':.La Synarchie ,ou le vieux rêve 'd'une nouvelle ,'société.
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CHIE PAR JEAN SAUNIER
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':.La Synarchie ,ou le vieux rêve 'd'une nouvelle ,'société.
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LA · SYNAR i
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CHIE PAR JEAN SAUNIER
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© Culture, Art, Loisirs Paris 1971
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SOMMAIRE
Une réalité insaisissable
D'une synarchie à l'autre
La presse collaborationniste L'affaire du 13 décembre De Marcel Déatà l'épuration
Une interprétation de l'histoire Une censure réactionnaire contemporaine Réticences des historiens Synarchie et technocratie
Politique occulte et occultisme Jésuites et francs-maçons politique Les« Sages de Sion» Le « Roi du Monde »
Un marquis inspiré : Saint-Yves d'Alveydre
U ne curieuse destinée U ne œuvre étrange De hautaines prétentions
La synarchie comme volonté
La théorie des « fonctions sociales » Les institutions synarchiques Comparaison avec les idées du temps
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Page 119 La synarchie comme représentation
La« loi de l'Histoire» Les législateurs traditionnels L'histoire synarchique
ANNEXES Page270 Bibliographie
Page 133 Destin de l'œuvre synarchique
Page 153 Pour aborderle XXe siècle
Réformer les institutions de l'Europe Changer le cours de l'histoire de France
Documents: Page 273 Extraits du Procès de Benoist-Méchin
Un document révélateur Où n'est pas la synarchie? Où la chercher? Page 275 Extraits du« Rapport Chavin»
Page 167 Permanence de la synarchie occultiste
Le problème du martinisme Steiner - Les Veilleurs Le « Schéma de l'archétype social»
Page 183 Du pacte synarchique au mythe Qui sontles auteurs? de la synarchie Les« états généraux de la jeunesse» Le rôle des antimaçons
Page 203 Synarchie et crises économiques Entre les deux guerres Le Front populaire L'économie dii-igée sous Vichy
Page 223 Synarchie et crise spirituelle
La recherche d'une élite La pensée de Coutrot Le rêve de l'unité
Page 243 Synarchie et crises politiques
Extrême droite et synarchie Le régime de Vichy Les idées de la Résistance
Page 261 Qu'est-ce, enfin, que la synarchie?
10
Page 285 Extraits de « Martinisme et synarchie»
Il y a beaucoup d'artifices nécessaires dans le travail par lesquels nous adaptons la réalité à notre intelligence. Georges Sorel : « Réflexions sur la violence ». Les dessous politiques ou politicoreligieux de l'occultisme contemporain et des organisations qui s'y rattachent de près ou de loin sont certainement plus dignes d'attention que tout l'appareil fantasmagorique dont on a jugé bon de s'entourer pour mieux les dissimuler aux yeux des profanes.
René Guénon: « le Théosophisme ». 13
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Une
réalité insaisissable
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I.e drapeau «archéométrique» de la synarchie: le fond, bleu et rouge, représente le.s ordres politique et écono~ique, le soleil d'or est ['ordre spzntuel.
A u petit matin du 24 janvier 1937, un homme qui promenait paisiblement son fox avenue du Parc-des-Princes fut assassiné en quelques minutes par un tueur habile et qui disparut aussitôt. Le « Comité secret d'action révolutionnaire », entré dans l'histoire sous le nom de « Cagoule» que lui attribua, par dérision, un collaborateur de l'Action française, avait ordonné ce crime, tout comme il fera assassiner, à quelque temps de là, les frères Rosselli. La. victime s'appelait Dimitri Navachine. BanqUIer bien connu parmi les spécialistes, il 15
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avait acquis auprès des milieux nationalistes la réputation d'un agent soviétique déguisé; n'avait-il pas dirigé une banque à Moscou, avant d'être à la tête de la « Banque commerciale de l'Europe du Nord» qui passait pour être un organisme du commerce extérieur soviétique? N'avait-il pas trouvé audience chez les partisans du Front populaire, dont il était devenu un conseiller écouté en matière économique? N'était-il pas franc-maçon et martiniste ? Ce crime souleva beaucoup d'émotion; une émotion d'autant plus grande, d'ailleurs, que ses motifs n'étaient pas très clairs et ne furent pas exposés par les auteurs du forfait. Aussi se dit-on très vite que seuls de puissants et mystérieux intérêts inconnus du vulgaire pouvaient l'expliquer. Quelques années plus tard, on vit donc surgir une thèse selon laquelle la Cagoule n'aurait été dans cette affaire que l'agent d'exécution d'une autre organisation beaucoup plus mystérieuse qu'elle: la synarchie. Navachine, informé des dessous de la nnance et initié aux mystères des sociétés secrètes, aurait été réduit au silence parce qu'il avait découvert l'existence de la synarchie, ses soutiens nnanciers, ses complices qu'il surveiijait. Cette hypothèse, qui circula sous l'occupation, devint pour beaucoup une certitude, lorsque furent révélés d'autres crimes attribués aux synarques, crimes considérés comme d'autant plus probants que leurs inspirateurs étaient moins connus. Ainsi le «suicide» de Jean Coutrot, curieux homme, polytechnicien, homme d'affaires, phi16
losophe, unijambiste, en proie au rêve d'une rénovation totale de la société; un suicide, bien sûr, mais allez savoir: on peut être contraint au suicide ... D'ailleurs ses deux secrétaires, Frank Théallet et Yves Paringaux, n10nt-ils pas eu des morts étranges ... qui n'ont certes pas fait l'objet d'informations judiciaires. L'impunité n'est-elle pas la preuve de la toutepuissance de ceux qui perpétrèrent ces crimes ? Ily a encore l'assassinat mystérieux - vraide Constant ment mystérieux, celui-là .Chevillon, un homme de lettres doux et affable, qui était aussi le Grand Maître de l'organisation para-maçonnique dénommée «Ordre martiqiste» et, par là même, fort au courant des implications occultistes de la synarchie ... Si l'on en croit la rumeur publique, ces cinq oadavres seraient ceux d'hommes qui, à un moment ou à un autre, auraient été dans une situation leur permettant d'en savoir long sur cette mystérieuse organisation; et d'ailleurs cçtte dernière, en les assassinant, n'aurait fait ,gue mettre à exécution la menace contenue dans i~avertissement qui ouvre le document pompeu~~men~ dénommé «Pacte synarchique révolu~pnnaIre pour l'Empire français » : :~~'ifoute détention illicite du présent document l~~pose à des sanctions sans limite prévisible, 9ue soit le canal par lequel il a été reçu. .,~4~,""U."'. en pareil cas, est de le brûler et de point parler. La Révolution n'est pas une terie, mais l'action implacable régie par de fer. » serait-il l'aveu de ces crimes ? Qui sont, alors, ces redoutables ? Que veulent-ils? 17
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C'est, bien sûr, à ces questions que doit répondre ce livre à la suite d'une longue enquête. Aussi convient-il que, dès l'abord, on appelle l'attention sur un point important; la réponse à ces questions sera complexe, à l'image de l'énigme posée, mais c'est pour une raison très simple: comme son fils présumé, le technocrate est toujours réputé sans entrailles, le synarque est toujours sans aveu. Personne, en effet, jamais n'a reconnu son appartenance à une société politique secrète dénommée la synarchie. Discrétion remarquable dans ce domaine politique où chacun estime que ce qu'il fait savoir importe plus que ce qu'il fait et qui devient tout à fait exceptionnelle si l'on songe à la fierté immense et bien légitime que pourrait inspirer la participation à une entreprise aussi étonnante et qui n'a pas cl' équivalent dans l'Histoire. Car cette synarchie aurait été capable de s'emparer des plus importants leviers de l'Etat; de saboter de l'intérieur l'œuvre socialisante du Front populaire, de préparer de longue main, et à la barbe des fins limiers de la Sûreté, l'effondrement militaire et politique de la ur République; assez habile pour prendre le pouvoir sous Pétain et le conserver sous de Gaulle, assez puissante pour inspirer aujourd'hui le gouvernement de Jacques Chaban-Delm~s comme, en d'autres temps, ceux de François Darlan ou de Pierre Mendès France. Invisible, conquérante, inébranlable et impunie puisqu'en cinquante ans nul n'a jamais eu le loisir de la trahir ou de l'accabler, la synarchie serait donc une donnée politique permanente, une puissance plus forte que tous les régimes. 18
.Le lecteur ne s'étonnera donc pas de ce que la quasi-totalité de la littérature qu'il a pu parcourir à son propos soit faite de dénonciations partisanes véhémentes et indignées. Il aura d'ailleurs souvent constaté que, suivant une logique très particulière, un grand nombre d'auteurs ont fait, de l'absence d'aveu de la part des synarques, l'aveu décisif de leur cynisme et de leur puissance, la preuve par excellence que cette synarchie n'est pas une prganisation ordinaire. franc-maçonnerie ou compagnie du Saint-Sacrement, mais une société secrète supérieure, ce qui explique et excuse que l'on ne puisse administrer, en ce qui la concerne, aucune preuve matérielle màis seulement exhiber son intime conviction. Il s'ensuit, le champ étant libre pour toutes les hypothèses tôt façonnées en certitudes, que les synarques ont été présentés sous les apparences les plus diverses, quelquefois les plus hétéroclites: technocrates, adhérents d'une sorte d'Opus Dei, ministres de Vichy, ultras d;è !a collaboration, résistants de l'Organisation çwile et militaire, Cinquième colonne, jésuites, ,,' et valets du patronat de droit , intégristes, membres du M.R.P., partide la Troisième force, pIanistes de l'entre, néo-socialistes, adhérents de " et Progrès» ou du «Grand Prieuré . ,. Gaules », groupe de Bilderberg, gaullistes gauche, c'est-à-dire à peu près n'importe car cette liste, on le verra, est loin d'être est que, pour tous ceux qui la l'action des synarques soit une éviTrahit quemque sua voluptas. Tout 19
se passe comme si chacun avait son synarque, ennemi inti~e, fami1ie~, fl~tteur même, puisqu'il est superIeurement mtellIgent, commode, puisqu'il permet de ne pas chercher plus loin l'explication des ressorts profonds de . la politique, c'est-à-dire de l'Histoir~. Entre ces crimes redoutables et ImpUnIS et cette débauche de théories contradictoires, où est la vérité sur la synarchie? Pour le savoir, il ne faut pas craindre de s'aventurer dans une sorte de « descente aux enfers» de la logique, afin de voir c1aireme~t quelles obsessions ont été dénommées syna:chle depuis qu'on use de ce term~; d~ proc~der, en un mot, à une sorte de phenomenologIe de la synarchie. Ce n'est qu'après ce premier tour d'horizon qu'il sera possible de résoudre le problème. Mais il importe de souligner qu'aucune solution satisfaisante ne pourrait être apportée, si, comme l'ont fait tous les auteurs précédents, on négligeait un des deux domaines où se ren~ contre la synarchie: politique et occultisme. Il faut voir les deux ensemble et tenir solidement chacun des deux bouts de cette étrange chaîne qui, elle, est unique, car elle est faite d'une même logique, d'une même représentation de la trame des destinées humaines. C'est de ce point de vue qu'on examinera donc, sur ces deux plans, l'idéologie et l'action des synarques réels ou supposés. Il deviendra alors possible de s'interroger légitimement sur le point de savoir si, aujourd'hui encore, certains faits politiques ne trouveraient pas à s'expliquer par l'action de LA ou d'UNE synarchie, «chef d'orchestre invisible» 20
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mystérieux «complot international »... &he1que idée qu'on se fasse de la synarchie eh. abordant cet essai d'explication, c'est-à-dire qh'on la tienne p,o~r U1~e réalité solide ou .pour ùÎl assemblage heterochte de croyances vames, lfest nécessaire que l'on ne perde jamais de V:he qu'elle est d'abord une représentation de 2& qui meut l'Histoire, et que, par conséquent, ' représentation est d'autant plus heurtée contradictoire que les faits politiques veut expliquer ont été plus violents et incompréhensibles. ne s'étonnera donc pas que ce terme ait eu cours le plus libre et son grand succès des Français abasourdis ont tenté de les faits survenus dans leur pays 1940 et 1945.
'fL!P 'une
~ynarchie ;,\
a 'l'autre
Marcel Déat considérait le gouvernement Darlan comme llne émanation de la synarchie.
~I )
ans quelles conditions le mot de ,,~ynarchie apparut-il dans le vocabulaire polifrançais? .' le savoir, il suffit d'ouvrir les journaux paraissaient en France sous l'occupation; ..... grand nombre d'entre eux se mirent, à partir . 1941, dénoncer, avec des révélations la criminelle entreprise des o
est de reconnaître que la plupart des qui se livrèrent à cet assaut quasi contre les « forces occultes» étaient d'être remarquables sous le rapport de
"VJlll1;~t=S
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l'intelligence et de la vertu, et n'inspirent que rarement la confiance, Dan.s les Au premier rang d'entre eux, il faut citer listes P'lerre CostanUm; ' , anCIen ' h 'eros de 1a Premlere " découvertes poli~~,\~ Guerre qu'un anticommunisme viscéral avait figurait conduit à cagouler au « Comité secret d'Action le revo , lutlOnnalre ' , », 1' 1 ' au surplus' " nO sous 177-A. avait re)OUl 1e Voir Joseph , 1orsqu"en )Ul'Ilet 1940 1'1 avait ' Désert: Toute monde pol'lUque ll~ vffér~ié déclaré « personnellement» la guerre à l'Anglesur a azre , de la CagouJe terre, Fondateur dune « Ligue française d'épu(Pans, ' d' entraI'de socla ' 1e, et d e coIl aboratlOn ' Librairie des raUon, sdences et européenne» le programme est clair _ , des arts, 1946). il fut aussi l'un des signataires, avec Déat, Deloncle et Doriot, du premier appel pour la «Ligue des volontaires français contre le bol1,1 s'agi! de chevisme », en juillet 1941. Son journal, 1tion orgamsal fu t l' un des p1us ord' habi- l)A ppe, uners d e toute ~~ell~ment deslgnee par la presse dite collaborationniste , à tel point le sigle d'ailleurs que Costantini fut, à la Libération, «L.V.F.». . ble pour «msu . ffi sance menreconnu lrresponsa tale ». C'est, en tout cas, dans cette feuille que parut, le 6 juin 1941, l'une des premières allusions publiques à la synarchie désignée comme «la plus secrète et la plus nocive des loges maçonniques ». Peu après, en août 1941, paraîtront de plus substantielles révélations, sous la signature de De son vrai « Paul Riche », un ancien vénérable de loge, Jean M~~~: converti à la Révolution nationale et à l'antimaçonnisme; à vrai dire, ce factum ne renseigne guère que sur· la véhémence et les hantises de son auteur, qui conclut: « J'accuse une bande organisée d'avoir fomenté un complot contre la vie et l'avenir de la Patrie ... Les accords de Montoire ont été sabotés par la
»
.. Entre autres buts, le mouvement poursuit la sauveo-arde des intérêts t>
' est d synarchle onc al ors" presentee comme nouvel avatar de l'entreprise attribuée de :~\J"F.~'~ date aux « Sages de Sion»; les dénon. · he ne sont qu 'une nouvelle d e P aul Rle 1!iJ.·........' . . , d l' .,.. 1e plus vu1' JUIIUL
A Montoire avait eu lieu, le 24 octobre 1940, l'entr.evue célèbre entre Pétain elt Hi~tlerd' à a SUI e e laqu~lle on se mit à parler de «collaboration».
. "'la Libération, en effet, Paul Riche, moins " que Costantini, fut condamné à mort ~t:exécuté. Excellente occasion pour certains d~élaborer un roman, Wenry Coston, par exemple, n'a pas craint H.Coston: d:~affirmer que «les tribunaux de l'épuration les Financiers qui mènent pas manqué les antisynarchistes », et le monde, p.n,"n.·"" p. 105 (Paris, que, par sa mort, P au1 Rieh e avait payé La Librairie seulement sa trahison envers le Grand f955)~aise, mais aussi ses révélations sensation- et aufsi ] Ce sont des choses journaux Partzs, ' [ ..., sur 1a synarchle et l'on ne pardonne pas .. , » hommes politiques, .';t".,..".... ~'''~"J... qu'on dirait plaisante si la réalité p. 93 (Paris, ' " Lectures tragIque, ne peut etre sérieusement rete- françaises, pour deux raisons. 1960). "'' Jl.L'-i.C; est que les tribunaux de l'épuran'eussent pas été fâchés de retenir le ---·......U"J.il'-» parmi les chefs d'inculpation, verra que la question fut évoquée dans procès, Et bien que leur «anti--".U'.Jl'-» ait été d'une tout autre ten25
dance politique que celui de Paul Riche, on ne peut dire qu'il les ait conduits à accabler ce dernier. La deuxième raison est que le collaborateur de l' Appel et du Pilori avait à «payer », comme dit Henry Coston, une longue suite d'appels au meurtre, dont certains étaient d'ailleurs proches de la démence. Qu'on en juge par ce «morceau choisi»: «Mort aux juifs! Mort à la vilenie, à la duplicité à la ruse juives! Mort à l'argument juif! Mort à l'usure juive! Mort à la démagogie juive! Mort à tout ce qui est faux, sale, laid, répugnant, négroïde, métisse, juif! C'est le dernier recours des hommes blancs traqués, volés, dépouillés, assassinés par les sémites et qui retrouvent la force de se dégager de la formidable étreinte ... Mort, mort aux juifs! Oui, répétons, répétons-le: Mort, M.O.R.T. aux juifs! Là! Le juif n'est pas un homme. C'est une bête puante. On se débarrasse des poux. On combat les épidémies. On lutte contre les invasions microbiennes, on se défend contre le mal, contre la mort - donc Au Pilori. contre les juifs! » 14 i941~ Il faut assurément une certaine innocence pour affirmer que l'auteur de ces lignes n'a payé de sa vie que ses révélations sur la synarchie ... d'autant que l'ensemble de ses articles est de la même eau ... Mais il y a plus encore: ces «divulgations» avaient été soumises à la censure des autorités d'occupation qui n'avaient vu aucun obstacle à leur publication. Elles mettaient pourtant en accusation le gouvernement de Vichy, à commencer par P. Pucheu, ministre de l'Intérieur ; à vrai dire, il n'y a là aucune contra26
si l'on admet que les censeurs allene pouvaient que souscrire à tout ce servait la cause de la «collaboration» :.totale, fût-ce en dénonçant la tiédeur de certains ministres du Maréchal en ce domaine. Il est frappant de constater que ce comportement des censeurs allemands, qui s'explique de manière logique, a donné lieu à des interpréta:tions tout à fait irrationnelles qui me parais'~ènt significatives des inductions abusives que le lecteur doit s'attendre à rencontrer souvent quand il s'agit de synarchie. pour Geoffroy de Charnay, l'auteur auquel ont, 'par la suite, recouru systématiquement tous C"eux qui ont écrit sur la question et l'un des principaux responsables des confusions généralement répandues à son propos, il est évident que les «autorités d'occupation, qui n'ont jamais cessé d'accorder une protection soutenue et efficace au mouvement synarchique français, avaient laissé passer ces articles de divulgation éh vue de pouvoir observer les réactions qu'elles allaient susciter, d'une part, et peutêtre aussi à titre de semonce en vue de réchauf,f~r le zèle des grands affiliés qui étaient alors dahs les conseils gouvernementaux de Vichy ,moment où commençait la guerre germano, c'est-à-dire la vraie, la seule guerre ». de temps après, un autre auteur qui a sa vie à pourchasser la synarchie dans les domaines, Roger Mennevée, va systécette thèse en affirmant, toujours sans d'une preuve, que les premières dénonde la synarchie furent inspirées par les hautes influences de la synarchie, dési27
reuses, le pouvoir étant pris, la République étranglée et le pouvoir clérical installé, d'épurer les cadres du mouvement et de dévier le ressentiment populaire vers d'autres entités responsables. Tant de machiavélisme force l'admiration! Car, à suivre nos auteurs, il faut soupçonner de «synarchisme» tous ceux qui dénoncent l'action de la synarchie, au moins autant que ceux qui font silence à son propos. En matière de synarchie, nul n'est innocent! Mais avant de s'engager dans les voies tortueuses peuplées d'émissaires et d'« agents» mystérieux, il est indispensable de scruter le contexte politique de cette affaire pour voir si, en lui-même, il ne fournit pas des indications plus rationnelles sur le comportement des groupes et des forces politiques en présence. Or, ce contexte politique est relativement clair: le 13 décembre 1940, Pierre Laval, chef du gouvernement, a été renvoyé par le Maréchal à la suite d'une conjuration dans laquelle prédominent des amis de ['Action française, dont plusieurs étaient aussi des anciens de la Cagoule. Tous les auteurs sont aujourd'hui d'accord: les ministres compromis dans l'expulsion de Laval n'appartenaient pas tous à ['Action française, mais les mesures décisives et irréversibles furent bien prises par des sympathisants comme Du Moulin de la Barthète et AUbert; les «Groupes de protection» qui les exécutèrent, créés par le colonel Groussard, étaient conduits par des anciens dirigeants du C.S.A.R., tels Méténier et Henri Martin. C'est d'ailleurs ce dernier, mort en 1969 après avoir conduit jusque sous la V' République une 28
de comploteur patenté, trop connue sérieuse, qui, dans l'hiver 1940-41, branle toute l'affaire. Dès la constitution . t Darlan, en février 1941, il compte que la tendance qu'il . , et qui s'était donné bien du mal l'opération du 13 décembre, avait tiré autres les marrons du feu. nationaux » désireux de se débarrasser de .. '. qui était trop l'homme des Allemands, agi, mais c'était une autre équipe (celle lverm:me:nt Darlan) qui prenait le pouMartin et ses amis jugèrent-ils que 'rangs avaient été «noyautés », voire ·Ul"..L"'~~"'V» par une conjuration habile; d'où notes mises en circulation sous U
Jean Fillol qui avait été mêlé étroitement à l'assassinat de Navachine. Ce n'est évidemment pas par hasard si, dès sa création, le R.N.P. lance contre le gouvernement Darlan une campagne dans laquelle on retrouve tous les arguments qui seront, à peu de temps de là, repris contre la synarchie. Le gouvernement est accusé de tous les maux qui accablent la France à cause du 13 décembre: juifs, maçons internationaux et financiers le dirigent occultement. Jean Luchaire dénonce avec fougue sa duplicité « synarchique »: «A l'instant où le gouvernement maintient à son Belin était poste René Belin, l'homme des pétroliers de l'ancien Lond res et de N ew y or, k ou"1 secrétaire 1 nomme pour de la C.G.T., les nép.:ociations franco-allemandes l'homme qui devenu , D •• ., ministre est 1un des prmC1paux aSSOC1es de la banque de Vichy. JUlVe, ., ' de coIl aboratlon . 1·1.lI: alllrme sa vol onte Les avec le Reich ! » NOT~~;:' Tel est alors le contenu politique immédiat 27 féVrIer des accusations de synarchisme; mais avant 1941. que le mythe ne s ,.1mpose, 1 '1 f au dra une 1ongue campagne politique dont le protagoniste principal va être l'ancien « néo-socialiste» Marcel Déat. On possède sur le rôle de ce dernier un document essentiel pour une bonne compréhension Paru sous de cette première phase de la synarchie: l'oule êï~u~: vrage que lui a consacré l'un de ses anciens Varenne~: collaborateurs Georges Albertini qu'il me le Destzn ' . ' de Marcel paraît indispensable de clter longuement, car Déat (Paris, 1 '1 d'ectlt . f ort b'1en 1a d'emarch Editions e 'mteIlectueIle Janmaray, 1948). des dénonciateurs de la synarchie . Après avoir exposé que Déat ne pardonnerait pas à Darlan d'avoir été le complice du coup du 13 décembre, dont il le soupçonnait même 30
;:d'avoir été l'instigateur, il dit que son grief ',principal contre l'amiral était d'avoir été l'artisan de l'arrivée au pouvoir de la synarchie: ;«11 avait la conviction, qu'il partageait avec beaucoup d'autres, qu'un gouvernement occulte se dissimulait derrière le gouvernement ,légal auquel il avait délégué quelques-uns des siens et qui tirait les ficelles de la politique ,ôfficielle. 'KCe n'est pas ici le lieu d'établir que la synarchie n'a jamais existé. Déat pensait rigoureuse~trient le contraire. Il l'écrivait souvent sans avoir jamais eu la moindre preuve de l'existence de ce gouvernement occulte [ ... ]. ~
« qu'on ne nous parle plus de la Diète de Worms; à Vichy ces Messieurs se sont mis à table ».) On conçoit donc aisément qu'après une telle campagne certains, comme Fernand de Brinon, Attentat de aient pu penser que l'attentat dont furent vicPauICo~ette, à VersaIlles. times Laval et Déat , le 27 août 1941, était une vengeance de la synarchie. Pourtant à l'aveu des amis de Déat, alors que la dénonciation de la synarchie n'est à ce moment qu'une ·affaire de pure circonstance et de conviction, il paraît intéressant de comparer le témoignage, qui est aussi à sa manière un aveu, d'un des principaux dirigeants du gouvernement accusé de synarchie, Yves Bouthillier, alors ministre des Finances. LeDrame «En 1941, la nouvelle se répandit qu'une de V~~~ï'~ société secrète, la synarchie, avait entrepris «Finances d'administrer l'économie française pour le sous la d' .,,,. . contrainte», compte e pUIssants mterets mternatlonaux. (/~r~~~ M. Marcel Déat et les tenants de la pleine collaPlon, 1951). boration avec le Reich avaient été fort déçus d'assister, à la fin du mois de février, à la constitution d'un cabinet où, conformément à la volonté du maréchal Pétain et de l'amiral Darlan, aucun de leurs amis n'avait pu trouver place. Il s'agissait donc de discréditer le nouveau ministère auprès des autorités allemandes comme auprès de l'opinion française. La présence dans ce ministère de deux personnes appartenant au même groupe d'affaires (N.B. : il s'agit de la banque Worms), M. Pucheu, ancien normalien, M. Barnaud, ancien inspecteur des finances, donna à Marcel Déat la solution. Une mystérieuse association venait de s'emparer du gouvernement. Déat, en bon 32
, savait que rien n'excite l'imagina. . populaire comme ces affabulations compli: , ces plans concertés, ces complots ,biZarres où la politique et la finance, l'idéologie bt les intérêts sont mêlés, comme si le capitalisme avait besoin de stratagèmes) de mots 4~ordre et de congrégations pour être puis1ant ». ·®h retiendra l'aveu admirable de cette dernière :~~rase, qui vaut sans doute les plus longs ~@'mmentaires . ';:Ainsi donc apparut la synarchie dans le vocaJ~U1aire politique français. Sa carrière ne faisait ,ijue commencer, car, rapidement, le mot allait ~ësigner une autre réalité que celle de ce groupe gui, torpillant la Révolution nationale et la collaboration, tentait d'établir le pouvoir de ces grands techniciens au service du capitalisme, qu~ Burnham appellera les «managers ». P~ndant que les démagogues occupaient ce ~p'il est convenu d'appeler l'opinion publique . des révélations aussi contradictoires que , s'élaborait une littérature confiQ~Jntl(~lle faite de notules, notes, rapports fabripar des officines semi-policières de tous et dont la diffusion dans des milieux ·?l<'fi.'-U\_~'''''-U''-'.lL bien informés », mais peu criallait permettre l'apparition d'une ~",.'-u",-· image de la synarchie. deuxième synarchie n'est plus, en effet, société secrète qui sabote la Révolution ; tout au contraire, elle est l'explica.de cette dernière ; elle est « Vichy» dans ·:ensemble et dans toutes ses nuances, du • jeu à la collaboration totale. La synardevient ce qui a suscité le nouveau monde 33
:",:
politique né de l'effondrement de la République, qu'elle a préparé comme elle a préparé délibérément la défaite militaire; elle est, au fond, l'anti-république et elle est unique, quelles que soient les divergences politiques apparentes de ses affidés. On voit bien que le mot prend ici une signification tout à fait différente de l'acception admise par Déat! Mais pour bien comprendre·com~ent il en est arrivé là, il est nécessaire de revemr sur ces libelles et notes qui circulèrent dans le monde clos de Vichy. J'ai eu, pour ma part, entre les mains des dizaines de ces documents anonymes qui dénonçaient le caractère « synarchis te » - d'ailleurs non défini - de l'activité de tel ou tel personnage; il ne servirait à rien, cependant, de les recenser et de les analyser tous. Mieux vaut se faire une idée de l'atmosphère dans laquelle ces idées étaient reçues grâce au journal politique tenu, durant toutes Cinquante ces années, par Pierre Nicolle qui, avant la , . mt?is guerre avait été le président d'un « Comité de ' d armls Ice, 2 vol?mes; salut économique» dévoué aux intérêts des (ParIS, Ed. . f ' V' h André Bonne, petites et moyennes entreprises, et ut, a lC y, 1947). et pendant toute l'occupation, l'informateur des dirigeants du patronat français (René Gillouin affirme qq'il fut aussi l'un des agents de renseignements de Laval). Etabli à l'hôtel des Ambassadeurs, il fréquentait tous les milieux politiques, économiques, journalistiques, et ... autres, proches du nouveau pouvoir, pour informer au jour le jour ses mandants. Et l'on retrouve bien dans son journal la trace des libelles mis en circulation et leur répercussion sur le fragile pouvoir vichyssois: 34
:~ 3 Jum 1941 : «On parle à mot couverts
'd'une organisation secrète (synarchie) réunis-sant des polytechniciens. A la tête de cet organisme se trouveraient Bouthillier et Berthelot, ainsi qu'un nombre important de hauts fonctionnaires des finances et des travaux publics ... » 'r- 11 juin 1941: «Chevalier a eu avec le ,Maréchal un entretien au cours duquel il a :~e.xpliqué au chef de l'Etat ce qu'était l'organitsation occulte connue maintenant sous le nom .ae Mouvement synarchique ... » t'.' 12 juillet 1941 : « eJ'ai été amené à rencontrer un officier du 2 Bureau de la Marine ·ciliargé d'une enquête sur les agissements de la ~~anque Worms. D'après cet officier supérieur, .garniraI, aussi bien que le Maréchal, désirent connaître exactement ce que représente la pres,sion exercée par l'équipe d'Hippolyte Worms.» .~ 14 juillet 1941: «Dans la journée, de sources très différentes, j'apprends que la synar:~hie serait dévoilée et connue. Cette révélation :'ciauserait de grosses difficultés à ses membres. '~près l'enquête menée par l'entourage du Maré:;~hal, on dit que 140 personnes seraient appré',.' . Il y a maintenant un cas Bouthillier .. posé ... » " ai?si de suite; pendant des mois, le journal " Nicolle va refléter les informations de toutes , qui circulent un peu partout sur la synarpuisqu'on parle même de la réunion, en 1941 à Berne, d'un groupe synarchiste :,--Luau'ullal réunissant des Allemands, des des Américains et des Français. enquêtes sont alors menées de toutes parts, les résultats ne sont pas toujours publiés: 35
ainsi celle du chanoine Moncelle, conseiller de l'ambassade de France auprès du Vatican et ami personnel du Maréchal, celle du Dr Kley, celle du Dr Michel, représentant à Paris de l'Economie du Reich, et combien d'autres dont il n'est pas encore possible de faire état. Inévitablement, les réseaux de renseignements français et alliés eurent à connaître de l'affaire; « documentation» et « intoxication» aidant, on ne s'étonnera pas que beaucoup aient eu à cœur d'embrouiller à plaisir les informations relatives au rôle réel ou supposé de la synarchie. L'une au moins de ces enquêtes, officielles ou privées, devait pourtant contribuer de manière décisive à la mutation de la notion de synarchie: celle qui aboutit au document dénommé « Rapport Chavin» dont de larges extraits sont reproduits dans l'annexe documentaire. Le commissaire Henri Chavin avait été nommé directeur de la Sûreté nationale en septembre 1940; à ce poste, il avait, bien sûr, eu à connaître de l'affaire du 13 décembre, et c'est lui qui, sur l'ordre du ministre Peyrouton, avait désigné le commissaire Mondanel pour procéder à l'arrestation de Laval. Lorsque, après la démission du ministre de l'Intérieur, le poste fut pris en charge par Darlan lui-même, puis par Pucheu, Chavin conserva la responsabilité de la Sûreté. Jusque-là rien que de très normal dans le monde feutré d'une haute administration, alors, comme aujourd'hui, toute dévouée, de par sa nature même, aux maîtres du moment. Ce qui est plus étonnant, c'est que ce fonctionnaire important va avoir, dans l'affaire de la synarchie, un comportement étrange ; son nom 36
en effet attaché à un Rapport confidensur la société polytechnicienne dite .B. » (Mouvement synarchique d'Empire) « C.S.R. » (Convention synarchique révolu,;t;t!'Jnz1Ut'ir C;) qui très vite allait être recopié, difà des milliers d'exemplaires manuscrits, et même imprimés. '''V.....''-.~~ tout de suite, Chavin n'est pas l'audu rapport qui porte son nom. Ill' a seuletransmis. Ce document est, en effet, visi,,0I3.....~~..~..... antérieur au remaniement ministériel ',18 juillet 1941 au cours duquel François fut nommé à la Production indusen remplacement de Pucheu qui devenait de l'Intérieur. Or, dans la liste des rprétendllS synarques, Pucheu est simplement .,U~,"~~;H'- comme « secrétaire d'Etat à la Producindustrielle ». Ce texte faisant lui-même à un dossier remis au Maréchal au de mai 1941 qui aurait été le fruit des . '. .' . . de Jean Coutrot, mort peu après, peut penser que le « Rapport Chavin» est résultat d'une enquête ouverte à cette cette affaire, Chavin ne fut pas, comme a souvent dit, muté dans un petit poste de , mais il est de fait que la promotion le fit entrer, en s~ptembre 1941, au d'Etat ressemble bien à une disgrâce qu'on la pratique dans la haute adminisson nom lui demeure attaché à tort ou à il n'en reste pas moins que le « Rapport » constitue un document essentiel pour .' la deuxième acception de la synarchie le vocabulaire politique français. C'est en 37
effet cette analyse que nous retrouverons, corrio-ée sur certains points, agrémentée sur d~utres, sous la plume de tous les aut~urs qui ultérieurement traiteront de la synarchIe. Elle est simple: la synarchie est une société secrète fondée en 1922, dont l'un des membres dirigeants fut, entre les deux guerres; ~ean Coutrot, animateur de nombreuses assocIations de cadres: le Groupe X-Crise, le Centre polytechnicien d'Etudes économiques, le Comité national de l'Organisation française, le Centre d'étude des Problèmes humains, et quelques autres qui auraient constitué des organismes de « noyautage» dans les milieux économiques, administratifs ou dans des groupements «humanistes»: on dirait, en langage occulte, des cercles exotériques. Cette société secrète, délibérément anticommuniste, aurait eu pour objectif de créer une nouvelle idéologie «révolutionnaire », capable de rendre vaines toutes les autres considérées comme surannées ou pernicieuses. Après avoir eu accès au pouvoir, en juillet 1940, tous ses efforts auraient tendu : 1) à vider la « Révolution nationale» de toute mesure susceptible d'être considérée comme socialisante (ce qui, on peut le dire, n'était pas une tâche surhumaine, tant ladite «révolution» était réactionnaire dans son essence même ... ) ; 2) à saper à la base toute tentative d' affaiblis~e ment de la domination économique de certal11S groupes capitalistes internationaux; ., 3) à sauvegarder par tous les moyens les l11terêts américains (fussent-ils juifs) liés aux groupes financiers intéressés au mouvement; 38
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:4'} à faire échec à toute tentative d' organisadon économique européenne de nature à rendre èe continent indépendant de l'Amérique. A priori, ces griefs ne sont guère différents de ceux des partisans de la collaboration avec le Reich, qui, comme Jean Luchaire, dénonçaient en MM. Belin et Bouthillier les représentants des « grands intérêts américains ». Mais, ce qui è'st nouveau dans cette conception de la synarJhie, c'est que son action soit imputée au capit~lisme le plus réactionnaire, à certaines couches de l'armée et de l'Eglise, accusées, comme par les marxistes, d'avoir suivi délibérément un plan préétabli. La conclusion dudit rapport est remarquable à cet égard et doit être considérée comme le schéma fondamental qui sera repris par le plus grand nombre des auteurs: <<,[Le mouvement synarchique d'empire] représente donc essentiellement, à la fois, un épisode de la lutte du capitalisme international contre lb socialisme et une tentative puissante d'impérialisme financier visant à assujettir toutes les économies des différents pays à un contrôle unique, exercé par certains groupements finanç;iers de la haute banque, lesquels assureraient 'àmsi, sous couvert de la lutte contre le commuwsme, un monopole de fait sur toute l'activité itidustrielle, commerciale et bancaire. le plan français, le noyautage par le E. de la banque, de la haute industrie et administrations de l'Etat s'est poursuivi cc- ........'"'-J·..... depuis 1922, cependant que, à ce mouvement, le recrutement S.A.R. se développait au sein des hauts de l'armée. 19.3 7, les affiliés du M.S.E. étaient fort 39
nombreux déjà, en place au sein et à la tête des grands organismes de l'Etat. Mais le C.S.A.R. échoua dans sa tentative insurrectionnelle de prise du pouvoir (arrestation de M. Deloncle, le 25 décembre 1937). » La révolution ayant ainsi avorté, un accouchement aux fers devenait nécessaire: il fut pratiqué par l'armée allemande lors de sa promenade militaire du 10 mai au 23 juin 1940; nombre de chefs français facilitèrent l'opération grâce à une conception prévoyante du patriotisme qui devait devenir officielle et nationale deux mois plus tard. « Le 15 juillet 1940 presque tous les conjurés du M.S.E. étaient en place; il y eut donc peu à changer dans le haut personnel de l'Etat. Il ne resta plus qu'à renvoyer les membres du Parlement dans leurs foyers et à récompenser le zèle des officiers généraux ayant su avec habileté faciliter une révolution par un désastre. « L'exploitation du pouvoir suivit avec une remarquable rapidité qui traduit et met en évidence, d'ailleurs, l'existence d'un plan préalablement établi et sûrement concerté. Un mois après la prise du pouvoir (18 août 1940), une loi organise la formidable pyramide des comités d'organisation et de répartition qui réalise la concentration de toute l'industrie française entre les mains de quelques affiliés. Onze mois plus tard (6 juillet 1941), une loi sur la réforme bancaire coiffe solidement le sommet de cette pyramide en plaçant l'organisation et le contrôle de toute l'activité bancaire entre les mains de quelques financiers appartenant au même groupement. « Exploitation combien facile avec la nouvelle 40
de l'Etat: les grandes administrations pays sont devenues les services extérieurs de .' Worms et le Journal officiel sert de . aux décisions de son conseil d'admidont les hauts fonctionnaires de ",·"" .....'.T ne sont plus que des agents d'exécution. année aura donc suffi pour que la signiprofonde de la «drôle de guerre de 9-1940» apparaisse enfin en pleine : une révolution camouflée et dissimu'sous un désastre militaire obtenu par une . truquée, en vue de concentrer l'éconodu pays entre les mains d'une maffia aux de puissants intérêts internationaux. ceci réalisé en France sous le haut patrode l'Eglise, complice du drame immense de le fanatisme de certains membres de son ou simplement victime de certains t:a;tii't1-"", mais en tout cas étroitement associée bénéfices de l'opération. » ne saurait dire que cette thèse soit à proparler marxiste. Il n'est pas douteux, cas, qu'elle préfigure très nettement qui aura cours dans les milieux de la , c'est-à-dire les milieux de gauche. ,la retrouve chez Albert Bayet (Pétain et la .. Colonne, qui ne parle pas de synarmais en dessine l'image), chez Roger Guil'(les Trusts contre la Patrie), chez Georges (la France trahie par les trusts), chez Dumas (la France trahie et livrée) et d'autres études parues dans la clandestiou dès la Libération. ,'toute une littérature paraît à ce moment, "'. ,pour cerner les véritables responsabilités véritable nature du régime de Vichy, ses
origines proches et lointaines, fait appel non ~ seulement au complot immédiat contre les institutions républicaines, mais encore à une vaste conjuration qui s'identifie à la «réaction ». Dans les campagnes de presse menées au grand jour, par la presse résistante, se disCette thèse tingue alors Pierre Hervé qui, dans le journal lop~é~'!t:~; Action, affirme que la synarchie - entendue la Li,bérati?n comme l'expression des « aspirations des élétrahze (PariS, 1 1 1 'd d' une bourgeolsle . . ,mte1 Grasset, ments es P us UCI es 1945). Voir 1 Il ~ fin ., d' b . . . aussi Bernard ectue e et anclere, une ourgeolsle qUI ne yoyùennet: veut pas capituler» conserve en 1945 la 1\1.UZS 0 son 1 d d Il'etait . donc les révolu- plupart des eviers e comman e. tionnaires? . , . bl 1 H C . ." (Paris, Le mevlta e que es autes ours qUl sIegerent Portulan, alors se préoccupassent de la question . 1946). , Dès le procès de Pierre Pucheu, exécuté à Voir Général Alger le 20 mars 1944, l'ombre de la synarchie STi~!t:~ était apparue, mais avec incertitude, car la vérité sur défense en nia l'existence, cependant que l'acle procès . ".. bl d l" bl' . 'd' Puchezz cusatlon S averalt mcapa e e eta Ir Jut! 1(Paris quement. Ien lIra '' ' Plon,1963): amsi. pour tous l es proces de collaboration, y compris celui de Pétain, au cours duquel de nombreux témoins l'évoquèrent sans que jamais la cour se décide à considérer leurs témoignages comme décisifs. Voir Jean- De la même manière que les cours de justice Louis Aujol: furcmt incapables de conclure de façon le Procès , h!le(npois~- sérieuse sur l'existence même de la synarchie, Mec zn arls 1 ffi . Il .f Albin-Michel, es autres enquetes 0 CIe es qUI urent ouvertes 1948) età cf. '1a guerre n 'ab " , It at ., annexe la apres outlrent a aucun resu fin de cet ainsi l'information confiée par le J'uge Béteille ouvrage. et le conseiller Gareau au juge Alexis Zousman (par ailleurs chargé de toutes les affaires relatives au Commissariat aux questions juives) fut-elle purement et simplement classée, en avril 1947 ; ainsi les travaux de la Commission
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d'enquête, instituée par la loi du ... août 1946 en vue de faire la lumière sur •... événements survenus en France de 1933 à furent-ils sans résultat précis en ce qui la synarchie. de sanction officielle n'a cependant empêché cette dernière, ou au moins le de poursuivre la carrière que l'on sait; au contraire, elle a notablement contribué .;~('!';rlr..~"''' le terme d'un parfum de mystère perL'échec des enquêtes officielles pour de preuves est ainsi devenu la démons,,:.a:~"~~U de la permanence et de l'invincibilité du synarchique. Par là s'explique, du pour une part, le prestige du mot, quelle soit l'appartenance politique de ceux qui usent, de Minute à l'Humanité. Je signale entre cent que la synarchie est passée d'une dimen- exemples .sion historique à une autre; de l'explication cO!ltemPt~·d·" , . tout de meme 1"Iml- ralns ce lire :.evenements graves malS dans it~~ au temps d'une péripétie politique : ~~~3~~~té ,,~:!;;.: d'abord une équipe ministérielle de circons- 11959ffi:«quand , .•%:{ .. bl d 1 ·es 0 CIers :!;tjyice, capa e e saboter a« Révolution natio- activistes, '{i\~le » et la collaboration avec le Reich ; ~eést:~fi~~ss et Yi ensuite une organisation occulte soutenant ~~g:~t~l animant l'équipe vichyssoise participent à ,a f ait . autre chose: l' expl'·Icatlon . de toute la nouvelle synarchie". de la France au xx" siècle. des querelles de sous-préfecture et des de journalistes en mal de sensationla synarchie ou les synarchies sont deve, par un processus qu'il convient d'exami, une véritable philosophie de l'Histoire. A
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,\~()nt empo raine '~i:.i:1;: ; .
Pétain et Darlan.
n peut aisément imaginer que la n'ait pas survécu aux événements était supposée expliquer: les époques ont toujours été fertiles en théories .~VJ.lll"'llC:~: les prophéties de sainte Odile les interprétations « nouvelles» de Nosont leur succès immanquable, dont ne s'inquiète dix ans après. L'émeret l'oubli s'expliquent aisément. ne fut le cas de la synarchie. des documents anonymes, suspects, des témoignages et des mémoires qui avaient été mêlés aux événements 45
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de l'Occupation, l'inévitable cortège des polémiques n'ont rien éclairci, tant s'en faut. Restaient les historiens. Eux-mêmes ont hésité, devant cette étrange société secrète. Quelquesuns, pourtant, ont étudié le problème, mais ce fut pour récrire l'histoire de France antérieure au conflit, en posant comme axiome que tout s'explique par l'histoire de cette société secrète. Parmi ceux-là deux auteurs doivent être mentionnés ; ils ne sont pratiquement pas connus en dehors de certains milieux spécialisés, mais leurs travaux, repris ou plagiés par d'autres, ont eu une influence considérable sur tous ceux qui se sont intéressés à la question, tout de même que le «Rapport Chavin» avait été repris et copié un peu partout. Il se trouve d'ailleurs que ces deux auteurs ont soutenu la même thèse que Chavin, en la corrigeant et en approfondissant certains points. Le premier de ces auteurs, dans l'ordre chronologique, s'appelait Raoul Husson (1901-1967); il n'était pas spécialisé dans les recherches de science politique, mais avait eu l'occasion de participer à l'élaboration de certains des documents anonymes qui circulèrent sous l'Occupation. Sa contribution à l'élaboration d'une explication de la politique française par l'action du mouvement synarchique se manifesta surtout par la série d'articles que, sous le pseudonyme de D.-]. David, il donna à la revue la France intérieure qui était publiée, à la Libération, par Georges Oudard. Peu après, il devait faire paraître, cette fois sous le pseudonyme de Geoffroy de Charnay (nom d'un adjoint de Jacques de Molay, grand maître de l'ordre des Tem46
:pliers), un ouvrage assez mal fagoté sous le titre Synarchie, panorama de vingt-cinq années Paris, d'activité occulte, ce qui exprime assez bien la ~~~l~i~s thèse de l'auteur. 1946. ' Le second « spécialiste» de la question était un vieux routier de la « politique secrète» ou prétendue telle, Roger Mennevée, qui dirigea en êffet pendant presque cinquante ans une de ces "èntreprises qui, moyennant abonnement, déli".vrent à longueur d'année des lettres confidentielles et des bulletins consacrés aux dessous de ,la politique et de la finance. 'Journaliste de talent, Roger Mennevée était d'ailleurs vraiment bien informé en ce qui concerne les questions relatives à l'espionnage sous toutes ses formes; sacrifiant pourtant, 'comme nombre de ses confrères, à l'esprit de système, il se mit, après la Seconde Guerre mondiale, à voir la synarchie partout, de telle manière que les milliers de pages qu'il lui ,consacra, dans ses Documents politiques, diplo,:matiques et financiers, sont surtout des docu'ments étonnants sur ce que peut produire ,il'idée fixe. 'De longue date pourtant, Mennevée avait dénoncé l'action politique et financière d'une ,',société secrète qu'il n'appelait pas encore la ainsi qu'en témoignent les premières ,'~.u.,F.U\_", d'une étude qu'il consacrait, en 1928, à organisation antimaçonnique» en France : 'La grande bataille que mène la réaction inter:éiÎ::""'~vu,uc:, depuis 1919, contre toutes les idées et libérales, sous les inspirations « Sainte-Alliance» monarchique et reliconstituée par les monarchistes les plus "~',~u",u' d'Allemagne, d'Autriche, de 47
Hongrie, de Russie, en vue de la restauration dans toute l'Europe d'un régime monarchique de droit divin, prend actuellement une ampleur considérable et se manifeste en France sous une forme particulière sur laquelle il est de toute urgence d'attirer l'attention des milieux républicains. » Ce que Mennevée dénonce alors, c'est l'action de 1'« Internationale de la réaction» dans des termes qu'il reprendra purement et simplement par la suite en la nommant « synarchie ». Armé de prudence, le lecteur attentif retiendra que ces travaux décrivent la synarchie non pas comme la conjonction occasionnelle des efforts de quelques ministres ou politiciens qui, à la faveur des péripéties politiques hasardeuses, auraient constitué un groupe de pression, mais bien comme une véritable organisation hiérarchisée, poursuivant des objectifs précis pendant une longue période: c'est-à-dire une donnée politique permanente. Cette organisation, recrutant dans certaines couches élevées de la bourgeoisie, aurait, pendant les vingt années précédant la défaite de 1940, mis en place ses affiliés dans les hautes sphères de l'administration, les «grands corps de l'Etat », dans des sociétés secrètes « inférieures» comme la franc-maçonnerie, dans certains milieux militaires (anticommunistes), comme dans certaines associations de « cadres»: techniciens de l'organisation du travail découvrant alors la technocratie. Ce « noyautage », pratiqué avec discernement, aurait eu pour effet d'installer aux postes décisifs des hommes dévoués, sans que leur nombre excède jamais quelques centaines; Charnay 48
qu'ils n'étaient qu'un millier en 1939. thèse, délibérément orgatliciste, distingue ~ttf!ml::nI la synarchie d'un mythe familier aux '''lJl...a"", avec lequel on l'a souvent confondue, des «Deux cents familles» (les U.S.A., le sociologue Wright Mills, connaissent Voir l'Elite des « Soixante familles»). ces derniers cas , en effet , les politiciens du pouvoir ' (New York, que la concertation étroite entre les °ux~ord 't " " fi ., nlverSl y de grands mterets nanClers s exerce Press, 1956; travers des relations familiales, conjugales ~~~i;~ro, "sociales qui ne sont pas différentes de celles 1969). commun des mortels. contraire, dans le cas de la synarchie soit tenue pour une réalité ou pour un - , il s'agit d'une organisation précise '::H~V'U les desseins sont de donner forme et effià une volonté de puissance qui, au des Deux cents familles, demeure indis,J"i"""'~'·o et comme fluente. d'autres termes, les Deux cents familles C;",",il"~J.aJl"'ilt indistinctement la bourgeoisie des grands moyens de production, que soit la manière dont elle gère cette ro• .,..." ".. o privée, quel que soit le niveau idéode ceux qui en font partie. , au contraire, réunirait dans une organisation les représentants des couches plus dynamiques de ce grand capitalisme et hommes les plus aptes à le faire survivre tous les moyens. auteur pourtant ne se résout à l'analyse "la synarchie comme réalité politico-écono; il faut un parfum plus violent. Aussi t-on à la rapprocher d'une société politique réputée: celle des « Illuminés 49
Sur les lllllmin,és, la these de R~né Le Forestier, publiée en 1914, fait encore autorité.
de Bavière », dans laquelle certains ont voulu V'OI'r le prototype de l'entreprise subversive en oubliant simplement qu'elle avait été inca. ., d escente d e pable de surVIvre a'1a premiere l' po ICe. C'est qu'à vrai dire la synarchie, comme l'ordre des Illuminés de Bavière, aurait pris comme modèle la Compagnie de Jésus. Tout le mystère serait là. Si l'on y regarde de près, pourtant, les révélations relatives aux méthodes de recrutement de la synarchie n'ont rien de probant. Lisons les affirmations de Geoffroy de Charnay: «Les recruteurs du Mouvement synarchique s'ingéniaient à attirer les sujets, à recruter vers une multitude de groupements d'apparences les plus diverses. Là, les invités sont à leur insu observés, étudiés et circonvenus. Lorsqu'un sujet paraît mûr pour être affilié, un recruteur spécialisé se rend à son domicile et lui remet un exemplaire du Pacte synarchique. Il lui demande en général son adhésion immédiate (sic). Mais quelquefois aussi il lui laisse le document pour lecture et pour étude. Le sujet est ainsi affilié (resic), car bien rares sont ceux qui refusent leur adhésion, ayant été en général bien choisis et longuement étudiés. «De véritables conférences méthodologiques étaient faites par certains dirigeants du M.S.E. aux recruteurs spécialisés. On leur enseignait notamment, dans ces conférences, qu'il fallait envisager l'atomisation de la conjuration. Il leur était recommandé de ne «démarcher» que leurs relations personnelles, chaque recruteur ayant ainsi un secteur social, le sien propre à prospecter. 50
;. ;~<'::De plus, tout affilié devait cacher sa qualité .'ide membre du M.S.E., même à une autre per,sonne qu'il savait appartenir également au M.S.E., ceci en vue de renforcer dans toute la mesure du possible le secret de l'association ... » Ce texte montre bien que le caractère spécifique de cette association secrète, était, à en croire Charnay, de n'avoir aucun des caractères ; spécifiques d'une association secrète! Ce qui .est décrit là correspond en réalité aux méthodes ~que suit tout parti de cadres, soucieux de s'as.~urer que ses membres professent des idées :èompatibles avec les siennes propres. . •. puisque ces dangereux synarques étaient assez naïfs pour se laisser attirer par le miroir aux alouettes de «groupements d'apparences les plus diverses» - ce qui est tout dire - , il paraît nécessaire de savoir ce qu'étaient ces pièges subtils. Selon nos auteurs, ils se classent en trois groupes principaux: 4- sur le plan philosophique, la plupart des associations, instituts et colloques divers qui, .. entre les deux guerres, diffusèrent une idéolo'gie se rapportant de près ou de loin à l'élaboration d'un nouvel humanisme: humanisme :é~onomique, humanisme intégral, transhuma....••,.uu.• ~, etc. ; sur le plan économique et social, les asso. diverses - qu'elles soient d'inspiration .;i'i\\J!UVPl'tpITIPnt patronale ou syndicale, ou des de recherches apparemment indépen, comme X-Crise ou France-1950 ._- qui, même époque, se préoccupaient d'organi. scientifique du travail, de rationalisation bien encore s'attachaient à l'étude de la crise 51
économique du monde capitaliste et cherchaient à la résoudre en recourant au «planisme» ;. - sur le plan politique, les organisations dites nationalistes qui, après 1934, se consacrèrent à la lutte anticommuniste. Il est à noter à cet égard que Mennevée estimait pour sa part que la Cagoule, par exemple, n'était pas sous l'influence directe de la synarchie, mais qu)elle avait pu être utilisée par cette dernière (notamment en ce qui concerne l'assassinat de Navachine) par l'intermédiaire d'autres organisations comme le mouvement« Spiralien », anticommuniste et antijudéo-maçonnique, animé par un curieux homme, Georges Loustaunau-Lacau. Ce dernier point conduit à préciser ce qui, d'après nos auteurs, aurait été à l'œuvre derrière tous ces groupements: «Le Mouvement synarchique d'empire, écrit Roger Mennevée, lâchant enfin son mot, a été, sur le terrain administratif, industriel et intellectuel, un puissant moyen d'action de l'Eglise romaine et spécialement des jésuites pour la subversion de la lIr République. » Ce mouvement n'est donc ni plus ni moins qu'un nouveau masque de l'Internationale réactionnaire. Il est curieux de constater que cette thèse, marquée à gauche et qui sera reprise par de nombreux spécialistes de l'anticléricalisme, en fait rejoint, par certains aspects, celle des collaborationnistes, partisans musclés d'un national-socialisme à prétentions révolutionnaires, et qui dénonçaient dans la synarchie les influences «réactionnaires et cléricales» exercées par certains conseillers et certains ministres du Maréchal. Curieuse rencontre ... 52
ce qu'on doit souligner pour voir dans son ampleur le problème posé -.- celui la croyance en l'action de la synarchie - , que ce nouveau nom donné aux entrede «domination cléricale» ne fait ici à une invraisemblable quantité de dénonçant, tout au long de notre politique, l'action de l'Eglise et de ordres religieux, au premier rang desnous retrouvons, bien sûr, la Compagnie Jésus. n'entre pas dans notre propos d'analyser tenants et aboutissants de cet autre mythe moins comme chimère que comme représentation dynamique» vivant de sa vie ."'1-,nht.p), il faut pourtant souligner son intéresavec la notion de synarchie. On entre autres exemples, qu'après CA""CA""UJ.at de Henri IV, déjà de très nombreux de polémique dénoncèrent le rôle des dans l'événement; le titre de l'un des pittoresques, qui est une réponse à la !'iiiln!ler,ens,e de la Compagnie qu'avait publiée le Coton, confesseur de Sa Majesté, dit claile sens de ces campagnes : «Anticoton, réfutation de la lettre déclaratoire du père :,,...~.~'-'••. Livre où est prouvé que les jésuites sont et auteurs du parricide exécrable en la personne du Roi Très-Chrétien IV, d'heureuse mémoire» (1610). long des années et même des siècles suila réputation de la Compagnie ne fera . croître et embellir, ainsi qu'en témoigne fortune du faux célèbre dû au prêtre poloJawrowsky, qui a traversé l'Histoire sous titre de Monita secreta, ou instructions 53
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secrètes destinées à permettre aux jésuites de conquérir le pouvoir le plus absolu en toutes matières; en témoignent aussi les controverses qui agiteront la franc-maçonnerie du XVIIIe siècle, inquiète des «infiltrations jésuitiques », ou bien encore les campagnes d'un Montlosier contre le «parti prêtre» et la « congrégation », au début du XIXe siècle. Encore ne s'agit-il ici que de quelques exemples, mais qui montrent bien que les dénonciations des entreprises cléricales sont une vieille habitude et ne peuvent convaincre pleinement (si elles entendent vraiment convaincre) que si elles apportent des preuves et non pas seulement une conviction. Aujourd'hui encore, dans le cas de l'Opus Dei, par exemple, on peut constater que de tels errements ont toujours cours, au point qu'il paraît normal qu'un journaliste définisse cette organisation singulière par une référence vague à une synarchie ellemême indéfinie: «L' œuvre (l'Opus) n'a que faire des sociologues; elle leur préfère les scientifiques et les économistes, et elle devient une gigantesque E.N.A., une sorte de théocratie technocratique ressemblant beaucoup à la synarchie qui fit tant parler d'elle en France pendant la guerre. » En bref: qu'est-ce que l'Opus Dei? Une sorte de synarchie ... Qu'estMinute, ce que la synarchie? Une sorte d'Opus Dei ... nO 388 du 0 . que de teiles exp 1"1catlOns ne sont 3 décembre n VOlt 1969. guère probantes, même si, et surtout si elles reflètent un peu la réalité; il est bien vrai que le rôle politique d'institutions comme la Compagnie du Saint-Sacrement, les A A, la Sapinière au même titre que la Compagnie de Jésus ou l'Opus Dei mérite une étude atten54
tive, mais on ne voit guère que celle-ci puisse progresser si peu que ce soit par des «dénonciations» comparables à celles que je viens de citer. Bien au contraire, les outrances de langage et les assertions ridicules dont elles sont souvent remplies (la palme revenant à Nicolas de Bonneville, qui voulait, à la fin du xvnt siècle, chasser les jésuites de la francmaçonnerie et ne craignait pas d'affirmer que Voltaire lui-même était mort jésuite sans en ., avoir le moindre soupçon) seraient même des ... obstacles graves à la compréhension de ce qui . . . fait la puissance politique de ces organisations. Dès lors, le lecteur comprendra que l'on doive recevoir avec circonspection la thèse selon laquelle le Mouvement synarchique aurait été un instrument de l'Eglise et des jésuites, qui - jouant le rôle de «Supérieurs inconnus », comme on disait dans la maçonnerie, ou de «Puissance inconnue », comme fut parfois .., désignée l'instance suprême de 1'« Intelligence i,~. . Service » - auraient su animer des organisations politiques diverses et parfois même oppo':::' sées en apparence. Il faudrait alors admettre que l'Eglise, considérée comme un centre de '. décision unique, aurait pu utiliser, délibéré'"ment et de manière simultanée, des organisad'extrême droite, de type phalangiste, ."'~'.UU.l'- certaines de celles qui furent à l'origine événements du 6 février 1934, et des libérales de gens qu'on appellerait des «réformateurs », voire des sociaux-démocrates », alors entichés de plation, comme les technocrates, que l'exdroite a toujours dénoncés comme des . fouriers du communisme ».
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L'aspect intéressant de ces thèses demeure le fait qu'elles décrivent la synarchie comme un centre de décision unique et mondial, une des «forces occultes qui mènent le monde »'. Ces dernières seraient ordonnées autour de « pôles », sortes de points d'accumulation .du capital et du pouvoir financier entre les ma1r:s d'un petit nombre d'hommes, en mesure d'ammer des « réseaux» liés entre eux par des facteurs économiques, mais aussi politiques, religieux, psychologiques ou autres - ces hommes possédant des moyens en nombre indéfinis. D'après Mennevée, qui s'est fait le théoricien de cette explication de la politique internationale, il y aurait ainsi: - le pôle P (protestant), à la tête d'une form~ dable pyramide d'intérêts anglo-saxons: americains britanniques, allemands, nordiques; - le 'pôle C/S (catholique-synarchiste), qui réunit les intérêts financiers concentrés depuis des siècles autour de l'Eglise~ et dont le Mouvement synarchique n'aurait donc été qu'une sorte de tiers ordre ; - le pôle C (communiste), issu d'une activité révolutionnaire tendant à déposséder les deux premiers de leur prédominance. L'histoire secrète du monde s'expliquerait donc par les conflits acharnés que se livrent, par personnes interposées, ces trois centres de décision. La synarchie, pour sa part, aurait été un instrument dans la lutte que se sont livrée, entre les deux guerres, le pôle C et le pôle C/S, le pôle P n'intervenant pratiquement pas, en France.
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pôle C, tendant à la création d'un cap~ta d'Etat, son adversaire aurait été contramt, sauvegarder sa puissance, de riposter sur plans. D'une part, en ~ppelant à la l;:ttte, y compris la lutte armée, contre le commumsm~ \comme le firent les puissances occidentales qUl . en Russie à la fin de la Première " Guerre mondiale ou en soutenant les organisa. d'obédience fasciste et nationaliste; enfin inspirant la législation anticommuniste du de Vichy. ,autre part, pour conserver toutes ses , quelle que puisse être l'issue de cette . , le pôle C/S aurait mis en place un système idéologiq~e appelé à f~ir~ ,apparaltre l'inutilité de la revolutlon conslderee par les tenants du pôle C comme l'unique moye~ de rendre la société plus juste et plus humame : pourquoi faire lÎne révolution économique, .,,'puisqu'il est possible, dès à .~r~sent et sans \i~i(:,' remettre en cause la propnete des grands !~j~hrnoyens de production, de suivre. une «t~oi \::s';!'sième voie» entre le «conservatlsme caplta;'t;;;;!liste» et le «socialisme inhumain»? D'où :'!':i l'importance des mouvements pIanistes, huma" nistes et réformistes dans le système de rectu'tement synarchiste. On voit que ces thèses r:e manquent pas d'éléments digne.s de retenu •. 'attention, en vue d'une analyse ngoureuse des . tés politiques du xxe siècle. conservent. pourtant un défaut grave; de tout exoliquer par des «sociétés ~p.r·rÀ+,~" » qui, mê~e si elles ont pu avoir une ~.II.l:j[e]:lce objective, sont des conséquences plus des causes. Internationale blanche, Deux familles, jésuites, Cinquième Colonne et A
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beaucoup d'autres témoignent surtout, quand on les donne pour des explications non naïves de l'Histoire, de la sentimentalité de ceux qui les dénoncent et qui, les ayant identifiées, croient avoir découvert le ressort profond de l'Histoire, et de leur propre histoire. Mieux, tout alors s'explique: l'Histoire a une signification précise et accessible; ses désordres ne sont qu'apparents puisqu'ils sont, en fait, le résultat visible de combats invisibles que se livrent sans merci de puissantes sociétés secrètes, tout comme, aux yeux des Anciens, toutes choses s'expliquaient par le combat des dieux. Sans doute conçoit-on aisément que beaucoup aient eu et aient encore la tentation de se reposer sur une telle explication, simple et globale, tenant à l'essentiel puisqu'elle éclaire toutes les situations, inexplicables par ailleurs; qu'importent les rêves de puissance de ces maîtres occultes, si leur existence donne à la raison la sécurité de savoir que l'Histoire a une signification. On comprend dès lors que politologues et historiens aient renvoyé la synarchie dans «l'enfer» des croyances irrationnelles et soient restés sur la prudente réserve qui avait été celle des magistrats, des jurés et des parlementaires ... Aussi, chaque fois qu'ils l'ont rencontrée dans leurs études, ils ont essayé d'éluder le problème du complot, par une petite phrase de mise en garde; tel, par exemple, le Pr Jean J ,ean d l\Ieynaud: la Meynau , traitant de la technocratie: «Sans Technocratie: d . muthe Oll a opter 1a th'ese du comp1ot synarch'Ique, signaréalité? p. 1?7 Ions la concordarice de cet intérêt pour les (Pans,. h Payot,1964). SCIences umaines avec les préoccupations .58
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qu'affichent de nombreux pa... » C'est qu'à chaque fois il faut faire ",',la part des affirmations de polémique, d'une :ft part, des constructions mentales élaborées de , ,manière para-historiques, d'autre part, des faits :eux-mêmes enfin, étant admis que ces derniers , sont toujours présentés par les témoins en ,'. . ' f0I?-ction de leur propre jugement sur la synar; ,chIe. );;i:;":Rien n'est plus caractéristique à cet égard que ":}\;')le témoignage de René Gillouin, qui figura g:;:(souvent sur les listes de synarchistes mises en \N':"circulation à Vichy. Habitué de l'antichambre S;' ,du Maréchal, dont beaucoup le soupçonnèrent ", d'être l'éminence grise (et il n'eût pas été fâché de paraître comme tel dans l'Histoire), Gillouin, dans ses Souvenirs, tient évidemment à prendre seS distances par rapport au «complot ». Mais comment ne plongerait-il pas René , dans 1a perplexlte, ' " pUlsque ses d'ene-, Gillouin' J'étais l'~mi l'h'Istonen ,gations , elles-mêmes. confirment plutôt l'exisdl! M~récha? Petaw (Pans, d :;;,;,:tence d une entrepnse e grande envergure? Plon, 1966). i;;",Qu'on en juge: «Je tiens à déclarer, ici, une ;";,fois pour toutes, que lorsque je parle de la ,'synarchie, ce n'est pas comme d'une conspiration, mais comme d'une équipe (dont l'initia':, teur avait été, si je ne me trompe, mon ami Jean Coutrot) et que je ne lui prête nullement desseins ténébreux et inavouables, mais ambitions de puissance qui, si vastes elles fussent, n'avaient rien en elles-mêmes condamnable, sauf leur prétention ou leur à s'identifier avec l'intérêt natio..» On croit rêver quand le même auteur encore cette innocente «bande de » comme «un puissant groupement 59
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Crapouillot, n° 20, sur Ies «Sociétés Secrètes» (paris, 1953).
d'intérêts industriels et financiers qui, profitant de l'innocence du Maréchal en la matière (et c'est un de ses conseillers qui parle), avait mis la main dès le premier jour de Bordeaux sur les leviers de commande économiques et financiers du nouvel Etat français ». Pour résoudre la contradiction intellectuelle entre le refus de la thèse jugée fantastique du complot et l'obligation de reconnaître qu'à Vichy s'était manifesté un «puissant groupement d'intérêts financiers », les spécialistes de la science politique ont esquissé une thèse foncièrement différente. L'un des premiers à la formuler fut Emmanuel Beau de Loménie, auteur d'ouvrages maintenant classiques sur les dynasties bourgeoises, qui écrivait en 1953 que «la société secrète dénommée Mouvement synarchique d'Empire n'a probablement jamais existé ou n'a été qu'une minuscule chapelle dont l'origine ne semble pas remonter beaucoup plus haut que l'année 1940. En revanche, l'esprit synarchique, qui se confond quant à l'essentiel avec l'esprit technocratique, a existé et s'est développé dans toutes sortes de cercles influents plus ou moins liés entre eux, mais en même temps rivaux. Qui plus est, cet esprit synarchique ou technocratique n'est pas mort. Bien loin de là: il se développe aujourd'hui plus largement encore, en marge de notre parlementarisme restauré, qu'il n'avait fait sous le couvert du pauvre maréchal Pétain. Seulement, il se garde aujourd'hui de se laisser entrevoir du public au travers d'un aussi naïf document que le fameux «Pacte» dont le texte circulait dans les bureaux de Vichy. » 60
thèse a été largement reprise depuis lors Philippe 'l' Bauchard Bauchard' quelques auteurs, te1 Phlippe les Techn~affirme , dans un ouvrage estimable qu'il crates"et. . , . ' le pouvozr eut pas complot, mais une verItable <~ com- (Paris, ' ». « Menta1"Ite », avaIt . Arthaud, de pensee 1966); conclu, pour sa part, Henry W .Erh- ~~};~ann: dans son livre publié à Princeton en la Politique . dB' . France j Jacques du patronat uszness zn fran.çais 7 ': 0 rganzze . .... d'" 1960 (Pans, ne cralgrut l"'as ectlre, en , que A. Colin, le procès de la synarchie n'avait pu s'ache- 1959); faute de preuves, il n'en avait pas moins J~cques . les un Important moment dans l' e'1abora- Billy: Techniciens des idées technocratiques en France» , (PariS, et le.Pouvoir P.U.F.,1960); nous un autre unique , plus près de . ' . Roland , Roland Mousmer, analysaIt dans le Mousnier: les synarchique le prototype d'une société ~:~rd~~~hies ordre technocratique. w.û~~:, 1969). quelques exemples dus à des auteurs et pour certains éminents, se caractétous par le refus d'une vision fantastique de conjurations et de complots, mais aussi l'affirmation précise d'une concertation des groupes proches du pouvoir. On peut demander, dans ces conditions, si cette sorte « dissolution» de la synarchie dans une peut permettre une meilleure comprédes facteurs réels de l'histoire poliSans doute met-elle en ordre çertains «idéologiques» du problème et tientcompte de la montée des techniciens profide l'abaissement du parlementarisme. Mais a le défaut grave de participer, elle aussi, mythe - celui des « technocrates» tend à considérer ces derniers comme un pouvoir possédant une idéologie et 61
poursuivant des objectifs spécifiques propres aux membres de ce groupe. C'est pourquoi ces explications rationnelles de la synarchie me paraissent encore faire une large place à l'illusion: tout groupe social détenteur d'un pouvoir tend à l'exercer pour son compte et sans partage, de telle manière qu'on peut affirmer que quiconque l'exerce pour autrui ne le détient pas vraiment. A aucun moment, les équipes de techniciens de Vichy, et d'ailleurs, n'ont montré la moindre hésitation quand il s'est agi de la sauvegarde des intérêts du grand capitalisme. Curieuse autonomie de ce « nouveau pouvoir » théoriquement libre de toutes attaches politiques, et théoriquement capable, au nom de la raison et de la technique, d'aller fort avrnt dans le sens de la rationalisation et de la réforme de la société ... En l'espèce, il n'est pas douteux, et le témoignage de René Gillouin le confirme, que les synarchistes, ou réputés tels, n'étaient que les mandataires de puissants intérêts économiques. Loin d'être une explication satisfaisante, la «communauté de pensée » et la « mentalité» doivent être examinées, à leur tour, dans une perspective qui ne sacrifie pas aux aspects mythiques de la toute-puissance des technocrates, considérés comme une nouvelle «force occulte» aussi sommaire que toutes les autres. C'est qu'une nouvelle fois, et en dépit de la « rationalité» de la thèse, nous rencontrons un raisonnement caractérisé par la croyance que les centres de décision ostensibles d'un régime politique donné ne sont pas les véritables détenteurs du pouvoir, mais des organes de transmission et d'exécution dominés par des groupes 62
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et permanents. Il est clair que cette de la politique et de l'Histoire ..' distingue radicalement de l'image qu'on se /:fait des «groupes de pression» ordinaires. En réalité, toutes les thèses relatives à la synar. . chie et dont on vient de brosser un tableau . d'ensemble laissent place à des prétentions d'un ordre beaucoup plus élevé, puisqu'elles la :;présentent comme une société permanente au \~('service d'une philosophie et mettant en œuvre ~{\ùn plan précis. !p;Aucune d'entre elles, pourtant, ne satisfait l'esJ;l;,prit, tant il est vrai que la seule évocation du ./ mot de « société secrète » entraîne avec elle un /: cortège de fantasmes que la raison elle-même ne parvient pas à exorciser. Est-ce à dire, pour autant, que l'on doive renoncer à connaître le fin mot de la synarchie ? . Certainement pas, mais simplement que la :compréhension du phénomène synarchiste <;:.exige que l'on tienne compte de tous les fac)teurs qui ont pu jouer un rôle dans son élabotion. Ce n'est pas par hasard que, dès la pre",UJL~"'" allusion publique à cette organisation, on évoqué la franc-maçonnerie et l'occultisme. synarchie ne peut être comprise dans le seul ;:,,"....vUJ.a.·Lu .. politique, non plus que dans le seul Il est nécessaire, indispensable, la comprendre, de voir simultanément deux versants de la même montagne, faute quoi les thèses les plus subtiles demeurent simples hypothèses.
çcultisme Utique
LES.'JÉSUITES d'1iA
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DE LA MA'ÇONNERŒ. E
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LEUR POIGNARD BRISJt PAR
LES MAÇONS.
ORIENT DE LONDRES.
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'occultisme, en général, fait en effet large place à l'idée que des groupes mystéaniment des émissaires secrets et jouent rôle décisif dans la conduite des sociétés UH,U1H~:' ; il a largement contribué à répandre conception familière et même populaire se manifeste par l'importance accordée par . amateurs de la petite histoire au rôle des . , mages et alchimistes dans l'entourage souverains. peut, en effet, rapprocher certaines dénon.. de la synarchie des Campagnes menées très longtemps contre la franc-maçonne-
1 8 8.
Le titre de l'ouvrage de B?nnevi!le exprzme bzen les obsessions de son auteur.
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le.·..
rie accusée d'avoir préparé de longue main, et par un complot immense, la Révolution française qui fut assurément, pour le corps social, un traumatisme profond, assez comparable, à cet égard du moins, à la défaite de 1940. On ne peut manquer de rappeler le nom de l'abbé Barruel, auteur des fameux Mémoires pour servir à l' histoire du jacobinisme, parus en 1797, et qui démontraient que la maçonnerie était la seule et unique responsable de la fin de l'Ancien Régime. Mais il faut dire aussi qu'il ne s'agit pas là d'un cas isolé: cinq ans avant lui, un autre religieux, nommé Lefranc, avait publié des études dont les titres sont très clairs: le Voile levé pour les curieux, ou le Secret de la Révolution révélé à l'aide de la franc-maçonnerie, ou bien encore: Conjuration contre la religion catholique et les souverains, dont le projet conçu en France doit s'étendre dans l'univers entier. L'Anglais John Robison, que fréquenta Barruel (qui mit d'ailleurs une ardeur toute confraternelle à le prendre de vitesse pour l'édition de son ouvrage), écrivit de son côté un livre destiné à révéler les Preuves d'une conspiration contre toutes les religions et tous les gouvernements de l'Europe, ourdie dans les assemblées secrètes des Illuminés, des francsmaçons et des sociétés de lecture. De telles publications ne faisaient alors que préfigurer d'autres «modèles» mentaux destinés à une audience incroyable tout au long du e XIX siècle, car à l'explication, par l'action de la franc-maçonnerie, des événements tragiques de la Révolution française, devait bientôt s'adjoindre, puis se substituer l'incrimination des 66
comme agents moteurs invisibles de l'HisBarruel, lui-même, peu de temps avant mort en 1820, avait entrepris la rédaction nouveau mémoire fondé sur la révélation ;, que lui avait faite un mystérieux capitaine, :ofean-Baptiste Simonini, de Florence, d'une ,';conjuration révolutionnaire permanente coni:!duite par les juifs et les Templiers, formant i\,i,,:une véritable internationale dirigée par un :'~~~onseil s~pr~me. -, e~ occulte, il va de soi -, 'l!(i:et dont 1obJectif etait de mettre bas la chreil\tienté : dès lors la franc-maçonnerie n'apparais')~!Nsait plus que comme un simple agent d'exécu~i~(';tion de ce plan. >';';!Dès ce moment, on voit se dessiner clairement 'le type d'interprétation de l'Histoire qu'on retrouve dans les dénonciations de la synarchie. Si de nombreux auteUjs, en effet, ont insisté ," non sans raison sur le rôle que tinrent dans ,l'élaboration de l'idéologie de la «Sainte.;(;Alliance» des auteurs «mystiques» comme :;~:':Bergasse et Mme de Krüdener, bien peu ont J;~ouligné la part prépondérante que prirent ,:dans cette affaire les tenants du barruelisme le ,,:plus borné. Le tsar Alexandre 1"", par exemple, :qui, un temps, favorisa certaines tendances de ,Ta maçonnerie, fut très rapidement «into',,''''''''UII'
tion, telles les loges maçonniques », soupçonnées de libéralisme. Or cette mesure intervient Sur précisément à la veille du départ d'Alexandre .Alexandre, pour le congrès de Vérone au cours duquel il vOIr l'ouvrage ' de Constantin aura communication d'un mémoire fameux, dû de Grunwald:, h" A H ' m1nlstre .. de Alexandre [er, a C rlstlan ugust, von augwltz, le Tsar P mystique russe l et ' ul-meme memb re ze'1e' de l' ordre (Paris, Amiot- maçonnique et chevaleresque de la Stricte Dumont. , 1955), Observance, dans lequel est affirme que «la clef de tous les événements de la Révolution se trouve dans le martinisme ». A
Pourtant, et c'est là le point essentiel qui démontre que décidément ce qui concerne la représentation qu'on peut se faire d'une société secrète suppose la maîtrise d'une logique tout à fait particulière (et à certains égards non aristotélicienne, au sens qu'Alfred Korzybsky donne à ce mot), il est extrêmement curieux de constater que Roger Mennevée, qui se donnait la mission de combattre la résurgence, sous le nom de synarchie, d'une nouvelle SainteAlliance, n'hésitait pas à reprendre à son compte, probablement sans le savoir, la propre terminologie d'Haugwitz, partisan de cette même Sainte-Alliance, en affirmant que «le grand mécanisme de diffusion de l'activité révolutionnaire depuis un siècle fut le faisceau mondial des sectes martinistes, dondes affiliés, dans chaque pays, contrôlaient eux-mêmes une foule de groupements divers (loges maçonniques, sociétés de pensée, associations multiformes, etc.) ». Etrange coïncidence, d'un siècle à l'autre, et qui montre bien à quel point il importe, pour voir clair dans cette affaire de la synarchie, 68
ucider ce qui provient de l'occultisme, ou l'image qu'on s'en fait. coïncidence n'est pas fortuite, mais ~'UV~F;U'" plutôt du succès de certaines légendes à force d'être répétées, finissent pas s'imchez ceux-là mêmes qui, de par leurs .1'rl1nrf'<: choix politiques, auraient eu vocation n'en être pas dupes. première d'entre elles, qui eut cours à la fin XIX siècle et au début du xx", est celle des tratiDns maçonniques dans l'Eglise», étonsymétrique, d'ailleurs, de celle qui tenu le haut du pavé un siècle plus tôt, ~t visait les «infi~trations jésuitiques dans ·la ~anc-nlaçonnel' »! ex-jésuite, le père Emmanuel Barbier, écrien effet sous ce titre un ouvrage paru en 10, adorné de nombreuses approbations quelque peu imprudentes, au Délaissant l'imagerie ridicule d'un Taxil dont il recueillait toutefois une part succès, Barbier voulait démontrer que ce appellera plus tard la «crise moder» dans l'Eglise avait été méticuleusement par une société secrète manipulée invipar les occultistes et pseudo~gnos de l'époque, eux-mêmes invisiblement par les plus secrets initiés de la « Kabjuive ». .peut ignorer un tel factum. Mais ce qu'il important de savoir, c'est que de longs en seront repris trente ans plus tard être appliqués à la synarchie; il est de intéressant de noter que plusieurs collade Barbier, dont notamment un cerabbé Boulin, qui signera aussi Roger C
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Duguet, furent mêlés de tr~s près à a~aire ,de «la Sapinière », cette cuneus: soct,ete. secrete int~griste ~ont on s'ac~ar;:e ~ulourd.hu~ enco~e à mer l'eXIstence, et qUl s etaIt constituee s~~r~ tement en vue de dénoncer le rôle des SOCIetes secrètes! De plus, un très grand nombre ~es documents qui, sous l'Occupation, dénonçaIent la sy?-archie, provenaient des milieux. auxquels on VIent de faire allusion, qui ne voyaIent dans la sy~ar chie qu'une forme nouvelle de la subverslOn qu'ils n'avaient cessé de fus~iger. . Dans certains cas même, 11s attemdront, sur leur lancée, des sommets rares dans le délire interprétatif. C'est le cas, par exemple, dans un très curieux document, daté de décembre 1943 et consacré à «l'impérialisme allemand et les sociétés secrètes pangermanistes », qui n'hésite pas à affirmer l'existence d'une direction occulte et unique des régimes politiques les plus , divers... «Nous avons déjà signalé l'identité, foncie~e des phénomènes comme l~ Nouvel~e economIe politique (N.E.P.) en RussIe, le fascIsme en Italie le nazisme en Allemagne, le New Deal aux U.S.A., la Révolution nationale en Franc:. Tous ces phénomèmes ont été vo~lus et ?rgamsés par les dirigeants des loges I?-t~rnatlOnales et en particulier les chefs du martIn1sn;e. « On connaît l'importance de cette methode de pseudo-réaction et on sait à q~e~l:, idée. de manœuvre elle répond chez les In1tIes q~ll la mettent en œuvre. Il s'agit de donner satisfaction au sentiment naturel de résistance à la Révolution tout en évitant l'éclosion de la réaction vraie. » 70
la stupidité de certains amalgames ne doit dissimuler la cohérence du raisonnement ils procèdent, qu'on doit rapprocher de la sinistre par certaines de ses consé.. , des Protocols des Sages de Sion. On \'sait que ce terme désigne un taux, élaboré par ,la police politique tsariste, qui fut diffusé à des :11lillions cl' exemplaires en Europe occidentale, ';j •.après la Première Guerre mondiale et que les ,j~pazis utilisèrent largement pour justifier leur ~~politique antisémite. I~~e texte rassemble plusieurs des thèmes utilisés i(~~u XIX· siècle pour dénoncer les prétentions ~~ominatrices prêtées au peuple juif par des .aùteurs comme Osman Bey, Herman Goedsche, Sidney Vignaux et de nombreux autres. A les en croire, il existerait une sorte de directoire occulte et mondial, nommé «Kahal» (le mot .veut tout simplement dire «communauté»), Jbrmé par les juifs en vue d'organiser par tous ~i:Jes moyens une domination autoritaire sur tous ilJès peuples de la planète. ::J.f;st-il besoin de préciser que ce schéma simple <,ai donné lieu, de la part des antisémites, aux .gloses les plus diverses et les plus convaincues ? ,'Tous sont d'accord pourtant pour admettre '. tous les accidents de l'Histoire: les révolule Mal, enfin, ne trouvent à s'expliquer par un tel directoire, et les désaccords entre différents éditeurs des Protocols ne sont i~~,UIX-1Jnernes qu'une preuve supplémentaire de la des moyens d'action des Sages de et de leur aptitude à donner le change ! aussi, on le voit, il importe seulement qu'un soit posé; tout le reste est affaire -·~'''U'~.\.. dans l'induction et dans la déduction. 71
L'ouvrag,e essentiel sur cette question demeure: Henry RoUin: Apocalypse de notre temps (paris, Gallimard, 1939). On peut consulter aussi: Norman Cohn: Histoire d'un mythe (Paris, Gallimard, 1967).
Adolf Hitler lui-même, fort ébranlé par les Protoco l S, n 'h'" , hnmg, ' eSltalt guere, se1on R ausc à affirmer qu'il importait peu que la fausseté de 1'ouvrage (plaglat ' d' un pamphlet d'" 1t1ge 1939). contre N apoleon ' I I I )a1t ' ete " d emontree ' , de façon incontestable: l'important n'est pas que les Protocols soient authentiques au sens formel, mais qu'ils soient « véridiques» : tout ne se passe-t-il pas comme s'ils disaient la vérité? Que répondre à une telle logique, dont l'axiome fondamental n'est plus le principe d'identité? Il en va souvent de même dans tout ce qui concerne la synarchie et, dans son cas comme dans les autres, ce qui s'exprime souvent est d'abord l'incapacité de la raison à saisir la nature de l'Histoire. La preuve en est fournie par une collaboratrice de la très intégriste Revue interna(ionale des sociétés secrètes, qui signait de son nom de jeune fille, Lesley Fry, et qui, s'interrogeant sur l'identité des «Sages de Sion », écrivait en 1931 : « Mais quels sont leurs noms? C'est un secret qui n'a jamais été révélé. Ils sont la main cachée. Ils ne sont ni le « Comité des députés» (le Parlement enjuivé d'Angleterre), ni 1'« Alliance israélite universelle» qui a son siège à Paris. Mais feu Walter Rathenau (assassiné par un groupe terroriste pré-nazi), de l'Allgemeine Elektrizitiits Gesellschaft, a jeté un peu de clarté à ce sujet, et il est probable qu'il eut connaissance de leurs noms, car tout porte à croire qu'il fut lui-même l'un des principaux leaders. Voici d'ailleurs ce qu'il écrivait dans la Wiener Freie Presse: Trois cents hommes (juifs naturellement) gouvernent les destinées
H. Rauschning' Hitler m'~ dit. (Pa!i.s, Llbralrie Som~g~,
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continent européen, et ils élisent leurs sucdans leur entourage ... » s'explique l'Histoire: tout portait Fry et quelques autres personnes satisde leur perspicacité, à croire ... car bien le secret-qui-n' avait- jamais-été-révélé n'était devinette enfantine pour eux ... maçonniques, judéo-maçonniques ou ild1eo-matconnJ'lco-bolcheviques, de Barrue! à et de la Sainte-Droujine tsariste à l'acJohn Birch Society, relèvent bien d'une logique d'autant plus probante qu'elle plus courte. en quoi cela concerne-t-il la synarchie? directement, parce que, on l'a vu, pour :f:::~kJ<;;alu.'-'-'UIJ elle n'a fait que prendre le relais, en temps, des mêmes hantises; elle fut «la nocive des loges maçonniques », comme fut accusée d'être la revanche des intérêts à une époque où juifs et francs-maçons la très chrétienne législation que certains aspects de l'antin'ont été que le reflet de ces ••..........Ju'"'" obsessions. C'était d'autant plus noren un sens, que le seul programme synarte connu avait été élaboré par des occulconviendrait-il de s'entendre sur ces . René Guénon a fort justement soulique la notion d'occultisme est une chose René " . ,eIle ne Guénon' et meme mo derne, pmsqu l'Erreur' ,~·"JHIC'- guère au-delà du milieu du XIX" siècle spirite (Paris, . . d . 1923,2" éd. connalssalt auparavant que es Editions . 1 ,.'-,,» occu1tes, p1us ou mOlns occu tes traditionnelles, 1952). u .... '. . . .
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d'ailleurs et parfaitement autonomes les unes par rapport aux autres: alchimie, astrologie, magie, mancies diverses, etc. Eliphas Lévi et, après lui, plusieurs écoles sans filiation traditionnelle, comme le néo-rosicrucianisme, le théosophisme, l'occultisme et le martinisme de Papus entreprirent, chacune à sa manière, de constituer de toutes ces sciences, un corps doctrinal unique, au demeurant fort hétéroclite. Parce qu'ils n'étaient pas sans quelques connaissances, et pour que l'illusion fût complète, ces auteurs n'hésitèrent pas à se réclamer de traditions antiques et prestigieuses. C'est ce qui explique, en tait, le parallélisme étonnant entre les démarches des occultistes et des anti-occultistes, quand il s'agit de rêver sur la direction occulte des grands événements humains. De longue date, en effet, certaines traditions Voir Paul véritablement ésotériques ont porté sur le gouArnold' d'" '1 fu' d . Histoire de~ vernement es socletes ; 1 su ra e caer, par Rose(-pCro,ix exemple, des textes d'inspiration rosicrucienne, ans, lentm ' Andreae, Mercure de comme les projets d e Jean-Va France, 1945); re1aU'fs a ' l" etabl'issement d' une« R'epubl'ique J·ean Servier: Hi~~(H~p~: christianopolitaine », comparable à la «Cité du (Paris, Soleil» de Campanella, à la «Nouvelle AtlanGallimard,. d F . Bacon, ou a'1a« Macana» . de 1967), US» e ranCiS Samuel Hartlib, qui témoignent, aussi bien que la célèbre « Utopia» de Thomas More et d'une manière évidente, de la force de l'idée d'une société gouvernée par des Sages et des Initiés, tels qu'on les retrouve encore dans le « Collège de la Lumière» dont rêva Jean Amos Comménius. C'est cette même idée, chère aux hommes qui ne se résolvent pas à admettre que l'Histoire 74
"n'ait aucun sens, et pas davantage à penser que .' 'l'état insatisfaisant dans lequel se trouve la ., société humaine puisse n'avoir jamais de terme, ';, que l'on retrouvera plus tard, sous une forme différente, dans la légende des «Supérieurs inconnus» de la maçonnerie du XVIIIe siècle. Qui furent-ils? Qui le dira, puisqu'ils furent , inconnus? Ce qui est sûr, c'est que dans cette .:,': légende, qui donna lieu à d~innombrables ';q-controverses, se retrouve l'image d'initiés ayant ;~ii;atteint un tel degré de réalisation spirituelle ~?{'qu'ils sont devenus capables de savoir ce qui 8ii'convient aux individus et aux sociétés. 'i:iTels les mystérieux compagnons de la « Société ." de la Tour» que découvre Wilhelm Meister au terme de son périple: les épreuves qu'il avait connues, la chance inexplicable qui l'avait parfois servi, tous les événements de sa vie, en un mot, avaient été ordonnés - mis en ordre - par cette confrérie. De même, dans l'ordre ';collectif se retrouve une idée-force comparable, ;icelle d'abolir le hasard, insupportable à la rai. . son, de sublimer la notion de destin, insuppor'table aux sentiments, et de leur substituer le rêve d'une nouvelle Providence exercée par des Sages. ..., On voit ainsi clairement quels rapports exis'~i·tent entre cette conception de la vie sociale lUP'l'n,~p par des « supérieurs inconnus », et d'une «Grande Loge Blanche» inventée le théosophisme, ou encore celle des Maîtres spirituels» chère aux occultistes. ce point de la recherche, on ne peut manquer certaines traditions étranges - et retrouve dans de nombreuses civilisarelatives au «Roi du Monde ». 75
Si l'on se réfère à l'ouvrage magistral de René Guénon, le Roi du Monde, on constatera que ce nom désigne un «Législateur primordial êt universel », principe unique dont la fonction est d'énoncer la loi propre aux conditions d'un monde, d'une existence ou d'une civilisation donnés. Toutefois sa fonction, loin d'être purement symbolique et spintuelle - c'est-à-dire, pour des contemporains, « théorique et immatérielle» - , se manifeste, selon le même auteur, par l'intermédiaire d'un « centre spirituel établi dans le monde, par une ORGANISATION chargée de conserver intégralement le dépôt de la tradition sacrée, d'origine non humaine, par laquelle la Sagesse primordiale se communique à travers les âges à ceux qui sont capables de la recevoir ». Il est clair que Guénon ne fait pas ici allusion à une notion purement symbolique - mais à une organisation établie dans ce monde et capable de diriger la société humaine. Or c'est par là que nous rejoignons une nouvelle fois la question de la synarchie, car il se trouve que le créateur du système synarchique, Saint-Yves d'Alveydre (1842-1909), a non seulement largement influencé l'occultisme contemporain mais est aussi un des premiers auteurs qui aient évoqué clairement cette « légende» du Roi du Monde et consacré un ouvrage au centre initiatique supérieur qu'il appelle l'Agartha. Il se trouve aussi, et le lecteur comprendra que le long périple auquel on l'a convié n'était pas vain, que le système philosophico-politique dénommé synarchie constitue à la fois une herméneutique de l'Histoire et un programme 76
. 'action, en vue de l'instauration d'une société te gouvernée par des sages. alors, dira-t-on, s'il a bien existé un système synarchique » ne serait-il pas l'expli. en vain recherchée jusqu'ici ? et non. parce que la question reste marquée par dualité dont il est malaisé de sortir: d'une , dans le domaine politique, aucun de ceux ont été accusés de synarchisme ne s'est réclamé de Saint-Yves d'Alveydre, même que personne n'a jamais reconnu son à un tel mouvement; d'autre seuls quelques petits cénacles occultistes aucune effi.caci:té politique se sont proclamés les disciples de Saint-Yves d'Alveydre, en prenant bien soin de récuser tout lien avec une synarchie politique et technocratique. .oui, pourtant, dans la mesure où l'on est prêt reprendre l'examen des pièces du dossier, en compte des mises en garde dont ce d'ensemble à démontré précisément la sité, parce qu'elles tiennent à la logique : processus d'une élaboration conceppar laquelle notre raison elle-même sacriau besoin de voir clair jusqu'à se substiau réel ; ou implacable logique de l'esprit qui conduit à donner pour une exp limiraculeuse ce qui n'est que la renonciaà l'effort de comprendre. ces deux extrémités, il y a place pour compréhension véritable de ce que fut la , de ce que furent les synarques ...
n rquls ., insplre: Saint-Yves .d'A lveydre '.-
.
..' Saint-Y,/es d'Alveydre
.
(probabl~ment
vers 1880).
'L'étude de la synarchie commence donc, en bonne logique, par celle du système élaboré par J~eph-Alex~dre Saint-Yves, marquis d'Alveydre ; œuvre singulière d'un homme au destin peu commun, œuvre qui tient à la fois de la révélation personnelle et de l'interprétation para-scientifique d'antiques traditions. Mais le moins étrange n'est pas que l'on y découvre souvent, au milieu d'un fatras de rimailleries et de redondances pseudo-prophétiques, des analyses politiques rigoureuses dont la suite a montré qu'elles n'étaient pas si , vaines. 79
Ce curieux mélange, qui souvent a pu déconcerter, explique assez bien que tout ce qui concerne la synarchie soit demeuré longtemps confus; il y a cependant encore d'autres raisons à cet état de choses. «c.e théo- La première est que la diffusion de l'œuvre dé sopheest S· y ,. . d' - '1 ].. . le patriarche amt- ves n a Jamals epasse es Imltes smgu~ du renom:eau lièrement étroltes d'une partie du petit monde occultiste. -1· 1 1 Il Les Rose-Croix occu tlste sur aquel e e e exerça cependant contemporains -' ----;:--- f . fl-s'en réclament une tres orte ln uence. à h~uts crAi Ce n'est pourtant pas que Saint-Yves ait laissé -et bien qu i . d·ff' . ·1 f A . n'appartînt m 1 erents ses contemporams; 1 ut meme Sl lui-même à d · ' . Caml·11 e FIammaaucune lscute que certams, comme société .. 'h l' d secrète. C'est non, n eSlterent pas a attaquer par es pamà ce titr~ de phlets dont l'un des plus curieux est un roman inco~~~~~ à clefs qui parut en 1886 : Monsieur le Marque cette quzs, . H·zstozre . d' un prop hete, ' ·· phYSIOnomie sous 1 a slgnaattire Il;otre ture de « Claire Vautier de l'Opéra» qui disattention:» . . ' , (Paul slmulait, en fait, une demoiselle Vigneau, son Vulliaurl).. AC · n' est qu" . de anclenne maitresse. e qUl un eplso secondaire, qu'on remettra à sa place, comporta cependant de graves conséquences pour les travaux relatifs à notre homme. C'est qu'en effet tous les documents biographiques qui furent ensuite publiés eurent pour objet de répondre à ces pamphlets et à ces La France . 1 . . 1 decnvalent ' . . vraie (paris, artlc es vemmeux qUl e comme Lé~ali887r charlatan, suborneur de jeunes fil1es, hypnotiy, Fab~ seur, plagiaire, pontife de salon ... des Essarts: S· Y I · A deV01r · pub1·~ler un Mon Maître. amt- ves Ul-meme crut M~fcï~ir~ long plaidoyer pro domo) en introduction à (Paris;f8J~)~ l'un de ses ouvrages, que ses disciples, com~e Barlet: Fabre des Essarts, ou Barlet, son seul b1OSaint-Yves graphe, se b ' · 'a repro dUlre. . d'Alm'ydre ornerent par 1 a suite (Paris, H~nri Depuis lors aucun auteur n'a tenté de reprenDurvIlle, ' 1909). dre les recherches de manière plus scientifique. l'
•
,
,
'Il'on
voit ainsi de quelle belle naïveté font preuve Ulmann et Henri Azeau, lorsqu'ils disent ,:(j,(:s'en tenir, en ce qui concerne la biographie de ;:;:xe personnage, « à ce qu'un de ses admirateurs !;::::passionnés, l'occultiste contemporain Jacques :::Weiss, a bien voulu (sic) en révéler» ; il s'agit en réalité d'une médiocre compilation du plaidoyer paru dans la France vraie) c'est-à-dire -Ii. . ' ,. tout 1e contralre . d' une b·10graph '. le ·seneuse. ;~~:Il n'est évidemment pas question de donner ;.J~it,i~i l'étude critique que I?érite la vie ?e l'in~ ~j!;"It1ateur de la synarchle; Je me borner al donc a ~(iretracer les grandes lignes de ce destin peu ;;:i',commun, non sans renvoyer le lecteur désireux :!"Id'entrer dans le détail à une autre étude que , Je . 1· . , Ul al consacree. Joseph-Alexandre Saint-Yves, Dé le 26 mars 1842 à une heure du matin, était le f1ISël'un médecin, Guillaume-Alexandre, alors âgé de trente-sept ans, et d'une très jeune femme, '. Marie-Joséphine Amouroux, qui n'avait que ':i, dix-huit ans lorsqu'il vint au monde, dans la ::Xdemeure familiale, à deux pas de la 20rte Sainti,',Denis au 23 de la rue de l'EchiquIer. ,,' ses a~nées d'enfance furent tôt remplies de violents conflits avec l'autorité paternelle et avec ses maîtres d'école; l'atmosphère fami. liale devint vite irrespirable, si bien que son ;' père se résolut à le placer, alors qu'il n'avait
":~>André
CT',
.
~:;~'
80
81
Jac9ues
't;;e;~;~!Se; ['autorité face au
poul~oir
(Pans, Adyar, 1955).
Jean Saunier: Introduction
~~:herches sur SaintJ,1Îveydre Cà paraître).
L'~cte de
~:lh~~~~~hie ;~~: sans
A tort anobli ·en «de Metz» par de nombr·eux auteurs.
nelle des jeunes détenus âgés de moins de 16 ans acquittés en vertu de l'article 66 du Code pénal comme ayant agi sans discernement ». A cette initiative s'intéressèrent nombre de personnages distingués, comme le comte de Gasparin, le banquier François Delessert, le duc Decazes le comte de Rambuteau et beaucoup d'autre~, au nombre desquels i~ faut citer le Dr Villermé et Alexis de Tocquevllie. Dirigée par Demetzet Herman de Courteilles, l'association s'était installée à Mettray, près de Tours dans un immense domaine (dès 1855, il co~porte 196 hectares). Très vite d'ailleurs, elle avait recueilli, à côté des enfants pauvres, des fils de bonne famille, insubordonnés comme Saint-Yves, qu'on désirait rééduquer en les impressionnant par une claustration de courte durée. Demetz, par sa forte personnalité, influencera durablement Joseph-Alexandre qui, jusqu'à sa mort lui témoignera une grande vénération. Il es; vrai que loin de son père tout allait bien; Saint-Yves resta peu de temps à Mettray et s'en alla vivre chez le curé d'Ingrandes, l'abbé Rousseau, cependant que Demetz surveillait son éducation pendant deux ans. Puis il revint dans sa famille. Las! ni son père ni le lycée n'avaient changé. Ce fut donc à-nouveau la guerre. Ayant à grandpeine obtenu son baccalauréat en avril 1861 (il avait été recalé l'année précédente), SaintYves après de nouvelles incartades, fut cont:aint par son père à s'engager dans l'i?fanterie de marine. Une fois encore Demetz mtervint et lui permit de poursuivre ses études en obtenant de ses supérieurs qu'il entre à l'Ecole 82
de médecine navale de Brest. Il y demeure trois ans, puis est mis en congé indéfiniment renouvelable par suite de maladie. pour des raisons demeurées obscures, il décide, à vingt-deux ans, de s'installer chez les proscrits de Jersey, n'ayant pour survivre que les ressources modestes d'un jeune répétiteur de lettres et de musique. Son biographe, Barlet, indique seulement qu'il était attiré «par les œuvres et la gloire de Victor Hugo»; de fait, toute sa vie, Saint-Yves demeuréra un hugolâtre fervent et consacrera à son idole des ... poèmes redondants. C'est alors qu'il se lie avec un autre hugolien, Adolphe Pelleport, et fréquente assidûment les deux gendres de Pierre · et Luc D esage. Leroux Auguste Desmou1ms Une re~contre, pourtant, :ra le marquer, en lu~ Permettant de s'abreuver a une source que lU1 . chaudement recommand'ee D emetz, avaIt t 1e theoso. 'phe l ,œuvre d e F ab re d'Ol'Ive,
', . La grand-mère de PeIleport, en efI et, n etaIt · . . Faure a' 1aqueIle une l'egende autre que VIrgIme tenace , magistralement étudiée par Léon Cellier, a fait la réputation d'avoir été la « conso· ,. d e F ab re d'Ol'lVet. Elie 1atnce» ou l" egene ,etaIt, . en tout cas, un personnage assez extr aordinaire qui avait, dit-on, confectionné le bonnet de baptême du Roi de Rome et, surtout, ' V"l · . dans 1e texte H 1IsaIt omere, Irgi e et D ante . aussi bien que Shakespeare. Par elle, SaintYves connut nombre de précisions sur Fabre et , Surtout ses œuvres completes. La guerre de 1870 le rappelle sur le continent ; la Commune de Paris l'impress.i~nne au ,plus haut point et de là date son ambltlon de decou83
Antoine Fabre
f;?Jtî~25), éru~itet
«theosophe», auteur des Vers dorés de Pythagore, de la Langue hébraïque resfituée, de l'Etat social de l'homme
·Het.dt'u!le 18 aIre
ph~loso-
ph/que du genre hl/main. 'l;oir ouvrage fondamental de Cellier: Fabre
~~~I::t:I~_ ti~n li
l'etude des aSfïec. ts
~~~~~~~~~
T.êr:tizet, 1953).
ir ;',',r,",.:
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vrir une formule politique susceptible de mettre fin à la violence dans les rapport sociaux. Pour l'heure, il devient, après le conflit, un Le dossier modeste commis au ministère de l'Intérieur, ti'o~~~i~~ dans les services chargés de l'étude de la presse Saint- ~ves politique. devraIt se . ., , trouver aux Une nouvelle rencontre la trOlsleme, apres deArchives France, ceIl e de Demetz et ce Ille de Fabre, par personne sOFiblÎ2V9\~ interposée - , mais encore plus décisive, allait Matl~rétde soudainement bouleverser son destin. pa Ien es L' f ' .,., recherches, un des rares salons qu "1 1 requentalt etait, a jedn:~~!v~i~~ la bibliothèque de l'Arsenal, celui de Paul sa~s Lacroix, auteur d'un grand nombre d'ouvrages pOUVOIr. de romans h"lstonques; au cours expliquer cuneux et cette d' une SOIree, "'1 r M' «clisparition». 1 y rencontra une remme, aneLa famille Victoire de Risnitch, qui venait, en cette année materneUede la comtesse 1876 , de divorcer d'avec le comte Edouard Rze~s~a Fiodorovitch Keller, sénateur et chambellan de cO~~br~u~ la cour impériale de Russie et aussi conseiller ï~f~~~~!~~~ privé de Sa Majesté le tsar. La comtesse Keller et parfois avait près de cinquante ans. Claire Vautier, peu singuliers. Je signale au rancunière et réservant ses flèches à Saint~Yves, passage que , . d' li , . l'épOIlSl' de ecnt e e, et en l' occurrence son temOlgnage 'v-rrfi~î~ n'est pas sans intérêt, qu'elle « avait conservé, petite-nièce en dépit des années, les restes d'une beauté de Marie de Risnitch. jugée célèbre à l'époque du dernier empire. Le mariage T ' ' 1e vIsage . . . avant cu lieu res gr ande, e'1 ancee, un peu amalgn . en 1900, sous le fard qui en dissimulait habilement les Weygand aurait fort rides, l'œil noir et profond rendu plus expresbien pu être reçu chez sif par l'estompe qui en accentuait le dessin, la Saint-Yves... comtesse portait haut sa tête héraldique et imposait à tous par sa grâce fière et souveraine. De violents orages avaient traversé sa vie. Elle avait inspiré de grandes amours, de puissantes haines, semé sur sa route de nombreux bienfaits, récolté de noires ingratitudes. Elle s'était 84
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mêlée à de hardies entreprises financières et
;!~;: politiques et avait même joué, dans la dernière
" guerre de l'Allemagne avec la France, un rôle 0" assez important pour qu'il ne fût pas oublié ...
»Monsieur. le MarquIs.
' . L'"age venant, 1a comtesse, qUI. ne f requentaIt
plus guère le monde ~'était prise d'un vif intérêt pour les sciences occultes en général et l'alchimie en particulier. Saint-Yves, jeune encore, bien fait, musicien, lettré et surtout connaisseur en hermétisme, ne pouvait manquer de retenir l'attention de la nièce de Madame Hanska. Comme sa tante, la comtesse Keller ne recula pas devant ce que son monde tenait , pour une mésalliance. Moins d'un an après leur rencontre, elle épousait Saint-Yves. Le mariage fut célébré discrètement en Angleterre, à Westminster, le 6 septembre 1877, et le couple vint s'installer non loin de l'Etoile dans un hôtel particulier, au 27 de la rue Vernet. SaintYves, bien sûr, quitta le ministère de l'Intérieur pour découvrir une vie nouvelle, dans un cadre que tous les témoins ont décrit comme particulièrement raffiné, servi par une domesticité nombreuse en livrée noire. La différence d'âge entre la comtesse et lui, la différence de fortune lui firent bien sûr gagner, aux yeux du Tout-Paris, une réputation de «gigolo» que répandirent les pamphlets. De même fut tourné en ridicule l'échec d'une curieuse opération commerciale, dans laquelle, peu de temps après son mariage, il entraîna , la comtesse et quelques aristocrates; il avait, , .en effet, résolu de mettre au point un procédé d'utilisation industrielle des algues marines. Ayant acheté un brevet qu'il compléta par des 85
pp. 111-112.
travaux personnels, il fonda une société qui ouvrit boutique sur le boulevard des Italiens. Il reste de Le papier qu'elle fabriquait demeurant décidé-' cette ment trop gLlS, " . il f aIlut mettre un terme a ' l' exentreprise une Intté- périence, la comtesse ayant englouti dans ressan {' brochure: l'affaire une somme coquette. De l'lltilité D' .f ' . . des al(1ues autres satls actIOns aIlaIent cep end ant vemr, ~~~~~~; puisqu'en 1880 la comtesse, dont l'ascendance 1879. paternelle était originaire de la région de Trieste, acquit une terre italienne à laquelle était attachée le titre de marquis d'Alveydre. C'est celui que prit son roturier d'époux. Ce dernier se consacra alors à son grand dessein: la synarchie. Assisté d'un secrétaire, Louis Cabrol, auquel il dicte ses ouvrages, «dans une sorte d'extase continuelle », Saint-Yves rédige alors une série de livres, dénommés « Missions» ; le premier, qui paraît en 1882, était la Mission des Souverains; viendront ensuite celle des Ouvriers} puis la Mission des juifs} celle de l'Inde} celle de la France. C'est à cette époque que se déclenchent contre lui les campagnes auxquelles j'ai fait allusion: dans la Mission des juifs} un étonnant ouvrage dont on reparlera, l'œuvre de Fabre d'Olivet était à peine mentionnée; plusieurs reprochèrent donc à Saint-Yves d'avoir effrontément pillé le «grand homme» (au demeurant fort obscur à cette époque) sans même lui rendre hommage. Dans le Rappel du 7 juillet 1885, un certain Victor Meunier, par ailleurs directeur du Cosmos} l'accusa d'avoir pillé, sans les citer, l'Histoire philosophique du genre humain} la Langue hébraïque restituée} ainsi que les Vers dorés de Pythagore} et s'attacha à compa86
rer minutieusement les textes. Que Saint-Yves ait fait de nombreux emprunts n'est pas douteux; mais c'était méconnaître qu'il les avait fait entrer dans un système très différent, en dé~itive, de celulde Fabre, et fort original. Toùjours est"il qu'il se défendit avec maladresse et fut ulcéré par la publication du roman dont j'ai parlé, Monsieur le Marquis} qui, il faut le dire en bonne justice, est loin d'être une œuvre purement intellectuelle. Il s'agissait de régler des comptes qui n'avaient que peu de rapports avec la mémoire de Fabre d'Olivet. Ce qui est sûr, c'est que sa notoriété, qui commençait à s'affirmer auprès des occultistes subit un rude choc. Oswald Wirth, secrétair~ et biographe de Stanislas de Guaita, occultiste renommé en son temps, écrit que ce dernier «éprouva un cruel désenchantement lorsque l'auteur de la Mission des juifs fut démasqué en tant que plagiaire de Fabre d'Olivet. Ne voulant pas faire chorus avec les adversaires de Saint-Yves, Guaita se tut, mais il ne put s'empêcher de confier « qu'en fin de compte tout ce qui est bon dans Saint-Yves est du Fabre d'Olivet, le reste, du Saint-Yves original », en quoi l'ami était aussi cruel que l'ennemi, car on verra que l'œuvre du nouveau marquis d'AIveydre était vraiment singulière.' Saint-Yves n'en poursuivit pas moins son œuvre et, au cours des années suivantes, publia de nombreux livres, des brochures, des poèmes grandiloquents destinés à l'illustration du système synarchique. Mais la déconvenue fut grande et, moins de huit ans après la Mission des Souverains} il mettait un terme à l'entreprise qu'il couronna d'une «épopée nationale 87
dédiée à l'armée française », Jeanne d'Arc .victorieuse (Boulanger et Déroulède sont passés par là), qui paraît en 1890 et qui constitue; selon l'expression de Victor-Emile Michelet pourtant plus que sympathisant, un assez étonnant « fatras de rimailleries ». Mais alors la fortune de la marquise a commencé à fondre. Le couple, contraint aux « économies », émigre à Versailles dans une demeure sise en bordure de la place d'Armes et fort convenable, d'ailleurs, puisqu'il s'agit de l'ancien hôtel de Mademoiselle, au 9, rue Colbert. L'heure du grand train est passée, et la marquise, qui atteint soixante-huit ans, mourra peu après, le 7 juin 1895. Saint-Yves, inconsolable, transforme sa chambre en chapelle ... Pour lui cependant l'étrange n'est pas fini. En 1886, en effet, il avait écrit un livre curieux auquel j'ai déjà fait allusion à propos de la «légende du Roi du Monde» et qu'il avait intitulé Mission de l'Inde en Europe. Mission de l'Europe en Asie. La question du Mahatma et sa solution, ouvrage à certains égards fantastique et qui contenait une curieuse description de l'Agartha, centre initiatique suprême dans le monde, et peuplé d'êtres étranges. On se rappelle que les années 1880 furent marquées par la diffusion, en Europe occidentale, des idées théosophistes et orientalisantes élaborées par Helena Petrovna Blavatsky; mais, dès avant que ne fût fondée en France la branche « Isis» de la Société théosophique, en 1887, tout un courant animé (et financé) par lady Caithness, duchesse de Pomar, àvait contribué à la propagation de certaines idées relatives aux <~ Mahatmas », grâce notamment à la revue 88
messianique dénommée l'Aurore du jour nouveau, à laquelle contribuait largement un certain abbé Roca, disciple fervent de Saint-Yves. Mais qu'il s'agisse de la Société théosophique d'Orient et d'Occident, créée en 1882 par la duchesse de Pomar, ou de la Société théoso. phique tout court, chacun, dans le monde occultiste, adhérait à la croyance qu'il existait quelque part dans le monde des «Maîtres de Sagesse », invisibles et généralement situés dans quelque inaccessible Tibet, où ils formaient une «Grande Loge Blanche» dirigeant de manière occulte les destinées du monde. Ces « Mahatmas-Maîtres-de-Sagesse» ressemblent, bien sûr, étrangement aux rose-croix et aux Supérieurs inconnus, à ceci près qu'ils n'hésitent plus, pour faire connaître leurs inten.tions aux dirigeants élus du théosophisme, à :tr recourir à de véritables tours de prestidigitation. "', Ainsi Koot Hoomi LaI Singh: Morya, Djwal l;~; Kul, dont les noms mêmes sont parfois des ifi!. défis aux lois les mieux assurées de la linguis:;lrii; tique... . rn: Or, v~rL1885, Saint-Yves avait reçu la visite W·· d'un' « mystérieux-émissaire» gui se disait ':'" prinëeiifghan'-et se-nommait Hadji Scharipf. ;;. Poùr weiiiifier'cêCétrang---e-personnag-e,-J"ai ,::' consulté des orientalistes, qui ont été unanimes ,:pour affirmer que son nom était de pure fan. .:taisie et son faciès plus proche de celui d'un 'Albanais ou d'un Levantin que de celui d'un . Afghan. Paul Vulliaud, qui avait fort mauvaise ~LUJL~U'~. il est vrai, affirme, d'après Jules Blois, .Jules Bois: , . . d'un brahmane casse h ' de son leinvisible, Monde S aglssalt par la révolte des cipayes et qui s'était p. 37. au Havre, marchand d'oiseaux et profes89
Soit en 198fi.
seur de langues orientales. C'est lui, en tout cas,_qllirévéla à Saint-Yves d'Alveydre le secret 4'.une aut6rl!~--suprême ...9.!g~n.isée en mode' sYllarc?i9.':l~, à Ii tête de laquelle se trouvaient trois pontifes: le Brahatma, le Mahatma et le Mahanga. Po.urtant, l'ouvrage ne parut pas alors, car Samt-Yves, craignant les représailles de ces hauts initiés, ordonna qu'il fût détruit; un seul exemplaire fut conservé par le comte Alexis Keller, son beau-fils, qui le remit, après la mort de Saint-Yves, à la Société de ses Amis qui l'édita en 1910. On sait que, par la suite: la controverse devait rejaillir lors de la publication du livre de Ferdinand Ossendowsky , Bêtes, Hommes et Dieux, à la suite de quoi René Guénon publia son Roi du Monde. Ce q~i est remarquable, en tout cas, c'est l'avertissement que lançait alors Saint-Yves aux O~cid~ntau~: <~ Si, vOll~_fle fa!~as la synarc~~~a un siècle d'échéance, votre c~vilisation.. judéo-chrétienne Fout toujours
~li~~~.c:~\;iS>!~~_ süi?!l~atie brûiâli~ï:i.~Qr tOlli2~rs
~atee
par une renaissance incroyable de l'Asie t.Qut ._ entièr~, ressusCitée,--deboui~·-croyarrte, armée de pied en cap et accomplissant sans vous, et à votre encontre, la promesse sociale des abramides, de Moïse, de Jésus-Christ et de tous les kabbalistes judéo-chrétiens. » Sans doute non loin de l'échéance, doutera-t-on que le président Mao Tsé-toung soit l'héritier de Moïse, mais comment ne pas voir que, sous lui, la nation principale de l'Asie est armée de pied en cap, et debout? V~!~.}894,-È~it années après la des~ruction de la M!~s.i()11._4.~J:1jjâe;~S~iilf~yves reçut la visite --_............_-.-"-----
(tun autre Oriental qlli, d'après Paul Chacorna'c, orfèvre en la matière, aurait été beaucoup plus sérieux que le premier. R~~._ne J~.e'!:1pet _d'id{!l1!ige! .c~_ personnage i il faut donc s'en remettre à l'avls'-du vieux libraire du quai Saint-Michel, qui précise que cet inf()rm~teuL aurait été découragé par les p.:~oëëùpa ti0l1s. ~gci~res·-4e~.s.:-iliît-"yves et par sori obstination à consiâérer «les-ënseigne- Paul ments qu'on lui transmettait , non pas comme Cha~or~ac: la Vze szmple un enseignement traditionnel qu'on doit rece- de I!ené . "1' des e'1'ements (Paris, GuenonEd. VOlt et aSSlml er, malS comme destinés à s'intégrer dans un système person- ;:-e~f~~:~~58). nel... » C'est que, dès cette époque, Saint-Yves consacre toute son activité à une nouvelle œuvre encore plus importante que le système synarchique et qu'il appelle 1'« a,rchéomètre ». L'idée s'en était imposée à lui par-une « inspiration» subite; elle n'en correspond pas moins à un vieux rêve de l'humanité, puisqu'il s'agit de celui d'une svnthèse concrète de toutes les ~~~g.aissances'.-o; conçoit que la chose soit malaisée-à décnre. L'ayant, pour ma part, longuement étudiée, je ne me hasarderai pas à la définir, laissant volontiers à d'autres une telle ambition. Pour Victor-Emile Michelet, par exemple, elle se définit comme «un ,procédé permettant d'appliquer aux sciences et aux arts une pénétration quasi mécanique des arcanes du Verbe; c'est un instrument de mesure des premiers principes ». Et le même auteur de témoigner: « J'ai vu pivoter sous les mains de Saint-Yves les cercles de carton couverts des signes du zodiaque, et leurs secteurs répondre à mes questions. »
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L'Archéo-
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On trouverait aisément à notre auteur d'illustres prédécesseurs -dans son rêve: Raymond Lulle et Athanase Kircher, par exemple; mais. aussi Francisco Sanchez qui, après avoir découvert, du moins l'affirmait-il, la racine de toutes les langues, avait construit un speculum archetypum susceptible de donner le sens de tous les mots imaginables et la clef de tous res systèmes musicaux; ou bien encore Hoené Wronsky, inventeur du «prognomètre» en même temps que théoricien d'un étonnant messianisme. L'archéomètre, c'est, bien sûr, en grec, lâ mesure de 1'« Archée» dont parlent les hermétistes ; mais Saint-Yves préfère, pour sa part, l'expliquer en recourant au sanscrit ArkaMatra: Arka, dit-il, c'est le soleil, emblème central du sceau divin, Ar étant «la roue radiante de la Parole divine, Ka, la matière primordiale », cependant que Matra est «la Mesure Mère par excellence, celle du Principe. » L'ambition de Saint-Yves est donc d'inscrire cette mesure du Verbe dans un instrument matériel qui, selon Papus, disciple de SaintYves, n'est autre que celui qu'ont utilisé les Anciens «pour la constitution de tous les mythes ésotériques des religions. C'est le canon de l'Art antique dans ses diverses manifestations, architecturales, musicales, poétiques et théogoniques. » Cet instrument est formé de cercles concentriques et mobiles les uns par rapport aux autres, de telle manière que puisse être formé un nombre indéfini de combinaisons entre les signes dont ils sont couverts: signes zodiacaux
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et planétaires, couleurs, notes de musique, lettres des alphabets des langues sacrées (hébreu, syriaque, araméen, arabe, sanscrit, ai.l1si qu'une mystérieuse « langue primordiale» que Saint-Yves appelle le vattan)) nombres, etc. C'est donc un instrument de correspondance universelle qui permet, par exemple, à l'archi- ' tecte d'élaborer des formes d'après un nom, une couleur, une iclée, au poète d'exprimer les rapports entre les lettres et les couleurs. On songe inévitablement au sonnet des voyelles; et, de fait, écrit encore Papus, «les rapports des lettres et des couleurs entrevus intuitive- Voir Alain Mercier: ment par Rimbaud et ses imitateurs sont déter- les Sources minés scientifiquement par l'archéomètre» • Il et ésotériques occultes n'est pas douteux en tout cas qu'une telle de la poésie 'd' ' , symboliste, » recherche ne c'Jrrespon e tres exactement a 1870-1914 celle des poètes symbolistes, à commencer par T.ttN.'iz('t. Mallarmé obsédé par « le Livre ». ]969) . . De son système, ~t-Yves ti~i-même de nombreuses applications, musicales notamment, " q~~ ne pas sans uiïe-éitangel.~io..nance. Dès 1905, il avait "d'a:ilIeurs pris ·un-brevet destiné à assurer à une petite société l'exclusivité de l'exploitation de ce «moyen d'appliquer la règle musicale à l'architecture, beaux-arts, Brevet métiers et industries d'art graphique ou plas- ~~3j~r~· tique, moyen dit étalon-archéométrique ». 1903. .Les recherches, pourtant, furent interrompues par la mort. Saint-Yves, qui s'était rendu à Pau afin de se reposer et de se soigner, ~urut en effet, le 6 février 1909 à midi.' Son- corps fut "ramené à Vers allIes et inhumé auprès de la marquise d'Alveydre, au cimetière 'j'Notre-Dame, dans une chapelle étroitement
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entourée d'arbres magnifiques et surmontée d'une croix à six directions, ornée de lettres hébraïques, qui, depuis, s'est brisée. L'homme, qui après tant d'autres avait rêvé de donner une paix définitive au monde fut oublié. Tels furent le destin et les ambitions de cet homme étrange. Qui fut-il au juste? Pour qui se prenait-il ? Nul doute qu'il se soit considéré comme dépositaire d'une révélation personnelle, chargé d'une «mission ». Il regarda toujours avec condescendance les organisations occultistes et refusa même d'appartenir à l'une d'elles, fût-ce à titre honoraire. Il ne fut jamais, comme on l'a répété de tous côtés, grand maître de l'ordre martiniste. Fort intelligent - ses ennemis l'ont reconnu, qui ne lui passaient rien - , il paraît avoir été animé par une ambition hors du commun. Sa doctrine n'est pas, il l'affirme, « la doctrine d'un homme, mais le testament historique d'un peuple»: «Voilà longtemps que je veille et que je vois tout, longtemps que, comme une vigie nationale, je regarde et écoute ... » Mais rien peut-être ne donnera une idée de son caractère comme cet étrange passage de l'étonnante Mission de l'Inde, où notre auteur se justifie d'avoir appelé un des ouvrages Mission des Souverains par l'un d'eux: «(. .. ) Les courtisans, les mondains, les flatteurs de tous les pouvoirs ignorent sans doute que non seulement dans les institutions synarchiques du cycle de Ram, mais aussi dans l'ésotérisme chrétien, régner c'est servir, regnare servire est. ( ... ). C'est à ce titre, en effet, qu'était et qu'est encore roi tout initié et que, comme tel, de
droit comme de fait, il faisait et fait encore partie du conseil de ceux qui prétendent à la direction des nations [ ... ]. Les temps sont pàSsés heureusement, où l'antique sagesse devait se ~acher sous le masque de la folie ; mais les temps sont revenus, Dieu en soit loué au pl~s haut des cieux! où le Verbe direct peut et dott rentrer en action et parler aux pouvoirs de la Terre, pour peu qu'il se trouve un missionnaire au cœur assez humble pour s'adresser aux rois comme l'un d'eux ( ... ) Enfin, pour terminer cette mission par un vœu: vienne le jour d'un Concile œcuménique européen, où soient représentés tous les cultes, toutes les universités, toutes les loges du trente-troisième degré, toutes les directions souveraines et puissé-je être convié d'y venir exposer et défendre la loi synarchique de l'Histoire et des sociétés humaines, assisté de deux mages de l'AgarMission de tha! » Délire grandiose? Sans doute, pour une large ~~~f~5-198. part... Encore convient-il, pour l'apprécier exactement, de se rappeler qu'il n'y a pas moins d'excès et d'outrances verbales que chez tous les auteurs « sociaux» du XIX· siècle; certains jours même, Saint-Yves apparaît beaucoup plus réaliste que nombre d'entre eux. On oublie trop, en effet, que, selon la formule de Maxime Leroy, « le romantisme, le littéraire et le social du XIX· siècle est une longue hallucination. Ce n'est pas seulement Victor Hugo qui pense en prophète ministre de Dieu, mais aussi Balzac, Vigny. Benjamin Constant a eu lui-même, le comte Molé l'a relaté, ses heures de démence satanique chez Mme de Krudener; Sainte-Beuve, fait plus extraordinaire, s'ima-
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gina un jour avoir vu Hugo se réfugier à Patmos avec son aigle, comme compagnon de méditation. Tocqueville parle du mouvement démocratique avec une terreur religieuse, sa raison défaillant visiblement devant sa vision; Pierre Leroux, Cabet, George Sand vaticinent avec intempérance, faisant du céleste éloquent avec le plus prosaïque profane. C'est certainement Comte qui a donné de ce temps l'image qui semble la plus ressemblante, ayant, avec une imagination dialectique inégalée, mêlé Maxime savoir et hallucination dans son extraordinaire Leroy' d . ,. . .. l' Histoire de; octrme, vesame et ralson, sClentisme et re 1idées sociales gion confondus singulièrement. en France, t. III, P: 9 Encore ne sont-ce là que quelques exemples (parIs" qu on pourrait . . l'1er et 1'11ustrer d' une Gallimard, mu1tip 1954). manière qui surprendrait, assurément, nombre de nos contemporains. Ils montrent bien en tout cas que Saint-Yves n'est pas un auteur aussi singulier qu'on pourrait le croire. Tout au contraire apparaîtrait-il plutôt comme l'un des derniers utopistes du XIX· siècle, lequel en avait tant vus que sa mémoire saturée ne le porta guère à conserver la trace de celui-ci. La synarchie serait-elle donc une nouvelle utopie? Assurément, si l'on retient la définition de Plekhanoff, disciple de Marx, pour qui est utopiste «quiconque G. Plekhanoff: recherche une organisation sociale parfaite en Anarchisme d " . ». et socialisme partant un'prmClpe abstralt M~f!~ty)~ Tel est bien en effet l'un des caractèr~s essentiels du système synarchique selon Samt-Yves, qui le délinit comme une loi « qui, étant celle de l'organisation normale des sociétés, est du La France " . vraie, t. J. meme COUp 1a l' 01 d e l'H"Ist01re ». I ls'ensuit p. Hi!. naturellement que cette loi est à la fois volonté 96
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::;:et représentation; volonté, c'est-à-dire un pro. gramme d'action politique; représentation, . c'est-à-dire un moyen de déchiffrement de toute l'Histoire, une véritable herméneutique. C'est bien ainsi, d'ailleurs, que Saint-Yves l'a exposée dans ses Missions historico-philosophiques dont l'objet est de démontrer que, depuis l'Antiquité la plus reculée, cette synarchie a été la seule organisation sociale satisfaisante et durable.
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·. La synarchie comme volonté
... E n t a n t que programme cl' action et de rénovation politique, la synarchie se présente comme une analyse de la réalité sociale aux termes de laquelle la vie de chaque communauté humaine considérée comme un organisme clos doit, pour être satisfaisante, réaliser une harmonie complète entre trois fonctions prin. cipales comparables à celles qui existent dans chaque être humain. Ces trois fonctions sont analysées par SaintYves et ses disciples dans des termes de « biologie sociale» : __ --rapremiêre fonction, qui est à la base, cot- 1 N
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r"F.' Il . . . respond au corps de l'homme; elle se définit en terme de ;- nutrition» : c'est l'économie; la seconde fonction sociale c~rrespond à 2' l'activité, à la volonté ç.QJ]1m~~~inm~_; elle a·ssurelesrelatIons-entre les hommes, par la voie de la législation et de la politique au sens large du tcrffië ;--- la troisième, l'.Esprit, ~çollçemeJ.a.. science, la religi9!1: et l'enseignement qui doivent guider tOllte l' act1vitéhû.mafrïê~ puisque seuls ils visent les fins dernières de l'homme. A partir de ce schéma simple et mille fois répété par Saint-Yves, se développe la deuxième idée essentielle du système, qui est qu'à chacun.e de ces fonctions do~vent correspondre des institutions spécifiques, organisées de telle manière--que les trols -« pouvoirs sociaux» ( coexistent harmonieusement sans que l'un domine les autres. Telle est l'explication du mot de synarchie: i Définition . , exercee , 1 retenue par« G ouvernement d' un E tat, autotlte L'él;!gfoe:i~ par plusieurs personnes ou plusieurs groupegrecque est ments à la fois. » sun, avec, T eIl e est surtout l' exp1"lcatlOn de 1a f erme conet arché. comm~~~~~ damnation par Saint-Yves du centralisme étatique et du parlementarisme « non spécialisé» : « ~a centralisation à outrance de l'Etat, la concéntration qu'il a faite de tous les pouvoirs nationaux dans un seul fonctionnarisme directement sous~'sa-Jépendance a eu peut-être son utilité vls~fvis -aeJ.-'Europe militaire et diplomatique (, .. ). La vraie souveraineté soit de la Couronne soit du peuple est ainsi passée peu à peu, par des intermédiaires, dans une machine automatique, dans une société anonyme sans conseil d'administration responsable, dans
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l'Etat: maître par le fonctionnarisme, de tous les corps constitués de la Nation. Le même '. régime pratiqué sur un individu produirait un idiot qui ne se réveillerait que pour être aliéné. » Quant au parlementarisme tel qu'il fonctionnait sous la nr République, Saint-Yves l'accuse de nombreux défauts. Le premier est de · constituer une oligarchie: «Vous vous don· nez-lin-maître qui prend en main votre part de souveraineté nationale et qui, l'ayant, s'en ;,:sert soit à son profit, soit au vôtre. » Le second défaut est d'être incompétent..: i« Celui que vous avez nommé a bien crié tant qu'il a pu : Vive la République! ou: Vive la Monarchie! selon que vous avez la bonté de croire à la vertu magique de l'une ou de l'autre pilule; mais il lui aurait fallu au moins vingt ans d'études préparatoires, d'abord pour ·connaître exactement la différence entre ces deux formes de gouvernement, et ensuite pour '. savoir à peu près la vingtième partie des questions nationales sur lesquelles il va faire des lois, comme un aveugle fait de la peinture [ ... ]. Grâce à la science appliquée à l'industrie, nos nations ont pris depuis cent ans un tel développement d'activité, si nouveau, si imprévu dans tous les sens, qu'une Chambre et même deux ont trop d'affaires sur les bras non · pour les connaître, nous n'en sommes pas là, .' mais même pour les étudier de front. » Pour remédier à cet état de choses, Saint-Yves propose une réforme com121ète des relations e..9,tre gouvernantsct~nés par la création ;·au niveau de chaque fonction SOCl e. __ ~_1,l.!llégis ilabf, d'un exécutif et d'un judiciaire, en com-
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Mission des ouvriers, p. 24.
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mençant par une meilleure utilisation du suffrage universel. C'est à ce point que la théorie synarchique prend un aspect concret et devient un véritable programme d'utilisation immédiate, selon son auteur. A cet égard, il paraît intéressant de citer un texte fort clair que Saint-Yves publia dans la Nouvel{e Revue, le 15 mai 1889. «Du moment que le suffrage universel a deux aspects, l'un synarchique, l'autre anarchique; l'un de devoir, l'autre de droit; l'un social, l'autre politique; l'un national, l'autre féodal; l'un qualitatif, l'autre quantitatif; l'un professionnel, l'autre individuel; l'un d'intérêts communs, l'autre de spéculations oligarchiques sur ces intérêts communs, il ne reste plus qu'à trouver la seconde méthode de groupement de l'électorat. « Cette méthode ne peut être théorique ni arbitraire sous peine d'être vaine. Elle ne peut résulter que des faits. Ceux-ci répondent par l'affirmation suivante de leurs besoins: représentations élective et professionnelle de tous les intérêts populaires par le suffrage universel luimême; dans l'électorat, préalablement à tout vote politique, rédaction des cahiers; élections politiques sur cette base ad referendum. « Maintenant, la nature de ces intérêts populaires, et non une théorie quelconque, va nous dire leur groupement et leur méthode possibles d'organisation élective dans l'électorat social' qui a .seul qualité constituante vis-à-vis de l'électorat politique ou quantitatif: audite Ecoutez, cansules et patres canscripti! consuls, et S·1 nous cons1'd'erons 1e P eup1e e'1 ectora1 d ans vous aussi,« pères l' ensemble d e son d '" conscrits! eV01r, c est-a- d'1re d e son 102
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énergie appliquée et productrice de bien public,
il offre à notre observation trois grands genres de produits issus de son activité et de son contrôle professionnels. «A la base c'est l'ordre économique: son produit est la richesse matérielle de la Nation. « Ensuite c'est l'ordre juridique que tendent à former tous les jurys professionnels de toute espèce: son produit est la conscience publique, la richesse morale de la Nation. «Enfin vient l'ordre que tendent à composer tous les corps enseignants et enseignés, à tous les degrés professionnels de l'Enseignement: son produit est l'Instruction et l'Education publiques, la richesse intellectuelle de la Nation. « Ces trois ordres d'énergie populaire, et par conséquent de produits et d'intérêts, nous indiquent sûrement quelle serait la méthode sociale du suffrage universel sans préjudice de sa méthode politique actuelle, mais au contraire pour sa garantie. «Actuellement, les éléments professionnels électifs sont déjà assez développés pour per- En 1889. mettre à l'électorat de représenter ses propres intérêts dans le suffrage universel lui-même et d'en dresser les cahiers sociaux préalablement au vote politique et par circonscriptions régionales. « A - Pour l'ordre économique: 1/ les syndicats agricoles; 2 / les chambres et compagnies de commerce ; 3/ les syndicats industriels et les compagnies; 4/ les syndicats des agents de change, le notariat représentant la fortune privée, les syndicats financiers, les banques; 5/ les syndicats ouvriers, les conseils des prudhommes , les bourses du travail. 103
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LeCentede 1789. Sa conclu-
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sion, pp. 17-18.
«B - Pour l'ordre juridique: tous les jurys professionnels, civils, militaires et religieux de tous les cultes. « C - Pour l'ordre enseignant: les conseils professionnels, provinciaux et supérieurs de l'instruction publique et des cultes. « [ ... ] Tels seraient, par ordres régionaux, les pouvoirs sociaux du suffrage universel, pouvant aboutir par les cahiers à un nouveau testament populaire comme celui qui, de 1302 à 1789, a préparé toute la législation passée et présente et créé la civilisation actuelle. » Ces institutions ne seraient que préparatoires. La réforme de la politique et de l'Etat devrait aboutir à des bouleversements plus importants encore qui peuvent être résumés dans le tableau qui figure aux pages 106 et 107. Ainsi se présente pour Saint-Yves le microcosme de la vie nationale, ou l'archétype social d'une organisation conforme à la loi synarchique. On conçoit aisément que je ne puisse dévelop-, per ici tous les principes qui président à une telle organisation idéale de la société, et dont certains mériteraient d'autant plus d'attention qu'ils sont devenus presque des évidences pour nos contemporains. Je remarquerai cependant que Saint-Yves tenait tout particulièrement aux trois règles suivantes : - réconciliation de la science et de la religion judéo-chrétienne ; - distinction de l'autorité et du pouvoir, qui sera largement développée par la suite par René Guénon; - limitation de la politique par trois pouvoirs sociaux et spécialisés chacun dans son domaine 104
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propre, ce qui est un principe éminemment technocratique. iIl faut mentionner, de plus, que le système synarchique, dans l'esprit de SaintYves, ne devait pas se limiter aux seules nations, mais, au contraire, s'achever par la création d'une synarchie européep.n~.!---'----L€SlnstltUtions de cette dernière, formées sur ,le modèle trinitaire déjà exposé, devraient comprendre: '-' , un copseil, ~uropée~es communes natio,uales, destiné à se' prononcer sur les inté.têts éConomiques européens, et représentant tous le;'économistes, industriels, financiers, etc. ; ' - un conseil euro éen des Etats, composé de conseil ers élus par tous les corps es magistratures nationales; - un ç9Dseil internationaLdes-Eglises nationales représentant la totalité des divers corps ~seigiiants de chaque nation. Ces « états généraux de l'Europe », que SaintYves appelait de ses vœux en un temps qui ne les souhaitait guère, préfigurent curieusement, on en conviendra, des institutions dont l'existence fait l'objet, presque un siècle après, de furieuses polémiques. Pour éclairer autant que possible le «mythe synarchique» auquel fut en proie une large fraction de l'opinion française qui, de 1941 à 1946, recourut à lui pour s'expliquer sa propre histoire, il paraît nécessaire de mettre en 'lumière la signification profonde de la démarche intellectuelle de Saint-Yves, dans la mesure où , dIe est susceptible d'aider à mieux comprendre que l'idée de synarchie peut représenter ,~~ans le cadre d'une société capitaliste.
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D'APRES SAINT-YVES D'ALVEYDRE
REFORME DE LA POLITIQUE ET DE L'ETAT
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VIE" ECONOMIQUE
VIE SPIRITUELLE
VIE MORALE
Volonté universelle as sentie
Union en harmonie des deux volontés universelle et individuelle fournissant la règle de conduite sociale
Volontés individuelles prises dans leur totalité
Principe d'organisation monarchique assurée har le Pontificat sUJrême. a hiérarchie sacer otale. et l'initiation (pour le recrutement)
Principe d'organisation aristocratique, assurée par l'élection parmi ceux qui auront été reconnus aptes par l'Autorité spirituelle. (Nomination par les collèges électoraux élus par l'ensemble des citoyens)
Principe d'organisation démocratique assurée par le suffrage universel nommant les collèges électoraux et par la rédaction des cahiers de vœux
!
, 1
! Réalisation de la Fraternité (caractéristique de la vie universelle)
Réalisation de l'Egalité devant la loi, assurée par:
Les Ministres
les législateurs pour élaborer la loi. Elus eux,mêmes
par les collèges électoraux TROIS FONCTIONS
1
TROIS CONSEILS
chargés de l'exécution des lois Ils sont élus par les législateurs et siègent en trois conseils d'Etat TROIS MINISTRES
TROIS COLLEGES ELECTORAUX
de la Vie intellectuelle (le Primat)
de l'Enseignement (économie de la vie intellectuelle)
de la Vie morale (le Souverain justicier) Justice Année Affaires étrangères
du Pouvoir juridique
de la Vie économique (le ,Grand Econome)
du Pouvoir économique
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Spirituelle: Sacerdoce Théurgie Initiation Intellectuelle: Enseignement théorique de toute nature
de l'Autorité: Instruction Cultes (lois les concernant)
Cultes publics
1 AUTORITE 1
1
1
du Pouvoir: Justice Police Guerre (lois les concernant)
Examen des candidats à l'exercice . du pouvoir Pratique:
:
1
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de l'Economie: 1 Finances Travaux publics Industrie 1 Agriculture (lois les concernant)
1 DES POUVOIR il GOUVERNANTS
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1 POUVOIR DES GOllVERNES 1 ri 't'lectorat)
1
-1 106
107
C'est qu'en effet le système de Saint-Yves, pardelà toutes ses singularités, par-delà ce que Guénon appelait «l'appareil fantasmagorique dont on juge bon de s'entourer pour mieux dissimuler, aux yeux des profanes », correspond à certains desseins politiques très précis et relatifs aux conditions de survie du système capitaliste. Nul doute, en effet, que Saint-Yves, qui lors de la répression de la Commune n'avait que vingt-neuf ans, n'ait été particulièrement sensible, après sa jeunesse passée dans les îles anglo-normandes, à l'immense crise morale que traversa la France à la fin du second Empire et pendant les premières années de la nI" RépuAlbert blique. Comme l'écrit Albert Ollivier, «la Ollivier" 1 d'" , 48 et qUI. se pourla Commun~ CrlSe mora e eJa amorcee en Galli~~:d' suivait sous le second Empire était la crise de la 1939): bourgeoisie. La bourgeoisie (que je ne considère pas ici comme une classe, mais comme un état d'esprit) atteignait son apogée et déjà son déclin. Sa fine fleur se dérobait, démissionnait, préférant les chères études aux difficultés qu'il y a de prolonger une attitude jusqu'à la politique. Partout elle affichait son impuissance à vivre ». Dans sa jeunesse, Saint-Yves avait pu constater que cette impuissance n'était pas moins grande du côté des opposants à l'Empire; il ne sut jamais voir, plus tard, que l'espoir avait changé de sens, passant du socialisme utopique au socialisme scientifique. De fait, si l'on s'en tient aux années 60 et 70, il n'est pas douteux que l'enthousiasme qu'avaient pu soulever, à la veille de 1848, les idées de Saint-Simon, de Fourier, de Cabet, de Louis Blanc, était largement retombé. Prou108
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dhon, incarcéré dix ans, constatait mélancoliquement, avant de disparaître en 1865: « Nous en sommes à l'étourdissement, à l'impuissance, nous en serons bientôt au désespoir. » Le désespoir vint en effet, on sait avec quelle horreur, lors de la répression de la Commune. Saint-Yves, alors mobilisé, en fut profondément impressionné: «La première fois que j'exposai mes idées, ce fut en 1871, à Versailles, devant quelques compagnons d'armes, pendant qu'au loin Paris brûlait. Tenez, disaisje, en montrant le poing aux nuées rouges, cet incendie vient du temps d'Etienne Marcel. Notre génie national a su l'éteindre pour plus de cinq cents ans; mais ce n'est pas Thiers qui l'éteindra à coups de canon, c'est moi avec une loi vraie, juste et bonne pour tous. » Cette loi, c'est, bien sûr, la synarchie renouvelée de l'antique et qui fait l'objet de nombreux exposés entre 1882 et 1890. Or, pour comprendre la singularité de la démarche de Saint-Yves en même temps que sa signification, il convient de rappeler que cette décennie est marquée par une profonde mutation des idées sociales. En 1880, en effet, paraissent en France Capital et travail de Lassalle, préfacé par Benoît Malon, et surtout le célèbre ouvrage d'Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique} traduit par Laura Lafargue. Marx meurt en 1883, mais la même année paraît en France le résumé du Capital} établi par Gabriel Deville. Le droit d'association syndicale est reconnu en 1884, cependant que, dès 1882, avait commencé la montée du guesdisme qui va précisément abou109
La France vraie, t. I, p.121.
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tir à la concrétisation des aspirations du mouvement ouvrier. Tant et si bien que le Siège romain lui-même dut se préoccuper de ce qu'on appela alors fort bourgeoisement « la question ouvrière» et publier, en 1890, l'encyclique Rerum novarum. Sur le plan politique, la crise n'est pas moins grande, car la nI" République, après s'être donné en 1875 une Constitution qui n'en a pas l'air, déçoit par différents scandales qui déchaînent un an ti-parlementarisme marqué, au cours de ces dix années, par la crise boulangiste. Il faut attendre 1890 pour que le toast célèbre du cardinal Lavigerie donne le signal du ralliement des catholiques à la République. Mais le plus grave demeure la crise spirituelle de la classe dominante ou, plus exactement, la crise qu'engendre très normalement son absence de toute espèce de préoccupation spirituelle. Sans doute, une morale laïque essaiet-elle de prendre le relais d'une chrétienté oubliée depuis longtemps ... Sans doute fit-elle, un temps, illusion. Peut-être, aujourd'hui que son écroulement est un fait largement acquis, est-on à même de mieux percevoir l'insatisfaction, alors confuse mais incontestable, de nombreux esprits qui sentaient que, pour reprendre l'expression d'Ollivier, lorsque «toutes les morales croulent, il arrive un moment où demeure la plus élémentaire, la morale de la police des rues ». La nI" République, à ses débuts, assura, et largement, cette dernière ... Elle n'en conserva pas moins une plaie secrète. C'est en tout cas à cette triple crise économique, politique et spirituelle que prétendait remédier Saint-Yves, et il semble avec le recul du 110
temps que sa démarche intellectuelle, qui alors n'eut guère de succès, soit éminemment caractéristique de certaines aspirations, ou de certaines rêveries, de la haute et moyenne bourgeoisie. Nul doute, à cet égard, que certains aspects des mirages pseudo-orientaux du théosophisme, des légendes de l'occultisme ou du spiritisme primaire n'aient, pour une large part, correspondu (au même titre que certains mouvements poétiques) à un incoercible besoin de fuir le réel. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que certains des thèmes du programme politique de SaintYves, issu de telles rêveries, méritent attention, car leur enchaînement annonce des types de raisonnement largement répandus au xx" siècle, en même temps qu'il permet de mieux comprendre le sens de sa démarche. Le premier de ces thèmes fondamentaux est assurément la critique des politiciens professionnels, à laquelle Saint-Yves, on l'a vu, a consacré des dizaines de pages; ainsi écrit-il dans Mission des ouvriers: «En politique, deux classes d'hommes vous dirigent et vous enseignent jusqu'à présent: les conservateurs et les destructeurs. Toutes deux sortent des collèges. Les uns, contents de leur lot, vous parlent de Devoir et de Monarchie; les autres, mécontents de leur sort, vous prêchent les Droits et la République. « Le fait est qu'ils ont besoin de vous, les premiers pour conserver leur situation tranquillement, les seconds, pour prendre celle des premiers, et devenir ainsi d'autres conservateurs ( ... ). 111
« Ensuite, la politique est, jusqu'à présent, non une science, mais un mauvais art d'expédients à l'usage des ambitieux, un jeu de hasard, une roulette, le pire des jeux de hasard. La passion y tient plus de place que l'intelligence et les plus roués eux-mêmes, ceux qui marquent les cartes, ou font des martingales, n'en savent pas bien long et n'y voient pas bien clair, une '.' . d fois la partie engagée sur le tapis où vont les ,,11sszon es. 'A d ouvriers, p. 12. mterets es autres ... » Cette critique violente, qui, on le remarquera, renvoie dos à dos les différents groupes politiques, s'adresse tout particulièrement au système parlementaire dans lequel Saint-Yves voit une oligarchie incompétente. Ces « thèmes» politiques que l'on retrouvera souvent dans les idées politiques de la première moitié du xx" siècle, et souvent chez les pires démagogues, trouvent leur origine dans les enseignements que Frédéric Demetz dispensa au jeune Saint-Yves, ainsi que lui-même l'a reconnu : « Quoique très réservé sur les choses politiques qui étaient peu de son goût, dit-il, il y touchait parfois par sa propre science de l'économie sociale [ ... ]. Les autres peuples savent encore où ils vont, car ils ne cherchent qu'eux-mêmes et leur propre bien particulier, ce qui n'est pas une œuvre difficile. La Russie suit, dit-on, une tradition, celle du testament de Pierre le Grand, la Prusse également depuis Frédéric II, l'Angleterre depuis Cromwell, l'Italie depuis Cavour. La France, seule, n'a plus de tradition suivie, parce qu'aucun régime politique n'est de taille à résumer son histoire. Elle a pourtant un testament à reprendre, mais il est social. Il n'émane pas d'un homme ni 112
d'un gouvernement, mais de la nation tout entière; vous le trouverez dans les états généraux. Plus tard, l'organisation et le fonctionnement de ces derniers me donna le fait de la . .1 1 d 1 F . d La France 101 SOCla e non seu ement e a rance, malS e vraie, pp. 75 l'Humanité ... » et suiv. Ces réflexions donnent, en fait, la clef de toute la « représentation» synarchiste de l'Histoire; et on remarquera qu'elles ressemblent beaucoup au programme politique exposé en septembre Remarquons 1887 par le comte de Paris à qui s'étaient ral- B~~t\~sn~d~ liés la plupart des monarchistes, quatre ans. blalY· Rétpu l1 lque, ees après la mort du comte de Chambord, et qUl qu'elles se . a, peu pres "etemt . l" anClenne quereIle des présentées fuss·eut avalt en , · d l ' .. . cas de succès or1eamstes et es eg1tlmlstes. du référendum Ce prince voulait, lui aussi, faire revivre une d'av~il1969. ·· h"Istonque, ce11e de 1a« mo- rappelé auralent ancienne tradItlon ce · popu1alte . », et 1a f uture Constltutlon . . de programme narchle 1887. qu'il annonçait devait comprendre non seulement une Chambre élue au suffrage universel, mais aussi un Sénat où seraient représentés «les grands intérêts sociaux» - cependant que le cabinet ministériel cesserait d'être responsable devant les Chambres. Mais poursuivant plus loin l'analyse des arrièrepensées qui présidèrent à l'élaboration du système de Saint-Yves, on découvre la volonté mainte fois exprimée depuis, et toujours en vain, d'unir hommes de droite et hommes de gauche, de conjurer la « lutte des classes» au nom des intérêts communs à tous les citoyens. , Rien ne me paraît plus caractéristique de cette préoccupation que les grands élans lyriques de Saint-Yves, d'autant plus lyriques qu'il est nécessaire de convaincre les exploités de renoncer à lutter et d'accepter le système économique 113
La Z;:rance vraze, t. l, p.40
existant; parlant de «l'union des hommes de droite et des hommes de gauche dans une même pensée sociale, dans un même battement de cœur », l'auteur des Missions s'écrie: « Hommes de droite, ne vous choquez pas de ma libre allure, laissez-moi parler comme un homme de gauche, comme parlaient vos pères, il y a quatre cents ans! Hommes de gauche, ne vous choquez pas de la discipline strictement chrétienne que s'impose toujours non seulement mon sentiment, mais encore mon intelligence. Aussi laissez-moi vous parler comme un homme de droite qui ne séparerait jamais la science de la foi, comme parlaient vos pères il y a quatre cents ans. «Les uns comme les autres, vous verrez que ce que j'appelle le testament de la France n'en est pas moins moderne pour cela, et qu'il répond entièrement non seulement aux besoins actuels, mais à tout l'avenir de notre pays. « Ah! si Dieu m'accorde de vous rassembler tous dans une même intelligence sociale des vœux et des destinées de la Patrie, ce sera pour moi la seule récompense que je puisse ambitionner. Cette chère Patrie n'a plus besoin de révolutions qui !le la conduiront jamais qu'à des coups d'Etat "; elle n'a plus besoin de coups d'Etat qui ne la conduiront jamais qu'à des ' l uUons. . revo » En dépit de toutes ses illusions, Saint-Yves ne pouvait ignorer que de telles exhortations, si émouvantes fussent-elles, n'étaient guère susceptibles d'entraîner par elles-mêmes la régénération de la société, dès lors que les rapports économiques et sociaux demeuraient inchangés. Aussi, pour unir hommes de droite et hommes
de gauche, Saint-Yves se fit-il, un des premiers peut-être, le théoricien de la collaboration des classes en régime capitaliste. Les années 1860 avaient été marquées, en effet, avec la loi sur les sociétés anonymes et l'épanouissement des méthodes bancaires (paradoxalement issues de la «morale des producteurs », chère aux saint-simoniens), par l'apogée de ce qu'on a appelé 1'« effort séculaire des bourgeois pour séparer le capital et le travail ». Albert Ollivier rappelle justement quels rapports économiques s'ensuivirent: «D'un côté, les ouvriers étaient confinés à un rôle de machine excluant toute participation réelle à l'œuvre qui les utilisait et, d'un autre côté, les dirigeants réduisaient leurs engagements, prétendant tout conduire du dehors, apportaient des capitaux sans travailler dans l'affaire. » Tout esprit sensé ne pouvait que prévoir les dangereuses répercussions d'un état de choses si manifestement inique. Saint-Yves, en tout cas, conclut clairement que la seule chance de survie pour le régime était d'atténuer les effets de la séparation du capital et du travail (effets que ne manqueraient pas d'exploiter les révolutionnaires, qu'en bon bourgeois il qualifiait d'ailleurs de « destructeurs»). C'est pourquoi il consacra de longues .t'ages de " la Mission des ouvriers à démontrer que, loin d'être des forces opposées, le capital et le travail doivent s'associer dans la liberté et la fraternité, sans ingérence de l'Etat. On retrouvera cette thèse, plus tard, chez tous les conservateurs, à commencer par l'Action française qui, après 1919, se mit à étudier les -problèmes économiques en partant du principe 115
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que « la lutte des classes (simple illusion, mais illusion nocive) pouvait et devait être remplacée par une collaboration tendant à intégrer les Eugen travailleurs dans la bourgeoisie ». Weber: La JUStice . . et l'honnetete'de cette coIlab oration . l'Action (PaÂ~~st~~k~ devaient être assurées - et c'est là le dernier 1964)~ thème essentiel de sa pensée qui doit être mis en évidence - par une «autorité spirituelle» capable de s'imposer aux deux autres pouvoirs, économique et politique. L'« Eglise nationale », formée des sages de la nation, un peu sur le modèle du Collegium lucis de ComCf. mon ménius et des rêves rosicruciens, doit en effet étude: reumr , . les representants ' de tous 1es cu1tes, de «Synarchie et franc1 . ., . maçonnerie» tous es enseIgnements, JeSUItes et f rancsdans la revue maçons enfin fraternellement unis science et foi Symbolis;"~ réconciliées dans un « œcuménist'ne » digne de {Paris. 1971). l'Unesco. Théocratie semi-Iaïque, la synarchie rêvée par Saint-Yves peut être ainsi considérée comme le réceptacle d'un grand nombre d'aspirations confusément exprimées à la fin du XIX· siècle; si l'on veut résumer le programme d'action de ceux qui ont cru en elle, on ne saurait mieux faire que Barlet, fidèle disciple du marquis inspiré, lorsqu'il écrit: « En résumé, ce qui caractériserait une pareille organisation dite Synarchie, ce sont les particularités suivantes: « - Indépendance d'universités régionales rassemblant en un seul organisme tout ce qui se rapporte à la mentalité (religion, science, art, enseignement d'ordre général), formatrices et directrices de la conscience publique. « - Indépendance des gouvernés et de leurs intérêts assurée par deux institutions spéciales:
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«_ la chambre économique à qui doit appartenir exclusivement toute l'organisation du travail ; « - les états généraux, expression de la conscience publique et de ses impressions. «- Indépendànce des gouvernants par le rôle purement déclaratif des états généraux; garantie de leur capacité spéciale par leur mode . d'élection et garantie de leur travail délibératif \/1 par la double information des états généraux et de l'université. « - Indépendance complète de la magistrature pour régler les rapports entre les gouvernants et les gouvernés, par la loi. « - Contact permanent des gouvernants et des gouvernés, contrôle de ceux-là par ceux-ci, direction politique des gouvernés par les gouvernants selon le vœu de ceux-ci, purifié par ·l'·d F.·Ch.BarIet: al e de 1a mental'" Ite socla1e. l'Evolution V · d l ' sociale « - Formation permanente e a consCIence p.198 (Paris,/\ publique par un pouvoir spirituel complet, hLibrajrt!e , " ·erme lque, synthétique, tout a' f" ait etranger a, 1a po1"ltlque. » 1910).
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La synarchie comme , . representatlon
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fi quoi cette analyse, relativement simple des différentes fonctions sociales sur laquelle est fondé tout le système synarchique, peut-elle être considérée comme une véritable herméneutique de l'Histoire ? Pour le comprendre, il faut constamment avoir présent à l'esprit le fait que Saint-Yves a recouru, pour exposer ses idées, à une méthode para-historique. Aussi les milliers de pages, souvent érudites d'ailleurs, qu'il lui consacre, sont-elles un long développement explicatif, une paraphrase de l'histoire de l'humanité, et il n'est pas éton-
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f'?' nant qu'elles « démontrent» l'existence de la synarchie, puisqu'en réalité cette dernière est une donnée antérieure au récit historique. Le système étant en place, la formule étant découverte, il n'est que de l'appliquer et l'Histoire entière devient claire. Mais excessif et, à sa manière, grandiose, SaintYves n'hésite pas à pousser à ses conséquences ultimes l'esprit de système. C'est que, pour lui, les trois fonctions nutrition-relation-spiritualité n'existent pas seulement dans l'ordre physique et dans l'ordre social; elles sont dans la nature même de l'homme, dans l'univers tout entier, visible et invisible, et il faut qu'en toutes choses elles s'harmonisent sous peine de voir l'anarchie se substituer à la synarchie qui est l'ordre normal. Cette harmonie ne peut être assurée que par la juste ordonnance de chacune d'elle par rapport à la plus haute: l'esprit. Il ~n fut toujours ainsi, il en sera toujours ainsi, dit Saint-Yves. Comment ne pas voir, dès lors, dans toute l'histoire humaine, l'affrontement titanesque des tendances anarchiques et synarchiques? Comment? Mais en étant soi-même aveuglé, entraîné, «aliéné» par la vision non synarchique. Pour lui, il est évident que dans les pires moments de l'histoire humaine où l'anarchie' paraît près de l'emporter, le Divin, par le truchement de centres initiatiques plus ou moins élevés, délègue à l'humanité les « grands synarques », Ram, Moïse, Jésus, comme Pythagore ou Fo-Hi pour une civilisation entière, comme Jeanne d'Arc ou ... Saint-Yves pour une nation, La synarchie est donc, pour Saint-Yves comme 120
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'::: pour ses disciples, une tradition primordiale ,;,' et centrale, révélée à l'homme dès ses origines, et l'on ne s'étonnera pas de voir Barlet commenter la Mission des juifs en affirmant que ce n'est plus Saint-Yves qui parle mais la Tradition même, la « Révélation suprême déposée par la Divinité dans le berceau de l'humanité naissante comme un trésor ». Saint-Yves apparaît lui-même comme le dépositaire d'une «science orale », c'est-àcdire d'une tradition secrète laissée par Moïse et par le Christ. De là sa méthode: «Je démontre, appuyé sur l'histoire du monde, que la synarchie, le gouvernement arbitral trinitaire, tiré des profondeurs de l'initiation de Moïse et de Jésus, est la promesse des Israélites comme la nôtre et le triomphe même d'Israël par la chrétienté.» Mission Dès lors, il est logique que la méthode de Saint- ~~îl~ifs, Yves le conduise à déceler d'étranges analogies entre l'histoire des peuples les plus éloignés dans l'espace comme dans le temps. «Six siècles avant N.-S. Jésus-Christ, écrit-il par exe~ple, dans la sombre ténèbre du paganisme méditerranéen qui succède à la céleste clar~é de la synthèse orphique ; dans la période anarchique consécutive à la révolution .des Le s S oud ras Soudras au profit de la bourgeoisie esclavaglste sont . agnosuque . les membres et de la clergle ; de toute 1a h auteur de la d'un Epopte, un homme se dresse, Pythagore, i:~~ième qui mérite plus encore et mieux que tout ce hindou1e: , di . le peup e. qu on en a t et que, pour cette ralson, nous Sa.int-Yves ' " a pre-, faIt mscnvons en tete de ce l'lvre d estme visiblement arer l'intelligence à la compréhension et à allu,sion à. ,P • la revoluhol1 l'utilisation de l'instrument de précision qUl de 1789 , " ,rend expenmenta ' . 1e 1a R'eve'1' . Ile par «confisquee» aUon umverse la .. du Verbe, la Divine Sagesse ( ... ). bourgeoISIe. ' .
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Ce lexte est extrait de
« Or, dès notre vingtième année, nous avions , 1u reso
d'"etre 1e Pythagore du ch" . nstlanlSme, l'introductjo~ supplanté depuis la Renaissance par l'esprit l'Archéomètre, païen. De là, vingt ans après, nos quatre Misp. 9. sions chez les gentils modernes ... » Il apparaît clairement ainsi que l'expression de Saint-Yves revêt une forme que l'on pourrait dire « uchronique » par un néologisme comparable à utopie. Les cités radieuses décrites par les innombrables essais et romans dits utopiques sont, dans un autre monde ignoré, des îles lointaines non situées sur la carte, d'où leur nom: « sans lieu» ; de la même manière, l'organisation décrite par Saint-Yves est « sans temps », n'appartient à aucune époque et peut se retrouver dans chacune d'elles. Loi de l'Histoire, elle lui échappe et n'est jamais affectée par ses vicissitudes. C'est que, révélée mais susceptible d'une observation scientifique, elle est à la fois transcendante et immanente, comme la Divinité même qui, seule, peut permettre de comprendre les contradictions du créé et de les ramener à l'unité. La synarchie n'est donc que l'expression dans le domaine social d'une harmonie universelle celle qui procède de la compréhension de~ causes premières, c'est-à-dire la Connaissance. «L'idéalisme et le réalisme, écrit Saint-Yves, la métaphysique et la physique, le spiritualisme et le matérialisme ont été présentés comme des conflits insolubles qui durent encore. Ils dureront dans tous les ordres possibles, tant que, par la mathèse synarchique, la science universelle de la vie n'aura pas tout ramené à l'intelligence et au sentiment de l'Unité divine par 122
sa médiation trinitaire. C'est cette science qui était le grand secret universitaire des Abramides, de Jethro et de Moïse, des prophètes des Esséniens et des disciples de Notre-Seigneur La France Jésus-Christ. » Etrange cheminement pour tenter de réconci- f.t~: 106. lier hommes de droite et hommes de gauche, jésuites et francs-maçons, capital et travail; cheminement logique, pourtant, du point de vue de l'hermétisme : ce qui est en bas est comme ce qui est en haut. Il n'est pas de révolution par en bas, il n'est qu'un retour à l'ordre par en haut. Conformément à ce principe, le récit historique de Saint-Yves, unique dans l'ensemble de son œuvre, c'est-à-dire comportant une structure identique dans chacun de 5es développements, se déroule sur des plans ou à des niveaux différents. Allant du général au particulier, on distinguera ainsi les œuvres en fonction de leur objet historique principal, étant bien entendu que chacune ne manque pas de fàire référence à la totalité du système. Dans 1'Archéomètre et la Mission de l'Inde, on trouvera ainsi des considérations relatives à l'histoire des civilisations au sens le plus général du terme, à l'organisation initiatique, si l'on ose dire, de l'humanité, ainsi qu'aux centres initiatiques suprêmes et notamment à L'Agartha, l'Agartha. La Mission des juifs, qui est une œuvre prolixe ~~t l;~ ~:~~ntre mais essentielle , renouvelée de l'Histoire phi- supreme initi~tjque» . losophique du genre humain de Fabre d'Olivet, daus le concerne plus directement les origines celtiques monde. et surtout judéo-chré#ennes de l'Occident. La Mission des Souverains, quant à elle, est une histoire synarchiste de l'Europe depuis 123
l'apparition du christianisme et vise à l'analyse des causes profondes de l'échec du christianisme. Les mêmes Quant à la France vraie, comme son nom ~~~o~~~! l'indique, elle retrace l'histoire de ce pays du dans l'épopé~ point de vue synarchiste, qui, on l'aura rem arconsacree a / f . 1 . '1/ . / 'l" ancIenne InS. J~anne d'Arc. que, aIt une pace pnvi eglee a titution des états généraux, représentant le sacerdoce spirituel, la noblesse politique,le tiers bourgeois et économique. Le lecteur comprendra aisément que je ne puisse pas résumer ici les milliers de pages consacrées par Saint-Yves à cette nouvelle histoire de l'humanité; l'entreprise serait d'ailleurs de peu d'intérêt pour qui a compris qu'un même schème se retrouve à chaque étape de cette histoire. Il convient toutefois de rappeler, s'agissant de l'organisation générale du monde, que SaintYves décrit avec un luxe de détails fantastiques, un Centre initiatique mondial dans Mission de l'Inde j il le nomme la « Parades a » ou l'Agartha. Gouvernée par une trinité synarchique, le Brahatma, «support des âmes dans l'esprit de Dieu », et ses deux assesseurs, le Mahatma, «représentant l'Ame universelle », et le Mahanga, « symbole de toute l'organisation matérielle du cosmos », cette Cité sainte invisible à ceux qui marchent sur la terre est le prototype des centres spirituels secondaires que connaissent les différentes traditions: Ishdankaïr, Salem, Thebah. Succédant à un centre plus ancien encore, Ayodhya, elle est le siège d'un souverain pontificat et d'une sorte d'université régulatrice de l'évolution de l'humanité, dont, si 124
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l'on en croit René Guénon (dans le Roi du Monde), serait issue, de manière caricaturale, l'idée de cette Grande Loge Blanche chère aux théosophistes. Cette Cité sainte, toujours selon Saint-Yves, existerait matériellement, encore que de manière souterraine, aux confins de l'Himalaya ou peut-être dans les hautes vallées du Chitral (auxquelles, soit dit en passant, se référait souvent Georges Ivanovitch Gurdjieff), dans un territoire sacré « synarchiquement organisé et composé d'une population s'élevant à un chiffre de près de vingt millions d'âmes ». Possédant une langue sacrée «primordiale », le « vattan », longuement décrite dans [' Archéomètre, mais, faut-il le préciser, totalement inconnue des linguistes officiels, les archives les plus secrètes de l'humanité, des laboratoires étonnants capables de créer des êtres et des hommes nouveaux, ce centre initiatique occulte serait la plus haute autorité spirituelle existant en ce monde et donc, en dernière analyse, la seule 'capable de le sauver par le truchement de ses envoyés. . C'est en quelque sorte par délégation que tous les réformateurs de l'humanité, les «grands initiés» pour reprendre la terminologie de Schuré, viendraient de temps à autre remettre de l'ordre, l'ordre synarëhique, dans les collectivités humaines. Comme on l'a vu en ce qui concerne Pythagore, Saint-Yves récrit, de manière à justifier la synarchie, l'histoire de tous les hommes prestigieux, .de tous les saints, de tous les dieux et demi. de l'humanité entière. Ram, dont il fait Celte fuyant jusqu'en Inde la tyrannie, 125
Mission de l'Inde, p.30.
Edouard Schuré, disciple de Mme Blavatsky, puis de Rudolf Steiner, publia un ouvrag·e célèbre qui doit d'ailleurs beaucoup à Fabre d'Olivet et à Saint-Yves.
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entraînant avec lui les meilleurs boréens, Krishna, Fo Hi, le Bouddha et combien d'autres témoignent en faveur de la tradition primordiale, avec force détails, dates et preuves. Le principal de ces guides demeure cependant Moïse, héritier par l'intermédiaire de l'Egypte des antiques enseignements. «En Egypte comme partout, les nécessités extérieures pesant sur le pouvoir central tendaient à séparer définitivement la morale de la politique, la religion de la loi proprement dite. C'est là que gît la cause morbide la plus funeste, la plus mortelle qui puisse désorganiser tout gouvernement soit général, soit particulier. Krishna y avait remédié dans les Indes, Zoroastre dans la Bactriane, Fo-Hi en Chine, en soumettant absolument la politique à la morale, le pouvoir à l'autorité [ ... ]. C'est pourquoi en feuilletant au fond des temples l'encyclopédie hermétique, la Saraï des Doriens Abramides, Moïse, comme le lion, regardait au loin vers le désert et au-delà encore vers les tours de Salem, la ville de la Paix, la Cité fidèle à la loi du Royaume de Mission Dieu.» des jllif~· A gr an d ren fort d e cltatlOns .. b'bl' . t. T. p. 29ft 1 lques, SalntYves établit donc que le gouvernement d'Israël K~h:;tl:.1es institué par Moïse était synarchiquement orgaantlsemltes ., 1 Cons el'1 de D'leu representant , l' ende l'époqul' nlse, avec e retiendront seignement le Conseil des Dieux c'est-à-dire ce mot pour .' , dé.signer la maglstrature, et, dans chaque tribu, le nn pretendu C ' , 1'economle. ' . Directoire OnSel'1 d es A nClens representant organisanr::~ L'institution essentielle de Moïse, renouvelée, impér:ialisme selon Saint-Yves du Canon des Patriarches «domInateur, . ,.,' , conquérapt lm-meme comparable à la législation de Manou, sur etalt , . «e 1 KhI deetlui». a a », prototype d e l'Egl'lse ch' retienne. C'est que «le Messie, par cela même
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qu'il est le Roi de l'Etat social, est le Libérateur, le Sauveur de l'Etat politique. Il le délivre de sa mentalité par l'Esprit Saint de sa gouvernement alité par l'Evangile, de sa Loi de mort par sa Loi de vie, de sa Légalité mortelle par sa Légitimité essentielle. » L'Eglise était donc destinée à la même fonction que les anciennes institutions traditionnelles; pourtant, par une évolution que SaintYves analyse longuement dans Mission des souverains) elle ne sut pas demeurer fidèle à sa vocation purement spirituelle. Entre le IVe et le ve siècle, sa discipline et sa hiérarchie commencèrent à évoluer d'une manière politique et non théocratique, « en empruntant leur forme de gouvernement aux milieux impériaux qu'elles devaient régir, et qui la régirent, au contraire, en soumettant l'Eglise, sa doctrine, sa direction à tous les inconvénients des démagogies ». Devenant politique, l'Eglise devint aussi la proie d'une ambition de domination monarchique autoritaire, calquée sur l'impérialat romain: «C'est la tradition césarienne qui s'érige à Rome, non en autorité enseignante ni en puissance de persuasion, mais en pouvoir politique, en domination justicière, ce qui est absolument le contraire du règne de JésusChrist. » Tombant dans le dualisme qui est la conséquence du règne de la force, elle laissa s'instaurer la féodalité, dans laquelle chaque chef s'empara à son seul profit du pouvoir qui lui était confié en vue du bien public, tandis que . la papauté s'était elle-même emparée du pouvoir ···politique. 127
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Barlet: l'Evolution sociale, p. 175.
Mais par un « choc en retour », les politiques qui ne sont plus inspirés par une autorité spirituelle vont eux-mêmes assurer le triomphe de l'esprit laïque et défaire la papauté sur le terrain où elle est elle-même descendue. De la querelle faussement dite « du sacerdoce et de l'Empire» au triomphe du laïcisme, un même processus se développe, qui a trouvé son origine dans la semi-apostasie de la papauté. BarIet, résumant avec bonheur les longs développements de Mission des souverains, pose la question: «Que devait faire, de son côté, la noblesse, la classe des gouvernants politiques? S'inspirer loyalement des enseignements de l'Eglise pour organiser la société nouvelle; y instituer l'ordre et la justice; favoriser, protéger le développement économique et l'éducation de la classe productrice, pour lui laisser, à sa majorité, le soin et la responsabilité d'organiser l'ordre social des gouvernés et du travail réalisateur. «Or, ce rôle, la classe gouvernante s'en est acquittée plus mal encore que l'Eglise du sien, et il fallait bien s'y attendre puisque la société nouvelle était installée par des peuples essen. Il . . d epen / d ants. » He ement guerners, pl'11ar d s et lU Dès lors, au milieu des convulsions européennes, c'est en vain que Henri IV et la grande Elizabeth rêveront de réaliser par une dernière guerre «les Etats vraiment unis d'Europe ». Richelieu et Mazarin, par des expédients politiques, rendront en quelque sorte institutionnel le désordre européen instauré par le traité de Westphalie, après lequel la paix armée régnera comme l'anarchique et stérile substitut de l'idéal chrétien de fraternité universelle. 128
C'est que, tout au long de l'histoire de ce conti.... nent, l'idéal synarchique n'a pu prendre forme en dépit des instruments admirables qui le servaient. Au nombre de ceux-ci, il faut, selon Saint-Yves, compter l'ordre du Temple. «L'histoire de l'Europe offre quelques raisons de supposer que les Templiers instruits connaissaient la portée des institutions synarchiques. Leur plan à ce sujet, celui tout au moins des . grands maîtres presque toujours français, visait peut-être toute l'organisation du continent, celle de l'Asie et de l'Afrique, la conquête et · la neutralisation des villes saintes, Jérusalem, · La Mecque, des universités secrètes ou publiques du bouddhisme et du brahmanisme. «Mais il est dans les voies prédites qu'un tel accomplissement ne puisse s'opérer que par le parfait développement de l'intelligence des peuples et par leur libre assentiment non à une domination quelconque, mais à la loi même de '. la Paix [ ... ]. .« Aussi, résistant à une domination étrangère, · l'instinct synarchique dè la France était-il plus conforme à ses besoins et à ceux de l'Europe à venir que le plan des Templiers du moment. Ce dernier, devançant trop les siècles et le développement progressif des nations, eût · incliné à demeurer politique au lieu de devenir .' social, en consolidant trop deux ordres féodaux . que le temps seul pouvait résorber dans un "> intérêt et dans un droit général. » . T_a l}'rancl' }!:Saint-Yves, pourtant, à de nombreuses reprises, ~'.T;: 215. . ' ne manque pas d'insister sur le rôle important · l' ordre du Temple dans des termes que re- I}raie, La France d'ailleurs René Guénon qui voyait en t. II, p. 376. « couverture» d'un centre initiatique. 129
Toutefois, des 850 pages de la France vraie} on retiendra surtout le fait que notre auteur reconnaît sans ambages que toute la théorie synarchiste est issue d'une réflexion sur les états généraux, qu'il compare d'ailleurs aux castes orientales : «Si une étude est de nature à rapprocher socialement les hommes de valeur qui se combattent politiquement de la droite à la gauche de la nation, de l'école des jésuites à celle des francs-maçons et vice versa, c'est l.a France bien l'étude des états généraùx et surtout de la t. TT. ;.r~:r,: loi sociale que j'ai formulée en m'en inspirant. » De fait, point n'était besoin de récrire toute l'histoire de l'humanité, celle de l'Europe et celle de la France, pour reconnaître que la théorie synarchiste est fondée sur une systématisation des états généraux, dans lesquels l'enseignement étant représenté par l'épiscopat, la juridiction par la noblesse d'épée, l'économie par les délégués municipaux. Dans toute cette histoire passe un grand souffle lyrique, un grand rêve d'union, le dernier peutêtre du XIXe siècle, inconnu et désuet, mais digne répondant des rêves de Saint-Simon, en proie à l'attente du nouveau christianisme. Aucune analyse, sans doute, ne le ferait mieux comprendre qu'une citation de Jeanne d} Arc victorieuse} grandiose et dérisoire épopée: Jeanne d'Arc Allez, répétez tous à mon triple Israël l1iclorieuse. -dernières Que je suis Vrai Christ Eternel, Roi du ciel, stronhes. Comme l'a prouvé ma Pucelle! Jl.290. (Paris. Oui, France! Elle a sauvé la Terre en te Sauvaitre. [sauvant, 1890). En déployant sur tous, Drapeau du Dieu [Vivant, La Synarchie universelle ! 130
Qu'ajouter à cela? Que dire de cette vision de l'Histoire? Assurément qu'elle n'est pas plus délirante que bien d'autres en un temps où, encore une fois, devins, prophètes, poètes pullulaient et se livraient à tous les excès du messianisme le plus obscur: de Lessing et Ballanche à Victor Hugo, en passant par Cousin, SaintSimon, Cabet, Pyat, Buchez, Sainte-Beuve, dix pages ne suffiraient pas à nommer ceux qui cédèrent au goût de la vaticination sociale. A cet égard, Saint-Yves en vaut bien d'autres, qui manquent de souille, par rapport à lui ... Mais si l'on veut revenir au réel, on doit se rappeler qu'à la même époque Friedrich Engels analysait dans les termes suivants le processus par lequel seraient supprimés les contradictions et les antagonismes du corps social: « Résolution des contradictions: le prolétariat s'empare du pouvoir public et, en vertu de ce pouvoir, transforme les moyens de production sociaux qui échappent des mains de la bourgeoisie en propriété publique. « Accomplir cet acte libérateur du monde, voilà la mission historique du prolétariat moderne. En approfondir les conditions historiques et par là, la nature même, et ainsi donner à la classe qui a mission d'agir, classe aujourd'hui opprimée, la conscience des conditions et de la nature de sa propre action, voilà la tâche du socialisme scientifique, expression théorique du mouvement prolétarien.» Un rêve, sans doute, appartient aux deux systèmes : supprimer le poids de la division de la société en classes. Mais du synarchisme et du socialisme, qui mit en œuvre les moyens d'y . parvenir?
Friedrich Engels: Sof"Ïalisme utonique et .~oci(llisme
scientifique (Résumé et conclusion). La prE'mièrp parution en France est de 1880.
Destin
de l'œuvre synarchique
L~
Nicolas 11 et Alexandra connurent par l'intermédiaire de Papus la doctrille synarchiste.
traits generaux de la synarchie selon son fondateur étant ainsi dessinés, il convient de se demander dans quelle mesure ce programme politique a pu influencer ceux qui, trente-deux ans après la mort de SaintYves, seront considérés comme les responsables de la défaite de 1940. En d'autres termes, Saint-Yves d'Alveydre a-t-il eu une postérité et ses disciples ont-ils vraiment créé une société secrète dont l'action aurait été aussi déter""minante que l'ont cru les antisynarchistes ? ::/. Certes, Saint-Yves a cherché à jouer un rôle ~::,politique en appliquant son programme. 133
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En 1882, lorsqu'il fait paraître sa Mission des souverains, il a quarante ans, des loisirs, des relations flatteuses, une fortune. Comment ne pas céder à la tentation? Pendant huit années, il va donc essayer, par desmoyens divers, ae clîaiiger le cours de la politique française et même-~!IfQp®m~, tout plein d'urie superbe Mission qüi lui fait écrire, à propos d'un de ses livres, de "l~~l~: «qu'il constitue en lui-même un coup d'Etat autrement important que ceux qu'ont jamais accomplis les hommes politiques » ... Pour apprécier l'efficacité de ces tentatives, il convient, une nouvelle fois, de distinguer ce qui concerne l'occultisme et ce qui concerne la politique. Dans ce dernier domaine l'action de Saint-Yves va s'exercer dans trois directions différentes. Dans un premier temps, iL:~~)Udra répandre l'idée. d'une,_~ouvelle organisaJiog.. euro éenne, fonder Fententë'aespetites puissances e manière qu'elles puissent contraindre au dialogue les grandes puissances, c'est-à-dire alors, le Royaume-Uni, la Prusse et la France. A cette action diplomatique, Saint-Yves substituera bientôt une campagne plus modeste, puisqu'elle ne "'.~s~r~9.ue la p~1.itique intérieure française. qU'If veut réformer par la créati<,n d'un-'Conseil national économique représentatif de tous les producteurs, le capital et le travail ( enfin réunis. Mais simultanément, il conservera le secret es.,poir de faire prévalokses vues par une ac~n discrèt~ sur ...-.C_~rtainës cours européennes et notamment sur celle de Russie où son épouse avali:-·conservé. des relatIOns non' négligeables; c"esta'aTIle~r-s à ce point que l'occultisme re-
joindra la politique, puisqu'on sait que, sous l'influence de Saint-Yves, le Dr Encausse,reçu par la famille impériale, tentera, au début du siècle, de jouer un rôle auprès de Nicolas II, avant d'être supplanté par Raspoutine. , Qu'en 1882 donc Saint-Yves ait envisagé une 1 action politique au sens immédiat du terme, la preuve en est fournie par la conclusion de Mission des souverains,' « D'ici un an ou deux, tàUiIesesprits ralliés à la synarchie devront se compter et se concerter en vue d'adopter un programme et des moyens d'action et de propagande. D~ __.Il!~m~_..B~__dans les grandes époques de l'uniY~~selle Eglise, des ordres n6uveaux""sont'Ve'nus, àleur1ïëüre, répondre à derlüü:Veaux"besoins sociaux, de même aussi entre les conservateurs et les révolutionnaires européens, l'ordre des synarchistes devra planter son drapeau d'arbitrage et de paix sociale. Ses organes de propagande seront, dans chaque pays, un journal et une revue ayant pour titre, la Synarchie nationale d'Angleterre pour les Anglais, d'Allemagne pour les Allemands, etc. Et tous ces organes réunis formeront un journal synthétique, une revue universelle ayant pour titre la Synarchie européenne. » Les ambitions étaient immenses; les réalisations furent des plus modestes. S~ Yves entreprit alors une tournée de conférences à travers toute l'Europe, afin d'amener lèspeiltes puissanœsà se constituer en Sénat européen sous le protectorat de la France et de la Russie d'abord, puis de tous les grands Etats qui auraient voulu entrer dans cette «ligue du bien public», sorte de Société des Nations avant la lettre.
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Ull~~S.9~rence _organisée à Bruxelles, en oct®.I~
1882, paraît avoir connu un certain succès, puisque plusieurs centaines de -personnes y assistèrent, mais, l'année suivante, une tentative se solda par un échec à Amsterdam. Il fallait changer ~ de tactlquêe~réformer la politique fràl1çaise avant-de--ré.Eenter l'Europe. A'ussi;raconiê-Barrct,Saint~Yves-s;entoura-i~il
de « quelques disciples convaincus de la synarchie afin de fonder avec eux des institutions au moins préparatoires ». Il faut se rappeler que parut à ce moment la loi du 22 mars 1884 relative au droit d'association syndicale. Saint-Yves, qui la salua comme le «retour de la République au principe de la vérité sociale du suffrage universel », pensa utiliser ces nouveaux droits en vue de préparer l'avènement de la synarchie par l'institution d'un suffrage « qualifié ». Une organisation de l'électorat sur une base professionnelle et syndicale «entraînera du même coup, pensait-il, celle des deux forces qui lui sont connexes et qui, appartenant aujourd'hui à la féodalité, à l'anarchie mutuelle des sectes, des partis et des classes, n'ont pas de lien social régulier qui les ramène à l'unité des intérêts nationaux et populaires. Ces deux \ forces sont l'Opinion publique et la Presse ». :q~_~ __ 18.?1-,__~Sa_iE!_-Yves _..s'attacha donc à convaincre l'opinion de l'excellence de son sy:stème, mais sans te:l{p'Q§~L~2.tppJ~1~ment ; il pr-éconise simplêment la réforme de l'organisation économique, qui peut être entreprise dans le cadre politique existant alors. Désireux de faire participer à cette tâche les syndicats ouvriers qui viennent de se constituer} il~136
le ~ janvier 1886, une grande réunion, rue dèLancry, à laquelle sont conviés .Rlu~_.Q~ deux cents délégués, sous la présidence de Jean Milhèt~Fontara51e,-- sénateur de la Réul110n depuisf8g2~--SaT~t~Yves-expose son projet d' «états généraux du suffrage universel, à commencer par le Grand collège économique avec ses cinq facultés: finances, agriculture, industrie, commerce et main-d'œuvre ». Mais ce n'est point encore assez pour exercer une influence décisive sur l'opinion publique. Il faut agir sur et par la Presse. Non pas la grande presse politique, que Saint-Yves connaissait bien pour l'avoir analysée pendant son service au ministère de l'Intérieur, mais celle des organisations professionnelles et techniques, où se rencontrent les spécialistes, tout désignés pour représenter les corporations au sein du « Grand conseil de l'économie nationale ». C'est ainsi que fut fondé un «Syndicat de Presse économique et" professionnelle de France». C~vreul, de-t'ti1sfifur,- en accepta la présidence d'honneur, mais par ailleurs, le comité de patronage ne comptait guère de noms illustres; on y trouve, certes, à côté du sénateur Milhet-Fontarabie, déjà nommé, François de Mahy, député de la Réunion, qui a tout de mêniëété trois fois ministre de l'Agriculture (il sera plus tard ministre de la Marine et des Colonies dans le cabinet Tirard), Paul Deschanel, alors déQuté d'Eure-et-Loir, et Ernest D_eusL. ancien député, mais ce ne sont pas là des personnalités de premier plan. Il en va de même pour le bureau, présidé par un aimable rêveur, Hippolyte Destrem; le baron Théodore de Cambourg est secrétaire, r
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Les vœux président . de la Réoublique furent exoosés dans des brochures tirées à 10000 exemplaires. flU
et Saint-Yves, à nouveau anobli pour la circonstance en «de Saint-Yves d'Alveydre », est le modeste archiviste de l'organisation. Le directeur du Journal des fabricants de sucre siège en compagnie du président du syndicat des fabricants bijoutiers et de Constant Deville, membre du Conseil des prudhommes. Ayant ainsi réuni des hommes fort honorables - bons époux, bons pères et assurément bons chrétiens - , Saint-Yves leur fait accomplir de nombreuses démarches auprès du gouvernement, en faveur de «la représentation délibérante et consultative des intérêts économiques ». En décembre 1886, la République vient de s'offrir un nouveau cabinet présidé par René Goblet. Dans les premiers mois de l'année suivante, une délégation du syndicat lui demande audience, puis visite successivement tous les ministres; Emile Flourens aux Affaires étrangères, Albert Dauphin aux Finances, le général Boulanger, le vice-amiral Aube, Marcelin Berthelot ainsi que Charles Floquet, président de la Chambre, et son collègue du Sénat, Eugène Le Royer. Au. dite de Saint-Yves, l'accueil de chacun es~ 'enthous~~te:.._Le présiCfëiïi de la Répu~ Rique lui-même, Sadi Carnot, aurait fait l'éloge des vœux qui lui furent soumis au cours d'une audience qui a lieu en mai 1888 et qui est le couronnement de la campagne. Dans le même temps, le parlement avait été saisi d'une pétition qui avait, bien sûr, fait l'objet d'un rapport favorable de François de Mahy, questeur de la Chambre; personne, pourtant, n'en entendit plus jamais parler, après que la commission l'eut adoptée à l'unanimité. 138
Saint-Yves, incompris, en éprouve de l'amertume, sans voir que les milieux politiques étaient trop agités par la crise boulangiste pour examiner sereinement ses projets. Il est frappant de constater ue la campagne synarchiste Gorresponèl'--exactement anse temps à a montee cr~1Joul~!l..Bisme :_.~n 1'8'86, Boulanger expursé-les princes de l'armée et recueille, au cours de la « revue» que l'on sait, son succès populaire; plus tard, c'est l'affaire Schnaebelé, -la manifestation de la gare de Lyon, suivie de peu par l'affaire Wilson et la chute de Grévy; lorsque, en 1888, Saint-Yves au faîte de ses illusions rencontre le successeur de ce dernier, Boulanger vient d'être chassé de l'armée et entreprend une lutte ouverte contre le parlement. Le boulangisme, écrit Adrien Dansette, «coule à pleins bords. Depuis sa mise en réforme, le général tient sans cesse l'opinion en éveil. Chaque jour les journaux publient de lui une lettre ou une interview; les images se multiplient. On entonne de nouveaux refrains [ ... ]. Reconstitué, le Comité de protestation nationale commence une campagne désormais ininterrompue pour la dissolution de la Chambre et la révision de la Constitution ». Sans doute, à ce dernier égard, les thèses de Saint-Yves auraient-elles eu quelque chance d'être prises en considération, mais la vivacité \des passions politiques, que Saint-Yves voulait apaiser en démontrant leur caractère subalterne, ne leur donnait aucune chance d'être prises en considération par ceux-là mêmes qu'elles voulaient chasser du pouvoir. Saint-Yves se drapa dans sa dignité et se réfu139
Adrien DanseUe: Du
boulangisme à la révolution dregfusienne. «Le boulangisme», p. 131 (Paris, Librairie académique Perrin, 1938).
gia dans un silence hautain: «Après Jeanne d'Arc victorieuse, écrit-il eo_1890, nous cesse-
~~sc~~e~:~~~~~~~ta~~e~J~~~:i~~~llfl~~du~~~ . ou -non-ra contrepartie
de notre œuvre d'al-
Préface truisme. Cette contrepartie ne peut être pour du même, nous qu'un examen officiel de la Loi synarouvrage, h' p.12. C Ique. »
Cet examen ne vint jamais, et SaintYves n'eut que la piètre consolation d'être fait chevalier de la Légion d'honneur, le 26 juin 1893. Satisfaction dérisoire après de si hautes ambitions. N'ayant pu convaincre la République, il ne désespéra pourtant jamais de faire prévaloir ses vues auprès des monarchies subsistant alors: n'était-il pas lui-même un «Souverain» ? Cet aspect de son action (ou de ses illusions, comme on voudra) ne peut toutefois être compris que si l'on tient compte de l'influence exercée par Saint-Yves sur l'occultisme de son 1 temps, car c'est par le truchement d'occultistes l et d'organisations à prétention initiatique qu'il a pu envisager d'être entendu par certaines I cours. Un bon connaisseur de ces questions, JollivetCastelot, précisa même qu'il «faisait peu de cas des systèmes occultistes, de même que de la plupart des occultistes ». De fait, il témoigna toujours à leur endroit de la condescendance bienveillante qui sied aux pontifes, sans oublier jamais de marquer la différence entre eux et lui. C'est ainsi que Papus, qui lui avait fait parvenir trois diplômes ad honorem, de membre du Conseil suprême de l'Ordre martiniste, de membre de la loge « le Sphinx» et de 140
«docteur en hermétisme », se les vit renvoyer ... Malgré cela, Saint-Yves faisait l'objet d'une étrange vénération chez les occultistes; le même Jollivet-Castelot témoigne que certains d'entre eux le considéraient comme « un êcre presque surhumain, un thaumaturge et un inspiré dont on recueillait avec dévotion les avis ». Il suffit pour s'en convaincre de lire le portrait que trace un Papus : «Existe-t-il en Europe des Maîtres véritables à côté en dehors ou au-dedans des centres . ...' "A cette questIOn .. , dr' 101tlatlques r Je repon al . [.... ] Le Maltre nettement par l ,·n:: al11rmatlve intellectuel est un homme à cheveux blancs et dont la figure respire la bonté, dont l'être rayonne le calme et la paix de l'âme. Sa voie d'initiation fut toujours la voie de la douleur et du sacrifice. Il fut initié à la Tradition occidentale par les Centres les plus élevés; il fut initié à la Tradition d'Orient par deux des plus hauts dignitaires de l'Eglise brahmanique (sic), dont l'un fut le Brahatma des Centres saints de l'Inde. » De ce tableau, il ressort que Saint-Yves est ni plus ni moins qu'un nouveau messie. Il est vrai que d'autres, avant Papus, n'avaient pas reculé devant pareils excès. La publication des Missions - les deux premières sont de 1882 - correspond en effet à l'apparition du « mouvement occultiste », dont l'un des objectifs fut d'opposer aux idées orientales, ou prétendues telles, de la Société de théosophie, une sorte de tradition occidentale mêlant des éléments de kabbale aux idées insA
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Papus:
Itéa,;.;:ntaire de sciences occultes, 5e éd}tion (Pans, Chamuel, 1898).
~.
i !
«La doctrine proposée tournait autour du Christ W;&~ social, animateur divin de la collectivité Stanislas . Ce D'leU-H ' au- dessus Souvenirs de Guaita. omme l panaIt hUmaIlle. deS individualités humaines tout en les péné- ~:c~é~aire trant: il figurait le grand arcane du christia- (Paris, ' nisme ésotérique. La conception qui illuminait ~;mbolisme, le théologien fut bien accueillie dans les milieux 1935). mystico-théologiques. » Ce qui n'apparaît pas dans ce portrait, c'est l'exaltation mystique dont témoigne dans chacun de ses ouvrages le chanoine Roca, prophéti- 1884: ' d"lHon, malS . le Christ, sant avec ar deur et non sans eru le pape et la comme en proie à un délire sacré: Fourier, t~55~cratie; Saint-Simon, Ballanche et la Kabbale, Buchez, la Crise Chateaubriand, les Mahatmas, Auguste Comte ~~~~~e le et Quinet, et bien d'autres défilent pour annon- ~f:d~pe. c~r ~e renOl~vell~me~t de. la société par ,:n chris- ~~~iI1~e tlamsme raJeunI. RaJeum par la synarchIe. Missions; Car l'adulation du chanoine pour le marquis ne ~~S;i~ de connaît pas de bornes: «Le marquis de Saint- Ml'Ancdien on e. Yves d'Alveydre, dans ses Missions, salue avec enthousiasme les nouveaux missionnaires judéochrétiens qui viennent rétablir une parfaite communion de mystère et d'amour entre tous les centres religieux de la Terre. Il emprunte à Isaïe les termes mêmes de cette prévision: Et je me choisirai, dans tout le genre humain, Une élite d'esprits qui deviendront les prêtres De ma terre nouvelle et de mes cieux nouveaux. »Moi, je réponds à M. de Saint-Yves que ces Glorieux Missionnaires ne sont pas à venir , qu'ils sont centenaire: 1889, Monde déjà sur la Terre et que ceux-là sont les nou- nouveau, " .,. d Nouveaux veaUX apotres, qUI eCrIvent es œuvres comme cieux, la sienne. » fe~~~elle L'idée centrale de ce nouveau messianisme est Auguste p. 38 (Paris, en effet d'établir un accord entre toutes les Ghio, 1889),
pirées par le gnosticisme, 'le rosicrucianisme et la franc-maçonnerie, dans une atmosphère de messianisme. Ce dernier paraît avoir été particulièrement Voir, goûté. C'est ainsi que l'étrange lady Caithness, entre autres, . f ond'e une« S0sur cette dUChesse de Pomar, qUl.aVaIt René G~~~~~; ciété théosophique d'Orient et d'Occident» et le ~héo- publiait une revue dénommée l'Aurore du jour sophIsme. du Ch'" " . Histoire nouveau, organe rtstzamsme esoterlque, d'une ~:li~1~~ annonçait une nouvelle venue du Saint-Esprit EJ;~ris, (sous une forme féminine, à laquelle elle n'était 1 IOns , , ')'a 1a suite . de 1aqueIle . tradipas etrangere, 1'1 va de SOI, bonnelles, d . , . , Il 'd rééd.1!l65). evalt s OUvrIr une ere nouve e succe ant au christianisme, comme ce dernier avait succédé à l'Ancien Testament. Vieille prophétie, en vérité, et dont on retrouverait des traces bien avant Joachim de Flore. La duchesse ne craignait d'ailleurs pas d'affirmer que l'ancien monde avait fini en 1881 et que, de cette date, « le Seigneur avait créé un nouveau ciel et une terre nouvelle ». Dans ce milieu où l'on cultivait une sorte de christianisme ésotérique nuancé par l'enseignement des prétendus «mahatmas », s'agitait un Né en 1830: autre personnage curieux, le chanoine Roca. ordonne -ld W'lrt, h qUl. l' avait . b'len connu, car c,est en 1858; 0 SWaJ. h~h:o~~ii~: par lui qu'il avait été présenté à Stanislas de de Perpignan Guaita dont il devint le secrétaire, en trace le à dater .. C" . b eaucoup de 1869. portrait SUlvant: « e pretre avait voyagé dans l'Ancien et le Nouveau Monde et rêvait d'élargir l'enseignement du catholicisme. Selon lui, les dogmes étroits avaient fait leur temps. De la lettre morte qu'ils formulent, un esprit vivifiant doit se dégager au bénéfice de l'humanité sortie de l'enfance. et scientifiquement émancipée.
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O···
religions et toutes les sciences, entre toutes les Eglises et toutes les écoles, dans une synthèse, ou une mathèse, universelle; on reconnaît ici la préoccupation dominante de Saint-Yves reprise par Roca lorsqu'il écrit: «Planant audessus des Eglises cléricales, des pagodes hindoues, des synagogues juives, des sectes et des écoles de pavillons divers, le nouveau sacerdoce les englobera toutes, il en fusionnera les éléments homogènes en même temps qu'il les délivrera des éléments hétérogènes qui les empêchent de s'entendre et de s'accorder. » Passant de la théorie à la pratique, le chanoine n'hésita pas à s'adresser en 1885, par une longue lettre, aux instances suprêmes du Grand Orient de France ... Saint-Yves, pour sa part, se montra fort heureux de ce disciple inattendu et louangeur. Dans M.ission de l'Inde - dont la rédaction, je le rappelle, est de 1886 - , il se laissa aller à rêver de la création d'un «Ordre de prêtres synarchiques », embryon de la future assemblée suprême, et reconnu par Rome, afin de travailler « au salut social de la chrétienté tout entière » ... Las! cependant que Roca polémiquait dans le Lotus avec Mme Blavatsky (qui était très hostile à Saint-Yves), Rome parla: mais ce fut pour le mettre en demeure de se rétracter, ce qu'il ne fit pas. L'Ordre des prêtres synarchiques ne vit pas le jour, mais un «Ordre de l'Etoile », subventionné par Mme Piou de Saint-Gilles et animé par Albert Jhouney qui professait une sorte de socialisme chrétien. Tout cela, depuis, a sombré dans l'oubli et seuls quelques intégristes dénoncent encore dans les œuvres du chanoine Roca 144
les sources occultes et sataniques du mouvement , . '1' . œcumenique et de 1a re'forme COnCllalre. Il n'en fut pas de même en ce qui concerne le martinisme alors créé et animé par Papus dont on a vu qu "1 l conSI'd"eralt S' alnt- Yves comme Il 1 son maltre lnte ectue. Qu'est-ce que le martinisme ? .. d' f Une organisatlon, un or re a orme para-maçon. nique, qUl. se, rec1ame de 1" enseIgnement occulte de deux « illuminés» remarquables de la fin du xvnt siècle, dom Martinès de Pasqually et . Cl au d e d e S' . d ont I ' alnt- Martln, a d octnne LOUlSsecrète aurait été transmise tout au long du XIx" siècle par de petits cénacles de Supérieurs . lnCOnnUS, mo dl' e es a'1" Image des G ran d s P ro f'es du Régime Ecossais Rectifié et que l'on considérait comme disparus. Cet ordre prétendait ainsi à la possession d'une tradition occidentale d'un ordre élevé, et son chef (en fait, son créateur), le Dr Encausse, n'hésitait point à écrire au tsar Nicolas ·luimême : «Représentant d'une des plus antiques d e l'humanite, . , nous recevons, grace ·. tra dltlons aux fraternités initiatiques, les hauts enseignements des générations passées et nous trans". f utures 1e f al'ble mettons aux generatlons appoint de nos modestes contributions à ces hauts enseignements. » La réalité était moins grandiose, et personne l . d'h' . n ,.Ignore pus aUJour UI que cette antIque @iation n'avait jamais existé et que même les liens doctrinaux avec Saint-Martin étaient des plus lâches, relevant tout au plus de l'inspira. 1'" tIon ltteraue. L'important demeure que le martinisme ait fait illusion. A
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A
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C'est le cas de Pierre Virion, collaborateur des org~nisations
anhmaçonniques sous l'Occupation r;t qui a . ecrIt depUIs lo~s sur ce SUjet Mystère
1;~6~5~ité Bient6t un gouvernement mondial
(Sa.i~t-Cénéré, EdItIOns Saint-Michel, 1967).
Adresse de 1896, citée par PEhiliupspse .Inca e, Sciences occultes, p.280.
Voir sur ce p~int, tous les de travaux ~~aed~u,
!llaîtr: té d~~on es recherches sur Saint-Martin et le «martinisme».
Il y réussit tout à fait chez les occultistes comme chez leurs ennemis, Chez les premiers, il parvint, en effet, à être comme l'épine dorsale d'un certain nombre de groupements d'inspiration apparemment diverse, mais généralement composés des mêmes membres, du moins en ce qui concerne les comités directeurs: il y eut ainsi l'Ordre kabbalistique de la RoseCroix (qui n'avait, lui non plus, aucun rapport avec les rose-croix anciens); le Groupe indépendant d'études ésotériques, connu du public et qui servait, en quelque sorte, de pépinière ou de vivier ; les organisations maçonniques de Memphis et de Misraïm, réveillées pour la circonstance; et même une Eglise, d'assez haute fantaisie, il est vrai, quant à la filiation apostolique, l'Eglise gnostique, L'Ordre martiniste était le lien le plus efficace entre ces groupements, dont l'importance ne doit d'ailleurs pas être exagérée, . 'l~outdmi Les anti-occultistes, pour leur part, ne pouetaIt un es , l ' , h l' occaslOn ' de renouer créateurs valent alsser ec apper dedu «l'Union d 1 h f 'l' Peuple avec un e eurs myt es amllers, A 1a f aveur russe»,. des circonstances qui permirent à Papus de connue aUSSI sous le nom jouer un certain rôle à la cour de Russie, de «Centuries B ' d "'d' , N'l noires», dont outml, un es prInCIpaUX e Heurs, apres 1 us a;~ri~jéf!n et Krouchevan, des Protocols des Sages de l'as~a~sinat Sion, alors au début de leur carrière, ne peut des lIberaux" "h de f' , rapprochements , ,des S empec er aIre certaIns SOCIalIstes ' 'ficatI'fs,« D ans l a pre'face d' une nouveIle et des juifs slgm P~ters~~~~~~ édition, écrit Henri Rollin, Boutmi s'étenda~t 1906), longuement sur le martinisme dont Papus preHenri Rollin: tendait renouer la tradition et qu'il avait du ['APdea~'{!t~: reste remis en vogue en Russie [ .. ,]. Il évotemps ~Paris, quait le fameux mémoire de Haugwitz au GallImard, ' de V'· ' 1eque1 1ace 1 f de 1939), Congres erone, d' apres 146
touS les événements de la Révolution doit être recherchée dans le martinisme, Il s'élevait donc contre la réputation d'ennemis jurés des francsmaçons que les martinistes s'étaient acquise à cette époque et protestait contre leurs prétentions à représenter le «christianisme pur» [ .. ,]. Boutmi n'hésitait pas à attribuer aux martiIl faut nistes un rôle considérable .. , » ' d ' entre eux n "auraient pas ete , , comprendre De fait, certaInS les francs' de pOUVOlr ' l' exercer en « " les athées, maçons InSpIrant» fâc'hes ma~érialistes, Pouvoirs en place, A cet égard, il" n'est pasf douanhteux que le Dr Encausse ait sub1 tres pro ond'e- clé~i,?a?-x et " ment l,'Influence de S' aInt-y ves, aInSI que 1e polItIses, eux-mêmes montre un texte assez long, mais qu'il paraît '!~:cufe~ure indispensable-clé-Citer en entier, car il est très tra4itions ' de anCIennes signifi caU'f d' une analyse synarch'lste d e alrealeur ordre, lité politico-économique, Papus affirme l'existense de conseils internationaux «auxquels ptrn:îieni--part-üOnpas-deSpOIlf1ciens de carrière ou des ambassadeurs galonnés, mais quelques ?ommes modest~~.L~_connus, quelques @dS ~nanciers, ~péri~~!sLpar le,:!r ~o,n~ep tion.1iige__a_~§ aff_~!,_es soclâles, aux pohuclens orgueilleux qui se figurent,-une fois ministres éphémères, gouverner le monde [ .. ,]. Un réseau bien organisé d'agences télégraphiques avec des directeurs anglais, un solide bureau international d'informations économiques avec des consuls allemands, un groupement de directeurs français de banques d'émission, des informa- il teurs belges, suisses ou japonais font un outil social vivant et agissant, autrement puissant qu'un parlement ou qu'une cour peuplée de courtisans, «Une grève venant à propos pour arrêter la construction d'un cuirassé, ou l'essor d'un port 147
de commerce négocié au moment favorable, sont des manifestations inattendues de ces actions. sociales d'origine occulte qui n'éton" nent que les profanes [ ... ]. Or, à toute époque, il a existé non pas en astral, mais bien sur notre plan physique, des hommes qui aspiraient à réaliser<::~~!ll:i!1es}'~fQrm~s sociales, sans appartenir aux organismes visibles des sociétés. Ces hommes réunis en petits groupes créaient les outils, variables avec le moment, le pays choisi et l'état des esprits à l'époque. Ils agissaient d'après une vieille science d'organisation sociale issue des anciens sanctuaires d'Egypte et conservée pieusement en certains centres dits Article hermétiques. » paru en 1914 L . . d dans la revue es martmlstes, se onnant eux-memes comme MJ'~ff~~ les continuateurs de telles traditions, se deun temps, vaient assurément, sous la conduite de Saintl'organe la y ves, d e mod'fi 1 d l'h'Ist01re. . Sociétédedes 1 er e cours e Amis de L a R'epubl'lque etant , d emeuree ' sourd eaux Saint-Yves: · «les objurgations du nouveau Moïse, il restait posS up érieurs 'bl d" , 1utlon . ou une evolu, inconnus». SI e enVIsager une revo tion « par en haut », en conseillant sagement quelques souverains: le Maître n'était-il pas des leurs? En rédigeant Mission de flnde en 1886, il n'avait pas craint de conseiller la reine d'Angleterre et le tsar de Russie sur leur politique en Asie, dans des lettres solennelles et messianiques. Peu après, il renouvelait, dans une série de poèmes non moins pompeux publiés en 1889, ses enseignements destinés à modifier tout l'équilibre européen. Je ne sais quel accueil les souverains intéressés réservèrent à ces épopées grandiloquentes.
1
,
Ce qui est sûr, c'est qu'après un tel exemple les 1 occultistes résolurent de passer à une action r plus directe; eQj~1lY!~L1893,~PaJ>~ ~_dressait a~ sulta!Lg.~_ Turquj~L;A1i~~L!!~~i~-.!I, une J longue éplt!·~.. pour lUI exposer que seule la ctéation, en mode synarchiste, des Etats-Unis d'Europe, qui serait faite avant cinquante années, pourrait garantir à son empire une sécurité absolue. A peu de temps de là, il redoublait d'efforts auprès d'un autre souverain, le tsar Nicolas II, à l'occasion de son premier voyage officiel en France, en 1896. C'est alors que commence le curieux épisode qui devait amener Papus et son Maître spirituel, connu sous le nom de «Monsieur Philippe» (qui, Guénon l'a justement souligné, n'était qu'un guérisseur sans aucune connaissance doctrinale) dans l'entourage immédiat de Nicolas et d'Alexandra Feodorovna, cependant que, dans l'ombre, Saint-Yves donnait se.L directi,Tes.-.-.-.-~··--······-·-··--·-··--'-· ....---.. _-
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A
A plusieurs reprises entre 1900 et 1906, Papus et Philippe séjournèrent auprès des souverains et furent mêlés aux rivalités des clans qui agitaient alors la cour de Russie. En arrière-plan de ces combats, se profilent les fameux Protocols des Sages de Sion) mis en circulation entre 1901 et 1905 et qui, lorsqu'ils furent mis sous les yeux du tsar, firent une si profonde impression sur lui que, pour . un temps, il en fit son manuel de politique géné.rale. Il n'est pas douteux que Papus et Philippe eurent sur le couple impérial une grande influence que celle de Raspoutine ne parvint pas 1!t9
148 ".'::
Il s'agit de Raspoutine.
L'échec, prévisible, de cette tentative n'empêcha pas cependant que 1'on continua de rêver. e A tel point, d'ailleurs, qu'au cours du xx siècle le système philosophico-politique sans grande importance qu'était la synarchie allait devenir un mythe.
à eff~cer complètement. Mais il s'agissait beaucoup plus de la psychologie d'individus confrontés à une situation pénible, que d'une interven~ tion· vraiment politique. Au surplus, le système synarchique ne fut évoqué que pour rappeler le tsar à son rôle mystico-politique de chef de l'Eglise et pour l'inciter à s'appuyer sur les fondements divins de son autocratie. Faisant allusion à l'impératrice, Henri Rollin écrit fort justement qu'« en dehors de' l'influence profondément religieuse qu'elle lui reconnaît, de cette absolue confiance en Dieu qu'il lui inspirait, kJeitmotiv des souvenirs éV9qués par l'impératrice à2E~p()~__de Philippe !!Jll'i11Jpg~s.ibil~!Lpour la Russie dl aaopTêi-ùn rép)me con~{iJJ:t.t!~~~~Z; ]a"nécessité pour le tsar d'imposer -aux hauts personnages de l'Empire, aux ministres comme aux grands industriels, cette discipline élémentaire que le danger avait fait accepter spontanément par tous les pays les plus démocratiques. » «Dans une période comme celle que nous traversons écrivait-elle à Nicolas, il est nécessaire que ta voix se fasse entendre des proches quand ils continuent à ne pas obéir à tes ordres ou sont lents à les exécuter. Ils doivent apprendre à trembler devant toi. Rappelle-toi M. Philippe. Grigori dit la même chose. » Cette lettre d'Alexandra dit assez quelle sorte de conseils Papus et Philippe purent donner au tsar ; la haute philosophie ne tient qu'une place limitée dans ces propos. L'idée synarchique en est absente. A vrai dire, qu'importaient les conseils qu'on pouvait donner au fantôme politique qu'était déjà le tsar à qui tout échappait? 150
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pour aborder le XXe
siècle
T /'/1111 Desjardins, dans S(I jellnesse.
rente-deux ans à peine devaient s'écouler entre la disparition de Saint-Yves et le moment où la synarchie sera jetée sur la scène politique sous les dehors aussi divers que fantastiques qu'on a vus. L'étude de la philosophie politique de SaintYves, qui fait ainsi figure de grand ancêtre et de précurseur, permet-elle d'expliquer la singulière fortune du mot au xx" siècle? Permet-elle, plus précisément encore, de tenir pour vraie l'existence de ce mouvement en forme de société secrète, existence que personne, au demeurant, n'a jamais pu démontrer ... 153
~' 1
Une fois encore, on constate que toutes les réponses possibles ont été apportées à la question, de la manière la plus contradictoire. Le «Rapport Chavin », lui-même, soutient, à deux pages de distance, d'une part, que le M.S.E. n'est en aucune manière le réveil du synarchisme de Saint-Yves; d'autre part, qu'il est' une dissidence de l'Ordre martiniste dont il affirme (à tort, d'ailleurs) que Saint-Yves avait été le grand maître. Il n'est pas douteux. en tout cas, que la thèse Chavin laisse présumer un rapport de filiation Dans un très précis entre alveydrisme et M.S.E. ouvrage . d e vue est d' al'11eurs ce1Ul. d ' récent et Ce p01l1t e al maJod'idées ;:~~;: rité des auteurs, qui font preuve d'une méconla Chute naissance à peu près totale de l'œuvre de Saintde la Ille Y I ' République ves et se alssent gUI'der par 1eurs propres (Paris, Stock, pour 1970), choix politiques'• la synarchie est roucre b Wsilhl~am les blancs, blanche ou noire pour les rouges ... Irer. , • d . affirme malS materlaux et ocuments, raIsonnements impru~ , h d ' d ' demment que et met 0 es sont l entlqueS. l'existence A cet égard et s'agissant des origines du du M.S.E. a été établie M.S.E, il paraît très intéressant de renvoyer à (p. 246). . document emanant ' d' une 0 ffiC1l1e . Il aurait dù un CurIeux préciser d' A d ' . d 1 h' , / par qui el extreme rOIte, malS ont a t ese a ete comment. reprise à peu près partout et, récemment encore, dans le livre naïf d'André Ulmann et Henri Azeau. Il s'agit de Martinisme et synarchie) qui fait remonter le courant svnarchiste à LouisL'abbé Claude de Saint-Martin et Joseph de Maistre, Bal~ruel, dans la lignée du barruelisme. Après avoir étuon. a vu, r·endait la dié ces auteurs, puis résumé, très mal, la vie et franc- l' œuvre d e S' maçonneri,e alnt- Yves, ce document ana1yse, seule d . ., . 1il nature du lM .S.E . responsable ans une trol<;leme partIe, . 1 dt'~ la En dépit ou à cause de ses excès, de ses R evo U IOn d d"'l f de 1789. outrances et e ses contra lctions, l met ort 154
bien en évidence ce qu'on pourrait appeler la structure narrative du récit historique synarchiste; ses outrances ne concernent d'ailleurs que la finalité supposée du M.S.E. qui, en l'occurrence, s'explique par un anti-judéobolchevisme maladif et obsessionnel. Pourtant, lorsque les auteurs « de gauche» dénoncent la synarchie, ils lui donnent une autre finalité mais conservent le même récit. Ce dernier comporte toujours au moins les quatre points suivants: - le M.S.E. est, initialement, une secte occultiste fondée sur les thèses de Sdint-Yves, modernisées et adaptées aux circonstances; -' dans ce mouvement, de «hauts initiés inconnus » formant une « société secrète supérieure» manipulent des techniciens économiques et financiers ; - ce groupe s'est emparé du pouvoir par la ruse en 1940, à la suite d'un ou plusieurs complots; - il est au service d'une «internationale» toute-puissante, de nature différente selon les auteurs. Que l'on rapproche de ce texte les phrases suivantes d'Ulmann et Azeau, qui considèrent que la synarchie est un complot réactionnaire, clérical et ultra-capitaliste: «Il y a, dans toute l'action législative du régime de Vichy, à peu près autant d'improvisation que dans la défaite, c'est-à-dire très peu. C'est une construction rigoureusement préparée, rigoureusement édifiée, rigoureusement appliquée. Encore faut-il pour bien la comprendre remonter aux sources et suivre la chaîne, de Louis-Claude de Saint155
Voir en annexe
Martini.~me
et synarchie.
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Martin à Joseph de Maistre et jusqu'à SaintYves d'Alveydre qui a mis en forme la théorie synarchiqu~ du gouvernement des hommes. On A. uJ~Â~:a~~ s'aperçoit alors que le fatras législatif, en appaSynarchie rence improvisé, s'ordonne rigoureusement et pOUVOIr, d 1 h' . d ' p.222. autour e a t eone u vIeux maitre. » Ces phrases ne surprendront pas puisqu'on a déjà vu l'antisynarchiste «de gauche» Mennevée reprendre à son compte, sans le savoir, les propres paroles d'Haugwitz au Congrès de Vérane, pour dénoncer «le faisceau mondial des sectes martinistes ». A
On remarquera, dans un premier temps, que ce n'est pas à tort que les différentes formes d'antisynarchisme ont mis en cause les occultistes, entendus au sens le plus large du terme; leur erreur est, au contraire, d'avoir limité leur propos aux seuls martinistes qui représentent bien peu de chose. De fait, la plupart des écoles occultistes, au xxe siècle, ont été préoccupées par la synarchie, qui constitue une donnée permanente depuis Saint-Yves d'Alveydre jusqu'à nos jours. Alors même que ce dernier était en quelque sorte l'héritier d'innombrables utopies « sophiocratiques », si l'on ose le mot, les occultistes de tous bords, papusiens, anthroposophes avec Rudolf Steiner, théosophes avec Jinarajadasa ou Vivian du Mas, martinistes avec Chevillon, ne cessèrent jamais de proposer des remèdes synarchiques à la «question sociale », tout au long du siècle. A cet égard, il paraît indispensable de relever l'extraordinaire incohérence du raisonnement des antisynarchistes, s'agissant du secret dont serait entourée l'œuvre de Saint-Yves. 156
1
....
L'âme du complot serait, en effet, à les en croire, un auteur qui a consacré des milliers de pages publiées chez un éditeur connu Calmann-Lévy - pour exposer sa pensée, qui, on l'a vu, accumula les pétitions publiques et dont la plus haute ambition était que son système nouveau fît l'objet d'un examen officiel par le parlement de la lIre République. Sans doute estimait-il, dans sa conception théocratique, que certains documents devraient être « réservés» à l'usage des institutions nouvelles qui seraient créées selon ses vues, mais, vraiment, peut-on appeler secrète ou clandestine une telle entreprise? De la même manière, ses disciples incontestés n'eurent jamais rien de plus pressé que de publier des ouvrages - chez des éditeurs spécialisés, il est vrai - dont la diffusion fut toujours des plus médiocres, mais contre leurs vœux, on peut en être sûr. Je donnerai plus loin de nombreux exemples de ces petites revues ou de ces ouvrages sans grand succès qui, pendant quelques années, diffusèrent la pensée synarchiste: ils étaient tous dans le domaine public, et leurs auteurs eussent assurément préféré une audience plus vaste. Il ne s'agit point, en tout cas, de manœuvres clandestines. Mais à côté de cette permanence des préoccupations synarchiques dans les milieux occultistes, faciles à pénétrer au demeurant, il convient, pour comprendre la genèse de la légende, de considérer une autre permanence, sur laquelle on a déjà appelé l'attention: celle de l'anti-occultisme qui, entre 1919 et 1939, disposait de nombreuses revues, au premier 157
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rang desquelles il faut citer la Revue internationale des Sociétés secrètes. Or le document que j'ai cité, et qui provient de cette source, montre bien que la dénonciation de la synarchie n'a fait que prendre le relais d'autres dénonciations que prodiguait à longueur de numéros cette revue qui, pendant des années, retrouvait à chaque pas la trace des Sages de Sion et, dont son fondateur, Mgr Jouin, fut l'un des grands propagateurs. Ainsi serons-nous conduits à étudier l'étrange dialectique qui unit, à propos de la synarchie, les occultistes et leurs ennemis, en proie les uns et les autres aux mêmes obsessions. Il demeure pourtant que la synarchie, au e siècle, présente un autre aspect: les techniciens, économistes, financiers dénoncés par les auteurs de Martinisme et Synarchie comme par les gens de la Revue internationale df;s Sociétés secrètes, mais aussi par Pierre Hervé ou Charles Dumas, ont bien existé. Ils furent, entre deux guerres, pIanistes, néo-socialistes, personnalistes ou humanistes; ils se retrouvèrent dans les allées du pouvoir de Vichy et dans la Résistance. Peut-on dire qu'ils furent des synarques? Leur inspiration fut-elle vraiment commune? Saint-Yves fut-il, à sa manière, leur précurseur, lui qui était antiparlementaire, mais aussi « européen », favorable à la « régionalisation », partisan de l'association du capital et du travaiL. Dans l'immédiat, l'étude qu'on a faite du synarchisme de Saint-Yves permet, en tout cas, de répondre au moins' partiellement à la question, s'agissant du point de savoir dans quelle Xx
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mesure le théoricien de la synarchie peut être considéré comme le précurseur de certains courants de pensée. Une fois encore, il faut constater que les disciples sont eux-mêmes à l'origine des idées fausses développées par les adversaires; c'est ainsi, par exemple, que Barlet ne craint pas d'affirmer que son maître vénéré avait été «le premier inspirateur de la loi sur les syndicats », de 1884 ; c'est là une exagération manifeste, car rien dans l'œuvre de Saint-Yves, antérieure à cette date, n'eût été susceptible d'inspirer le législateur, à supposer qu'un parlementaire ait lu quelqu'une des Missions; et, d'autre part, il est à penser que le mouvement ouvrier de l'époque était assez puissant pour obtenir la liberté syndicale sans l'aide d'un Saint-Yves. De la même manière, on ne peut guère accorder d'importance à notre auteur en ce qui concerne l'idée d'union européenne. Sans doute ses vues relatives aux «états généraux européens» ne sont-elles pas sans intérêt, mais il faudrait tout ignorer de l'histoire de l'idée européenne au XIX" siècle pour leur accorder une originalité. Déjà en 1849, Victor Hugo, présidant avec Cobden un congrès de la paix réuni à Paris, s'écriait: «Un jour viendra où dé PSar. . e alnte· vous, l tal'le, vous, Lorette: vous, France, vous, RUSSle, l'Idée Angleterre, VOUS, AlIemagne, VOUS toutes, na- d'union tions du continent, sans perdre vos qualités europeenne fédéra,le , dlstinctes et vos glorieuses individualités, vous (Paris. ,. d . , A. Colin, vous f ondrez etroltement ans une umte euro- 1955), péenne, et vous constituerez la fraternité européenne .. , » Et pendant la décennie où Saint-Yves écrit sur la synarchie, entre 1880 et 1890, il est de nom-
rit
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breuses autres manifestations de l'idée européenne qui, pour n'être pas très populaires, n'en furent pas moins marquantes. Mais il y a plus encore et qui va permettre de préciser la nature de l'étrange amalgame qu'on a dénommé synarchie et de montrer qu'il n'avait souvent rien à voir avec le système de Saint-Yves. Le premier des deux exemples que je veux retenir concerne la Fabian Society brit~Qt:!igue, dont la fondation se sltue préêis'émenT à l'époque ou Salnt-Yves commence à décrire son système poli.!!9u~ Il ;embf~ --~~trêmëîi1ent caractérlsflqUe qu'un auteur comme Roger Mennev~e Les ait pu écrire tranquillement que «le travallDocuments. , l' ' 1 d juin 1946 lisme anglais n'est en rea lte que e masque e (réédition . synarch'lque»; ces, , t en eff et , 1962, p. 67). 1a Fab'lan SoClety tout à la fois définir ce qu'il entend par synarchie et affirmer que les idées de Saint-Yves n'y sont pas pour grand-chose ... Qu'est-ce que la société fabienne ? A l'origine, une société de pensée, dont le noble et vague objectif est, selon son historiographe et fonda-E.R. Pease: teur Edward Pease, de « reconstruire la société ol~e/f;.~t~~f, sur une base non compétitive avec pour but de Society. conjurer le malheur de la pauvreté ». But louable, assurément. Le patronage de Fabius cunctator) Fabius le Temporisateur, est déjà plus explicite: il s'agit de transformer la société, mais en prenant bien soin d'éviter t?ute forme révolutionnaire violente: temporlser, réformer dans l'ordre, bourgeoisement, en quelque sorte. Lorsqu'en 1884 la société choisit ce nom, elle compte en ses rangs nombre de personnages ( qui deviendront illustres: J. Ramsay Mac160
donald, plus tard Premier mInIstre, Haldane, V~ir dans la G.B. Shaw, Annie Besant (de la Société de :ll~~tion: théosophie) , Sidney et Béatrice Webb Oliver la Théosophie, .' par Jacques Lodge, H.G. Wells, etc. Ce premIer noyau se Lantier. disait socialiste, mais temporisateur. Il s'intéressa donc aux réalisations immédiatement possibles, en particulier sur le plan municipal et électoral, grâce à une ligue parlementaire fondée en février 1887. Par la suite, cette intelligentsia fabienne devait s'allier au trade-unionisme et participer à la naissance du parti travailliste, tout en animant de nombreux groupements d'études politico-économiques. Où est le «synarchisme» de la société fabienne? Saint-Yves n'y est assurément pour rien. Dès lors, s'il y a synarchisme, ce ne peut être que dans la renonciation à toute forme d'action révolutionnaire et dans la conviction que la société capitaliste peut être améliorée, petit à petit, par des réformes prudentes mais certaines, socialisations, nationalisations, toujours partielles et mesurées, qui a aucun moment ne mettent en question la structure de la propriété, la nature de l'Etat ou l'ensemble des relations entre les hommes. Il n'est pas douteux, en effet, que pour les fabiens «le socialisme était avant tout une façon d'aider le capitalisme à sortir de sa période infantile, et au bout de la route brillait l'utopie à la Wells, un monde stérilisé, hygiénique, où toutes choses semblaient sortir des A.L. Morton: pages publicitaires d'un magazine. En cela, l'Utopie .,comme tous les fabiens, il [Wells] voyait le anglaise, p.213 .;:socialisme non comme une nouvelle catégorie, (Paris, Maspero, 'mais comme une simple forme d'hygiène so- 1964). 161
r Le
ciale : le monde avait besoin de rangement ».
fa~ianisme C'est dire qu'en fait le fabianisme était une
.'1 :~a~â~ tentative de doter le capitalisme d'idées pro-
· / gressistes ou, d u mOIns, susceptl·bles d e desarin~~ll~~~~~!~ mer à l'avance tout changement fondé sur la deux-guerres, lutte des classes. B:r~~l~d Nul doute qu'un tel projet ait fait considérer ùe J o u v e n e l . . · du les fablens comme de d angereux f ourners La Reuue bolchevisme par la droite, et comme des réforiJlterna.'it)!';a~e ml·stes insignifiants et servant d'alibi au capitades SDe/etes 1 secrètes lisme par les révolutionnaires ... comme de vu It'ur COllsa,cra ' . un lIum~ro gaires synardllstes ! sur ce ~~l~cr. Pourtant force est bien de constater que, si le projet synarchique n'est pas autre chose que cela, on pourra aisément le retrouver chez u? très grand nombre d'auteurs et d'hommes pol~ tiques, dès lors qu'ils font si peu que ce SOIt profession de réformateurs. .., Il est d'ailleurs un autre exemple smguherement révélateur de la difficulté où l'on se trouve de rattacher à Saint-Yves certains des courants de pensée que l'on a taxés de synarchisme: On cOllsultera celui de Paul Desjardins, le fondateur des l'intéJ·cssapt fameuses «Décades de Pontigny». Nous. ",ceuell: . P(~ul retrouverons ces dernières à propos de l'actlLJesjardlJls d 1 / el le .. [)éclldes vité de Jean Coutrot, ans es annees trente. deDocuments Pontigny. M· aIS l·1 f aut sou1·19ner que b·len avan t cette date , présentés et à une époque contemporaine de Saint-Yves, par .-Inne d / . . Heprgo.n- Desjardins manifesta es preoccupatlOns que UesjardlJls ." , Il du (Paris, l'on pourraIt peut-etre comparer a ce es P.U.F.,1964). fondateur de la synarchie, mais dont on peut assurer qu'elles ne lui doivent rien. Fils d'un ancien précepteur du Prince impérial, condisciple à Normale supérieure de Jaurès, de Bergson et de Baudrillart, Desjardins, fortement influencé par le philosophe Jules Lagneau, Influeuce surcertains
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crée en 1892 (il a alors trente-trois ans) une «Fondation de l'union pour l'action morale », qui, en 1905, prendra le nom d' « Union pour la Vérité ». Cette organisation veut être « un ordre laïc militant du devoir privé et social, noyau vivant de la future société », dont l'objectif est de réunir tous les hommes « qui, ,de quelque pays, de quelque condition que ce soit, en s'appuyant sur n'importe quelle religion ou philosophie, consentent à subordonner leurs intérêts particuliers immédiats à l'accomplissement de ce qu'ils croient bon, juste et vrai ». La terminologie moralisante recouvre une haute ambition. 1892 est l'année de la grève de Carmaux et celle des bombes de Ravachol ; Desjardins et ses amis veulent créer une « société d'énergie morale », une chevalerie qui doit sauver l'esprit public: «En France, écrit-il, cinquante hommes ligués, convaincus et résolus suffiraient à changer le moral du pays. » Lyautey, qui en est alors membre, y voit « une véritable Eglise commune ouverte à tous, sans anathèmes », qui peut être la base d'une aristocratie intellectuelle, d'une véritable élite, que Maurice recherchent, chacun de son côté, des groupe- Pujo et ments aussi divers que les chrétiens du Sillon, Henri l es membres de l'Union rationaliste, ou le Vaugeois quittèrent groupe de la Revue de métaphysique et de ~~î~98 pour morale. Il s'agit d'unir les meilleurs d'où qu'ils aller fonder l'Action viennent. française. L'affaire Dreyfus, puis la crise moderniste Desjardins prit parti pour le capitaine, et pour l'abbé Loisy - démontrèrent assez vite le caractère irréaliste de l'entreprise. Desjardins changea de méthode et, pour faire 163
avancer l'idée, se mit à organiser dans l'ancienne abbaye de Pontigny, qu'il avait acquise, des rencontres internationales de chercheurs, cl' artistes, d'écrivains, mais aussi de syndicalistes et d'économistes. A partir de 1912, il s'occupa aussi activement de la Ligue internationale pour le Droit des peuples. Je l'ai dit, nous reviendrons plus précisément sur cette phase plus tardive de cette activité. Ce qu'il faut retenir, pour l'heure, c'est que, dans la période contemporaine de Saint-Yves et dans les premières années du xx" siècle, il ne manque pas de gens qui ont des préoccupations spirituelles ou économiques assez proches de celles qui se manifestent dans le système synarchiste, mais aussi qu'il serait tout à fait abusif d'induire, à partir de ressemblances plus ou moins précises d'ailleurs, l'existence d'un « centre» commun d'inspiration. La notoriété de Saint-Yves n'a jamais dépassé le domaine de l'occultisme, mais elle l'a inspiré jusqu'à nos jours, ainsi qu'on va le voir. On pourra ensuite discerner plus clairement dans quelle mesure il est possible d'utiliser le terme de synarchie pour désigner certains groupes qui, entre les deux guerres, puis postérieurement, tentèrent de remédier à la crise économique, à la crise politique, à la crise spirituelle de la société française.
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Permanence de la synarchie occultiste
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Rudolf Steiner (ici vers 1885) élabora un programme d'action comparable à la synarchie.
U n e des erreurs les plus graves qui ont été commises à propos de la synarchie a consisté à croire que la rareté relative des témoignages d'une activité synarchique était la preuve de l'existence de menées souterraines. Elle témoignerait plutôt de l'indigence des sources documentaires dont disposaient les auteurs qui ont traité de la question ... En réalité, de très nombreux ouvrages et opuscules témoignent de l'intérêt que les occultistes ont toujours porté à la question, et rien n'autorise à monter en épingle l'un ou l'autre d'entre eux - le seul qu'on connaît - pour en faire on ne 167
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sait quelle «preuve» de l'existence d'un courant synarchiste. Ce dernier a toujours existé, et au grand jour; chez les occultistes et, encore une fois, la seule question importante serait de connaître son poids politique. . On ne peut évidemment entreprendre d'écrue ici, à propos de la synarchie, l'histoire complexe et un peu dérisoire de l'occultisme au xxe siècle; il est cependant nécessaire de montrer, à partir d'exemples précis, que la permanence des rêve1 ries synarchistes, plus ou moins inspirées de 1 Saint-Yves d'Alveydre, ne se retrouva pas seulement dans le martinisme, généralement mis en cause par les antisynarchistes de toutes appartenances politiques. \ Dès avant la mort du « Maître », on retrouve des préoccupations de cette nature chez l'un des penseurs les plus importants de ce temps: René Guénon. on sait, en effet, que ce dernier, qui apparten~Üt alors à l'organisation martiniste (dont il devait pâila suite soulIgner le èâfâCtère pseudo-initiatique), avait été sollicité, vers 1908, pour prendre fa tête d'un._« 0..E~!E~~~ 'I_~mple réiî?ve>>oôn::C:raroncrat1on avait été orC1OiîiîèêPar ufieënJité mzstér~.egui s'a~ressait, par éCri-. ture directe, a un groupe de vm.s.t,!;.t.llE occultist~_~qui se réunIssaient tantôt ru?--aes Canettes, tantôt rue Saint-Louis-en-l'Isle. Paul Vulliaud qui eut accès à des documents conf1déIïtiefs" relatifs à cette affaire, à la suite de Blanchard laquelle Guénon fut expulsé de l'ordre martifon?ta, niste, en compagnie de Victor Blanchard, cite par 1a SUI e, ~n.ordre un rapport trouvé dans les archives de Pap~s : martJmste et G . (uenon ' ) devalt ., -d , . et synarchiste.« s emparer u secretanat
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de toutes les adresses martinistes. L'Ordre de G. - telle est la désignation du groupe d'après le nom de son chef - était fondé sur l'idée de vengeance templière, avec Weishaupt pour modèle. Le rap ort insiste sur le tait -ue Samt. pas entendre par er y "ves d'.n.II-!vey re ne vou alt de ce genre de vengeance. POûrtânt, c'est sur sôu archéomètre 'lue rCJrêrrëëlë-C;~ p~iïQiit s'appuyer pour soutëru~n t~~risme. G. se dISalt un tem 11erréincarne. » ~ D'àUtres personnages, ln fiiment plus suspects, ne manquèrent pas de se réclamer de SaintYves ou, du moins, d'utiliser sa notoriété, comme ce « professeur Staïr-Sisshar »qui sur ' . et lmperatl " ' f de l'Agart ' h a, un ordre precis . f d ' d 'do d 1 B h avait on e un «or re ve lque e a ra mandya» et envisageait, au début du siècle, de fonder un mouvement synarchique à forme maçonnique. Vers 1912, il inondait Papus de lettres relatives à une prochaine réincarnation du marquis d'Alveydre. \ Il n'est pas nécessaire d'insister sur les élucu,brations de ce genre; encore faut-il savoir qu'elles n'ont cessé de proliférer. L'œuvre de Saint-Yves suscita pourtant de plus sérieux commentaires comme ceux de Lucien Lejay ou ""------de Louis Le Leu. Il faut-pourtant accorder une place particulière à ~arlet, ..sie son vrai p.01p~Rm, Faucheux (1838-1921) - Barlet est l'anagramme d'Al·ber1. "Filr~1iothéq!Ïte de l'Arsenal, il fut lui-même fonctionnaire et termina sa carrière à Abbeville comme directeur de' PErirègiStre~ Trèsr~pa~cIiiii"S les milieux . ocCûltistes, il appartint à un très grand nombre de sociétés et eut le privilège de représenter en .'>
...,....--
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Fondateur des lluminés
gi!fi~iâ~'
XVIIIe
siècle.
Cette «vengeance» est le thème
~~ ~:r\~1·~~de grades.
do~;igi~~ques ~~:~~cte que récente. Guénon
n~ticipa rédaction d'une longue étude sur l'archéomètre, parue
1:G~ose.
La .)( Bibliothèque de Lyon détient (sous la cote 5493) de fort intéressants documents prov.enani: de Le Leu, qui firent partie des archives de Papus.
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Europe 1'« Hermetic Brotherhood of Luxor» (H. B. of L.), à laquelle Guénon accordait tant ( d'importance. Grand travailleur, il n'a pourtant laissé qu'une œuvre écrite limitée, mais qui comporte tout un plan de reconstruction de l'enseignement selon les vues de Saint-Yves. Simultanément d'autres disciples avaient créé une Société des Amis de Saint-Yves, qui procéda à l'édition des œuvres posthumes; cette association réunissait quelques personnages qui s'étaient liés d'amitié avec Saint-Yves à la fin de sa vie et travaillaient avec lui sur l'Archéomètre: Lebreton, son secrétaire, Jemain, spécialiste de la musique, Gougy, architecte, Batilliat, littérateur (j'avoue n'avoir su retrouver trace de ses œuvres), Duvignau de Lanneau et, bien sûr, le Dr Encausse et le Dr Chauvet. On ne s'étonnera donc pas que le nom de Saint-Yves ait continué à être connu dans les milieux occultistes grâce à l'action de cette association. Mais on conçoit aussi qu'il n'y ait pas lieu d'accorder une importance trop grande aux publications de l'un ou de l'autre de ces disciples. Faute de bien connaître l'occultisme, Ulmann et Azeau n'ont pas manqué de commettre l'erreur de considérer, comme un indice intéressant la publication, e!l)912, d'une brochure Chez intitulée l'Etat social' vr~née: «Un J.Lessard, synarch'lste», c':~~l' imprimeur elle etalt . œuvre d e Ch auvet, à Nantes. qui d'ailleurs la réédita ouvertementchez Chacornac en 1922, sous son nomen initiatique de « Saïr ». Le texte en est intéressant, mais il faut soûligner combien il est illusoire de voir dans cette brochure la preuve d'on ne sait quelle emprise de la doctrine synarchique « sur 170
les notables de nos provinces» ! Une nouvelle Ulmann et fois, il faut souligner que rien de tout cela ne Azea'!l, , . 1 1 l' op. CIl., depassalt e cerc e lmité des gens qui s'intéres- p.45. saient alors à l'occultisme; Saïr - le Dr C~auvet - . était du nombre et publia par la sUlte un cutleux ouvrage sur l'Esotérisme de la Genèse. L'intérêt de cette brochure réside bien plutôt dans le fait qu'elle est une transcription rigoureus~ment fidèle d~§.-rvues de Saint-Yves dans u~ simple, qui écarte les redon&mces et le prophetlsme, souvent pénibles chez l'auteur des Missions. Il est à noter, de plus, que ni Saint-Yves ni la ~ynarchie ne sont1!Q...mm~: il s'agit en réalité d'un résumé intelligemment fait à l'usage de gens avertis; il est bien certain d'ailleurs qu'en 1912, date de la parution de cette étude nombreux étaient ceux qui, dans le mond~ occultiste, avaient connu notre auteur. Le seul él~ment. quelque peu mystérieux que l'on peut decouvtlr dans ces diverses publications se trouve dans une ~-Victor-ErriTIë MiëfïefeTqul écr1~cran:sseSsôuve"!ïiii':«SaIilt'YVes fut -avant tout préoccupé de montrer les ressorts secrets des grandes civilisations antiques pour faire bénéficier de cette connaissance la société anarchique qui est la nôtre. Peut-être u~ io~~_me sera-t~~ 'raco~r co.m~ent e,n ç~~~.[neme~passé_
!912.;
f~L9~~n~,lLfl~-E:fOP..~!t)l~t~~ ~'i-~e]et:
1 uropez.et commentTadverse génie'dê1a térre 'app ort a sa vlctOtleUse .. .. oppOSltlOn. » Y Il ne semble pas malheureusement que Miche1et alt " Jamais . l' alssé un te1 récit... En tout état de cause, on volt. ma1 de queIle façon les 171
les Compagnons de la . Hiérophanie, p.120 (Paris. Dorbon AIllé. s,d.). . A
disciples de Saint-Yves eussent influé de manière décisive sur les négociateurs de Versailles. Ce qui est sûr, c'est que parmi les disciples immédiats on ne renonçait pas alors à faire prévaloir dans le monde les vues du marquis inspiré. On ne renonçait pas, mais les espoirs et les rêves étaient exprimés de manière puJean blique et sans qu'on en fît le moindre mystère. Bro'Sset: M' .. 1 ' 1 pas une orgaSynarchie alS 1e martlmsme, Ul, " n est-l llniv::s~ïf:. nisation clandestine? Et n'est-il pas évident, Le ~oi.le pour Geoffroy de Charnay qui reprend d'ailavrll~22: leurs les termes d'innombrables libelles, que, « à partir de 1920, les organisations martinistes passent à l'action clandestine un peu partout G. de dans le monde ... » ? Charnay: La question . vaut d'"etre posee, '1' assertion . ayant Synarchie. rléjà.liI~: été mainte fois reproduite par des gens qui P manifestement ignorent l'histoire des organisations en cause. . Il n'est pas douteux, en effet, qu'un très grand 1nombre de membres de l'ordre martiniste, suivant l'exemple de Papus, ont toujours porté et continuent de porter une grande attention à l'œuvre de Saint-Yves d'Alveydre ; ils ne s'en sont jamais cachés, d'ailleurs. Est-ce à dire pour autant que, vers 1920 ou 1922, le martinisme soit devenu le centre d'un immense complot capable de préméditer - et de réussir - la défaite française de 1940 et l'assassinat de la République? Toutes les «preuves» avancées jusqu'ici sont malheureusement erronées. Il faut rappeler tout d'abord qu'après la mort de Papus, en 1916, le martinisme avait été agité de grandes convulsions, dues au vif désir ( de plusieurs membres du « Suprême Conseil » d'être proclamés «grand maître ». 172
Celui qui l'emporta provisoirement De son vrai Téder, avait tendance à organiser son ordre ëh~rles comme une obédience maçonnique et, en tout Detré. cas, à subordonner l'admission à la possession préalable de grades maçonniques ... Cette manière de voir n'était évidemment pas partagée par tous les adhérents, si bien que, peu après le décès de T éder en 1918 et son remplacement par Joanny Bricaud, une dis si- Autrefois dence, dirigée par Victor Blanchard , entraînael,xPdulsé or re ·ende la fondation d'un « Ordre martiniste et synar- comp~gnie c~iste» e}~..ÉEv~_er 1921,;.])ix ans plus tard, tle9~8)~non ViCtor-Emde 1Vfic1ië1ëfCréera, de son côté, un ( Ordre martiniste traditionnel. Intrigués par la dénomination de l'organisation créée par Blanchard - fonctionnaire à la ,de nombreux Chambre des députés auteurs, intoxiqués par les allégations des services antimaçonniques de Vichy, ont cherché à démontrer que ces événements constituaient la preuve de la création du Mouvement synarchique d'Empire vers 1922. A preuve, le fait que Saint-Yves avait été le grand maître du . martinisme: or on a vu qu'il n'en fut rien. Deux indices longuement commentés par Charnay établiraient, d'une part, qu'en 1920 les organisations martinistes auraient abandonné leur «rituel de 1887» pour adopter un mode d'affiliation «d'homme à homme» permettant une plus grande clandestinité; d'autre part, qu'elles auraient «fermé leurs portes aux francs-maçons appartenant à d'autres obédiences ». Or il se trouve - et tous ceux qui connaissent un peu la question sont unanimes, de Jean Chaboseau à Jules Boucher, en passant par 173
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Robert Ambelain et quelques autres - , que ce « rituel de 1887 » n'a jamais existé en tant que tel, puisqu'il consistait précisément en un~ forme d'« initiation libre» ne comportant aucun formalisme d'aucune sorte. L'évolution de l'ordre martiniste, sous l'influence de Téder, a comporté l'introduction d'un rituel imposé, la création de structures comparables à des loges maçonniques qui, par le fait même, supprimaient presque entièrement les possibilités d'une initiation d'homme à homme, c'est-à-dire rigoureusement secrète pour tous ceux qui n'y avaient pas participé. Enfin, la ~ande maîtrise de T éder et celle de Bricaud furent marquées par une « maçonmsadon» très poussée de l'ordre, puisqu'on n'y rëcevait plus que des gens possédant certains grades maçonniques; à tel point, d'ailleurs, que dé nombreux martinistes voulurent réagir " contre cette tendance et creerent une autre organisation dirigée par Michelet, puis par Augustin Chaboseau, père de Jean Chaboseau. Dans ces conditions, on ne saurait, sans contrefaire la vérité, affirmer que devint clandestine une organisation qui renonçait ~à des usages permettant une véritable clandestinité ni qu'elle ferma ses portes aux francs-maçons le jour où elle exigea des postulants la possession de grades maçonniques ! C'est pourtant ce qu'avec une assurance tranquille ont fait de nombreux auteurs ... Il est vrai qu'il leur fallait, à tout prix, un complot; ils transformèrent donc en comploteurs les martinistes qui clamaient à qui voulait les entendre leur dévotion envers le théoricien de la synarchie. Mais ce qu'il faut noter, c'est que 174
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le contour de cette sorte de « cagoule» spmtuelle, que l'on dessine ainsi, à l'aide d'indices sans consistance, est encore une fois emprunté en réalité aux vieilles obsessions barrueliennes du XIXe siècle. Ce n'est évidemment pas par hasard; les premières dénonciations de la synarchie, en 1941, s'appuyaient toutes sur une « documentation» provenant d'officines d'extrême droite qui intoxiquèrent littéralement les journalistes destinataires de leurs notes confidentielles et qui n'y connaissaient pas grand-chose. C'est là, UNE des clefs du mythe synarchiste au Xxe siècle, mais non la seuk De même que Charnay qui, se voulant \ « à gauche », ne cite pourtant que des auteurs antimaçonniques, plus près de nous, Ulmann et Azeau, qui visiblement ne l'ont pas lue, font de lady Queensborough «une personne bien 1 informée ». Cette très jolie personne qui s'appelait aussi Edith Starr Miller, est, en fait, l'auteur d'un pesant ouvrage en anglais, mais imprimé en France, publié en 1933 après sa mort, «for private circulation only», et qui pour l'essentiel n'est qu'une compilation de textes largement répandus et d'inspiration « anti-judéo-maçonnico-bolchevique ». De telles sources permettent assez bien de comprendre que d'aucuns aient tenu le martinisme pour l'âme d'un gigantesque complot. Il demeure que cela n'est pas très sérieux ... D'autant que la permanence des préoccupations synarchistes ne s'est pas manifestée seulement chez les disciples immédiats de Saint-Yves ou chez les martinistes, et qu'en tout cas ni chez les uns ni chez les autres les années 1920-1922 175
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ne correspondent à des événements ou à une évolution qui puissent être considérés comme décisifs. Dans d'autres courants de pensée d'inspiration occultiste, en effet, on retrouve sans difficulté des recherches ou des théories comparables à celles de Saint-Yves et qui avaient pour objet d'appliquer dans l'ordre social les enseignements de la « Haute Science ». Voir Rom Notons en particulier que Steiner, qui avait ' Lantdau: beaucoup entendu parler de Saint-Yves par D leu es mon aventure, Edouard Schuré avec qui il s'était lié dès 1904, pp. 67(Paris, et 263 S, etait ,. ." ' SOCla '1' mIS a repan dre une d octrme e etran- 1 L'19~~): gement comparable à celle de l'auteur des Missions; il en fit même un programme, rendu public en 1919, qu'il espérait pouvoir opposer aux XIV points de Wilson fondés uniquement sur des données politiques. Cette doctrine, comme celle de Saint-Yves, se fonde sur un organicisme systématique : il y a Lettre des fonctions sociales comme il y a des foncouvert[e tions physiques: « De même, le corps social a au peup e , , . suisse besom d'une orgamsatlon dans laquelle aucun (1919). systeme , " ' d' un n 'emplete sur 1es f onctlons autre; chacun reste indépendant, tout en R. Steil!-er: concourant à l'ensemble. » On ne sera pas surda TrI pIe 'd' apprendre que pour S' , Organisation ptlS temer« l a' sltuatlon So~~l)~~f~ ne peut être améliorée par une simple transz sfziW formation de la vie économique, mais par la r~:~; d~ séparation des trois pouvoirs: l'Esprit, l'EconoZUrIch, (juillet mIe et l'Etat », n;;~r{~s~: Il n'est pas douteux que les analyses de Steiner de Steiner rejoignent très exactement la synarchie: l'esa été publié prit, . c,est 1a VIe ' des 1'd'ees et 1" actlv1te , , mora1e en France sousleleTrzple ti~re: des Eglises , des universités , des écoles , des Aspectt,de conservatoires, En un mot, la présence d'une l a ques zon 'l' '11ectueIle et Spltltue .. Ile qUI' or donne 1es sociale. e Ite mte j
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deux autres fonctions sociales: économique, Voir aussi, d'une part; politico-juridique, d'autre part, *~~~~:, Cette analyse rapide montre que l'on retrouve }asre~ue 'd" a czence Ch ez 1es ant h roposop h es des 1 ees qUI peuvent spirituelle "etre conSI'd'erees , comme . synarch'1stes sans que entre les deux guerres, le mot soit J'amais prononcé . et de l'ouvrage Paul A la même époque d'ailleurs, les milieux ~odz[i: proches de la Société de théosophie que venait St~i~~r et la S' " . ,a un cuneux . questzon . temer etaIent en prOIe sociale de qUItter messianisme politico-social, qui trouvait au- (Paris, 1968). dience dans certains groupes artistiques et littéraires; Guénon y fait directement allusion: « Au début de 1918 rarut un journal intitulé ReI?-é ['Affranthi, qui; par la façon dont il comptait ~U;R~~-: sès années d'existence, se donnait pour la suite so~~~sme, de l'ancien Théosophe, mais dans lequel le mot (Paris,siééd. ' h'le ne fut"Jama1s prononce., C' tradide t h eosop e Jour- Ed. tionnelles, nal, qui avait pour devise « Hiérarchie, Frater- 1965). nité, Liberté », ne contenait que des articles signés de pseudonymes et dont un~rande partie était consacrée aux ql.le·stiOJlê.. sociales; il y étÎÜt fait de très discrètes allusions au « Messie futur» dont on présentait comme des précurseurs, à mots couverts, certains personnages en vue, parmi lesquels, Wilson et Kerensky [ .. ,]. Au même groupement apQ..~l.lli.iLJ~:.U~ &vue paltiJi!:!.~, « consacrée à la défense parti- L'animateur en était culière des questions des pays Baltiques, qui Arthur seront la clef de la paix mondiale », ce qui Toupine; le grand montre qu'on y mêlait les préoccupations poli- poète français tiques et diplomatiques à la littérature [ .. ,]. Milosz, diplomate A l'intérieur de l'organisation des «Affran- lituauien, s'intéressait chis» et au-dessus d'elle, il s'en trouvait deux fort à c·es autres plus fermées, le Groupe mystique Tala travaux. (le lien) et le Centre apostolique; celles-là, bien entendu, étaient nettement théosophiques. » Ce 177
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La séance
groupe prit par la suite le nom de « Veilleurs»,
i~~ug~~~~ inspiré par le poète Nicolas Beauduin, qui m'en apostoliq~e
parla en 1961, et dont plusieurs membres. fut marquee,. . , d'" . 1es » proches par une etalent ammes mtentlons« SOCla allocution d Il d S' y de Milosz, e ce es e amt- ves. tr:;~tadt Ce groupement des Veilleurs, fort mal connu, d u ro e e j:;> • 1 h' l'artiste n'a d intérêt en ce qUl concerne a synarc le, (février d l ' , 1919). que ans a mesure, ou un personnage assez énigmatique, nommé Vivian du Mas, y fit ses premières armes, en compagnie, si l'on en croit l'historien Pierre Mariel, d'un autre personnage Cf. Pierre énigmatiqu~dolf Hess. Mariel' V"lVlan P ostel d u M a§.,....auteur d'lscret malS . dont l'Ellrop~ Pdïe~~~ l'fnHuence fut considérable sur certaines écoles siècle,~. 154 théosophistes, vaut d'être étudié en raison d'un (Paris,. . . l' h' de l' archetype ' La Palatine, cuneux ouvrage, mtltu e 5!:.-.!!..ma . 1964): social, mis en circulation hors commerce, sous VoIr aUSSI la Fran~- s'ôi11fOïn, mais qui connut aussi une édition Maçonnerze bl' ., L SP M en France pu lque slgnee« e S nar ue . . . »; cette (Paris, Ci~6~') dénomination est ien d'ailleurs la seule alluet)e sion explicite à la synarchie dans ce curieux . t' D IC IOnnazre des Sociétés ouvrage de quelque 140 pages. secrètes (Paris, même Ce 5ch" ema se presente comme une analyse \ édl~~l): systématique de tous les plans de l'univers visible et invisible « sur lesquels s'étage la société hominale », ces plans étant eux-mêmes définis par la « réflexion de la trinité divine ». C'est la raison pour laquelle chaque page de l'ouvrage comporte cinq bandes horizontales, correspondant chacune à l'un de ces plans, le plan central étant lui-même double, participant aux deux plans supérieurs et aux plans inféSchéma de rieurs; c'est ainsi, par exemple, que sont défi:~~~~f.é;~f5 nies les «sphères universelles de Conscience (PartIS, décroissante créant les différents véhicules de la L a Carave e . Il' s.d,). consclence co ectlve»: 178
«Le monde spirituel », où est 1'« être hominal immortel: expression unitaire. En rapport dans le stade actuel de l'évolution, avec l'espritélément de l'Ether. «Le monde intuitionnel» où est le «corps hominal mystique»: expression trinitaire concomitante; expression septénaire successive. En rapport, dans le stade actuel de l'évolution, avec l'esprit-élément de l'Air.
« Le monde rationnel» a) de la raison abstraite ou raison pure, où est
le «corps hominal causal»: expression trisepténaire concomitante, expression hepta-septénaire successive; en rapport avec l'esprit du Feu. b) le monde intellectuel de la raison concrète ou raison pratique, où existe le « corps hominal mental»: expression multitudinaire, en rap"0rt avec l'esprit-élément du Feu. « Le monde émotionnel », où existe le « corps hominal sentimental », expression multitudinaire. En rapport avec l'esprit-élément de l'Eau. « Le' monde matériel », où existe le «corps hominal physico-vital », expression multitudinaire. En rapport dans le stade actuel de l'évolution, avec l'esprit-élément de la Terre.
179
Cette analyse doit beaucoup aux doctrines de la Société de théosophie telles qu'elles ont été exposées par l'un de ses dirigeants, Jinaraja~ dasa. Dans son ouvrage sur l'Evolution occulte de l'humanité, paru en 1928, on retrouve, par exemple, mot pour mot ces considérations sur les différents « mondes ». L'autëur du Schéma, toutefois, ne limite pas son propos à ces considérations philosophiques. Pour lui, chacun de ces mondes se retrouve dans la constitution de l'homme, mais aussI dans celle du corps social. Il existe des corrélations entre eux et les fonctions sociales, qui s()nt autant de «principes de l'harmonie sociale ». C'est ainsi qu'il définit les différents niveaux de « socialité » hiérarchisés : Fonction sociale
Entité
Hiérarchie
1
Chef
1
Initiation
Humanité
Théocratie
2
~eligion
Race
Hiérocratie
Nation
Idéocratie
Pontife
Etat
Aristocratie
Primat
Peuple
Démocratie
Syndic
3 {Mathèse Enseignement Gouverne4 ment 5
Economie
Seigneur du Monde
A l'évidence, on retrouve ici certaines des idées chères à Saint-Yves d'Alveydre; sans doute ce dernier confondait-il «initiation, mathèse, enseignement et religion» qui sont distingués dans ce tableau, mais on voit clairement que subsiste la distinction des trois fonctions principales : spirituel et culturel, d'une part; politique, d'autre part; économique, enfin. 180
Les institutions proposées par le Schéma ont, en conséquence, pour objet d'organiser le gouvernement de chaque plan, qui comporte ainsi un Grand Conseil, une Assemblée élue selon des règles spécifiques, un organe exécutif, des états généraux, une Haute Cour arbitrale, etc., l'harmonie de l'ensemble étant assurée, comme chez Saint-Yves, par la présence des Sages qui assurent discrètement la surveillance et le contrôle de l'aptitude de chacun aux fonctions qu'il exerce. L'importance de ce livre, qui a d'ailleurs échappé à la plupart des auteurs qui n'en connaissent que ce qu'en dirent en 1944 les Documents maçonniques (revue antimaçonnique), réside surtout dans le fait qu'il préfigure, sans aucun doute possible, le fameux Pacte synarchique d'Empire, considéré sous l'Occupation comme la preuve par excellence du « complot synarchique ». Non seulement il le préfigure sur le plan des idées, mais encore est-il plus que probable que les rédacteurs de l'un et l'autre document appartenaient au même groupement. C'est cet aspect de la question qu'il faut étudier maintenant, et l'on constatera qu'il-peut apporter deux nouvelles certitudes concernant, l'une l'existence du synarchisme, l'autre les origines véritables du mythe synarchiste, qui sont deux choses distinctes ...
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Les «Documents maçonniques» revue antimaçonnique, en 1941/
Du pacte synarchique au mythe de la synarchie
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TI mois après l'assassinat ignoble de Constant Chevillon, un collaborateur des Documents maçonniques écrivait que les deux ouvrages -le Schéma et le Pacte - « avaient été découverts au cours de perquisitions policières chez des francs-maçons, notamment chez le F.·. Gaston Martin. On les a trouvés également à Lyon, au temple martiniste de la rue des Macchabées, siège de l'ordre martiniste, des ordres de Memphis et de Misraïm et de l'Eglise gnostique, lors de la perquisition effectuée le 25 septembre 19A 1. Chevillon, grand maître de l'ordre martiniste et patriarche de
183
Avril1944, p.185.
l'Eglise gnostique, interrogé par le commissaire chargé de l'enquête fit des réponses évasives. Il déclara, le 25, qu'il s'agissait simplement d'un document communiqué pour son information personnelle et au surplus déjà ancien; puis, le 30, que les deux livrets lui avaient été remis par une demoiselle Jeanne Canudo, afin, lui avait-elle dit, de «pouvoir en comparer la teneur aux principes synarchiques de SaintYves d'Alveydre », et elle avait fait remarquer que « le livre était secret ». Il faut préciser d'emblée que rien dans les déclarations de Chevillon n'était imprécis, en dépit des allégations du collaborateur des Documents maçonniques. Le Pacte synarchique, si souvent commenté, mais pourtant mal connu, était bien un prolongement de la doctrine exposée dans le Schéma de l'archétype social, et il devait servir à recruter des personnes susceptibles de donner leur adhésion à une entreprise synarchiste. Les rapports du Pacte avec l'œuvre de Vivian du Mas sont très clairs; on a vu, par exemple, que les trois degrés inférieurs de la société analysés dans le Schéma étaient: -la nation gouvernée par une idéocratie ; -l'Etat gouverné par une aristocratie; -le peuple formant une démocratie. Cette dernière était, par ailleurs, analysée comme le groupement des individus qualifiés de la manière suivante: «a) l'individu professionnel fondu dans le syndicat de sa profession; « b) l'individu personnalisé participant à la démocratie populaire; «c) la famille personnalisée participant à la 184·
démocratie populaire au prorata de son importance quantitative, c'est-à-dire suivant le nombre d'enfants mineurs, la mère ayant les voix des filles, le père celles des fils. » Or, si l'on étudie attentivement le point VII du Pacte relatif à «la hiérarchie naturelle des réalités collectives », on trouve les propositions suivantes: « La nation, comme réalité culturelle de l'ordre synarchique, se manifeste ontologiquement par l'ensemble de ses universitaires et pédagogues, de ses ecclésiastiques, de ses artistes, de ses savants et de ses intellectuels purs, qui forment une véritable « démo-idéocratie» de service, de mérite et de talent. » L'Etat, réalité juridique de l'ordre synarchique, est défini, de son côté, comme une « démo-aristocratie» politique, formée par «les citoyens (gouvernants, fonctionnaires et militants politiques) qui ont fait la preuve d'une réelle conscience politique ». Quant à la démocr;:ttie, le Pacte la caractérise : - par une démo-technocratie au niveau des économies régionales, par une large autonomie des communes, - par l'organisation professionnelle, - par la famille, «milieu organique différencié de sélection des individus ». Mais alors que le Schéma se bornait à énoncer des principes très généraux, et même métaphysiques, le Pacte se présente comme un programme d'action ; c'est pourquoi il particularise certains points que Vivian du Mas considérait comme accessoires: statut social de la femme, statut social de la jeunesse, formes de l'électorat, définition des secteurs de l'économie, etc. 185
·r·· ..
L'inspiration pourtant est bien la même, et elle est à rechercher, une nouvelle fois, dans un groupement occultiste. Quel groupement? Au. profit de qui pratiquait-il son recrutement? Depuis quand existait-il ? Dater le Pacte synarchique n'est pas une chose aisée et les auteurs ont donné des dates divers~s. Charnay, qui le premier le publia (du moins dans un imprimé), donne un texte mis en circulation en 1938, mais il admet que, dès 1935, le même document était déjà connu. Roger Fertal retient 1937, Ulmann et Azeau, 1936 ... , mais personne ne mentionne une date antérieure à 1934-193.5. A vrai dire, en ce domaine il y a loin de la coupe aux lèvres et ces dates ne' sont généralement que des indications sur le moment où tel ou tel a eu connaissance de l'existence du document et, avant guerre, rares furent ceux-là ... Plus rares encore furent ceux qui se hasardèrent, même au plus fort des campagnes antisynarchiques, à désigner ses auteurs. Les nombreux libelles de polémique ne s'y aventurent que rarement et je n'en connais qu'un qui l'ait osé ouvertement. Il s'agit d'un texte copieux, intitulé sans souci d'élégance littéraire: Mémoire sur 'la guerre franco-allemande simulée de 1939-1940) sur la défaite truquée de mai-juin 1940} sur la prise du pouvoir de juillet 1?40 et sur la préparation idéologique et techmque du renversement des institutions républicaines . depuis 1930. Ce texte issu de milieux de « gauche » et qUl résumait: vers 1944, de nombreuses informations dont certaines se retrouvent presque mot ~ mot dans les études de Charnay et de 186
Mennevée, contient d'assez nombreuses inexactitudes, peut-être délibérées, mêlées à des faits précis. Or, s'agissant du Pacte, il note: «Ce texte est la charte politique du fascisme français. Indiquons tout de suite qu'il ne s'agit nullement d'un fascisme du type germanique à la Rosemberg (sic), mais d'un fascisme à ciment idéologique catholique romain du type «portugais ». Il a été rédigé à une date inconnue par Mme Canu d0 al'd'ee d e MM . V"lvlan du Mas et Armand Mora (F .L.N., janvier 1944). Il et une seconde Paraît avoir subi une refonte rédaction vers 1934, due a, Jean Coutherot (' Stc! il s'agit de Coutrot) (R.L.Y., mars 1942). Une troisième rédaction serait actuellement en préparation (S.O.I., janvier 1944). » ' .. ' d' De teIles « preclslOns », on l e VOlt, olvent eAt re reçues avec discernement; il n'empêche toutefois que certaines d'entre elles confirment aussi bien les dires de Chevillon, rapportés par les Documents maçonniques} que ce qu'enseigne la comparaison entre le Pacte et le Schéma de l'archétype social dû à Vivian du Mas. Or il n'est pas douteux que ce dernier a longuement collaboré - dans des investigations « théosophiques» avec Jeanne Canudo, veuve d'un esthéticien qui, dans les années 1905-1910, publia dans les Entretiens idéalistes alors dirigés par Vulliaud de nombreux et quelquefois curieux articles consacrés à la « mythologie» de Sherlock Holmes, aussi bien qu'à la mort d'Hercule et même une Introduction nouvelle à la « Divine Comédie ». Peu avant l'époque qui nous intéresse directement, Vivi an du Mas et Jeanne Canudo avaient 187
Les iI,1itia~es mentlOnnees dans ce texte
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joué un rôle parmi les animateurs d'un curieux mouvement occultiste qui se manifesta vers la fin de 1929 sous le nom de groupe des « Polaires ». Cette organisation, dont la doctrine s'inspirait pour une large part du Roi du Monde, de Guénon, qu'on chercha d'ailleurs à compromettre, se présentait elle-même comme placée sous l'inspiration de l'Agartha. Elle se fit connaître, en 1930, par un curieux ouvrage, signé « Zam Bhotiva » et intitulé assez obscurément Asia mysteriosa, l'oracle . de . Force astrale comme moyen de communzcatzon avec . l umzeres ., d'a' « l es petztes rzent ». Par une méthode arithmétique complexe ' qu'un certain Marie Fille disait tenir depuis 1908 d'un mystérieux ermite du Vitterbais, le père Julien, on déchiffrait des «communications» reçues des «petites lumières », c'est-àdire des « Sages, chefs des groupes ésotériques ou couvents entourant l'Agartha, ce Saint des Saints initiatique du Monde, que traditions et légendes situent précisément (sic) dans cette région mystérieuse de l'Asie: l'Himalaya ».
On imagine aisément qu'il était fait de nombreux appels à l'alveydrisme, mêlé aux doctrines théosophistes relatives à la Grande Loge Blanche; de fait, le groupe des Polaires se donnait pour tâche de reconstruire la société humaine à partir d'un enseignement spirituel : «Le groupe des Polaires sera sous la haute Zam protection de l'Etincelle d'un Sage rose-croix Bothiva' . 1e du Statut esote" Asi~ et, comme l" lnd'lque un art1c Mysteriosa, ri que son Commandant spirituel suprême sera p.148 Cel'U1. qm. Attend », l' envoye'de l' « A' (Paris,« Sla MysDorbon,. L A d l'Ill . , d S' 1929). tetlOSa ». e reve e umme, e amt- y ves 188
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d'Alveydre, commence à se réaliser ... » En dépit des efforts publicitaires (l' Intransigeant fit à l'époque largement écho aux expériences de « communication»), l'entreprise tourna court ... Parallèlement, un petit groupe s'était constitué, peu nombreux, et qui, seul, historiquement peut être qualifié de synarchiste. C'est ce petit groupe qui, dans les années 1934 à 1939, sera plus largement répandu dans les milieux occultistes (ce qui au demeurant était fort aisé), au point que certains observateurs peu avertis aient cru pouvoir parler de « noyautage » de certaines organisations. Ce point mérite explication: il est vrai que Jeanne Canudo et du Mils étaient membres de l'obédience maçonnique du Droit Humain, qu'ils comptaient des amis dans la branche Kurukshétra de la Société théosophique, dans certaines loges de la Grande Loge de France (notamment aux « Amitiés internationales») ou dans le martinisme, et qu'ils firent des conférences dans ces milieux. L'erreur serait pourtant de penser qu'une telle activité ait pu leur donner barre sur ces organisations. Cela dit, il n'est pas douteux qu'une propagande discrète se fit pour une nouvelle « synarchie impériale ». C'est d'ailleurs à ce point qu'il faut revenir aux déclarations de Constant Chevillon, selon lesquelles les documents trouvés chez lui en 1941 étaient assez anciens et qu'il les détenait en vue de les comparer aux travaux de Saint-Yves. Assez anciens ... l'expression peut-elle être employée en septembre 1941 pour des pièces détenues depuis 1935? Sans doute, si l'on veut dire par là qu'elles n'ont pas été obtenues à la suite d'événements aussi 189
devaient être constitués par les « états généraux de la jeunesse» qui furent mis sur pied le 24 juin 1934. Leurs promoteurs avaient comme souci principal de faire prendre conscience à tous du fait qu'une véritable révolution se préparait, que l'ancien ordre des choses ne pourrait se maintenir longtemps dans aucun domaine; ils se disaient cependant « révolutionnaires par nécessité », mais «réformistes par goût» et leur préoccupation dominante était de « faire l'économie de la violence dans l'inéluctable révolution ». Les états généraux de la jeunesse ne voulaient donc pas être un nouveau groupement de jeunes parmi mille autres, mais plutôt un terrain de rencontre neutre et apolitique, destiné à permettre les confrontations et à élaborer des « cahiers de revendications des jeunes ». Leur publication officielle s'appelait d'ailleurs Cahiers des états généraux de la jeunesse pour la libre confrontation des jeunes et leur affirmation dans la nation. D'assez nombreuses organisations envoyèrent des délégués à ces assises et, parmi ceux dont les interventions marquèrent la réunion constitutive de juin 1934, il faut relever les noms de Jean Luchaire, de Bertrand de Jouvenel et de Jean Nocher. L'instance supérieure, le bureau central d'organisation, était pourtant animée principalement par les personnages qu'on a rencontrés dans les milieux du synarchisme occultiste. Le délégué général était Armand Mora ; le secrétaire, Gaston W oIf et, à côté des deux représentants des jeunes, Guy Zuccharelli et René Rotter, on retrouve, comme par hasard,
récents que l'agitation antisynarchiste de juilletaoût 1941. Vers 1936, en effet, les martinistes dirigés par Chevillon animaient à Paris un « Collège d'occultisme », sis rue Washington, où se donnaient des conférences largement ouvertes et où l'on vit souvent Jeanne Canudo et Vivian du Mas' la loge martiniste «Papus» avait elle-mêm~ pour antichambre deux loges du rite de ~f. Memphis-Misraïm (<< Jérusalem égyptienne» et Ambelam: l'Age nouveau») dans 1esquelles on parlait le Marti- « HiH::::~ évidemment de Saint-Yves et où l'on se préocet doctriI}e cupait des « comparaisons» évoquées par Che(Pans, Vi'11 on. C ' fi t meme à «l'Age nouNiclaus, e d ermer 1946) . '/ . veau », une importante conference demeurée inédite, et consacra à des réflexions philosophico-politiques, vaguement teintées de synarchisme, un mince opuscule, sans grand intérêt, intitulé Regards sur le Temple social. Tout cela, à vrai dire, n'allait pas très loin, et il faut beaucoup de bonne volonté pour y voir la preuve d'un vaste complot. Les dirigeants de ce petit groupe avaient évidemment constaté que les organisations occultistes ne constituaient pas un levier très efficace pour changer l'ordre du monde. Ils s'engagèrent donc dans une voie plus directe. Reprenant l'idée de Saint-Yves selon laquelle les états généraux sont «le testament social de la France », ils entreprirent donc de mettre sur pied des « états généraux de la femme, ceux de la paysannerie, de la pensée française, de l'industrie, de la banque et du commerce, etc., d'où sortiraient les « états généraux de la Nation et de l'Empire ». Avant d'en arriver là, l'organe principal et le moteur de cette nouvelle Révolution française A
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«La jeunesse devant la politique», publié dans le nO 3 des
Cahiers, octobre 1934.
Jeanne Canudo et Vivian du Mas pour représenter les aînés. Peut-on affirmer, dans ces conditions, que ce groupe s'inspirait de la doctrine synarchiste revue et corrigée par l'auteur du Schéma de l'archétype social? Que c'est lui qui élabora le Pacte synarchique d'Empire? Qu'il représente la seule organisation synarchique dont l'existence soit certaine? Sans aucun doute. Les preuves en sont d'ailleurs dans le domaine public, par l'intermédiaire des «cahiers» de l'organisation et l'on s'étonnera qu'on ait fait autour d'elle tant de mystères, alors qu'elle n'hésitait pas, dès 1934, à évoquer sa référence synarchique. C'est ainsi, que, dans un texte destiné à servir de« support de d"ISCUSSlOn» au cours d e 1a session plénière de novembre 1934 ' on trouve le passage suivant qui contient de nombreuses , '1e par son l'd' ees du Pacte synarch'lque et reve style caractéristique que ces deux documents ont bien eu le même rédacteur. «La Révolution française doit être originale, c'est-à-dire dans la tradition nationale, de caractère non pas totalitaire mais unanime, propagée sous la mystique «personnaliste» (primauté spirituelle de la personne humaine) et la mystique complémentaire du «service social» (remplaçant la notion de profit), alliant ainsi l'autorité du principe aristocratique et la liberté du principe démocratique; « '" l'aboutissement étant un régime synarchique dissolvant automatiquement et sans violence les classes tout en respectant et favorisant la diversité naturelle des personnes et la diversité fonctionnelle des citoyens; 192
écartant toute dictature, mais renforçant réellement le pouvoir central ; « ... respectant la liberté de conscience, d'opinion et d'association politiques par affinité, mais substituant, au jeu antisocial, statique et anarchique des «partis» (construits sur l'idée d'opposition et de lutte pour le pouvoir), le jeu hautement social, dynamique et synarchique des professions organisées et constituant par conséquent de véritables « ordres hiérarchisés» (construits sur l'idée de service social et la coopération réelle et légitime de tous au pouvoir par délégation des meilleurs et des plus compétents de chaque «ordre» au gouvernement effectif: central, régional, communal, coopératif, syndical et corporatif). » Le Pacte, on le sait, devait opter pour cette solution: «la révolution invisible en ordre dispersé »... L'important, en tout cas, est d'être assuré qu'il y a bien une relation directe entre le Schéma et le Pacte, entre les occultistes et les « états généraux de la jeunesse» - et aussi que, dès ce moment, l'entreprise était fort peu mystérieuse pour qui savait lire. Cette activité était si peu clandestine que de nombreux journaux de droite, comme la France catholique, dénoncèrent son inspiration judéo-maçonnique. On lit ainsi dans la Revue internationale des Sociétés secrètes d'avril 1935 : «Les néo-socialistes sont résolument hostiles . au parlement et au capitalisme de spéculation. : Ils n'ont pas à cela grand mérite, car nous ne :' voyons pas qui songe à défendre ces deux ins.). titutions en dehors de leurs bénéficiaires. :i~!:« La S.'. Jeanne Canudo, le F.·. Vivi an du Mas, « .. ,
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r MM. Georges Izard, Jean Luchaire, le F.·. Gaston Wolf, Bertrand de Jouvenel, tous les rédacteurs de Notre Temps) de la Lutte des Jeunes) de Pionniers européens l'ont si bien senti qu'aux états généraux de la jeunesse leur déclaration condamne les monopoles privés et réduit les pouvoirs du parlement par l'institution d'un Conseil économique. Les juifs et les francsmaçons, si nombreux aux E.G.]., préféraient se jeter dans un torrent irrésistible pour essayer . de le capter que de s'y opposer. » A l'instant même où l'on discerne la trace d'une activité politique d'inspiration synarchiste - et dont l'existence est, pour une fois, indéniable - , on rencontre à nouveau cette curieuse Revue internationale des Sociétés secrètes qui, de 191'2 à 1939, s'ingénia à développer d'une manière souvent sordide les pires thèmes de l'antisémitisme le plus grossier. La rencontre est d'autant plus piquante, si l'on ose dire, que plusieurs ont voulu voir dans cette C'est le cas R.I.S.5. à l'anti-judéo-maçonnico-bolchevisme de M:~ï94.~~ forcené, une organisation ... synarchiste. De d'Ulmmanri fait, il ne manquait plus qu'elle! et Azeau, , 1·' . plus En rea lte, Sl. 1a RIS . . .S. a pu Jouer un roAl e dan s r~~e~~ièr~ cette affaire, cela tient au fait que plusieurs de de synarchie, ses collaborateurs avaient partie liée avec l'une tout est . . . ,. lIt' permis! des orgamsatlOns mtegnstes es p us .mys erieuses du xxe siècle, à laquelle on a falt allusion: «Sodalitum Pianum », la Sapinière ... On remarquera, par exemple, que certains libelles antisynarchistes ayant circulé sous l'Occupation reprennent purement et simplement les termes de l'ouvrage de l'abbé Barbier relatif aux Infiltrations maçonniques dans fEglise) paru en 1910, et qui, bien qu'il analyse longue194
ment l'œuvre de Saint-Yves, n'accordait d'ailleurs que peu d'importance à la synarchie. Mais ce qu'il faut noter, c'est que l'un des principaux acolytes de Barbier, l'abbé Boulin, était, de l'aveu d'un des défenseurs de l'intégrisme, Jean Madiran, un des familiers de Mgr Bénigni, l'un des principaux dirigeants de la Sapinière. Ce même abbé Boulin était, par ailleurs, sous le nom de Roger Duguet, l'auteur d'incroyables romans relatifs aux liaisons entre sociétés secrètes et politiciens, comme la Cravate blanche (Pierre Laval étant alors fort peu prisé par l'extrême droite) ou rElue du Dragon) paru en 1935. Or, quiconque a la patience - et il en faut! de relire les vingt-cinq années de la R.I.S.5. s'aperçoit que tous ceux qui ont été accusés de synarchisme après 1941 avaient été antérieurement vilipendés par cette revue comme agents du judéo-maçonnisme ; et l'on a vu, il y a peu, que tel fut le cas de Jeanne Canudo, de Vivian du Mas et même de Déat, pourtant lui-même grand pourfendeur de synarchie quelques années plus tard. On ne peut évidemment multiplier les exemples qui illustrent ce fait; il paraît toutefois indispensable d'en donner quelques-uns qui montrent clairement par quel processus les faits et gestes, sans véritable portée politique, de quelques petits cénacles occultistes ont pu être magnifiés au point d'apparaître, aux yeux de certains, comme des faits décisifs dans l'histoire européenne. En 1929, par exemple, la R.I.5.S. dénonce les entreprises d'Israël à qui « les apprentis curés enlevés à la prêtrise ne suffisent pas » et qui 195
«veut des curés réels, prédicateurs d'occultisme sous leur déguisement d'ensoutanés officiels. Les frères Salomon et Théodore Reinach vont diriger en France cette manœuvre [ ... ]. Avec eux, ils feront travailler Paul Desjardins et Paul Sabatier, protestants entièrement libérés. Par eux, va se tenter la « dissolution» de l'Eglise par les prêtres catholiques eux-mêmes, enseignant la prétendue vérité moderne. Bien curieuse et instructive histoire que celle des « entretiens d'été» entre les conspirateurs réunis dans la vieille abbaye de Pontigny où fréR.I.S.S.., quentent des prêtres éduqués en l'art de occulti~t~ construire des temples de la religion nouvelle t. x':lI, par «quatre pontifes laïques initiés au plus n 9, ' de l" esoterIsme ,. 1er septembre secrets mysteres ... » 1929, p. 270. L " , . , n:::' a meme annee, on avait aUSSI amrme que 1a « judéo-maçonnerie occultiste travaillait à l'avènement d'un omniarque qui, du siège anéanti de Pierre, ferait régner son impiété sur les Etats-Unis d'Europe et du monde », pour flétrir ceux qui se refusaient à trouver providentielle la « géniale réaction » de Mussolini. Comme Desjardins, et comme plus tard les néo-socialistes, les fabiens - dont on a vu que la gauche, elle aussi, devait dénoncer l'inspiration synarchiste - furent souvent et longuement accusés d'être les instruments des R.I.S.S., Sages de Sion, bien que leur société ait tou25 ja~~:; jours su dissimuler le fait «qu'elle n'a jamais 1931, p. t': été, n'est et ne sera toujours qu'un instument roya~m~ utile et docile de la judéo-maçonnerie ». socialiste. A . . d'enoncer 1es entreGouvernement USSI. VOlt-on sans surprIse fabien~~>~ prises les plus différentes, dès lors qu'elles ont pour but de modifier si peu que ce soit l'ordre - ou le désordre - établi; c'est ainsi, et ce 196
sera le dernier exemple, que Georges Ollivier consacrera, pour le compte de la « Ligue franccatholique» et de la R.I.S.s. réunies, une longue étude à la Franc-Maçonnerie et la C.G.T. dans l'économie française, dont une bonne part traitera du rôle réel ou supposé du F.:. Dimitri Navachine. Usant sans vergogne des positions du SaintSiège, les collaborateurs de la KI.S.S. dénonçaient donc sans trève le rôle des juifs dans les formations politiques les plus diverses et quelquefois même les plus opposées. Il faut souligner que cette publication avait une audience assez restreinte et, en tout cas, limitée aux milieux qui, dès cette époque, se qualifiaient eux-mêmes de «nationaux» et dans lesquels se recrutaient les admirateurs de Mussolini, puis, et surtout, de Franco; c'est dans ces mêmes milieux que l'on sera quelquefois tenté d'entreprendre des actions plus « directes» que celles de Maurras, ainsi que le fit le Comité. secret d'action révolutionnaire. C'est aussi de ces milieux que partiront les premières dénonciations de la synarchie et qui reprendront point par point les « documents» de la KI.S.S. Ainsi s'explique, par la longue habitude des gens de la KI.S.S. qui se piquaient de connaître les dessous de la politique mondiale, que l'action et l'idéologie du groupuscule synarchiste occultiste aient été présentées comme des faits décisifs, alors que leur importance était minime. Le rôle de l'anti-occultisme dans l'émergence du mythe synarchiste tient d'ailleurs à la logique particulière dont procédaient les multiples dénonciations dont j'ai parlé. Cette logique me 197
paraît fort bien résumée par le titre d'un article de Pierre Loyer, qui signait aussi Leroy : R.l.S.S .• le Socialisme, armée visible des sectes. Tout, 28 'uinti~k dans l'ordre politique, s'explique par l'action .1 p.669. d'entités occultes, par définition diaboliques, et les organisations visibles, comme les idéologies, ne sont jamais que des apparences. Les textes, les infentions avouées ne comptent guère puisque le «complot international» est permanent ; il faut chercher derrière chaque groupement un cénacle occulte, donc occultiste, et il ne sert à rien de montrer l'insignifiance politique de la plupart de ces derniers; la réponse vient raide comme balle: cette insignifiance, ellemême, est voulue, elle est un masque, elle est donc la preuve par excellence de la justesse de l'analyse ... En l'occurrence, on constate que les nombreuses confusions entretenues par des revues et des journaux prompts à dénoncer, chez tout réformateur comme chez tout révolutionnaire, l'inspiration jndaIque, maçonnique et bolchevique, ne pouvaient que retrouver, très normalement, dans les documents inspirés par Saint-Yves, la synthèse des obsessions séculaires, avivées par l'acuité des crises politiques, économiques et spirituelles traversées par la France. L'œuvre de ce Saint-Yves existait, comme existaient l'activité du petit groupe animé par Jeanne Canudo et Vivian du Mas, ou celle du martinisme. Elles servirent donc de point de départ commode à un récit «historique ». De la même manière, Barruel et les fabricateurs des Protocols avaient su s'inspirer de faits réels pour les transmuer en une sorte d'épopée apocalyptique. 198
Peut-être sera-t-il quelque jour possible d'analyser et de mettre en évidence la structure commune de tels récits et de décrire l'archétype logique qui procède à leur élaboration. Le plus clair résultat d'un tel travail sera sans doute de montrer qu~, s'il n'avait existé aucun courant intellectuel « synarchiste », certains n'eussent pas manquer de l'inventer. Il existe en effet un parallélisme rigoureux entre la démarche des anti-occultistes et celle des occultistes, à commencer par le fait que les uns et les autres trouvent dans les mêmes rêveries leur raison d'être, l'explication de leurs échecs, celle de leurs réussites. Les occultistes rêvent d'un monde, où, comme à l'âge d'or, le Ciel parlerait clairement par le truchement d'envoyés souvent étranges et mystérieux, sans doute, mais dont on ne peut douter qu'ils sont proches des états angéliques. Quant aux anti-occultistes, détenteurs, comme représentants de Dieu sur terre, de la Vérité, ils expliquent l'échec du Royaume de Dieu par l'existence de forces sataniques qui ont licence de s'opposer, au moins provisoirement, à l'action des « missionnés » qu'ils sont. L'abbé Boyer, Pour simplistes qu'ils soient, de tels raisonne- dé-:r~~~uI~e ments sont encore fréquemment dans chronique . , soutenus . pour une cl. e nom breux groupements Integnstes contem- affaire de . chez l' abb'e Boyer non-repré· chez P'lerre V'lnon, sentation PoraInS; ou. ,chez l'abbé de Nantes' comme J'adis à «la d'e~~a!1~, . .' a reedIte Clte cathollque» ammée par Jean Ousset· la les , . ' Protocols, representatlon que l' on se f orme des agents assaisonnés mote~rs de l'histoire humaine n'a pas changé ~:tig~:idé depUIS l'époque de la R.I.S.S., et la « synar- surIes . ·· l ' il' ., .1 «secrets» oe Chle » tlent une p ace pnv eglee parml es en- La Salette ' d S et de V oyes e atan. Fatima. 199
Tout aussi imperturbablement, le rêve synarchis te poursuit son chemin dans plusieurs chapelles occultistes, sans que les pouvoirs publics trouvent matière à s'émouvoir. Dès 1946, il y avait eu un « Collège de l'ordre socialiste» qui, dans un manifeste, réclamait « la démocratie intégrale » fondée sur « les trois ordres qualifiés de l'ordre social populaire », une confédération impériale de peuples autonomes, un humanisme économique et, bien sûr, un « ordre culturel ». On n'entrera pas dans le détail de ces projets: mais il faut dire qu'on y retrouvait une nouvelle expression des vues de Saint-Yves, de Saïr, de Vivian du Mas et du Pacte. Il y eut aussi, à peu de temps de là, les écrits de Jacques Weiss, proche de la Société de théosophie. Il fit paraître dans un journal éconoLes Echos, mique, les Echos) un tableau de la « physiologie 27 décembre . . d·ltectement msp1re . . , de 1951, n° 2686. d' une natlon same» Saint-Yves. On reparla aussi longuement de la synarchie vers 1960 dans un curieux mouvement néo-templier qui eut quelque succès dans certains milieux maçonniques et qui s'appuyait sur les «enseignements» de Jacques Breyer, auteur d'un ouvrage presque illisible intitulé Arcanes solaires. Plus près de nous enfin, un ancien membre A. Gautier- du «Col1~ge de l'ordre socialiste », André Walter: G autler. W al ter, en traitera . la Chevalerie encore longuement as~e~~~ et comme d'un projet actuel. secrets. de Mais sans doute serait-il inutile de multiplier l'HIstOIre. 1 1 ·1 Hier. es exemp es, car 1 s sont encore nombreux, Aujourd'hui. ., l ' h· Demain ces petlts cenac es ou «une synarc le» est (PTarbils, considérée comme le mysterium magnum L a ae d . h umame. . T ous ont en commun Honde,1966). e l'ho1stOlre 200
leur peu d'importance. La science politique est celle du pouvoir, de sa conquête, de son° exercice, de sa finalité, et non pas l'étude des rêveries à propos du pouvoir ... C'est pourquoi il paraît nécessaire de revenir après ce long détour dans l'écheveau emmêlé de l'occultisme et de l'anti-occultisme, vers le domaine des idées économiques et politiques pour vérifier si l'existence d'un vaste complot synarchique est véritablement une hypothèse utile pour expliquer certains drames de l'histoire de France.
Synarchie et
.
crzse , . economlque
A
plusieurs reprises déjà, on a souligné les significations contradictoires des idées attribuées à la synarchie, tantôt « internationale réactionnaire» au service du capitalisme le plus oppressif, tantôt entreprise préparatoire du bolchevisme. Or les théories soutenues par les hommes et les organisations accusés de synarchisme entre les deux guerres - et on en verra quelques-uns dans les extraits du rapport Chavin - ne paraissent nullement avoir revêtu un caractère aussi extrémiste. Pour cause, d'ailleurs, puisque tous tendaient à une sorte de convergence
Henri de Man, théoricien dll « dépassement dll marxisme ».
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« centriste» entre sociaux-démocrates et néocapitalistes, et, à l'instar des théoriciens de la Société fabienne, aspiraient à « faire survivr.e le caplta . l'Isme sur un pl ' . »en 1e d0an supeneur tant d'institutions sociales plus que socialistes.
très jeune, la guerre de 1914-1918, et qui est formée d'hommes qui tous seront en âge de figurer sur la scène politique durant le second conflit mondial et au-delà. La seconde est que ces tentatives furent le fait d'un très grand nombre de petits groupes d'études - on dirait aujourd'hui des « clubs» - qui se firent et se défirent au gré des affinités individuelles. Dans ces conditions, on conçoit aisément que la tentation ait été grande d'imputer à chacun de ces groupes des arrière-pensées ou des intentions modelées sur l'attitude ultérieure de certains de ses participants. Par exemple, parmi les membres de «Révolution constructive », animée en 1932 par Lefranc, on rencontre Cf. Lefranc: " coIl ab orateur d e D s s a i sur les G eorges AlbertInl, eat, E sous problèmes l'Occupation et aUJ' ourd'hui animateur d'une socia~istes et syndIcaux officine anticommuniste, et Georges Soulès (Paris, ') qUI, .touJours . ' 0 ' partI-. Payot, 1970). (Ab eIl10 sous 1ccupatlOn, cipera au M.S.R. (Mouvement social révolu- ~;fi:;;~~!ur tionnaire) dirigé un temps par Eugène Deloncle. d~ la . ' . d l' D e ces presences tIrera-t-on es COnC.LUSlOnS sur blOgraphle de Déat, les sentiments de Guy Mollet, de Claude Lévi- ~!~eé:n~;a~de Strauss ou de Robert Marjolin qui, eux aussi, ~:~~tade appartinrent à ce groupe? Certes non. Le bouil- ce livre. lonnement intellectuel qui se manifeste alors justifie les plus étonnantes rencontres - étonnantes rétrospectivement, puisque la suite de l'Histoire devait apporter des clivages politiques insurmontables. Mais, précis~ment, le fait que la politique ait par la suite divisé profondément ces hommes interdit de penser qu'ils aient jamais eu en commun un projet comparable au « complot synarchiste ». Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que tous ceux qui cherchèrent alors à rénover le socialisme (et
J'emprunte el'lte formule qui me pardaît ren re compte de la nature de L' b . !'entreprise· 0 seSSIon
d ' " secrete , et du comp1ot, e alsocIete li R?b~lïio~ loin d'avoir été féconde, au contraire interdit dans Vers l'analyse d'ensemble que méritait la question. un nouveau , . . " prophétisn:e Sur le plan economlque, en effet, ce qUI a ete (Pans, appe l' Gallimard, e «synarch'le» correspond ,en f" ait, a deux . 1947.>. courants de pensée d'origines différentes, tenVOIr aUSSI: d h' " d Heureux ant c acun a surmonter une cnse: cnse es les pacl(·/iqu.es idées socialistes, d'une part; crise du système ParIS, • l' d' autre part. Flammarion, capaa Iste, 1946), et L . d . l' , 1 P ., Guerre la Fosse a cnse u socla Isme apres a remlere de(9~~~~ ~ondia1e a des causes nombreuses et qui sont Gallii962d, bIen connues: échec de l'Internationale socia). liste devant le conflit, puisque les socialistes européens se jetèrent dans les «unions sacrées» nationalistes; crise provoquée par la révolution bolchévique, éliminant les sociauxdémocrates, et qui, en France, entraînera, en 1920, la naissance du parti communiste; répression féroce de la r~volution spartakiste, en Allemagne, par les sociaux-démocrates euxm~mes qui se font alors !es défenseurs du capiPour toutes tahsme; et, quelques années plus tard, montée ces question~, du fascisme et du national-socialisme qui préVOIr • l'ensemble tendent battre le SOCIalisme sur son terrain. de l'œuvre D b ' , de Georges e nom reuses autres causes generales pourLefranc. raient encore être mises en lumière', il en est deux qui doivent être soulignées plus particulièrement. Tout d'abord, les tentatives de renouvellement de la pensée socialiste vont être l'œuvre d'une génération nouvelle qui a connu, 204 1
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qui, pour la plupart, devinrent des réformistes) subirent profondément l'influence d'Henri de Man. Marxiste convaincu au début du siècle., côtoyant, au congrès d'Iéna, Bebel, Kautsky et Rosa Luxemburg,! travaillant avec Liebknecht, il évolue après 1918 et publie, en 1926, un Henri ouvrage qui fera l'effet d'une bombe, Au-delà de Man' d .. 1 b h' Zur PS1Jcho~ U marxzsme) qUl remet en cause es ases p 1Soc~~~i:;:~= losophiques du marxisme: rationalisme, scien(éd. alle- tisme et déterminisme, pour conclure que le mande, 1926); . l' . d . , d'b Au-delà du SOCla Isme, pour vamcre, evraIt sen e arrasmarxisme ser, «non pas, certes, comme on se de'f' (Bruxelles, aIt d' un 92 7 . lA1 ,et adversaire que l'on reconnaît tout à coup avoir P arIS, ean, d 'd' . . b' 1930). eu tort e consI erer comme un amI, mals Ien comme on se débarrasse d'un ensemble de formules qui, après avoir été vivantes et vivifiantes, sont depuis longtemps dépassées par l'évolution des faits et retombées à l'état de préjugés nuisibles ». En somme, c'était appliquer au marxisme la méthode critique par laquelle Marx lui-même avait, il y a près d'un siècle, établi la relativité des idéologies ... n'est donc pas surprenant que de Man ait Henri rejoint les positions fabiennes: «A certains de Man: . '1' .d . 1 Après coup moments, Je crus que, grace a appUl es mte(mémoir,es) 1 t 1'1 't d ' [Bruxelles ec ue s, 1 y aUraI moyen e creer un mouve. 1941]: ment semblable à celui des fabiens anglais, se réclamant hardiment du principe des élites et brisant ainsi les murailles par lesquelles la « conscience de classe» marxiste avait séparé le socialisme ouvrier du reste de la nation et, H. de Man: en particulier, de sa vie spirituelle. » Ce « souci P cit ·' profond des valeurs spirituelles» se manifesta Up.• 1 9 S. notamment dans un ouvrage intitulé l'Idée socialiste. Le principal intérêt de ce livre est pourtant ailleurs : de Man y faisait le point sur
l'idée de planisme qu'il avait puissamment contribué à populariser, en faisant approuver par le Parti ouvrier belge un «Plan du Travail » à son congrès de Noël 1933. Sans doute, de Man n'était-il pas à l'origine du planisme. Au lendemain de la Première Guerre ~ondiale, les théoriciens de la «Planwirtschaft» et Walter Rathenau avaient lancé l'idée; les plans soviétiques l'avaient euxmêmes popularisée. Dans les années trente, elle devait faire fortune dans tous les milieux afin d'exprimer la volonté des hommes de déterminer eux-mêmes leur sort, ainsi que le dira Gaston Bergery devant la Chambre des députés, le 22 janvier 1932 : «La fortune du mot Plan dans le monde, c'est l'expression de la nécessité d'organiser, de remplacer le vieil équilibre naturel par une organisation préméditée. » Mais, à vrai dire, les thèses de l'ancien marxiste de Man rejoignent alors celles d'hommes venus d'horizons politiques tout à fait différents. L'un des plus intéressants de ces derniers paraît être Georges Valois. Cet ancien socialiste-anarchiste, . f .1 un temps rallié à l) Action françazse) ut aUSSI e fondateur, en 1925, avec Jacques Arthuys (plus tard animateur d'une organisation de Résistance), du premier parti fasciste français, « le Faisceau », après avoir tenté de lancer, en 1922, un «Comité national pour la convocation des états généraux ». Organisé par Philippe Lamour, qui, depuis lors, a fait une belle carrière, le Faisceau fut vite condamné par Maurras, et Valois revint vers la gauche. La Librairie syndicaliste qu'il fonda alors publia, dans les années 1928-1929, de nombreux ouvrages qui, par leurs titres et la qualité de leurs auteurs, in-
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De ~on vraI nom Gressent.
diquent assez bien les préoccupations de la nouvelle génération: à la suite du livre, quasimessianique, de Valois lui-même sur Un nouvel âge de l' humanité, on y trouve Europe, ma patrie, par Gaston Riou, l'Economie dirigée, par Bertrand de Jouvenel, la Révolution créatrice, par Pierre Dominique, la Dictature des marchands, par Jean de Pierrefeu, des études de Jean Luchaire, Charles Albert, Jacques Arthuys, José Germain, Hubert Lagardelle, tous noms connus dans la Résistance comme dans la Collaboration. Je ne puis évidemment manquer de signaler que Valois publia encore, en 1930, un ouvrage Socialisme digne d'attention par la personnalité de son libéral, paru dans auteur, Carlo Rosselli. collecti~! Cette même année 1930 vit également la publiconsacrée à cation de Perspectives soci~tlistes, de Marcel la critique D dl! ré!Iime éat, qui, pour prendre 1e f ascisme d e vitesse, ItaIH;n... ce qUI ne selon l' expression d'André Philip , cherchera manque pas avec les néo-socialistes à attirer la classe . de saveur 'bl d 1 Il' A cette fin, de la part moyenne susceptl e e e ra 1er. du fondateur , . 1 A l ' . l'Istes du premier ecrit e meme auteur, es neo-socla fas~i~:! « exprimeront un anticapitalisme de principe, français! axé contre les banques et les puissances finanAndré cières, mais défendant, contre le progrès techPhilip' les . 1 f . d 1 Socialistes mque et a trans ormatlOn es structures, es 1 (PSar~sl' entreprises marginales dans leur statu quo» . • e eUl, C' , grand 1967). est d ans ces cond'!tions qu ,un tres nombre de socialistes vont rallier ouvertement des positions réformistes, dissimulées par un planisme que la C.G.T. elle-même reprendra à son compte. Mais, à vrai dire, qui à cette époque n'est pas pIaniste? La crise des idées socialistes, en effet, n'est rien à côté de la crise, bien palpable, du capitalisme; 208
et dans les milieux les plus divers et les plus étrangers à toute forme de socialisme on va s'ingénier à trouver des formules susceptibles de faire croire que le régime capitaliste est digne de survivre, pour peu qu'il soit amendé. Ce sera la tâche de groupes comme le célèbre « X-Crise », animé par Jean Coutrot, ou encore du fameux «Plan du 9 juillet 1934 », dans lesquels on a voulu voir des entreprises synarchistes. Des hommes de droite intelligents tentaient simplement de récupérer, pour faire survivre le capitalisme, des idées de gauche, conformément au jugement exprimé par Joseph Caillaux dans le journal le Capital: «Il [le capitalisme] a maintes fois évolué, il évoluera encore. Car il ne s'embarrasse pas de formules . Tout au contraIre, . sa qual'!te'1 a P1us de'fi' mtlves. remarquable est une extraordinaire souplesse. » C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre la prodigieuse floraison de «plans» d'inspiration néo-capitaliste qui furent proposés dans les années trente, et parmi lesquels rien ne permet de privilégier ceux qui furent élaborés par Coutrot et ses amis. L'énumération de ces plans occuperait à elle seule plusieurs dizaines de pages, aussi se bornera-t-on à citer quelques exemples de ces travaux. Il y eut le « Plan pour sortir de la crise », élaboré par Emile Roche et adopté par le parti radical en mai 1934 ; comme il y aura, en octobre de la même année, le «Plan de la C.G.T. », à l'instigation de René Belin, futur ministre du Maréchal. La C.F.T.C. aura le sien, comme 1'« Union socialiste et républicaine» de Paul-Boncour, Paul Reynaud, le «Front 209
Le Capital, 12 août cité par 1932; G. Lefranc.
social », animé par Bergery, Izard et Galey, les «Anciens combattants », animés par Henri Pichot, le «Front de l'abondance », puis « lE.U.N.E.S.» et «Dynamo », «Nouvel Age », animé par Georges Valois ; le « Plan de la Confédératiofl des Travailleurs intellectuels », «la Rénovation sociale », «l'Ordre nouveau», « Travail et Liberté », qui prône un ordre réel, défini simplement par Emile Belime : « Ni capitalisme ni communism~ » ... On aurait également tort pourtant de considérer que ce planisme n'était qu'une affaire de mode chez les économistes et les syndicalistes ou, à l'inverse, qu'il procédait d'un «centre» unique inspirant secrètement les petits groupes de pensée que j'ai énumérés. Une aspiration commune existe réellement. Georges Valois l'avait annoncée dès 1929 en écrivant Un nouvel âge de l'humanité: «L'Europe est aujourd'hui tout entière dans la deuxième phase de la révolution mondiale de structure. Elle hésite entre Moscou et Washington. Entre Londres et Moscou également. Elle cherche depuis dix ans le sens des événements qui provoquent chez elle guerres et révolutions. La lumière se fait pourtant. Et l'Europe est à la veille de prendre des décisions qui décideront de son destin. La vieille bourgeoisie fait appel à la police. Le prolétariat regarde vers Moscou. Enfin une classe de techniciens se forme, prend conscience d'elle-même et se prépare à prendre en main le commandement de la révolution. » Dès lors il est évident que cette nouvelle « classe» ne pouvait se former qu'entre des hommes venus du socialisme et désireux de 210
«dépasser le marxisme» et, d'autre part, des tenants du capitalisme souhaitant faire évoluer le système sans recourir au marxisme ... Il paraît extrêmement caractéristique à cet égard que Raymond Millet, faisant en 1936 un reportage sur les différents «plans» élaborés à cette époque, ait intitulé son livre: la Révolution de 193 ... Le communisme ou quoi ? Paris, Grasset, Telle est bien l'alternative qui se présente 1936. alors. Il faut enfin remarquer que les néo-capitalistes comme Jean Coutrot, Gérard Bardet, Georges Guillaume et beaucoup d'autres, tout comme les néo-socialistes, se posent en penseurs plus qu'en économistes et veulent fonder leur attitude sur une philosophie à la manière d'Henri de Man. Ainsi Jean Coutrot écrit-il: «Le capi- Jean talisme, le socialisme étatiste, le communisme ~H~;~d~isme sont trois systèmes également rudimentaires, (Paris, économique inhumains, périmés: aujourd'hui, et en France, C.P.E.E., doit être proposée à leur place une solution non ~2!6l;q~~ra, pas moyenne et médiocre, mais que les plus !~r:apoler orthodoxes dialecticiens doivent qualifier de abusivement, " et qu on pourrait appe1er un huma- que certains synthese propos nisme économique. » de Charles de Gaulle, Cette volonté de réforme distingue radicale- nouveaux, loin d'être ment 1es néo-capitalistes de leurs confrères; reflétaient . d es antagonistes d evant le plus des vues d "ou 1eurs attltu que Front populaire. Du côté de Coutrot, c'est trentenaires, et fort presque un émerveillement: «Ce mois de communes. juin 1936 peut marquer l'affranchissement économique de tous les Français esclaves jadis de la clientèle capricieuse, de la concurrence anarchique, de la distribution aveugle; il peut être un premier pas, bras dessus bras dessous, vers une société sans classes », puisqu'il représente 211
une «victoire commune de tous les producteurs, patrons et ouvriers, sur l'inhumanité et l'anarchie des mécanismes économiques antérieurs ... » Un tel point de vue ne pouvait évidemment être partagé par les «patrons de combat et de droit divin », qui ne virent jamais dans ces événements que des «manœuvres de la II' et de la IIr Internationale liguées pour la destruction de notre patrimoine national ». Il est curieux de constater que l'on retrouve dans les rangs des conservateurs extrémistes tous les spécialistes de l'anti-judéo-bolchevicomaçonnisme et de l'antisynarchisme. C'est ainsi que lorsqu'ils organisent en avril 1937 une grande réunion à la Mutualité sur le thème « Laisserez-vous exproprier vos entreprises? », on retrouve parmi les conférenciers Jules Verger, farouche théoricien de la collaboration des classes et patron de combat (qui d'ailleurs, après la défaite de 1940, poussera d'indécents cris de jubilation), Pierre Loyer, de la Revue internationale des Sociétés secrètes, dont on a vu le rôle équivoque dans l'élaboration de Nicolle l'antisynarchisme, et Pierre Nicolle, du Comité l'a;t~a~; de salut économique, qui plus tard traquera le d'un Plan synarque à Vichy. Nul doute que, pour ceux-là, de Salut économique, les néo-capitalistes ou «réformateurs », ~uf~~fl~~ comme on voudra ne soient des agents 1934 ett camouflés du bolchevisme. Or telle est bien la 1arg-emen Il . diffusé thèse soutenue par de nomb reux l'b 1 e es anUchez les h' nationaux synarc IsteS ... «ligUe~r~~~ Dès lors, que penser de l'accusation soutenu~ par les antisynarchistes de l'autre bord -- a commencer par Chavin, Charnay et Mennevée - selon laquelle Coutrot, pris ici en tant que 212
symbole de tout le courant de pensée néo-capitaliste, serait responsable du «sabotage» du ministère de l'Economie nationale mis en place par le Front populaire en « faisant échouer tous ~~~~~~~ les essais d'organisation socialiste de l'économie les extraits . , MS' . . . d u Rapport Chavin. f rançalse tentes par . pmasse» r A vrai dire, si sabotage il y eut jamais, peutêtre faudrait-il en chercher les responsables chez les dirigeants sociaux-démocrates les plus orthodoxes eux-mêmes, à commencer par Léon Blum. Rien, en effet, dans les accords Matignon du 7 juin 1936, célébrés comme une grande «victoire ouvrière », n'apparaît comme une mesure de caractère socialiste, c'est-à-dire touchant à la structure de la propriété: l'établissement de contrats collectifs de travail, la liberté syndicale, l'augmentation générale des salaires, les élections de délégués du personnel s'ins- Les lois ~ur . d ' .. "1 consU-et . lessur conges crlvent ans l e reglme eXIstant et, SIS les tuent des améliorations incontestables , ces der- collectives conven.tions nières n'en demeurent pas moins un moyen seron~ v:otées , 1 . d ,. , . le 11 JUill; d assurer a survIe u reglme economlque. celle sur ·· 1936 ,eon L' J ouh ' heures les-quarante Lorsque, 1e 8 Jum auxl Uls-era même déclare à la radio entrevoir le début d'une adoptée le 12, , , .. non sans ere nouvelle, « ere des relauons dIrectes entre difficultés. les deux grandes forces économiques organisées du pays », c'est-à-dire entre le syndicalisme patronal et le syndicalisme ouvrier, et qu'il déclare qu'« il est maintenant clairement démontré qu'il n'est pas nécessaire de réaliser l'Etat totalitaire et autoritaire », ses propos ne sont pas différents de ceux des prétendus synarchistes. On sait, au surplus, que Blum décrétera vite une « pause» dont le résultat, sinon l'intention, 213
In Revue
m~~1:;~i~~ conteml?o-
(ja:·~Y:r~
mars 1963).
L~f~~~~~ Histoire du Front populaire,
(p~~f: Payot,1965): Le même
dé~l!~:~~ ur à rh jOh la ~/am re: «Pourquoi penser que je veuille suppri~er le régIme
capitalist~,
alors n'ai queJe rien à
la~î!~~e?! Çur.ieux soclahste!
fut d'empêcher les véritables réformes de structure qui, pour atteindre une efficacité réelle, auraient dû être ... plus que des réformes. Commentant l'échec du premier gouvernement Blum, Georges Dupeux écrit que son chef s'est résigné -aisément à abandonner un pouvoir qu'il aurait pu conserver sans beaucoup de difficultés, «pour n'avoir pas trouvé devant lui une bourgeoisie capable de comprendre et d'accepter ce qu'il offrait, une transformation sans révolution des structures économiques et sociales de la France de 1937 ». Je précise d'ailleurs, pour en terminer sur ce point, que lorsque les services de Spinasse - v~sés par le .rapP?rt Chavin - élaborèrent un projet de plalllficatlOn de l' eCOnOmle, , ., ' BIum lul-meme ' c est Leon qUl jugea inopportun de le mettre en application. Il n'est donc pas étonnant que la convergence d'aspirations des théoriciens réformistes venus d'horizons politiques différents se soit maintenue après l'échec du Front populaire, et qu'à la faveur des événements qui entraînèrent l'effondrement d ' . par1ementalte . certams ., u reglme aIent . l' . l cru pOUVOlt mettre en app lcatlon eur conception de l'économie dirigée. La vivacité des polémiques à propos de la synar. de 1941 trouve amsl . ."a s exp l'lquer Ch"le a partIr par l'antagonisme de groupes politico-économiques, aux intérêts mais aussi aux conceptions d'lvergents. MaIS, . une f OIS . encore, on dolt . constater qu'à aucun moment on ne peut découvrir la trace d'un seul groupement assez puissant et assez organisé pour inspirer ou «manipuler » les autres. Ainsi, on constate à nouveau que les deux visages principaux de la synarchie qui ont eu A
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1
cours (la synarchie comme entreprise de sabotage de la Révolution nationale et la synarchie comme explication de l'emprise du pouvoir ultra-capitaliste de Vichy) ont tous deux été dessinés en retenant de manière arbitraire quelques éléments de la réalité. Chacune de ces conceptions suppose que « Vichy», considéré comme une entité politique unique, ait eu en matière économique une ligne de conduite clairement définie. En fait, comme l'écrit justement Henry W. Ehrmann, « le règne de Vichy comporta trois ou quatre H.W. , . d '1' un per- la Ehrmann' reglmes succesSI'fsont chacun utlisa Politiq~e sonnel différent, aux convictions politiques spé- fdurançazs, patr,onat cifiques [ ... ]. L'anarchie qui caractérisait le p.67. régime de Vichy, la lutte des personnes et des politiques opposées furent particulièrement sensibles dans le domaine de l'organisation économique et des relations industrielles », de nombreux auteurs en témoignent, comme Du Moulin de la Barthète, Bouthillier ou Nicolle. L'un des traits caractéristiques de cette ambi- Weygand, .. , est l ' gUlte a coexIstence, peu paci'fi que, d ans 1es peut-être plusencol'C allées du pouvoir, d'hommes comme Verger ou M:~~l~haL l'amiral Auphan, attachés au maintien de tous «som.nis il ' l'Istes et d'eSlreux . de conser- certaInes . 'l'eges capaa 1es pnvi influenc.es , pernicieuses», ver, sous couvert d un vague corpora t'ISme, faisait figure toutes les relations d'autorité dans l'entreprise, hde grandrl ' , 1ement ISSUS ' du p1a- cesomme ans et d,autres hommes genera milieux. nisme qui, tels Spinasse, Laurat, Dauphin-Meunier ou Jouvenel, souhaitaient mèttre à profit la défaite du parlementarisme pour transformer le capitalisme par le truchement de l'économie dirigée, A la faveur de cette anarchie et de ces équivoques, se développa cependant l'action de 215
A.
DauphinMpeudni~r:
ro uzre pour l'homme
(paris. ~~~~ut;r;li; d~me~Ire un temoIgnage indispensable
compre~d~~ cer~ainst espOIrS e ,?erta~lles IlluSIOns de l'époque.
certains groupes, dont l'existence n'est pas douteuse, encore que leur efficacité ait été moindre . que celle qui leur a été prêtée. Ces groupes, d'une manière générale, sont formés de techniciens appartenant à la haute administration ou au personnel directeur des grandes entreprises; nul besoin de subodorer un complot pour comprendre leur marche au pouvoir; comme l'écrivait dès 1941 un ancien conseiller de Spinasse, poursuivant, sous Vichy, son rêve d'organisation rationnelle de l'éconol' , . d" mie «le capitalisme organisé, economle m' h .. h gée,c'est le royaume du tec melen. La tec nocratie est la nouveauté de l'heure. Et ce n'est pas un simple accident si en France, au moment d ' . 1e d"lnprécis où l'on s' efforce e systematlser gisme, des polytechniciens sont partout installés aux leviers de commande, qui dans les sections . , de l'office de répartition, qui dans les comltes . prOfesslOnnels, qUl. d ans 1es h auts postes d e
l'Etat ». Des origines sociales comparables, des formations universitaires identiques, des intérêts communs avaient créé dans les « grands corps » une mentalité d'autant plus puissante que la République s'était montrée faible. Aussi d?it-on tenir pour certain que, « dans les consetls de ce gouvernement fantoche qu'était Vichy, les inspecteurs des finances prirent une importance prédominante, surtout ceux qui avaient le sentiment d'avoir été lésés, quant à leurs promotions, par le régime républicain,. et c;u~ qui, Ehnllânn, par leurs origines ou par leur manage, etalent le op.p.67. cit., plus étroitement liés à l'industrie et à la banque ». Un tel état de choses justifie pour une part la 216
thèse d'un Beau de Loménie, selon laquelle «la synarchie» mais pourquoi l'appeler encore «synarchie»? - se confond avec la mentalité technocratique. Mais il y a plus: au milieu de ces techniciens, dont certains d'ailleurs travaillaient en réalité contre le régime de Vichy, se manifesta un groupe qui fut plus particulièrement accusé par Déat et les amis de Laval. Ce groupe a eu une existence incontestable, au moins un temps, et se retrouva effectivement dans le gouvernement Darlan formé après le 13 décembre, en février 1941. S'il est vrai que beaucoup de ses membres gravitaient autour de la banque Worms il faut dire aussi qu'ils avaient de nombreuses' affinités intellectuelles et politiques. Avant la guerre, plusieurs d'entre eux, et non des moindres , Pierre Pucheu, Victor Arrighi,, Paul Marion, par exemple, avaient appar.tenu a un petit cercle d'études, comme il en eXlsta de nombreux, appelé « Travail et Nation », où se retrouvaient aussi Bertrand de Jouvenel et Jean Coutrot. La plupart, d'ailleurs, étaient passés par le Parti populaire français de l'ancien communiste Jacques Doriot, qu'ils avaient quitté après Munich, entraînant de nombreux adhérents , tels Bernard de Plas et Bertrand de Maudhuy; ce départ provoqua pour le P.P.F. une .,. importante perte de« maUere gnse» et une . .lmportante h"emorragle fi nancle "re, non molUs car ces hommes avaient tous de nombreuses ., ., « relations » industrielles et financleres qUl re. . ' dulsuent a1ors l eursb su venUons. C'est dans ce milieu que se recruta ce qu'on a appelé le «Groupe des Cinq» (ministres du 217
Voir, entre al,uHt~,etS,. zs ozre de la .c0llu-
boratzon,
SailltPaulien (Maurice Yva.n Sicard, anCIen collabor~teur de DorIot) [Paris,
de
~';;J:;~ 1964].'
gouvernement Darlan) : Pucheu à la Production industrielle, Benoist-Méchin à la vice-présidence, Barnaud aux Relations franco-alle~ mandes, Marion à l'Information, Lehideux à l'Equipement national. Au gré des auteurs, l'âme de cette équipe varie; tantôt c'est Bouthillier, tantôt Victor Arrighi, tantôt Gabriel Leroy-Ladurie ou quelque autre, car nous renonçons à énumérer les « éminences grises » ! Nous y renonçons pour une raison évidente: c'est à ce moment précis que l'on passe de l'histoire au roman, de la constatation de l'existence d'une équipe ministérielle, pour un temps homogène, à l'affirmation d'un complot que rien n'établit. Ces hommes n'ont d'ailleurs jamais caché leur goût du pouvoir, et l'on ne voit pas qu'il ait été chez eux plus ignoble que chez d'autres. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est qu'il tentèrent effectivement de pratiquer une politique économique nouvelle, pour une part inspirée des innombrables projets de plans élaborés entre les deux guerres; cette politique devait consommer l'agonie du libéralisme et faire passer le capitalisme à un autre stade de son évolution, par la concentration des entreprises. A cette fin, les auteurs du Plan de l'Ordre nouCité par veau en France utilisèrent les organismes mis OttoHistoire Abetz: en P1ace par 1a Ch arte d e 1a prod·· uctlon (acte .dt:une dit «loi» du 16 août 1940), les comités d'orpo l 1 Ique " • d . Il f orme nouveIle des franco- gamsatlOn In ustrle e, allemande , , 1" .., l' d (Paris, ententes genera lsees, aInSl qu une « 01» u ~~53~: 21 octobre 1940, dite Charte des prix, qui, permettant leur blocage, pouvait agir sur les conditions de la production. Un Office de répar218
tition des produits industriels complétait le système, ainsi qu'un Centre d'information industrielle (C.LL), qui était l'ancien Comité central d'organisation professionnelle et fut dirigé par Gérard Bardet. On avait, au nom de l'anticapitalisme officiel, supprimé les anciennes organisations patronales comme le Comité des Forges, mais, en réalité, les nouveaux comités mis en place sur le modèle de ceux qui existaient en Allemagne, afin d'organiser le capitalisme, permettaient une dictature des grandes entreprises sur l'ensemble de l'économie. Comme bien on l'imagine, ces comités étaient remplis d'hommes tout dévoués au grand capital et aux monopoles. Pour ces derniers, peu importait que leurs agents fussent ou non membres de tel ou tel cénacle, qu'ils aient prêté tel ou tel serment, qu'ils connaissent ou non le Pacte synarchique ou qu'ils croient à l'Humanisme économique. Il faut même une singulière naïveté pour penser que la politique de Vichy ne s'explique que par l'action d'une «société secrète»; que l'on se rappelle la phrase d'Yves Bouthillier qu'on a déjà citée et qui résume bien la question: « Comme si le capitalisme avait besoin de stratagèmes, de mots d'ordre et de congrégations pour être puissant » ... Paradoxalement, on peut dire que certains des « technocrates» apparus alors, et qui pour certains étaient de bonne foi, ont été victimes des mêmes erreurs d'appréciation que certains dirigeants du Front populaire. Ils ont cru - ou fait croire - qu'un arsenal législatif suffirait pour contraindre le grand capitalisme à se sou219
l mettre au bien commun, qu'une «Nouvelle Société », fondée sur des relations humaines différentes, pourrait être créée dans la collabo-ration des classes, et qu'eux-mêmes, les techniciens, pourraient arbitrer les intérêts en présence, par la vertu d'un dirigisme accepté par tous. Au même moment, d'ailleurs, de l'autre côté de la Manche, certains, qui avaient été leurs amis dans les groupes pIanistes et qui croyaient, eux aussi, à l'économie dirigée, rêvaient de refaire une société débarrassée des monopoles et des puissances d'argent. On sait bien comment ce rêve fut également anéanti. C'est qu'à vrai dire, et depuis longtemps, la France, comme l'Europe entière, traversait une crise qui n'était pas seulement économique; mais aussi spirituelle et politique.
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Synarchie et crlse spirituelle
~
~ Alexis Carrel rèrmit d'une science de l'homme intégral.
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l i O n a déjà constaté que l'idée d'un '.
«mouvement synarchiste », conçu sans référence aucune à l'occultisme en général et à SaintYves d'Alveydre en particulier, a été élaborée en retenant et en agençant de manière arbitraire, et surtout très sommaire, quelques faits de l'entre-deux-guerres. C'est particulièrement visible en ce qui concerne les idées économiques, et ce ne l'est pas moins, s'agissant de la philosophie générale. Dans ce domaine également, on constate que les antisynarchistes ont souvent pris la partie pour le tout et ont réduit aux dimensions ridi223
, cules d'un complot tout un courant d'idées dignes d'attention. Ce courant affecta une large part de l'intelligentsia bourgeoise, par là même désireuse de conserver autant que possible l'ordre établi, lorsqu'elle constata que rien ne pourrait plus être comme avant la guerre de 1914 et que les normes intellectuelles communément admises ne pourraient survivre longtemps. Les préoccupations dominantes de la quasitotalité des philosophes et des essayistes non révolutionnaires de cette époque peuvent être caractérisées par la recherche d'une élite nouvelle, généralement définie comme u,ne « aristocratie de l'esprit », capable de faire la synthèse entre les différentes aspirations de l'homme, quelles que soient ses appartenances politiques et religieuses, quelle que soit sa «classe» d'origine. Il est d'ailleurs assez frappant de constater que, sur ce point au moins, Saint-Yves d'Alveydre - qu'aucun de ces philosophes n'avait lu s'était montré bon prophète, puisque la plupart d'entre eux en vinrent à rêver d'une sorte de «Conseil de l'esprit» comparable à celui qu'il préconisait. Le fait est incontestable, mais il n'établit pas pour autant l'existence d'un complot. Le phénomène constaté après 1919 fut si général que l'on hésite à choisir entre ses différentes manifestations. On en retiendra cependant quelques-unes qui, par leur diversité même, permettront de le mieux caractériser. C'est ainsi que, peu après 1919, le comte Hetmann Keyserling, rendu célèbre par son Journal de voyage d'un philosophe, avait fondé à Darmstadt, et grâce à l'appui de l'ex-grand-
duc de Hesse, une Ecole de la Sagesse, qui . . des conf'erences d' une semame, . orgamsalt on · · . d'h· d , . . C E l dltalt aUJour U1 es semmaltes. ette co e devait être un centre de rayonnement intellectuel et spirituel international, sans caractère confessionnel, et capable de préparer une « nouvelle ère spirituelle ». Il s'agissait, pour Keyserling, de faire apparaître une élite nouvelle, une nouvelle aristocratie capable de succéder, sans heurts, à l'ancienne. Ce qui est intéressant, c'est de voir quel public s'enthousiasmait pour l'enseignement de l'époux de la petite-fille de Bismarck, qui reconnaissait avoir été largement influencé par les théories de H.S. Chamberlain. Lorsqu'il vint faire en France, en 1933, deux conférences sur «la Révolte des forces telluriques et les responsabilités de l'esprit» et sur« la Communauté des esprits », on trouve, dans son auditoire, l'archevêque de Paris, le ministre de l'Education nationale, Huxley, Valéry, Salvador de Madariaga, et d'autres personnages distingués par l'intelligence, mais dont la préoccupation dominante était assurément de retarder le plus possible l'heure des changements décisifs dans la société humaine. A la même époque que Keyserling, un autre aristocrate d'Europe centrale - à vrai dire austro-hongrois, descendant de Grecs et fils d'une Japonaise - , Richard Coudenhove-Kalergi, se préparait à entreprendre une croisade paneuropéenne dans laquelle beaucoup ont voulu voir une « entreprise jésuitique» et synarchiste. Son rêve était «une économie dirigée, au sens où l'entendait Platon, par une aris-
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F1,rèr,eéde . Imp ratrlce Alexandra F·eodorovna de Russie.
On retrouvera plusieurs de ces idées dans le P.ade synarchll]ue d'Empire.
Voir: J'ai choisi l'Europe Pl
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on, . Le drapeau de la
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tocratie de l'esprit », aussi éloignée des conceptions de Wilson que de celles de Lénine. Ses principes philosophiques étaient simples: « La technique ne peut remplir sa grande mission qu'en se mettant consciemment au service des valeurs éthiques »; le refus du matérialisme doit conduire « à l'avènement de l'aristocratie de l'esprit à laquelle on s'élèvera en substituant au principe du gouvernement par le nombre, la norme platonicienne du gouvernement par les meilleurs». Pour arriver à ces fins, il pensait qu'il serait possible de découper 1e monde en cmq . parues, . aux reglmes , . . parf altement autonomes: les Etats-Unis ' l'Union soviétique, l'Empire britannique, la Chine et le Japon et 1a Paneurope. C " . ettedermere aurait été organisée, dans un premier temps, d'abord, « sur le plan militaire» par un pacte et par l'institution d'un tribunal arbitral; sur le plan économique, par une union douanière et l'adoption d'une monnaie unique,' sur le plan nationaI, par la protection effective des minorités ». Le succès de Coudenhove-Kalergi fut incontes"11 l ' qu "1 . table, mals est 'mcontestab e aussi 1 mtervint dans les milieux bourgeois les plus proches du grand capital. C'est ainsi que le Comité , . , . , F economlque paneuropeen, consUtue en rance par Louis Loucheur , ne comportait que des personnalités de la haute industrie, dont cer. ,. ' . tames etaient connues comme 1es p1us reacUonnaires du patronat; c'est ainsi qu'y figuraient Lambert-Ribot, Peyerimhof, Fould, Cordier, Marlio, Gillet, etc. Ce qu'il faut souligner, c'est qu'à côté de ces aspects économiques bien tangibles Coudenhove-Kalergi diffusait une idéologie semi-mys226
tique se réclamant des Croisés, de Dante, du « Grand Dessein de Henri IV», autant que de
Mazzini et de Victor Hugo. Or cette «ambiance» de religiosité laïque se retrouve, et bien avant Coutrot, chez un très grand nombre d'auteurs français du premier après-guerre. Nous n'en prendrons qu'un exemple qui paraît révélateur, celui de Georges Valois qui, dans la conclusion de son Nouvel Age de l'humanité, prophétisait aussi: «A côté de la cité technique, ou entre la cité technique et le monde des choses invisibles, il y aura les cités morales, intellectuelles, spirituelles, religieuses, se partageant les esprits et les cœurs, franchissant les frontières ethniques, donnant à tous le sentiment de l'universel et de l'éternel [ ... ]. Nous allons à un ordre nouveau, cent fois plus organique, plus charpenté, plus vertébré que celui qui se dissout. Nous allons à une cité technique universelle, avec ses trusts, ses régions économiques, sa mécanique de précision, ses ondes enregistrées à toute seconde. Mais ce sera le support de grandes cités spirituelles, de grandes sociétés culturelles où apparaîtront les nouveaux visages des vieux peuples non plus sous l'aspect du guerrier dévastateur, mais avec les traits spiritualisé de l'être qui veut sa gloire en servant l'humanité et qui, dans le grondement des machines, écoute et distingue dans son cœur les pulsations du mouvement éternel. » Cet appel à une nouvelle spiritp.alité évoque les vieux songes utopistes, à commencer par celui de Saint-Simon. Mais on a vu aussi qu'à cette époque certains s'employaient activement à le réaliser. 227
Nous avons évoqué déjà la figure de Paul Desjardins et son activité d'avant 1914. Il faut dire maintenant que l'influence qu'il exerça après la victoire est encore plus caractéristique, par sa méthode, de cette recherche d'une nouvelle élite et de cette obsession de la « synthèse humaniste» qui ont été réduites au mythe synarchiste. L'œuvre essentielle de Desjardins est constituée par l'animation des «Entretiens d'été de Pontigny» qui se déroulèrent de 1922 à 1939. Ces entretiens prétendaient réunir les spécialistes de chacune des questions évoquées, qui faisaient l'objet d'une série de conférences suivies d'échanges de vues dans le cadre de l'ancienne abbaye. La diversité des questions abordées au cours Il y eut de ces décades montre assez que l'on cherchait trois décades a' aborder dans un esprit de synthèse les propu~' ' en août et blèmes fondamentaux de l'époque; en voici septembre. quelques exemples: 1922-3e Décade: La Société des Nations et les préjugés qu'il lui faut vaincre. 1926-3 D.: L'humanisme. Son essence. Un nouvel humanisme est-il possible? 1929-1 re D.: Le procès de la bourgeoisie devant la classe ouvrière. 1933-3e D.: Sur le caractère révolutionnaire des événements actuels. Veut-on la révolution? 1937-3e D.: Vocation sociale de l'art dans les époques de trouble mental et de désespoir. On voit que les questions de « philosophie politique» tenaient une large part dans ces travaux, à côté des questions d'esthétique, de morale ou de littérature qui étaient d'ailleurs largement traitées. Sans doute, et par définition même, ces
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rencontres n'étaient-elles pas destinées à conclure, à déboucher sur un programme d'action admis par tous les participants. Mais la confiance en la méthode des rencontres réunissant les meilleurs de chaque discipline dans la « tolérance» et la « bonne volonté » explique assez que les enragés de la Revue internationale des Sociétés secrètes aient subodoré on ne sait quel relent de maçonnerie, puis de synarchie dans les décades de Pontigny. Dieu sait pourtant que ce milieu était peu « révolutionnaire », mais au contraire imbu de réformisme; les aspirations de Desjardins luimême paraissent extrêmement caractéristiques à cet égard. Dès 1926, en effet, il s'était intéressé au Redressement français, fond~ par le magnat de l'électricité Ernest Mercier et par Lucien Romier. Ce mouvement, qui s'appuyait sur le grand patronat, préconisait ouvertement des mesures fiscales favorables au grand capital, nlanifestait un antiparlementarisme agressif et souhaitait un régime autoritaire; ses dirigeants considéraient d'ailleur.; Pétain comme un sympathisant actif. Pendant quelques années, cependant, Desjardins crut que le Redressement pourrait lui offrir la possibilité de réaliser une de ses ambitions, le rajeunissement des méthodes pédagogiques; il proposa même, en 1927, la création d'un type nouveau de Collège d'humanités populaires. Si peu révolutionnaire qu'ait pu être ce projet d' «école de commune culture », il mettait trop en cause la culture bourgeoise pour être subventionné par le Redressement français; aussi l'entreprise échoua-t-elle. Par contre, une « convergence» beaucoup plus 229
Romier sera plus tard un conseiller écouté de Pétain, pour ce qui concerne le nouvel ordr,e économique et social.
significative se manifesta vers 1929: Desjardins lut Au-delà du marxisme, de Henn de Man, et fut si enthousiasmé que, la même année, De Man fut invité à Pontigny. Il y revint à plusieurs reprises et les «entretiens d'été» devinrent un centre de diffusion de son système; c'est ainsi que s'y tinrent plusieurs « conférences internationales des plans de travail ». Lors d'une conférence tenue en septembre 1934 en vue de définir l'action des socialistes on rencontre, de manière significative, par~i les participants, R?sselli, Belin, Laurat, Lacoste, Dauphin-Meumer, J01~venel, Spaak; plus tard viendront encore LoUls Vallon Colette Audry, Gaitskell. .. De~jardins visait cependant plus loin que la diffusion des nouvelles doctrines économiques ; il s'agissait véritablement pour lui de conjurer la crise spirituelle qui envahissait l'Occident et d'inventer un nouvel humanisme, par l'émergence d'une élite n'excluant pas le monde du travail. Aussi s'intéressera-t-il de près aux recherches de l'Institut supérieur ouvrier, animé notamment par Georges et Emilie Lefranc. Pontigny accueillit ainsi les « Semaines de l'éducation ouvrière» dans la lignée des anciennes « universités populaires ». Quelque chose d'équivoque demeure cependant dans ces entreprises, dans les postulats philosophiques dont elles procèdent, comme dans leurs applications pratiques. Aucun des participants, sans doute, n'admet avec Marx que « la libération des travailleurs sera l' œuvre des travailleurs eux-mêmes» ; il s'agit plutôt de prêcher une nouvelle fois la collaboration des classes. La preuve en paraît d'ailleurs fournie par une 230
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rencontre franco-suédoise, réunissant des patrons et des syndicalistes et qui souleva d'ail- A parcourir leurs d'assez nombreuses polémiques en 1938. à~ 1;r~e ue . l" . ,. p q , , 0 n s aperçOlt que es memes patrons qUl s ln- on constate / . '1 P , que le teressment aa aneurope se retrouvent a «modèle · ' Lamb ert, R'b suédois» P ontlgny : M erCler, lot, D avezac, faisait déja Barnaud. figure de «mythe». Cette rencontre avait été conçue par Auguste Detœuf, :fondateur avec Guillaume de Tarde des Nouveaux Cahiers, lancés au printemps de 1937 et qui voulaient regrouper des patrons éclairés, des hauts fonctionnaires, des intellectuels, des syndicalistes non communistes, en vue de conjurer les divisions politiques et surtout les colères sociales. «Aucun des membres du gfoupe n'avait plus confiance dans les bienfaits du libéralisme économique, tué non par la volonté des hommes ou à cause d'une libre action des gouvernements, mais par une inéluctable évolution interne. La plupart des industriels qui finançaient les Nouveaux Cahiers étaient étroitement liés aux activités des cartels français et internationaux. A leurs yeux, des relations industrielles plus ordonnées, fondées sur un respect mutuel des adversaires et la considération de leurs intérêts respectifs, étaient le complément indispensable d'une orEhrmann: ganisation économique digne de ce nom ... » la Politique Mêlé à ce groupe comme à l'activité de Ponti- du patronat gny, on retrouve, bien sûr, Jean Coutrot, qui français, p.55. vient de fonder en 1936 le Centre d'études des problèmes humains, et qui participe aussi aux t!avaux du groupe France-50 créé par Francis Hekking et dans lequel se réunissent d'ailleurs des hommes que l'on a déjà rencontrés. S'il convient de ne pas accorder à Jean Coutrot 231
l'importance disproportionnée que lui ont donnée les antisynarchistes, puisque son activité n'a jamais rien eu de mystérieux mais au contraire s'est déroulée au grand jour, il est aussi nécessaire de connaître sa pensée. Il s'agit de On a dit et-répété à satiété, et tout récemment ' que« 1es de les juinLeçons 1936. encore Ph'l' lIppe Bauch ard , que . Je cIte, L'.hllman{sme idées contenues dans son livre sur l'humanisme economzque. / . . Document economlque fourmront l'essentiel des thèmes n° 4 du d e re'fl' Centre eXlOn d es groupes «synarques» d e pol~1~i~~ Vichy en 1942 et de la relance économique de . d'E!udes la technocratie gaulliste en 1945 ». economlques Il . /.. 1es (Paris,1936). y a l'a p1usœurs erreurs d' appreclatlOn; « synarques » de Vichy avaient eux-mêmes participé suffisamment à tous les groupes pIanistes pour n'être pas tributaires, sur le plan idéologique, du seul Coutrot. Quant aux « technocrates gaullistes», ils appartenaient à la même génération et avaient souvent participé aux mêmes travaux, de Louis Vallon à Robert Lacoste. De plus, ils avaient créé des groupes d'études fort importants - comme l'O.C.M. (Organisation civile et militaire) - qui préparèrent souvent dans le détailla reprise en main de la France. S'il n'est pas douteux que ces hommes tinrent compte des enseignements qu'ils avaient pu recevoir à X-Crise, à France50, à Pontigny ou ailleurs, leurs perspectives politiques furent largement modifiées par la guerre et l'on ne voit pas que les écrits du seul Coutrot aient eu sur eux une influence particulièrement nette. Mais l'erreur de perspective la plus grave est celle qui fait de Coutrot l'homme d'un seul livre, fHumanisme économique)' il s'agit là d'un livre de circonstance, écrit «à chaud» 232
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devant l'explosion du Front populaire et dans lequel se retrouvent, bien évidemment, certaines de ses idées maîtresses; mais, en réalité, il ne rend pas vraiment compte de sa démarche intellectuelle si on le considère isolément, ce qu'ont fait tous les auteurs. Coutrot ne se veut pas économiste, mais d'abord philosophe. Les fondements de la «Nouvelle Société» dont rêve celui-ci sont décrits dans son livre intitulé De quoi vivre) paru, en 1935, avec une préface de Jules Romains. (Je précise, au passage, que, contrairement aux allégations du rapport Chavin, la terminologie de Coutrot n'évoque jamais celle du Pacte synarchique.) La démarche philosophique de Coutrot trouve son origine dans la constatation que l'humanité n'est plus une espèce, mais une poussière d'individus « qu'envahit peu à peu le sentiment tragique de la vie dont parle Unamuno ou, ce qui est plus grave, de l'inutilité de la vie. Cette pulvérisation ou atomisation de l'homme aboutit à un isolement extrême de chaque individu qui ne survit qu'en se prenant lui-même pour fin - une fin dont le caractère dérisoire ne lui échappe d'ailleurs pas ». Pour Coutrot, le capitalisme est largement responsable de cet état de fait qui procède de la rupture des liens sociaux traditionnels: «patriotisme local, voisinage rural, profession organisée, corporation et même religion ». Pourtant, il estime que cette sorte de fluidité, voire de déliquescence du milieu humain comporte en elle-même d'immenses possibilités de mutation de l'humanité, pour peu que l'intelligence soit capable de comprendre la nou233
veauté totale de la situation: «La crise des solutions traditionnelles, particulièrement économiques et religieuses, dissout les automa· tismes, amène les problèmes au seuil de la conscience claire; elle déclenche l'effort intellectuel réfléchi qui doit aboutir, en dernière analyse, à travers tous les systèmes, toutes les philosophies, à des règles pour le comportement de l'individu, qui seul agit réellement. » Pour parvenir à cette conscience claire, l'individu doit comprendre qu'il ne peut être à luimême sa propre fin, en raison de sa nature; sa sensibilité, en effet, n'est pas constante et se trouve soumise à des périodicités qu'on retrouve dans toute la création, ce que Coutrot appelle «l'aspect ondulatoire de l'univers »: révolutions des planètes et des saisons, oscillations du pendule, battements du cœur, vibrations des atomes, contractions du poumon, alternance journalière du sommeil, etc. On ne peut résumer ici le voyage intellectuel de Coutrot à travers l'astronomie, la physique, la physiologie, la psychologie et la sociologie qui, toutes, s'accordent pour décrire un «univers ondulatoire avec points singuliers sur les fronts d'onde ». L'important est de remarquer que ses conclusions veulent s'appuyer sur un accord complet entre l'homme et l'univers, sur une loi scientifique. Car les rythmes humains, les faits moraux, l'esthétique, la politique, l'économie, la spiritualité doivent être reconstruits par l'intelligence, de manière à échapper définitivement à l'inconscient et à la sentimentalité des races et des foules. Pratiquement, Coutrot estime que son système doit récuser la dialectique marxiste, qui formule 234
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la lutte des classes et l'autodestruction du capitalisme, et qu'il devient nécessaire de « remplacer l'opposition des contraires par la continuité d'une courbe sinusoïdale» ; d'où ses travaux, dans des milieux divers, pour exposer la nécessité de la transformation - et non la destruction - du capitalisme en soumettant « à la raison seule la production et la répartition des richesses. Suivant son processus habituel, l'entendement remplacerait les instincts acquisitifs par des automatismes contrôlés et substituerait à l'économie mercantile une répartition rationnelle fondée sur les besoins ». En matière politique, Coutrot considère que les lois de la sensibilité collective font qu'aucun peuple ne peut s'accommoder d'un régime invariable; dès lors, les institutions doivent comporter des «soupapes pour les besoins d'alternance », capables d'assurer un « équilibre cinématique» et qui rendront vaines les «déchirures telles que émeutes, révolutions et tyrannie ». Il faut donc savoir mettre en place, à la manière des Romains, «un dictateur temporaire et parfaitement légal chargé expressément de sauver et de régénérer la République [ ... ]. Le fonctionnement des institutions représentatives doit être suspendu non seulement lors des crises graves pour des raisons de salut public, mais périodiquement, en temps normal et à des intervalles fixés d'avance, pour révision et adaptation: le pouvoir intérimaire pourrait être exercé par un des grands corps de l'Etat représentant les élites de toutes origines, afin d'éviter les dangers - peut-être aussi l'efficacité d'un pouvoir personnel ». En matière politique comme en économie, il 235
importe donc de « ne pas cristalliser une structure entière à un moment défini» ; mais on voit que Coutrot fait aussi appel à la notion des' « élites de toutes origines» qui constitueraient une « autorité spirituelle» garante des institutions. C'est que son humanisme « intégral et véritable, dynamique et additif» veut être une mystique de l'avenir; il convient, dit-il encore, de fournir des mythes nouveaux à l'espèce et de réinventer en mode laïque « l'hygiène mentale élaborée par les religions et les philosophies, les exercices spirituels d'Ignace de Loyola comme le Manuel d'Epictète ». «Les besoins d'alternance et d'isolement pourront s'apaiser par des retraites dans des réserves nationales ou des couvents, Pontigny ou Grande Chartreuse, relevés par les exigences de l'hygiène intellectuelle ». On voit ainsi que les vues de Coutrot, quelquefois fulgurantes et toujours hors du commun, dépassaient singulièrement le cadre économique où ont voulu les enfermer non seulement les antisynarchistes, mais aussi les historiens de la synarchie. C'est qu'il voulait plus que donner à l'homme « de quoi vivre»; il rêvait de le transformer de fond en comble, ainsi qu'en témoigne la conclusion de son' livre: « Une coopérative pour l'avancement de la race humaine rassemblerait sans doute aisément de plus grands esprits, autant d'appuis des pouvoirs nationaux, et davantage des autorités ou personnes internationales. Dans cette Eglise profondément laïque se rassembleraient tous les clercs, biologistes, philosophes, éducateurs, chercheurs et hommes d'action, chefs de groupements humains, qui donneraient un sens à 236
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leur tâche en communiant dans cette mystique, où le clair de raison baigne les signes indéterminés du futur. Suivant une des plus belles paroles de Marx, le philosophe ne peut plus se contenter d'expliquer le monde: il doit contribuer à le changer. On recruterait sans peine les membres fondateurs de cette coopérative sacrée, vouée à la culture de ce que l'espèce humaine recèle de divin: les rencontres des œuvres solidarisent déjà les auteurs. » On voit ainsi clairement que Jean Coutrot aspi- Toutes les . comme beaucoup d' autres, , . se 1ever citations de ralt, a VOlr Coutrot sont L ' '1' Il bl d' t extraites de une e lte nouve e et capa e une syn nese De quoi vivre spirituelle, caractérisée par la convergence «par (rPlaéssi.mtt)'è ' tal r s en h aut» d es d 1'ff'erentes d octrmes ph'l 10S0- lié avec · l' . NId 1 C Teilhard p hlques et po luques. u oute que e entre de Chardin, d'étude des problèmes humains devait être presen qu:il t a à l'amorce d'une telle œuvre. Desjardins "a l , e n 1938. aA meme 'epoque dautres Nu1 doute aUSSl.qu aient formé le même projet et tenté de le mener à bien. Il n'est pas possible, à cet égard, de ne pas signaler au moins les efforts d'un J ean J,~an. ·· . b'len Rlvam: Un qUl. d' al'11eurs se poursulvront programme Rlvam, , 1a de'f' de restauraapres alte de 1940 . tion sociale. Jean Rivain, ancien monarchiste d'Action fran- ~a ~?ur çaise, ami de Georges Valois, auteur, en 1926, P~é.c~~;eur. ' Preface de d,un l'lvre enth ouslaste consacre, a'Rene'de L a Léon Bérard Tour du Pin (et dédié à Benito Mussolini, «, qui (sPar~st'é OCle tient dans ses mains les destinées de 1Eu- d'édition . fond'e, d'b . 1926). Le Livre, rope » ),avalt e ut 1937 ,une AssoclaIl est . l" , f . . . , d également uon pour umte rançalse, qUI ammalt, ans l'auteur de de nombreuses villes de France, des Cercles RI' efaJr:e " l'U" . 1es française, umte mte françazse, France publlalt Jeuned 1 N Il F . (Paris, Fernand · Cahzers e a ouve e rance et un peut men- Sorlot,1936). suel dénommé la Vérité aux Français. Dans ces publications, « les partisans du Front 237
1 populaire et ceux de l'ancienne Union nationale ont également la parole; les syndicalistes de toutes les nuances de l'opinion révolutionnaire y ont le même accès que les réformistes promoteurs d'une économie nouvelle. Par cette tribune libre, la Nouvelle France exerce un magistère de conciliation et d'arbitrage sur les idées, en même temps qu'elle informe le public de son action propre et des résultats obtenus ». On voit que l'ambition de Rivain était, elle aussi, de réunir les hommes par-delà leurs appartenances politiques, philosophiques et religieuses; et, de fait, on retrouve, dans la Vérité aux Français, les signatures de Léon Blum, Ortega y Gasset, Belime, Coutrot, Déat, Carrel, Friedmann, Herriot, Jeanneney, Prévost, Jules Romains, Maurice Thorez à côté de Belin, Giraudoux, de Man, Maze,' Georges Izard, De1aisi et Yves Paringaux. Entreprise synarchique? Rivain en fut accusé non sans violence d'ailleurs, SOllS l'Occupatio~ ... Quant à la Coopérative pour l'avancement de la race humaine dont rêvait Coutrot, elle devait connaître un commencement de réalisation grâce au Dr Alexis Carrel, prix Nobel de médecine, qui, en 1941, était venu se mettre à la disposition de Pétain. Il fut, à côté de Max Bo~nefous, Lagardelle, Bichelonne, René Gillouln, Alfred Sauvy, Gustave Thibon un des dirig~ants du groupement d'intellect~els qui devait constituer l'alibi philosophique du nouvel ordre corporatif, la Fondation française pour l'ét~de des problèmes humains, instituée par les 10lS des 17 novembre 1941 et 14 janvier 1942. De longue date, en effet, Carrel avait médité sur 238
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la possibilité d'un «gouvernement des sages» Cf. la France capable de «reconstruire l'homme civilisé ». de l~2s(prif,. · l' .. d ., h p. ParIS, « S1 orgamsatlOn es socletés umainesécrit- Sequana, 1'1 en 1930"" , etait anstocratlque et non d/ emocra- 1943). tique, la guerre pourrait être bien vite supprimée. Mais les nations sont dirigées aujourd'hui par la foule, l'homme moyen, et gouvernée par des sentiments et des appétits.» Mais aussi prévoit-il qu'il y aura «une grande poussée mystique semblable à celle qui précéda l'an mille et qui le suivit. Peut-être cette impulsion, si elle réussit à s'incorporer à la science, serat-elle la base d'une civilisation nouvelle ... C'est notre seul espoir. » La Fondation,. dont François Perroux fut le secrétaire général, était composée de médecins, d'économistes, d'ingénieurs, de statisticiens, d'architectes, de chimistes, d'industriels, d'anthropologues, de généticiens, etc., et elle avait pour but d'étudier l'homme non seulement dans sa multiplicité à travers ces diverses disciplines, mais aussi « dans son unité organique et spirituelle. Seule la soudure de toutes les sciences qui se rapportent à l'homme peut Voir, sur rendre ces sciences utilisables pour notre pro- Aifr~~nt, grès [ ... ]. Pour la première fois dans le monde, Fabre-Luce: . . . s"bl' de une lnstltutlon eta lt sur des b ases non p hil . 0- Journal la France, sophiques, n.on politiques et exclusivement rJ~~~!esq. scie~tifiques, p~~r }a construction systématique ~~f.~94~1), de 1 homme C1Vlhse dans la totalité de ses acti- et la . , corpore . Iles, splntue " Iles, socla . 1es et ra- du biographie vltes Dr Robert ciales. Son but est de créer une nouvelle techno- rP:li~~dt logie: l'anthropotechnie ». Plon, 1952). L'entreprise devait tourner court, et pour de8 raisons politiques: c'est que Carrel, comme beaucoup de ses confrères en rêverie apolitique, 239
(Genève, A l'ens-eigne .d!l Cheval aIle, 1946).
feignait d'oublier que, dans la société capitaliste, l'apolitisme n'est jamais que le masque du conservatisme. Il demeure pourtant qu'à travers lui, comme à travers Coutrot, Valois et bien d'autres, s'exprimait la nostalgie de ce que Roland Mousnier appelle une « société d'ordre». Mais par-delà les références à la rationalité, à la modernité, à la science, s'agit-il d'une « société d'ordre technocratique» ? Malgré les apparences, rien n'est moins sûr, à moins de s'entendre sur la notion de technocratie. C'est qu'en réalité ces «technocrates» qui, avant guerre, se forgent une doctrine, qui, pour d'aucuns participent à un incertain pouvoir sous l'Occupation, sont encore gens soucieux de soumettre leur action aux impératifs d'une philosophie. Ils aspirent à une sagesse transcendant la technique dont, incontestablement, ils sont passés maîtres. Comme René Gillouin, conseiller du Maréchal, l'écrit après la guerre dans un curieux ouvrage dénommé Aristarchie ou Recherche d'un gouvernement, ils estiment qu'il y a des questions « qui ne relèvent pas ou qui ne relèvent qu'accessoirement des techniciens de la géographie ou de la stratégie, de l'économie ou de la finance, mais principalement des savants ou des sages dans l'art politique ». Ainsi apparaissent-ils soucieux des fins dernières de l'homme et de la société d'une manière tout à fait différente de l'idéologie des «technocrates» d' apr~s-guerre, qui sont d'abord des gestionnaires et des « managers » préoccupés seulement de rationaliser la production et la consommation économiques. Sans doute est-ce par nostalgie d'une époque 240
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où l'on croyait que les techniciens conserveraient assez d'intelligence pour comprendre que leur savoir n'est pas une fin en lui-même, que François Perroux réaffirmait récemment que les « hommes généraux, comme disait SaintSimon, ont un rôle plus décisif que jamais à l'époque des techniciens. Ils embrassent de vastes ensembles et inventent des objectifs et des significations. Ils proposent les tâches communes par rapport à quoi les intérêts particuliers seront arbitrés en fin de compte. Ils conçoivent des œuvres collectives à la mesure de leur nation et, au moins, entreprennent la rénovation du style de la vie nationale. Entre les techniciens et les masses que les nouvelles techniques peuvent atteindre, ils sont des inven- François Perronx: teurs de synergies, et la médiation vaut ce que Aliénation et société vaut le projet collectif qu'ils mettent en industrielle, œuvre». :e. 156 · .. P eut-etre cette d'fi e muon est-eIle la mel'11eure (Paris, Gallimard, que l'on puisse donner, des hommes épris de 1970). « médiation» qui furent appelés synarques, sans trop savoir qu'ils l'étaient. Mais force est alors de constater qu'ils n'eurent pas de descendance, et que les technocrates d'aujourd'hui ne leur ressemblent guère, qui ne se soucient ni de philosophie ni des fins dernières. La synarchie ne serait plus alors un complot ni même un système de pensée, mais simplement un dernier effort d'intelligence des hommes de la fin de l'âge industriel, sentant venir une société nouvelle dans laquelle ils n'avaient pas vocation d'entrer. A
Synarchie et . crzses politiques
Derrière les ~ ligues », la synarchie?
L ' é t u d e des idées philosophiques et économiques de ceux qui ont été qualifiés de synarques montre à l'évidence que cette dénomination incertaine peut être appliquée à un très grand nombre d'hommes publics, dont, en définitive, le seul dénominateur commun serait de ne pas recourir à un type de pensée révolutionnaire au sens marxiste du terme. La synarchie, on l'a vu, peut aller de Léon Blum (préfacier de l'Ere des organisateurs, de Burnham) à l'extrême droite ... Pour un complot, c'est beaucoup! De plus, on voit mal, dans ces conditions, pour quelle raison les «convergences 243
l 1
intellectuelles », qui dans certains cas ont bien existé, seraient qualifiées de synarchistes. Sans doute aura-t-on retrouvé des «thèmes» com-' muns entre les penseurs cités et Saint-Yves d'Alveydre: régionalisation, Conseil national économique, coopération des classes sociales; mais ces thèmes sont précisément si répandus dans les idéologies du xx" siècle et doivent si peu à Saint-Yves lui-même que l'on ne découvre à l'usage du mot de « synarchie» d'autre justification que l'attrait d'un terme étrange. S'il est toujours facile, en effet, de découvrir des parentés entre des déttiàrches intellectuelles _ c'est même un exercice courant en matière littéraire - , il l'est beaucoup moins d'apporter . des preuves sérieuses de l'e:s:istence d'une actlon politique, en l'occurrence d'un complot. Peut-on admettre qu'il y eut, avant guerre, un complot spécifiquement synarchiste pour abattre la III" République? Peut-on admettre que la synarchie fut à l'origine des événements du 6 février 1934 ? Qu'elle « noyauta» ou «coiffa », directement ou indirectement selon les auteurs, des entreprises comme le Mouvement spiralien du commandant Loustaunau-Lacau et comme la « Cagoule » ? Que ses membres préparèrent délibérément la défaite de 1940 afin de mettre en place le nouvel « Etat français », représenté extérieurement par le beau « dessus de cheminée» qu'était un vieux maréchal de France ? Ce serait assurément réduire à peu de chose des événements qui trouvent leur origine dans des faits et des mentalités autrement plus graves qu'un complot romantique; la «trahi244
son» ne fut pas le fait de quelques hommes lb in de là ... Ainsi que l'écrit cruellement l'au~ Cassius: teur ,qui signe. Cassius, dès 1935 « était en passe la . surVI~rzffëé a azre de s accomphr le renversement décisif, généra- Péta!n ,. ., 1 F (G·ene.c, teur de 1a catastrophe qu lmposait a a rance Ed. du la volonté de ses classes dirigeantes. Cette ~~l~d~,du même droite jadis « cocardière », nationaliste et 1945). chauvine, tant qu'elle avait peu redouté un prolétariat terrassé par la saignée versaillaise, concentrait maintenant ses regards sur ce qu'elle tenait pour son adversaire le plus dangereux, 1'« ennemi intérieur», ainsi que l'écrivait en propres termes M. Charles Maurras. La Charles tentative de coup de force mal préparée , mal MEaurr.ats: nque e sur coordonnée du 6 février 1934 avait échoué. La la monarchi/', . . e'1ectora1e des gauches en 1936 accrut p.556 vlctolre (paris, 1925). encore les angoisses et les colères des possédants. L'ancien ennemi, l'Allemagne, ayant donné l'exemple d'un «barrage au bolchevisme », prenait sourdement un visage amical [ ... ]. Car le problème français, pour la droite cessait de se poser en termes de défense natio: nale; la défense sociale comptait seule [ ... ]. Qui m~nace tout cela? Les « gens de gauche », les « democrates », les marxistes et ces peuples à l'étranger dont les gouvernements sont suspects de timidité ou de complaisance à l'égard de la Russie soviétique. Qui s'offrent au contraire comme un rempart, comme d'irrempl~çable,s auxiliaires? Les fascismes, qu'ils sOlent d Allemagne et portent la chemise brune d'I.talie et portent la chemise noire, d'Espagn~ et Jouent aux croisés. Ce qui importe exclusivement, c'est la protection qu'ils accordent aux « honnêtes gens», industriels, banquiers, hommes d'affaires. Ils sont l'antibolchevisme. » 245
René Rémond:
la Droite en France
(Paris, Aubier,
1963).
De fait, beaucoup en France aspirent à l'instauration d'un « pouvoir fort », tel Ernest Mercier qui déclare, le 24 janvier 19.34, au Redressement français: «La seule solution que les circonstances imposeront bientôt est celle d'un gouvernement d'autorité »... Le 6 février n'était pas loin. « Attentat contre le régime », il le fut certainement ... Si la Commission d'enquête ne parvint pas à déterminer s'il y eut « complot» au sens précis du terme, il n'en demeure pas moins que de nombreux organes de presse, à commencer par l'Action française, de nombreux groupements, Jeunesses patriotes, Croix de feu, etc., appelaient au renversement pur et simple du régime parlementaire. Lorsque René Rémond affirme qu'on ne peut retenir d'autre hypothèse que celle d'une «agitation qui tourne mal », il met a contrario en évidence la cause profonde de l'apparition ultérieure de la « Cagoule » ... C'est que les dirigeants des organisations de droite s'étaient alors révélés fort incapables de dépasser le stade de l'agitation dans la rue, incapables, en un mot, de comploter sérieusement. Dès lors, il était inévitable qu'un certain nombre de ceux qui souhaitaient un pouvoir fort et qu'avait déçus l'attitude des dirigeants nationalistes entreprissent de se donner des moyens d'action efficaces contre le «péril rouge ». Il faut dire, pourtant, qu'il est encore malaisé de porter un jugement assuré sur le « phénomène cagoulard », qui jusqu'ici a toujours été traité par le biais de l'anecdote spectaculaire et n'a pas fait l'objet d'études réellement approfondies. Entre Maurras qui voyait dans la 246
Ca~o~le «un siT?ple appareil de provocation Si intérespohclere aux malnS du Front populaire» _ sa!ltes d sOIent-elles, , '11 non sans, d al eurs, énoncer le mythe d'une les études 1?ternati~nale blanche fasciste répondant à ~?~~~~'I;lx l 1nternatlOnale communiste - et Roger Men- ~~lj,We~lre nevée qui affirmait, en 1946, que la création du Paris, Plon, ., secret d'" 1 1962)etde Comtte actlOn revo utionnaire avait été Ph. Bourdrel . ., par 1'1nteIl'Igence S ' par 1'lnter. (la Cagoule, « lnSplree ervlce Paris,Albinmédiaire de M. Flandin» , il y a place pour Michd,1970) ne sont pas toutes les hypothèses, s'agissant d'un ensemble d~s t~a.vaux " . des rueIl es du Faubourg On defimhfs. d,orgamsatlons qUl,« recourra '11' 1" ' . encore b au ouges marsel aiS, a Ignalent une lnvralsem- profit à av'ec blable série d'échantillons humains» Joseph · '. . Désert et Ce petit monde natlonahste avait ainsi créé à Fernand ouver t ement un Front de 1alerte l 'b ' qUl,. se1on Fontenay. M. y. Sicard, allait « de l'Action française aux radicaux-nationaux (Milliès-Lacroix et André Grisoni), en passant par la Fédération républicaine, le Parti agraire (Paul Antier) et le Parti républicain national et social. Le Parti populaire français avait, en outre, passé un accord à des fins uniquement anticommunistes avec '« la Spirale» du commandant Loustaunau~Lacau (alias Navarre), futur fondateur du réseau de résistance «Alliance », qui dépendra directement des services de renseignement britanniques. Avec Navarre, se trouvaient, à la Spi- Benjamin raIe, Claude Farrère, de l'Académie française, ~:~d f~uS René Benjamin, de l'Académie Goncourt, le cha~tre , , 1 L' " 1 Brécard souvent offiCIel, ,et genera aVlgne- De1VI'11 e, 1e genera , l' amlta . 1 Joubert, etc. » ' maréchal ridicule, du Comme le C.S.A.R. d'Eugène Deloncle regar- Pétain. dait souvent du côté de la Rome mussolinienne, la Spirale de Loustaunau-Lacau, fondée en 19.3 7 et succédant aux réseaux anticommunistes baptisés Corvignolles, louchait vers le fran247
quisme (une de ses annexes s'appelait d'ailleurs Union militaire française, tout comme l'Uni6n militar en Espagne). Ses dirigeants se méfiaient cependant de l'aventurisme romantique d'un Deloncle et ne se laissèrent pas entraîner dans des règlements de comptes criminels. Mais quelles qu'aient pu être les sympathies ou les actes des différents groupes anticommunistes, dont l'inspiration fut quelquefois même ouvertement fasciste, on aurait tort de rechercher dans leur origine des motivations intellectuelles complexes ou simplement des préoccupations philosophiques comparables à celles d'un Coutrot. Entre Deloncle et LoustaunauLacau, il existe, peut-être, des nuances tenant au choix des moyens; ni l'un ni l'autre, cependant, n'est remarquable sur le plan de la pensée. L'unique doctrine est l'anticommunisme, et le « pense clair et marche droit» des Camelots du Roi. Nul doute m~me que les enthousiasmes d'un Coutrot, d'un Bardet et d'un Guillaume devant le Front populaire n'aient été suspects à leurs yeux. Dès lors, peut-on penser que ces groupes nationalistes aient été « manipulés » par une synarchie? Qu'ils aient pu servir de provocateurs n'est pas douteux. Mais qui peut prétendre avoir « manipulé» un Deloncle? La suite de l'Histoire n' a-t-elle pas montré que de tels hommes, précisément, n'en faisaient jamais qu'à leur tête? Contre leurs amis de la veille, et contre leur propre sécurité le cas échéant ... Il est plus que probable, en effet (mais la preuve pourra-t-elle jamais en être donn~e ?), que l'assassinat de Navachine et celUi des frères Rosselli ont trouvé leur origine, d'une 248
part, dans un anticommunisme sommaire, d'autre part, dans le désir de complaire à Mussolini, et qu'aucune synarchie n'y fut pour quoi que ce soit. Dans ces conditions, si l'on veut appeler « synarchie» certaines formes de « technocratie humaniste» à mi-chemin entre le néo-socialisme à la de Man et le néo-capitalisme à la Coutrot, on doit renoncer à user de ce terme, s'agissant de certaines manifestations d'extrême droite et, inversement, étant entendu au surplus que ni l'un ni l'autre de ces courants de pensée n'a d'affinités avec Saint-Yves d'Alveydre et ses discioles immédiats ou lointains. La ~ême dialectique, si l'on peut dire, se retrouve dès qu'on étudie la question ducaractère supposé synarchique du régime instauré par Pétain. Sur le plan politique, on retrouve la même diversité, voire la même incohérence qu'en matière économique. Il faut dire pourtant que certaines des tendances de l'Ordre nouveau étaient, au moins initialement, très influencées par la pensée maurrassienne, ainsi qu'en témoigne l'historien de l'Action française, Eugen Weber: « Bien que le national-socialisme ou son équivalent prévalût à Paris, Pierre Dominique a déclaré que «ce qui dominait à Vichy, c'était le nationalisme, un nationalisme de droite dont Maurras était l'expression ». Les observateurs les plus avertis l'ont confirmé: Vallat, Fabre-Luce, Loustaunau-Lacau, Maurice Martin du Gard et Robert Aron ont tous été frappés par la prépondérance du nationalisme intégral dans l'entourage du Maréchal. Le général Bernard de Sérigny trouva son vieil ami entouré de personnalités qu'il considérait 249
comme étant des militants de l'Action française - Henri Du Moulin de la Barthète, Raphaël Alibert, Paul Baudouin, le général Brécard _. dont aucun n'avait jamais appartenu à l'Action française, stricto sensu, si ce n'est Du Moulin qui avait été un étudiant d'Action française, et aussi Yves Bouthillier, qui fut ministre des Eugen Finances de 1940 à 1942. » Weber: Cett e convergence de maurrasslens . ,a V'IC hy l'Action fra(r;,t;:::is~ explique d'ailleurs, et beaucoup mieux que le Stock, 1962). «complot synarchiste », de nombreux caractères de la Révolution nationale placée sous le signe de l'anticommunisme, de l'antidémocratisme et d'une sorte de centralisation monarchique du pouvoir. En fait, ce régime prétendait aussi combattre le capitalisme; dans son message du 12 juillet 1940, Pétain affirmait déjà: «Le travail des Français est la ressource suprême de la Patrie. Il doit être sacré. Le capitalisme international et le socialisme international qui l'ont exploité et dégradé font également partie de l'avantguerre. Ils ont été d'autant plus funestes que, s'opposant l'un à l'autre en apparence, ils se ménageaient l'un l'autre en secret. Nous ne souffrirons plus leur ténébreuse alliance. Nous supprimerons les dissensions dans la cité. Nous ne les admettrons pas à l'intérieur des usines et des fermes. » On reconnaît là un des thèmes favoris de tous les courants de la droite, sans exception, maurrassienne, mais aussi franquiste, mussolinienne ou hitlérienne. Dès lors, il nous paraît très imprudent de n'expliquer l'action de Vichy que par une conjuration d'un millier d'hommes. De l'aveu même d'un de ses très. rigoureux théoriciens, l'ex250
amiral Auphan, « Vichy a représenté essentiellement un sursaut des forces traditionnelles contre les forces révolutionnaires» et « la lutte contre Vichy, objectif numéro un de la Résistance, fut quelque chose d'essentiellement marxiste ». Amiral Pour beaucoup, en' effet Vichy revanche sur Auphan: .' ,' Mensonges 1936 - OU «6 f evner 34 reussi » - était et vérité. Essai sur ' f ondamen t a1ement 1a grande revanc he sur 1789. la France Le même Auphan le déclare sans ambages: ir~r~'o~es « Au bout de cent cinquante ans de lente intoxi- Editions' · par les' d ' 1" . Self, 1949). cat Ion l ees alques du d'emocratIsme, au moment où la France paraissait à tout jamais hors d'état de réagir, le régime de Vichy, spontanément surgi, a été une réaction salutaire ' antirévolutionnaire, qui a failli réussir. » En fait, si la «spontanéité» visée par Auphan est très d~scutable, il est bien certain qu'une large fraction de la bourgeoisie a recherché ainsi en 1940 un autoritarisme contre-révolutionnaire qui n'avait rien à voir avec les rêves de perfection sociale d'un Saint-Yves ou avec l'humanisme d'un Coutrot. L'organisation du nouvel Etat n'avait d'ailleurs rien d'une «pyramide synarchique », comme l'ont écrit Ulmann et Azeau : la centralisation de tous les pouvoirs entre les mains du Maréchal - que ces pouvoirs soient analysés de façon classique, comme législatif, exécutif et judiciaire, ou à la manière synarchiste, comme économique, politique et intellectuel - créait d'ailleurs une situation totalitaire qui était le contraire du fonctionnement autonome de ces pouvoirs envisagé par Saint-Yves. De la même manière, on ne peut retenir comme synarchiste la suppression de toutes les formes de suffrage 251
populaire, puisque, au contraire, le système alveydrien leur fait une large place: votes directs et indirects, référendum, réunion d'états régionaux et généraux. En réalité, on pourrait ainsi reprendre l'un après l'autre tous les caractères propres du régime de Vichy et on constaterait qu'aucun ne correspond à ceux de la synarchie. Mais il n'est pas moins certain que, sous le couvert des institutions, différents groupes financiers comme le «groupe de la banque Worms» ne cessèrent de s'affronter pour imposer leur politique. Une fois encore, pourtant, si l'on retient le mot de synarchie pour désigner ces hommes, on doit remarquer que la preuve n'a pas été faite qu'ils aient formé une organisation et qu'ils aient tramé un complot au sens précis du terme. De la même manière, il est alors nécessaire de les distinguer intellectuellement des «lavalistes» et des collaborateurs ouvertement ralliés au national-socialisme. Le seul point commun entre ces deux tendances étant que chacune reprenait un terme d'une même alternative: la survie du capitalisme. Un dernier point doit être souligné, s'agissant de Vichy; il démontre qu'il serait vain de s'en tenir à l'hypothèse synarchiste : c'est que tout, dans ce régime, reflète, par-delà les déclarations mystificatrices relatives à l'union nationale, la primauté du politique sur toute autre considération ; primauté incontestable qui fait écho au « politique d'abord» de Maurras et qui a introduit des clivages graves dans toutes les tendances politiques de l'époque: des socialistes, assez nombreux d'ailleurs, se sont ralliés à la 252
Révolution nationale; d'anciens « cagoulards» sont allés à la Résistance. De telle manière que si l'on veut retrouver dans le personnel politique du régime les agents de la « révolution invisible en ordre dispersé» préconisée par le Pacte, on le peut tout autant dans la Résistance ... Tel est bien le danger de la méthode «indiciaire » que l'on a toujours retenue pour déceler les traces de l'existence d'une synarchie et qui, à partir de vagues ressemblances thématiques, conclut à l'identité. Or si, par exemple, on entreprend d'étudier les Voir « idées politiques et sociales de la Résistance », l'intéressant ouvrage qui on décèlera aisément dans de nombreux textes P?rte ce ti~l'e, 'd . , du à HenrI emanam e groupements dlfferents des thèmes Michel et Boris Mirkinecommuns te1s que : Guetzévitch mystique du chef, irû~~: 1954). - appel à la création d'une élite nouvelle, , - condamnation sévère du parlementarisme de la ur République, - remise en cause radicale de la société d'avant-guerre, - volonté d'une réorganisation totale de cette société, - création d'un humanisme nouveau, - nécessité d'un socialisme humain, etc. Tous thèmes que les affidés de Vichy ne manquaient pas de développer dans le même temps. Nier certaines affinités intellectuelles serait stupide, mais combien plus encore conclure à l'identité d'inspiration. C'est pourquoi il me paraît nécessaire de distinguer très nettement l'idée d'un complot organique de celle d'un courant de pensée, au fur 253
et à mesure que l'on se rapproche de la période actuelle. Car, bien sûr, la question brûlante est de savoir s'il existe aujourd'hui une synarchie. Lorsqu~ Roland Mousnier, résumant les vues de Philippe Bauchard et de Jacques Billy, écrit que les « idées d'X-Crise en particulier sur l'économie planifiée inspirèrent l'expérience Léon Blum (1936-1937), les groupes synarques de Vichy en 1942, la relance économique de. la technocratie gaulliste de 1945 avec l'équipe Chaban-Delmas, les conseillers de Mendès France en 1954 », nul doute qu'il laisse entendre, assez imprudemment - ou, en tout cas, que beaucoup comprennent - , que certains aspects de la politique actuelle trouvent leur origine dans une néo-synarchie, celle de la «Nouvelle Société ». C'est donc poser à la fois la question de la Résistance, de la technocratie et du « néo-radicalisme post-gaullien ». Que la Résistance ait entendu tracer les règles d'une nouvelle société n'est évidemment pas douteux; même un Francisque Gay, qui n'avait rien d'un révolutionnaire, en témoigne: «La Charte de la Résistance, qui, ne l'oublions pas, porte dans sa rédaction l'empreinte de Georg~s Bidault, proclamait sa volonté de promouv01r les réformes indispensables qui, sur le plan économique, étaient, en premier lieu, l'instauration d'une démocratie économique et sociale impliquant l'éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l'économie. C'est tout un ordre social nouveau qu'il s'agit de construire, nous disait jadis l'Appel aux hommes de notre esprit. 254
«Charles de Gaulle, sans être plus précis, n'était pas moins catégorique. Dans son discours programme prononcé à Lille, le 2 octobre 1944, peu après la Libération, il définissait les grandes lignes d'une politique économique: « ... Nous voulons donc la mise en valeur en commun de tout ce que nous possédons sur cette terre; pour y réussir, il n'y a pas d'autres moyens que ceux qu'on àPpelle l'économie dirigée [ ... ]. Au point où nous en sommes, il n'est plus possible d'admettre ces concentrations d'intérêts que l'on appelle dans l'univers les « trusts », qui ont pu correspondre à une période donnée de mise en valeur des ressources de la terre, mais qui ne correspondent plus aujourd'hui aux nécessités d'une organisation économique réformée [ ... ]. Pour cette économie dirigée, pour cette mise en valeur en commun de toutes les ressources du pays, il y a des conditions à remplir dont la première est évidemment que la collectivité, c'est-à-dire l'Etat, prenne la direction des grandes sources Francisque de richesse commune et qu'il contrôle certaines g~~:o~er~tes autres activités sans, bien entendu, exclure les chrétienne d'inspiration à grands leviers que sont, dans l'activité des l'épreuve du pouvoir , 1 (Mémoire hommes, 1 initiative et e juste profit. »
confidentiel), p. 73 (Paris,
On retrouve dans ces textes le souci constant de fJ50)d et Gay, faire évoluer le capitalisme «sur un plan . . supérieur»; à ce titre, on peut toujours faire une comparaison avec la démarche de type synarchique. Mais dans ces conditions, il faut considérer que le plus grand nombre des groupes d'études, de réflexions qui se sont succédé en France pendant la Résistance et depuis étaient synarchistes dès l'instant où ils ont pu 25.")
Voir notamment M. BlocqCh~~i~a~!~
. . de la ReSistance, suivies d'études pour une nouvelle Révolution française (Paris,
c10945); Artthtur Cal me e: l'O.C.~. (Pans, P.U.F.,1961).
prétendre (de l'O.C.M. au club Jean Moulin, en passant par Patrie et Progrès), préparer une société nouvelle sans révolution et sans mise en cause des structures capitalistes. Ce n'est pas assez pour faire une bonne politique; c'est trop pour faire un complot. Ce qui est sûr, c'est que depuis plus de vingtcinq ans les différentes «sociétés de pensée» qui se sont manifestées, et ont parfois même défrayé la chronique, ont été, sans exception, terriblement indigentes sur le plan des idées par rapport aux groupements de la Résistance dont elles se sont d'ailleurs souvent bornées à démarquer les travaux. Or l'un des groupements souvent nommés comme représentatifs d'une certaine «technocratie de gauche» considérée comme synarchiste, fut justement l'O.C.M. (Organisation . '1e et ml' Halte 1 " ,)ammee " C1V1 par M' ax1me BIocqMascart, Georges Izard, Pierre Brossolette et Jacques Arthuys qui venait de «chez Valois » . L'O .\.J.., r' M d l et de l'A' ction frança1se. ont es 'etud es furent extremement " f'econd es, tenta d e survivre à la Libération sous la forme d'une Umon . trava1'11"Iste, qU!, une nouveIle f' OIS, évoque, de par son nom même, le seul dénominateur commun à tous les hommes et à tous les groupements qui f urent, ' un Jour ou 1'autre, ' de synarch'1sme: le re'form1sme . accuses temporisateur ou, pour revenir aux sources britanniques, le fabianisme. De ce réformisme, l'instrument privilégié à paru être, au cours de cette seconde moitié du xx siècle, le gouvernement des techniciens, le « pouvoir directorial ». Nul doute même que, pour beaucoup, le terme de synarchie a désigné 6
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et désigne enc?re la technocratie; et, après tant de conf~s10ns autour du mot, pourquoi pas? La notion de technocratie et celle de synarchie sont si confuses que leur confusion même crée entre elles une indiscutable parenté. Sans doute n'est-il pas permis de revenir ici longuement sur la technocratie, qu'on a pris coutume de décrire à partir des visions de SaintSimon, rêvant d'un nouveau christianisme et d'un ~ouveau sacerdoce, en oubliant de signaler que SI cet auteur s'était adressé d'abord aux « i~dustriels », «pour établir l'organisation SOCiale que réclame l'état présent des lumières» il revint très vite à une autre vision des choses ~ « Je les avais stimulés, écrit-il, à être les insti- H. de Saintgateurs et les directeurs de cette grande révolu- SI imNon: . h' e ouveau tIon p h'l 1 osop lque. De nouvelles méditations Christianisme , ' l ' d d 1 Il et m ont prouve que or re ans eque es choses surlesla écrits devraient marcher était: les artistes en tête , rcehliqiodn. Olx·e ensuite les savants et les industriels seulement texte~ par 'd ., 1 Henn apres ces eux premIeres casses. » Desroches La pratique technocratique depuis vingt-cinq ~aS~~il, ans, et la France en a fait l'expérience, montre 1969). en effet que l'idéologie du « management» a pour caractéristique d'être fondée sur une renonciation totale à toute considération des fins dernières de la société humaine. Le technocrate ne souhaite pas, comme le dit une formule encore une fois empruntée à Saint-Simon, « substituer l'administration des choses au gouvernement des hommes»; en fait, il agit en gouvernant les hommes comme s'il administrait des choses. C'est pourquoi il ne paraît pas possible de considérer les formes modernes· de la technocra, tie comme les héritières de la synarchie, ou des 2.57
synarchies, que l'on entende par ce mot le système de Saint-Yves d'Alveydre, ou même les aspirations convergentes des néo-capitalistes et des néo-socialistes de l'entre-deux-guerres. Il ne semble pas davantage possible de démontrer que la synarchie correspond à un programme ou à un régime politique précis et mis en pratique à un moment donné de l'Histoire. Des communautés d'aspirations sont assurément visibles en matière politique, comme sur le plan économique ou dans le domaine intellectuel, mais à aucun moment elles ne se sont concrétisées dans un projet politique précis et défini. Partout, certes, on a rêvé d'une «nouvelle société»: chez les pIanistes de 1934, et de toutes obédiences, chez les partisans de la Révolution nationale ou du Nouvel Ordre européen, chez les résistants, plus sérieusement encore; on y rêve encore, assurément, et sans doute est-ce la moindre des choses, à chaque fois qu'une société traverse une phase critique de son évolution. Mais, à chaque fois aussi, le rêve peut avoir deux visages, irréductibles l'un à l'autre: réformisme ou révolution. Il semble bien, en définitive, que le mot de synarchie. « révolution invisible en ordre dispersé », n'ait jamais servi qu'à désigner certains courants réformistes également suspects aux yeux des révolutionnaires et à ceux des conservateurs .
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1
!, Qu'est-ce, 1
· RAPPORT CONFIDENT/EL
enfin, que la synarchie?
Sur la Société secrète PolytechniCienne Ir:
dite M. S. E. ».
(Mouvemflnt Synarchique d'Empire) OU
cC.S.R•• (Conyention $ynorchique Révolutionnaire)
V SOMMA.IRI:
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Il. -
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lU, IV, V. VI._
-
Forme dt j'offoUohon.
R~~'$ eN "MS.f." oveç M. Jton CoutrO! el ~( :e "'.SAR." M,Io"-l dt (KtU''''''''11 fI print1pOUx membt~ du "MS...... Action du "M.S E." tn F~t.
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CHAPITRE PREMIER
GENERALITES Document fondamental
v
Une /Jersion iml'rim,sc el cllIndestine du «Rapport ClllwÎn
~).
PerPlexe devant le complot synarchique dont la réalité lui échappait, Alfred Fabre-Luce se risqua à prédire qu'un jour, «peut-être, quelque historien futur, craignant de s'égarer dans cette période confuse, ressuscitera la légende des synarques pour y trouver un fil d'Ariane ». Sans doute la prédiction ne s'est-elle que trop réalisée: plus d'un a ressuscité la légende et s'en est vanté. Mais pour quel résultat? La synarchie est-elle vraiment le fil d'Ariane, l'herméneutique de l'Histoire qu'on en a fait? Il faudrait, bien sûr, que la modestephénomé-
A. FabreLuce: Journal de la France, p.489.
nologie des synarchismes qu'on vient d'esquisser cède la place à une épistémologie; peut-être . même aussi à une psychanalyse. Pourtant, si la notion de synarchie demeure insaisissable dans sa totalité, il demeure possible de faire le compte des différentes significations au confluent desquelles elle se rencontre sans jamais se réduire à l'une ou l'autre d'entre elles. On peut à cet égard retenir au moins six certitudes: 1. La synarchie est d'abord le système de SaintYves d'Alveydre, qui lui-même ordonne et actualise des acquis anciens; essentiellement, le rêve d'une « sophiocratie » qui fut celui ou qui a été prêté aux pythagoriciens, aux Templiers ou aux rosicruciens. Ces acquis sont, d'autre part, intégrés dans une démarche utopique qui peut, à de nombreux égards, être comparée à celle des utopistes classiques et à celle des auteurs du XIX" siècle. S'il est certain que la pensée de Saint-Yves est souvent singulière, au point de paraître parfois près de sortir du domaine de la raison, elle n'est aucunement mystérieuse, je crois l'avoir montré. 2. Il n'est pas douteux que ces idées, mêlées à celles d'autres courants occultistes, théosophiques, anthroposophistes, martinistes, etc., ont constitué la doctrine d'un petit groupe qui a bien existé, qui a effectivement rédigé le Pacte synarchique d'Empire et dont certains membres, qui avaient une «tête politique », ont espéré jouer un rôle. Pourtant, loin d'être à l'origine des courants de pensée économique et politique apparus après la Première Guerre 262
mondiale, ce groupe était, au contraire, « à leur remorque », un peu comme les d~rigeants de la nouvelle maçonnerie spéculative de 1717 éta~ent tributaires de la nouvelle idéologie analysee par Paul Hazard dans la Crise de la c.onscience européenne. Son importance politique ~ut à peu près nulle, mais les confusions commIses par ses adversaires lui ont donné une dimension quasi-mythique. 3. En tant qu'élaboration rétrospective de l'Histoire - ou, si l'on veut, «rétrodiction» Sur cette d,e - le mot de synarchie a été utilisé pour dési- notion rétro diction, voir le gne.r. des coura~ts de pensée philosophique, remarquable polItique et economique de l'entre-deux- livr'e de Paul Veyne: guerres et vaguement convergents. Les princi- Comment écrit paux thèmes communs qu'on peut y retrouver on l'Histoire <Paris, sont Fhuman~s~e, un certain idéalisme (pri- Le Seuil, m,aute. ?u ,sp1t1tu~1 entendu au sens laïque), 19711. necesslte d une arIstocratie nouvelle aristocratie de l'esprit, etc. Sur le plan politi~ue : refus ~u pa~lementarisme ; dans certains cas, aspirations a un régime fort et, surtout, refus du communisme, qui est le principal dénominateur commun. Sur le plan économique: rationalisation du capitalisme, au besoin par l'économie dirigée, de manière à le faire survivre. A l'évidence, toutes ces idées ressortent de la recherche d'une «troisième voie », et on les r.etrouve chez les néo-socialistes, les néo-capitalistes et les premiers «technocrates» de 1'~Roque, tous plus ou moins réformistes; il y a aIlleurs entre eux des parentés ou des affinités mtellectuelles tout à fait incontestables leur projet fondamental étant de récuser tout~ lutte des elasses, sans introduire de changement structurel dans la société capitaliste.
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Le caractère spécifique de cette image de la « synarchie» n'est pas de constater ces analogies, mais de les attribuer à une inspiration commune provenant d'un centre unique, existant de manière organique : un « comité directeur », qui est l'âme d'un complot. 4. Pendant la guerre et l'Occupation, la synarchie sert à désigner le groupe des ministres du gouvernement Darlan, groupés autour de Pierre Pucheu, qui, se faisant plus ou moins l'écho de certaines des théories d'avant-guerre, prétend construire un « Ordre nouveau » - assez distinct de la Révolution nationale dans la mesure où cette dernière est teintée de maurrassisme. Ce groupe correspond grosso modo à une première manifestation du «grand capitalisme monopoliste» moderne, efficace, technicien, désireux de régenter toute l'économie; foncièrement anticommuniste, bien sûr, mais sans complaisances pour les formes archaïques de l'organisation sociale. Son apolitisme prétendu est simplement l'expression de sa volonté de dominer à tout prix : les illusions d'un Pucheu croyant que, même si la gauche prenait le pouvoir, elle aurait besoin de lui, sont révélatrices de ce point de vue. 5. A la même époque, puis à la Libération, le terme de synarchie se confond avec une imputation de complot indéfini, mais polyvalent, dans son usage polémique, policier et judiciaire. Il est d'ailleurs vain de rechercher une signification unique du terme qui peut alors s'appliquer aux comportements politiques les plus contradictoires ... Le moindre paradoxe n'est pas qu'à trois ans de distance Marcel Déat et Pierre Hervé (alors communiste) aient pu l'utiliser 264
polémiquer contre les mêmes personnages 1 pour ou pour les accabler. 1
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6. Dans la période contemporaine, la notion de synarchie, dégagée à la fois de ces acceptions contingentes liées aux événements de l'Occupation et des implications occultistes, en est venue à désigner assez vaguement les formes nouvelles de la technocratie éprise de «management », désireuse de rationaliser le système capitaliste.
Dans cet usage, le mot de synarchie, qui n'évoque plus un « complot» au sens précis du terme, paraît devoir être utilisé longtemps encore, ainsi qu'en témoignent les récentes réflexions d'un journaliste s'interrogeant sur le rôle des techniciens dans la société contemporaine. « Pour les députés de la majorité comme pour ceux de l'opposition, la réponse ne fait pas de doute: 90 % sont d'avis que «les affaires du pays sont de plus en plus souvent réglées par les technocrates». Le succès du thème de la « technostructure », défini par J. K. Galbraith et popularisé en France par M. Edgar Faure, va bien dans le même sens. La classe politique se sent dépossédée par les «jeunes messieurs» bardés de diplômes, regorgeant de compétence et d'assurance, impatients de se réserver toutes les responsabilités. ,f Cette crainte des élus, parfois cette impatience il des ministres éveillent une résonance chez les ~ électeurs. Le mythe cabalistique d'une puis~ SI ance . ~o~terrai.ne ré~n~nt claln.destRinebment sur '1. a societe a toujours ete pogu aire. 0 ert Lane a souligné, dans son livre Political Ideology) sa ,~ vivacité aux Etats-Unis. En France, où plane !~' encore le fantôme de la «synarchie », il se ,1
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greffe S1.J.r le sentiment de dépendance et de vulnérabilité à l'égard de l'Etat. Le guichet symbolise la lenteur et l'anonymat, le technocrate incarne l'omnipotence inaccessible et lointaine. Alain Tels sont les principaux « niveaux de significaDuhamel:· . de «les tion» du terme synarch'le, qu "1 1 lmporte Techniques mettre en lumière nouvelles . d'~i~~ à la On remarquera que chacun peut être intégré deClSlon», d d es perspectlves . . d'ff' in le Monde, ans pol'ltlques . 1 erentes, 19l1~~il~ voire totalement hétérogènes, avec une égale force de « démonstration », si bien qu'on peut dire que synarchisme et antisynarchisme apparaissent toujours comme de véritables « photomontages»: comme Saint-Yves d'Alveydre avait récrit l'Histoire, Mennevée l'interprète pour la gauche, Virion, pour la droite, en utilisant les mêmes preuves. Cette écriture établit, au gré du récitant, des connexions entre telle ou telle des images de la synarchie qu'on a énumérées, parfois entre toutes; elle est un véritable récit, à partir d'éléments réels d'ailleurs, qu'elle ajuste à sa perspective narrative qui comporte une progression thématique et une intégrfltion épique. C'est une « rétrodiction » de l'Histoire, d'ampleur et de finalité variables, tendant à mettre en lumière l'action déterminante d'un petit groupe d'hommes échappant aux contingences ordinaires (capitalistes, techniciens, « initiés », sages, etc.). La synarchie, et c'est une des raisons de son caractère insaisissable, est en effet une représentation mentale de la politique, qui trouve son origine dans l'intégration de toute une série de modèles a-historiques prétendant
expliquer l'Histoire. Mais il faut souligner que cette intégration a elle-même un pôle positif et un pôle négatif. Ce dernier se retrouve à l'état presque pur dans le «modèle barruelien» d'explication de la Révolution française par l'action unique de la franc-maçonnerie, comme dans l'explication de l'Histoire par les Protocols des Sages de Sion. On le trouve également à l'usage de la gauche dans le thème du complot clérical ou ultraréactionnaire. Le pôle positif de cette intégration lui répond trait pour trait: Sages de l'Agartha, « Société de la Tour », de Wilhelm Meister, jardiniers d'Elzbethstein chez Meyrink, « groupe de Drameille », chez Raymond Abellio; il s'agit, chaque fois, d'initiés et de sages supérieurs aux hommes ordinaires.
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Ce qu'il faut souligner, c'est que tous ces thèmes récurrents, relatifs, en définitive, à l'action supposée bénéfique ou maléfique de « Supérieurs inconnus », se sont tous retrouvés sans exception dans l'un ou l'autre aspect de la synarchie ou de l'antisynarchie. C'est par là que ces dernières sont indissociables et unies dans les phases dialectiques d'un même récit. C'est pourquoi on peut dire que la synarchie est une représentation mentale fondée sur l'intégration des modèles antérieurs et qu'elle constitue un «invariant », quelles que soient les finalités politiques de ceux qui la dénoncent... Rouge ou blanche, elle est un centre de décision unique, et il faut bien qu'elle existe pour donner un sens aux incohérences de l'Histoire.
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Sans doute, convient-il de ne pas nier la réalité de certains des faits politiques ou idéologiques par ailleurs taxés de synarchisme. Le réformisme, prônant le «socialisme sage» déjà stigmatisé par Sorel, a bien existé - existe bien encore - , et il serait grave d'en méconnaître l'existence; il demeure toutefois qu'on ne peut l'expliquer par l'action de la synarchie. Tel est bien, en effet, le vice fondamental de toute représentation synarchiste (ou antisynarchiste, c'est tout un) de l'Histoire: prétendre introduire une explication unique des « ressorts secrets» par le biais d'une unité artificielle, trancher le nœud gordien des causalités enchevêtrées pour mettre en lumière un agent moteur nécessaire et suffisant. Excès de l'esprit de système ? Délire interprétatif? Souvent l'un et souvent l'autre, assurément. Mythe? Certainement pas, si l'on se réfère à la conception sorélienne de 1'« image d'un avenir fictif (et même le plus souvent irréalisable) qui exprime les sentiments d'une collectivité et sert à entraîner l'action ». Mystification? Assurément, si l'on considère que l'histoire humaine ne dépend pas de quelques hommes, si haute soit l'idée qu'ils se font d'euxmêmes ou qu'on s'en fait, mais d'une lutte dans laquelle le dernier des opprimés - Spartacus - peut peser d'un poids décisif. Sans doute, discerne-t-on encore derrière l'artifice que constitue le concept de synarchie chez ses adversaires comme chez ses partisans, la nostalgie d'un gouvernement des Sages et celle d'une société d'ordre - d'une nouvelle société rationnelle. Sans doute, pourrait-on enfin déterminer que 268
cette étrange construction mentale procède du désir de la raison de mettre à tout prix en ordre sa perception d'une situation politique caractérisée par une telle dilution des pouvoirs qu'elle ne parvient pas à découvrir, dans le désordre des choses, leur raison d'être. Mais peut-être, après tout, n'est-il pas besoin de chercher très loin la cause du prestige qui s'attache à l'idée, au mot de synarchie. Peutêtre suffit-il de rappeler combien les hommes aiment à transformer leur histoire en spectacle, parfois même en beaux contes, pathétiques et passionnants, peuplés de traîtres et de surhommes, et non point d'hommes ordinaires doutant d'eux-mêmes, pitoyables enfin, à force de ne jamais savoir comment finit l'Histoire qu'ils écrivent quotidiennement et sans la comprendre. Qu'importent alors les invraisemblances du récit, quand il permet le rêve? Nul doute, à cet égard, que l'histoire de la synarchie méritait d'être contée ...
ANNEXES
Ouvrages relatifs à la synarchie dans l'occultisme AMBELAIN Robert BARBIER Emmanuel BARLET F.-Ch.
BIBLIOGRAPHIE
CAILLET Albert CELLIER Léon CHACORNAC Paul ENCAUSSE Philippe
Il n'existe aucune bibliographie tant soit peu méthodique de la question; aussi a-t-il paru opportun d'en mettre une à la disposition du lecteur, et qui concerne aussi bien les aspects occultistes que les aspects politiques. Pour des raisons pratiques, on n'a retenu ici que des ouvrages en langue française mentionnant explicitement la synarchie. Pour être complet, il faudrait ajouter: 1) les notes, rapports, mémoires plus .ou moins c0.n~dentiels qui ont circulé dans les milieux de la Collaboration et de la Resistance; 2) les très nombreux articles de journaux et de revues; 3) les ouvrages des auteurs soupçonnés de «synarchisme ». Pou~ ~es derniers, le lecteur pourra se reporter aux notes du texte. Une blbhographie critique ainsi conçue prend un.e. dimepsion ~ml?on:a~t~, aussi n'était-il pas possible de la donner ICI. Meme amsl hmJtee aux références explicites à la synarchie, cette bibliographie suppose des choix: les ouvrages cités ont été choisis en fonction de l'intérêt du témoignage et de la perspeétive personnelle de l'auteur. mais on ne s'étonnera pas de ce que la plupart comportent surtout des aveux d'ignorance. Œuvres de Saint-Yves d'Alveydre La bibliographie de Saint-Yves comporte une trentaine de titres, d'importance fort inégale en raison des nombreuses redites. On retiendra principalement: Mission actuelle des Souverains par l'un d'eux. Paris, 1882 (Dentu); 1884 (Calmann-Lévy); 1948 (Nord-Sud). Cette dernière édition
comporte une intéressante introduction, non signée, due à M.C. Mission actuelle des ouvriers. Paris, 1882 (Dentu); 1884 (Calmann-Lévy). Mission des Juifs. Paris, 1884 (CalmannLévy); 1928 (Dorbon); 1956 (Niclaus); 1971 (Éditions traditionnelles). Avec une bibliographie d'ensemble de Saint-Yves. Mission de l'Inde en Europe. Mission de l'Europe en Asie. La question du Mahatma et sa solution. 1886 (édition non publiée); Paris, 1910 '(la Librairie hermétique); 1949
GILLES René GUÉNON René
JOLLIVET -CASTELOT LE FORESTIER René LE LEU Louis MA RIEL Pierre MERCIER Alain
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MICHELET VictorÉmile PAPUS PEYREFITTE Roger PIGNATEL Fernand ROCA (abbé) SAUNIER Jean SYNARQUE S.P.M. VAUTIER Claire VIRION Pierre
Le Martinisme. Histoire et doctrine. Paris, 1946. Les Infiltrations maçonniques dans l'Église. Lille- Paris, 1910. Sai[lt-Yvesd'Alveydre. Paris, 1910. L'Evolution sociale. Paris, 1910. Manuel bibliographique des sciences psychiques et occultes. Paris, 1913. Fabred'Olivet. Paris, 1953. La Vie simple de René Guénon. Paris, 1958. Sciences occultes ou vingt-cinq années d'occultisme occidental. Papus, sa vie, son œuvre. Paris. 1949. Les Templiers sont-ils coupables? Paris, 1957. Le Théosophisme, histoire d'une pseudoreligion. Paris, 1921. Le Roi du monde. Paris, 1927. La Grande Triade. Paris, 1946. Le Destin ou les Fils d'Hermès. Paris, 1920. La Franc-Maçonnerie occultiste et templière. Paris, 1970. L'Organisation sociale. Paris, 1931. L'Europe païenne au xx' siècle. ParisGenève, 1964. La Franc-Maçonnerie en France. Paris, 1969. Les Sources ésotériques et occultes de la poésie symboliste (1870-1914). Paris, 1969. Les Compagnons de la Hiérophanie. Paris. s.d. Anarchie, indolerlce et synarchie. Paris, 1894. Les Disciples de la science occulte: Fabre d'Olivet et Saint-Yves d'Alveydre. Paris, 1888. Les Fils de la lumière (roman). Paris, 1961. Batailles maçonniques. Paris, s.d. Glorieux centenaire, 1889. Nouveaux cieux, nouvelle terre. Paris, 1889. Introduction aux recherches sur Saint-Yves d'A lveydre (inédit). (Le) Schéma de l'archétype social. Paris, s.d. M. le Marquis. Histoire d'un prophète. Paris, 1886. Mystère d'iniquité. Saint-Cénéré, s.d. Bientt5t un gouvernement mondial. Saint-
Cénéré, s.d. VULLIAUD Paul WEISS Jacques WIRTH Oswald ZAMBHOTIVA
Manuscrit inédit détenu par la bibliothèque de l'Alliance israélite universelle. La Synarchie. Paris, 1955. Stanislas de Guaita. Paris, 1935. Asia mysteriosa. Paris, 1929.
(Dorbon). La France vraie (Mission des Français). Paris, 1887 (Calmann-Lévy). L'Archéomètre. Clefs de toutes les religiOns et de toutes les sciences de l'Antiquité. Réforme synthétique de tous les arts contemporains. Paris, 1911; 1934 (Dorbon).
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Études politiques et historiques ABELLIO Raymond ARON Robert
Vers un nouveau prophétisme. Paris, 1950. Heureux les pacifiques. Paris, 1950. Histoire de Vichy. Paris, 1954.
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AUJOL Jean-Louis AZEAUHenri BAUCHARD Philippe BEAU DE LOMÉNIE Emmanuel BILLY Jacques BOU RD REL Philippe BOUTHILLIER Yves CHARNAY Geoffroy de CHASTENET Jacques COSTON Henri
COTEREAU Jean DÉSERT Joseph DUMAS Charles EHRMANN Henry W. FABRE-LUCE Alfred FERBAER Louis-Marie FERTAL Roger GALTIER-BOISSIÈRE Jean GILLOUIN René GUILLIEN R. HERVÉ Pierre MALLET Alfred MENNEVÉE Roger
MEYNAUDJean MONOD Flavien MOULIN DE LA BARTHETE Henri du MOUSNIER Roland NICOLLE Pierre SAINT-PAULIEN SCHMITT (Général) SHIRER William SOUPAULT Robert TOURNOUX J.-R. VALOIS Georges VARENNES Claude VOYENNE Bernard ULMANN André et
Le procès Benoist-Méchin. Paris, 1948. Synarchie et pouvoir. Paris, 1968. Les Technocrates et le pouvoir. Paris, 1966. La Mort de la troisième République. Paris, 1951. Les Techniciens et le pouvoir. Paris, 1960. La Cagoule. Paris, 1970. Le Drame de Vichy. Paris, 1950. Synarchie. Panorama de vingt-cinq années d'activités occultes. Paris, 1946. Histoire de la [JI< République. Paris, 1957. Les Financiers qui mènent le monde. Paris, 1955. Partis, journaux et hommes politiques. Paris, 1960. Les technocrates et la synarchie. Paris, 1962. Le Complot clérical. Jésuites. Synarchie. M.R.P. Paris, 1947. Toute la vérité sur l'affaire de la Cagoule. Paris, 1946. La France trahie et livrée. Paris, 1944. La Politique de patronat français. Paris, 1959. Journal de la France. Genève, 1946. Événements survenus en France de 1933 à 1945. Paris. 1947-1954. La Technocratie et les libertés. Paris, 1966. Le Manifeste de la contre-révolution française. 1958. Histoire de la guerre. Paris; et le.>" Cra:
pouillot », passim.
Très nombreux articles in " Les documents politiques diplomatiques et financiers». A noter: numéro spécial de juin 1946, réédité en mai 1962. La Technocratie. Mythe ou réalité? Paris, 1964. Le Pouvoir bourgeois. Paris, 1970. Le Temps des illusions. Genève, 1946. Les Hiérarchies sociales, de 1450 à nos jours. Paris, 1969. Cinquante mois d'armistice. Paris, 1947. Procès Pétain. Compte rendu sténographique. Paris, 1945. Histoire de la collaboration. Paris, 1964. Toute la vérité sur le procès Pucheu. Paris, 1963. La OIute de la troisième république. Paris, 1970. A lexis Carrel. Paris, 1951. L"Histoiresecrète. Paris, 1962. La France trahie par les trusts. Paris, 1944. Le Destin de Marcel Déat. Paris, 1948. Mais où sont les révolutionnaires? Paris, 1946.
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J'étais l'ami du maréchal Pétain. Paris, 1966. Les Trusts contre la patrie. La Libération trahie. Paris, 1945. Pierre Laval. Paris, 1954.
LE PROCES BENOIST-MECHIN
Extraits
Ce procès, qui commença le 29 mai 1947, sous la présidence de Louis Noguères, est particulièrement révélateur de la gêne des membres de la Haute Cour de Justice devant la synarchie. Cette ,dernière tut évoquée deux fois dès la première audience, ainsi que le retrace le compte rendu sténographique des audiences de la Haute Cour. (Le Procès BenoistMéchin, édité par Jean-Louis Aujol (Paris, AlbinMichel, 1948).
« M. le président. - Nous irons vraisemblablement aussi vite sur la question de la synarchie. Vous êtes indiqué comme ayant été un synarque éminent. Vous avez vu, dans le dossier, le document tout entier relatif à la synarchie et vous avez vu que vous y figurez en bonne place. Voulez-vous vous expliquer? Savez-vous ce que c'est? Avez-vous connu la synarchie ou des synarques et, personnellement, avez-vous appartenu à la synarchie? «M. Benoist-Méchin. - Je ne sais pas ce que c'est que la synarchie. Je n'ai jamais fait partie de la synarchie. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui fît partie de la synarchie. Je n'ai jamais été prié d'adhérer à la synarchie. Je n'ai jamais su, concernant la synarchie, quoi que cc soit d'autre que ce que vous savez vous-même par les journaux. « Me Marcel Héraud. - C'est-à-dire rien du tout. «M. le président. - Ne dites pas cela, Me Marcel Héraud, car dans un grand nombre d'affaires nous avons eu à nous occuper de synarchie et je dois dire que jusqu'ici nous n'avons pas trouvé, devant nous, un synarque ou, en tout cas, nous n'avons pas trouvé devant nous un accusé qui dise: «Je suis un synarque.~
«Me Marcel Héraud. - Et même qui dise ce que c'est que la synarchie. «M. le Président. Vous l'avez vu au dossier
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comme moi; je vous fais grâce de tout le mémoire; mais, en tout cas, il est peut-être intéressant de noter que, dans ce dossier, il y a quelque chose qui ne se trouve pas ailleurs, c'est l'opération qui a étéfaite contre le Dr Martin; le Dr Martin a été arrêté avec toute une équipe qui travaillait contre la synarchiè ; il a fallu que Pétain intervienne lui-même pour demander des explications; il a fallu surtout que l'équipe, qui avait été arrêtée avec le Dr Martin parce qu'on faisait la chasse aux synarques - mette à mal les barreaux de la prison où on l'avait enfermée pour que l'opinion - au moins gouvermentale - s'en inquiétât. « Nous avons ainsi, dans ce dossier, quelque chose de plus que dans les autres, mais comme ce n'est pas un fait personnel de l'accusé, je ne veux que le signaler après lui avoir posé la question : «Oui ou non saviez-vous ce qu'était la synarchie. et oui ou non étiez-vous un synarque?»
«M. Benoist-Méchin. - Il m'est impossible de vous donner d'autres renseignements sur la synarchie; je puis vous raconter simplement une toute petite anecdote, elle vous amusera· peut-être et, comme ces débats ne vont pas être amusants, il faut saisir la balle au bond : « Il y avait autrefois - comme dans les contes un monsieur qui s'appelait Coutrot ; je ne l'ai jamais connu. M. Coutrot avait un livre d'or et, dans ce livre d'or, il inscrivait des noms; cela s'appelait le «Livre d'or de la synarchie ». Lorsque le gouvernement Darlan s'est constitué, le présidenJ: Laval a eu l'impression que le gouvernement Darlan était un obstacle à son retour immédiat au pouvoir. Alors je crois qu'il a voulu jouer un tour au gouvernement Darlan; il a voulu lui accrocher une banderille de couleurs voyantes, et il a fait circuler le Livre d'or qui lui avait été apporté, m'a-t-on dit - car je n'en suis pas certain - , par M. Eugène Deloncle. Alors, tout d'un coup, on a crié partout que le gouvernement Darlan, c'était le gouvernement de la synarchie. Je vous prie simplement de remarquer qui a lancé le bruit: c'est M. Marcel Déat, dans l'Œuvre. «M. le Président. - Et Jean Renaud. de la Solidarité française?
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«M. Benoist-Méchin. - Je ne connais pas M. Jean Renaud. En tout cas, je crois qu'un synarque, cela signifie quelqu'un qui est cousu d'or, qui brasse des milliards, quelqu'un qui est associé à la plus puissante des finances internationales, quelqu'un - lâchons le grand mot - qui a partie liée avec les «trusts ». Ce n'est pas mon cas; je crois que la suite de ces débats vous permettra de vous faire exactement une idée de mes moyens d'existence. Je suis un homme qui vit de sa plume; je ne dispose d'aucun appui financier èxtérieur à celui que m'apporte mon propre travail. «M. le Président. - Eh bien, comme vous n'étiez pas - indiquez-vous - un synarque doré, peut-être figuriez-vous sur le Livre d'or de la synarchie, mais vous n'étiez pas, vous, doré pour cela.
RAPPORT CHAVIN (1941)
Extraits
A plusieurs reprises, j'ai cité d'importants extraits de ce texte et exposé pour quelles raisons il constitue un document très caractéristique de la littérature semi-clandestine qui circula sous l'occupation. .l'ai retenu ici, à titre d'exemple, les passages rela· tifs à Jean Goutrot: d'une part. pour éviter des redites inutiles, dautre part, pour montrer au lecteur par quel processus peut s'élaborer, à partir de faits authentiques, un «récit mythique» assez étonnant. Je précise que la liste des noms cités dans ce document a souvent été considérablement «enrichie» dans d'autres écrits de cette époque et, faut-il le dire? qlle ie ne la reproduis qu'à titre de document, sans la reprendre à mon compte.
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rRAPPoRTs DU M.S.E. AVEC M. JEAN COUTROT ET AVE(l ~E C.S.A.R. (Chapitre lI/)
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Jean Coutrot fut un des dirigeants du M.S.E.
M. Jean Coutrot fut certainement un membre et un membre dirigeant du M.S.E. Notre affirmation repose sur trois faits : 1) L'exemplaire du document fondamental de cette secte parvenu entre nos mains émanait d'un familier de M. Jean Coutrot. 2) La lecture attentive de ce document permet d'y retrouver à chaque page la terminologie si spéciale de M. Jean Coutrot, ainsi que les formes verbales qui particularisent ses écrits de façon si caractéristique. De toute évidence, M. Jean Coutrot a collaboré à la rédaction du document (s'il ne l'a pas rédigé lui-même en entier). 3) Trois semaines environ après le décès de M. Jean Coutrot, le journal hebdomadaire l'Appel, du 5 juin 1941, a publié l'entrefilet suivant: « Une mort subite et mystérieuse: Il y a quelques « jours est mort subitement à Paris, 51, rue Ray« nouard, un certain Jean Coutrot. Ce Jean Coutrot « avait joué un rôle important dans la néfaste poli« tique des Pierre Cot, Guy Lachambre et autres « saboteurs de notre aviation. Oui, ce Jean Coutrot « avait beaucoup «trafiqué» dans l'aviation. N'ap« partenait-il pas à la plus secrète et à la plus « nocive des loges maçonniques, la «Synarchie» 1 « Cela expliquerait peut-être sa mort mystérieuse. » Le rédacteur de cette note, visiblement, ne disposait que de renseignements médiocres et même partiellement inexacts. Toutes corrections faites d'évi· dentes inexactitudes, M. J. Coutrot y est bien affirmé membre du Mouvement synarchique d'Empire. M. Jean Coutrot membre du C.S.A.R.
Dans les milieux polytechniciens du ministère des Finances et de l'Economie nationale, M. J.ean Coutrot passait pour « cagoulard» ; le fait nous fut souvent confir~é en 1937 et 1938 (confirmé par 1.1., le 9 juin 1941, au cours d'un déjeuner). Depms environ une dizaine d'années, M. Jean Coutrot manifestait une activité extraordinaire. Cette activité, par certains de ses aspects, était nettement
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insolite; elle prit fin, en mai 1941, par son décès survenu dans des conditions mystérieuses. Cette activité peut être analysée de la façon suivante, en distinguant successivement: - les groupements fondés par M. Coutrot, - le sabotage du ministère de l'Economie nationale en 1936-1937, la tendance idéologique générale, les voyages de M. Coutrot, la mort de M. Coutrot. Les groupements fondés par M. Jean Coutrot 1) Le groupe «X-Crise», fondé vers 1932, se proposant l'étude de la crise mondiale qui sévissait alors, dans ses causes et dans ses remèdes. Son secrétaire était M. Bardet. 2) Centre polytechnicien d'études économiques (C.P.E.E.), qui résulte de la transformation du groupe précédent, effectuée vers 1934. Siège: 12, rue de Poitiers, Paris-7 e• 3) Comité national de l'Organisation française (C.N.O.F.), association sans but lucratif, fondée vers 1934. Siège: 11 bis, rue d'Aguess~au, puis transféré 57, rue de Babylone. 4) Ecole d'Organisation scientifique du travail (O.S.T.), fondée vers 1934. Directeur: M. Maurice Ponthière. Siège: 57, rue de Babylone. 5) Centre d'Organisation scientifique du travail (C.O.S.T.), créé par décret du 25 novembre 1936 (J.O. du 27), signé de MM. Blum et Spinasse. Siège au ministere de l'Economie nationale, 1, rond-point des Champs-Elysées. Comprend un bureau technique permanent dont la présidence était assurée par M. Coutrot. 6) Centre d'Etudes des problèmes humains (C.E.P.H.), fondé en 1936. Siège: 9, rue Lincoln, Paris-8 e • Comité exécutif: MM. Henri Focillon, Coutrot, Dr Alexis Carrel, Aldous Huxley, Georges Guillaume. Membres conseillers, notamment: MM. Jacques Branger, René Guillouin, Dr Martigny, Jean Milhaud, Alfred Sauvy, Jean lTIhno, etc. Secrétaire administratif : Paul Rivoire. 7) Journées de l'abbaye de Pontigny. Réunions organisées à l'abbaye de Pontigny chaque année depuis 1936, une, deux ou trois fois par an durant, chaque fois, trois ou quatre jours.
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8) Institut de psychologie appliquée (l.P.A.), fondé en 1938. Membres conseillers, notamment: MM. le Dr André Artus, Gérard Bardet, Coutrot, Henri Focillon, Georges Guillaume, Dr Held, M. Hijmans, Pierre Lévy, Paul Planus, etc. 9) Groupements non conformistes, fondés en 1939 (pendant la guerre). Déjeuner hebdomadaire au restaurant Alexandre, 18, rue des Cannettes, Paris-6e • Principaux membres: Mme Forbin, MM. Braibant, Jacques Branger, Coutrot, Georges Guillaume, Pelorson, Polin, Raybaut, Simon, Estèbe, Heurteaux, etc. But de ces groupements
Ces groupements multiples, divers, formés toujours des mêmes personnages dans les comités directeurs, n'avaient qu'un seul but: - attirer le plus grand nombre possible d'intellectuels de milieux différents; - les étudier, les circonvenir, lef assiéger; - recruter parmi eux, par un choix sévère, des membres du M.S.E. En résumé, ces groupements constituaient pour M. Controt à la fois un mode de pénétration et de recrutement. Le sabotage du ministère de l'Economie nationale en 1936·1937
Jean Coutrot, ex-dirigeant de la Maison Gaut et Blanchan, à Paris, où il avait des intérêts par alliance, a, en 1936, abandonné son activité industrielle pour l'action administrative. lnt.roduit auprès de M. Spinasse, lorsque celui-ci prit le portefeuille de l'Economie nationale en 1936, M. Coutrot devint rapidement son conseiller écouté. L'action de M. Coutrot fut double: 1) il introduisit dans l'administration le plus grand nombre possible de ses adhérents du «M.S.E.» (notamment MM. Branger, Hekking, etc.) ; 2) il fit échouer tous les essais d'organisation socialiste de l'économie française tentés par M. Spinasse et lui en proposa d'irréalisables. En bref, il torpilla le portefeuille de l'Economie nationale dont le principe ne survécut pas à cette tentative. du moins sous la forme d'un ministère autonome.
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La tendance idéologique générale de M. Coutrot
Etalée da~s, ses ~crits, conférences et colloquès, la tendance IdeologIque de M. Coutrot était fort singulière : il se disait socialiste mais antimarxiste, antinéo-socialiste, etc.; bref, en opposition avec toute nuance socialiste connue. Son travail était exclusivement orienté vers la désagrégation, la démolition de tout le socialisme constructif quelle que soit son étiquette. Désagrégation d'autant plus efficace qu'elle s'exerçait au sein des milieux cultivés axés sur le patronat et l'Administration des ministères d"ordre économique. En définitiv-e, le travail de sape au bénéfice du grand patronat. Les voyages de M. Coutrot
M. Jean Coutrot allait souvent à l'étranger sous couvert d'organisation scientifique du travail. En 1938 et 1939 notamment, il se rendit plusieurs fois en Angleterre et en Suède. Il fréquentait, en Angleterre, M. Aldous Huxley, écrivain de tendance pronationale-socialiste. Il était en relation, en Suède, avec l'organisation des socialistes suédois, dite S.S.S., de même tendance. D'où venait l'argent?
M. Coutrot finanç.ait lui-même tous les groupements dont il était le créateur et l'animateur. Dans chaque cas, il faisait face aux dépenses: de secrétariat (personnel et matériel), de locaux (location, entretien, chauffage ,et éclairage), de rétribution de ses collaborateurs directs. Il finançait les revues publiées par certains de ces groupements, les «journées de Pontigny». les ouvrages qu'il publiait, ses propres voyages à l'étranger, etc. Plus son entretien personnel et familial: une femme et cinq enfants, une puissante automobile, un standard de vie assez dispendieux. Depuis 1936, il avait cessé toute activité industrielle privée. Il n'a jamais accepté de recevoir un centime de traitement-ou d'indemnité de l'Etat pour son activité au C.a.S.T. ou auprès d'une Administration quelconque. Ses dépenses devaient atteindre au bas mot 800 000 F par an. D'où venait l'argent?
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La mort de M. Coutrot
Survenue aux environs du 15 mai 1941, elle fut tenue secrète et ne parut pas dans la presse. Ce n'est que le 5 juin 1941 que le journal l'Appel lui consacra l'entrefilet reproduit plus haut. Au dire de M,V.T. questionné le 6 juin, M. Coutrot se serait suicidé par absorption d'une forte dose de somnifère et aurait été trouvé mort dans son lit au matin, à son domicile, 51, rue Raynouard, Paris-16". Selon une autre version émanant d'un de ses familiers, et sérieuse, M. Coutrot se serait suicidé en se précipitant par la fenêtre. Au surplus, cette mort a suivi à huit jours d'intervalle celle de son jeune secrétaire et collaborateur, M. Théalet. Ce qu'il y a de certain, c'est que le maréchal Pétain avait reçu, au début de mai 1941, un important dossier contenant des photographies et des documents originaux concernant l'existence et l'activité du M.S,E. et que ces documents avaient pu lui être remis en raison d'indiscrétions à l'origine desquelles se seraient trouvés M. Coutrot et son secrétaire. Ces indiscrétions donnèrent lieu, au sein du Groupement, à des dissentiments violents immédiatement suivis de la mort des responsables (aux environs du 13 mai 1941). La mort de l'économiste russe Navachine, le 23 janvier 1937, ne serait pas elle-même sans lien avec l'activité du M.S.E.: cônseiller écouté de M. Spinasse, il contrecarrait les plans du Groupe; de plus, francmaçon et martiniste authentique, il avait découvert l'existence de cette étrange «dissidence» et en surveillait étroitement le développement et l'action souterraine. [MILIEUX DE
RECHUTEMENT
ET
~U M.S.E. (Chapitre IV)
PHINCIPAUX
MEMBRE~
J
Milieux de recrutement du M.S.E.
Les éléments dirigeants du M.S.E. paraissent, en ce qui concerne la France, dépendre de deux milieux distincts mais étroitement liés: a) certains milieux bancaires, notamment la banque Worms, la banque Lehideux, etc. ;
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b) certains milieux .du haut patronat, appartenant notamment' t au' Comité des Houl'lle' res' . , , a cer t alns g.roupes pe r?hers, a certaines sociétés de construcho~~ ~ecamques et métallurgiques et à certaines SOCIetes de grands travaux. Le recrutement de leurs affiliés a été activement poussé dans les milieux suivants: 1) anciens élèves de l'Ecole polytechnique (c'est la grande majorité) appartenant à l'Administration la banque, l'industrie; , 2) anciens élèves de l'Ecole centrale (quelques éléments) ; 3) anciens élèves de l'Ecole des sciences politiques (notamment de nombreux inspecteurs des finances) . , 4) Conseil d'Etat (assez nombreux éléments) ; 5) anciens élèves de l'Ecole normale supérieure (quelques éléments) ; 6) enfin, quelques médecins et personnalités diverses,
Principaux affiliés
Les affiliés les plus marquants paraissent être les suivants: Assemat : Chef du cabinet du ministre des Finances en 1936, directeur de la Caisse nationale des marchés de l'Etat en 1940-1941 (très probable). Barnaud (Jacques): Administrateur de la banque Worms, 45, bd Haussmann, ancien inspecteur des finances, ancien X, directeur du cabinet du ministre du Travail (Belin) en juillet 1940, puis délégué général pour les relations économiques franco-allemandes depuis le 23 février 41. Baudouin (Paul) : Ancien X, directeur général de la Banque d'Indochine, ministre des Affaires étrangères du gouvernement de Vichy jusqu'en février 1941; introduit dans les conseils ministériels par Paul Reynaud en mars 1940. Belin (René) : Secrétaire d'Etat au Travail. Benoist-Méchin: Fondé de pouvoir de la banque Worms, secrétaire général pour l'Administration à la vice-présidence du Conseil, le 23 février 1941 (Darlan), secrétaire d'Etat à la vice-présidence du Conseil pour les questions franco-allemandes, le 10 juin 1941. Porta un message du maréchal Pétain au président de la République turque, le 26 juin 1941. Bichelonne (Jean) : Secrétaire général pour la Production industrielle et le Commerce intérieur.
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Borotra tJean) : Ancien X tpromo 1920), joueur de tenniS, secrétaire général à l'Education générale et aux Sports, depuis juillet 1940. . . . Bouthillier (Yves) : Ministre des Fmances du cabmet Reynaud en 1940, puis du gouvernement de Vichy. Ancien inspecteur des Finances. I3ranger (Jacques) : Ane,ien X (pro~o 27). EX-,copaborateur intime de Coutrot. DIrecteur general adjoint de la Caisse nationale des marchés de l'Etat au ministère des Finances. Bréart de Boisanger (YveS) : Chef adjoint du cabinet Daladier, en mai 1940. Nommé directeur de la Banque de France par Bouthplier, après juill~t 1940. Brunet: Conseiller d'Etat. Directeur du Tresor en 1941 (ex-Mouvement des fonds); . Chaux (Edouard): Ancien X, chargé de mission à l'Economie nationale. Coqueugnot (Henri) : Ancien X
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Gillouin (René): Vice-président du Conseil mumCIpal de Paris, 1938. Chargé de mission au cabinet du maréchal Pétain en 1940-1941. Guérard (Jacques): Chef de cabinet de M. Paul Baudouin en 1940-1941. Président du Comité de l'Assurance et de la Capitalisation. Guillaume (Georges): Sujet suisse, apparaît en France aux environs !le 1934; aux côtés de Jean Coutrot depuis cette date; selon toute probabilité, agent de liaison international du M.S.E. et dirigeant occulte du groupe. Hekking (François) : Ancien X (promo 1930). Ingénieur des tabacs, secrétaire permanent du C.a.S.T. en 1939. Attaché au ministère de l'Armement pendant la guerre. A, en 1939, présenté la promotion des tabacs au Führer, chancelier du Reich, M. Hitler. Est, depuis 1940, «eUi mission» aux Etats-Unis. Lafond (Henri): Ancien X (promo 1941). Administrateur délégué de l'Association minière. Secrétaire général de l'Energie au secrétariat d'Etat à la Production industrielle. Lamirand (Georges): Ancien élève de Centrale (promo 1923 B). Directeur général de la société Isidore Leroy à Ponthierry (S.-et-M.). Vice-président de la Chambre syndicale des fabricants de papier peint de France. Secrétaire général à la Jeunesse depuis 1940. Le Gorrec (Yves) : Ancien X (promo 1908). Membre du Conseil d'admin~stration de Pechelbronn. Lehideux (François): Ancien élève des Sciences politiques. Ançien directeur général des Usines Renault (jarp.~is bombardées pendant la guerre). Délégué général à l'Equipement national, depuis le 23 février 1941, avec rang et prérogative de secrétaire d'Etat. Leroy-Ladurie (Gabriel) : Administrateur de l'Immobilière du bollievard Haussmann (Service financier de la banque Worms). Libersart (Georges): Chef adjoint du cabinet de M. Lamoureux (Finances) en mai 1940, puis de M. Bouthillier en 1940-1941. Martiny (Dr) : En relations très étroites avec Coutrot depuis 1937. Activité collaborationniste intense à Paris en 1940-1941 dans les milieux médicaux. Mény (colonel) : Ex-sous-secrétaire d'Etat à l'Air en avril 1940. Du Moulin de La Barthète : Inspecteur des Finances,
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chef du cabinet civil du maréchal Pétain en 19401941. Proche parent par alliance de M. Lehideux. Olivier (Marius): Ex-président du Comité centra} d'Organisation professionnelle. Président du Comité d'Organisation pour l'Industrie de la fonderie (19401941). De Peyerimhoff (Henry) : Président du Comité central des Houillères de France, de la Société houillère de Sarre-et-Moselle, de la Société des mines de Bourges, membre du conseil d'administration de Péchelbronn, etc. Pietri: Ex-inspecteur des Finances, ex-ministre des Communications après juillet 1940 ; ambassadeur de France en Espagne en 1940-1941. Pineau (Louis) : Ex-directeur de l'Office national des combustibles liquides, commissaire du gouvernement à la Compagnie française des pétroles, directeur des Carburants au ministère de la Production industrielle. Planus (Paul) : Ingénieur-conseil, attaché au ministère de l'Armement pour l'Organisation scientifique du travail, en 1939-1940. Pucheu (pierre) : Directeur du service d'exportation du Comptoir .sidérurgique de France, secrétaire d'Etat à la Production industrielle depuis février 1941. Rebuffel (Charles) : Ancien X (promo 1881). Président du conseil d'administration de la Société des grands travaux de Marseille. Père de Mme de Portes, maîtresse de Paul Reynaud (décédée dans un accident d'automobile en août 1940). Remargue : est, avec M. Worms, membre du conseil d'administration de la Société des grands travaux du béton armé à Paris. Roujou: Maître des requêtes au Conseil d'Etat. Attaché à différents cabinets successifs à l'Economie nationale, en 1938 et 1939 ; nommé, en 1940, directeur de l'Administration générale au ministère du Travail (Belin). Rueff (Jacques) : Ancien X (promo 1919). Inspecteur des Finan.çes. Professeur à l'Ecole libre des sciences politiques. Ex-directeur du Mouvement général des fonds. Ex-attaché financier à Londres. Sauvy (Alfred): Ancien X (promo 1920). Sous
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du cabinet Bouthillier en 1941. Est le frère de la journaliste Titayna. Weiller (Paul-Louis): Constructeur d'avions. Ami très intime de M. Deloncle depuis de longues années. Interné' administrativement en octobre 1940, relaxé en mai 1941.
MARTINISME ET SYNARCHI,E
Extraits
Il s'agit d'un document anonyme, postérieur à 1941, et qui prétend corriger les vues du «Rapport Chavin», en mettant en lumière le fait que la synarchie n'est que le nom nouveau de «l'action subversive des sectes ». Le r.hapitre 1er traite de LOlli.~-Clallde de Saint-Martin et la Révolution française .. le second est consacré à Saint-Yves d'Alveydre, et le troisième cité ici concerne «le Mouvement synarchique d'Empire dit Synarchie ».
1° Son origine.
Dans Mission des Souverains par l'un d'eux, en 1882, Saint-Yves avait annoncé la création d'une organisation destinée à établir dans le monde le régime de l'avenir fondé sur la loi synarchique. «De même, écrivait-il, que dans les périodes de l'Universelle Eglise, des ordres nouveaux sont venus, à leur heure, répondre à de nouveaux besoins sociaux, de même aussi entre les conservateurs et les révolutionnaires européens l'ordre des synarchistes devra planter son drapeau d'arbitrage et de paix sociale.» Les frères maçons martinistes n'ont p-as oublié le testament du maître, pour reprendre l'expression de son disciple
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létarien qui se trouvent, grâce à la synarchie, réalisés d'avance. « La synarchie peut donc être comparée au Club d'Holbach où, pendant les vingt années qui précédèrent la Révolution de 1789, fréquentèrent les économistes imbus des théories nouvelles du libéralisme, des doctrines de Law et de Necker. Cette catégorie spéciale d'encyclopédistes élabora les thèses économiques et financières adoptées plus tard par les jacobins et facilitera leur besogne en suscitant des mesures transitoires.
Barlet, et ont constitué, lorsque le besoin s'en est fait sentir, au lendemain de la Grande Guerre, une nouvelle organisation secrète d'action politique, le Mouvement synarchique d'Empire ou Convention synarchique révolutionnaire. Les efforts tentés dans le Rapport Chavin pour éliminer cette filiation, qui est certaine, prouvent les craintes que la divulgation du complot a fait naître chez les martinistes. 2" Doctrine du Mouvement synarchique d'Empire.
«Elle est tout entière inspirée de Saint-Yves. Il suffit de lire le «document de base», ou même les « Treize points» qui en sont le résumé, pour s'en convaincre. On a simplement élagué, modernisé, précisé et adapté les idées de Saint-Yves, mais l'esprit est resté fidèlement le même. On s'est surtout évertué, et c'est sans doute l'originalité de Coutrot ou d'un autre, à mettre au point l'organisation pratique nécessaire à l'action politique, ce que SaintYves avait négligé apparemment. C'est par un groupement de techniciens, financiers pour la plupart, que doit être réalisé l'Empire. synarchique proposé comme but. Mais il ne faudrait pas s'y tromper: ces techniciens qui se croient les véritables maîtres ne sont qu'un moy~n: Ces hommes, qui agissent et qui apparaissent, ne sont gue de bas initiés. De hauts initiés les utilisent pour la préparation d'une révolution qui leur est cachée et dont ils seraient bien effrayés s'ils pouvai.ent se l'imaginer. « Les dirigeants du martinisme, en créant après la guerre de 1914-1918 la secte synarchique sur les données historiques et philosophiques laissées par Saint-Yves, lui ont donné une mission plus particulièrement économique, et J. Coutrot a admirablement compris son rôle quand il s'est attaché à intéresser les techniciens de l'industrie et de la finance à la concentration administrative des entreprises. L'activité synarchique avait pour arrière-pensée et a eu pour effet réel l'extension considérable, surtout depuis juin 1940, des mesures du capHalisme d'Etat et de socialisme d'Etat. Elle a ainsi préparé les voies à la soviétisation qui pourra désormais se contenter de provoquer la sa-isie, par des méthodes révolutionnaires, des instruments de production par des organisations ouvrières marxistes, sans avoir à réaliser de toutes pièces les organes spécifiques de l'Etat pro-
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3° Importance du comp,lot synarchique. 1
l-
i.
«L'organisation synarchique, grâce à des précautions particulières sévères, réussit à rester absolument inconnue jusqu'en 1940. C'est à cette époque seulement que quelques personnalités nationales vinrent il apprendre le secret. Elles s'empressèrent de dénoncer le complot. Ce fut l'affolement dans le camp de la subversion, mais l'organisation était trop puissante pour que cela suffise il l'abattre. Déjà, elle était maîtresse de l'Etat en France, où elle continue, malgré cette alerte, il consolider ses positions et il poursuivre systématiquement son œuvre de subversion. « Des agents essayèrent immédiatement, comme nous l'avons déjà dit, de minimiser' l'affaire, mais il faut se garder de se laisser tromper par les bruits qu'ils font courir d'une «bonne synarchie ». Le Mouvement synarchique d'Empire n'est que la combinaison française d'une vaste intrigue internationale contrôlée par le judaïsme mondial, travaillant en liaison avec les diverses internationales (financière et communiste) et qui rejoint non seulement l'action des sociétés secrètes anglo-américaines et soviétiques, mas encore celle des sociétés secrètes germaniques. Ii prépare la grande révolution mondiale de demain.
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Cet ouvrage LA SYNARCHIE appartient à la collection HISTOIRE DES PERSONNAGES MYSTERIEUX ET DES SOCIETES SECRETES
Sur une mise en page de Jean Garcia, il a été imprimé sur les presses des PETITS-FILS DE LEONARD DANEL
maîtres-imprimeurs A LOOS-LEZ-LILLE numéro d'éditeur: 550 numéro d'imprimeur: 6290