L'AUBE D'UN
NOUVEAU
LIB~RALISME
Du, (Jrai, la France a cette gloire incommunicable à tout autre pays, que, chez elle est établi de toute antiquité le (Jrai domicile de la liberté. ANTOINE DE MONTCHRÉTIEN
Traité d'Économie politique, 1615.
INTRODUCTION
Ce livre est destiné au grand public, et, comme l'indique son titre, il ne prétend pas révéler une nouvelle doctrine. Sa seule ambition est de jeter quelque clarté sur les controverses qui S8 poursuivent entre partisans et adversaires du libéralisme. Si les théories sont nécessaires, les doctrines ne sont pas négligeables, car elles commandent les politiques économiques des législateurs. Sans doute les· premières forment-elles la charpente de la science elle-même et les secondes impliquent-elles des jugements de valeur; sans doute aussi les unes et les autres sont-elles si étroitement unies que le chercheur a peine parfois à les dissocier, mais le grand public ignorant l'économie politique discute abondamment des doctrines qu'il ne connaît pas davantage. Le désordre qui en résulte atteint aujourd'hui un degré extrême. Des partisans l'aggravent encore par de tendancieux slogans et le chaos devient indescriptible lors des discussions qui éclatent incessamment entre personnalités, même averties, au sujet des doctrines en isme dont le nombre s'est accru dans des proportions inquiétantes depuis le début du siècle dernier. Le jour où, dans ce domaine, s'appliquera la formule: « à chaque mot sa conception, à chaque conception son mot », un grand pas aura été fait dans la voie de la compréhension entre les hommes.
CHAPITRE PREMIER
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Le seuil de notre étude est encombré de mots, de « pauvres mots qui végètent au jour le jour », comme dit Rilke. Tout le monde les utilisé, personne ne· les définit. Les plus réputés ont des contours si vagues que des vocables voisins se sont installés à leurs côtés en achevant de brouiller les perspectives: entre les pôles du libéralisme et du socialisme se bouscul.ent et cherchent à empiéter les uns sur les autres l'interventionnisme, le dirigisme, le planisme, etc. Un premier travail s'impose: un déblaiement. Certaines des doctrines, qui sont parmi les plus hautaines, ne se laissent pas écarter sans résistance. Nous devroRs les examiner dans des chapitres spéciaux, tels le dirigisme et le planisme. D'autres seront réservées, au fur et à mesure de nos développements. Il ~n est une qui mérite un examen immédiat parce qu'elle a un grand passé, qu'elle est invoquée constamment dans les discours et les écrits et qu'elle est en butte à de vives attaques tout en demeurant très floue : le capitalisme. Il suffit de se reporter à la conception-mère du « capital » pour se rendre compte de l'atmosphère de brume dans laquelle l'observateur pénètre. Les traités et cours d'économie politique lui consacrent des explications qui ne sont pas toujours des plus claires et qui impliquent généralement une série de distinctions. Ce mot caméléon change d'aspect suivant le milieu dans lequel il se trouve situé; il est tantôt technique, tantôt comptable, tantôt juridique. Quant au capitalisme, il est caractérisé soit par une accumulation de biens destinés à la produc-
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tion, soit par une appropriation privée de biens susceptibles de procurer un revenu, soit par un régime d'entreprise privée, soit même par un désir illimité de profit. II apparaît donc tantôt comme inévitable dans toute société progressive, sous forme d'outillage, tantôt comme condamnable, sous forme d'esprit de lucre. On conçoit les confusions qui en résultent. Chacun, suivant son goût ou son intérêt, peut blanchir ou noircir cette doctrine incolore. Dans ces conditions aussi, opposer capitalisme et socialisme comme le font de nombreux auteurs, et non des moindres, c'est au moins une imprudence 1. Historiquement, le capitalisme a été une technique d'enrichissement grâce à l'appropriation privée et au jeu de la concurrence. Le développement de la production en a été la conséquence. Cette forme capitaliste est férocement reprochée aux libéraux alors qu'elle est devenue une « catégorie hist~ rique 2 ». Elle a certes de lourdes responsabilités : substitution de la créance au droit de propriété, abus .des sociétés anonymes, spéculation, gigantisme, puis, une fois l'épreuve venue, recours au nationalisme et appel à l'État lui-même. Le plus piquant est que ce dernier est l'héritier du capitalisme : on parle du 1( capitalisme d'État» de la Turquie 3 et même de la France '. On voit combien il est inexact d'appeler libéral tout ce qui est capitaliste et, pire encore, de nommer capitaliste tout ce qui n'est pas socialiste 5. Ces notions ne se situent pas sur le même plan 6. Il serait logique de réduire le capitalisme à son sens technique: situation de développement économique correspondant à un emploi considérable de capitaux en nature (outillages, stocks ... ) 1. Tel Schumpeter ; Capitalisme, socialisme et démocratie, trad. franç., Paris, 1951. 2. Le mot est de W. Rôpke. Voir, de cet auteur, sur ce sujet; SocialÏsm, Planning and the Business Cycle, The Journal ofPolilical Economy, juin 1936,' p.318. 3. J .-St. Germès ; L'Etat capitaliste, Paris, 1937. 4. Divers auteurs; Vingt ans de capitalisme d'État, Paris, 1951. 5. C. Bettelheim; L'économie allemande sous le nazisme, Paris, 1946. 6. F. Perroux; Le capitalisme, Paris, 1949. - J. Lhomme: Capi/ali,me et économie dirigée dans la France contemporaine, Paris, 1942.
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ou en monnaie (valeurs mobilières). C'est ainsi que l'artisanat peut être qualifié de pré-capitaliste. A notre sentiment, mieux vaut encore éviter l'emploi d'un mot aussi plastique 1. Puisque l'économie politique est une science « sans vocabulaire », le champ est libre pour toutes les suppressions et rectifications verbales. Abordons maintenant l'examen de la doctrine essentielle : le libéralisme en la rattachant à ses origines puisqu'elle est de formation historique 2. Le libéral a d'abord été un révolutionnaire. Pendant plus de quatre siècles, le dur ,mercantilisme a tenu sous s.on joug le monde occidental. L'État, se substituant à l'Église médiévale, a exigé le sacrifice de l'homme à la nation naissante 3. La puissance devenait le but à atteindre, car elle seule assurait le premier des biens, la sécurité, et l'or qui donne la puissance devenait le moyen. Les guerres, les grandes découvertes, la Réforme, sources d'exaltation et de démesure, effaçaient peu à peu, dans une atmosphère d'amoralité croissante, les leçons anciennes de modération prêchées à l'ombre des cathédraJes et des monastères. Raidie dans ses frontières encore incertaines, la nation, sur la défensive, tendait son énergie pour vivre : il fallait une balance du commerce active pour obtenir des métaux précieux, grâce à des ventes d'objets manufacturés à bas prix, fut-ce au détriment des salaires; il fallait des réglementations étroites, étatistes ou corporatives, afin d'.assurer la bonne qualité des marchandises et de leur permettre ainsi de conquérir les marchés étrangers; il fallait un pacte colonial sévère pour contraindre les possessions d'Outre-Mer à seconder les efforts de la mère patrie. Partout se multipliaient les obligations et se dressaient 1. Il. Nogaro évite même l'emploi du mot capital: Principes de théorie économique, Paris, 1951, p. 96. 2. Nous avons partiellement traité les développements suivants dans une série d'articles de la revue anglaise The Owl en 1950 et 1951, sous le titre The History of the Development of Liberal Thought in France. 3. Cette substitution serait là cause de la méfiance traditionnelle des démocrates chrétiens à l'égard de l'État, attitude· identique à celle des anciens libéraux (voyez une étude de J. Hours dans le Cahier nO 31 de la Fondation nationale des sciences politiques, 1952).
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les barrières. L'or et l'argent garantissaient le maintien du pouvoir puisqu'ils servaient à payer les arm!lS et les mercenaires. En bref, c'est dans les luttes économiques comme dans les luttes militaires que se forgeait la nation. Or, voici qu'au XVIIIe siècle des esprits s'insurgent. Les règlements, les douanes, les péages paraissent pesants aux citoyens d'un pays désormais unifié dont l'existence n'est plus menacée. L'idéal de puissance fait place à l'idéal de bien-être. Une page va être tournée. L'économique a été soumise à la politique: que celle-ci maintenant obéisse à celle-là! L'économique a été subordonnée à la théologie: que la liberté de l'activité accompagne la liberté du culte! La naissance ou la renaissance des civilisations dans le domaine du sacré est un thème banal et l'émancipation postérieure de l'individu semble d'une logique évidente au moins dans les pays méditerranéens 1. Le libéral classique est un économiste qui observe la société dont il fait partie et constate qu'une fois l'individu devenu libre, un ordre s'institue de lui-même, ordre ~it « naturel ». Mais sur ce support commun s'érigent deux formes distinctes de la doctrine. 1° En Grande-Bretagne, la volonté de dégager l'homme de l'emprise religieuse est prédominante. Le libéralisme est une phase d'un mouvement culturel général accordé au puritanisme et doit être considéré comme un complément de la libération de la pensée 2. La spontanéité est sa caractéristique essentielle. L'économiste adopte une attitude d'humilité, il s'aperçoit que la société des hommes libres apporte ,des solutions simples à tous les problèmes économiques complexes que pose la vie et qu'elle réalise un ordre supérieur à celui qu'ont désiré ses propres membres. Il s'émerveille à bon droit, sans arrière-pensée politique, sans appel à la raison humaine. Au contraire, il admet l'irrationalité et l'incompréhension du résultat par ceux-là mêmes qui ont contribué à l'obtenir. L'individu en soi est pris 1.. A. Piettre : Les trois dges de l'économie, Revue des travaux de l'Académie des Sciences morales et politiques, 1951, 2 8 semestre, p. 72. 2. Max Weber: Gesammelte Aulsatze zur Religious-Soziologie, Tübingen, 1920. - F. H. Knight: The Ethics 01 Liberalism, Economica, février .1939, p. 7. - F. Ernst: Die Sendung des Kleinstaats, Zürich,,1940.
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pour une donnée indiscutée, imparfait comme le veut la doctrine chrétienne, nettement dépassé, immergé dans une société à laquelle l'attachent des liens d'interdépendance. Le libéralisme est bien une doctrine afférente à la société, non à l'individu comme on le prétend souvent; exactement, il envisage l'individu social 1. Le libéral se borne donc alors à enr~gistrer les automatismes, ces fameux alltomatismes qu'on lui a tant reprochés et qui se sont fréquemment vengés, non sans cruauté, de leurs détracteurs. Il ne pose pas de fin a priori, celle-ci sera ce que les individus désirent qu'elle soit: pauvreté, obéissance, richesse, peu importe 2. Le mécanisme se déclenchera à partir de ses composantes psychologiques élémentaires. Mais un opportunisme bien britannique donne à la forme correspondante du libéralisme une souplesse curieuse, car l'économiste n'hésite pas à apporter au système tous les tempéraments que lui suggère son respect de la tradition mercantiliste, qui est loin d'être détruite, ou ses idées personnelles sur certaines améliorations possibles. Ainsi apparaît le libéralisme d'Adam Smith 3. L'individu, dans cette conception, n'est nullement exalté, bien au contraire. C'est un libéralisme et non un individualisme dans le sens où souvent on prend ce dernier mot: mise en place de l'individu sur un piédestal. L'homme semble bien petit et l'immense intérêt que présente la société libre est d'aboutir 1. F. Hayek: Individualisme et ordre économique, trad. franç., Paris, 1953. - Cet économiste appelle le libéralisme anglais « individualisme vrai " le libéralisme français «faux individualisme " parce que ce dernier, comme nous le verrons, tend à une rationalisation. Nous laissons de côté l'individualisme étroit, strict, qui considère l'individu comme autonome, indépendant de la société, asocial pour ainsi dire et source unique du droit. II faut alors lui imposer un ordre en faisant de l'État le créateur de cet ordre. Cette thèse n'est pas l'œuvre des économistes, elle est due à Hobbes et aboutit à la dictature (Léviathan). Elle est inexacte. L'homme prend conscience de lui-même dans le milieu primitif où règne le principe de réciprocité et ne cesse pas d'être enrobé dans la société dont il ne se détache jamais entièrement. Il rend des services à.la société qui lui fournit la contrepartie, il a des droits naturels face au droit de l'État (E. Mireaux : Philosophie du libéralisme, Paris, 1950, p. 8). 2. F. Knight : The Ethics ot Liberalism, op. cil., p. 9. 3. L. Baudin: Précis d'histoire des doctrines économiques, 4· éd., Paris, 1947, p. 61. - G.-H. Bousquet: Adam Smith, Paris, 1950.
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à une heureuse harmonie, en dépit de la médiocrité de ses membres. Y a-t-il plus cinglante critique de cet homme de la rue que l'affirmation d'Adam Smith: « En poursuivant son propre intérêt, il (cet homme) sert souvent d'une manière bien plus efficace l'intérêt de la société que s'il avait réellement le but de la servir ... » S'il en était vraiment ainsi, toute éducation morale axée sur l'altruisme serait à décourager! Méfiance à l'égard de la sagesse et de la compétence de l'homme, voilà l'attitude du libéral anglais qui est « plus disposé à contempler qu'à agir, plus poète que sculpteur 1 ». Pour en juger avec plus de pertinence, qu'on se reporte à la Fable des Abeilles de Bernard de Mandeville, écrite en 1705, et surtout aux remarques et aux dialogues qui la suivirent et qui sont du plus haut intérêt. Là, se trouve la source de la doctrine libérale et d'un grand nombre d'autres thèses reprises plus tard, même par certains de nos 'contemporains 2. 20 Le libéral français, c'est-à-dire le physiocrate, ne se contente pas d'observer, il veut expliquer. L'homme réalise l'ordre naturel en obéissant aux indications de sa raison (évidence cartésienne) ou aux avertissements donnés par ses sens (Condillac). Le physiocrate justifie ensuite l'excellence de cet ordre en le bonsidérant comme providentiel. Ainsi fait-il appel à la philosophie et à la théologie et identifie-t-il dangereusement la nature et la Providence. Ce libéral est donc un individualiste, car il met en scène l'individu qui agit conformément à l'évidence, mais qui peut ne pas agir de la sorte. L'homme reste libre de s'écarter des lois naturelles, quitte à en souffrir. 1. P. Pradillon : Définitions et caractères. Le libéral. Le Monde, 2 janvier 1946. Cette définition ne s'applique pas au libéral physiocratique qui doit réaliser l'ordre naturel. 2. Intérêt personnel (remarque N et dialogue IV), harmonie des intérêts (dialogue IV), éloge de la prodigalité (remarque K), prédominance de l'habitude (remarque Pl, fondement de la propriété (dialogue V). De Mandeville énonce par avance la théorie de Malthus (dialogue V), la loi des débouchés (remarque L), la théorie des passions de Fourier (introduction aux remarques), celle du plein emploi (Keynes, dans la Théorie générale, trad. franç., Paris, 1942, p. 375).
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Le motif en est que la situation de la France était alors très différente de celle de l'Angleterre. Comment faire admettre à un monarque disposant du pouvoir absolu une doctrine invitant les citoyens à obéir aux lois naturelles dont le jeu assurera la formation de la meilleure des sociétés, indépendamment de la volonté du prince? Ces lois économiques sont tenues pour impératives, comme celles qui régissent le fonctionnement du corps humain, et la science économique n'est autre chose qu'une biologie sociale ou, suivant l'expression de ce temps, une « physique». De telles lois sont antérieures et supérieures à celles du prince. Le problème est de faire admettre par le souverain la limitation de son pouvoir. C'est precisément la confusion entre Dieu et la nature qui permet, avec une habileté quasi machiavélique, d'apporter une solution heureuse. Le docteur Quesnay, médecin du roy et chef de l'école - ou de la « secte» - physiocratique, ne peut pas s'insurger contre l'absolutisme de son maître, il l'invite seulement à contresigner les décrets de la nature, c'est-à-dire à se soumettre à la volonté divine. Les textes royaux deviennent désormais déclaratifs, le prince est un « despote éclairé » appelé lui-même à subir un autre despotisme, le seul capable de s'imposer à lui, celui de Dieu, sous la forme des lois naturelles. Il y a mieux. Les physiocrates admettent qu'il n'est pas donné à tout le monde de bénéficier de la révélation nommée évidence. Il existe des « dépositaires de l'évidence» qui sont eux-mêmes et ceux qu'ils ont instruits. Et voilà le prince dépouillé à leur profit de son pouvoir législatif. Une telle doctrine, aboutissant à ce résultat d'ordre politique singulier, n'avait en elle-même rien de choquant. Sans doute, la biologie n'était pas très poussée à cette époque, encore que la circulation du sang eût inspiré au docteur Quesnay son célèbre schéma de la circulation des richesses, mais elle exerçait un grand attrait sur les chercheurs. Quant à la nature, elle était déjà depuis longtemps regardée comme bienfaisante et les sages lui faisaient d'autant plus volontiers crédit qu'ils se méfiaient des praticiens, dont les naïvetés enchantaient les spectateurs des comédies de Molière. « Laissez-faire lI, disait le
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théologien espagnol Gracian, car trop souvent les remèdes empirent les maux, et Montaigne ne s'exprime pas autrement dès 1588 1 • Cette genèse est caract.éristiqùe: l'insurrection contre le despotisme économique triomphe en France sans se heurter aux pouvoirs établis, clercs ou laïques, et conformément aux règles pratiques énoncées par de prudentii précurseurs. Aussi la liberté reconquise n'a-t-elle rien d'une licence et les accusations d'anarchie dont elle sera plus tard l'objet apparaissent-elles sans fondement. Le prince, c'est-à-dire l'État, se trouve très heureusement lié à la formation de la doctrine, il reste présent et fort, il assume une tâche nécessaire et ingrate, celle de gardien et d'arbitre. Les physiocrates ont limité son pouvoir, ils ne pouvaient ni ne voulaient le détruire. Que leur thèse prête à la critique sur bien des points, que leur obstination à confondre l'existence et l'excellence des lois na~urelles ait été une source d'erreurs et de difficultés, nous .le savons aujourd'hui, mais le fait est là : le libéral, en France s'est imposé comme savant et comme sage, la révolution qu'il a provoquée dans les esprits n'a point troublé l'ordre, ni porté atteinte à l'autorité. Après le classique, sous ses deux formes, surgit le libéral pur qui met l'accent sur la liberté, indépendante de l'ordre et regardée comme une fin en soi. Il est en état de révolte ouverte contre tous les pouvoirs et mélange sans crainte l'économique et le politique. Il ne raisonne guère, il observe peu, il a la foi 2. Il apparaît dans l'histoire pendant et après la Révolution française, et pour les motifs que nous venons de donner. Il est un économiste ou un homme d'État 3. Alors que le classique contemple avec saisissement un ordre naturel qui le dépasse et fait prendre à l'homme conscience de sa petitesse, ce libéral cherche à délivrer l'homme de ses chaînes 1. et de 2. 3.' nier,
St. Bauer: Origine utopique et métaphysique de la théorie du laissez-faire l'équilibre naturel, Revue d'économie politique, 1931, p. 1589. Ce libéralisme peut aboutir à l'anarchisme. Exemples, au début du XIX· siècle: comme économistes, Joseph GarDunoyer; comme homme d'État, Benjamin Constant.
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et lui restitue sa grandeur. L'un tient les yeux fixés sur le résultat, l'autre sur le processus. Le but du premier est l'institution (France) ou le maintien (Angleterre) d'un système de liberté, celui du second est une libération:C'est que la Révolution a eu lieu et le libéral demeure hanté par la crainte d'un retour aux horreurs dont il a été le témoin. Le despotisme, sous toutes ses formes, est sa bête noire. La limitation du pouvoir du monarque, obtenue par les physiocrates, est poursuivie sur le plan démocratique, car la tyrannie de ce nouveau monarque qu'est le peuple est plus cruelle encore que celle de la royauté. Toutes les autorités sociales deviennent suspectes: les assemblées, les comités, les clubs, les associations. L'individu reste seul en face de l'État et doit pouvoir se dMendre, non pas parce qu'il convient de redonner à la personne humaine son autonomie et son prestige, mais pour éviter à l'État la tentation de le soumettre et de l'exploiter. Comment assurer cette défense? en permettant au citoyen de désobéir à l'autorité. « La doctrine d'obéissance illimitée à la loi, écrit Benjamin Constant, a fait, sous la tyrannie et dans tous les orages des révolutions, plus de maux peut-être que toutes les autres erreurs qui ont égaré les hommes 1. » Ce libéral, avons-nous dit, ne s'inquiète pas du résultat. Il pense que la liberté engendre des effets heureux ou tout au moins meilleurs que ceux dont tout autre système serait la source. Il étaye parfois seulement cette conviction sur la croyance chère à Rousseau en l'excellence de la nature humaine. Enfin, une troisième phase de l'évolution du libéralisme nous amène à l'individualisme contemporain. Ce qui frappe l'indilJidualiste, c'est le développement du socialisme qui dégénère aisément en totalitarisme, à l'exemple des systèmes hitlérien et soviétique. Comme son nom l'indique, son but est de sauve r 1. La difficulté est de préciser quels caractères font « qu'une loi n'est pas une loi », c'est-à-dire n'emporte pas obligation. Benjamin Constant nous indique les principaux d'entre eux: la rétroactivité, l'opposition à la morale, la division des citoyens en classes, la punition pour des faits indépendants de la volonté des individus. Encore faut-il, d'après lui, que ces « lois tendent à nous dépraver ».Les dangers de cette thèse sont évidemment très grands. C'est une «théorie désespérée ».
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l'individu, de lui ~onserver sa valeur, de lui permettre {( d'être lui-même». Il ne renie pas ses ~ncêtres, il les dépasse. La trame de sa doctrine est fournie par les classiques, le moyen est indiqué par les libéraux, mais il ne se coutente ni des automatismes qui ne jouent pas toujours et négligent l'action humaine, ni de la seule liberté dont l'homme a trop souvent mésusé. Sa pensée est centrée sur l'individu' dont il n'ignore pas la complexité, aussi explore-t-il, au-delà de l'économique, les domaines de la politique, de la morale et du droit. Il ne mérite pas l'épithète de conservateur qu'on lui a souvent attribuée 1; s'il l'est parfois, c'est par un acte volontaire d'adhésion et non par un attachement aveugle à la tradition. Il ne retient qu'après examen les valeurs transmises par le passé 2. Ce dernier aspect du libéralisme est celui qu'a mis en lumière récemment le président Pinay dans son discours de Caen, le 30 août 1952, en déclarant: « Dans un régime de liberté, le but profond du développement, économique est le développement de la personne. humaine 3. » 1. C'est à partir de la Révolution de 1848 que la bourgeoisie libérale, jusqu'alors révolutionnaire, a pris les apparences du conservatisme (D. Parodi : Le problème politique de la démocratie, Paris, 1945, p. 144). 2. R. Lacombe distingue un individualisme de la ratification et un individualisme de l'innovation en signalant le danger des extrêmes : le besoin de vérité absolue et immuable, le goo.t de la nouveauté pour la nouveauté (Déclin de l'individualisme, Paris, 1937, p. 52). 3. Nous n'insistons pas ici sur cette forme actuelle du liberalisme qui fait l'objet des chapitres suivants. Dans la pratique, nous emploierons indistinctement les termes • libéralisme » et' • individualisme ». Il va sans dire que les formes classiques et libérales proprement dites survivent chez certains auteurs et sont encore défendues avec eclat : une doctrine économique ne meurt jamais. " Le but indiqué par le président Pinay est celui des chrétiens: • Pour nous, chrétiens... l'augmentation du niveau de vie ne sera jamais une fin en soi, mais seulement un moyen, indispensable d'ailleurs, pour atteindre cette fin plus grande qui est le développement de la personnalité et de la dignité de l'homme» (E. Delachenal, 39° Semaine sociale de France, Dijon, 1952, p.269).
CHAPITRE II
LA CONDITION PREMIÈRE ACCORD AVEC LA PSYCHOLOGIE. L'EXEMPLE FRANÇAIS
Exprimer un idéal et construire une société qui lui soit conforme est une tâche toujours plaisante et parfois instructive. Il peut être bon de se détacher de l'affligeante réalité pour rafraîchir son esprit aux sources pures de l'imagination. Nous avons tous, consciemment ou non, quelque penchant à l'utopie. Le danger est de croire applicable ce modèle abstrait et de vouloir adapter l'homme à. un régime économique au lieu de chercher à adapter le régime à l'homme. L'utopie, pour être féconde, doit demeurer dans la région des rêves ou tout au moins des anticipations. C'est être par trop audacieux que de donner à un peuple une structure sociale d'après des principes a priori en supposant on ne sait quel ajustement spontané de l'âme à ces principes, à moins que l'on ne songe à un remodelage de cette âme, au besoin par la contrainte. Tout régime économique qui aspire à la solidité doit reposer sur la psychologie de ceux qui en seront les bénéficiaires. Or, la psychologie diffère extrêmement suivant les peuples, les groupes, les individus. L'unité, en la matière, est évidemment la nation et c'est vers l'étude des psychologies nationales que s'orientent aujourd'hui un grand nombre de chercheurs. C'est pourquoi, avant d'analyser et d'apprécier un régime économique, nous devons nous demander à qui il s'applique. Rien n'est plus naïf que de vouloir imposer à des Latins des règles
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qui ont fourni la preuve de leur excellence chez des Slaves ou inversement. Nous sommes ici dans le domaine de la relativité. Quels sont donc les caractères psychologiques des Français 1? Mais de quels Français? car la moyenne est une abstraction sans valeur lorsque la dispersion est grande. De ceux d'abord qu'André Siegfried qualifie de « représentatifs », qui ne sont pas les produits d'apports nouveaux et instables, mais qui sont considérés comme des types nationaux traditionnels, c'est-àdire essentiellement les hourgeois, les paysans, les artisans 2. Les autres catégories sociales doivent être examinées ensuite et avec prudence. Le mot fameux de Michelet: « la France est une personne », est devenu une banalité; pourtant il a été repris et précisé: le Français est un jardinier a. Ainsi s'expriment des auteurs aussi différents l'un de l'autre que Péguy et le docteur Curtius. Et ils se trouvent d'accord sur ce point avec les grands caïds sudmarocains qui, lors de leur première visite dans notre métropole, après leur soumission, ne s'extasièrent ni devant les usines, ni devant les palais, mais furent saisis d'admiration devant la campagne française : (( Ce pays, s'écrièren:t-ils, est un grand jardin! » Or, le jardinier revêt deux caractères principaux qui com}Josent la personnalité du Français eIlle situant dans l'espace et dans le temps: l'indiyiduàlisme et le traditionalisme. I. - Le jardin est un domaine étroit mais sûr, entouré de murs ou de haies, que le propriétaire connaît dans les moindres détails, qu'il travaille lui-même et où il se sent à l'abri des tempêtes du monde. Il s'identifie avec lui, car il lui a beaucoup donné de sa peine et de son temps, et c'est dans cet univers clos qu'il construit son (( cher petit bonheur » (Ludwig Bauer). 1. Certains des développements de ces chapitres ont été résumés dans Les fondements psychologiques de l'économie fran~aise, Hommes el Commerce, mai 1952. 2. G. Le Bras: Noies sur la psychologie de la France, Revue de psychologie des peuples, 1 er trimestre 1952, p. 6. - A. Siegfried: Psychologie du peuple français, Comptes rendus des séances et des travaux de l'Académie des sciences morales et politiques, Paris, 1933, p. 179. 3. Nous avons développé cette idée dans Économie tran~ai8e, Anais da Faculdade de Ciencias do Porto, t. XXV, 1940.
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Voilà bien cc le pire luxe» et la pire cc provocation» dans un ~nivers chaotique et jaloux 1. Il n'est pas seul cependant; son individualisme, qui n'est pas égoïste, a été exactement qualifié de cc robuste et familial» (sir Philippe Carr, Barret-Wendel). Méfiant à l'égard de l'autorité, intellectuel et sentimental avec mesure, le Français-type diffère à cet égard de l'Anglo-Saxon dont l'individualisme demeure cc un peu sec et détaché 2» et plus encore des groupes peu évolués à comportement strictement utilitaire 3. L'altruisme n'est pas exclu, mais à la condition d'être voulu, de ne pas prendre forme de solidarité impo· sée. Le désir de liberté demeure vif. Le cc mur de la vie privée » est très haut et solidement construit. Ce cercle de famille, si exactement délimité, a pour centre la femme qui a peu de droits et beaucoup de pouvoirs. Diplomate avisée, elle dirige tout en paraissant ne rien diriger.' Conseillère discrète qui suggère les décisions sans paraître porter atteinte ,à l'autorité du père ou de l'époux, habile ménagère qui utilise au maximum les revenus du ménage, elle a sans ostentation atteint la grandeur à l'époque de l'occupation allemande. Au prix souvent de sa santé et parfois de sa vie, elle a été l'obscure héroïne qui, par son intelligence et son esprit de sacrifice, a sauvé la famille de la faim et du froid, élevé les enfants, redonné aux hommes accablés par le destin le goût de la vie et la volonté de triompher. On ne saurait trop insister sur ce fait que les forces sociales de la France se manifestent d'abord et surtout dans la famille. Le Play n'a rien inventé quand il met celle-ci au'premier plan et classe les sociétés suivant la nature de la famille 4. cc C'est à la famille que le Français se donne tout entier, écrit F. Sieburg, c'est sur elle que repose sa volonté de construire, c'est d'elle que sort sa raison de vivre ... Toute la civilisation Fran· çais!l tient dans la prédominance de la vie privée sur la vie 1. J. Giraudoux : Le problème français, Civilisation, avril 1939, p. 10. 2. P. Haury :L'évolution de la famille française, Revue de pS!lchologie des peuples, janvier 1947, p. 75. 3. Les communautés indiennes, par exemple. 4. F. Le Play: La réforme sociale, Paris, 1864, chap. III.
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publique 1.» Et comme le remarque un autre observateur étranger très averti, c'est par la famille que le Français s'insère dans la société, qu'il devient « social» 2. La France est une société de familles. Épris de valeur individuelle et soutenu par sa. famille, le Français regarde par delà le mur de son jardin. Son point de départ étant bien assuré, il ne craint pas d'aller de l'avant. Inventeur, pionnier, il obéit à son esprit d'initiative, il devient découvreur et fondateur d'empires, mais il garde sageme~t sa ligne de repli et sans doute pour ce motif n'a-t-il pas toujours la persévérance suffisante pour exploiter ses inventions et conserver ses découvertes. Il projette plus qu'il n'entreprend et entreprend plus qu'il ne réalise. D'autres retirent les profits de ses expériences et de ~,es conquêtes 3. Lui-même, retenu par cette modération qui ~'accorde aux dimensions de son jardin, il rêve modestement de la maisonnette voisine de la rivière où il se livre à la pêche à la ligne. Ce sont bie.tJ. là les traits d'un individualisme et ceux qui se sont penchés sur ce problème de psychologie ne s'y sont pas trompés: ce mot revient sans cèsse sous leur plume 4. L'histoire et la géographie nous apportent, de leur côté, confirmation de ce caractère national. Notre civilisation, suivant une expression du Dr: Curtius, est à la deuxième puissance. La grandeur romaine a longtemps laissé dans l'ombre la finesse celte. Les Césars, au cours de leur longue occupation, nous ont donné cette mentalité juridique que l'on se plaît à nous reconnaître et parfois à nous reprocher : le Français veut comprendre ou avoir l'air de comprendre 5, il est « passionné de logique 6 » et manque du 1. F. Sieburg: De ma fenêtre, trad. franç., Paris, 1942, p. 175. 2. Barret-Wendel: La France d'aujourd'hui, Paris, 1934. 3. St. Germès : Essai de psychologie économique des peuples de l'Europe, Revue de psychologie des peuples, août 1946, p. 146. 4. Notamment E.-R. Curtius : Essai sur la France, trad. franç., Paris, 1932. - P. Gaultier: L'{jme française, Paris, 1936. - A. Eckhardt : Le génie français, Paris, 1942. 5. Le Bras, op. cil., p. 10. 6. Stephen Roberts: Hislory 01 French Colollial Policy. Londres, 1929.
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sens de l'irrationnel 1 comme de celui de l'opportunisme 2. D'où, dans le domaine des sciences sociales, la tendance des théoriciens il se satisfaire avec les abstractions que leur proposent les Anglo-Saxons et celle de la masse à verser dans les idéologies que lui suggèrent les Germains. . Mais, si les Romains nous ont fait apprécier la raison et l'ordre, les Celtes ont versé dans notre âme la sensibilité et la fantaisie. Derrière la façade majestueuse, par delà l'unité apparente et l'autorité fondée sur la puissance, subsistent la poésie, la légende et le goût subtil de l'anarchie. Dans l'ombre de l'Imperator se profile le druide, et le psychologue, docile aux leçons de l'historien, hésite il_accorder la primauté au droit ou il la transcendance, à la raison ou il la mystique 3. Les géographes, de leur côté, insistent sur l'extrême variété de la terre de France, « un des pays les plus harmonieusement disposés\d'Europe 4 ». Quelques dizaines de kilomètres de route suffisent pour passer des landes de Bretagne aux prairies de Normandie, des neiges des Alpes aux oliveraies de Provence. Le contraste est total avec l'uniformité sans limites du désert saharien, de la forêt équatoriale ou de la pampa sud-américaine. Ici tout est variation et nuance. Les frontières mêmes offrent des hauts sommets, des plaines basses et une triple ceinture d'eau. Le communiste Paul Guitard, qui rêvait de soumettre les Français au dogme marxiste, découvrit l'infinie variété de la terre de France et de ses habitants en suivant le Tour de France. comprit alors la sagesse de ce vieux gitan qui, du côté des Saintes-Maries de la Mer, lui affirma simplement: « s'adapter, c'est disparaître »; il aima ce multiple visage de sa patrie et renonça à vouloir lui imposer sa doctrine 5.
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1.8. de Madariaga: Anglais, Français, Espagnols, Paris, 1930, p. 84. 2. P. Gaultier, op. cil., p. 50. 3. H. Hubert: Les Celtes depuis l'époque de la Tène et la civilisation celtique, Paris, 1932. - G. de Reynold : Le monde barbare. 1 : Les Celtes, Paris, 1949. 4. P. George: Géographie économique et sociale de la France, Paris, 1938. - Michelet: Tableau de la France, Paris, 1934. 5. P. Guitard : La France retrouvée, Paris, 1938. Dans le même ordre
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Lieu de passage pour les hommes comme de transit pour les marchandises entre la Ml:diterranée et les mers océaniques et nordiques, la France a subi maintes invasions qui ont ajouté la variété des types ethniques ù celle des paysages 1. Les trois centi pays de Gaule ont créé leur unité dans de communes luttes et il est vrai de dire que, grâce aux horreurs de la guerre de cent ans, « les provinces se sont trouvées un peuple 2 ». II. - L'horticulture, comme l'agriculture, est le « métier de l'an qui vient ». Le jardinier a le sens de la durée, il s'inspire des leçons de l'expérience et se pli~ au rythme des saisons. Le Français ressemble à cet égard à ses voisins d'outre-Manche 3, il est traditionaliste sans être conservateur, il comprend le passé sans lui obéir aveuglément, il subit son influence par raison et intérêt. Bien des observateurs ont noté qu'en dépit de sa réputation, le révolutionnaire en France modifie lentement et faiblement ses habitudes. Comment le Français n'aurait-il pas le sens de la durée, alors que l'histoire le guette à chaque détour du chemin? Il ne saurait échapper aux enseignements que lui donnent les cathédrales, les châteaux et les modestes églises de village elles-mêmes qui gardent toujours au moins quelque porche ou quelque sculpture en témoignage du passé. C'est par là que l'homme, combi'nant sonefiort à celui de la nature dont nous avons dit quelle était la diversité, a donné à chaque agglomération une personnalité qui lui est propre, qui la distingue de toute autre, en un mot une âme. « Auguste maturité de la France », « sens et goût de la continuité », « vocation» ou « produit historique », toutes ces expressions traduisent un même sentiment 4. d'idées, voyez l'abjuration du communisme par Brice Parain dans Retour à la France, Paris, 1936. 1. Vidai de La Blache: Tableau géographique de la Fr:ance, Paris, 1903. 2. Michelet, op. cit., p. 94. - G.-L. Jaray : Figure de la France, Paris, 1942, p. 491. 3. H. de Keyserling: Analyse spectrale de l'Europe, Paris, 1931, p. 65. 4. D. Curtius, op. cit., p. 325. - W. F. Ogburn and W. Joffe : The Economic Developmenl 01 Post-War France, A Survey 01 Production, New-York, 1929, p. v et 3,
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Cet attachement ,au passé n'implique aucun détachement du futur, mais notre conception courante du progrès revêt une nuance qui nous est propre et s'oppose à celle de nos voisins de l'Est avec une grande netteté. Pour nous, le progrès est plutôt accumulation que potentialité, sommè croissante de connaissances, d'énergies et de produits plutôt qu'amélioration technique. Pour eux, il est mouvement, création incessante, devenir. Nous leur semblons manquer de vitalité, ils nous paraissent manquer de mesure. Le docteur Curtius distingue la civilisation française de la culture germanique 1. La première, jaillie de sources nationales, procède par rayonnement et cherch\! à s'étendre ainsi à l'humanité entière à laquelle ses créateurs la croient destinée; de française elle devient internationale. La deuxième aussi déborde des frontières, mais elle reste germanique et procède par voie de domination. On a dit que le Français avait toujours le sentiment de sauver la civilisation 2, il a dans tous les cas celui de l'universel qui lui vient peut-être de sa formation universitaire catholique médiévale, comme le pense Étienne Gilson : « Le vieux rêve de l'Université de Paris habite encore aujourd'hui chaque cerveau français : penser le vrai pour l'humanité entière 3 ... » National et universel tendent à se confondre pour lui 4. Et s'il s'agit d'un individu d'élite, ce Français aura conscience de la mission de son pays 5. Là est l'explication de ce miracle que constitue le rayonnement intellectuel de la France survivant à tous les. désastres. Nous sommes gens de pensée G, éducateurs-nés des peuples, libérateurs pacifiques des esprits. Les Allemands, au contraire, donnent la primauté à l'action, seule capable de justifier la pensée. Pas de solution, une perpétuelle recherche; pas de perfection, une incessante tension. 1. D, Curtius, op. cit., p. 53 et suiv. 2., G, Le Bras, op. cit., p. 14. 3, E. Gilson: La philosophie au moyen âge, Paris, 1920, p, 312. - G. L. J. Ray, op. cit., p. 496. , 4: E. da Silva: Culture tran&aise, excellent pain de l'esprit, Bulletin des éludes portugaises, 1939, fase. l, p. 32. 5. L. Lallement : Essai sur la mission de la France, Pari~, 1944. 6. « L'idée est le bien auquel le Français tient le plus» (S. de Madariaga, op. cit" p. 175).
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Faust est un élément du devenir, Hélène est le symbole de la perfection hellénique, leur union ne peut donner naissance qu'à un monstre l Gœthe l'a bien noté 1. Sur le plan plus étroit de l'économique, le sens de la continuité se traduit en France par la prévoyance. Tout a été dit sur ce sujet qui n'en demeure pas moins étonnant: il faut vraiment que l'esprit d'épargne ait été porté à un degré singuliè. rement élevé pour qu'il ait résisté aux coups incessants des législateurs. Le divorce entre le gouvernement prodigue et le contribuable économe stupéfie à juste titre les observateurs. L'État français, explique P. Gaultier, est gaspilleur par intérêt . électoral, par incompéteIlce et par négligence 2. Tout le monde connaît des exemples scandaleux, mais rares sont ceux qui cherchent à leur donner un terme. Peut-être cette tendance à la prévoyance est-elle la cause de l'inquiétude si répandue à travers toutes les classes sociales françaises. L'impuissance à tout prévoir, à se protéger contre tous les risques à venir, engendre à la longue un certain pessimisme. « L'imprévu devient un spectre que l'on conjure avec un excès de raison 3. » Au total, l'individualisme du peuple français est hors de contestation; il est affirmé même par les auteurs les moins suspects d'être favorables à cette doctrine, tel R. Lacombe qui se demande si la vocation de la France n'est pas de donner à cet individualisme une nouvelle forme '. Ce comportement psychologique n'est d'ailleurs pas sans présenter des inconvénients et sans faire apparaître des défauts qu'il convient de' rappeler loyalement pour parfaire le visage de la France. L'inconvénient majeur est la menace que fait peser sur notre pays l'évolution actuelle. Dans un livre prophétique écrit entre les deux guerres, Ludwig Bauer a montré comment cette évolution s'opposait au caractère français. L'abus de la méca1. Max Hermant : Idoles allemandes, Paris, 1935. - L'Allemand est un • être,1nachevé • (H. de Keyserling : De la souffrance à la plénitude, Paris, 1941, p. 83). 2. P. Gaultier, op. cil., p. 10 et suiv. 3. F. Sieburg, op. cil., p. 163. 4. R. Lacombe: Déclin d,~ l'individualisme, Paris, 1937, p. 37.
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nique, la vulgarisation du goût, la frénésie du rythme de la vie, . tout est agression contre le Français « qui estime et cultive la personnalité 1». Nos compatriotes ne résistent pas toujours à ces assauts venus de l'extérieur et nous aurons à connaître des ravages causés par la « dépersonnalisation » de l'homme 2. Quant aux défauts, nos propres psychologues les ont souvent dénombrés. Rien n'est plus aisé que de passer de l'individualisme à l'anarchie. Le Français, dit-on, « réclame l'autorité mais refuse l'obéissance», (c il organise, mais n'est pas organisé ». L'esprit d'indépendance favorise le « débrouillardise », le (c resquillage », la fraude, et ce comportement a été aggravé sous l'occupation allemande lorsque la désobéissance aux lois est devenue un devoir patriotique. Le « civisme » est lui-même un terme peu usité, le sens de la solidarité fait défaut bien souvent. L'impôt sur le revenu a été jadis considéré par beaucoup comme « l'impôt des autres », la baisse des prix en 1952 a été également, pour un grand nombre de producteurs et d'intermédiaires, « celle des prix des autres », Chacun attend que le voisin commence par se sacrifier en espérant, dans son for intérieur, ne pas avoir à le suivre. Cette attitude nuit le plus souvent à ceux qui espèrent en tirer avantage. De nombreux paysans ont refusé de souscrire à l'emprunt 3 1/2 % émis en 1952 et ont préféré garder leur or pour se prémunir contre un échec possible, sans s'apercevoir qu'en agissant de la sorte ils risquaient de provoquer cct échec qu'ils redoutaient. Ils ne se rendaient pas compte que tous les Français sont embarqués sur le même navire et que, si la tempête éclate, tous sont également menacés. Essayer de se sauver seul n'est ni intelligent ni moral. L'intérêt personnel bien compris et le devoir civique s'accordent en ce cas 3. D'autré part, le violènt désir de maintenir ou d'imposer sa personnalité donne fréquemment naissance à l'envie qui a été appelée « notre défaut national» et à la passion d'égalité, dénon1. L. Bauer : Morgen wieder Krieg, trad. franç. : La guerre est pour demain. 2. Plus loin, à propos du problème des élites. 3. L. Baudin: Intérêt persollllei et devoir civique. L'opinion économique et financière, 24 juillet 1952.
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cée depuis longtemps 1 et· qui a engendré de si funestes conséquences. Alors tout devient objet de comparaison et de jalousie, le prochain se transforme en voisin à surveiller et, si possible, à amoindrir, toute grandeur est suspecte, chacun chèrche à se rapetisser: ceux qui essaient de s'élevel;' au-dessus de la vulgarité et de la médiocrité générales se sentent menacés par, des, dirigeants toujours prêts à fléchir sous la pression du nombre. Récemment une tendance est apparue qui déforme aussi la psychologie nationale sur un point essentiel: l'esprit d'initiative, fruit de l'individualisme et source incontestée de progrès matériel, fait place peu à peu à un désir de sécurité. Le goût du risque ne s'efface pas, car il persiste dans une partje de la jeunesse qui se livre aux tentatives désintéressées les plus hardies (alpinisme, spéUlologie, etc.), mais il s'estompe logique~ ment au fur et à mesurè des progrès de l'étatisation dans l'ensemble de la population. Comment garderaient-ils ce goût, les hommes que les pouvoirs publics prennent à leur charge dès leur naissance et que la mort seule délivre de « l'énormesollicitude de l'État 2 »? Les difficultés matérielles croissantes sont sans doute la cause de cette' évolution. Elles sont responsables de ces alternatives d'irritabilité et de résignation dont nous sommes les témoins attristés, irritabilité qui donne raison à César stigmatisant la nervosité des Gaulois contre Strabon louangeant leur sociabilité, résignation que traduit l'indifférence devant les brimades des syndicats interrompant les services publics et devant les files d'attente héritées de l'époque de pénurie. La sorte de pessimisme qui envahit aujourd'hui les esprits en présence des menaces internationales et de l'incompréhension du législateur n'est pas dans le caractère traditionnel du Français qui, suivant Machiavel, a « une idée exagérée de son propre bonheur ». Notre individualisme n'a jamais passé pour morose et déprimant. L,es guerres elles-mêmes, si n?mbreuses 1. A. de Tocqueville: De la démocratie en Amérique, Paris, 1835. -Nous reviendrons sur ce sujet capital. 2. L'expression est de Bernanos.
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pourtant, ont exalté nos ancêtres, unifié notre pays, forgé son âme dans les combats 1. En définitive, l'individualisme subsiste sous les nuances nouvelles dont il est revêtu. « Le Français est essentiellement lin individualiste qui croit qu'on peut vivre en individualiste », écrit A. Siegfried 2, et G. Duhamel renchérit en s'écriant: « Si le peuple français renonce à l'individualisme, il est perdu pour toujours, il cesse d'être un foyer lumineux dans les ténèbres de cette époque horrible 3. » Les forces que l'individualisme recèle et développe doivent nous permettre de surmonter tous les obstacles. C'est grâce à elles que notre peuple, après avoir étonné parfois le monde par ses renoncements, l'a toujours émerveillé par ses renaissances. 1. G. Peel: The Economic Policy of France, Londres, 1937. - Machiavel parle de l'impétuosité du Français, Heine de SOIl amour pour la guerre (voyez A. Fouillée: Psychologie du peuple français, Paris, 1898). 2. Psychologie du peuple français, lac. cil. 3. Contre la résignation, Le Figaro, 7 août 1946. - On s'est demandé pourquoi les sept tentatives de !ondation d'une société icarienne (communiste), poursuivies pendant la deuxième moitié du XIX" siècle par des volontaires pleins de !oi et d'enthousiasme, ont toutes lamentablement échoué. Il ressort des observations de Beluze, ami de l'auteur de l'Icarie, que ces hommes n'étaient pas mûrs pour de telles expériences parce qu'ils étaient en réalité des individualistes (voyez J. Prudhommeaux : Icarie et son fondateur Étienne Cabet, Paris, 1907).
CHAPITRE III
DÉCOUVERTE DE L'INDIVIDU
Le libéralisme étant centré sur l'individu, examinons ce personnage de plus près. Nous verrons en étudiant la division masse-élite qu'il est loin d'être aussi autonome et précis que les classiques le supposaient; il n'est pas non plus toujours ni entièrement dépendant de son milieu et de son temps. Mais, provisoirement, nous parlerons de lui comme d'un être homogène et défini. Cet individu, c'est pour nous le Français moyen, l'homme de la rue. Le libéral est un réaliste. Il sait que la doctrine est née des faits, il leur reste fidèle. Il n'est point dogmatique, écarte les préjugés, constate et note. Travail scientifique plus difficile que d'énoncer des maximes a priori. Certains hésitent à appréhender cet être moyen et d'apparence fuyante, à la lumière des philosophies contemporaines. Il y a bien pourtant un être qui tend à s'ignorer lui-même, qui perd « le sens ontologique », suivant l'expression de Gabriel Marcel, mais dont l'économiste « retrouve la présence », en observant son activité 1 et en l'attribuant à l'initiative intérieure qui permet à chacun de nous de constituer sa propre réalité 2. Que notre point de vue soit correct ou non, nous ne saurions le dire et laissons les philosophes en discuter, mais, en ce qui concerne la France, nous ne doutons pas de ce jaillissement créateur 3. 1. G. Marcel : Position et approches concrètes du mystère ontologique, Paris, 1934. - L. Lavelle : La présence totale, Paris, 1934. 2. L. Lavelle : Le moi et son destin, Paris, 1936, p. 16. 3. A. Siegfried : Où va la civilisation occidentale?, Le Figaro, 28 janvier 1945.
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. Le but de cette activité est généralement dans notre pays le bien-être matériel. Il n'en résulte nullement que le libéral soit matérialiste ou utilitaire. Il n'invite pas à viser certains' buts, il constate que l'homme s'efforce d'obtenir la richesse 1 et ne dédaigne pas les aspirations spirituelles, mais croit qu'un milieu de bien-être relatif est favorable à leur naissance. Les moyens employés par l'homme pour atteindre les fins qu'il a choisies peuvent être et sont souvent inadéquats parce qu'ils sont dans une large mesure irrationnels. Nous verrons que le nombre des individus qui méritent ce qualificatif va en croissant. L'individualiste moderne ne l'ignore pas et reproche aux classiques français comme à bien des auteurs contemporains de supposer toujours qu'ils ont affaire à des-- hommes possédant des connaissances approfondies et doués d'une volonté sans défaillance. Nous 'sommes avertis aujourd'hui par des études très 'complètes de la manière dont les stimuli, c'est-à-dire les excitations extérieures, suscitent chez le sujet des réactions quasi-automatiques qui échappent à la raison. La publicité et la propagande sont des applications de cette psychologie expérimentale. L'irrationalité se traduit par la rupture de la chaîne stimulus (appel)-raison-décision. L'anneau intermédiaire saute et l'appel engendre directement l'acte (réflexe conditionné). Il en résulte en économique un manque d'analyse qui entraîne un comportement global, massif (la théorie marginaliste par exemple devient inapplicable) et une indétermination qui rend floues les courbes s'ur les graphiques d'offre et de demande. Nous renvoyons le lecteur sur ce point aux récents ouvrages d'économie politique 2. Le déclin de la rationalité dans les actions individuelles n'est pas la seule imperfection à relever dans le méoanisme psychologique que l'on considère généralement comme normal. La perte du sens du réel est aussi grave. L'individu dans ce 1. L. von Mises: Human Aclion. A Trealise on Economies, New-Haven, 1949, p. 154. 2. L. Baudin: Manuel d'éeoT}omie politique, Paris, 1953, t. l, p. 102. P.-L. Reynaud: Économie politique et psychologie exp~rimentale, Paris, 1946. - Nous entendons par rationalité l'adaptation consciente et logique des . moyens aux fins. .
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cas ne manque pas de raison, bien au contraire, mais il l'applique à des objets situés hors de la réalité. Les psychiatres, à côté du « cycloïde» perdu dans le milieu, accessible à toutes les influences, placent le « schizoïde » qui ignore totalement ce milieu et vit dans l'abstrait. L'un est externe à lui-même, l'autre interne sans conülct avec l'extérieur. Le premier, sur le plan économique, est un homme-masse, le second, un uto~~ 1 L'individualisme ne s'accommode pas de ces cas pathologiques puisque, comme nous l'avons dit, i.l considère l'homme en société, non isolé, c'est-à-dire dans ses relations multiples avec les êtres et les choses, et il étudie le mécanisme spontané des incessantes adaptations mutuelles qui se poursuivent sous ses yeux. Le premier de ees anormaux se rencontre fréquemment ainsi que nous le constaterons, mais le second demeure exceptionnel. Le seul postulat sur lequel repose l'individualisme est la croyance que l'individu est l'unité première dont dérive la vie 1. Cette hypothèse s'accorde ici avec le sentiment profond, justifié ou non, que chacun de nous est irréductible aux autres et que, sauf dérèglement de l'esprit, si manœuvré ou passif qu'il soit, le « je » garde un sens. A ce premier travail de découverte de l'homme que l'économiste libéral doit effectuer, les spécialistes d'une discipline voisine apportent leur concours : les psychologues. Aide permanente d'autant plus nécessaire que le comportement humain est susceptible d'évoluer (,t peut en conséquence obliger l'économiste à réviser ses thèses. Toutefois de telles évolutions se poursuivent avec une extrème lenteur et le chercheur peut faire état de certaines constante:3. Précisément le problème des mobiles des actions économiques que nous abordons illustrera ces remarques. 1. w. E. Hocking : The Lasling Element of Individualism, New-Haven, 1937, p. 3. - A ce postulat se rattache la conception de l'activisme qui eit à la base de la théorie de l'entre:prise. L'individu éprouve une satisfaction à déployer son activité, il • aiml~ l'action» (Alain : Propos Bur le bonheur, Paris, 1928, p. 137). .
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Il existe une foule de mobiles étudiés dans tous les ouvrages économiques. Les classiques avaient accordé à l'un d'eux une primauté qu'on leur a souvent reprochée: l'intérêt personnel. Il est évidemment déplaisant d'~ntendre énoncer une vérité qui ne semble pas flatteuse pour l'homme. Les classiques pourtant avaient raison incontestablement, à condition de définir cet intérêt comme une propension à la recherche du maximum d'avantages au prix du minimum de peine, ce qui revient à dire que l'homme cherche toujours la meilleure solution, cons-. tatation évidente l, Ils avaient encore raison, mais seulement pour leur époque, lorsqu'ils se référaient à la recherche de gains matériels, spécialement pécuniaire's. Arrêtons-nous sur cette dernière définition qui correspond à la conception courante du grand public. . Démasquons d'abord l'hypocrisie, fréquente chez nous, de prétendus moralistes qui considèrent comme basse et vile la poursuite de l'intérêt personnel. En quoi est-il scandaleux de travailler poul:' gagner sa vie 2 ? Beaucoup ont soin, il est vrai, par un raffinement de perversité, de confondre l'intérêt personnel et l'égoïsme « qui n'en est que l'abus )l, comme le disait déjà Aristote. Nous savons cependant que cet intérêt, mal qualifié, s'applique généralement en France à un intérêt familial et qu'il est ridicule de prohiber un usage parce qu'il est susceptible de conduire à des excès. L'existence de « chauffards )! n'a jamais été invoquée pour condamner la circulation des automobiles. Mais il y a pire, cette vertueuse indignation masque souvent la recherche d'un intérêt collectif plus violent et plus puissant que l'intérêt personnelS. Celui-ci est considéré comme blâ1. R. Morquin : L'inlér€t personnel, mobile de l'activité économique, thèse, Paris, 1946, chap. III et V. - H. K. Girvetz: From Wealth to Welfare, The Evolution of Liberalism, Stanford, 1950, p. 130. 2. D. Villey: Pamphlet contre l'idéologie des réformes de structure, Les Cahiers politiques, juin 1945, p. 35. Publié dans Redevenir des hommes libres, Paris, 1946. . . . 3. Comparez H. Spencer: Problèmes d~ morale et de sociologie, trad. franç., Paris, 1894, p. 109 (<< Les ouvriers recherchent leurs intérêts privés avec l'âpreté des commerçants '), et M. Charvet: Réformes de slructure, Paris, 1946 (les réformes de structure se ramènent à un conflit d'égolsmes collectifs).
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mable et celui-là comme léi~time. Il est clair alors qu'il s'agit d'une attaque contre l'individu au profit d'un groupe à la faveur d'une confusion enfantine, mais parfois efficace, entre l'intérêt collectif et l'intérêt général. Ces deux dernières formes d'intérêt sont loin de s'accorder toujours: le premier est celui d'une classe, d'un parti, d'un syndicat, trop souvent peu soucieux de la situation économique de la nation et désireux simplement de cc tirer à lui la couverture » au détriment d'autrui. Aucun intérêt n'est plus combatif que celui de la collectivité, plus hypocrite aussi, contrefaisant l'intérêt général auquel il s'oppose et exprimant qne somme d'intérêts strictement personnels qu'il renie. Adam Smith prétendait que l'intérêt des propriétaires fonciers était identique à l'intérêt général, un homme d'État déclarait récemment que cc l'intérêt de la classe ouvrière et l'intérêt général sont une seule et unique réalité 1 ». Voilà des erreurs bien caractérisées. Nous constatons fréquemment que les groupements, en vue de défendre leurs intérêts, n'hésitent pas à imposer des souffrances même à des innocents, ce que des individus peuvent rarement faire. Rappelons-nous comment les grévistes des transports en commun, parce qu'ils désirent une hausse de leurs. salaires, obligent les malheureux parisiens, qui n'en peuvent mais, à se rendre à pied à leur travail. Ce n'est pas tout, un autre mobile se substitue à l'intérêt personnel par instants et de la manière la plus déplorable, c'est la peur. Ainsi se caractérisent d'une part les époques de calme pendant lesquelles les hommes agissent au mieux de leurs intérêts pécuniaires, et les époques de trouble pendant lesquelles ils recherchent avant tout la sécurité. Un optimisme impénitent nous fait qualifier ces dernières d'anormales, mais elles tendent de nos jours il devenir la norme. Quand l'attrait du gain disparaît, l'économie française est profondément déséquilibrée. Sa structure, en effet, suppose l'existf}nce du mobile traditionnel de l'intérêt pécuniaire, comme nous l'expliquerons. Les ravages causés par la thésaurisation 1. Au congrès socialiste d'août-septembre 1946.
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et le vagabondage des capitaux sont spectaculaires. Il y a incontestablement régression, retour aux époques lointaines et que l'on croyait révolues, de la « peur originelle 1 ». A côté de ces deux mobiles essentiels: l'intérêt pécuniaire et la peur, l'un permanent dans nos pays d'Europe occidentale, l'autre que l'on souhaite temporaire, se situent des sentiments: l'amour, la haine, l'envie. Cette dernière joue chez nous un rôle important comme nous l'avons indiqué lorsque nous avons analysé la psychologie des Français 2. Elle porte souvent l'individu sensible aux arguments inlassablement répétés par certains propagandistes politiques, à agir contre son intérêt, soit qu'il perde celui-ci de vue, soit qu'il consente à se sacrifier pour mieux nuire à autrui. L'exemple du propriétaire foncier votant communiste est typique à cet égard. Il est triste de constater que la haine trouve souvent dans les masses un terrain favorable à son développement 3. Les sentiments affectifs s'infiltrent dans le domaine écono_mique chez les peuples ibériques plus que chez nous, en rendant difficile l'étude des marchés où les prix ont tendance à être gradués d'après la consistance des relations personnelles qui unissent vendeurs et acheteurs ". Quelques auteurs, comme Thornstein Veblen, se sont fait une réputation d'hétérodoxie, toujours flatteuse, en conférant à certains mobiles une place éminente qu'ils ne méritent aucunement, telles que le goilt du métier et le penchant à la curiosité oisive 5. D'autres ont mis l'accent, avec plus de raison, sur les influences que nous subissons par paresse ou inconscience et qui se traduisent par l'inertie, la routine, l'esprit d'imitation. Quant à la croyance,. elle mérite une place à part, car elle 1. H. de Keyserllng : Méditations sud-américaines, trad. frang., Paris, 1932, chap. II. - G. Ferrero: Pouvoir, New-York, 1943, p. 24. 2. D. Halevy : Visite aua; paysans du Centre, Paris, 1935, p. 324. 3. Ludwig Bauer : L'agonie d'un monde, Paris, 1933, p. 237. 4. Citons encore parmi les mobiles sentimentaux dominants, autrefois l'honneur, aujourd'hui le prestige (la distribution des décorations en Russie soviétique). 5. T. Veblen : The Instinct 01 Workmanship, 1914 (cette eXp!'ession est. traduite par E. James:Le goftt du métier); The Theory of the Leisure CLass, 1899; Theory of Business Enterprise, 1904; The Vcsted Inlerests, 1919.
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intervient plus ou moins toujours et partout. Dans toute action économique qui se prolonge dans la durée entre une dose de confiance, d'optimisme, de· foi, qu'il s'agisse de l'entreprise, de la monnaie, de l'épargne, du crédit. L'homme qui se projette dans le temps en s'efforçant de l'appréhender se livre, au-delà des déductions et des extrapolations dont il sait l'insuffisance, aux intuitions et aux paris. Les économistes qui s'obstinent à se moquer des idoles monétaires et du fétiche de l'or méritent eux-mêmes les railleries dont ils sont prodigues. Ils prouvent leur incompréhension de la psychologie élémentaire des foules. L'homme est un être croyant. Une doctrine réaliste ne saurait l'ignorer. La croyance s'étend à un nombre d'objets d'autant plus grand que la raison a de difficultés pour s'exercer. C'est pourquoi elle domine aux époques troublées. La croyance à la hausse future du franc, génératrice de spéculation après 1918, a sauvé notre monnaie. L'inconvénient de ce moibile est la quasi-impossibilité de le combattre. La logique, en ,effet, est inopérante. Le marxisme qui, sous des apparences ~cientifiques, cache un mysticisme profond et qui est devenu un substitut des religions déclinantes, offre une belle illustration de ce danger. Reste l'impératif moral qui est, à coup sûr, le plus beau des mobiles, mais dont nous devons constater malheureusement le caractère exceptionnel. Même quand il est évoqué, il sert souvent à couvrir un de ces intérêts collectifs dont nous avons dénoncé les manœuvres. La justice est réclamée au profit d'une classe contre une autre classe, la libération du débiteur par la loi au nom de la justi,~e, de la charité ou de la solidarité, se traduira par l'exploitation du créancier. Chacun de nous a tendance à penser aujourd'hui qu'il n'est pas traité avec équité et à se croire sacrifié. On le comprend, d'ailleurs, dans une société dont l'État assume au moins partiellement la direction puisque les pouvoirs publics apprécient et récompensent les mérites suivant leurs propl'es critères et qu'ils sont sujets, comme tous les hommes, aux sentiments, aux passions, à la négligence, à l'incompréhension. Dans une société libérale les protestations justifiées ne sauraient atteindre que le hasard,
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ainsi que nous l'expliquerons en indiquant quelle est la structure de cette société. Nous avons laissé de côté les « mobiles collectifs» que la théorie économique dégage en éclairant la route à suivre par les individus pour aboutir aux fins qu'ils se proposent d'atteindre. Par exemple, l'action engendrée conformément aux données nouvelles de la science, afin d'éviter le retour des crises, attesterait l'existence de ces mobiles. Mais ici, comme dans le cas des intérêts, les mobiles collectifs sont les mobiles qui se trouvent être communs aux membres de la collectivité. Ni dans l'un ni dans l'autre cas il n'en résulte l'existence d'une entité collective. Ce sont intérêts et mobiles groupés en faisceau, mais tous individuels 1. 1. Les théologiens du moyen âge disaient que la collectivité est une « unité d'ordre' fonctionnel» et non une «unité de substance» comme l'individu (voyez Mgr de Wulf : L'individu et le groupe au moyen âge, et Les théories politiques au moyen âge, Revue néo-scolastique, 1920, p. 351 et 1924, p. 252).
CHAPITRE IV LA STRUCTURE DU LIBERALISME CLASSIQUE
1. Scht!ma sommaire. Supposons une période calme et des individus librès. Une société naîtra d'elle-même par la conjonctiGn des efforts individuels. Elle prouvera sa vitalité en vivant. Supposons encore qu'il existe une économie d'échanges où règne la division du travail et examinons d'abord le comportement individuel, comme il est logique de le faire, puisque par hypothèse nous admettons qu'il est le premier moteur. L'individu qui, pendant son enfance, dépend de son entourage en raison de son incapal)ité à subvenir à ses propres besoins, s'efforcera d'assurer sa subsistance dès qu'il en aura les moyens; les sentiments affectifs qu'il nourrira pour sa famille l'y inciteront, la nécessité l'y contraindra. Immédiatement des choix s'imposeront à lui qui feront apparaître le caractère de sa personnalité naissante. Il préférera se livrer au travail vers lequel il se sentira attiré par sa vocation personnelle, physique et intellectuelle, mais à cause de la grande variété de ses besoins et de la possibilité de se livrer à des échanges, il se spécialisera effectivement dans un seul travail ou un très petit nombre de travaux et livrera à autrui la plus grande partie des produits qu'il aura obtenus afin de recevoir toutes les denrées ou mar. chandises qui lui feront défaut et qu'il aura renoncé à cultiver ou à fabriquer lui-même. Mais immédiatement un problème se pose: pour être certain d'obtenir les objets qu'il désire en contre-partie de ceux qu'il offre, il faut que ces derniers plaisent;
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à autrui et non pas à lui-même. Tout le mécanisme du système libéral apparaît ainsi dès l'origine du processus : l'individu, préoccupé de satisfaire ses propres besoins, se voit obligé de satisfaire ceux des autres. Il devient un altruiste maIgre lui. Cette observation est confirmée chaque jour dans la réalité. Le chef d'entreprise ne fait pas autre chose lorsqu'il commence, avan~ même de monter son affaire, par s'assurer des débouchés. Il y a donc toujours un compromis à établir par chacun entre . ses go'Ûts e·t ceux des autres. Débat parfois douloureux. Songeons au poète condamné à faire de la comptabilité. Il accusera sans doute ( la société », mais en vain, car celle-ci est exigeaqte; elle veut des « utilités» et elle détermine elle-même ce qu'elle enten~ par là. On voit à quel point l'individualisme est « social». L'instrument qui permet au producteur de biens ou de services dé se rendre compte de l'état de la demande globale, ainsi que de celui de l'offre globale, est le mécanisme des prix. L'invention de ce système à la fois d'information et d'orientation est certainement une des plus remarquables que les hommes aient jamais faites et son emploi continuel seul.nous empêche de nous émerveiller devant son ingéniosité. Son rôle est expliqué longuement dans tous les livres d'économie politique, il s'exerce sur les marchés libres dans les économies monétaires, qu'il s'agisse de produits, de capitaux ou de force de travail. Dans la catégorie des facteurs de production, par exemple, les variations du taux de l'intérêt et celui des salaires attirent ou repoussent respectivement les épargnes et la main"d'œuvre en les entraînant vers l'industrie qui offre les plus fortes rémunérations, c'est-à-dire vers celle dont le public réclame les produits en faisant monter les prix de vente. Instrument d'équilibre, ce mécanisme est aussi instrument de progrès, puisque le producteur, en vue d'accroître ses biens, multipliera ceux de ses produits qui font l'objet d'une demande croissante, améliorera leur qualité, inventera de nouvelles variétés, rendra leur présentation plus attrayante et leur livraison plus facile, bref s'ingéniera à satisfaire les désirs de ses con· temporains. Cependant, si le succès couronne ses efforts, .il sera tenté
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d'abuser de la situation méritée qu'il aura acquise. Nous l'avons jusqu'à présent supposé seul dans la lice, c'est-à-dire ayant en fait un monopole. Sous la pression de la demande croissante, il élévera de plus en plus ses prix afin d'éliminer la partie des demandeurs qu'il ne parvient pas à satisfaire. Si ces derniers même ne sont pas disposés à renoncer à des produits qu'ils estiment nécessaires (demande rigide), le prix montera à des niveaux très élevés, sans rapport avec l'effort fourni. L'intérêt 'particulier commencera alors à diverger de l'intérêt général. Ne disons pas que les libéraux ignorent le' monopole ou l'escamotent dans leurs explications. Loin de là, ils en montrent la· nécessité, car c'est lui qui assure la récompense de l'entrepreneur, de l'inventeur, de l'organisateur- en lui permettant d'obtenir de bons prix. Le monopole fait partie intégrante du schéma individualiste. La preuve de son utilité nous est donnée par la législation sur les brevets d'invention. Mais les inconvénients du monopole sont trop connus pour que nous les rappelions ici 1. Il importe de les limiter. Le mécanisme de~ prix stimule le producteur, il doit le freiner également et il le fait déjà grâce à l'élasticité de la demande. Si le monopoleur exagère ses prix de vente, un grand nombre d'acheteur~ éventuels devra se retirer, faute de moyens d'achat, et l'imprudent -vendeur verra le total de ses bénéfices fléchir en dépit de la hausse du prix de chaque unité. C'est pourquoi les économistes disent et prouvent qu'un monopoleur avisé cherche à obtenir un prix optimum et non pas un prix maximum. Mais il y a mieux. Changeons de perspective. Plaçons-nous du côté des demandeurs qui constatent l'heureuse fortune du monopoleur et obéissent, eux aussi, à leur intérêt personnel. Pourquoi, songent-ils, n'en ferions-nous pas autant? Les débouchés sont assurés, le risque est minime. Si donc le monopoleur s'obstine à maintenir des prix excessifs et surtout s'il renonce à augmenter sa production de manière à les faire monter plus encore (sous-production rentable), il poussera par là-même d'autres individus à produire les mêmes objets que 1. Nous verrons cependant plus loin qu'ils sont moindres qu'on ne l'imagine généralement.
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lui, autrement dit 11 fera surgir la concurrence. Alors l'offre 'augmentera, les prix baisseront, le monopoleur perdra son privilège. Un nombre croissant de consommateurs sera mis à même de se procurer le produit jusqu'alors réservé aux individus fortunés. L'article de luxe deviendra de consommation courante, et ainsi se réalisera le progrès matériel. Notons, car nous l'avons quelque peu oublié de .nos jours, que le progrès, pour mériter son nom, doit être conforme à l'intérêt général, c'est-à·dire favoriser l'ensemble des consommateurs et non ceux qui appartiennent à une classe sociale déterminée. Il consiste, en termes de libéralisme, dans la baisse des prix et non dans une hausse des salaires ou de l'intérêt. Cette baisse des prix, qui s'étend à tous les marchés, qui est générale, est donc concomitante à une baisse des coûts. C'est l'ensemble de l'économie qui est entraînée vers ,un fléchissement favorable à tous, et quiconque s'oppose à ce mouvement au profit d'un intérêt particulier ou collectif en réclamant une hausse commet ~n acte blâmable du point de vue libéral. C'est bien ainsi d'ailleurs que l'entendent les partisans de la politique poursuivie en 1952 par le gouvernement français 1. Telle est la structure du libéralisme. Les hommes libres poursuivent leur intérêt personnel et agissent, malgré eux, dans l'intérêt général. Suivant l'expression de Bastiat, ils réalisent sans cesse ce qu'ils évitent toujours. L'ordre social est totale· ment imprévu, il est « surhumain ». Le libéralisme ou individualisme apparaît finalement en France comme un système d'organisation spontanée de la société conforme à notre psychologie. Précisons la technique du système maintenant que nous en connaissons l'aspect général. Jusqu'où le prix va-t-il descendre sous l'action de la concurrence? jusqu'au niveau du coût de production en annulant le surprofit ou la rente, c'est-à-dire tout bénéfice supérieur à celui qui est nécessaire pour permettre au chef d'entreprise de subsister et de poursuivre son œuvre. 1. «C'est' le rôle du libéralisme de tendre san,s cesse à l'abaissement des collts par la juste concurrence et au développement de la prospérité au bénéfice du plus grand nombre» (Discours de M. Pinay, Caen, 30 aollt 1952).
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Le prix peut descendre plus bas encore si l'offre dépasse exagérément la demande. C'est alors la disparition même de l'entreprise. mise en perte, qui tendra à rétablir l'équilibre. A chaque instant de eette évolution la concurrence exerce son action et le producteur s'efforce d'obtenir un prix optimum cn tenant compte de la dimension de l'entreprise, de la combi." nais on des facteurs de production et de la consistance des marchés 1. Tous les éléments qui concourent à la production sont incités à se mouvoir en se dirigeant vers les lieux où les emplois sont le mieux rémunérés, c'est-à-dire là où ils sont le plus utiles 2. A cette répartition dans l'espace correspond une répartition dans le temps. La demande des biens de consommation réagit sur celle des biens de production qui en sont la source. Quand ]a première de ces demandes grandit, elle incite l'industrie correspondante des biem; de production à s'étendre et à s'outiller, puisque les bénéfices s'accroissent en même temps que Jes débouchés et même sur un rythme accéléré (loi des rendements croissants). Cette industrie attire donc hommes et capitaux dans la Plesure où leur déplacement est nécessaire pour rétablir l'équilibre entre la production et la consommation.
,. * ,. Il faut reconnaître que ce schéma est si simple et si parfait qu'il paraît irréel et presque choquant. On comprend qu'il excite la verve des adversaires du libéralisme. Nous verrons quelles critiques justifiées on peut lui adresser et nous lui apporterons des retouches et des nuances. Pourtant il n'y a pas là pure abstraction. Le maximum d'uti· 1. Tel est le problème de la « réconciliation des optima ». E: A. G. Robinson: The StruCture of Competitive lnduslry, Cambridge, 1948, chap. VII. 2. En effet, les producteurs paient logiquement d'autant mieux les facteurs de production qu'ils ont intérêt eux-mêmes à les attirer, c'est-à-dir~ qu'ils peuvent accroître leurs ventes, donc leurs bénéfices: Or, leurs ventes augmenteront en proportion de l'accroissement de la demande, elle-même fonotion de l'utilité (réelle ou lIupposée) des objets oonsidérés pour les ache-
teur. éventuels.
LA STRUCTURE
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lité sera ainsi effectivement obtenu au moindre coÜt et l'intérêt général sera satisfait en dépit des intérêts particuliers 1. Interrogeons les faits pour nous en assurer. Les progrès matériels immenses réalisés au XIXe siècle en portent témoignage 2. Jamais l'Europe occidentale n'a connu plus grande prospérité et les classes ouvrières elles-mêmes en ont profité très largement puisque le salaire réel a doublé en cent ans. Jugeons l'arbre par les fruits et ne soyons pas ingrats. Les théories modernes des « économies de bien-être ", largement développées par les Anglo-Saxons, prennent l' « efficience » ou l' « efficacité» pour but 3. Ajouter que le calcul doit se faire en tenant compte des coÜts humains, c'est le préciser, non le détruire 4. Les grandes lignes du schéma demeurent intactes sous des revêtements multiples et divers. 2. Présence de l'État. « L'essence du libéralisme, écrit Francisco Ayala, est la résistance à la réalisation de sa propre conception Il. » Le rôle de l'État, en régime libéral, se présente donc comme particulièrement important à préciser et difficile à remplir. Cet organisme politique qui dispose de la force et décide de son emploi garantit la liberté de l'individu 6, c'est-à-dire procède à sa propre limitation. Les dimensions du domaine dans lequel l'homme peut se mouvoir à sa guise sont fixées 1. J. Lhomme: L'intéret général, notion statistique, Kyklos, vol. J, 1947. 2. M. de Leener parlait au Congrès des économisles de langue fran,aise de
1933 des. prodiges réalisés sous le signe de la liberté» et demandait si le8 plus optimistes des hommes de la fin du xvm e siècle eussent pu prévoir une organisation économique spontanée supérieure à celle qui s'est établie en pleine liberté, par exemple dans le commerce mondial du blé. 3. Pigou, Hicks, Samuelson. Un acte est efficace quand il permet d'obtenir un résultat maximum avec un coût minimum, conformément au pririclpe du moindre efTort. 4. H. Guitton: L'fJbjel de l'écfJnomie politique, Paris, 1951, p. 99. - Il Y a évidemment des efficacités défavorables, en matière d'alcool par exemple. 6. El prfJblema delliberalismo, Mexico, 1941, p. 13. Q. K. Jasperil : La 8iluatlc1n 'pirituelle de notre époque, trad. franç., Paris, 1951.
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par les pouvoirs publics d'après les fins qu'eux-mêmes ont décidé d'atteindre, mais entre l'abdication absolue et le totalitarisme il y a mille formes de rapports possibles entre l'individu et l'État. Le libéralisme admet donc toujours des interventions de l'État et c'est pourquoi l'interventionnisme n'est pas une doctrine. Si l'État disparaissait, alors nous aurions affaire à une autre doctrine, qui a eu son histoire et qui n'est pas sans grandeur : l'anarchisme. Mais la confusion que les adversaires du libéralisme aiment à perpétuer entre la conception libérale et la conception anarchiste est une des plus sottes et des plus malintentionnées qui se puisse imaginer 1. Le rôle de l'État n'est même pas appelé à se réduire logiquement au fur et à mesure que l'économie progresse. Au contraire: « A plus de vie, il faut plus d'organes; à plus de forces, il faut plus de règles. Or la règle et l'organe d'une société, c'est l'État 2. » Sauf quelques exaltés qui n'ont pas fait école, comme de Molinari, le libéral réclame la présence d'un État fort dans son . action et modéré dans ses ambitions. Rome a su répondre à ces exigences du libéralisme jadis en maintenant la puissance de la gens face à des pouvoirs publics également forts. L'histoire du XIX e siècle est celle d'un renforcement et d'une extension de l'État, devenu aujourd'hui tentaculaire, suivant une expression banale, mais exacte 3. Les théoriciens, dès les débuts du· libéralisme, ont cherché à limiter les interventions de l'autorité considérée d'abord comme gardienne et arbitre du jeu auquel se livrent les individus libres dans le champ clos de l'économie nationale. Mais tous les étudiants de nos facultés de Droit savent que déjà. Adam Smith prévoyait de nombreuses interventions de l'État et que Stuart Mill en donnait une longue énumération. 1. Sous le couvert de la formule «laissez-faire, laissez-passer D, interprétée comme une invitation à la liberté absolue, alors qu'elle signifie: abolissez les règlements corporatifs, abolissez les douanes intérieures. 2. Dupont-White: L'individu et l'Etal, Paris, 1856, 5" éd., p. 65. 3. II ne faut cependant pas croire que la loi de la jungle régnait au lendemain de la Révolution française. Le Code civil existait et prévoyait la dure sanction de la faillite en cas de non-paiement, aujourd'hui bien éinoussée (voyez. sur ce point l'opinion d'un chef d'entreprise M. Goudard : Défense du libéralisme, Paris, 1944, p. 166).
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Nous verrons comment les partisans du néo-libéralisme ont résolu ce délicat problème. Jusqu'à nos jours, le rôle de l'État en matière de sécurité, justice, travaux publics, services administratifs, n'a pas été contesté. C'est à propos du cadre juridique et en particulier des contrats et de la propriété que les controverses se poursuivent. Le contrat n'est pas une création du libéralisme, il dérive du statut ancien auquel il a emprunté sa force obligatoire 1 et il devient en économie libérale. un élément capital puisqu~il assure les liaisons dans la durée entre tous les participants. Envisageons le chef d'entreprise qui, de son plein gré et dans l'espoir dé réaliser des bénéfices, fait appel aux facteurs de production, les coordonne et lance sur le marché un objet . susceptible de satisfaire une demande éventuelle. Il exécute un plan qu'il a dressé en fonction des prévisions qu'il a faites. Il ne pourrait mener à bien une si lourde tâche s'il n'avait pas obtenu des engagements de la part de tous ceux qui sont appelés à collaborer avec lui et s'il n'était assuré de la permanence de ces engagements. Ainsi s'efforce-t-il de conjurer dans la mesure du possible les incertitudes de l'avenir et de saisir le temps dans ses calculs. Signature engage. Dès que l'individu a accepté la convention qui le lie, il doit s'y soumettre. Notre célèbre article 1134 du Code civil proclame que le contrat est la loi des parties. Le droit remplit ainsi sa mission d'intermédiaire entre l'idéal moral, philosophique, et les forces réelles, sociologiques 2, entre l'ordre et la vie. Il a donc fatalement une tendance conservatrice, rassurante pour qui travaille dans la durée, mais il ne doit pas se cristalliser en ignorant les évolutions économiques. Or, aujourd'hui en France cette notion classique du contrat est déformée par des interventions incessantes de l'État. Le contractuel glisse vers l'institutionnel. C'est un effacement de 1. G. Davy: La foi jurée, Paris, 1922, p. 374. - P. Dieterlen : Au-delà du capitalisme, Paris, 1946, p. 436. 2. P. Roubier : Théorie générale du droit, Paris, 1946. - Gurvitch: La déclaration des droits sociaux, Paris, 1946.
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l'individu que nous observons au profit du groupe: le droit se fragmente, se spécialise, varie suivant les idéologies régnantes. Au droit commun se superposent des droits fondés sur la qualité sociale des sujets: il yale droit des familles nombreuses, celui des combattants, celui des locataires ... , etc. 1. Les privilèges sont en pleine résurrection et les contrats ne .sont plus respectés. Un seul exemple : la loi du 13 avril 1946 qui donne au preneur et au bailleur le droit de convertir un métayage en fermage sans le consentement de l'autre partie. Pour légitimer des dispositions aussi scandaleuses, juridiquement parlant, l'on se borne à remarquer que la liberté d'enga- . gement suppose une égalité au moins approximative des forces en présence. Si l'une de celle-ci se trouve placée dans une situation telle qu'elle soit pratiquement obligée de subir les conditions de l'autre, la liberté n'est plus qu'un mot vide de sens. Lacordaire l'a dit sous· une forme expressive et équivoque. « Entre le fort et le faible, c'est la liberté qui opprime et è'est la loi qui affranchit. » Mais un régime de liberté n'est concevable que si des lois lui permettent de se maintenir, sinon nous avons affaire à une anarchie. Ce que le grand orateur sacré reproche à l'État, c'est de ne pas garantir la liberté de l'individu, de ne pas avoir prévu la possibilité d'une exploitation 2. Ainsi interprétée, la formule est exacte et ce n'est pas elle qui prête à la critique, c'est l'application abusive qui en a été faite. Le législateur, en effet, choisit les faibles et les forts d'après des critères idéologiques étrangers à la raison et à la justice. Il considère comme faibles les groupes sociaux entiers qu'il désire favoriser, par exemple les débiteurs, même s'ils sont fortunés ou gaspilleurs. La réforme agraire à laquelle nous avons fait allusion est particulièrement frappante à cet égard: en regardant l'exploitant comme faible et digne d'intérêt, on a non seulement ruiné le propriétaire foncier, mais nui gravement à l'intérêt général 3. 1. G. Ripert : Le régime démocralique elle droit civil moderne, Paris, 1936, chap. V. - A. Toulemon : Le mépris des con Irais el la crise, Paris, 1938. 2. E. Mireaux : Philosophie du libéralisme, ·op. cil., p. 148 et 343. 3. Ainsi l'impossibilité, pOUl' les propriétaires, de renvoyer des métayers ou fermiers, même âgés, incapables ou vicieux, a pour résultat de freiner le
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Et pourtant, ce système d'engagement libre est fort avantageux pour la société : il est un moyen poùr elle de se décharger des risques de la production. Des audacieux se livrent à des expériences dont ils supportent seuls les frais en cas d'échec et dont ils partagent les bénéfices avec la société en cas de succès, comme nous l'avons expliqué, pourvu que règne la concurrence. La propriété individuelle a été plus discutée encore que le contrat. Rappelons des raisonnements élémentaires: pour que le profit joue son rôle de stimulant, il faut que l'individu jouisse du fruit de son travail. Les physiocrates ont correctement indiqué par quelle chaîne de raisonnement, en partant de la loi de consommation qui oblige l'homme à emprunter au milieu extérieur les matériaux nécessaires à sa subsistance et de la loi de travail qui l'incite à forcer la nature à lui livrer ces matériaux, on parvient à établir sur des bases solides la propriété personnelle - ainsi nommait-on la liberté - , la propriété mobilière et la propriété foncière. Retenons cette expression : propriété personnelle, qui unit d'une manière si caractéristique la propriété et la liberté. Aujourd'hui, l'interdépendance de ces deux concepts est mise en relief dans une autre lumière par des économistes qui n'ont rien de dogmatique, ni d'orthodoxe, tel R. F. Harrod : « La propriété est le fondement d'une attitude indépendante de l'esprit ... L'idéal est que tout le monde dispose d'une propriéte ... L'influence de la propriété sur la formation de l'indépendance spirituelle d'une société ne doit pas être sous-estimée parce qu'un petit 'nombre d'individus seulement occupent la situation privilégiée de propriétaires. Ceux-là, précisément, ont donné le ton et établi un code du bien penser qui a servi de base à d'autres individus moins fortunés 1. » Nous entrevoyons ici l'importance du droit de propriété individuel pour la constitution d'une élite sociale. rendement et d'empêcher de jeunes exploitants de trouver des domaines. Les agriculteurs sont victimes d'une mesure apparemment prise en leur faveur et qui profite souvent à ceux d'entre eux qui sont le moins dtgnesd'intérêt. 1. l'owards Dynamic Economies, London, 1948, p. 148.
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Ce droit de propriété n'est plus considéré actuellement comme d'essence divine, mais il ne revêt pas un caractère arbitraire, car il répond à un des désirs les plus profonds de l'homme, celui de posséder son œuvre 1 ; il est fondé sur la psychologie. L'héritage est considéré par ses défenseurs comme le complément logique de la propriété .. Ce n'est pas sur un droit de l'héritier, c'est sur le droit du travailleur à disposer du fruit de son travail au moment de sa mort, comme pendant sa vie, que l'héritage est fondé. Comment interdire à un père de famille de transmettre son épar€;ne à ses descendants, alors qu'il a pu en disposer par voie de donation en faveur d'un tiers? Comment pratiquement empêcher cette transmission? Et faudra-t-il, en bonne logique, s'efforcer d'éviter que l'enfant puisse utiliser les capacités personnelles héritées de ses parents auxquelles il n'a pas plus droit qu'à leur fortune? S'efforcer de briser la chaîne des générations est une tentative vouée à l'échec, cal' elle s'oppose à un ordre de choses naturel sur lequel nous aurons à revenir. D'ailleurs l'intérêt général est en cause. Puisque l'intérêt personnel est surtout familial, supprimer l'héritage serait faire disparaître un des principaux stimulants du travail du père de famille. Ce serait également empêcher que l'effort du père soit poursuivi par le fils sur la voie de l'ascension sociale. L'égalité au point de départ, chère. aux saint-simoniens, est contraire au progrès. Le fils doit partir du point d'arrivée du père et non du même point de départ. Ainsi pourra-t-on espérer que certains enfants pourvus de biens ne soient pas hypnotisés par la course à l'argent et s'adonnent aux affaires publiques, à la science, à l'art; « Ils seront le sel de notre société », écrit R. F. Harrod 2• 1.. M. Crozet-Fourneyron; Re'lponsabilités, Paris, 1945, p. 83. - On peut imaginer une gestion libre sanG propriété privée en théorie, mais en fait M. Allais, qui émet cette hypothèse, reconnait que l'on se heurterait « à dés difficultés insurmontables dans l'état actuel de l'éducation politique des peuples)) (voyez son raisonnement dans Prolégomènes à la reconstruction économique du monde, Paris, 1945, p. 33, note 19). Nous reviendrons sur ce 1 point (chap. V, § 1). 2. R. F. Harrod, op. cil., p. li55. - Nous avons cité cet argument d'un disciple de Keynes en raison de l'intérêt qu'il présente, surtout du point de
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Cependant, outre l'impression psychologique défavorable causée par la présence d'un homme fortuné qui n'a pas luimême gagné sa richesse, l'objection courante adressée à l'héritage subsiste. C'est que les héritiers privilégiés peuvent être imbéciles, vicieux, gaspilleurs, bref incapables de rendre service à la société. « On doit admettre ce prix de la liberté, écrit encore Harrod. Il vaut la peine de couvrir le coût d'une centaine de ces parasites en compensation de la formation d'un seul être capable d'enrichir la vie de la communauté. Si l'humble ouvrier qui doit travailler durement pour gagner son existence ne peut pa!! comprendre qu'il est bon que quelques-uns de ses compatriotes soient exempts de tals travaux, alors nous n'avons plus qu'à fermer ce livre: la démocratie aura échoué. Mais il peut en être cO"Ilvaincu 1. » Il serait intéressant de savoir dans quelle mesure l'héritage contribue à provoquer l'inégale distribution des richesses, mais les statistiques sont insuffisantes à cet égard 2. En définitive, le libéral reste toujours méfiant à l'égard de l'État. Il n'est pas hostile en principe aux interventions, mais entend les limiter. Il ne veut pas- que l'arbitre se mêle à la partie, d'autant plus qu'il considère l'État non comme une entité supérieure autonome, mais comme une réunion de quelques hommes tout-puissants et à qui rien d'humain n'est étranger. Il admet même une organisation de certaines activités par les services publics, mais toujours en posant des bornes, car il sait qu'une « société parfaitement organisée porte en soi le germe de la plus totale tyrannie 3 ». Rappelons, pour terminer, la mise en garde de Stuart Mill : vue des élites; mais il est très discutable et n'a guère de chance d'être admis en France où persiste un vif désir d'égalité. 1. R. F. Harrod, op. cil., p. 155. 2. En Angleterre, après une enquête portant sur les années 1924-1926, Josiah Wedgwood conclut que les fortunes des membres des classes supérieure et moyenne ont leur origine pour un tiers dans les successions et les donations et pour un autre tiers dans une combinaison de l'héritage avec d'autres éléments (The Economies of Inheritance, Londres, 1929). 3. Daniel Rops: Par-delà notre nuit, Paris, 1942, p. 131.
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1° « il existe autour de chaque homme un cercle (de la vie priyée) qu'on ne devrait permettre à aucun gouvernement de franchir»; 20 c'est une erreur de croire qu'en multipliant les interventions de l'État et en ajoutant à sa puissance on réalise toujours un bien, car l'État représente seulement la majorité de la nation 1 et il ne faut pas lui fournir le moyen d'opprimer la minorité; 3° toute attribution nouvelle conférée à l'État est un supplément d'occupation imposé à des p8rsonnes déjà surchargées de fonctions, d'où il suit que cette occupation risque d'être exercée de manière défectueuse (à moins d'augmenter le nombre des agents de l'État); 4° un dicton populaire exact affirme que les individus comprennent mieux leurs intérêts que des fonctionnaires ne sauraient le faire; 5° un peuple qui attend tout du gouvernement (c ne jouit que .de la moiÛé de ses facultés 2 ». 3. La: liberté 3 •
Il peut sembler singulier d'avoir à préciser une notion aussi courante que celle de liberté et qui a servi de cri de ralliement à tant de révolutionnaires. Mais le sens de ce mot lui-même est aujourd'hui déformé et obscurci. Selon les philosophes, la liberté est la conscience que nous avons de nQs possibilités de choix; elle est pouvoir de décision, mais elle n'implique pas pouvoir d'exécution 4. Elle demeure interne, subjective. C'est bien ainsi que l'entend la religion: «L'homme. est libre de tuer Dieu 6. » Dans le domaine économique, la liberté ainsi comprise revêt deux formes: la première, passive, consiste dans l'absence de contrainte et se nomme liberté d'indifférence; la deuxième, 1. Et encore seulement dans les démocraties correctement instituées. 2. Livre V des Principes d'économie politique. Voir analyse et extraits in F. Trévoux: Stuart Mill, Paris, 1953, p. 59 et 351. 3. Une grande partie de ce paragraphe et du suivant est extraite de notre article de la revue Banque de juin 1950. 4. A. Cuvillier : Manuel de philosophie. Psychologie, Paris, 1939, p. 634. 5. E. W. F. Tomlin: The Philosophy of Freedom, The Owl, décembre 1951, p.16.
LA S'FRl:TCTW\E DU l.lBÉJI.ALISME CLASSIQUE
ac~i~e,stlppose
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un eompHteJ;llem autonome du sujet et s'ap-
pe~; libe.rté d'·mgagement. L'une; est la condiiion de l'autre. Q~nd.ltls.
portes de sa œllule sont ouvertes,. le prisonnièrpeut. lrentlm.t (pal' amour), par habitude, eonformisme~ incapacité d.'exereer Wl choix. S'il décide de rester ou de sortir, il s'engage .. Ne croy.CJID.S pas que. Ylwmmeseit touj1Ours désireux d'ê-we libre:,. il peut êtll6« las' de la liberté:» ou même se· com.sidérecc:omme ~condamnéà( la. liberté 1.». Ainsi les peuples qui: ont été pendant longtemps' diri.gés gardient parfois le ~ût de ~t.e direction et ellaignent d'en être privés: les Indiens des And:es,.sownis à un. régime sacialiste minutieux et prévoyant, redoutent une liberté qui les' forcera à décider et à agir par elliX-mtêmes. De m.ême, à un moindre degré, de nomb:re.QX indifVidus aliènent leUl' liberté d'expression et d'action en: s.'~éodant à U'D' groupement tyrannique' dont ils espèrent des' avantages matéciels~ !s.'obéissance est une solution de faeilit~ pour les' médiocres: La d~:libénale.S1lppose' que l'individu n'a pas un tempérament: dlesalav.e. La: liberté' se: présente- donc pour elle' sous' un aspect « austère et difficile 2». Elle est tension' et effort" eUe, doit. être' saisie' et, ne· saUl!ait êtll.e'donnée. De là son importance primondiale puisqu'eUe: pemnet à' l'être conscient de cons-' truioo; gllâc6' àl sas choiiX. incessants) sa· propre personnalité. La qUQi\tion de,lai liberté, écrit- W. Eucken, est celle' « de l'homme enl tanll,qulhomwe,a; »)., Cette"liberté' active autorise l'irrationnel. eU Uahsurde, , car elle est" creatrice et c'est la, nier que de lui delJ).ander' ses raisonsl~, Là est la, beauté. profonde, éclatante,. de la liberté•. oette possibilité· de, création qui élève rhomme en quelque sol'te,sur'un, plan. divin: 5 • rest~ p3Il'
L J.-P: SartJ:e':'L'l!treeHe'néant'p; 6'66. 2.·L. Lavelle: Le moi,etrson\destin; Parisj.1936jp. 160. 3.. W. Euc\l:en,: Grundalitze'.der Wirtschattspolitik, Berne, 1952, p. 178. 4; L. Lavelle : Le moi et· son destin, op. cil., p. 153. - La liberté est « cap,acit,l\;'
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Le libéral, tel que nous l'avons défini lorsque nous avons examiné la deuxième étape de l'évolution historique de la doctrine (période révolutionnaire et post-révolutionnaire), regarde la liberté comme une fin en soi, mais, en raison des possibilités d'erreur, l'individualiste contemporain ne se désintéresse pas de l'usage qui en est fait : il considère que la liberté vaut en fonction de la fin qu'elle doit permettre d'atteindre et qu'elle est désirable seulement dans la mesure où l'homme est capable de se fixer une fin et de la vouloir. Ainsi, par un détour, l'indi-vidualiste pourra être amené à réduire le champ de la liberté._ Par exemple, il soutiendra que la liberté de disposer de leurs: salaires nè doit pas être admise pour les « manœuvres gros: travaux» trop souvent disposés à dépenser leurs revenus aU! -cabaret et qu'il convient de la limiter en transformant pour' eux la rémunération monétaire en rémunération en nature ou, mieux encore, en permettant à la femme de l'ouvrier de prélever sur le salaire le montant nécessaire à l'entretien de la f~mille grâce à l'institution des économats. Le libéralisme alors est loin d'être intégral, il pose la question de savoir si l'homme est digne de la liberté 1 •. La liberté active est redoutée parce qu'elle a pour suivants des compagnons fort décriés aujourd'hui : le risque et la res' ponsabilité. Dans le domaine économique, le producteur libre peut se tromper, car le calcul économique est difficile à effectuer, l'avenir demeure incertain, des troubles sociaux ou des: caprices de la mode peuvent bouleverser les prévisions. S'iléchoue, il n'a qu'à s'en prendre à lui-même. Là est sa grandeur' et la justificatIon de son profit, il joue le rôle de pionnier, d'ex-' plorateur de l'économie, en un mot, il est un chef. Le consommateur libre peut se tromper aussi. Il est puni s'il se laisse entraîner par une publicité insidieuse ou s'il"n'a( pas prévu correctement ses besoins futurs. Liberté, risque, responsabilité - tryptique sévère. Nous: acclamons la première et cherchons à écarter les autres qui sont ses corollaires. Les responsables s'évanouissent dans 'les; . 1. Nous n'examinons. pas ici ce problème qui conduit à la théorie de> l'élite.
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:grandes unités économiques, administratives ou sociales, et la victime ne peut même plus maudire son bourreau devenu anonyme 1. C'est dire que la tyrannie est proche. Les che!s de syndicats l'ont bien fait voir aux usagers qu'ils privent de lùmière ou de moyens de transport. La crainte du risque' et la fuite devant les responsabilités attestent une médiocrité de caractère annonciatrice d'un déclin de la nation. L'individu devient incapable de supporter les « pressions émotionnelles » engendrées par les incertitudes, les changements, les innovations qu'implique un progrès qui se poursuit sur un rythme accéléré 2. La société libérale vibrante, toujours en gestation de nouvelles formes, ignore les besoins de calme, de routine, de sécurité. Mais ce même individu continue d'exiger un revenu croissant et tombe dans la contradiction, ear aucun système économique, pris dans son ensemble, ne parvient à assurer des profits sans risques de pertes. Cette situation ne peut exister que pour un groupe qui se décharge des pertes sur le reste de la population, c'est-à-dire sur les contribuables ou sur les consommateurs. Dès que l'individu désire obtenir un avantage, de nos jours, il proclame qu'il y a droit. Les droits se mtlltiplient à l'infini: droit au travail, au loisir, au minimum d'existence, etc. Nous sommes loin du temps où, selon la Constitution de l'État de Mississippi, l'esclave seul avait droit à la sécurité et l'homme libre avait le prifJilège de pourvoir lui-même à sa sécurité 3. Ces hommes qui ont peur de risquer, peur de s'engager,qui cherchent partout des garanties, ne sont-ils pas sur la voie du renoncement à la liberté? Ne préfèrent-ils pas être le chien gras à la chaîne plutôt que le loup maigre et libre? Le Grand lnquisiieur le savait bien lorsqu'il disait au Christ que les hommes se soucie'llt peu de la liberté et suivent celui qui leur promet du pain 4, 1. N .. Berdiaeft : Le destin de l'homme dans le monde actuel, Paris, 1934, p.65 .. 2. O" H, Taylor: The Future 01 Economie Liberalism, American Econo~ plic Review, mai 1952, nO 2. 3. Dean Russel: Wards of the Government, New-York, 1950, p. 3. ~, DQstoïevs.\!:i : Le~ trère~ KqrqmqzQv,
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Cette dégradation de l'idée de lihertê a abouti à une mOdification de la définition de œ -concept dont les -conséquences apparaissent comme très graves. La liberté devient pouvoir effectif d'exécution, elle change complètement de cal'a-ctère. A vrai dire, la déformation est telle que l'emploi de ce mot semble incorrect et que l'utilisation d'un autre vocable s61'ait souhaitable. En effet, contrairement à ce que nous avons constaté, cette nouvelle liberté est donnée de l'extérieur et non conquise par l'individu. De subjective elle devient obiectifJe 1. Qu'est la liberté de voyager, demande-t-on, pour qui est sans argent? Qu'est la liberté d'écrire, pour qui est sans cultul'e? La liberté est fonction du montant des revenus et du niveau des connaissances; elle consiste dans un affranchissement des sel'vitùdes matéri'elles et intellectuelles grâce à une action des dirigeants. Dans un régime libéral qui fonctionne correctement, celui-là ne voyage pas qui n'a pas pris la peine de travailler et . d'épargner, celui-là ne sait pas écrire qui n'a pas fait l'effort d'apprendre. La liberté objective dérive, au contraire, de l'idée du conditionnement de l'homme par son milieu, elle ne saurait venir que de l'extérieur, elle est d'origine marxiste B. Pratiquement, il apparaît immédiatement que cette nouvelle conception de la liberté ouvre la voie aux aventures. Quand pourra-t-on dire que l'individu est libre? Quand il sera assuré d'obtenir un minimum vital et quand il aura été reçu à son certificat d'études? Mais il ne jouira encore que d'une insuffisante liberté et pourra continuer de revendiquer puisqu'il ne sera pas libre de prendre un billet d'avion pour New-York, ni de lire Platon dans le texte. D'après ses partisans, la liberté objective doit résulter d'une évolution poursuivie en deux étapes, l'une matérielle qui assure 1. A. Pasquier : Les doctrines sociales en France, Paris, 1950, p. 105 et suiv. - G. Lukacs : Existentialisme ou marxisme?, Paris, 1948. - Un exemple typique de confusion des deux aspects est oJfert par le président. Roosevelt lorsqu'il range à la fois parmi les libertés essentielles celles de la parole, de l'expression, du cùlte d'une part et la Ubération de la misère et de la crainte d'autre part (A. Pose: Philosophie du pouvoir, Paris, 1948, p.112). _ 2. A. Detœu! : Les deux faces de la liberU,Le Figaro, 4 juin 1946.
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la surabondance grâce à une accumulation de biens, l'autre intellectuelle qui comporte une éducation populaire. Pendant'Ia première étape, les richesses font l'objet d'une accumulation intensive,· soit que l'on se propose d'obtenir d'abord des biens de production, au prix d'une austérité ou même d'un dénuement temporaires, puis des biens de consommation afin d'élever le niveau de vie au degré souhaité (système effectivement appliqué en Russie, mais dont la deuxième phase a été contrariée par la politique d'armement), soit que l'effort se porté à la fois sur ces deux catégories de biens, comme le préconisait Trotsky. Pendant la deuxième étape, l'individu disposant d'un minimum d'existence est soumis à l'action éducative des pouvoirs publics. La science enseignée alors n'est pas celle que nous connaissons dans un pays comme la France et qui est bourgeoise, c'est la « science prolétarienne», fondée sur la dialectique marxiste. « Faites-moi maître de l'enseignement, disait Leibnitz, et je me charge de changer la face du monde. » Ces deux étapes se pom'suivent selon des plans dressés par l'autorité centrale. Il n'existe aucune spontanéité. L'homme est obligé de produire et de se cultiver. « Entre la société sans classes (future, souhaitée) et la société capitaliste s'étend une période de transition durant laquelle la classe ouvrière exercera son gouvernement direct, qui ne peut être que la dictature du prolétariat 1. » Ce n'est donc pas pendant cette période que pourra régner une liberté quelconque. La verrons-nous apparaître une fois la transition terminée, en supposant que celle-ci ne se prolonge pas indéfiniment en raison de l'augmentation rapide de la population qui freine l'accroissement prévu de la richesse par tête, ou bien à cause de la mauvaise volonté ou de la faiblesse d'esprit d'individus qui descendent de générations d'analphabètes, ou pour tout autre motif 2? A l'instant que nous évoquons le citoyen sera 1. M. Thorez: Fils du peuple, p. 247. - A. Pasquier: Les doctrines sociales en France, op. cil., p. 208. 2. Rien ne nous assure que des pressions extérieures aboutissent au résultat souhaité. Les Jésuites du Paraguay ont exercé, dans les « Réduc-
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complètement éduqué, c'est-à-dire devenu tel que ses maîtres désirent qu'il soit. Alors, évidemment, il y' aura entre gouvernants et gouvernés cet accord dont parlent les communistes ou apparentés, cette illusion de liberté qualifiée objective poursuivie avec ténacité par les doctrinaires, puisque le mQdelage spirituel des sujets aura été mené à bonne fin. L'entente est certainement parfaite entre l'inventeur et le robot qu'il a créé. Telle est la liberté objective qui n'a rien à voir avec le libéralisme et que nous devons considérer comme un ultime et précieux hommage rendu à la liberté, sans qualificatif, par ses pires adversaires: nul n'ose construire de doctrine sans se référer à elle, et si manifestement elle ne rentre pas dans le cadre des thèses proposées, l'on garde le mot coûte que coûte, à la manière d'une étiquette trompeuse destinée à attirer le client 1. Nous avons parlé jusqu'à· présent de la liberté en général. Mais « qu'est-ce que la liberté? » demande Bastiat; et il répond: « C'est l'ensemble des libertés 2. » La liberté en soi est considérée comme abstraite. Nous laisserons aux philosophes le soin d'en discuter. Nous retiendrons seulement que nous avons tions D, pendant un siècle et demi, une domination appuyée sur la religion et génératrice de grands progrès matériels, or, lors de leur expulsion, le~ Indiens sont retombés dans leur misère et leurs vices d'autrefois, comme, si leur mentalité n'avait pas été atteinte, Pur contre, les Russes semblent avoir dbtenu quelque succès dans la «technique des aveux» puisqu'ils amènentl'accusé à s'objectiver au point de se détacher de lui-même, de faire violemment son auto-critique, de demander sa propre condamnation (réserve faite des autres procédés d'aveu, d'ordre médical ou physique, que des dirigeants sans scrupules sont susceptibles d'employer). Les théoriciens du communisme considèrent la subjectivité comme une «malfaçon» (J.-P. Sartre) dans la constitution de l'individu. Quand ce défaut est découvert, la conscience du coupable s'extériorise, comme elle le fait dans la confession, juge l'individu qui forme son rapport matériel, et recouvre ainsi sa sérénité par son accord avec l'universel (Hegel). L'objectivité .,.tteint la limite extrême du dédoublement de la pérsonnalité. . 1. Le Rassemblement démocratique révolutionnaire propose une li berté concrète qu'il prétend très différente de la liberté objective et qui lui semble cependant très proche. Nous le retrouverons au chapitre VII lorsque nous parlerons du néo-libéralisme. 2. F. Bastiat: Œuvres, t. IV, p. 450.
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un « sentiment vif interne de la liberté» (Descartes), que toute démonstration en est futile autre que celle de l'expérience intime (Maine de Biran) et que son moment essentiel est le choix susceptible de nous constituer nous-mêmes (Heidegger, Sartre) 1. En fait, nous vivons « comme si » nous étions libres, la liberté se manifeste par notre lutt,e contre les obstacles, par une libération 2. L'expression « liberté partielle » est contradictoire, mais si la liberté est une, les chemins de la liberté sont multiples 3 et nous pouvons légitimement hiérarchiser les libertés (religion, parole, presse, contrat, etc.) 4. Cette hiérarchie a varié suivant les époques 5, mais ce que le réformateur ne doit pas oublier, c'est cette unité de la liberté d'où résulte que les libertés sont liées les unes aux autres, qu'elles sont solidaires. Quand l'une d'elles est détruite, l'autre est menacée. Si la presse est condamnée à obéir, la parole le sera bientôt. Très critiquée a été la distinction établie fréquemment entre la liberté politique, tenue pour sacrée, et la liberté économique, regardée comme haïssable. Une longue expérience nous enseigne que le politique et l'économique vont de pair et s'interpénètrent. Les tyrans ne laissent pas les chefs d'entreprise produire à leur guise et la planification intégrale suppose un pouvoir politique puissant et centralisé. On n'imagine pas Bastiat partisan d'une dictature et Hitler à la tête d'une économie libérale 6. Ce serait cependant une erreur de considérer qu'il y a là une règle et qu'une incompatibilité absolue existe entre la dictature politique et les libertés économiques. Une dictature temporaire qui se propose de rétablir un régime libéral et qui l. IV· Congrès des sociétés de philosophie de langue française, Neufchàtel, 1949, spécialement p. 22, 38, 212. 2. Congrès précité, p. 102 (Jean Wahl). 3. Congrès précité, p. VII (Pierre Thévenaz). 4. Sir William Beveridge, Why I am a Liberal, Londres, s. d., p. 34. 5. Voyez la fameuse comparaison établie pa,.. Benjamin Constant entre la liberté chez les anciens et la liberté chez les modernes. 6. «Il n'y a pas'Ioin de la suppression des libertés à la suppreision des citoyens assez rétrogrades pour s'en déclarer partisans» (F. Matlriac ; Le drame de la libl!l'lé, Le Figaro, 21 mars 1946).
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tend à se limiter elle-m~,me est parfaitement concevable. Le danger est dans la possibilité d'une déviation, qui devient aisée, et dans le glissement du tomporaire vers le définitif. Par contre, une démocratie prétendue libérale se laisse facilement entrainer à réduire ou à supprimer des libertés économiques. La tyrannie d'une majorité, d'une classe ou d'un parti, est devenue thème banal de dissertation depuis Benjamin Constant. Il est rassurant de COn!ltater le prestige que garde ·la liberté malgré les atteintes dont elle est l'objet. Les troupes se débandent, le drapeau reste. La li'berté, prétendait Faguet au début de ce siècle, est toujours en France « saluée, honorée, proclamée, adorée et ajo'arnée 1». De nos jours, elle est à la fois invoquée et réduite, louangée et supprimée. C'est une sorte de nostalgie qui survit chez ses fossoyeurs. « Si dans l'ordre social rêvé par nous, écrivait Jaurès, nous ne rencontrons pas d'emblée la liberté, la vraie, la pleine, la vivante liberté.... nous reculerions vers la sociét,é actuelle, malgré ses désordres, ses iniquités, ses oppressions. Il Plus près de nous, M. André Philip déclare que ce bien suprême, la liberté, est « plus grand et plus haut que le socialisme lui··même li Il.
4. La conséquence: l'inégalité. L'égalité qui figure dam la d~vise inscrite sur le fronton de nos édifices publics est une égalité de droits 3. Les révolutionnaires de 1789 voulaient détruire les privilèges, cOqlme le prouve la lecture des cahiers rédigés pour être présentés aux États généraux 4. L'idée d'une égalité de' fait n'était pas populaire. Même la proposition de partager les terres n'a été soutenue que par quelques exaltés et la Convention a décrété la peine 1. E. Faguet: Le libéralisme, Paris, 1903, p. 308. 2. Congrès socialiste de 194·6, Agence télégraphique universelle, 3 septembre 1946. 3•• Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droif • (déclaration des Droits de l'Homme de 1791) (voyez A. Fouillée: Ladémocralie politique el sociale en France, Paris, 1910, p. 17). 4. L'égalité est pour Volney un facteur de justice (Catéchisme du citoyen . fran,aia, 1793).
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de mort contre qui parlerait de loi agraire (18 mars 1793). Seul Babeuf osa le faire, à la tête de la « Société des égaux Il, mais il paya cette audace de sa vie. La conception de l'égalité de fait n'a rien à voir avec le libéralisme qui est un régime d'inégalités de fait. Mais celles-ci ont des origines diverses, elles sont naturelles et nécessaires lorsqu'elles proviennent des différences physiques ou intellectuelles qui existent entre les hommes ou des différences fonctionnelles qu'implique toute société hiérarchisée 1; elles ne sauraient prêter à la critique quand elles résultent des inégalités d'effort et de sacrifice d'après la formule: « de chacun suivant ses capacités, à chacun suivant ses mérites ». Elles doivent être au contraire combattues lorsqu'elles proviennent d'une injuste action de l'homme. Mais il est un cas où la solution ne s'impose pas avec cette netteté et que nous devons envisager : celui de l'intervention du hasard. Dès que la liberté apparaît, ce mystérieux personnage la suit. Impossible de l'éliminer sans instituer un système dictatorial. Le pourrait-on même qu'il faudrait se demander si l'on a raison de le faire. Sans doute le hasard se plaît à agir de la manière la plus irrationnelle, favorisant les uns,accablant les autres, au gré de son humeur changeante, mais il apporte dans la, vie un imprévu qui rompt l'uniformité pesaute des journées trop bien réglées, il donne à l'existence un peu de variété et de fantaisie, il est une source inépuisable d'espoir et de rêve. Le hasard n'est d'ailleurs pas un parasite: comme support de la loi des grands nombres il entre dans le système libéral, ainsi que nous l'expliquerons. Ses lois règlent le monde des corpuscules et celui des sociétés humaines demeurées libres. Mais s'il joue un rôle louable sur le plan de la multitude, il risque fort de créer· de fâcheux déséquilibres à l'échelle de l'individu. 1. Pour les chrétiens, il existe une source particulière d'inégalités : la i grâce, don de Dieu (Mgr A. Ance! : 2galité et inégalités, 3ge Semaine 80ciale . de France, Dijon, 1952, p. 161). L'égalité de fait n'est évidemment pas un concept chrétien: qu'on se rappelle la parabole des talents.
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Le plus souvent, il se borne dans les sociétés progressives à avantager les uns sans nuire aux autres. C'est le cas· banal de la rente. Ce revenu supplémentaire découle de la conjoncture par suite des inégalités de situation et du mouvement même de l'économie sans que des individus déterminés subissent de préjudice. Le propriétaire d'un immeuble, par exemple, devant lequel est aménagé un parc, ou le commerçant situé dans un quartier dont la population s'accroît, bénéficie d'un surplus de revenu inespéré. Nul n'est lésé et pourtant l'opinion publique s'émeut. Le sentiment de la justice entre en jeu, la « plus-value non gagnée» irrite ceux qui n'ont pas eu la même chance, elle est une spoliation « par exclusion». On co~prend que l'État cherche à s'approprier ce revenu. La difficulté est pour lui d'opérer la discrimination entre les revenus justifiés (récompense d'action personnelle ou compensation d'un risque) et ceux qui ne le sont pas (dont nous venons de donner des illustrations). Ainsi la rente du sol. doit être distinguée avec soin de la plusvalue due au travail de l'exploitant 1. Pour peu que nous gardions au cœur le moindre attachement pour la liberté, nous devons faire place aux réactions imprévisibles des hommes et aux caprices de la nature. Le hasard est à la fois l'ami qui étahlit l'ordre spontané là où règnent la multiplicité et la fantaisie, et l'impertinent qui se moque de la logique et de la morale en nous obligeant à ajouter à la formule du libéralisme : « à chacun suivant ses mérites», un complément moins noble : « et suivant sa chance ». Les interventions intempestives du hasard ne sont pas sans dangers. Le plus grand de ceux-ci est d'ordre psychologique. Le grand pûblic en ayant perçu çà et là les effets croit les voir partout. II oublie que le profit et la perte offrent respectivement le caractère de récompense et de punition et prend l'habitude d'attribuer à la chance ce qui revient au mérite. Tous les revenus ou tous les capitaux' sont :mpposés d'origine suspecte, tous les 1. Cas de l'indemnité de plml-value au fermier sortant (M. A. de Tezanos Pinto: EliTr\puesto imico y la Ilxenci6n de impuesto a las mejoras, BUll-
nos-Aires, 1923).
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LIBÉRALISME CLASSIQUE
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chefs d'entreprise sont regardés comme des profiteurs, tous les intermédiaires comme des exploiteurs. Les inégalités sociales injustifiées expliquent dans une certaine mesure la mystique égalitaire, défense instinctive du faible, de l'incapable, du malchanceux. Mais l'égalitarisme est surtout le cri de l'envieux: « Pourquoi pas moi 1? » ou la vaniteuse affirmation : « J'ai droit. personnellement à ce que personne ne soit plus que moi 2. » La distinction entre les « gros 1) et les « petits Il prend un caractère haineux. La masse ne cherche pas à savoir si le pauvre ne doit pas son état misérable à sa paresse ou à ses vices, si le débiteur en difficulté n'a pas sottement dépensé ses capitaux, elle prend parti pour eux. Rien ne subsiste même d'un sentiment de justice. L'envieux s'indigne de l'ascension du voisin parce que lui-même regrette de n'avoir pu en faire autant, il vitupère « le chançard Il et achète un billet de loterie pour tâcher de le devenir 3. Le respect de la fortune due au travail et à l'épargne s'évanouit, le revenu qui résulte d'un effort semble normal et ne procure aucune joie, mais le gain obtenu sans peine, voilà une source de vive satisfaction. Sous l'empire de tels sentiments, l'aspiration à l'égalité de fait se transforme en passion. Tandis que le désir décroît au' fur et à mesure qu'il est satisfait, la passion s'~xaspère d'autant plus qu'elle approche du but et elle s'apaise seulement lorsqu'elle l'a atteint, c'est-à-dire lorsqu'elle a réalisé le nivellement total '. ' Trois conséquences également graves en résultent. D'abord l'individu qui fait p~rtie de la masse ne cherche pas générale1. G. Thibon : Diagnostics, Paris, 1939, p. 96. '2. Faguet: Le libéralisme, op. cil., p. 64.
3. Lorsque l'individu est rongé par l'envie, l'amélioration de sa condition ne paryient pas à le rendre heureux, car il trouve toujours quelqu'un dont la situation lui semble préférable à la sienne. M. C. Flory remarque avec raison que, malgré le nivellement des jouissances et bien que le progrès technique ait surtout profité aux classes laborieuses, celles-ci oublient vite les avantages acquis et n'apprécient même plus aujourd'hui des jouissances inespérées hier (39 0 Semaine sociale de France, Dijon, 1952, p. 19). 4. A. de Tocqueville: De la démocratie en Amérique, 1835. « La passi.on d'égalité» est poussée à certaines époques «jusqu'au délire» (éd. de 1951, t. II, p. 132).
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ment à obtenir ce nivellement en .s'élevant lui-même par dA>& efforts multiples et méritoires jusqu'à la situation qu'il .envie, il trouve plus facile d'amoindrir les avantages des autres pour abaisser ceux-ci à son propre niveau : le nivellement lie fait par le bas. . Ensuite la masse, surtout lorsqu'elle est passionnée, perd le sens critique, elle ne parvient .pas à comprendre que. le mécanisme même du régime libéral entraîne, inévitablement la formation d'inégalités, ella oublie que la justice, toujours réclamée par elle à grands cris, ne peut se concevoir que si le mérite est récompensé par l'octroi d'avantages particuliers. Le mérite, voilà toujours ce qu'elle veut ignorer. Dira-t-on qu'il est. impossible à discerner, plus enc.ore à évaluer? ce n'est pas une raison pour l'éliminer, et,d'ailleul's,il se révèle par le travail, qui est le plus souvent une peine 1 et par l'épargne qui est généralement un sacrifice 2. Que les gllerres, les crises, les trou.bles sociaux créent U11 climat favorable à la multiplication des gains spéculatifs et, immoraux, nous le savoD.S,. mais tous les gains ne sont pas de cette nature. Il existe toujours dans les masses une tendance simplificatrice qui le.s porte.à vouloir supprimer les systèmes .ou les mécanismes générateu~s d'abus au risque de créer un graveho.uleversement, au lieu de chercher à corriger ces abus qui ne sont pas toujours inévitables. Frapper le travailleur et l'épargnant pour être ,certain de frapper le profiteur ou le spéculateur heureux, c'est remplacer une iniustice paI" une autre pire encore. Les apôtres. du niv.ellament dewaien.t méditer l'admirable formllled'Aris.tote; « Il n'y apas de' pire injustice que de traiter également des choses inégales 3. Il _ 1. Sans doute le travail est aussi SGuree de joie, mais les efforts,désespérés, des masses ·o.uvrœres ·pour e::l réduir.e la dl1rée. prouvent bien qu'fi e,st tOujours..surto.ut une peine• .2. N aus savons 'bien que la théorie: de }'éparg:IMH!llCriflce est battue en brèche., En ·fait, .cependant, :pour que l'acte: d'épargne ne compor,ttt. auCWl .renoocement•.ilfaudrait·envisager u.n ind.iv:ida, dont tOlis·les désir.s-de.,c(}W!oOII!IImatio.ll .immédiate. -en biens ou services. seraient sat.iBfaits,·ce q,ui es.L trèse~~tiennel, surtout dans un PB ys où la plnpart des ·revenus sont. !Doèes.te&" eGrume ,le nôtre. 3•• Ainsi me parle la justice : les hommes ne· sOOlt pas.tigau.*; U ne :filu.t, pas non plus qu'ils le deviennent» (Nietzsche: Ainsi parlait ZÇll!I'Il"olUt~.
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Ce n'est pas tout: les inégalités ne doivent pas être jugées en elles-mêmes, elles doivent l'être par rapport à l'ensemble dont elles font partie. Ne risque-t-on pas, en les éliminant, de faire surgir des inconvénients pires que ceux dont on souhaite la disparition? Le mieux n~est-il pas dans ce domaine l'ennemi du bien? La réponse a été donnée en 1705 par Mandeville: les pauvres, explique-t-il, victimes en apparence de la lutte' des intérêts, en sont pourtant les bénéficiaires, car sans cette lutte, ils seraient plus pauvres encore 1. Autrement dit, le système tel qu'il est, avec ses qualités et ses défauts - et quel système n'a pas de défauts? - .crée une prospérité générale que personne ne saurait nier et dont profitent même les moins favorisés d'entre les citoyens. Si les défauts sont inhérents au système, doit-on les faire disparaître au risque d'empêcher le système de jouer son rôle? doit-on provoquer une régression dont les moins favorisés souffriront comme tout le monde? Supprimez les inégalités, nivelez fortunes et revenùs, vous donnerez une satisfaction au~ déshérités, mais du même coup vous supprimerez da~s une large mesure l'intérêt personnel, vous amoindrirez l'esprit d'initiative et l'esprit de prévoyance, vous provoquerez un appauvrissement général. Les inégalités et le progrès viennent d'une même source, impossible de détruire les premières sans ruiner le second. F. de Curel a porté .ce raisonnement à la scène en lui donnant des arêtes vives et une forme dramatique : le roi des animaux scandalise ses sujets en .s'octroyant la plus grande part des proies qu'il saisit, mais le jour où par force, malade ou capturé, il ne peut plus chasser, les bêtes qui profitaient des reliefs du festin sont réduites à la famine (Le repas du lion). Les trotskystes qui réclament « l'égalité spartiate» s'écartent sur ce point des léninistes-staliniens qui ont largement ouvert l'éventail des rémunérations, beaucoup plus qu'il ne l'est en France: la journée passée par un paysan à mettre les gerbes en tas est comptabilisée pour une demi-journée, celle d'un conducteur de traeteur à chenille est inscrite à son crédit 1. Mandeville: remarque P.
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pour cinq journées, soit dix fois plus 1. Un professeur de médecine ayant vingt-cinq ans de service en Russie gagne en 1952 trente fois plus qu'une infirmière et quarante fois plus qu'un professeur rural de classe enfantine. On cite de nombreux millionnaires 2. En France, 'l'attitude de l'État en présence des inégalités sociales est contradictoire. D'une part, il accentue le nivellement en fermant l'éventail des rémunérations et en élevant le taux des impôts progressifs 3, d'autre part, il favorise certaines catégories de population au détriment des autres. Ces deux actions qui aboutissent, la première à décourager les initiatives, la d~uxième à créer des avantages le plus souvent arbitraires en obéissant à des pressions collectives, sont couronnées par la création officielle de revenus non gagnés grâce à l'institution de la Loterie nationale. Il existait jadis un inconvénient de l'excès de fortune ou de revenus, dont les moralistes faisaient le thème d'un grand nombre de leurs discours et de leurs écrits: l'oisiveté, mais, si nous faisons abstraction de cette forme louable de l'oisiveté qui cor': respond à un état d'isolement et de recueillement de l'homme supérieur, forme que nous retrouverons à propos des élites, nous constatons que l'oisiveté est en voie de disparition, non par élimination, mais par dilution. Entendue comme une exagération des loisirs telle qu'elle dépasse les nécessités du repos et engendre l'ennui, elle est aujourd'hui fréquente, mais demeure temporaire et sans conséquence grave. Enfin, le rapport qui existe entre l'égalité et la liberté est évident: la poursuite de l'une entraîne la disparition de l'autre, puisque l'égalité, étant contraire à la diversité naturelle, ne 1. On sait qu'en Russie la journée-travail comptable est une unité abstraite. Remarquons que les inégalités sont surtout nécessaires dans les pays sous-développés. Les experts de l'O. N. U. ont commis une erreur grave en prétendant que l'inégalité e3t un frein au développement (Measures lor the Economic Developmenl 01 t'nder-developed Counlries, 1951, p. 37). 2. Alexis TolstOÏ, petit-fils du romancier, Skolokhov, auteur de Calme s'écoule le Don, Pirogov, le nouveau Chaliapine, etc. 3. En 1950, le salaire ouvrier est au coefficient 150 à 200 par rapport à 1914, le traitement du haut fonctionnaire atteint à peine le coefficient 50.
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peut être maintenue que par la contrainte: « Je pense que lcs peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté, écrit Alexis de Tocqueville; livrés à eux-mêmes, ils la cherchent, ils l'aiment et ils ne voient qu'avec douleur qu'on les en écarte. Mais ils ont pour l'égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible; ils veulent l'égalité dans la liberté et s'ils ne peuvent l'obtenir, ils la veulent encore dans l'esclavage 1. » Il ne résulte pas de ces considérations que l'État doive se désintéresser des inégalités sociales. Sans chercher à les supprimer, il peut en réduire les excès et I)n atténuer les conséquences. Les très grandes fortunes et les revenus très élevés risquent d'inciter à la paresse, au gaspillage et à toute sorte de vices, sinon ceux qui les ont acquis, du moins leurs héritiers. Ils exercellt aussi une influence fâcheuse par l'envie qu'ils inspirent. Enfin, ils peuvent être à bon droit tenus pour suspects, car rares sont les individus dont les mérites sont asscz grands pour justifier de tels chiffres. . Si l'on pense que Platon était dans le vrai lorsqu'il désirait fixer· une double limite, l'une à la pauvreté et l'autre à la richesse 2, du moins faut-il que ces barrières soient .assez éloignées l'uI).e de l'autre pour permettre à l'esprit d'initiative et à l'esprit de prévoyance de recevoir une récompense capable de les stimuler.
5. L'appel à la justice sociale. Penchons-nous sur cette ({ justice sociale » que tant de personnes réclament aujourd'hui. Une telle unanimité entre gens fort différents les uns des autres ne s'explique que par l'obscurité du concept. Chacun entend la justice à sa manière et s'il la qualifie de sociale, c'est qu'il pense à une certaine forme de cette justice, mal définie, et qui n'est pas la justice pure et simple. 1. A. de Tocqueville: De la démocratie en Amérique, op. cil., éd. 1951,
t. II, p. 133. 2. Afin d'éviter les séditions, disait-il, qui sont les pires des maux.
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Proudhon, qui fut hanté par l'idée de justice et qui lui doit les plus belles pages de ses œuvres, en donne une définition : « respect spontanément éprouvé et réciproquement garanti de la dignité humaine 1», Elle comporte donc une attitude : l~ respect, et un comportemont : la garantie. La formule est belle et traduit le pathétique du mot, mais elle s'applique à l'csprit de justice en général, sans nous renseigner sur son contenu. " Cette large définition couvre plusieurs catégories que l'auteur énumère: d'abord la justice-nécessité, pression du dehors sur le moi, raison d'État qui fait de la vie des peuples une dialectique, ensuite la justice chrétienne, divine, révélée, enfin la justice immanente à l'homme, produit de la conscience, instinctive, sentie. Proudhon condamne la première forme qui suppose la contrainte et il est hostile à la seconde parce qu'il n'est pas chrétien; il admet la troisième. Nous reconnaissons aujourd'hui dans la première la forme de justice chère aux communistes et nous devons savoir gré à ce grand anarchiste de l'avoir prévue; nous savons d'autre part que la négation du lien entre le juste et le divin est due à cette sorte d'inimitié persçnnelle et enfantine que Proudhon nourrissait à l'égard de Dieu et nous retenons que la justice est transcendante à l'homme. La conception de la justice dépend donc de la conception que nous nous faisons de cette transcendance. Du l)oint de vue de l'Éternel, la justice se réalise dans l'éternité. Les injustices dont nous souffrons sur terre ue sont pas définitives; elles trouveront leur résolution dans l'au-delà. D'où résulte que les athées sont d'autant plus affamés de justice terrestre immédiate qu'ils ne procèdent pas à l'intégration du fait terrestre dans l'évolùtion des âmes au-delà de la terre. « Pour nous qui ne croyons pas à Dieu, il faut toute la" justice, ou c'est le désespoir 2, » 1. Dans son ouvrage La justice dans la Révolution el dans l'Église. - «La justice, pour moi, régit tout: la cité et la f.amille, l'économie, le travail, les lettres mêmes et l'art... La justice comprend tout, domine tout, détermine tout... » (Lettre citée dans J. Lajugie : Proudhon, Paris, 1953, p. 24, note.) . 2. A. Camus.: Les jU/ltes.
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Quand la religion est en déclin, la justice terrestre passe au premier plan des exigences. Cette justice présente deux formes classiques. La première, connue depuis Aristote, est dite commutative et consiste dans l'établissement d'une réciprocité: chacun doit recevoir l'exacte contre-valeur de ce qu'il a fourni. Dans le domaine économique, c'est la règle de l'échange libre sur un marché organisé. La justice sociale qui nous préoccupe ici ne répond pas à cette idée. Elle est distributive 1. Elle ne se réfère pas à l'impassible fléau d'une balance, elle s'adresse à l'autorité qui fixe la compensation à fournir. Plus de « donnant-donnant », mais un impératif énoncé _par un tiers. La justice risque alors de chan-· ger d'aspect suivant le critère adopté par le justicier, elle dépend de l'arbitraire humain. Pratiquement, aujourd'hui, elle trouve sa formule dans une « redistribution de revenu» grâce à l'impôt. Cette méthode plaît à bien des individus persuadés qu'elle jouera en leur faveur, étant donné la bonne opinion qu'ils ont d'eux-mêmes et l'idée bien arrêtée que leurs mérites n'obtiennent pas la récomperise qui leur est due. Certes, la justice commutative apparaît froide, implacable, presque cruelle.. « Pitié pour les justes », s'écrie un personnage d'une pièce contemporaine 2. Aussi bien la justice ne se suffit-elle pas à elle-même. Son indispensàble complément, c'est la charité.
6. L' humanisation : charité et fraternité. La justice commutative, tempérée par la charité, s'oppose tradiïionnellement à la justice distributive inspirée par l'idéologie. Le bon Samaritain prend charge personnellement et de son propre gré du blessé gisant au bord de la route, il ne demande l'as à l'Éta~ de répartir les frais entre les contribuables 3. 1. Chez saint Thomas, la justice distributive est une forme particulière de la justice commutative (voyez B. de Jouvenel: Le mythe égalitttire et la justice sociale, Nouvelle Revue de l'économie contemporaine, novembre 1952). 2. A. Camus: Les j u s t e s . . 3. R. J. Clinchy : Charity Diblical and Polilical, New-York, 1951, p. 6.
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Dès la fin du 1er siècle, le:s p'iaconies se multiplient, organisations charitables spontanées, pUIssantes et indépendantes dé l'État 1. L'ordre naturel du XVIIIe siècle comporte· à sa marge l'action altruiste dont la sociabilité est la source. La synthèse de la liberté et de la sociabilité, par quoi la société humaine se distingue de la société animale, trouve sa plus haute expression dans la charité' 2. Les ouvrages économiques modernes parlent peu de cette dernière. La solidarité, qui a pris forme d'assistance publique quand' l'État a commencé d'intervenir dans ce domaine au XVIe siècle, l'a en partie étouffée. L'impôt a remplacé le don, la contrainte a brisé l'élan. Pourtant la charité est loin d'avoir disparu. On est surpris de constater l'élévation du pourcentage des revenus affectés en France aux œuvres charitables dans bien des budgets modestes, malgré l'enchérissement tragique de la vie. Les philosophes discutent sur le point de savoir dans quelle .mesure l'acte charitable garde sa pureté. Peut-être découvrirait-on souvent en lui quelque intérêt personnel, le vague espoir d'une contrepartie, d'une récompense future ou l'idée d'une rançon payée pour des fautes passées. Rarement cet acte s'explique par le sentiment de satisfaction que l'on attend du devoir accompli, car le gain de hasard, comme nous l'avons indiqué, procure généralement plus de joie, par son imprévu .et sa gratuité, que le gain acquis par peine ou sacrifice. Une attitude stoïcienne est tout aussi improbable. Le mépris des richesses, la « saveur» que Montaigne trouvait à l'indigence, sauvegarde contre la corruption, sont des sentiments périmés. Ce qu'est et ce que doit être la charité, c'est un acte d'amour, amour du prochain qui doit être égal à celui que l'on a pour soi-même. Les premiers chrétiens vivaient en commun et partageaient leurs biens entre eux volontairement, par charité. Ils n'ont absolument rien de comparable à des communistes qUI, eux, 1. G. Lepoint€i : De la charité à la sécurité sociale, Revue des sciences humaines de l'Université de Lille, 1949, p. 83. 2. E. Mireaux : Philosophie dil libéralisme, op. cil., p. 186.
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agiraient par voie de contrainte en exigeant le partage des biens. Le Christ a invité les riches à donner aux pauvres et non les pauvres à prendre aux riches 1. Si la liberté est un droit, la charité est un devoir. La société, sur la route du progrès, abandonne des victimes, parfois coupables, parfois innocentes, lamentable rançon de la liberté. Elle ne peut ni ne doit les abandonner à leur sort, par esprit d'humanité d'abord, par intérêt ensuite, car la misère est mauvaise conseillère. Ce sont là vérités incontestées. Mais si la charité privée était très grande au moyen âge et jouait alors un rôle considérable dans la société, elle est devenue très insuffisante lorsque les fortunes et les revenus se sont amenuisés et lorsque l'influence de la morale chrétienne s'est estompée. L'on a parlé alors de fraternité, terme qui convient mieux à des hommes libres enclins à considérer comme incompatible avec leur dignité le fait de dépendre' de la bonne volonté d'autrui et comme pénible le fait d'être grevé d'une dette de reconnaIssance. « La fraternité profonde, écrit Gustave Thibon, naissait (autrefois) de l'acceptation des inégalités 2. » En effet, la familiarité régnait alors entre seigneurs et paysans parce que les harrières entre les classes semblaient infranchissables et l'envie n'avait pas germé dans les esprits. De nos jours, la fraternité peut être développée par une éducation appropriée et améliorer les relations sociales, car elle affaiblit l'envie, tout en admettant les supériorités et même en les suscitant 3. . Encore faut-il que ce beau sentiment ne subisse pas de déviation. Le vulgaire tend à transformer ce devoir en droit : au lieu d'en faire une règle de sa propre conduite, il en réclame la manifestation de la part des autres; au lieu de donner, il prétend recevoir. La fraternité devient une arme et sa valeur morale s'évanouit. 1. Le vol est un vol, a-t-on dit, même s'il est destiné à aider le pauvre. 2. G. Thibon : Diagnostics, op. cil., p. 36. 3. A. Pose: Philosophie du pouvoir, op. cit., p. 121. - Il est à craindre que l'éducation, en cette matière, n'engendre que des conséquences très limitées (A. G. B. Fisher: Alternative Techniques fol' Promoting Equality in a Capitalisf Society, Amel'ican Economie Review, mai 1950).
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Pire encore, il en réclame l'application par voie de contrainte, ce qui la ruine définitivemont. « Sois mon frère, ou je te tue )J, disait le révolutionnaire de 1789, à en croire l'humoriste Chamfort. « Puisque tu es mon frère, donne-moi tes biens )J, pourrait dire aujourd'hui le pauvre au riche. Il s'agit alors simplement d'un transfert de richesse par le moyen des impÔts ou des sel'. vices sociaux, en somme d'une nouvelle forme de la politique très simple qui consiste, pour le dirigeant, à prendre aux uns pour donner aux autres, d'après un critère qu'il a lui-même fixé et qu'il nomme justice, fraternité, etc. : ces mots ne sont plus que des étiquettes apposées sur des mesures dictatoriales 1.
7. Recours à la statistique. Nous savons maintenant sommairement ce qu'est l'ordre libéral. La juxtaposition de ces deux mots, ord,re et liberté, qui parut providentielle, quasi miraculeuse, à nos ancêtres, est au contraire tout à fait compréhensible pour un esprit scientifique. Non seulement il n'est pas surprenant que la liberté puisse engendrer un ordre, mais encore il est nécessaire que l'homme soit libre pour que cet ordre s'institue spontanément. Le rôle de l'individu dans la société présente, du point de vue li.béral, une analogie avec celui de la molécule dans un gaz, Si une masse gazeuse heurte une paroi, nous ignorons tout de la trajectoire que décrira chacune de ses molécules 2, les unes se dirigeront dans un sens, les autres prendront une direction différente; nous savons cependant que la pression exercée par 1. Il est triste de constate!" que même dans la doctrine anarchiste, la célèbre" entraide », qu'on aurait pu croire issue de la seule tendance altruiste de l'homme, peut se greffer sur l'intérêt personnel. D'après Kropotkine, en efipt, la fraternité est le ciment de l'association; or, dans la lutte pour l'existence, Cil sont les groupes 'lui l'emportent sur les isolés; il y a donc intérêt à fraterniser. 2. Nous ne sommes même pas. certains que les molécules, atomes, noyaux aient une Individualité. Nous n'avons peut-être affaire qu'à une « sténographie verbale >, mais les lois statistiques qui concernent ces particules n'en sont pas moins valables (E. Schrôdinger, communication il la rencontre internationale de Genève de sepV~mbre 1952 sur L'homme devant la BciencG).
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la masse est égale sur chaque unité de surface de la paroi. Nous en concluons que des compensations s'opèrent, que les forces opposées s'anIlulent, que le caprice originaire présidant à la marche d'une molécule se résout en une harmonie de l'ensemble. Anarchie de l'unité, discipline du groupe. Nous reconnaissons là l'effet de la loi des grands nombres. Plus les objets considérés sont nombreux, mieux l'équilibre est assuré, plus aisément le désordro élémentaire assure l'ordre social. Ce mécanisme est bien connu 1. Si nous le rappelons, c'est pour mettre l'accent sur « l'incohérence)) qui le conditionne; les molécules ou les hommes doivent être indépendants les uns des autres. S'ils forment masSe en· obéissant à une tendance commune, ils constituent une unité et les compensations ne se font plus. Qu'un entraînement ou une panique cimente les sujets et les précipite dans une même direction, le mécanisme est faussé. La barque chavire parce que tous les passagers sc sont entassés du même côté, le banquier fait faillite parce que tous les déposants ont retiré leurs fonds au même moment. Ainsi la multiplication, jointe à l'incohérence, confère la rigueur; la probabilité dérive du nombre et de la liberté. Ne poussons cependant pas trop loin les analogies. Les molécules restent hors de notre portée, tandis que l'homme se meut sur notre plan. Quand des dirigeants interviennent, leur action peut être efficace, dans le cas notamment où ils demeurent hors du mécanisme en s'attaquant à des obstacles qui l'empêchent de jouer ou lorsqu'ils modifient la consistance du champ clos où s'affrontent les forces libres', mais la société n'est pas à leur merci tant que la psychologie de ses membres demeure individualiste, car les tendances spontanées subsistent sous les régimes les plus tyranniques et reparaissent dans la clandestinité ou dès que la contrainte se relâche, à la surprise des réformateurs orgueilleux qui croyaient les avoir détruites. 1. Pour tout ce paragraphe, voir L. Baudin: Manuel d'économ.ie politique, op. cil., p. 1~4 et suiv. - L. Rougier : Les mystiques économiqueG, Paris, 1949.
CHAPITRE V
EXAMEN DE CONSCIENCE
Quelle que soit notre admiration pour les progrès enregistrés au XIXe siècle, nous ne saL.rions sans imprudence considérer comme excellent le système qui a permis de les obtenir, car il a ses lumières et ses ombreB comme toute institution humaine. Les apologistes béats du libéralisme lui ont causé plus de mal que ses adversaires. Passons donc rapidement en revue les principales critiques qui lui ont été adressées.
1. L'auto-destruction. Un argument répété à satiété, et que beaucoup considèrent sans réplique, consiste dans cette constatation que le libéralisme, conformément à sa définition, admet la liberté d'association, qu'il engendre donc des ententes et des monopoles, ct qu'il aboutit ainsi à sa propre destruction. Cette doctrine porterait en elle, par une serte d'affreuse fatalité, les germes de sa dissociation progressive et marcherait au suicide. Remarquons immédiatement que cette mort,prévue avec tant d'assurance, est à fort long terme, puisque le libéralisme continue d'exister et manifeste même aujourd'hui, dans bien des pays, une vitalité qui surprend ses détracteurs trop pressés de sonner le glas . . En outre, la course à l'abîme que l'on imagine ainsi doit être géographiquement localisée, ear une évolution inverse se produit dans certaines contrées extra-européennes où l'économie
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de clan et de famille fait place à une économie individuelle l, Reprenons, en le détaillant, l'argument précité pour le mieux apprécier. La concurrence, dit-on, qui met aux prises les producteurs, assure la victoire du plus fort et l'élimination du plus faible, ou bien, si les rivaux sont d'égale force, les amène à s'entendre pour éviter une lutte ruineusè. Tantôt, par conséquent, les entreprises se livrent une guerre au couteau en avilissant les cours et en travaillant à perte, de manière à ruiner les concurrents les moins solides et à les faire disparaître du marché; tantôt elles constituent ces formes collec1;ives de production dont la foule prononce le nom avec horreur : trust, cartel, konzern, combinat 2. Bref, suivant une formule célèbre, la concurrence tùe la concurrence. L'économie de « grandes unités li qui s'établit de la sorte diffère profondément de l'économie « atomisée» d'autrefois. Chaque entreprise géante devient une sorte d'administration qui souffre de tous les défauts de la bureaucratie, les agents bénéficient d'un quasi-statut et prennent figure de fonctionnaires, ils forment une classe dépendante, perdent tout esprit d'initiative, se comparent au personnel de l'État dont ils réclament les avantages. Que l'on songe, par. exemple, au parallèle classique établi par les auteurs des traités d'économie politique entre la banque privée locale et la succursale du grand établissement de crédit établi dans la même ville. En outre, le jeu de hl loi du rendement croissant qui incite les chefs d'entreprise à étendre leur affaire les amène à prendre à leur charge un capital fixe de plus en plus important, mais ce poids lourd aggrave la rigidité de leur coût et les rend sensibles aux crises. Enfin, la concentration risque d'aboutir à un monopole inconciliable avec une doctrine quelconque de liberté. Alors l'État s'émeut, car la grande entreprise devient une l.W. E. Hocking : The Lasting Element of Individualism, op. cil., p. 13. 2. Ces deux hypothèses correspondent aux deux cas envisagés par les économistes en matière de duopole quand les vendeurs tiennent compte de leur mutuelle dépendance, c'est-à-dire de la réaction du rival. S'ils sont de force égale, ils restent passifs (duopole symétrique, entente tacite), si l'un d'eux est plus p~issant que l'autre, ils se livrent à une lutte à mort (duopole asymétrique: cul of priees).
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sorte de sel'vice public dont il ne peut pas se désintéresser si elle réussit, elle est une puissance qui menace d'exercer une influence sur le plan politique dans un sens favorable à ses intérêts particuliers; si elle échoue, elle entraîne dans sa chute un tel nombre d'individus que le gouvernement se voit contraint d'intervenir pour essayer de la sauver: c'est l'histoire de certaines banques après la crise de 1929-1930. Chemin faisant, les auteurs du raisonnement dont nous reproduisons les grandes ligne:> ne manquent pas de souligner la responsabilité encourue par la société anonyme. Ils ne peuvent nier le,rôle de première importance que cette institution a joué dans la marche au progrès qui s'est poursuivie depuis sa naissance, mais ils expliquent qu'elle est devenue très différente de l'organisme que ses fondateurs avaient conçu. Si, en théorie, elle est une personne morale, comparable à une personne physique, aux mains d'un groupe d'associés liés par contrat et nommés actionnaires, en fait, elle n'a rien d'humain, ni dans la durée de son existence ni dans les mobiles de ses actions 1, et l'actionnaire, généralement ignorant et naïf, n'a nullement le sentiment d'être propriétaire de l'affaire que les administrations gèrent comme ils l'entendent. On a pu dire avec raison que la substitution de titres aux objets réels, immeubles, ateliers, machines, etc., avait « dévitalisé )) la propriété 2. Dans son ensemble le raisonnement que nous venons de formuler est certainement impressionnant, et pourtant nous ne pouvons manquer de constater que, s'il était exact, notre économie, comme celle des autres pays, devrait être formée uniquement ou presque, de grandes unités. Karl Marx aurait certainement parié, lorsqu'il énonçait en 1867 la loi de concentration, que toutes les petites entreprises auraient disparu en 1952. Or, il n'en est rien. En France les exploitations agricoles sans saÎariés ou avec moins de 5 salariés représentent 98,1 % du total en 1946 contre 98,2 % en 1906; l'artisan subsiste à côté de l'usine et le boutiquier n'est pas absorbé par le grand magasin. Ce qui frappe l'étranger qui parcourt notre territoire, c'est L G. Ripert : Aspects juridiques du capitalisme moderne, Paris, 1946. 2. J. Schumpeter: Capitalisme, socia[{sme et d~mocra!le, op. cif.; p; 241.
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précisément cette résistance à la concentration : masse des petites propriétés foncières qui transforment des régions entières èn çJ.amiers aux cases irrégulières, closes de murs ou de haies et piquées de maisonnettes, multitude des petits artisans de village que le tourisme a fait surgir et qui offrent leurs services aux automobilistes ou leurs objets d'art locaux aux amateurs de passage, file de modestes boutiques aux devantures avenantes, tentatrices,originales 1 • Notre économie n'est nullement sclérosée et nous comprenons que le problème de son évolution est infiniment plus complexe que le raisonnement précédent ne nous inciterait à le croire. L'individu désireux d'agir dans une société libre à le choix entre la' concurrence et l'entente, la lutte ou la coopération. La première est instinctive et elle est la forme habituelle du comportement, lorsque les buts poursuivis sont peu nombreux, elle correspond à l'éducation donnée dans les écoles publiques américaines 2. Elle n'est pas regardée favorablement par ceux des penseurs qui la considèrent seulement comme un moyen d'éviter les monopoles, les profits excessifs, les fortunes insolentes. Elle est destructrice d'unité, dissolvante, rude, brutale. Mais elle constitue la force la plus efficace qui agisse dans le sens du progrès conformément au schéma de société libérale que nous avons tracé. M. Allais estime qu'une économie concurrentielle seule peut assurer un optimum de gestion, c'est-à-dire un rendement social maximum. La situation économique qui correspond à ce maximum est telle que toute modification susceptible d'augmenter la satisfaction de certains individus diminuerait nécessairement nelle des autres s. Mais elle ne saurait être précisée 1. Aux États-Unis, d'après l'étude publiée en juin 1947 par la Commission pour le développement économique, 98 % des entreprises occuperaient moins de 50 employés, mais les statistiques ne tiennent pas compte de la « concentration des influencOls " communautés d'intérêts ou autres formès d'ententes qui laissent subsister l'unité de l'entreprise et sont rares en France. 2, M. A. Mayet L. W. Doob :. Competition and CooperaWm, bulletin no 25 du Social Service Research COltncil, New-York, 1937. 3. M. Allilis : Éconamie pure et rendement social, Paris, 1945, p. 13. M. Brodsky et P. Rocher: L'économie politique math~mattquéJ Paris; 1949,
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mathématiquement, car ]e chercheur se trouve en présence d'un trop grand nombre d'équations pour que le calcul soit pratiquement possible: il convient donc de recourir à une solution expérimentale à l'aide du mécanisme des prix. M. Allais ajoute que ces considérations sont indépendantes des conce'pts juridiques, notamment de la propriété et de la répartition, et que l'établissement d'une organisation concurrentielle est compatible avec une économie cc totalement collectivisée» 1. Cette union de la concurrence et de la socialisation semble une gageure 2. On ne voit pas comment les chefs de service d'une entreprise socialisée ou planifiée pourraient agir comme le feraient des chefs d'entreprise privée. Il faudrait admettre ou bien que les dirigeants leur laissent toute liberté d'action, ce qui implique contradiction, ou bien que ces hauts fonctionnaires, par une singulière illusion, se comportent avec l'initiative et la prévoyance d'entrepreneurs ayant engagé leur fortune et leur avenir dans leur affaire, alors qu'en fait ils doivent obéir 'à leurs supérieurs et sont assurés du lendemain: la psychologie ne se prête pas à ces substitutions de comportement. En réalité, la concurrence est généralement impltrfaite; nous sommes 'dans une période que l'on nomme parfois transitoire 3, mais qui pourrait persister. Les entreprises n'ayant pas la dimension optima ou ne réalisant pas la combinaison optima des facteurs de production survivent et le prix d'équilibre ne , correspond pas au maximum de satisfaction collective 4. Mais il ne faut pas conclure que la concurrence doive cesser d'être un idéal. D'abord il faudrait établir une comparaison entre le système en voie de disparition et celui qui le remplacera, car il est trop facile de se borner à la critique, et nous verrons ultép. 244. - P. Dieterlen, Au-delà dll capilalisme, Paris, 1946, p. 313. - L'idée que la concurrence assure la satisfaction ma?,ima est déjà exprimée au XIV~ siècle par Ibn Khaldoun dans ses Prolégomènes (M. A. Nashat : lbn Khaldoun, pioneer economisl, Le Caire, 1945). 1 et 2. M. Allais: :Bconomie pure et rendement social, op. ci/., p. 44; :Beonomie et intér8t, Paris, 1947, t. Il, p. 572 et suiv. 3 et 4.P. Dieterlen: Au-delà du capitalisme, op. cil., p. 318-321, et les ouvrages classiques de E. C. Chamberlin et de J. Robinson.
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rieurement quels sont les défauts inhérents aux directions, planifications et socialisations. Ensuite la concurrence, même imparfaite, comporte des avantages indéniables que nous avons indiqués. II est légitime de désirer la perfection, mais il est raisonnable de se cont~nter d'une certaine imperfection en s'efforçant de la réduire. La recherche de l'absolu est particulièrement dangereuse dans ce domaine où « qui veut faire l'ange, fait la bête ». L'accroissement de la production, le fléchissement des prix, l'amélioration de la qualité sont les conséquences d'une « concurrence praticable» 1 qui, sans être aussi exigeante que la concurrence parfaite, suppose la liberté de choix de l'acheteur, l'absence d'entente généralisée, déclarée ou tacite, l'ouverture aux nouveaux venus de l'activité productrice considérée 2. Pour mieux mettre en lumière les bienfaits de la concurrence, envisageons maintenant la concentration qui se trouve stimulée, dans l'industrie, par la loi des rendements croissants et son corollaire au terme duquel le taux moyen du profit des sociétés tend à croître avec les dimensions de celles-ci 3. Les libéraux lui ont été toujours violemment hostiles et c'est pur machiavélisme que de les représenter comme des défenseurs des. t.rusts ainsi qu'on l'a fait souvent, car ils sont au contraire leurs plus grands ennemis. Cependant, depuis le brillant plaidoyer que vient de prononcer J. Schumpeter, on peut se demander si le procès de III concentration ne doit pas être révisé 4. Les inconvénients de la conc.entratÎon sont exposés dans tous les ouvrages généraux d'économie politique. Du point de vue social la réunion des ouvriers dans de grands centres industriels développe l'esprit grégaire et favorise la lutte des classes; politiquement, la puissance de l'organisme concentré peut faire , 1. Worlcable competition des Américains . . 2. C. D. Edwllrds : Preserving Competition Versus Regulaling Monopoly, American Economie Review, supplément, mars 1940, p. 164. 3. W. L. Crum : Corporate Size and Earning Power, Harvard, 1939.Cette règle se vérifie mieux dans l'industrie minière et le bâtiment que dans les services publics et les industries de transformation. . 4. J. Schumpeter: Capitalisme, socialisme, démocratie, op. cil.
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échec à celle de l'État, comme nous l'avons déjà indiqué; économiquement, les prix ont chance de monter puisque le prix optimum de monopole est généralement fiupérieur au prix de concurrence. Déjà cependant ces observations appellent quelques retouches. Il est exact que les incidences de la concentration sur la vie ouvrière soient particulièrement graves, mais d'abord le progrès technique qui exige une masse de capitaux et de main. d'œuvre peut parfaitement conduire à la dispersion de la seconde comme il l'a fait pour les premiers. En effet, les capitaux appartiennent à des millions d'épargnants qui mettent seulement en commun ce que nous appellerions. volontiers la force productive du capital; de même on conçoit que les ouvriers mettent en commun la force productive du travail en restant isolés les uns des autres, co~me les épargnants. C'est le résultat que l'on obtient aujourd'hui grâcê aux procédés nouveaux relatifs au transfert de 'l'énergie à distanèe et à l'utilisation de machinesoutils et d'électro-motèurs. Ensuite, l'opinion publique, défavorable aux grandes unités, se trouve déconcertée lorsqu'on étend logiquement le domaine de la concentration aux syndicats. Le monopole de la force de travail a donné lieu à des abus aussi bicn que celui du capital. En 1949 un membre de la Chambre des Représentants nordaméricaine a voulu lier une enquête conduite à cette époque sur l'activité des trusts à un examen de l'action exercée par èertaines fédérations ouvrières qui constituent effectivement des États dans l'État 1. Il a, été approuvé par plusieurs hautes personnalités 2. L'intervention de l'État sous la pression de cette même 1. En juin 1949, J. L. Lewis, cbef de la Fédération des Mineurs, a décrété une s,!spension de travail de dix jours pour réduire les stocks et rendre la . situation des compagnies plus difficile dans les pourparlel's qui devaient ' avoir lieu en vue du renouvellement des conventions collectives de travail. Il a ensuite décrété la semaine de trois jours. 2. M. Thurman Arnold, ancien chef de division au ministère de ln Justice, M. Donald Richberg, .ancien directeur de la N. R. A., le professeur G. W. Stocking, M. John Clark, membre .;lu Conseil économique privé du président Truman, etc.
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opinion· publique, dans le cas où la faillite d'un grand établissement risquerait de prendre les proportions d'une catastrophe nationale, a été regardée comme « une socialisation des pertes avec individualisation des profits )l, slogan par lequel on exprime une réprobation non seulement à l'égard de l'action de l'État, mais encore à l'égard du système qui en permet l'application. A quoi l'on peut répondre qu'il y a là une contre-partie de l'intervention de l'État exercée en sens inverse par une socialisation des profits et une individualisation des pertes lorsqu'il existe des impôts excessifs : nous avons pu constater en France même que certains de ceux-ci allaient jusqu'à absorber la plus grande partie des bénéfices. Économiquement, l'influence des grandes unités économiques sur les prix a été l'objet de longues controverses. L'analyse des prix nord-américains de 1837 à 1933 a prouvé que la rigidité des prix industriels n'avait pas augmenté depuis un siècle, contrairement à l'opinion courante 1. Ententes, trusts et cartels ont pourtant souvent provoqué ou maintenu une hausse des prix nettement contraire à l'intérêt général 2. Tout dépend des politiques suivies par les dirigeants. Une régularisation des cours, qui paraît heureuse, devient néfaste si le niveau choisi est sensiblement plus élevé que celui qui résulterait du jeu de l'offre et de la demande. Les dirigeants des cartels gardent même une bonne conscience lorsqu'ils font échec à la loi du progrès qui exige la disparition des entreprises marginales en temps de dépression. Ils considèrent, en toute bonne foi, que les entreprises, comme les hommes, ont droit à la vie et s'efforcent de maintenir un prix susceptible de couvrir le coût de production de l'affaire la plus défavorisée. Ils empêchent ainsi l'assainissement du marché et retardent la reprise. M. Lewinsohn se demande si les cartels sont capables d'atté1". R. S. Stucker : The Reasons for Price Rigidity, American Economie AS'Socialion, Round Tablé Conference, 29 décembre 1937. 2. La National Light Castings Association avait inscrit cyniquement dans ses statuts: « L'objet de l'association est de faire monter et de maintenir les prix» (R. Lewinsohn: Trusls el"cartèls dans l'économie mondiale, Paris, 1950, p.284).
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nuer les fluctuations de la conjoncture. Il ne le pense pas : il cite l'exemple des prix des matières premières cartellisées dont les variations ont été violentes entre 1935 et 1940. Il ajoute qu'en temps de crise la tendance de ces groupements à maintenir les prix par une restriction de la production augmente le chômage et réduit la consommation, alors qu'en temps de reprise leur influence diminue et qu'en temps de prospérité elle s'évanouit puisque les prix s'élèvent sans l'aide d'aucune politiquel. Passons aux avantages des grandes unités. Il en existe un si grand nombre que nous devons nous borner à indiquer quelques-uns d'entre eux: dans le domaine technique: normalisation, spécialisation, calcul des coûts, organisation scientifique du travail, bureaux d'étude, recrutement du personnel qualifie; sur le plan économique: publicité, contrôle de la qualité, étude des marchés, statistiques, facilités de crédit; dans l'ordre social: formation professionnelle, promotion ouvrière, application de méthodes perfectionnées derémunération, organisation de l'apprentissage. Dans l'ensemble, la grande entreprise est à même de réduire le prix de revient et par conséquent le prix de vente beaucoup plus aisément que la petite entreprise; elle le fait en vue d'accroître la demande pour conquérir de nouveaux débouchés, à l'intérieur ou à l'étranger, et par là se concilier la faveur des pouvoirs publics, des tribunaux et de l'opinion. Le Standard Oil a fortement abaissé les prix du pétrole à la fin du siècle dernier 2. Reste l'argument massue: la concentration favorise la naissance des monopoles. C'est contre lui que J. Schumpeter s'est élevé avec force. Nous avons noté que le monopole était nécessaire pour récompenser l'initiative privée, mais qu'il devait être temporaire. Or il l'est généralement pour deux motifs. D'abord la concurrence ne meurt jamais, à moins que l'État 1. R. Lewinsohn : Trusts el ca/'lels dans l'économie mondiale, op. cil., p. 302. 2. Les profits excessifs apparaissent plus souvent dans des affaires spécialisées (produits pharmaceutiques, apéritifs) que dans les grandes entreprises industrielles (L. Marlio : Dictature ou liberté, Paris, 1940, p. 73).
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ne la tue. Elle peut subir une éclipse en raison de circonstances extérieures naturelles comme une pénurie de matières premières, ou à cause d'un comportement humain, tel que celui d'ouvriers syndiqués se refusant à concurrencer un autre groupe par esprit de solidarité. Elle risque aussi de jouer peu ou mal dans les époques de graves déséquilibres, par exemple lorsque les entreprises, même les plus mal outillées et dirigées, trouvent des débouchés inespérés grâce à une inflation continue. Mais dès que les circonstances redeviennent normales et surtout en temps de baisse des prix la concurrence reparaît 1. Elle a une telle force vitale qu'elle profite de toutes les fissures des ententes pour s'insinuer. Quand les prix sont fixés, elle joue sur la qualité, les délais de livraison, les facilités de paiement, etc. Elle est le moyen pour l'entrepreneur habile d'obtenir un avantage sans encourir de sanction. La métallurgie et la teinturerie françaises nous en offrent de nombreux exemples 2. Mieux encore, la concurrence continue de s'exercer aujourd'hui entre les banques de dépôt françaises nationalisées 3. Quand une brèche ne lui permet pas de passer, la concurrence attend son heure: résiduelle, elle est le foyer qui subsiste et qui s'étend à la moindre imprudence du monopoleur (haussc injustifiée du prix, détérioration de la qualité, négligence ou retard dans l'emploi de nouveaux procédés de production); virtuelle, elle est le feu qui couve sous la cendre, invisible, et qui rallume l'incendie dès que ces mêmes circonstances se présentent. La concurrence, qu'on dit morte, survit à l'ombre même des trusts. S'il est aux États-Unis une industrie favorable à la création d'un oligopole en raison du petit nombre des fabri1. En temps de baisse des prix, les membres de certains cartels alignent leurs prix sur ceux de leurs concurrents étrangers en avisant ensuite le . bureau central. 2. R. Thibaut: Carlels et concurrence dans la métallurgie fran,aise, thèse, Paris, 1938. - F. Ducos: L'organisation professionnelle de la leinlureRe, thèse, Paris, 1944. 3.·3" rapport de la Commission de vérification des comptes des entreprises publiques, Paris, 1952, Journ. off., Annexe adm., p. 540.
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cants et de la différenciation des produits, c'est celle des pneumatiques 1. Quatre sociétés dont les noms sont bien connus en Europe se disputent le marché: Goodrich, Goodyear, Fircstone et U. S. Rubber. Elles produisaient avant la deuxième guerre mondiale les trois quarts des pneus américains et trois d'entre elles avaient leur principal établissement dans la même ville, à Okron dans l'Ohio. En outre, la demande de pneus est peu élastique, car ces obj ets représentent une très faible fraction du coût d'une automobile 2, elle dépend de la situation générale de la production. De son côté, le coût est assez rigide .puisqu'il comprend à cette époque 25 %de charges fixes lorsque l'affaire travaille à pleine capacité. Les conditions sOIl;t donc très propices à la conclusion d'une entente et à l'établissement d'un monopole. Or, la concurrence a continué de jouer. Ces grandes entreprises se sont disputé les maisons de distribution, ellesmêmes' fortClnent constituées sous forme de chaînes (retail chains), en offrant des rabais qui allaient jusqu'au tiers du prix, puis, pour éviter que ces grandes firmes intermédiaires ne fussent incitées à abuser de leur situation, elles suscitaient la concurrence de vendeurs indépendants à qui elles consentaient des réductions plus fortes encore. En d'autres termes, elles étaient amenées à faire concurrencer par ces dernières maisons leurs propres marchandises vendues par les magasins des chaînes. Le deuxième motif pour lequel le monopole demeure temporaire est l'accélération du rythme du progrès. Les innovations se succèdent si rapidement que les possibilités de substitution se multiplient et menacent les monopoleurs beaucoup plus dangereusement que les concurrents classiques. Ce n'est plus le prix ou la qualité qui est visé, c'est le produit entier qui risque d'être éliminé du marché par un rival imprévu. Aucune entreprise n'est à l'abri: les chemins de fer eux-mêmes ont dû se défendre contre les transporteurs routiers. C'est pourquoi J. C. A. Kiehel : Compelilion in Uze Rubùer-Tire Industry, American Economie Review, septembre 1938. . 2. Moyenne 6 % environ; il y a là Une application de la théorie de la demande conjointe.
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les monopoles à long terme sont rarissimes 1. L'entreprise géante apparaît ainsi comme facteur de progrès, car c'est chez elle que la « combinaison nouvt~lle » a les plus grandes chances de voir le jour. En définitive, les grandes unités économiques, fruits de la concentration, ne sont pa"s bonnes ou mauvaises en soi. Il importe de connaître le 'but qu'elles se proposent d'atteindre afin de se prononcer sur leur qualité. Prenons à titre d'exemples deux cartels internationaux qui sont nés à la même époque, l'un, celui de l'aluminium, dési.reux de stabiliser les prix sans les faire monter et correctement géré, l'autre, celui du cuivre, orienté vers la hausse des prix: le premier a subsistê, le deuxième Iii'est effondré 2. C'est bien à cette discrimination entre les bons et les mauvais groupements qu'a abouti l'évolution de la législation et de la jurisprudence. En Allemagne, les résultats de la grande enquête conduite de 1903 à 1913 ont été favorables aux cal,'tels et, en 1933, un tribunal spécial a été chargé de séparer les élus et les réprouvés suivant que leur action était conforme ou non à l'intérêt national. Quand le gouvernement nationalsocialiste a pris le pouvoir, il a gardé la même attitude: « tout dépend de l'usage qui est fait de ces instruments d'organisation du marché [les cartels] » 3. L'exemple des États-Unis est particulièrement instructif. Lors de l'application des célèbres lois anti-trusts, les tribunaux ont été amenés à séparer le bon grain de l'ivraie en se référant à la mesure dans laquelle ces organismes réduisaient la concurrence '. La création de la Federal Trade Commission en 1914 dans le but de surveiller les trusts a amélioré le système, cal'· les membres de cette commission ont une compétence économique et pas seulement juridique, et ils adressent aux sociétés 1. J. Schumpeter: Capilalisme, socialisme et démocratie, op. cil., p. 166 et 185. 2. L. Marlio : Compte rendu des séances du colloque Walter Lippmann, Paris, 1938, p. 39 . . 3. W. Rentrop : Pteisbildung und Pteisùberwachung in der Gewerblichen WÎI"l8chaft, Hambourg, 1 9 3 7 . · . 4. Voyez surtout le Clay ton Act du -15 octobre 1914.
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des injonctions avant de saisir les tribunaux si celles-ci ne sont pas obéies. Remarquons que le risque de monopole est faible aux ÉtatsUnis en raison de l'accroissement rapide du progrès technique auquel nous avons fait allusion. On compte dans ce pays en 1948 un million de sociétés de plus qu'en 1940. Le dynamisme inhérent à l'économie américaine est le meilleur antidote au monopole. Un bon observateur note que, vue de l'extérieur, cette économie « conserve le caractère d'une économie de marché, fondée sur la concurrence» 1. La thèse de l'auto-destruction du libéralisme est donc à tout le moins exagérée. Il n'y a aucune raison de désespérer et de rêver d'un retour aux petites u-nités économiques ': propriété paysanne, artisanat, comme le font de notoires libéraux (W. Ropke et H. C. Simons) en suivant les traces de Sismondi 2• Non seulement il semble impossible de remonter ainsi le cours du temps, mais ce serait se priver des énormes avantages que présentent les grandes entreprises. Il serait tout aussi excessif et maladroit de vouloir supprimer les sociétés anonymes en France parce qu'elles ont été des instruments défectueux de la concentration. Ces sociétés sont des créations de la loi 3; il suffit que le législateur les réforme afin de corriger les abus dont elles sont responsables, ce qu'il a commencé de faire par des lois de 1940 et 1943 4 • Les pionniers du libéralisme ont causé un grave préjudice à la doctrine qu'ils entendaient promouvoir en regardant comme (( naturel» ce qui était simplement le fait des hommes. Est-ce à dire qu'il n'y ait rien à retenir de la thèse que nous examinons? nullement, nous devons admettre une part des critiques qu'elle comporte. Même temporaires, de grandes unités peuvent exercer une action néfaste. Certains organismes internationaux (( de haute politique » sous l'impulsion de chefs 1. S. Wolff: Les Étals-Unis, première puissance économique mondiale, Paris, 1950, p. 75. 2. W. ROpke : Die Gesellschaillikrisis der Gegenwarl, Zürich, 1943, in fine. - H. C. Simons : Economie Policy jar a Free Society, Chicago, 1948. 3. W. Lippmann: La cité libre, trad. franç., Paris, 1935, p. 293. 4. Lois du 18 septembre et 16 novembre 1940 et du 4 mars 1943.
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« intoxiqués par leur propre pouvoir» risquent, par leurs excès, de discréditer toutes les associations analogues et de fournir prétexte à des interventions des pouvoirs publics 1. L'État, de son côté, favorise trop souvent la naissance et le maintien de monopoles, notamment grâce à des mesures de protection. Il a même été jusqu'à obliger les producteurs à se grouper en cartels dans les trois grandes branches de l'industrie allemande: le charbon, l'acier.et la potasse, et c'est lui qui a poussé à la création des monopoles internationaux du café, du caoutchouc, du blé, du coton 2. Il reste donc à faire dans ce domaine et le néo-libéralisme a son mot à dire 3. Il l'a surtout en France où la lenteur du progrès et les inconséquences des dirigeants risquent de favoriser le maintien des monopoles et où les principales industries de base font l'objet d'une nationalisation, autre genre de concentration et d'élimination de la concurrence. 4 • Le gouvernement de M. Pinay est entré dans la voie du libéralisme à cet égard en faisant voter une loi contre les ententes professionnelles 5 et dissoudre le Comptoir des produits sidérurgiques qui enregistrait toutes les commandes d'acier, les répartissait entre ses membres et en discutait les prix avec les pouvoirs publics. Aux États-Unis eux-mêmes un raidissement s'est produit récemment. Il suffit aujourd'hui pour engager des poursuites que l'attorney général accuse une affaire d'entraver le jeu de la concurrence par l'établissement de multiples contrats commerciaux avec les fournisseurs et les clients. Tel a été, en 1949, 1. Exemple: les cartels dits « mercantilistes» de T. J. Kreps : The Political Economy of International Cartels, American Economie Review, supplém~nt no 2, mai 1945. 2. L. von Mises: Compte rendu des séances du colloque Walter Lippmann, op. cil., p. 36. 3, Vn « comité ad hoc pour les pratiques restrictives de concurrence J, créé par le Conseil économique et social de l'O. N. V., doit élaborer un projet de contrôle dei cartels internationaux pour mars 1953. Au Conseil de l'Europe, un groupe d'études a été formé afin de jeter les bases d'une convention européenne qui aurait ce même contrôle pour objet. 4. La nationalisation crée un « trust d'État» (Crozet-Fourneyron: Responsabilité, Paris, 1945, p. 78). 5. Loi du 18 juillet 1952 qui interdit la fixation d'un prix minimum.
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le cas de la Dupont de Nemours, à laquelle on a reproché non d'accaparer le marché ou de faire monter les prix, mais de fausser le développement de la concurrence pur la multiplication de ses relations commerciales 1. En somme la possibilité de nuire à la concurrence, et pas seulement le fait de lui nuire, . suffit à déclencher la procédure. De même, dans l'affaire de la Tobacco Co. l'identité de conduite de deux sociétés a suffi pour les suspecter d'entente 2. On voit à quelle rigueur les Américains en sont arrivés. La concentration n'a pourtant pa~ été entravée par ces mesures et les spécialistes ne sont pas d'accord sur le point de savoir si finalement les lois an ti-trusts ont ou non sauvegardé la concurrence 3. L'homme de la rue a parfois peine à comprendre l'intérêt que présente le maintien de la çoncurrence qui lui paraît et qui est effectivement souvent cruelle puisqu'elle sanctionne les insuffisances par des pertes et des faillites. Il ne se rend pas compte de cette nécessité 4. Il. continue à rêver d'une société où le progrès serait sans risque, la direction sans responsabilité, l'erreur sans conséquence, l'assainissement sans souffrance. Les concurrents n'aiment pas la concurrence 5. Que cette perspective effraye les timides et les faibles, on le conçoit. Nous· avons vu cependant que rien ne les empêche de s'associer. Si la révolution française, par crainte d'un retour offensif du corporatisme, a institué le libéralisme (( atomique » cette conception n'est plus valable aujourd'hui. M. Marlio, partisan des ententes industrielles, se qualifie lui-même de
1. R. Picard: Trusts capitalisles el monopoles ouvriers. L'opinion économique et financière, 12 août 1949. 2. W. H. Nicholls : The Tobacco Gme of 1946, American Economie Review, supplément, mai 1949, p. 284. 3. Voyez l'enquête conduite par D. M. Keezer auprès des professeurs d'universités américaines sous le tltr,~: The Antitrust Laws. A Sympo$ium, dans l'American Economic Review de juin 1949. 4. «C'est le rôle du libéralisme de tendre sans cesse à l'abaissement des coûts par la juste concurrence ... » (Discours du président Pinay à Caen, le 30 août 1952.) 5. C. E, Griffin : En!erprise in a Prù SOcie!!!, Chicago, 1949, p. 300.
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« libéral social 1 » et dans la libérale Amérique, les associations sont extrêmement nombreuses 2. La lutte concurrentielle n'a, d'ailleurs, rien à voir avec un combat; elle s'apparente plutôt au sport et elle est une « preuve de jeunesse» a. C'est une erreur que de considérer le débat entre libéralisme et communisme comme cc un choix entre deux violences 4 ». Mieux encore, .nous dirons que non seulement le libéralisme suppose le respect de l'individu, mais qu'il le situe dans la société. Les liens entre les citoyens ont d'autant plus de solidité qu'ils sont consentis et non imposés. La société puissante est celle dont l~s membres acceptent une discipline, non celle qui 'obéit il. la force. Le véritable cc homme social» n'est pas celui qui est obligé de s'intégrer à une masse par la volonté d'un despote ou qui est réduit au rôle de robot par une éducation appropriée, c'est celui qui a le cc sens social », c'està-dire qui a le désir 4e faire partie de la société afin de lui apporter un concours qu'il croit utile et de bénéficier des apports d'autrui qui lui sont nécessaires. Nul n'est plus social que l'individualiste .. L'impression générale qui se dégage de la société libérale concurrentielle, où l'esprit de domination est limité par la discipline individuelle et par l'autorité publique, est celle d'un élan vital. Il y règne l'optimisme, l'espoir du succès. Ni mollesse ni ruse: chacun prend le dépa~t pour la course, avec loyauté et confiance, sous le signe de la liberté. (c Nous voulons la concurrence, écrit vers le milieu du XIX e siècle le rédacteur du journal ouvrier l'Atelier, parce que nous voulons la liberté, . et que détruire la concurrence, c'est détruire en même temps l'émulation et la liberté 5. ))
1. L. Marlio:Larévoluliond'hier, d'aujourd'hui et de demain, New-York, 1943. 2. L'organisation professionnelle met à la portée des petites entreprises las moyens coûteux utilisés par les grandes affaires grâce à des organismes
collectifs (coopératives, syndicats, etc.). 3. C. E. Griffin: Enterprise in a Free Society, op. cil., p. 300. - F. Hayek: Free Enterpl'Îse and CompetiUlJt Order, Londres, 1944. 4. Marleau-ponty : Humanisme et terreur. Essai sur le problème comml1~ . niste, Paris, 1947. 5. Cité par P. Lhoste-Lachaume : Réha.bililatiQn du libéralisme, Paris, 1~50, p. 40.
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2. La responsabilité des crises. Voici un autre argument cher aux adversaires du libéralisme: depuis que règne cette doctrine, des crises désolent périodiquement les économies, avec leur cortège de misères et de troubles, et rien ,n'a pu les empêcher de naître et même de devenir de plus en plus redoutables. Les ~tats-Unis, pays libéral, sont précisément à l'origine d'un grand nombre d'entre elles parmi les plus récentes. ' La réponse à cette critique est difficile à formuler, car nous ne pouvons ici suivre les « ingénieurs de la conjoncture» à travers le dédale de leurs explications. Eux-mêmes sont loin d'être d'accord entre eux et, pour ce motif, devraient être prudents dans leurs accusations. Nous remarquons déjà que l'exemple des ~tats-Unis n'est pas pertinent. A. Detœuf l'a évoqué dans une conférence qui a fait date 1 en prétendant que les Américains avaient tout fait pour éviter les interventions de l'~tat et que pourtant la crise a éclaté en 1929, pire qu'elle n'avait jamais été. Or cette présentation historique est tendanl~ieuse : lorsque les affaires ont commencé à décliner en Amérique en 1927 les banques fédérales ont espéré remédier à cette situation en pratiquant une direction monétaire. A cet effet elles ont acheté des titres et provoqué une tension inflationniste qui a momentanément freiné le fléchissement des prix (opérations sur l'open mar/cet). Ces disponibilités sont restées dans la circulation et celles qui n'ont pas été investies daus l'industrie ont cherché emploi à la Bourse. Ainsi les entreprises ont trouvé des facilités d'extension et les cours des valeurs mohilières ont monté. Les Américains ont profité de cette aisance monétaire pour spéculer. Sous cette influence, les cours en Bourse ont monté plus encore et l'enthousiasme s'est emparé du public impressionnable et imprudent. Les avances sur titres, qui servent d'aliment à la spéculation, se sont accrues dans des proportions anormales. 1. A. Detœuf: La fin du libéralisme, X· Crise, 1er mai 1936, p. 38.
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Inquiètes, les banques fédérales ont voulu renverser leur politique, vendre des valeurs et dégonfler la circulation. Mais il était trop tard. Une fièvre de spéculation avait gagné toutes les classes sociales, du directeur au liftier. Les sociétés nationales, puis les capitalistes étrangers, attirés par les taux d'intérêt élevés pratiqués sUr le marché au jour le jour, consentaient aux spéculateurs les prêts que les banques refusaient de faire. Ce fut bientôt le boom, précurseur du krach. On voit que l'origine du mal s'est située dans une politique de direction. Pour éclairer cette difficile matière de l'économique, commençons par distinguer deux ordres de phénomènes que l'on s'obstine à confondre: le fait du rythme et le fait des perturbations économiques et sociales concomitantes. L'un consiste . dans une récurrence, sinon une alternance, l'autre en troubles, consécutifs .surtout à la période de dépression. Le premier semble inhérent à la croissance même des économies: les mouvements des prix, des coûts, des revenus, des différents éléments de l'économie ne sont pas linéaires; les tâtonnements des initiateurs et les chocs provoqués par les influences extérieures impriment à l'ensemble des activités une sorte de balancement dont on ne voit pas pourquoi nous ne pourrions pas nous accommoder, comme le marin du tangage. Notre esprit se plaît même à imaginer que les hommes, comme les choses, sont entraînés dans de vastes mouvements ondulatoires, indépendants des régimes économiques, expression normale du développement. La preuve en est que, dans une économie planifiée, les crises se succéderaient comme dans les nôtres si, comme bien des théoriciens sont portés à le croire, leurs causes sont d'ordre économique. D'abord la technique moderne engendre des erreurs: en raison de l'allongement du processus de la production qu'elle exige, ensuite l'insuffisance des statistiques ne permet pas de les considérer comme des guides fidèles en matière de demande et de prix. « Le mal, conclut A. Aftalion, ne vient pas de la surproduction individualiste en vue du profit 1. » 1. Les crises périodiquell de surproduction, Paris, 1913, t. II, p. 405.
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Même observation dans la mesure où la source des mouvements de la conjoncture est d'ordre psychologique. Peu i~porte que l'excès d'optimisme soit le fait d'entrepreneurs privés ou de chefs de services d'administration, que le temps de la production concerne des usines appartenant à des sociétés anonymes ou à l'État, que l'inflation de crédit vienne dès banquiers ou du Trésor, les résultats sont les mêmes. « Il est faux de dire qu'un changement de structure fasse disparaître la conjoncture 1. » Les communistes objecteront cependant que la crise résulte de l'anarchie de la production à laquelle met fin l'établissement du plan 2. Il faut,. bien entendu, supposer une autorité rigoureuse imposant son diktat à tous les échelons de la production et de la consommation. Les économies hitlérienne et soviétique ne nous permettent pas encore de tirer argument des applications pratiques. Sans doute les symptômes et les manifestations du mal seront-ils supprimés, mais celui-ci ne reparaîtra-t-il pas sous d'autres formes? l'\'y aura-t-il pas simple changement dans la localisation? L'optimisme, par exemple, qui aurait. provoqué des surinvestissements, se traduira par des excès de production dans certaines branches d'industrie, des stockages, des ralentissements, des transferts momentanés de maind' œuvre, etc., bref des déséquilibres 3. La méthode soviétique de l'autocritique nous permet de mesurer l'étendue des erreurs commises dans l'application des plans et nous empêche de regarder l'idée d'une application parfaite autrement que comme une hypothèse de travail. Il est probable d'ailleurs que toute suppression apparente autoritaire des déséquilibres, sans disparition de leurs causes profondes, aboutit à diluer le mal à : travers tout l'organisme. A défaut d'opération chirurgicale, 1. H. Guitton: Les f1uclualionll économiqu/l8, Paris, 1951, p. 617. 2. E. Varga: La crise économique, sociale, politique, trad. franç., Paris, 1935. - C. Segal : Principes d'.~conomie politique, :Paris, 1936, cité par H. Ardant : Les crises économiques, Paris, 1946. 3. G. von Haberler, in, H .. Guitton: Les /lucluaUcms économiques, op. cit., p. 609. - W. Rôpke, examinant le caS du surinvestissement, contlut que ce phénomène peut se produire sotlS tous leS régimes, mail! que le libéralisme il. plus de chances que le socialisme de sortir aisément de la crise, parce qu'il n'a pas à supporter le poids d'UIi.e bureaucratie (Socialisme, Planning and the Business Cycle, The Journal 01 Politlcal Economy, juin 1936, p. 3iS),
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un état général pathologique prend alors naissance dont toutes les pariies du corps social se ressentent et l'on en vient à souhaiter la formation de cet abcès de fixation qu'est la crise pour éviter un malaise généralisé et prolongé 1. Allons plus loin. Admettons que le plan soit parfaitement conçu et parfaitement exécuté. La question resterait posée de savoir si le progrès n'exige pas l'instabilité, si la perte totale de liberté individuelle impliquée par cette perfection ne cristallise pas l'économie. « Une politique capable de supprimer les alternances d'essor et de dépression, par où procède la marche en avant de l'humanité depuis un siècle ... ralentira ou supprimera cette marche en avant», nous dit J. Lescure 2; Si le système économique est « foncièrement instable 3 », c'est qu'il n'obéit à aucune entropie et garde un caractère biologique. Régler impérativement sa marche, c'est supprimer sa vie elle-même, c'est l'étouffer. La sagesse, semble-t-il, commande de modeler notre propre existence su.r ce rythme qui l'entraîne, afin de n'en point subir de dommages. En ce qui concerne le problème des responsabilités du libéralisme, il nous suffit de constater la persistance du mystère, la vanité ou le danger des oppositions au rythme, et ce fait surtout que les fluctuations présentent un caractère extra -humain. Le deuxième ordre de phénomènes que nous avons distingué est d'une analyse plus aisée que le premier. Les ondulations de la vie économique s'accompagnent de troubles qui, eux du moins, engagent la responsabilité humaine, car ils sont à notre échelle. Si tous les éléments de l'activité économique variaient en même temps et dans la même proportion, rien ne serait changé à leurs rapports et nul ne serait fondé à se plaindre. Le nominal seul changerait, le réel demeurerait constant. Or, la phase descendante du cycle revêt un caractère catastrophique tel . 1. W. R!!pke: Zur Theorie des Kolleklillismus, Kyklos, 1949 et Die Gesellschaft'krisiB der Gegenwart, op. cil., p. 192. 2. Des crises générales et périodiques de surproduction, 50 éd., Paris, 1938, t. II, p. 636. . , G. VQll Habefler : Prospérité et dépression, Genève, 1939, p. ll.
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qu'elle a reçu le nom péjoratif de dépression et même, par extension, celui de crise qui. devrait être correctement réservé au seul moment où la ham:se des prix fait place à la baisse, c'est-à-dire au sommet de la ,~ourbe du cycle. En système libéral, cette dénomination est même paradoxale, car la période de baisse des prix est profitable aux consommateurs, autrement dit est conforme à l'intérêt général, et de plus elle oblige à des adaptations et procède à des sélections, toutes en définitive favorables au progrès. Malheureusement, en fait, nous constatons que les courbes des éléments de l'économie SOIlt loin d'être parallèles. Prix, coûts, revenus accusent des disparités. Ainsi les prix des moyens de production varient plus que ceux des objets de consommation, les prix de gros plus que les prix de détail; l'intérêt, de par sa nature, se stabilise dans la durée tandis que le profit fluctue violemment. En outre, ces disparités seraient peut-être supportables si le rythme était de faible amplitude, mais il n'en est rien car les mouvements économiques sont aggravés par des mouvements concomitants psychologiques. L'optimisme qui .devient entraînement et le pessimisme qui aboutit à la panique sont de redoutables amplificateurs. Suivant leur sensibilité propre, les éléments économiques réagissent plus ou moins fortement et avec plus ou moins de promptitude. . Toutes ces causes de troubles ne sauraient être éliminées, pourtant une action peut être entreprise pour éviter au moins de les aggraver, soit pendant la période de dépression afin d'atténuer les disparités, soit pendant la période de prospérité afin de réduire l'amplitude. Ainsi s'impose une intervention destinée à régulariser le rythme en visant les deux termes qu'Allan -Fisher a groupés dans la formule : « différenciation dans l'expansion 1 ». Les disparités sont dues soit à l'inertie propre à certains éléments, comme les prix de détail, soit aux résistances opposées par certains dirigeants ou. groupes. Ce sont ces dernières qui intéressent naturellement les ehercheurs de remèdes. L'ennemi 1. Progrès économique et sécurité
~'ociale,
trad. franç., Paris, 1945.
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du' rythme, c'est la rigidité, « cause première des difficultés 1 », et celle-ci est particulièrement redoutable en matière de collt. L'incompressibilité du collt est le thème de discussions que nous jugeons inutile de rappeler ici. On sait qu'elle dépend surtout de la rigidité de l'impôt et de celle du salaire. La première est due à l'impéritie du législateur et devrait être corrigée par une politique fiscale conjoncturelle, la seconde est le fait des syndicats et aboutit à un transfert de disparité de l'économique au social puisque, si certaines catégories d'ouvriers maintiennent leur salaire nominal, c'est-à-dire accroissent leur salaire réel, d'autres, employés dans les industries marginales, sont mis en chômage 2. La politique dans ce domaine exerce une forte et regrettable influence' sur l'économique. ,Des résistances également dangereuses se multiplient de nos jours en matière de prix, soit du' fait de l'État qui taxe,. bloque, valorise, protège, subventionne, soit du fait des ententes et groupements de producteurs dont nous avons parlé. L'amplitude doit faire l'objet de mesures appropriées pendant la période dite de prospérité. Les accusations portées alors contre les excès de crédit et la spéculation ne sont pas dénuées de fondement 3. La perte du souci de la mesure et du sens du risque caractérise la mentalité de la masse qui se livre à une euphorie naïve et escompte des avantages indéfiniment croissants. Les pays neufs nous fournissent une illustration des déséquilihres qui en résultent '. Dans ce cas, une action modératrice de l'État s'impose 5. Ces interventions que nécessite la politique de modération 1. 19 8 rapport annuel de la Banque des Règlements internationaux, Bâle, 25 juin 1949. . 2. La rigidité de l'impôt est battue en brèche depuis peu, celle du salaire persiste : elle est à la base de la théorie keynésienne. 3. A. Detœuf (La fin du libéralisme, op. cit.) exagère lorsqu'il prétend que la généralisation de la spéculation détruit la théorie libérale des marchés (p. 41). On pourrait dire que la masse prévoit mal, à trop court terme. Si elle était plus spéculative encore, elle prévoierait les réactions futures à ses prop~es entratnements, elle se comporterait avec plus de modération. 4. L. Romier : Si le capitalisme disparaissait .•. , Paris, 1933. 5. Pour plus de détails, L. Baudin: Manuel d'économie politique, Paris, 1951, t. II, p. 278 et suiv.
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et d'assouplissement n'empêchent nullement le déroulement du rythme et ne changent en aucune manière la structure libérale de l'économie. Elles n'entrent pas « en contradiction avec les enseignements de la science économique l»j bien au contraire, elles « modifient les données générales de manière à faciliter les transformations requises selon les lois de l'économie 2 », elles cherchent seulement à éviter les « convulsions » ou « les spasmes 3 », mais en donnant ces indications, nolis quit-· tons le domaine du libéralisme classique ou néo-classique pour entrer dans celui du néo-libéralisme que nous explorerons plus tard.
3. L'amoralité. L'insuffisance morale du libéralisme est un argument facile à réfuter sur le plan logique, mais difficile à combattre sur le plan sentimental. La morale confère à l'individu son unité en assignant un sens à son existence, en lui donnant un « style de vie 4», elle exige doric une autonomie de l'homme, elle est liée à l'individualisme. Elle postule aussi la liborté puisqu'elle met en cause la conscience. Une morale imposée est un non-sens, comme l'a depuis longtemps expliqué Henouvier 5. . En fait une société libérale ne saurait exister sans un minimum de moralité, car si la grande majorité des citoyens ne se considérait pas comme tenue par SI~S engagements, il serait impossible de faire respecter ces derniers. L'État se charge de ce soin parce qu'il n'a à intervenir que dans un petit nombre de cas,. autrement dit parce que le principe moral est admis par la masse des administrés. Il est donc vrai d'affirmer que libéralisme et moralité sont inséparables 6. 1. G. Pirou: Economie libérale el .3conomie dirigée, t. II, Paris, 1947,. p. 360, 2 et 3. L. Dlipriez : Les mouvl'ments économiques généraux, t. II, Louvain, 1947, p.545; 4. G. Gusdorf: Traité de l'exisfen,~e morale, Paris, 1949. . . 5. P. Mouy: L'idée de progrès àalls1a philosophie de Renouvier, Paris, 1927. 6. J. Ruen: : L'ordre social, Paris, 1947, p. 646 (. L'ordre libéral sans morale serait un ordre sauvage "l.
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En -économique, la morale se traduit non seulement par la bonne foi dans les transactions, mais par l'honnêteté commerciale et la conscience prqfessionnelle 1. Les politiques grecs, d'après Montesquieu, estimaient que la vertu seule pouvait soutenir les gouvernements populaires. Ce qui est vrai de la démocratie l'est du libéralisme. D'où vient alors l'étrange affirmation de l'amoralité de cette doctrine? La responsabilité en incombe aux classiques qui ont parfaitement connu les problèmes moraux, mais qui -les ont passés sous silence. Comment Adam Smith aurait-il pu les ignorer puisqu'il était professeur de morale et avait écrit une Théorie des sentiments moraux en 1759? Son tort. a été de considérer la moralité comme une donnée qui pouvait être sous-entendue. Puisque la critique est cependant faite, il faut lui répondre. Elle présente plusieurs aspects. Le premier, le plus grave, concerne la justice. Le libéralisme serait injuste. On peut en être surpris. Nous avons vu que cette doctrine avait pour formule de répartition : A chacun suivant ses mérites et éventuellement suivant sa chance. Chacun récol~e ce qu'il a semé et doit respecter cette même règle lorsqu'elle s'applique à autrui. Les droits de la minorité sont le corollaire de la liberté et confèrent à toute société libérale une indéniable noblesse 2. Que veut-on donc insinuer en parlant d'injustice du libéralisme ou de l'individualisme? Dans ce système, remarque l'homme de la rue, les besoins sont satisfaits selon les possibilités d'achat des demandeurs, c'est-à-dire d'après le montant de leurs disponibilités monétaires. Les possesseurs de gros revenus, les « riches )) sont donc privilégiés. Nous répétons cet argument parce que nous l'avons entendu formuler à plusieurs reprises et même par des personnes qui se croyaient averties. Il prouve évidemment une méconnaissance totale du régime libéral. Les revenus qui confèrent à leurs détenteurs un pouvoir d'achat ne sont pas tombés du ciel; si tout se 1. A. Toussain: Rapports de nconomique el de la morale, Paris, 1948, p. &7. 2. C. E. Grimn : ETlterprise.in a F,.ee Society, op. cil., p. 529~
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passe correctement, comme nous devons le supposer, ils sont la contre-partie d'un effort de travail ou d'un sacrifice d'épargne, ils représentent des utilités. Les demandeurs sont sélectionnés à la fois d'après l'intensité de leurs désirs et d'après leur apport antérieur à la soeiété. Rien n'est plus légitime. Si la répartition était faite d'aprè!lles besoins, nous serions en régime communiste. Plus généralement et moins naïvement, le libéralisme est accusé de provoquer l'exploitation de l'homme par l'homme. Un grand nombre de théories d'exploitation ont été soutenues au cours de l'histoire, nous ne saurions même les énumérer ici. L'exploitation est la saisie par un individu ou un groupe, sans compensation, du fruit de l'e:ffort d'un autre individu ou groupe. Cette notion est très impréeise. Dans certains cas seulement, elle ne prête pas à discussion: le type d'exploitation de l'homme par l'homme est l'esclavage. L'exploitation d'un État par un État trouve aussi des exemples célèbres dans l'histoire : elle a été à l'origine de la révolte des colonies anglaises d'Amérique. Quant à l'exploitation de l'homme par l'État, dictateur ou miijorité parlementaire, le lecteur ne sera pas embarrassé pour en citer des cas récents. Nous ne pensons pas qu'il soit nécessaire d'insister sur l'impossibilité théorique de la détermination de la part de produit qui devrait revenir à chacun dans l'œuvre de production. Dans quelle mesure est-il juste de rémunérer l'ajusteur, l'essayeur, l'ingénieur, le comptable, etc., qui ont pris part à la construction d'une automobile? nous ne pouvons 'le savoir et c'est pourquoi tous peuvent avoir l'impression d'être exploités (problème dit de l'imputation). Mais ici encore, il y a des ordres de grandeur qui permettent des affirmations très générales. Si autrefois l'exploitation du travail par le capital a été fréquente, la situation s'est aujourd'hui retournée dans notre pays au point que le capital ne se forme plus et que le progrès économique se trouve freiné. Bien que cette dernière conséquence soit évidente et bien connue, ,un grand nombre de nos contemporains sont restés en retard d'un siècle à cet égard dans leurs jugements.
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L'anachronisme est courant en économie sentimentale. Signalons une forme nouvelle d'cxploitation qui découle de la constitution d'entreprises monopolistiques: grâce à leur situation, celles-ci augmentent leur prix de vente jusqu'au point optimum et réalisent de la sorte des bénéfices qui semblent anormàux, elles « exploitent» les consommateurs. Or, un grand nombre d'entrepreneurs font participer leur personnel à cette aubaine sous forme d'une élévation de rémunération et, s'ils ne décident pas d'opérer cette répartition, le personnel ne manque pas de la demander. L'exploiteur patronal a pour complice l'ouvrier de l'aveu des socialistes eux-mêmes 1. Reste à savoir quand il y a yraiment eXploitation. Le grand public a tendance à considérer les profits en général comme des prélèvements indus et en outre à les croire très élevés. Les erreurs commises à ce sujet sont si fréquentes que nous croyons utile de rappeler ce qu'il faut entendre par ce mot. Le profit, comme mobile des actions humaines, n'est pas autre chose que l'intérêt personnel pécuniaire dont nous avons dit qu'il est une des formes .de l'intérêt personnellato sensu 2. Mais il importe de distinguer le profit ordinaire ou global, simple marge entre le prix de revient et le prix de vente, et le profit pur ou surprofit. Le premier comprend généralement du salaire, à savoir celui du chef d'entreprise, rémunération du travail de direction, et parfois aussi de l'intérêt lorsque eet entrepreneur investit ses fonds dans sa propre affaire. Le total de ces deux montaJ.lts représente le minimum, faute de quoi le dirigeant a intérêt à quitter l'entreprise pour offrir ailleurs ses capacités et à retirer ses capitaux pour les placer dans une affaire plus lucrative. Mais au-delà de ce minimum peut apparaître un surplus,. c'est lui qui est l'objet des critiques, car il est également saisi par le chef d'entreprise. Notons immédiatement que le personnel et les prêteurs ne peuvent se dire exploit.és s'ils ne reçoivent rien de cet excédent, puisqu'ils sont corree1. A. Philip: La crise doctrinale du socialisme en Europe, La Revue socialisle, avril 1952, p. 347. 2. Voyez plus haut chap. in et H. K. Girvetz : From Wealth to Wei/are, op. cit., p. 132.
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tement payés selon les conventions passées entre eux et la direction. Tout au plus pourrait-on parler de spoliation « par exclusion» en arguant du fait que les dirigeants semblent n'avoir pas plus de droits qu'eux à ce supplément. Mais cette apparence correspond-elle à la réalité? Le profit pur comporte deux catégories de rémunérations. ·L'une a pour origine des qualités inhérentes à l'entrepreneur: capacité d'organisation des ateliers, perfection du calcul économique, intuition en matière de débouchés, etc.; elle correspond à des mérites personnels et se présente sous la forme de récompense pour les services rendus par celui qui assume la responsabilité. L'autre a pour source soit des phénomènes de conjoncture (insuffisances momentanées d'adaptation de l'offre à la demande, déséquilibres et frottements au cours du développement dans le temps), soit l'action de puissance exercée par l'entrepreneur sur la structure des marchés (déformation des tableaux de désirs des acheteurs éventuels que favorise· la dépersonnalisation de l'homme, pression sur les pouvoirs publips qui trouve appui dans la tendance à la direction économique) 1. Dans ces deux derniers cas, la chance peut jouer un rôle et l'entrepreneur court des risques. Le profit apparaît alors comme un appât, un stimulant de l'initiative 2. Que ces risques soient considérabl~s, le grand public ne s'en r~nd pas compte, car il voit les réussites et non les échecs. Le cimetière des entreprises n'a guère de visiteurs. Consultons les statistiques du pays qui passe pour celui des hauts profits : les sociétés américaines donnant un revenu représentent 60 % du total des entreprises en 1913, 48 % en 1921, ~9 % en 1939, 52 % en 1941. La mortalité est énorme: les pourcentages de fermetures entre 1939 et 1944 inclus varient de 14,3 à 19. Le profit net moyen des industries américaines de 1925 à 1942 1. J. Marchal: The Construction 01 a new Theory of Profil, American Economie Review, septembre 1951, p. 549. - A. Marchal: La pensée économique en France depuis 1945, Paris, 1953, p. 117. 2. Pour accroltre la production afin de remédier à la misère « nous comptons beaucoup sur la libre initiative et sur le stimulant duproflt»déclarele président des Semainu lIociale. de France à la 39- session, à Dijon, en 1952 (op. cit., p. 31).
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ne dépasse pas 3,67 %. On a calculé que si, de 1930 à 1944, on avait distribué aux salariés le montant total des profits, les salaires n'auraient été accrus que de 6 %1. Ces observations ne nous empêchent pas évidemment de déplorer l'apparition spectaculaire et démoralisante de profiteurs, mais nous ne saurions tirer de ces excès aucun argument contre le système. Les ravages causés par les charlatans ne doivent pas nous amener à maudire la médecine. Nous avons été témoins, en France, de la multiplication des profiteurs sous l'occupation allemande et au lendemain de la Libération. La responsabilité en incombe au marché noir, c'est, à-dire à l'économie dirigée. Il est piquant de constater que les adversaires du libéralisme les plus prompts à lui reprocher son amoralité, sinon son immoralité, sont favorables au marxisme; or cette doctrine tient la morale pour un épiphénomène, un reflet des forces productives, autrement dit, elle la nie comme fait de conscience. Avant de quitter le domaIne de la justice, répondons à cette critique des réformateurs qui prétendent ne pas pouvoir infléchir le régime libéral dans un sens qualifié de social. Mais si ce régime est « insuffisant pour améliorer le sort des travailleurs Il », rien n'empêche de le rendre (e suffisant ». La participation aux bénéfices, l'actionnariat ouvrier, la promotion ouvrière, la sécurité sociale, etc., se développent parfaitement dans un climat libéral. Le libéralisme ne défend nullement le statu quo. Le deuxième aspect de la critique adressée au libéralisme du chef de la moralité concerne une insuffisance de charité. Nous avons déjà répondu par avance, en montrant que celle-ci s'intègre à la doctrine libérale, qu'elle en est l'indispensable complé1. Un exemple typique d'erreur est donné par l'opinion générale des Américains au sujet des tramways. Le public est persuadé que si les villes expropriaient ces moyens de transport et les prenaient à leur compte, elles pourraient aisément réduire les tarifs en renonçant aux profits que doivent encaisser les sociétés. Or, le chef d'entreprise qui, de 1939 à 1943, aurait possédé tous les tramways américains, aurait perdu onze millions de dollars (Sherman Rogers: Why killlhe Goose?, New-York, 1947). 2. C. Bouglé : Destinées de l'individualisme en France, Inventaires, Paris, 1936.
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ment 1. Mais il est nécessaire de revenir sur ce sujet parce que les arguments invoqués ont pris parfois des formes nouv.elles et parce que des légendes sont nées que nous devons dépouiller de leur irréalité pour les ramener à la mesure des données utilisables. Le libér.al, dit·on, applique le principe que « les affaires sont les affaires» et que l'obtention du maximum de bénéfices est le but poursuivi indépendamment de tout autre. Il est certain que le grand public n'admet pas la séparation entre les affaires et la charité et qu'il a perdu confiance dans « la validité morale des valeurs du marché 2». C'est pourquoi il continue de se référer à ce moyen âge que, par ailleurs, il considère comme révolu, en réclamant le juste prix, le juste salaire et le juste profit. Le libéral pense, en effet, que si la charité doit compléter la justice, elle ne saurait la remplacer. Une telle substitution serait une régression 3. Les conceptions médiévales, appropriées à un milieu profondément différent du nôtre, sont inutilisables aujourd'hui; chacun ayant son critère propre de la justice, elles aboutiraient au ·plus complet arbitraire. Le producteur regardera comme juste le prix qui couvrira son coût, le consommateur, celui qui lui permettra de vivre confortablement, etc. Quand, sous couleur de science, on se propose de passer de la justice commutative à la justice distributive, on quitte simple. ment le domaine de cette science que l'on invoque pour entrer . dans celui des idéologies. Un exemple typique nous est donné par un néo-libéral luimême. Walter Lippmann prétend que la politique libérale a pour but de réaliser Ulle plus grande égalité des revenus 4. Nous avons montré que la liberté exigeait, au contraire, l'inégalité et que la répartition idéale, celle qui a lieu suivant les mérites, celle qui est morale, s'oppose à tout nivellement. Nous savons, par ailleurs, qu'économiquement parlant celui-ci tend 1. Mgr Ancel va jusqu'à regarder les inégalités comme « des occasions de développer la charité» (loc. cit., p. 164). 2. F. H. Knight : The Ethics of Liberalism, op. cit., p. 13 et suiv. 3. Ainsi s'exprime Renouvier dans sa Science de la morale en 1869. 4. W. Lippmann: La cité libre, op. cit., p. 274.
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à détruire les facultés d'initiative et de prévoyance, donc à freiner dangereusement le progrès, et nous verrons, par surcroît, qu'il risque de gêner la formation des élites. Si donc justice et charité doive!).t être liées, il est périlleux de les confondre. Justice d'abord, charité ensuite, toutes deux nécessaires, mais chacune à sa place. Certes, nous abordons ici l'un des problèmes les plus troublants qui se posent aux consciences. Un éonflit surgit fréquemment entre la justice et la charité, et la tentation est grande de le trancher au détriment de la première 1. La plupart des hommes sont appelés à être juges en quelque manière: l'examinateur pour le candidat, le père de famille pour ses enfants. La théorie actuelle de la redistribution des revenus est bien inquiétante à cet égard. Nous ne parlons pas de la possibilité évidente qu'elle donne aux dirigeants de favoriser un parti ou une classe puisqu'ils s'arrogent ainsi le droit de prendre aux uns pour donner aux autres d'après des critères établis par . eux-mêmes, mais nous songeons au parfait honnête homme qui se laisse entraîner par le sentiment et qui cherche à satisfaire les besoins sans s'apercevoir peut-être qu'il frappe le travailleur au bénéfice du paresseux et secourt le prodigue au détriment de l'épargnant. Là est le danger de cette cc justice distributive », si attirante et si décevante. ' Dans tous les cas, ce qui est inadmissible de la part des défenseurs de cette théorie, c'est d'identifier libéralisme et capitalisme en ayant soin de noircir le second jusqu'aux limites de l'absurde. Il est évidemment facile· de condamner le libéralisme en le présentant sous les traits d'un capitalisme flamboyant, fondé sur une cc fonction injustifiée du capital» et cc athée dans sa pratique qui constitue toute sa phiJosophie 2 ». Dénoncer le matérialisme du capitalisme qui cc déshumanise la vie 3 » n'a guère de sens quand on sait que le capitalisme est 1. ,Ch. Péguy explique que c'est là l'origine d'un désaccord permanent entre la Vierge Marie et Dieu le Père. Car la Vierge est toute charité et Dieu, il faut bien qu'Il soit pour la justice. , 2. Osservatore Romano, 8 mai 1949. 3. N. Berdiaeff; Le destin de l'homme dans le monds actuel;'Paris, 1934, p. 64••
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Ulle méthode applicable aussi bien dans un régime libéral que dans unrégime étatiste, comme nous l'avons expliqué 1. Il serait facile d'ouvrir une pittoresque galerie de caricatures dues à des auteurs pourtant avertis qui s'acharnent à prendre les individualistes ou les libéraux pour boucs émissaires. Ces derniers finissent par être confondus avec les anarchistes 2 et par devenir des ~ortes de monstres d'égoïsme « affamés de jouissance 3 ». Les ombres de Smith et de Mill doivent parfois s'attrister aux Champs-Élysées. Nous ne saurions trop souligner les dangers que présentent les diatribes de ce genre. On comprend que des esprits soucieux de moralité condamnent avec éloquence les athées, les matérialistes, les profiteurs, et nous applaudissons à leurs paroles. Mais appliquer ces qualificatifs à des libéraux comm8 tels ne . peut que nuire à ceux-là mêmes qui poussent à ce point l'incompréhension des doctrines; ils risquent fort de rejeter les lecteurs ou les auditeurs vers les doctrines adverses, c'est-à-dire vers le communisme qui est, lui, une doctrine mat.érialiste. Nous avons souvent observé ce choc en retour dont de savants écrivains ou d'illustres orateurs ne se rendaient nullement compte et dont ils étaient victimes. « Il n'y a que deux conceptions de la morale humaine ... L'une d'elle est chrétienne et humanitaire, elle déclare l'individu saoré. L'autre exige que l'individu soit en toute façon subordonné et sacrifié à la communauté '. li La première de ces conceptions est celle du libéralisme. Malheureusement, le vulgaire continue de confondre le libéralisme avec le conservatisme social et le capitalisme exploiteur qui fournissent de si beaux et de si faciles thèmes de prédication morale. Insistons sur cette irritante question en livrant d'abord à 1. Sur l'identification du capitalisme et de l'économie monétaire, M. Dobb : Studies in the Development of Capitalism, New-York, 1948. 2. «L'individualisme implique le rejet de toute attache familiale locale, professionnelle même» (Duthoit : Rénovation tran{;aise, 1942, p. 32). « Individualisme égalitaire et anarchique» (G. Thibon: Retour au réel, 1943, p. 66). 3. Sermon de Notre-Dame, 25 février 1945. 4. A. Kœstler: Le zéro et l'infini, trad. franç., Paris, 1945, p. 177.
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la méditation des responsables ces lignes du Père Laberthonière, dont nul ne contestera les qualités d'éminent éducateur: « Le propre du christianisme ... , c'est la netteté, la décision, la force avec lesquelles il se présente comme un vrai personnalisme, en ce sens que ce qu'il met au premier plan, c'est d'une part la préoccupation de ce que nous sommes ... , d'autre part l'affirmation, la révélation que ce qui nous caractérise, c'est d'être chacun des fils de Dieu, voulus par Dieu en nous-mêmes et pour nous-mêmes, et pas seulement des incarnations momentanées de l'espèce 1. » Voilà bien posé le principe de la personne ou de l'individu qui a sa valeur en soi, voilà justifiée la formule lapidaire d'un autre maître de l'Oratoire: « Chaque esprit est un monde 2. » De la part d'un catholique, toute hésitation en' face des doctrines matérialistes serait inadmissible. Le communisme a été condamné en termes violents, que l'on trouve rarement dans des textes de cette nature, par des encycliques nombreuses depuis Qui pluribus (1846) et Quod Apostolici muneris (1878) jusqu'à Dil'ini Redemptoris (1937). Le socialisme, nettement distingué du communisme, a été déclaré « inconciliable avec le christianisme authentique» (Quadragesimo anno, 1931) 3. L'État est invité à obéir à l'ordre naturel, car il est postérieur à l'homme (Rerum NOlJarum, 1891; Summi Pontificatus, 1939) '. Bien que le capitalisme ne soit pas (c condamné en lui-même )1 (Rerum l'foyarumJ, car il n'est pas « intrinsèquement mauvais» (Quadragesimo anno J, il l'est par certains catholiques 5. 1. Esquisse d'une philosophie personnaliste, Paris, 1942, préface. 2. P. de Bérule : Œuvres, éd. Migne, 809. , 3. L. Baudin : Catholicisme et communisme, Revue politique et parlementaire, novembre 1948, p. 258. 4. «Faire de l'étatisation la règle normale de l'organisation publique serait renverser l'ordre des choses. La mission du droit public est de servir le droit privé, non de l'absorber» (Discours du Saint Père à la g e Conférence des associations patronales catholiques, in Professions, 28 mal 1949). Pie XII lie l'absolutisme d'État au positivisme juridique, voyez son très intéressant discours au tribunal de la rote en novembre 1949. 5. Les orateurs des Semaines sociales ont tendance à juger sévèrement toutes les doctrines (voyez notamment les Semaines BocialM de 1945, 1947 et 1952). Démolir est aisé, reconstruire l'est moins. Les plus avertis cependant .'expriment d'une manl~re pertinente et mesurée. Dana lion remar-
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De son côté, le Conseil mondial des Églises protestantes a rejeté le communisme et le capitalisme à Amsterdam en 1947. Toutefois, les évêques anglicans ne veulent pas faire cause commune avec les forces anticommunistes, car ils craignent de s'engager dans le domaine économique (Conférence de Londres, 1948). Revenant' à la France, nous ne voulons pas clore ce paraI graphe sans préciser l'instant qui a marqué le tournant de la doctrine libérale chez nous dans la direction de la morale et . sans évoquer la belle figure de celui à qui nous sommes rede. vables de cette évolution: Frédéric Le Play 1. Cet ingénieur n'hésite pas à abandonner sa chaire de l'École des Mines pour obéir à sa conscience qui lui commande de s'occuper d'abord de la morale, car à quoi bon la science si règne le vice? Il est bien un individualiste de la dernière étape, d'après notre classification, puisqu'il n'admet pas cc la liberté systématique », c'està-dire absolue, et désire la tempérer par la cc hiérarchie sociale et l'autorité ». La morale est mise au premier plan et l'économie politique se présente dans une lumière jusque-là ignorée comme une cc économie de 'vertu ». Le travail est cc le principal auxiliaire de l'ordre moral», parce que l'homme doit dompter sa nature pour se livrer à un effort pénible. cc Le but suprême du travail, dit-il, est la vertu et non la richesse. » L'épargne, de même, cc signale la présence de certaines qualités morales, car les individus témoignent alors par leur frugalité volontaire qu'ils Qnt la force de réprimer leurs passions et de contenir leurs appétits». Il est difficile de concevoir urie plus totale moralisation de l'économique. Après de tels textes, continuer de prétendre que les libéraux français demeurent dans l'amoralité, c'est une ignorance ou une impertinence 1. quable discours introductif à la Semaine sociale de 1952, le président Charles Flory n'hésite pas à affirmer qu'il «compte beaucoup sur la libre initiative et sur le stimulant du profit» (p. 31). De son côté, H. Guitton reconnatt que l'individualisme postule des valeurs morales (Le christianisme social, Paris, 1945, p. 214). 1. F. Le Play: Texles choisis, Paris, 1947. Ce~qu'on peut reprocher à Le Play, c'est de ne pas avoir vu le « possible» à côté du « souhaitable ». Son économie de vertu est presque surhumaine.
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• •• Nous venons de passer en revue les trois critiques les plus couramment adressées au libéralisme et nous avons noté loyalement ce qu'il fallait en retenir afin de procéder aux corrections nécessaires. Bien d'autres reproches ont été énoncés. Beaucoup ne valent pas la peine d'être examinés, tel celui de gaspillage, d'erreur, de déséquilibre, car ces imperfections se retrouvent dans tous les genres d'économie dès que l'on passe de la théorie à la pratique. La plus autoritaire d'entre elles n'en est pas exempte, celle de la caserne 1. Par contre, il est deux points qui appellent quelques explications. D'abord, il ne faut pas croire que le libéralisme ne satisfasse pas l'instinct grégaire 2. Le « désencadrement )) risque de conduire l'homme-masse au désespoir et même au suicide, comme l'a montré Halbwachs, mais l'association est admise et, comme nous l'avons dit, la société est d'autant plus solidement constituée que les liens entre les individus sont volontaires. Suivant l'expression allemande, le libéral est einsam,
nicht allein 3. Ensuite, il semble que le libéralisme ne fasse pas miroiter aux yeux du grand public un idéal susceptible de l'entraîner. A coup sûr, ce n'est pas la concurrence redoutée, ni le mécanisme des prix qui peuvent provoquer son enthousiasme. Autrement stimulant est le marxisme annonciateur de la « catastrophe )), de l'écroulement de la société bourgeoise et de l'avènement du paradis prolétarien. Nous le reconnaissons. Le· mythe, au sens sorélien du mot, garde sa vertu, et la foule est toujours sensible aux drames à grand spectacle, toujours favorable à la destruction des idoles, toujours enchantée par des visions de 1. Ce sont là des évidences. Il n'y a pas de chômage à la caserne, mais il y a dans tous les recoins des gens qui ne font rien (D. Villey: Pamphlet contre l'idéologie des ré/ormes de structure, Redevenir des hommes li bres, Paris, 1946). 2. Le « besoin de fraternité effective» d'!. Silone, in Le dieu des ténèbres, Paris, 1950. 3. Isolé, non seul.
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bien-être éternel. La liberté garde son charme, mais c'est un cliché usé et dont l'image est bien déformée, comme nous l'avons vu. La formation de la personnalité humaine serait peut-être un but valable, nous la retrouverons lorsque nous parlerons de l'élite. Vouloir appartenir à cette élite, n'est-clt pas un bel idéal?
CHAPITRE VI
LA. CONTRE-ATTAQUE
1. Les lignes de départ. En France, le libéralisme a régné en fait jusqu'à la crise de 1929-1930, malgré de nombreuses déformations. Il demeurait le fondement du régime économique. La guerre de 1914 a forcément marqué une poussée du dirigisme, mais dès le lendemain de la victoire, les abus que celui-ci avait entraînés ont discrédité ses partisans aux yeux du grand public. Les scandales des comptes spéciaux, du ravitaillement, de la flotte d'État, n'ont pas permis au socialisme de profiter des avantages que lui avait procurés la centralisation réalisée pendant les hostilités. Les institutions libres continuaient simplement à être grignotées peu à peu, comme par le passé, par des réformes sporadiques et multipliées. En théorie, le libéralisme, violemment attaqué depuis Karl Marx, restait sur la défensive. Les arguments anciens étaient repris et développés avec plus ou moins de force, mais avec peu de variantes; on critiquait la bureaucratie étatiste, les atteintes portées à l'esprit d'initiative et à l'esprit de prévoyance et cet ensemble de reproches était devenu banal à force d'avoir été répété. Deux livres remarquables, parus l'un à la fin du XIX e siècle, l'autre au début du xx e, résument ces arguments: Schaeffie : La quintessence du socialisme (1874) traduit en français en 1880 et 1904, et Bourguin : Les systèmes socialistes et l'évolution économique (1906). Le premier de ces auteurs insiste sur la difficulté qu'il y aurait à promouvoir le progrès dans une
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société intégralement planifiée, le deuxième sur la complexité de tout système socialiste, la multiplication des fonctionnaires, la paperasserie, la nécessité de mettre à la tête de l'administration « une autorité infaillible, assistée d'un service d'informations irréprochable )J. Quant au fond, pendant cette longue période qui va de 1867, date de la publication du Capital, aux environs de 1930, le libéralisme a subi une évolution dont les commentateurs n'ont ,pas assez tenu compte. Non seulement il s'est moralisé ou · humanisé, avec Le Play et ses successeurs, et il a mis davantage en lumière l'individu comme fin plutôt que la liberté, · mais encore il s'est modifié dans le sens de la l'elatiçité et de la · modération. Les connaissances historiques et géographiques sont si répandues que l'idée de principes èconomiques universels et immuables devient insoutenable. La relativité s'installe dans les sciences sociales en maîtresse incontestée. Les systèmes s'inscrivent désormais dans des cadres qu'il convient de préciser pour chacun d'eux et sont étrangers aux décrets divins. Aussi les libéraux ne prétendent-ils plus à la perfection : ils font acte de modestie, reconnaissent leurs défauts et témoignent même d'un· certain pessimisme. Ils savent qu'ils ne réalisent pas un idéal, que l'ordre naturel n'est pas le meilleur que l'on puisse imaginer, mais ils s'empressent d'ajouter: « Avant de condamner une catégorie d'institutions, il faut se renseigner sur les alternatives offertes 1.» Ils avouent qu'une société, dont les membres s'efforcent de gagner de l'argent pour eux et leur famille, peut ne pas être la plus noble forme d'association, mais ils remarquent aussitôt que « l'histoire entière est un pis-aller 2 ». Ne nous y trompons pas, cette attitude est beaucoup plus dangereuse pour les adversaires du libéralisme que les affirmations apologétiques d'un Bastiat. Les socialistes partaient jadis à l'assaut d'une forteresse et quand ils avaient ouvert une 1. L. Robbins: L'économie planifiée et l'ordre international, trad. franç., Paris, 1938, p. 234. 2. H. A. L. Fisher: The Ethics of Capitalism, Bulletin de la Lloyds Bank, avril 1933.
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brèche dans les remparts, ils occupaient une partie de la place. Aujourd'hui, ils trouvent devant eux une armée qui manœuvre e·n rase campagne, abandonne, s'il le faut, les positions avancées, mais repart ensuite à l'attaque. « Vous découvrez de!'! défauts dans notre système, disent les libéraux, mais en avezvous un meilleur à nous proposer? Il est trop facile de critiquer ce qui existe en parant de toutes les qualités ce qui n'existe pas. Qui êtes-vous? Dévoilez vos figures! » De cette ligne de départ solide, les soldats de la liberté sont partis à la contreattaque avec une telle impétuosité que leurs ennemis ont chancelé. Non seulement les anciennes armes ont été utilisées, mais des armes nouvelles ont été forgées, celle notamment du « calcul économique » qui a donné lieu à une mêlée confuse. Les premiers assaillants méritent d'être mentionnés : L. von Mises, dès 1922, avec Gemeinschaft (traduit en français en 1938 sous le titre Le socialisme), F. A. Hayek, G. Halm, L. Robbins l, Malheureusement pour notre pays, la crise de 1929-1930 fut très habilement exploitée par les socialistes qui prétendirent voir en elle un phénomène nouveau, d'une nature différente de celle des crises analogues, mais moins longues et moins profondes, qui l'avaient précédée et ils en rendirent responsables les institutions libérales. Les producteurs menacés se tournèrent vers l'État pour lui demander de les protéger pal' des droits de douane et des contingents. On alla jusqu'à interpréter la destruction du café brésilien, à la suite d'une politique de valorisation incontestablement « dirigée », comme la preuve de la perversité du libéralisme, créateur de misère dans une économie d'abondance. Étrange atmosphère de contre-vé.rités et de slogans qui aboutit au triomphe du socialisme en 1936 2, Il n'y a ensuite qu'à examiner les statistiques de la production, du commerce international, des cours du change, pour se rendre 1. Mentionnons en France C. Rist, J. Rueff, A. Aftalion (Les fondemenls u socialisme, Paris, 1923). 2. Germain Martin, trois fois ministre des Finances entre 1930 et 1936, est si indigné de l'attitude de certains parlementaires qu'il demande en 1934 au président Doumergue de retirer au Parlement l'initiative financière.
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compte du déclin de notre pays et de la. situation d'infériorité économique dans laquelle il se trouvait mis au moment où un conflit international menaçait d'éclater 1. La réaction de défense des économistes libéraux se traduit alors par la réunion du Colloque Walter Lippmann, en aotît 1938, qui ouvre la période néo~libérale dont nous parlerons ultérieurement. 2. Le bastion communiste. Nous ne dirons rien des assauts menés contre le bastion communiste pour plusieurs motifs. D'abord, une telle étude dépasserait le cadre de cet exposé étant donné que le communisme n'est pas.seulement une forme d'économie, il est aussi une philosophie. Personne, croyonsnous, ne nous contredira sur ce point et c'est.pour cette raison qu'il est radicalement incompatible avec le catholicisme, quels que soient les terrains d'entente que l'on puisse découvrir 2. Le catholique affirme la primauté de l'esprit, engendré par la divinité. Le communiste ne nie pas l'esprit, mais le fait dériver de la matière. Cette philosophie communiste repose sur des postulats, sur une croyance. 011l'a souvent à juste titre appelée une mystique. Or, une foi ne se discute pas. La .logique perd ici ses droits et l'écrivain son temps 3 • . Ensuite, la prétendue expérience communiste poursuivie en Russie, qui semble être, à certains égards, bien peu communiste si l'on observe les infiltrations multiples de capitalisme qui en modifient le caractère 4, est non seulement mal connue et 1. «Évolution vers le désordre. que l'étranger considère. avec st.upeur " not.e Germain Martin (Notice sur la vie et les œuvres de Germain Martin, séance de l'Académie des sciences morales et politiques, 17 novembre 1952). 2. Le communisme est un antichristianisme, il est « antireligieux par sa nature» (encyclique Divini Redemptoris). 3. Le communisme russe est «une transformation et une déformation de la vieille idée messianique russe» (N. Berdiaev: Les sources et le sens du . communisme russe, trad. franç., Paris, 1951, p. 249). 4. Méthodes d'organisation et de travail, éventail des laires, restaüration du profit, etc.
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confuse, mais encore fort peu probante : « La différence est de plus en plus grande entre ce que les communistes pensent et écrivent, parce qu'elle est de plus en plus grande entre ce qu'ils veulent et ce qu'ils font 1. » Le trouble est porté à son comble par l'extraordinaire diversité des moyens utilisés, chacun d'eux étant adapté à la mentalité des individus dont les communistes veulent faire la conquête. Les Français se souviennent avoir vu, au lendemain de la libération, des affiches électorales de candidats communistes qui se présentaient comme défenseurs de la petite propriété et même de la petite épargne. G. de Reynold distingue deux mondes barbares à l'aurore de nos civilisations européennes. L'un est organisé autour d'une mare nostrum en forme de dyptique : mer Baltique-mer du Nord; il est complémentaire du monde antique civilisé; l'autre s'étend sur des espaces illimités situés à l'Est de l'Europe et en Asie. Le premier est composé de peuples assimilables qui s'éduquent au contact des civilisés et qui sont amenés à respecter les cultures, les traditions, les croyances étrangères : tels les Germains et les .celtes. Le second comprend des hordes de destructeurs qui chassent ou asservissent les populations sans possibilité de fusion, ni même de rapprochement. Tels les Finnois et les Mongols 2. Nous parlerons ici seulement des socialistes qui ne s'inspirent pas des doétrines et des politiques du monde étranger au nôtre dont la zone géographique s'étend sur les steppes orientales vers la mystérieuse Asie 3. 1. Merleau-Ponty: Humanisme el lerreur. Elsai 8ur le problème communisle, op. cit. . 2. G. de Reynold : Le monde barbare. 1 : Les Celles, Paris, 1949. 3. Les observations figurant dans ce paragraphe prennent leur source dans l'énorme masse des documents relatifs au communisme parmi lesquels nous mentionnerons les plus récents et intéressants. Divers auteurs : Le communisme et les chrétiens, Paris, 1937. - R. G. Renard: L' :SgliBe el la question sociale, Paris, 1937. - R. Mossé : L'économie collectiviste, Paris, 1939. - De Lubac: Le drame de l'humanisme athée, Paris, 1945. - A. Vène: Vie et doctrine de Karl Mar::c, Paris, 1946. - H. Lefebvre: Le matérialisme dialectique, Paris, 1947. - G. Lukacs : Exislentialisme ou marxisme, Paris, 1948. - P. Desroches : Siglliflcation du mar::cisme, Paris, 1949. - J. Mon-
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3. La désagrégation du socialisme. Rendons cette justice au communisme que, sur le plan <;le la théorie économique, il présente des contours nets et des arêtes vives : fonctionnarisation totale, établissement de statistiques des besoins préalablement limités et des possibilités de la production, obligation au travail, constitution d'une épargne publique, sanctions. En bref, substitution complète d'un pouvoir central aux individus: un seul cerveau, un seul levier de commande. Ni prix, ni monnaie, ni commerce, ni propriété individuelle, ni revenus privés. Il est vrai que ce système ne peut fonctionner que dans une société simplifiée, primitive et soumise à une dictature autoritaire ou dans une petite communauté de. volontaires où règne un esprit religieux de renoncement, de sacrifice, mais du moins pouvons-nous le concevoir. La fourmilière ou la termitière humaine n'est pas une impossibilité. Mais, pour le socialisme, le cas est plus grave, car nous n'arrivons pas à savoir exactement en quoi il consiste. Nous devrions d'ailleurs correctement parler de collectivisme puisque le socialisme englobe le communisme et le collectivisme. Mais le langage courant n'a pas suivi la terminologie scientifique sur ce point et désigne par socialisme ce qui figure chez les meilleurs auteurs sous le nom de collectivisme. Nous suivrons cet usage. Scien tifiquement aussi, les deux formes du socialisme se distinguent clairement dans le domaine de la production et dans celui de la répartition. Le collectivisme exige une mise en commun des seuls moyens de production et répartit les produits d'après leur valeur-travail, le communisme met tout en commun et opère les répartitions d'après les besoins. Mais comme la théorie de la valeur-travail est trop manifestement nerot: Sociologie du communisme, Paris, 1949. - H. Bartoli : La doctrine économique et sociale de Karl Marx, Paris, 1950. - Divers auteurs: Le dieu des ténèbres, Paris, 1950. - A. Camus: L'homme révolté, Paris,. 1951.
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inexacte pour pouvoir être soutenue, cette distinction n'est pas valable dans la pratique. Il n'est pas jusqu'au mot socialisme qui, pour nous dérouter, n'ait changé de sens au cours de l'histoire. Forgé au début du XIX e siècle, il signifiait alors : état social existant, par opposition à l'individualisme regardé comme révolutionnaire 1. Pris dans un sens religieux par le pasteur Vinet en 1831, et appliqué aux saint-simoniens, il est utilisé en 1832 par Pierre Leroux qui en revendique la paternité, et il revêt le caractère d'opposant à l'ordre établi, alors que l'individualisme prend à partir de la révolution de 1848 des allures conservatrices. Les deux mots ont donc èhangé de place, tout en continuant à s'opposer, comme en un quadrille. Passons en revue quelques définitions du socialisme que nous rangerons en trois groupes. Nous réunirons dans une première catégorie toutes les définitions non spécifiques, c'est-à-dire applicables à des doctrines autres que le socialisme ou non applicables à toutes les formes de socialisme. Nous pourrons les" rejeter sans autre examen. Ainsi quelques auteurs et beaucoup d'électeurs regardent comme socialiste quiconque s'intéresse particulièrement aux questions sociales. Proudhon remarquait déjà que, dans ce cas, tout le monde ou presque serait socialiste. De même on ne saurait qualifier de socialiste toute évolution tendant à instaurer un régime d'association, puisque celui-ci est compatible avec le libéralisme. Quelques formules énoncées par des hommes d'État ou des' économistes figurent sous cette rubrique, celle que donne Léon Blum par exemple : le socialisme est la doctrine qui se propose « de réduire la souffrance et l'inégalité jusqu'à leur résidu incompressible, d'installer la raison et la justice là où règnent aujour- , d'hui le privilège et le hasard 2 », définition insuffisante car nous ne connaissons pas de doctrine dont le but soit d'accroître la souffrance et d'instaurer le règne de l'injustice! Dans le même 1. Ch. Grünberg : L'origine des mols K socialisme. el • socialiste " Revue d'hisloire des doctrines économiques, 1909, p. 289. 2. Revue de Paris, 1 er mai 1924.
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genre, le professeur Antonio Garcia écrit: « La socialisation est Je système économique de la démocratie, qui obéit à une triple fin : assurer la primauté de l'intérêt général... élever progressivement le niveau de vie de la population et faire de la liberté politique un patrimoine sincère, authentique et universel l • » Qui ne souscrirait à un si beau programme? On comprend le désespoir de W. Ropke qui finit par traiter le socialisme de « réceptacle de sentiments, passions,désirs, émotions et idées vagues 2)). Il va de soi que les définitions tendant à créer une confusion entre des doctrines qu'il importe surtout de distinguer ne sauraient convenir davantage. Telle l'affirmatitm de Jaurès: « Le socialisme est l'individualisme logique et complet 3 )), qui correspond à celles d'E. Fournière 4 et de V. Basch 5. Les définitions de la deuxième catégorie, bien que spécifiques, restent vagues. Déclarer avec Laskine que « la société de demain ne peut pas être un objet de science pour le savant d'aujourd'hui)) et que « le socialisme est la théorie d'un ordre à venir 6 )) ne nous apprend rien sur les caractères de cette doctrine.Dire que la société' socialiste est « une construction arbitraire de l'intelligence humaine 7 » est exact et devra être retenu, mais insuffisant sans autre précision 8. En effet, l'opposition est alors tout indiquée entre le socialist~ qui fait appel à la raison et le, libéral qui laisse faire la nature, « l'organisation spontanée de la société a ses raisons que la raison ne connaît pas 9 )). Or le libéral ne dédaigne nullement l'aide de la raison. Bien au contraire, on lui a fréquemment reproché de négliger 1. A. Garcia: Planiflcacion municipàl, Bogota, 1949, p. 34. 2. W. Rôpke : The Problem 01 Economic Order, Le Caire, 1951, p. 6. 3. Revue de Paris, 1er décembre 1898, p. 499 .. 4. E. Fournière: Essai sur l'individualisme, Paris, 1901. 5. V. Basch : L'individualisme anarchiste, Paris, 1928, p. 218 et suiv. Pour cet auteur l'individualisme mène au socialisme; pour Fournière, l'individu est le but (voyez H. Michel: L'idée de l' JJ:tat, Paris, 1896, p. 416) . . 6. Le socialisme suivant les peuples, Paris, 1920. 7. M. Schatz : L'individualisme économique et social, Paris, 1907. 8. C'est pour ce motif que lè fait familial, qui est naturel, constituè une gêne pour le socialisme. 9. M. Schatz, op. cit.
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l'influente du milieu et des institutions parce qu'il suppose, conformément aux enseignements de l'école psychologique autrichienne, que l'homme est capable de dresser un tableau de ses désirs savamment hiérarchisés, avant de prendre une décision d'achat sur le marché. L'intérêt personnel même est rationnel. I:.a différence entre les deux systèmes est que l'individualiste s'adresse à sa propre raison pour se décider, au lieu que les citoyens d'un État socialiste doivent agir conformément à un plan ratiormel, c'est-à-dire d'après la raison de ceux qui détiennent le pouvoir 1., Nous en avons assez dit au sujet des théories d'exploitation pour ne pas avoir besoin d'insister sur les définitions qui présentent le socialisme coinme une revendication contre une injustice. « Le socialisme est un idéal de perfection sociale, écrit M. Delevsky, s'opposant à toutes les formes d'oppression, d'exploitatio!l et d'inégalité sociale.» D'où nous devrions conclure que tous les. révolutionnaires de 1789 étaient des socialistes 2. Il est vrai que le socialisme n'a rien d'un appel à la charité; il exige, il ne demande pas. D'où son caractère agressif. Mais si c'est là une nuance certaine que revêt toute doctrine socialiste, ce n'est nullement une définition. L'idée d'égalité, qui est souvent liée à celle de justice, est fréquemment retenue comme essence du soci.alisme. « J'appelle socialisme toute tendance ayant pour objet l'égalité réelle entre les hommes 3. » « Est socialiste quiconque veut, comme but, diminuer l'inégalité sociale '. » Mais cette définition est illcor_recte. Si l'égalité, par exemple, est réalisée par la voie du par1. • Le socialisme est un rationalisme social pratique. (W. Sombart : Grundlagen und Kritik des Sozialismus, Berlin; 1919, p. VII. - G. H. Bousquet: Introduction aux systèmes socialistes de V. Pareto, Paris, 1926, p. xvm). 2. A. Philip: Quelques nouvelles éludes sur le socialisme, Revue d'économie politique, 1931, p. 404. 3. E. Faguet: Le socialisme en 190'1, Paris, 1907, p. 1. 4. A. Aulard : Histoire politique de la Révolution fran,ais/l, Paris, 1901.Cette conception a été reprise récemment par J., Riès qui découvre la spécificité socialiste dans la recherche de l'égalité et sa défense contre la liberté (De l'aulonomi/l socialiste, Revue socialiste, 1951). Sur l'égalité, voir Bougl6: Les idées égalitaires, Paris, 1899.
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tage des biens, nous avons affaire à un « partagisme » qui tend à multiplier les propriétés individuelles, à les consolider, et s'oppose au socialisme. La preuve nous en est donnée par la politique agraire de la Roumanie après la guerre de 1914-1918, puisque c'est pour éviter la propagation des théories socialistes venues de Russie que ce pays a décrété le partage des terres. Contrairement à ce qu'imaginent beaucoup de paysans, la socialisation ne leur donne pas la terre, elle la remet à la collectivité. Dans la troisième catégorie, les définitions sont plus solidement assises. L'idée d'organisation légale autoritaire est retenue par plusieurs auteurs. « On appelle socialiste toute doctrine qui réclame le rattachement de toutes les fonctions économiques ou de certaines d'entre elles qui sont actuellement diffuses, aux centres directeurs et conscients de la société 1 ... » « Par société socialiste, nous désignerons un système institutionnel dans lequel une autorité centrale contrôle les moyens de production et la production elle-même 2. » Cette autorité ne laisse pas d'inquiéter ceux des hommes d'État socialistes qui cherchent à sauvegarder la liberté dans la mesure du possible : « Nous ne sommes pas séduits par un idéal de réglementation tracassière et étouffante, écrit Jaurès. Nous aussi, nous avons une âme libre. Nous aussi, nous sentons en nous.l'impatience de toute contrainte extérieure ... Plutôt la solitude, avec tous ses périls, que la contrainte sociale. Plutôt l'anarchie que le despotisme, quel qu'il soit 3! » Précisons que l'autorité n'est nullement incompatible avec le libéralisme lorsqu'elle s'efforce de créer les conditions nécessaires à l'établissement et au maintien de la liberté. Les « réformes sociales », dont certains ont voulu faire la caractéristique du 1. Durkheim : Le socialisme, Paris, 1923. 2. J. Schumpeter : Capitalisme, socialisme et démocratie, op. cit., p. 272. 3. D'où la conception du « collectivisme décentralisateur» (voyez Bourguin : Les systèmes socialistes et l'évolution économique, op. cit., et M. Boitel : LBS idées libérales dans le socialisme de J. Jaurès, thèse, Paris, 1921). Pour P. Bourdan, le socialisme est libéral et ne reste marxiste que pour conserver ses troupes (Les attardés, Le Figaro, 9 juin 1946). Ramsay Mc Donald s'est également efforcé de concilier la liberté et le socialisme (Socialism, Critical and Constructive, Indianapolis, 1924, p. 252).
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socialisme, ne sont le monopole d'aucune doCtrine. Stuart Mill, dé~ireux d'abolir le salariat, réforme sociale s'il en fut, ne cesse pas pour ce motif d'être, libéral : il veut précisément libérer la personne humaine. Une telle forme d'autorité entre dans le cadre du néo-libéralisme. L'autorité socialiste est tout autre. Elle détériore le mécanisme des prix et elle est incompatible avec le rétablissement de la liberté. Quant à la dictature comme moyen d'instaurer la liberté à long terme, nous avons dit à propos de la liberté objective ce qu'il faut en penser. « Asservir pour affranchir est un moyen de dressage et non d'éducation. Le dressage humain détruit l'homme 1. » Une telle organisation autoritaire, dans tous les cas, n'est susceptible de justification, semble-t-il, que si elle est établie dans l'intérêt général. Cette condition est sous-entendue. Or, plusieurs bons observateurs parlent d'intérêts collectifs, non d'intérêt général, et nous constaterons en examinant la situation du socialisme en France qu'ils ont raison, au moins pour notre pays. Là est une des caractéristiques que nous devrons retenir et dont la gravité n'a pas besoin d'être soulignée, car elle éclaire d'un jour cru .la dure parole de Pierre Bourdan : « Le parti tient lieu de conscience. » « Le socialisme, écrit Bourguin, est tout système qui implique suppression, réduc~ion ou diffusion des revenus capitalistes par l'institution de droits collectifs sur les choses au profit de communautés plus ou moins vastes, à côté ou à la place des droits individuels 2. » « Le socialisme, lisons-nous dans A. Spire, est une doctrine qui estime que le but de l'activité économique se doit d'être conforme aux intérêts collectifs 3. » La réduction ou la suppression du droit de propriété individuelle est, à coup sûr, un élément du socialisme, mais elle ne suffit pas, elle exige le remplacement par une propriété sociale partielle ou totale, faute de quoi nous tomberions dans l'anàr1. H. Noyelle : Révolution politique et révolution économique, Paris,' 1945, ~1&
.
2. Le8 8ystème8 80cialistes el· l'évolution économique, op. cil. 3. Inventaire ,de8 8ocialisme8 fran,aiB confempol'ains, Paris, 1945, p. 9.
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chis me. M. Lichtenherger appelle socialistes les écrivains qui, au nom du pouvoir de l'État et « dans un sens égalitaire et communiste», ont entrepris de modifier l'organisation traditionnelle de la propriété 1. Vilfredo Pareto, de son côté, écrit: « Les systèmes socialistes sont caractérisés par le fait qu'ils n'admettent qu'un minimum de propriété privée 2. » Des observations analogues peuvent être énoncées à propos de la réduction ou de la suppression de la concurrence qui, avec la propriété privée, constitue l'économie de marché. Celle-ci « doit être rigoureusement distinguée du deuxième système de coopération sociale que l'on peut concevoir avec division du travail: le système de la propriété sociale ou gouvernementale des moyens de production. Ce deuxième système est communément appelé socialisme, communisme, économie planifiée ou capitalisme d'État 3 ». Ce rapide aperçu des diverses conceptions du socialisme laisse une impression pénible d'indétermination. Dela brume émergent quelques points de référence : l'organisation autoritaire par le pouvoir central et la mise en commun plus ou moins étendue de biens. Le reste demeure dans le vague. Certains esprits peuvent se complaire dans cette absence de précision, accordée à leur romantisme; plus nombreux encore sont ceux qui se laissent séduire par l'esthétique, le caractère de nouveauté, l'apparence humanitaire de cette doctrine. Il existe toujours des tempéraments d'artistes qui apprécient l'originalité dans toutes les disciplines, des scientifiques qui s'enthousiasment pour toutes les constructions rationnelles, des jeunes qui ont peur d'être en retard d'une idée, des sentimentaux comme C. Péguy pour qùi le socialisme est « une disposition du cœur, une conception évangélique 4 )J. Venons-en à la contre-attaque libérale qui a pour cible ce 1. Socialisme et révolution française, Paris, 1899, p. 1. 2. Les systèmes socialistes, Paris, 1900, t. I, p. 110. 3. L. von Mises: Human Action. A Trealise on Economies, op. clt., p. 259. 4. J. et J. Tharaud: Notre cher Péguy, Paris, 1943, p'. 20 •• On n'est socialiste que par conviction philosophique ét par sentiment. (Ch. Andler : Les origints du loclàlilJme d'Btat tIl Allemagne, Paris, 1897).
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« protée intellectuel» 1. Elle a débuté par la démonstration de l'impossibilité du calcul économique par L. von Mises, faute de marché où se forment les prix des facteurs de production constitutifs des prix de revient 2. Après quelques hésitations, il a été répondu que la demande des biens de consommation impliquait une demande correspondante de biens de production, compte tenu de leur combinaisoll technique optimum. Autrement dit, nous connaissons la courbe de la demande globale de chaque produit, son élasticité, les possibilités en ressources naturelles, outillage et combinaisons techniques; au vu de ces données, les' chefs de service ou gérants des entreprises en système socialiste savent ce qu'ils auront à produire. Ils doivent alors comparer les résultats ainsi obtenus avec les prix fixés par le comité central pour les facteurs de production qu'ilS sont obligés de lui acheter afin de mener à bien leur tâche. Se trouvant ainsi en possession des chiffres de la demande et de ceux des coûts, ils réalisent pour chaque objet considéré un volume de production tel que les coûts marginaux soient égaux aux revenus margmaux. Les prix fixés par le comité central, de leur côté, ne sont pas arbitraires; ils sont établis de manière à assurer l'emploi de tous les facteurs de production et à écarter les demandes de ces facteurs qui excéderaient les disponibilités 3. Les libéraux répondent que ce raisonnement, dont ils reconnaissent la validité, s'applique exclusivement à un système statique. Les variations futures de la demande, son élasticité 1. Schumpeter : Capitalisme, socialisme e! démocratie, op. cil., p. 272. 2. Dans son ouvrage : Le socialisme, trad. franç., Paris, 1938, et dans sa contribution à L'économie 'dirigée en régime collectiviste, Paris, 1939. 3. Nous simplifions à l'extrême afin de donner seulement une idée générale de la discussion qui est compliquée et souvent confuse. Pour des informations plus complètes, voyez, outre les livres précités, les ouvrages de R. L. Hall: The Economie System of a Socialis! Slale, Londres, 1937.O. Lange et F. M. Taylor: On lhe Economie Theory of Soeialism, Mineapolis, 1938, et les nombreux articles de A. P. Lerner (Review of Economie S!lldies, 1934, et Economie Journal, 1937), E. F. M. Durbin (Economie Journal, 1936), H. D. Dickinson (Eeonàmie Journal, 1933), F. Knight (Ameriean Economie Review, supplément, mars 1936), L. von Mises (Revue d'économie politique, juillet 1938), récemment A. P. Lerner : Economies of Control, New-York, 1944.
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dynamique, sont des inconnues redoutables qui exigeront, à tout le moins si l'on admet la méthode des « tâtonnements» (trial and e1'l'or method), des rectifications incessantes du plan primitif dans t.outes ses parties. Est-ce pratiquement possible l ? Déjà les mathématiciens considèrent la tâche du Comité central comme surhumaine en raison de la complexité de notre économie moderne. Le nombre des équations simultanées serait si grand et leurs données si souvent indéterminées dans l'état actuel de nos connaissances qUI! leur résolution pratique apparaît imp.ossible à certains spécialistes 2. cc Seule une résolution expérimentale, à l'aide du mécanisme c.oncurrentiel » semble pratiquement p.ossible et s.ouhaitable à plusieurs auteurs 3. Nous renc.ontrerons à propos du dirigisme des systèmes tout à fait anal.ogues à celui que n.ous venons de décrire et nous nous heurter.ons aux mêmes difficultés. Le débat reste .ouvert. Par ailleurs, la c.ontre-attaque libérale reprend les thèmes de la bureaucratie étouffante et de la destruction de la liberté Le monde est engagé sur cc la route de la servitude ». La centralisation libérale fait place à la centralisation pire de l'État .ou des .organismes nationalisés. Que l'on songe à ces gigantesques trusts que sont Charbonnages de France et Électricité de France, aux abus multiples relevés par la c( Commission de vérification des comptes des entreprises publiques » et à la quasi-impossi1. Si les bolchevistes ont une monnaie, selon l'économiste soviétique K. Ostrovitianov, c'est à cause de l'impossibilité sans elle « d'exprimer les résultats de l'activité économique de l'entreprise en totalité, de déterminer le niveau de rentabilité de la production, de prévoir les dépenses socialement nécessaires de travail vivant et mécanique, de comparer les résultats de l'activité des diverses entreprises des différentes branches » (H. Denis: La théorie monétaire en U. R. S. S., in La monnaie, Paris, 1952, p. 483). 2. Pour 700 biens et 100 consommateurs, 71.000 équations (V. Pareto), pour la millions d'individus consommant 1.000 biens différents produits par des techniques artisanales: 10 milliards d'équations (M. Allais) (F. Hayek: Socialist Calculation : The Competitive System, Economica, mai 1940). Dans tout ce débat, ce n'est pas l'économie politique qui est en cause, c'est l'économétriè. G. Tintner en fait la remarque tout en regardant comme douteuse la possibilité de planifier intégralement une économie complexe (Econome. trics, New-York et Londres, 1952, p. 78). 3. M. Allais : Prolégomènes à la reconstruction économique du monde, Revue économique el lociale, novembre 1945, p. 20.
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bilité d'y porter remède en raison de la politisation qui accompagne toujours la nationalisation. Tous les Français savent, ou devraient savoir comment, après des éliminations successives autoritaires, la gestion de ces entreprises est tombée aux mains du personnel et des 'usagers qui n'ont aucun intérêt à les rendre bénéficiaires et qui l'ont fait bien voir. Ces nouveaux féodaux se sont octroyé des avantages exorbitants et ont rançonné l'État 1. Cependant de bons esprits désireux de politiser l'économie s'inspirent de cette idée que les dirigeants savent mieux que la masse ce qui lui convient. D'après eux, les pouvoirs publics sont fondés à orienter leurs administr~s vers des modes de vie qui leur semblent raisonnables. Mais la contrainte porte en elle des germes de destruction des individus. La théorie selon laquelle les chefs doivent faire le bonheur des sujets malgré eux risque d'aboutir à l'anéantissement de ces sujets euxmêmes. Nous touchons ici à l'un des plus redoutables aspects de tout régime autoritaire, même le mieux intentionné du monde. Nous avons dit que la liberté impliquait des risques d'erreur et de souffrance, et qu'ainsi se formait la personnalité humaine. « Le pouvoir travaille volontiers au' bonheur des hommes, mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leurs industries, règle leurs successions, divise leurs héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre 2! » Voilà le danger: ce despote retire à l'homme son humanité, l'homme devient moins homme 3. Le déterminisme socialiste a fait l'objet d'autres critiques. Les libéraux ont montré qu'il était en désaccord avec la forme moderne de pensée, orientée vers le probabilisme. Le pl us 1. Pour cette triste histoire, voyez par divers auteurs: Vingt ans de capitalisme d'État, op. cil., p. 51 et suiv. 2. A. de Tocqueville: De la démocratie en Amérique, op. cil., t. II, p. 433. 3. Le cas est évidemment tout différent lorsque le despote ne cherche pas à imposer ses conceptions, mais utilise la contrainte seulement afin de renverser les obstacles qui s'opposent à l'établissement de la liberté (néo-libéralisme ).
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piquant est qu'ils ont trouvé un allié inattendu chez J. Burnham 1. Cet ancien marxiste, en opposant un nouveau déterminisme au déterminisme ancien, a montré la vanité de l'un et de l'autre. C'est vers une « société directoriale» que nous glissons, prétend-il, vers la domination de la classe des organisateurs et non vers une société sans classes. Enfin d'anciennes objections ont ~té reprises et renforcées: la difficulté d'adaptation, c'est-à-dire le manque de souplesse d'un système centralisé, qui ne permet pas de croire à la possibilité des « tâtonnements», procédé bon pour un organisme léger et prompt aux réactions; la difficulté de trouvèrdes hommes ayant une capacité suffisante pour diriger des ensembles tels que des économies modernes, l'impossibilité de multiplier les stimulants sans porter atteinte aux principes du système, la gravité des erreurs qui se répercutent sans être amoindries ou absorbées par les erreurs de sens contraire susceptibles de nattre dans un milieu de petites unités indépendantes les unes des autres, surtout le danger de porter atteinte au recrutement des élites en réduisant ou en détruisant l'esprit d'initiative. Passons maintenant aux faits. En France, c'est après la Libération que des divergences multiples ont marqué le début de l'éclatement du socialisme. En 1946, Léon Blum, dans la Reflue socialiste, s'éloigne du marxisme en déclarant considérer la lutte des classes comme une action de classe; au congrès d'ao1lt de la même année, il note que la peur du communisme entraine des membres de son parti à paraître plus avancés qu'ils ne le sont en réalité. Les scissions se multiplient : participationnistes (Renaudel, Boncour) et antiparticipationnistes (Bracke, Zyromski), démocr!ltes (La f1ie socialiste) et néo-guédistes (La bataille socialiste), vieux démocrates (Ramadier) et néo-pianistes (Marquet), pacifistes (Paul Faure) et internationalistes (Léon Blum). Sur le plan syndical, Force Ouvrière s'oppose à l'Action sociale, la C. F. T. C. • 'affirme et des tendances à l'autonomie se manifestent (con1. The Managerial Revolution, trad. franç. : L'~r. des organisateurs, Paris, 1947.
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ducteurs de métro, syndicat des mécaniciens-dentistes., etc.). Dans le domaine international, les socialistes semblent n'avoir guère d'influence: la première guerre mondiale a éclaté sans qu'ils l'aient prévue, elle s'est poursuivie sans qu'ils y aient joué un rôle quelconque, elle s'est terminée sans une décision de leur part. En Allemagne, les chefs socialistes ont laissé échapper en 1918 toutes les occasions qui leur étaient offertes par la défaite 1. Ils ont ensuite fait preuve d'une incapacité d'action totale 9, ils n'ont en rien freiné l'essor de l'hitlérisme et spnt restés aussi impuissants à empêcher la seconde guerre mondiale que la première 3. L'Internationale socialiste, qui s'était reconstituée après la première guerre mondiale à Hambourg, a attendu six ans après la deuxième guerre mondiale pour tenir ses assises à Francfort le 3 jùillet 1951. Le manifeste publié à cette occasion traduit un grand désarroi de la pensée. L'accent est mis sur le but individualiste « émancipation et épanouissement de la personne humaine ll, ·sur la liberté, « sans liberté, il n'est pas de socialisme ll, sur la juste rémunération du travail, puis sur la nécessité de répartir le revenu national «en fonction des besoins humains les plus élémentaires» - affirmation d'ordre communiste - mais « sans que l'individu soit dégagé de son obliga tion de contribuer, selon ses capacités, à l'effort de production » - ce qui complique singulièrement le problème - , enfin sur la planification « qui doit· respecter les droits fondamentaux de la personne humaine». Il n'y a plus grand-chose de marxiste dans cet exposé qui est loin d'être clair. M. André Philip, grâce à une brillante communication à la Société d'économie politique, le 8 janvier 1952, et à un important article de la Repue socialiste, publié peu de temps après, apporte à ces débats une contribution de premier ordre '. 11 énumère les erreurs de Marx, impitoyablement; il explique que 1. Otto Hué, Ebert, Otto Braun ont reculé devant une .socialisation précipitée (Laidler : A Hislory of Socialisl Thoughl, New-York, 1927, p. 5(8). 2. F. Sternberg, Der Niedergang des Deutschen Kapitalismus, Berlin, 19323. F. Sternberg, Kapitalismu8 und Socialismus vor dem Weltgericht, Hambourg, 1951. 4. La crise doctrinale du socialisme en Europe, op. cil;, p. 346.
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la concentration n'a pas atteint toute l'économie, qu'elle développe elle-même les classes moyennes nouvelles, que la classe ouvrière se stabilise ou diminue en nombre, que la situation des travailleurs s'est améliorée, que l'exploitation ouvrière a changé de forme, que d'autres groupes sociaux s'opposent au capitalisme sans tendre vers le socialisme. Ces observations sont très intéressantes. A. Philip ne croit donc plus au fatalisme marxiste, il tient compte de la formation d'autres classes non socialisantes, il va même très loin en parlant de l'exploitation des consommateurs par l'entrepreneur et l'ouvrier, pour une fois d'accord entre eux, comme nous l'avons indiqué. Il révèle, croyons-nous, le fond de sa pensée lorsqu'il remarque que les partis socialistes favorisés par le succès sont ceux des .pays de socialisme sans doctrine : Scandinavie et Grande-Bretagne; l'organisation technique de l'éconOInie est l'essentiel, c'est-àdire la planification. Et ainsi le socialisme rejoint le planisme et devient une méthode. D'après A. Philip, le socialisme remplace Marx par Keynes à cause de la fameuse théorie du plein emploi, mais ce dernier économiste prétend lui-même qu'il est individualiste et qu'il cherche à sauver le capitalisme. Loyalement A. Philip reconnaît que des problèmes importants ne sont pas résolus: la direction de l'économie exige des connaissances approfondies, elle a « une allure technocratique, bureaucratique et autoritaire », elle aggrave l'état de dépendance des hommes alors qu'un des buts du socialisme est la suppression du salariat. Eu outre, toute direction suppose un État fort, ce qui est politiquement dangereux et pratiquement difficil~ en raison du désordre qui règne aujourd'hui dans la société. Enfin une direction efficace de l'économie n'est possible qUe dans un cadre international à cause de l'étroitesse des marchés nationaux et de leur dépendance vis-à-vis des États-Unis. Ce qu'il faut souligner surtout, c'est que dans tous ces exposés du leader socialiste, il n'y a pas une critique contre la propriété privée, contre le capital ou contre le profit. Il en résulte que nous ne savons plus comment définir le socialisme. Faut-il le faire déchoir de son rang de doctrine? Solution simpliste
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et humiliante. En quoi ce socialisme diffère-t-il du libéralisme modéré et révisé que nous aurons à analyser? En somme, ces deux doctrines aux noms retentissants, libéralisme et socialisme, sont pareilles à deux bretteurs qui ne parviennent pas à croiser le fer parce qu'ils ne sont pas opposés l'un à l'autre et qui, ayant pris conscience de cette situation ridicule, finissent par s'attabler ensemble au cabaret. Car la conclusion de la discussion ouverte à la suite de la communication de cet éminent homme d'État a été qu'apr~s tout le libéralisme (moderne) et le socialisme (ainsi entendu) pouvaient et devaient s'allier pour sauver ce qui peut être encore sauvé de la personne humaine. Cependant, si le socialisme apparaît aujourd'hui en France comme privé de doctrine, rejeté par les libéraux intransigeants, grignoté par les communistes hostiles, il demeure un instrument de lutte de classe. Ses appels à la justice sont à sens unique; il est « ouvriériste» et évoque le « justicialisme » du président Peron. Les socialistes défendent avec acharnement les nationalisations, la sécurité sociale, l'échelle mobile des salaires, au point de s'opposer à la disparition des abus, d'en faire des tabous. Et pourtant la masse ouvrière ne les suit pas toujours, elle se tourne vers le communisme, plus clair et plus prometteur. La clientèle du socialisme est surtout formée de petits employés, mais on a remarqué que peu d'intellectuels marquants étaient entrés dans les rangs de ce parti dans le courant de ces dernières années, alors qu'autrefois son recrutement se faisait dans une large mesure parmi les normaliens. On a dit que le socialisme français actuel n'a plus ni la. méthode de Marx, ni la foi de Jaurès, ni l'austérité de Guesde, et l'on parle couramment de sa déroute 1. Les plus courtois notent un déclin 2. Les spécialistes de la politique mentionnent un virage vers le radicalisme et une volonté de demeurer dans la troisième force pour résister à la droite comme à la gauche 3. 1. L. Guigon : Alerte au parti socialiste, Revue socialiste, 1947, p. 467. 2. Divers auteurs: Modern France, Princeton, 1951, p. 181. 3. Articles de P. Giraud, F. Goguel, D. Olivier, J. Rous, J. Rovan, etc., dans la Revue socialiste et dans Esprit.
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«L'histoire du socialisn16 démocratique, dans les cinquante premières années du xx e siècle est, sur le continent européen, l'histoire d'une longue défaite 1, » P. Rimbert finit par se demander si le socialisme est encore ouvrier, alors que sa progression a eu lieu en marge du prolétariat. Un contre-courant se dessine avec R. Mossé qui invite le socialisme à étendre sa sollicitude à toutes, les classes et avec l'Internationale de Francfort qui ne veut pas être « ouvriériste », mais P. Rimbert raille cette tendance en rappelant l'opinion de Jaurès: « Le socialisme se réalisera par la croissance du prolétariat 2 » et A. Philip écrit: « Le socialisme s'affirme essentiellement solidaire du prolétaire, c'est-àdire en toutes circ~nstances, à propos de chaque problème, de l'être humain le plus misérable et le plus exploité 3 Il. La volonté de ne pas admettre la dépendance de l'homme ne peut que plaire à des libéraux, réserve faite de la nécessité d'établir une hiérarchie pour que la société soit viable et compte tenu du paradoxe qui consiste à s'insurger contre le patron, alors que dans un système socialist~ le petit fonctionnaire dépend beaucoup plus de son chef de service que l'ouvrier du chef d'entreprise, puisqu'il ne peut pas en changer, tout le monde ou presque étant fonctionnaire. Mais il y a dans toute cetie controverse une grande confusion. Le prolétaire n'est pas forcément un salarié, encore moins un ouvrier, et les petits épargnants ou retraités sont des êtres généraiement plus misérables qUe" les travailleurs syndiqués des usines '. Comme nous avons trop souvent l'occasion de le remarquer, la nuance humanitaire, généreuse, sentimentale est appliquée à une catégorie de population déterminée a priori. 1. J. Monnerot : Sur le déclin du socialisme, Liberté de L'Esprit, novembre 1950. . 2. M. J. M.och veut qûe le parti « se conSBcre au service exclusif du monde du travail» (Arguments socialistes, Paris, 1945, p. 93. - Voyez surtout P. RÎmbert: Classes et antagonismes de classes, Revue socialiste, 1951, p. 570). 3. A. Philip : La crise doctrinale du socialisme en Europe, op. cil., p. 358. 4. • Au commencement de ce siècle, en Angleterre, les riches se servaient de la loi pour dépouiller les pauvres, maintenant on voit poindre un nouvel état de choses dans leqUlil les rôles seront simplement intervertis. (V. Pareto: Système6 socialisles, op. cil., t. II, p. 57).
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tA CONTRE-ATtAQVE
Voici quelqué!! chiffres de tirages des journaux du matin en milliers d'exemplaires qui donnent une idée· de la situation des forces en présence :
1944 Le Figaro .. France Libre L'Aurore . .
231 194
L'Humanité.
326
Franc-Tireur. Le Populaire .
182
80
235
Octobre 1952 440 (tendance modérée). ) 341 (ces deux journaux ont fut sionné, tendance radicale). 183 (organe officiel du parti communiste). 137 (tendanèe socialiste). 27 (organe officiel du parti socialiste unifié).
Il reste évidemment au socialisme certaines forces d'attraction qu'il partage avec d'autres doctrines : celle qui est d'ordre scientifique et esthétique, commune avec le dirigisme et le communisme, celle qui s'adresse à la sensibilité des masses dès qu'on centre le débat sur la justice, mémé partiale, ou l'humanité, même nou définie, celle moins noble qui dérive de l'ambition, car il ue faut pas être libéral si l'on désire exercer une domination 1. Le grand public voit souvent dans le socialisme un moyen de procéder à une redistribution des revenus moins hardie et moins risquée que celle dont userait le communisme a. C'est là que les économistes découvrent un lien entre le socialisme et l'inflation, car le premier est dépensier et la seconde permet de lui donner rapidement satisfaction. Inversement, l'inflation conduit au socialisme parce que les pouvoirs publics sont incités à la freiner ou à la réduire par des interventions sur le marché : 1. W. Rôpke : Civilas Humana, op. cil., p. 46. - J. Schumpeter va plua loin: «Je me suis souvent demandé, écrit-il, si certains d'entre eux (militants socialistes) se soucieraient d'un régime socialiste, si parfait soit-il à tous autres égards, à la direction duquel ils ne participeraient pas. (Capitalisme, socialisme et démocratie, op. cil., p. 322). 2. Méthode. de redistribution des revenus par l' mpôt nommée 1 sodaHsm e fiscal.. .
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blocage, taxation, etc ... 1. En fait, libéraux et socialistes ont été souvent tous inflationnistes en France. Si le socialisme français semble aujourd'hui si peu consistant, trouvons-nous du moins quelque nouvelle forme de la doctrine en Grande-Bretagne? On le croirait d'après les commentateurs des New Fabian Essays, récemment publiés à Londres, qui rassemblent les exposés de plusieurs députés aux Communes et sont préfacés par Mr. Attlee. On sent nettement que les auteurs redoutent l'avènement de « l'ère des organisateurs» et qu'ils font des efforts pour éviter dans la plus large mesure la concentration du pouvoir et la bureaucratie 2. En août 1950 déjà, une brochure du Labour Party, intitulée Labour and the New Society, préconisait un socialisme à tendance individualiste avec appel à la liberté « pour que l'individualité ne soit pas étouffée ». Elle proclamait que l'idéal « n'est pas l'uniformité ». Sans doute est-il facile de trouver quelque contradiction entre ccs déclarations et les mesures indiquées ensuite: nationalisatIon, contrôle des prix et des investissements, limitation des dividendes, sécurité sociale, etc., qui sont autoritaires et supposent un pouvoir central reposant sur une bureaucratie, mais, conformément à une caractéristique bien connue de la mentalité b~itannique, le système présenté ne préteI1d pas à une parfaite cohérence et se donne comme expérimental et révisable, en un mot comme empreint d'opportunisme. Nous ne nous étendrons pas sur l'aspect international du socialisme où règne une contradiction fondamentale. Tout socialisme est internationaliste, puisqu'il veut libérer les peuples, comme les hommes, de l'exploitation 3, mais en pratique, il tend vers le nationalisme (contrôle du commerce extérieur et des c'hanges), sinon vers l'autarcie 4, c'est pourquoi il s'accorde 1. Repressed Inflation des auteurs anglo-saxons. 2. Il existe un mouvement en faveur de la décentralisation qui différencie le programme électoral travailliste de 1950 de celui de 1945 : déclaration de M. Fogartz, professeur à Oxford, de M. Crossman, etc. 3. A. Philip a marqué la contradiction: La crise doctrinale du socialisme en Europe, op. cit., p. 358. M. Bevan en Angleterre tombe dans cette contradiction avee éclat. 4. Pour l'ensemble de cette question, voir L. Robbins : L'économie planifiée et l'ordre international, trad. franç., Paris, 1938.
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avec le mouvement nationaliste que nous constatons aujourd'hui chez un grand nombre de peuples et qui risque de conduire « à la pauvreté et à la guerre », comme nous l'avon.s maintes fois constaté à la lumière de l'histoire. Il ne pourrait être question d'un internationalisme socialiste que s'il existait un pouvoir supra-national capable de dresser un plan valable pour tous les membres de la communauté internationale et de le faire appliquer, ce qui n'~st certainement pas une probabilité à court terme 1. Les discussions relatives au Plan Schuman ont mis en relief cette difficulté 2. Les travaillistes anglais se sont déclarés favorables au pool dans la mesure où celui-ci permettrait une socialisation ou nationalisation des entreprises. La Haute Autorité a le pouvoir d'exercer une direction économique rigoureuse, mais elle a été invitée à tenir compte de « la capacité concurrentielle » des industries, et les pratiques destinées à empêchcr, restrcindre ou fausser le jèu normal de la concurrcncc ont été interdites. Comment parviendra-t-elle à concilier une direction jugée nécessaire et une concurrence estimée désirable? La Conférence socialiste internationale de Rangoon, du 6 au 15 janvier 1953, a mis en lumière la tendance nationaliste 3. Cette capitale asiatique avait été choisie dans respoir d'unir les peuples d'Europe et d'Asie dans un même élan. L'échec a été complet. Les socialistes de ce dernier continent ont créé leur propre centre et consenti seulement à établir des rapports avec l'Illternationale socialiste (européenne). Encore certains délégués manifestèrent-ils une vive hostilité contre ce rapprochement. L'anticolonialisme s'est donné libre cours. L'accent a été mis sur l'antithèse entre le caractère ouvrier du socialisme européen imbu de réformisme et l'aspect rural du socialisme 1. Sur les difficultés des rapports entre les économies de marché et les économies planifiées en l'absence de pouvoir supra-national, voir E. Staley : Economy ill Transitioll, New-York, 1939, p. 190. 2. Le Plan Schuman, par divers auteurs,' Nouvelle revue d'économie CO/Ltemporaine, 1951, nO 16.' 3. Le Populaire: 23, 24, 25 janvier 1953.
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asiatique désireux de collectiviser les terres grâce à des mouvements de masse pacifiques 1. Au total, le socialisme donne partout une impression de profond malaise. Accroché à quelques bouées qui flottent mal, comme les nationalisations, auréolé encore de son ancien prestige d'humanitarisme, il joue un rôle de plus en plus effacé. Il n'ose pas ou ne parvient pas à ·se détacher complètement d'idéologies que le communisme défend avec plus de logique et de succès, et continue de se méfier des thèses modérées vers lesquelles il glisse. Sa position est fausse et son avenir compromis. Il est temps que des esprits éclairés construisent une doctrine, un néo-socialisme, dont les fondements lie seraient sans doute pas très différents de ceux du néo-libéralisme dont nous aurons à parler.
4. Les incertitudes du planisme. Grande est la séduction qu'exerce le plauisme sur les jeunes esprits. Il apparaît comme scientifique et la « nouvelle idole » n'a pas fini d'avoir des adorateurs. Puisque l'homme réussit à asservir la llature à sa raison, pourquoi n'en ferait-il pas autant pour la société dont il fait partie, pourquoi ne parviendrait-il pas à établir un ordre conforme à son idéal? Les moyens existent aujourd'hui pour y parvenir, puisque nous disposons de nombreuses statistiques et de vastes administrations. Le plan présente sur le programme l'avantage d'être chiffré . et de ne pas se réduire à une déclaratio ll de principes ou une profession de foi. Il est vraiment l'instrument qui permet au dirigeant de se projeter vers l'avenir, de le saisir dans ses calculs, de le modeler à sa guise. L'économiste se transforme en ingénieur social. C'est ainsi que le plan a été conçu par ses promoteurs les plus célèbres, de Saint-Simon à Walter Rathenau. La collectivité envisagée ou la nation elle-même est con si1. Nous assistons à la naissance sur le plan international d'un droit qui ne manque pas de pittoresque, le droit à l'aide extérieure, qui est proclamé par ces socialistes nationalistes ct neutralistes comme un droit naturel!
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dérée comme une firme. On comprend le sentiment de puissance que ressent le chef d'une tellc entreprise et on s'explique qu'une certaine griserie puisse l'entraîner au-delà des limites raisonnables et lui voiler les insuffisances de ses calculs. Au lieu de planisme, nous pourrions dire « dirigisme ». Les deux mots sont pratiquement synonymes bien que le ,dirigiste apparaisse comme moins précis ou plus souple que le pIaniste. Il peut y avoir une certaine direction, assez flottante, sans plan proprement dit, celle par exemple que l'administration peut exercer au moyen de l'octroi d'autorisations, licences, permis, ensemble de mesures fragmentaires, opportunistes, qui s'opposent parfois au jeu des lois économiques et qui ne méritent d'être rattachées à aucune doctrine 1, Des directions partielles ont toujours existé en régime libéral. L'une des plus anciennes et des plus connues est la politique de défense d'encaisse ou de prévention de crise pratiquée par la Banque Centrale au moyen des variations du taux de l'escompte et plus tard des Çlpérations SUl' l'open market. Nul n'y trouvait à redire, sinon pOUf critiquer les illusions auxquelles ces manœuvres donnaient quelquefois naissance. La politique douanière a été également un procédé de direction autrefois, celle des changes différentiels l'est aujourd'hui. L'on a même subtilement observé que le refus d'utiliser ces politiques était aussi une forme de dirigisme. « Se refuser à prendre des mesures fragmentaires (droits de douane) en vue de provoquer des réactions plus générales, constitue une tentative d'influencer l'économie 2.)) Nous dirions volontiers en paraphrasant une formule de Pascal : « C'est être dirigiste par un autre tour de dirigisme que. de ne pas être dirigiste. » La direction par l'institution de crédits spécialisés ou par des différentiations fiscales est banale et constante. En matière sociale, elle donne lieu à un interventionnisme accentué dans tous les pays. 1. L. Dupricz insiste avec raison sur b différencfl enir!> cette direction administrative et la direction stratégique eu matière de crises; Les mf/Ul.Iements économiques généraux, op. cit:, t. II; p. &46. 2. F. llaudhuin : L'économie dirifJée, Louvain, 8. tl., p. 1.
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Qu'est-ce au juste que le plan par quoi s'exprime la direction? Philosophiquement parlant, il est une tentative d'adaptation des moyens aux fins; en économique, il est une prévision chiffrée en vue de coordonner des éléments de l'activité pendant un certain temps. Il définit, selon de Man, des moyens d'action constructive dont on attend la réalisation totale ou partielle de la doctrine. Ces moyens d'action sont directs ou indirects. Directs, ils concernent la répartition des commandes, des matières premières et de l'énergie, de la main-d'œuvre, du crédit, le contrôle des prix et du commerce extérieur. Indirects, ils se réfèrent à l'orientation de la demande par action sur les revenus, à la politique monétaire, bancaire et fiscale. Les procédés directs donnent des résultats conformes aux prévisions, les procédés indirects n'exigent pas la création de nouveaux organismes. Tous nécessitent un bureau central, un « état-major économique » fonctionnant auprès du chef du gouvernement 1. Il est clair qu'il y a plans et plans. Chacun de nous dresse des plans: le consommateur (tableau de désirs), l'épargnant (prévisions d'investissements), le chef d'entreprise (ordre de marche de l'usine), etc.; ces plans sont individuels. Ils peuvent également être d'inspiration et d'application collectives. L'exemple le plus connu est celui de la corporation dont le danger nous a été révélé par de récentes expériences : les entrepreneurs placés à la tête d'organismes directeurs ne réussissent pas à oublier leurs intérêts personnels et s'opposent même souvent à l'intérêt général, attitude stigmatisée sous le nom de « dirigisme privé 2 ». Ici, nous parlons de plans établis par les pouvoirs publics, e'est-à-dire par un organisme ·central 3. Encore sont-ils fort 1. Conseil ~upérieur de l'économie industrielle el commerciale,1 Rapport préliminaire aux travaux de la Commission no 3 : Le plan en économie dirigée, mai 1943. 2. L. Baudin: Le corporatisme, 2" éd., Paris, 1942. - Rappelons aussi les plans dressés par les cartels pour le caoutchouc, le sucre, etc. 3. Soulignons que les communautés agraires sont naturelles, familiales. Le plan est embryonnaire ou inexistant; il n'y a ni appareil administratif ni calcul économique proprement dit. Ces groupements entrent dans la caté-
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différents entre eux. Certains services étatiques ou para-étatiques ont depuis longtemps recours à des plans parce qu'ils sont dans l'obligation de faire des prévisions à long terme et ne sauraient s'accommoder de la règle budgétaire de l'annualité. Tels sont les plans d'équipement militaire, de constructions scolaires, de transport, d'urbanisme, etc. Il y a des plans dits structuraux qui visent un secteur déterminé de l'économie et laissent l'autre libre, ou se bornent à le réglementer (plan français, plan de la C. G. T.). Il en est qui prévoient une intervention directe de l'État, par exemple par des commandes de cl'administration ou par un financement des productions désirées. Il existe des époques favorables à l'éclosion des plans, celle de la dépression de 1930-1934 notamment, où les réformateurs ont souvent fait preuve de bonne volonté plus que de compétence et ont pensé, pour la plupart, que la mainmise de l'État sur le crédit' suffirait à remédier à tous les maux: plan de Man, plan du Comité de Vigilance, plan du Nouvel Age, plan de la . troisième force, etc. 1. Les plans qui concernent l'équipement national présenten t une grande importance dans les pays dévastés par la guerre. Les critiques qui ont été adressées en France au plan Monnet révèlent certains inconvénients de cette formule: double emploi avec des services ministériels, absence de contrôle parlementaire, avantages concédés aux industries nationalisées 2. Les plans d'industrialisation des pays neufs présentent aussi des défauts, aggravés par des considérations de prestige qui ont amené les gouvernements de ces pays à précipiter le rythme de l'exécution au point que de graves déséquilibres en sont résultés dont nous reparlerons ultérieurement 3. Les plans de « plein emploi» inspirés par la théorie keynésienne, se proposent d'obtegorie des « économies simples à direction centrale» de Walter Eucl<en par opposition aux « économies à administration centrale» (Die Grundlagen der NalionallJkonomie, trad. esp., Madrid, 1947, p. 116). 1. H. Noyelle; Les plans de reconstruction économique et sociale à l'étranger et en France, Revue d'économie politique, 1934, p. 1595. 2. Lettre du délégué général de la Confédération des petites et moyennes entreprises au président du Conseil, août 1952. 3. L. Baudin : Déséquilibres sud-américains, Industrie, Bruxelles, mars 1951.
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nir des investissements suffisants, au besoin par des impôts (épargne fortée) 1. Évoquons enfin pour mémoire le plan intégral, celui qui englobe toutes les activités et aboutit à une socialisation totale. Il n'existe pas en fait et même les gouvernements les plus hostiles à l'économie privée n'ont pas intérêt à le mettre en œuvre. Il est commode en effet de maintenir des secteurs libres, à titre de témoins et d'indicateurs. Les Soviets ont gardé des marchés libres afin de connaître les besoins des consommateurs. J. R. Hicks appelle « dictateur socialiste avisé» celui qui assouplit et décentralise la planification pour éviter les incertitudes des variations de la demande 2. Comment situer le planisme par rapport au libéralisme et au socialisme? Il n'y a pas de socialisme sans planification, mais il peut y avoir plan sans socialisme. Nous lisons dans le manifeste de l'Internationale de Francfort: « La liberté et la planification sont des objectifs du' socialisme. » L'ouvrage de Barbara Wootton s'intitule: Liberté ayec planification, et un chapitre de celui de Lionel Robbins sur l'Économie planifiée et l'ordre international porte un titre analogue: « Le libéralisme en tant que planisme 3. » Nous tirons de ces constatations la conclusion que le planisme est une métJwde, une technique, comme le capitalisme, et non une doctrine. Confirmation nous est donnée de cette manière de voir dans les systèmes qui se proposent de planifier, même largement, sans socialisme. Ainsi a-t-on imaginé un réseau de contrats passé~ entre l'Etat et les entrepreneurs aux termes desquels ces derniers s'engagent à fournir des marchandises de quantité et de qualité déterminées conformes aux indications du plan et à les vendre à un prix égal ou inférieur à un maximum donné, l'État en compensation garantissant un certain volume de ventes de manière à maintenir le profit 4. 1. A. Bàrrère : Théorie économique et impl/lsion keynésienne,' Paris, 1952, p.457. 2·. J. R. Hicks: Value and Capital, Oxford, 1948, p. 139. 3. B. Wootton : Freedom under Planing, Chapel Hill, 1945. - L. Robbins, op. cil., p. 200. 4. M. Ezequiel: Jobs for alllhrou[Jh Induslrial Expansion, New-York, 1939.
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La frontière devient difficile à tracer entre le libéralisme et le socialisme, tous ·deux utilisant le plan 1. Il faut tenir compte du degré d'intervéntion dans les mécanismes des prix et de. l'importance de la mise en commun, autrement dit de la détérioration du marché et de la restriction de la propriété individuelle. Entre le pôle du marché libre et celui de la planification intégrale, on peut échelonner les systèmes: d'abord la liberté à peu près complète (XIXe siècle), puis des interventions fragmentaires de l'État (Europe occidentale actuelle), ensuite des interventions plus nombreuses et plus accentuées, même avec respect de la structure (Allemagne hitlérienne); à titre d'intermédiaire se place ici le double secteur avec disparition quasi complète de la propriété individuelle (Russie au temps de la N. E. P.), enfin la socialisation totale 2. Les limites sont d'autant plus vagues que bien des auteurs ont des critères qui leur sont personnels, ou s'efforcent d'ériger des compromis aux frontières 3. Nous retrouvons à propos de plusieurs exposés relatifs au dirigisme ce que nous avons dit au sujet de la socialisation. Tel est le cas lorsque nous examinons la thèse de Carl Landauer qui cherche à éviter les crises, c'est-àdire à assurer la stabilité économique par une planification. Les prix à inclure dans le plan sont alors des prix futurs. Nous avons vu que dans une économie inMgralement socialisée, la question est de savoir comment procéder au calcul économique sans pouvoir recourir aux prix actuels d\! marché libre, puisque ce marché n'existe pas. Maintenant le problème qui se pose est de fixer les prix futurs sans se référer aux prix actuels, 1. W. Eucken distingue l'économie à direction centrale 10 totale et impérative (planification intégrale, socialisme), 2 0 avec rèpartition en nature et liberté des échanges des biens de consommation entre les individus (apparition de la monnaie, des prix, des marchés), 3 0 avec répartition en monnaie et choix libre des consommateurs dans les limites de la direction (sulariat, réglementation de l'oiTre et de la demande, taxation des prix), 4 0 avec libre choix de l'emploi dans les limites de la direction (la liberté entre ici dans le cadre de la production, mais l'organisme central reste seul employeur et fixe le salaire) (op. cil., p. 117 et suiv.). 2. E. Staley : World Economy in Transition, op. cil., p. 150. 3. Mme Zahn-Golodetz oppose l'économie dirigée en régime libéral à la planification qui, d'après elle, impliquerait un changement de structure (Etude comparative.sur l'économie planifiée, Paris, 1937).
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pmsque les tendances de ceux-ci doivent précisément être rectifiées en fonction des nécessités à venir. Le conseil chargé de la planification doit estimer l'offre et la demande futures et obtenir l'équilibre sur le papier, c'est-à-dire calculer les prix d'équilibre par voie de tâtonnements, comme font les vendeurs et les acheteurs dans la réalité (procédé dit des variations expérimentales), sans avoir besoin d'envisager toutes les variations imaginables de l'offre et de la demande, ce qui serait pratiquement impossible 1. L'analyse des budgets familiaux a fait croire à des économistes de l'école d'Ho Schultz que la discrimination entre les éléments constants de la demande et les éléments variables permettrait de mieux fonder les prévisions. Nous le pensons, en effet, mais la proportion des éléments constants est trop faible pour que nous disposions ainsi d'une base solide de calcul. L'alimentation elle-même n'offre pas une constance assurée dans des budgets modestes. Le danger est de se lancer finalement dans des extrapolations plus ou moins aventureuses 2. . . A côté du plan en valeur doit figurer le plan en nature, car nous ne pouvons pas tirer des conclusions relativement à la prévision des prix tant que nous ne savons pas quels changements matériels sont susceptibles de se produire dans la production. Les prix actuels du marché libre ne peuvent pas davantage servir en cette occurrence. Puis, une fois cette planification ml;\térielle mise au point, il convient d'ajuster les deux plans l'un à l'autre. Il en va ainsi chez les Soviets: « Le plan financier est la contrepartie du plan matériel qui détermine la production et la consommation des matières premières' et des objets manufacturés, le progrès de la construction, la rénovation des fabriques, ateliers, installations, etc. Il va sans dire 'que les deux plans doivent s'accorder entre eux, car ils ne sont pas autre chose que les deux aspects d'un même plan, et chacun sert à vérifier l'autre 3. » C. Landauer· applique de nouveau la 1. C. Landauer : Theory 01 Planing, 1944, chap. II. H. Schultz: The Theory and Measurement 01 Demand, Chicago, 1938. 3. L. E. Hubbard : Soviet Money and Finance, Londres, 1936, p. 46, cité par C. Landauer. 2~
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méthode des variations expérimentales aux rapports entre les éléments des deux plans. C'est là son deus ex machina et donc son point faible. Il répète que la résolution d'un nombre considérable d'équations est nécessaire si on s'adresse à la méthode mathématique parce que, dans ce cas, toutes les combinaisons que le hasard peut produire sont envisagées, mais que le système des variations expérimentales, conformément à la pratique, élimine de prime abord une série d'hypothèses irréelles, reste dans le cadre des possibilités et se contente d'une approximation. En fait, aucun producteur ne s'avise de rechercher par avance l'utilité de chacun de ses produits pour chacun de ses clients; il apprécie la demande en gros et à peu près. Le conseil du plan fait de même, il n'a pas besoin d'une exactitude rigoureuse dans ses calculs. L'auteur avoue cependant que sa méthode est grossière et il en est réduit à espérer que les mathématiques feront des progrès suffisants pour permettre de se servir d'elles sans être obligé de se livrer à d'interminables résolutions d'équations. Ce n'est pas tout. Au fur et à mesure que le temps s'écoule, il y aura lieu de modifier les données initiales au vu des divergences qui ne manqueront pas de se produire entre le plan et la réalité 1. L'auteur admet que le conseil du plan tolère de nombreuses déviations par l'apport à ses projets originaires, mais en s'efforçant d'obtenir que chaque entrepreneur fasse connaître par avance ses intentions et qu'il mette ensuite effectivement en pratique ce qu'il a annoncé. L'intérêt de ce système est qu'il cherche à éviter toute socialisation et même toute· contrainte, c'est-à-dire qu'ils institue une planification régulatrice dans une société libérale où subsistent la propriété privée, l'initiative individuelle, la monnaie, le marché, le profit. « L'imposition d'un plan aux entrepreneurs, écrit l'auteur, totalement 1. C'est la planification dite élastique. Il y a de sérieuses difficultés qui , surgiront. La modification d'un plan national ou englobant une industl'ie entière ne se fait pas comme celle d'un plan d'entreprise privée, car il faut mettre en mouvement toute une bureaucratie. La loi d'inertie des plans dont on a parlé, non sans humour, aux États-Unis, s'énonce ainsi: la permanence du plan est fonction du nombre des fonctionnaires dont la signature est nécessaire pour obtenir un ehangement.
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ou principalement par voie de contrainte, serait non seulement indésirable, mais encore impraticable», et il ajoute qu'il convient d'inciter les entrepreneurs à accepter de bon gré les directives du conseil du plan en faisant miroiter à leurs yeux des perspectives de profits. En dépit des efforts faits pour le rendre possible dans la pratique" le planisme continue d'être l'objet de nombreuses critiques, outre celles adressées au socialisme relativement à l'insuffisance des statistiques de base 1. D'abord, par le fait que l'État est l'auteur et l'exécuteur du plan, les interventions d'ordre politique sont difficiles à éviter. Cette critique est d'autant plus valable que le plan est plusgénérai et donc réduit le domaine où règne le mécanisme des prix. Un bon économiste l'accuse de devenir finalement cc un bouillon de culture d'espionnage, de corruption et de marché noir» 2. Ensuite, le plan présente toujours un caractère divinateur plus ou moins accentué. Les variations dans les ressources, dans les goûts, dans la politique même sont très difficiles à prévoir, quelles que soient les précautions prises. Ajoutons à ces incertitudes celles qui ont leur source dans les transformations internes au cours de l'exécution du plan dans les êtres (démographie) ou les choses (conditions météorologiques), dans les réactions des individus, les intrigues en vue d'agir sur les dirigeants du plan 3, les changements d'attitude morale, etc. On dit que les individus sont soumis aux mêmes risques quand ils dressent le plan de leur entreprise et c'est exact, mais ils ne font pas retomber sur la société entière le poids de leurs erreurs. , Le plan peut même engendrer de graves déséquilibres, car ses auteurs doivent confronter sur la base des utilités marginales des mesures hétérogènes s'ils veulent être logiques 4 et 1. J. Teissèdre : Les limites de la planification, thèse, Paris, 1946. 2; J.-E. Meade: Plans et pri!IJ, entre socialisme et libéralisme, trad. franç.,
Paris, 1952, p. 27. 3. La planification est «une sorte de socialisme bâtard qui n'est pas conçu dans l'intérêt du public, mais imposé au gouvernement par la pression d'organismes particuliers» (A. Salter : The Framework 01 an Ordered Society, New-York, 1933, p. 17). 4, Par exemple : amélioration de la justice, accroissement des travaux
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estimer les disponibilités en tenant compte de tous les besoins de la nation, sinon ils créent des goulots d'étranglement. Si, par exemple, ils désirent étendre l'activité de la métallurgie, ils doivent songer à la nécessité d'obtenir un certain nombre de techniciens. La capacité constitue un goulot d'étranglement fréquent en pays neuf. Les planificateurs, emportés par l'enthousiasme, en arrivent parfois à négliger les possibilités ré,elles des économies; ils dressent un plan conforme à un idéal inaccessible. La commission australienne des salaires de base de 1920-1921 avait prévu pour l'ouvrier une rémunération telle que son total aurait dépassé le revenu national l • Enfin, le coût d'une planification est toujours élevé en raison du développement de la bureaucratie qu'elle favorise. A. Fisher remarque, non sans malice, que « plus on souligne l'urgence du planisme, plus s'élève le concert des critiques qui montrent l'indignité des fonctionnaires chargés d'exécuter le plan 2 ». En France, les plans sont divers et leurs résultats également variés. Inévitables sont les plans en temps de guerre, d'une incontestable utilité sont ceux de reconstruction (Plan Marshall), discutables sont ceux qui exigent l'accord de pays dont les potentiels économiqu!)s ne sont pas semblables et plus encore beaucoup de plans partiels onéreux pour les consommateurs ou pour les contribuables (plans betteravier, viticole, etc.). Nous ne pens'ons pas qu'il soit nécessaire de rappeler l'expérience française d'économie planifiée sous l'occupation allemande, elle a été maintes fois décrite et stigmatisée 3. Dirat-on que la direction était mauvaise? La question est de savoir si elle peut être bonne et nous estimons que là où nous avons publics, etc. Le plan obéira vraisemblablement à une idéologie ou à des pressions (G.-V. Papi: Préliminaires à l'étude des plans pour l'après-guerre, Rome, 1946, p. 304). 1. 'A.-G.-B. Fisher : Progr~s économique el sécurité sociale, op. cil., p. 214• . 2. Op. cil., p. 218. 3. L. Baudin: L'économie française sous l'occupation allemande, Paris, 1945, résumé dans An Oulline of Economie Conditions in France under the German Occ!lpation, Economie Journal, décembre 1945.
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échoué il Y a peu de chances que d'autres réussissent si leur psychologie est analogue à la nôtre et si les circonstances sont les mêmes. Il n'est pas exagéré de dire que la direction économique du temps de l'occupation et de la libération a sombré dans le ridicule. Les Français se sont fort divertis en lisant les pages denses du Journal officiel consacrées à la réglementation des escargots « bouchés et coureurs »; ils ont admiré la sollicitude d'une administration qui allait jusqu'à fixer la marge de bénéfice du ramasseur-trieur de poil du lapin angora épilé et exercé leur sagacité en essayant de résoudre. les équations savantes qui composent . le barème des pompes funèbres 1. Ils ont compris l'intérêt que présentaient les relations personnelles et le marché noir lorsqu'ils se sont aperçus que, pour transférer leur permis et leur ration d'essence d'une automobile ancienne à une nouvelle voiture dont ils venaient de faire l'acquisition, ils étaient dans l'obligation de parcourir quarante kilomètres dans la capitale, de perdre dix-sept heures dans les bureaux et d'attendre trois mois et demi. En résumé, les planifications peuvent. être heureuses ou malheureuses 2, la valeur d'un plan dépend dans une large mesure de la qualité de ceux qui président à son établissement et à son application 3. Lorsqu'il s'agit de plans impératifs, armés d'un appareil de contrainte, il convient pour réduire les risques qu'ils comportent de limiter leur extension. Quand celle-ci est très vaste, le maître du' plan a le sentiment qu'il dispose d'un pouvoir considérable, qu'il devient le démiurge de l'ère 1. Pour le poil de lapin: arrêté du 4 novembre 1941, no II 68. Formule générale des pompes funèbres :
T TO
.
= a
8
M
V
+ b 80 + c MO + d VO + 0
N NO'
Arrêté du 3 juin 1941 fixant le prix-limite de vente de la poudre Pom-Pom fabriquée à Breteuil, etc. 2. J.-E. Meade admet une planification pour éviter le chômage, pour améliorer la répartition, pour lutter contre les gaspillages, tout en soulignant les menaces qui en résultent pour la liberté et la moralité (Plans et prix, op. cit., p. 31). 3. Pour plus de détails, voyez notre contribution à l'ouvrage collectif : VollbescMltigung, Inflation und Planwirtscha/t, Zurich, 1951.
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nouvelle. Or, il reste humain, trop humain, sujet à l'erreur, accessible parfois aux influences et aux passions, désastreusement imparfait, et le seul effet du plan pour lui-même est l'addition à ses défauts d'un incommensurable orgueil. Lorsqu'il s'agit de plans indicatifs, ce danger disparaît et le libéralisme s'en accommode comme nous l'avons noté à propos de la théorie de C. Landauer. Ceux des anarchistes qui préconisent une planification, car on trouve cette méthode chez ces extrémistes du libéralisme, indiquent que le planisme est « une étude », une « réserve d'idées», destinée à alimenter un mouvement spontané. Sous cette forme, il a été heureusement qualifié « d'inspirateur» par M. A. Pasquier 1. En général, le grand public, dans notre pays, ne réagit pas aux mots planisme et plans comme à ceux de capitalisme ou nationalisation. Le mot dirigisme est plus lourd de sens, car il évoque de tristes souvenirs du temps de l'occupation. L'aura de ces termes, si l'on peut s'exprimer ainsi, l'aura popularis subtile et inconstante dont parlaient les poètes latins, est suffisamment indéterminée, vague ou brouillée, pour laisser place aux discussions et aux mises au point nécessaires 2. 1. A. Pasquier: Les doctrines sociales en France, Paris, 1950, p. 356. Remarquons que les écarts observés entre certains objectifs et les réalisat.ions correspondantes ont amené les Soviets à fragmenter le 4" plan quinquennal (1945-1950) en négligeant les liaisons. Cet assouplissement facilite les ajustements qui s'effectuent spontanément en régime de liberté et sont la bête noire des planifIcateurs. 2. Nous n'avons pas parlé des petites communautés à forme socialiste ou dirigiste parce qu'elles ne sont d'aucun secours pour l'étude des économies. des grands États. En effet, elles ont des caractères spécifIques qui ne permettent pas de généralisation utile: elles sont constituées par des volontaires, les mobiles de l'affection et de l'intérêt personnel peuvent encore y jouer un rôle (comme dans la famille), les dirigeants sont capables de dominer l'économie en' nature sans se livrer à un « calcul économique» grâce à ses petites dimensions. Tel est le cas des sociétés fondées par les Icariens, les Mormons, etc. (voir notre cours polycopié de doctorat de la Faculté. de Droit de Paris, 1948-1949). Nous disposons toutefois d'un modèle réduit curieux fourni par les Perfectionnistes qui ont commencé de vivre en communauté près de New-York en 1846 : le bureau central enregistrait à la fin de ch!\que année les désirs des membres pour l'année suivante et orientait ainsi la production commune; il gérait en outre un fonds de réserve .destiné à parer à l'imprévu. Ce groupement a fini par se transformer en société anonyme, ce qui constitue la pire des déchéances- pour des socialistes.
CHAPITRE VII
LE NÉO-LIBÉRALISME
. 1. La confusion aux frontières. Quand nous parlons du déclin du socialisme, nous ne pouvons pas être taxés d'exagération, puisque les socialistes le reconnaissent. Mais nous admettons aussi que le libéralisme a perdu ses anciennes positions. Les deux doctrines avancent donc l'une vers l'autre et se rencontrent aux frontières. Un rapprochement est en vue, pourrait-il aboutir à une entente? Déjà des formules nouvelles indiquent l'existence de possibilités : le « libéralisme social» de L. Marlio 1, le « libéral-socialisme» de Jacquier et Bruère 2, le « socialisme libéral» de C. Roselli 3, le « socialisme individualiste» de R. E. Lacombe 4. Le titre du récent et important ouvrage de G. Lasserre est très caractéristique à cet égard: Socialiser dans la liberté 5. Il Y a beaucoup de monde sur les limites, mais rares sont les constructeurs comme ceux que nous venons de citer et nombreux sont les opportunistes. Ces derniers espèrent se garder des coups éventuels en offrant pour cibles à leurs agresseurs des partisans situés à leur droite comme à leur gauche. Il Le sort du capitalisme, op. cit. Refaire la France, Paris, 1945. Le socialisme libéral, Paris, 1931. Déclin de l'individualisme, op. cil., p. 284. 5. Paris, 1950. Dans son ouvrage fondamental sur La réL'olution coopérative (Paris, 1949), B. Lavergne écrit que le coopératisme est un « socialisme libéral» (p. 339), mais il semble que cette doctrine, d'essence individualiste (p. 342), s'éloigne du marxisme et se rapproche des associationnistes semilibéraux antérieurs à 1848. 1.. 2. 3. 4.
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faut pouvoir dire: je ne suis ni blanc, ni noir, ni révolutionnaire, ni réactionnaire, et l'on se donne ainsi le prestige de qui suit la « voie du milieu ». L'extrémisme de gauche est naturellement le communisme, celui de droite est évanescent, mais on le ressuscite et l'on déclare avec force qu'on condamne un « laissez-faire, laissez-passer )) que personne ne défend. C'est pourtant bien en trouvant un compromis, en érigeant une doctrine sur cette frontière que l'on fera œuvre utile. Un socialisme édulcoré et un libéralisme assoupli, tous deux épris de liberté et désireux de sauver la personnalité humaine doivent pouvoir s'entendre 1. Planisme, oui peut-être, mais alors « planisme pour la liberté 2 )). Il est clair que le rapprochement et l'édification d'une doctrine demandent du temps et il est absurde de reprocher à des doctrinaires de ne pas appliquer immédiatement leurs théories dès qu'ils prennent le pouvoir. On ne saute pas d'une doctrine à une autre comme on passe d'un État à l'État voisin. Il faut créer la mentalité, l'atmosphère, lorsqu'elles ne sont pas favorables, et procéder aux ajustements. Il en résulte notamment que les libéraux aujourd'hui sont obligés .de prolonger un planisme antérieur pendant un certain temps; il n'y a pas lieu de s'en indigner. Le gouvernement de M. Pinay a été attaqué très vivement en 1952 parce qu'il n'a pas appliqué immédiatement des mesures conformes au libéralisme dont il se disait partisan. Il est pourtant· naturel. que tout ne rentre pas dans l'ordre instantanément et que le gouvernement libéral « dirige» une population qui a besoin de refaire l'apprentissage de la liberté 3. Quand une barrière douanière élevée entoure un pays depuis de nombreuses années et que des industries se sont fondées et ont prospéré à son ombre, ce n'est pas trahir le libéralisme que de croire dangereuse sa suppression immédiate et totale. 1. Il s'agit de ce libéralisme pragmatique, inspirateur et non dogmatique que précise J. Weiller : Problèmes d'économie internationale, Paris, 1950. t. II, p. 238 •. 2. La formule est de sir ·W. Beveridge : Why 1 am a Liberal, Londres, s. d.,p. 36. 3. Le Français, jadis si frondeur, esl ùevenu un résigné.
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Quant à reprocher au libéralisme de ne pouvoir, par un geste magique, sauver une économie qu'un dirigisme exaspéré a conduit au seuil du désastre, c'est reprocher au passant qui avait invité à la prudence des campeurs faisant du feu dans une pinède en été,. de ne pas pouvoir arrêter l'incendie une fois qu'il a pris naissance. Les coupables sont les campeurs et non le passant! Les libéraux ont rempli leur devoir en criant cassecou, ils n'ont pas à jouer et ils n'ont jamais prétendu jouer le rôle de sauveteurs. 2. Les pionniers.
L'année 1936 a été cruciale pour la France. La prise de pouvoir par le Front populaire provoquait un déclin de notre économie, d'autant 'plus apparent qu'une reprise de l'économie mondiale se dessinait à la même époque et que l'Allemagne se préparait ostensiblement à la guerre 1. Les libéraux français résistaient difficilement à la pression des dirigistes, mais gardaient les deux citadelles de l'Académie des sciences morales et politiques et de la Société d'économie politique. Plusieurs ouvrages voyaient le jour, de L. Rougier, J. Rueff, -L. Marlio, B. Lavergne; les admirables petits pamphlets du doyen E. Allix qui paraissaient dans une feuille affichée aux portes des établissements de crédit (Sans-Fil) rappelaient ceux de Bastiat par leur bon sens et par leur verve 2. C'est un plaisir que de relire le Contrôle de l'indéfrisable : le législateur avait interdit aux coiffeurs de se rendre au domicile du client, à moins de présentation par celui-ci d'un certificat médical, et le doyen Allix se félicitait de la modération des auteurs de ce texte qui auraient pu interdire aux Français de se raser eux-mêmes, habitude très préjudiciable à la corporation des coiffeurs. A l'étranger, les positions libérales étaient solidement tenues 1. Dans ses mémoires, non publiés encore, Germain Martin raconte qu'en 1936, il fut assailli au cours de sa campagne électorale par des socialistes qui voulaient supprimer le service militaire. en affirmant qu'en cas de guerre les soldats allemands ·se retourneraient contre leurs officiers. 2. Ces articles ont été réunis dans: Pages choi8ies d'économie politique el de finance, Paris, 1948.
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et l'on parlait même de renaissance du libéralisme sous la direction de chefs d'école 1 : E. Cannan en Angleterre, avec The Economie Outlook en 1912, An Eeonomist's Protest en 1:927, suivi par la pléiade' des professeur~ de la London Sehool ot Economies (Th. Gregory, L. Robbins, F. C. Benham); F. Knight aux l!tats-Unis, auteur de Risk, Uneertainty and Profits (1921) et de Ethies ot Competition (1935), accompagné de H. C. Simons, A. Director, G. Stigler, M. Friedman; enfin L. von Mises en Autriche, que nous avons cité à maintes reprises, second~ par G. von Haberler, F. Machlup, F. A. Hayek et par les économistes allemands W. Eucken et W. Ropke. Le moment était venu de grouper ces forces dispersées. Un colloque eut lieu à Paris en août 1938 sous -la présidence de Walter Lippmann qui venait de faire paraître la traduction française de son ouvrage The Good Society 2. Y prirent part activement des économistes réputés tels que J. B. Condliffe, A. Detœuf, F. A. Hayek, M. A. Heilperill, E. Mantoux, L. Marlio, L. von Mises, M. Polanyi, S. Possony, W. Ropke, J. Reuff, M. Rustow. Malheureusement, les commentaires de cette réunion qui dura cinq jours,' ont été peu nombreux et trop souvent incomplets. Ainsi notre regretté collègue G. Pirou, qui n'assistait pas à ces rencontres, n'a pas pu connaître le travail important accompli hors séance et il a cru discerner deux tendances, alors qu'une grande variété d'opinions s'est manifestée 3. Cette variété elle~même a servi de prétexte à un autre commentateur averti, qui n'était pas davantage présent au colloque ae 1938 et qui n'a pas interrogé les membres participants, pour faire étalage des divergences et conclure à un rendez-vous manqué '. Mais la caractéristique d'une discussion libre et largement ouverte à tous est de faire apparaître une foule de thèses différentes les unes des autres; son but est de découvrir des traits communs sous-jacents à cette variété. Le heurt des idées était inévitable, puisqu'il était voulu, provoqué. Il est certain que 1. F. A. Hayek: A Rebirll! of Liberalism, Tlle Freeman, 28 juillet 1952. 2. Traduit à la Librairie de Médicis sous le titre La cité libre, Paris, 1938. 3. Néo-libéralisme, néo-socialisme, néo-corporatisme, Paris, 1939. ,4. J. Cros: Le néo-libéralisme. Paris, 1951.
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tous les participants ne pouvaient accepter les conceptions de W. Lippmann sur le nivellement des revenus et celles de S. Possony sur l'économie de guerre libérale. Ce qui est surprenant, c'est qu'un accord ait été si vite réalisé sur un programme générai: l'agenda. Ajoutons que l'appréciation des textes est insuffisante pour comprendre et faire comprendre l'importance de ce colloque. Le secrétaire, L. Rougier, en présentant le compte rendu des travaux, écrivait justement : « Ce que ces pages ne sauraient rendre, c'est la physionomie morale, c'est la haute tenue faite d'une absolue sincérité intellectuelle, d'un profond sens humain et parfois d'une intense émotion 1. » Nous-même avons manifesté notre dissentiment au sujet du nom de la doctrine: la liberté n'était pas le but que l'on se proposait d'atteindre exclusivement, ce colloque n'avait rien d'anarchiste. C'était si vrai que le « laissez-faire, laissez-passer» avait été unanimement rejeté. Il ne semblait pas très adroit, dans ces conditions, de prendre l'étiquette d'un système périmé, même avec l'addition de « néo ». II en a été pourtant décidé ainsi et le néo-libéralisme est entré dans l'histoire. L'idée de base est le sauvetage de la personne humaine menacée d'étouffement par le communisme, le collectivisme et leurs satellites. La pierre angulaire technique posée en août 1938 est le mécanisme des prix. Que les néo-libéraux ne professent pas· tous les mêmes opinions relativement aux détails de l'édifice futur, rien de plus naturel. Un critique fort avisé a bien noté: « La liberté est par essence exclusive d'un dogme immuable. C'est pourquoi le libéralisme économique, s'il revêt l'apparence de l'unité, c'est dans la mesure où il s'oppose à l'autoritarisme pour le combattre. Mais en réalité il couvre un ensemble de courants de pen-sée assez diverses dont le trait commun est le respect de la personne humaine et l'utilisation de l'initiative individuelle pour rechercher le profit en assumant des responsabilités et des risques 2. » Le colloque Walter Lippmann n'a pas pu développer normal. Compte ren.du des séances du colloque Walter Lippmann, Paris, 1939. 2. Revue Banque, février 1952, p. 92•.
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lement ses effets car la deuxième guerre mondiale n'a pas tardé à éclater. Les périodes de guerre sont toujours favorables au socialisme puisqu'elles comportent centralisation èt contrainte. Les périodes d'occupation sont dans le même cas puisque la pénurie exige des mesures de répartition autoritaires et que la force règne dans tous les domaines. La libération n'a pas apporté davantage de changement, car la pénurie s'est prolongée et surtout l'influence des communistes s'est accrue grâce au prestige de la Russie. Les socialistes eux-mêmes se sont trouvés rejetés vers les modérés et c'est à partir de cet instant que leur doctrine est devenue très imprécise et a menacé de s'effriter 1. L'idéologie triomphe dès lors en France sous le beau nom d' « humanisation» et la reconstruction du pays est freinée par les mesures qui en découlent : nationalisations hâtives, réquisitions abusives, impositions écrasantes, lois agraires expropriant le bailleur au profit du preneur. Le résultat de cette politique à la fois partisane et peu cohérente est une diminution de l'épargne et un recours à la thésaurisation très préjudiciable pour l'économie. Les libéraux réagissent par leurs ouvrages ou articles : J. Rueff par son Ordre social (1945), M. Allais par des livres d'une haute technicité, Ch. Rist, D. Villey (Redeyenir des hommes libres, 1946), M. Goudard (Défense du libéralisme, 1944), J. Garric, G. Mayer, Crozet-Fourneyron et quelques autres. A Paris, dès le début de .1946, une série de conférences contradictoires organisées par le Comité d'action économique et douanière sous le titre Pour une économie libérée et sous la direction de J. Lacour-Gayet, a un grand retentissement. De son côté P. LhosteLachaume fonde le Point de rencontre liberal-spiritualiste 2. Sur le . plan politique, tQujours à Paris, le Parti républicain de la liberté obtient un nombre important de voix aux élections. Enfin la: Libre entreprise lance des brochures de propagande suggestives dans le grand public qu'elle initie aux subtilités, absurdités 1. Les leaders tentent désespérément de remettre l'accent sur la liberté. Ainsi Léon Blum dans A nell.lIe humaine. 2. Il publie Réhabilitation du libéralisme 611 1950.
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.et contradictions des directions économiques et éclaire sur les résultats des planifications. Les progrès accomplis par le libéralisme dans le monde sont depuis lors considérables. Citons notamment la Suède où le parti libéral conduit par le professeur B. Ohlin vient de remporter un grand succès 1, l'Angleterre 2, la Belgique, l'Allemagne occidentale, sous l'impulsion du ministre libéral de l'économie Ludwig Erhard 3, l'Italie sous la présidence d'un grand libéral 1. Einaudi 4. Si le socialisme a marqué des points aux Indes et dans les pays arabes, il le doit à son puissant allié, le nationalisme économique. Le désir d'indépendance qui jette aujourd'hui dans les pires aventures des peuples qui n'ont pas généralement une maturité suffisante pour assurer l'ordre se manifeste par le renforcement des barrières entre les États. Le prestige de la Russie soviétique dans ces pays en effervescence est dû à sa libération de toute tutelle économique européenne beaucoup plus qu'à la création d'une structure originale 6. En France, la vieille idéologie est tenace. Si les nationalisations ne se sont pas étendues, elles n'ont pas non plus été réduites, malgré le rapport écrasant de la Commission du travail et de la prévoyance sociale du Sénat belge et les cris d'alarme de la Commission de vérification des comptes des entreprises 'publiques 6. Le droit de propriété individuelle a été sauvé, 1. La Suède passait pour un pays socialisant, mais ici encore ce socialisme était sans doctrine nette. 2. Livre Blanc United Kingdom Balance 01 Paymenls 1949 10 1952. Discours de M. Braithwaite et C. Cobbold au diner du lord-maire de Londres le '7 octobre 1952. 3. L'étonnante reprise allemande à laquelle nous assistons, en dépit de millions de réfugiés, de sinistrés, de victimes de guerre et de chômeurs, est due dans une large mesure à la mise en pratique d'un « libéralisme antikeynésien ". Les Allemands ont subi la tutelle des Anglo-Saxons, mais ils ont rejeté leurs théories. Le chancelier Adenauer a fait appel au proCesseul' W. Ropke (A. Piettrc : L'économie allemande contemporaine, Paris, 1952, p. 180 ct sui".). 4. Le revenu moyen individuel a regagné le niveau de 1938 en dépit de la croissance de la population et de l'insuffisance des ressources naturelles. 5. M. Heilperin : Economie Nationalism as an Obslacle 10 Iree World Uni/y, The Commercial and Financial Chronicle, 18 septembre 1952. 6. En 1949, 19;:)1 et 1952.
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de justesse, grâce au rejet par le referenduin de mai 1946 du projet de constitution qui prétendait en faire une création de la loi. Dans leur désir de ~e pas paraître se rapprocher du libéralisme, tout en évitant le communisme, un grand nombre de . théoriciens se livrent à des raisonnements subtils. Les anarchistes, tenant compte de la double nature, individuelle et sociale de l'homme, entendent à la fois affirmer l'autonomie de la personne et son intégration dans le groupe. Ni individu replié sur lui-même, ni entité sociale indépendante de l'individu. Mais cetie « liberté intégrée» n'est-elle pas contradictoire 1? L'existentialisme, fondé sur la liberté, n'admet pas davantage le libéralisme. J.-P. Sartre prétend retrouver le sens de la liberté grâce à une révolution, mais en évitant le totalitarisme socialiste. Le mot révolution a dans cette conception la signification d'émancipation à long terme obtenue grâce à une planification, à des nationalisations, à des réformes de structure 2. C'est du moins ainsi que l'entendait le Rassemblement démocratiqlteet révolutionnaire, créé fin 1947 et que J.-P. Sartre quitta dès la fin de 1949. En somme, un grand nombre de nos contemporains restent attachés à la liberté, mais ont peur du libéralisme. Ils nourrissent le désir, sans oser le satisfaire. L'horreur de toutes les tyrannies a toujours constitué un de leurs sentiments profonds, alors que la crainte du libéralisme leur a été inspirée de l'extérieur par l'historien attardé ou le politicien partisan . . Certes, qui se veut libre doit admettre qu'autrui le soit aussi et donc risquer d'être lui-même dominé s'il n'est pas capable de s'élever. Certaines propagandes ne manquent pas d'évoquer cette possibilité. Mais les Français, par contre, ne sont pas près d'oublier les dures expériences qu'ils ont récemment subies; ils ont goo.té aux régimes non libéraux et ont souffert de l'amertume de leurs fruits. C'est pourquoi aujourd'hui entre les philosophes parfois peu compréhensibles pour la masse et les hommes 1. A. Pasquier : Les doctrines sociales en France, Paris, 1950, p. 332. 2. Cette conception s'inspire de celle de la liberté objective que nous avoni exposée. .
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d'État porteurs d'étiquettes usées, entre la tyrunnie à l'allemande qu'ils ont connue et la tyrannie à la russe qu'on leur propose, entre l'étatisme et l'anarchi!'l, ils demeurent dans le plus grand désarroi. 3. L'agend4.
L'acte de naissance du néo-libéralisme est un ag(mda qui comprend quatre points essentiels! 10 Le nouveau libéralisme admet que seul le mécanisme des prix fonctionllant sur des marchés libres permet d'obtenir une utilisation optima des moyens de production et de conduire à la satisfaction maxima des désirs humains. 20 A l'État incombe la responsabilité de déterminer le régime juridique qui sert de cadre au libre développement économique alllSI conçu. 3° D'autres. fins sociales peuvent être substituées aux objectifs économiques énoncés ci-dessus. 40 Une partie du revenu natfonal peut être, dans ce but, distraite de la consommation, à la condition que ce transfert se fasse cc en pleine l).lmière » et soit (( consciemment consenti ». Ces quatre points' concernent donc respectivement la clé de vOlÎte du système, son cadre, ses buts, ses moyens d'application. Le premier point institue le mécanisme des prix comme principe régulateur hors de la portée des pouvoirs publics, comme seul procédé susceptible d'inciter les individus à produire sans les obliger à le faire et donc de concilier le rendement social et la liberté individuelle, et aussi comme seul moyen d'assurer, sans un appareil administratif considérable, l'équilibre de la production et de la consommation. Le néo-libéral désire que la concurrence règne sur les marchés, mais attendu que celle-ci est généralement imparfaite, il se contente d'un (( ordre concurrentiel approché 1 )l, en accusant l'État d'être souvent la cause 1. ,G. Rottier : Aspects d'un nouveau libéralisme, Économie appliquée, avril-juin 1949, p. 258. Sur la nécessité de restaurer le mécanisme des prix, H, S. Ellis; The Economies 01 Freedom, New-York, 1950, p. 535.
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de .cette imperfection. Quand les automatismes. ne jouent plus,
il est prudent et loyal de se demander d'abord si les autorités publiques ne les empêchent pas de jouer, c'est-à-dire si les institutions ou les politiques économiques n'en sont pas responsables. Ainsi le chômage qui a sévi en Grande-Bretagne de 1925 à 1931 a été dans une large mesure la conséquence du maintien des salaires nominaux par les syndicats dans une éco, nomie qu'on voulait déflationniste, d'où hausse des salaires réels, difficultés pour les industries exportatrices, déséquilibre de la balance des comptes et fuite de l'or. Il convient ensuite de réformer les institutions, c'est-à-dire· de réviser l'ordre naturel physiocratique en le dépouillant de son caractère providentiel et en le complétant par un ordre légal. Cet ordre légal fait l'objet du deuxième point. L'État entre donc immédiatement en scène; il fait jouer les lois au lieu de les laisser jouer. Son intervention implique une action autoritaire sur des éléments économiques, uno organisation des marchés en vue d'adapter l'ordre social aux conditions nouvelles de l'économie 1. C'est une intervention d'adaptation, non de conservation ni de réilolution. Marx a raison de penser que les changements techniques sont des causes de déséquilibre, mais il àtort de croire que le libéralisme tend à se cristalliser et à être en réaction contre eux 2. Les révolutions industrielles futures ne sont nullement inquiétantes pour le libéralisme, contrairement à l'opinion de certains auteurs 3. La construction du cadre dont nous parlons est l'œuvre des juristes. La difficulté qu'elle comporte réside dans l'antinomie qui existe entré la permanence nécessaire du droit destiné à assurer la sécurité aux hommes dans la durée et l'adaptation 1. C'est. l'organisation sociale de marché» allemande (Soziale Marktwirtschatt). - E. Küng : Der Interuentionisml/s. Volskswirtschattliche Theorie der ItaatlichenWirtschattspolitik, Berne, 1941, p. 2. - F. Marbach : Zl/r Frage Wirtschattslichen Staats-Intervention, Berne, 1950, p. 37. 2. W. Lippmann: La cité libre, op. cil., p. 285. 3. L'adaptation peut naturellement être difficile. Un exemple nous en est donné par les interventions en vue d'éviter les crises, c'est-à-dire d'empêcher que les adaptations se réalisent par convulsions, comme nous l'avons indiqué à propos de l'accusation de fauteur de crise portée contre le libéralisme.
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non moins nécessaire aux faits qui changent incessamment. Si la cristallisation du droit est dangereuse, sa plasticité l'est également. La sagesse semble commander une évolution lente et progressive. Deux catégories juridiques peuvent être. distinguées à cet égard. D'une part, les droits fondés sùr des instincts profonds de l'homme, accordés à la psychologie traditionnelle, correspondent à ce droit naturel dont Gierke a pu dire que « si on lui interdit l'accès du corps des lois positives, il flottera autour de lui comme un fantôme et menacera de se changer en un vampire qui sucera le sang de la loi 1 )). Ce droit a inspiré le Bill of Rights britannique de 1689, la déclaration française des Droits de l'homme, et il a revêtu une nuance providentielle physiocratique dans la déclaration de l'indépendance américaine de 1776 2 et dans l'encyclique Summi Pontificatus du ,20 octobre 1939 3. Peu importe que « cette loi au-dessus des lois n prenne sa source dans un acte de foi des libéraux 4, qu'elle dé·rive de la conscience ou qu'elle soit une manière de « formuler des valeurs fondamentales sous forme normative 5 n, « l'essentiel, c'est de comprendre et d'affirmer avec une indéfectible énergie qu'il y a une règle de droit supérieure à la puissance publique qui vient la limiter et lui imposer des devoirs 6 )). D'autre part, les droits qui se réfèrent à l'économique doivent conserver une certaine souplesse afin de permettre éventuellement une adaptation aisée à des évolutions nouvelles. Ils sont groupés essentiellement sous les rubriques: droit commercial, droit fiscal, droit du travail. M. J. Hamel propose de constituer avec eux une discipline juridique particulière sous le nom
1. A. P. d'Entrèves : Nalural Law, Londres, 1951, p. 112. 2. «Tous les hommes ont été dotés par le Créateur de certains droits inaliénables. » • 3. L'État doit obéir à « l'ordre naturel établi par Dieu ». 4. A. Berle : A Liberal Program and ils Philosophy, in S. E. Harrii : Saving American Capitalism, N ew- York, 1948, p. 4 I. 5. A. P. d'Entrèves : Nalural Law, op. cil., p. 117. 6. Duguit : Traité de Droit comlillliionnel, III, 548
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de D1'oit économique 1. Il se garde d'ailleurs avec raison 'd'en faire le droit de l'économie dirigée à la manière du Wirtschaftrecht 2. Ainsi il laisse au. droit civil traditionnel les relations d'ordre privé et les opérations de consommation qui continuent d'être régies par des principes permanents et qui gardent un caractère individualiste très prononcé, puisqu'elles reposent sur l'autonomie de la volonté : chaque contractant crée son droit. Il en va différemment du droit commercial: par exemple un épargnant est libre de devenir actionnaire, mais le droit qui règne s'il se décide à le devenir est déterminé par la loi indépendamment de lui. Du contractuel il passe· à l'institutionnel. Cette deuxième catégorie concerne le cadre dont nous parlons. L'économiste rejoint le juriste. Ce droit économique demeure une technique, il peut assurer une étatisation ou non, il permet dans tous les cas d'ajuster le cadre à l'économie dans la mesure jugée opportune et convient parfaitement au néo-libéralisme. A l'intérieur de cette deuxième catégorie de droits, les interventions de l'État ne sauraient elles-mêmes être toutes considérées comme également souhaitables. Une hiérarchie s'impose. Nous avons déjà fait allusion à celle que Stuart Mill proposait: fonctions obligatoires et fonctions facultatives, et nous avons noté le rôle toujours reconnu à l'État, sauf par les anarchistes, en matière de sécurité (armée, police), de justice, de travaux publics, d'administration générale. L'État libéral de jadis était surtout arbitre et gardien, il doit encore aujourd'hui éviter de se mêler à la partie, mais son rôle est infiniment plus étendu. Il intervient dans le domaine économique et dans un domaine extra-économique. En outre, son action, en ce qui concerne la première catégorie de ces interventions, est antérieure, postérieure ou supérieure au mécanisme des prix qu'en tout état de cause il laisse jouer librement. 10 Les interventions antérieures concernent les institutions auxquelles nous venons de faire allusion sous le nom de cad1'e 1. J. Hamel: Vers un droit économique, Économie contemporaine, novembre 1951.
2. Dans la conception allemande, le droit commercial échappe à ce droit de l'économie et demeure soumis au régime libéral.
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et d'autres que 'nous ne saurions passer ici en revue. Le critère de leur légitimité est leur conformité à la structure du libéralisme: respect des droits naturels, définis comme nous l'avons indiqué, et du mécanisme des prix. Ainsi la taxation, le contingentement, le contrôle des changes, la répartition suivant les besoins ne sont pas conformes, la réduction de la durée de travail, la création d'un droit de douane, la participation des ouvriers aux bénéfices sont conformes 1. Rappelons une fois pour toutes qu'à l'exception des quelques principes inscrits dans l'agenda, les indications que nous donnons ne sont pas admises par tous les économistes qui acceptent d'être qualifiés de néo-libéraux. Commençons par l'organisation des marchés. Des règles sont posées qui ne doivent plus permettre de parler de loi de la jungle : concurrence loyale, brevets d'invention, dépôt de marques et de modèles, appellations contrôlées, secret pro, fessionncl, sanctions contre les mauvais payeurs, etc. Nous avons déjà parlé du droit de propriété individuel qui, pour beaucoup et non des moindres, est de droit naturel 2, et aussi des contrats. Dans le domaine de la production, l'intervention de l'État est admise très généralement lorsqu'il y a carence des initiatives privées, à la condition de s'efforcçr d'abord de susciter ces initiatives. Un secteur public peut être créé lorsque toute concurrence est impossible, du fait par exemple des dimensions excessives des entreprises 3. L'organisation de l'entreprise appellerait de longs dév.elop· pements. Un des principaux objectifs de l'État, bien qu'il soit négligé, consiste dans la formation du chef. Exiger un diplôme 1. Un exemple simple d'intervention conforme nous est donné en France par les primes à la culture du lin qui respectent la liberté du marché et sont destinées à maintenir cette production pour lui permettre de satisfaire la demande nationale en temps de guerre. Le lin est la seule plante textile qui offre cette possibilité dans notre pays. 2. Il l'est pour l'Église (Rerum Novarum, 19). Il est « afférent à la dignité humaine .•. il est par conséquent un droit, et non pas seulement une fonction sociale» (Message de Pie XII au Congrès catholique de Vienne, septembre 1952). 3. G. Rottier: Aspects d'un nouveau libéralisme, op. cit., p. 255.
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pour accéder à la direction des grandes affaires privées, de manière à réagir contre le népotisme, est une mesure de protection accordée aux participants de l'entreprise et à l'ensemble du public, mesure qui n'est pas plus attentatoire à la liberté que l'exigence d'un diplôme pour un médecin ou un avocat. Mais la compétence n'est pas tout, aussi le contrôle des pouvoirs publics s'impose-t-il pour garantir l'honnêteté, en matière d'engagement contractuel et de publicité notamment. Le caractère de l'entrepreneur, sa moralité et son esprit social posent de difficiles problèmes : une éducation appropriée doit être prévue et des dispositions doivent être prises pour mettre en jeu sa responsabilité 1. Les sociétés anonymes offrent l'exemple remarquable d'une insuffisance d'intervention de l'État en France, car en régime libéral l'État ne pèche pas seulement par excès, il peut encore pécher par défaut, ce que le libéralisme ancien n'eût pas admis. Les inconvénients de cette carence sont manifestes : les adversaires du système en profitent pour souligner ses faiblesses et réclamer sa suppression. Puisqu'il s'agit d'une institution fondée par la loi, il suffit que la loi la réforme, comme nous l'avons déjà remarqué 2. .. Nous ne reviendrons pas sur la question des monopoles : l'État a le devoir de les contrôler et de remédier aux abus. L'intervention de l'État en matière d'investissements doit être réduite autant que possible 3, et elle le sera si l'épargne se forme et s'emploie comme elle le fait en période normale. Il 1. R. Toubeau : Responsabilités actuelles des chels d'entreprise, Paris, 1952. 2. Nous n'insisterons pas sur cette question qui a fait l'objet récemment de deux documents importants: le rapport de G. Lutfalla au Conseil économique en novembre 1952 et l'ouvrage de P. Vigreux, Les droits des actionnaires dans les sociétés anonymes, Paris, 1953. Les réformes essentielles concernent la lutte contre l'abstentionnisme des actionnaires et une meilleure répartition des bénéfices. Parmi les mesures à décréter d'urgence, nous soulignerons l'octroi aux actionnaires du droit de prendre connaissance de la gestion des filiales qui servent trop souvent à masquer des participations et l'obligation de distribuer les tantièmes après les mises en réserve. 3. Les erreurs dans les investissements sont souvent le résultat de la mauvaise orientation des capitaux par suite du détraquement du mécanisme des prix.
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est évident qu'en période anormale (de guerre, de préparation à la guerre, de reconstruction) des investissements publics sont nécessaires. La monnaie idéale devrait être,' semble-t-il, la monnaie neutre, celle qui n'agit pas sur le niveau des prix grâce à la compensation opérée incessamment entre ses deux composantes: volume et vitesse. Vue purement théorique et pratiquement utopique 1. Par contre, il convient qu'afin d'avoir une monnaie saine les pouvoirs publics combattent l'inflation et la déflation par les procédés connus : variations du taux de l'intérêt, opérations sur le marché ouvert, accroissement ou restriction de crédits. E'n matière bancaire, l'Institut central joue le même rôle que l'État pour l'ensemble de l'économie. Il doit être fort pour assurer aux établissements de crédit privés le maximum de liberté. M. R. Alheinc a traité cette question dans le sens néolibéral 2. Il préconise la création d'un observatoire économique situé dans le domaine bancaire de manière à être immédiatement infor'mé des opérations en gestation dans les établissements de crédit, la régularisation du crédit à court terme par une triple action, psychologique (publication d'informations économiques), contractuelle (conclusion de contrats de réescompte), mécanique (jeu de timbres-primes de sécurité et de stabilité), enfin la tutelle de l'épargne. L'Institut central bénéficiantd'une telle maîtrise du marché devra être à l'abri de toute immixtion politique, ce qui n'est pas le moindre risque qu'il court. Du point de vue de la répartition, il y a urgence à arrêter la tendance au nivellement, surtout parce qu'elle freine la formation des élites en décourageant les initiatives, et dans ce but, à réviser la théorie de la redistribution des revenus inspirée par une conception de justice distributive propice à l'arbitraire et socialement dangereuse. La politique qui consiste à prendre systématiquement aux uns pour donner aux autres 1. L. Baudin: La monnaie el la formation des prix, Z· éd., Paris, 1947, p.637. 2. La banque au service des échanges, Paris, 1946.
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engendre un état permanent d~insécurité. D'une manière générale, toutes ces interventions accroissent les risques et incitent l'individu à restreindre son activité en. se cantonnant dans l'immédiat. Il n'est pas exagéré, en ce sens, de dire que la liberté assure la sécurité 1. Sans être condamnable en principe, l'action des pouvoirs publics doit être à cet égard très prudente. Nous avons enfin fait allusion aux mouvements internationaux de marchandises. Les tarifs douaniers protecteurs sont admissibles par les néo~libéraux qui, cependant, déplorent leur établissement lorsque celui-ci ne correspond pas à une nécessité, par exemple à l'urgence de l'installation ou du développement d'une industrie de caractère militaire. Les contingents, par contre, ne sont pas admis par eux, car ils détruisent le mécanisme des prix : la décision d'importation n'est plus confiée aux forces du marché 2. 2° Les interpentions postérieU/'es au jeu du mécanisme des prix s'inscrivent en bénéfice ou en perte pour l'État. La saisie des rentes (au sens économique du mot) par l'État est théoriquement recommandable, mais souvent difficile en pratique. Ces revenus \non gagnés par définition constituent une assiette idéale pOUl' l'impôt à la condition d'être précis, comme nous l'avons indiqué 3. Aucune hésitation n'est possible en matière d'assistance aux victimes du système. Le mécanisme est aveugle et des accidents sont possibles dont l'individu n'est pas responsable. La société qui bénéficie dix procédé de sélection prend à sa charge les inconvénienis qui résultent de son emploi et l'État, coordinateur et suppléant des initiatives privées, doit prévenir et sanctionner les fraudes, combler les déficits éventuels, remplacer les organismes défaillants. Dès l'instant qu'une misère imméritée apparaît, l'intervention est légitime. C'est ici que se pose le problème du plein emploi. Des néo1. Siclierlieit durcit Freilteil, Zeitschrifl fUr das gesamle Kreditw68en, 1 er janvier 1952, p. 1. 2. E. Staley : World Economy in Transition, op. cit., p. 181. 3. Voir ci-dessus,. chap. IV, § 4.
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libéraux admettent que les dépenses publiques soient augmentées eil vue de remédier au chômage, à condition qu'elles demeurent « résiduelles », c'est-à-dire que l'on ait recours à elles seulement après avoir tenté de stimuler les initiatives privées 1. n est entendu, en outre, que le plein emploi est pris dans le sens donné à ces mots par sir W. Beveridge, donc abstraction faite du « chômage frictionnel 2», que les salaires ne sont pas considérés comme rigides, que les secours immédiats s'accompagnent des mesures propres à fournir du travail utile, après déplacement et apprentissage s'il y a lieu. D'une manière générale, la société cherche à remédier aux effets néfastes du hasard, dont la suppression n'est ni possible; car elle entraînerait celle de la liberté· elle-même, ni souhaitable, puisque ce fantaisiste introduit un peu de variété dans un monde qui tend à devenir désespérément uniforme, comme nous l'avons dit: «Le régime libéral apparaît aujourd'hui comme un rempart contre l'impérialisme de la raison, contre l'envahissement de la vie par l'activité calculée 3. » 3° Les interventions que nous nommons supérieures dérivent . du fait que l'État représente l'unité et la continuité nationales. A lui les grands espaces et les longues durées, à lui les politiques de nat~lité, de reconstitution du sol, d'outillage national, de mise en valeur de pays neuf. A lui aussi les actions éducatives générales et à long terme: l'eugénisme, la lutte contre l'alcoolisme, les encouragements à l'accroissement de la productivité, etc. Il peut être amené à réduire le bien-être actuel en vue d'assurer l'avenir, par exemple à interdire le travail des enfants afin d'éviter le surmenage et l'usure physique prématurée. Les politiques éducatives revêtent une importance que nous tenons à souligner. Ainsi, dans la France actuelle, le détenteur 1. Il en est ainsi dans le Full Employmenf Bill américain de 1945 (H. K. Girvetz : From Wealth to Wei/are, Stanford, 1950, p. 244). 2. Sir William Beveridge: Du trallail fXJJJ1' tous dan. une société libre, trad. franç., Paris, 1945, p. 16. 3. D. Villey: Actualité du lilWralisme. économique, La, Porte O,éane, 1951, p.7.
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de revenus habitué à voir fondre ses économies en raison d'une dépréciation monétaire constante doit être incité à épargner de nouveau non seulement par le fait de la stabilisation de la monnaie, mais grâce à l'octroi d'avantages et surtout à rabandOJl officiel des doctrines hostiles au capital. La tâche est rude, non impossible. Il faut changer le climat pour redonnei' vie à des éléments psychologiques latents et non pour en créer de nouveaux, ce qui serait une œuvre de très longue haleine et peut-être irréalisable. De même l'éducation du consommateur est nécessaire afin de le réhabituer à résister à l'emprise du vendeur. Il suffit de se rendre sur un marché de denrées pour constater que la plupart des ménagères subissent sans discutei' la loi de J'intermédiaire. D'où résultent souvent des différences de prix incroyables pour un même produit dans des boutiques proches les unes des autres. Le. cons.ommateur se résigne, même lorsqu'il a de faibles disponibilités. Les causes de cette attitude doivent être cherchées non seulement dans une accoutumance à )a hausse, mais encore dans l'idée néfaste que celle-ci sera compensée par une augmentation des revenus. La ligne de moindre résistance à la pression des intéressés est offerte pal' lè salaire, croit-on, et l'adoption de l'échelle mobile Il renforcé cette opinion. Il y a là un phénomène psychologique grave, car il fausse le mécanisme des prix .lui-même : celui-ci suppose des parties promptes à défendre leurs intérêts et non à renoncer en cherchant à se rattraper ailleurs. L'État a pour devoir de procéder à une rééducation de ce consommateur d'autant plus que, comme dans le cas précédent, lui-même est responsable du changement intervenu. 4° A ces trois catégories d'interventions s'en ajoute une autre que nous qualifierons d'extra-économique. Pour l'~tat, comme pour l'individu, l'intérêt pécuniaire présent ou futur n'est pas le seul mobile des actions, et si « l'utilité maxima est un lien social, elle n'est pas nécess.airement le. seul qui doive être recherché ». Ainsi s'exprime l>agenda. Ce serait .une grave erreur, à coup sûr, d'oublier que rlttat cst avant tout un organisme politique. Son prerwer de .... uir,
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très apparent au temps de sa naissance, et qui l'est malheureusement redevenu de nos jours, est d'assurer la sécurité de la nation. Les exigences militaires' peuvent primer toutes les autres. D'après l'agenda, « les fins sociales doivent être choisies par la procédure démocratique ». Nous n'avons pas ici à parler de politique. Nous nous bornerons à observer que la question est controversée de savoir quels rapports existent entre le libéralisme et la démocratie. Pour certains, la liberté se situe au cœur des doctrines démocratiques; d'autres remarquent que l'évolution à laquelle nous assistons depuis le début du xxesiècle tend en Europe vers le totalitarisme; il en est enfin qui distinguent les pays : les Anglais ne mêlent pas les conceptions de liberté et de démocratie, les Français identifient la démocratie avec la souveraineté populaire manifestée par une majorité. C'est ce dernier point qui prête aux interprétations abusives : si la liberté est celle pour le plus grand nombre d'imposer sa volonté au plus petit, la tyrannie est proche, et l'on a pu dire que, sous cet aspect, le dogme de la souveraineté populaire détruisait la liberté individuelle et le libéralisme s'effaçait devant la démocratie 1. La vérité est dans cette affirmation que la défense des droits de la minorité et non celle de la primauté de la majorité est le critérium de la démocratie 2. Nous ajoutons que si le socialisme tend vers la centralisation, le libéralisme politique tend vers la décentralisation et rejoint pal' là le fabianisme et l'anarchisme 3.
4. Commentaires. On voit que l'économie néo-libérale ne mérite plus le reproche d' « inconscience » que l'on adressait au libéralisme ancien, elle 1. W. Rappard ; Les rapports de l'individu et de l'État dans l'évolution conslitulionnelle de la Suisse, Paris, 1936. 2. C'est pourquoi Ortega y Gasset prétend que le libéralisme ùoit être une manifestation de générosité. 3. S. Webb: Fabian Essays, Londres, 1920. - Proudhon: Du principe fédératif, Paris, 1863.
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est une « économie inquiète 1 li. Il est vrai que l'agenda nous indique seulement les grandes lignes et appelle bien des compléments que nous ne pouvons fournir ici. Nous donnerons seulement quelques précisions essentielles. 10 Techniquement, les interventions de l'État doivent d'abord et surtout se conformer aux enseignements de la science économique, vérité élémentaire bonne à répéter. Sans doute de graves incertitudes subsistent encore sur bien des points, mais ce n'est pas une raison pour négliger les lois qui sont solidement établies. Vouloir accroître ses exportations en fermant les frontières aux importations, toutes choses éta'nt égales par ailleurs, est un procédé contradictoire qui a encore été appliqué récemment. Rappelons-nous ce projet australien, que nous avons cité, comportant une telle hausse des salaires que le montant de ceux-ci dépassait le revenu national. Dans leur enthousiasme pour l'humanisation de l'économie, les adversaires du libéralisme finissent par perdre de vue les possibilités humaines. Toute intervention présente des avantages et des inconvénients; il importe de faire la balance des uns et des autres. Le coût, autrement dit, doit être calculé et consenti. C'est ce qui ressort de l'invitation formulée par l'agenda d'exercer un choix conscient lorsque plusieurs fins différentes s'offrent à nous.' On peut, par exemple, en système libéral, préconiser des assurances sociales, mais il ne faut pas en camoufler le coût grâce à une inflation. J. Rueff a dénoncé avec force et raison les « fausses créances 2 »: Le public ne se rend alors pas compte des sacrifices qu'il est amené à consentir, par la voie de la hausse des prix notamment, et applaudit aux réalisations qui lui semblent généreuses. Tout a été dit sur ce sujet. Bien des interventions n'auraient jamais été admises par les gouvernés si les gouvernants en avaient fait connaître le prix réel 3. 20 L'importance de la psychologie comme fondement des 1. A. Piettre : Fondements, moyens .et organes de la répartition du revenu national, 39° Semaine sociale de France, op. cil., p. 185, 187. 2. J. Rueff: L'ordre social, Paris, 1945. 3. L. Rougier : Technique économique et financière de l'État démocratiqu. et libéral, Questions actuelles, juillet 1946, p. 37.
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doctrines économiques nous oblige à un relativisme dont les anciens libéraux n'avaient guère l'idée .. C'est un point sur lequel nous devons insist()r parce qu'il est rarement mis en lumière. « Le libéralisme, écrit C. E. Griffin, n'est pas pour tout le monde », et il cite des peuples il peine sortis de l'état sauvage 1. Sans aller jusqu'à cet exemple extrême, nous connaissons .des cas actuels très caractéristiques. Convient-il d'introduire le néolibéralisme dans des pays sous-développés? Notre réponse est négative. Ces pays ont besoin d'une préparation à la fois intellectuelle et économique, il y aurait danger à les revêtir d'un costume qui ne serait pas à. leur mesure et ne pourrait que les gêner dans lellr marche. Donner la liberté n'a pas de sens, il faut mettre les individus en état de l'acquérir et d'en tirer profit. Le libéralisme doit se présenter chez les peuples qui lui sont restés étrangers comme une libération progressive. La politique prévue par le point IV du président Truman est tout à fait recommandable à cet égard : envoi de missions éducatives d'abord et surtout, puis apport de capitaux: sous la forme d'investissements privés. Le développement doit se faire suivant un certain rythme; matériellement et spirituellement, de manière à permettre les ajustements des différents éléments de l'économie et de la psychologie. C'est par là que cette politique a péché et c'est pour ce motif que nous constatons dans plusieurs pays sous-développés un exode rural inquiétant, une sous-alimentation, un déséquilibre de la balance des comptes 2. Le néo-libéralisme ne se décrète pas comme un état de siège. Les élites dans un pays neuf ont un vif désir d'opposer une nouvelle doctrine au communisme qu'il& redoutent et à l'anarchisme dont ils ont souffert. A elles de la mériter. Ce relativisme incite il. la tolérance et à la patience. Le libéral doit attendre son heure. La nécessité d'une période de transition existe également dans les pays qui retourncnt au libéralisme. C'est pourquoi celui-ci se présente d'abord avec un aspect hésitant qui déc~n1. En/erprise in a Free Society, op. cil., p. 572. 2. L. Baudin: Le libéralisme dans les pays sous-dé/}eloppés d'Amérique du Sud, Banque, février et mars 1952.
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certe ses partisa.ns 'et crée des illusions chez Sê!l lidvèrsaires. Tel il est apparu réeemment lorsque le président A. Pinay a cherché, sans préoccupation doctrinale, à établir en France un régime qui s'apparente au néo-libéralisme. Ainsi que nous l'avons déià indiqUé, des esprits, pourtant avertis, lui ont reproché de trahir les conceptions dont il prétendait s'inspirei', ils l'ont traité de I( libéral autoritaire» et ont ri de voir « les libéraux se dresser contre le libéralisme ». Ceux qui ont formulé ces critiques sont-ils donc assez naïfs pour croire qu'il est possible de fuire passer au libéralisme du jour au lendemain un peuple qui a subi Mpuis ,plus de quinze ans la pression d'un étroit dirigisme? Ce qui est remarquable, c'est que M. Pinay ait été approuvé et soutenu par la masse des consommateurs, saturés de réglementation et las de servitude. Le dirigisme laisse dans l'économie des traces profondes. La \ con:currence ne se rétablit pas aisément sur des marchés où les ventes se :sont faites à la quantité, non à la qualité, parce que les dirigeants n'auraient pu différencier les produits sans compliquer exagérément leur tâche, et où les intermédiaires prennent en conséquence l'habitude d'aligner les prix du tout venant le plus médiocre sur le cours des (1 belles marchandises ». Le personnel, de son côté, s'est multiplié outre mesure et ne peut guère êtTe réduit, parce qu'il a des « droits acquis ». Le cas des pays occupés par les communistes posera des problèmes plus difficiles encore à résoudre le jour de leur libération. En effet, des déplacements de propriétés foncières et des transformations d'asines ont été opérés qui interdisent le retour au passé. L'on a songé à mobiliser dans oe cas les créances d'Cs anciens propriétaires en les établissant, d'après une valeur d'inventaire,. ,en monnaie ,de compte 1 afin de remédier. à une éventuelte dépréciation ·de la monnaie rée'lle, et à procéder à des ventes de ces créances aux enchères en réservant aQx anciens propriétaires un droit de préemption 2. 1. Ce procédé rappelle notre système monétaire de l'Ancien Régime lorsque la monnaie se définissait à un triple point de vue: taille (poids), aloi (titre) et cours (rapport de la monnaie de compte à la monnaie manuelle). 2. Rapport deM. Radu Plessia au colloque du 18 novembre 1952 à Paris, à la Fondation royale Charles le ••
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Enfin, il ne saurait même pas être question d'orienter vers le libéralisme les pays dont les habitants ne sont pas encore personnalisés et n'existent qu'en fonction des groupements auxquels ils appartiennent. Ils ne sont pas mûrs pour ce régime économique. C'est là une question de psychologie et non de structure de l'économie, car la présence de formes collectives de propriété n'implique pas, ù elle seule, une organisation socialiste. Les 'communautés agraires, par exemple, lorsqu'elles se présentent sous l'aspect de grandes familles patriarcales, comme la zadrouga yougoslave, peuvent s'iniégrer dans un système libéral dont elles deviennent les unités capables de se concurrencer les unes les autres. Il est connu, d'ailleurs, que le paysan serbe n'est pas favorable à la collectivisation et n'est entré dans les prétendues « coopératives de type supérieur)l qll'en raison des impôts écrasants frappant le cultivateur isolé et des tracasseries policières dont celui-ci était victime. La preuve en est qu'en 1952 il a fallu admettre les « coopératives de type inférieur », analogues à nos syndicats agricoles. Un autre témoignage, non moins éclatant, est fourni par la réponse d'un leader yougoslave à des observateurs étrangers qui s'étonnaient de ne pas trouver un sol nationalisé dans cet État qui se dit communiste. Ce révolutionnaire répondit qu'en Yougoslavie le paysan n'était pas un exploitant (fermier ou métayer) à qui la socialisation aurait permis de « gagner la terre )l, mais qu'il était un petit propriétaire à qui elle l'aurait fait perdre. En Russie, il s'agissait d'exproprier le seigneu.l'; en Yougoslavie, on aurait exproprié le paysan. Cette réponse, d'une curieuse naïveté, est un aveu 1. Le cas des communautés agraires andines est tout différent. Ce sont des groupements de très ancienne origine qui servent de places de refuge à des Indiens peu évolués, incapables pour la plupart de se faire une vlace dans les sociétés libres espa1. Boris Kidritch : Rapport au v· Congrès du parti communisle yougoslave, 1948. Le plus piquant est qu'un auteur français voit dans cette réponse une contribution originale yougoslave à la théorie marxiste des rapports avec la paysannerie, certes, tellement originale qu'elle détruit cette théorie 1 (L. Dalmas: Le communisme yougoslave, "Paris, 1950, p. 30).
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gnoles, faute d'initiative privée et de prévoyance. La dissolution. de ces communautés a toujours été désastreuse et l'Indien libéré est tombé généralement dans le prolétariat. C'est pourquoi aujourd'hui le gouvernement péruvien cherche à maintenir ces formes ancestrales de propriété et d'exploitation du sol, et même à les reconstituer (Constitution de 1933) 1. Encore ne faudrait-il pas généraliser les observations précédentes en les appliquant indistincterrtent à toutes les populations indigènes de l'Amérique, par exemple aux métis du Mexique. Les lois agraires qui se sont succédé dans ce pays ont également reconstitué des communautés (ejidos), mais en vue de morceler les grandes propriétés foncières, de restituer le sol à ses anciens possesseurs et de constituer une étape sur la voie de la propriété privée 2. 30 La physionomie de l'État néo-libéral est très différente de celle de l'ancien État libéral. Ce n'est plus l'arbitre timide du XVIIIe siècle; ce n'est pas davantage le « Leviathan» du xxe siècle; le premier faisait place à.la Providence, le second entendait la remplacer. C'est un État dont le rôle est considérable, mai~ qui demeure respectueux de l'individu, un associé et non un adversaire, un promoteur et non un maître, un souverain qui sait commander, mais qui sait aussi se limiter, en bref un État fort au service d'un individu libre. A. Ponceau a montré comment tous les hommes sont des tyrans virtuels et comment l'avènement des masses a pour résultat l'établissement d'une tyrannie massive. Il a cherché une voie entre «le simple veilleur de nuit» qui laisse une société sans doctrine se dissocier en partis tyranniques et l'État totalitaire qui impose une idéologie et aboutit à une tyran'nie policière . générale 3. Cette troisième voie est celle du néo-libéralisme '. 1. L. Baudin: Quelques aspects des politiques économiques des Etats andins, Revue d'économie politique, 1949, p. 302. '2. Déclaration du président Calles, 30 mai 1933. - Code agraire de 1934. - Voyez L. Baudin: Le régime des terres au Mexique, Mélanges Gonnard, Paris, 1946, p. 45. 3. A. Ponceau: Timoléon, Réflexions sur là tyrannie, Paris, 1950. 4. Rome, au temps de la République, avait su concilier la force de l'État et. la liberté de l'individu.
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Accrohre l'autorité et limiter en même temps les attribution. n'est pas chose aisée, car u le plus difficile pour las personnes disposant d'un grand p~)Uvoir, c'est de décider de ne pas l'employer 1 JO. Peut-on l'espérer? L'État n'est pas une entité, nous l'avons noté, ce sont. des hommes sujets aux erreurs et aux passions. 11 est impressionnant de constater que tant de hons esprits, dont les, tendances étaient différentes les unes des autres, ont eu une attitude réservée et parfois hostile à l'égard de l'État. G. Ferrero affirme que « ce qui lui manque n'est pas la force, c'est la sagesse, la dignité, la modération, la justice, l'élévation morale, et par conséquent le prestige et l'autorité· lI Il. Simone Weil l'appelle « le gros animal li. Dans les philosophies qui prennent pour fin l'amour du prochain, il est regardé comme un égoïsme collectif, un mécanisme sans âme, tout au plus comme une commodité 3. Ceux-là mêmes qui sont partisans d'une étatisation réclament la transformation de l'État. « Le planisme de 1933-1935 s'est trompé en croyant que l'on pouvait faire œuvre de réforme économique et sociale profonde sans commencer par la réforme de l'État', li « Le but du socialisme, c'est de transformer l'État 0, » Pour les néo-libéraux, la réforme de l'État, c'est celle qui doit conduire aux leviers de commande des hommes capables et honnêtes, prêts à manifester leur autorité dans le but da laisser l'individu agir en pleine liberté. « Qui, a-t-on demandé, entreprendra de moraliser l'État représenté par le fonctionnaire ... que le néo-libéral place comme une nécessité de fait à l'origine du développement, afin d'en faire le balancier parfait qui garde l'équilibre à toute la construction 6? » 1. Sir Oliver Franks, d'après A. C. Pigou : Central Planning and Prufessor Robbins, Economica, février 1948. 2. G. Ferrero: Discours aux sourds, Paris, 1924, p. 84. 3. Bulletin de l'Ashram Sri Aurobindo, février 1952. 4. De Man: Cavalier seul, 45 années de sociali8me européen, Genève, 1948, p. 196. 5. P. Rimbert : Esquisse d'un programme socialiste, La Revue socialiste, ma11952, p. 514. 6. A. Nolette : Le néo-libéralisme, Mercure, 24 février 1946; p. 144.
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La réponse nous sera donnée....par la théorie des élites qui complète le néo-libéralisme.
5. Illustrations. La nécessité d'un État fort, pour établir un régime libêral, apparaît clairement dans l'histoire actuelle du Pérou. C'est là un avantage des gouvernements militaires quand ils sont compréhensifs et bien conseillés, ce qui n'est évidemment pas toujours le cas. Les dirigeants péruviens avaient pratiqué entre 1941 et 1949 une politique dite populaire qui consistait à assurer aux populations urbaines un ravitaillement abondant et à bon marché grâce à des subventions alimentaires et à des contrôles du commerce extérieur et du change. Ne trouvant plus de prix suffisants sur les marchés intérieurs et ne pouvant exporter, les producteurs avaient été découragés, ce qui avait obligé les pouvoirs publics à multiplier les importations, au grand dommage de la balance des comptes. Les entrées de viande, qui se montaient à 800 tonnes en 1941, atteignaient 25.000 tonnes en 1949; le prix de ce produit essentiel était fixé officiellement à la moitié environ de son cOlÎt. Rien de surprenant à ce que, entre ces deux dates, le cheptel péruvien ait diminué d'un tiers. Ce n'est pas tout; les prix normaux, donc plus élevés, payés sur les marchés des pays voisins, donnaient naissance à une contrebande fructueuse pour les marchandises de petit volume et de grande valeur susceptiples d'échapper facilement aux contrôles. Les produits médicaux, par exemple, repassaient en grande partie les frontières. Un million de dollars avait été dépensé pour se procurer la pénicilline qui restait introuvable. Le général Odria, en prenant le pouvoir en octobre 1948, a flétri cette politique démagogique et a proclamé l'urgence de livrer (( une grande bataille en vue de la libération économique de la nation )J. Depuis lors, les subve:Q.tions et les contrôles ont été abolis, le change s'est stabilisé et le redressement de l'économie a été rapide l, 1. Augmentation de 25 % de la production des denrées alimentaires pendant le premier semeshe de 1951 pllrrapportau premlersemestre de 1950.
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Plus généralement, dans les pays sud-américains où la carence des individus, faute d'initiatives, de capacités et de capitaux, risque de constituer un sérieux obstacle au progrès, la combinaison de l'État et des organismes privés s'est faite sous la forme d'une « politique de développement» (fomenta) qui entre dans le cadre du néo-libéralisme. Le gouvernement chilien, après le terrible tremblement de terre de juin 1939, créa la (c Corporation de développement» chargée de promouvoir la production nationale sans se substituer aux affaires privées. Cet exemple a été suivi par le Venezuela qui, à sou tour, fonda une corporation analogue en 1946. « Dans le cas, dit un article du statut de cette société, où les entreprises projetées existent déjà dans le pays ou sont en voie de création, la Corporation s'efforcera de coordonner son action avec celle des particuliers, afin de ne pas affaiblir l'initiative privée et de ne pas gêner son développement.» La corporation surveille, dans une mesure plus ou moins large, les affaires auxquelles elle s'intéresse. Les résultats - ont été très encourageants : entreprises hydro-électriques, sidérurgiques, chimiques, installations portuaires, etc. 1. Même dans les cas où l'étatisation semble s'imposer avec le plus de force, une place peut et doit être laissée à l'initiative privée par les néo-libéraux. S'il est un domaine fermé, secret, réservé à l'État, c'est bien celui de l'énergie atomique. Or, d'après l'Atomic Energy Act américain de 1946, la prospection des matières premières originaires est libre et même encouragée, puisqu'un prix minimum est assuré pendant dix ans à l'uranium raffiné, aux minerais d'.uranium à haute teneur et aux concentrés, pendant trois ans aux minerais d'uranium-vanadium à faible teneur, et puisqu'une prime est offerte pour la découverte de minerais à haute teneur provenant de nouveaux gisements nationaux. La possession et le transport de ces matières sont étroitement contrôlés. L'exploitation de l'énergie atomique elle-même est monopolisêe par l'État, mais « toutes les fois que la chose est possible, le Comité (chargé de l'appli1. Exemples: ies aciéries géantes de Huachipato (Chili), l'électrification de Coro eU a création des fermes-modèles de l'État de Trujillo (Venezuela)_
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cation de la loi) s'efforce de concilier le monopole d'État de la production des matériaux de fission avec le système américain traditionnel de libre entreprise 1)J. II le fait en passant avec les firmes privées des contrats de gestion pour l'exploitation des installations de l'État et en accordant des licences pour la fabrication des engins utilisant l'énergie atomique. En Europe, le néo-libéralisme règne au Portugal sous la forme d'un individualisme moralisé qui assure la primauté du spirituel, respecte l'autonomie de la personne et maintient la famille. « L'ordre n'est pas spontané, êcrit le président Salazar, il doit être établi par l'État ll; celui-ci « doit maintenir les principes de la propriété privée, de l'initiative individuelle, de la concurrence modérée, tout en usant de son autorité pour réprimer les abus », mais « il est liuùté par la morale et par le droit 2 ••• ». 1. Rapport du Comité de l'énergie atomique du Sénat, 79° congrès, 2- session, 1946. Pour le problème général posé par l'énergie atomique dans le domaine économique, voir S. Schurr et J. Marschak : Economie Aspec/s of A/omic Power, Princeton, 1950, et aussi W. Gellhorn: Security, Loyaltyand Science, New-York, 1950. 2. L. Baudin: Au Portugal, Revue des Deux Mondes, 1er septembre 1950, p. 140.
CHAPITRE VIII
LES ELITES
Le chercheur téméraire qui s'aventure dans ce domaine mal exploré bénéficie heureusement d'un triple avantage. D'abC!rd le mot élite n'a pas été défraîchi par l'usage, il est resté miraculeusement situé hors de la mêlée verbale. Nous le trouvons sous la plume de bien des écrivains qui, conformément à la tradition, ne le définissent pas, mais l'employent avec un certain respect. Ce mot désigne quelque chose de supérieur, de meilleur; il a gardé du prestige. Il est parfois remplacé par des périphrases ou par des synonymes: « l'aristocratie naturelle 1», « les classes qui comptent 2», « les sages 3 »; les « initiateurs 4 »... , etc. Il figure dans des programmes politiques qui l'admettent 6 ou le rejettent 6, mais il a toujours un caractère aristocratique. Ensuite la nuance dont ce mot est revêtu est qualitative. Nous devons, pour la saisir, dépasser le nombre et renoncer à l'idée qu'il n'y a de progrès que dans l'évolution vers le quantitatif. Nous sommes sur un plan humain et il convient de nous rappeler que les hommes, suivant la formule consacrée, ne 1. A. Fouillée: La démocratie politique et sociale en France, op. cil., p. 76. 2. H. Laski: Reflections on the Revolution ot our Times, New-York, 1943, p. 143. 3. P. Laberthonière : Esquisse d'une philosophie de la personnalité, Paris, 1942, p. 60. 4. P. S. Ballanche: Palingénésie sociale, 1828-1829. 5. Plans d'études 19i19-1960 (du Catholicisme social), Semaine sociale de Lille, 1949. 6. Programme de la Fédération anarchiste.
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sauraient s'additionner comme des pommes de terre dans un sac. n va de soi que la qualité et la quantité, loin de s'opposer, sont complémentaires puisque ce sont les deux aspects des mêmes objets. En outre, dans la matièrt; qui nous intéresse ici, la seconde apporte à la première un certain support, car plus le nombre des individus est .grand, plus il y a de chance de trouver parmi eux des êtres supérieurs, ce qui ne signifie pas évidemment qu'on doive les trouver, ni qu'il y ait un rapport quelconque déterminé entre ces deux termes 1. Enfin le problème des élites se pose dans tous les régimes économiques, il est indépendant de la forme de société. Plus centré dans les systèmes autoritaires, puisqu'il concerne les dirigeants, plus dilué dans les systèmes de liberté, puisque tout le monde est susceptible d'exercer une influence, il revêt toujours un caractère d'extrême gravité. L'on est appelé à se demander dans le premier cas ,comment une planification peut fonctionner correctement si les maîtres de l'économie ne sont pas d'une grande intelligence et d'une moralité à toute épreuve, dans le deuxième cas dans quelle mesure une démocratie fondée sur la loi du nombre est compatible avec la reconnaissance et l'utilisation des compétences 2. 'Nous nous proposons de répondre successivement aux questions suivantes : Qu'est-ce qu'une élite? Comment s'est-elle présentée dans le passé? Par quels moyens pouvons-nous espérer la constituer dans l'avenir 3?
1. La
masS6.
Les deux caractéristiques de notre société qui, sans nul doute, frapperaient l'habitant de Sirius descendu sur la terre, sont . 1. Voilà pourquoi L. Romier écrit: « Un peuple de fils uniques ne saurait être qu'un peuple médiocre» (Explication de notre temps, Paris, 1925, p. 24). 2. L. Marlio : Le cycle infernal, Paris, 1951, p. 384 . . 3. Nous avons étudié ces divers aspects dans: Le problème des élites; Paris, 1943; El problema de las elites, Revista de Dencho (Santiago du Chili); juillet 1947; Die Theorie der Eliten, Schwei:er Monal.h~ft6, janvier 1953.
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l'inégalité naturelle profonde qui existe entre nous et les efforts que nous faisons en vue de l'atténuer. Ce personnage avisé se rendrait compte d'a,bord que la multiplication des statistiques et notre gOlÎt récent pour les calculs globaux aboutissent à masquer d~_ considérables dispersions sous des moyennes illusoires. Un dépass~ment du nombre s'impose· à qui veut procéder à de correctes observations 1. Mais ce même habitant d'une planète lointaine ne manquerait pas de constater ensuite qu'effectivement les différences entre les hommes tendent à se réduire, qu'une uniformisation se poursuit et que la primauté du quantitatif sur le qualitatif, aujourd'hui choquante, prend aspect d'anticipation. Évolution relativement récente qui succède à une ère d'individualisation notée par un grand nombre de sociologues et dont l'origine se perd dans la nuit des temps. Les économistes classiques des XVIIIe et XIX e siècles ont pris pour sujets des individus, c'est-à-dire des êtres disposant d'une sensibilité, d'une intelligence, d'une volonté propres à chacun d'eux. Nous ne saurions en faire autant: une « dépersonnalisation » de l'homme est eu cours 2. Les causes de ce mouvement sont multiples. Dans le domaine démographique, l'accroissement de la population et surtout la concentration urbaine ont contribué à agglutiner les habitants de la plupart des pays. Politiquement, le totalitarisme envahissant a séduit les esprits las des conflits et des désordres en les précipitant dans les mêmes moules. Socialement, les syndicats et les partis ont soumis leurs membres à de strictes disciplines, tandis que, dans l'ordre économique, les réglementations de guerre ont imposé leur rigueur, les machines ont rassemblé les ouvriers et, standardisant les produits, ont standardisé les désirs et les goûts. Surtout, les instruments de la technique moderne chargés de diffuser la pensée ont trahi leur 1. «Premier principe: ne pas avoir égard au nombre» (Nietzsche: Volonté de puissance, III, 575). «Vous ne vous rendrez pas à l'avis du plus grand nombre pour vous détourner de la vérité» (Exode, XXIII). 2. «Déshumanisation» voilée par un camouflage verbal, dit K. Jaspers (La situation spirituelle de notre époque, trad. franç., Paris, 1951).
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mISSIOn éducative : - presse, cinéma, radio, télévision. Quelle vie intérieure peut avoir l'auditeur aux écoutes du matin au soir? chaque moment de liberté qu'il pourrait consacrer à la réflexion est rempli par l'éclat des musiques et le ronronnement des discours. Il n'échange de propos avec sa famille qu'au son du jazz ou dans l'intervalle des chansons, il demande à son poste de lui livrer des opinions toutes préparées, comme à l'épicier des boîtes de conserves, il ne conçoit de loisirs que meublés par des « distractions », il s'ennuie quand il se rencontre. Tel est l'homme moderne à personnalité évanescente que les philosophes nomment homme-masse, affamé de technique et non de science, bourré d'idées dont il n'a inventé aucune et qu'il a mal assimilées, « carapace d'homme, sans dedans, sans intimité ... vidé de sa propre histoire 1 ». La réunion de ces pseudo-individus porte en politique le nom de peuple 2, en sociologie le nom de foule lorsqu'elle est temporaire 3, de masse lorsqu'elle présente une certaine unité et une certaine permanence 4, L'unité de la masse est élémentaire, elle est formée pa~ une juxtaposition d'individus obéissant à des forces extérieures, elle n'a pas pour origine une complémentarité, il y a « pseudo-intégration» des membres, suivant une expression de W. Ropke. L'homogénéité est d'ailleurs loin d'être parfaite, car une évolution se poursuit qui aboutit à des condensations partielles, à la formation de noyaux: les groupements à base d'intérêt collectif (partis, syndicats, ligues, associations, etc.). Nous avons noté que l'intérêt collectif risque fort d'être plus égoïste et plus violent que l'intérêt personnel. Le dirigeant du groupe a l'impression qu'il parle et agit au nom des autres 1. Ortega y Gasset: La révolte des masses, trad. franç., Paris, 1937, p. xIii. 2. «Avec un grand P les politiciens manœuvrent cette larve, en nourrissent leur bagout, en avivent leurs harangues, comme s'il était l'être actif et inspiré» (G. Roupnel : Histoire et destin, Paris, 1943, p. 52). 3. Le pionnier dans ce domaine a été Gustave Lebon avec sa célèbre Psychologie des foules. 4. La masse se distingue du «corps» dont l'unité est nette et qui a sa hiérarchie et sa tradition. Le corps est souvent professionnel (G. Palante: Combat pour l'individu, Paris, 1904, p. 9).
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et pour leur bien, alors que lui-même se trouve intéressé au résultat et ne manifeste pas la pudeur qui serait de rigueur s'il était seul en· cause. Nous avons indiqué aussi le danger que créait l'illusion d'une identité entre l'intérêt collectif et l'intérêt général, souvent opposés l'un à l'autre. Ces groupements agissent avec ,continuité en vue d'influencer les pouvoirs publics, ils deviennent « les rouages imparfaits d'un gouvernement invisible 1» et font de la politique le résultat d'un compromis, bien différent de cette expression de la volonté générale qu'elle devrait être théoriquement. La masse ainsi constituée n'a pas une sorte de conscience collective indépendante des consciences des êtres qui la composent, ene ne peut pas. créer chez ses membres des facultés que ceux-ci n'ont pas 2, mais elle se comporte à la manière d'une personne simplifiée en éliminant les particularités individuelles. Elle assimile les éléments communs à ses membres, donc généralement médiocres, et rejette les supériorités, qui sont forcémel)t rares. Reste un noyau rétréci, replié sur lui-même, dont l'insignifiance et le manque de caractère se résument en une inertie caractéristique 3. Cette inertie se traduit d'abord par la méconnaissance des besoins spirituels 4. et l'incapacité de création. La technique favorise la subordination de l'esprit aux objets extérieurs, l'incite à une paresse qui lui interdit même le contrôle et le perfectionnement des découvertes d'autrui. L'homme-masse considère chaque progrès matériel comme un acquis à exploiter et non comme une étape destinée à servir de point de départ pour un progrès nouveau. 1. A. Mathiot : Les «Pressure Groups» aux Élals-Unis, Revue fran~aise de science politique, juillet 1952. Voyez sur ces pressions collectives les ouvrages des psychologues américains. 2. A. Joussain : Psychologie des masses, Paris, 1938. 3. «C'est l'emblème de la déraison, une simple impulsion musculaire et nerveuse, pas de pensée, pas d'étincelle de vie spirituelle en elle [dans la masse] » (Emerson: Journal, 1885). 4. Par exemple, l'enquête de l' lnslilule of Public Opinion en 1939 sur la question: « Quel est à votre avis le problème le plus important qui se pose aujourd'hui au peuple américain? » a révélé qu'une personne seulement sur soixante-dix-huit se préoccupait des besoins spirituels (New- York Times, 3 décembre 1939).
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L'inertie mentale implique ellsuite un manque de sens critique qui amène la niasse à se fier aux apparences - au costume, dit Carlyle ~ et à donner la priorité aux mots sur les idées. La propagande et la publicité doivent leur présente fortune à la dépersonnalisation qui rend l'homme accessible aux appels savamment orchestrés par les spécialistes d'après la psychologie des victimes. Le succès des slogans n'a pas d'autre cause. Cette inertie engendre encore le besoin d'un conformisme reposant. L'action qui n'est plus provoquée par l'esprit d'initiative, l'est par l'esprit d'imitation. L'intolérance devient règle, toute pensée libre prend aspect d'hérésie, toute dissidence devient provocation, toute répression de dissidence s'appelle épuration. L'homme supérieur est considéré comme suspect; « sur la place publique personne ne croit à lui 1», et à la première défaillance, « la masse s'en défait en le dévorant li ». Cette masse se tient étroitement fermée et nourrit un égoïsme collectif audacieusement hypocrite qui cherche à se faire passer pour l'intérêt général. Elle ne supporte même pas la 'responsabilité de ses actes : lorsque tout le monde est coupable, personne ne l'est. La conséquence de ces pressions de la masse est une tendance violente vers l'égalité de fait sous le prétexte de solidarité. Pareto prétendait que le Tartufe devrait être révisé, car c'est au nom de la solidarité qu'il chercherait de nos jours à dépouiller Orgon 3. « Les hommes se précipitent sur l'égalité comme sur une conquête. Ne leur dites pas qu'en se livrant ainsi aveuglément à une passion exclusive ils compromettent leurs intérêts les plus chers; ils sont sourds. Ne leur montrez pas la liberté qui s'échappe de leurs mains, tandis qu'ils regardent ailleurs; ils sont aveugles '. » C'est ainsi que l'on aboutit à la termitière ou à la fourmilière, maintes fois décrite 0. 1. Ainsi parlait Zarathoustra, trad. franç., 1902, p. 415. 2. M. Muret: Grandeur des élites, Paris, 1939, p. 20. 3. Le péril socialiste, Paris, 1900, p. 26, in Palante, Précis de sociologie, Paris, 1903, p. 121. 4. A. de Tocqueville: De la démocratie en Amérique, op. cil., t. 11, p. 133. '5. A. Huxley: Le meilleur des mondes. - J. O'Neill: Le peuple des ténèbres •••• etc.
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Dan.s le temps, l'inertie signifie que toute force de propulsion vient de l'extérieur, que le démarrage de la masse est lent à se produire, mais qu'une fois le mouvement déclenché, il se poursuit de lui-même et ne peut être freiné qu'avec une extrême difficulté. Les révolutions en apportent la preuve. La masse est une force vitale, un pur élan qui échappe au calcul, incapable de prévision et de modération. Mais qui la fait sortir de son inertie? parfois un chef, généralement un meneur. On entend sous ce nom un individu émané d'elle, instinctif et imprévoyant' comme elle, mais qui fixe le but et oriente le mouvement. Conscient de son caractère temporaire et instable, il adopte les solutions immédiates et violentes, au contraire du chef qui procè"de avec lenteur et prudence. Il capte la confiance de la masse « au profit de ses intérêts, de ses rancunes 1 », ou de "sa propre idéologie, sans tenir compte du bien commun comme doit le ~aire un chef. Il profite de l'émotivité de la masse, contagieuse et favorable à l'exaltation de sentiments primaires, pour accentuer le caractère passionnel du mouvement 2. Ses moyens sont ceux du dompteur; il contraint la foule à lui obéir inconsciemment par des affirmations brutales et répétées; il suggestionne et ne raisonne pas 3. La science de la conduite de l'homme-masse par le meneur est une variante de la moderne cybernétique. De même que la tortue mécanique réagit spontanément en contournant l'obstacle disposé sur son chemin, de même l'homme-masse réagit de lui-même quand apparaît dans son champ visuel ou auditif le mot « capitalisme» ou le mot trust, mais cette spontanéité n'est qu'apparente dans les deux cas. La tortue ne jouit d'aucune autonomie de la volonté, elle ne fixe pas son but et n'établit pas de plan; grâce à la cellule photo-électrique logée dans sa tête, elle obéit à l'intensité des lumières qu'elle perçoit; elle n'a pas la faculté de libre choix, ni celle de refuser de 1. G. Palante: Combat pour l'individu, Paris, ~904, p. 127. 2. C'est la • passion collective"» que stigmatise Simone Weil dans sa Nole sur la suppression générale des partis politiques; La Table ronde, février 1950. 3. H. de Keyserling : La révolution mondiale el la TJesponsabilité de l'esprit, Paris, 1934, p. 31.
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choisir. Il en va de même pour l'homme-massé, son dispositif de réaction a été établi d'avance par le meneur. Il ne se rend pas compte lui-même de l'emprise qu'il a subie et il attribue à sa propre volonté les décisions qui lui ont été c9mmandées de l'extérieur. Ce n'est pas la machine qui est devenue humaine par évolution ou mutation, c'est l'homme qui est devenu machine par sclérose ou désintégration. Le but poursuivi par le chef ou par le meneur peut être excellent ou détestable : une croisade désinté'ressée ou un affreux massacre. L'homme-masse peut en changer brusqucment. Les auteurs dramatiques ont depuis longtemps tiré des effets spectaculaires de la versatilité des foules 1. Celle-ci, d'ailleurs, s'explique psychologiquement par l'ambivalence des sentiments humains : dans les états affectifs extrêmes les pôles opposés se rapprochent sur un plan irrationnel où s'efface la diversité de leur nature et où s'affirme l'intensité identique de leur tension. Haine-amour, cruauté-pitié ... , etc., forment dans cette atmosphère des binômes aux termes presque interchangeables 2. Or, cette maSse dont nous parlons croît en richesse et en puissance dans un grand nombre de pays et en particulier dans le nôtre. Elle s'estime capable de diriger elle~même les destinées de la nation et rompt les. cadres traditionnels qui la maintenaient jusqu'à nos jours dans une certaine dépendance. Rien d'étonnant à' ce que les faibles et les habiles l'aient prise pour idole. Après la royauté de droit divin, puis le Parlement de droit divin, voici la masse de droit divin 3. Une confiance mystique règne dans l'intelligence des foules, dans leur intuÎ1. Exemple: Shakespeare (Jules César, Coriolan). 2. 10- Semaine internationale de synthèse, Paris, 1938, p. 87.
3. Exemple: en mars 1937, on lisait dans Vendredi: «La volonté du peuple est, en démocratie, la volonté de Dieu. » Déjà l'auteur allollym? d'un libelle édité en 1833 par la Société des Droits de l'homme sous le titre: De l'égalité s'exprimait ainsi: «Là où le peuple choisit lui-même ses officier!', il est sClr qu'il choisira toujours les' magistrats les plus vertueux et les plus capables. » Relisons Simone Weil: « L'erreur qui attribue à la collectivité un caractère sacré est l'idolâtrie» (La përsonnalité humaine, La Table ronde, décembre 1950).
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tion du bien public 1. Mais un gOUVel'l'lenlent dê tnasse nê pèut qu'aboutir' â la dictature, Mt' III fiJ.âss~ êst clipàble d'obéir, non de se discipliner. La définition même d'un tel gouvern.ement comporte Cëtte donnée Il• . Cette masse ne représente même pU là nâtion puisqu'élIe exclut les catégoriéS supêrieures; éllé n'est plia formée par Ufi échanti1lonnage de claSSéS OU de groupes, elle êomprêhd oettaines classes et certains groupes entier!1 3. La maSsé tJu.V'l'lère et la maSse paysanne, si souVént livoqu6es, en sOnt lèS eg(jnipléil classiques '.
2.
L'éiite.
Connaissant la masse, nous pouvons maintenant tellUt de définir l'élite. 1!:tymologiquement, AUre signifie choisir. Un objet d'élite est un objet de premier choix. Les homtIle8 d'élité SOnt lès meilleurs, aristoi. L'on a remarqué que le mot élite est éorit en français dans un grand nombre de langues ~trangères; il est permis de voir dans ce fait flatteur pour notre propre langue un hotmnagc involontaire rendu à nos penseurs o. L'élite se reconnaît li. trois cllractères: elle g'ouvre, elle s'affirme, elle se donne. 1° L'élite est 'ouverte en Ce sens qUè tout III monde peut i. A. Frins : De t'esprit du gouvernement démocratique, gruxeIills, 1906. 2. «Système politique qui. .. sans souci de la légalité, tend à la dictature au profit d'un parti» (A. Gardie: La Commune de Paris, Paris, 1940, p. 319). « La politique des masses n'est possibie què par }'Ilsservissemeilt tot1l1 des masses» (anonyme! Résurrection li'an~l1ise; l'aris; 19.37, p. 126). a.Dé même dans les entreprises dites nationalisées en 1944-1946, la prétendue « nation. qui recévait la propriété et dlspoSàit dli droit de gestion ne comprenait mémé pas les épargnal'lt$ qui avaient été lés tondàtelirs • . 4. Thomas M~nn (A.VerUs8ement à l'Europe) penSé qué là crise de la civilisationeul'opéenfie est due à 'une généroèité exCèssiVe à l'égard des masses ail XIX. siècle (F. Knight : FreediJin and Refôrm, op; m., 1>; 101). 5.. Ainsi s'exprime A. Motisset : Paradoxes el anticipations 8U,. l'àvenlr de l'Europe, Paris, 1952.
i?9 fih fa:re partie, poUrvu d'en être dig:tJ.e. Eile njadmet b.uoune exclmlÏve et se distingue par là de la vuste. 1 Certes, la tentation est grande pour elle de se ferm~r loré" qu'elle détient le pouvoir en favorisant ses descendants, parénb et amis, mais elle ne saurait y succomber sans déchoir a. L'homme d'élite vient donc de n'importe quel milieu. C'est pourquoi il existe des élites spécialisées dans toutes les branches d'activité, mais jamais une profession, ulle classe, une nQ,tion, une race, ne Murait tout entière être d'élite 3. Celle-ci se oompose des unités éparpillées à travers les groupes sociaux. Il existe une élite intellectuelle qui ne dépend pas du nombre des diplômes, une élite patronale qui n'est nullement fonction de la dimension des entreprises, une élite ouvrière, Une élite paysanne, une élite militaire. ", etc. On peut aussi distinguer des élites politiques, économiques, religieuses ... , etll. 4, des élites nationales, régionales, locales; des élites de commandement, de maîtrise, de rayonnement 5; des élites de culture ancienne, abstraite et philosophique, et de culture nouvelle, pratique et technique s; ennn des élites de pensée et d'action 7. A cette diversification horizontale en correspond une autre, verticale. La supériorité comporte des degrés. A la base delà hiérarchie, Nietzsche mentionne ]e gentilhomme, {( barbare affiné Il sorti de la vulgarité ambiante, mais encore immergé dans des sentiments ordinaires de pitié; il met au-dessus de
1. Bouglé : Essat 8ur ie régime de8 castes, ParIs, 1908. .:.... Il. Maunier : E"ai Bur 161 groupements BOclauit, ParIs, 1929. 2. M. Allais : Quelques réflexions sur l'inégalité, les classes et la promotion . soCiale,Pai"ls, 1946, p. Il. 3, V. BasOh parle de peuples c privilégiéS B; mals en ajoutant que «le génie de oei! peuples» s'est Inoarné dans certaines individualités et que l'anarchisme a • un culte fervent pour les supériorités» (L'individualisme anarchiste, Paris, 1928, p. 286). 4. Thibaudet, François Marsal, Colrat, Max Hermant... , série d'articles publiés dans la Revue de Pari., à partir du 161 septembre 1929. - P. de Rousiers : L'élite dans la société moderne, Paris, 1914. 6. G. Glldotrre : Cl'i.talliMlion de, élites nouvellu, BI{Jl'il, le. février 1945, p.391. 6. 1. Savard: L'étranger et la culture, Esprit, 10 • juin 1\}45, 'p. 44. 7. Bergson: GommunicaliDn à l'Académie des science. mOMies et politiques, 1923.
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lui le grand homme, du type Napoléon, indifférent à l'opinion, fort, volontaire, mais· susceptible de se laisser corrompre par les instruments puissants qu'il utilise; enfin, il place au sommet le surhomme, indépendant de son milieu, inactuel, relié seulement à ses ancêtres dans l'histoire 1. Tous les individus d'élite ne se situent pas au sommet de la hiérarchie. Il serait inexact et décourageant de ne donner ce nom qu'aux génies de Stuart Mill, aux saints ou aux héros de Carlyle, êtres d'intuition, à la fois visionnaires et hommes d'action 2. Précisons en terminant que, si l'élite est ouverte, puisque chacun peut y accéder, elle se ferme parfois afin d'éviter de mettre ses connaissances à la portée des indignes. Elle considère alors comme un devoir de ne pas divulguer ce que ses membres seuls sont capables de comprendre et de s'assurer de la valeur des candidats par des épreuves appropriées dites d'initiation. . Les conditions requises pour faire partie de l'élite, que nous allons examiner maintenant, appartiennent à deux catégories: les Ulles concernent la personnalité en soi, les autres le comportement de cette personnalité vis-à-vis d'autrui; elles COrr~s pondent respectivement à ce que nous avons appelé l'affirmation et le don. 2° L'homme d'élite s'affirme par une supériorité personnelle et acquise. « Une seule chose est sûre, dit Palante, c'est que la supériorité intellectuelle et morale est essentiellement individuelle. Il n'y a que des individus d'élite 3. » Nous ne saurions trop insister sur ce point. L'homme d'élite est « conscient de son unicité 4 ». Aussi ses rapports avec les groupes sont-ils délicats à établir : ils posent le problème de l'individu face à 1. «Ma philosophie tend à l'établissement d'une hiérarchie» (Vololllé de puissallce, liv. III, § 726). 2. Carlyle: Les héros, trad. franç., Paris, 1928, et aussi: E. Hennequin : La critique scientifique, Paris, 1888. 3. G. Palante: Précis de sociologie, op. cil., p. 167 . .... H. de Keyserling: La révolutioll mOlldiale el la respollsabilité de l'esprit, op. cit., p. 105.
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la société « beaucoup plus difficile' (à résoudre) que celui de l'individu contre l'État 1 ». La prise de contact entre les hommes d'élite, appartenant ou non au même milieu, doit être conseillée. Mais cette « cristallisation» - nom qu'on lui a donné - est difficile à réaliser. En effet, un groupe puissant a plus de' chances d'être formé par les pires que par les meilleurs parce que les personnalités intelligentes et instruites tendent à se différencier, parce que l'homme-masse est facile à attirer, parce qu'un accord est plus aisé à conclure sur un programme négatif que sur un programme positif, contre quelqu'un ou quelq.ue chose que pour une personne ou une chose 2. Il existe, en outre, un risque dans toute cristallisation, celui d'une dégradation sous forme de groupement « conformiste minoritaire », rassemblement des « à part» ou des « réprouvés». Le progrès se réalise par les hommes d'élite, membres de groupes peut-être et aidés par d'autres membres, mais restant en marge ou au-dessus 3. Une réunion d'hommes d'élite est par essence instable parce qu'elle a de grandes chances d'être combattue par la masse pour peu qu'elle « réalise la civilisation contre le gré de la majorité 4», et aussi parce que chacun de ses membres ne continue à en faire partie que dans la mesure où il maintient les qualités primitives qui le classent parmi les hommes d'élite. A la moindre défaillance il est en fait retranché de cette assemblée d'ordre supérieur, même s'il continue à y être inscrit en droit. Un tel groupement diffère donc de tous ses pareils, il est essentiellement' mouvant. Chacun à chaque instant peut y entrer ou en sortir. Ainsi, c'est une erreur que d'identifier l'élite à la bourgeoisie 5. 1. G. Palante: Précis de sociologie, op. cil., p. 28. 2. F. Hayek: La route de la servitude, trad. franç., Paris, 1945, p. 101. 3. Naturellement l'aide d'autrui peut être nécessairo et le travail d'équipe se révéler fécond, mais la présence d'un chef demeure indispensable. Il ne faut pas croire que l'élite doive se cristalliser pour être un élément de progrès, comme certains l'ont écrit. 4. A. Schatz : L'individualisme économique et social, Paris, 1907, p. 529. 5., • Toutes les supériorités ne sont pas incluses dans la bourgeoisie et la bourgeoisie comprend des éléments qui ne correspondent pas à l'élite.• Le danger de cette confusion est d'amener le bourgeois à penserqu'U tait partii
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Rien ne nous empêche, par contre, de revêtir d'un nom générique les hommes d'élite d'une époque et d'une nation, sans allusion à des groupements constitués. Par exemple, M. Muret a pu décrire sous le nom d'homme d'élite le Kalokagathos de 1& Grèce antique, le citoyen romain, l'honnête homme du XVIIe siècle, le gentleman britannique 1. Délimitons avec plus de précision ce domaine mal exploré des élites. Il existe dans le grand public une telldance à regar. der comme membres d'une élite ceux qui détiennen.t la fortU/l6 et la puissance, ce qui revient à ranger les parveIlUS parmi ces membres. Vilfredo Pareto a contribué à répandre cette idée ell énonçant une théorie qu'il a imprudemment nommée: théorie de circulation des élites. D'après lui, l'élite, formée par les individus riches et influents, tend à se désagréger peu il. peu par le fait même que la possession des biens et l'exercico du pouvoir l'amolissent, la corrompent, lui font perdre ses qua. lités originaires. En même temps jaillissent hors des couches populaires des hommes nouveaux qui, énergiques et confiants, luttent contre l'élite déclinante, la remplacent, puis se dété· riorent à leur tour et sont détrônés par d'autres. Plus cette circulation huma.iIle s'accélère, plus la prospérité grandit; plus elle se ralentit, plus la dépression s'aggrave a. On a remarqué, à. juste titre, que cette théorie complète celle de Karl Marx. Pour (JO dernier, la circulation est à sens unique, les membres de la bourgeoisie tombent dans le prolétàriat et il n'existe aucune ascension sociale en contrepartie, en sorte que le pro. de l'élite en raisQn de S:;J. seule situation sociale .• Tout le drame sociul de notre temps s'Inscrit dans cette équivoque" (J. Lhomme: Transformations économiques et classes sociales, Économie et humanisme, 1945, p. 45). Noua savons bien qu'il existe des « corps d'élite " mais c'est là une pure expression verbale destinée le plus souvent à. rappeler des souvenirs et à créer une atmosphère stimulante. Un régiment à fourragère est un régiment d'élite; ceux qui en fOllt partie aujourd'hui pourront en tirer quelque fierté, mais ils n'ont été POUl' rien dan~ le comportement hérolque de leurs devanciers qui a été la cau~e de cette distinction. et il 11e viendra à l'Idée de personne de croire' que Durand est un homme d'élite parce qu'lia été incorporé' dans un régÏ!nent è tourrllg~re. 1. M. Muret, op, çi/. • 2. Vilfredo Pllreto ; Tram de ~()ciQ1Qgie générale, Paris, 1917-1919, t. Il, p. 2027. - J . LbomlJle : 1.1) prablème IÜ' GW6U, Paris. 1938, p. 221 et $wv.
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létariat devient de plus en plus nombreux et la bourgeoisie de plus en pluiirsstreinte (loi de prolêtarisation croissante des massés). Précisément, ce rapprochement entre la théorie do Marx et celle de Pareto met en relief le défaut de cette dernière : il s'agit d'une circulation de classes, comme chez Marx, et non d'éliteil. Répétons, avec les saint.simoniens : Cl Regardez ce qu'est l'homme, et non pas ce qu'il a 1. » La naissance, pas plus que la richesse, ne caractérise l'élite. On ne naît pas homme' d'élite, on le devient. Il faut cependant apporter un tempérament à cette affirmation, car l'hérédité peut d'abord se manifester et l'influence du milieu s'exercer ensuite : le fils de l'artisan qui, pendant toute sa jeunesse, a aidé son père, même par manière de jeu et de passe-temps, 6$t plus apte que quiconque à devenir lui-même artisan plus tard; de mê,me, l'enfant de membres de l'élite, ayant vécu dans une atmosphère propice, est plus apte que quiconque à devenir lui-même membre de l'élite. Dire qu'il existe des familles d'élite signifie donc que les membres de ces familles ont les plus grandes chances d'appartenir à l'élite, mais ce n'est jamais qu'une probabilité puisqu'on a vu surgir parfois des médiocres et des ratés même dans ces milieux privilégiés. Que le pouvoir ne soit pas un critère de l'élite, c'est ce qu'il est superflu de souligner. « L'élite sociale reste souvent étrangère au gouvernement. Les personnes qui composent ce dernier sont rarement celles qui composent l'élite 2. » Distincts de l'élite sont également les cadres destinés à commander des hommes en vue d'un travail déterminé (ingénieur, administrateur, officiers ... , etc.) et qui mànifestent des aptitudes à la maîtrise, mais parfois rien de plus. 1. Un apôtre de la famille, M, Vignes, va jusqu'à écrire à propos des grands hommes: • La famille de ces Individualités originales et puissantes ne nous Intéresse pas. Ella8 peuvent ne pas en avoir» (La science sociale d'après lell principe' de Le Play el de ses continuateurs, Paris, 1897, t. l, p. 71). 2," G. Palante ; Pl'éci~.de .ociologill, op. cU., p. 78.
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Pas plus qu'elle ne doit disposer de la puissancep~)Ur exister, l'élite n'a besoin d'être reconnue. La faire dépendre de l'opinion publique, du suffrage d'une majorité, c'est-à-dire de la masse, est un contresens grave 1. Les personnages qui sont considérés comme supérieurs ne le sont nullement pour ce motif. Ils constituent des « notables» et exercent une influence sur leur milieu 2. La question se pose pour chacun d'eux de savoir s'ils sont des hommes d'élite. Si cette conjonction se produit, elle est infiniment heureuse et nous devons chercher à l'obtenir. Une élite reconnue et dirigeante est une garantie de prospérité. Ainsi en a-t-il été jadis fréquemment sous la monarchie française et dans les réPubliques italiennes. La crise de la conscience européenne, si bien analysée par Paul Hazard, traduit la rupture des élites avec les notables, la prise de position de la masse ct l'avènement de son règne 3. Enfin, l'efficacité n'est pas en cause. L'élite n'est ni la minorité agissante qui fait loi à la majorité passive ni le groupe qui revêt la plus grande importance économique. Adopter ce dernier sens, c'est confondre l'histoire des élites avec celle des actIvités économiques dominantes. Ainsi parvient-on à montrer en Grèce l'élite foncière cédant peu à peu la place à l'élite industrielle et commerciale, processus qui se renouvelle plus tard en d'autres pays, et est-on amené à mesurer la valeur de 1. • Stockmann : La majorité n'a jamais raison ... Qui est-ce qui forme la majorité des habitants d'un pays'! Est-ce les gens intelligents ou les imbéciles? Je suppose que nous serons d'accord qu'il y a des imbéciles partout, sur toute la terre, et qu'ils forment une majorité horriblement écrasante. Mais, du diable! cela ne pourra jamais être une raison pour que les imbéciles règnent sur les intelligents ... » (Ibsen: Un ennemi du peuple, acte IV.) , 2. L. Duprat considère que l'élite répose sur une supériorité « admise par le plus grand nombre en un milieu donné ... condition d'un prestige qui confère de l'autorité, du pouvoir ou du respect, de l'estime exceptionnelle ». Il fait donc la confusion que nous dénonçons. Mais lui-même reconnalt ensuite que le prestige existe hors de toute idée d'élite, chez le père et le maUre notamment, et que l'autorité de l'élite est « plus ou moins aisément reconnue .. (Congrès de l'lnslitut international de Bociologie, Bruxelles, 1935). 3. «Ceux qu'on appelait autrefois les notables sont désarmés ou n'existent plus. La France devient une poussière d'hommes prêts à toutes les servitudes» (L. Bertrand: Une destinée: mes années d'apprentissage, Paris; 1938, p. 259. - P. Hazard: La crise de la conscience européenne, Paris. 1935).
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l'élite par le degré d'influence qu'elle exerce, par exemple à déclarer que les grands propriétaires fonciers britanniques et les petits propriétaires fonciers français ont constitué des élites 1. L'élite vaut indépendamment de sa richesse, de sa puissance, . de son prestige, de son admission et de son efficace. 30 Les -supériorités qui distinguent l'élite ne sont pas destinées à lui permettre d'exercer une domination. Si l'individu doit s'élever à un certain niveau, il doit aussi orienter son activité dans un certain sens : un sens conforme au bien commun. L'élite est morale. Il est surprenant que ce caractère essentiel n'ait pas toujours été admis, alors que l'intelligence sans moralité a prouvé si fréquemment sa nocivité et que la plupart des maux dont souffre l'humanité sont dus au déséquilibre éclatant qui persiste entre le progrès technique et le progrès moral 2. Rejeter ce (caractère, c'est reconnaître - comme le fait d'ailleurs Vilfredo Pareto - qu'il existe une élite de voleurs et une élite d'assassins, puisque ce sont là groupements ouverts et que leurs membres font incontestablement preuve trop souvent d'une remarquable supériorité personnelle. _ L'exploitation d'une partie d'une classe sociale par une autre partie qui devrait en constituer l'élite en raison de sa supériorité apporte une preuve manifeste de l'insuffisance de toute théorie de l'élite dont la moralité est absente. Pour nous en tenir à la classe ouvrière, rappelons l'obstination des ouvriers qualifiés du port de Londres, à la fin du siècle dernier, à empêcher les non-qualifiés de s'organiser, et celle des mineurs de race blanche des mines d'or du Rand à refuser aux travailleurs noirs l'accès aux emplois rémunérateurs (colour bar) au point; de déclancher en 1922 une grève révolutionnaire si violente que le gouvernement dut recourir à la force armée 3. 1 C. E. Ferri: Lineamenti di una teorica delle elites en economia, Milan, 1925, p. 42. 2. «C'est parce que la conscience fléchit que les monstres de la multitude et de la fatalité menacent» (Daniel Rops: Pour une nouvelle aristocratie, Bevue hebdomadaire, 2 janvier 1937, p. 26). 3. Citons encore la bureaucratie soviétique d'origine ouvrière qui écrase les manifestations des masses ouvrières affamées au lendemain de la révolution (Zagorsky : La République des Soviets, Paris, 1921, p. 208).
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J,' AUBE D'UN
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Ce bien commun, oette moralité néces$airel se présente sous un double aspect, l'un correspondant à un sentiment de justice et d'honnêteté élé;llentaire dont tOut homme doit faire preuve et qui établit un équilibre économique et social de base dans les rapports cont.ractuels, l'autre comportant un acte gratuit de charité et d'amour qui tend à créer des liens affectifs entre les êtres. Il n'y a aucune contradiction entre ce derpier caractère de l'élite et l'affirmation de la supériorité personnelle, bien au contraire, il y a complémentarité : chacun doit Ile distinguer des !lutres pour mieux les servir ensuite. Ce don volontaire, ce désir de communion, répond au précepte de la j( dilection mutuelle II de saint Thomas l, En d'autres termes, l'impératif de la .conscience situe l'individu parmi ses sembhlbles alors que sa supériorité contribue il l'éloigner d'eux. Une telle attitude implique des risques : l'homme d'élite ne recule pas devant ce qu'il croit être son devoir. C'est dire que le courage aera une de ses plus néceB~ sairei qualités. En résumé, le troisième caractère de l'élite atténue la rigueur du second, il ramène veIS la masse l'individu qui s'était détaché d'elle. L'homme d'élite ne connaît pas le repos. Après avoir gravi la pente, il tend la main à son frère pour l'aider à monter à son tour. Avec ses pareils il forme une minorité qui, loin de cheroher à se restreindre, s'efforce de s'ételldre. Au nivellement par le bail, but de la ma,se, il oppose le nivellement par le haut. 3.
Précur~(Jurs
(Jt précédents.
Faisons la quête des élites au long de l'histoire. De longues controverses ont mis aux prises les partisans du « fait individuel» et Il ceux du fait social », tous ayant raison dans la mesure où ils affirment et tort dans la mesure où ils nient. De toute ét.er1. Qui dit morale, dit rell!(ion. Le recul de III morale auquel noui assistona est dtl dans une large mest re à un lItTllibliisement du sentiment religie~ (voyez G. Madinier : Consdenc.6 el amour, Paris, 1938. - R. Jobannet : VOy(lge 4 travers le capitali.lme, Paris, 1934. ~ A. Dauphin.14eunier : lA doclrine éCQnomique de l' JZgliUl. Paris, l~ôO, p. 120 ~ sq.).
tES ,h.tTES
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nité, des « individu. » ont eJ4st6 et imprimé le mouvement à la mallel de toute éternité, la masse, entrainêe par sa force d'inertie, a suivi la pente, obéi à l'habitude, à la coutume, à la tradition. Le devin, le prêtre, l'inventeu,r, le guerrier ont surgi de la tribu. C'est le chef qui a su déterminer les tendances, les modifier, innover. Il va de soi qu'il n'y a pas de limite précise entre la masse et l'élite. Nous sommes dans le domaine de l'incertain et du mouvant. Perpétuellement, des hommes se dégagent de la masse, sans ,avoir encore parfait leur personnalité. Toute une zone de brume s'étend entre le bloc compact et les unités différenciées. Ainsi la spontanéité, qui commande si 'nettement l'évolution économique, n'est pas autre chose que l'expression " de l'anonymat de créateurs multiples et de trop mince impor" tance pour être connus. A l'aube des civilisations, l'individu s'aIfirme par une supériorité qui lui permet de donner à autrui plus qu'il ne reçoit. Ce don qu'il fait d'une invocation, d'une prédiction, d'un avertissement, d'un outil, d'un objet d'art le rend créancier et, si la contre-partie ne peut être fournie par le bénéficiaire, lui confère une emprise sur lui. L'échange, dans le domaine maté. riel ou immatériel, n'est qu'un procédé de libération, une con. séquence de la généralisation du principe de réciprocité qui oommande les relations entre primitifs 1. L'individu en formation, qui n'a sans doute pas encore communément les qualités de l'homme d'élite, règne sur une masse qui, elle, a toutes les caractéristiques de celle-ci et qui obéit surtout à la « peur originelle Il dont parle Keyserling. Il sait déjà susciter l'émotion pour préparer l'action et la masse, cohérente à l'extrême, réagit fortement. C'est alors que l'individu naissant crée l'institution, cette « ombre allongée d'un homme 2». La masse manifeste sa complète inertie. On sait aujourd'hui que l@ mythe lui-même est vraisemblablement l'œuvre d'un nàrrateur originaire 3. l. C. Lévi-StrauBS : Les structures élémentaires IÙ la parenlé, Parjs, 1949" 2. Emerson: Sept essais, trad. franç., Bruxelles, 1894, p. 17. 3. H. Krappe : La genèse des mythes, Paris, 1938, p. 15.
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La. ségrégation de l'élite se précise avec l'in~titution des mystères. L'esprit primitif est essentiellement cosmologique; il se refuse à tracer des frontières infranchissables entre le matériel et l'immatériel, entre le ciel et la terre, entre les règnes. Cel·ui que rien n'arrête est un maître et celui qui suit ses traces est un disciple. Ces initiés ont été les pionniers de l'élite, semblet-il, en ces temps où ils ont réussi à briser les cercles. fermés d.es nations et des cités en tissant sur de vastes zones de territoires des réseaux de relations spirituelles, dans une large mesure ésotériques. L'élite de la Grèce antique semble très séparée' de la masse qui souvent s'oppose à elle avec brutalité 1. Que l'on songe à Socrate. Les avertissements répétés des moralistes. et des philosophes n'ont pas empêché la foule, assoiffée de bien-être matériel, de précipiter par ses excès la décadence des Républiques. Belle élite pourtant que celle dont les sommets étaient occupés par les « sages ), par les hommes supérieurs (Héraclite) qui savaient effectuer la synthèse et atteindre l'unité, le logos, principe d'équilibre, de justice et de rythme . . C'est bien une masse que les écrivains flétrissent sous le nom de foule « inintelligente» (Hérodote) ou de multitude « incapable d'un raisonnement droit» (Euripide). Et c'est bien une élite que Platon rêvait de créer dans sa Cité future de la République, car il voulait la former de personnalités éminentes et la restreindre aux races d'or et d'argent, c'est-à-dire aux magistrats et aux guerriers. Le reste du peuple, commerçants, artisans, marins, paysans, demeurait soumis au régime individualiste. Les membres de l'élite étaient sélectionnés à la suite d'études et d'épreuves, prolongées jusqu'à l'âge de cinquante ans. Ils étaient non seulement orientés vers le bien commun, mais même identifiés à lui, grâce à l'institution pour eux, et pour eux exclusivement, d'un régime communiste. Platon imaginait qu'en supprimant la propriété individuelle et même la famille, 1. Dans l'ancienne Chine, Confucius oppose « l'homme de bien» qui « ne pense qu'à l'efficace» et • les gens depeu » qui «ne pensent qu'aux richesses matérielles» (Lun-yu ou les entretiens philosophiques). L'efficace est ce qui permet d'exciter les hommes à l'effort.
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il éviterait tout antagonisme entre l'intérêt particulier et l'intérêt général, il obtiendrait des magistrats inaccessibles aux passions humaines, des symboles vivants de la Cité. Au temps de la décadence, c'est l'absence d'une élite que Polybe déplore. Il veut une aristocratie, un « gouvernement des meilleurs », et il oppose l'aristocrate Rome à Athènes, où « la multitude tient tout en sa main ». Le règne de la masse provoque chez .lui un tel dégoût que, comme plusieurs de ses contemporains, il va jusqu'à appeler de ses vœux la domination romaine. Tout au contraire du système platonicien, qui est resté théorique et qui socialisait l'élite seule, le système des Incas a existé dans la réalité en socialisant la masse et en individualisant l'élite. C'est sans doute le seul exemple que nous offre l'histoire à la fois d'un grand empire socialisé et de la constitution d'une puissante élite. La formation de cette société singulière est d'une part spontanée, car elle comprend un substratum de communautés agraires d'ancienne origine, et d'autre part voulue, car elle comporte une organisation rationnelle. Nous né saurions ici tracer un tableau même sommaire de cet étonnant système auquel 12 à 15 millions d'hommes ont été soumis pendant deux siècles au moins 1. Nous nous bornerons à noter que les caractères spécifiques de l'élite sont très nets : la supériorité personnelle des membres était exigée, car HuI ne pouvait faire partie de la classe supérieure s'il n'avait subi des épreuves à la fois physiques, intellectuelles et morales qui avaient lieu à la suite de plusieurs années d'études dans les écoles de la capitale, le Cuzco; le sens de l'intérêt général était donné par l'éducation et maintenu par le fait que tous les membres de l'élite, étant fonctionnaires, étaient responsables de leurs administrés; l'élite, enfin, était ouverte, puisque des Indiens du peuple pouvaient y être admis à titre de récompense particulière, par exemple parce qu'ils avaient manifesté une habileté particulière lors de l'exécution d'ouvrages d'art ou' parce qu'ils s'étaient distingués dans les combats: ce sont ces 1. Voyez notre brochure: Essais sur le socialisme, les Incas du Pérou, Paris, nouv. éd., 1947.
ttietnbres qUe les chrol1iquel1rs appellent ( IMas par prlvHège )),
Un des prindpaux adversàires des Espagnols; lors de la conquête, était Un général indien qui appartenait à cette catégorie dé population. Là tnllSsé était soumise à un régime sociaÎisté : la detnande êta.it limitée, l'offre réglementée. et l'adaptation de l'une à l'autre obtenue au moyen d'un jeu cOmplet de statistiques. La constitution d'un 'Volant régulateur sous forme de dépôts, l'imiilobilisation dés Indiens afin de ne pas fausser les dénombrements, les déplacements d'office en cas de nécessité, la éréation d'un réseau de routés tellés que l'empire l'othain n'en a pàS connu de pareilles, l'établissement de courriers et la lIlenace de sanotions :rigoureuses pour le moindre manquement; telles étaient les pièces de ce mécanisme énorme, rigide, qui a etnpêohé l'Indien d'acquérir une personnalité, qui a fait de lui cet être passif, sans initiative, sans prévoyance, sam âme, et, ce qui éllt pire, content de son sort, qui conduit encore aujourd'hui ses lamas à travers l~s nostalgiques solitudes des Andes. Les membres de l'élite, au contraire, disposaient d'une propriété individuélle, résultat des donations faites par l'Inca en considéràtion du tnérite de chacun. La différenoe èntre eux et les Indiens du peuple était tnarquée dans tous les domaines, non seulement dans Mlui de l'instruction, dont la masse était privée, - car à quoi bon instruire ceux qui n'avaient qU'à obéir? - mais encore dans celui des sanctions, - car le blâme était une punition àUssi pénible pour un homme supérieur que la. mort pour Ul;1 homme vulgair~ - et même dans celui de la religion, ~ puisque les Indiens du peuple adoràieht ie Soleil et l'Inta, alors que l'élite croyait à un être immatériei, indéfinissable, inconnaissable, impensable. La solution adoptée nu Pérou mérite d'être méditée. La dif· férence des tetnps et des lieux n'enlè'V~ rien à sa ~ignification profonde. Le socialisme a fait de l'Indien un animal ~atisfâit, mais l'indi-vidua.li!!me de l'élite a permill à l'empire de progresser. Ainsi, d'une part la paix a été Msurée et les disettes sont restées inconnues dans un pays où pourtant elles étaient à craindre à cause de l'aridité d'une grande partie du sol,' ct
d1auti'e part, la technique et léS attA sil !!ont d~velÙPl>é8. Il y eut, au Pérou, d&!! thonumetlts cyclopéeHs dont HOUs pOUYOfis èncore admiréf las vestiges, des temples sômptuëU8e1i'ieIit déco1'6s, dés ponts 5uspendua, des poteries et déS tissus Admirables qui font l'ornemcmt de nos Illuséea, une langué d'une grande richesse de termés, déS Ohàntfi et des pitteM de théâtre, èt (jéla alors qUê là toUe était igMtée et qu'aucun animâl domèstiqUé n'existait en Aruérique, sinon le médiocre lama. ReVéMÏlé à l'AMien Monde. Nous y constatons que le cshristianisme, dès son origine, a distingué l'éliM et la mAS!lê. Tôute la sighiflcàtion dM paraboles tient dans Mtte distinction. L'élite èst celle qui ên capable de comprendre le seM pt()fdnd des phtMéS prononéées pa.r le Christ. Relisons lé8 É1'l1llgiléll et spécialelhéfit lé texte de saint Matthieù (XIII, 10) l i « Et « ses disoiples s'approchant lui dirent : pourquoi lëüt parlezI( vOUs efi parabole8? 'II Le Christ leur répondit: cc Paree que, 1< pour voliS, il VOUII a été donné de catl.naUte leI! :rnystbl'tl du « royaume des cieux, mais pOUl' eult, il fie leu!' li pail été dOflnê. » Les Ifiêmbi'és dë Mue élite Mfit doM de!, véritables initiés 2. L'ÉV!i.Ïlgilé se pMrBuit aifl$i : « Car ~êlui qui a, ob lui dOnnerA, èt il gefadans l'ab011danCêj mail! celui qui Hfa pa!!, mémé ce qu'il â lui 1!él'i1 Ôté. » Il est difficile d~ ïbi~ux marquer la di1f6·' reMé èI1ttè lM deuJIi câtégotles. Et le Christ continue d'e:l(pliquer sa pèhlbé : « C'est pot1l'quol je lëüt' pârle étl pal'aboles, paMe quê voyant j ils ne voient Pbint, et qu1éMutant, ils rtÔëntendêfit fii lie MmpI'éîtfieflt. 'II Mail! pour;. qüoi la ïtitissè :testé-t'elle inllàpllble dé COmpi'eüdre, privéëde llintelligenéë dM mystères? «Ca.r le éret1f' de M péuplé, dit Jé!JU3, tI'mit appesanti ét liéS <Jtéillël! 8e 80fii éfidÙI'eiM, 6t il" OHt fel'mé lët1i's yèuX j dé fjéur que leurs yèux ne 'VOiêfit, que leut'8 oreille. n'entendent, que leur cœuf' fié COll'lpréiittê, et que, 116 MnVer· tiSBàfit, je ne lèS gttéi'Î8se. >l t'homffié'mtl8ge reste plongé dtUl8 la masse, non par prédestination, mais parce qu'il ne fait pas 1. Voyez aussi saint Maré, IY, 10; 1 i, 12, 33, 34. 2. «Celui qui entend la Parole, qui la comprend et qui porte du ffuft (saint ~atthieu, XIII, 23).
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l'effort nécessaire pour la quitter. Tout le monde peut SUIvre le Christ, mais les disciples sont restés eri petit nombre. Tout en se penchant sur la foule avec une infinie bonté, le Christ la redoute et ne demeure pas avec elle. Après le miracle de la multiplication des pains et des poissons, la foule veut le suivre pour le proclamer roi. Mais Il s'échappe et s'enfuit seul dans la montagne. La masse ne peut comprendre que la royauté terrestre, elle espère la venue d'un Messie qui chassera les Romains. Et Jésus ne cherche pas à la retenir, ni ne promet de nouveaux miracles. Les meilleurs éducateurs de la jeunesse chrétienne ont, eux aussi, « choisi » leurs auditeurs. Le Père Gratry commence ses célèbre instructions à la jeunesse par cette phrase : « Ces conseils ne s'adressent pas à tous: un très petit nombre d'esprits, dans l'état actuel du monde, en sont ou voudront être capables. )) Et il ajoute ces mots révélateurs après avoir indiqué que la possession de la sagesse dépend de conditions très sévères : « L'initiation exige d'austères épreuves 1. )) En Europe occidentale, nous trouvons au moyen âge référence aux élites dans bien des thèses de théologiens. L'estimation commune, fondement du juste prix, n'est pas une moyenne ni un appel à l'opinion publique; elle exprime l'avis des hommes sages et compétents 2. Mais il y a mieux, une véritable institution d'élite a vu le jour: la cheyalerie. En effet, la chevalerie est d'abord un groupement ouvert, puisque tout le monde peut en faire partie, sauf les individus infâmes ou non baptisés. Les Chansons de geste rapportent que des vilains entrent dans cet ordre : un bûcheron (Macaire), un paysan et même un jongleur (Berthe au grand pied). Ensuite, la supériorité du chevalier est personnelle, incontestée, consacrée par l'adoubement. En ce temps où le baron féodal est souvent singulièrement brutal 3, le courage fait du chevalier 1. Les sources. Conseils pour la conduite de l'esprit, Paris, 1930.
2. A. Valentin: Le juste prix. Chronique sociale de la Frana, décembre 1922 et janvier 1923. - C. Turgeon : A la recherche du juste prix, Journal des économistes, mars 1924. 3. Raoul de Cambrai, les Loherains ... , etc.
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un héros que la légende rend capable de tous les exploits 1. Enfin le double aspect moral est très accusé. D'une part, le chevalier est loyal, fi'dèle à sa parole et à sa dame, il remplit rigoureusemerit ses devoirs féodaux, il ne saurait mentir (Renaud de Montauban), il protège les veuves, les orphelins . et l'Église. D'autre part, il pratique la charité: plusieurs chevaliers servent les pauvres (Huon de Bordeaux), tous sont (( cortois et saiges, et larges pour donner» (Raoul de Cambrai). La noblesse et le clergé sous l'ancien régime recueillent l'héritage de la Chevalerie et des ordres en retiennent le message au cours des temps. Désormais les masses prennent l'avantage. Le XVIIIe siècle, rationaliste à l'excès; marque ce tournant que nous avons déjà évoqué à partir duquel élites et notables se séparent. L'idée d'élite se fragmente et s'estompe; elle apparait sous des formes imprécises et incomplètes dans plusieurs doctrines et théories. ' Les physiocrates auraient pu élaborer une théorie des élites, s'ils avaient approfondi leurs conceptions. L'homme, en effet, d'après eux, dispose d'un agent supérieur de certitude pour déceler la loi naturelle; cet agent est l'évidence: (( discernement clair et distinct des sentiments que nous avons et de toutcs les perceptions qui. en dépendent ». L'évidence physiocratique n'est pas, comme pour Descartes, une pure intuition rationnelle, une révélation intérieure, elle se mélange d'éléments sensualistes empruntés à la philosophie de Condillac. Or, le critère de l'évidence est pratiquement insuffisant et les physiocrates ne pouvaient l'ignorer. Chacun entend l'évidence à sa manière. Pour Quesnay et son école, il existe des (( dépositaires de l'évidence », comme nous l'avons dit (chap. l, p. 15). Tout le monde n'est pas illuminé par l'évidence, il faut être préparé à la recevoir, et c'est pourquoi Quesnay, Dupont de Nemours et leurs amis insistent sur la nécessité de l'instruction. Les dépositaires de l'évidence ne forment qu'un groupe restreint dans les peuples insuffisammen~ instruits. C'est là 1. «L'idée de la chevalerie ... c'était, en son tréfonds, l'idée d'exploit.. l'exploit en soi, pour soi, pour s'anoblir» (R. Maunier : Sociologie coloniale, Paris, 1936, t. II, p. 43). .
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une élite, dont le rôle est bien d'amener il. elle tous ceux qUi lui sont étrangers. J. B. Say fait du chef d'entreprise Un véritable homme d'élite puisqu'il exige de lui des aptitudes intellectuelles, du caractère et de la moralité 1. Avec Saint-Simon (1760-1825), nous découvrons une doctrine d'élite conçue dans le cadre d'une économie dirigée et construite successivement, par morceaux, d'abord intellectuelle, puis morale. Cet édifice à deux étages n'a pas été sans déconcerter les commentateurs, qui ont considéré cet auteur comme étrange, alors que le cheminement de sa pensée est parfaitement logique pour qui a présente àl'esprit la théorie des élites. Saint-Simon veut une classe dirigeante et il la conçoit en premier lieu comme intellectuelIe. Le développement de l'humanité, pense-t-il, s'est fait par une série d'étapes, qui nous a conduits de l'âge théologique à l'âge métaphysique, puis à l'âge scientifique et positif. Ces trois phases correspondent à un État d'abord militaire, ensuite libéral ou démocratique, enfin industriel. Aujourd'hui, par conséquent, la classe supérieure est umstituée par les industriels lato sensu. Le Parlement devrait tire composé de trois chambres : la chambre d'invention, où ICH artistes « ouvrent la marche J>, la chambre d'examen où les ~.nvants « établissent les lois hygiéniques du corps social », la chambre d'exécution où les industri()ls « jugent ce qu'il y a d'immédiatement praticable dans les projets d'utilité publique, conçus et élaborés de concert par les savants et les artistes ». Cette dernière chambre est la plus importante: « Les industriels ont une supériorité très prononcée et très positive d'intelligence acquise sur les autres Français. » Telle est l'élite: elle doit prendre le pouvoir pour remplir sa mission 2. , En dcuxième lieu, Saint-Simon s'apcrçoit que cette élite, pour jouer un rôle bienfaisant, doit être morale. Il préconise le retour à la « morale pure de l'Évangile n, mais il comprend 1. Le mot « élite" est dans le commentaire que P. L. Reynaud donne de cette conception (J.-B. Say, Paris, 1!J53, p. 27). ~'. C'est paTce qu'il considère l'économie de la France comme celle d'une firme géante que Saint-Simon est regardé comme unprécurseur du dirigisme.
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que cette morale pure doit être complétée par la religion; c'est alors qu'il construit le.deuxième étage d'apparence choquante, parce qu'il n'adopte àucune religion reconnue et croit devoir en fonder une: le nouveau christianisme. II ne résiste pas, plus tard, à l'attrait de devenir grand prêtre de cette religion et se ridiculise. Chez les saint-simoniens, disciples du maître, nous retrouVOns les idées précédentes parmi d'autres qui leur sont propres. Plusieurs veulent faire de l'État le seul héritier de toutes les fortunes privées. Il est certain que, dans ce cas, les « hommes généraux » chargés de la tt,che particulièrement difficile de distribuer les capitaux considérables ainsi accumulés, doivent allier « le dévouement » et « le génie », et forment une manière d'élite 1. n est surprenant qu'aucune théorie d'élite n'ait été construite au début du XIX e siècle, en Angleterre, lorsque Robert Owen soutenait qu'en modifiant le milieu, on pouvait parvenir à modifier l'homme, et se .livrait à des expériences dans ses propres entreprises. Des économistes contemporains ont objecté que « IIi l'homme est le produit du milieu, on ne comprendguèr0 comment il~ pourrait changer ce milieu 2 ). Les disciples de Robert Owen auraient pu répondre en s'inspirant de la théorie des élites que le terme Il l'homme ») désigne une moyenne abstraite, que certains hommes sont le produit du milieu : ils forment la masse, et que d'autres, plus rares, sont capables de modifier ce milieu : ils constituent l'élite. Stuart Mill inclut dans l'élite les individus libres qui ont su se dégager de la masse et devenir les éléments moteurs du progrès, mais il ne la définit pas clairement et désigne ses membres sous des noms divers: personnalités éminentes, grands hommes, génies, etc. 3. Ces individus s'élèvent par leur propre effort et ce n'est nullement le milieu qui les crée. Dans son
J. Quant à A. Comte, il désire instituer un pouvoir moral en dehors du christianisme et de la métaphysique de Cousin. 2. C. Gide in C. Gide et C. Rist: Hisloire des doctrines économiques, 6 e éd., 194.4, p. 263, objection reproduite par n. Gonnarçl :. Hisloire des doctrifles écollomiques, Paris, 1941, p. 474, unte 10. . 3.:F. Tré\Coux : Stuart Mill, Paris, 1953, p. 33.
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Système de logique (1843), Stuart Mill rejette la théorie de lord Macaulay, suivant laquelle les fortes individualités sont comparables à des hommes qui, se tenant sur des lieux plus élevés que la masse, reçoivent simplement les premiel's rayons du soleil. Celui-ci, en leur absence, éclairerait quand même la terre, mais avec un certain retard., Mill risposte qu'il faut être un' individu supérieur pour monter sur ces sommets d'où l'on aperçoit la lumière: « Si personne n'était jamais monté jusque-là, la lumière, dans bien des cas, aurait pu ne luire jamais sur la plaine. » Et il ajoute: « Ce serait une grande erreur de n'assigner qu'un rôle insignifiant à l'action des individus éminents ou des gouvernements. II ' La condition de, la formation de l'élite, pour Stuart Mill, c"est la liberté. « L'homme qui laisse le monde, ou du moins son monde, choisir pour lui sa manière de vivre, n'a besoin que de la faculté d'imitation des singes II (La liberté, 1859). Le non-conformisme est la règle de l'élite: « A la vérité, les hommes de génie sont et seront toujours probablement en très petite minorité, mais afin de les avoir, il faut trouver le sol !;ur lequel ils croissent. Le génie ne peut respirer librement que dans une atmosphère de liberté. Les hommes de génie sont ex vi termini plus individuels que les autres, moins capables par conséquent de se mouler, sans une compression nuisible, dans aucun des moules en petit nombre que la société prépare pour éviter à ses membres la peine de former leur caractère ... Tant que les esprits sont grossiers, il leur faut des stimulants gros, ' siers : qu'ils les aient donc! II , Stuart Mill est très dur pour la masse qu'il nomme une « médiocrité collective ». Il écrit ': « La masse du peuple est toujours très portée à imposer, non seulement les idées étroites qu'elle se fait de ses intérêts, mais ses opinions abstraites et même ses go'Ûts, comme des lois obligatoires pour les particuliers. La civilisation actuelle tend si fortement à faire des masses le seul pouvoir existant dans la société qu'il n'a jamais été plus nécessaire que de notre temps d'entourer de barrières puissantes l'indépendance de la pensée, de la parole et d,e la conduite de chaque citoyen, afin de maintenir cette originalité
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d'âme et cette individualité de caractère qui sont la seule source du progrès réel et de la plupart des qualités qui mettent l'humanité au-deiisus d'un troupeau de bétaill. » Lfii Play, dans sa Réform.e sociale (1864), a en vue une élite quand il souhaite que 'le chef de famille soit capable d'avoir toujours présent à l'esprit « l'avenir de ceux qui lui sont chers» et « de se mettre sans cesse par la pensée en présence de la mort», et que les « autorités sociales» (chefs d'entreprise) deviennent pour tous des « guides 'naturels » et des « exemples vivants 2». Ce qu'on peut lui reprocher à cet égard, c'est de n'avoir pas envisagé le possible' à .côté du souhaitable. L'économie de vertu qu'il nous propose est presque surhumaine. « Le ,bùt suprême du travail, dit-il, est la vertu et non la richesse. » Renan espère que des personnalités supérieures gouverneront la masse des inférieurs 3. Il exige chez ces personnalités une grande moralité et ne considère pas les masses comme suscepti,bles de s'élever ou d'être élevées par les efforts des élites : il leur marque un dédain qui contraste avec ses opinions démocratiques, il veut qu'on « amuse» la masse et qu'on lui permette une « joyeuse immoralité». ,Aucun de ces auteurs, même pas Palante, que nous avons déjà cité et qui est un bon observateur de l'esprit grégaire, n'a réussi à construire une théorie des élites. N'allons-nous pas enfin la trouver, cette théorie, chez le penseur taciturne et grave, violent et loyal, qui a dominé de son orgueilleuse stature toute la philosophie du Xlx e siècle finissant et dont le nom même il. quelque chose d'implacable : Frédéric Nietzsche? Rudement façonné par la vie" ce sombre génie eut le sentiment profond des inégalités humaines et de la mission de l'élite, il l'eut douloureusement, avec une passion de sincérité qui le rejeta d'abord vers la musique 4, cette 1. Principes d'économie politique, 1848, liv. V, chnp. XI, § 3. ,. 2. Voyez un passage typique de La conlllitution essentielle de l'hum.1nité dans les textes choisis de la collection des grands économistes, Le Play, 1947, p.293. 3. Réforme intellectuelle et morale, 1871. 4. La musique est « affaire des individus », elle aide à « former des élites. (A. Colling : Musique et spiritualité, Paris, 1941, p. 227-235.
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CI réponse de l'univers» au cri de l'homme anxieux et solitaire, cette « expression de l'inexprimable qui ne trompe pas, parce qu'ellé est sentie et non comprise)J. Wagner offrit à Nietz&che le type même du surhomme incompris, luttant contre luimême, contre son propre doute et contré la réalité : le héros du Vaisseau Fantôme, du Tannhaüser, de Lohengrin. Si Nietzsche, s'écarta du grand (( hypnotiseur)J de Bayreuth, $.uivant sa propre expression, c'est qu'il fut lui-même Siegfried, l'homme libre dressé contre l'autorité de Wotan, qui est la loi de l'État, et brisant le fer de lanee sur lequel les anciens dogmes sont gravés. ZaratllOustra est la suite de la tétralogie 1. Ce rappel des faits nous explique pourquoi Nietzsche, allant à l'extrême, construit sa thèse avec une dureté, un excès qui sont marqués même dans le choix des mots: il divise la société en «( maîtres II et ( esclaves ", désignations qui épouvantent le lecteur peu habitué à aller au-delà des expressions verbales. Nietzsche n'aime pas le verbe, principal support des mensonges, et le verbe se venge. L'esclave, pour Nietzsehe, est ( celui qui ne peut pas se poser lui-même comme fin, ni poser lui-même des fins "i son signe distinctif est « sa nature d'instrument, froide, utile l) (Volonté de puissance, III, 733-734). Les esclaves constituent la masse, qui s'accroît sans cesse. Ils serrent les rangs parce qu'ils sont faibles et lâches, mais en même temps rusés et défiants. Nietzsche lance le cri d'alarme: « Fuis, mon ami, dans ta solitude ... Le peuple comprend mal ce qui est grand, c'est-à-dire ce qui crée ... Tout ce qui est grand se passe loin de la place publique et de la gloire II (Ainsi parlait Zarathoustra). Toute l'évolution du monde tient en cette phrase dramatique : ( Jadis, l'esprit était Dieu, puis il devint homme, maintenant il s'est fait populace. l) . Si la masse parvient à la domination, c'est que le propre de l'esclave est de transformer en objet de scandale les justes cau'ses de son infériorité. Elle se prétend exploitée, elle nomme action de force celle qui vient du maître et elle lui oppose le
l. C. Andjer :
Niel~sche, SIl
vie,. sa pensée, Paris! 1931,
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droit, devenu ainsi élément destructif de la société; elle invoque l'égalité, dogme sans aucun fondement raisonnable qui sert simplement d'arme pour permettre aux faibles d'écraser les forts, pour favorisaI' la révolte des esclaves, des « membres du troupeau». Nietzsche éstime· que la démocratie tue l'élite. Il n'y_ a pas de chefs, explique-t-il, il n'existera bientôt plus que des assemblées d'animaux moutonniers, appelées Parlements ou Conseils. «Ainsi parlent entre elles les tarentules : nous voulons exercer notre vengeance sur tous ceUx qui ne sont pas à notre meSurè et les couvrir d~ nos outrages ... C'est avec ces prédicateurs de l'égalité que je ne veux pas êtreèonfondu. » (Ainsi parlait Zarathoustra). Les maîtres, de leur côté, individus « absolus », ne sont pas libres d'agir à leur fantaisie; ils ont laur morale, mais « le sage ne connaît plus d'autre moralité que celle dont il découvre les lois en lui-même... ; il avance sur des sentiers non frayés » (Volonté tk puissanée, IV, 559). Le maître est dOllC, lui aussi, esclave, mais esclave de la morale qu'il s'est donnée. Le premier caractère de l'élite est magnifiquement mis en lumière : la volonté de dépassement. Ii Qui veut faire dans la vie une' moisson de bonheur et de tranquillité n'a qu'à s.e détourner toujours des voies de la oulture supérieure » (Humain, trop humain, l, 277) 1. _ Ces idées n'ont pas toujours été bien comprises. Nietzsche rêve de voir les maîtres faisant marcher le troupeau humain par la force, si besoin est, puisqtJ.e le troupeàu est devenu indiscipliné. Comme l'explique Pierre Lasserre, ceUx qui voient ·là une morale. de brigands n'entendent rien à Nietzsche 2, L'élite commande à la m~S36; inais Ellle a, comme contrepartie de ses droits, des devoirs impérieux, sanctionnés nôn plus de 1. «Tout homme d'élite aspire instinctivement à sa tour d'ivoire, à sa réclusion mystêrieuse où il est' délivrê de la masse, du vuigaire, du grand ndmbtê, 00. il peut (Jubiier la règle homme, étant lut-même Imè exeeptlon à . __ cette, règle • (Par-delà le bien et le mal, 936). 2. La morale de Nietzsche, nouvelle pr6face, Paris, 1923. Voyez notre étude: La plate de NitlZBclle dans ['histoire du docttinêB économiques, Btilletin de l'Université de Coïmbre, 1947.
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l'extérieur par des châtiments, mais plus gravement de l'intérieur même, par le sentiment de déchéance que la violation de cette morale implique. Le deuxième caractère de l'élite, celui d'être un groupement ouvert, est admis par Nietzsche et ne suscite pas de difficulté, mais c'est sur le troisième caractère que nous trébuchons :. l'orientation vers le bien commun. Nietzsche admet la valeur d'exemple du surhomme et parle même de loi des exemples supérieurs (Volonté de puissance, IV, 148), mais il pense que le but de l'homme, c'est de ,créer des surhommes: « La société ne doit pas exister pour la société, mais seulement comme une substruction et un échafaudage, grâce à quoi des êtres d'élite pourront s'élever jusqil'à une tâche plus noble et parvenir, en général, à une existence supérieure» (Par-delà le bien et le mal, 258). « L'espèce inférieure est la base sur laquelle s'appuie l'espèce supérieure pour l'accomplissement de sa mission propre» (Volonté de puissance, IV, 337). C'est en raison de cette conception que la théorie nietzschéenne porte la marque de la dureté. « Ce n'est pas l'humain, c'est -le surhumain qui est mon but» (Volonté de puissance, III, 476). j( JI faut avoir à l'égard des masses le même cynisme que la nature, elles conservent l'espèce» (Volonté de puissance, III, 736). Nietzsche ne connaît donc que le premier aspect de la morale, il ignore le deuxième. Sa doctrine est éloignée de toute charité, privée de' tout amour, et voilà pourquoi il fait fausse 'route, il se perd sur des sommets grandioses et déserts et, cherchant le surhumain, il aboutit à l'inhumain. Des éléments d'une théorie d'élite, fr~ctionnée, incomplète, se rencontrent chez un grand nombre d'écrivains de la fin du XIX e et du début du xx e siècles. Pour Henri Michel, l'élite est destinée à sauver la civilisation en péril et à marquer une étape sur la route de l'individualisme 1. Pour Tarde 2, l'inventeur est le créateur de richesse, le capitaliste accumule les 1. L'idée de l'État, Paris, Hi96. , 2. Dont l'œuvre s'échelonne de 1890 à 1902, notamment: Les lois de l'imitation, La logique sociale, Les lois sociales, Psychologie économique.
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inventions .et le travailleur se borne à imiter. Le premier constitue l'homme d'élite et se rencontre dans toutes les branches d'activité: artistes, savants, financiers ... , etc. Il n'a pas pour mission d'élever la masse, cette élévation se fait d'elle-même par oppo5ition et imitation. Ainsi la masse et l'élite sont liées entre elles et se' développent concurremment. J. Schumpeter aussi considère comme initiateur du progrès le « créateur de combinaison nouvelle» (nouvelle méthode, nouveaux débouchés ... , etc.) qui, en modifiant le circuit économique statique, le rend dynamique 1. Dans le domaine du socialisme, H. de Man souligne l'importance du rôle de l'élite: cc Un esprit nouveau descendra-t-il sur les hommes? demande-t-il. Ce que nous savons, c'est qu'un esprit nouveau de cette espèce n'agit jamais qu'après qu'un petit groupe d'hommes a été d'abord animé par lui. Le renouveau psychique d'une élite deviendra peut-être alors un phénomène des masses 2. » On ne saurait mieux terminer cette glane de noms illustres qu'en citant Bergson, mais sous toutes réserves, car la pensée de ce philosophe est subtile ct nuancée. Sommairement, d'après lui, notre moi comporte deux aspects, l'un individuel, fondamental, qualitatif, confus, mobile, source de mystique et d'amour, l'autre superficiel, social, précis, durable, capable de s'exprimer par une terminologie adéquate. Le premier moi seul est libre et créateur, il reste sous-jacent et n'apparaît que dans les cas graves: cc C'est le moi des crises. » Le deuxième nous situe dans la société, cc nous vivons en général extérieurement à nous-mêmes ». La classification masse-élite s'adapte à cette conception dualiste. Le maître et l'esclave cohabitent en nous; ils sont les deux possibles de notre être, ou cc le fantôme décoloré» ou l'élan créateur. La mesure dans laquelle l'un ou l'autre domine nous introduit dans la masse ou dans l'élite, et seule cette 1. Théorie de l'évolution économique, trad. franç., Paris, 1935. 2. Au-delà du marxisme, Paris, 1929; Le socialisme constructif, trad. franç., Paris, 1935.
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dernière peut donner au monde agrandi ce supplément d'âme que le philosophe réclamait 1. Il nous reste à évoquer une doctrine qui est nettement annonciatri(lo de la théorie des élites. C'est le personnalisme dont le point de départ est « l'affirmation du primat de la personne humaine sur les nécessités matériel~es et sur les appareils col· lectifs qui soutiennent son développement» (E. Mounier). Il se pose comme réaction contre la bourgeoisie « possédée par ses biens », et contre le marxisme c( négation fondamentale du spirituel ». Il tente d'établir une antithèse entre la personne et l'individu, celui-ci étant dispersion et avarice, celle·là maîtrise et choix. Les personnalistes prennent le contrepied des universalistes 2, la personne est pour eux le seul Tout, « la société est une partie infime de la personne, son élément social; le monde tout entier est une partie de la personne ». L'individu est « quelque chose d'anonyme» et les sociétés actuelles ne sont que « des individus agrandis ». L'opposition est claire : l'individu est conçu comme un IC concept juridique» (R. de Rougemont), il s'apparente à l'homme-masse; la personne est caractérisée par des traits : vocation, dépassement, adhésion, communion, qui corres· pondent à ceux de l'homme d'élite. Il faut savoir gré aux personnalistes d'avoir souligné la valeur absolue de la personne humaine, source de. dignité, mais, dans leur emportement vers le bien, ces esprits généreux ont été injustes envers les « individus » des économies passées· qui ont permis à l'homme d'atteindre un degré de prospérité matérielle sans lequel la culture eût été ralentie, absorbée par les soucis primordiaux de l'existence. En outre, le portrait qu'ils brossent de la personne est tel qu'on se demande combien dc membres de la société à laquelle nous appartenons méritent ce nom. Ces « personnes» constituent un idéal. Des défenseurs 1. Voir notamment: Essai sur les données immédiates de la conscience, 17< éd., Paris, 1917, p. 97, 132; Les deux sources de la morale et de la religion, 3- éd., Paris,1932, p. 96, 335. 2. Doctrine d'Othmar Spann qui part de la totalité, antérieure il la partie et nourrice de l'individu, sans lui donner pourtant d'existence cn 801.
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du persomialiSUi.e admettent que « la personne est inachevée ... » (Berdiaeff), qu'elle « vit dam le risque et dans la décision, au lieu que l'homme des masses (sic) vit dans l'attente, la révolte et l'impuissance li (de Rougemont), qu'il y a des gens « aveugles à la personne 1 )).
4. Exemples contemporains. Penchons-nous sur l'évolution récente des conceptions relatives au chef et au personnel de l'entreprise, afin de nous rendre compte des mouvements de réaction contre la dépersonnalisation, dans la théorie et dans la pratique, qui nous permettent de penser qu'en parlant des élites nous ne, restons pas cantonnés dans le domaine de l'utopie. Le chef d'entreprise, c'est-à-dire en fait le président directeur général assisté des administrateurs, s'il est un homme d'élite, agira en vue du bien commun sur les deux plans, économique et social. Économiquement parlant il obéira au stimulant du profit, mais sans le prendre pour but exclusif; il considérera son affaire moins comme une source de revenus que comme . une œuvre d'art qu'il modélera pour la: rendre aussi parfaite que possible, ainsi que fait un bon artisan. Ce s'era sa création, dont il sera fier, qui le dépassera, le prolongera, à laquelle il sacrifiera sa propre fortune si les circonstances l'exigent. Sur le plan social, il ne s'opposera ni au capitaliste, ni au travailleur, ni au consommateur, il sera leur trait d'union. Mais il ne demeurera pas seulement le coordinateur des éléments de la production, il deviendra un manieur d'âmes. Tout en s'appliquant à accroître la productivité, à chercher avant tout à satisfaire l'intérêt général, c'est-à-dire celui des consommateurs, il s'efforcera de donner à son personnel, non seulement les améliorations matérielles compatibles avec la situation de l'affaire, mais encore et surtout cette espérance, cet idéal sans 1. E. Mounier: Manifeste au service du personnalisme, Paris, 1936. D. de Rougemont: Politique de la personne, Paris, 1934. - N. 13erdiaeft ; J,e comin r,plisrne et les chrétiens, Paris, 1937.
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quoi tous ses efforts risqueraient d'être vains. Pour y parvenir, il devra d'abord expliquer à l'ouvrier son rôle dans la production, lui révéler l'unité de l'entreprise, l'intégrer en· esprit comme en fait. La compréhension qui entraîne l'adhésion remplacera alors la nécessité qui implique contrainte et suscite malaise ou révolte. Puis, il conviendra d'organiser la promotion ouvrière pour permettre aux. plus dignes d'accéder à. la maîtrise et au patronat par la double étape de l'apprentissage et de l'adaptation spécialisée. II faut à tous un large horiz.on 1. Chez les ouvriers existe depuis longtemps le dualisme des qualifiés et des non-qualifiés. Le syndicalisme français à ses origines, au temps héroïque de Tolain et de Pelloutier, prétendait devenir un foyer d'individus supérieurs. Malheureusement, il s'est inféodé à un parti politique. Quand l'ouvrier s'intéresse à son œuvre et comprend le sens de sa mission, quand il n'envisage plus sa tâche « comme un destin à combattre )J, alors peut se développer en lui le sentiment d'honneur du travail. Cette réforme de l'esprit est d'autant plus nécessaire qu'elle seule peut permettre I],e faire des conseils d'entreprise des organes de liaison et de compréhension mutuelle en mettant fin aux stériles antagonismes dont nous sommes aujourd'hui témoins 2. Nécessité impérieuse aussi, en raison de la confusion croissante qui se poursuit entre le salaire et le profit et de la tendance qui en résulte à transformer les salariés en associés 3. Ainsi peut se créer une élite ouvrière 1. Le type du chef d'entreprise d'élite se rencontre traditionnellement dans certaines familles patriciennes du textile (Maurois: Bernard Quesnay.Marquand: The laIe George Aplay). Nous le trouvons aujourd'hui notamment dans les membres des quatre groupements qui ont signé la déclaration du 12 juin 1952 (Centre français' du patronat chrétien, Centre des jeunes patrons, Association des cadres dirigeants de l'entreprise, Union' des chefs d'entreprises). . 2. ~videmment, il faudra abolir la néfaste loi du 16 mai 1946. 3. Projets de « sociétés de travail et d'épargne " « d'entreprises en participation •.•. , etc. La méthode du « sectionnement» permet une repersonnalisation de l'ouvrier en divisant l'usine en ateliers autonomes. Le système B.oimondau (Valence) comporte une éducation intellectuelle obligatoire et affecte une fraction de fa rémunération à la «valeur humaine» (sociale et culturelle). .
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composée dc « véritables travailleurs aristocrates qui sentent la nécessité et la bienfaisance de la hiérarchie 1 ». Faisons une incursion, si risquée soit-elle, dans l'avenir. Nous avons critiqué la cybernétique humaine, mais la mécanisation de l'homme n'est pas le stade terminal du progrès scientifique. Allons plus avant en confiant à la machine tous les actes automatiques de manière à libérer les êtres capables de création. L'usine de demain aura des inventeurs, des réparateurs, des directeurs, des surveillants, qlais pas de manœuvres. Les emplois inférieurs auront disparu. L'usine sera aux mains d'une aristocratie du travail. C'est ainsi que nous envisageons le point de rebroussement de la courbe que trace sur le graphique la marche rythmée de l'humanité. Le changement d'orientation dont nous parlons a son point de départ dans un état rappelant, sous une autre forme, celui qu'avaient prévu Stuart Mill et Herbert Spencer, un état de suffisance matérielle qui permet à tous les hommes de reporter leur idéal de hien-être, désormais assuré, sur de plus nobles buts intellectuels et moraux. Après les ouvriers, les artisans. La formation d'une élite professionnelle apparaît plus aisée pour ceux-ci que pour ceux-là. L'àrtisan a l'amotir du travail bien fait, il est fier de son métier; il recherche autant, sinon plus que l'argent, le prestige que lui confère la qualité de son ouvrage 2. L'exemple le plus typique dont nous puissions nous inspirer est sans doute celui d'une profession qui a fait l'objet souvent de violentes critiques et qui pourtant a été un élément de moralisation : la banque. Au temps d'Adam Smith, les banquiers écossais distribuaient les crédits « eu égard aux qualités morales des clients et exerçaient un contrôle permanent sur les mœurs privées )J, ils ont contribué à élever ainsi le niveau moral de la population. Beaucoup plus tard, Aug~ste Comte fait preuve 1. L. Bertrand: Une destinée, mes années d'apprentissage, op. cit., p. 252. 2. «Le·problème de la production de qualité ne peut être résolu que par la formation de la qualité de l'homme» (G. Chaudieu: L'artisanal, cel inconnu, Paris, 1942, p. 95). « L'artisan ... , c'est le métier fait homme» (P. Demondion: L'artisanal dans Z' Élal moderne, Paris, 1943, p. 314).
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d'esprit pratique en préconisant la formation d'une élite de banquiers. Des hommes d'élite peuvent surgir partout et jouer partout un rôle éminemment bénéfique si les circonstances le permettent.
5. Formation de l'élite. Le rapide aperçu historique que nous avons esquissé, appuyé de quelques exemples empruntés am.:: élites professionnelles, nous autorise à penser que la nécessité d'une élite a été reconnue par beaucoup, mais ne nous livre pas le secret de sa formation. Et pourtant, plusieurs siècles déjà avant l'ère chrétienne, la formule lapidaire qui nous donne la clé du problème a été énoncée par un des plus grands philosophes de tous les temps, Confucius : « Le sage, écrit-il, ne peut pas ne pas se cultiver; dès qu'il pense il se cultiver, il ne peut pas ne pas !Servir ses proches 1. » Par là se trouvent définies les deux étapes de la formation de l'élite: création de la personne, rayonnement de la personne.
1° Création de la personne. C'est l'individu qui prend la décision et qui agit en conséquence. Les plus hautes philosophies eHes-mêmes, celles qui sont les moins individualistes par leurs fins, puisqu'elles tendent à une absorption totale de l'être dans l'amour divin, sont individualistes à leur origine 2. On ne crée pas l'homme d'élite, il se crée. Il ne saurait être institué par délégation, car le supérieur hiérarchique n'est pas forcément capable de choisir le meilleur de ses subordonnés, ni par cooptation, car le groupe prend trop souvent forme de « chapelle » où chacun enèense son 1. Confucius dit encore: « Celui qui a la vertu d'humanité désire connaître les principes des choses, et ensuite les faire connaître aux autres hommes. (liv. III, chap. VI, § 28). . 2. Par exemple, en Orient, celle de Sri Aurobindo, Bulletin de l'A.shram, février 1952.
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voisin, encore moins par élection puisque la loi de la majorité est purement quantitative et que la masse n'est généralement pas apte à discerner et à admettre les qualités personnelles 1. L'homme d'élite construit lui-même sa personnalité. Évidemment il suhsiste un mystère, celui de la naissance de cette volonté d'auto-création. C'est la grande inconnue. (1 La vocation est comme une puissance qui fond sur lui (sur l'homme) 2. » Appel de Dieu? prédestination? conséquence de vies antérieures? ce problème ne nous appartient pas. L'homme d'élite commellce par s'isoler courageusement pour se séparer de la masse. « La solitude, écrit Stuart Mill, est la condition nécessaire de toute profondeur de pensée et de caractère 3. )) Cet homme est le non-conformiste qui demeure face à lui-même ~ dans le défilé de l'angoisse )), selon l'expression de Kierkegaard, conscient de la gravité des décisions suprêmes qu'il prend et dont il porte seul la responsahilité. Mais sa solitude n'a rien d'anti-social; elle est détachetpent, non rupture, dans le but précis d'obtenir cette connaissance profonde do soi-même et des autres qui assure « la possession du monde 4 ), L'homme d'élite ne se borne pas à surgir de la masse, il 6st une création continue. Il doit lutter sans cesse contre lui-même, contre la paresse et la lâcheté qui l'incitent à fuir son « exis- ~ tence authentique ) et à « chercher un train de vie facile dans lequel la conscience de son être s'abolit 5 ». Sa volonté de perfectionnement l'amène à se retremper par instants dans le silence, nourricier de sa personnalité. La masse ne comprend pas plus cette nécessité de l'isolement que celle du repos prolongé pour l'élite. Pour elle, s'isoler, c'est mépriser la compagnie d'autrui, c'est être fier, et se reposer, c'est ne rien faire, c'est perdre du temps. Or, la solitude 1. • Je n'ai jamais vu de chef véritable élu de bon cœur, par acclamation, à la tête de Quoi que ce soit. » (M. Allais: Quelques réflexions ... , op. cil., p. 22. Voyez les rénexions d'A. Pose sur l'intelligence du choix dans Philosophie du pouvoir, Paris, 1948, p. 73. 2. D. de Rougemont: Politique de la personne, op. cil., p. 60. 3. "Un vrai chef est touj()urs un solitaire. (M. Allais, loc. cit.). 4. G. Duhamel: La posstJ3sion du mond/!. Pnri8, 1920, p. 27. 5. L. Lovelle : Le moi el son destill, Pal"is, 1936.
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et le loisir' sont, pour ceux qui sont capables de les utiliser, des sources de méditation et des moyens de dépassement 1. L'intériorité chrétienne est une nécessité du même ordre. Le croyant fait d'abord silence et cherche Diim eil lui-même. La paix des Églises et des cloîtres est une manière d'assurer audience aux voix intérieures 2. Isolement cependant ne signifie pas abandon. Il faut un guide pour l'homme d'élite comme il faut un dresseur pour l'homme de la masse. ~ Le problème de l'éducation doit être résolu en tenant compte de ce dualisme. L'enseignement actuel en France est généralement considéré comme très insuffis,ant à cet égard parce qu'il est donné par un personnel très qualifié 3, mais qui le standardise. Les individus supérieurs sont formés par les mêmes procédés que les médiocres, sans recherche spéciale de ceux des enfants « qui possèdent de hautes potentialités 4 ». La distinction s'impose cependant entre ceux qui, peu doués, demeureront vraisemblablement perdus dans la masse et ceux qui semblent aptes à faire partie de l'élite 5. Tâche à coup sûr extrêmement délicate à quoi se mesure la valeur de l'éducateur. cc Rien n'est encore fait (dans une classe) quand l'ordre extérieur est établi 6 » et tant que le maître n'aura pas discerné cc la pente profonde de l'enfant 7 ». 1. Comte et Nietzsche distinguent ces deux formes d'oisiveté. L'une est le commencement de tous les vices », l'autre se trouve « dans le voisinage le plus proche de· toutes les vertus» (Humain, trop humain, éd. de 1899, p. 284). Pour Comte, voir Cours de philosophie positive, t. IV, 3 e éd., Paris, 1889, p. 449). Emerson regarde la propriété comme un fondement de l'élite en raison de la sécurité qu'elle lui confère; une telle opinion n'est plus valable aujourd'hui en France, la propriété étant devenue une source de soucis constants et de pertes imméritées. 2. Mission, en allemand bestimmung, dont le sens étymologique est « dirigé par. une voix intérieure ». 3. S. de Madariaga: Anglais, Français, Espagnols, Paris, 1930, p. 160. 4. Docteur Carrel: L'homme, cet inconnu, surtout chap. III et VII (trad. franç., p. 328). 5. Pour un essai de création d'une division d'élite dans un collège, voir J. Monval : Les Assomptionnistes, Paris, 1939. 6. Mme Daniélou: L'éducation selon l'esprit, Paris, 1939, p. 125. 7. Mme Daniélou: L'éducation selon l'esprit, op. cil., p. 28 et suiv.; Action et inspiration, Paris, 1938. « Un vrai éducateur ne se réjouit pas tant quand il «
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L'éducation qui convient à la masse est celle qui « l'atteint du dehors et l'encadre» (Daniélou); elle se résume en règles, en commandements; celle qui convient à l'élite consiste dans l'établissement d'un contact avec un être lui-même supérieur capable d'éveiller les puissances de vie intérieure. Cette deuxième éducation ne comporte la transmission des connaissances qu'à titre accessoire, elle vise à suggérer une qualité d'existence, à créer un état de conscience. L'individu d'élite s'éveille, prend graduellement conscience de son unicité et de sa mission, et cette transformation, qui trouve son origine dans le tréfonds de son être, ne s'obtient que « par contagion et par rayonnement». Enfin, l'homme d'élite, une fois formé, s'introduit dans la société en s'imposant, si possible, par sa valeur. Ses seules armes sont la persuasion et l'exemple. Il ne quitte pas des yeux son idéal et il prend ses risques. Dans une économie libérale, c'est la constante et l'universelle concurrence qui lui donne sa chance en remettant tout en question à chaque ·instant. Les libéraux se méfient même de la consolidation de l'élite par sa prise de pouvoir, bien que le résultat en fait soit heureux 1.
20 Rayonnement de la personne. Piètre croyant qui n'est pas apôtre. Après avoir dit: « je veux », il faut dire: « je sers ». L'élite n'a pas le droit de se résigner. Certes, c'est là la tâche la plus difficile, la plus ingrate de l'élite: ne pas succomber à la tentation d'un éternel isolement - on a souvent reproché avec raison aux jeunes Français d'élite de s'être trop désintéressés des affaires publiques avant la guerre 2 - ne pas succomber à la tentation du repos, de la voit un beau régiment d'enfants qu'on a réussi à uniformiser dans leur tenue, leur démarche et jusqu'à leur pensée, qu'il ne frémit de crainte qu'il n'y ait là un cœur d'enfant froissé, quand ce serait un seul, une valeur personnelle méconnue, une âme captive» (L'éducation selon l'espril,loc. cil). Voir aussi Sergent: La formation inlellectuelle el morale des élites, Paris, 1943. 1. F. Divisia : Cours d'économie politique el sociale, Paris, 1941-1942; Économie doclrinale, p. 19. 2. H. Truchy : L'élite el la fonction publique, Revue politique el parlementaire, 10 décembre 1927, p. 339.
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L'AUBE D'UN NOUVEAU LIBÉRALISME
sécurité qui conduit à rejeter les responsabilités et à perdre le go-o.t du risque: l'homme d'élite ne doit pas craindre la mêlée où certainement il recevra des coups; tout renoncement de sa part est une désertion. Il est exact que l'élite a été trop souvent mise « hors du pouvoir» en France dans le courant de ces dernières années 1, elle a même rarement joué le rôle de conseiller et elle a trop aisément consenti à son abdication. La responsabilité d,es membres de l'élite ne dépend pas du pouvoir, elle est fonction de l'influence qui n'est pas toujours en rapport avec le pouvoir et que tout hO!p.me d'élite exerce inévitablement par le seul fait de l'exemple. La place occupée par chaque individu dans la société implique donc une certaine responsabilité 2. C'est dans cet esprit que Le Play a classé les professions libérales cc d'après leur sensibilité d'ordre moral a ». Chaque degré de la hiérarchie ainsi obte. nue présente, pour ainsi dire, un pôle positif et.un pôle négatif, l'aptitude à s'élever ayant pour inévitable contre-partie l'aptitude à déchoir. Autrement dit, les disparités entre les membres situés sur un même échelon de la hiérarchie vont en grandissant. A la base de cette échelle, Le Play place les hommes de guerre dont l'influence est médiocre, au-dessus d'eux les professeurs et les savants, puis les artistes et gens de lettres, qui sont à même d'entraîner le grand public avec lequel ils sont en rapport en exaltant la vertu ou le vice, ensuite viennent les avocats, les médecins, plus haut eIl:core les magistrats qui peuvent être de puissants agents d'ordre ou de désordre et les prêtres, supérieurs aux précédents par le principe même de leur existence, mais dont l'indignité est une source redoutable de corruption, enfin au sommet se situent les hommes d'État et les hauts fonctionnaires qui cc offrent au plus haut degré les termes extrêmes d'élévation et d'abaissement n, qui soht cc de grands 1. P. de Rousiers : L'élite dans la société moderne, Paris, 1914, p. 276. 2. L'Académie des sciences morales et politiques, à la suite d'une remar- . quable communication de M. le pasteur Bœgner, a discuté pendant plusieurs séances le problème de la responsabilité des élites en novembre 1952. 3. Textes choisis de Le Play, collection des grands économistes, Paris, 1947, p.36. .
LES ÉLITES
211
hienfaiteurs de l'humanité ou les pires fauteurs de vices 1 ». La responsabilité est personnelle et il importe de la faire jouer. C'est ainsi qu'aux États-Unis, dans les bureaux de poste, le nom de l'employé est affiché près de chaque guichet. L'élite s'impose avec d'autant plus de difficultés dans une démocratie comme la nôtre qu'elle semble rompre le dogme égalitaire. Elle risque, étant réduite, de faire figure de PrIVIlégiée et de devenir suspecte. Il y a là une impression à dissiper 2. Il est clair que, dans ces conditions, l'élite risque de connaître une longue inquiétude et de multiples déceptions 3. Les échecs doivent être causes de mûrissement, non de désespérance; les souffrances sont elles-mêmes 'un procédé de sélection, car elles n'améliorent pas toujours ceux qui les subissent, elles accusent la séparation entre la masse et l'élite en rendant les bons meilleurs et les mauvais pires. Ceux-là seuls qui, par un effort de volonté, surmontent leur détresse et atteignent la transcendance, dominent le plan terrestre et se réfugient dans la sérénité. Dans tous les cas et toujours, l'homme d'élite sait que, s'il n'accomplit pas sa tâche, il est passible de la plus dure des sanctions : le remords. Et le bonheur? dira-t-on. « Est-ce que je recherche le bonheur? » demande Zarathoustra, et il répond: « Je recherche mon œuvre 4. » Le bonheur, pour la masse, c'est la satisfaction I. I.e spectacle attristant qu'offre notre assemblée nationale est bien fait pour illustrer cette proposition. Que l'on songe seulement au privilège des bouilleurs de cru, cause du développement de l'alcoolisme, que l'Assemblée s'obstine à maintenir. 2. M. le doyen G. Davy a insisté avec force sur cette idée dans une intéressante note présentée le 17 novembre 1952 à l'Académie des sciences morales et politiques. 3. Sur la mise à mort de l'initiateur comme moyen de parfaire l'initiation, voir P.-S. Ballanche, op. cil. 4. « II y a peu d'ouvriers ", écrit le P. Gratry, et l'homme qui comprend décide de devenir un de « ces ouvriers dont parle le prophète, qui travaillent sur les nations» (Les sources, op. cil., p. 51). L'idée exprimée par Nietzsche est développée dès le début du siècle dernier par Benjamin Constant et Lamennais. « Est-il donc vrai que le bonheur, de quelque genre qu'il puisse être, soit le but unique de l'espèce humaine? En ce cas, notre carrière serait bien
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L'AUBE D'UN NOUVEAU LIBÉRALISME
des désirs; pour l'élite, suivant la formule de Keyserling, c'est l'expression de la teneur spirituelle de l'être et l'orientation de la masse vers un idéal. Le grand crime de l'homme supérieur est l'arrêt dans sa double marche vers le perfectionnement de son moi et l'amélioration d'autrui. L'individu d'élite a une mission à remplir, et celui qui ne remplit pas sa mission est un déserteur. Tel est le sens profond du Faust de Gœthe. L'homme d'élite peut se tromper, car l'erreur est la rançon de la liberté, mais il n'a pas le droit de s'arrêter sur sa route: « L'activité de l'homme, dit Dieu, mollit trop aisément; il a vite fait de se complaire dans le repos absolu; c'est pourquoi je lui adjoins ce compagnon, qui aiguillonne et stimule [: le diable]. » Quant aux résultats, ils sont généralement difficiles à discerner. L'homme d'élite sème les idées et ignore les obscures germinations qui se poursuivent dans l'esprit de ceux qui les recueillent. Parfois l'idée explose et épouvante son propre promoteur, plus souvent elle semble se perdre, alors qu'elle chemine lentement en passant de subconscience à subconscience, comme une eau souterraine, et on la voit sourdre avec étonnement plus loin et plus tard. Mais, demandera l'homme d'État, comment concilier la promotion des élites avec le suffrage universel qui repose sur la masse? On a remarqué que deux idées se trouvaient confondues dans l'application de ce suffrage, celle de la souveraineté populaire et celle de l'égalité d'éligibilité 1. La première est considérée généralement COmme fondamentale dans les démocraties, la deuxième en est indépendante et non seulement elle ne présente aucun caractère impératif, mais elle émane d'une idée inexacte: celle de l'égale aptitude des citoyens à gouverner. étroite et notre destination bien peu relevée. Il n'est pas un de nous qui, s'il voulait descendre, restreindre ses facultés morales, rabaisser ses désirs, abjurer l'activité, la gloire, les émotions généreuses et profondes, ne po.t s'abrutir et être heureux» (Benjamin Constant, Œuvres politiques)./Voyez le chap. XII du Livre du peuple de Lamennais, et comparez Le livre des rois, de Firdousi : • Ce qu'il faut rechercher, c'est non le bonheur, mais une renommée durable. Renonce au bonheur et rehausse ton nom. » L B. Nogaro: Vues sur la réforme constitutionnelle, Paris, 1945, p. 32.
LES ÉLITES
213
Nous retrouvons ici une manifestation de la tendance à l'égalitarisme dont nous n'avons pas fini d'enregistrer les fâcheuses conséquences. Le résultat, en l'espèce, est qu'aucune garantie de compétence ni de moralité n'est exigée des futures maîtres du .pays. Il n'y a, en France, a-t-on souvent remarqué, que les manœuvres gros travaux et les législateurs qui puissent trouver emploi sans attestation de culture et d'honnêteté. C'est pour faire contrepoids à ce sys1Jilme déplorable qu'en certains États ·une Chambre haute a été créée afin de grouper des hommes qui se sont distingués par des services éminents : savants, magistrats, médecins, ingénieurs, chefs d'armée ... , etc. La difficulté subsiste de la communication de l'élite avec la masse, car toute actiofl. autoritaire est naturellement exclue : l'élite éclaire et ne contraint pas. Nous nous bornerons à rappeler l'insuffisance à cet égard de la presse,. du cinéma, de la radio. Le livre lui-même, ce « ressort de l'individualisme créateur », qui a été pour l'esprit solitaire « un incomparable instrument de. travail, de libération, d'élévation », n'a pas apporté les améliorations souhaitables à une masse qui a pris les informations pour des connaissances et n'a demandé à la lecture que la satisfaction de ses-désirs les plus vulgaires ou le moyen de lui épargner des efforts de compréhension dans le cas .OÙ celle-ci était nécessaire 1. Les dirigeants se rendent compte du rôle éducatif qu'ils sont susceptibles de jouer, mais la masse assure le succès à ceux qui lui fournissent un aliment conf~rme à ses goûts. En définitive, il apparaît désirable de considérer les problèmes sociaux sous l'angle du dualisme masse-élite. Les amateurs d'analogies entre le corps hu~ain et le corps social n'auront d'ailleurs pas de peine à faire toutes sortes de comparaisons ingénieuses avec les cellules conjonctives et les cellules nobles, les premières, « agcnts de vieillesse et de mort » s'efforçant de prendre la place des secondes qui assurent la prospérité de l'ensemble 2. Quant aux auteurs dramatiques, ils ont depuis 1. G. Duhamel: Déje/Ule des iettres, Paris, 1937, p. 6, 21, 24. 2. Le docteur Voronoff, dans La conquete de la vie, explique que les cellules nobles, hautement différenciées « s'usent à la longue, victimes du sacri-
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L'AUBE n'UN NOUVEAU LIBÉRALISME
longtemps évoqué le rôle des hommes d'élite, parfois en termes violents 1. Résumons-nous: l'élite n'est pas un groupement organisé, comme le parti; elle ne se constitue et ne se maintient que par l'incessant effort de ses membres; elle est qualité, volonté, moralité, c'est-à-dire défi jeté au nombre, renoncement à la facilité, affirmation de la primauté de la conscience. Le problème des élites se pose avec acuité depuis que se sont constituées les économies de grandes unités et surtout les économies de puissance, dans lesquelles les dirigeants exercent une autorité indiscutée. Mais, quel que soit le régime adopté, il faut que des hommes d'élite aient en mains les leviers de commande. Le sort même de ,la civilisation dépend de la mesure dans laquelle cet impératif sera obéi 2. fice de leur indépendance qu'elles ont fait à la communauté en se chargeant d'un rÔle limité, d'une fonction particulière qui contribue à la prospérité de toute la société, mais au détriment de leurs, propres moyens de résistance» (p. 16); elles sont remplacées par les cellules conjonctives qui amènent un « véritable triomphe de l'anarchie, règne éphémère des éléments inférieurs, d'où résultent la désorganisation de toutes les fonctions et la mort finale de l'organisme» (p. 21). 1. «Je me bornerai à vous parler d'un seul mensonge ... c'est cet. axiome suivant lequel la basse classe, la grande masse du peuple serait l'élite de la nation, le peuple même, que l'homme du peuple, que tous ces êtres imparfaits et inexpérimentés auraient le même droit de juger, de diriger et de gouverner que les quelques hommes véritablement nobles d'esprit» (Ibsen: Un ennemi du peuple, acte IV). Dira-t-on que chacun de nous se rangera lui-même parmi les hommes d'élite? beaucoup hésiteront quand ils se rendront compte des devoirs et des sacrifices impliqués par cette appartenance et seuls capables de justifier le nom qu'ils se seront donné. 2. Nous n'abordons pas ici le problème de la démocratie que M. Duverger définit « le gouvernement du peuple par une élite issue du peuple» (Les parlis politiques, Paris, 1951). Voyez sur ce point les travaux de G. Vedel (Les Éludes, janvier 1946-Fédération, juin 1951).
CONCLUSION
II est apparu, tout au long de cet exposé, que le socialisme, entendu comme distinct du communisme, a perdu contact avec le marxisme, qu'il s'est accroché à quelques institutions fragiles et menacées, et qu'il· est à la recherche d'une doctrine. Il a évolué vers l'hétérogénéité, vers l'imprécision, vers le pragmatisme. Aucun accord n'a régné sur les principes au Congrès de l'Internationale socialiste de Milan de 1952. Aussi, ne parvenant pas à édifier une doctrine, plusieurs militants trouvent opportun d'en nier la nécessité. Le raidissement du parti socialiste auquel les Français ont assisté au cours du dernier trimestre de 1952 concerne des mesures particulières : subventions aux écoles .lihres, échelle mobile des salaires, sécurité sociale, etc. La tendance à considérer les problèmes économiques uniqusment du point de vue ouvrier et non en s'inspirant de l'intérêt général n'a rien de doctrinal. De son côté, le libéralisme s'est écarté des grands ancêtres en rénovant même SOIl nom. Il a évolué vers la relativité, la modé. ration, la modestie. Il a rejeté l'universalisme et la permanence, révisé les impératifs, procédé à une sévère auto-critique. Le rapprochement entre les deux mouvements est très apparent 1. L'un est repoussé par le communisme, l'autre par l'anarchisme vers les zone~ intermédiaires où se mêlent le dirigisme, le planisme, l'interventionnisme et toutes les formes mixtes et nuancées. Les fins sont les mêmes, elles sont individuelles. 1. Nous l'observons même dans les erreurs: A. Philip et J. Cros (op. cil.) revendiquent tous deux lord Keynes, l'un comme socialiste, l'autre comme néo-libéral, alors que ce célèbre économiste ne semble pouvoir être rangé dans aucune de ces deux catégories.
216
L'AUBE D'UN NOUVEAU LIBÉRALISME
Les moyens portent l'empreinte des psychologies nationales: le libéralisme est la forme française, le socialisme la forme germanique d'une idéologie com~une 1. On a remarqué depuis longtemps que le socialisme, même chez Platon, cherche à assurer le bien-être de l'individu et « n'est bien souvent qu'une doublure, un démarquage ou une transposition de l'idéologie individualiste libérale 2». La plupart des socialistes cherchent à maintenir le libre choix des produits et des emplois. « La société, dit F. Knight en parlant du socialisme, est une organisation plutôt qu'un organisme 3 », ce qui la différencie totalement du communisme. Enfin les problèmes que libéraux et socialistes doivent résoudre se posent dans les mêmes termes 4. F. Marbach compare plaisamment Karl Marx et Adam Smith en écrivant que tous deux cherchent la liberté, le premier à travers le purgatoire du collectivisme et le second par la voie de l'intérêt personnel, et il ajoute que le « cocktail d'économie de marché et d'économie autoritaire », dont parle W. Ropke, n'est pas seulement conforme au bon sens, il existe dans la réalité 5. Ne disons pas que les deux doctrines se sont « corrompues» mutuellement 6, elles se sont influencées l'une l'autre. Ne parlons surtout pas d'évolution fatale, comme un grand nombre de nos contemporains aiment à le faire. C'est un spectacle étrange et ailligeant que nous offre le dernier livre de J. Schumpeter 7. Ce grand esprit proclame avec une force inégalée les vertus du libéralisme et se montre en même temps si intoxiqué . 1. «Dans la sphère des idées, l'Allemagne a été l'exposant le plus sincère de tous les rêves socialistes» (Plenge, in F. Hayek: La route de la servitude, op. cit., p. 124). 2. R. Gonnard : Individualisme, socialisme, traditionalisme, Revue d'économie politique, 1913, et Hisloire des doctrines économiques, éd. de 1941, p. 446. 3. F. Knight: Freedom and Re/orm, New-York, 1947, p. 138. 4. Il en va différemment pour le communisme. Voir la discussion du rapport de J. Lescure au Congrès des économistes de langue française de 1937. 5. F. Marbach : Zur Frage der Wirtschaltlichen Staalsintervention, op. cit.,. p.94. 6. H. Simons : Economie Policy for a Free Society, op. cit., p. 30. 7. Capitalisme, socialisme et démocratie, op. cit.
CONCLUSION
217
par le marxisme qu'il en vient à croire à la victoire de ses ennemis. Attitude tragique: mesurer la profondeur de l'abîme et se sentir attiré irrésistiblement vers lui. Attitude peu scientifique aussi, puisque les déterminismes cèdent le pas aux probabilismes dans les théories générales d'évolution et que même dans certains secteurs de l'économie des réversibilités se produisent, parfois imprévues: retour au troc, extension de l'industrie à domicile grâce au transport de l'énergie à distance, etc. 1. Quant à la renaissance de fait du libéralisme, nous en avons déjà parlé· 2 • . Il importe au plus haut point aujourd'hui que toutes les bonnes volontés s'unissent en oubliant les divergences d'opinion qui subsistent entre elles, pour établir une commune ligne de défense contre la menace communiste 3. Le raidissement du parti socialiste français fin 1952 fait le jeu de ses adversaires. Le néo-libéralisme indique la voie à suivre. Qu'il ait encore quelque dureté, il l'admet et cherche à la tempérer, « il la rachète d'ailleurs par les services qu'il rend 4 lI. L'essentiel est que la liberté ne soit pas étouffée et que son surgissement permette à chacun de prendre conscience de lui-même, « de choisir sa propre vie et de mériter son propre destin 5 ». La théorie des élites fournit au néo-libéralisme un indispensable complément. En même temps, elle lui apporte une justification nouvelle, car le régime libéral est celui qui favorise le plus la naissance, la formation et l'action des élites 6. Il vaut surtout, en somme, comme néo-individualisme 7. 1. Pour une bonne critique de l'attitude de J. Schumpeter, voir B. Lavergne, L'année politique et économique, novembre 1951, p. 359. . 2. Voir aussi W. H. Chamberlin: Europe Turns to Freedom, The Freeman, 17 décembre 1951. Une Revue libérale vient de parattre en 1953 à Paris. 3. Le candidat radical et le candidat M. R. P. ayant renoncé à s'entendre pour un motif secondaire (Ialcité de l'enseignement), lors d'une élection législative dans le département du Lot en novembre 1952, le candidat communiste a été élu. 4. De Curel: Le repas du lion, acte II 1. 5. L. Lavelle: Le moi et son destin, op. cil., p. 153. 6. E. James: Trailé collectif d'économie politique, Paris, t. l, 1951, p. 393. 7. II s'accorde à une tendance actuelle de la philosophie vers une certaine remise en valeur de la conscience individuelle.
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L'AUBE n'UN NOUVEAU LIBÉRALISME
Cette doctrine attend encore bien des précisions, nous en convenons. II est bon de la laisser se constituer avec l'aide du temps. Nous sommes dans l'imparfait, mais non dans le fluide, comme en matière de socialisme. Un développement spontané et continu à partir d'observations exactes et de jugements de valeur considérés comme fondamentaux offre une garantie de solidité. « Le temps harcelant» ne doit pas nous faire perdre de vue la nécessité des longues gestations et des incessantes réadaptations 1. Le néo-libéralisme est en voie de formation. La semence est jetée, la moisson viendra à son heure. A nous d'avoir foi dans la liberté, à nous de demeurer courageusement dans une situation peu confortable de transition. Comprenons que, dans ce domaine, les données de l'expérience ne sont pas épuisées. Une doctrine n'est ni un dogme, ni une recette. Qui croit dominer le tumulte des thèses et découvrir immédiatement le définitif se condamne p~r là même. Tout équilibre doit être éprouvé, tout dépassement doit être consolidé. Engageons-nous donc avec confiance. Les premières lueurs de l'aube éclairent l'horizon 2. 1. E. Castelli: Le temps harcelant, trad. franç., Paris, 1952. 2. Cet ouvrage était imprimé lorsque nous avons eu connaissance de l'article de G. Blanc: Des chels ou des élites? (Chronique sociale de France, janvier 1948) dont les idées se rapprochent des nôtres, et du livre de J. Burnham : Les M achiavéliens (trad. franç., Paris, 1949) dont les conceptions au contraire diffèrent grandement de celles que nous exposons ici (voir notamment p. 243, n o··7 et 8). Quant à l'ouvrage important et récent de J. Moch : Confrontations (Paris, 1952), il confirme notre opinion sur le . socialismè. L'auteur s'éloigne du marxi5me (il reconnaît l'augmentation du pouvoir d'achat des ouvriers, la renaissance des classes moyennes, etc.), critique le communisme et le capitalisme (non le libéralisme, et toujours avec les mêmes arguments), manque de clarté (défense de l'épargne et expropriation contre indemnité en rente viagère avec abolition future de l'intérêt, éloge d.e la liberté et destruction du mécanisme des prix avec planification, etc.), maintient le socialisme dans la brume: «il est une morale, presque une religion laïque, autant qu'une théorie ... , un idéal plus encore peut-être qu'une doctrine économique» (p. 457), reconnaît. enfin que l'écart a diminué, sans disparaltre, entre capitalisme et socialisme (p. 128).
TABLE DES MATIERES
Pages INTRODUCTION.
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CHAPITRE PREMIER. -
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7
Qu'est-ce que le libéralisme! .
9
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• ;.
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II.-- La condition première: accord apec la psychologie. L'exemple français .
III. - Découperte de l'indipidu.. . IV. - La structure du libéralisme classique. 1. Schéma sommaire. . . . . 2: Présence de l'État . . . . 3. La liberté. . . . . . . . 4. La conséquence : l'inégalité 5. L'appel à la justice sociale. 6. L'humanisation: charité et fraternité. 7. Le recours à la statistique. . . CHAPITRE
V. - Examen de conscience.
VI. - La contre-attaque. 1. Les lignes de départ. . . .
VII. - Le néo-libéralisme.
1. La confusion aux frontières .• 2. Les pionniers. . . • . . . .
38 38 43 50 58 65 67 70 72 88 94
CHAPITRE
CHAPITRE
30
72
1. L'auto-destruction . . . . 2. La responsabilité des crises. . 3. L'amoralité . . . . . . . .
2. Le bastion communiste . . 3. La désagrégation du socialisme. 4. Les incertitudes du planisme.
19
.'
107 107 110 112
130
142 142 144
220
TABLE DES MATIÈRES
3. L'agenda 4. Commentaires 5. Illustrations .
150 160 167
VIII. - Les élites. La masse . . . . . . L'élite. . . . . ; . . Précurseurs et précédents Exemples contemporains. Formation de l'élite.
CHAPITRE
1. 2. 3. 4. 5.
CONCLUSION.
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170 171 178 186 203 206
215
ACHEVÉ -
I.E
7
D'IMPRIMER MAI
1.953 -
PAR L'IMPRIMERIE I>LOCH A
MAYENNE
POUR
LA
MÉDICIS MÉRO
(FRANCE)
LIBRAIRIE A
PARIS.
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DÉPOT LÉGAL :
2e
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DE NU-
270
TRIMESTRE
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1953
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