La nation sans la religion ? Le défi des ancrages au Québec
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La nation sans la religion ? Le défi des ancrages au Québec
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La nation sans la religion ? Le défi des ancrages au Québec Sous la direction de Louis-André Richard
Les Presses de l’Université Laval
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du C anada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Mise en pages : In Situ inc. Maquette de couverture : Hélène Saillant Photographie : Étienne Grandmont, 2006. Démolition du Patro Saint-Vincent-de-Paul, à Québec.
ISBN 978-2-7637-8848-7
© Les Presses de l’Université Laval 2009 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 2e trimestre 2009 Les Presses de l’Université Laval Bureau 3103 2305, rue de l’Université Québec (Québec) Canada G1V 0A6 www.pulaval.com
À la mémoire de Jean-Paul Desbiens
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Table des matières
Avant-propos.................................................................... Louis-André Richard
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Nation et raccommodement désirable.............................. 5 Louis-André Richard La brutalité du changement.......................................... 7 La douceur derrière les changements............................. 14 Vers une culture du raccommodement désirable........... 20 L’idée de nation. Entrevue avec Pierre Manent................. 31 Louis-André Richard La nation québécoise, le creuset méconnu........................ Denis Vaugeois Perte de mémoire, perte d’identité................................ Canadiens, Canadiens français, puis Québécois............ Le Québec, un creuset méconnu................................... L’état de la question (à partir des débuts)....................... L’apport amérindien................................................. L’origine véritable des pionniers................................ Le piège des patronymes........................................... Une immigration méconnue : les captifs................... Un bloc homogène et assimilateur............................ L’assimilation des personnes et l’approbation des traditions............................................................ Quelques observations à partir du présent................ Conclusion...................................................................
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La nationalité québécoise et l’Islam.................................. 97 Sami Aoun Témoignages musulmans : l’appartenance citoyenne et les risques de la ghettoïsation..................................... 100 Perceptions des musulmans du modèle québécois................................................................. 100 Typologie des demandes musulmanes à la commission Bouchard-Taylor : l’épineuse question de la double citoyenneté et la loyauté face à un islam mondialisé........................................ 104 Réponses du rapport final de Bouchard-Taylor aux demandes musulmanes : vers une réponse musulmane propre au Québec.................................. 108 Typologie des approches des élites musulmanes au Québec................................................................ 110 Les accommodements islamiques ou comment l’islam réagit au nouveau et à l’innovation ?................... 113 Les possibilités juridiques d’adaptation en islam : le droit des finalités de la Chari’a.............................. 113 Vers des nouvelles approches théologiques : une nouvelle identité musulmane au sein de l’identité québécoise menacée ou angoissée ?............. 115 Le concept de la laïcité « ouverte » est-il viable ?......... 119 Le Québec : une invitation à s’intégrer « interculturellement »............................................... 122 Conclusion................................................................... 128 La nationalité québécoise et l’Église catholique................ 131 Louis Balthazar L’Église dans notre histoire............................................ 132 La fondation du Canada........................................... 132 Absence de parasitisme............................................. 133 L’Acte de Québec et la survivance de l’identité.......... 133 Renouveau et conservatisme : Bourget...................... 134 Un soupçon de libéralisme : Taschereau et l’école de Québec................................................................ 136 Le progressisme de Georges-Henri Lévesque et l’influence du renouveau du christianisme en France.................................................................. 136
Table des matières
IX
Une Révolution tranquille toute chrétienne dans le contexte de Vatican II................................... 138 Le grand rejet................................................................ 139 Une Église autoritaire, contraignante, incompatible avec la modernité..................................................... 140 Les grands questionnements..................................... 143 Les intellectuels laïques prennent leur place.............. 144 Le ras-le-bol des baby-boomers.................................. 146 Que reste-t-il de cette tradition ? Un enracinement identitaire ?................................................................... 147 La grande œuvre de l’éducation................................ 147 Des rites traditionnels............................................... 148 Un patrimoine remarquable..................................... 149 Présence de l’Église pour le présent et l’avenir............... 151 Une présence discrète dans la cité laïque et une pastorale missionnaire........................................ 151 Un royaume qui n’est pas de ce monde mais dans le monde.................................................. 152 Un équilibre délicat entre une présence historique et une société pluraliste............................................. 153 L’idéologie multiculturaliste contre la nation québécoise........................................................................ 155 Joseph Facal Genèse et nature du multiculturalisme.......................... 156 Une pièce écrite d’avance.............................................. 169 Les élites multiculturalistes et le peuple......................... 176 Affirmer notre culture nationale.................................... 178 Nation et religion : la liberté de conscience et le bien commun............................................................ 187 Thomas De Koninck Rappels......................................................................... 187 La liberté la plus exigeante............................................ 195 Conséquences de la liberté des consciences................... 199 Le bien commun.......................................................... 201
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Avant-propos Louis-André Richard
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’idée d’entreprendre une réflexion sur le délicat problème de l’identité, de la communauté politique et des accommodements nécessaires à la bonne marche de la vie en société m’est venue à l’occasion d’un débat télévisé sur la question entre le maire de Saguenay et un animateur de radio de Québec. Le premier avait présenté un mémoire à la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles (commission Bouchard-Taylor), au nom de la ville de Saguenay, où il défendait le catholicisme et sa place dans l’espace public. Le second critiquait la position du maire en invoquant avec véhémence la séparation du religieux et du politique. Curieusement, ce soir-là, l’élément le plus surprenant de la discussion avait peu à voir avec le contenu des idées défendues. Le sujet grave et complexe, le format comprimé de l’émission et le peu de temps alloué à la défense des points de vue livraient une vue superficielle et un peu caricaturale des positions de chacun. Non, le plus étonnant ce soir-là résidait dans la façon de fonder les positions. Monsieur le maire soutenait que le mémoire déposé était l’expression de l’opinion d’une majorité de ses conci1
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toyens. De ce fait, il posait un geste représentatif de sa collectivité. Il en appelait de la loi du nombre pour justifier son acte public, un acte cohérent avec son devoir d’élu. La réaction de son vis-à-vis ne se fit pas attendre. Celui-ci, d’une voix tonitruante, s’exclama : « Depuis quand la loi du nombre peut-elle servir d’assise à la vérité ! » L’animateur mettait en doute la voix de la majorité comme critère du vrai ou, pour dire prudemment, comme seul critère du vrai. À ce point, on avait l’impression d’être plongé dans un dialogue de Platon, plus précisément celui ou Socrate discute avec le devin Euthyphron. Le problème y est débattu sous la forme du rapport entre la piété et la justice, une discussion sur la religion devant le Portique royal, sous lequel étaient affichées les lois de la cité. Pour Socrate, il est rationnellement périlleux de s’en remettre à l’assentiment de tous pour établir la nature et surtout le prix du vrai, du noble ou du juste. Ce n’est pas parce qu’une chose est aimée de tous que cette chose doit, de ce seul fait, être considérée comme la plus aimable entre toutes. Entendue ainsi, la remarque de l’animateur de radio ouvrait à la possibilité d’un dialogue sur la recherche d’une mesure différente du fondement de l’opinion. Malheureusement, la suite n’a pas pris cette direction. Celui-là même qui avait refusé le recours à la loi du nombre pour fonder le vrai s’en est réclamé sur un ton péremptoire sans réaliser l’incohérence dans laquelle il se plaçait. En effet, devant le refus du maire d’admettre son argument, l’animateur s’est indigné en affirmant avec vigueur que la question de la séparation du religieux et du politique était une question bel et bien réglée au Québec. Pourquoi ? Parce que les Québécois (entendons ici la très grande majorité sauf quelques minorités isolées dont celle qui est représentée par le maire) approuvent cette opinion. Du coup, on imaginait presque Socrate à ses côtés : « Mais que dis-tu là mon ami, la loi du nombre est bonne et mauvaise tout à la
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fois ! Bonne quand tu la réclames à ton profit et mauvaise quand elle ne sert pas tes intérêts ! N’as-tu pas honte de te trouver devant pareille contradiction ? » Cette situation est révélatrice d’un certain désarroi de la réflexion et d’un réel malaise de société. Depuis Socrate, les choses n’ont pas tellement changé ; les dispositions restent les mêmes et l’éveil à la complexité des problèmes demande une réactualisation constante. De plus, à notre époque, le sentiment démocratique convainc d’une sorte d’égalité des compétences et cela ajoute à la menace de banalisation des enjeux du débat politique. Nous exprimons trop souvent des avis lapidaires, nous discernons peu la valeur et l’autorité réelles des personnes qui les émettent. La médiatisation offre un véhicule privilégié de diffusion des idées, mais, en contrepartie, elle échappe difficilement à la superficialité. De ce point de vue, la commission Bouchard-Taylor a constitué un exercice fécond pour saisir le malaise autour de la question de l’identité politique québécoise, mais le travail de fond reste à faire. Contrairement à l’opinion émise par l’animateur de radio, la question de la séparation entre religion et politique n’est pas réglée. Une chose convenue est la séparation des pouvoirs. Cela est acquis. Cependant, on endosse rapidement l’idée d’une expression publique du politique en reléguant à la seule sphère privée l’expression du religieux. Cette séparation dans l’expression des idées sclérose une réflexion fructueuse sur l’identité nationale et sur les accommodements qui en découlent. Comment comprendre et assurer notre identité, si nous négligeons l’intégration des racines culturelles et cultuelles qui nous ont façonnés ? Comment parler d’accommodements, si nous n’assumons pas ce qui nous caractérise et nous différencie de ceux que nous accueillons ? Au nom d’un légitime et louable désir d’ouverture aux autres, ne fait-on pas trop facilement le
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sacrifice de notre identité propre et n’engendre-t-on pas davantage de confusions que d’intégrations ? * Ce livre est une contribution à l’effort de réflexion nécessaire pour définir l’identité et pour essayer de comprendre le problème des accommodements. C’est aussi l’occasion de jeter un regard critique sur notre exercice de la démocratie, sur les servitudes sournoises qui le menacent constamment. « La démocratie ne va pas de soi et il faut se battre pour elle tous les jours, sinon nous risquons de la perdre » dit Paul Auster. Tous les auteurs impliqués dans l’élaboration de cet ouvrage sont convaincus de cela. Nous sommes aussi persuadés des vertus du dialogue, d’un échange fondé sur la recherche du vrai en vue d’une meilleure compréhension de ce que nous sommes comme individu et comme citoyen.
Nation et raccommodement désirable Louis-André Richard
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e Québec est moderne et il est libre. La Révolution tranquille a opéré la formidable transition entre l’ancien et le nouveau. On dit formidable en tablant sur les significations vieille et neuve. La première inspire la crainte (formidare, craindre, redouter) ; la seconde, tournée vers l’avenir, est pleine de promesses (fabuleux, fantastique et sensationnel). L’évolution des significations du mot a témoigné d’une rupture avec un passé jugé oppressant. Dans les esprits, il s’agissait d’en finir avec « la Grande Noirceur » selon l’expression consacrée. Du coup, la révolution propulsait l’avènement d’une société ouverte, renouvelée et libérée, où nous devenions « maîtres chez nous » et dont le mot de Charles de Gaulle : « Vive le Québec libre ! » a exprimé brillamment l’état d’âme du moment et l’ampleur des espoirs portés par les Québécois. Précisons qu’il s’agit d’un phénomène universel allant bien au-delà des considérations politiques partisanes. Ce vent de liberté est celui de la modernité, son souffle affecte tout le monde. Il a été le moteur de l’élan indépendantiste, mais aussi celui de l’idée d’un fédéralisme renouvelé. Il est porteur de la nécessité du changement peu importe la manière dont ce changement s’exprime. 5
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Le phénomène en tant que tel n’a rien de bien nouveau ni d’original. La révolution québécoise succède tardivement à celle des Français. Mais ce retard n’est pas sans importance quand on veut saisir l’ampleur du problème affectant la quête d’identité des Québécois et peut-être même le problème d’identification actuel surgissant un peu partout sur la planète. Chez nous, deux choses étonnantes sautent aux yeux : la première tient à la rapidité des changements et la seconde concerne la douceur de la révolution, son aspect tranquille. Dans les faits, le renouvellement de nos institutions a profité et souffert de cette curieuse transition historique. La séparation entre l’Église et l’État s’est opérée de manière claire et nette. Il faut y voir un bienfait. La sphère politique et la sphère religieuse ont acquis leur indépendance. Mais voilà que cette séparation à l’amiable conduit tranquillement à un isolement, à l’absence de l’actualité du rapport réciproque. La possibilité d’un dialogue constant et fécond entre les deux sphères semble avoir disparu. Contrairement à la France par exemple, dont l’enracinement religieux est étendu et puise à des origines lointaines, nous n’avons pas d’ancrage solide. La nouveauté de notre nation rend fragile notre relation aux repères religieux qui sont nôtres. Au Québec, la séparation entre État et Église a conduit à une sorte d’effacement de l’identité religieuse. Tout ce qui touche notre rapport à la religion et aux autres religions devient problématique. D’une part, notre méfiance envers autrui n’a d’égale que notre incapacité à reconnaître nos propres origines. D’autre part, notre ouverture aux autres, souvent balourde1, n’a d’égale que notre impuissance à intégrer nos différences.
1. Un citoyen canadien, européen d’origine, me racontait un jour ceci au sujet de l’accueil des Québécois : « Ils ont toujours les bras ouverts et on se sent tout de suite les bienvenus, mais ils ont de la difficulté à les refermer et on ne se sent jamais complètement reconnu. »
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Dans nos démocraties, la séparation des pouvoirs doit être contrebalancée par la libre expression des discours dans le but d’éviter la tyrannie des idéologies et la stagnation politique. Nous sommes peut-être en train de stagner au Québec, un peu beaucoup en raison de notre rapport à la religion. Si l’on a déjà pensé que la religion était une idéologie tyrannique au Québec, il faut désormais se prémunir de la tyrannie d’une idéologie posant qu’un monde sans religion est possible ou même souhaitable. Se prémunir des idéologies politiques est un défi permanent. Dans les années à venir, comment relèverons-nous le défi de la communauté politique ? Sur quoi allons-nous fonder notre appartenance nationale ? Le texte qui suit ne répond pas vraiment à ces questions, mais il propose une tentative de compréhension de notre situation. Il voudrait aussi bousculer quelques lieux communs. Il est surtout l’occasion d’amorcer une réflexion. La brutalité du changement
Par définition, toute révolution est brutale, parce qu’elle est brusque. Mais habituellement les transformations engendrées sont intégrées plutôt lentement et c’est seulement après plusieurs générations que les habitudes changent vraiment. Le génie de Napoléon a peut-être été de saisir cela. Il a discerné, au-delà de la soudaineté de la proclamation des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité, la fidélité du peuple français à l’âme monarchique, sa sensibilité à l’aristocratie et son aptitude à substituer un empereur à un roi. Le passage de l’ancien au moderne s’est opéré lentement et les traces de l’Ancien Régime ne sont pas toutes effacées. Nietzsche, traduisant la sensibilité de Beethoven face à ce phénomène, écrivait : « Beethoven est
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l’intermède entre une vieille âme mûre qui n’en finit pas de se désagréger et une âme à venir encore verte qui n’en finit pas d’arriver ; sa musique est teintée de ce demi-jour de disparition éternelle et d’éternelle espérance extravagante, la même lumière qui baigna l’Europe lorsqu’elle rêva avec Rousseau, dansa autour de l’arbre de la liberté de la Révolution et finalement tomba presque en adoration devant Napoléon2. » La lenteur du tempo est une caractéristique décisive du formidable mouvement amorcé par la Révolution française. Chez nous cependant, il ne semble pas en être ainsi. Sur le plan des mœurs, on constate une mutation spectaculaire s’étalant sur une période d’à peine une quinzaine d’années. Bien entendu, on dira que les choses se préparaient de plus longue date, c’est-à-dire à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais le fait est que cette transformation des âmes a affecté les mœurs soudainement et de manière générale. Du jour au lendemain, la société québécoise tourne le dos à l’art de vivre découlant du catholicisme et adopte le style de vie moderne. Dix ans à peine séparait l’accueil triomphal du cardinal Léger comme pasteur et prince3 de l’Église de Montréal et le premier vrai succès populaire d’édition que furent Les insolences du frère Untel dénonçant le caractère sclérosé de la religiosité québécoise.
2. Nietzsche, Par-delà bien et mal, Paris, GF, 2000, p. 226. 3. Les titres de pasteur et de prince sont du cardinal Léger lui-même. Il signifiait sa gratitude devant les gestes d’accueil posés par les Montréalais lors de son retour de Rome en 1953. Il déclarait : « Montréal, ô ma ville, tu as voulu te faire belle pour recevoir ton pasteur et ton prince. » Cette déclaration est tout de suite devenue célèbre. Fait étonnant, le titre de prince, décrié par plusieurs, n’était que l’affirmation du statut légitime de la fonction cardinalice ; subitement, il est devenu pour plusieurs l’emblème d’une institution vétuste, dont l’ordre interne était dépassé.
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Juxtaposer ces deux événements si près l’un de l’autre permet de saisir la rapidité du mouvement. Ce sont les mêmes personnes, ou peu s’en faut, qui acclament le cardinal et qui tout de suite après vénèrent le petit frère mariste. En moins de trois mois, les Éditions de l’Homme vendent 65 000 exemplaires des Insolences. Au total, plus de 130 000 exemplaires se retrouvent dans les mains de lecteurs québécois. Avec le recul, on a l’impression d’un ressort trop tendu dont la rupture soudaine propulse l’es pérance extravagante, comme le soulignait Nietzsche précédemment, par-delà la désagrégation d’une âme apparemment vieillie. Ainsi, on a reproché à l’Église catholique son caractère despotique ; un despotisme dont le principe, comme un leitmotiv, était décliné sur des variations de « Tu ne dois pas » : tu ne dois pas empêcher la famille ; tu ne dois pas te plaindre ; tu ne dois pas sortir, danser, avoir trop de plaisir ; tu ne dois surtout pas considérer plus graves péchés que ceux de sexualité ; tu ne dois pas être riche ou rêver de prospérité ; bref, tu ne dois pas t’émanciper ni te réaliser. Cette perception du pouvoir abusif d’une partie de l’autorité religieuse a été bien décrite par ce même Jean-Paul Desbiens. Le frère Untel rappelait, dans une lettre adressée à André Laurendeau4, la grande peur québécoise : une peur de l’autorité. Il y a tout intérêt à lire ou à relire cette lettre et le chapitre entier des Insolences sur la crise de la religion. On reproche à l’autorité religieuse du temps sa rigidité, sa crispation, son manque de dialogue, en somme, sa maladresse à transmettre l’amour chrétien. Le Canadien français se sentant déjà opprimé et soumis a souffert de ce « catholicisme petitement et sécuritairement vécu5 ».
4. Jean-Paul Desbiens, Les insolences du frère Untel, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 1960, p. 66 à 74. 5. Ibid., p. 71.
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Mais distinction était faite entre ce qui était et ce qui devait être ; contre un certain despotisme, Jean-Paul Desbiens rappelait que la vraie religion n’est jamais écrasante et toujours libératrice. L’observateur attentif de cette époque était à même de le constater malgré la tendance lourde à l’oppression. Le principe libérateur inhérent au christianisme avait beau être présent, la libération ne venait pas. L’âme québécoise était désarmée, celle du peuple comme celle des dirigeants. C’était le despotisme de l’interdit dont le catholicisme était peut-être moins la cause que l’occasion. Le frère Untel n’a jamais « démoiné6 », comme il aimait à dire. Il était certain que la religion allait, comme le reste, profiter de la chute des interdits. Avec la Révolution tranquille, le « tu ne dois pas » a cédé la place au « tu dois ». Tu dois te libérer, t’affranchir des dogmes de toutes sortes ; tu dois briser les entraves de l’oppression ; tu dois t’affirmer ; tu dois construire une société nouvelle, tournée vers l’avenir où la liberté sera gardienne de nouvelles institutions : liberté sexuelle, liberté d’opinion et liberté d’expression. À l’encontre de l’ordre ancien, incarné par un catholicisme déformé réduit à une morale, et malheureusement souvent à une seule morale sexuelle, l’ordre nouveau offrait un vent de fraîcheur à nul autre pareil. Le vent a soufflé ; le Québec s’est éduqué et il a prospéré. Nul ne remettra cela en question. Cependant, d’un point de vue plus large, le malaise n’a pas disparu, il a peut-être seulement muté. À certains égards, le despotisme ressenti a cédé le pas à une sorte de totalitarisme consenti, un totalitarisme à l’impératif. La nécessité du changement s’est incarnée en une sorte de devoir exacerbé de changer : un devoir exigeant, incessant et en définitive aliénant. Sur
6. Ce néologisme était courant dans les communautés religieuses. Il exprimait l’idée de retourner à la vie séculière. C’est l’équivalent québécois de défroquer.
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le plan de l’identification, la Révolution tranquille s’est caractérisée par une perte fulgurante des repères. C’est un truisme. Tout devait changer, sans modération, coupant le lien vital avec nos racines historiques par trop fragiles, parce qu’elles sont si courtes. Nous avions cru être sans avenir, nous sommes devenus sans passé. Conséquemment, nous voilà sournoisement sous le joug du « tu es ». « Tu es », c’est-à-dire tu existes ici et maintenant, sans trop savoir où tu vas, sans trop comprendre d’où tu viens. Tu es libre à la manière des personnages de Beckett attendant Godot mais asservi à la monotonie du temps qui passe, du temps qui tue. Nos libertés nouvelles nous exposent à de nouvelles servitudes. Comme le soulignait déjà Platon : « Une liberté excessive peut se muer en une servitude excessive, et cela aussi bien pour l’individu que pour la cité7. » Les changements rapides survenus au Québec nous ont exposés au risque de cette démesure. Plus que jamais, il faut être vigilant, la démocratie est chose fragile. Son exercice exige la mise en place et le maintien des conditions favorisant le libre-échange des idées. Or notre espace public est tronqué, parce qu’il n’offre pas un cadre politique mettant en perspective tous les éléments contribuant à intégrer l’identité que nous cherchons tant bien que mal à définir. S’il fut un temps où la religion abusait de son influence sur la politique, cette époque est bel et bien révolue. Il est maintenant temps, comme le souligne Pierre Manent, de « réapprendre à parler politiquement de la religion8 ». Il en va de notre avenir comme nation, il en va peut-être même de la survie d’un peuple.
7. Platon, La République, VIII, 564a. 8. Pierre Manent, La Raison des nations. Réflexions sur les démocraties en Europe, coll. « L’Esprit de la cité », Gallimard, 2006, p. 66.
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La radicalité d’une transformation se paie généralement par divers dommages. Celui qui ne prend pas le temps de la convalescence risque de recouvrer la santé beaucoup plus tardivement et peut-être même de subir des séquelles permanentes. La crise d’identité que nous devons affronter ressemble à un de ces dommages. Notre sensibilité à la question des accommodements raisonnables est peutêtre le symptôme d’une insécurité maladive à l’égard d’autrui. C’est la peur d’un caractère timoré sentant constamment la menace d’un vis-à-vis apparemment sûr de lui, dont la confiance s’enracine dans la reconnaissance et la fierté de ses origines. Je propose à la réflexion, pour offrir comme miroir de mon propos et de notre condition, ce témoignage éloquent d’une jeune immigrante vietnamienne : Depuis mon départ du Vietnam, j’ai vécu quelques années en Europe avant de m’installer au Québec. Je pense m’y être bien intégrée. Mais à quel prix ! Il y a des choses que j’ai beaucoup de difficulté à comprendre : vous méprisez la seule histoire que vous avez en propre. Vous avez décidé de recommencer à zéro. Dans mon itinéraire d’immigrante, il ne me viendrait jamais à l’esprit de vouer au néant tout mon passé qui lui aussi fait partie de mon identité. La psychanalyse nous a montré le caractère illusoire et même mortifère de ce genre de rupture. N’avons-nous pas tous à décanter nos propres héritages dans ce qu’ils ont de bon, moins bon et pas bon du tout ? Une rivière a besoin d’un lit profond et de bonnes balises pour accueillir de nouveaux affluents, sinon elle est inondée, ne sachant plus sa source, son tracé, son débouché. À tort ou à raison, je me demande si ce n’est pas votre cas. Ce n’est pas la xénophobie qui vous menace, c’est être partout et nulle part. Ce qui me frappe particulièrement dans le monde de l’éducation, c’est que vous ne savez plus quoi transmettre. Pire encore, la
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moindre transmission d’un quelconque sens vous apparaît comme une imposition à l’autre, aux autres. Chacun doit s’auto-enfanter, s’auto-éduquer, s’inventer sans mémoire, sans conscience historique. S’agit-il du passé, il ne reste que le ressentiment d’une grande noirceur [...]. Ce qui incline certaines communautés culturelles d’immigrants à se ghettoïser, sinon à se replier sur leur identité collective d’origine, la seule disponible face à une citoyenneté de plus en plus abstraite qui ne saurait servir, tenir lieu de culture, de substitut aux profondes symboliques religieuses. Je suis de tradition bouddhiste. J’ai découvert les immenses ressources de la tradition judéo-chrétienne multimillénaire enrichie des très nombreuses cultures de son histoire. Et je vous vois l’écarter avec un simplisme navrant, désarmant, au point que vous ne trouvez plus rien à transmettre aux générations qui vous suivent. C’est à n’y rien comprendre9.
Brutalité de la révolution, radicalité d’une mutation culturelle, notre lien vital avec les sources de notre identité est affecté. Péguy disait : « Quand il s’agit d’histoire ancienne, on ne peut pas faire d’histoire parce qu’on manque de références. Quand il s’agit d’histoire moderne, on ne peut pas faire d’histoire, parce qu’on regorge de références. » Notre histoire est récente mais les références manquent tout de même ; notre histoire est moderne, elle s’empêtre dans des références qu’elle ne parvient pas à ordonner et à intégrer. La révolution a permis une coupure avec une forme d’autorité mal assumée et mal vécue, mais du coup elle a opéré un rejet avec ce qui fonde et explique la cohérence de nos origines.
9. Jacques Grand’Maison, Quand le jugement fout le camp, Éditions Fides, 1999, p. 86 et 87.
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La douceur derrière les changements
Parler de « Révolution tranquille » tient de l’oxymore. Il y a contradiction dans les termes comme c’est le cas pour la « servitude volontaire » chez Platon et Étienne de la Boétie ou de la « science innée » proposée par Sophocle dans sa tragédie Antigone. Or la question fascinante est celle de l’origine de cette tranquillité, de la douceur des mœurs permettant l’avènement d’une révolution sans violence physique, sans coups ni blessures. À la brutalité d’un changement de cap justifiant le vocable de révolution, s’oppose la douce tranquillité assurant le passage radical d’un mode de vie à un autre. Le fait que nous parlions de Révolution tranquille pour qualifier un ensemble d’événements récents bouleversant notre histoire permet peut-être de mieux apprécier la teneur d’un des grands mouvements anthropologiques de l’esprit moderne : celui délaissant la vision tragique de l’homme au profit d’une conception pragmatique empreinte de douceur. Peut-être la Révolution tranquille est-elle une forme aboutie de ce mouvement ? Je n’ai pas l’intention d’explorer, comme cela le mériterait, toutes les causes expliquant et décrivant convenablement ce phénomène, je me contenterai seulement d’aborder cette question par un exemple emprunté à Machiavel. L’originalité du penseur florentin, donnant l’impulsion à l’avènement de la modernité, tient dans une remarque justifiant sa contribution à la réflexion sur la condition humaine. Au chapitre quinze du Prince, Machiavel, déclarant éviter toute forme de présomption, affirme sans détour écrire des choses utiles destinées à des lecteurs bien disposés. Il dit suivre la voie de la vérité effective et il convient de s’éloigner de la vérité imaginaire, cette dernière étant assimilée à la démarche des Anciens. Au premier abord, le nouveau projet philosophique semble apporter une simple nuance à l’ancien. En effet, il
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s’agit toujours de voir la philosophie comme une forme de quête du vrai, mais il faudra désormais discerner, lorsqu’on parle de vérité, entre le semblant (relevant de l’imaginaire) et la véracité (relevant des faits avérés). Le semblant est ce qui reste des lectures anciennes quand on s’y arrête un tant soit peu. Ça semble vrai, mais c’est trop beau pour l’être, c’est trop grand, c’est trop juste. On y rencontre des êtres disproportionnés et décrits avec distorsion sous la plume d’écrivains un tantinet complaisants. Machiavel reproche à Platon d’imaginer des républiques n’ayant jamais existé dans la réalité ; par là, il blâme la philosophie ancienne de manquer de réalisme. Aux fictions empreintes de beaux semblants et exposant les choses telles qu’elles devraient être, il faut substituer des connaissances véraces, dont le mérite est de porter un regard sincère, donc plus réel, sur la condition humaine. Seulement en concentrant l’attention sur ce réalisme décapant, on peut envisager des changements dans le comportement humain et une amélioration de la vie en société. Pour illustrer son propos, Machiavel suggère une relecture d’un des plus grands cas de figure de l’Antiquité romaine, celui du viol de Lucrèce. Lucrèce, dépeint par l’historien romain Tite-Live, est violée par Sextus Tarquin. Il commet son crime en menaçant cette femme de salir sa réputation en plus de souiller son corps. En effet, si elle ne s’abandonne pas à cet acte abject, il la tuera et répandra la rumeur voulant qu’elle n’a pu survivre à la honte d’un adultère consenti. Lucrèce est donc violée sans mot dire ; Tarquin la quitte en l’abandonnant à son triste sort. Mais cette noble femme aux vertus avérées ne laisse pas l’infamie sans réponse. Devant les regards horrifiés de ses proches, Lucrèce, armée d’un poignard, s’enlève la vie. Elle désire, par ce suicide, rétablir son honneur et manifester à tous la pureté de son âme. Dans le sillon de cette mort tragique, on assiste au début de la libé-
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ration de Rome du joug de l’oppression des Tarquin. Tous veulent venger l’héroïque Lucrèce. À la faveur du drame, un cortège prend forme, le cadavre ensanglanté de l’épouse est porté par son mari Lucius ouvrant la marche sur la route de la cité de Collatie menant à Rome. Au fur et à mesure de la progression de ce singulier défilé, on voit grossir la foule. À destination, un essaim gigantesque entre dans Rome et ce sera la fin du pouvoir tyrannique des Tarquin. La famille sera bannie et la république, instaurée. Voici décrite la grandiloquence de l’excès de noblesse comme disait Gide ; c’est le choc terrible de la force brute et de l’honneur vengé. Le regard de Machiavel invite à plus de pragmatisme. Ce qui l’intéresse dans cette histoire n’est pas tant la libération de Rome que le traitement réservé à l’histoire elle-même et surtout à la façon d’en dépeindre les acteurs. Pourquoi agir par intérêt, en usant de force si nécessaire, en risquant l’ire collective ? Pourquoi répondre à l’injustice au nom de l’honneur en payant le prix de sa personne ? Tout cela est exagéré et caricatural. Dans la pièce de théâtre du fonctionnaire florentin, le violeur devient un séducteur dont la violence sera complètement dissimulée par une ruse débordante de subterfuges. Sa victime incarne une nouvelle Ève ne sacrifiant rien aux vertus romaines mais profitant de son malheur pour propulser un mode de vie dont le but est de tromper avant d’être trompé. C’est la poursuite consciente de l’intérêt personnel par l’art de la ruse. Un art de vivre moins noble mais tellement plus effectif, car « la vie est brève et nombreuses sont les peines que chacun endure à vivre et à se démener, poursuivons nos désirs, passant et consumant les années, car celui qui se soustrait au plaisir pour vivre dans les tourments et les tracas ne connaît pas les tromperies du monde, ni quels maux et quelles étranges péripéties accablent tous les mortels10 ».
10. Machiavel, La Mandragore, Québec, collection « Résurgences », 2004, p. 2.
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Comment dire ? Le point ici est d’attirer l’attention sur la conversion d’une femme dont l’exemple offre une première forme de révolution tranquille. C’est un changement brutal mais réalisé dans une douceur effective. Lucrezia a été abusée jusqu’à offrir son corps sans violence physique. L’acte a été consommé tout doucement avec la possibilité d’un avenir où les amants se rencontreront encore et encore dans un échange pleinement consenti. Cette conversion morale de Lucrèce en Lucrezia est emblématique de la rupture québécoise, de la conversion des mœurs opérée avec la même douceur jusqu’à l’avènement d’un mode de vie nouveau et diamétralement opposé au précédent. C’est là le paradoxe de la Révolution tranquille. Son aspect tranquille s’explique dans l’installation préalable de la mentalité décrite par Machiavel, une mentalité traçant la voie à une certaine indifférence à l’égard de la chose religieuse, une préférence marquée pour la gestion et une exaltation du divertissement. En 1960, nous vivions sous la loi de Dieu, mais notre foi et notre espérance étaient déjà ailleurs11. Ainsi, comme je l’ai souligné, le frère Untel était certain que la religion allait profiter de la chute des interdits. Les interdits sont tombés et la religion ne semble pas avoir tellement tiré profit de cela au Québec. Au contraire, une
11. On me reprochera de passer sous silence tous les grands penseurs postérieurs à Machiavel, qui ont façonné la mentalité de notre contemporanéité. On pensera surtout à Rousseau. Le penseur genevois est sûrement responsable au premier chef du déferlement de douceur caractéristique de la position moderne. Outre le cadre de ce travail dont le but n’implique pas une analyse serrée et systématique de l’évolution des idées modernes, mon intention est d’attirer l’attention sur l’idée que la pensée de Machiavel est tout entière le berceau du devenir de la modernité. Plus précisément, elle contient en germe la douceur de Rousseau et la fureur de Nietzsche. Elle explique la possibilité d’une tranquille brutalité.
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certaine forme d’indolence s’est installée, incarnée dans un moelleux agnosticisme, une position tout confort dont le dérangement ne peut provenir que de la fluctuation des marchés et dont la consolation se trouve dans un hédonisme facile. Loin de moi l’idée de jouer la carte de la nostalgie, du regret ou du retour à un âge doré où les choses allaient tellement mieux. Je ne suis pas partisan d’un pessimisme déprimant dont le credo s’inspire d’une fatalité où tout s’en va à vau-l’eau. Mon intention est de confronter notre situation actuelle à ses impasses, ses paradoxes pour que nous discernions les risques de nos choix, les dangers de dérives à éviter ou à corriger. Par exemple, notre moelleux agnosticisme nous place devant un paradoxe inquiétant. Au nom de la bonne vie, de la raison pragmatique, de la maîtrise effective du monde par le savoir technique, nous contrôlons la procréation et croyons gérer nos existences en planifiant tout. La vie est courte, il faut en profiter et la recherche de confort est le moyen d’y parvenir. Le ressort des conditions de ce confort et de notre liberté nouvelle est cette maîtrise des moyens permettant la mainmise sur nos environnements tant privés que publics. Ainsi, nous offrons la possibilité de procréation techniquement assistée, le recours aux mères porteuses ; nous diversifions nos cadres familiaux en rompant avec les modèles traditionnels. En endossant le mariage entre personnes de même sexe, nous indiquons notre désir d’en finir avec les références traditionnelles12 en matière de
12. On remarquera l’étonnante contradiction soulevée par cette revendication. La reconnaissance civile du mariage a toujours été reliée à l’idée de procréation en vue du maintien et de la pérennité de la cité. Or, ici, nous voulons faire toute chose nouvelle. Il s’agit de reconnaître civilement l’union entre personnes de même sexe, mais nous réclamons cette innovation au nom d’une institution de tradition. Pourquoi ce besoin de justification rétroactive ? Pourquoi ce besoin d’assimilation par fusion avec une référence que l’on supprime ?
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famille et nous encourageons l’étendue du domaine familial à toujours plus de citoyens. Ce faisant, nous espérons, plus ou moins consciemment, que la diversification des possibilités compensera le manque à gagner actuel13. En attendant, ou plutôt dans le même élan, nous favorisons l’immigration le plus possible, conscients de notre incapacité à fournir une relève suffisante au maintien de la nation. Nous présentons l’immigration comme un enrichissement, ce qu’elle est vraiment et a toujours été, mais nous l’appelons maintenant sous le mode désespéré de la compensation. La cité, vénérée par les Grecs, était considérée comme le véhicule de la pérennité en ce monde. Le tout se maintient alors que les parties passent en se renouvelant sans cesse. Aujourd’hui, nous assistons à une inversion de ce rapport. Nous assistons à la substitution de la primauté de la pérennité du tout à celle de la longévité individuelle. Conséquemment, nous voilà placés devant un paradoxe inquiétant : nous assistons à l’effritement du tout et même à la perspective de sa disparition alors que nos existences s’allongent. La nation meurt sous l’œil perplexe de ses derniers survivants14 !
13. Lors de la campagne électorale provinciale de l’automne 2008, les trois principaux partis en lice faisaient de l’accessibilité de la procréation assistée au régime de l’assurance maladie un enjeu important. Le premier ministre sortant l’exprimait ainsi : « Sur le plan médical, c’est une chose qu’on doit inclure comme étant un soin qu’on reçoit, a affirmé M. Charest. On doit voir ça comme une situation qui requiert un soin médical et nous devons encourager les Québécois à avoir des enfants. C’est ce que l’on veut. » Simon Boivin, « Procréation assistée : volte-face au PLQ », Le Soleil, édition du 17 novembre 2008. 14. Cette idée est remarquablement développée par Pierre Manent dans son livre La Raison des nations : « Après tout, jusqu’ici, à la fugacité de l’individu s’opposait l’immortalité du peuple, et voici que, tandis que la vie de l’individu s’allonge, la vie du peuple se raccourcit, jusqu’à ce que le peuple – quel phénomène humain extraordinaire – vieillisse et aille vers la mort aussi vite et bientôt plus vite que l’individu. » Pierre Manent, La Raison des nations. Réflexions sur la démocratie en Europe, Éditions Gallimard, L’esprit de la cité (2006), page 58.
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Réécrivons-nous la morale de la fable La cigale et la fourmi ? La cigale semble actuellement avoir le dernier mot. Nous sommes devant une précarité étonnante et nous voilà fort dépourvus en face d’une population dont la longévité ne cesse de progresser et dont le soutien humain et économique est de moins en moins assuré. Nous sentons bien la fragilité de cela, nous craignons la bise et finalement nous générons une insécurité très forte, précisément là où nous cherchions la sécurité absolue. À vouloir être trop fourmi, on redevient cigale et il nous faudra bien faire face à la musique en ménageant nos pas de danse. Car comme le disait Ovide : « Ce grand muet de temps nous vieillit en silence, et des jours débridés précipite la danse. » Vers une culture du raccommodement désirable
Ruptures brusques dans de moelleuses conditions, bientôt cinquante ans après la Révolution tranquille, nous sommes interpellés par de nouveaux défis. Du point de vue politique, c’est-à-dire sous l’angle définissant, organisant et favorisant les liens humains, nous avons acquis une autonomie grandissante axée sur la séparation des pouvoirs. Il faut entendre une autonomie de gestion dont l’étendue permet d’administrer les constituants divergents des liens humains à l’intérieur de notre société. Cela instaure une zone de neutralité nécessaire à la cohabitation des communautés formées autour de telle ou telle religion, de telle culture ou de telle langue. Il s’agit de gérer des communautés diverses à l’intérieur d’une communauté globale, la société québécoise. Ce modèle dont la souplesse et la capacité d’intégration sont avérées ne garantit cependant pas l’unité effective. En fait, le ciment des liens humains formant la communauté politique représente notre véritable et principal défi.
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La question de l’unité nationale est un problème d’identification au tout. Les accommodements raisonnables sont des aménagements particuliers dont la mise en œuvre ne saurait occulter la question du cadre de référence global inspirant et guidant celle-ci. Ce cadre de référence est particulier et juridique, mais il est aussi politique. Si ce dernier est la pierre d’achoppement des tentatives d’intégration, il est la pierre angulaire des espoirs d’unification. En d’autres mots, notre défi est celui de la concorde et de l’amitié politique. Il faut trouver les bonnes composantes et le bon dosage d’ingrédients afin d’assurer la qualité du lien. Aristote affirmait que les « gens honnêtes sont en accord à la fois avec eux-mêmes et entre eux, du fait qu’ils ont les mêmes ancrages [...]15 ». L’ancrage est la condition principale de la cohésion de la communauté politique. Dans nos sociétés pluralistes aux dimensions toujours plus grandes, il devient impérieux d’inventer les moyens d’assurer cette cohésion. Traditionnellement, c’est la religion qui assumait cela et, s’il faut encore en discuter, c’est que la pensée du politique ne se fait pas sans celle du théologique. Jugée néfaste pour la gestion, elle demeure un atout déterminant pour la réflexion et, du coup, elle se révèle une condition de meilleure gestion. Cette assimilation du vocabulaire politique au vocabulaire administratif est une conséquence directe de l’influence machiavélienne décrite plus haut. À l’heure de la realpolitik où l’efficience est la nouvelle vertu, il incombe de réaffirmer le caractère périlleux du retranchement de l’espace réflexif politique des références théologiques, surtout celles fondant l’identité des peuples. L’histoire récente est éloquente sur ce point. Il ne faut jamais oublier que nazisme et stalinisme sont les formes
15. Aristote, Éthique à Nicomaque, traduction de Richard Bodéüs, Paris, GF Flammarion, 2004, p. 470.
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les plus criminogènes de systèmes politiques résolument coupés du religieux. Le projet idéologique marxiste s’est incarné, après la révolution bolchévique, dans un modus vivendi où la suppression de la pratique et de la représentation du religieux était effective. Il en était de même pour le projet nazi, dont une des réformes patentes consistait à éliminer les références traditionnelles chrétiennes pour y substituer une forme de christianisme positif16 conduisant à un néo-paganisme, dont l’idéologie mortifère justifiait la Shoah et instaurait l’eugénisme aryen. Cela pour rappeler l’importance et l’urgence de toujours reconnaître l’anthropologie chrétienne fondatrice de l’Europe et de l’Amérique. C’est donc un raccommodement souhaitable de raviver notre rapport à la religion et plus particulièrement au catholicisme. Pour nous Québécois, c’est notre ancrage et notre repère le plus avéré. C’est le berceau de nos origines et, comme disait Tocqueville, « l’homme est pour ainsi dire tout entier dans les langes de son berceau17 ». Mais, actuellement, parler politiquement de religion bute sur un obstacle de taille. Le fait que la religion ait été « petitement et sécuritairement vécue » laisse une perception du christianisme disposant mal au dialogue. En effet, il nous manque cette oreille bienveillante nécessaire à toute discussion. Au Québec, l’Évangile est peu ou prou considéré comme une force au service du bien de tous les hommes. L’Église québécoise est perçue comme une institution
16. Dans les années 1920, le christianisme positif désignait un christianisme conforme aux présupposés racistes de l’idéologie nazie. 17. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (I), Paris, Éditions ML et frères, 1864, p. 41.
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vétuste, désormais vidée d’un contenu douteux et laissée pour morte sur la place. Elle apparaît sous les traits d’une sorte de cheval de Troie abandonné dans l’enceinte de la nation. Elle a connu ses heures de gloire, mais elle nous a laissé plus de maux que de biens et, même si on lui doit tout en matière de santé et d’éducation, elle reste un symbole de servitude, de manipulation et de dérapages moraux. Bref, pour plusieurs, il s’agit d’un monument encombrant et évoquant de mauvais souvenirs. C’est, pour une bonne part de la génération des années 1960 et 1970, un cadeau de Grec. Pour les autres, les plus jeunes, c’est devenu une référence folklorique dont ils ignorent à peu près tout. L’attitude des interlocuteurs est passée de la véhémence à l’indifférence. Pour assurer le raccommodement, il faut comprendre et amener à comprendre la vraie nature du christianisme, dont la présence dans l’État est assimilable au sel donnant saveur au plat 18. Quel est le parfum de cette saveur ? Quelle est la nature de ce rôle, de ce service ? Elle est de nature à favoriser les liens humains. Le christianisme est et a toujours été un formidable catalyseur des liens humains. C’est, quand on y regarde de près, un cadeau juif. Il est tout le contraire d’un cheval de Troie, dont l’artifice extérieur est spectaculaire et attirant, mais dont le contenu engendre la déception et l’amertume pour qui le reçoit. Au contraire, le christianisme n’offre rien de spectaculaire d’entrée de jeu. C’est un cadeau mal emballé et à l’aspect repoussant en superficie, mais le fait est que sa présence apporte un formidable pouvoir de liaison. La croix détourne les regards, mais, paradoxalement, elle a toujours favorisé les rapprochements. C’est le cas du lien de la communauté chrétienne pour ses membres, mais surtout des
18. Voir Mt 5, 13 ; Marc 9, 50 ; Luc 14, 34-35.
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liens produits par la présence de cette communauté au sein de la société. La cité de Dieu dans la société civile propulse les alliances de toutes sortes et de manière parfois inusitée. Ne lit-on pas qu’au jour de la crucifixion de Jésus : « Hérode et Pilate devinrent deux amis, d’ennemis qu’ils étaient auparavant19 » ? C’est le paradigme de l’effet Jésus sur la politique. Au jour de sa mort, il a concilié les deux grandes tensions au sein de l’empire romain, il a contribué à réduire la pression des inimitiés nationales juive et romaine. On se souviendra que Ponce Pilate et Hérode étaient des fonctionnaires de l’empereur de Rome. Le premier représentait l’intérêt direct de l’empereur. Son mandat visait à assurer la pax romana dans un contexte où il fallait respecter la culture et ménager les susceptibilités du peuple occupé. Hérode pour sa part était tétrarque de Galilée et, de ce fait, il était également magistrat sous Tibère. Il cherchait à défendre les intérêts de sa nation d’abord et avant tout, mais sans provoquer l’ire de l’occupant. L’amitié politique issue de leur entente sur le sacrifice du Christ est emblématique des liens humains indirectement renforcis par la présence de l’esprit chrétien dans la vie politique. Le christianisme deviendra par la suite l’agent principal de la médiation dans la construction des États occidentaux, et ce, jusqu’à nos jours. Il faut considérer jusqu’à quel point des avancées comme la Charte des droits et libertés, la valorisation de la personne humaine et même la séparation des pouvoirs dans l’État démocratique moderne sont tributaires de ce rôle médiateur du christianisme. En d’autres mots, pour les non-chrétiens, la présence des chrétiens reste très avantageuse. Elle dérange, elle provoque, mais elle féconde la vie politique et assure depuis toujours une culture d’accommodements raisonnables.
19. Luc, 23, 12.
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Si nous regardions notre histoire et celle de l’Europe et si nous faisions l’exercice de mettre dans la balance les inconvénients et les avantages politiques de la présence du christianisme dans nos collectivités, nous aurions la surprise de constater un débalancement probant du bord des atouts. Les pères Chaumonot de ce monde ont incarné au Québec ce rapport vital entre le spirituel et le politique et le rôle de médiateur entre la culture conquise et celle des conquérants. En ravivant nos mémoires, nous nous souviendrons comment ce jésuite français a respecté la culture huronne au point de devenir un des leurs. Il rédigea même une grammaire dans leur langue et « les Indiens eux-mêmes avouaient qu’il la parlait mieux qu’eux, qui se piquaient la plupart de bien parler20 ». On lui doit aussi beaucoup pour l’installation des colons européens en Nouvelle-France, entre autres en créant la confrérie de la Sainte-Famille. En tout, il s’est révélé un diplomate talentueux. Français colonisateur, il a pris parti pour les colonisés. Il a été, lui aussi, un agent d’amitié politique entre l’occupant et l’occupé. Le défi de l’amitié politique dans les termes des recommandations de la commission Bouchard-Taylor est celui de l’interculturalisme, où la culture d’accueil reçoit les cultures étrangères et s’enrichit à leur contact pour produire à la fin une nouvelle culture plus riche et plus unie. Dans ce projet aux intentions fort louables, il ne faut pas perdre de vue le préalable consistant à prétendre que la culture d’accueil est déjà ancrée dans ce qui l’a engendrée et formée. Or il n’y a rien de moins évident. Quoi faire alors ? On peut demander aux Québécois d’être plus ouverts, moins repliés sur eux-mêmes. On peut leur proposer un programme d’éducation nationale où ils apprendront toutes les cultures
20. André Surprenant, Dictionnaire biographique du Canada, édition électronique, volume 1, 1000-1700.
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religieuses existantes, dont la leur en lui concédant cependant plus de place dans le cursus. Mais, ce faisant, on remet la religion dans les écoles alors qu’on voulait l’enlever et cela ne garantit en rien une compréhension effective des cultures religieuses existantes dans notre société pluraliste. Que peut-on espérer d’autre ? Une éducation morale proposant une sorte d’humanisme supra assimilateur dont les vertus garantiraient la paix sociale ? Il me semble voir ici des propositions dangereuses supprimant les conditions de réalisation d’une vraie rencontre, d’un vrai dialogue. Les religions ne sont pas toutes semblables, elles ont leur principe d’identification propre, leur ancrage propre et leur modus vivendi propre. Vouloir les ranger sous les mêmes enseignes, c’est une façon d’ouvrir les bras sans les refermer. Comme chacun sait : « Qui trop embrasse mal étreint. » Tenter de dégager une sorte de morale universelle émanant des similitudes entre, par exemple, le judaïsme, le christianisme et l’islam ; faire de cette morale universelle une sorte de morale nationale est pour le moins étonnant. C’est pourtant le projet d’établir des valeurs communes de consensus « par recoupement » au nom de la neutralité de l’État21. La vérité est que les valeurs comme l’égalité de tous les citoyens devant la loi et les droits humains fondamentaux sont déjà reconnus comme des valeurs clés22 assurant non pas la neutralité, mais l’autonomie de l’État. L’État n’est pas neutre, il se soumet à des valeurs et précisément à des valeurs largement influencées par le christianisme. S’il faut faire quelque chose à l’école, cela devrait être ordonné à la transmission de l’héritage culturel chrétien en tant que fondateur de notre identité actuelle et en tant que fondement de la rencontre avec l’autre dans ses
21. Rapport de la commission Bouchard-Taylor, p. 134. 22. Ibid.
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différences. D’un point de vue strictement pédagogique, il y aurait de la matière pour les cycles du primaire et du secondaire. Si l’on ne fait rien à l’école pour protéger sa neutralité, on laissera le soin de la transmission de l’enseignement religieux aux familles et aux « Églises », mais il faudra tout de même assurer une reconnaissance publique du christianisme et particulièrement du catholicisme en tant que fondation de notre identité culturelle. Il ne s’agit pas ici de réclamer des privilèges pour les chrétiens sur les autres croyants. Il s’agit de reconnaître la place du christianisme dans la genèse et l’actualité de la nation québécoise. Le dialogue entre politique et religion va son chemin en tension perpétuelle et il faut constamment remettre ce rapport en chantier. Il ne faut pas occulter la tension inévitable du rapport au religieux. En 1960 le frère Untel écrivait : « La majorité des Canadiens français en ont soupé, paraît-il, des histoires de bavettes et de cornettes. Il faut bien pourtant parler de religion. Il n’y a pas d’autre problème sérieux23. » En sommes-nous au même point ? En avons-nous soupé de parler de religion ? Le fait est que nous en parlons peu, peut-être par honte, celle de la pusillanimité ; peut-être par outrecuidance, celle du scepticisme paresseux. Dans tous les cas, le problème nous rattrape toujours. Cette fois-ci par l’intermédiaire de nos relations avec les religions des autres et la question est : savons-nous saisir l’occasion de la conversation politique sur la religion et sommes-nous même capables de le faire ? Dans les grandes villes du monde, Londres en tête et jusqu’à Montréal, nous avons vu déambuler des autobus
23. Jean-Paul Desbiens, Les insolences du frère Untel, Montréal, Éditions de l’Homme, 1960, p. 63.
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arborant la maxime : « Dieu n’existe probablement pas. Alors, cessez de vous inquiéter et profitez de la vie. » C’est un transport en commun d’idées communes sur Dieu et sur la vie. En voilà une occasion de discuter ! C’est pour dire que la question de Dieu est toujours actuelle. Évidemment, si la discussion doit se faire par panneaux publicitaires interposés, nous ne parviendrons pas à grandchose. L’intéressant dans cette maxime est le modeste « probablement », dont on est en droit de déduire une ouverture à la possibilité de l’existence de Dieu. Voilà le vrai problème. Dieu existe-t-il ? Si oui, puis-je le connaître et comment ? Si non, comment puis-je être certain de son inexistence ? Et surtout, quelle incidence la réponse à cette question ou la tentative de réponse à cette interrogation peut avoir sur mon existence en ce monde ? Si Dieu n’existe probablement pas, je dois vivre dans la possibilité qu’il existe et cela modifie mon rapport à la vie et à la mort. Comme on dit au Québec, nous devrions nous « garder une petite gêne » et ne pas trop se la couler douce, comme le reste de la maxime le suggère. Ici, il faudra lire ou relire Pascal et son fameux pari. De fait, le reste de ce slogan est complètement séparable de sa prémisse. Le message à passer est : « Dont worry, be happy ! » Cela ressemble à l’art de vivre suggéré par Machiavel24. Ironiquement, profiter de la vie est peut-être ce que nous faisons le mieux dans notre Québec contemporain. Nous sommes chefs de file tous azimuts en matière de divertissements. Encore aujourd’hui, notre industrie nationale de loterie fait école dans le monde entier. Cette expertise bien réelle témoigne à elle seule de notre attachement collectif au rêve d’une vie facile donnée plutôt que conquise.
24. Voir la note 10.
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C’est amusant cette invitation à profiter de la vie en postulant une probable inexistence de Dieu. Profiter de la vie implique une saine gestion de nos loisirs. Or les hommes honnêtes en accord avec eux-mêmes et les autres dans la cité, dont parlait Aristote, étaient des hommes attachés aux loisirs, mais, contrairement à nous, ce loisir ne consistait pas seulement en une course folle à la distraction. Pour eux, le temps du loisir est un temps d’élévation de l’âme, un temps pour poser et réfléchir aux questions incontournables : qui suis-je ? d’où venons-nous et où allons-nous ? qu’est-ce que la justice ? Ce type de questions conduit inexorablement à la question de Dieu et à celle du rapport à la religion. Profiter de la vie, c’est donc aussi se poser des questions sérieuses sur des sujets sérieux du genre : « Et si Dieu existait... ? »
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L’idée de nation
Entrevue avec Pierre Manent* Louis-André Richard
Louis-André Richard :
Je voudrais vous entendre sur cette notion qu’est la nation, ce qu’elle était et ce qu’elle est devenue. On posera ensuite le problème actuel en lien avec cette autre notion très importante qu’est l’identité ou l’identification puisque vous semblez faire une distinction importante là-dessus. Commençons d’abord par interroger le mot, pour ensuite essayer de comprendre la chose. Le mot « nation » par ses origines renvoie à un genre qui tient au lieu : les gens sont nés ici. De plus, au point de départ, on peut distinguer les gens qui appartiennent au christianisme chez les Latins et ceux qui n’en font pas partie, les nations distinctes du peuple de Dieu. Et puis, arrive la modernité et ce que cela apporte comme modifications.
Pierre Manent : C’est évidemment une question très vaste et
complexe. Le mot « nation » veut dire l’ensemble des gens qui sont nés quelque part. C’est donc une nation qui, au départ, n’a aucun lien politique. En effet, pendant très
* Cet entretien a eu lieu à Paris en octobre 2008.
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longtemps, puisque souvent les gouvernants, les rois ou les princes venaient d’ailleurs, il n’y avait pas de rapport entre le fait d’être né quelque part et l’institution politique qui vous gouvernait. La nation qui nous intéresse est donc le résultat d’une élaboration extrêmement lente conduisant à la nation moderne. C’est la nation corps politique, qui signifie que l’ensemble des gens étant nés quelque part se gouvernent eux-mêmes. Voilà la grande innovation puisqu’il s’agit de la jonction entre naître quelque part et se gouverner soi-même. Jonction qui avait déjà été faite dans le cas de la cité grecque composée d’un corps de citoyens extrêmement restreint. Aristote dit que la cité (polis) est synoptique, c’est-à-dire qu’en quelque point de la cité on voit l’ensemble de celle-ci et les citoyens peuvent d’une certaine façon se rassembler sur la place publique. C’est donc qu’il y a une correspondance entre les dimensions de la cité et les capacités naturelles pour l’homme de connaître ses semblables. Bien entendu, à travers une quantité de médiations historiques que nous laisserons de côté, la très grande innovation de la nation est qu’elle va étendre la perspective civique, le « se gouverner soi-même », à une étendue de territoire et une quantité de population incomparablement plus grandes que ce qui était le cas pour la cité ancienne. C’est un phénomène extrêmement singulier puisque, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la sagesse non pas des nations mais la sagesse politique, c’était que la démocratie, le « se gouverner soi-même », était propre à de petites cités. Les petites dimensions entraînaient d’ailleurs ces conséquences que sont les factions, les guerres civiles, les jalousies, les rivalités ; pensez par exemple aux cités italiennes et aux cités de la Grèce antique. La vie civique et démocratique était en effet une grande chose, mais vraiment trop fragile et il fallait la laisser dans sa gloire passée. Dès lors, les États modernes, vu leurs dimensions, n’étaient pas aptes au gouvernement de soi. Il a donc fallu ces grandes inventions du
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XVIIIe siècle que sont le gouvernement représentatif avec ses perfectionnements, la séparation des pouvoirs et la séparation de l’État et de la société pour construire des corps politiques à la fois de vaste dimension et capables de se gouverner eux-mêmes. Mais, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, il manque en quelque sorte un liant à ce nouveau corps politique. Et, comme le disaient les penseurs de cette révolution, Montesquieu, Hume et Adam Smith, l’ordre nouveau est une certaine organisation de l’intérêt personnel, c’est-à-dire qu’on gouverne les hommes en les laissant libres de suivre leur intérêt personnel à la condition qu’ils observent certaines règles. Cependant, qu’est-ce qui distingue les systèmes de gouvernement des intérêts et qu’est-ce qui distingue les appareils politiques ainsi définis ? C’est leur caractère national. C’est très curieux de voir comment ce caractère national commence à être pensé à la fin du XVIIIe siècle et comment il va devenir un principe absolument décisif après la Révolution française. On le voit déjà dans le passage entre Montesquieu et Rousseau, même si ce dernier vient avant la Révolution française. Avec Rousseau, le caractère national, de descriptif qu’il était, devient fondateur. Montesquieu est celui qui élabore déjà la notion de l’esprit général d’une nation qui est le distillat, le résultat d’une foule de paramètres dont il fait la liste. Il apparaît dans la perspective d’une description et d’une analyse scientifiques avec pour presque seule conséquence pratique que le législateur doit respecter l’esprit général d’une nation ; c’est un principe de modération et de sagesse. Avec Rousseau, la nation, de notion régulatrice, descriptive, passive presque, qu’elle était, devient un principe actif. Elle devient finalement le principe d’une fondation nouvelle qui, précisément dans l’esprit de Rousseau, va échapper à la tyrannie de l’intérêt parce qu’elle va se définir par un territoire, par des mœurs, par une éducation, par des vêtements.
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À ce moment-là, dans ce contexte, on voit se développer toute la complexité du problème que vous soulevez. Il faut prendre en compte ce développement de l’État moderne et représentatif, qui est fondé sur la garantie donnée aux intérêts de chacun. Un État en principe fondé sur l’individualisme, mais qui ne s’est véritablement réalisé dans l’histoire que dans une union très étroite avec un principe d’association qu’on ne peut pas dire nouveau parce que les nations sont anciennes, mais dans la forme qu’il prend à ce moment-là, vraiment tout à fait nouveau. Nous sommes donc le résultat combiné de cet État moderne représentatif, libéral, fondé sur la gestion des intérêts et sur ce nouveau principe d’association qu’est la nation. On parle des intérêts toujours, mais on parle à la fois de l’identité nationale. Louis-André Richard :
Est-ce juste, en pensant à Rousseau par exemple, de dire que cette nouvelle conception de la nation, cette conception moderne, se qualifie plutôt par un sentiment d’appartenance que par le lieu où les gens sont nés, comme à l’origine ? Pierre Manent : C’est très difficile de cerner le sens humain de la nation. Certainement, vous avez raison d’employer le mot « sentiment ». D’abord, parce que la philosophie du sentiment naît en même temps que la philosophie de la nation et Rousseau a joué un rôle central dans le développement de ces idées. En même temps, il faut essayer de décrire un peu plus précisément ce sentiment parce que le sentiment national, celui d’être né quelque part, peut être aussi un sentiment régional, local, un sentiment de quartier. Pour le sentiment local, régional, c’est le sentiment naturel de ce qui est autour de vous. Pour la nation, c’est autre chose ; ce qui caractérise ce sentiment d’identification, pour employer le terme de Rousseau, c’est qu’il s’étend
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à un territoire et à un nombre de concitoyens d’une ampleur inédite et, comme nous l’avons dit tout à l’heure, la question des dimensions est absolument centrale. Autrement dit, le propre du sentiment national, c’est qu’il présuppose une extension de l’imagination, une extension du processus d’identification qui est inédite dans l’histoire. Les anciens Grecs formaient le peuple le plus attaché à leur clocher, si on me permet l’expression, autrement dit, c’était le peuple le plus « localiste » et territorial puisque leurs dieux étaient les dieux de la cité, les dieux « municipaux ». Donc, le sentiment national européen est quelque chose de radicalement nouveau. Là encore, je crois que l’auteur le plus profond pour nous, c’est Rousseau parce que toute sa psychologie est en quelque sorte un effort pour repenser le lien social et le lien politique à partir d’une identification imaginaire ou à partir d’une imagination « identifiante ». Il veut reconstituer le lien social. Il a le sentiment que la société moderne, y compris sous la forme de l’Ancien Régime français, est déjà une société de la vanité et de l’intérêt. À son avis, il n’y a pas tellement de différences entre l’Ancien Régime français, absolutiste et catholique, et le nouveau régime anglais, capitaliste et protestant. Bien sûr, ce sont des versions différentes et concurrentes, mais toutes deux des versions de l’intérêt et de la vanité. Il pense que, dès lors que l’humanité est engagée sur cette pente, l’humanité érode, fatigue ou use le ressort des plus grandes vertus, ce que Rousseau appelle le patriotisme. Finalement, il essaie de reconstituer le sens du patriotisme, mais il se trouve dans cette situation où il est obligé de le fabriquer. À Sparte, à laquelle Rousseau fait référence constamment, les gens n’avaient pas, à proprement parler, à se poser la question du patriotisme puisque la cité, bien qu’instituée par le législateur, était déjà donnée dans ses dimensions. Tandis que Rousseau a à se demander comment on recons-
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titue un peuple, comment on le forme à partir d’une condition où il n’y a pas de peuple. D’où ses efforts considérables pour parvenir à une solution. Par exemple, dans Le Contrat social, il commence par l’intérêt, puis il essaie d’aller vers autre chose que l’intérêt. Rousseau et ensuite ses disciples vont considérer la nation comme une production d’une identification imaginaire, mais qui a des effets réels, comme il le dit par exemple à propos des illusions de l’amour. Une identification imaginaire, donc, qui produit des vrais citoyens et qui produit des grandes vertus. Je crois que dans la mesure où il y a une pensée de la nation, elle s’ajuste à la conception « rousseauiste ». Je dis « dans la mesure » puisque, malgré le fait qu’il y ait toutes sortes de mouvements nationalistes, de revendications de nations particulières, l’idée de la nation reste très peu interrogée. Il y a quelques années, j’avais eu l’occasion d’étudier Fichte assez sérieusement sur cette question et j’ai été très surpris de voir à quel point ses Discours à la nation allemande, c’est du Rousseau. Spontanément on se dit que Fichte, c’est le nationalisme allemand, et Rousseau, la république française, mais en fait c’est la même logique nationale, car en réalité la pensée de Fichte est un prolongement très énergique, mais surtout très fidèle de la pensée de Rousseau. Louis-André Richard :
À partir de Rousseau jusqu’à maintenant, qu’est-ce qu’est devenu le problème de la nation ? En d’autres mots, qui sont les penseurs actuels qui pensent le projet de la nation ? Nous offrent-ils une nouvelle représentation pour l’imagination ? Pierre Manent :
D’une certaine façon, parce qu’elle n’a pas de définition naturelle, la nation est ce que j’appelle la « forme politique » la plus difficile à penser. Par contre, il y a une définition naturelle, dans certaines limites, de la cité.
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Comme le dit très bien Leo Strauss à propos d’ailleurs de Rousseau, la cité correspond au pouvoir naturel de connaître et d’aimer. La cité a donc une définition naturelle. Les deux propositions d’Aristote sont synonymes : la cité est naturelle ; l’homme est un animal politique. L’empire est l’autre grande forme politique du monde ancien et a aussi une définition naturelle. Par définition, il est un rassemblement le plus grand possible de l’humanité sous un seul prince, selon un désir d’expansion ou un mouvement de conquête. Là où il y a quelque chose de naturel, on peut en penser ce qu’on veut, c’est dans le désir d’expansion ou le mouvement de conquête qui appartient clairement à la nature humaine. On a donc ces deux formes politiques naturelles que sont la cité et l’empire et que la philosophie peut penser de façon exhaustive. En effet, s’agissant de la cité grecque, Aristote nous en donne une description parfaitement satisfaisante. Pour l’empire, Plutarque nous en donne une théorie lorsqu’il expose la construction d’Alexandre ; il explique que cet empire est la réalisation de la philosophie : Alexandre va rassembler dans une même coupe toute la diversité humaine. Pour la nation, ce serait bien difficile de trouver une définition aussi simple et naturelle. C’est pour cette raison que la philosophie a été peu capable de traiter de la nation. Je l’ai dit à propos de Rousseau qui est à mon avis celui qui a le plus contribué à une pensée de la nation. J’ai dit à l’instant que Fichte prolongeait Rousseau, mais il y a une différence. Pour sa part, Rousseau parle la plupart du temps au nom de l’humanité et pour l’humanité, par exemple, lorsqu’il parle pour les Polonais, c’est en tant que non-Polonais, c’est-à-dire comme un législateur extérieur. De son côté, Fichte, dès le début des Discours à la nation allemande, dit : « Je parle en Allemand pour les Allemands. » Donc, j’irais jusqu’à dire qu’on sort de la philosophie parce que la philosophie vient alors au service d’un projet politique national.
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Louis-André Richard : De la politique active... Pierre Manent :
Elle entre dans ce que Julien Benda a caractérisé de façon si amusante, si cruelle et si juste dans La Trahison des clercs1 lorsqu’il dit que la philosophie, de vierge impartiale qu’elle était du temps des Grecs (Minerve), est devenue une mégère occupée à chanter la gloire de ses enfants. À coup sûr, Fichte représente assez bien ce moment où la philosophie devient mégère, mais ce n’est pas seulement en Allemagne que cela s’est passé. La nation au XIXe siècle sera donc pensée par les historiens et ce sera la période des grandes œuvres nationales. Dans le cas de la France, on a l’embarras du choix. En bref, l’histoire nationale va devenir l’une des principales activités intellectuelles. Autrement dit, l’effort de pensée va être de penser l’histoire nationale et on peut dire que c’est ce qui va caractériser le XIXe siècle. Alors, l’effort de réflexion politique ultime ne coïncidera pas avec la construction d’une pensée universelle, mais plutôt avec la présentation la plus complète possible du mouvement par lequel un peuple s’est constitué comme tel. Bien qu’il y ait de très grandes œuvres dans tous les pays européens, ce mouvement n’explique pas, comme la philosophie politique, ancienne ou moderne le faisait, comment un homme devient un bon citoyen ou accomplit sa nature, mais il explique plutôt comment la France est devenue ce qu’elle est ou comment l’Allemagne est devenue ce qu’elle est. Alors, le télos2 cesse d’être l’universel pour
1. On trouvera l’intégral du livre de Julien Benda à l’adresse suivante : http ://classiques.uqac.ca/classiques/benda_julien/trahison_des_ clercs/trahison_des_clercs.html. 2. Vient du grec telos, qui signifie l’ultime but, la fin à laquelle tend quelque chose. Dans ce cas, la philosophie, qui tendait autrefois à partir de l’universel pour aller vers le particulier, n’a plus cette fin ou on ne lui donne plus ce but.
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devenir le particulier et en ce sens, évidemment, c’est une des raisons pour lesquelles la philosophie politique a périclité au XIXe siècle. Se sont ensuite développées les sciences sociales puisqu’en même temps que ce mouvement de nationalisation il y avait un mouvement de socialisation, c’est-à-dire de prise d’indépendance des groupes sociaux par rapport à l’ordre politique des intérêts. Bref, le XIXe siècle, c’est l’extension de la pensée de la société avec la sociologie et l’extension de la pensée de la nation avec l’histoire, laissant dans l’errance une philosophie politique proprement dite. Pour sa part, ce qui a caractérisé le XXe siècle, c’est l’évidence croissante de l’impasse de cet enfermement national et de cette passion nationale avec la Première Guerre mondiale et ses suites. À ce moment-là, il faudrait y revenir, mais il me semble que la pensée politique prend un tour qu’on pourrait qualifier d’apocalyptique ou, autrement dit, que la philosophie de l’histoire vient se substituer à la philosophie politique. Cela vient du sentiment que les tensions de la vie européenne sont en quelque sorte en train de déboucher sur une révolution finale qui sera soit la révolution bolchevique ou la révolution communiste, soit la révolution fasciste ou la révolution nazie. En tout cas, les tensions sont telles que l’on va vers un dénouement et la pensée du XXe siècle est orientée par cet affect-là. Les Allemands dans les années 1930 avaient une formule très frappante : plutôt une fin terrible qu’une terreur sans fin. Par cet exemple, on voit que la vie politique et la pensée s’orientent sur le cas extrême, sur une révolution finale. Ce qui fait que soit par négation de la nation dans l’internationalisme prolétarien, soit au contraire par absolutisation de la nation dans le nationalisme nazi, on perd de vue une compréhension raisonnable de la nation. En bref, le XIXe siècle est le siècle de l’histoire nationale et le XXe, le siècle des histoires nationales qui se perdent et qui se
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t ransforment, et où l’homme européen ne parvient plus à gouverner l’ordre européen des nations et cherche l’issue dans deux folies symétriques que sont l’abolition bolchevique des nations dans le mouvement social fondé sur la classe et la folie hitlérienne où une nation particulière d’Europe veut établir un empire nouveau. Deux démarches qui ont produit des résultats que l’on sait. Nous n’avons donc pas véritablement des « classiques » de la réflexion sur la nation. Certes, nous avons de très bons historiens des histoires nationales, nous avons toutes sortes de réflexions sur les nations, mais nous n’avons pas de documents autorisés ou de textes comme La Politique d’Aristote sur la cité, par exemple. Pas même Rousseau parce qu’il pense sa nation assez largement sur le modèle de la cité. Louis-André Richard : Je vous arrête pour bien comprendre. Tout à l’heure, vous disiez que l’intention de Rousseau était de proposer une conception de l’imagination parce qu’on assiste à l’avènement d’une nation où l’étendue dépasse en quelque sorte la mesure humaine. Maintenant vous dites que Rousseau revient à concevoir les choses à la dimension de la cité ? Pierre Manent :
Non, c’est moi qui ai dit deux choses en même temps. Le problème principal pour Rousseau est de combattre l’émancipation des intérêts individuels qui séparent toujours les hommes. Il est contre la forme moderne ou libérale de la socialisation par l’intérêt. Il pense alors que les hommes ne peuvent être véritablement associés que par cette identification imaginaire, que par les affects, par l’imagination patriotique. Puis, ce que je disais, c’est que cette identification par l’imagination ou cette identification imaginaire, c’est celle à laquelle nous avons recouru ; sauf qu’évidemment, dans les nations modernes, elle ne s’est pas substituée à l’intérêt. Dans les faits, elle s’y est ajoutée
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p uisque nos nations sont à la fois des nations de l’intérêt économique et des nations d’identification nationale. Alors, s’agissant de la question de l’extension, ce que je disais, c’est que la nation suppose une extension de l’imagination inédite. Alors Rousseau attire notre attention sur cette question et nous aide à penser cette identification. Par contre, c’est là que je dois me corriger, il faut immédiatement ajouter que lui-même pensait qu’une extension trop vaste conduisait à une dilution. Il avait donc une vue assez quantitative de l’extension. Si l’identification s’étend trop loin, elle perd de sa force et de sa compréhension. D’une certaine façon, il tendait à penser la nation sur le modèle de la cité. D’où cette ambiguïté qui fait qu’aussi précieux soit-il on ne peut pas dire simplement : « Rousseau, penseur de la nation » parce que sa nation est encore une cité. Bref, c’est assez compliqué. Louis-André Richard : Certainement. L’étape subséquente maintenant, vous avez écrit récemmemment le livre La Raison des nations3. Vous étiez inquiet, si je ne me trompe pas ? Pierre Manent : Bien sûr. Si j’ai employé les termes La Raison
des nations, c’est qu’il était important pour moi de mettre le mot « raison » à côté du mot « nation ». Nous sommes dans une situation où les gens raisonnables ou qui se considèrent comme raisonnables tendent à considérer que les nations sont de vieilles choses purement affectives et qui ne peuvent pas soutenir le regard de la raison. Alors, « affectives » peut être pris en deux sens. Je crois qu’il y a un sens encore permis par nos supérieurs : vous avez le droit d’aimer votre nation, mais comme vous aimez votre région, c’est-à-dire
3. Pierre Manent, La Raison des nations, Gallimard, 2006.
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parce qu’on a des bons souvenirs et une familiarité. Au contraire, un attachement passionné à la nation ou l’idée que la nation est le cadre par excellence de la vie commune et que c’est dans ce cadre que l’on fait ce que l’on a à faire, que c’est par la langue nationale que l’on exprime ce que l’on a à exprimer, c’est devenu très largement inaudible et surtout condamné ; condamné par ce qu’il faut appeler la doxa, pour employer le terme traditionnel ou, en d’autres mots, l’opinion dominante. Face à cela, j’ai essayé de commencer à dire que la nation que l’on considère aujourd’hui de manière presque exclusive sous le registre du nationalisme devait être considérée autrement. Il faut considérer le nationalisme à partir de la nation et non pas la nation à partir du nationalisme. Aujourd’hui, si vous prenez la plupart des livres qui ont eu du succès, il y a toujours le mot « nationalisme » dans le titre. La nation est considérée comme ce qui produit le nationalisme, alors qu’il faut plutôt considérer le nationalisme comme une pathologie, en quelque sorte, de la nation. J’ai alors essayé de réfléchir à la nation comme une organisation rationnelle. C’est évidemment là que je me sépare de Rousseau ou que je ne mets pas l’accent où il le mettait. En fait, j’essaie d’expliquer tout ce qu’accomplit la nation et comment elle est le liant, l’élément vital de choses que tout le monde considère comme précieuses, comme la démocratie. En effet, historiquement, c’est un fait que l’on n’a pas connu de démocratie moderne en dehors d’un cadre national. Donc, il faut déjà que ceux qui nous invitent à abandonner la nation se posent la question, à savoir : est-ce que vraiment leur démocratie pure, la démocratie sans territoire ou dont le territoire ne cesse de s’étendre, est quelque chose de viable ? Mon premier propos est antirousseauiste : pour Rousseau, la démocratie moderne n’est pas vraiment une démocratie puisqu’elle est représentative et, dès lors qu’il a des représentants, le peuple cesse
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d’être libre. Par contre, l’autre argument est « pararousseauiste » ou proche de Rousseau : la société moderne vit de l’émancipation exacerbée, si l’on peut dire, des intérêts. Alors, si l’on n’a pas un principe d’association dans lequel les intérêts de chacun seront poursuivis et qui est un principe distinct, jusqu’où va aller ce principe de dissociation ? Je ne veux pas du tout dire que j’ai annoncé la crise actuelle de la mondialisation, mais j’ai toujours considéré que le discours officiel sur la mondialisation était un discours faux, c’est-à-dire que la mondialisation n’était pas du tout ce qu’on disait. Autrement dit, ce n’était pas vrai qu’il y avait un espace mondial sur lequel les acteurs étaient des individus indépendants. J’ai toujours été sensible au fait que les États, quoi qu’on en dise, jouaient encore un rôle décisif. D’ailleurs, on voit bien que, quand tout semble incompréhensible et que tout semble se défaire, le principe d’association sur lequel tout le monde se rassemble immédiatement, c’est l’association nationale. Tout cela ne constitue pas une pensée de la nation, mais nous conduit quand même à regarder la nation avec des yeux moins sévères ou même des yeux plus favorables ; c’est-à-dire regarder la nation comme cadre de la démocratie, comme cadre du gouvernement de soi et comme principe d’association qui ne se confond pas avec les intérêts. Un point important : il y a eu un phénomène d’oligarchisation très antipathique dans l’Occident. Il y avait deux catégories d’hommes, deux classes, deux castes. Il y avait ceux qui étaient capables de tirer leur épingle de ce nouveau grand jeu de la mondialisation qui étaient un jour à Londres, l’autre à Singapour et qui n’avaient pas de patrie. Ils vivaient dans l’espace mondial, parlaient la langue mondiale et maîtrisaient les instruments de la communication mondiale. Puis il y avait les autres qui avaient de la peine à apprendre l’anglais ou qui ne le parlaient pas, qui avaient de la peine à être friendly,
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qui voulaient plutôt rester dans leur pays que partir ailleurs et qui avaient un certain attachement à leur communauté nationale. En France, par exemple, au moment des débats sur Maastricht4, lors des référendums européens, on sentait très puissamment la différence et le mépris de classe de ceux qui comprenaient le monde nouveau pour ceux qui étaient prisonniers du monde ancien, incompétents et en proie à des passions sinistres. Je pense qu’aujourd’hui, la crise aidant, nous allons revenir vers une idée plus équilibrée des conditions de l’ordre humain, si je puis dire, et nous allons nous rendre compte que les nations jouent un rôle irremplaçable pour la vie commune. Le problème va être de se demander quelles nations nous allons ré-habiter puisque nous avions envisagé de les quitter. En effet, la perspective qui était présentée comme irrésistible, c’était qu’on supposait que, bientôt ou un peu plus tard, on allait s’endormir Français, Allemand, Italien et se réveiller Européen. Maintenant on n’y croit plus, car on sait que nous sommes destinés à demeurer Français, Italiens ou Allemands, du moins à vue humaine. Vient donc la nécessité de repenser la nation parce que précisément la perspective n’est plus celle de son effacement irrésistible, mais celle de sa durée continuelle. Alors, comme au XIXe siècle, mais sur des bases nouvelles, il va y avoir une réflexion sur la nation, un parcours historique refait, à nouveaux frais, sur les histoires nationales. Déjà, on voit bien comment les nations refont ce parcours. Par exemple, les Anglais sont obligés de repenser des choses qui paraissaient réglées depuis longtemps, depuis au moins 1707 avec la question de la différence entre l’Écosse, l’Angleterre et le
4. Le traité de Maastricht est en fait le traité constitutif de l’Union européenne. Il a été signé le 7 février 1992 et été modifié par la suite par le traité d’Amsterdam et de Nice.
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pays de Galles5. Nous-mêmes, pour prendre un nouvel exemple, au moment du bicentenaire de la Révolution française, le gouvernement de l’époque pensait qu’on allait vers une célébration comparable à celle de 1889. Puis, en grande partie grâce à l’œuvre de François Furet6, on a eu une perspective différente. On a placé la Révolution dans une histoire à laquelle il fallait se rapporter intellectuellement et non pas simplement de façon affective. Il fallait penser la Révolution française dans l’histoire de la démocratie ou des démocraties en Europe. Maintenant, à mon avis, de même pour la république, son histoire doit quitter ce registre héroïque pour un registre plus politique, rationnel, philosophique ou de philosophie politique. C’est là en effet que la laïcité va être nécessairement reconsidérée de même que la Révolution française a été reconsidérée. Elle sera reconsidérée non plus comme la solution enfin trouvée d’un problème qui est passé, mais comme une solution provisoire d’un problème qui est toujours là. Va ensuite se faire ou ne pas se faire le progrès intellectuel dans les années qui viennent : est-ce que nous parviendrons à remettre les développements historiques que nous avons connus dans le bain de « problématicité » qui est le leur ? S’agissant de la laïcité, de la religion, nous étions parvenus à une solution d’une simplicité géométrique : séparer le public et le privé, l’espace public et l’espace privé. C’est encore ce qui domine et, d’une certaine façon, cela a quelque chose d’indépassable. Il faut, bien sûr, qu’il y ait une certaine séparation entre le privé et le public. Personne n’envisage un retour à une
5. 1 er mai 1707 est la date où a été créé le Royaume de GrandeBretagne. 6. François Furet a marqué la réflexion politique française. Spécialiste du XVIIIe siècle, Furet a influencé la pensée politique par son ouvrage La Révolution française publié en 1965 et par le livre Penser la Révolution française, publié en 1978.
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identification d’une communauté politique à une communauté religieuse. Tout de même, il est clair que la situation des religions comme de la nation par rapport à celles-ci s’est modifiée. Il est donc clair aussi que la simple répétition des principes de la laïcité à la française ne suffit pas. On l’a bien vu lors du débat sur le voile ; on le voit avec le débat sur la burka. Nous allons être obligés d’ajouter ou de compléter le formalisme extrêmement abstrait de la solution laïque, séparation du privé et du public, par une prise en compte moins géométrique et plus prudentielle d’un certain nombre de réalités religieuses. Je crois que l’on va nécessairement être obligé de considérer que nous devons trouver le moyen ou des moyens de reconnaître que les religions sont des parties de l’espace public. Louis-André Richard : De quelles manières ? Pierre Manent :
C’est une question extrêmement difficile, alors je formulerai les choses précisément. Comme j’ai dit que nous allons nécessairement modifier la formule abstraite que la laïcité représentait ou représente, il faudrait que j’évite d’être abstrait, donc, je vais plutôt donner des exemples qui sautent aux yeux. Dans la dernière période, nous avons vu, à l’évidence, que les religions s’imposent dans l’espace public. Les Juifs, y compris en France, où l’on peut dire qu’ils étaient les plus assimilés, multiplient les signes de leurs particularités et de la présence légitime de leur identité particulière dans l’espace public. Bien évidemment, tout cela a un rapport essentiel avec la reconstitution politique du peuple juif en Israël. Clermont-Tonnerre plaidant pour l’octroi de tous les droits civiques et politiques aux Juifs disait : « Il faut refuser tout aux Juifs comme nation, et accorder tout aux Juifs comme individus. »
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Évidemment, on ne peut plus faire comme si nous étions en 1789, puisqu’il apparaît aujourd’hui que les Juifs ne sont pas des individus qui dans le privé seraient juifs et auraient des croyances ou des pratiques privées, mais c’est un peuple qui, présent en Israël et dans d’autres pays, en particulier chrétiens, se fait reconnaître comme tel. Louis-André Richard : ...une nation dans une nation. Pierre Manent :
S’agissant des musulmans, il est clair qu’ils représentent une présence visible dans l’espace public, que cette présence est destinée à croître et qu’elle s’exprime dans des modifications des habitudes publiques de la nation. Les vêtements sont différents, certains posent des problèmes que nous savons ; les fêtes religieuses musulmanes tendent, en quelque sorte, à devenir des fêtes nationales ou, en tout cas, ne sont pas confinées dans l’espace privé ; le ramadan ou certaines de ses conséquences sont des éléments de la vie sociale, donc, aujourd’hui, on peut se justifier en disant : « Je ne pourrai pas, c’est ramadan. » Les Juifs et les musulmans sont en train de faire reconnaître le caractère public de leur religion. Alors, nécessairement, on ne peut pas demander au christianisme d’être la seule religion qui se calfeutre derrière le voile de la laïcité ou de la séparation rigoureuse de l’espace public et de l’espace privé. Les Juifs ont d’excellentes raisons de faire reconnaître leur caractère de peuple et d’avoir du ressentiment pour une certaine assimilation. Les musulmans ont le droit naturel, si j’ose dire, d’exercer leur religion où ils ont été reçus comme citoyens. Alors, semblablement, les chrétiens, c’est là que les choses deviennent difficiles, ont le droit de faire apparaître non seulement leur présence dans l’espace social des nations, mais aussi, si je puis dire, un sentiment de responsabilité qui leur est propre pour l’ensemble national dont ils sont
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une partie. Il ne s’agit pas de revenir à une définition sociologique et synthétique du catholicisme, par exemple, comme religion de la majorité des Français, surtout que ça ne voudrait pas dire grand-chose aujourd’hui. Encore moins s’agirait-il de revenir à une définition à la fois arrogante et frileuse du catholicisme comme religion la plus proche de l’État ; mais il me semble qu’il y a, entre l’Église et la nation, une relation si spécifique, si particulière et si profonde quoique si complexe, qu’il est légitime et nécessaire aujourd’hui que l’Église catholique en France, par exemple, je ne dis pas revendique un droit particulier, mais ose formuler de manière intelligente si possible son sentiment de responsabilité particulière pour la nation, c’est-àdire l’ensemble que nous constituons, avec les juifs et les musulmans parmi nous. En ce sens, en effet, je suggère quelque chose qui va au-delà de la neutralité. Dans cette perspective, je ne place pas sur le même plan, les Juifs, les musulmans et les chrétiens. Je souhaite que les uns et les autres aient les mêmes droits et je ne réclame aucun droit particulier pour les chrétiens, mais je réclame de la part de ces derniers un devoir particulier : d’être responsables pour le tout, ce qu’eux seuls peuvent être. Louis-André Richard :
toire.
Oui, parce qu’ils sont reliés à l’his-
Pierre Manent : Parce qu’eux seuls sont reliés à l’histoire de la
nation française dans sa continuité, eux seuls ont articulé et peuvent articuler la relation et avec les Juifs, et avec les musulmans.
Louis-André Richard :
Je comprends que ce n’est pas l’objet de votre réflexion, mais il y a une dimension théologique à cette question. La nature même de la religion, qu’elle soit musulmane, juive ou chrétienne, a des effets sur l’interac-
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tion avec le politique. Je ne sais pas si je vois bien les choses, mais le christianisme, par exemple, du moins, dans sa forme actuelle, mais aussi quand on regarde les origines, a tendance à se dissoudre dans le tissu social et politique. Cela fait partie de la mission du christianisme tandis que, chez les musulmans, on va avoir une représentation de la religion qui est beaucoup plus active, plus démonstrative. Comprenez-vous ce que je veux dire ? Pierre Manent : Oui. Il faudrait bien sûr entrer dans le détail de ce que cela veut dire ; cette élaboration du rôle médiateur du christianisme. Louis-André Richard : Voilà. Pierre Manent : Nous entrons dans un monde pluriel ; nous ne retrouverons pas les homogénéités nationales ; la présence musulmane, la renaissance juive sont là pour durer. Il ne s’agit donc pas de revenir à la religion de nos pères en essayant de reconstituer un ordre catholique homogène, ce qui d’ailleurs serait parfaitement vain. En revanche, il faut reprendre conscience à la fois de l’histoire nationale et de la façon dont la religion y joue un rôle décisif, pour reprendre aussi conscience de cette étrange religion qu’est le christianisme et de la façon dont elle s’articule à la liberté humaine d’une manière unique ; c’est une tâche très difficile, mais pas impossible. Vous le disiez, l’islam et le judaïsme sont des religions de la loi et de la loi extérieure. Je ne dis pas qu’il n’y a pas d’intériorité dans ces religions ; il y en a à coup sûr dans le judaïsme puisque, après tout, les psaumes qui sont communs au christianisme et au judaïsme sont d’abord juifs. Néanmoins, on voit bien à quel point la piété juive est formaliste. Au contraire, il y a dans le christianisme quelque chose qui n’est qu’à lui et qui est ce que
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Péguy appelait l’opération chrétienne par excellence, c’està-dire l’articulation de la grâce et de la liberté. Cette articulation est propre au christianisme. Bien sûr, dans la pratique, les chrétiens ont pu être aussi intolérants ou plus que les autres, le problème n’est pas là. Dans la structure intime de leur religion, il y a un moment décisif de la liberté qui leur est propre et qui pénètre, en quelque sorte, toutes les dimensions de la vie chrétienne. C’est donc un des facteurs principaux par lesquels le christianisme peut, à mon avis, jouer ce rôle médiateur. J’ai parlé en termes très généraux, mais il est évident qu’il y a des questions proprement théologiques et extrêmement délicates dans le rapport du christianisme au judaïsme et dans le rapport du christianisme à l’islam. L’islam considère que le christianisme falsifie les écritures et le judaïsme ne reconnaît pas le Messie, la nature divine de Jésus. Le christianisme peut jouer son rôle de médiateur uniquement s’il a, sans provocation ni arrogance, le souci d’affirmer nettement sa revendication d’accomplissement, donc, de défendre la spécificité des écritures chrétiennes et le rapport très particulier de la parole à la communauté ; tout comme le pape l’a fait avec une grande subtilité et une grande force lorsqu’il est venu aux Bernardins7 il y a quelques semaines. Finalement, c’est parce qu’il y a ces rapports si particuliers entre la parole et la communauté que le christianisme doit être le médiateur de toutes les médiations. Puis, je ne veux pas parler, dans un sens... Louis-André Richard : ...eschatologique.
7. On fait référence ici au discours prononcé par Benoît XVI à Paris, le 12 septembre 2008. On trouvera le texte intégral de ce discours à l’adresse suivante : www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/ speeches/2008/september/documents/hf_ben-xvi_20080912_parigicultura_fr.html.
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Pierre Manent : Eschatologique ou politique, je pense qu’ou bien nous allons nous décomposer lentement, ou bien nous nous reconnaîtrons nous-mêmes. Les nations d’Europe se réfléchiront en replaçant à leur centre d’intelligibilité la médiation chrétienne. Je dis « à leur centre d’intelligibilité », je ne parle pas d’une présence ostentatoire dans l’espace public. Louis-André Richard : Dans La Raison des nations, vous parlez
qu’il faut réapprendre à discuter politiquement de la religion. Depuis quelques minutes, je vous écoute et je compare avec le Québec, puisque je suis Québécois. Vous êtes Français. Vous avez donc des racines profondes par exemple dans le christianisme à cause de la longueur de l’histoire. Quand je regarde chez moi, pas dans l’espace public, mais dans la réflexion philosophique et politique, on a donné congé au christianisme. Je vous entends, mais j’ai de la difficulté à concevoir de quelle manière le projet que vous décrivez, auquel je souscris tout à fait, peut se réaliser dans l’entendement de bien de mes concitoyens. Pierre Manent :
Il me semble, pour le peu que je sais sur le Québec, que l’Église catholique a joué un rôle social et politique démesuré en raison des circonstances. Louis-André Richard : Absolument. Pierre Manent :
Elle était devenue massivement une institution politique et sociale qui a été évidemment frappée de plein fouet par la révolution des mœurs des années 1960. À la suite de cela, il y a eu un effondrement très rapide de la religion. Je n’ai pas idée de l’entière histoire ultérieure du Québec, mais il me semble que ce moment d’émancipation y est très largement achevé. J’entends par là que les mœurs sont aussi libres au Québec qu’ailleurs et que nécessairement
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vont revenir les questions : qui sommes-nous ? où allonsnous ? d’où venons-nous ? ainsi que la question de la langue et la question du corps collectif que représente le Québec. Vous allez rencontrer aussi la question que nous rencontrons, c’est-à-dire se reconnaître, se rendre intelligible, bref, se comprendre soi-même. À partir d’un certain moment même, la question du Québec est venue faire partie de l’interrogation française et, en ce sens, le discours du général de Gaulle à Montréal n’est pas anecdotique. De même, probablement, au Québec, il y aura des réflexions sur cette histoire commune et pendant une si longue période occultée. Alors, sans annoncer ce qui va se passer, je crois que nous sommes devant des questions qui, pour être traitées, exigent de replacer la religion au centre de la réflexion. En ce sens, en effet, le dispositif français n’est pas si mauvais pour reposer les problèmes et pour en repartir. Précisément, depuis deux siècles, le catholicisme en France, même si c’était la religion de la nation, n’a jamais été la religion nationale comme il l’a été au Québec, en Angleterre ou en Prusse. Il y a eu, en fait, un mélange très particulier de la marque catholique et de l’indépendance de la nation par rapport à cette marque ; une sorte de grand mélange et de distance entre les deux communautés. En ce sens, l’expérience française, à mon avis, est particulièrement intéressante. Non pas parce qu’elle fournirait un modèle de laïcité, mais parce que nous avons un mélange de ce que j’appelle le sérieux chrétien et de la distance par rapport à ce qui serait une religion sociale, nationale, instituée. Il y a donc une liberté pour aller du politique au religieux en essayant d’accorder à chacun son dû, ce qui est peut-être un atout pour contribuer à éclairer ce que pourraient être des relations plus fécondes ou plus actives entre le politique et le religieux.
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Louis-André Richard : Cela favorise la condition de réalisation d’un dialogue éventuel ou d’une réappropriation du discours religieux. Pierre Manent :
Le discours aux Bernardins8, puisqu’il était du pape, était un discours théologique, c’est-à-dire du magistère. En même temps, il s’adressait à tous : il parlait du rôle des moines dans la formation de l’Europe. Or les moines ne voulaient pas faire l’Europe ni préserver la culture ; ils cherchaient Dieu. De quelle manière cherchaient-ils Dieu ? Ils le cherchaient dans un contexte défini par le christianisme, c’està-dire défini par une relation entre des écritures et une communauté ainsi que dans la dialectique entre ces écritures et une communauté qui se constitue dans le rapport aux écritures de même que ces écritures se définissent dans l’interprétation de la communauté. Il est clair que le pape offre à ceux qui l’écoutent, chrétiens ou non, de quoi penser beaucoup de choses sur les relations entre la langue et la communauté ou sur la vie humaine tout simplement. Je trouve que Benoît XVI nous a fourni un très bel exemple de ce que j’appelle de mes vœux, c’est-à-dire que le christianisme montre sa capacité d’éclairage, sa capacité médiatrice. De plus, en même temps qu’il souligne le propre du christianisme, il le fait d’une façon qui peut éclairer tous les hommes, pas d’une façon intimidante ou dominatrice, mais d’une façon médiatrice. Louis-André Richard : Je vous entraîne ailleurs. Dans le livre,
vous avez critiqué la superficialité de la communication et vous l’avez mise en opposition avec la communauté. Vous parlez de communauté d’excellence, de référence et
8. Voir la note de la page 50.
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d ’appartenance. Cette distinction et la notion de communauté sont constamment au centre de vos préoccupations. Comment envisagez-vous la réappropriation de la communauté dans l’avenir ? Pierre Manent : Votre question touche à la couche profonde de la question politique. La question de la nation est une question subsidiaire ou qui s’enracine dans la question de la communauté. Qu’est-ce qui constitue une communauté ? C’est une chose très mystérieuse. Qu’est-ce que l’amour ? Qu’est-ce que l’amitié ? Qu’est-ce qu’une famille ? Qu’est-ce qu’une nation ? Or, nous avons beaucoup de peine à penser une communauté. Je suis frappé de voir comment la réflexion politique s’est de plus en plus éloignée de la réflexion sur la communauté. Si vous prenez Aristote, comme il faut le faire tous les jours, dans le vocabulaire qu’il emploie, il y a sans arrêt « commun », « communauté », et il y a des verbes actifs comme « fabriquer du commun », « mettre en commun ». Donc, la pensée de la cité tourne toujours autour de la notion du commun, elle est quelque chose qui fabrique du commun. Alors, on peut dire que cela est resté présent dans la tradition républicaine, mais s’est progressivement estompé. Déjà à Rome, l’intensité du commun s’effrite parce que Rome s’étend. Autrement dit, au fur et à mesure que Rome s’étend, la communauté est moins présente. Si vous comparez Cicéron à Aristote, vous voyez que déjà Cicéron place au premier plan non pas la communauté des citoyens mais le magistrat qui est porteur de la personne de la cité. On note donc un mouvement d’abstraction, de prise de distance par rapport à la communauté proprement dite. Plus tard, au moment de la révolution des droits de l’homme, on ne part plus du commun, mais on part de l’individu pour ensuite fabriquer quelque chose à partir de celui-ci, ce qui devient très difficile.
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Comment pouvez-vous fabriquer du commun si vous partez de l’individu ? Conséquemment, dans le contexte moderne, on ne sait pas comment se débrouiller avec cet individu souverain qui doit devenir une partie du monde commun. D’où les acrobaties de Rousseau dans Le Contrat social où vous avez cet individu qui brusquement devient un être tout à fait différent, qui par une transformation miraculeuse devient partie du collectif. Donc, nous sommes tous devant les questions : qu’est-ce qui est commun et comment fait-on du commun ? Et nous n’avons pas la réponse. Évidemment, la doxa a une réponse qui est qu’il n’y a pas de problème parce que nous sommes des individus qui choisissent leurs identités. On a donc un portefeuille d’identités à portée de main. Si l’on présente les choses comme ça, on a à la fois la souveraineté de l’individu et les bonheurs de l’appartenance. On a une famille, une région, une nation et puis on change. Les gens vous disent : « Il n’y a aucune contradiction, je suis Breton, je suis Français, je suis Européen. » Le problème se pose quand il s’agit de savoir de quoi l’homme est vraiment une partie, dans quoi il se gouverne lui-même et qu’est-ce qui lui donne la loi ; qu’est-ce qui a autorité sur lui et quel est le cadre dans lequel il s’accomplit ? Aujourd’hui, la question devient très urgente parce que précisément le cadre d’identification immédiat de la nation s’est estompé. Je crois qu’il est devenu clair que l’humanité n’est pas un cadre d’appartenance suffisamment déterminé pour que l’on puisse dire « je suis citoyen du monde », même si c’est une proposition qui a son charme. On a alors à poser toujours de nouveau, et dans une urgence particulière, la question de la chose commune. Et là-dessus, je crois que le christianisme encore a quelque chose de particulier à dire parce que l’Église plutôt que le christianisme a la particularité de se présenter comme la communauté la plus étendue, la plus intime et la
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plus profonde. C’est le propre du christianisme, c’est-à-dire qu’à la fois il embrasse toute l’humanité et, suivant la formule d’Augustin, il est plus « intime à chacun que luimême » ; Dieu est plus intime à chacun que lui-même. Je crois que c’est donc dans une telle perspective que le travail de reconstitution et de reconsidération des appartenances peut être conduit de la façon la moins dangereuse et la plus salutaire précisément parce que le christianisme, l’Église offre le cadre le plus vaste. D’une certaine façon, les nations européennes se sont constituées comme des images de l’Église parce qu’elles ont prétendu être à la fois ce qui est commun et ce qui est plus intime à chacun que lui-même, c’est-à-dire la naissance, l’enfance, l’éducation et l’acte libre. Les nations modernes ont, en quelque sorte, essayé de nouer ensemble la production par un autre, une mère, un père et l’acte libre. Tout cela d’une façon qui, je crois, est propre aux nations chrétiennes. Ce qui fait qu’il y a une affinité très profonde entre la forme politique nationale et la forme ecclésiale. C’est pourquoi, dans une période où la nation se repense, le dispositif chrétien me paraît médiateur et explicateur. Louis-André Richard : Pour traduire ce que vous dites, disons
que la société québécoise actuelle vit des subsides de ce que le christianisme a apporté malgré son rôle politique très contestable à une certaine époque. Ma question est un peu la même : ces subsides réussiront-ils à redonner à ceux qui pensent le goût de repenser le christianisme ? Chez nous, il y a une ignorance des origines que je ne sens pas ici, mais elle y est peut-être. Pierre Manent : Elle y est certainement. Louis-André Richard : Beaucoup d’intellectuels québécois par exemple ont une ignorance consentie, si je peux me
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p ermettre une expression aussi folle, parce qu’ils ont vécu des subsides, ils ont connu un peu ce qu’est le christianisme et ils l’ont oublié. Alors, je me demande de quelle manière on peut, dans l’espace public ou dans la réflexion publique, redonner la crédibilité au discours chrétien. Pierre Manent : Il n’y a pas de réponse générale à cette ques-
tion. Ce qui motive mon optimisme relatif par opposition au pessimisme massif de beaucoup de mes amis, c’est que j’ai observé un processus curieux dans les trente ans qui ont suivi le concile en France. On a eu d’abord le sentiment d’une dissolution générale. Puis, à la fois hors de l’Église et dans l’Église, il y a eu un renouveau de la réflexion sur la religion. Une bonne partie de cette réflexion s’est faite en dehors de l’Église et dans une perspective nullement apologétique. Mon collègue et ami Marcel Gauchet avec Le Désenchantement du monde9, paru en 1985, en est un excellent exemple. Parallèlement à ce développement, avec l’élection du pape Jean-Paul II, et avec Jean-Marie Lustiger archevêque de Paris, il y a eu un effort de reconstitution d’une éducation solide pour les prêtres, éducation moins scolastique que biblique. Le résultat dans l’espace public français aujourd’hui de ce double mouvement est une quantité respectable d’ouvrages sérieux faits par des chrétiens ou non sur des choses religieuses, d’histoire théologique, de spiritualité, de philosophie, de politique et d’histoire. Donc, il y a une activité intellectuelle autour de cela, et je crois qu’elle répond à une nécessité. Si l’on ne pense pas ces choses-là, c’est qu’on renonce entièrement à penser parce qu’il faut bien faire face aux problèmes posés par la définition de notre appartenance, de ce qui constitue l’être collectif, de la façon dont nous sommes arrivés au point où
9. Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985.
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nous sommes. Je crois que d’une façon ou d’une autre, dans les différents pays, on va vers cette réflexion. Je l’observe en Italie où elle est extrêmement forte ; moins en Espagne pour autant que je suis au courant parce que l’Espagne, c’est un petit peu comme le Québec, elle a jeté avec volupté le pouvoir de l’Église. Aujourd’hui en Espagne, la forme d’action de l’Église est plus politique, plus défensive, plus traditionnelle. Il me semble qu’elle défend ses positions, plus qu’elle n’essaie de repenser sa situation. Les nations européennes se sont constituées très largement par la façon dont elles ont répondu à la proposition chrétienne. Il est donc évident aujourd’hui que chaque nation va faire son chemin toute seule. La réponse allemande ne sera pas la réponse française. D’ailleurs, il y aura une réponse allemande, mais aussi une bavaroise et une hanovrienne. En Angleterre, qui est peut-être le pays le plus déchristianisé d’Europe et où l’Église anglicane est une coquille de plus en plus vide, il y a tout de même beaucoup de réflexion du type de celles que j’appelle de mes vœux. Je ne sais pas comment vous voyez les choses, mais tout le problème pour le Québec sera probablement de s’articuler davantage sur la réflexion européenne. Par la situation où vous vous trouvez, vous êtes ce petit carré francophone dans cet immense ensemble anglophone et vous savez fort bien tirer votre épingle du jeu du point de vue économique et du point de vue de la reconnaissance internationale. Autrement dit, c’est une grande réussite le Québec. Par contre, vous avez payé ce grand succès d’un oubli des subsides et des origines. Pour ma part, j’imagine que cet oubli ne peut pas durer toujours. Louis-André Richard : Je termine avec une question concernant le rôle du philosophe dans la cité actuellement. Vous avez déjà une très belle page sur le rôle de Socrate dans la
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cité grecque, sur le fait que les nations, en évoluant, ont relégué la philosophie au service du politique. Comment voyez-vous le rôle du philosophe aujourd’hui ? Comment entrevoyez-vous votre rôle ou celui de quelqu’un qui s’approche de la chose philosophique ? Pierre Manent :
À mon avis, c’est toujours le même rôle, c’est-à-dire que la tâche de la philosophie est d’aller de la doxa vers l’épistémè, c’est-à-dire partir de l’opinion en essayant d’aller vers la science. Bien entendu, cela suppose que l’on commence par respecter l’opinion, ce que la philosophie moderne souvent n’a pas fait. Il faut montrer comment ce sont de vraies exigences qui s’expriment et se révèlent dans l’opinion et qu’il faut d’abord les éclairer et les déployer pour ensuite, si possible, les conduire vers plus de clarté et vers quelque chose qui ressemble à une science des choses humaines. Dans le monde anglo-saxon, c’est-à-dire un peu dans le monde entier, la philosophie est devenue quelque chose de tout autre. Aujourd’hui, ce qu’on appelle la philosophie analytique, c’est une sorte de grand jeu d’échecs mondial où il s’agit de montrer qu’on est plus malin que notre voisin sur la base d’exemples tout à fait artificiels qui sont totalement éloignés de l’expérience humaine. Je pense qu’il faut certainement que la philosophie redevienne une philosophie, c’est-à-dire qu’elle oublie la philosophie analytique qui considère que toutes les questions intéressantes n’ont pas de sens et qui, donc, ne pose que des questions inintéressantes. Il faut revenir vers la philosophie socratique, ce qui tout de même garde une certaine légitimité. Par contre, cela suppose qu’il y ait au préalable un certain rapport affectueux ou amical avec la cité, c’est- à-dire qu’il faut que le philosophe ait... je ne dis pas l’amour de la patrie, mais une certaine amitié pour sa cité. Il faut d’abord commencer par prendre au sérieux comment
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les gens pensent et pourquoi ils pensent ce qu’ils pensent. Si vous êtes dans la partialité, vous n’êtes pas dans une disposition qui va conduire à la philosophie. Je parle d’être soit dans la partialité du politiquement correct, soit, comme certains de mes amis tendent à l’être, dans le mépris absolu pour la démocratie moderne, le politiquement correct au nom d’un moment sublime que l’on place soit dans le cœur du Ve siècle av. J.-C., soit dans l’Europe chrétienne du XIIIe, ou alors dans la France de Louis XIV. En ce sens, il y a un segment commun important ou plus ou moins important entre le bon citoyen et le bon philosophe. Il faut une certaine amitié pour sa cité pour prendre suffisamment au sérieux les opinions de celle-ci et pour éventuellement, dans le meilleur des cas, les conduire vers plus de clarté. Donc, en ce sens, je crois que, en effet, la philosophie doit redevenir philosophie politique ; comme le dit très bien Strauss lorsqu’il dit que la philosophie politique n’est pas un secteur de la philosophie qui s’appliquerait à la politique, mais que c’est la vraie philosophie première. Louis-André Richard :
Justement, j’ai gardé avec mes étudiants une pratique de Strauss que je trouve très intéressante. Il demandait à ses étudiants de l’Université de Chicago quel était le livre qu’ils apporteraient avec eux sur une île déserte, le film qu’ils considèrent comme le meilleur et qui était leur modèle ou leur héros. Que répondez-vous à cela ?
Pierre Manent : Je ne saurais pas répondre à cette question. Je suis trop catholique dans mes réflexions, c’est-à-dire que je peux vous dire la Bible, mais je pourrais vous dire Homère, L’Éthique à Nicomaque, ou encore L’Énéide. Je ne peux pas répondre à votre question. Par contre, je peux ajouter que ce qu’on observe aussi bien dans les universités que dans les collèges, c’est que ces grandes œuvres classiques,
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contrairement à ce qu’a cru la psychopédagogie moderne, plaisent aux enfants et aux jeunes. Une de mes anciennes élèves qui enseigne en collège dans le 93, qui est une zone difficile, raconte que, lorsqu’elle désire avoir un peu de calme chez les élèves de quatrième, elle commence à leur raconter Homère. Le récit homérique les tient attachés à leur siège. Bien sûr, elle a un certain art du récit, mais c’est tout de même Homère qui les captive, ce ne sont pas les exercices stylistiques sur le journal d’aujourd’hui. Louis-André Richard : C’est vrai. C’est mon expérience aussi. Pierre Manent : C’est très consolant tout de même : ce sont les grandes œuvres qui sont les plus intéressantes. Louis-André Richard : ...et qui parlent à l’homme en révélant son humanité. Merci beaucoup, Pierre Manent.
Page laissée blanche intentionnellement
La nation québécoise, le creuset méconnu Denis Vaugeois
L
e Québec est une extrémité de continent. Géographiquement, il débouche sur l’extérieur. Politiquement, il a été enclavé. Totalement et minutieusement.
Historiquement, il appartient à l’Amérique du Nord. On ne peut comprendre le Québec sans référence histo rique. On ne peut comprendre la présence de la langue française sans le rappel de cette « grande aventure » qui fut celle des Français en Amérique du Nord, depuis l’Acadie jusqu’à l’embouchure du fleuve Columbia, depuis la baie d’Hudson jusqu’au golfe du Mexique.
En 1492, deux vieux mondes entrent en contact. De vieilles civilisations aussi. Les Amériques ont alors une population égale à celle de l’Europe. C’est de cette rencontre que sortira un vrai nouveau monde. Après avoir pris pied dans la partie la plus inhospitalière de l’Amérique du Nord, avec un siècle de retard sur les Espagnols et à peu près en même temps que les Anglais, les Français établissent des alliances précieuses avec les Indiens et se lancent dans de vastes explorations. Ils vont nommer et cartographier l’Amérique du Nord. 63
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Les alliances franco-indiennes ne suffisent pas pour tenir tête à un exceptionnel mouvement d’immigration qui donne naissance à treize colonies anglo-américaines. La Nouvelle-France est démembrée en 1713 et anéantie en 1763. Il reste des Canadiens qui refusent d’être parqués dans la 14e colonie, cette « Province de Québec » issue de la Conquête. Ils continuent de sillonner le continent et poursuivent un impor tant métissage. Momentanément, en 1774, le conquérant rétablit une partie des anciennes limites françaises. Détroit et Chicago sont rattachés à la colonie de Québec. C’est une insupportable provocation pour les Treize Colonies qui déclenchent un formidable schisme anglo-saxon qui sépare l’Amérique du Nord en portion républicaine et en portion loyaliste ou britannique. Les Canadiens français, vestiges d’une colonisation française qui a échoué, se retrouvent par chance dans la partie la plus faible, le British North America, qui connaît rapidement de nouvelles séparations : la NouvelleÉcosse donne naissance au Nouveau-Brunswick et la « Province de Québec » est partagée en Haut-Canada et Bas-Canada. Issus d’un tout petit nombre d’immigrants, qui ont en commun la langue française, les anciens Canadiens forment un noyau homogène qui intègre sans trop de difficultés des gens de toute origine. Le Canadien soi-disant pure laine est un mythe. La survivance est une première étape, la volonté de s’affirmer en découle naturellement. En 1792, Londres permet des élections et accepte l’existence d’une majorité parlementaire d’origine « canadienne » avant de reconnaître son erreur. L’oligarchie britannique en place ne peut accepter que cette majorité contrôle la totalité du budget et vote à sa guise des lois. À partir de 1810, Londres cherche à corriger l’erreur commise en 1791 avec la mise en place de
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l’Acte constitutionnel. Le gouverneur Craig commence par bâillonner le journal Le Canadien, fait saisir ses presses et jeter en prison ses journalistes, y compris le chef du Parti canadien, Pierre Bédard, ni plus ni moins que le premier ministre de l’époque. Le gouverneur s’explique auprès de son ministre dans une lettre du 1er mai 1810 : « Leurs habitudes, leur langue et leur religion sont restées aussi différentes des nôtres qu’avant la Conquête. En vérité, il semble que ce soit leur désir d’être considérés comme formant une nation séparée. La Nation canadienne est leur expression constante... » Comme solutions, Craig préconise une immigration anglaise et, sans délai, l’union des deux Canadas de façon à placer en minorité les députés canadiens. Son proche conseiller, Jonathan Sewell, est clair : « Rien ne sera plus efficace [...] que l’incorporation des provinces du HautCanada et du Bas-Canada sous un gouverneur général et avec une seule législature. [...] En ajoutant la représentation du Haut-Canada à la législature de cette province, l’influence anglaise dans la Chambre d’Assemblée deviendra beaucoup plus considérable, et cette influence sera prépondérante si le nombre de représentants du Bas-Canada est diminué, et celui du Haut-Canada augmenté. » Peu importe les moyens ! Cet objectif est atteint en 1840 et la mise en subordination politique des Canadiens français est consommée en 1867. On admettra sans doute que le rapatriement de 1982 couronne le tout ! Perte de mémoire, perte d’identité
Aujourd’hui, les Canadiens français sont devenus des Québécois. Ils se définissent dorénavant par le territoire. Ils ont ainsi tourné le dos à leur histoire. Pourtant, le Québec a un fondement historique, il ne peut se définir, s’expliquer, se comprendre autrement.
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Nationalisme ethnique, nationalisme civique, nationalisme territorial sont des moments d’égarement. Le Québec n’a de sens que dans sa dimension historique. Quel que soit le prix à payer, il doit renouer avec son histoire nord-américaine et atlantique. Ces dernières années, il y a eu des hauts et des bas. Par exemple, un Secrétariat des peuples francophones a été abandonné, un Service du Canada français d’outre-frontière, aboli. Un réseau de bureaux et de délégations qui rétablissait des liens avec l’Europe et l’Amérique a été sacrifié ; on se demande encore pourquoi. Boston, Chicago, Lafayette, Los Angeles jetaient des ponts avec la diaspora canadienne-française. Les repères que constituent les premières villes du Québec ont été balayés... par distraction. Pourtant, les modèles ne manquent pas pour moderniser des structures municipales tout en respectant un patrimoine toponymique. Il n’était pas nécessaire de rayer de la carte des noms de lieux chargés d’histoire, tels Sillery, Beauport, Charlesbourg, Sainte-Foy, Cap-Rouge, Chicoutimi, Jonquière, etc. Au Québec, l’histoire fait peur. Oblitérer le passé ou évacuer de l’enseignement de l’histoire des moments clés est devenu une stratégie occulte. Fêter 400 ans d’histoire, surtout sans dire ce qu’on fête, est un véritable tour de force. Admettons que l’aspect festif a été réussi. Le bon peuple a été gavé, mais il n’a pas dit son dernier mot. Les gens savent que perte de mémoire est rapidement synonyme de perte d’identité. Canadiens, Canadiens français, puis Québécois
L’histoire du Québec, c’est l’avenir du Québec. Si l’on ne peut proposer à nos enfants aussi bien qu’aux immigrants un passé fait de combats et de victoires, de résistance
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et de réussites, de générosité et d’ouverture, il reste la médiocrité, la résignation, la nonchalance, l’inertie. Les Québécois se sont toujours distingués par une joie de vivre, le goût des grands espaces, l’esprit de défi. L’expérience québécoise est fondée autant sur le respect des origines françaises que sur la diversité des apports successifs. Voilà 150 ans que l’immigration vient enrichir ce noyau dur, issu de 10 000 pionniers. Cette réalité a été trop longtemps ignorée. En mode survivance, les élites plaidaient pour l’homogénéité de la race, avant de se rendre compte qu’elles défendaient plutôt une langue, à peu près le seul héritage de la France avec la Coutume de Paris d’où sont issues les fameuses lois françaises que le conquérant juge plus simple de tolérer au lendemain de 1760. Assez curieusement, et ce n’est pas sans importance, elles évolueront avec le Code Napoléon avant de s’affirmer avec de plus en plus d’originalité. Il en résulte un code civil particulier. En fait, il s’est produit avec les lois la même chose que pour les divers aspects de la civilisation matérielle. L’architecture des maisons s’adapte au climat, l’armoire faite de pin remplace le coffre, les poêles en fer s’ajoutent aux foyers. Sur le plan culturel, le Canadien, avant tout un Français adapté à son nouveau pays, fait flèche de tout bois. Il emprunte, il copie, il s’approprie tout ce qui lui convient. Le Français s’adapte et s’intègre, le Canadien adopte et intègre. Il réussit tellement bien qu’on en vient à l’identifier à des emprunts, depuis la soupe aux pois jusqu’à la chaise berçante. Sa musique traditionnelle est constituée de reels et de gigues d’origines écossaise et irlandaise. Son sapin de Noël vient des Allemands, comme ses marinades. Et le méchoui avec lequel il célèbre la Saint-Jean-Baptiste, fête païenne, n’a rien de bien français. Et que dire de la raquette, de l’épluchette de blé d’Inde ou de la cabane à sucre !
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Un siècle d’oubli fait dire à un Vigny malheureux et contrit : Comme un vaisseau qui laisse derrière lui toute une famille, écrit-il de Londres le 17 mars 1839, dans une île déserte, la France a jeté au Canada une population malheureuse qui s’appela quelque temps la nation canadienne et qui parle la langue que j’écris. Sur les bords du fleuve Saint-Laurent s’allongent et se prolongent ses habitations et ses villages comme une suite interminable de la même rue. [...] Selon son ancien et prudent usage, l’Angleterre a tout conservé à la population française lorsque le Canada lui fut cédé en 1763. Elle était alors de soixante mille âmes, les naissances seules, sans aucune arrivée de leurs compatriotes, l’ont porté à plus de quatre cent mille. [...] Le traité de 1763 que la voix publique en France nomma « la paix honteuse » consacra les droits d’une possession que l’insouciance du gouvernement avaient abandonnée à l’ennemi et cela se nomma cession quand il n’était plus temps en effet de faire autre chose que de céder ce qui était pris.
Le débat qui se déroule sous ses yeux à la Chambre des Lords, sur le sort de la nation canadienne, lui fait prendre conscience « des abus dont a souffert ce malheureux pays » : entrave à l’éducation, main basse sur les richesses et « les emplois les plus richement rétribués ». Pendant ce temps, la France ignorait tout, incapable « de voir ce qui se passait au-delà », entretenant « ce dédain paresseux » pour les peuples étrangers, « cette indifférence pour les contrées où ne va la diligence en deux jours ». C’est dans ce Parlement britannique que « se décrète après s’être préparé avec lenteur l’étouffement infaillible d’une nation française de six cent mille âmes ». Les peuples ont la vie dure. Cette nation canadienne dont parle Vigny est telle que la décrivait Craig 25 ans plus tôt. À l’époque, les « Anglais » ne se considèrent pas
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Canadiens. Les Canadiens eux-mêmes composent avec des gens de toutes origines. Les rébellions de 1837-1838 placent côte à côte Louis-Joseph Papineau et Edmund Burke O’Callaghan, Jean-Olivier Chénier et Wolfred Nelson, Ovide Perrault et Thomas Storrow Brown. La proclamation d’indépendance est signée par Robert Nelson ! Ce soulèvement est plus politique qu’ethnique. Il a d’ailleurs son pendant au Haut-Canada. Mais les recommandations de Craig et Sewell ont été entendues. Elles n’ont jamais été oubliées. Les immigrants de langue anglaise se font de plus en plus nombreux. Peu à peu, de British ils se disent Canadians ; les Canadiens deviennent des French Canadians, des Canadiens français. On peut s’appeler Burns, O’Neil, Johnson, Ryan, et se dire Canadien français, c’est-à-dire Canadien de langue française. « L’étouffement infaillible » annoncé par Vigny est venu bien près de devenir réalité avec l’effet conjugué d’une forte immigration de langue anglaise et le terrible exode, en moins d’un siècle, de près d’un million de Canadiens français vers les États-Unis. L’histoire a toutefois démontré qu’il ne fallait pas sous-estimer cette vitalité remarquable fondée sur le métissage d’abord avec les autochtones, puis avec des gens de toutes origines. Le texte qui suit, préparé en 1987, reste d’actualité. En fait, il l’est peut-être plus que jamais. Ce qu’il ne dit pas, c’est la force des alliances franco-indiennes qui ont ouvert un continent à l’influence européenne. Ce qu’il ne dit pas non plus ; c’est le drame des épidémies qu’on découvre actuellement avec horreur. On écrit l’histoire, on ne la réécrit pas. Selon le souhait de Champlain, la rencontre d’hier a donné naissance à un nouveau peuple.
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Le titre de mon exposé est-il original ? Je ne le sais pas vraiment ! Une chose est sûre : le sujet n’est pas nouveau. En effet, la question de la pureté de nos origines a été maintes et maintes fois abordée. A-t-elle été tranchée ? Peut-elle l’être ? Il m’est évidemment impossible en moins d’une heure de répondre à ces questions et, de toute façon, je n’en aurais pas la compétence. Aussi bien en faire maintenant l’aveu, surtout devant le groupe de spécialistes que vous constituez. Comme vous cependant, je m’intéresse aux origines de la population québécoise. Pour l’historien comme pour le généalogiste, la question reste la même : qu’est-ce qu’un Québécois, une Québécoise ? Pourquoi tant de gens disentils « nous et eux » ? Qui sont « les autres » ? Des Canadiens pure laine, on a fait des Québécois pure laine ? Une série d’émissions diffusée à Radio-Québec à l’automne 1987 et intitulée L’étoffe d’un pays a relancé une forme de controverse : c’est sans doute ce qui m’a valu d’être invité à vous parler de la « composition ethnique de la population du Québec ». L’état de la question (à partir des débuts)
L’Amérique du Nord a connu plusieurs tentatives de colonisation. L’une caractérisée par la diversité religieuse et politique a donné « treize colonies », l’autre, officiellement française et catholique, est à l’origine de la NouvelleFrance.
1. Conférence prononcée à l’occasion du Congrès du 45e anniversaire de la Société généalogique canadienne-française, le 8 octobre 1988 et publiée dans Mémoires de la Société généalogique canadienne-française, volume 39, no 4, hiver 1988, p. 277-290.
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À l’époque de la colonisation française – au XVIIe et au XVIIIe siècle –, la France connaissait une stabilité politique qui a été tout naturellement projetée en Amérique. La situation est un peu différente sur le plan religieux et les protestants français se sont montrés fort actifs jusqu’à ce que la Compagnie des Cent-Associés annonce, en 1627, leur exclusion de la Nouvelle-France. L’historien Marc-André Bédard, sans doute à cause de l’origine protestante des Bédard – laquelle est passée sous silence par Mgr Tanguay –, a magnifiquement étudié la question. Dans son étude intitulée Les protestants en Nouvelle-France et publiée en 1978, il nous fait découvrir l’importance des protestants en Nouvelle-France et le « camouflage » dont ils furent longtemps l’objet. Non seulement Mgr Tanguay, dans son important Dictionnaire généalogique, a-t-il régulièrement omis de mentionner bien des origines protestantes, mais plusieurs historiens de l’époque attribuent à l’occasion des origines catholiques à des protestants. Rappelons Benjamin Sulte dans le cas de Jean Sicard, sieur de Carufel (BHR, vol. 20, no 4 : 105-107), ou Pierre-Georges Roy qui fait de Thomas Moore un Irlandais catholique alors que ce dernier était protestant (BHR, vol. 30, n o 12 : 385-386). Le père Archange Godbout a jadis souligné cette pudeur excessive de certains de ses devanciers. Ces cachotteries sont d’autant plus intéressantes pour notre propos que, souvent, une origine protestante cache une origine non française. Ainsi, les 256 actes d’abjuration, cités par Marc-André Bédard, révèlent 116 origines françaises, trois origines inconnues et 137 de diverses autres nationalités, dont 72 anglaises. Dans un autre tableau présenté par Marc-André Bédard, à la page 46 de son ouvrage, on trouve 542 protestants, dont 196 sont considérés comme Français, les autres (c’est-à-dire 346) venant
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d ’Angleterre (152), de Nouvelle-Angleterre (76), d’Irlande (12), de Hollande (10), etc. En outre, être « considéré comme Français » signifiet-il à coup sûr une origine française ? À ce sujet, il faut faire deux remarques : 1. Comme les ports d’embarquement sont français, il n’est pas impossible qu’on ait parfois confondu lieu d’embarquement et origine. Ce fut le cas pour Pierre Miville d’abord dit « de La Rochelle » qui était « Suisse de nation », ou pour Abraham Martin, réputé Français, mais plus probablement d’origine écossaise. Vous aurez noté que je n’ai pas choisi deux obscurs immigrants, mais bien deux « pionniers » dont la descendance est fort importante. Nous y reviendrons. 2. Marc-André Bédard a recherché les protestants et il en a retracé des centaines. Mais personne, à ma connaissance, n’a recherché avec le même soin l’ensemble des habitants de la Nouvelle-France qui pourraient avoir une origine autre que française. L’apport amérindien
Avant tout, et avant tous les autres, il y a les autochtones. Au début de la Nouvelle-France, ils vivent généralement en dehors des établissements français, mais les Français les fréquentent continuellement. Les jeunes Amérindiennes sont accueillantes. « Avant le mariage, écrit Hubert Charbonneau, la liberté sexuelle est totale », tandis que les femmes d’origine européenne sont peu nombreuses. Le recensement de 1666 donnait 719 célibataires masculins (entre 16 et 40 ans) pour 45 filles célibataires. Et les Français, comme le souligne le jésuite Charlevoix en mars 1721, ont un faible pour « les Sauvagesses » (V : 210).
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Il est bien connu qu’il y eut peu de mariages mixtes en Nouvelle-France, mais on sait aussi que les unions libres furent pratique courante : tellement que les experts s’accordent à dire que les Amérindiens furent totalement métissés. « Le métissage est en majeure partie illégitime », écrit Louise Dechêne. Les mariages mixtes, rares à son avis, « sont le plus souvent bénis dans la paroisse de la fille, en l’occurrence dans les missions, pour lesquelles nous n’avons pas de registres ». À ce sujet, Hubert Charbonneau écrit (dans Populations amérindienne et inuite au Canada, PUM, 1984) : « La disparition complète des Amérindiens a été évitée de justesse [...] grâce à la lente prise de possession du continent par les Blancs et à la faveur des unions mixtes qui ont progressivement accru la résistance des indigènes à la maladie ! » Le métissage a été très peu étudié. Et pour cause : les matériaux font défaut. À l’origine, le métissage repose donc surtout sur les unions libres. Quand mariage il y a, où ont-ils été inscrits ? Dans les précieux ouvrages de Mme Faribault-Beauregard, on en trouve un grand nombre. Mais les registres de plusieurs missions ont disparu. Évitons en outre de réduire l’Amérique française aux dimensions territoriales du Québec d’aujourd’hui. Autre difficulté : les Amérindiens n’ont pas de patronymes. Souvent les enfants nés d’unions libres adopteront le nom de leur père ou le prénom de leur parrain, etc. Depuis plus d’un siècle maintenant, le territoire habité par les descendants (purs ou pas) des Européens a complètement recouvert les régions réservées aux Amérindiens. À trois ou quatre générations près, un nouveau contact important a eu lieu entre Amérindiens et Blancs. C’est sans doute ce contact tardif qui faisait écrire à René Lévesque, dans Attendez que je me rappelle (p. 307), alors qu’il évoque une tournée politique au Saguenay–Lac-
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Saint-Jean : « Des regards brillants comme des escarboucles et ces hautes pommettes surtout trahissaient les fréquentations que s’étaient permises, avec les autochtones des environs, la poignée de familles blanches qui avaient “ouvert” la région, il n’y a guère plus d’un siècle. Mélange remarquablement réussi, qu’on peut mentionner sans risque maintenant qu’à l’Assemblée nationale la “porte du Sauvage” est devenue celle de l’Amérindien et que rien n’est plus chic qu’un peu de peau rouge dans l’ascendance... Mélange auquel j’étais d’autant plus sensible qu’un de ses plus splendides résultats, une certaine Corinne [...] venait d’entrer dans ma vie... » Un savant comme Jacques Rousseau a souvent parlé de sa conviction qu’une majorité de Québécois avaient du sang indien. « Si vous secouez l’arbre généalogique d’un Québécois, vous verrez tomber pas mal de plumes », disaitil. En 1970, peu de temps avant sa mort, il rappelait que les « 120 mariages officiels contractés entre Blancs et Indiennes durant le Régime français avaient permis, selon ses calculs, à plus de 40 % des Canadiens français d’avoir du sang indien ». Il ajoutait : « Moi-même je ne suis pas peu fier de compter parmi mes ancêtres le célèbre sorcier Étienne Piragouiche qui passa sa vie à se convertir et se “déconvertir” au catholicisme avec une égale sincérité chaque fois. » (À noter que M gr Tanguay évaluait à 95 le nombre de mariages entre Blancs et Amérindiennes durant le Régime français.) Pour d’autres, l’expression « les Sauvages sont passés » rappelle que la mère indienne rapportait souvent l’enfant que lui avait fait un Blanc. Peu après l’affaire Riel, un journal de Toronto insista sur le « sang-mêlé » des Québécois. Il s’éleva dans la presse québécoise un beau tollé de protestations.
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En réalité, lorsque nous avons tourné L’étoffe d’un pays, nous avons été très étonnés par le grand nombre de personnes qui nous ont affirmé avoir du sang indien. Bien des anecdotes nous furent racontées. Elles s’ajoutaient à celles que nous avions déjà notées. J’en retiens deux, dont l’une est d’ailleurs plus ancienne. L’une concerne Maurice Duplessis, l’autre le sénateur Arthur Tremblay. Comme à l’origine notre émission devait être axée sur la Mauricie, nous avions choisi d’examiner les cas de métissage de personnages célèbres. Celui de Mgr Laflèche était trop facile, trop bien établi, et nous avions choisi d’examiner celui de Maurice Duplessis. Pour les uns, ce dernier remonte jusqu’au duc de Richelieu, dit Du Plessis ; pour d’autres, les traces de son ancêtre se perdent dans les bras d’une belle Amérindienne. Raymond Douville, qui a bien étudié le fait, s’en ouvrait avec précaution à M. Duplessis. Dans un éclat de rire, celui-ci réplique : « J’ai du sang écossais par ma grand-mère McCallum, c’est très bien d’avoir aussi un peu de sang indien. D’ailleurs, mon cher Douville, je vais te faire un aveu : je m’en suis toujours douté. » Le cas de Duplessis est très intéressant et méritait qu’on s’y arrête. Il permettait de rappeler tous les efforts faits bien souvent pour cacher l’origine amérindienne, effort qui a parfois amené à corriger des documents, à les falsifier, un peu comme on l’a fait plus tard pour des enfants nés dans des crèches. Le sénateur Tremblay a déjà coprésidé les commissions franco-québécoises de coopération. À l’issue de l’une d’elles, alors qu’il s’était révélé fort habile et rusé, son interlocuteur français, l’ambassadeur M. Basdevant, s’informe de ses antécédents, de ses études. Arthur Tremblay, qui
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avait fréquenté Harvard, blagua en se disant diplômé de Chicoutimi ! Devant l’insistance de son interlocuteur au sujet de ses origines, il eut cette réplique suave : « Ici, monsieur l’ambassadeur, nous ne descendons pas, nous montons ! » Après la rencontre, alors que j’étais seul avec lui et que je lui rappelais son bon mot, il me confia l’œil pétillant : « Tu sais j’ai un peu de sang indien. Je suis trop rusé pour les Français ! » Et il me rappela que sa grand-mère fumait la pipe en cachette et qu’un jour elle avait confié à son jeune Arthur, qui la fournissait en tabac, l’origine de cette habitude. Ces anecdotes ne prouvent pas qu’une majorité de Québécois ont du sang-mêlé ou sont des Bois-Brûlés. Que Madeleine Ferron et Robert Cliche, dans Les Beaucerons ces insoumis, racontent des cas précis ou que Jules Bélanger et ses collègues, dans leur Histoire de la Gaspésie, rapportent nombre de cas de métissages à Paspébiac (p. 148), tout ça ne prouve rien. En fait, la contribution incontestable des Amérindiens n’est pas d’ordre génétique, elle est d’ordre culturel. Ils ont d’abord et avant tout contribué à façonner un caractère canadien différent du caractère français. Ils ont facilité l’adaptation à un pays neuf. Ils ont donné aux Blancs des moyens de transport, surtout le canot et la raquette. Ils leur ont montré à survivre, parfois à se soigner. Ils leur ont montré à se battre. Ils les ont accueillis, accompagnés et réconciliés avec une nature parfois hostile. Ce n’est pas l’effet du hasard si les Québécois gardent le goût de l’aventure, l’amour des grands espaces et un petit faible pour la forêt ! Par-dessus tout, l’Amérindien a contribué à développer chez le Français « habitué » au Canada un esprit d’indé-
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pendance et de liberté qu’ont bien noté le père Charlevoix et bien d’autres après lui. L’origine véritable des pionniers
Ce qui est vrai pour l’apport amérindien l’est aussi pour tous les autres groupes d’immigrants qui sont venus se fondre dans le groupe français et catholique de la vallée du Saint-Laurent. Les auteurs de la série L’étoffe d’un pays n’ont jamais nié l’homogénéité étonnante de la population québécoise. Leur propos était plutôt de démontrer que ce petit peuple toujours menacé d’assimilation selon le discours officiel de nos leaders – y compris celui des péquistes – a lui-même montré jusqu’à présent une grande capacité d’assimilation. Fort d’un taux de natalité exceptionnellement élevé, parfaitement en harmonie avec son territoire, la population établie le long du Saint-Laurent au XVIIe siècle s’est approprié les coutumes et bien des caractères propres à des groupes, arrivés surtout après 1760 et qui sont totalement fondus en elle. En janvier 1921, Benjamin Sulte écrivait : « Sans aucun parti pris, je maintiens que les mots “mélanges de races” ne s’appliquent nullement à la période du Régime français. Ce qui a donné lieu à cette expression se rapporte aux années écoulées depuis 1760 et vraiment il y a de quoi puisque nous avons absorbé, en cinq ou six quarts de siècles, des masses d’Écossais, d’Anglais, d’Allemands, dont la descendance est totalement de langue française et catholique. » Ces apports successifs ont-ils modifié de façon significative la contribution génétique des pionniers ? À d’autres de répondre. Pour nous l’intérêt était de montrer ces apports successifs.
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Or, s’ils s’intensifient avec la conquête anglaise, il reste à examiner l’origine véritable des pionniers du XVIIe siècle, puisque huit actes de baptême sur neuf feraient défaut selon les auteurs de Naissance d’une population (p. 30). Parmi les douze pionniers les plus prolifiques, il y a Abraham Martin (6e rang), Noël Langlois (5e rang) et Pierre Miville (7e rang). Noël Langlois est apparemment d’origine normande, mais son patronyme indique sans doute une origine anglaise tandis que sa femme, Françoise Grenier, est d’origine inconnue. Que dire de Françoise Langlois (9e rang) épouse de Pierre Desportes (8e rang) ou de Marguerite Langlois (5e rang) épouse d’Abraham Martin ? En fait, dans la liste même des douze pionniers et des douze pionnières les plus importants, il y a d’ores et déjà des origines diverses et des alliances mixtes. Par exemple qu’arrive-t-il aux enfants de Nicolas Pelletier (10e rang) et de Jeanne Vouzy (11e rang) ? Jean, l’aîné, épouse Marie-Geneviève Manovely (d’origine italienne) et Nicolas, le benjamin, se marie successivement à trois Amérindiennes, dont la seconde, une Algonquine, lui donnera 10 enfants. L’aîné de ce second mariage, Charles, se marie deux fois à des Amérindiennes qui lui donneront chacune trois enfants. Les deux aînés épouseront des Amérindiennes, etc. Quant à Miville et Martin, nous l’avons vu, l’un est Suisse et l’autre sans doute Écossais. Le poids des pionniers est tel que ces quelques notions, rapidement soulevées, méritent un peu d’attention. Le piège des patronymes
La Nouvelle-France se peuple lentement. L’immigration est faible. En fait, chaque immigrant qui fait
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souche est important. Combien d’entre eux ont des origines (c’est-à-dire un lieu de naissance) bien établies ? Moins de 10 % nous dit-on. À ce sujet, Michel Brunet a déjà écrit : « Des soldats allemands, polonais, italiens, irlandais et écossais de régiments français venus en Nouvelle-France et des ouvriers et artisans étrangers, engagés pour certains travaux spécialisés, sont devenus, après avoir décidé de demeurer en Amérique française, les fondateurs de nombreuses familles francoquébécoises. » Quelle origine se cache derrière les Lafleur, Latulippe, Larose, Laviolette – ce mystérieux fondateur de Trois-Rivières – les Joli-Cœur, Bellehumeur, Sansouci, Letendre, Généreux, Lajoie ou les Lebrun, Lenoir, Legros, Legrand, Brunet, Malenfant, Petit, les Neveu, Legendre, etc. Les noms de métier, l’origine, la fonction, un titre ont donné des patronymes. Plus mystérieusement sont apparus les Labbé, Lévesque, L’Archevêque et Cardinal ou encore les Cauchon ou Cochon, Chèvrefils, Mouton, Poulin ou Cheval. Pour vous dérider un peu, permettez-moi de vous lire cet acte de sépulture qu’aimait citer le regretté Roland Auger : « J’ai inhumé dans le cimetière de cette paroisse le corps de Joseph Cheval... et cela en présence de Jacques Cheval, Pierre Cheval et André Cheval, ses fils, de Joachim Cheval, d’Arthur Cheval et de Louis Cheval, ses frères, de Jean-Baptiste Cheval, d’Antoine Cheval et de François Cheval, ses cousins... et de plusieurs autres Chevaux dont les uns ont signé avec nous. » Plusieurs patronymes sont apparus ici au Nouveau Monde. Les Rivard, un cas souvent cité, vont donner les Lavigne, Loranger, Feuilleverte, Préville, Bellefeuille et plusieurs autres. L’origine est française. Très bien ! Mais qui peut se douter que derrière un François Desrosiers se cache un Claude Ambleton, bien identifié par le perspicace chercheur qu’est Marc-André Bédard.
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En réalité, derrière les surnoms et les sobriquets se cachent des origines que nous connaissons mal. Chaque régiment qui débarque compte un certain nombre d’étrangers invités à s’établir dans la mesure où ils acceptent de se convertir au catholicisme. Un sommet aurait été atteint en 1747 avec l’arrivée du régiment de Karrer composé de soldats allemands et anglais. Pour ma part, je ne suis pas certain que plusieurs de ces derniers aient fait souche ici. Quoi qu’il en soit, la guerre n’amène pas que des soldats. Il y a aussi les captifs. Une immigration méconnue : les captifs
Vous connaissez et vous rencontrez régulièrement des Américains à la recherche de leurs ancêtres. L’été, ils sont nombreux dans nos archives. Comme nous connaissons l’importance de l’émigration canadienne-française vers les États-Unis, nous n’en sommes pas trop étonnés. Même chose pour les Acadiens de la Louisiane ou même les descendants de Français de l’Illinois, etc. Pour moi, les rencontres les plus émouvantes sont celles d’Américains à la recherche non pas de leurs ancêtres mais de descendants de captifs. Cette question est troublante et tellement vaste que j’ose à peine l’évoquer ici. Je rappellerai seulement qu’Emma Lewis Coleman, qui fait autorité sur le sujet, affirme dans New England Captives carried to Canada (tome I : 23) que bien des habitants de Kahnawake sont des descendants de captifs. « There is not [...] a single family of pure Indian blood. » « There are many named Tarbell, Rice, Williams, Jacobs, Hill, Stacey, etc. » « There must be more New England blood here than in any other place in Canada and more lost captives. » Les Abénaquis, qui avaient beaucoup souffert des Anglais, firent eux aussi plusieurs raids, avec les Français en
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Nouvelle-Angleterre. Chez eux également, on trouve plusieurs descendants de captifs, dont les fameux Gill. C’est dans une liste de plus de 100 prisonniers dressée en 1711 qu’on trouve un Matt Farnsworth. On sait que les Farnsworth ont donné des Phaneuf, tandis que les Dicker donnaient des Dicaire et les Rising, des Raizenne... Dans d’autres listes de captifs, je remarque des Clark, Villis, Warren, Sayer, Laha (Lahaye) et surtout Jean-Baptiste Otis et Rose Otis, laquelle épousera Jean Poitevin : ils ont déjà 35 descendants en 1729. Une pétition pour naturalisation, datée du 30 octobre 1706, me donne des Price, Ouaren, Warren, French, etc. Plus tard, je constaterai que la mère de Mgr JosephOctave Plessis est une Mennard dont la propre mère était Martha French, amenée comme captive. Sa sœur prénommée Freedom devient Marie-Françoise et épouse Jean Daveluy, ils auront une descendance nombreuse (le père Thomas French et deux autres enfants sont retournés à Deefield dès 1706). Dans son importante étude, Mme Coleman donne la liste suivante datée de mai 1710 : Jean Laha + Marie-Madeleine Swarden (m. 1687) : 13 enfants. Richard Naasson + French woman : (x) enfants. Jean-Baptiste Otis + French woman : (x) enfants. Marie-Madeleine Warren + Philippe Robitaille : 5 enfants. Marguerite-Renée Kay + Charles-Michel Lhuillier dit Chevalier : 4 enfants. Marie-Françoise Storer + Jean Berger (m. 1706) : 2 enfants.
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Anne Herd + Sébastien Cholet dit Laviolette (m. 1705) : 11 enfants. Christiane Otis + Louis Le Beau. Marie-Élisabeth Priser (Price) + André Stevens. Marie-Élisabeth Priser (veuve) + Jean Fourneau dit Brindamour : 7 enfants. Marguerite Stebbens + Jean des Noyons. Marie-Madeleine Stilson + Jean-Baptiste Cardinet dit Chevalier (m. 1702) : 16 enfants. Marie-Ursule Mistrot (Mery Adams) + Charles Brisebois. Marie-France Stevens + Jacques Paquet (m. 1697) : 13 enfants. Marie-Madeleine Willis + ——————— Vildaigre. Marie-Louise Pitman veuve d’Etienne Willis, deux filles, l’une mariée à Jean Lecomte (3 enfants), l’autre à Charles Arnaud (sans postérité).
Et 21 autres filles célibataires. En 1713, une lettre semblable fait mention de 40 autres personnes, dont 3 femmes. Or, ces deux listes données par Mme Coleman ne sont pas complètes. Elles ne donnent pas les noms d’étrangers qui ne sont pas originaires de la Nouvelle-Angleterre. Dans le fonds Verreau, conservé aux Archives du Séminaire de Québec, j’ai découvert un extrait complet des registres du Conseil supérieur de Québec. En tête de liste viennent Jean Thomas, natif de Bristol, Abel Joseph Béard, natif de Londres, Guillaume James (qui deviendra Jacques dit Langlais) de la « Vieille Angleterre », etc. Tous trois sont mariés à des « Françaises » et ont des enfants.
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D’autres listes mentionnent les noms de Joseph Robert, Simon Lucas, Frs Abel et John Reed ou Jean Reid qui aurait épousé Catherine Primeau. En fait, il suffit de se pencher sur les documents d’époque pour trouver partout des noms d’étrangers. L’histoire des captifs et des captives nous ramène aux récits des massacres et des scalps. Elle nous montre aussi que les frontières ne sont pas étanches. Outre les prises de guerre, il y a le commerce qui provoque une certaine circulation. Mais il semble bien que les marchands étrangers s’établissent rarement en Nouvelle-France. Pourtant qui sont ces Scofen dit Lepine (Londres), Thecle Aubry d’Irlande (7 enfants), Thimothé Sullivan dit Sylvain d’Irlande (4 enfants), Cornelius Bean dit Onelle ou O’Neil (12 enfants), André Spénard ou Spennert de Mayence (Allemagne) (7 enfants), Pierre Villeday dit Laviolette et Lespagnol d’Espagne (3 enfants), Jean Willet ou Houlet d’Oxford en Angleterre (11 enfants), JeanBaptiste Riel dit Lirlande d’Irlande (14 enfants), André Robidou dit L’Espagnol d’Espagne (5 enfants dont l’un, Guillaume, qui à lui seul en aura 13, et un autre, Joseph, qui en aura 11). En fait, André Robidou a déjà 89 descendants en 1729. Il dépasse donc le célèbre Jean Rodrigue ou Rodriguez (d’origine portugaise) qui compte 59 descendants en 1729 ou Pierre Dasylva, de même origine, qui en compte 75. Un bloc homogène et assimilateur
Mais que représentent, dans la population canadienne de 1760, ces immigrants de diverses origines quand on songe que Jean Guyon, Zacharie Cloutier et Jacques Archambault avaient à eux trois plus de 6 000 descendants en 1729, donc quelque 12 000 en 1750. Autrement dit, il
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n’est pas impossible qu’au moment du traité de Paris le quart de la population canadienne ait pu compter parmi ses ancêtres l’un de ces trois pionniers. Bien sûr, même si la liste des non-Français catholiques est longue et même si l’on rangeait tous ceux et toutes celles qui sont d’origine inconnue du côté des non-Français, sans doute que, génétiquement parlant, la population qui passe sous domination britannique en 1763 reste massivement – peut-être à 95 % – française et catholique. Tout de même, force nous est de constater qu’au cours de ces 150 ans d’histoire elle a accueilli des étrangers, un par un ou presque, et les a assimilés profondément. Elle le fait d’ailleurs dans un français assez parisien – selon Louise Dechêne – qui rallie, sous l’influence des femmes, non seulement les étrangers, mais surtout les Français originaires de diverses provinces. La population française et catholique de la vallée du Saint-Laurent est assez forte, son taux de natalité est assez élevé et l’immigration reste assez faible pour que sa capacité d’assimilation, d’absorption et d’intégration demeure. Aux hommes qui immigrent après 1760 – Huguenots, Écossais, Allemands –, la population canadienne-française cède ses filles, un peu de sa terre et de son bâti. Mais elle continue de les assimiler. Les Allemands
Le temps joue pour les Canadiens. Je n’insisterai pas sur les 1 000 ou 1 500 Allemands qui se marient avec des Canadiennes au lendemain de la guerre de l’Indépendance américaine. Les travaux de Jean-Pierre Wilhelmy à ce sujet sont bien connus. Grâce à lui, nous savons mieux ce qu’ils sont devenus. À côté des Glackmeyer, des Hoffmann, des Wagner et des Wilhelmy, il y a des Besré, des Grothé, des
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Matte, des Pratte, des Hains ou Hinse, des Trestler, des Rose, des Schmidt ; il y a aussi les Payeur pour Beyer, des Loiseau pour Vogel, des Caux pour Koch ou Kich, etc. Quelle est l’origine de nos Dallaire (Dahler), Ebacher, Hébert (Herbert, Ebert), Gérard (Gerhardt), Hamel (Hammell ou Haemel), Harbec (Herbeche), Hubert (Huberth), Hunter (Jaeger), Jomphe (Schumpf ), Lamarre (Lamar), Léonard (Leonhard), Maillé ou Meyer, Maheu (Mayer, Maher), Miller (Müller), Pagé (Page), Pauzé (Pfotzer), Piquette (Picket), Raymond (Raimond), Renal (Reinhart), Roussel (Russel), etc. ? Que dire des Alain, Ayotte (Hayot), Béchard, de certains Bernard et Jacobi, des Faber, Forest, Malo (Mahlo), Remi (Remy) ? Mentionnons encore, arrivés à diverses époques, les ancêtres de certains Adam, Ampleman, Clément, Daigle, Dion, Duff, Felx, Gervais, Kaeble ou Keable, Piuze, Scheider, Schiller, Shooner, Spénard, Vanfelson. Les Écossais, les Scandinaves, les Jersiais et les Guernésiais, les Belges, les Irlandais, etc.
Les Écossais, pour leur part, ont donné des McKinnon, McLean, McNicoll, Murdock, Blackburn, Ross, etc. Ceux qui se sont établis à Sainte-Croix vers 1603 puis à Port-Royal ont donné les Peter, Colleson, Paisley, Kessey ou Quessy et les Mélançon. Le cas de ces derniers est particulièrement intéressant. À l’origine, il s’agit sans doute de Millan dont les fils sont des MacMillan ou des Millanson. Pour les Français qui arrivent, les Millanson deviendront des Mélançon. Des Écossais, on en trouve un peu partout : à SainteAnne-des-Plaines et dans la seigneurie de Blainville vers 1820. Dans la région de Rimouski, ce sont des Smith, Campbell, Scott, Mathewson, Bovey, Burke et Wilson qui
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côtoient des Brillant, Fortin, Lepage, Lebel, Bérubé, etc. Sur la Côte-du-Sud, de nombreux Fraser. Les Scandinaves, pour leur part, nous ont laissé des Allison, Anderson, Dawson, Christoferson, Ellefsen, Ferguson, Kronstrom, Paterson ou Pettersen, Olsen ou Olson, Rasmussen, Samuelsen, Simpson. Rappelons aussi des descendants de Jersiais comme les Munger ou Mauger, Galienne, Rossignol, Henry, Le Merusier, Le Breton, Lebouthillier, Sormany, Duval et Gallichand ; des Jersiais ou Guernésiais comme les Fortier, Lemoignan, Fallu, Delarosbil ou de la Rosbille, Thelland, certains Renaud, Morin ou Dea, etc. Pour les amateurs, je signale aussi quelques patronymes qui peuvent cacher des origines belges : des Allard, Beaudet, Beaubien, Bégin, Bernard, Bourgeois, Brisson, Bureau, Chaput, David, Duhamel, Gilbert, Huart, Joubert, Lambert, Ruel et Talbot. Ou des noms qui annoncent clairement des origines irlandaises : les Miller, Murphy, Nelligan, O’Brien, O’Connor, O’Farrel, O’Grady, O’Bready, et bien sûr les Ryan, les O’Neil et les Johnson, encore que ce dernier cas des Johnson était à l’origine des Janson, comme des Harvey étaient des Herve. En réalité, il y a bien peu de Québécois actuellement anglophones (ou non francophones) dont les ancêtres sont arrivés avant 1900. La plupart des descendants des immigrants des XVIIIe et XIXe siècles ou bien se sont fixés au Québec et se sont assimilés plus ou moins rapidement au groupe francophone, ou bien sont repartis, vers l’Ouest ou vers les États-Unis.
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L’assimilation des personnes et l’approbation des traditions
Les Québécois de « vieilles souches » gravement affectés par la forte émigration vers les États-Unis2 – ne l’ou blions pas – ont attrapé au passage la tradition du sapin de Noël, les marinades, la soupe aux pois, les fèves au lard, les gigues, les reels, la berçante, les soirées funèbres et des mots nouveaux, ou des sports comme le curling et les courses de chevaux. Bien peu de traditions dites québécoises remontent au temps de la Nouvelle-France et, dans ce dernier cas, il peut s’agir de coutumes empruntées aux Amérindiens, comme les parties de sucre ou les épluchettes de blé d’Inde. Cette population québécoise si homogène dans ses origines – ce qui n’exclut pas des apports étrangers – a constitué un bloc solide qui, non seulement a assimilé à qui mieux mieux, mais s’est approprié plusieurs coutumes et modes des nouveaux venus. Quantitativement, la diversité du peuplement n’est peut-être pas tellement significative, mais culturellement elle l’est, à notre avis. Encore que la question a été peu étudiée. « À la vérité, écrivait Sylvie Taschereau de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), nous connaissons encore fort mal l’impact et l’influence de l’immigration et du développement des communautés culturelles sur les différents aspects de la vie économique, sociale, politique et culturelle du Québec : par exemple, sur son marché du travail, la transformation de son espace urbain, la naissance et le développement des partis politiques et des groupes de pression, etc. » Il se trouve une bonne douzaine de communautés « ethniques » représentées au Québec dont les ancêtres ont
2. Yves Roby évalue à 325 000 le nombre de Canadiens français émigrés aux États-Unis entre 1860 et 1900 (RHAF, vol. 41, no 1).
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immigré en plus grand nombre que les Français. Ce fut le cas des loyalistes dès les années 1780, ce sera le cas des Italiens, des Grecs, des Juifs sépharades, ashkénazes ou hassidiques, des Chinois même et d’à peu près tous les groupes ethniques. Par ailleurs, combien de Français ont immigré ici depuis 350 ans ? Le cas des Irlandais est le plus spectaculaire. À partir des années 1830, il en vient en une seule année autant et parfois plus qu’il n’est venu de Français en 200 ou 250 ans. Évidemment, cette immigration massive ne change pas la composition génétique du groupe canadien-français mais, sur le plan culturel, elle influence profondément. Rien de ce qui existe au Québec aujourd’hui n’a échappé à l’influence des immigrants. À cet égard, et curieusement, c’est la langue qui a résisté le mieux. Le découpage du territoire québécois est unique, tout comme le code civil. Notre architecture depuis longtemps coupée de la France a vécu des modes successives. Notre alimentation a emprunté aux Allemands, aux Juifs, aux Italiens, aux Anglais de la Nouvelle-Angleterre, etc. Notre mode de vie, notre mentalité doit beaucoup au continent lui-même, à l’air qu’on y respire, comme disait Charlevoix. Jadis, Marie de l’Incarnation constatait qu’il était plus facile de faire d’un Canadien un Sauvage, c’est-à-dire un être indépendant, insoumis, épris de liberté, que de faire d’un Sauvage un Canadien, c’est-à-dire un être marqué du poids des civilisations européennes et de la connaissance de Dieu. Aujourd’hui il n’existe sans doute plus d’Amérindiens au sang pur, mais qu’en est-il des Québécois ? Génétiquement parlant, Jacques Rousseau aurait-il eu tort ? Peut-être ! Mais certes pas culturellement. Et c’est juste-
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ment parce qu’il y a eu – et très tôt – cette différence entre Canadiens et Français, puis entre Canadiens et Américains, et Anglais, et Allemands, et Irlandais, et Italiens, etc., qu’il y a aujourd’hui un Québec différent et une population québécoise avec ses institutions originales, ses traditions propres, le tout regroupé en un ensemble unique. Pour combien de temps encore ? Ni les collectivités ni les individus ne sont éternels. Mais le Québec est préparé à durer longtemps. L’historien Maurice Séguin disait les Canadiens français coincés entre l’impossible indépendance et l’impossible assimilation. La question est de savoir si les Québécois se contenteront de durer, ou s’ils continueront de se développer. Évidemment, il y a au cœur de cette question notre actuel taux de natalité. Ce n’est pas notre propos mais on ne peut passer sous silence cet élément déterminant. En effet, cet intérêt pour la diversité du peuplement m’est venu de deux données présentes : notre taux de natalité et l’immigration actuelle. Quelques observations à partir du présent
Depuis le début de cet exposé, j’ai examiné la question à partir des origines. Vu sous cet angle, le poids des pionniers est incontestable et il aurait fallu une immigration étrangère massive pour modifier leur importance dans le peuplement du Québec. Il n’en reste pas moins que l’observation du présent provoque bien des interrogations. Le Québec et sa culture ont eu jusqu’à maintenant un fort pouvoir d’attraction. J’ai souvent été étonné par l’enthousiasme de certains Néo-Québécois à défendre le Québec et la langue française. Rappelons Oscar Dunn, Arthur Buies, tous deux nés de père écossais, Thomas Maguire, les O’Leary, Dostaler
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et Walter, Jules-Paul Tardivel, né aux États-Unis dans le Kentucky, et combien d’autres ! Que dire de ces journalistes qui s’appellent Pierre Foglia, Nathalie Petrowski, Céline Galipeau, Michèle Viroly, etc. ? Ce printemps, quatre Québécois « authentiques » présentaient Les Portes tournantes à Cannes : Miou-Miou, Francis Mankiewicz, Monique Spaziani et Gabriel Arcand. Je me souviens d’une arrestation que me racontait mon fils Pierre. Un policier s’approche de leur voiture et demande les noms des passagers : Cojocaru, Slobodrian, Assad, Gesser et Vaugeois. Éberlué, le policier leur demande leurs papiers. Il avait bien devant lui cinq authentiques Québécois. Un jour, au conseil des ministres, après avoir noté les présences des Burns, O’Neill et Johnson, je m’arrêtai aux noms des conjointes : Alice Poznanska (Jacques Parizeau), Mary Lynch (Claude Morin), Judith Schlimgen (Jean Garon), Carole Howard (Rodrigue Tremblay), Martine Maisani (Jacques Léonard). Les enfants de certains leaders péquistes ne seraient donc pas pure laine ! Le lendemain en chambre, je notai cette opposition dirigée par Claude Ryan et Gérard D. Levesque dont le D. est mis pour Dea, nom originaire des îles anglo-normandes, etc. À l’été 1979, le ministère des Affaires culturelles ouvrit un comptoir généalogique à la place Royale. Pour 25 cents, on pouvait faire préparer son titre d’ascendance. Je les signais, question de leur donner plus de valeur sans doute ! J’étais constamment frappé de trouver des patronymes étrangers. Ainsi, René Lévesque avait une arrière-grandmère du nom de Pearson. Soit dit en passant, ce comptoir connut un tel succès que nous avions plus de 2 000 demandes en suspens à la fin de l’été... et plus un sou de budget.
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Dans mon comté de Trois-Rivières j’ai eu comme présidents du Parti québécois Carl McCourt et Jean Cermakian. Au moment d’entrer en politique, j’ai confié Boréal Express, une maison d’édition bien québécoise, aux mains d’Antoine Del Busso et de Pascal Assathiany, le premier est d’origine italienne, le second d’origine géorgienne. Del Busso, qui est né en Italie et dont la langue maternelle est l’italien, corrige les textes de nos meilleurs écrivains. À ma sortie de politique, en janvier 1985, j’ai donc décidé d’examiner de plus près la question de nos origines. Évidemment, je me suis vite constitué une bibliographie d’articles et d’ouvrages consacrés au sujet. Surtout, je me suis mis à questionner les gens, non seulement sur le plan généalogique mais sur tous les plans : les traditions, les fêtes, la cuisine, les modes, les coutumes, la langue. Comme le suggèrent les observations que je viens d’évoquer, je suis d’abord parti tantôt du passé tantôt du présent. Au hasard de mes activités, je questionnais les gens. Ici, M. Adrien Lévis, quel nom bien français !, dont l’ancêtre est un Lewis, puis M. Léon Balcer, descendant des Baltzer, M. Pierre Bettez, mon comptable descendant d’un Bettex, Suisse protestant, M. François Mondelo, mon coiffeur trifluvien, né en Italie, etc. Chaque journée, chaque lecture m’apportait sa part de découvertes. C’est ainsi qu’est né le projet de la série télévisée L’étoffe d’un pays. Il nous était apparu, en effet, qu’il existait très peu de Québécois (ou de Canadiens français) pure laine. Au départ, notre recherche se concentra sur la Mauricie et sur l’apport autochtone. Quelques mots : pow wow, kayak ; des plantes : atoca, maïs, courge, haricot, tabac ; des animaux : caribou, wapiti, carcajou, lynx, moose (orignal), ouaouaron ; des poissons : maskinongé, achigan, ouananiche, et surtout l’anguille et le marsouin et leurs
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multiples usages ; des moyens de transport comme le canot, la raquette et le mocassin, la traîne sauvage ; la médecine grâce aux écorces, aux tisanes, à la gomme d’épinette, etc. Au Québec, depuis déjà plusieurs années, beaucoup d’historiens ont choisi d’étudier les tendances, les phénomènes, les institutions, sans s’intéresser vraiment aux hommes et aux femmes qui leur ont donné vie, qui les ont animés. Ces historiens étudient les entreprises, mais bien peu les entrepreneurs, les communautés, mais bien peu les individus. Heureusement, il y a les généalogistes. Tenaces, ces derniers peuvent débusquer les ancêtres les plus timides, retracer les amants, reconnaître les étrangers, rétablir les patronymes, décoder les omissions ou les ratures, trouver les chaînons manquants. La désinvolture ou la « capitulation » de trop d’historiens, sans doute complexés par leurs confrères des sciences sociales qui ne s’embarrassent ni de chronologie ni de biographies, ont été heureusement compensées par de nouveaux spécialistes venus des tréfonds des sciences humaines. D’abord gens de chiffres et de pourcentage, certains d’entre eux comme Hubert Charbonneau et Jacques Légaré, séduits par une documentation unique et munis d’outils neufs, ont entrepris de s’intéresser aux personnes. Qu’ils en soient remerciés ! Que les démographes et les généalogistes se donnent ici la main et nous serons peut-être le premier peuple sur cette planète à connaître vraiment ses origines, son évolution, son adaptation, son histoire, son présent. Le premier peuple, maître de son passé et conscient de son devenir. Grâce à leur connaissance d’eux-mêmes, les Québécois n’ont pas dit leur dernier mot ! (Fin de l’exposé intitulé « Le creuset méconnu »)
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Conclusion
« Celle ou celui qui habite le Québec et qui s’y trouve bien ! » Voilà à peu près la réponse qui était venue à l’esprit de René Lévesque. Il n’aimait pas beaucoup la question : « Qui sont les Québécois ? », mais il jugea que sa réponse était appropriée. Il la répéta souvent. Et on la répéta pour lui. Tourmenté par les excès possibles du nationalisme, affolé par tout ce qui pouvait ressembler ou conduire à du racisme, il lui répugnait par-dessus tout d’adopter ou de cautionner une approche ethnique. Qu’est-ce qu’un Québécois ? Lévesque évitait toute référence aux origines et avait finalement adopté une approche territoriale. Bien involontairement, il tournait ainsi le dos à l’histoire, seul fondement véritable de son projet d’affirmation. Habiter le Québec, ce n’est pas seulement résider sur ce territoire, c’est surtout partager le quotidien d’une société bien réelle que l’histoire a façonnée. Il avait hésité à accepter les termes « Parti québécois » et aurait préféré des mots plus descriptifs. Il aimait sans doute la formule « Mouvement souveraineté-association ». Il était conscient que le choix du mot « québécois » consacrait une rupture avec le passé, avec le Canada français. Ce n’est pas par hasard qu’il accordera autant d’attention au Secrétariat des peuples francophones. Il avait vécu douloureusement le schisme que déclencheront les États généraux du Canada français à la fin des années 1960. Les « Français habitués » au Canada étaient devenus tout naturellement des Canadiens. Mes parents utilisaient encore ce simple mot. Pour eux, le terme « Canadien » désignait une personne qui parlait français et était catholique. Arrivés dans les années 1960, les Juifs sépharades, francophones originaires d’Afrique du Nord, étaient qualifiés de
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« Juifs catholiques ». Puis tout a basculé. Ce qui se préparait depuis longtemps s’est manifesté plus clairement. « Il semble que ce soit leur désir d’être considérés comme formant une nation séparée », murmure James Henry Craig à l’oreille de Stephen Harper. Une immigration soutenue et la centralisation des pouvoirs alimentent le combat québécois. Pour l’instant, l’historien Maurice Séguin continue d’avoir raison : ce « nouveau peuple » souhaité par Champlain est coincé entre deux solutions improbables, l’indépendance et l’assimilation. Du temps de mes études universitaires, son collègue Michel Brunet ajoutait : un peuple vaincu est irrémédiablement voué à une vie collective diminuée. Les réactions ne se faisaient pas attendre. Un jour, un étudiant lui avait répondu avec une citation d’Arnod Toynbee : les Canadiens français sont « the coming people in Americas » ! Ce Toynbee fait une belle carrière au Québec. Pendant la campagne référendaire de 1980, les partisans du Oui citèrent à satiété un passage tiré de Civilisation on trial (1948) dans lequel Toynbee prédisait un avenir heureux aux Chinois et aux Canadiens français. Il allait même jusqu’à dire : « Quel que soit l’avenir de l’Humanité en Amérique du Nord, je suis sûr que ces Canadiens de langue française, en tout état de cause, seront encore présents au dénouement de l’aventure. » Bernard Landry aimait bien cette citation de Toynbee et arrangea ce pronostic à diverses sauces. Le 9 mai 2007, le premier ministre Charest en donnait une variante tirée du numéro de mars 1949 de la revue The World Review devant l’Assemblée nationale : « J’ai l’idée que le peuple de l’avenir dans les Amériques pourrait bien être les Canadiens français. Si l’humanité est destinée à connaître enfin des jours heureux, alors je prédirais qu’il y a
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un avenir dans l’Amérique du Nord pour les Canadiens français. Quoi qu’il arrive, je ne crains pas d’affirmer que ces Canadiens de langue française seront là pour vivre les dernières heures de l’humanité dans l’Amérique du Nord. » Pour Toynbee, on ne peut s’épanouir qu’en réponse à un défi. En vertu d’un tel principe, il est permis d’espérer... si on se souvient. Sillery, 30 janvier 2009.
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La nationalité québécoise et l’Islam Sami Aoun
L
’islam émerge en tant qu’héritage spirituel et culturel considérable dans la culture québécoise. Il s’ajoute aux autres héritages religieux bibliques se rapportant à la famille abrahamique et à ceux des patrimoines des premières nations, ainsi qu’à d’autres non bibliques, tels l’hindouisme, le bouddhisme et le sikhisme. Se poser la question sur les liens réels et souhaités ou projetés entre l’islam et la nation québécoise mérite des remarques préliminaires.
Premièrement : le terme islam a plusieurs usages ; s’il signifie la Foi en un Dieu unique, c’est aussi et principalement un ensemble de pratiques cultuelles, des coutumes et des us. D’un autre côté, il y a un islam idéal et idéalisé, où le concept de la Umma (communauté musulmane prise dans son ensemble et où pratiquement tout musulman fait partie de la Umma) fonde la relation entre les musulmans et les non-musulmans; il y a enfin un autre islam, pluriel et vécu selon des foyers culturels aux traditions diverses et des pluralités linguistiques et ethniques. Le tout est réparti sur les 57 pays de l’Organisation de la conférence islamique (OCI), aux régimes politiques multiples et divergents 97
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dans la plupart des cas, ce qui fait de cette religion un vecteur identitaire qui se superpose sur les identités nationales ou étatiques et régionales diversifiées et qui a une continuité dans les diasporas musulmanes en Occident. Deuxièmement : l’islam comporte en lui une vision du monde et une échelle de valeurs morales et comportementales. Troisièmement : l’islam est une matrice juridique de plusieurs domaines : le statut personnel, la loi successorale appliquée largement et à différents niveaux dans son berceau où il est majoritaire et même déclaré religion d’État, ce qui le rend source unique ou principale de la législation. Quatrièmement : la modernité, comme elle est appliquée dans le modèle québécois, n’est pas encore expérimentée dans les pays d’origine de la plupart des musulmans québécois. Même, à l’instar de leur attitude à l’égard du libéralisme et des idéaux de la démocratie, les fondements du modèle québécois sont soit rejetés et réfutés soit fortement critiqués par des mouvements nationalistes ou islamonationalistes. Sur un autre plan, la nation québécoise est une réalité reconnue comme une composante fondatrice de l’État québécois, souverain en plusieurs domaines tout en faisant partie de l’État fédéral canadien. Il est bien commode de parler d’une nation québécoise sans que l’État du Québec soit indépendant. Il est aussi commode de parler d’un modèle québécois et surtout d’un pacte social québécois qui fonde la citoyenneté. Cela étant dit, la question de la nation québécoise et l’islam signifie, dans les limites de ce chapitre, une tentative d’analyser les attitudes, en évolution, des élites musulmanes vis-à-vis du contrat social québécois lors des délibérations de la commission Taylor-Bouchard et les recommandations de la laïcité ouverte et l’interculturalité.
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Mais cette laïcité ouverte serait-elle une solution au Québec ? La question se pose réellement quand on relie le sondage du Pew Global Attitudes Project qui a révélé, en 2006, que 81 % des musulmans en Grande-Bretagne se considéraient « avant tout comme musulmans » et seulement 7 % parmi eux « avant tout comme citoyens d’Angleterre ». Pour les autres pays, les chiffres sont 69 % contre 3 % en Espagne, 66 % contre 13 % en Allemagne, tandis qu’en France les chiffres se rapprochent : 46 % se considéraient « avant tout comme musulmans » contre 42 % « avant tout comme citoyens français ». Il s’avère que, dans le pays du multiculturalisme, l’identité religieuse est plus mise en évidence. Alors qu’en France, pays de la laïcité « pure et dure », l’écart est minime entre s’identifier « religieusement » et s’identifier « comme citoyen ». Encore faut-il mentionner que partant de la théorie des Maqâsid (finalités sublimes de la Shari’a [loi islamique]), Youssef Al Qaradaoui, un des théologiens les plus célèbres, rappelle dans une émission télévisée à la chaîne satellitaire al jazeera que « le musulman humain doit se sacrifier en premier lieu pour protéger sa religion (dîn), puis vient la vie (nafs), ensuite la raison (‘aql), après les biens matériels (mâl), la filiation et la descendance (nasl), et enfin la dignité ou l’honneur (‘ird) ». Alors qu’on retrouve certains penseurs islamistes qui insistent même sur le danger que peut présenter la notion de la nation sur celui de la communauté musulmane, la Umma, d’autres estiment que la division des musulmans sur la base des identités étatiques est une apostasie. Car la patrie des musulmans est sa Shari’a, la loi religieuse islamique. D’autres encore considèrent qu’il n’y a pas de nationalité pour le musulman, sauf sa foi. Le musulman n’est fier ni de son genre ni de son pays ni de sa patrie.
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Il est clair que le concept de la nation et celui de l’appartenance à un État « westphalien » n’est nullement considéré jusqu’à maintenant dans la pensée musulmane traditionnelle. Cela étant dit, il faut mentionner que le débat dans la commission Taylor-Bouchard a été constructif, avec des opinions diverses exposées, même si certains dérapages ont entaché certaines séances, avec des propos frôlant le racisme et le comique à la fois, attestant d’un climat d’incompréhension entre les protagonistes. Le rapport final, lui, malgré quelques ambiguïtés, restera un document principal pour toute réflexion approfondie et continue sur le pacte social québécois. Cette analyse, sans porter des jugements de valeurs, soulignerait à la fois l’ambition de l’appartenance citoyenne à la Nation et ses obstacles au sein des communautés musulmanes québécoises. En même temps elle vise à sonder les tentatives d’accommodement par l’État du Québec et les forces vives de sa société civile. Témoignages musulmans : l’appartenance citoyenne et les risques de la ghettoïsation
Perceptions des musulmans du modèle québécois
Au Québec, les problèmes des musulmans issus de l’immigration sont diversifiés, d’où leurs perceptions multiples et contradictoires du modèle de vie québécois. Ces perceptions dépendent, largement, de leur degré d’intégration sur le marché du travail, de leur maîtrise des outils de la promotion sociale, de leur scolarisation et de leur situation financière. Sans nier les succès de l’intégration économique, qui diffèrent d’une communauté à une autre, l’Amérique du Nord offre des possibilités de promotion
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intéressantes pour ses immigrants. Toutefois, on peut dire que le professeur Salah Basalamah de l’Université d’Ottawa, dans un article récent, regroupe cette vision globale en avançant : [...] ce que nous trouvons bien souvent dans l’espace de la doxa québécoise, ce sont non seulement les éternelles appellations qui enferment les citoyen(ne)s dans l’un des aspects les plus réduits de la multidimensionnalité de leur être (immigrant, minorité, religion, ethnie, nationalité d’origine, etc.), mais également la généralisation des préoccupations sociales concernant les « nouveaux arrivants » à l’ensemble des citoyens qui, d’une manière ou d’une autre, sont représentés comme « étrangers », quel que soit la profondeur de leur appartenance historique et culturelle au pays1.
Toujours est-il que le problème du chômage très élevé dans les communautés immigrantes reste le principal facteur d’intégration. À titre d’exemple, et selon Statistique Canada 2007, il est à Montréal autour de 18,1 % chez les immigrants, comparativement à 5,6 % chez les Québécois de souche ou les Québécois d’origine canadienne-française, selon les recommandations du rapport (p. 202). Dans la communauté maghrébine, il a atteint les proportions alarmantes de 30 % « soit un taux quatre fois supérieur à celui des Québécois natifs » (rapport Bouchard-Taylor, p. 234). Au-delà de ce fait, une typologie ou une catégorisation des perceptions des musulmans vis-à-vis des Québécois, de leur mode de vie et de leur système politique s’impose. Premièrement, on peut dire qu’il existe une mouvance, soucieuse de son avenir et qui considère que l’intégration passe par l’emploi. D’une manière réfléchie et voulue ou non, les chartes canadienne et québécoise suffisent à
1. Salah Basalamah, « Identités et cultures : entre association et distinction », Bulletin du SODRUS, vol. 3, no 2, printemps 2008, p. 4.
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cette catégorie de musulmans pour réclamer leurs droits. Leur bien-être citoyen est déjà garanti par ce qui a fondé l’attraction du modèle de vie dominant au Canada. Ils se contentent de ce référentiel et ils recourent à ses volets pour se prévaloir de leurs droits justement à l’instar des autres citoyens. Cette catégorie s’accommode plus avec les contraintes et les directives du système en place et n’a pas de revendications religieuses précises ; à titre d’illustration : la demande de temps de prière accordé pendant les heures du travail ou l’exigence qu’une femme médecin exerçant auprès des patientes, etc. En d’autres termes, cette catégorie de musulmans n’est pas concernée par le débat sur les accommodements. Ils ne sentent pas l’urgence d’un activisme communautaire en ce sens. À cette catégorie qui accepte les modalités idéo-juridiques et culturelles, s’ajoute une deuxième plus soucieuse de son identité religieuse ou culturelle est plus vocale ? dans ses demandes d’accommodements raisonnables. Celle-là est représentée par une élite engagée dans les milieux communautaires, surtout des femmes voilées (le groupe de femmes voilées qui sont allées à Hérouxville2, lors de la fameuse crise en 2006, par exemple). Ce groupe social vit au Québec, avec la hantise de perdre son identité cultuelle originelle.
2. En janvier 2007, le conseil municipal du village québécois d’Hérouxville a adopté un « code de conduite pour les immigrants » décrivant la manière dont ils doivent se comporter à Hérouxville. Par exemple le code interdit la lapidation, l’excision. Le code a mis en évidence le manque de communications entre les Québécois et les immigrants (surtout les musulmans). Cela sera souligné d’ailleurs par le rapport final de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles.
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Une troisième catégorie est, à notre avis, éloquente par son silence et se sent aliénée : Mouhajiroun (émigrés étrangers) au sens islamique. Elle n’a pas pris part aux débats, car elle se dit non concernée par ce qui se passe ici ou ailleurs en Occident. Elle se perçoit en étrangers, qui sont de passage au Québec et qui, tôt ou tard, retourneront dans leurs pays d’origine. Que ce soit pour des motifs religieux, économiques ou patriotiques ou autres, ces « passagers » évitent toute situation de conflit ou d’affrontement avec les modes de vie des québécois et leurs pratiques religieuses. Ce sont principalement des travailleurs autonomes, investisseurs, petits commerçants, des étudiants ou des bénéficiaires d’aide sociale qui ne travaillent qu’occasionnellement, ou au noir3. Il est clair que l’emploi du temps des gens de cette catégorie leur permet de vivre en concordance avec leur foi, mais en marge de leur société d’accueil. Cette catégorie ne trouve pas aberrant ou absurde de refuser de vivre en parallèle ou tout simplement d’ignorer le système québécois, tout en bénéficiant des avantages qu’il offre à ses citoyens (allocations familiales, prêts et bourses pour étudiants, nationalité canadienne, etc.)4.
3. Pour plus d’information, voir l’article de Mohamed Ourya, « La rhétorique de victimisation au sein de la communauté arabo-musulmane du Québec : déterminants et manifestations », dans Québécois et musulmans main dans la main pour la paix, collectif sous la direction de Marie-Ève Martel, Montréal, Lanctôt éditeur, 2006, p. 154-160. 4. Pour plus d’information sur cette catégorie, voir l’article de Mohamed Ourya, « Les élections entre le licite et l’illicite... ou schizophrénie d’un immigrant normal ! », Sada Almashrek, no 183, 10 janvier 2006. (Peut être téléchargé à l’adresse : http ://www.sadaalmashrek.ca/modules.php ?issue=72&name=News&new_topic=5&newlang=arabic.)
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Typologie des demandes musulmanes à la commission Bouchard-Taylor : l’épineuse question de la double citoyenneté et la loyauté face à un islam mondialisé
Par ailleurs, concernant des interventions lors des audiences de la commission, celles-ci s’articulaient autour des réclamations et des doléances se rapportant aux diplômes non acceptés, à l’expérience canadienne exigée au préalable, aux sous-emplois, aux difficultés sur le marché du travail, au droit du port du hijab, etc. Mais on peut procéder à une catégorisation, sur la teneur des demandes, vu que cette catégorie tient solidement à son intégration (un peu à sa manière) comme suit : – Des demandes d’ordre professionnel qui n’ont rien à voir avec la religion mais qui sont conséquentes avec le droit à un traitement égal aux Québécois sur le marché du travail. Le fait signalé et dénoncé est qu’autant les Québécois sont accueillants, autant ils tardent à offrir des occasions d’emploi aux immigrants. Le cas controversé des équivalences des diplômes obtenus à l’étranger et leur validation par les ordres professionnels québécois ont été plusieurs fois soulevés. La discrimination à caractère raciale ou ethnique – le cas fragrant de Kamal El Batal5 – a été aussi mise en évidence. Pour ce groupe actif d’immigrants musulmans qui tente une percée dans sa
5. Kamal El Batal est un agronome d’origine marocaine à la recherche d’un emploi ; il prétend avoir été victime de discrimination raciale au Québec. Il a posé sa candidature le 29 octobre 2003 à la Coopérative fédérée de Québec pour un poste de stagiaire à la gestion. Il n’a reçu aucune réponse favorable. Le 11 novembre, il a eu l’idée d’envoyer un autre curriculum vitae avec les mêmes qualifications, mais au nom de Marc Tremblay. Le résultat a été surprenant, puisque Kamal (ou Marc) a réussi à avoir une première entrevue téléphonique.
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société d’accueil, seul l’avenir professionnel compte. Cela ne veut pas dire que ces immigrants n’ont pas, pour le moment au moins, des préoccupations identitaires ou religieuses, mais leurs priorités actuelles restent l’intégration professionnelle. – Il faut dire aussi que ces demandes ont été les plus pesantes. Taylor et Bouchard diront eux-mêmes dans leur rapport final qu’« il faudra retenir de nos recommandations que les gens issus des minorités ont réclamé du travail bien plus que des accommodements ». À titre d’exemple, on cite le mémoire de Touhami Rachid Raffa, soumis à la commission : De larges secteurs d’activité étatiques et parapublics demeurent en marge de la réalité plurielle du Québec (échec de la fonction publique à recruter plus d’employés issus des communautés culturelles), ce qui disqualifie quelque peu l’État dans ses tentatives – pourtant timides – de promouvoir l’accès au marché du travail auprès du secteur privé où la discrimination n’est pas un vain mot vis-à-vis des segments les plus vulnérables de la société comme les Noirs, les Arabes et les musulmans. Tant que la lutte à la discrimination en emploi n’est pas une priorité prise en charge à bras-le-corps, il ne faut pas s’étonner du succès des sirènes du ghetto dans certains milieux ethno-religieux, voire d’une multiplication des demandes d’AR (accommodements raisonnables), même s’il est difficile d’établir clairement un lien de cause à effet en la matière (p. 9). – Des revendications identitaires ou religieuses : Cette forme de doléances a dépassé le stade des revendications professionnelles. D’ailleurs cette sous-catégorie est formée principalement des gens qui ont relativement réussi dans leurs études (principalement ici et
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en France ou ailleurs) ou sur le plan professionnel, et des militants et des militantes de la seconde génération, qui insistent sur leur conviction religieuse et affichent leur appartenance à l’islam (voile, habit traditionnel, etc.). En fait, leurs revendications ont été formulées en cohérence avec leur conviction que l’islam est un vecteur identitaire et un marqueur culturel par excellence. C’est ainsi que le voile a été présenté par la totalité des intervenantes voilées comme un symbole cultuel et comme un choix personnel, ce que retiendront les deux commissaires dans leur rapport final. D’ailleurs, il est difficile de croire que le voile est imposé à des femmes hautement scolarisées (Ph.D., ingénieures, médecins, etc.). Leur message est que le Québec n’a pas à avoir peur des symboles religieux affichés par les musulmans dans l’espace public. Dans cette perspective, dans son mémoire présenté à la commission, le Conseil canadien des femmes musulmanes formule sa position comme suit : [...] comment cette interdiction de symbole religieux fonctionnerait-elle ? Pourquoi s’agit-il de chapeaux ? Que dire des châles de prière ? Ou des casquettes Rasta ? Ou d’une personne qui veut porter un chapeau dans une institution publique pour des raisons autres que religieuses ? Que tout ce débat ait lieu pendant que la croix se trouve en place d’honneur à l’Assemblée nationale suggère pour le moins un double standard et un manque de recul (p. 11).
Le mémoire ne considère pas le port du voile comme un acte discriminatoire et laisse la question au contexte de la liberté « de s’habiller ». Il revendique ensuite que : Le Conseil du statut de la femme du Québec, en tant qu’organisme public, devrait concentrer ses efforts sur la discrimination à laquelle font face les femmes : par
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exemple, s’assurer que les femmes immigrantes ont accès à des emplois, promouvoir l’embauche de plus de femmes et de minorités dans la fonction publique et encourager l’élection de plus de femmes à tous les niveaux gouvernementaux. Voici quelques-uns de vrais enjeux pour l’égalité des femmes (p. 12).
De son côté, le Forum musulman canadien, dans son mémoire intitulé Société inclusive, citoyens épanouis, stipule que le port du voile n’est pas un envahissement du religieux sur la sphère publique. Il avance : À ne pas confondre le geste d’une personne qui porte un hidjab, une kippa ou un turban sur la tête ou une petite croix sur le cou, avec le geste d’étaler un livre saint ou toute autre manifestation ou symbole religieux à l’échelle publique. Il est bien entendu que le premier relève du domaine privé de la personne ; par contre le deuxième engage toute l’institution et devient une affaire publique (p. 9). – Des demandes à apparence laïque, le cas de Présence musulmane Montréal, un collectif qui vise, comme il se définit lui-même, à promouvoir des valeurs universelles et une citoyenneté participative nourrie d’une compréhension contextualisée de l’islam et d’une identité ouverte et qui a présenté à la commission Bouchard-Taylor un mémoire intitulé Plaidoyer pour un Nous inclusif. Le groupe prône le recours aux accommodements raisonnables, pour « un meilleur vivre ensemble, une plus grande harmonie sociale, une intégration plus aisée, le respect des droits humains et le bien-être de tous » (p. 18). L’organisme appelle entre autres à la construction d’une laïcité respectant la neutralité de l’État face aux différentes religions au Québec. Concernant l’espace public, il doit être ouvert aux symboles religieux ostentatoires sans être une exclusivité des tendances laïcistes.
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– On ajoute dans cette catégorie la position de l’organisme Astrolabe, qui a présenté son mémoire en confirmant son attachement profond aux libertés fondamentales garanties au Québec et qui appelle à la promotion des valeurs laïques aux porteurs des signes religieux. Astrolabe voit dans l’interdiction de ces signes un chemin vers la ghettoïsation. À ce sujet, le mémoire de cette association stipule : Aussi, au lieu d’interdire le port d’un voile ou d’un kirpan, quand ils ne constituent pas une menace à l’ordre public, faisons plutôt la promotion des principes laïques auprès de celles et de ceux qui les portent. Ne pas redécouvrir la passion et les moyens de promouvoir ces principes, c’est risquer de pervertir le sens de la laïcité, fermer les portes de la participation à certains citoyens et pousser ceux et celles qui puisent le sens de leur vie dans la pratique religieuse à s’enfermer davantage dans les ghettos psychologiques de la victimisation et du repli sur soi. C’est là où réside le véritable danger qui menace aujourd’hui la laïcité ainsi que les libertés qu’elle est censée protéger et promouvoir. Les deux seules limites légitimes à cette laïcité de la liberté et du vivre-ensemble étant, comme nous l’avons déjà dit, le refus des droits collectifs et le respect de l’ordre public (p. 23-24).
Réponses du rapport final de Bouchard-Taylor aux demandes musulmanes : vers une réponse musulmane propre au Québec
Les commissaires dans leur rapport final ont été plus sensibles aux demandes et revendications des musulmans. Ils ont soutenu (p. 234) que ce groupe minoritaire massivement francophone et hautement scolarisé est le plus touché par les diverses formes de discrimination, même s’il est très attaché aux valeurs québécoises de la laïcité, de l’égalité entre hommes et femmes, de citoyenneté, de démocratie et surtout de non-violence.
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Il faut noter que certaines interventions « musulmanes » devant la commission ont fait état d’un désaccord sur la définition de la « nation québécoise » fondée sur la base de trois valeurs : l’égalité entre homme et femme, la primauté du français et la séparation de l’État et de la religion. À ce sujet, le mémoire du Centre communautaire musulman de Montréal (Al Hidaya Association), sous le titre Debating Reasonable Accommodations : Can a Progressive Nation Overcome Racism ?, stipule : [...] we tend to disagree that they [values] really define a nation. They do not distinguish Quebec from so many other nations or states. Many countries that gather under the umbrella of the United Nations call for equality between men and women and try to implement it [...]. On the other hand, the separation between religion and the state is an administrative issue that does not rise to the level of national identity [...]. The only issue that might distinguish Quebec is, unfortunately, the way the primacy of French is implemented, and not the concept of the primacy itself... (p. 7).
Certes, il y a lieu ici de faire la distinction entre identité, choix de société et contrat social. Cela a été exprimé par un autre groupe qui affiche son attachement à la nation québécoise. À titre d’exemple, on cite le mémoire présenté à la commission de consultation par l’Association des Marocaines et des Marocains de l’Estrie. À ce sujet, l’Association s’exprime ainsi : « Le constat d’une société plurielle où les identités se doivent d’être multiples et de le demeurer pour exploiter l’apport ainsi que la contribution de tout un chacun dans le but du métissage culturel garant du devenir de notre nation » (p. 6). Cela étant, ce groupe minoritaire (les musulmans du Québec), selon le rapport final de la commission, est dési-
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reux de s’intégrer sans sacrifier ses croyances religieuses, qu’il veut en harmonie avec les idéaux de la modernité vécus par la culture québécoise. Après avoir écouté différentes voix musulmanes, les deux commissaires, en fait, ont essayé de dissiper, dans les deux pages 234-235, toutes les incompréhensions et les peurs dans l’opinion publique au Québec envers une communauté méconnue ! Et « le moyen de surmonter l’islamophobie, c’est de se rapprocher des musulmans et non pas de les fuir ». Cette idée d’ouverture des Québécois envers les musulmans a été exprimée par un autre mémoire, présenté à la commission par l’Association des jeunes professionnels marocains – qui a parlé aussi au nom du peuple québécois (p. 6). Une des recommandations de ce mémoire est la suitante : Nous suggérons [...] que des cours soient offerts dans les différents organismes publics comme les CLSC ou les centres communautaires sur les différences culturelles et les pratiques religieuses. Ces cours doivent être accessibles à des coûts raisonnables à toute la population québécoise et principalement chez les personnes aînés qui auraient eu moins la chance de côtoyer et de connaître des gens de différentes cultures.
Il faut dire que les musulmans au Québec, au moins ceux qui ont participé au Forum des discussions, ne pourraient qu’être satisfaits des recommandations du rapport, qui est en fait une synthèse de leurs doléances pour les formuler aux Québécois. Typologie des approches des élites musulmanes au Québec
Cela étant dit, on peut maintenant procéder à une catégorisation des positions des élites musulmanes sur les accommodements raisonnables, en général :
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Approche laïque : l’appel au retrait de la religion de l’espace public
Cette position est prise par une élite intellectuelle musulmane laïque. Elle postule que les musulmans doivent se soumettre complètement aux règles posées par le système laïque québécois. Parmi ses tenants, on trouve le chercheur et écrivain d’origine syrienne Hassan Jamali, qui invite les musulmans à revoir leur rapport avec la religion et avec Dieu, sur la base du fait que la religion est à Dieu et que la nation est pour tout le monde (Ad-dino lillah wa al watan lil jami’a), notamment dans des questions comme le port du foulard qui, selon Jamali, n’est pas un fondement de la religion, ou la prière qui peut être décalée à des heures plus convenables et non contraignantes le soir, etc.6 Approche islamiste revendicative : le cul de sac
L’approche revendicative a été incarnée par l’imam Saïd Jaziri (expulsé du Canada le 22 octobre 2007) dans ses sorties spectaculaires et médiatisées. Certainement, Jaziri représente un courant islamiste rigoriste, qu’on ne peut quantifier ici au Québec tant qu’il ne sort pas de l’ombre. De toute façon, on peut dire que ce courant n’est pas prêt à faire des concessions à l’offre accordée par un Québec ouvert. Les non-participants au débat
Cette catégorie regroupe deux sous-ensembles :
• La majorité non concernée : insouciance, choix réfléchi ou autres priorités
6. Voir plusieurs articles de Hassan Jamali dans le journal montréalais arabophone Al Mustakbal. Les articles sont aussi disponibles sur le site du journal : www.almustakbal.com.
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La majorité non concernée ne se préoccupe pas du débat intellectuel en cours (il y a même des gens qui n’ont jamais entendu l’expression accommodement raisonnable !). On peut dire que cette dernière est conséquente avec ses choix. Elle sait pertinemment qu’elle est venue au Québec non pas pour imposer ses valeurs ou ses coutumes, mais pour améliorer son niveau de vie. Ne cherchant pas les rapports conflictuels avec la majorité québécoise, plusieurs d’entre eux sont prêts soit à repartir chez eux si le choix leur devient difficile, soit carrément à faire ce qui leur est demandé. Pour cette majorité, les lois établies au Québec leur suffisent. Elle est déterminée à ouvrir les horizons de succès pour elle et ses descendants, sous d’autres cieux !
• Citoyens temporaires ou de passage : l’engagement à la carte
L’autre sous-catégorie est composée de ceux qui rejettent les modes de vie et refusent la vie au Québec et en Occident en général. Ils sont ici par contrainte et en attente pour rentrer chez eux au moment opportun. Ils se contentent de s’assurer un minimum de participation pour leur bien être. Apprivoiser la laïcité au nom de l’islam
Cette dernière catégorie est celle qui a applaudi le rapport et l’a accueilli favorablement, puisqu’il est en arrimage avec ses demandes. Elle est composée des gens qui ont choisi de vivre en Occident et même des Occidentaux qui portent deux cultures et se disent fiers de croire en un islam universel ou mondialisé et toujours en bonne entente avec les valeurs dominantes. Ces gens ne demandent pas de fatwas venus des ulémas de l’espace musulman, comme le font les « passagers » du Québec. Ils se contentent des grandes directives de l’islam, pour harmoniser leur vision avec la
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modernité telle qu’elle est vécue dans la société de leur choix. Ce dernier point nous ouvre la porte aux adéquations de l’islam, qui est de plus en plus sans frontière, face aux situations nouvelles et aux modes de vie qui ne sont pas propres à son espace naturel. C’est un test de taille pour les musulmans qui croient à la différenciation qui s’impose entre le culte et le culturel dans l’islam, entre la foi universelle et les traditions relatives et circonstancielles. Les accommodements islamiques ou comment l’islam réagit au nouveau et à l’innovation ?
Devant les exigences et les conditions de la vie moderne, plusieurs ulémas font appel à l’ijtihâd – procédé du fiqh (ou droit musulman) – donner un avis juridique en l’absence d’une mention explicite et claire dans les textes religieux de référence. Dans l’état actuel, cela revient à élaborer d’autres règles de la Chari’a, compatibles avec la modernité. Certes, l’ijtihâd reste l’apanage des ulémas pour l’islam sunnite ou celui du clergé hiérarchisé, pour l’islam chiite. En Occident, libéralo-démocratique, les élites musulmanes tentent, tant bien que mal, d’instaurer une codification et une orientation, plus appropriées aux sollicitations de la vie dans leur nouvelle terre d’accueil. Les possibilités juridiques d’adaptation en islam : le droit des finalités de la Chari’a
Cette ouverture du fiqh s’appuie principalement sur la notion juridique des Maqâsid ou finalités sublimes de la Chari’a, à savoir la protection de la religion, celle de la vie, de la raison, des biens matériels, de la filiation et de la
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d escendance, de la dignité ou de l’honneur. Ces buts sont atteints grâce à divers moyens, appelés al-massâlih, ou à des intérêts qui facilitent la réalisation de l’une des maqâsid. Ce qu’il faut retenir, c’est que ces moyens sont de trois niveaux : dharûriyyât ou nécessités absolues, hâjiyyât ou nécessités secondaires et enfin kamâliyyât ou moyens complémen taires. Cette structuration de ce qu’on appelle fiqh al Maqâsid (le droit des finalités de la Chari’a) débouche sur ce que doit retenir le musulman qui vit en Occident et ce qu’il doit délaisser, ou ce que le poète syrien Adonis appelle le constant et le variable (al-thabith wa al motahawel). À ce sujet, Adonis dit : L’Arabe ne peut effectuer un acte de création, sauf si la structure traditionnelle qui prévaut dans la pensée arabe n’est pas déconstruite, et tant qu’on ne s’est pas débarrassé des formes de pensée traditionnelle et imitatrice (du passé).
Le dilemme posé par l’espace occidental, en tant qu’espace libéral et démocratique, à l’élite musulmane installée en Occident provient de la dualité entre, d’une part, le poids de la tradition, ce qui inclut aussi et surtout les références scripturaires de l’islam (Coran et tradition prophétique), et d’autre part l’attrait de la modernité occidentale. Alors, pour donner de la légitimité aux nouveaux comportements des musulmans imposés par leur double appartenance, à la tradition musulmane et à l’espace occidental, la porte de l’ijtihâd a été rouverte, consciemment ou non. Cela se passe à travers un droit des finalités, revisité par les exigences de la modernité. La possibilité d’adaptation a été soulevée dans un mémoire présenté à la commission par Driss Boukhmissi. Ce dernier avance avec grande conviction que :
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[...] je prétends que les musulmans [...] sont capables de vivre harmonieusement dans une société laïque sans demander aucun accommodement. Le professeur qui refuse qu’un étudiant musulman demande à s’absenter [...] sous prétexte que l’heure de la prière est arrivée a raison car il sait que l’islam permet qu’on fasse la prière en dehors du moment de cette prière. Si l’on n’a pas les moyens de réserver un local aux musulmans pour prier, sachant que rien n’oblige un musulman à faire sa prière dans une mosquée, on peut refuser. Et si un musulman veut appliquer les règles de l’Islam en ce qui concerne l’héritage [...], qui l’empêche de rédiger dans son testament cette règle dans le cadre de la loi au Canada, sans demander à créer un tribunal musulman pour ce genre de questions ? (p. 2-3)
L’auteur du mémoire ajoute aussi : Je prétends que tout musulman peut vivre dans une société laïque tout en pratiquant sans aucune difficulté toutes les règles de l’islam. J’ai pu le faire et le fais encore au Québec depuis 22 ans, et je ne me considère pas destiné à l’enfer [...]. Je vis harmonieusement avec les Québécoises et les Québécois et j’ai toujours refusé les ghettos (p. 3).
Vers des nouvelles approches théologiques : une nouvelle identité musulmane au sein de l’identité québécoise menacée ou angoissée ?
Cette tendance à l’ouverture à l’égard de la modernité, non sans déplaire aux islamistes rigoristes gardiens prétendus de la tradition religieuse, a abouti à un rétrécissement de l’espace du sacré, non révisable et non critiquable. Aussi elle a abouti à l’allégement du poids de l’interdit (al mahzour), cela en fidélité au principe « nulle contrainte dans la religion », ce qui signifie l’élargissement de l’étendue
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du profane ou de l’historique relatif, circonstanciel et changeable, donc modifiable. Alors le permis ou le ainsi que (moubah occuperait plus de place dans l’échelle des valeurs et dans le comportement. De nouveaux regards ont été aussi portés sur la Sunna pour différencier entre ce qui y est valable dans les temps modernes et ce qui ne l’est pas. La dialectique entre le halal et le haram (le licite et l’illicite), le culte et le culturel, a aussi subi une transformation dans les esprits des musulmans. Il faut dire que cette évolution imposée par l’interculturalité muthâqafa a déjà été présente dans l’histoire de l’islam, aux temps des conquêtes grâce à l’acculturation tathâquf. Bien sûr, pour réussir cette interculturalité admet des conditions préalables ; l’une d’elles, sinon la principale, c’est la réhabilitation du spirituel – en délimitant les fondements (Arkan) et en les distinguant des traditions – au détriment du joug de la coutume (‘ourf). L’histoire des cultures musulmanes est fondée sur les accommodements sur la base d’assurer le confort dans le quotidien des croyants. L’adage proverbial : yassir wa la tou’assir (facilter est meilleur qu’entraver). Dans plusieurs de ses composantes, le discours islamique contemporain, surtout celui des élites musulmanes en Occident, appelle à un adoucissement de l’austérité prônée par certaines lectures rigoristes. Il propose d’intégrer certaines dispositions occidentales relatives aux droits de l’homme, par exemple en s’appuyant sur une interprétation plus ouverte des textes sacrés de l’islam. Une telle lecture va même jusqu’à considérer que certaines dispositions de la Chari’a sont désuètes, comme l’esclavage ou celles surtout qui concernent les Hûdud ou châtiments corporels (qui sont des peines légales ordonnées par Dieu et prescrites par le Coran ou la Sunna, et qui, selon un large courant de la pensée islamiste, ne peuvent
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être modulées ou ajustées, comme la lapidation, la peine de mort, etc.), sans pour autant faire fi des prescriptions divines imposées par le dogme religieux. Les hudûd ont toujours suscité la controverse et leur application à la lettre n’était guère considérée. En 2005, l’activiste et islamologue Tariq Ramadan (influent auprès des milieux musulmans au Québec), dans un célèbre moratoire, a appelé à la suspension des châtiments corporels pour être plus « fidèle au message de l’islam à l’époque contemporaine7 ». Ce moratoire rappelle les écrits et les déclarations de Gamal Al Banna8, frère de Hassan Al banna, fondateur des Frères musulmans, qui est aussi le grand-père de Tarik Ramadan. Un autre exemple significatif est celui du voile de la femme. La loi française sur l’interdiction du foulard islamique de mars 2004 a suscité de nombreux débats entre érudits arabo-musulmans, dont on peut distinguer quatre tendances principales : Le courant des intellectuels laïcisants, qui inscrit leur point de vue dans le paradigme de la modernité occidentale, dont la laïcité constitue le fondement. Pour eux, la minorité musulmane en Occident est tenue de respecter les lois du pays hôte et doit conditionner ses convictions aux exigences de la modernité en vigueur.
7. Tariq Ramadan, Appel international à un moratoire sur les châtiments corporels, la lapidation et la peine de mort dans le monde musulman. Disponible sur le lien : http ://www.tariqramadan.com/spip. php ?article258. 8. Pour plus de détails sur les positions de Jamal ou Gamal Al Banna, voir Sami Aoun, Aujourd’hui l’Islam : fractures, intégrisme et modernité, Montréal, Éditions Médiapaul, 2007, p. 94-95 et 150.
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Le courant islamiste rigoriste, qui considère que la décision française s’inscrit dans le contexte de la guerre menée par l’Occident chrétien contre l’islam. Et enfin une mouvance islamique dissidente, basée sur la fameuse règle du fiqh musulman « les contraintes permettent d’enfreindre les interdits (addarourat toubihou al mahdhourat) », et qui estime que, dans ce contexte précis et toujours selon la Chari’a, le statut d’une femme musulmane qui se conforme aux lois d’un pays non musulman est celui d’une personne contrainte. Cela incite la réflexion sur la possibilité d’un néoislam déjuridisé qui sera en émergence dans les foyers occidentaux. Faut-il tenir compte que l’intégration de l’islam et de musulmans passe nécessairement par un islam déjuridisé, un islam seulement spirituel et moral ? Dans cet état de choses, on peut affirmer que nous sommes devant la restructuration d’une nouvelle identité musulmane. L’islamiste et islamologue Tariq Ramadan9 la définit comme suit dans son ouvrage Les musulmans d’Occident et l’avenir de l’islam (p. 139) : Il faut [...] distinguer entre, d’une part, les éléments de l’identité musulmane fondés sur les principes religieux et qui donnent à cette dernière une qualité forcément ouverte puisqu’elle doit permettre au fidèle de vivre dans tous les environnements et, d’autre part, les cultures qui sont une façon spécifique de vivre ces principes adaptés aux diverses sociétés et pas plus légitimes les unes que les autres dès lors qu’elles respectent les prescriptions religieuses.
9. On cite ici Tariq Ramadan, car il est considéré comme une référence de plusieurs intellectuels et activistes musulmans au Québec, comme Présence musulmane.
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Ce qu’on peut retenir chez le principal réformiste islamique des communautés musulmanes occidentales, c’est la notion de la conjugaison de l’identité musulmane avec les autres en proximité, notamment celle qui est dominante, comme ici au Québec. Mais alors, avec une tradition québécoise laïque, quelles sont les concessions de la laïcité « rigide » ou intransigeante envers cette nouvelle forme de convivialité ? Le concept de la laïcité « ouverte » est-il viable ?
La réponse vient principalement du rapport final de la commission Bouchard-Taylor, qui a ouvert un débat qui durera sûrement longtemps, sur la notion de la laïcité, que les deux commissaires veulent « ouverte ». À ce sujet, ils avancent que le type de laïcité appliquée en France (allusion à la loi contre le foulard islamique) est restrictive et n’est pas appropriée pour le Québec, pour plusieurs raisons, entre autres l’incompatibilité avec le principe de la neutralité de l’État entre religion et non-religion, et que cela favoriserait plus « la mise en veilleuse des identités » que « les échanges entre les citoyens », comme ils sont encouragés par la philosophie de l’interculturalisme québécois (rapport Bouchard-Taylor, p. 20). Parmi les intellectuels, qui ont agi en faveur, mais avec modération, du concept de la laïcité ouverte, le philosophe Daniel Marc Weinstock est digne de mention. Il avance que ce concept, diagonalement opposé à une laïcité « à la française », pourrait constituer « un projet de société véritablement rassembleur », tout en insistant sur le caractère laïque des institutions. Il est judicieux de penser que la notion de la laïcité ouverte défendue par Daniel Weinstock n’est pas étanche à sa préférence du multiculturalisme à la canadienne et non pas au principe de l’interculturalisme.
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Cette laïcité ouverte a été applaudie par certains intellectuels musulmans actifs au Québec (voir par exemple Najat Mustapha, Sada al Mashrek, no 241 du 3 juin 2008). Elle a été même demandée par le Forum musulman canadien, dans son mémoire déjà cité qui a évoqué cette question de laïcité ouverte : « La société québécoise [...] société laïque qui se démarque par [...] sa volonté, à l’inclusion et à rejeter le racisme sous toutes ses formes et ses expressions » (p. 14). Le Forum ajoute que : la laïcité doit être reconnue comme valeur fondamentale dans la culture québécoise en particulier et canadienne en général. [...]. C’est en vertu de celle-ci que chacun dispose du droit de pratiquer librement sa religion, sans contrainte ni pression. C’est en vertu de celle-ci que nul n’a le droit d’obliger l’autre à subir sa religion [...]. Cependant, il ne faut pas que la laïcité sombre dans une position radicale et se transforme en une religion pour combattre les religions. Aussi, il faut nuancer les attitudes et les comportements qui concernent les individus en tant que personnes physiques, de ceux qui engagent les personnes morales des institutions. [...]. Ainsi, accommoder vient permettre à la minorité de vivre et de participer avec la majorité. Mais que la minorité n’exige pas la généralisation ou l’imposition de son mode à la majorité (p. 8-9).
De l’autre côté, parmi les détracteurs de la notion de la laïcité ouverte, on trouve par exemple l’écrivain chroniqueur réputé Pierre Foglia, connu pour ses écrits satiriques. Foglia, qui se veut un intégriste laïque dans un article paru dans La Presse, a laissé entendre qu’il est d’accord avec le rapport Bouchard-Taylor, sauf dans cette question de laïcité ouverte. Autrement dit, la laïcité n’est ni ouverte ni fermée, mais elle est ! (pour emprunter le langage philoso phique).
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En fait, il y a un désaccord total entre les deux visions : celle des commissaires, qui s’est alliée à la position des élites musulmanes demandeuses de plus de visibilité des signes ostentatoires dans l’espace civique, et celle de Foglia entre autres. Cette dernière donne la priorité à l’école publique (car c’est l’institution structurante de la société, selon les termes mêmes de Foglia) avant les institutions étatiques. Pour les tenants de cette position aussi, le port des signes religieux ostentatoires constitue un retour du religieux dans l’espace civique. Dans la même perspective, l’essayiste québécoise d’origine égyptienne Yolande Geadah, qui se positionne dans le juste milieu, tout en affirmant la gestion laïque de l’espace institutionnel québécois, loin de tout empiétement du religieux, soutient qu’il faut éviter l’attitude raciste et le relativisme culturel, c’est-à-dire éviter à la fois de ne rien donner et « satisfaire toutes leurs revendications pour ne pas les stigmatiser10 ». De son côté, Simon Couillard, en parlant au nom d’une majorité « terrorisée », se dit contre une minorité capable de « se soustraire de la loi commune », et de « gagner une exception réglementaire illégitime ». Il est clair que, sauf chez certains juristes, le débat qui a suivi la sortie du rapport de la commission BouchardTaylor a omis, volontairement ou non, le rôle du juriste dans les accommodements raisonnables. Ces derniers sont, comme on l’a signalé au début, tolérés par la loi.
10. Pour plus de détails, voir Yolande Geadah, Accommodements raisonnables. Droit à la différence et différence des droits, Montréal, VLB éditeur, 2007, et aussi son article : « Commission Bouchard-Taylor : un rapport insensible à l’égalité des sexes », Le Devoir, édition du lundi 16 juin 2008.
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C’est ainsi qu’on peut affirmer que le concept de la laïcité « ouverte » peut être viable si et seulement si celle-ci est garantie par le droit et les valeurs communes. Le cas échéant, tout débordement du religieux dans les espaces publics et civiques serait inoffensif et sans effet sur la laïcité et ses fondements. Sinon, la laïcité ouverte serait synonyme du multiculturalisme : une idéologie que le Québec rejette et considère propre et appropriée au Canada anglais, fondé sur la Common Law ! Le Québec : une invitation à s’intégrer « interculturellement »
Après ces développements, le besoin est senti de se poser la question sur la possibilité de l’émergence, ou d’espérer de le voir, d’un Islam rénové, dépolitisé et déjuridisé (ou sans qadi et sans émir) dans un Québec laïc et interculturel. Un islam interprété sans sa dimension idéologique militante ou sans épée. Même un islam sans une idéologie du pouvoir (à l’instar de celle de wilayet al faquih), dans un Québec francophone et qui est un État-nation se fondant sur les idéaux de la modernité ! Ce qui revient à se poser cette question : Est-ce que l’islam est soluble dans la laïcité ? Ou celle plus existentielle : Est-ce que les musulmans et les musulmanes se trouveront en contradiction avec l’enseignement de leur foi s’ils optent pour la laïcité en tant que gestion de l’espace publique et étatique ? Pour répondre à ces questions, il faut envisager deux propositions. Premièrement, que les musulmans au Québec intègrent totalement le paradigme moderniste et acceptent la laïcité dans sa forme initiale, sans égard à son ouverture ou à sa fermeture. Le cas échéant, ils vont vivre leur islam dans leur sphère personnelle, selon l’idée qui fut exprimée par le penseur réformiste Mohamed Abdou (1849-1905) :
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« Pas de religion en politique, et pas de politique en religion. » On retrouve la même conception chez Saad Zaghloul (1859-1927) : « La religion est à Dieu et la nation est pour tout le monde. » Et le débat est ainsi clos. Deuxièmement, les musulmans continueront à vivre leur islam comme ils l’ont fait chez eux, avec une récupération des traditions vestimentaires et même les apparences (la barbe par exemple considérée comme imitation aux manières de vivre du prophète). Dans ce cas, ils vont revivre tous les débats sur la possibilité de laïciser l’islam ou, pour certains, islamiser la laïcité. Cela se fera dans un espace occidental qui a dépassé ce débat depuis des siècles, ou un espace québécois depuis des décennies sans qu’il soit fini dans l’espace musulman. Dans ce sillage, il ne faut pas se lasser de souligner ce constat : le Québec a fait ses choix fondamentaux. Son contrat social est fondé sur les principes suivants : une liberté individuelle fondatrice prioritaire et dominante et l’égalité entre hommes et femmes. Tous les Québécois sont des citoyens en parts égales selon un nationalisme civique et appartenant à un État-providence. En outre, le Québec a choisi d’intégrer les immigrants par un processus d’interculturalisme. Les commissaires Bouchard et Taylor eux-mêmes définissent ce dernier comme « politique ou modèle préconisant des rapports harmonieux entre cultures, fondés sur l’échange intensif et axés sur un mode d’intégration qui ne cherche pas à abolir les différences, tout en favorisant la formation d’une identité commune » (rapport final, p. 287). Cet interculturalisme favorise donc une culture ormative qui est celle de la majorité des Québécois de n souche.
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Le multiculturalisme canadien, que les commissaires définissent comme : [...] système axé sur le respect et la promotion de la diversité ethnique dans une société, peut conduire à l’idée que l’identité commune d’une société se définit exclusivement par référence à des principes politiques plutôt qu’à une culture, une ethnicité ou une histoire (rapport final, p. 288).
Il est rejeté par plusieurs intellectuels et politiciens québécois – notamment parce qu’il a omis de mettre en évidence le français comme pilier de la société québécoise – : Pauline Marois du Parti québécois, Mario Dumont, autrefois de l’Action démocratique du Québec et par des hommes politiques québécois tels Jacques Parizeau et Bernard Landry. Ce dernier promouvait ce qu’on appelle dans un Québec interculturel « la migration culturelle », à la manière d’un René Lévesque qui disait : « Il y a cent et une manière d’être Québécois. » On trouve aussi, parmi ceux qui ont refusé le rapport, les indépendantistes souverainistes ; leur conviction se résume à l’idée que la solution se fonde sur la création d’un État français indépendant politiquement et juridiquement. Un des intellectuels de renom, le sociologue Guy Rocher, a manifesté des craintes dans les milieux de la majorité québécoise : Mais, au total, je dois bien dire que « l’impression » générale qui m’envahit à la lecture du rapport, c’est, en tant que francophone québécois, d’avoir été trop souvent ramené en arrière, en même temps qu’on nous invite à participer à un projet d’avenir. Et je constate n’être pas le seul à avoir ce sentiment, et pas seulement chez les indépendantistes11.
11. Voir son article : « Une majorité trop minoritaire ? », dans Le Devoir (opinions), 12 juin 2008.
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Le rapport final, tout en omettant de signaler l’adhésion à la culture dominante dans l’interculturalisme, souligne que ce dernier « est la version québécoise de la philosophie pluraliste, tout comme le multiculturalisme en est la version canadienne ». Cette distinction, même convaincante sur le plan théorique, est juste une question sémantique, pas plus. Les critiques de Yolande Geadah ne manquent pas de pertinence. En effet, dans un appel à mettre en évidence le principe de l’égalité entre homme et femme au sein des communautés culturelles – pour adhérer (ou migrer) à la culture de la majorité –, l’essayiste avance : Il est regrettable qu’aucune recommandation du rapport ne préconise des efforts accrus visant à faire partager le principe d’égalité des sexes par le plus grand nombre, au sein des diverses communautés culturelles, et pour assurer le respect des droits des femmes immigrantes, trop souvent niés par des coutumes traditionnelles12.
Il faut signaler aussi que cet interculturalisme n’a pas été mis en application par le Québec selon la vision de Présence musulmane. En effet, dans son mémoire déjà cité, l’organisme avance : [...] bien que le document de consultation de la Commission affirme que le Québec a privilégié le modèle de l’interculturalisme depuis les dernières décennies, le message véhiculé de plus en plus aux citoyens issus de l’immigration est davantage un appel à leur assimilation par laquelle ils accéderont à leur pleine reconnaissance par la société (p. 15).
Donc, selon cette approche musulmane, l’interculturalisme devrait être un frein à l’assimilation. Alors la demande formulée est une intégration sans assimilation !
12. Yolande Geadah, « Commission Bouchard-Taylor : un rapport insensible à l’égalité des sexes », Le Devoir, édition du lundi 16 juin 2008.
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Cette intégration voulue exige en préalable que les musulmans québécois soient tenus, de leur part, de faire la différence entre leurs discours divers et multiples sur leur religion et la religion elle-même. Le fait indéniable reste que le phénomène religieux, transculturel et transfrontalier, est toujours plus riche, dans ses sens profonds et cachés, que les interprétations véhiculées pour le saisir et le comprendre. Aussi, une autre fois, les musulmans devraient tracer les lignes de démarcation entre leur foi, d’une part, et les manifestations circonstancielles et historiques et changeantes sans cesse de leur conscience identitaire, d’autre part. En effet, le débat intermusulman sur la laïcité est partagé entre deux approches : d’une part, celle du rejet total de cette notion considérée comme radicale, antireligieuse, athée et exclusive, et produite par la culture occidentale chrétienne spécifiquement, donc non universelle. D’autre part, celle qui considère la laïcité comme non exclusive de la religion et respectueuse de celle-ci. La laïcité est areligieuse. Le genre de laïcité dont certaines tendances musulmanes font la promotion se limite à la neutralité de l’État à l’égard de la religion. C’est une laïcité qui a pour but de favoriser la cohabitation de plusieurs religions et confessions et celle des adeptes de différentes croyances. À vrai dire les musulmans anti-laïques du Québec craignent que cette laïcité devienne un référent universel au détriment de la religion islamique. En leur sens, la laïcité est une forme de la sécularisation qui a fait perdre à la religion sa domination en Occident. Du même souffle, ces musulmans redoutent que leur religion subisse le même sort du christianisme : la sortie de l’espace étatique et public. Par contre, ceux qui appellent à l’adoption de la laïcité dans la gestion de l’espace public et étatique la considè-
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rent comme un moyen pour favoriser le débat public sur le statut de la religion. Du même coup, préserver le religieux en tant que vecteur identitaire individuel et communautaire tout en acceptant le retrait de la religion de l’espace étatique. Ce débat intermusulman au Québec est d’une importance ultime. D’un côté, il est primordial, pour la culture québécoise, que la « chasse » aux musulmans laïcs ou laïcisants dans leurs propres pays, qui a eu pour résultat l’éclipse du réformisme islamique avant-gardiste, ne prenne pas racine au Québec. La pensée et le discours salafistes, surtout jihadistes et fortement politisés, seraient antinomiques à la vie en commun au Québec. Tant que les musulmans québécois considèrent la laïcité comme un phénomène propre à l’espace culturel occidental foncièrement judéo-chrétien, ils la percevront comme une réalité imposée et qui n’est pas pertinente et utile, voire une menace pour l’identité musulmane. Cette laïcité, ouverte ou pas, reste l’indice d’une sécularisation menaçante, car elle préconise le recul de l’emprise de l’islam sur les esprits de ses adeptes et de leurs manières de vivre. Toutefois, il faut signaler qu’une laïcité qui sera imposée par la force provoquera, sûrement, dans les milieux activistes musulmans une hostilité à son égard. Cela pose actuellement un problème pour le droit de la minorité culturelle de demander et même d’œuvrer pour les changements dans le pacte social, mais aussi d’accepter et de cautionner la volonté de la majorité et ses valeurs consensuelles, sachant toutefois que la société accueillante se veut un pays d’immigration. L’attraction du Québec réside justement dans sa fierté francophone dans l’Amérique du Nord et aussi dans son modèle de vie érigé sur la démocratie libérale et le nationalisme civique.
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Conclusion
En guise de conclusion, il est permis de voir dans le débat intermusulman ou interquébécois des indices d’un débat plus large. L’islam est toujours en phase d’arrimage avec la pression lui venant de la sécularisation, de la capitalisation, de la modernisation. Ses réponses sont multiples et parfois cacophoniques. Aucun groupe réussit à avoir le monopole de l’interprétation sur l’adoption des idéaux de la modernité. Du côté de l’Occident libéral, et de ses foyers divers en Europe et en Amérique du Nord, le Québec lui aussi tente un accommodement qui préserve ses valeurs communes par des concessions et des adaptations qui suscitent le débat. Il est bien évident que les deux référentiels, l’idéal libéral et l’idéal islamique, ont leurs propres forces d’attraction. C’est pour quoi la réflexion n’est pas décisive. L’embarras de tous est manifeste. Au-delà des perceptions fantasmagoriques d’un islam virtuel ou d’une laïcité imposée, il y a place pour une réflexion islamo-laïque sur la discrimination, l’exagération des différences identitaires, la marginalisation de certaines catégories sociales (femmes, homosexuels, etc.). L’appel à mettre fin à l’hostilité et au rejet mutuel entre islam et laïcité au profit d’une réflexion conjointe pourrait amener à mettre fin à la tension sentie au Québec actuellement. La laïcité pourrait aussi être un pare-choc permettant d’éviter les dérives de la religion vers le fanatisme, ou de l’instrumentalisation de la religion à des fins de violence et autres. En d’autres mots, confiner la religion musulmane dans l’espace privé dans un État québécois non religieux ou areligieux, sans toutefois être anti-religieux, serait, pour le moins, salutaire pour la spiritualité musulmane elle-même. Le cas échéant, les musulmans aideront sans aucun doute au renforcement de l’État québécois. Cela fera échec aux appréhensions, qui circulent dans certains milieux, que les
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musulmans, toutes tendances confondues, couvent un projet intégriste qui s’active pour l’affaiblissement ou la déstabilisation, sinon l’effondrement, de l’idéal de la liberté. Cela étant, il faut signaler le manque d’originalité de la réflexion islamique au Québec et surtout le retrait des esprits critiques musulmans du débat. Ajoutons ce suivisme inexplicable de la majorité des intellectuels musulmans québécois : ils reprennent, sans originalité, des propos des intellectuels musulmans européens ou ceux des pays musulmans. Il y a une répétition des idées formées et formulées dans un espace autre et foncièrement différent de celui du Québec. Cela n’est pas une critique en soi, mais plutôt une invitation à montrer plus d’indépendance intellectuelle pour répondre aux spécificités culturelles québécoises, canadiennes et nord-américaines. L’avenir de l’islam en Occident dépend largement du dialogue profond entre les musulmans eux-mêmes et de la mise en relief des potentialités des accommodements au sein de leur religion et entre leurs propres courants. Cet avenir dépendrait du dialogue avec la modernité telle qu’elle est incarnée au Québec. En ce sens, l’exigence de l’intégration citoyenne est un préalable pour que l’interculturalité ne soit pas un assemblage de ghettos sans symbiose ni métissage. Que la laïcité ouverte ne soit pas un alibi pour un remodelage des identités religieuses ou ethno-confessionnelles qui affaiblira, sans doute, la cohésion sociale.
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La nationalité québécoise et l’Église catholique Louis Balthazar
L
’Église catholique a été intimement liée à l’identité québécoise pour la majeure partie de nos quatre cents ans d’histoire. Il est évident que cela n’est plus le cas aujourd’hui, alors que nos institutions ont été résolument laïcisées dans un contexte pluraliste, tout particulièrement en matière de religion, tandis que la pratique religieuse s’est réduite comme peau de chagrin au cours des quelque trente dernières années. Faut-il en conclure que les Québécois ont effacé toute trace du christianisme de leur identité ? Trois cent soixante-dix années d’histoire sont-elles devenues obsolètes et sans rapport avec notre culture contemporaine ? Pour répondre à cette question, il importe de poser le regard sur le rôle joué par l’Église au cours de l’histoire du Québec, de comprendre les mutations culturelles qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, notamment au moment de la Révolution tranquille des années 1960, pour ensuite examiner ce que nous avons gardé de notre héritage chrétien et de quelle façon l’Église peut demeurer présente et agissante dans le Québec d’aujourd’hui et de demain.
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L’Église dans notre histoire
La fondation du Canada
Le Canada est fondé, de toute évidence, sous des auspices religieux. La mission de Champlain est autorisée par le royaume très catholique de France. Il est vrai qu’en 1608 le roi de France, Henri IV, est un protestant converti qui a institué la tolérance religieuse par l’édit de Nantes. Sans doute quelques Huguenots ont-ils participé à la fondation de la Nouvelle-France, mais leur présence a été bientôt occultée. Il est significatif, par exemple, que le protestant Dugua de Mons n’ait pas accompagné Champlain au moment de son installation à Québec. Par la suite, le rôle prééminent de Mgr de Laval, des Jésuites, des Récollets ainsi que des religieuses comme Marie de l’Incarnation et Catherine de Saint-Augustin, atteste de la forte présence de l’Église dès les origines. Quand Montréal est fondée en 1642, elle se présente sous le nom de Ville-Marie, comme un véritable projet religieux. La Nouvelle-France se veut un prolongement des institutions monarchiques et catholiques de la métropole française. Il est vrai que la colonie se donne assez tôt le nom de Canada pour prendre ses distances par rapport à la France, en raison du contexte totalement différent du Nouveau Monde. Il n’empêche que la structure de la petite société canadienne est imprégnée par une idéologie tout européenne et un catholicisme plus fervent et plus solide encore que celui de la France. Contrairement à ce qui se passait dans les colonies britanniques, le long des côtes de l’Atlantique, la colonisation française n’a pas constitué une véritable rupture. Chez les colons de Nouvelle-Angleterre, en effet, la ferveur religieuse de l’entreprise s’exprimait en porte-à-faux par rapport à l’Église d’Angleterre. L’épopée du Mayflower, devenue un mythe fondateur, se traduit comme un exil, comme
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un rejet des institutions européennes, notamment de la hiérarchie anglicane. Déjà, chez les futurs citoyens des États-Unis, l’idée de liberté accompagne la pratique religieuse d’une certaine façon, en dépit d’un puritanisme d’abord passablement rigide et intolérant. Les colons britanniques sont religieux tout en se démarquant de la métropole et de l’Europe. Absence de parasitisme
Si les Canadiens se sont distingués de la France, ce n’est certes pas par opposition à l’Église de France. Bien au contraire, on pourrait dire que les colons ont prolongé la culture religieuse de la métropole en l’intensifiant et en la purifiant. En raison des circonstances difficiles de la colonisation, il n’y a pas eu de place au Canada pour le parasitisme qui sévissait en Europe. On trouve fort peu de nobles oisifs et désœuvrés au Canada et les bénéfices ecclésiastiques arbitraires sont absents de la colonie. Cette dernière est donc dépourvue des objets de scandale qui allaient en France provoquer la Révolution. Dans l’ensemble, et cela demeurera vrai jusqu’au XXe siècle, les membres du clergé et des communautés religieuses ont fait preuve d’une grande fidélité à leurs engagements. La structure de l’Église n’en est pas moins demeurée fortement hiérarchique et les clercs n’ont pas manqué de se prévaloir de leur autorité, souvent de façon abusive. L’Acte de Québec et la survivance de l’identité
L’Acte de Québec de 1774 a été considéré comme un moment clé de la préservation de l’identité québécoise. Le statut de la « Province of Quebec » était demeuré plutôt précaire et incertain dans les premières années qui ont suivi la conquête du Canada par les Britanniques. Londres avait d’abord caressé l’objectif d’assimiler la petite population
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des 70 000 colons d’origine française qui s’appelaient alors Canadiens. Dans le contexte de rébellion des colonies du Sud, les autorités britanniques en vinrent à croire qu’il valait mieux conserver cette « oasis d’ancien régime » que constituait le Québec. Elles accordèrent donc à la nouvelle colonie la reconnaissance de ses vieilles lois civiles françaises issues de la coutume de Paris et la dispense du serment du test qui obligeait toute personne devant occuper un emploi dans la fonction publique abjurer à la foi catholique. Ainsi les Canadiens allaient demeurer francophones (leurs lois étant rédigées en français) et libres de pratiquer la religion catholique. Cela fut reçu comme une victoire par les seigneurs qui conservaient leurs privilèges et par le clergé qui maintenait son autorité. Aussi autorités religieuses et seigneurs ont-ils fermement refusé l’offre que leur faisait, en 1776, une délégation menée par le célèbre Benjamin Franklin de joindre la Révolution américaine. Le clergé catholique demeurait cependant affaibli par la Conquête. Son autorité se vit bientôt contestée par le Parti canadien patriote qui s’est formé au tournant du XIXe siècle dans la foulée de l’organisation d’un embryon de système représentatif dans le Bas-Canada. L’évêque de Montréal, Mgr Lartigue, n’est pas parvenu à empêcher les rébellions de 1837-1838 mais il les a vertement condamnées du haut de la chaire, allant jusqu’à refuser l’inhumation aux patriotes combattants. L’échec de la rébellion montre bien que la population n’était pas prête à souscrire à une idéologie réprouvée par l’Église. D’ailleurs seule la région de Montréal avait été touchée. Renouveau et conservatisme : Bourget
Le successeur de Lartigue, Mgr Ignace Bourget, profite de la déconfiture du Parti patriote pour réorganiser les effectifs de l’Église de son diocèse et, par voie de consé-
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quence, de l’ensemble du Québec. On peut voir en lui le grand architecte de la domination cléricale de toute la société québécoise, de la confessionnalisation de ses structures de bas en haut. Grâce à la venue de nombreuses communautés religieuses de France (notamment, entre autres, les jésuites, dominicains, clercs de Sainte-Croix, clercs Saint-Viateur, frères des Écoles chrétienne, frères de l’Instruction chrétienne ainsi que moult congrégations féminines) et la création de plusieurs autres sur le sol québécois, tous les secteurs de la vie des Québécois ont été marqués de l’empreinte de la religion. L’éducation à tous les niveaux, l’assistance sociale et hospitalière, les loisirs et à peu près tous les services ont été dominés par l’Église et les institutions religieuses. Certes, des voix se sont élevées pour contester cette autorité. Des groupes se sont formés, comme l’Institut canadien de Montréal et le Parti rouge, au sein desquels circulaient des idées proscrites par l’Église, mais, en définitive, ces idées ne se sont pas imposées. La société québécoise est demeurée durant plus de cent ans (de 1840 à 1960 environ) toute encadrée par des institutions confession nelles. Un Canadien français qui ne se montrait pas fidèle, du moins en apparence, aux consignes de l’Église était voué à la marginalité. En raison du système britannique, une séparation formelle a été maintenue entre l’Église et l’État. En pratique cependant, le gouvernement de la province de Québec se comportait comme un gouvernement catholique. Il était impensable qu’un dirigeant politique ne fasse pas profession de foi catholique. De plus, l’idéologie qui animait ce catholicisme était conforme aux consignes les plus conservatrices venues de Rome et des milieux traditionalistes européens. Les religieux français qui sont venus conforter les structures religieuses du Québec étaient pour la plupart animés par
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l’idéologie dite ultramontaine. L’ultramontanisme se braquait contre le libéralisme et le républicanisme qui devaient peu à peu s’imposer en Europe. C’est ce qui explique la force d’une conception toute rigide et traditionaliste de la pratique chrétienne dans la plupart des régions du Québec. Encore au cours des années 1930, des dictateurs comme Franco et Salazar étaient considérés comme des modèles ! Et juqu’aux années 1960, les professeurs d’université étaient invités à prêter le serment antimoderniste à l’occasion de la messe du Saint-Esprit, au début de l’année académique. Un soupçon de libéralisme : Taschereau et l’école de Québec
Il s’est trouvé cependant un épiscopat pour résister quelque peu à cette vague obscurantiste. L’archevêque de Québec, Elzéar Alexandre Taschereau, sous l’influence d’un libéralisme d’inspiration anglo-saxonne, a su s’opposer au fanatisme ultramontain qui faisait rage à Trois-Rivières, avec Mgr Laflèche et, dans une moindre mesure, à Montréal. Le Parti libéral de Wilfrid Laurier en était d’ailleurs venu à gagner l’adhésion d’une majorité de Canadiens français en établissant la distinction entre un libéralisme dépourvu de tout anticléricalisme et le libéralisme militant qui sévissait en Europe continentale. L’Église de Québec, dans la tradition soi-disant libérale de M gr Taschereau, n’en est pas moins demeurée fort conservatrice. Le progressisme de Georges-Henri Lévesque et l’influence du renouveau du christianisme en France
C’est peut-être de ce libéralisme, tout timide qu’il fût, qu’est issue une école de pensée plus progressiste au cours des années 1930. Le père Georges-Henri Lévesque, fondateur de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, en est le témoin le plus illustre. À ses yeux, la liberté se situait au cœur du christianisme.
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Beaucoup de catholiques québécois, des jeunes surtout, se sont alimentés, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, à des mouvements français issus du Sillon, de Marc Sangnier et du personnalisme d’Emmanuel Mounier. Les jeunesses étudiantes et ouvrières catholiques des années 1940 et 1950 ont transmis une conception audacieuse du christianisme au point d’en inquiéter plusieurs évêques. Nombre de Québécois se sont nourris de Péguy, Claudel, Mauriac et autres auteurs français chrétiens qui leur faisaient interpréter leur foi en termes nouveaux et modernes. Le père Émile Legault fonda sa troupe de théâtre, les Compagnons, d’abord au collège Saint-Laurent puis ailleurs, selon une mystique qui s’alimentait au nouveau théâtre français tout imprégné d’un nouvel élan chrétien. La structure de l’Église du Québec demeurait toutefois très conservatrice et l’Église officielle professait toujours une doctrine passablement rigide et contraignante. Il fallait beaucoup de courage à certains clercs pour publier des livres critiques d’une tradition catholique québécoise tout à fait stérile et dépassée. Deux exemples remarquables entre autres, L’Homme d’ici, du jésuite Ernest Gagnon, en 19521, les articles du frère Jean-Paul Desbiens publiés dans le journal Le Devoir à compter de 1958 sous le pseudonyme de frère Untel, qui ont donné lieu à un livre célèbre en 19602. Le mouvement syndical de cette époque s’est aussi situé dans une mouvance de gauche. À la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC), tout particulièrement, de nouvelles idées socialistes ou sociale-démocrates faisaient surface. Des aumôniers comme le chanoine Henri Pichette et l’abbé Jean-Guy Hamelin (devenu évêque
1. Ernest Gagnon, L’homme d’ici, préface de Robert Élie, Montréal, L’Institut littéraire, 1952. 2. Les insolences du frère Untel, Montréal, Éditions de l’Homme, 1960.
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par la suite), des universitaires sympathisants, comme les abbés Gérard Dion et Louis O’Neill, osèrent se dresser contre le régime cléricaliste de Duplessis que plusieurs évêques appuyaient ou voyaient d’un bon œil. La publication de l’ouvrage Le chrétien et les élections3, sous la plume de ces deux abbés, faisait suite à un article d’une revue destinée aux prêtres, Ad usum sacerdotum, qui dénonçait, en 1956, au nom de la morale chrétienne, le patronage pratiqué par le parti de l’Union nationale, au pouvoir à Québec depuis 1944. Une Révolution tranquille toute chrétienne dans le contexte de Vatican II
À compter du décès du premier ministre Duplessis en 1959 et surtout avec l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle équipe libérale en 1960, toutes les remises en question qui couvaient plus ou moins depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale se sont exprimées dans les milieux du pouvoir. Ainsi, dès le début des années 1960, un programme d’assurance hospitalisation a été lancé, une grande commission de réforme du système d’éducation a été mise sur pied, sous la présidence d’un clerc, Mgr Alphonse-Marie Parent. On assistera bientôt à la création d’un ministère de l’Éducation, avec l’aval des autorités ecclésiastiques, à la déconfessionnalisation de la centrale syndicale catholique, la CTCC, qui devint la Confédération des syndicats nationaux (CSN), à la déconfessionnalisation des hôpitaux, puis des universités. Ces transformations ont suscité des oppositions à l’intérieur de l’Église, mais, dans tous les cas, il s’est trouvé nombre de clercs, de religieux et de chrétiens laïques engagés pour appuyer ce grand mouvement de laïcisation
3. Gérard Dion et Louis O’Neill, Le chrétien et les élections, Montréal, Éditions de l’Homme, 1960.
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des institutions québécoises. La nouvelle atmosphère créée par le concile Vatican II contribuait à une grande libéralisation des esprits et à une entreprise de dépouillement et de spiritualisation des institutions ecclésiastiques. Ainsi, contrairement aux grands affrontements qui avaient déchiré la France au début du XXe siècle, la guerre de religion qu’on aurait pu craindre au début de la décennie de la Révolution tranquille n’a pas eu lieu. Quelques escarmouches tout au plus entre traditionalistes et progressistes ont marqué cette période qui s’est terminée par une laïcisation quasi totale des institutions publiques du Québec. On peut même aller jusqu’à dire que ce sont des chrétiens qui ont fait la Révolution tranquille. L’Église catholique du Québec s’est aussi remise en question. Dans l’ensemble, elle a accepté de bonne grâce le mouvement de laïcisation. Elle a renouvelé son visage, procédé à la réforme liturgique avec ardeur, elle s’est faite plus ouverte à la participation des laïcs, plus évangélique, plus près des pauvres et des démunis. Ici ou là, on a pu même observer des transformations radicales de la pastorale et des idées sociales. Pensons seulement à la revue Relations publiée par les jésuites qui, durant les années 1960, se faisait encore plutôt traditionaliste, à l’encontre de l’esprit de renouveau qui animait la revue Maintenant, dirigée par les dominicains. Relations est devenue, au cours des années 1970, un organe progressiste, inspiré par une pensée sociale résolument à gauche. Le grand rejet
Pourtant la Révolution tranquille a donné lieu à une déchristianisation progressive du Québec. Les Québécois ont peu à peu abandonné la pratique religieuse et l’intérêt pour les institutions ecclésiastiques. Il y a lieu de se
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d emander pourquoi cela s’est produit. Fallait-il que le rejet soit aussi radical et rapide ? Le caractère particulier de l’Église du Québec y est sans doute pour quelque chose. Une Église autoritaire, contraignante, incompatible avec la modernité
Mais pourquoi donc l’Église d’ici est-elle demeurée si longtemps animée par une pensée fortement conservatrice, à saveur d’ancien régime ? D’abord est-il bien vrai qu’il en a été ainsi ? Certains historiens et sociologues voudraient nier ce fait en mettant en évidence une pensée libérale qui n’a jamais cessé de s’exprimer dans l’histoire du Québec depuis le Régime français, alors que Voltaire et autres philosophes des lumières étaient lus en NouvelleFrance, en passant par Louis-Joseph Papineau qui s’affichait ouvertement comme libre-penseur, par tous les adeptes de l’Institut canadien au XIXe siècle, nombre d’intellectuels libéraux au XXe, comme Jean-Charles Harvey et même des politiciens comme T.D. Bouchard. Plusieurs productions contemporaines, romans, films, séries de télévision se plaisent à nous peindre un Québec d’autrefois dans lequel nos ancêtres se faisaient fort de se démarquer des enseignements de l’Église, quand ils ne se posaient pas en frondeurs. Pourtant il faut bien admettre que la révolution n’a pas eu lieu dans le Canada français. Ni la révolution sociale ni la révolution politique. Dans l’ensemble, les autorités ecclésiastiques ont été entendues, respectées, suivies. Les églises du Québec ont été remplies à toutes les étapes de notre histoire et la foi catholique a été professée ouvertement et à grands renforts de manifestations liturgiques. S’il est vrai que les lumières ont fait des percées en NouvelleFrance, il faut bien constater qu’il n’y avait alors aucune presse, libre ou non, que l’enseignement était totalement
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entre les mains du clergé et des communautés religieuses et que la dissidence ne s’exprimait à peu près pas. Dans la foulée de la Conquête, les institutions ecclésiastiques ont été menacées mais bientôt protégées par l’Acte de Québec et la nouvelle classe de bourgeois libéraux n’est jamais parvenu à créer une école qu’elle aurait contrôlée. Les patriotes ont pu manifester quelque résistance aux consignes des évêques, mais il semble bien que l’ensemble de la population soit demeurée tout à fait fidèle à la foi catholique. Papineau lui-même, tout libre-penseur qu’il fût, ne remettait pas en cause le rôle essentiel de l’Église dans la société du Bas-Canada. Par la suite, c’est bien Ignace Bourget, en établissant une mainmise sur la population, qui a triomphé. Le catholicisme n’a pas été sérieusement remis en question au Québec avant la Deuxième Guerre mondiale. Tous ces intellectuels libéraux et rebelles n’ont été, au cours de notre histoire, que l’exception qui confirme la règle. On pourrait même affirmer que les Québécois ont été catholiques parce qu’il ne pouvait pas en être autrement. En effet, c’est un fragment d’ancien régime qui a été transplanté au Québec, dans une terre vierge, pour ainsi dire4. Même si les autochtones ont exercé une certaine influence sur les colons français, c’est bien plutôt l’inverse qui est vrai. Au surplus, ce fragment d’ancien régime était comme purifié de tout ce qui le souillait en Europe, tous ces éléments de décadence que constituaient le parasitisme, la dégénérescence des mœurs et l’infidélité aux racines évangéliques. Le catholicisme transplanté en terre canadienne avait donc tout pour demeurer fort dans cette société imbue d’une idéologie d’ancien régime qui ne fut pas sérieusement
4. Voir à ce sujet Louis Hartz et al., Les enfants de l’Europe, Paris, Seuil, 1968 et André J. Bélanger, L’apolitisme des idéologies québécoises, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1974.
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remise en question avant le milieu du XXe siècle. En somme, ce catholicisme était à la fois traditionnel, conservateur et fort vivable, alors qu’il le devenait de moins en moins en Europe. Le seul élément susceptible de le contester en Amérique, c’était la religion du conquérant britannique. Mais la fidélité à la vieille idéologie implantée par la France a eu raison de la menace que représentait la Conquête. On l’a assez dit, nos ancêtres ont résisté à l’assimilation en associant intimement leur langue, leur culture et leur foi. Les clercs et les religieux ont ici joué un rôle incontestable en présidant à toutes nos institutions d’enseignement, de culture et de loisirs, en alimentant toute la tradition canadienne-française. Le conservatisme religieux qui a prévalu n’a pas été remis en question parce qu’il était séparé de la dialectique européenne qui aurait été susceptible de le remettre en question et de le faire évoluer et surtout parce qu’il a été admirablement préservé de corruption morale. Certes les clercs et les religieux du Québec n’ont pas été sans défaut. Ils ont souvent abusé de leur autorité, ils sont intervenus dans la trame de la société temporelle à temps et à contretemps. Mais ils sont demeurés, dans l’ensemble, assez près de la population qu’ils desservaient. Le curé de paroisse s’arrogeait un pouvoir énorme, mais il ne se démarquait pas de ses ouailles de par ses origines. Il était souvent issu d’une famille humble ou du moins bien vue dans la paroisse. Son comportement demeurait plutôt correct. Pas toujours exemplaire, mais rarement immoral et scandaleux. Voilà donc pourquoi cette société d’ancien régime a pu se reproduire pendant aussi longtemps au point où elle faisait l’admiration et l’envie de tous les conservateurs européens, de tous ces catholiques ultramontains, souvent monarchistes et nostalgiques de l’époque qui avait précédé la révolution. Plusieurs d’entre eux ont d’ailleurs trouvé
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refuge au Québec, ce pays où, au dire de Maria Chapdelaine, rien ne devait changer. Il aura fallu qu’une part importante de cette société renoue avec l’Europe pour que l’idéologie d’ancien régime soit vraiment remise en question. C’est en regardant la France, en y vivant, en lisant sa littérature contemporaine que des intellectuels québécois ont amorcé la fin de ce qu’on a appelé « la grande noirceur », qui n’en était pas une mais dont il faut bien admettre qu’elle comportait une bonne dose d’obscurantisme. Les grands questionnements
Il faut aussi souligner la faiblesse doctrinale du catholicisme qui était transmis ici. Autant ce catholicisme était viable et porteur d’une morale qui cadrait assez bien avec les us et coutumes d’une société rurale, autant son contenu théologique était déficient. Il est notable que le Québec ait produit bien peu de grands théologiens au cours d’une histoire tout entière marquée par le catholicisme. Nous ne comptons pas non plus de grands mystiques dans notre littérature, si l’on fait exception de Marie de l’Incarnation, née en France. Il fut donc assez facile à une nouvelle intelligentsia durant la période de l’aprèsguerre de contester plusieurs éléments de l’enseignement religieux, des consignes épiscopales et d’un pratique religieuse plus ou moins aveugle et traditionaliste. Car il faut bien dire que la foi, telle qu’elle était vécue et transmise au Québec, était surtout sociologique. On croyait, on priait, on pratiquait, pour une bonne part, parce que tout le monde le faisait. Parce que nos saisons étaient ponctuées de rites et de cérémonies religieuses incontournables. Il ne fallait pas un grand acte de foi pour faire baptiser les nouveaunés, pour aller à la messe le dimanche, pour se marier dans l’Église et pour y recevoir les derniers sacrements.
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Les questionnements ont donc foisonné chez les intellectuels qui devenaient de plus en plus nombreux en raison du boom économique de l’après-guerre et des facilités nouvelles d’accéder à l’éducation. Ces questionnements ont parfois donné lieu à une rupture avec l’Église, mais le plus souvent ils prenaient place dans le contexte d’une fidélité à la foi chrétienne, d’autant plus qu’on s’y est adonné dans les milieux cléricaux et religieux eux-mêmes. L’auteur de ces lignes pourrait en témoigner abondamment, ayant vécu la Révolution tranquille à l’intérieur de la Compagnie de Jésus. À cet égard, il faut souligner aussi le caractère fortement sociologique des vocations religieuses et sacerdotales. Encore en 1950, quand on prenait la décision de joindre un ordre religieux et de devenir prêtre, on le faisait, à bon ou à mauvais escient, dans un contexte social où les membres du clergé et des communautés religieuses jouissaient d’un prestige incontestable. On pouvait fort bien, consciemment ou non, être motivé par le désir de faire une belle carrière aussi bien que par des idéaux spirituels. Voilà qui peut rendre compte des départs massifs de la fin des années 1960 et tout au long des années 1970. On ordonnait encore des centaines de prêtres par année au Québec vers 1970. Les ordinations se comptent aujourd’hui sur les doigts d’une seule main. De toute évidence, les jeunes qui aspirent à jouer un rôle important dans le Québec d’aujourd’hui ne s’arrêtent pas une seconde à envisager une vocation religieuse. Les intellectuels laïques prennent leur place
Au cœur du grand questionnement de la période de l’après-guerre, s’est situé le malaise croissant d’une classe intellectuelle qui ne trouvait pas sa place dans les institu-
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tions québécoises, notamment dans le système d’éducation. Au niveau culturel, la Société Radio-Canada, créée en 1936, est devenue, dans les faits, la première grande institution neutre du Québec puisqu’elle relevait du pouvoir fédéral, tout en se révélant, dans son réseau français, essentiellement québécoise par la force des choses. La radiophonie, dans un premier temps, et la télévision, à compter de 1952, ont constitué des tribunes, des laboratoires d’idées pour les intellectuels et les artistes québécois, par ailleurs étouffés dans les structures cléricales et conservatrices de l’époque. On a pu dire que la Révolution tranquille s’est préparée à Radio-Canada. Mais c’est surtout à l’intérieur du système d’éducation que des intellectuels laïques ont vécu une pénible aliénation. Enseigner au Québec à quelque niveau que ce soit, cela équivalait presque à une vocation religieuse. Car tout l’enseignement avait été conçu dans un cadre étroitement confessionnel. Au primaire, les laïcs étaient nombreux, mais tous conscrits à la profession de foi. Au secondaire, dans les collèges classiques surtout, le clergé omniprésent contrôlait tout. Y faire carrière pour un laïc voulait dire se contenter d’un salaire minime et des tâches les moins convoitées et moins prestigieuses. Dans les universités, les laïcs ont occupé un champ de plus en plus large, d’abord dans les écoles professionnelles puis peu à peu dans les nouvelles sciences humaines. Mais, encore là, ils devaient apparaître comme de bons catholiques et se contenter de rémunérations misérables. On peut donc comprendre que les intellectuels, en nombre croissant, aient revendiqué avec une vigueur toute nouvelle, au cours des années 1950, leur place au soleil dans le système d’éducation qu’ils ont cherché à laïciser progressivement. On peut comprendre aussi qu’ils soient devenus anticléricaux, surtout si l’on entend par là une opposition au cléricalisme, c’est-à-dire à un rôle démesuré de l’Église dans l’ordre temporel.
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Le ras-le-bol des baby-boomers
La Révolution tranquille, en accordant de nouvelles structures à une génération qui accédait de plus en plus à l’éducation, a permis à cette génération de remettre tout en question, de « casser la baraque », comme on a dit, pour faire éclater un univers d’obligations morales, sociales et religieuses abusives. Assez ironiquement, au moment même où l’Église elle-même se renouvelait, où des chrétiens animaient la Révolution tranquille dans une fidélité repensée à leur foi évangélique, des jeunes se détachaient tout à fait de l’Église et d’une pratique religieuse qui se voulait pourtant vitalisée par la réforme liturgique. C’est au cours des années 1960 et 1970 qu’il est devenu de bon ton de critiquer vertement l’Église et tout ce qu’elle avait entraîné sur son passage, de faire de bonnes blagues sur les curés, les frères et les bonnes sœurs tout en leur attribuant des fonctions malfaisantes et répressives bien au-delà de ce qu’avait été la réalité. Ils sont encore nombreux ceux qui reprochent aux clercs et aux religieux de les avoir contraints, étouffés, torturés, d’avoir abusé de leur conscience, de les avoir entretenus dans la peur et l’angoisse. Ces histoires s’enracinent toutes dans un fond de vérité, mais elles prennent facilement une allure simplificatrice, caricaturale et souvent injuste. Il faut y voir l’expression d’un ras-le-bol collectif à l’endroit d’une pratique religieuse fort contraignante et imposée d’une manière autoritaire. Pour la majorité des Québécois, il semble encore étrange d’associer le mot liberté au mot religion. Tant il est vrai que la liberté, pourtant essentielle à l’acte de foi, avait été évacuée de l’enseignement d’une Église d’ancien régime. Mais on pourrait se demander si le temps n’est pas venu (s’il n’est pas survenu plus tôt) de dépasser la réaction primaire de ce défoulement collectif et de faire la part des
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choses un peu comme ceci. Oui, la religion chrétienne a été enseignée ici, pour une grande part dans une atmosphère qui étouffait la liberté. Oui, il était normal que nous réagissions fortement pour affirmer les droits et libertés, pour reconnaître le pluralisme et la diversité des options religieuses dans une société moderne. Il était encore normal que nos institutions sociales soient laïcisées. Mais ne serait-il pas temps de reconnaître que le pouvoir du clergé, si abusif qu’il ait pu être autrefois, ne venait pas à la cheville du pouvoir qu’exercent aujourd’hui sur nous les médias et les grandes agences de publicité de notre société de consommation ? Ne serait-il pas temps de reconnaître aussi que l’Église du Québec s’est amendée depuis plusieurs décennies pour dispenser son enseignement et sa pastorale dans un contexte de libération, de respect des personnes et de justice sociale ? Que reste-t-il de cette tradition ? Un enracinement identitaire ?
La grande œuvre de l’éducation
Il est grandement temps aussi que nous reconnaissions tout ce qu’il y a de positif dans le rôle que l’Église a joué au cours de notre histoire. Les clercs et les communautés religieuses ont occupé dans la société québécoise une fonction subsidiaire. À une époque où un petit peuple conquis ne disposait pas des moyens de dynamiser sa culture, comment reprocher à des clercs issus de l’ancien régime d’avoir organisé un système d’éducation qui, d’une génération à l’autre, a rendu possible la préservation d’une langue, d’une littérature, d’un folklore et de nombre de traditions ? Ce clergé autoritaire et conservateur aura tout de même permis à plusieurs de s’instruire et de trouver les moyens de reconquérir leurs libertés. Les abus d’autoritarisme qu’on
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peut constater dans l’histoire du Québec paraissent bien bénins en comparaison des affres des totalitarismes laïques au XXe siècle. Les mandements de nos évêques ont pu nous aliéner mais jamais nous conditionner comme l’ont fait les despotes européens sans foi ni loi. Il est vrai que les séminaires et les collèges classiques visaient, pour une large part, à renouveler les effectifs du clergé, mais des laïcs en sont sortis avec un niveau d’instruction et de culture qui se comparait bien à celui des élites d’ailleurs. Ces institutions ne s’adressaient cependant qu’à une minorité. Encore durant les années 1950, à peine un peu plus de deux pour cent des Québécois y avaient accès. Et que dire des femmes qui n’y sont venues que tardivement et en nombre encore plus restreint ? Malgré tout, les collèges classiques ont transmis, de génération en génération, le flambeau d’une culture humaniste fondée sur la grandeur de la personne humaine. Ils auront transmis encore avec une remarquable fidélité le trésor de la langue française dans une Amérique du Nord qui lui était fermée, pour ne pas dire hostile. Cette œuvre d’éducation a été poursuivie inlassablement à des coûts minimes pour la société par des clercs et des religieux qui s’y sont dévoués, pour la plupart, avec ferveur. Des rites traditionnels
De plus, pour l’ensemble de la population, l’Église a maintenu un ensemble de rites et de pratiques suivant les saisons qui avaient pour effet sans doute de rappeler les fidèles à leur appartenance religieuse et à leurs obligations. Mais, en même temps, cette liturgie quasi incessante accentuait le sentiment d’appartenance à la nation, la solidarité citoyenne et l’identité collective. Surtout dans les campagnes, c’est l’église paroissiale qui rassemblait et jouait le rôle
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de place publique, alors que la population se retrouvait aux messes du dimanche, aux Quatre-Temps, aux Rogations, à la Fête-Dieu et à nombre d’autres de rites qui ponctuaient les années et les vies. Certains de ces rites ont été conservés et laïcisés, jouant encore un rôle de relais, tels les fêtes de Pâques et de Noël. Il est vrai qu’elles ont été considérablement vidées de leur sens, même souvent pour les chrétiens, mais elles apparaissent toujours indispensables aux rythmes des saisons. Un patrimoine remarquable
L’Église a aussi laissé au Québec un patrimoine remarquable. La plupart de nos monuments sont marqués du sceau de la foi catholique. D’abord les sanctuaires et les lieux de culte dont plusieurs méritent d’être préservés à jamais en vertu de leur qualité architecturale et patrimoniale, puis nombre d’édifices cléricaux ou religieux. Pensons seulement au magnifique ensemble architectural du séminaire de Québec qui constitue un joyau dans la capitale et sans doute le plus imposant héritage historique du Québec toujours inscrit dans les vieilles pierres. Même la toponymie de nos villes et villages, sans doute excessivement inondée d’une litanie peu imaginative, témoigne de la prédominance du catholicisme dans notre histoire. On aura beau modifier quelques appellations redondantes de saints, il en restera toujours plusieurs, comme c’est d’ailleurs le cas en France, pour rappeler les dévotions de nos ancêtres. Il importe, à cet égard, que nos enfants soient instruits de la signification de ce patrimoine religieux, sans que cela constitue le moins du monde quelque endoctrinement que ce soit. Même dans une société désormais pluraliste, laïque et ouverte aux autres religions, ce patrimoine peut être décrit, préservé et célébré sans porter atteinte à
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une liberté de religion qui ne devrait jamais être remise en question. Un autre héritage issu de notre catholicisme, c’est une certaine ouverture au monde par l’entremise du grand mouvement missionnaire qui faisait partie intégrante de l’œuvre de l’Église. Un grand nombre de membres du clergé et des communautés religieuses sont allés servir, répandre la foi et souvent simplement témoigner d’une charité vivante et concrète dans plusieurs pays, notamment dans des régions en développement. La plupart de ces missionnaires ont eu un comportement exemplaire et contribué à créer une conscience internationale, si inadéquate fût-elle, dans la population québécoise. Ils ont laissé l’héritage d’une expertise québécoise dans plusieurs régions du globe, un héritage qui se traduit aujourd’hui par quantité d’organismes de coopération internationale et une nouvelle présence internationale du Québec. Il ressort donc de ce qui précède que le catholicisme a contribué à former notre identité. Reconnaître ce fait incontournable, cette réalité historique qui nous conditionne encore, ne devrait pas entraver l’évolution irréversible de notre identité. Cette identité est devenue laïque et pluraliste. Elle n’est plus liée au catholicisme comme tel. Elle hérite des meilleurs valeurs du christianisme, la solidarité sociale, la liberté de conscience, le respect de l’autre, l’éminente dignité de la personne humaine, sujette de droits et de devoirs. Mais, précisément en raison de ces valeurs, elle est dénuée d’étiquette religieuse. Quel est le rôle de l’Église dans une telle société ?
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Présence de l’Église pour le présent et l’avenir
Une présence discrète dans la cité laïque et une pastorale missionnaire
On dénommait déjà la France, au milieu du XXe siècle, comme un pays de mission. Il ne fait aucun doute que c’est bien le cas au Québec, en ce début de XXIe siècle. Moins de 10 % des Québécois fréquentent les églises. Ils sont plus nombreux à y venir pour les baptêmes, les mariages et les funérailles, de même que pour les grandes cérémonies de Noël et de Pâques. Mais, pour l’essentiel, la foi chrétienne, telle que nous l’avons connue, est absente des préoccupations d’une grande majorité de citoyens du Québec contemporain. L’Église ne peut donc que se faire discrète et missionnaire. Cela suppose une transformation radicale de la pastorale chrétienne par rapport aux pratiques du passé où l’on considérait comme acquise pour la très grande majorité des adultes une connaissance de base des données de la Révélation. Ce n’est plus le cas. On exagère à peine en disant qu’il faut désormais présenter Jésus-Christ comme un inconnu, les paroles de l’Évangile comme des textes ésotériques et la tradition chrétienne comme une histoire oubliée. Certes, il n’en va pas ainsi des quelques fidèles, pour la plupart très âgés, qui fréquentent régulièrement les églises. Mais, pour les moments où les lieux de culte accueillent de grandes foules pour toutes sortes de raison, la pastorale doit tenir compte de la déchristianisation de notre société. L’Église doit se faire discrète. Elle n’en a guère le choix, mais, même si elle l’avait, que gagnerait-elle à une présence ostentatoire ? On a eu trop souvent l’impression que l’Église cherchait à se sauver elle-même plutôt qu’à
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s auver ses fidèles et l’ensemble de l’humanité. Le message de l’Église devrait être assez prégnant et puissant pour qu’il ne soit pas nécessairement accompagné de la signature de l’institution. Il ne faut donc pas regretter une époque où le message ecclésial apparaissait spontanément comme une norme sociale où la liberté n’allait pas de soi. Que l’Église ne se présente plus comme un pouvoir politique, c’est là sans doute un grand progrès au regard de l’Évangile. Un royaume qui n’est pas de ce monde mais dans le monde
Dans une société pluraliste et respectueuse de la liberté des consciences, le chrétien est souvent appelé à se faire incognito. D’ailleurs Jésus-Christ lui-même parlait en ce sens quand il déclarait : « Ce que vous faites au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous le faites. » Un geste d’amour ou de sollicitude n’est certes pas plus chrétien pour être posé explicitement « au nom de Jésus-Christ ». Dans notre société québécoise, il se trouve un nombre considérable d’apôtres chrétiens qui opèrent ainsi des merveilles de dévouement et de présence dans un contexte de laïcité et de pluralisme. Nombreux aussi sont les chrétiens qui s’ignorent. Le christianisme est toujours agissant dans un Québec qui n’est plus officiellement chrétien. Mais, si le royaume annoncé par Jésus « n’est pas de ce monde », selon ses propres paroles, ce royaume n’en est pas moins, encore selon les mots de l’Évangile, « dans le monde », agissant parmi nous. À ce titre, il ne peut être relégué à la sphère du strict privé. La plupart des religions ont un message social et revendiquent une présence sur la place publique. De leur reconnaître et de leur accorder cette présence, cela ne devrait en rien affecter la laïcité d’une société, surtout s’il s’agit d’une laïcité dite ouverte. La neutralité en matière de religion affecte d’abord et avant tout les institutions publiques, notamment celles qui sont
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régies par l’État. Mais elle ne devrait pas empêcher les religions de se manifester en public dans la mesure, bien entendu, où elles ne nuisent pas à l’ordre social et respectent les libertés de tous. Pourquoi d’ailleurs les citoyens auraient-ils le droit de parler de tout et de rien sur la place publique, de porter toutes sortes de signes distinctifs de leurs affiliations sans que ce droit soit étendu aux associations de nature religieuse ? À cet égard, les manifestations et les signes des catholiques ont leur place au Québec aussi bien, et sans doute davantage en raison de leur histoire, que ceux de toutes les religions qui sont pratiquées ici. Un équilibre délicat entre une présence historique et une société pluraliste
Certes, c’est au maintien d’un équilibre délicat que nous sommes appelés comme Québécois, notamment comme chrétiens. D’une part, il faut reconnaître le rôle essentiel joué par le catholicisme dans la fondation et la perpétuation de cette société durant près de 400 ans. D’autre part, il faut reconnaître également que cette société a évolué, subi de profondes mutations, sans cesser d’être elle-même, sans cesser de demeurer enracinée dans son passé. Le meilleur de ce passé l’a amené à se faire respectueuse de la diversité. On ne saurait nier cependant que les Québécois ont rompu avec leur passé religieux en accédant à modernité. Cela n’était pas nécessaire en soi, mais l’était peut-être dans le contexte d’une tradition trop contraignante. De plus, les Québécois, abandonnant la politique de revanche des berceaux, en sont venus à accueillir plus explicitement et en plus grand nombre les immigrants. Ils ont voulu les intégrer à la majorité francophone tout en reconnaissant leurs droits. Les deux grandes chartes du Québec moderne s’équilibrent et annoncent un nouveau type de société, une identité québécoise marquée au coin d’une laïcité ouverte. La Charte des droits et libertés de la
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personne de 1975 reconnaît sans détour les droits des personnes issues de cultures diverses et de traditions religieuses qui nous étaient étrangères. La Charte de la langue française invite toutes ces personnes à s’intégrer à la réalité linguistique québécoise en faisant du français la langue publique commune. C’est un grand défi que de devoir reconnaître les droits et libertés de nouveaux venus tout en les invitant non seulement à parler français mais aussi à connaître notre histoire et nos traditions. Pour relever ce défi, il ne nous suffit pas d’imposer des obligations, il faut aussi commencer par accueillir ceux qui veulent bien se joindre à nous. Il n’est pas sûr que nous l’ayons toujours bien fait. Peut-être une meilleure conscience chrétienne nous invite-t-elle à aménager cet accueil généreux, respectueux, positif et efficace. Ensuite, il importe sans aucun doute de rappeler aux immigrants que nous avons une histoire, qu’elle nous est précieuse et qu’elle conditionne encore nos valeurs et nos pratiques. Parmi les meilleurs éléments de cette histoire religieuse, on trouve un sens tout particulier de la solidarité sociale et du rôle des institutions publiques encore présent dans le Québec contemporain. On trouve aussi une certaine catholicité entendue dans son sens premier qui comporte une ouverture à l’universel et à la diversité de l’humanité. Ce sont là deux traits du Québec contemporain qui équilibrent notre identité, le premier soulignant nos valeurs collectives, le second élargissant nos horizons à l’ensemble du monde. Cet équilibre devrait nous guider dans la difficile tâche, sans doute très chrétienne, d’« accommoder raisonnablement » sans jamais renoncer à nos valeurs fondamentales et à ce qui préside à l’existence d’une nation québécoise distincte en Amérique du Nord.
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’avancerai ici deux idées centrales. La première est qu’il faut voir le multiculturalisme pour ce qu’il est vraiment : une idéologie au service d’un projet politique, dont on saisit habituellement mal la nature radicale et autoritaire, et dont il faut savoir démonter le modus operandi. La seconde est que, dans sa version canadienne, qui est particulièrement extrême et dont on veut souvent nous faire croire qu’elle est la meilleure ou même la seule façon adéquate de gérer la diversité culturelle, le multiculturalisme est funeste si l’on se soucie de l’intégration réussie des nouveaux arrivants, de la cohésion sociale et de l’identité nationale du Québec. Je donne ici du mot idéologie la définition proposée par Guy Rocher : un système d’idées et de jugements, explicite et généralement organisé, qui sert à décrire, expliquer, interpréter ou justifier la situation d’un groupe ou d’une collectivité et qui, s’inspirant généralement de valeurs, propose une orientation précise à l’action historique de ce groupe ou de cette collectivité1.
1. G. Rocher, Introduction à la sociologie générale, tome 1 : L’action sociale, Paris, Seuil, 1970, p. 127.
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Genèse et nature du multiculturalisme
Sous l’influence du marxisme, les sociétés capitalistes et libérales ont longtemps été analysées à travers le prisme des classes sociales. Le passage du temps rendit cependant évident que la classe ouvrière n’avait aucune vocation révolutionnaire particulière. Le prolétaire ne voulait pas liquider le bourgeois, mais en devenir un. Le capitalisme traversait les crises, se réinventait continuellement et récupérait ceux qui voulaient l’abattre en les transformant en professeurs d’université ou en dirigeants syndicaux. Parallèlement, tout au long du XXe siècle, mais plus particulièrement à partir des années 1960, de nouveaux mouvements sociaux – principalement celui des Noirs aux États-Unis et celui des femmes partout en Occident – s’imposèrent progressivement comme nouveaux sujets politiques. À la différence de la contestation ouvrière de jadis, ils faisaient valoir que c’était leur identité noire ou féminine qui était la cause première des injustices dont ils étaient les victimes, plutôt que leur position dans le processus de production capitaliste. Pour faire vite, disons que cela ouvrit une brèche par laquelle allaient ensuite s’engouffrer des groupes de toutes sortes, qui revendiqueraient dès lors la reconnaissance de leur « différence » et la réparation des torts qu’ils alléguaient avoir subis en raison de celle-ci. Une mutation subtile mais fondamentale accompagna toutefois cette déferlante. Alors que le libéralisme classique proposait comme idéal l’égalité juridique de tous, l’important serait désormais d’atteindre l’égalité « réelle ». Les premières revendications identitaires visaient en effet à ce que sa « différence » n’empêche pas quelqu’un d’être un citoyen à part entière – les Noirs américains des années 1960 demandaient la possibilité de voter comme les Blancs ou de s’asseoir où ils voulaient dans un restaurant. Rapidement, on vit plutôt se multiplier les luttes pour
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obtenir la reconnaissance légale de telle ou telle différence, pour obtenir aussi des espaces et des moyens pour qu’elle s’épanouisse, de façon à élargir en quelque sorte la citoyenneté afin qu’elle accueille ces différences. Partout en Occident, des intellectuels souvent issus de la mouvance marxiste traditionnelle – pensons par exemple à un Jean-Marc Piotte ici au Québec – presseront la gauche de se détacher de sa fixation sur une classe ouvrière qui les a déçus, mais pour laquelle on gardera une pensée attendrie, et d’appuyer désormais les revendications des mouvements sociaux issus de la contre-culture des années 1960. C’est aussi à ce moment que se multiplieront, surtout dans les universités nord-américaines, les cours, les programmes d’études et même les départements entiers consacrés à ces questions, au sein desquels la science et l’idéologie entretiennent depuis le début des rapports particulièrement enchevêtrés. Pour justifier ces revendications, l’histoire de l’Occident ne serait dorénavant plus lue comme une évolution graduelle et fondamentalement positive vers une forme supérieure de civilisation, mais comme le catalogue des méfaits commis par des sociétés blanches, mâles et hétérosexuelles, donc racistes, misogynes, impérialistes, aliénantes et oppressantes. D’accord ou pas sur le fond, cette lecture radicalement négative de ce que nous sommes imprégna profondément l’air du temps et même la manière de penser de gens qui se percevaient comme globalement modérés2, et elle perdure à ce jour.
2. La littérature sur ce thème est infinie. En langue française, l’un des ouvrages qui décortique le mieux ce phénomène de culpabilisation massive des sociétés occidentales est évidemment l’ouvrage de Pascal Bruckner, Le Sanglot de l’homme blanc. Tiers-monde, culpabilité, haine de soi, Paris, Seuil, 1983.
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On constate en tout cas sans peine que, dans ce que nous avons maintenant pris l’habitude d’appeler la « société civile », une part importante et peut-être majoritaire de la revendication politique est désormais le fait d’« une multitude d’associations avançant leurs demandes sous le pavillon d’une identité particulière3 » : minorités sexuelles, minorités religieuses, minorités visibles, et on en passe. Il y a de tout là-dedans et l’on trouvera chaque cause juste ou non en fonction de notre propre regard, mais le phénomène général lui-même est indiscutable : l’opprimé est désormais celui dont la différence, qui s’exprime sur le registre d’une identité entravée ou bafouée, est la cause de son malheur. Comme le notent Beauchemin et Bock-Côté, alors que [...] dans la société dont la classe représente le principe de stratification, les luttes sociales visent la répartition plus juste du produit du travail social, on peut dire que dans la société des identités, ce sont les luttes en faveur de la reconnaissance qui tendent à s’imposer. C’est la raison pour laquelle la question de la citoyenneté a pris tant d’importance depuis une vingtaine d’années4.
Parce qu’elle n’a pas aboutie, l’espérance révolutionnaire d’hier s’est donc progressivement muée en volonté contemporaine d’« approfondir » la démocratie. Comme il n’y a plus de grand soir à espérer, la contestation deviendra désormais permanente et revêtira les habits neufs du pluralisme identitaire. C’est dans ce terreau intellectuel et politique qu’est née l’idéologie multiculturaliste. Les bons sentiments dans lesquels elle se drape rendent difficile de faire réaliser que c’est le radicalisme d’hier, issu à l’origine du marxisme, puis
3. J. Beauchemin et M. Bock-Côté, « Présentation », dans J. Beauchemin et M. Bock-Côté (dir.), La cité identitaire, Montréal, Éditions Athéna, 2007, p. 10. 4. Ibid.
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reconfiguré au sein du mouvement contre-culturel des années 1960, qui est devenu la norme d’aujourd’hui dans les milieux intellectuels, et c’est précisément parce qu’il y est devenu l’idéologie dominante de nos élites universitaires que sa critique est si malaisée, voire risquée. Ce n’est sûrement pas en tout cas en raison de sa solidité intellectuelle. Le noyau dur de la doctrine multiculturaliste est en effet un relativisme qui soutient que les idées, les valeurs et les pratiques issues d’une culture particulière ne sauraient être posées comme supérieures aux idées, valeurs et pratiques issues d’une autre culture. Il en découle logiquement qu’on ne peut plus, ou très malaisément, poser comme fondements éthiques et culturels dominants d’une société les idées, valeurs et pratiques issues de son histoire et de ses traditions. Par défaut, ne restent plus alors comme valeurs proposées à tous que la reconnaissance juridique des différences issues de la culture d’origine de chacun et des principes de droit visant à protéger les particularismes individuels de la tyrannie potentielle de la majorité. Deux difficultés sautent d’emblée aux yeux. D’abord, si l’on choisit de poser la relative équivalence de toutes les cultures, jusqu’où exactement la poser ? Un cas de figure extrême serait par exemple de s’interdire de condamner des pratiques comme les mutilations génitales des femmes sous prétexte de ne pas vouloir poser la supériorité d’une culture sur une autre. Doit-on donner son aval à l’introduction de tribunaux islamiques pour certains types de litiges, comme on l’envisagea un moment en Ontario ? Laisse-t-on l’Afghanistan retomber sous la coupe des talibans, dont on sait la conception qu’ils ont des femmes ? Si le multiculturaliste relativiste répond non à l’une ou l’autre de ces questions, il doit bien tracer une ligne de démarcation entre ce qu’il accepte et ce qu’il n’accepte pas.
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Il s’enfonce dès lors dans des sables mouvants dont il cherche à s’extraire en se cramponnant à un juridisme historiquement et culturellement désincarné. Ensuite, il suffit de parcourir ce qu’écrivent de nombreux tenants de l’idéologie multiculturaliste pour y voir ce que j’évoquais il y a un instant. Leur relativisme culturel fait bel et bien place à une exception de taille : nous-mêmes. Un type de société est en effet au banc des accusés : la société occidentale d’origine européenne et de tradition judéo-chrétienne, la nôtre donc, systématiquement dépeinte comme foncièrement oppressive, intolérante, raciste, sexiste, colonisatrice, impérialiste et ainsi de suite. L’idéologie multiculturaliste divise le monde et chaque société en dominants et dominés, en oppresseurs et opprimés, reproduisant ainsi les postulats de base du marxisme d’antan, avec pour seule différence fondamentale de nouvelles représentations de la figure de la victime. Et, pour faire taire ceux qui voudraient être tentés d’exprimer leur désaccord, un sophisme massif : le multiculturalisme vise à promouvoir l’égalité ; on ne peut être contre l’égalité, donc, on ne peut être contre le multiculturalisme... à moins d’être contre l’égalité. Petit problème cependant : comme on peut le voir tous les jours, en dehors de cette nébuleuse regroupant des universitaires, des journalistes, des fonctionnaires et des activistes politiques et communautaires, on sent que la majorité de la population, celle qu’on a pris l’habitude d’appeler au Québec le « vrai monde », reste attachée à une représentation moins éthérée, plus concrète et plus traditionnelle d’elle-même, de sa nation, de sa société. C’est évidemment, expliqueront les idéologues multiculturalistes, parce qu’elle empêtrée dans ses préjugés et son ignorance, parce qu’elle n’est pas assez « ouverte », pas assez sensible aux vertus de ce qu’on lui propose.
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Mais faire la morale au peuple ne leur suffit pas. C’est précisément le propre des idéologies que de vouloir plier le réel, quitte à le refaçonner, pour le faire entrer dans le moule théorique. Pour changer le peuple en profondeur, il faut donc le déprogrammer pour ensuite le rééduquer. Et comme c’est une tâche titanesque et de longue haleine, c’est tout l’appareil de l’État qui doit s’y mettre et c’est dès l’école que tout doit commencer. D’où ces refontes périodiques – certaines, pas toutes évidemment – des programmes scolaires pour éduquer « correctement » nos enfants, et les campagnes de « sensibilisation » pour que les parents comprennent que c’est pour notre bien à tous qu’on fait cela. Par exemple, dans le désormais célèbre rapport qui porte leurs noms et auquel nous viendrons dans un instant, Gérard Bouchard et Charles Taylor avancent que [...] c’est là, dès les premières années du primaire, que doit se former la sensibilité aux différences, aux inégalités, aux droits et aux rapports sociaux, ce qu’on résume en général par la notion de citoyenneté5.
On dira que personne ne peut sérieusement souhaiter une population insensible aux différences et aux inégalités. Évidemment. Mais si, pour tous ceux qui s’inscrivent dans ce registre idéologique, il faut pratiquer la rééducation à grande échelle, c’est surtout parce que le peuple n’est pas encore assez sensible à celles-ci, ni surtout sensible de la même manière qu’eux. En fait, le peuple ne sera suffisamment « sensible » que le jour où il pensera exactement comme eux. Jamais, a noté Huntington, l’intelligentsia pluraliste ne s’interroge ni ne semble troublée par le fait qu’elle est seule
5. G. Bouchard et Ch. Taylor, Fonder l’avenir. Le temps de la conciliation, rapport final de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles, gouvernement du Québec, 2008, p. 237.
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à considérer comme absolument nécessaire cette vaste entreprise de resocialisation du peuple6. On dira sans doute de ma position qu’elle sent le conservatisme hostile à la modernité. Pas du tout. Elle est plutôt celle d’un moderne inquiet des excès de la modernité et des fantasmes de ces ingénieurs du social qui confondent les sociétés humaines et les éprouvettes de laboratoire. Prenons l’exemple du nouveau programme Éthique et culture religieuse introduit au Québec en 2008. Bien sûr, on ne saurait raisonnablement s’opposer à ce que les enfants connaissent mieux les différentes religions. Il est vrai aussi que la situation qui existait jusque-là était insatisfaisante à bien des égards. Et le lobby des parents ultra-catholiques qui a déclaré la guerre à ce programme – disons les choses comme elles sont – accepte surtout très mal que le Québec ne reviendra plus jamais à ce que Mgr Ouellet voudrait. Mais voyons plus précisément ce que dit un des principaux concepteurs du programme du genre d’éducation qu’il faudra désormais promouvoir. Revenant sur le jugement de mars 2006 de la Cour suprême du Canada sur le port du kirpan à l’école, Georges Leroux plaide pour une éducation [...] où les droits qui légitiment la décision de la Cour suprême, tout autant que la culture religieuse qui en exprime la requête, sont compris de tous et font partie de leur conception de la vie en commun. Car ces droits sont la base de notre démocratie, et l’enjeu actuel est d’en faire le fondement d’une éthique sociale fondée sur la reconnaissance et la mutualité7.
6. S. Huntington, Who are we ?, New York, Simon and Schuster, 2004. 7. G. Leroux, Éthique, culture religieuse, dialogue. Arguments pour un programme, Montréal, Fides, 2007, p. 45-46.
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On a bien lu : il ne s’agit pas seulement de connaître et de comprendre, mais il faut aussi accepter... au nom de la démocratie. Autrement dit, comprendre, pour ensuite rejeter en toute connaissance de cause n’est pas concevable... si l’on est un vrai démocrate ! Que neuf Québécois sur dix aient été profondément heurtés par cette décision ne peut, selon ce point de vue, s’expliquer que par une déficience de leur éthique sociale. Que l’ex-juge de la Cour suprême du Canada, Claire L’Heureux-Dubé, ait admis l’erreur du plus haut tribunal du pays dans cette affaire compte aussi pour bien peu quand on est convaincu du juste et du vrai8. Il faut dire que l’intelligentsia multiculturaliste a les moyens de ses ambitions. Elle a largement imposé son idéologie aux trois acteurs le plus puissants de notre société : les tribunaux, qui en ont fait rien de moins que l’armature philosophique et interprétative de tout notre appareil légal, le gouvernement du Canada, et celui du Québec, dont on peine à voir en quoi il s’éloigne vraiment de l’approche canadienne, hormis pour la question linguistique. Elle s’est aussi imposée dans notre système éducatif, du primaire jusqu’aux universités. Dans ces dernières, elle subventionne lourdement chaires et autres postes-clés où l’on construit la rhétorique qui la justifie. Elle soutient également d’innombrables organisations non gouvernementales qui diffusent son idéologie dans tous les recoins de notre société et traquent les pensées déviantes. Elle a enfin de puissants relais dans un univers médiatique qui est notre principale source d’information et de diffusion des modèles de comportement de notre époque. C’est à se demander pourquoi et comment le peuple fait pour s’entêter encore à ne pas penser comme on voudrait qu’il pense.
8. H. Buzzetti, « La Cour suprême s’est trompée », Le Devoir, 9 novembre 2007.
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Chose sûre, cela permet à l’intelligentsia multiculturaliste d’imposer ce qui prend parfois l’allure d’une véritable novlangue orwellienne. On plaide en effet pour toutes les formes ou presque de diversité, sauf pour la diversité intellectuelle, car la foudre s’abat vite sur ceux qui osent penser autrement. On prône la sensibilité, mais on considère comme des espèces de demeurés ceux qui, par exemple, affichent une foi catholique plus traditionnelle. On prône la tolérance, mais voyez l’intolérance fréquente à l’endroit de celui qui ose dire que toutes les victimes autoproclamées ne le sont peut-être pas, ou qui avance que les sociétés occidentales, pour imparfaites qu’elles soient, ne méritent pas le procès ininterrompu qu’on leur fait subir. Le fond de l’air est si profondément imprégné de cette idéologie que se multiplient les incidents dont on se demande s’il faut en rire ou en pleurer. On se rappellera par exemple de Jean Charest et d’André Boisclair refusant de faire référence à Noël au moment d’adresser leurs vœux à la population, ou encore de la directive administrative du gouvernement fédéral décrétant que Noël serait désormais remplacé par la célébration d’un solstice d’hiver sans dénomination religieuse, identitaire ou historique particulière9. Et quel est évidemment, de tous les cadres de référence traditionnels donnant un sens à la trajectoire historique d’une communauté, celui qui est le plus mis à mal par l’idéologie multiculturaliste, celui que l’intelligentsia du pluralisme identitaire veut déconstruire avec le plus d’acharnement ? Celui, évidemment, de l’État-nation traditionnel, puisqu’il est celui qui repose le plus explicitement sur le fait qu’il existe, au cœur de la nation, un groupe majoritaire avec des traits propres forgés par l’histoire. L’hostilité d’une
9. Voir L. Gagnon, « Noël, un mot tabou ? », La Presse, 16 novembre 2006 et A. Robitaille, « Jean Charest et André Boisclair évitent le mot Noël », Le Devoir, 15 décembre 2006.
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bonne partie de l’intelligentsia multiculturaliste envers le nationalisme québécois n’est en effet même pas dissimulée, et ne trouve grâce à ses yeux que ceux qui se réclament de cette mièvrerie insignifiante qu’est ce pseudo-nationalisme intégralement civique. Comprenons-nous : il y a certes des définitions du « nous » plus élastiques que d’autres. Mais on ne dira jamais assez à quel point la notion même d’un « nous » totalement inclusif pour désigner un peuple, donc un « nous » sans un « eux » quelconque, est absurde. Elle ne peut, par définition, servir de premier critère de référence pour définir qui fait partie d’un peuple, puisque c’est l’identité qui distingue fondamentalement les peuples les uns des autres et qu’avoir une identité propre, c’est forcément ne pas avoir celle de quelqu’un d’autre... à moins de vouloir être tout pour tous, donc de n’être rien. Dans la version la plus tranchée de cette volonté de miner le fait national et l’engagement nationaliste, surtout quand ce dernier aspire à la pleine souveraineté politique comme le souhaitent beaucoup de Québécois, on laissera planer le lourd soupçon du totalitarisme. C’est le cas d’un Daniel Weinstock par exemple10. Dans la version plus souple, chez une Geneviève Nootens par exemple, on reprochera à l’État-nation de « ne pas rendre compte de ces autres communautés auxquelles nous appartenons11 ». On veut ici dissoudre par élargissement. Si le nationalisme canadien, lui, trouve si souvent grâce à leurs yeux, c’est parce qu’il est devenu consubstantiel
10. D. Weinstock, « Les “identités” sont-elles dangereuses ? », dans J. Maclure et Alain-G. Gagnon (dir.), Repères en mutation. Identité et citoyenneté dans le Québec contemporain, Montréal, Québec Amérique, 2001, p. 236. 11. G. Nootens, « Chronique d’une mort annoncée », Argument, vol. 8, no 1, automne 2005-hiver 2006, p. 113.
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au multiculturalisme, Mais quand ce nationalisme est celui d’une petite nation minoritaire comme le Québec, il ne saurait être rien d’autre, écrit par exemple un Michael Ignatieff, qu’un « miroir déformant dans lequel les partisans voient leurs simples attributs ethniques, religieux ou territoriaux transformés en attributs et qualités chargés de gloire12 ». Le Canada est assurément un des pays occidentaux qui a poussé le plus loin l’expérience multiculturelle de cohabitation de presque toutes les différences avec les objectifs d’intégration les moins contraignants. Les idéologues du multiculturalisme canadien, surtout au Canada anglais, le proposent même en exemple moral pour l’humanité entière et le vantent avec une ferveur qui prend une tonalité presque messianique13. Et quand le peuple québécois rechigne à penser comme eux, on se désole, comme un Français Crépeau, de ce que nous (le Québec) ayons « trente ans de retard sur le reste du Canada dans notre réflexion collective sur l’immigration14 ». Ce messianisme canadien, cette conviction d’être un phare de vertu qui doit éclairer le monde entier en matière de gestion de la diversité culturelle, remonte évidemment à
12. M. Ignatieff, L’Honneur du guerrier. Guerres ethniques et conscience moderne, Québec et Paris, PUL et La Découverte, 2000, p. 50-51. Cet homme a d’ailleurs écrit sur les Québécois des choses qui laissent pantois. Voir par exemple Blood and Belonging, New York, Farrar, Strauss and Giroux, 1993. 13. John Holmes voyait jadis dans le Canada une « nation immaculée ». Voir P. Russell, Nationalism in Canada, Toronto, McGraw-Hill, 1966, p. 369. Pour des enthousiasmes du même acabit mais plus récents, voir J. Ibbitson, The Polite Revolution. Perfecting the Canadian Dream, Toronto, M & S, 2005. 14. K. Gagnon, « Le discours de Dumont séduit », La Presse, 27 août 2007.
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Pierre Elliott Trudeau15. On le retrouve dès ces premiers textes des années 1950 dans Cité libre, mais il l’exprimera encore plus clairement par la suite. Prenant la parole devant le Congrès américain quelques mois après la victoire électorale de 1976 du Parti québécois, il dira : J’ose dire que l’échec de l’expérience sociale canadienne, toujours variée, souvent admirable, répandrait la consternation parmi tous ceux dans le monde qui font leur le sentiment qu’une des plus nobles entreprises de l’esprit, c’est la création de sociétés où des personnes d’origine diverses peuvent vivre, aimer et prospérer ensemble16. Puis, lors des célébrations entourant le rapatriement unilatéral de la constitution en 1982, il ajoutera : « Ce Canada de la rencontre des ethnies, de la liberté des personnes et du partage économique est un véritable défi lancé à l’histoire de l’humanité. Il n’est donc pas étonnant qu’il se heurte en nous à de vieux réflexes de peur et de repli sur soi17. »
On le voit, toute la rhétorique multiculturaliste d’aujourd’hui est déjà là : l’utopisme grandiloquent, le moralisme très appuyé, la vocation universaliste du Canada, la peur et la frilosité comme seules explications possibles
15. C’est l’historien Éric Bédard qui, le premier, attira mon attention sur cette notalité messianique du discours trudeauiste, qu’on retrouve aujourd’hui dans le discours multiculturaliste. 16. P.E. Trudeau, « Des révisions se feront, mais l’unité du Canada ne sera pas rompue », Le Devoir, 23 février 1977. Le titre est de la rédaction du journal. 17. Idem, « Allocution lors de la cérémonie de proclamation », 17 avril 1982, cité par A. Burelle, Pierre Elliott Trudeau. L’intellectuel et le politique, Montréal, Fides, 2005, p. 51.
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d’un désaccord, et l’autoritarisme politico-juridique pour parvenir aux fins visées. On comprend dès lors la collision philosophique et politique proprement frontale entre ce multiculturalisme canadien – qui légitime au passage le nationalisme pancanadien en le posant aussi comme d’une essence morale supérieure – et un nationalisme québécois ancré dans la culture et l’histoire de la majorité francophone du Québec, qui voudrait intégrer les immigrants à cette majorité, mais qui est toujours suspecté par le premier d’être au bord de la dérive xénophobique et d’entretenir des rapports compliqués avec la démocratie. Collision à double détente, pourrait-on dire. En effet, d’une part, la politique fédérale sur le multiculturalisme encourage explicitement les immigrants à conserver et à valoriser leurs cultures d’origine. Cette préservation n’est plus une décision individuelle au sens strict, mais elle est officialisée, institutionnalisée et financée par l’État canadien. La différence culturelle est posée comme quelque chose de central et de permanent, et non comme quelque chose qui tendra à s’estomper avec les années. Logiquement, l’immigrant l’interprète donc comme un encouragement à rester presque intégralement tel qu’il est à son arrivée. L’esprit de la loi est en effet que chaque Canadien, tel qu’il est, a droit à ce que soit éliminé tout obstacle qui restreindrait sa participation à la vie publique tel qu’il est. D’où, par exemple, les revendications pour des statuts d’exception au nom d’une religion, ou le combat contre l’obligation de fréquenter l’école française au Québec, perçue comme une entrave au désir, voire au « droit » d’être et de faire comme on veut. En face de cela, le Québec, encastré dans ce système politico-légal et lui-même englué dans une considérable
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confusion intellectuelle, s’échine à essayer d’intégrer les immigrants au fait français au nom de la protection du patrimoine linguistique et culturel d’un groupe majoritaire au Québec, mais minoritaire au Canada, à qui l’ordre juridique québécois reconnaît des droits collectifs, mais dont l’ordre juridique canadien ne reconnaît même pas l’existence. Confondant, vous dites ? Et, comme si ce n’était pas assez, le gouvernement du Québec dit au nouvel arrivant que la langue officielle ici est le français, alors que celui du Canada lui dit plutôt que le Canada est un pays bilingue. D’où cette désagréable impression ressentie par les immigrants d’être les otages d’un bras de fer entre Québec et Ottawa. De plus, à partir du moment où l’adoption de la Loi sur le multiculturalisme canadien en 1971 marquait la mise à mort législative et juridique du Canada comme entité biculturelle, la spécificité québécoise devenait celle d’une minorité culturelle au même titre que celle des ItaloCanadiens de Toronto ou des sino-Canadiens de Vancouver. Est-ce de la « fermeture » si un des deux peuples fondateurs du Canada y voit un déclassement collectif doublé d’une profonde injustice ? Une pièce écrite d’avance
La commission Bouchard-Taylor fut à cet égard une illustration à la puissance mille de tout ce qui vient d’être dit18.
18. Dans cette section, je reprends des pans importants de points de vue que j’ai exposés dans de nombreux courts textes d’opinion parus sous forme de chroniques hebdomadaires dans le Journal de Montréal tout au long des années 2007 et 2008. On retrouvera ceux-ci sur le site Internet Canoë et dans mon blogue dont l’adresse est http ://www. josephfacal.org/.
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Il est vrai qu’une confusion s’était installée. On amalgamait à tort certaines revendications complètement déraisonnables, auxquelles des directions d’établissements déboussolées consentirent sans y être obligées, et la notion juridique d’accommodement raisonnable, qui oblige une organisation à chercher un compromis dans les seuls cas où des droits fondamentaux sont compromis. Mais, très rapidement, une controverse que certains croyaient pouvoir circonscrire déboucha sur les questions autrement plus lourdes de l’identité nationale et des fondements du vivreensemble à l’ère du pluralisme identitaire. Avant et après le dépôt du rapport final, deux principales réactions circulaient dans les milieux favorablement disposés à l’idéologie multiculturaliste à propos des controverses qui conduisirent à la tenue même de cet exercice. Pour les uns, il s’agissait d’une tempête dans un verre d’eau, largement fabriquée autour d’événements isolés montés en épingle. Il n’y avait pas de vrai problème ou si peu. Pour les autres, la réaction des francophones de souche s’expliquait par leur manque d’ouverture, leurs préjugés, leur ignorance. C’était parfois dit plus subtilement, mais cela revenait à ça. Quand le rapport voit finalement le jour, les seuls ou presque qui le louangent d’entrée de jeu sont la formation d’extrême-gauche Québec solidaire, qui se dit féministe, mais qui accepterait une enseignante voilée devant nos enfants, quelques journalistes basés à Montréal qui célèbrent déjà à temps plein le pluralisme identitaire et des porte-parole de regroupements ethnoculturels. L’accueil est infiniment plus froid de la part de cette majorité francophone qui s’obstine à ne pas penser comme ses élites. Si l’on fait un effort pour rescaper ce qui peut l’être de ce rapport, on notera d’abord que les auteurs rappellent
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que le nombre d’immigrants que nous laissons entrer doit correspondre à notre capacité d’accueil, et que le Québec est déjà, depuis les années 1940, l’une des sociétés au monde qui reçoit le plus d’immigrants par habitant, ce qui n’est pas précisément un indice de fermeture. Ensuite, expliquent-ils, on ne peut raisonnablement demander aux Québécois francophones de se comporter comme une majorité confiante, alors qu’ils sont, dans les faits, une minorité au Canada, dont l’histoire est jalonnée d’épisodes douloureux. Enfin, les deux commissaires soulignent pourquoi le multiculturalisme à la canadienne est inadapté, selon eux, à la réalité québécoise : essentiellement parce qu’on trouve ici, contrairement au reste du Canada, un groupe francophone très majoritaire qui se soucie légitimement de l’avenir de sa langue et de sa culture. On cerna toutefois très rapidement les causes du profond malaise que l’on ressentait à la lecture d’un document dont on sentait pourtant que chaque ligne avait été pesée. Il y en avait trois essentiellement. D’abord, leur « explication » de la crise était essentiellement psychologique. La tourmente découlait surtout d’un dérapage médiatique, disaient-ils. Notre inquiétude n’était pas justifiée par les faits. Comme l’a joliment noté Jean-François Lisée, nous étions tous des « malades imaginaires19 ». Ensuite, leur conception des rôles de chacun dans le processus d’intégration ne manqua pas non plus d’étonner. L’immigrant arrive chez nous. Il veut se faire une place. La question est alors : qui doit changer le plus pour que son
19. J.-F. Lisée, « Les malades imaginaires », La Presse, 27 mai 2008.
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intégration se fasse ? Lui ou la société d’accueil ? C’est à la majorité qui le reçoit de faire le gros du chemin, nous dit le rapport, dans un renversement complet du devoir d’intégration tel qu’il est compris depuis des générations. Plutôt que de poser d’entrée de jeu qu’il y a ici une majorité forgée par 400 ans d’histoire, qui doit être le tronc d’un arbre que les immigrants viennent irriguer et enrichir de leurs apports, le rapport soutient que c’est cette majorité, fautive d’être comme elle est, qui est le principal obstacle à l’intégration des immigrants. Le rapport fait en effet reposer l’entière responsabilité de l’intégration sur les épaules de la majorité. Combien, parmi les 37 recommandations concrètes, demandent quelque chose de plus à l’immigrant ? Aucune. Il est vrai que, théoriquement, c’est la majorité qui fixe les règles de la vie collective. Mais il aurait fallu affirmer avec force que s’établir dans un nouveau pays, c’est accepter de laisser à l’entrée la partie de son bagage culturel la moins compatible avec les valeurs et coutumes de la société d’accueil ou, à tout le moins, ne pas s’attendre à ce que cette dernière se décentre pour l’accommoder. L’affaire du kirpan et plusieurs autres ont aussi montré les limites de la capacité de la majorité francophone du Québec à fixer les règles en droit canadien. Il faut dire que, quelques semaines auparavant, lors de l’une des audiences publiques de la commission, devant un homme plaidant très raisonnablement pour que les immigrants adoptent à terme nos us et coutumes, Gérard Bouchard s’était écrié : « S’adapter à nos us et coutumes, dites-vous ? Qu’est-ce qui va leur rester à eux comme culture qui va les différencier de la société d’accueil20 ? »
20. Cité par T.-I. Saulnier dans « Un devoir à refaire », L’Action nationale, septembre 2008, p. 80.
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Dans ce rapport, la culture du groupe francophone majoritaire n’est certes pas niée, mais elle n’est jamais posée comme le creuset d’une convergence fondamentale qui doit advenir. Elle n’est jamais non plus explicitement rattachée à cette tradition occidentale dont elle issue et qui est systématiquement dénigrée depuis des décennies par de larges franges des milieux multiculturalistes. Les seuls points d’ancrage proposés sont les chartes de droits, celle sur la langue française, et les divers énoncés de principes contre le racisme et la discrimination adoptés depuis une trentaine d’années par l’Assemblée nationale du Québec, comme si des documents de nature exclusivement juridique pouvaient être les seules balises d’une intégration authentique. Bref, pour le dire autrement, après avoir critiqué le multiculturalisme à la canadienne, les auteurs proposaient de lui substituer un « interculturalisme » dont on saisit mal en quoi il est autre chose qu’une mouture un tantinet plus québécoise de multiculturalime « trudeauiste », hormis pour le rappel que le français devait être la langue commune au Québec. Quelques jours après le dépôt du rapport, alors que les critiques acerbes fusaient de toutes parts, un des membres du comité-conseil de la commission, monsieur Daniel Weinstock, confirma qu’effectivement cet interculturalisme n’était rien d’autre que le multiculturalisme canadien additionné de la Charte de la langue française (communément appelée loi 101). Les critiques adressées au rapport n’étaient, disait-il, que les crispations identitaires de ceux dont la vision du multiculturalisme canadien était « caricaturale » et qui ne faisaient « pas suffisamment confiance au pouvoir d’intégration » des institutions québécoises21.
21. D. Weinstock, « Bouchard aurait dû s’y attendre », La Presse, 11 juin 2008.
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Comme le note fort justement Benoît Dubreuil, dans une telle perspective, les critiques des politiques d’intégration ne sont jamais des critiques des politiques d’intégration, mais toujours l’expression d’une attitude de peur et de repli, elle-même enracinée dans une incapacité à saisir la vertu et l’utilité des principes d’ouverture et de métissage22 .
Du coup, cela permet de faire semblant de répondre à la question qui vient spontanément : mais comment diable un modèle d’intégration si positif peut-il générer autant d’incompréhension et de mésentente ? Plusieurs firent remarquer à ce moment qu’il fallait avoir une bien courte mémoire pour s’étonner de la teneur générale d’un rapport dont les conclusions semblaient avoir été trouvées de longue date. Dès le début de sa démarche, Gérard Bouchard avait, rappelaient-ils, loué la « maturité » d’un groupe de jeunes réuni par l’Institut du Nouveau Monde qui ne voyait aucun problème à « accommoder » n’importe qui et n’importe quoi23. Fallait-il en comprendre que nous étions « immatures » si nous pensions autrement ? À cette époque, Gérard Bouchard se reprochait même de ne pas avoir assez contribué à « bâtir l’argumentaire24 » pour vaincre les résistances de ces « gens qui ne sont pas des intellectuels mais qui regardent les nouvelles à TVA ou à TQS, dans le meilleur des cas au Téléjournal25 ».
22. B. Dubreuil, « Pourquoi en savons-nous toujours si peu ? », L’Action nationale, octobre 2008, p. 40. 23. Cité par K. Gagnon, dans « Charest devrait rappeler Bouchard à l’ordre », La Presse, 25 août 2007. 24. Cité par A. Robitaille, dans « Bouchard à court d’arguments prodiversité », Le Devoir, 17 août 2007. 25. Ibid., p. A1.
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On se chargea aussi de nous remémorer la désormais célèbre page 177 de son Dialogue sur les pays neufs, publié conjointement avec Michel Lacombe en 1999, dans lequel il disait se représenter la « nation québécoise comme un assemblage de groupes ethniques : les Canadiens français ou Franco-Québécois, les autochtones, les AngloQuébécois, toutes les communautés culturelles26 », ce qui revenait, d’une part, à se représenter cette nation comme une mosaïque de groupes ethniques, ce qui est l’essence profonde du multiculturalisme canadien, et, d’autre part, à y relativiser nécessairement l’importance de ceux qui font que cette nation a des traits qui lui sont propres. Assurément, aucun peuple n’est parfait, et bien des choses au Québec pourraient certainement être mieux faites ou faites autrement. Mais tout le rapport dégageait une odeur très claire : la majorité n’est pas assez ouverte. Injuste, faux et blessant. Faut-il donc s’étonner ou même se plaindre de ce qu’un rapport entièrement construit sur un acte d’accusation à la fois subtil et radical à l’endroit de la majorité ait été si mal accueilli ? Dans Le Devoir du 10 juin 2008, alors que les coups pleuvaient sur son rapport, Gérard Bouchard voulut riposter à ses détracteurs : En définitive, la question est la suivante : si on rejette l’interculturalisme comme modèle de gestion des rapports interethniques au Québec, quelle formule démocratique reste-t-il pour assurer à la fois l’avenir de la francophonie québécoise et le respect de la diversité ? Où sont les contre-propositions réalistes et acceptables au regard du droit, de l’éthique publique et de nos traditions27 ?
26. G. Bouchard et M. Lacombe, Dialogue sur les pays neufs, Montréal, Boréal, 1999, p. 177. 27. L’article de Gérard Bouchard est paru dans Le Devoir du 10 juin 2008 sous le titre : « Gérard Bouchard répond à ses détracteurs ».
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Faisant encore une fois passer ce clone du multiculturalisme canadien qu’est son interculturalisme pour une nécessité, voire une fatalité, il soutenait au fond que la voie privilégiée spontanément par l’immense majorité de la population – c’est-à-dire l’affirmation décomplexée de sa culture à elle comme culture de convergence – est inacceptable et irréaliste. Il se refusait donc à faire le noble pari que celle-ci est assez forte, belle et riche pour attirer et rassembler. La messe était dite. Au fond, les deux aspects les plus positifs de la commission Bouchard-Taylor et de toute la discussion avant, pendant et après elle, furent de permettre à cette intelligentsia multiculturaliste de mesurer à quel point elle était totalement déconnectée d’un peuple qui ne pense pas du tout comme elle, en plus de nous faire voir l’ampleur du travail idéologique (et donc politique) auquel elle veut se livrer pour convertir le peuple à ses propres vues, qu’elle nous présente comme un progrès doublé d’une inévitabilité. Les élites multiculturalistes et le peuple
J’entends d’ici une objection. Est-ce à dire que les égarements, les démissions de la mémoire ou les volontés démiurgiques de l’intelligentsia pluraliste de « guérir » le peuple de sa fermeture en le rééduquant signifient forcément que tout ce qui sort de la bouche de ce dernier en matière de diversité culturelle est forcément juste ? Évidemment que non. Revenons un court instant à cette commission Bouchard-Taylor. Évidemment que des dérapages sont inévitables quand on donne la parole à quiconque veut la prendre. Mais, pendant les audiences publiques, les propos carrément racistes et totalement inacceptables y furent très
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minoritaires. Cela n’empêcha pas les propagandistes du multiculturalisme à la canadienne de jouer les vierges offensées. Quelques propos déplacés firent dire à ces arbitres de la pensée correcte qu’il n’aurait pas fallu « ouvrir cette boîte de Pandore », qu’ils ne reconnaissent plus « leur » Québec, ou alors ils prenaient un air grave pour nous dire leur « inquiétude ». On échappe difficilement à l’impression que ce qui les heurtait vraiment, ce n’était pas seulement que le peuple ne disait pas ce qu’ils voulaient entendre, même quand son propos n’avait rien de raciste. C’était le fait même que le peuple prenne la parole, même s’ils ne l’avoueront jamais. C’est que le peuple, par définition, ne pouvait rien avoir à dire de vraiment intéressant sur ces questions qu’ils ne sachent déjà, et que ces graves et délicates questions devaient être laissées aux sages qui s’y connaissent vraiment. Eux-mêmes. Eux seuls détiennent le monopole de la parole autorisée. Eux seuls peuvent vraiment parler. Ce n’est donc pas seulement que le peuple a tort. C’est qu’il est futile, voire dangereux de le laisser s’exprimer autrement qu’en votant aux quatre ans. Il devrait se taire ou ne parler que pour se dire d’accord avec eux. L’épisode du « code de vie » d’Hérouxville, qui faisait effectivement sourire, fut fabuleusement révélateur à cet égard. Au fond, nos élites multiculturalistes furent à la fois confortées et choquées par Hérouxville. Confortées, parce qu’elles y virent un symbole de ce Québec « profond » qu’elles méprisaient d’avance et qui les conforta dans leurs convictions. Choquées, parce que le peuple refusait le rôle qu’on lui réserve habituellement : se taire ou ne parler que pour endosser. Impardonnable crime de lèse-majesté intellectuel.
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Il faut dire que, dans la réalité, ici comme ailleurs, le multiculturalisme se divise en deux univers qui ne se fréquentent pas. D’un côté, le multiculturalisme des privilégiés : les restaurants ethniques, les beaux voyages dans des contrées exotiques, et la fréquentation du distingué médecin libanais et de l’intéressant sociologue chilien. Bref, le multiculturalisme de ceux qui ont les moyens de n’en voir que les bons côtés. D’un autre côté, le multiculturalisme des pauvres des centres urbains : ceux qui n’ont pas les moyens de choisir leur lieu de résidence, qui côtoient la violence, la misère, les horizons bouchés, et qui ont le sentiment d’être peu à peu dépossédés du quartier où ils ont grandi. Un troisième univers social, un peu en retrait, est celui de la population de l’extérieur des grandes zones métropolitaines, demeurée généralement plus homogène sur le plan culturel, qui sent bien qu’une bonne part de l’élite intellectuelle la regarde de haut parce qu’elle ne partage pas son enthousiasme devant des mutations auxquelles elle doit obtempérer sans mot dire. Devinez qui fait toujours la morale à qui ? Affirmer notre culture nationale
On s’attendrait pourtant à des arguments plus convaincants de la part de gens dont le métier est de nous éclairer. Par exemple, vouloir contrer le vieillissement du Québec par l’immigration est une insulte à l’intelligence tant il faudrait augmenter le nombre d’entrées pour que cela ralentisse vraiment la progression de l’âge moyen. Si le redressement démographique est le but visé, faire des enfants est la seule vraie manière d’y arriver.
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Contrer le dépeuplement des régions par l’immigration, autre bêtise fréquemment entendue, c’est s’imaginer que les immigrants – hormis bien sûr ceux qui viennent y occuper des emplois extrêmement spécialisés – auront un comportement différent de celui des francophones qui émigrent vers les pôles urbains parce que c’est là que se trouvent les occasions économiques. Ce n’est pas non plus diviser les immigrants en bons ou mauvais que de dire que les immigrants qui venaient jadis d’Europe ou d’Amérique latine provenaient de pays dont les us et coutumes avaient beaucoup en commun avec le Québec. Ces bassins de recrutement se sont taris maintenant que ces pays offrent aux leurs des raisons de rester chez eux. Le Québec reçoit aujourd’hui des immigrants qui viennent de pays où règnent des croyances religieuses et des valeurs, notamment sur la place de la femme, très éloignées de celles des Québécois. Des politiques d’intégration qui fonctionnaient jadis pour certaines communautés fonctionnent aujourd’hui beaucoup moins pour d’autres, dont certaines sont d’ailleurs infiltrées par des intégristes qui misent sur notre tolérance naïve et nos propres lois pour avancer un programme politico-religieux qui, lui, n’a rien de tolérant. Un épisode me revient en mémoire à propos de la question précise de l’intégrisme religieux. À l’été 2008, j’écrivis deux articles pour saluer la décision d’un tribunal français de refuser la citoyenneté française à une jeune Marocaine qui avait épousé au Maroc un Français d’origine maghrébine28. Une fois installée en France, à la demande de
28. Voir J. Facal, « La France debout », Journal de Montréal, 23 juillet 2008, et « L’assimilation », Journal de Montréal, 30 juillet 2008.
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son mari, la jeune femme se mit à porter le voile islamique intégral, en plus de vivre dans une réclusion à peu près complète. Comprenez bien : elle ne le portait pas au Maroc. Le jugement invoqua son mode de vie « incompatible avec les valeurs essentielles » de la France. La citoyenneté lui avait déjà été refusée en 2004 pour « défaut d’assimilation ». La gauche et la droite se dirent d’accord avec le jugement. Les musulmans modérés également. Affaire classée. Une telle démonstration de lucidité et de respect de soi, notais-je, serait impensable au Canada. Non seulement nos lois interdiraient à nos tribunaux d’aller dans cette direction, mais l’intelligentsia multiculturaliste se chargerait également de nous dire tout le mal qu’il faut penser des « frileux » qui oseraient suggérer une telle chose chez nous, ou plaiderait plus subtilement pour la « compréhension ». Et tous ceux qui, dans leur for intérieur, l’estiment raisonnable se tairaient. Dans une superbe illustration du mode de raisonnement de l’idéologie multiculturaliste, on me fit valoir qu’il était bon que le Canada n’emprunte pas cette voie car cette attitude des pouvoirs publics nuisait à l’intégration au lieu de la favoriser. Or, le port du voile est lui-même un message qui dit : je refuse de me joindre à vous. Il est une façon de nous dire que les valeurs pour lesquelles nos ancêtres ont combattu sont mauvaises et que l’intégriste entend les combattre après que nous lui eussions ouvert notre porte. Qu’est-ce que cela m’enlève à moi ?, me demanda-ton aussi. Justement la possibilité d’interagir avec cette femme, donc littéralement de faire société.
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Voyez d’ailleurs la perversité de l’argument selon lequel ce genre de fermeté de la part du législateur maintiendrait cette femme dans l’isolement. La vérité est que plus il y aura des femmes en burqa qui seront socialement « acceptées », plus les pressions seront fortes sur les femmes musulmanes qui la refusent pour qu’elles rentrent dans le rang. La plus belle illustration des visées politiques derrière la burqa est que la jeune femme ne s’est mise à la porter qu’une fois arrivée en France. La diabolisation du modèle français d’intégration, dont je ne prétends pas qu’il soit parfait, mais dont la manière qu’il a de traiter les questions religieuses n’a rien à voir avec les problèmes économiques et sociaux des banlieues françaises, est d’ailleurs un leitmotiv de l’idéologie multiculturaliste canadienne. Au passage, on comprend aussi mieux l’hostilité avec laquelle furent reçus, dans le monde intellectuel, les travaux d’un Charles Tilly ou d’un Robert Putnam, qui mettent en lumière que la coopération sociale nécessite la confiance réciproque, et que celles-ci sont évidemment minées quand l’isolement et la non-intégration fragmentent l’espace public et judiciarisent la vie politique, comme c’est particulièrement le cas au Canada29. Une autre opinion fort répandue au sein de l’intelligentsia multiculturaliste est aussi que les identités nationales sont aujourd’hui en régression ou, si elles ne le sont pas, qu’il serait bon qu’elles le soient. La mondialisation, les progrès de l’éducation, une meilleure connaissance de ceux qui ne sont pas comme nous, le fait que chacun d’entre nous puisse être porteur d’identités multiples, tout cela, dit-on, construit un monde constitué de grands ensembles
29. Voir notamment R. Putnam, Making Democracy Work, Princeton, Princeton University Press, 1993, et Ch. Tilly, Identities, Boundaries and Social Ties, Boulder (Colorado), Paradigm Press, 2005.
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régionaux et des sociétés où l’on devra tabler, pour reprendre le cliché, « sur-ce-qui-nous-unit-et-non-ce-qui-nousdistingue ». Ce n’est pas entièrement faux. Quand on regarde la planète, il est cependant difficile de conclure à un recul des identités nationales. Les forces qui valorisent ce qui distingue les peuples les uns des autres sont au moins aussi fortes que celles qui les poussent à la convergence. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, il y avait 23 pays en Europe. Il y en a aujourd’hui 50. Et après les Kosovars qui n’avaient aucune envie d’être Serbes, voici que les Ossètes et les Abkhazes n’ont aucune intention de rester Géorgiens. Les Basques, les Catalans, les Écossais, les Wallons, les Flamands et des dizaines d’autres dans l’exURSS, sur d’autres continents aussi, s’obstinent à vouloir rester eux-mêmes, voire à penser qu’avoir leur propre État n’est pas du tout une idée dépassée. Le sentiment national demeure increvable et sera à l’évidence, que cela plaise ou non, l’une des forces motrices du monde de demain. Et c’est quand on force la cohabitation de gens qui ne se sentent rien en commun qu’on s’achète de graves troubles sociaux. L’Union européenne, qui a du bon et du moins bon, est souvent citée à titre d’exemple le plus avancé de cette évolution vers un monde où les identités nationales seront moins importantes. Mais il est fascinant de voir à quel point elle est, pour l’essentiel, un dada des politiciens, des fonctionnaires, des journalistes et des intellectuels. Eux sont évidemment persuadés de savoir ce qui est bon pour le peuple qui, lui, se sent plus profondément Français, Suisse ou Italien que jamais. Ce n’est pourtant pas faute d’efforts pour le convertir : on me faisait remarquer que l’Europe est partout tapis-
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sée de drapeaux européens que personne ne salue et s’est dotée d’un hymne que personne ne fredonne. Ironie suprême, la capitale européenne, Bruxelles, est en plein cœur d’un pays, la Belgique, au bord de l’éclatement. Certes, le sentiment national évolue et se transforme. Une nation n’est jamais figée. Être Québécois ne signifie pas la même chose aujourd’hui que jadis et signifiera autre chose dans le futur, et personne dans le Québec d’aujourd’hui ne propose sérieusement d’arrêter le temps. La vitalité d’une nation ne réside pas dans la protection frileuse d’une fausse pureté originale, mais dans sa capacité d’intégration autour de valeurs communes. Mais, pour être fortes, ces valeurs doivent être ancrées dans l’histoire et la culture de la société d’accueil, dans son passé, son présent et l’avenir qu’elle souhaite se dessiner. Si on veut sérieusement faire ce pont entre la tradition et la modernité, il est parfaitement utopique de penser que des principes juridiques abstraits et qui font la part belle aux droits individuels suffiront à cimenter un vivreensemble fraternel et une authentique communauté nationale. Toute cette confusion est aussi en partie l’une des conséquences de l’ignorance abyssale de notre propre histoire dans laquelle s’enfonce peu à peu toute la société québécoise. Non seulement on s’enlève alors notre principale raison d’être fiers de ce que nous sommes, mais on se prive aussi des seuls points de repère qui permettent à une société de déterminer à partir de quoi et jusqu’où s’ouvrir à la diversité. Les immigrants eux-mêmes ne savent plus dès lors à quoi ils sont invités à se joindre et ils restent repliés sur leurs droits individuels et leurs communautés d’origine.
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Évidemment, nous examinons tous ces questions à travers le prisme de nos propres valeurs et de nos expériences passées. Je nous revois encore – mon père, ma mère et moi – arrivant au Québec en 1970. Mes parents savaient que rien ne serait facile. Qu’on me pardonne de rappeler tout simplement que personne ne les obligeait à venir ici. Il ne leur serait même pas venu l’idée de demander à la société qui les accueillait de changer pour les accommoder. Il allait de soi que c’était à eux de le faire. Mais, évidemment, c’était avant que les sociétés occidentales soient rongées de l’intérieur par le sentiment de culpabilité, la mauvaise conscience, le relativisme et la sacralisation des droits individuels. La vérité est que, partout en Occident, le modèle multiculturaliste de gestion de la diversité est en crise. Les Québécois sont évidemment loin d’être parfaits, mais, si l’on regarde les abominables dérapages survenus ailleurs, ils n’ont pas, globalement, à avoir honte d’eux-mêmes ni à accepter de recevoir de quiconque de continuelles leçons d’ouverture et de tolérance. Il y a certes de la xénophobie et du racisme au Québec, mais j’attends encore qu’on me montre une société ouverte à l’immigration où il y en a moins qu’ici. Depuis quatre cents ans, les francophones du Québec accueillent avec une admirable générosité des étrangers et acceptent aussi que des communautés établies ici depuis longtemps, comme les juifs hassidiques, puissent préserver certaines coutumes ancestrales. Ce n’est pas la diversité ethnique en soi qui est un problème dans le Québec d’aujourd’hui. C’est d’abord notre réticence à affirmer qu’il est parfaitement normal que les Québécois soient attachés à leurs traditions et à leurs valeurs, et qu’ils fixent clairement les règles du jeu. Encore faut-il que ces derniers s’affranchissent d’un certain nombre d’équivoques,
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affirment intégralement leur identité nationale et se respectent eux-mêmes afin d’être respectés par autrui. Et s’il ne faut pas inventer de toutes pièces une nouvelle culture publique, c’est parce que nous en avons déjà une, issue d’une communauté d’histoire et de mémoire, qu’elle vaut la peine d’être défendue, qu’elle n’est pas figée et se renouvelle d’elle-même continuellement, et que c’est plutôt aux nouveaux arrivants et aux nouvelles générations de s’y joindre en nous assurant qu’elle est connue, protégée et transmise correctement.
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Nation et religion : la liberté de conscience et le bien commun Thomas De Koninck
L
a liberté de religion est un des aspects essentiels de la liberté de conscience, qui est le fait de toute personne et la pierre angulaire des droits humains. C’est ce que je voudrais explorer succinctement dans les lignes qui suivent. Rappels
Selon Dante, « le plus grand don que Dieu dans sa largesse fit en créant, le plus conforme à sa bonté, celui auquel il accorde le plus de prix, fut la liberté de la volonté : les créatures intelligentes, toutes et elles seules, en furent et en sont dotées1. » La liberté, en bref, résumerait l’essentiel en ce qui nous concerne, ses deux composantes principales étant l’intelligence et la volonté, toutes deux immenses, comme nous le révèle d’ailleurs l’expérience interne de penser et de vouloir.
1. Dante, La Divine comédie. Le Paradis, chant V, 19-24 (trad. Alexandre Masseron), Paris, Albin Michel, 1950.
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On retrouve ces deux composantes, à toutes fins utiles, dans la définition qui « domine toute l’histoire de la notion de personne » (Paul Ladrière), celle de Boèce (environ 480 à 525 de notre ère) : « substance individuelle de nature raisonnable2 ». La manière à la fois la plus simple et la plus accessible de voir ce lien entre les notions de personne et de liberté, c’est la notion de causalité telle qu’elle est reflétée dans le langage ordinaire d’abord. Le mot grec aitia, « cause », a pour premier sens celui de « responsabilité », d’« imputation » comme dans une accusation ; le mot latin causa connaît une évolution analogue et désigne d’emblée un procès : les mots accuser, excuser, récuser en portent encore les traces. Si je vous traîne en justice pour vous faire un procès, c’est que je vous juge responsable de (ayant à « répondre de ») quelque chose ; je vous reconnais ipso facto comme personne : on ne saurait faire un procès à un être qui ne peut d’aucune façon répondre de ses actes. « [...] Traiter un individu comme une personne, c’est le considérer comme responsable de ses actes devant les tribunaux, au sens littéral ou figuré, de la loi ou de la morale – ou même, pour certains, devant les tribunaux du jugement divin » (Alan Montefiore). John Locke n’aura donc pas tort, à cet égard, de voir dans le terme « personne » un « terme de tribunal » (forensic)3. La perception de l’inhumain n’est possible qu’à partir du vif sentiment de son opposé, de ce qu’on a appelé le sens de l’humain. Quand je reconnais l’humanité d’autrui,
2. Naturae rationabilis individua substantia (Contra Eutychen et Nestorium, c. III, PL 64, 1343). Cf. Paul Ladrière, La notion de personne, héritière d’une longue tradition, dans Biomédecine et devenir de la personne, Simone Novaes (dir.), Paris, Seuil, 1991, p. 27-85, 49 ; cf. 47-51. 3. Cf. Alan Montefiore, dans Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Monique Canto-Sperber (dir.), Paris, PUF, 1996, p. 691 a.
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je le fais grâce à une connaissance antérieure de cette humanité qui ne peut être au bout du compte que celle que j’ai de ma propre humanité. Le mot latin persona signifie en premier lieu « masque de théâtre », le mot grec correspondant, prosôpon, signifie premièrement la « face », le « visage », ce qui est donné au regard de l’autre, puis aussi « masque ». Viendront ensuite naturellement d’autres sens, désignant le personnage, le rôle qu’il joue et l’acteur qui joue ce rôle. Ces mots ne désigneront que plus tard celui ou celle qui parle, pour ainsi dire, derrière le masque, la personne au sens qui nous est familier. Cette évolution de sens est tout à fait naturelle car nous ne voyons jamais de nos yeux corporels la personne, mais toujours un masque, un visage demeurant du reste souvent énigmatique, que chacune ou chacun compose plus ou moins délibérément. Mais alors, comment parvient-on à la personne au sens plus profond ? Lorsqu’il est conscient, l’esprit humain est immédiatement présent à soi. Mais je ne puis être présent à autrui de la même manière qu’à moi-même. Comme le déclarait Fichte, « je ne peux pas du tout être immédiatement conscient d’une liberté en dehors de moi ». La question est à vrai dire : « Comment l’être humain en vient-il à assumer et à reconnaître qu’il existe des êtres rationnels semblables à lui en dehors de lui, puisque de tels êtres ne sont pas immédiatement ou directement donnés ou présents en sa pure conscience de soi ? » S’agissant de liberté, Fichte faisait observer en outre que la conscience de ma propre liberté n’appartient pas à la sphère de la conscience immédiate mais bien plutôt à celle de la clarification de la conscience complète. Elle n’est d’abord qu’implicite, et s’explicite par la médiation intersubjective : essentiellement dans la prise de conscience du fait que ma liberté limite celle d’autrui et réciproquement.
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Bref, j’en viens à connaître autrui en le reconnaissant et en le traitant avec le respect dû à sa liberté, c’est-à-dire en reconnaissant que sa liberté limite la mienne. La question de l’autre se confond presque avec celle du droit4. Comme l’écrit Walter Schulz, « une des intuitions les plus profondes de Fichte est d’avoir su expliquer que, d’un point de vue théorique et abstrait, autrui peut, au même titre que le monde des objets, être nié par moi en tant que sujet conscient de soi, et que seul l’aspect moral m’en empêche en m’invitant (auffordert) à me limiter par rapport à autrui et ainsi à le reconnaître5 ». Il reste que ce n’est initialement que grâce à l’accès intérieur à moi-même que je le reconnais. On dit bien, et pour cause, re-connaître. Une personne est un être qui pense, sent, aime, comme nous. Nous savons par conséquent tous on ne peut mieux ce qu’est une personne, par l’expérience que nous avons de vivre la vie de personnes. Nous voilà au cœur même de l’éthique, la connaissance de soi. « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen », déclare avec justesse l’impératif kantien. Barbare est ainsi avant tout celui ou celle qui est pervers au point de méconnaître autant sa propre humanité que celle des autres. Tout le problème est qu’il ne sait pas qu’il l’ignore. « En quoi consiste la barbarie, demandait Goethe,
4. J. G. Fichte, Über die Bestimmung des Gelehrten (1794), dans Werke, I. H. Fichte (ed.), Berlin, Walter de Gruyter, 1971 (réimpression de l’édition de 1845-1846), VI, 305 et 302. Sur tout ceci voir l’excellente étude de Robert R. Williams, Recognition. Fichte and Hegel on the Other, New York, SUNY Press, 1992, p. 49 sq. 5. Walter Schulz, Philosophie in der veränderten Welt, Stuttgart, KlettCotta, 1972, p. 725.
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sinon précisément en ce qu’elle méconnaît ce qui excelle6 ? » Le sens de l’humain est dès lors donné par la conscience morale, par cette exigence de nous-mêmes à l’égard de nous-mêmes qui nous fait pressentir qu’en causant injustement un tort à autrui c’est immédiatement à nous-mêmes que nous faisons du tort. C’était là la portée de la thèse défendue par Socrate (dans le Gorgias de Platon) selon laquelle il vaut mieux subir une injustice qu’en commettre une. Il est aisé de voir que droit implique devoir, puisqu’ils sont comme l’envers et l’endroit d’une même réalité. Si une chose vous est due, il s’ensuit que c’est pour d’autres un devoir, une obligation de vous la rendre ; de même que pour vous-même ce qui est dû à d’autres. Voici qu’apparaît clairement la relation à autrui. Nous voilà en fait déjà au cœur de la justice, qui se distingue de l’amitié par le fait que, dans la justice, l’autre est en quelque sorte séparé ; si j’éprouve pour vous de l’amitié, voire simplement une sympathie naturelle, les gestes qui en résulteront ne seront pas le fait de la justice comme telle. La justice se vérifie plutôt dans la reconnaissance d’une dette, d’un dû, à l’égard de l’autre comme autre. Sa grandeur se vérifie le plus clairement dans les cas où l’altérité est la plus prononcée : plus l’autre est loin de moi, moins j’ai d’affinité avec lui, plus le devoir à son endroit relèvera de la justice proprement dite. Toutes les manières d’éliminer pratiquement autrui parti cipent de l’injustice : ainsi les multiples formes d’intolérance et de discrimination : racisme, sexisme, fanatisme prétendument religieux, etc. ; il en est de subtiles, telles la
6. Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, op. cit., p. 295 (AK IV, 429) ; et Goethes Gespräche mit Eckermann, II, 22 März 1831, Wiesbaden, Insel-Verlag, 1955, p. 455 ; trad. Jean Chuzeville, Paris, Gallimard, 1949, p. 345.
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calomnie, la médisance, le « meurtre civil » (détruire sa réputation), et le reste7. Telle est aussi bien la signification de la règle universelle, dite d’or : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse » (Entretiens de Confucius, XV, 23) ; « Faites aux autres ce que vous voudriez qu’ils vous fassent » (Matthieu, 7, 12). Il y a là une expression de la solidarité humaine la plus fondamentale. Or le sol de cette solidarité est précisément la conscience, par laquelle « l’homme luimême, l’individu humain, devient l’universel, devient une totalité de sens ». Car, comme l’explique lumineusement Robert Spaemann, « parler de la conscience revient à parler de la dignité de l’homme. Cela revient à parler de ce que l’homme n’est pas un cas d’une entité universelle, un exemplaire au sein d’une espèce, mais que chaque individu est lui-même, en tant qu’individu, une totalité, qu’il est luimême déjà “l’universel”8. » Le développement de la conscience a cependant besoin de l’aide d’autrui. On voit très distinctement chez les enfants qu’il y a en tout être humain une disposition de la conscience, une capacité de discerner entre le bien et le mal. Comme le rappelle Spaemann, « ils ont un sens très développé de la justice. Ils sont indignés lorsqu’ils voient que la justice n’est pas respectée. Ils possèdent un sens de ce que sont les notes justes et les notes fausses, la bonté et la sincérité ; mais, s’ils ne voient pas ces valeurs incarnées dans une autorité, cet organe s’atrophie. » Les mots, les paroles sont pour eux le médium de la transparence et de la vérité.
7. Sur « l’invention du sujet de droit » et sur la position de Leibniz en particulier qui fait reposer sa théorie du droit sur l’amour, voir Yves Charles Zarka, L’autre voie de la subjectivité, Paris, Beauchesne, 2000. 8. Robert Spaemann, Notions fondamentales de morale, trad. Stéphane Robillard, Paris, Flammarion, 1999, p. 92 et 90.
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Mais pour peu qu’ils découvrent l’utilité de mentir, voire le mensonge chez les adultes, cet éclat disparaît petit à petit et des formes atrophiées de la conscience se développent. Ici encore les médias aggravent la situation. Huxley conseillait avec humour et profondeur à la fois qu’il faudrait leur enseigner « l’art de la dissociation », afin de les prémunir contre les amalgames publicitaires et les fausses associations du politiquement correct ; leur faire voir, par exemple, qu’il n’y a guère de rapport entre une jolie femme et les mérites d’un dentifrice, puis, à des niveaux plus profonds, aucun lien nécessaire non plus entre la grandeur de la politique ou de la religion et la guerre. C’est une autre manière de redire combien est essentiel le développement du sens critique, du jugement, le mieux servi ici sans doute par les disciplines qui contribuent à aiguiser l’esprit, à lui donner de la précision, de la clarté, en enseignant à « abstraire, comparer, analyser, diviser, définir, et raisonner, correctement 9 » (Newman) ? Le recours au dialogue présuppose la liberté des interlocuteurs, la capacité d’infléchir le jugement d’autrui, comme celle de laisser infléchir le sien, en vue du bien commun. Il y a pathologie politique lorsque des régimes suscitent des fatalismes défaitistes, invitant à une acceptation résignée d’un destin qu’on ne saurait mettre en cause – autre trait classique des tyrannies relevé plus haut. Comme l’a fait observer John R. Saul, il n’y a pas de démocratie, pas de vote, pas de choix, pas de citoyens, si tout est contrôlé par des forces économiques inéluctables, si le monde est vu comme constitué d’individus atomiques, de plus en plus détachés de toute collectivité, esclaves de la rapacité de quelques-uns. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner
9. Ibid., p. 98 ; Aldous Huxley, Ends and Means, London, Chatto & Windus, 1937, p. 217 sq. ; John Henry Newman, The Idea of a University (ed. I. T. Ker), Oxford, 1976, p. 272-273.
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de la coïncidence curieuse, constatée par Habermas, d’un sentiment d’impuissance politique avec le soi-disant triomphe planétaire de la démocratie. À quoi s’ajoute le paradoxe suivant, que rapporte Federico Mayor : « Plus le monde se globalise et plus il s’individualise et se fragmente. En réalité, c’est justement parce qu’il se mondialise qu’il s’atomise à vue d’œil : car dans un marché qui devient global, la fragmentation, loin de comporter des sanctions, est profitable, et les institutions médiatrices qui fondaient le lien social – la nation, le travail, la famille et l’école – sont en proie à un processus de dissociation10. » « Deviens ce que tu es », le précepte dérivé de Pindare, veut dire qu’on est appelé à constituer soi-même son propre « séjour » (êthos), son propre être en ce sens, qui revêt ainsi la dignité d’une fin qu’on est invité à se donner, à la hauteur des trésors reçus en héritage. La vertu est une « force » (virtus), une « excellence » (aretê), telle ou telle virtualité portée à son sommet. Dans le flux de la vie, la vertu donne un être, une identité ferme, qu’incarne bien la vertu de force ou de courage. L’acquisition de la vertu, d’un « sens des valeurs », peut dès lors se décrire comme une naissance continuelle à soi : « elle est le résultat d’un choix libre, et nous sommes ainsi en un sens nos propres parents » (Grégoire de Nysse) ; Aristote parlait de l’homme comme « principe et générateur de ses actions11 ». Qui peut plus peut moins – virtus ultimum potentiae –, dit la maxime, la vertu est l’extrême, le point culminant de la potentialité, qui par conséquent révèle le mieux cette dernière. Les Jeux olympiques nous permettent d’éva
10. Jürgen Habermas, Après l’État-nation, Fayard, 2000, p. 77 ; John Saul, dans http ://www.abc.net.au/specials/saul/fulltext.htm ; Federico Mayor, Un monde nouveau, Paris, Unesco, Éditions Odile Jacob, 1999, p. 453. 11. Grégoire de Nysse, Vie de Moïse, II, 3 ; Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 7, 1113 b 18.
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luer la pleine mesure des capacités humaines au niveau du corps principalement. Les défis moraux de même, mais en ce qui concerne cette fois davantage l’être humain comme tel. En ce sens, on peut donner raison à Kant d’avoir insisté qu’il y a dignité humaine quand il y a vertu. Il n’empêche que cette excellence manifeste une capacité sans laquelle elle ne pourrait jamais être réalisée : rien ne vient de rien ; c’est l’humaine nature qui est ainsi portée à un achèvement et manifestée. Une autre excellente manière de décrire la conscience est d’évoquer la nécessité d’un accord avec soi. Ainsi que l’a bien marqué Hannah Arendt, « ce principe d’accord avec soi-même est très ancien. Il fut, en fait, découvert par Socrate, dont la doctrine centrale, telle qu’elle fut formulée par Platon, est contenue dans la phrase : “Comme je suis un, il vaut mieux pour moi être en désaccord avec le monde entier qu’être en désaccord avec moi-même” [Gorgias, 482 c]. » Cet accord, c’est l’accord avec la conscience. La « totalité de sens » dont je viens de parler en citant Robert Spaemann ressort bien à nouveau du fait que, comme l’écrit encore Hannah Arendt, « le voleur, par exemple, est en fait en contradiction avec lui-même, car il ne peut vouloir que le principe de son action, voler ce qui appartient à autrui, devienne une loi générale ; une telle loi le priverait instantanément de sa propre acquisition12 ». La liberté la plus exigeante
Or tout cela présuppose la liberté. Il est facile, au niveau du discours, de nier jusqu’à l’existence de la liberté, la qualifiant de leurre, d’illusion et le reste, faisant état, par exemple, des multiples formes de
12. Hannah Arendt, La crise de la culture, trad. sous la direction de Patrick Lévy, Paris, Gallimard, « Folio », 1972, p. 281.
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déterminismes auxquels nous somme sujets, pulsions inconscientes, conditionnements sociaux, biologiques, etc., à l’instar de ceux que Paul Ricœur a le premier appelés les « maîtres du soupçon », Marx, Nietzsche et Freud. Ces déterminismes sont indéniables et réduisent sans aucun doute l’espace de liberté dont nous disposons. Et pourtant, songez un instant à ce que vous perdriez si on vous enlevait tout d’un coup votre liberté personnelle. Nous sentons bien tous, en réalité, combien ardemment, farouchement même, nous pouvons tenir à notre propre liberté. La question de la liberté soulève d’emblée celle de ses contraires : esclavages et servitudes diverses, contraintes externes ou internes, nécessité, destin, contingence, violence. Elle est en même temps au cœur de l’éthique, comme nous venons de l’entrevoir : action, volonté, pouvoir du bien et du mal, vertus et vices, droit ; justice, amitié, bonheur humain, dignité de la personne, angoisse, tout cela n’a pas de sens sans elle. Elle est au cœur du politique pour les mêmes raisons, mais aussi parce qu’elle définit, positivement ou négativement, les rapports entre l’individu et l’État. Cependant que les sciences mettent à nu des déterminismes insoupçonnés – tels « l’inconscient psychanalytique », « l’inconscient linguistique » et « l’inconscient sociologique », par exemple, la pensée politique contemporaine s’emploie à établir les libertés fondamentales et à les préciser. Parmi ces dernières, la plus fondamentale de toutes, c’est la liberté religieuse, puisqu’il s’agit alors du droit d’obéir aux options reconnues par chacune et chacun en son for intérieur comme les plus fondamentales. Ce que je voudrais esquisser à présent, c’est à quel point cette liberté est toutefois exigeante.
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Certes la liberté proprement dite est toujours exigeante. Elle implique en effet qu’on s’appartienne, et s’oppose dès lors à toutes les servitudes, non la moindre d’entre lesquelles est l’ignorance. Le mot de Condorcet est juste : « Il n’y a pas de liberté pour l’ignorant. » La pire des ignorances étant, faut-il l’ajouter, l’ignorance de soi, si bien représentée dès l’Antiquité par la figure d’Œdipe, entre autres. Les grands tragiques grecs, surtout Euripide, mais déjà Homère avant eux – « Patience, mon cœur », déclare Ulysse (Odyssée, XX, début) – ont admirablement dépeint l’esclavage auquel peuvent réduire les passions, et toute la portée dès lors d’une juste connaissance de soi. Être libre, dit-on, c’est pouvoir faire ce qu’on veut. Mais que veut-on au juste ? Qu’est-ce que la « vie bonne » ? Qu’est-ce que la « vie bonne » pour moi ? Qui suis-je ? À moins d’être endormis en plein jour – comme le sont la plupart des humains selon le grand Héraclite – ou d’être « doublement ignorants », selon la juste formule de Platon, nous nous découvrons ainsi comme des questions pour nous-mêmes, comme des réalités à être, non toutes faites, dont nous portons la responsabilité. La problématique éthique vient du désir profond d’une réalisation profonde de soi qu’on a en charge d’assumer par soi-même, dans son action ou, si l’on veut, du sens de la responsabilité de l’être qu’on se donne en agissant, comme nous le disions. Elle vient du poids de la liberté. Il n’empêche que la médiation la plus significative, la plus décisive, la plus chargée de potentialités mais aussi de périls, c’est, pour chaque liberté, celle des autres libertés. Le domaine des relations humaines est, par excellence, quoique non de façon exclusive, le lieu de l’éthique. Comment surmonter tout ce qui s’oppose à l’émergence des libertés ? La médiation du droit est ce qui donne ici à l’éthique sa figure concrète au sein du politique.
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C’est ainsi que s’impose, on le voit, s’agissant de liberté religieuse, le principe de la laïcité de l’État. Car justement il appartient à l’État de veiller à ce que la liberté des consciences soit respectée par tous les citoyens. La laïcité de l’État est ce qui garantit ma liberté religieuse à l’endroit de l’État lui-même et de ses citoyens. Ce principe est essentiel afin que soit pleinement respectée la liberté de tous en ce qu’elle a de plus fondamental, les options premières de toute vie humaine, que Husserl appelait « les questions les plus brûlantes », à savoir « les questions qui portent sur le sens ou l’absence de sens de toute cette existence humaine13 ». Le mot si juste de Condorcet, que je viens de citer – « il n’y a pas de liberté pour l’ignorant » – s’applique à neuf, on ne peut mieux, ici encore. Ce serait se moquer de la liberté humaine au plus profond d’elle-même, par conséquent, que d’exclure l’interrogation constante eu égard aux questions ultimes. La perspective de cette authentique réalisation de soi qui vient du poids de la liberté, comme nous le disions, entraîne en somme une exigence de vérité, de la part de toutes et tous, que l’on se considère athée, agnostique ou croyant. Elle implique qu’on peut toujours renoncer à une position et en adopter une autre, en fonction de ce que l’on juge vrai. La liberté doit, en bref, demeurer ouverte en permanence au questionnement. Il me semble que c’est dans cette perspective dynamique d’une tâche que les exigences du présent ne cessent de convoquer qu’il faut désormais voir de plus en plus nettement la place de la liberté, et plus spécifiquement de la liberté religieuse, en nos sociétés.
13. Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. Gérard Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 10.
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Conséquences de la liberté des consciences
Qui d’autre que la société civile pourrait protéger la liberté des consciences ? À qui revient-il, par exemple, d’accorder publiquement et pratiquement la priorité du droit des parents en matière d’éducation ? Le pluralisme, qui est une rançon de la liberté, est intimement lié à la priorité de ce droit. La société civile ne peut méconnaître ni ce droit ni sa priorité sans détruire la famille, sans faire violence à la liberté des consciences d’où découle en pratique la diversité des croyances. Le respect de cette liberté, et par conséquent des diversités confessionnelles et non confessionnelles, est le signe d’une légitime et saine laïcité qui, pour les chrétiens dont je suis, est un principe. Il revient, en effet, à l’État de voir à ce que ceux qui s’opposent en matière de religion le fassent non à l’intérieur de la vie politique mais au niveau de la religion. D’aucuns sont tentés de protester que la laïcité de l’État implique une attitude négative envers la religion. Comment prétendre cela quand l’État y est obligé en vue du bien commun, de la paix et pour sauvegarder la libre pratique de la religion ? Le respect de la liberté des consciences – vraies ou fausses – n’est pas un nivellement de toutes les consciences ; il est simplement l’égard dû même à la personne dont la conscience serait à nos yeux erronée. L’aberration sans nom des guerres de religion de jadis illustre bien, a contrario, ce dont je parle. On croyait pouvoir imposer, de force, certaines convictions aux autres, au nom de la vérité, comme si la liberté de l’être humain ne faisait pas partie, justement, de cette vérité. J’entends la liberté au sens du droit de l’être humain de décider de son propre destin librement, selon sa propre conscience. De cette liberté naît le devoir et le droit de l’être humain de suivre, justement, sa propre conscience, auxquels correspondent le
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devoir de l’individu et de la société de respecter cette liberté et cette décision personnelle. Pour les tenants de ces guerres insensées, l’erreur n’avait pas le droit d’exister. Or l’erreur est quelque chose d’abstrait et de ce fait n’est pas sujet de droit, cependant que l’être humain, même s’il se trompe, est, lui, sujet de droit. Il a le devoir et le droit de suivre sa conscience et, par suite, le droit à ce que cette indépendance soit respectée par tous les humains. L’attitude de l’État envers le pluralisme serait négative si en ces matières l’État accordait des privilèges à un groupe à l’exclusion des autres ; il manquerait alors à la légitime et saine laïcité. En agissant conformément à cette laïcité, l’État se découvre, de fait, en accord avec la parole du Christ : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (cf. Matthieu, 22, 15-21). Le Christ répondait ainsi à des personnes qui se faisaient de la communauté civile une conception théocratique. Il est remarquable et significatif que, dans les Évangiles synoptiques, qui tous les trois rapportent cette parole, César soit nommé en premier. Le fait est que, si la distinction que cette parole énonce n’est pas d’abord observée dans l’ordre temporel, le bien transcendant de la religion sera compromis. Il reste que la meilleure façon de prévenir les aberrations du type de celles des guerres de religion, sous quelque forme qu’on puisse imaginer, c’est l’amitié véritable. Car l’amitié authentique permet de se mettre effectivement « dans la peau de l’autre », de vivre son point de vue en même temps que le sien, de chercher à voir ce qu’il pense, de comprendre sa pensée et de faire comprendre la sienne propre, en recourant au besoin à de nouveaux termes, de nouvelles comparaisons, de nouvelles idées. L’ami véritable est un « autre soi » (allos autos), disait avec raison Aristote. Dans ce qu’elle a de meilleur, précisait-il, l’amitié est par-
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tage de ce que la conscience d’exister de l’autre a également de meilleur (cf. Éthique à Nicomaque, 1170 b 2-8 ; b 1012) – ce qui implique évidemment, au premier chef, tout ce qui concerne le sens ultime de la vie humaine, dans un souci partagé et réciproque de vérité. On le voit ici encore, amitié et vérité vont de pair. Le rapport à autrui, à l’époque moderne, devient du reste proprement constitutif dans la théorie du droit. Leibniz corrige Locke sur ce point fondamental dans les Nouveaux Essais sur l’entendement humain : « La conscience n’est pas le seul moyen de constituer l’identité personnelle, et le rapport d’autrui ou même d’autres marques peuvent y suppléer. » Le droit repose entièrement chez Leibniz sur une théorie de l’amour, défini magnifiquement dans les termes suivants : « Aimer ou estimer, c’est se plaire dans la félicité d’un autre ou, ce qui revient au même, c’est faire de la félicité d’un autre notre propre félicité » (Codex juris gentium diplomaticus, éd. Dutens, IV, p. 295)14. La découverte de la place d’autrui est directement liée à cette définition de l’amour mise ici à la source du droit naturel et de ses trois degrés, le droit strict, l’équité et la piété. Elle se confirme dans la Méditation sur la notion commune de la justice, où pour passer du jus strictum à l’équité il faut passer du principe : « Mettez-vous à la place d’autrui [...] », au principe : « Mettez-vous à la place de tous [...] » (éd. Mollat, II, p. 6263). Le bien commun
L’idée plus que jamais réaliste, en pareil contexte, est dès lors celle du bien commun et le meilleur moyen d’assurer ce dernier demeure la démocratie véritable. Les travaux
14. Cf. Yves Charles Zarka, L’autre voie de la subjectivité, Paris, Beauchesne, 2000, p. 28, 88, 93, 106.
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remarquables d’Amartya Sen, Prix Nobel d’économie en 1998, ne laissent pas de le faire voir, de même qu’ils ont su démontrer comment des peuples différents, aux cultures différentes, peuvent partager des valeurs et des engagements communs, autour de la primauté de la liberté et de l’universalité des droits humains, par exemple15. La démocratie véritable est cependant extrêmement concrète et complexe, elle implique le dynamisme constant de recherches, de découvertes, de développements, de choix en vue du bien commun, qu’on s’efforce sans cesse de réaliser de manière pratique. Elle suppose une éducation aidant chacune et chacun à se forger, de façon critique, une culture propre. Seule une telle culture pourrait sauver l’expert de son expertise, le technicien de sa technique, les sociétés humaines de la mondialisation de l’ignorance. Le discours du scientifique, de l’économiste, du politique, de tout citoyen à vrai dire, ressortit à la culture et ne saurait faire l’économie de l’éthique. (Celui de l’économiste, par exemple, ne saurait ignorer le fait massif de la pauvreté, sous peine de commettre lui aussi, en tant que citoyen ou être humain tout court, ce que Whitehead appelait le paralogisme du concret mal placé.) Le langage qui nous est propre, à nous humains, fait en effet référence d’emblée au juste et à l’injuste, au bien et au mal. Quand d’ailleurs les mots de cet ordre ont perdu leur sens, la barbarie n’est pas loin ; seul le logos, la parole, offre une solution de rechange à la violence. Dans sa célèbre Conférence sur l’éthique, Wittgenstein allait jusqu’à qualifier l’éthique
15. Voir, par exemple, Amartya Sen, Development as Freedom, New York, Alfred A. Knopf, 1999, spécialement les chapitres 6, « The Importance of Democracy », p. 146-159, et 10, « Culture and Human Rights », p. 227-248. Cf., en outre, Christine M. Koggel, Perspectives on Equality. Constructing a Relational Theory, New York, Rowman & Littlefield Publishers, Inc., 1998 ; et Christine Koggel (ed.), Moral Issues in Global Perspective, Peterborough, Broadview Press, 1999.
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de « surnaturelle », et son langage de « non naturel » : on y affronte « les bornes du langage », écrivait-il. « Dans la mesure où l’éthique naît du désir de dire quelque chose de la signification ultime de la vie, du bien absolu, de ce qui a une valeur absolue, l’éthique ne peut pas être science. » Le lieu de vérification de ce que l’on avance en éthique est en effet bien différent des chaises et des tables, puisqu’on y fait appel à la conscience. De là la pertinence particulière du témoignage en éthique. On ne peut communiquer, argumenter, à propos du juste et de l’injuste, du bien et du mal, sans des mots et sans les concepts universels auxquels ces mots renvoient16. Le dénominateur commun de la vie de chacun des peuples du monde est ainsi leur culture, l’expression fondamentale et unificatrice de leur existence. Dire « culture », c’est alors exprimer l’identité nationale qui constitue l’âme des peuples et survit aux épreuves de tout genre. En fonction de sa culture, chaque peuple se distingue de l’autre, qu’il peut compléter par son propre apport particulier. Maints pays pauvres en biens matériels, mais riches en culture, peuvent puissamment aider les autres à cet égard. Expression par excellence de l’esprit des peuples, la culture ne saurait être séparée de tous les autres problèmes de l’existence humaine – la paix, la liberté, la faim, l’emploi, par exemple. Leur solution dépend en effet d’elle, puisque c’est elle qui permet de les comprendre, de les situer dans la vie, d’y trouver remèdes ou de les prévenir. C’est encore elle, entendue dans le même sens large, qui garantit la croissance des peuples et préserve leur intégrité.
16. Ludwig Wittgenstein, Leçons et conversations suivies de Conférence sur l’éthique, trad. Jacques Fauve, Paris, Gallimard, Idées, 1971, p. 155 ; Tractatus Logico-philosophicus, 6. 421 : « Die Ethik ist transzendental ». Cf. Aristote, Politique, I, 2, 1253 a 9–1253 a 12.
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Ce qu’on appelle la crise économique est un effet patent de la crise éthique, voire, plus radicalement encore, de la crise culturelle que nous traversons. Séparer l’éthique de la culture donne les résultats accablants du siècle dernier, Auschwitz en tête17. Il y a avant tout une crise. Le fléau de la pauvreté qui croît chaque jour de manière exponentielle est en réalité le fait de la fausse culture de l’économisme, c’est-à-dire de la théorie selon laquelle le socle des sociétés humaines serait l’économie. En résultent les immenses ravages de la pauvreté, dont les causes premières sont la rapacité et l’égoïsme. On n’a jamais été aussi riche en biens matériels qu’aujourd’hui, depuis qu’on a mis la spéculation au-dessus de la production et qu’on a réalisé, de surcroît, à quel point sont lucratives les armes de mort. Jamais biens et argents n’ont-ils été répartis de manière aussi inégale. La « main invisible » des seules lois du marché opère sauvagement, créant ces gouffres toujours plus grands et combien visibles, eux, entre riches et pauvres, d’une nation à l’autre, ou à l’intérieur de chacune. Tiers-monde et quart-monde s’ensuivent. Bien avant l’économie, il y a l’humain, un mot appelé à rendre un son étrange et dépassé à des oreilles barbares comme celles des responsables de ces guerres insensées dans lesquelles n’a pas tardé à s’enliser le siècle qui débute. Malgré qu’on en ait, il faut répéter que ce qui doit être mis au centre des sociétés humaines, c’est bien plutôt le sens de l’humain, de la dignité humaine. Une autre manière de dire la même chose est d’affirmer, toujours à neuf, la priorité de la culture, entendue comme ce qui a du sens, permet de vivre vraiment en société humaine. Si l’on pou
17. Nul n’a mieux articulé ces liens que George Steiner, à notre connaissance ; voir entre autres Dans le château de Barbe-Bleue. Notes pour une redéfinition de la culture [1971], trad. Lucienne Lotringer, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1986.
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vait le reconnaître enfin dans les faits, l’économie même y gagnerait vite au-delà de tout ce qu’on peut croire, car on cesserait de mettre au premier rang les lois de la convoitise. Nous possédons tous, disions-nous, un accès privilégié à la personne humaine. Car nous savons toutes et tous, grâce à l’expérience ordinaire, ce que c’est que de percevoir, sentir, désirer, penser, vouloir, aimer, et le reste, toutes réalités qui ne sont jamais accessibles, en tant que telles, aux sens externes. L’activité vivante de penser ne peut jamais être séparée, alors que nous pouvons – et nous le faisons parfois – séparer certaines opérations de pensée (les programmant dans un ordinateur, par exemple). Seuls ceux qui n’ont jamais aimé ne savent pas ce qu’est l’amour. Alors que nous ne voyons jamais ni notre conscience, ni notre pensée, ni notre amour, ni l’immense étendue de nos perceptions, émotions, imaginations, rêves, désirs, goûts et dégoûts, vices et vertus, aspirations, intentions, convictions, et ainsi de suite, tout cela constitue pourtant la substance de nos vies et de nos expériences en tant que personnes. Elles nous sont plus connues en ce sens-là – et sont à vrai dire ce qui compte le plus pour nous. De là vient qu’il soit vrai de dire que notre seul accès à l’autre personne en tant que personne est notre accès à nous-mêmes. Il est tout à fait légitime que nous exigions des définitions et des explications afin de clarifier toujours davantage notre compréhension de nous-mêmes et de notre comportement. Mais il reste que la condition essentielle afin de pouvoir juger de l’exactitude des réponses avancées – les définitions de la personne humaine incluses – n’est évidemment pas quelque connaissance de pointe relevant de domaines aussi précis et bien définis que la physique, les mathématiques, la biologie ou la psychologie. La condition essentielle, c’est l’expérience humaine tout entière.
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Il faut en outre, comme l’a admirablement marqué Amin Maalouf, que « personne ne se sente exclu de la civilisation commune qui est en train de naître, que chacun puisse y retrouver sa langue identitaire, et certains symboles de sa culture propre ». Mais « chacun devrait pouvoir inclure, dans ce qu’il estime être son identité, une composante nouvelle, appelée à prendre de plus en plus d’importance au cours du nouveau siècle, du nouveau millénaire : le sentiment d’appartenir aussi à l’aventure humaine18 ». La pierre de touche demeure, en un mot, le monde de notre responsabilité personnelle. Comme l’a rappelé avec une vigueur singulière Vaclav Havel, « des notions telles que la justice, l’honneur, la trahison, l’amitié, l’infidélité, le courage ou la compassion possèdent dans ce monde un contenu tout à fait concret, par rapport à des personnes concrètes, un contenu très important pour la vie concrète ; bref, elles ont encore du poids ». Rien n’est plus décadent et une invite certaine aux pires violences qu’une « époque qui nie la signification contraignante de l’expérience personnelle – y compris celle du mystère et de l’absolu – et qui substitue, à l’absolu personnellement expérimenté comme mesure du monde, un absolu nouveau, créé par les hommes et qui n’a plus rien de mystérieux, un absolu libéré des “caprices” de la subjectivité, et, partant, l’absolu impersonnel et inhumain de la soi-disant “objectivité”, de la connaissance rationnelle objective du projet scientifique sur le monde19 ». C’est la vie la plus « ordinaire » (si une telle chose existe) qui sollicite ainsi la première l’éveil de la conscience à un niveau profond. Il faudrait être singulièrement anes
18. Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Paris, Le Livre de poche, 2001, p. 187-188. 19. Vaclav Havel, « La politique et la conscience », dans Essais politiques, Paris, Calmann-Lévy, 1989, p. 223-247.
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thésié pour ne point voir la vie, ne point voir l’esprit dans le regard d’autrui, dans un geste ou une parole, pour être fermé à l’émotion, la bonté, la joie, l’angoisse, la colère, l’admiration, la tendresse, la compréhension sur un visage. L’esprit n’a rien à voir avec le fantôme qu’ont inventé les dualismes sommaires. Rien n’est en réalité plus concret, plus vivant, plus manifeste que l’esprit ; nous l’éprouvons dans l’expérience d’aimer ou celle de penser, nous le saisissons (et pouvons le contempler) chaque jour dans l’expression réelle du corps humain. Ainsi, selon les mots de Proust, chez nos « humbles frères » même lorsqu’ils sont peu instruits, « dans la lueur impossible à méconnaître de leurs yeux où pourtant elle ne s’applique à rien20 ». Pour le nier, il faudrait faire fi de la vie humaine à son niveau le plus élémentaire. Fernand Dumont parlait, avec justesse, d’« une abolition de la transcendance », du « brouillage de figures tangibles susceptibles de rallier de haut l’accord des esprits »21. Or la « figure tangible » par excellence, c’est l’être humain. La reconnaissance de son unique dignité est, elle, susceptible de rallier les esprits.
20. Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleur, dans À la recherche du temps perdu, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1987, vol. 1, p. 539. 21. Fernand Dumont, L’avenir de la mémoire, Québec, Nuit Blanche Éditeur, 1995, p. 49.