle n’est alors plus seulement individuelle mais collective, valable indifféremment pour tout le groupe – ou pour ceux en tout cas qui, en son sein, ont affaire à l’outil. Se trouvant ainsi relayée d’un anthropien à un autre, la latence fonctionnelle conduit l’outil à avec ses propres congénères-outils pour constituer un fonds disponible dans lequel chaque individu anthropien pourra, le cas échéant, puiser une telle mise en partage des outils pourra à première vue sembler risquée. Elle l’est. En se substituant à l’exclusivité du rapport anthropien-outil elle contribue a priori à faire perdurer des lignées moins aptes à leur génération qui profitent du <produit> des membres générateurs d’outils pertinents (ainsi qu’indiqué précédemment). La découverte d’un squelette de néandetalien mâle relativement âgé dans la grotte de Shanidar en Irak, pourrait bien en témoigner. Son bras atrophié aurait eu rapidement raison de lui s’il n’avait trouvé un quelconque secours auprès des autres membres de son groupe. Il aura donc fallu que cette délicate mise en partage se retourne en atout sélectif. C’est, une fois de plus, par l’intermédiaire d’une lente dégradation de la situation qu’une <solution> se fera jour .
Dans un deuxième temps, cette mise en dépôt – cette mise à disposition du stock – va contribuer, au fur et à mesure de son affirmation, à créer 79
une forme de disponibilité permanente de l’ensemble des outils, disponibilité qui va transcender, non plus seulement dans l’espace pré-social des individus mais également dans le temps, les vies individuelles. Ainsi, par sa pérennité fonctionnelle concrète transmissible de pair à pair puis d’une génération à la suivante, l’outil esquisse peu à peu ce qui sera bientôt perceptible comme une permanence, le négatif de la vie transitoire des individus. Le dispositif de la double transcendance des outils vaudrait pour une transition naturelle possible vers le caractère toujours déjà-là du fond(s) technique humain chaque individu naît en effet dans un contexte de technique et de langage qui le précède et auquel il ne peut jamais que s’adapter après-coup. C’est ce contexte d’objets et de discours qui constitue son déjà-là, qui témoigne d’un passé (historique, familiale, personnel) à partir duquel il est possible pour lui d’appréhender n’importe quel phénomène (en en faisant un <événement> intégré à ces différentes histoires) . Seule, en effet,
une exaptation de la permanence expliquerait la transition impossible, la transition proprement sans transition entre le pas-là pré-technique (actuel et par conséquent non-phénoménal, où rien n’arrive faute de temps) et le toujours déjà-
80
là technique (historique, phénoménal, où toute chose ne peut jamais au contraire qu’arriver sous la forme d’un supplément en excès d’une précédence, pour être ensuite inscrite, enregistrée dans le cours d’une histoire partageable). En effet, le passage d’une absolue actualité animale à une temporalité humainement réfléchie n’aura pu advenir que par l’instauration antérieure fortuite de ses conditions matérielles. Ainsi, par l’intermédiaire de la double transcendance, c’est bien avant d’être perçu comme tel que l’ensemble des outils aura constitué le cadre toujours préexistant à l’intérieur duquel, plus tard seulement, des sujets viendront s’inscrire une inscription tant du point de vue ontogénique (relativement à l’existence individuelle) que social (relativement à l’existence du groupe) .
Cette double transcendance pré-humaine aura donc une importance déterminante dans l’émergence de la conscience en ce qu’elle sera aussi l’une des conditions de l’exaptation d’une temporalité envisagée non plus comme un phénomène objectif, non plus comme une donnée universelle a priori, mais comme une invention, comme un effet de la configuration hôte / commensal.
82
premières sépultures Le très complexe moustérien est le moment, dans l’histoire de l’anthropien pré-humain, où apparaissent les premières sépultures plus exactement : les premiers cadavres signifiés comme tels , ceci vers -100 000. Ce qui fait la condition minimum d’une sépulture, c’est la marque, c’est-à-dire le supplément qui contrevient à l’abandon pur et simple d’un corps. Cette marque, elle existe parfois sous la forme d’ossements ou de bois d’animaux en témoigne notamment, à Qafzeh en Israël (-100.000 à -90.000), la sépulture d’un enfant proto-Cro-Magnon sur le thorax duquel reposait un massacre de daim (bois + base osseuse) ,
plus souvent sous la forme d’outils déposés auprès du cadavre cf. la Chapelle aux Saints, en Corrèze, où fut découvert, en 1908, un squelette de néandertalien enfoui, aux pieds et à la tête duquel avaient été disposés des outils . Il est à noter au passage que ce sont
vraisemblablement les proto-Cro-Magnons lignée morphologiquement plus avancée qui donnera jour aux Cro-Magnons moderne – et non les néandertaliens –
qui furent les premiers à se servir des sépultures
voir à ce sujet le traité de jeanJaubert, Chasseurs et artisans du Moustérien . Un fait qui, parmi d’autres, renforce
l’idée selon laquelle les comportements dits 83
ont accompagné voire constitué, à cette époque, un véritable tournant de l’animalité vers l’humanité. Il s’agit dès lors de déterminer pourquoi et comment ces formes inédites ont pu apparaître au Moustérien-Levallois et pas avant, plus spécialement de se représenter les implications de tels comportements dans l’apparition de la conscience. Issue du monde animal, la proximité post-mortem entre l’utilisateur et son outil aura nécessairement été, pour commencer, accidentelle, indépendante de toute forme d’intentionnalité. Il aura fallu que cadavre et outil se sans pouvoir ni avoir à signifier quoi que ce soit (en l’absence de l’intervention d’un tiers anthropien auprès du cadavre, il est évidemment impossible de parler de sépultures. Il s’agit d’associations de fait.) Il suffit, pour se le figurer, de penser, par ex., que les parties de chasses anthropiennes puisqu’il semble qu’à la fin du paléolithique moyen homo erectus (et/ou homo heidelbergensis) ait été plus chasseur que charognard
pouvaient être le théâtre de morts violentes et répétées où l’outil tenait une place prépondérante et où les corps des chasseurs ne laissaient d’autre choix que l’abandon. Ou encore, que la présence de l’outil auprès de l’anthropien – désormais capable de se mouvoir aisément et continûment avec son (ou ses) outil(s) en main – avait pris 84
suffisamment d’importance à cette époque pour se retrouver jusque sur le lieu même de sa mort. Reste que de cette proximité occasionnelle de fait, le passage s’est fait vers une proximité qui semble avoir été, sinon systématique, du moins plus régulière et <participative> (autrement dit attribuable à un tiers vivant.)
L’intervention minimale propre à la sépulture est toujours – que ce soit par enfouissement ou par relégation dans une anfractuosité – mise 85
à l’écart du corps : (Dictionnaire de la Préhistoire, sous la direction de aLeroi-Gourhan, à l’entrée ) Datant apparemment de plus de 200.000 ans pour certains de ses restes, la grotte de La sima de los huesos [le gouffre aux ossements], près de Burgos en Espagne – cavité de 27m dont le seul accès est une cheminée verticale de 13m de haut – en offre un exemple convaincant (ici repris au petit traité de brunoMaureille, Les origines de la culture, les premières sépultures.) En 1976, y a été découvert un ensemble impressionnant d’ossements d’herbivores, de carnivores et d’anthropiens (représentant même, pour ces derniers, près de 80% des restes d’hominidés témoins de la période concernée.) bMaureille indique que sur ce site Si elle a pu pendant longtemps constituer un piège mortel pour nombre d’animaux, la grotte semble aussi avoir servi de grand charnier naturel pour la rélégation des corps ou des restes animaux et anthropiens . Cette mise
86
à l’écart permet donc (entre autre car il ne faut pas sous-estimer ici l’opportunité de s’épargner la promiscuité avec une population microbienne et bactérienne nombreuse )
de décourager les incursions de charognards. Et la rapidité même de la réalisation des structures funéraires rapidité que souligne aLeroi-Gourhan dans son Dictionnaire de la préhistoire, à l’entrée <sépulture> (qu’il s’agisse, à cette période, de la simple excavation de petites fosses ou, par la suite, du montage en pierres de structures plus élaborées) va dans le sens de cette hypothèse.
87
Loin d’être un acte délibéré censé illustrer les égards portés aux défunts, l’éloignement des cadavres ayant eu pour conséquence directe de préserver les lieux de vie de l’intrusion d’animaux dangereux, la sépulture constitue bel et bien un facteur sélectif à part entière pour les pré-humains qui ont l’heur de la pratiquer Cette conception n’est d’ailleurs pas incompatible avec le fait que des sépultures sur lieux de vie aient également été découvertes. Il s’agit toujours de sépultures par enfouissement, ce qui tend à confirmer, au contraire, la nécessité de l’éloignement des prédateurs potentiels (comme par ex. à la Chapelle aux Saints où une sépulture par enfouissement avait été aménagée non loin de restes de nourritures eux-mêmes enfouis.) .
À ce titre et contrairement à la conception commune une sépulture n’est pas nécessairement un fait culturel. Des tombes naturelles ont très bien pu résulter de comportements animaux non-conscients. Définir une sépulture du Moustérien comme , c’est toujours préjuger de son caractère conceptuel et culturel en omettant de répondre à la question des fondements, du fonctionnement et de la raison d’être d’une telle culture, d’une telle volonté. De même que pour la génération de l’outil ou la latence fonctionnelle, l’hypothèse selon laquelle seule une intelligence humaine a pu être 88
à l’origine de tels phénomènes entraînerait plus de questions qu’elle n’apporterait de réponses. Là encore, le régime aléatoire de variation / sélection s’avère . Si rien n’indique que le biface retrouvé dans la Sima de los huesos, est une marque funéraire contemporaine de l’introduction des premiers corps dans le gouffre, il est frappant de constater, en revanche, que l’outil est le corrélat quasi systématique des sépultures. C’est certes d’abord qu’en tant que supplément au corps, il indique au paléontologue qu’il n’est pas seulement en présence d’un abandon passif. Mais c’est aussi et surtout que sa présence à cet endroit semble avoir joué un rôle déterminant dans la survie des espèces anthropiennes, en particulier chez Cro-Magnon. dé-fonctionnalisation/re-fonctionnalisation Au stade animal la pierre mue par les membres supérieurs d’un anthropien perd, avec la mort de ce dernier, son usage d’outil. Mais, par l’entremise de la double transcendance de la latence fonctionnelle, elle conserve néanmoins, dans son inertie même, un usage potentiel ré89
actualisable par les individus du groupe restés en vie. Jusqu’ici, cette réactualisation de l’outil s’est toujours faite à l’identique, l’usage demeurant précisément ce qu’il avait été pour l’anthropien disparu. Avec l’émergence des sépultures naturelles <marquées> la pierre va cependant trouver, dans la dé-fonctionnalisation résultant de son inertie provisoire, non plus seulement une fonction potentielle mais un usage à part entière : son immobilité conjointe au cadavre équivaudra ou, plus précisément, s’associera à ce qui est assimilable à l’interdiction d’un lieu à relativiser toutefois puisque, loin de faire force de loi, elle ne se présente encore que comme une variante sur le mode négatif du principe naturel très commun de marquage d’un territoire . L’animal
anthropien ayant participé de la configuration cadavre / pierre (que cette dernière soit ou nonaccompagnée d’enfouissement) s’interdit par la même occasion, et interdit à son propre groupe, le lieu de la décomposition cadavérique. Cette fonction de <proto-marque> va donc bien dans le sens d’une détérioration par fragmentation de l’usage initial de l’outil. Elle devient son usage second, vecteur du facteur sélectif d’évitement des charognards. Si cette re-fonctionnalisation du biface sans mouvement ne se répand pas aux autres usages toute pierre immobile, quel que soit son environnement, supposant la même possibilité de marquer , 90
c’est justement parce qu’elle ne trouve pas de valeur sélective ailleurs, qu’usages et outils restent partout non-séparables a priori (toute dimension fonctionnelle projective étant impossible encore à ce stade.) Ouvrant sur le paléolithique supérieur, c’est une ultime de la fonction de l’outil animal qui va pourtant le faire basculer dans ce qu’il conviendra dès lors de reconnaître comme une technique humaine à part entière. 50 000 ans = 8mn Départ : Le Moustier, site préhistorique. Prendre la Départementale 6 vers Tursac. Prendre à droite la Départementale 706 sur 8,5 km. Traverser Tursac au kilomètre 4. Entrer dans les Eyzies-de-TayacSireuil une fois passé le kilomètre 8. Prendre à droite la Départementale 47 sur 800 m vers la Gare des Eyzies-de-Tayac-Sireuil. Arrivée à l’Hôtel CroMagnon passé le kilomètre 10. Site préhistorique de Cro-Magnon (durée approximative du trajet : 8mn).
91
homo disjunctionis Ce qui fait la sépulture d’un h., ce n’est pas seulement le marquage du cadavre comme tel. Ce marquage ayant eu un rôle sélectif en préservant les zones d’habitat, il n’a pas eu à être symbolique (séparant un Réel de sa représentation.) Il est encore pleinement animal et peut se répéter indéfiniment au sein d’Umwelten actuels. C’est lorsque par une ultime dégénération de sa fonction, par une ultime re-fonctionnalisation, l’outil déposé témoignera aussi pour lui-même, autrement dit, lorsque l’outil nonutilisé témoignera de ce que son absence d’utilité est témoignante, qu’il pourra faire sépulture au sens admis encore aujourd’hui. Ainsi, si l’origine de la sépulture n’a pu être que naturelle et inhumaine (soumise à la seule constante de la sélection naturelle dans une nature aveugle et sourde), ce deuxième aspect de témoignage auto-réflexif, par contre, lui donne son caractère de sépulture véritablement humaine. Il n’y a jamais d’inscription possible qu’en vertu de la possibilité pour celle-ci d’être répétée, qu’en fonction d’une projection possible dans un futur où pourra se répéter le geste d’inscrire. Or, issue des brumes atemporelles de l’animalité, c’est de cela, pour commencer, que la pierre taillée devra 92
témoigner afin de faire marque au sens plein, c’est-à-dire afin d’enclencher une temporalité qui lui sera relative. La possibilité de passer d’un moment A à un moment B est non seulement relative à l’inscription pérenne du moment A la marque déposée, le dépôt disposé auprès du cadavre , mais elle est également relative à la possibilité, contenue dans l’inscription du moment A qui témoigne pour elle le dépôt en tant qu’il est aussi déposition , de la répétition même du geste d’inscrire, de la répétition de l’inscription disponibilité à et de la déposition . C’est en témoignant de l’itérabilité de sa fonction de marque que l’outil permet effectivement et dans son actualité la projection dans un futur relatif à cette marque, où tel outil à venir, par le même geste identifiant la mort comme impossibilité de retour, témoignera d’un <entre-temps> vécu. Ce témoignage de l’itérabilité du geste témoignant, itérabilité marquée par l’outil qui trouve là toute fonction possible, toute fonction à venir, ce dispositif témoignant réalise et invente la différance spécifiquement humaine (au sens de séparation et différé simultanés que lui a donnée jacquesDerrida(1930 †2004).) C’est la possibilité même de la répétition, dont la condition est une prime 93
inscription, qui inaugure la séparation temporisante propre à toute marque, qui ouvre le monde comme promesse, comme projet, comme production. Ce dispositif est à la fois la condition minimale de toute conscience et la condition d’une conscience minimum. homo sapiens = homo disjunctionis = homo sapiens sapiens = homo temporis
Elp…j Du Mythe de Pandora, il est dit, dans Les travaux et les jours d’Hésiode, que lorsque Prométhée eut dérobé le feu à Zeus dans une tige de fenouil, ce dernier, furieux, répliqua par la création d’un mal que les hommes embrasseraient et dont ils se réjouiraient même jusqu’à leur propre ruine. À ce mal, il donna l’aspect d’une femme, Pandora () – en réalité un mélange de terre et d’eau façonné par Héphaïstos qui lui conféra force, voix et apparence divines. Éduquée par Athéna, rendue irrésistible par les soins d’Aphrodite mais aussi corrompue par Hermès, Zeus en fit cadeau aux hommes par l’intermédiaire d’Epiméthée. Ce dernier, fidèle 94
à sa réputation, avait oublié l’avertissement de Prométhée, son frère : ne jamais accepter de don de Zeus. De son côté, et malgré les recommandations tout aussi expresses des dieux, Pandora finit par ouvrir l’énigmatique jarre qu’ils lui avaient confiée et où chacun d’entre eux avait, à son insu, enfermé un mal particulier. Le couvercle soulevé, la maladie, le chagrin et toutes les affres imaginables s’en échappèrent.. à l’exception d’™lp…j [elpis] généralement interprété comme l’<espoir> ou l’ mais qu’il faut entendre comme l’ (ce que proposent certains lexiques grecs et qui se comprend en admettant qu’™lp…j ainsi enfermé dans la jarre, les hommes seront aussi incapables d’anticiper les maux dont ils pourraient souffrir) . Les
versions divergent quant à la fin du mythe et que ce mal ultime ait été espoir, attente ou anticipation, il semble, au cours du récit tout au moins, s’être figé dans l’imminence indéfiniment reconduite du surgissement. Elp…j, c’est le nom de cette ouverture entre passé et avenir que chaque objet technique recèle et dont chaque objet technique témoigne, le nom de l’entretemps présent où l’h. se trouve être-jeté et par lequel il (se) projette.
95
atemporalité (narcisse + écho = la matière bègue)
Seule la technique, en tant qu’elle est la relation de l’usage et de la fonction sur le mode de l’anticipation – c’est-à-dire en tant qu’elle témoigne de l’actualité de la relation entre passé et avenir – autorise le surgissement d’une durée. Ainsi, le temps ne préexiste pas à la conscience comme une condition universelle qu’elle viendrait épouser, c’est la conscience elle-même qui réalise la temporalité comme procès de matière nouveau ; elle produit le temps et le fait être dans le glissement permanent entre les inscriptions témoignantes. En quelque sorte, le mode d’existence de l’humanité est une forme d’éternité contrariée. Que le Big Bang (l’un des derniers grands mythes modernes de l’origine) ait été ou non commencement du temps – ouverture originelle de l’espace-temps physique – restera toujours posée, dans une perspective historique / historicisante comme celle de l’h., la question paradoxale de ce qui précède l’origine, de ce qui précède, pour le dire autrement, les conditions de la précédence 96
une problématique datée des premiers commentateurs antiques d’Aristote qui connut un regain d’activité au xiiie siècle avec la querelle sur l’éternité du monde animée notamment par les Pères de l’Église thomasD’Aquin(1225 †1274) et Bonaventure(1221 †1274). Il s’agissait déjà, à l’aune des Saintes Écritures, de déterminer si le monde était éternel et incréé ou s’il était au contraire le résultat d’une création divine lui supposant un commencement absolu (question demeurée intacte, à peu de choses près, chez les astrophysiciens du xxie siècle, que ces derniers aient ou non pris en considération l’hypothèse d’un dieu créateur). Sur le sujet, cf. l’anthologie de cyrilleMichon, thomasD’Aquin et la controverse sur l’éternité du monde . En revanche,
la question ne se pose pas lorsque est admise la contingence du temps par rapport à la matière. L’univers – le Réel – serait mais dans la plus absolue actualité, la plus radicale simultanéité qui est aussi, nécessairement, la plus absolue impossibilité d’en séparer la réalité. L’univers est, objectivement, un <espace> en 0 dimension. L’ensemble de ses <états historiques> (naissance, expansion, Big Crash) ainsi que les états de la matière (vide, anti-matière, trous noirs, points de singularité et autres curiosités) sont en réalité des <moments> absolument équivalents là encore, la chose peut se concevoir à partir de la célèbre équation d’aEinstein : l’énergie (e) d’un objet se mesure en fonction de sa masse (m) multipliée par la vitesse de la lumière (c) 97
au carré. Mais si le temps est condition contingente dans la formule, alors c, qui est vitesse (de la lumière) et implique donc une temporalité, doit être abandonné. En ressort l’équation incongrue de l’équivalence universelle : e=m, où la masse équivaut à l’énergie sans qu’il soit possible de distinguer l’une de l’autre par l’entremise de t .
Le temps est une anamorphose de la matière Sans temporalité et son présent même se dissolvant dans la plus ineffable actualité, l’univers objectif, l’univers sans sujet, n’a donc plus ni forme ni origine ni destination ; unique, c’est-à-dire tout dont la réalité physique dernière est impossible à séparer, à hiérarchiser, il est dans l’exacte mesure où il n’est pas C’est assez paradoxalement stephenHawking, en se posant la question de la possibilité de bientôt voyager dans le futur, qui vient, bien malgré lui sans doute, étayer la thèse de l’inexistence du temps objectif (et en conséquence de l’univers tel que le conçoit la physique). Il est en effet impossible, selon lui, d’affirmer aujourd’hui que le voyage dans le temps sera un jour possible. Ceci pour une raison simple : comment expliquer autrement qu’aucun n’ait encore débarqué dans le présent ? si le futur a une existence objective (et qu’il reste simplement à y arriver) alors il est déjà possible 98
de voyager dans le temps depuis ce futur qui date du jour de l’invention de la machine à voyager dans le temps. Mais s’il est possible de voyager dans le temps à partir de ce jour, alors la chose reste possible dans tous les futurs à suivre (et qui le suivent donc déjà). Par conséquent, s’il ne devait même y avoir qu’un seul voyageur par jour futur à explorer tel ou tel autre moment du passé, ils seraient, compte tenu de l’infinité a priori du futur, déjà eux-mêmes en quantités astronomiques rien que dans l’aujourd’hui. Transposition au temps, en quelque sorte, de la théorie d’auguste Blanqui(1805 †1881), L’Éternité par les astres, qu’il rédigea en 1871 lors de sa détention au Fort du Taureau après la répression de la Commune de Paris. Ladite théorie tirait les conséquences de l’infinie étendue de l’univers et décrivait les raisons de croire en une infinité de mondes où une infinité d’aBlanqui se trouveraient simultanément, soit séquestrés pour avoir mené une infinité de révolutions ratées, soit libres dans ces mondes où la Commune de Paris aurait connu une fin heureuse (quand les communards se seraient résolus à faire main basse sur l’or de la Banque de France, par ex.). Mais de même qu’au xxe siècle la finitude de l’univers torique allait contrecarrer les plans astrophysiques du révolutionaire, la fin du temps universel pourrait bien compromettre ceux, plus conservateurs sans doute, de l’astrophysicien contemporain. Si sHawking rechigne à conclure de ce seul raisonnement qu’il demeurera pour ainsi dire à jamais impossible de voyager dans le temps 99
(voir à ce propos sa ), il semble plus raisonnable de retenir que, si le voyage dans le temps est bel et bien une illusion, c’est que le temps lui-même est illusion dans l’équation .
pour mémoire Première pierre de la <mémoire exosomatique humaine> expression dont se révèle maintenant la nature doublement pléonastique et au même titre que tous les objets techniques qui viendront, l’outil levalloisien fait lui-même inscription. C’est à partir de lui et au fur et à mesure de sa dégénération, que se déclineront toutes les autres jusqu’à l’apparition de l’écriture, il y a environ 5000 ans. Son statut de témoin de l’itérabilité d’un geste lié au contexte particulier de la mort s’étendra progressivement à d’autres outils, d’autres gestes, les ouvrant un à un à la temporalité, les séparant chacun à leur tour. Dès lors, la génération du biface pourra devenir industrie (production et travail), le martèlement de la pierre se fera rythme (scansion et durée) le cri deviendra voix (articulation et plainte walterBenjamin(1892 †1940) n’avait donc pas tort de dire – dans son texte Sur le langage en général et sur le langage humain – que .) 100
Dans ce contexte, la mort de l’anthropien devient en effet disparition. Disparition de l’individu qui ne pourra se relever de sa chute mais aussi et surtout disparition du mort derrière la représentation que constituent les outils inertes qui le jouxtent et qui lui donnent accès. La relégation naturelle des cadavres se confirmera ensuite dans l’ordre symbolique sous la forme de l’enterrement qui deviendra dissimulation pour soi, action de faire disparaître il est à noter qu’un lien similaire entre inscription et disparition s’observera quelques milliers d’années plus tard en Mésopotamie. Ainsi de l’enfouissement des clous de fondation chez les sumériens, sortes de gros clous d’argile sur le cône desquels étaient inscrits, par ex., des traités d’amitiés entre puissants. Ou encore de ces énigmatiques colonnes quadrilobées du temple de Gudea formées par empilements radiaires d’impressionnantes quantités de tablettes d’argile sur lesquelles l’architecte avait pris soin d’inscrire à l’attention des dieux (futurs responsables de la restauration de son édifice) des indications et recommandations sur la (re)construction du temple . Le rite funéraire continuera de jouer
un rôle naturel de préservation des lieux de vie tout en participant de la naissance du sens, l’un et l’autre étant simplement compossibles.
L’épitaphe de marcelDuchamp(1886 †1968), un mot d’esprit 101
qu’il ne serait pas exagéré de considérer comme sa dernière œuvre , offre un bon exemple de ce qu’est resté le
rôle de la marque en rapport à la sépulture. Par son triple jeu de mots d’ailleurs au premier sens d’en
définitive, de finalement, à la fin ; mais pour dire aussi depuis cet ailleurs qui est moins l’au-delà conventionnel (auquel mDuchamp ne croyait guère) que l’auparavant du projet même d’inscrire l’épitaphe ; d’ailleurs, enfin, comme se dirait the dyer en anglais, c’est-à-dire le mourant qui, en train de mourir, vit dans un mourir à la fois à venir, venant et.. advenu. Si l’épitaphe est, pour soi, et d’ailleurs justement, ce par quoi se garantit la venue de la mort (le projet de l’inscrire en prenant acte dans une forme d’annonce faite à soi-même) elle est aussi, une fois réalisée et donnée à lire, ici sur le marbre, l’authentification de la mort, sa validation.. mais pour les autres , elle témoigne (comme l’outil
ou l’ornement disposé auprès du cadavre) de ce que c’est la marque qui fait disparaître le mort plus encore que le geste d’enfouir. Inscrite dans le marbre comme le serait une citation posthume de l’artiste où le nom de mDuchamp fait suite à la formule alors qu’il aurait dû la précéder dans une épitaphe traditionnelle , elle constate enfin, non sans humour, que
chacun a beau prendre acte de sa propre finitude en s’en remettant à l’inscription de celle des autres, il n’en reste pas moins dans l’impossibilité de faire le seul deuil qui soit digne d’intérêt : autrement dit, le deuil de lui-même.. 102
l’expérience des choses Le déjà-là mis en place via la double transcendance de l’outil consécutive à l’extension de sa latence fonctionnelle (la mise en commun des outils en un fonds transmissible d’une génération à la suivante) devient alors effectivement toujours déjà-là, c’est-à-dire fond(s) permanent sur lequel les sujets mortels (transitoires) viennent s’inscrire. Il est maintenant possible de dire de ce toujours-déjà-là qu’il est séparable en ce qu’une relation s’instaure de l’anthropien à lui (l’individu s’inscrivant dans un contexte technique qui lui préexiste) et de lui à l’anthropien (le contexte technique évoluant au gré des inventions individuelles et collectives.) Double mouvement d’intériorisation et d’extériorisation entre assimilation d’un passé identifié à travers une certaine forme et un certain agencement des outils et production d’un avenir, d’une forme et d’un agencement nouveaux. Autrement dit, la définition même de l’expérience comprise comme relation possible de l’individu au monde en tant qu’ils sont distincts l’un de l’autre et possibilité pour l’individu de relater cette relation en intervenant concrètement sur le monde, en le modifiant. Indépendamment de tout langage articulé, l’outil déposé auprès du cadavre n’est rien moins que la première 103
relation de l’expérience de la mort, ceci en ce qu’il en témoigne et témoigne, devant autrui, de la possibilité d’en témoigner. La double transcendance de l’outil est la condition de possibilité de toute expérience. La technique comme le langage (sa contemporaine) sont demeurés aujourd’hui ni plus ni moins que ce qu’ils étaient pour les anthropiens de la fin du Moustérien-Levallois : ce par quoi un temps s’invente et vient à passer. La communauté des choses disposées dans le monde, en s’interposant entre l’hôte et son environnement, vaudra dès lors pour mémoire, pour inscription d’une Histoire, pour témoignage de l’absolue relégation (littéralement) de l’atemporalité du Réel. le temps n’est jamais que le temps de le dire Tout objet technique et les mots eux-mêmes, il faut y insister, doivent se comprendre comme tels , toute production de l’association hôte / commensal renferme la condition différante de l’humanité.
104
Ainsi, l’objet technique ne se contente pas de témoigner de la pensée mais il la contient et la conserve dans le Réel. Il est, chaque fois, la boîte de Pandore dont ™lp…j, fatalement, s’apprête à surgir. En somme, très concrètement, la pensée réside dans les choses l’animal indifférant Sans accès à cette différance technique, sans le dispositif de temporisation que constitue l’outil doublement transcendant et réfléchi, tout Umwelt animal et ceci des plus insignifiantes colonies bactériennes aux plus spectaculaires grands mammifères marins, sans qu’il soit jamais possible de distinguer entre eux une quelconque hiérarchie objective répartissant dans leurs différences – en termes de perception, d’appréhension ou de conscience – <des animaux> en place d’une animalité générique tout Umwelt animal ne peut être
qu’absolument actuel, atemporel.
Sans mémoire, c’est-à-dire sans pouvoir jamais recourir à l’inscription d’un moment que ce soit à l’intérieur ou au dehors de son soma, l’animal ne peut connaître ni percevoir le temps.
105
corps-mort Ainsi qu’en témoigne la spectaculaire disjonction des deux courbes du rendement du silex et de la croissance du volume cérébral sur le schéma comparatif d’aLeroi-Gourhan, au Moustérien-Levallois, entre -100 000 et -30 000, les caractéristiques du corps d’homo sapiens vont brutalement cesser d’évoluer Elles ne changeront désormais que superficiellement . Cette ultime modification du rapport hôte / commensal peut s’interpréter comme la conséquence du saut de l’hôte hors le régime de sélection naturelle. Ce saut hors la nature, dont la stagnation du volume cérébral est le signe, marquera à l’inverse l’entrée d’homo sapiens dans l’ordre symbolique. la sidération des caractères biologiques de l’hôte aura en effet été le résultat d’une translation de la sélection naturelle de ses mutations vers celles du commensal. Il n’y aura plus alors que l’évolution de l’industrie lithique post-moustérienne pour assumer la mutabilité / pérennité du couple anthropien / outil. Ainsi, afin de pallier la du premier, le commensal n’aura plus d’autre issue que celle de compenser le <manque à évoluer> de son hôte (son corps-mort) en mutant lui-même de façon exponentielle. 108
Le corps-hôte anthropien, dont le cerveau est parvenu à une plasticité suffisante pour favoriser les divers développements de l’outil, ne sera plus, à partir de ce stade, que le vecteur des mutations du commensal-technique Comment expliquer autrement que par cette translation de l’adaptabilité, les progrès techniques considérables d’homo sapiens à partir du châtelperronien en comparaison de ceux du volume de son cerveau ? . Voilà l’explication de la sortie hors le régime de mutation / sélection naturelle caracté-
ristique du mode d’existence humain. Et s’il faut distinguer dans l’h. entre du mort et du vivant, il appert, quitte une nouvelle fois à renverser un mode de pensée largement partagé, que le corpscommensal est bien plus , voire que son corps-hôte, obsolète et mortifié. La sidération évolutive de l’humanité se retrouve dans ceci que son milieu associé (en l’occurrence la société humaine) ne sélectionne pas au sein de l’espèce les individus aptes à survivre. Tout potentiel congénital se trouve ainsi reconduit d’une génération à la suivante quelles que soient les modifications intervenues entre-temps dans l’environnement. C’est vraisemblablement cette interruption de la sélection qui est à l’origine de la diversité morphologique humaine et notamment du visage singularisé : il ne peut y avoir, au sens 109
algébrique, de du milieu vis-à-vis des variations humaines possibles et/ou effectuées puisque dans ce cas précis l’environnement est non-déterminant ; seuls les individus atteints de malformations physiologiques non-viables et techniquement irremplaçables sont éventuellement condamnés. Plus essentiellement, cette interruption de la sélection confirme l’impossibilité, en particulier d’un point de vue scientifique, de parler ou bien de genre humain ou bien de races parmi les hommes et encore moins, bien entendu, d’une quelconque hiérarchie de l’animal à l’humain ou d’une race humaine à une autre .
La seule possibilité chez l’h. de (se) formuler la phrase <je refuse de procréer> conduit à l’exclure du règne animal. Que dire en effet d’une espèce qui peut vouloir ne pas se reproduire une fois admis que la reproduction est non seulement au centre de la théorie darwinienne mais la condition sine qua non du vivant ? Et que dire encore d’une espèce qui, non contente de pouvoir se formuler à elle-même le refus de s’auto-répliquer, n’a d’existence qu’en fonction de cette possibilité (car, à considérer que le langage la distingue des autres, toute langue est en mesure de formuler le même refus) ? Si l’h. se reproduit effectivement, c’est qu’il est en mesure d’aménager par ailleurs les conditions de sa réplication. L’histoire de 110
l’humanité consiste en une succession de discours religieux, moraux et institutionnels qui amènent l’espèce à se reproduire (ce, non sans une certaine violence parfois.) Mais ces discours qui conduisent à la reposent euxmêmes sur la possibilité a priori d’en formuler de contraires certaines sectes millénaristes, pour s’en tenir à l’exemple religieux, envisageaient de mettre un terme à l’humanité par l’abstinence afin de précipiter l’avènement du millénium (le règne du Christ pendant mille ans sur terre après l’apocalypse.) . Ces institutions semblent
n’être intervenues, du moins à l’origine, que pour garantir la non-destruction de l’individu par luimême et de l’humanité par son environnement il
y aurait tout lieu de s’interroger sur l’efficacité du commensal dans ce domaine, mais que de telles institutions soient l’une des ressources disponibles pour préserver l’hôte de l’autodestruction n’implique pas pour autant qu’elles soient toujours efficaces ou compatibles entre elles .
Contrairement aux espèces animales et végétales, l’h. ne se laisse pas <égrener> au tamis des conditions environnementales. Il est une quasiespèce qui se manifeste radicalement hors la nature. C’est précisément pour cette raison qu’il peut, en retour, créer les conditions de sa propre destruction phénomène par ailleurs introuvable dans le vivant . 111
Suicide ABCDEFGHIJKLMNOPQRSTUVWXYZ Louis Aragon Où se voit confirmée l’absence de correspondances entre le fait humain et ses caractéristiques génétiques : aucune inscription biologique de son caractère d’exception ne se trouvera nulle part dans un bios anthropien isolé que ce soit à Néandertal, à CroMagnon ou à Flores . Loin d’être un genre parmi les genres, une espèce parmi les espèces, l’humanité relève bien – ou découle et ressort, en réalité – de la relation entre deux animaux : un hôte immutable dont la survie dépend exclusivement de la mutabilité de son commensal. Ce n’est que par cette caractéristique exceptionnelle du genre homo, dans ces conditions précises et à ce moment seulement il y a à peu près 50 000 ans (et pas avant) que l’anthropien pré-humain devient h..
112
voie de disparition Question restée sans réponse, la disparition du genre homo neandertalensis vers -30.000 voire, selon une récente hypothèse, quelques milliers d’années après a sans doute tenu à l’impossibilité pour cette lignée d’atteindre le stade de C’est la thèse américaine, qui veut que l’h. de Néandertal n’ait pas été homo sapiens neandertalensis mais homo neandertalensis tout court . Cette incapacité ne l’aura pas empêché, d’une part, de produire des outils non-composites et de type moustérien-levallois , d’autre part, de réaliser des sépultures comme à Shanidar en Irak, entre autres sites . Seulement, ces deux comportements
auront existé selon le mode pré-sapiens, c’est-àdire sur le modèle d’une double transcendance actuelle (animale) n’ayant jamais débouché sur une temporisation (humaine) effective. Ainsi, faute d’avoir pu s’en remettre, dans son processus d’adaptation, à la mutabilité de son commensal-outil, l’h. de Neandertal n’a plus eu comme seule opportunité de se pérenniser que l’évolution de son propre corps-hôte. La marge de manœuvre de son squelette déjà bien redressé étant alors relativement faible (sa station debout ressemblant en tout point à celle d’homo sapiens), sa boîte crânienne finira elle-même bientôt par atteindre une limite volumique S’expliquerait ainsi 113
qu’homo neandertalensis ait eu un crâne non seulement plus volumineux que celui d’homo sapiens (de 1500 à 1750 cm3 pour seulement 1350 cm3 chez l’h. actuel) mais aussi, en vue postérieure, légèrement écrasé dans son axe vertical (où se rappelle l’œuvre de la gravité) .
outils composites & sépultures ornées Au Châtelperronien, les outils dits composites (grattoirs emmanchés, hachereaux, flèches, herminettes, etc.) vont soudain faire leur apparition. Un manche en os ou en bois viendra compléter le tranchant de pierre et la pierre prévoir dans sa forme un emmanchement. Puisque pierre et manche sont à ce stade identifiables comme séparés, il devient logiquement possible de les articuler. Ces assemblages fonctionnels, en ce qu’ils témoignent dans leur structure d’un commerce entre passé et avenir, sont autant de bornes à la frontière qui sépare l’outil à génération naturelle de l’outil fonctionnel, littéralement élaboré. Ils garantissent la présence de l’inscription consciente d’une fonction dans l’outil, c’est-à-dire ce fait qu’ils relèvent d’une technique qui est gestion dans le présent d’une relation entre passé et avenir sous la forme d’une visée (où l’objet façonné anticipe par sa forme, par ex., son articulation à un deuxième qu’il reste 114
à fabriquer). Ce qu’évoquait mauriceBlanchot(1907 †2003) en répondant à la question dans La littérature et le droit à la mort : Parallèlement aux outils composites et pour des raisons semblables, les sépultures cultu(r)elles font leur apparition. Il ne s’agira plus seulement de sépultures <marquées> mais de sépultures S’observent en effet, à la fin du paléolithique moyen et pendant tout le paléolithique supérieur, de multiples traces et restes de fleurs, de colorations, d’objets ornementaux dédiés disposés dans les fosses à l’occasion des inhumations notamment à Sungir (-23 000) en Russie et à Dolni Vestonice (-26 000) en République Tchèque, où des sépultures ocrées présentaient des dépouilles parées de bijoux (colliers ou pendentifs) en ivoire. C’est le cas aussi à Cro-Magnon en Dordogne sur un site de sépultures plurielles dans lequel ont été retrouvées en 1868 des littorines (des coquillages percés) . Ces objets
mortuaires renvoient finalement à un même principe de re-fonctionnalisation de l’outil défonctionnalisé à la mort de son utilisateur. L’outil inerte dégagé de son usage s’est d’abord rendu 115
disponible au rôle de témoin puis à la fonction de témoin réfléchi. Ce faisant, toute fonction s’ouvrant d’après le geste qui a témoigné de la première (la fonction ), tous les objets deviennent susceptibles d’assumer une fonction tierce (tel hachereau découvrant par ex. une fonction tierce de levier) voire un nombre indéterminé de fonctions (levier mais aussi binette, grattoir ou arme de poing à l’occasion, etc.) sans que leur fonction initiale ne s’en trouve compromise. Ceci au point que certains objets ne tarderont pas à ne plus valoir que par leur absence même de fonction désignée. C’est, autrement dit, l’invention ou plus justement la découverte de l’art et de l’artifice Art et artifice qui sont moins la complaisance dans l’inutile à laquelle d’aucuns aimeraient les cantonner que la démonstration de ce que la neutralisation de la fonction, c’est-à-dire l’inutilité reconnue comme telle, est constitutive de la possibilité pour tout objet de fonctionner. À la différence de l’usage chez l’animal toute fonction (humaine) déterminée implique une dé-fonctionnalisation généralisée des objets. Ainsi, toute production artistique se présente comme un hommage rendu, via l’objet inutile, à la possibilité de témoigner .
L’art consiste à faire prendre conscience aux gens qu’ils parlent.
116
La présence d’outils dans les premières sépultures a souvent été interprétée comme l’illustration de la croyance en un au-delà à propos duquel se justifierait toute sorte de rituels. Or, il est difficile de concevoir comment une telle croyance, qui implique un mode de pensée très sophistiqué, a pu surgir sui generis de la nature il y a quelques 100 000 années. Le sentiment religieux ne préexiste pas à la sépulture Il est connu aujourd’hui que la notion de vie après la mort, par ex., ne date vraisemblablement pas de plus de 5000 ans et que, par conséquent, les sépultures ont existé bien avant elle . C’est au contraire
la sépulture en tant que facteur sélectif irrationnel qui appelle le mythe explicatif et son rituel une fois qu’elle se trouve elle-même identifiée comme telle au sein d’un régime symbolique. Ces objets déposés auprès des défunts ont eu un rôle structurel avant de prendre plus tard une tournure consciemment funéraire. C’est de leur présence que découle le récit mythique et non le mythe qui appelle leur présence.
** *
mythe de la séparation timothyGantz(1946 †2004), Mythes de la Grèce archaïque. Il n’y a jamais de récit de l’origine possible que sous la forme du mythe. C’est, dans ce cas, non pas un ensemble de faits vérifiables mais bien un mythe (de la 118
séparation) qui servira de fondement à la théorie du commensal : séparation inaugurale entre la vie et la mort marquée par et dans l’acte funéraire ; séparation entre un moment A et un moment B à l’origine de la possibilité de temporiser, à l’origine du temps conscient ; séparation hôte / commensal à travers l’instauration d’une relation entre usage et fonction (de l’outil) au sein d’un régime technique ; séparation, plus tard, du Réel et de sa représentation autant dire dans l’ordre symbolique. Caron Il se trouve que, dans la mythologie grecque, un récit en particulier évoque la séparation comme condition. Il s’agit du mythe de Caron, nocher des enfers sur l’Achéron qui, moyennant finance, convoyait dans sa barque les ombres errantes vers leur séjour éternel. Rapporté par endroits dans 119
la pensée grecque sans se trouver proprement décrit nulle part illustré d’un côté par les égyptiens et les étrusque, évoqué par ailleurs dans la Minyade épique – ainsi que le rapporte Pausanias dans sa description de la Lesche des Cnidiens à Delphes – mais absent aussi bien chez Homère que chez Hésiode , ce récit met en scène la traversée
d’une frontière entre la vie et la mort, autrement dit le retour au c£oj – le néant grec – comme destin de l’âme de chacun. Ce mythe du passeur, malgré son aspect fragmentaire voire : précisément, du fait de sa présence discrète dans toute mythologie , il faut le tenir pour le mythe originel, le mythe des mythes, celui qui se retrouve, en substance, dans tous les autres. Dans ce bref aller sans retour d’une rive à l’autre d’un fleuve, ce qu’il donne à voir, c’est le lien qu’en tant que mythe il se propose lui-même de faire : entre un Réel insondable et sa nécessaire représentation, entre l’énigme et son explication, plus prosaïquement entre le début et la fin d’un récit, la description d’une situation première (la vie sur l’une des rives du fleuve) et sa modification seconde (la mort sur l’autre). Tous les récits sont des récits initiatiques, ils initient à la séparation comme condition.
122
Plus encore que de témoigner de la séparation, le mythe du nocher Caron rend compte finalement de l’impossibilité dans laquelle l’h. se trouve toujours d’avoir à la réalité un autre rapport que celui du religere. Ainsi, il y a quelques 50 000 ans, la séparation inaugurale de la fin du Moustérien ne lui aura laissé d’autre choix que d’indéfiniment – partout – relier l’épars, de collecter, sciemment ou non, les descriptions fragmentaires qu’il se fait du monde, de rassembler, pour les transmettre, les bribes de Réel par lesquels il fige dans la matière le récit de ses expériences. De fait, elle l’aura conduit à incarner le lien lui-même, puisque se dressant en équilibre instable à cette frontière imaginaire qui l’engendre autant qu’il l’a engendrée la frontière entre la vie et la mort , il est lui-même, dans l’entre-deux-bios, la relation atemporelle que la bêtise – la bête – entretient à elle-même. bêtise le retour de la bétise sur elle-même est la condition de possibilité du sens (…)
123
politique de la représentation il ne faut jamais désespérer du mouvement brownien Par chance, le mouvement aléatoire des particules a laissé à quiconque le loisir de le commenter et, même s’il serait précipité de lui rendre hommage (vu les désagréments qu’il occasionne par ailleurs), il faut bien admettre qu’un tel point de départ a le mérite de ménager une large ouverture quant aux conclusions qu’il y aurait à en tirer : reproductibilité du hasard, abandon des notions de programme et d’héritage génétiques, des notions d’instinct de survie et de compétition du vivant ; inclusion de l’outil dans le régime naturel de variations / sélections révélant l’existence d’un zoo faber et de sépultures naturelles ; disparition du temps universel et de l’univers dimensionnel.. autant d’hypothèses dont l’agencement provisoire vient prendre à rebrousse-poil certaines des plus tenaces traditions de représentations de l’h. et de la nature. Mais, alors même qu’il pourrait permettre, pour une fois, l’établissement des conditions de l’apparition de la conscience sans jamais recourir à quelque supplément métaphysique, un tel 124
ensemble de torsions conceptuelles ne doit pas perdre de vue ce qui fait son propre caractère contingent. Il risquerait sans cela de compromettre le principe même sur lequel il repose, principe qui se résume dans le célèbre vers conclusif de stéphaneMallarmé(1842 †1898) : Au même titre que toute représentation, ces hypothèses incongrues sur l’apparition de la conscience loin de prétendre à leur tour détenir ce qu’elles se sont empressées d’enlever à d’autres ne devront jamais se présenter elles-mêmes que comme un ordonnancement possible – et provisoire – des savoirs dans un environnement de connaissances donné Une récente découverte établit que, loin d’être des exceptions dans l’univers, les trous noirs super massifs sont sans doute au contraire la cause même de la matière qui les entoure. Chaque galaxie – c’est-à-dire celle du système solaire y compris – renfermerait en son centre cet céleste inquiétant. Après force calculs impliquant tout une batterie de puissantes machines informatiques, il s’est en effet avéré que les trous noirs accompagnent bien partout ces formations stellaires, mais ceci selon plusieurs états : chacun suit un cycle où de longues périodes de sommeil postprandial succèdent à des crises d’engloutissement fébrile. Les galaxies, ainsi qu’en témoigne généralement leur forme, ne sont que le résultat de la de la matière par cette bonde immense en
125
leur centre. Cependant, à y regarder de plus près, la thèse du trou noir compagnon qui s’allume et qui s’éteint n’est rien moins que l’écho du procédé même qui a permis d’y parvenir. Autrement dit, le principe binaire propre à l’informatique : chaque galaxie valant pour le 1 auquel correspond immanquablement un état 0 de la matière. (cf. à ce sujet les travaux en cours de l’unité mixte de recherche du cnrs au Laboratoire d’Études Spatiales et d’Instrumentation en Astrophysique de l’Observatoire de Paris) . Cet ordonnancement possible
des savoirs, il constitue,
non pas une représentation conforme à la réalité, mais une théorie fidèle à ses outils Et ce constat simple de la contingence de toute pensée ne saurait non plus se faire <dernier mot> sans du même coup neutraliser, avec la compossibilité indépassable de l’ensemble des discours, toute opportunité de décrire le monde – autrement dit, toute opportunité d’y prendre parti en vue de le partager. Pour peu qu’une représentation s’assume comme partielle, partiale et ne relevant d’aucun régime de vérité, ce qu’elle garantit d’abord, c’est la liberté de l’embrasser, d’opter ou de ne pas opter. Plus que sa conformité à un ordre supposé du monde, c’est le degré de conscience de sa condition 126
politique qui détermine la praticabilité, la pérennité et la cohérence d’une thèse scientifique Ce qui autorise à interroger, par ex., l’expression dans un livre, certes scientifique, mais volontairement intitulé En s’en tenant à l’, les deux auteurs de l’ouvrage en question auraient d’autant mieux répondu du choix de leur titre. Une molécule n’a, quant à elle, à répondre de rien et certainement pas du sens à donner au mot .
les faits scientifiques sont des programmes politiques. toute représentation est représentation politique toute politique est politique de la représentation En l’occurrence, la désorientation brownienne de la nature ne fait que renvoyer à l’h. la responsabilité de l’orientation et du partage rationnels du monde dès l’instant qu’il prend sur lui d’en faire le récit.
127
confins L’h. n’est pas un animal c’est, tout au plus, un acouphène de la matière (...) en s’extrayant de la forêt, ce n’est pas seulement à la cécité animale qu’il s’arrache, c’est la nature tout entière qu’il abandonne et cet de la nature n’est ni une funeste chute ni un douloureux renoncement. Il est bien au contraire le <don de tout> dont il n’y aura qu’à se réjouir jusqu’à sa propre perte. C’est le monde qui s’offre à soi, qui s’offre à l’interprétation, au partage et à son organisation
(...) passage improbable de l’indifférance animale, de l’absolue actualité du Réel, à cet écho permanent de la matière dont viendront témoigner toutes les sortes d’objets (objets techniques, objets d’art, objets littéraires..) (...) larsen ininterrompu des choses dans une série stridente de maintenants où, d’ailleurs, peut se dire 129
du <maintenant> qu’il est aussi ce par quoi l’h., toujours, se maintient : maintien (posture droite et la main tenant) entre passé et avenir, c’est-à-dire ni d’un côté ni de l’autre mais bien , à la frontière et dans la frontière sans fond – ni fin – qui s’y ouvre et où il se tient
(...) pétrifié, sidéré de s’être bêtement retourné sur lui-même, ayant dans le même mouvement, et par <erreur> encore, (re)légué ce qu’il a de plus fondamentalement animal à sa partie commensale, homo disjunctionis s’invente aussi comme un animal , essentiellement , être voyant et désirant, mais dont le désir cache la forêt – dès l’instant qu’il en a marqué la lisière (...)
130
homo disjunctionis
est l’être légoménophore,
celui qui porte le récit mais aussi bien qui est porté et transporté par lui, l’hospitalier involontaire qui sans cesse convoie l’autre et se convoie lui-même dans la fiction, dans le récit et dans l’Histoire, ces durées imaginaires qu’il a ouvertes le temps d’une conversation – maintenant, comme indéfiniment, entre deux rives.
** *
table
robertBrown 1905 physique statistique contra henriBergson le skieur aux yeux bandés (s’)adapter sur la notion d’exaptation exit l’éthologie ? mutatis mutandis nature&capital adn stéréospécificité science&idéologie déferlement
13 16 17 18 19 22 23 25 29 33 34 37 39 41
jacobvonUexküll nu l’animal outillé évolution de l’outil zoo faber homo erectus latence fonctionnelle contra cDarwin natura facit saltum invention de la relation hôte-commensal
44 46 47 48 51 58 63 71 71 73
double transcendance de l’outil premières sépultures dé-fonctionnalisation/re-fonctionnalisation 50 000 ans = 8mn homo disjunctionis ElpiV atemporalité pour mémoire l’expérience des choses l’animal indifférant corps-mort voie de disparition outils composites & sépultures ornées mythe de la séparation Caron bêtise politique de la représentation confins
76 83 89 91 92 94 96 100 103 105 108 113 114 118 119 123 124 129
table des illustrations
page 15
différentes variétés de pollens
page 18
formalisation en 2 dimensions d’une trajectoire brownienne
page 21
repliement aléatoire d’un polymère (perles)
page 32
amibe
page 36
anatomie d’un chromosome (molécule d’adn)
page 49
crâne de chimpanzé (en pointillés) comparé à un crâne d’australopithèque
page 52
chopper oldowayen
page 53
biface du moustérien
page 59
position du trou occipital (de gauche à droite) chez un chimpanzé, un australopithèque et un homo sapiens
page 60-61
chronologie indicative du paléolithique moyen
page 64
schéma comparatif (volume du cerveau, rendement du silex, typologie) d’après aLeroi-Gourhan
page 74-75
carte globale et datations des différentes migrations anthropiennes
page 81
relevé de l’une des dépouilles découvertes dans la sépulture moustérienne double de Qafzeh, en Israël
page 85
relevé de la dépouille de Kebara, en Israël
page 87
vue en coupe du site de La sima de los huesos, en Espagne
page 106
crâne d’homo neandertalensis
page 107
crâne d’homo sapiens
page 120-121 relevé des inscriptions gravées dans la roche de la Bedolina en Italie (première représentation topographique connue à ce jour) page 128
sumérien, -3000 av j.c.
4e couverture Harold Whittles, 4 ans, sourd de naissance, photographié par Jack Bradley alors qu’il entend le son de sa propre voix pour la première fois grâce à une prothèse auditive (1969)
remerciements : pour leurs encouragements, leurs lectures et leurs remarques, sont ici chaleureusement remerciés fabrice Reymond et danielFoucard d’abord, mariePhilippon pierre Gaconnet, latifaEchakhch et deanInkster, mais aussi sébastien Pluot, delphineHeitz, cristinaSimone et véroniqueLévy.
Recommend Documents
-1-
Amélie Nothomb
Une forme de vie Roman
© Éditions Albin Michel, 2010 9782226222336 -2-
Chapitre 1
Ce matin-là,...
.~
~
.....~..
.~
~
.....~..
JEAN DE LA FOYE
ONDES DE VIE ONDES DE MORT
~DITIONS ROBERT LAFFONT
PARIS
JEAN ...
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »
Guy de Maupassant
UNE VIE
(1883)
TABLE DES MATIÈRES
À PROPOS DE CE...
-1-
Chapitre 1
Ce matin-là, je reçus une lettre d’un genre nouveau : Chère Amélie Nothomb, Je suis soldat de 2e class...
Rupert Sheldrake
Une nouvelle science de la vie
ÉDITIONS DU""'
ROCHER V
UNE NOUVELLE SCIENCE DE LA VIE
DU MÊME AU...
Sign In
Our partners will collect data and use cookies for ad personalization and measurement. Learn how we and our ad partner Google, collect and use data. Agree & close